Les structures fondamentales des sociétés humaines 9782348077722, 2348077728

Et si les sociétés humaines étaient structurées par quelques grandes propriétés de l'espèce et gouvernées par des l

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French Pages 970 [966] Year 2023

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Les structures fondamentales des sociétés humaines
 9782348077722, 2348077728

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Les structures fondamentales des sociétés humaines

Collection Sciences sociales du vivant

Du même auteur Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école primaire, Presses universitaires de Lyon, Lyon, 1993 (2e édition, 2000). La Raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Presses universitaires de Lille, Lille, 1993. Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Gallimard/ Seuil, « Hautes études », Paris, 1995 (Seuil, « Points Essais », 2012). Les Manières d’étudier, La Documentation française, Paris, 1997. L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Nathan, Paris, 1998. Le Travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques (dir.), La Découverte, Paris, 1999. L’Invention de l’« illettrisme ». Rhétorique publique, éthique et stigmates, La Découverte, Paris, 1999. Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Nathan, Paris, 2002. À quoi sert la sociologie ? (dir.), La Découverte, Paris, 2002. La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2004. Sociología de la lectura (dir.), traduit du français par Hilda H. Garcia, Editorial Gedisa, Barcelone, 2004. L’Esprit sociologique, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2005. La Condition littéraire. La double vie des écrivains, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2006. La Raison scolaire. École et pratiques d’écriture, entre savoir et pouvoir, Presses univer‑ sitaires de Rennes, Rennes, 2008. La Cognition au prisme des sciences sociales (dir. avec Claude Rosental), Éditions des archives contemporaines/Éditions scientifiques, Paris, 2008. Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2010. Ce qu’ils vivent, ce qu’ils écrivent. Mises en scène littéraires du social et expériences socialisatrices des écrivains (dir.), Éditions des archives contemporaines/Éditions scientifiques, Paris, 2011. Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Seuil, « La couleur des idées », Paris, 2012. Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2013. Ceci n’est pas qu’un tableau. Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, La Découverte, Paris, 2015. Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », La Découverte, Paris, 2016. L’Interprétation sociologique des rêves, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2018. Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Seuil, Paris, 2019. La Part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves, vol. 2, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2021.

Bernard Lahire

Les structures fondamentales des sociétés humaines

Composition : Facompo, Lisieux Création graphique de la couverture : Valérie Gautier Dépôt légal : août 2023

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ISBN 978‑2-348‑07761‑6 En application des articles L. 122‐10 à L. 122‐12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduc‑ tion à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands‐ Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également inter‑ dite sans ­autorisation de l’éditeur.

© Éditions La Découverte, Paris, 2023. 34, rue des Bourdonnais, 75001 Paris.

« Ils sont restés prisonniers sans le savoir de ces cercles invisibles et impérieux, qui délimitent un Univers dans un milieu et à une époque donnés. […] » Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles (2021, t. I : 24).

« Sommes-nous condamnés, comme de nouvelles Danaïdes, à remplir sans fin le tonneau des sciences humaines, entassant en vain monographie sur monographie, sans jamais recueillir un résultat plus riche et plus durable ? » Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale zéro (2019 : 20).

REMERCIEMENTS

Je remercie, pour le précieux temps qui m’a été accordé au CNRS, François-Joseph Ruggiu, Marie Gaille, Sandrine Lefranc et Sandrine MaljeanDubois. Je remercie, pour les échanges scientifiques ou les conseils de lecture, Stéphane Bonnéry, Bernard Chapais, Hélène Coqueugniot, Christophe Darmangeat, Audrey Dussutour, Laure Flandrin, Guillaume Fussler, Samuel Johsua, Pierre-Nicolas Oberhauser, Francis Sanseigne et Priscille Touraille. L’écriture de cet ouvrage a été accompagnée et soutenue par les multiples échanges et partages de textes au sein du Groupe Edgar Theonick. J’adresse des remerciements spéciaux à Lisa, qui a contribué à l’établis‑ sement de la bibliographie ainsi qu’à Rayan Dequin pour sa participation à la relecture des épreuves. Enfin, cet ouvrage ne serait pas ce qu’il est sans l’aide de Laure Flandrin, qui a relu avec beaucoup d’enthousiasme plus de la moitié de l’ouvrage, de Francis Sanseigne, pour son travail précis et profond de relecture intégrale –  la tâche était lourde !  – des premières versions de ce texte, et de Bruno Auerbach pour sa relecture finale.

PRÉAMBULE

Dans son célèbre tableau intitulé D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1897‑1898), le peintre Paul Gauguin représentait, dans une lecture de droite à gauche, les différents âges de la vie humaine. Un bébé entouré de trois femmes, un adulte cueillant un fruit et une vieille femme, avec une plus jeune à ses côtés, symbolisent les différentes étapes d’une vie qui commence par une longue période de dépendance de l’enfant vivant sous protection adulte constante, se poursuit par une vie adulte productive et nourricière (on voit une enfant à la gauche du cueilleur manger un fruit) et s’achève par une relative dépendance de la personne âgée qui a ou aura, elle aussi, besoin de l’aide d’autrui. Au cœur de la vie humaine, nous verrons que cette dépendance a contribué à forger les structures fondamentales des sociétés humaines. Elle signale encore sa présence dans la toile de deux autres manières  : d’abord avec la grande statue de couleur gris-bleu, qui rappelle l’habitude humaine de se placer sous la protection et la dépendance de forces supra­ naturelles (ancêtres,  esprits ou divinités) ; mais aussi avec l’ensemble des animaux domestiqués (chèvre, chats, chien) qui vivent dans une relation de dépendance à l’égard des humains. Par ailleurs, un détail du tableau – l’oiseau blanc à l’extrême gauche, qui tient un lézard sous ses griffes – nous rappelle que les rapports d’interdépendance entre espèces sont aussi des rapports bruts de domination, avec des prédateurs et des proies. Gauguin pose donc des questions cruciales sur l’espèce humaine, qui est d’ailleurs la seule à pouvoir s’interroger sur elle-même grâce à un langage sophistiqué, et à disposer d’une capacité, inédite dans l’histoire du vivant, à transmettre et à accumuler des connaissances. Il y apporte des réponses picturales discrètes, car condensées, qui se situent à l’échelle biographique, mais qui concernent plus largement l’ensemble de l’histoire humaine. Telles qu’elles sont formulées dans le titre du tableau, les questions prennent une dimension qu’on qualifie ordinairement de « philosophique ».

Paul Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, 1897‑1898, Musée des beaux-arts de Boston, 2023. © All rights reserved./ Tompkins Collection/Bridgeman Images.

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LES STRUCTURES FONDAMENTALES DES SOCIÉTÉS HUMAINES

Pourtant, les  réponses à des questions du type « D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? » relèvent non de la pure spéculation, mais de travaux scientifiques sur la biologie de l’espèce et l’éthologie comparée, la paléoanthropologie, la préhistoire, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie. C’est avec ce genre d’interrogations fondamentales que cet ouvrage cherche à renouer. Si j’emploie le verbe « renouer », c’est parce que les sciences sociales n’ont pas toujours été aussi spécialisées, enfermées dans des aires géogra‑ phiques, des périodes historiques ou des domaines de spécialité très étroits, et en définitive coupées des grandes questions existentielles sur les origines, les grandes propriétés et le devenir de l’humanité. Les sociologues notamment n’ont pas toujours été les chercheurs hyperspécialisés attachés à l’étude de leurs propres sociétés (industrialisées, étatisées, bureaucratisées, scolarisées, urbani‑ sées,  etc.) qu’ils sont très largement devenus  1 et n’hésitaient pas à étudier les premières formes de sociétés, à établir des comparaisons inter-sociétés ou inter-civilisations, ou à esquisser des processus de longue durée. De même, il fut un temps reculé où un anthropologue comme Lewis H. Morgan pouvait publier une étude éthologique sur le mode de vie des castors américains  2 et où deux autres anthropologues étatsuniens, Alfred Kroeber et Leslie White, « ne cessèrent d’utiliser les exemples animaux pour caractériser la question de l’humanité  3 » ; et un temps plus récent, mais qui nous paraît déjà lointain, où un autre anthropologue comme Marshall Sahlins pouvait publier des articles comparant sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs et vie sociale des primates non humains  4. Mais ce qui a changé de façon très nette par rapport au passé des grands fondateurs des sciences sociales, c’est le fait que la prise de conscience ­écologique – récente dans la longue histoire de l’humanité – de la finitude de notre espèce pèse désormais sur le type de réflexion que les sciences sociales peuvent développer. Ce nouvel « air du temps », qui a des fonde‑ ments dans la réalité objective, a conduit les chercheurs à s’interroger sur la trajectoire spécifique des sociétés humaines, à mesurer ses effets destructeurs sur le vivant, qui font peser en retour des menaces d’autodestruction et de disparition de notre espèce. Ces questions, absentes de la réflexion d’auteurs tels que Durkheim ou Weber, étaient davantage présentes dans la réflexion 1.  « On a peu prêté attention au repli des sociologues dans le présent. Ce retrait, cette fuite hors du passé, est devenu la tendance dominante de la sociologie après la Seconde Guerre mondiale et, tout comme le développement de la discipline elle-même, ne fut pas, pour l’essentiel, le fruit d’un projet conscient. On peut voir clairement qu’il s’agit d’un repli si l’on songe à la manière dont les sociologues des générations antérieures pour tenter d’éclairer les problèmes des sociétés humaines, notamment ceux de leur propre époque, s’étaient appuyés sur une large connaissance du passé de leur société et des phases antérieures d’autres sociétés. Les approches concernant les problèmes sociologiques de Marx et de Weber peuvent servir d’exemples » (Elias 2003 : 135). 2.  Morgan 2010 [1868]. 3.  Joulian 2018 : 84. 4.  Sahlins 1959 ; 1960.

PRÉAMBULE

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de Morgan ou de Marx, qui avaient conscience des liens intimes entre les humains et la nature, ainsi que du caractère particulièrement destructeur des sociétés (étatsunienne et européennes) dans lesquelles ils vivaient. Cinéma et littérature ont pris en charge ces interrogations, qui prennent diversement la forme de scénarios dystopiques, apocalyptiques ou survivalistes. Et des essais « grand public » rédigés par des auteurs plus ou moins acadé‑ miques, de même que des ouvrages plus savants, brossent depuis quelques décennies des fresques historiques sur la trajectoire de l’humanité  1, s’inter‑ rogent sur ses constantes et les grandes logiques qui la traversent depuis le début  2, formulent des théories effondristes  3,  etc. Comme souvent dans ce genre de cas, la science a été plutôt malmenée, cédant le pas au catastro‑ phisme (collapsologie) ou au prométhéisme (transhumanisme) et à des récits faiblement théorisés, inspirés parfois par une vision angélique ou irénique de l’humanité. Cette littérature se caractérise aussi par une méconnaissance très grande, soit des travaux issus de la biologie évolutive, de l’éthologie, de la paléoanthropologie ou de la préhistoire, soit des travaux de l’anthropo­ logie, de l’histoire et de la sociologie, et parfois même des deux, lorsque des psychologues évolutionnistes prétendent pouvoir expliquer l’histoire des sociétés humaines en faisant fi des comparaisons inter-espèces comme des comparaisons inter-sociétés. Cette situation d’ensemble exigeant une forte conscience de ce que nous sommes, elle me semble favorable à une réflexion scientifique sur les impératifs sociaux transhistoriques et transculturels, et sur les lois de fonctionnement des sociétés humaines, ainsi qu’à une réinscription sociologique de la trajectoire de l’humanité dans une longue histoire évolutive des espèces. Elle implique pour cela de faire une nette distinction entre le social – qui fixe la nature des rapports entre différentes parties composant une société  : entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les hommes et les femmes, entre les différents groupes constitutifs de la société, entre « nous » et « eux », etc. – et le culturel – qui concerne tout ce qui se transmet et se transforme : savoirs, savoir-faire, artefacts, institutions, etc. –, trop souvent tenus pour synonymes par les chercheurs en sciences sociales, sachant que les espèces animales non humaines ont une vie sociale mais pas ou peu de vie culturelle en compa‑ raison avec l’espèce humaine, qui combine les deux propriétés. Si les éthologues peuvent mettre au jour des structures sociales générales propres aux chimpanzés, aux loups, aux cachalots, aux fourmis ou aux abeilles, c’est-à-dire des structures sociales d’espèces non culturelles, ou infiniment moins culturelles que la nôtre, c’est parce que le social ne se confond pas avec 1.  Diamond 2000 [1991] ; 2007 [1997] ; 2013 [2012] ; Christian 2004 ; Harari 2015 [2014] ; 2017 [2015]. 2.  Brown 1991 ; Pinker 2005 [2002] ; Kappeler & Silk 2010 ; Antweiler 2016 ; Boyer 2022 [2018]. 3.  Diamond 2006 ; Servigne & Stevens, 2015.

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la culture  1. À ne pas distinguer les deux réalités, les chercheurs en sciences sociales ont négligé l’existence d’un social non humain, laissé aux bons soins d’éthologues ou d’écologues biologistes de formation, et ont raisonné comme si le social humain n’était que de nature culturelle, fait de variations infinies et sans régularités autres que temporaires, dans les limites de types de sociétés donnés, à des époques données. Certains chercheurs pensent même que la nature culturelle des sociétés humaines –  qu’ils associent à tort aux idées d’intentionnalité, de choix ou de liberté  – est incompatible avec l’idée de régularité, et encore plus avec celle de loi générale. C’est cela que je remets profondément en cause dans cet ouvrage, non en traitant de ce problème abstraitement, sur un plan exclusivement épistémo­ logique ou relevant de l’histoire des idées, mais en montrant, par la comparaison interspécifique et inter-sociétés, que des constantes, des invariants, des mécanismes généraux, des impératifs transhistoriques et transculturels existent bel et bien, et qu’il est important de les connaître, même quand on s’intéresse à des spécificités culturelles, géographiques ou historiques. Cette conversion du regard nécessite un double mouvement  : d’une part, regarder les humains comme nous avons regardé jusque-là les non-humains (au niveau de leurs constantes comportementales et de leurs structures sociales profondes) et, d’autre part, regarder les non-humains comme nous avons regardé jusque-là les humains (avec leurs variations culturelles d’une société à l’autre, d’un contexte à l’autre, d’un individu à l’autre, etc.). Pour terminer ce préambule et donner à comprendre une partie de la logique d’une démonstration qui se déploie sur une vingtaine de chapitres, je propose de faire quelques expériences de pensée. Imaginez que les bébés humains aient été, depuis l’origine de l’espèce, une progéniture très précoce –  telles les petites tortues de mer  – et ne dépendant absolument pas des adultes pour survivre, est-ce que les structures sociales auraient été identiques à celles que nous donne à voir l’histoire des sociétés humaines ? Sans sa prématurité sociale ni sa dépendance de longue durée, ce que rappelle Paul Gauguin avec l’enfant entouré de femmes et que les biologistes ont désor‑ mais coutume d’appeler l’« altricialité secondaire », la plasticité du cerveau humain aurait été moins grande, un long processus d’apprentissage aurait été moins nécessaire à la survie, et l’on observerait une moindre capacité à accumuler la culture (matérielle et incorporée), une absence totale de structure familiale, et même de lien d’attachement fort entre mère et enfant, ce qui aurait des conséquences durables sur l’ensemble de notre vie affective, mais aussi une absence de rapports sociaux de domination-dépendance observables dans toutes les sociétés humaines connues, au niveau des domaines familial, politique, économique ou magico-religieux. Et sachant que la division sexuelle 1.  Cf. infra « Articuler biologie évolutive et sciences sociales ».

PRÉAMBULE

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des tâches entre hommes et femmes a été partout la forme première de la division du travail, que serait cette division en l’absence de structure familiale de répartition des tâches entre hommes et femmes ? Imaginez maintenant que les hommes et les femmes fassent des bébés à la manière des poissons non vivipares, c’est-à-dire sans copuler, de façon purement externe, et sans que les petits soient portés par les femmes, qui ne les allaiteraient pas non plus, est-ce que le lien d’attachement mère-enfant serait de même nature que celui que nous connaissons en tant qu’espèce mammifère ? Et est-ce que la domination masculine se serait imposée dans la grande majorité des sociétés humaines connues ? Imaginez encore que l’espèce humaine ait eu une durée de vie aussi courte que celle de l’abeille commune, à savoir quelques semaines seulement, et que pas plus de deux générations ne coexisteraient ensemble, aurait-elle connu cette fantastique histoire culturelle qui repose sur un phénomène d’accumulation culturelle à l’échelle individuelle comme à l’échelle intergénérationnelle ? Imaginez toujours que les bébés humains aient des géniteurs qui, comme les céphalo­ podes, meurent très rapidement après la naissance de leur progéniture, et qu’ils soient donc contraints de reconstruire par eux-mêmes tout le savoir nécessaire à la vie dans un environnement donné, l’impossibilité constitutive de toute transmission culturelle entre parents et enfants aurait-elle pu donner lieu à la trajectoire évolutive et historique que nous connaissons ? Imaginez, enfin, que l’espèce humaine ait développé un mode de communication à base de signaux chimiques, du même type que celui des fourmis, sans pouvoir représenter symboliquement des réalités absentes (passées, futures, spatia‑ lement éloignées ou purement fictives), aurait-elle développé des activités magico-religieuses, juridiques, esthétiques ou scientifiques ? Aurait-elle même pu transmettre aussi fidèlement et efficacement ses savoirs et savoir-faire ? La réponse à l’ensemble de ces questions est, on l’aura compris, négative. L’expérience de pensée, qui est une façon courante de procéder en physique quand les chercheurs testent mentalement leurs hypothèses et explorent virtuellement le champ des possibles – une opportunité offerte par les propriétés de notre langage  1 –, ne peut cependant, si elle veut déboucher sur des conclusions solides, rester un exercice purement spéculatif. Elle doit céder la place à la mobilisation et à l’articulation des multiples connaissances –  tant biologiques, éthologiques, paléoanthropologiques ou préhistoriques qu’historiques, anthropologiques et sociologiques – sur la réalité. C’est à vivre une telle aventure scientifique que j’invite le lecteur de ce livre.

1.  Cf. infra « Chapitre 13. Capacité langagière-symbolique, déplacement et fiction ».

INTRODUCTION GÉNÉRALE L’OUBLI DU RÉEL

« La réalité, c’est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d’y croire. » Philip K. Dick, « Comment construire un univers qui ne tombe pas en morceaux au bout de deux jours » (1978).

Ce livre est né d’un sentiment croissant d’insatisfaction ou, plus exacte‑ ment, de plusieurs insatisfactions qui ont toutes pour point commun une réaction face à ce qu’on peut appeler l’oubli du réel. Insatisfaction épistémologique tout d’abord à l’égard du relativisme, du nomina‑ lisme ou de l’excès de constructivisme des chercheurs en sciences humaines et sociales  1 qui ne croient, dans leur grande majorité, ni à l’existence d’une réalité sociale structurée indépendante de l’observateur (réalisme épistémologique), ni à la possibilité d’établir des lois générales (connaissance nomologique ou nomothé‑ tique) concernant la structuration des sociétés et des comportements humains, ni à une forme quelconque de cumulativité ou de progrès scientifique concernant les connaissances de type sociologique. Cet état épistémologique des sciences sociales se traduit par une fascination pour les variations culturelles ou historiques et un aveuglement par rapport aux invariants qui sont à la base de ces variations. Alain Testart parlait ainsi de la « constatation morose de la diversité infinie des faits » qui participe du « scepticisme stérile qui étreint les sciences sociales »  2. 1.  Que je qualifierai le plus souvent, de façon abrégée, de « sciences sociales » dans la suite de l’ouvrage, tout en étant bien conscient que derrière les qualificatifs d’« humaines » et de « sociales » se cachent des conceptions très différentes de la nature et de l’objectif des sciences en question, et parfois même une hésitation quant au caractère réellement scientifique des connaissances produites. Je ne m’attarderai pas non plus sur le fait qu’une partie des économistes tiennent pour leur part, contre toute logique, à placer leur discipline – distinction oblige – hors des sciences sociales. 2.  Testart 2018 : 33.

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LES STRUCTURES FONDAMENTALES DES SOCIÉTÉS HUMAINES

Insatisfaction théorique ensuite, qui découle directement de la situation épistémologique, quant à la manière de concevoir l’activité théorique comme simple construction d’un « point de vue », inconciliable par rapport à d’autres points de vue concurrents, et dans un rapport de pure arbitrarité vis-à-vis du réel. La pluralité théorique, légitime en soi, n’a pourtant de sens que si l’ensemble des théoriciens s’entendent au moins pour décrire et analyser la même réalité. Mais, dès lors que l’on considère que la réalité en soi n’existe pas et qu’il n’existe que des points de vue théoriques qui la construisent, il n’est plus pertinent de discuter, de s’opposer ou d’essayer de prouver la supériorité de l’un sur l’autre, puisque aucune théorie n’est censée parler de la même chose. Contre cette vision des choses, je montrerai qu’il y a des faits, des processus ou des mécanismes généraux bien réels qui sont à la base de grands courants de la sociologie  1. Insatisfaction encore quant à la manière dont s’organise la division du travail scientifique à l’intérieur de chaque discipline, avec une tendance à l’hyper­ spécialisation des recherches et très peu d’efforts de synthèse, qui conduit à un appauvrissement théorique et à un abandon des grandes questions qui se sont posées dans l’histoire, et se posent aujourd’hui encore, aux sociétés humaines. Ces grandes questions étant liées à des faits et à des processus réels, leur abandon est aussi un oubli des grands fondamentaux des sociétés humaines. Insatisfaction, enfin, quant à la division scientifique entre disciplines à l’origine d’un corporatisme des chercheurs qui pensent dans les limites historiquement fixées par leurs disciplines et exercent une surveillance aux frontières pour disqualifier toute entreprise de rapprochement disciplinaire, notamment entre sciences sociales et sciences de la nature. Là encore, c’est l’idée nominaliste selon laquelle le réel n’est pas structuré en soi par des lois qui empêche de voir que, malgré le fait que les disciplines (de même que les théories au sein de chaque discipline) soient des constructions, elles ne sont pas fondées sur du néant, et que leurs résultats se doivent au minimum d’être congruents et non contradictoires entre eux, parce qu’ils concernent tous la même réalité. Les chercheurs adoptent souvent spontanément une attitude perspec‑ tiviste –  chaque discipline étant censée proposer une vision parallèle à d’autres visions disciplinaires qu’elle ne croise jamais, un peu à la manière des « couloirs » à l’intérieur desquels des coureurs de 100 mètres sont tenus 1.  Par exemple, considéré épistémologiquement de façon réaliste, l’interactionnisme de type goffma‑ nien apparaît comme une nécessité d’étude de l’une des grandes données de base de l’espèce humaine en matière d’« attention conjointe » et d’« action conjointe » (cf. Tomasello 2022 [1999]). De même, la sociologie dite « de la socialisation » n’a rien d’un point de vue arbitraire et contournable sur le monde social (c’est comme cela qu’on présente parfois dans les manuels de sociologie les études sur la socialisation), mais une nécessité liée à la plasticité cérébrale et à la centralité des phénomènes de transmission culturelle (au sens large) dans l’espèce humaine.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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de rester  – en acceptant sans réflexivité ni critique des découpages disci‑ plinaires qui sont pourtant les produits d’une histoire changeante. Chacun semble dire que sa perspective disciplinaire est spécifique et qu’elle offre un point de vue particulier sur le monde. Mais une vision épistémologiquement plus réaliste amène à penser que si le monde social est comme une maison dont on ouvrirait les fenêtres ou les portes pour voir à l’intérieur, alors force est de constater qu’il y a bien une maison à voir, et que celle-ci existe indépendamment de toutes les observations particulières faites sur elle. Si l’objectif ultime est de mieux connaître la maison en question, alors cela n’a pas de sens de faire comme si chaque point de vue disciplinaire (mais cela vaut aussi bien pour les points de vue théoriques ou les découpages par spécialité) construisait sa propre maison. Le constructivisme ne peut aller jusqu’à détruire toute idée de réalité indépendante des points de vue qu’on porte sur elle ; il ne devrait être qu’un moyen de réfléchir aux effets de la construction du point de vue en question dans la saisie de la réalité sur laquelle il porte. Ramené à sa juste et nécessaire place, le constructivisme ne doit pas interdire de penser que la consilience, l’unification, la conjugaison ou l’articulation des points de vue sont une façon normale et légitime de progresser dans la connaissance de la réalité.

Construire un cadre général unificateur et intégrateur L’objectif de ce livre n’est pas de remettre en cause la nature des travaux empiriques, toujours circonscrits, limités et spécialisés, qui sont réalisés par des milliers de chercheurs partout dans le monde. Contester radicalement la légitimité ou l’utilité des études spécialisées, ce serait saper la base de tout travail de synthèse, car on ne synthétise jamais à partir de rien et l’on « ne peut espérer trouver des lois générales qu’en s’enfonçant dans les particula‑ rismes  1 ». Mais pointer le manque de synthèse, c’est indiquer le fait que ces travaux pourraient continuer à être réalisés de façon plus heuristique s’ils s’inscrivaient dans un cadre général qui en changerait le sens, la portée et la direction. Disposer du tableau d’ensemble dans lequel s’inscrit chaque étude, du problème général bien réel auquel chacune d’elles s’attaque, c’est donner la possibilité de la raccrocher plus aisément à une série d’études apparen‑ tées, relativement similaires ou cousines, en faisant prendre conscience du problème général qu’elle soulève (souvent sans le savoir), et d’articuler ses résultats à l’ensemble des autres résultats. C’est précisément le rôle qu’ont joué en physique la première théorie-cadre de la gravitation universelle (Newton) puis la théorie de la relativité générale (Einstein), en mathéma‑ tique la démarche d’unification des mathématiques (groupe Bourbaki), et 1.  Testart 1991a : 147.

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LES STRUCTURES FONDAMENTALES DES SOCIÉTÉS HUMAINES

notamment de raccordement de la géométrie et de l’algèbre (Grothendieck), ou encore en biologie la théorie de la sélection naturelle (Darwin). Comme le soulignait déjà le sociologue étatsunien Charles Wright Mills, à la différence des engouements intellectuels qui se succèdent et « s’éteignent sans laisser de traces », les grands modèles que furent la physique de Newton et la biologie de Darwin ont fourni des cadres généraux qui sont venus structurer des démarches extrêmement disparates de recherche  : « L’une et l’autre étendirent leur influence bien au-delà de leur domaine immédiat. Directement ou indirectement, elles permirent à d’obscurs chercheurs comme à d’insignes commentateurs de regrouper leurs observations et de reformuler leurs problèmes  1. » C’est cet accord entre le général et le particulier qui fait la force des premières sciences –  physiques et biologiques  – qui ont réussi à s’imposer. Le naturaliste suisse Carl Vogt affirmait dans sa préface à La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle de Darwin la néces‑ saire complémentarité, dans les sciences naturelles (mais le propos est, me semble-t-il, généralisable à l’ensemble des sciences), entre « d’un côté, la recherche minutieuse, secondée par l’installation d’expériences aussi dégagées que possible d’erreurs et de perturbations » et « de l’autre côté, le ratta‑ chement des résultats obtenus à certains principes généraux dont la portée devient d’autant plus grande qu’ils engagent à de nouvelles recherches dans des branches de la science en apparence entièrement étrangères à celle dont ils découlent en premier lieu »  2. Pour résumer mon propos à l’aide des mots de Vogt, je pourrais dire que les sciences sociales produisent de très nombreux travaux relevant de la « recherche minutieuse », mais peinent à produire des « principes généraux » et, pire encore, rejettent souvent l’idée selon laquelle des « principes généraux » pourraient être formulés. Les chercheurs en sciences sociales sont comme des promeneurs qui découvrent et décrivent les caractéristiques des paysages à travers leurs pérégrinations sur le terrain, mais qui ne possèdent ni carte (ou vision d’ensemble) ni boussole leur permettant de se repérer et de s’orienter. Une partie d’entre eux prétendent même que voyager à l’aveugle suffit ample‑ ment à leur bonheur, tandis que d’autres ajoutent que la carte et la boussole ne sont que des chimères auxquelles ne croient que quelques illuminés. En 1977, un économiste grand lecteur de sciences sociales, Robert Fossaert, formulait déjà de façon particulièrement juste le problème du manque de cohérence d’ensemble des multiples travaux issus des disciplines composant les sciences sociales, en contrastant leur situation épistémologique avec celle des sciences naturelles  3. L’ensemble des travaux relevant des sciences de la

1.  Mills 2006 [1959] : 16. 2. Vogt in Darwin 1876 : 9. 3.  Fossaert 1977. Toutes les citations sont tirées de cet ouvrage.

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nature, malgré leur diversité, ont « néanmoins pour effet de composer et d’enrichir une théorie générale de la nature dont, d’étape en étape, la trame commune s’impose à tous ». Dans les sciences de la société, en revanche, « aucun consensus général ne s’établit jamais sur ce qui est acquis, ni même ce qui est à chercher » et les différentes disciplines (histoire, géographie, anthropo­logie, économie et sociologie) s’ignorent mutuellement  : « Ces sciences de la société traitent d’objets dont les contours, les lignes de force ou la texture intime sont si différents, de l’une à l’autre et, parfois, d’un auteur à l’autre, que l’on pourrait douter qu’elles aient, finalement, un objet commun. Comme si la chose dite société désignait une pluralité d’objets distincts, non ou peu liés entre eux, non unifiés dans le réel, non unifiables dans la représentation. » Les sciences naturelles ont mis du temps à « conquérir leur domaine » et n’y sont parvenues qu’à la suite d’« une longue et difficile conquête sociale ». Mais les sciences sociales n’ont, de leur côté, « pas réussi à investir pleinement leur objet, parce qu’il ne s’est pas trouvé d’intérêts sociaux suffisamment puissants et suffisamment organisés pour imposer leur dévelop‑ pement ». En effet, les intérêts sociaux qui portent ces sciences sont d’ordres divers et contradictoires et poussent dans des voies qui les détournent d’un possible développement scientifique. Fossaert évoque les « curiosités cultu‑ relles qui se nourrissent d’histoire », l’« exotisme postcolonial et touristique qui se repaît d’ethnologie », les « soucis gestionnaires, publics et privés, qui fondent l’économie », l’« art de gouverner les peuples ou les firmes », et l’on pourrait en ajouter bien d’autres, tels que le goût pour les histoires, l’intérêt militant ou journalistique pour les sujets d’actualité et les problèmes sociaux ou encore les « demandes » de récits nationaux. Si la physique et la biologie peuvent être portées par des demandes industrielles, étatiques, médicales, etc., en revanche, on cherche désespérément les soutiens institutionnels possibles dès lors que les sciences sociales entendent objectiver des intérêts économiques ou culturels, des stratégies de toutes sortes, des rapports de domination, des structures inégalitaires ou hiérarchiques, etc.

En 1967  1, Pierre Bourdieu voyait dans les références que pouvaient faire les sciences sociales aux sciences de la nature (on peut penser à Durkheim en sociologie ou à Radcliffe-Brown en anthropologie) un « rapport de singerie » vis-à-vis d’une science déjà constituée, et le signe d’un « rapport malheureux » que des sciences encore jeunes entretiennent à l’égard des sciences solide‑ ment établies et bénéficiant d’un fort degré de reconnaissance. Il conseillait plutôt de chercher à l’intérieur même de la sociologie les moyens spéci‑ fiques de son développement en tant que science à part entière (« trouver en elle-même les armes de son progrès, au lieu de les chercher à tout prix du côté des sciences plus achevées  2 »). Or, s’il va de soi qu’une science n’a rien 1.  À l’occasion d’un débat organisé à la Sorbonne et intitulé « Les sciences humaines pourquoi ? (Formalisation et modèles) ». 2.  Bourdieu 2022a : 41.

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à gagner à appliquer mécaniquement les mêmes méthodes (e.g. les méthodes de formalisation, et même de mathématisation, qui permettent de condenser de nombreux résultats de recherche en physique, sont, dans l’état actuel des sciences sociales, de faible utilité) ou les mêmes modèles théoriques (e.g. la théorie de la sélection naturelle pour penser les évolutions historiques ou culturelles à la manière dont Darwin a pensé l’évolution des espèces) que des sciences beaucoup plus avancées qu’elle, on ne voit cependant pas comment les sciences sociales pourraient s’affranchir totalement des attendus de toute science –  physique comme biologique, psychologique comme sociale  – et, par conséquent, comment elles pourraient devenir des sciences en toute ignorance de l’histoire des sciences qui les ont précédées. Au nom de quoi, et en référence à quoi, un discours pourrait-il prétendre à la scientificité s’il ne s’inspirait aucunement des domaines de connaissance qui se sont histo‑ riquement constitués –  par l’accumulation de travaux qui dialoguent entre eux, par les règles tacites sur les objectifs à atteindre et les moyens légitimes d’y parvenir, par les règles de probité concernant l’authenticité des preuves apportées, respectées par tous les participants au domaine,  etc.  – avant lui en tant que sciences ? Soucieux de réflexivité, Bourdieu aurait dû se demander comment et pourquoi des discours sur le monde social peuvent, sauf à usurper le qualificatif de « science », revendiquer une scientificité sans connaître ni respecter les règles qui font d’un savoir une science. Cette question est d’autant plus pertinente que l’on a affaire à des sciences dites « humaines » ou « sociales », qui ont historiquement drainé beaucoup plus de « litté‑ raires » ou de « philosophes »  1 que de personnes formées à des matières scientifiques telles que les mathématiques, la physique, la chimie ou la biologie. Et la même question devient cruciale lorsque, plusieurs dizaines d’années après les propos de Bourdieu, on constate qu’une majorité de chercheurs de ces domaines ne croient en la possibilité ni de formuler des lois (empiriques ou générales) ni de viser une quelconque cumulativité

1.  Comme Durkheim, Mauss, Halbwachs ou Aron avant lui, et beaucoup d’autres après lui, Bourdieu était agrégé de philosophie et n’avait à proprement parler aucune formation scientifique au moment de se tourner vers l’anthropologie, puis vers la sociologie. Et l’on ne verra aucun hasard dans le fait qu’une épistémologie réaliste et l’ambition scientifique de formuler des lois aient été développées par un anthropologue social ni normalien, ni agrégé, ni philosophe, formé initialement à l’École nationale supérieure des Mines de Paris, et grand lecteur de textes juridiques (cf. Testart 1991a). Durkheim lui-même s’adressait aux historiens en déplorant leur formation trop littéraire  : « D’une manière générale, j’ai toujours trouvé qu’il y avait une sorte de contradiction à faire de l’histoire une science et à ne demander pourtant aux futurs historiens aucun apprentissage scientifique. L’éducation générale qu’on exige d’eux est restée ce qu’elle était, philologique et littéraire. Suffit-il donc de méditer les chefs-d’œuvre de la littérature pour s’initier à l’esprit et à la pratique de la méthode scientifique ? » Durkheim 1970 : 107. La conviction scientifique de ceux qui, comme Durkheim ou Bourdieu, ont su hisser les sciences sociales à un haut degré de scientificité en dépit de leur formation philosophique dépendait davantage d’autres aspects de leurs patrimoines de dispositions.

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scientifique. En bonne réflexivité, la moindre des choses aurait été de se demander comment la science sociale pouvait « trouver en elle-même les armes de son progrès » quand non seulement les armes, mais aussi la volonté de les mettre en œuvre faisaient à peu près totalement défaut ? On peut juger sereinement, cinquante-cinq ans après les remarques de Bourdieu, qu’il était somme toute très présomptueux de la part de sciences sociales particulièrement désarmées de ne penser pouvoir compter que sur leurs propres forces (et surtout sur leurs faiblesses) pour s’organiser et progresser en tant que sciences. Les sciences sociales souffrent d’une trop grande dispersion de travaux spécialisés qui ne communiquent que très peu entre eux, mais ces travaux sont paradoxalement très répétitifs dans ce qu’ils nous disent du monde social, quoique leurs auteurs le plus souvent semblent l’ignorer. Il y a ainsi des processus ou des mécanismes fondamentaux, qui sont transculturels et transhistoriques, mais qui ont été étudiés et nommés de façons tellement différentes par des spécialistes d’aires de civilisation, de questions ou de domaines divers qu’ils ne peuvent apparaître clairement comme tels. La logique de mes recherches m’a conduit à faire apparaître les problèmes liés à cet état de dispersion lexicale-conceptuelle dans le cas du pouvoir symbolique et des phénomènes de magie sociale, de charisme  1, d’aura, de sacré, de mana  2, de prestige, de légitimité, d’enchantement, d’ensorcelle‑ ment, d’efficacité s­ymbolique  3,  etc., permettant de rapprocher des faits aussi différents que l’eau bénite, l’argent, le fétichisme de la marchandise, le rite d’institution, le gri-gri ou l’amulette, la sorcellerie, l’œuvre d’art, l’acte de baptême ou de mariage, le label ou la griffe du couturier,  etc.  4. Mais le problème est beaucoup plus général et exige un travail de plus grande ampleur. 1.  « Nous appellerons charisme la qualité extraordinaire (à l’origine déterminée de façon magique tant chez les prophètes et les sages, thérapeutes ou juristes, que chez les chefs des peuples chasseurs et les héros guerriers) d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme “chef” » (Weber 1995 [1921], t.  I  : 320 ; t.  II  : 146). Max Weber précisait qu’il nommait « charisme » ce qui avait été nommé par d’autres mana, orenda ou maga (en iranien). 2. Par mana, expression qu’il emprunte à la culture mélanésienne, Marcel Mauss veut désigner l’« idée de pouvoir », de « potentialité magique » ou de « force » (« force du magicien », « force du rite », « force de l’esprit ») (Mauss, 1991 : 100). 3.  Lorsque François-André Isambert propose d’englober magie et religion dans une problématique plus large qui serait celle de l’« efficacité symbolique » (il faudrait dire du « pouvoir symbolique »), il pense, à juste titre, que cela permettrait de faire entrer le droit dans le champ d’étude. Mais il ne voit pas que ce sont tous les secteurs de la société qui sont concernés, dès lors qu’un pouvoir, que des hiérarchies et que des formes de croyances collectives attachées à ces hiérarchies s’organisent  : du politique à l’artistique en passant par l’économique, le juridique, le scolaire, le médical, le scientifique, le médiatique, etc. Voir Isambert, 1979 : 63. 4.  Cf. Lahire, 2015.

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Si je pense qu’il est important de montrer que derrière les multiples travaux des sciences sociales se cachent des mécanismes sociaux en nombre limité, c’est aussi parce que j’ai conscience de l’importance que revêt le fait de pouvoir diffuser-enseigner, le plus précocement et le plus systématique‑ ment possible, les acquis fondamentaux de ces sciences. Même si l’idée d’un enseignement n’est qu’un aiguillon pour un tel projet, et non un objectif final, elle m’a été d’un grand secours tant m’apparaît la nécessité d’opérer un énorme travail de synthèse, d’abstraction et de mise en ordre si l’on veut pouvoir enseigner rationnellement, et pas de manière improvisée ou bricolée, des points fondamentaux tout à fait élémentaires. En œuvrant à l’élaboration d’un cadre général unificateur et intégrateur, qui suppose d’appréhender la spécificité de l’espèce et des structures sociales humaines au moyen de la comparaison interspécifique (en s’appuyant sur la biologie évolutive, l’éthologie et la paléoanthropologie) et de la compa‑ raison inter-sociétés (en mobilisant autant la préhistoire, aujourd’hui détachée des sciences de l’homme et de la société dans un pays comme la France  1, que l’anthropologie, l’histoire ou la sociologie), j’ai de même conscience de rééditer, quoique à un niveau plus général, le geste accompli par Durkheim lorsqu’il réunissait des secteurs très disparates de l’étude des sociétés relevant de différentes « sciences spéciales » (économie, politique, histoire comparée du droit, des religions, démographie, géographie politique, anthropologie, etc.) pour montrer le caractère social des différents types de faits que ces sciences étudiaient et établir des liens structurels entre eux (entre la famille, le droit, l’éducation, la religion, la politique, l’économie,  etc.)  2. Ce geste a été immédiatement neutralisé par ses adversaires (qui défendaient pourtant des intérêts beaucoup moins généreux et généraux, beaucoup plus étroitement corporatistes, que lui), en le réduisant à un « coup de force », et condamné comme fait grave d’impérialisme disciplinaire par les partisans d’un statu quo disciplinaire  3. Les vrais chercheurs savent néanmoins aujourd’hui ce qu’ils doivent à des auteurs comme Durkheim.

1.  Frédéric Joulian écrit qu’« un bon nombre de chercheurs ont oublié que la préhistoire est une discipline visant à rendre compte –  même si c’est via des indices matériels  – de vies en sociétés, de configurations sociales et pas uniquement d’individus, d’êtres cognitifs et d’espèces dans leurs environnements » (Joulian 2018 : 82). 2.  Durkheim 1975b [1900]  : 32. D’une autre manière, Norbert Elias ressentait quant à lui la nécessité d’« abattre les bornes limitrophes artificielles qui nous servent à diviser notre réflexion sur l’homme entre différents domaines catégoriels, celui du psychologue, celui de l’historien et celui du sociologue » (Elias 1991 : 76). 3.  Revel 2007 : 101‑126.

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L’expérience Bourbaki La démarche engagée dans cet ouvrage s’inspire notamment d’une expérience conduite par une poignée de mathématiciens français autour du groupe « Nicolas Bourbaki ». Derrière le pseudonyme de Nicolas Bourbaki, un mathématicien imaginaire, se cache un groupe de mathématiciens (mené par André Weil) qui, dans les années  1930, ont fait le constat d’un trop grand émiettement de leur discipline en branches et en langages séparés et de l’absence d’unité. La motivation de départ était pédagogique –  disposer d’un traité d’analyse – mais a rapidement fait place à des objectifs purement scientifiques, et beaucoup plus ambitieux, offrant ce que Michel Broué a appelé un « service public international  1 ». Jean Dieudonné, membre du groupe Bourbaki, en résumait parfaitement les intentions : Nous sommes arrivés à une époque où il fallait mettre de l’ordre dans les richesses qui avaient été accumulées depuis plus d’un siècle en mathé‑ matiques. Et ça nécessitait naturellement un peu une refonte, mais nous n’avons rien inventé de nouveau. Nous nous sommes simplement bornés à essayer de mettre en ordre les résultats et les principes qui avaient été établis, disons de 1800 à 1930. C’est à ça que s’est voué le groupe Bourbaki  2.

Contrairement à ce que pourrait laisser croire la modestie du propos de Jean Dieudonné, le travail du groupe a bel et bien « inventé » à la fois une nouvelle façon d’envisager les problèmes mathématiques et un nouveau cadre unificateur dans lequel se déployaient désormais des spécialités inter‑ connectées. Les plus grandes réalisations mathématiques effectuées depuis lors (telles que le travail d’Alexandre Grothendieck reliant algèbre et géométrie ou la résolution du dernier théorème de Fermat par le Britannique Andrew Wiles, qui a supposé la mobilisation de branches très éloignées des mathé‑ matiques) ont été rendues possibles par cet effort considérable de clarifica‑ tion, de synthèse et d’unification. Le grand mathématicien autrichien Emil Artin a écrit à propos de l’écriture d’Éléments de mathématique (l’usage du singulier étant intentionnel) par le groupe Bourbaki : « Notre époque assiste à la création d’un ouvrage monumental : un exposé de la totalité des mathé‑ matiques d’aujourd’hui. De plus, cet exposé est fait de telle manière que les

1.  Broué & Cartier 2019. 2.  Propos tenu par Jean Dieudonné dans l’émission Apostrophes, le 12 juin 1987. Maurice Mashaal présente de son côté la tâche que s’est fixée le groupe Bourbaki en disant qu’elle consistait à « “nettoyer les écuries d’Augias” des mathématiques. Tâche qui signifiait une remise à plat des concepts de base, leur clarification, la définition d’une terminologie scrupuleuse, une réorganisation des thèmes, un choix de point de vue à chaque fois qu’il est en existe plusieurs (en mathématiques, c’est très souvent le cas) » (Mashaal 2017 : 141).

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liens entre les diverses branches des mathématiques deviennent clairement visibles  1. » Sans négliger le fait qu’il existe une différence cruciale entre une science à simple niveau (théorique) comme les mathématiques et les sciences à double niveau (théorique et empirique) comme le sont les sciences sociales, l’expé‑ rience des sciences à double niveau telles que la physique ou la biologie montre que la difficulté n’est pas insurmontable.

Contre-pente Dégager des constantes ou des lois concernant les sociétés humaines lorsque le réalisme est perçu comme naïf, et la recherche de lois comme une pure illusion, ne va pas du tout de soi. Proposer un cadre général, synthé‑ tique et intégrateur commun, ou encore ce que Thomas Kuhn appelait un « paradigme », à des chercheurs en sciences sociales éparpillés en chapelles théoriques ou en petites entreprises personnelles n’a rien d’une chose facile. Établir des liens ou viser la consilience  2 entre certains faits établis et interprétés par la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie, la préhistoire et les sciences sociales, et construire un cadre commun de pensée à l’ensemble de ces domaines de savoir leur permettant d’échanger de façon fructueuse, dans un monde scientifique qui craint plus que tout la naturalisation ou la biologisation du social, ne va pas davantage de soi. Montrer la présence trans-spécifique et trans-historique de certaines lois biologiques et sociales dans un univers scientifique qui a partie liée avec l’idée de changement, de variation et d’historicité, et au sein duquel les chercheurs inclinent à penser, comme ces jeunes hégéliens révolutionnaires dont parlaient Marx et Engels, qu’il suffit de (se) défaire (d’)une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence  3. Établir une différence clari‑ ficatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels  – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise indifféremment les termes de « social », de « culturel » 1.  Artin 1965 : 534‑538. Traduit par moi. 2. Au sens de William Whewell, qui désigne par là un type de démonstration qui apparaît lorsque de nombreuses sources indépendantes concourent à établir un même phénomène scientifique (Whewell 1840). 3.  Il y a là une homologie qu’on pourrait qualifier de « malheureuse », et contre laquelle il faut lutter tant elle nuit à la compréhension du monde social, entre les oppositions qui structurent le champ politique (parti de l’ordre vs parti du mouvement, conservateurs vs progressistes, droite vs gauche) et celles qui structurent le champ des sciences sociales (réalisme vs constructivisme, invariants vs variations, structure vs action, stabilité vs changement, etc.). Concernant la structure bipolaire du champ politique, cf. Bourdieu, 2022 : 162.

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et d’« historique ». Faire tomber la différence entre « nature » et « culture » ou entre « nature » et « social », en montrant que nous sommes sociaux et culturels par nature et que la culture n’est qu’une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle, est pour le moins déroutant pour des chercheurs qui ont en tête une nette différence entre « eux » (les « animaux » qui sont du côté de la nature) et « nous » (les êtres humains qui sommes du côté de la culture). Brosser l’histoire des sociétés humaines en tant qu’histoire globale‑ ment structurée par les contraintes propres à l’espèce, contraintes qui ne se saisissent qu’en comprenant ce que nous sommes au sein du règne animal – parmi les vertébrés, parmi les mammifères et parmi les primates – est une démarche peu commune dans des sciences qui sont habituées à défendre chèrement leur autonomie, et à n’expliquer le social que par le social, pour reprendre la célèbre formule durkheimienne. Quand on cherche à combiner l’ensemble de ces démarches et à relever l’ensemble de ces défis, l’affaire semble donc plus que périlleuse. Mais les propositions faites dans ce livre n’ont été rendues possibles et ne peuvent être comprises qu’au prix de toutes ces ruptures et de toutes ces destructions de topoï. Les enjeux au cœur de cet ouvrage et les thèses que j’y soutiendrai sont potentiellement déstabilisateurs tant sur le plan scientifique que sur le plan politique. Les reproches de simplification, de généralisation abstraite (qu’est-ce d’ailleurs qu’une loi sinon une abstraction ?), d’impérialisme disci‑ plinaire ou théorique, de naturalisation ou de biologisation, de désespérance politique ou de conservatisme (l’« hyper-constructivisme social » confortant le désir ou l’espoir de changements rapides) étant hautement prévisibles, il faut apporter des réponses à toutes ces objections et c’est ce que je m’efforcerai de faire tout au long de l’ouvrage, à chaque fois qu’il sera pertinent de le faire. Il est sans doute raisonnable et lucide de penser que la chance de voir rapidement l’ensemble des chercheurs en sciences sociales prendre conscience du cadre dans lequel ils devraient toutes et tous travailler de concert est relativement faible. On ne change pas l’ensemble des communautés scienti‑ fiques relevant des sciences humaines et sociales par la seule force d’un livre. Mais quand on a la conviction que l’on tient ou que l’on a atteint quelques vérités et qu’on a trouvé les moyens conceptuels de les formuler, il faut les énoncer sans trop se préoccuper de leur succès éventuel, et en l’occurrence de leur pouvoir effectif d’organisation collective du travail scientifique à plus ou moins long terme. Si l’on a le sentiment d’avoir conquis quelque vérité que ce soit, alors il est de notre devoir de l’énoncer, quelles que puissent être les conséquences de cette témérité ou les chances pour cette vérité d’être correctement reçue et appropriée. C’est à ce prix que les sciences progressent, jamais par timidité ou par prudence académiques.

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Que sont des variations sans invariants ? L’objection classique au type de projet que je mène à propos des invariants (les propriétés universelles de l’espèce) est que la sociologie, l’anthropologie et l’histoire ne commenceraient qu’à partir du moment où des variations apparaîtraient selon la civilisation, l’époque, le milieu, etc. Seule la variation des formes d’attachement parents-enfants, des rapports femmes-hommes, des types d’artefacts, des formes de langage, de sacré, de pouvoir, de domination, de production, de division du travail, etc., importerait du point de vue des sciences sociales. « Qui dit social dit variable  1 », écrit la linguiste Denise François en 1973. Mais le même type de raisonnement était déjà présent chez Mauss lorsqu’il affirmait que « le social, c’est, non ce qui est permanent et universel, mais, au contraire, ce qui varie de société à société, et, dans une même société, à travers les âges  2 ». Deux grandes équivalences structurent l’esprit de nombreux chercheurs : « biologique ⇔ invariable » et « social ⇔ variable ». Ainsi Claude Lévi-Strauss écrivait-il dans son célèbre ouvrage sur la parenté : « Posons donc que tout ce qui est universel, chez l’homme, relève de l’ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier  3. » La seconde équivalence pèse comme une malédiction sur les sciences sociales dans leur tentative pour parvenir à être des sciences comme les autres. En partant du principe que, socialement, tout varie en permanence, et que ce qui ne varie pas est, par définition, du côté de la biologie, on se place dans une situation délicate pour mettre en évidence régularités, lois, invariants ou mécanismes généraux, qu’ils concernent les structures du comportement ou les structures sociales. Car il n’y a de science que du général, et même quand on travaille sur des cas singuliers, c’est toujours du général à l’état replié que l’on étudie  4. L’amour des détails, des événements, des singularités, des particularismes, conduit tout droit à la haine du général et, en fin de compte, à l’impossibilité de faire science. Mais les variations ont-elles un sens indépendamment des invariants à partir desquels elles se déploient ? Et si toute variation suppose en toute logique un invariant, pourquoi les chercheurs ne s’interrogent-ils pas sur l’origine et la nécessité de ces invariants, ou considèrent-ils leur étude comme très secondaire ? Prendre conscience du fait que ce qui varie repose sur de grands invariants propres (ou non) à l’espèce ouvre la possibilité de ne pas donner le même sens à l’étude des différentes variantes. 1.  François 1973 : 30. 2.  Mauss 1969 : 205. 3.  Lévi-Strauss 2002 [1949] : 10. 4.  Lahire 2013.

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Par exemple, lorsque Jean-Claude Passeron, s’appuyant sur Max Weber, parle du caractère « sociologiquement amorphe » du concept de « puissance », lorsque n’est pas spécifié le « type de domination » dont il est question  1, il emporte généralement assez facilement l’adhésion du sociologue, de l’anthropologue ou de l’historien habitués à étudier des formes ou des types toujours particuliers de domination, rattachables à des contextes histori‑ quement circonscrits d’exercice de la domination. Mais cette remarque de « bon sens » sociologique exclut d’emblée la question de savoir s’il n’y a pas quelque chose à dire sur le fait qu’il y a domination (quelle qu’en soit la nature) plutôt qu’absence de domination (égalité ou équilibre parfait des forces). Pourtant, si toutes les sociétés connues manifestent des rapports de domination variés, et souvent cumulés (entre parents et enfants, vieux et jeunes, hommes et femmes, riches et pauvres, compétents [experts] et non compétents [profanes],  etc.), cela indique tout de même quelque chose de fondamental sur la structuration des sociétés humaines. Les remarques de Jean-Claude Passeron sont justes dans la perspective de l’étude de contextes historiques précis pour laquelle elles invitent à ne jamais s’en tenir à des généralisations vagues. Elles induisent toutefois les chercheurs en erreur en leur laissant penser que la réalité empirique à connaître serait uniquement de l’ordre des variations et non des contraintes universelles (invariants) que rencontrent toutes les sociétés humaines.

Les comparaisons inter-espèces et inter-sociétés comme leviers de compréhension Nous verrons tout au long de cet ouvrage la fascination qu’exercent les différences culturelles, les particularismes ou l’exotisme historique ou géographique sur les historiens, anthropologues et sociologues. Or c’est cette fascination pour le multiple, le divers, le foisonnant et parfois même pour le détail qui les empêche de voir l’évident  : les continuités autant que les discontinuités, les grands invariants autant que les variations d’une société humaine à l’autre. Les chercheurs en sciences sociales qui ne voient que ce qui varie, et sont comme théoriquement paralysés devant la multiplicité des pratiques sociales que nous donnent à découvrir les descriptions et récits historiques et ethnographiques, ne sont pourtant pas en meilleure position que les biologistes devant le spectacle de la nature. Comme l’écrivait Charles Darwin : Il est intéressant d’observer un talus enchevêtré, tapissé de nombreuses plantes de toutes sortes, tandis que des oiseaux chantent dans les fourrés, 1.  Passeron 2001 [1991] : 132.

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que divers insectes volètent çà et là, et que des vers se glissent en rampant à travers la terre humide, et de penser que ces formes à la construction recherchée, si différentes les unes des autres, et qui dépendent les unes des autres d’une manière si complexe, ont toutes été produites par des lois qui agissent autour de nous  1.

Si on remplace le talus enchevêtré par la société perçue souvent comme une réalité fourmillante et complexe, on comprend très bien que la nature n’est pas plus simple que la société, et que le rôle du sociologue comme celui du biologiste devrait être de retrouver de l’ordre dans le désordre apparent, c’est-à-dire de formuler des lois qui permettent de comprendre ce qui struc‑ ture, de façon invisible mais tout à fait tangible, la réalité qu’il étudie. Avec ses trois grandes lois de la variabilité permanente du vivant, de la sélection naturelle qui fait que les plus adaptés survivent mieux que les autres et peuvent ainsi davantage se reproduire, et de l’héritabilité des caractères d’une génération à l’autre, Darwin a permis de comprendre la dynamique de la transformation des espèces sur la très longue durée et de saisir les logiques qui sous-tendent l’enchevêtrement du talus. Comme je l’ai déjà brièvement indiqué, deux grandes stratégies de connaissance permettent de voir ce qu’on ne voit pas ordinairement en sciences sociales lorsqu’on se focalise essentiellement sur des sociétés humaines particulières  : la stratégie des comparaisons interspécifiques (entre sociétés humaines et sociétés non humaines) et la stratégie des comparaisons intersociétés humaines. Ce livre repose sur le pari que c’est en combinant ces deux stratégies que l’on peut espérer pouvoir dégager des lois sociologiques générales. Si la comparaison interspécifique ne faisait pas partie des objectifs de l’anthropologue Alain Testart, son grand projet de sociologie générale l’avait toutefois conduit à développer une épistémologie réaliste, qui se situe à l’opposé de celle communément partagée par les chercheurs en sciences sociales, et à promouvoir la comparaison entre les sociétés les plus éloignées et contrastées  2. Testart pariait ainsi sur la prise en compte de l’ensemble des sociétés documentées par les préhistoriens, les archéologues, les ethno‑ 1.  Darwin 2009 [1859] : 874. 2.  Recherches de lois générales en moins, ce projet de comparaison de sociétés très contrastées était aussi celui de l’helléniste et anthropologue comparatiste Marcel Detienne. Il fallait, selon lui, « connaître la totalité des sociétés humaines » : « Oublions les conseils prodigués par ceux qui répètent depuis un demi-siècle qu’il est préférable d’instituer la comparaison entre des sociétés voisines, limitrophes et qui ont progressé dans la même direction, la main dans la main, ou bien entre des groupes humains ayant atteint le même niveau de civilisation et offrant au premier coup d’œil suffisamment d’homo‑ logies pour naviguer en toute sécurité. Dans les années 1930, des linguistes ont ouvert à Prague un laboratoire où l’on comparait des langues délibérément non apparentées et dissemblables dans leur structure. Ils n’avaient pas attendu que des épistémologues leur délivrent un permis d’expérimenter. Un des produits de ce laboratoire allait être la phonologie » (Detienne 2000 : 42).

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logues, les historiens et les sociologues afin de pouvoir dégager les principes d’une sociologie générale. Tout au long de sa carrière, il a milité pour que les anthropologues continuent à s’intéresser aux sociétés dites « primitives » ou « premières », alors que ceux-ci abandonnaient peu à peu leur mission originelle, initialement liée à la colonisation, pour investir des terrains plus proches d’eux et se rapprocher d’un métier de sociologue désormais rompu aux méthodes d’observation directe des comportements, au point qu’il commença à être parfois difficile de distinguer, par exemple, un micro­ sociologue urbain d’un anthropologue urbain. Testart situe dans les années  1960 l’installation d’un climat scientifique emporté par un relativisme épistémologique : [L]’ethnologie devint suspecte en raison de ses rapports avec la coloni‑ sation. À cette critique pour ainsi dire politique s’ajouta une critique épistémologique, qui plongeait ses racines dans le relativisme qui domine toute la seconde moitié du xxe  siècle. Si les cultures sont si différentes entre elles, comment un observateur étranger –  ce que furent tous les ethnologues par rapport aux cultures qu’ils étudiaient  – peut-il espérer comprendre et décrire adéquatement une autre culture que la sienne ? Les catégories qu’il utilise ne sont-elles pas celles de la tradition scientifique occidentale, complètement étrangères à celles de la culture observée  1 ?

Pourtant, les Nambikwara du Brésil chers à Lévi-Strauss, les Aranda (ou Arunta) d’Australie décrits par Spencer et Gillen et analysés par Durkheim ou les Trobriandais de Nouvelle-Guinée étudiés par Malinowski forment « des sociétés d’un tout autre type que celles que nous donne à penser l’his‑ toire écrite, non seulement celle de l’Occident depuis Athènes ou Rome, mais encore celle de l’histoire de la Chine ou des civilisations mexicaines ou andines  2 ». Et c’est cette extranéité qui devrait pousser à les étudier pour faire apparaître les spécificités de nos sociétés occidentales mais aussi, et c’est peut-être le point crucial le plus difficile et le plus négligé, les invariants de toute société humaine : « C’est pourquoi il faut les étudier, et il faut les étudier passionnément parce que seule l’étude de sociétés si différentes des nôtres et si étranges à nos yeux pourra faire ressortir les traits, généraux ou au contraire spécifiques, de nos sociétés et, on peut l’espérer, de toute forme possible de société  3. » De façon générale, les comparaisons inter-sociétés, dans l’espace comme dans le temps, constituent un premier levier pour prendre conscience des spécificités humaines. Parmi les avantages qu’un tel levier procure, il y a la question des origines ou des formes élémentaires. Voulant constituer 1. Testart 2009 : 111. 2.  Ibid. : 110. 3.  Ibid.

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la sociologie comme science générale de la société, Émile Durkheim ne s’est pas trompé en cherchant à saisir les « formes élémentaires de la vie religieuse ». Le contraste entre les premières formes de sociétés et les nôtres, établi grâce à l’anthropologie, à la préhistoire et à l’archéologie  1, permet de faire apparaître les lignes de force ou de développement qui ont toujours constitué l’humanité, en même temps qu’il révèle l’extraordinaire plasticité des formes culturelles humaines. Tous les travaux paléoanthropologiques, préhistoriques, archéologiques, anthropologiques ou linguistiques nous font plonger vers les origines de l’espèce humaine, du langage, des artefacts, de la transmission des savoirs, de la division du travail, du magico-religieux, du rapport esthétique au monde, des rapports entre les sexes, entre les parents et les enfants, entre les groupes,  etc. La connaissance des principaux résul‑ tats de ces travaux est cruciale pour des sciences sociales qui ne peuvent se permettre d’ignorer ce qu’ils nous apprennent sur l’origine, les spécificités et l’évolution des sociétés humaines. Si la comparaison inter-sociétés, largement délaissée aujourd’hui  2 ou restreinte à des sociétés très proches les unes des autres (e.g. les comparaisons internationales entre sociétés européennes ou entre sociétés occidentales, qui se distinguent très secondairement par des histoires économiques, politiques, religieuses ou culturelles nationales relativement singulières), est un moyen important pour faire apparaître les invariants, elle ne suffit pas toujours à modifier le regard que nous portons sur les sociétés humaines. Les comparai‑ sons interspécifiques en revanche forcent à voir en quoi l’ensemble des sociétés humaines se distinguent des autres sociétés animales, et, par conséquent, à prendre conscience de la spécificité des sociétés humaines, des plus « primi‑ tives » (sans État, sans écriture, sans richesse et dotées d’une technologie rudimentaire) aux plus « développées » (à État, à écriture, à école, dotées d’une multitude de technologies et de savoirs diversifiés et sophistiqués, sociétés à richesse accumulée, industrialisées, marchandes, etc.), en passant par de très nombreux types de sociétés situés entre ces deux pôles. Les connaissances produites en écologie comportementale et en éthologie sur le comportement social des animaux non humains et les sociétés non 1.  Le grand archéologue australien Vere Gordon Childe rappelait qu’avec la préhistoire « le champ de l’histoire humaine s’est agrandi au centuple », couvrant « une période de cinq cent mille ans et plus au lieu des cinq mille qu’on lui octroyait chichement naguère encore ». Et il ajoutait de façon suggestive que, de cette manière, « l’histoire humaine opère sa jonction avec l’histoire naturelle. Par la préhistoire, la science historique s’enracine dans les sciences de la nature (biologie, paléontologie et géologie) » (Childe 1964 [1936 ; 1951]  : 10). Il faudrait aujourd’hui apporter une correction en disant que la science historique s’enracine dans ce qui a été tenu longtemps comme étant réservé aux sciences de la nature, du fait d’un partage net, et erroné, opéré entre l’« homme » et l’« animal », correspondant à l’opposition culture/nature (social/biologique, etc.). 2.  L’anthropologue Alain Testart était l’un des rares à défendre ce programme comparatiste qui oblige à relier l’archéologie, la préhistoire, et l’ethnologie des sociétés sans État à l’histoire et à la sociologie (Testart 2009).

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humaines n’ont cessé d’apporter des révisions quant à la ligne de séparation des humains et des animaux non humains. Les recherches ont fait apparaître des systèmes de communication animale complexes, des productions d’arte‑ facts (proto-outils ou proto-armes, habitats), des transmissions culturelles de savoirs et de savoir-faire incorporés, des rapports hiérarchiques et des rapports de dominance, des systèmes d’entraide, un évitement de l’inceste, etc. Tout cela ne peut qu’amener à reconsidérer d’où partent les sociétés humaines dans leurs trajectoires historiques spécifiques. On peut par ailleurs penser que si d’autres espèces du genre Homo qu’Homo sapiens (et notamment les Néandertaliens) avaient survécu et continuaient aujourd’hui à déployer leurs propres formes de vie sociale, les anthropologues et sociologues auraient disposé d’un formidable levier de connaissance compa‑ ratif pour saisir les structures profondes de nos sociétés humaines  1. Il aurait ainsi été possible de mieux voir les effets produits par les propriétés biolo‑ giques de deux espèces aussi proches sur leurs structures sociales respectives, comme celles que l’on observe dans les rapports de dominance, les rapports entre mâles et femelles, mère et fils, etc., entre chimpanzés et bonobos. Les chercheurs n’auraient sans doute pas eu la même conscience de ce que nous sommes et n’auraient pas appréhendé la « condition humaine » de la même manière. Malheureusement, la disparition de toutes les autres espèces d’Homo nous a privés d’un précieux moyen de comparaison qui explique en partie les errements des sciences chargées d’étudier les sociétés humaines. À défaut de pouvoir comparer des sociétés d’espèces humaines différentes, il reste encore possible de prendre pour points de comparaison des sociétés de primates avec lesquels nous avons un ancêtre commun qui remonte à environ 7 millions d’années  2, ou même des sociétés de mammifères qui partagent avec nous de nombreuses propriétés biologiques  3. Sauf exception  4, partout où elle s’est développée, la sociologie s’est largement tenue à distance de telles recherches. Mais comment en vouloir aux chercheurs en sciences sociales de ne voir que les différences et de ne s’intéresser qu’à elles quand tout est fait dans l’organi‑ sation de la division du travail scientifique, étant donné la double absence de comparaisons inter-sociétés et de comparaisons interspécifiques, pour invisibi‑ liser les continuités et les invariants ? Le défi actuel consiste autant à réveiller des personnes profondément endormies ou à les forcer à ouvrir les yeux sur 1.  « Plusieurs espèces humaines ont […] coexisté sur la planète jusqu’à une époque extraordinai‑ rement récente. Tandis que le primitif Homo erectus et peut-être Homo floresiensis se maintenaient en Asie, l’homme de Neandertal et l’ancêtre de l’homme moderne […] prospéraient déjà, en Europe pour le premier, en Afrique pour le second. Cette coexistence sur la planète bouleverse une conception linéaire de l’évolution de l’homme et pose la question de sa place dans la nature. L’existence d’une seule espèce humaine dominatrice est l’exception actuelle, après trois millions d’années au cours desquelles la répartition des territoires entre plusieurs hominines avait été la règle » (Hublin 2011 : 83). 2.  Chapais 2017a [2015]. 3.  Clutton-Brock 2016. 4.  Cf. notamment Turner & Machalek 2018.

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ce que l’on peut extraire des connaissances déjà produites qu’à produire de nouvelles connaissances. Ne voyant pas ce qui est, pourtant, sous leurs yeux, les chercheurs ne produisent des connaissances générales sur les sociétés humaines que par inadvertance, sans chercher à le faire intentionnellement. Sociologues, anthropologues et historiens font comme si tout, ou en tout cas l’essentiel de ce qui les intéresse (le pouvoir ou la domination, les rapports de parenté, et notamment les rapports parents-enfants, les rapports hommes-femmes, l’évitement de l’inceste, l’exogamie, la communication, les artefacts, l’apprentissage social et la transmission culturelle, les émotions, etc.) commençait avec l’Homme. Ils ignorent le fait que nombre de propriétés sociales (structurelles, comportementales ou cognitives) ont précédé de loin l’apparition d’Homo sapiens. Et, en fondant tout leur travail sur cette ignorance, ils peuvent attribuer à la culture et à l’histoire ce qui appartient au domaine bien plus étendu du social, la vie sociale ne se réduisant pas à la vie sociale humaine  1. Les yeux rivés sur les différences internes à l’espèce et aux sociétés humaines, les sciences sociales reposent en général sur une prémisse erronée d’exceptionnalité ou d’unicité radicale de l’espèce et de la condition humaines. Certes, personne ne nie formellement que l’Homme est un animal, mais il est vu, implicitement ou explicitement, comme une espèce totalement à part. Or, vu à partir de la biologie évolutive, l’Homme est certes unique, comme toute autre espèce animale, mais il s’inscrit dans un long processus évolutif qui ne le fait pas sortir du néant, et qui ne fait pas de ses propriétés les plus marquantes (qu’il s’agisse de la culture, de la conscience, du langage, de l’outil, des émotions ou de la socialité) des caractéristiques sans précédent dans le vivant. Même les plus matérialistes des auteurs, qui sont fort heureusement convaincus que Darwin avait raison, demeurent profondément théologiques concernant leur approche de l’Homme, au sens où ils déconnectent tous les problèmes de l’humanité, et notamment des sociétés humaines, du courant historique de très longue durée qui emporte l’ensemble du vivant, humanité comprise  2. La géologie de Lyell et la biologie de Darwin ont dû, en leur 1.  Cf. infra « Chapitre 12. Le social dans tous ses états : des bactéries à homo sapiens ». 2.  « L’exception humaine demeure bien vivante dans les sciences sociales et les lettres. Ces disciplines persistent à résister aux comparaisons entre les humains et les autres animaux – même le mot “autres” les offusque. Les sciences naturelles, en revanche, moins contaminées par la religion, progressent inexorablement vers le constat toujours plus net d’un continuum entre l’humain et l’animal. Carl von Linné a fermement placé Homo sapiens au sein de l’ordre des primates. La biologie moléculaire a révélé que l’ADN humain et celui des grands singes étaient pratiquement identiques, et les neurosciences n’ont toujours pas trouvé une seule région du cerveau humain qui n’ait pas d’équivalent dans celui du singe. C’est cette continuité qui crée la controverse. Si nous, biologistes, pouvions discuter de l’évolution sans jamais faire mention des humains, cela n’empêcherait personne de dormir. Ce serait comme nos débats sur le fonctionnement de la chlorophylle ou le classement de l’ornithorynque parmi les mammifères. Qui s’en soucie ? » (De Waal 2013 : 143‑144).

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temps, lutter contre l’idée théologique selon laquelle la Terre et l’Homme n’avaient que quelques milliers d’années d’existence et que les espèces (immuables) avaient été créées d’emblée telles que nous les connaissons. Mais la révolution darwinienne est loin d’être achevée  1 et doit se poursuivre dans les sciences sociales, non pas en appliquant la théorie darwinienne sur des réalités historiques humaines (comme tente de le faire la mémétique ou la psychologie évolutionniste par exemple), mais en raccrochant les struc‑ tures sociales et les comportements sociaux humains à la longue histoire des structures et comportements sociaux non humains. La plupart des chercheurs en sciences sociales partagent néanmoins un mélange d’hostilité et d’ignorance à l’égard de la biologie évolutive, et notam‑ ment de l’écologie comportementale  2 (étude du comportement animal dans une perspective évolutionniste). C’est un peu moins le cas des anthropo­ logues, au moins aux États-Unis  3, du fait d’une formation pluridisciplinaire beaucoup plus marquée : « Les étudiants américains diplômés en anthropo‑ logie apprennent les bases de la paléontologie humaine et de l’anthropo‑ logie physique, connaissent les autres primates, comprennent la symbiose des humains avec d’autres espèces et ont tendance à considérer la culture comme une adaptation complexe à un environnement non moins complexe  4. » Si la biologie est perçue comme un danger potentiel pour celles et ceux qui pensent que les faits sociaux ne s’expliquent que par la culture (ou l’histoire), l’échelle temporelle de la biologie évolutive (des centaines de milliers d’années, voire des millions d’années) contribue aussi à l’indifférence des chercheurs en sciences sociales. La très longue durée sur la base de laquelle raisonne la biologie évolutive dépasse très largement l’expérience humaine ordinaire du temps qui opère à l’échelle de quelques décennies seulement. Beaucoup de chercheurs en sciences sociales, proches en cela de la littérature, s’intéressent plus particulièrement au « temps individuel », qui est celui des changements 1.  Comme l’a rappelé Kevin N. Laland 2022. 2.  Cronk 1991. Cronk note que l’écologie comportementale a reçu de nombreux autres noms, tels que ceux d’écologie évolutionniste, de biosociologie, de sciences bioculturelles, de sciences b­ io­sociales, d’éthologie humaine, de socioécologie, d’anthropologie biologique évolutionniste et d’études sur l’évo‑ lution et le comportement humain. De nombreux chercheurs évitent désormais le terme controversé de « sociobiologie », trop associé à des explications réductionnistes et, dans certains cas, à des positions idéologiques conservatrices. 3.  En 2017, « 78 % des cent douze départements d’anthropologie répertoriés dans les univer‑ sités américaines proposent un enseignement conjoint d’anthropologie biologique et d’anthropologie culturelle ; 39 % y ajoutant une formation en archéologie » (Bocquet-Appel, Formoso & Stépanoff 2017 : 228). 4.  Van Den Berghe 1990 : 174. Beaucoup de sociologues sont à peu près totalement ignorants de la biologie, considérant qu’elle est trop éloignée de leur intérêt. Mais Pierre Van Den Berghe rappelle que cela n’a pas toujours été le cas, des auteurs aussi différents que Spencer, Morgan, Marx, Engels ou Westermarck s’étant intéressés à Darwin. Il constate qu’une sorte d’« orthodoxie de l’environne‑ mentalisme socioculturel » s’est mise en place en anthropologie comme en sociologie, en France, en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis.

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souvent très superficiels et rapides, ou au « temps social », mais très peu au « temps géographique », pour reprendre les catégories braudéliennes. Non seulement les sciences humaines et sociales reposent implicitement sur la vanité anthropocentrique de l’idée d’exceptionnalité humaine  1, mais, qu’on le situe du côté de la conscience, de l’esprit (en d’autres temps, on parlait de l’« âme »), de la raison, de l’intentionnalité, du langage ou de la culture, ce statut d’exception conduit les chercheurs à s’interdire de formuler des lois générales, des déterminismes, avec l’idée que la culture ou la conscience ont permis aux humains d’échapper à tout déterminisme, à toute régularité, à toute loi. Soumis à des lois biologiques en tant qu’être vivant, Homo sapiens aurait, par la vertu de la conscience ou de la raison, transcendé la biologie et se serait émancipé de toute loi sociale pour « écrire » sa propre histoire. Théologiques, les sciences humaines et sociales le sont au sens où elles développent de profondes tendances antiscientifiques  : pour elles, pas de lois de l’histoire, ni de logiques de transformation d’un type de société vers un autre (les sciences sociales contemporaines sont très largement antiévolu‑ tionnistes  2), pas de mécanismes généraux qui structurent les sociétés les plus variées, mais seulement des sociétés qui varient dans l’histoire en fonction d’un mixte de « choix » opérés par les hommes et de contingences, ou en fonction de mécanismes qui seraient propres à chaque type de société donnée. Avec l’avènement de la culture, l’Homme serait entré dans l’ère de l’indétermination et se distinguerait radicalement de l’ensemble des autres espèces. Chassée par la porte, la théologie refait son apparition sous la forme d’une autocréation culturelle, sans fondement ni lois, de l’homme par l’homme. La biologie a dû lutter contre l’idée d’un Créateur à l’origine de la Terre et de la vie, et ce sont les sciences sociales qui doivent aujourd’hui faire face à l’idée d’une libre création culturelle de l’homme par lui-même. Car d’un Dieu créateur de l’ensemble de l’univers, on est passé à des individus traités comme des petits dieux créateurs de leur propre destin. Et, dans tous les cas, l’indétermination culturelle ferait que tout serait toujours à recommencer en matière de connais‑ sance des sociétés humaines (Jean-Claude Passeron a parlé métaphoriquement d’« agriculture sur brûlis successifs  3 »), et que les processus ou les mécanismes que l’on découvre à l’œuvre ici – à telle époque, dans tel lieu, dans tel type de société  – ne nous avanceraient en rien pour étudier ceux qui agissent là – à d’autres époques, dans d’autres lieux et d’autres types de sociétés. 1.  Schaeffer 2007. 2.  Un préfacier français de Morgan, Raoul Makarius, parle d’une « intimidation intellectuelle » exercée à l’égard de ceux qui ont continué à soutenir l’idée d’un évolutionnisme social injustement caricaturé et ridiculisé (cf. Makarius, in Morgan 1971 [1877] : XXI). 3.  Passeron 2001 [1991] : 553. Bernard Chapais évoque de son côté le « slash and burn » (couper et brûler) pratiqué par les sciences sociales tournées vers l’étude des particularismes culturels, mais pour déplorer cette situation interdisant toute cumulativité scientifique, au lieu d’en faire un horizon naturel, normal et indépassable (Chapais 2017c).

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Un pas de plus, nous le verrons, est même accompli par certains anthropo­ logues qui n’hésitent pas à remettre en question la possibilité même de connaître (sans ethnocentrisme) des sociétés « autres », qui ont leur propre logique, leurs singularités, leurs particularismes. S’ils étaient conséquents, ces chercheurs (que je ne qualifierai pas de « postmodernes » parce que je pense que le problème est beaucoup plus vaste que celui que l’on attribue à ce genre de « courant ») devraient se demander comment l’humanité pensante, grâce à la physique ou à la chimie, a bien pu rendre raison de réalités bien plus éloignées encore des nôtres puisqu’elles concernent la matière inorganique et, du même coup, a-culturelle, sans conscience ni subjectivité (de l’atome à l’univers en passant par les molécules).

Articuler biologie évolutive et sciences sociales En 1963, le grand biologiste Theodosius Dobzhansky affirmait que l’homme n’est réductible ni à son évolution biologique (l’homme n’est pas un « sac d’ADN », affirmait-il) ni à son évolution culturelle, comme le prétendent nombre de chercheurs en sciences sociales. Il appelait ainsi à œuvrer à une articulation de la biologie et des sciences sociales, qui évite le piège du réductionnisme : « Je pense, écrivait-il alors, que la situation est mûre pour une synthèse  1. » Si le diagnostic et les arguments étaient pertinents, les forces institutionnelles et disciplinaires n’ont toujours pas permis, soixante ans plus tard, la réalisation d’une telle synthèse. D’aucuns penseront que si le programme n’a pas été réalisé, c’est qu’il était irréalisable, et même irréaliste. Je pense au contraire –  et c’est toute l’ambition de cet ouvrage que d’en faire la démonstration  – que l’objectif est atteignable à condition de poser correctement les problèmes. Je résumerai ici les quatre points de connexion entre biologie et sciences sociales qui seront, plus ou moins centralement, mobilisés tout au long de ma réflexion :

1) Une partie de la biologie est une sociologie qui s’ignore Il existe des sociétés animales, et ces sociétés constituent l’objet de l’étho‑ logie ou de l’écologie comportementale, qui sont des branches de la biologie. Le social et ses mécanismes de structuration précèdent de loin le social humain ; or l’anthropologie (science de l’Homme) et la sociologie ont réduit le « social » à la « socialité humaine ». Comme l’ont écrit Jonathan Turner et Richard Machalek : « Bien que la plupart des sociologues contemporains aient été convaincus par l’affirmation de Durkheim selon laquelle les faits sociaux, sous quelque étiquette que ce soit, sont le sujet distinct de la socio‑ 1.  Dobzhansky 1963 : 138.

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logie, peu d’entre eux sont conscients que les faits sociaux sont loin d’être uniques aux humains  1. » Il faut dire que Durkheim a fait un choix théorique lourd de conséquences en décidant de faire débuter le social avec l’espèce humaine, confondant ainsi le culturel et le social, et d’ignorer ainsi non seulement les premiers résultats éthologiques de la biologie évolutive, parmi lesquels ceux de Darwin lui-même, et de nombreux zoologues, mais aussi ceux de la préhistoire et de la paléontologie (ceux des fondateurs français Jacques Boucher de Perthes et d’Édouard Lartet notamment) et ceux de l’anthropologie étatsunienne de l’époque avec, entre autres, l’œuvre de Lewis Henry Morgan, qui pouvait étudier aussi bien la vie sociale des castors que celle des Indiens iroquois… Par exemple, dans un compte rendu critique d’un livre du philosophe Antonio Labriola  2, le fondateur de la sociologie française ne remet pas en question plusieurs erreurs de jugement commises par Labriola, et qui sont sympto‑ matiques d’un problème majeur. Durkheim résume l’ouvrage en disant de façon acritique que, pour Labriola, « l’histoire n’a pas à remonter jusqu’à cette époque hypothétique, dont nous ne pouvons actuellement nous faire aucune représentation empirique  3 ». Il ajoute à cela, sans relever la confusion entre le social et le culturel, que le social n’émerge qu’à partir du moment où les hommes se sont séparés d’un état de nature partagé avec les autres animaux : Sans doute, à l’origine, les hommes, comme les autres animaux, n’ont eu pour terrain d’action que le milieu naturel. […] [L’histoire] commence seulement quand un milieu supernaturel est donné, si élémentaire qu’il soit, car c’est seulement alors que commencent à apparaître les phéno‑ mènes sociaux ; et elle n’a pas à s’occuper de la manière, d’ailleurs indéter‑ minable, dont l’humanité a été amenée à s’élever ainsi au-dessus de la pure nature et à constituer un monde nouveau  4.

En France, Alfred Espinas a été l’un des rares à avoir essayé, au moment de la fondation française de la sociologie, de faire admettre l’idée que la socio‑ logie ne pouvait pas s’en tenir à l’étude de l’homme, mais devait s’étendre à celle de toutes les formes de vie sociale observables dans l’ensemble des espèces animales  5. L’habitude, que nous avons collectivement contractée, d’opposer l’Homme et l’animal, et de faire correspondre à cette opposition celle entre la sociologie et la biologie, est un automatisme qui repose sur des prémisses erronées. En effet, l’Homme est un animal parmi les animaux, et la partie de la biologie qui s’occupe d’étudier les formes de vie sociale des 1.  Turner & Machalek 2018 : 397. 2.  Labriola 1897. 3.  Durkheim 1970 : 248‑249. 4.  Ibid. 5.  Espinas 1877.

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animaux non humains est une sociologie qui s’ignore. Les éthologues qui étudient les comportements sociaux ou les structures de la vie sociale chez les animaux non humains pourraient tout autant s’appeler « sociologues des sociétés non humaines ». Car il y a autant d’écart entre l’éthologue et le biologiste moléculaire ou l’anatomiste qu’entre ces derniers et le sociologue. Chaque discipline – physique (des particules élémentaires ou de l’univers), chimie, biologie (biologie cellulaire, anatomie, biologie du comportement ou éthologie), psychologie, sociologie, etc. – étudie un ou plusieurs niveaux particuliers de structuration du réel. Par exemple, la physique travaille autant sur l’infiniment grand que sur l’infiniment petit, de même que la biologie travaille autant au niveau cellulaire qu’au niveau des organes ou des compor‑ tements animaux ou humains, et lorsque ce niveau concerne les rapports sociaux et les comportements sociaux des individus quels qu’ils soient, abeilles ou drosophiles, oiseaux ou reptiles, rats ou chauves-souris, chimpanzés ou humains, alors il est question de sociologie. En toute logique, la sociologie devrait donc étudier aussi bien les formes de vie sociale des animaux non humains que celles des animaux humains, et les biologistes du comportement, les éthologues, les écologues ou les spécialistes de la vie sociale de telle ou telle espèce (ornithologues, myrmécologues, primatologues, etc.) être formés au moins autant en sociologie qu’en biologie. Des « sociologues à l’esprit évolutif » ont commencé, il y a quelques dizaines d’années déjà, à promouvoir l’étude des sociétés non humaines, et notamment « les formes fondamentales de coopération et de conflit, les hiérarchies de dominance, la division du travail, les modes de communication, les coalitions et leur formation, les structures et la dynamique des réseaux, la cohésion et la solidarité des groupes ou les modes d’exploitation sociale  1 ». Ils ont ainsi montré « comment les études biologiques du comportement social des animaux peuvent être améliorées par l’utilisation judicieuse de concepts sociologiques  2 ». Ma démarche participe de cette tendance de pensée et inverse donc le classique mouvement de biologisation du social (e.g. sociobiologie) pour aller vers une sociologisation du biologique, dans la mesure où une partie (socio‑ logique) de ce que nous apprennent la biologie évolutive et l’éthologie (ou l’écologie comportementale) fournit les clés de ce qui est commun à toutes les sociétés humaines. Si les choses étaient scientifiquement bien faites, la sociologie devrait couvrir l’ensemble des manifestations de la vie sociale dans l’ensemble du vivant (des bactéries aux humains, en passant par les végétaux, les champignons et les animaux non humains). L’anthropologie, qui a été historiquement la plus proche de la biologie, du fait de la cohabitation au sein des départements universitaires (au moins aux États-Unis et au Canada) 1.  Machalek & Martin 2010 : 40. 2.  Ibid.

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des anthropologues sociaux avec des anthropologues physiques, des paléo­ anthropologues et parfois même des primatologues, a néanmoins, de par son statut de science de l’Homme (anthropos), fait obstacle à la prise en compte du social non humain. Par définition, la sociologie est la discipline qui aurait pu et même dû remplir cette fonction. Mais le « choix » d’écarter une tentative comme celle d’Alfred Espinas en a décidé autrement. Loin de naturaliser le monde humain comme on le craint souvent, les travaux éthologiques sur les animaux sociologisent des animaux longtemps placés sommairement du côté de la nature, de l’inné, de l’instinct et du génétiquement programmé, en mettant en évidence le fait qu’eux aussi entre‑ tiennent des liens sociaux réguliers, des rapports de domination, des formes d’apprentissage et de transmission culturelles, qu’eux aussi possèdent des systèmes de communication et font usage d’artefacts, et que c’est la possibilité ou non d’entrer dans des processus proprement historiques, en cumulant les avancées techniques ou culturelles, qui distingue essentiellement les animaux humains des animaux non humains. Si le social n’est pas réservé à l’espèce humaine, alors il faut prendre acte d’une grave confusion qui caractérise la pensée des sciences sociales. Celles-ci confondent ordinairement le social, le culturel et l’historique. Or, si le social est présent dans l’ensemble du monde vivant, organisant les rapports qu’entretiennent ses différentes composantes, le culturel, lui, n’apparaît que timidement chez un grand nombre d’espèces animales, la création culturelle foisonnante comme la cumulativité culturelle sont propres à l’espèce humaine, et l’histoire n’est que la conséquence de cette profusion culturelle et de la dynamique de la cumulativité lorsqu’on les considère dans le temps. Le culturel est présent, à un degré ou à un autre, dans de nombreuses sociétés (humaines et non humaines), mais les phénomènes de création culturelle continue et de cumulativité culturelle séparent assez nettement les sociétés humaines des autres types de sociétés : Ce caractère cumulatif de la culture a donné naissance au phénomène spécifiquement humain qui devait bouleverser profondément la notion même d’évolution  : l’histoire. L’histoire est un corollaire de la culture cumulative, sa propriété la plus fondamentale. Chez les espèces dépour‑ vues de culture, l’histoire est absente par définition ; et chez les espèces dotées d’une culture rudimentaire, l’histoire est un phénomène au mieux embryonnaire, manifeste dans des traditions culturelles simples et pour la plupart statiques, ou évoluant avec une extrême lenteur  1.

Pour comprendre la distinction entre « culturel » et « social », on a pu évoquer par exemple, comme l’a fait Alain Testart, le fait que « les Français 1.  Chapais 2017a [2015] : 18.

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et les Anglais n’ont pas la même culture » mais qu’« ils ont à peu près la même société »  1. Testart évoque une profonde proximité politique (« deux formes de régime démocratique ») et une non moins profonde proximité économique (une « économie de type capitaliste ») entre les deux sociétés. La culture serait liée aux contingences, aux accidents de l’histoire et aux variations permanentes qui font la singularité de chaque société, et même de chaque société à des moments différents de son histoire. Les rapports sociaux fondamentaux de deux sociétés peuvent être analogues, alors même que leurs formes culturelles sont très différentes. Mais l’argument de la différence entre « social » et « culturel » appliqué au seul niveau des sociétés humaines n’est pas suffisamment net pour apparaître dans toute sa pertinence. En revanche, souligner l’existence de formes de vie sociale, de structures sociales et de comportements sociaux dans des sociétés animales (d’animaux non humains) qui ne possèdent pas, ou très peu, de culture, me paraît bien mieux clarifier les choses. Alfred Reginald Radcliffe-Brown avait parfaitement bien compris cette distinction, même s’il n’en tirait pas la conclusion que la science sociale devait étendre son champ d’étude aux sociétés non humaines : À titre de définition préliminaire des phénomènes sociaux, on peut dire que les relations d’association entre les organismes individuels constituent l’objet de nos recherches. Dans une ruche, il existe des relations d’associa‑ tion entre la reine, les ouvrières et les frelons. Il y a également association entre les animaux d’un troupeau, entre la chatte et ses petits. Ce sont là des phénomènes sociaux ; je ne pense pas qu’on puisse les appeler phénomènes culturels. Seuls les êtres humains intéressent l’anthropologie, et l’anthropologue social étudiera, à mon sens, les formes d’association constatées chez les êtres humains  2.

Beaucoup de chercheurs ont tendance à considérer que les animaux non humains ne peuvent avoir que des comportements biologiquement déter‑ minés, ou en tout cas de façon prioritaire, et que les Hommes sont les seuls véritables animaux sociaux. L’opposition animal non humain/animal humain recouvre alors parfaitement l’opposition biologique/sociologique. D’autres (du côté de la sociobiologie) ont tendance à nier l’importance de la part cultu‑ relle chez l’Homme et considèrent que les animaux non humains comme les humains se comportent comme ils le font pour des raisons biologiques. Mais personne ne veille à faire la différence entre le social et le culturel. Or les animaux non humains sont autant sociaux que les humains, ce qui a pour conséquence que l’étude de leurs comportements devrait a  priori

1.  Testart 2012 : 89. 2.  Radcliffe-Brown 1972 : 273‑274. Souligné par moi.

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relever autant de la sociologie que de la biologie, mais ils sont en revanche clairement moins culturels qu’eux. La vraie solution au problème consiste donc à distinguer le social du culturel, et à ne chercher les raisons de l’exis‑ tence de rapports sociaux et de comportements sociaux ni dans les gènes ni dans les seules variations culturelles (qui s’enroulent autour d’axes qu’elles n’expliquent pas) mais dans les impératifs sociaux transhistoriques et trans‑ culturels propres à l’espèce humaine. Pour résumer, on peut dire que 1) tout ce qui est social n’est pas culturel (alors que tout ce qui est culturel est nécessairement social) ; 2) tout ce qui est social n’est pas exclusivement humain ; 3) les comportements des animaux non humains ne devraient donc pas être redevables d’une analyse strictement biologique ; 4) toute culture n’est pas forcément cumulative ; 5) seule l’espèce humaine combine le fait d’être sociale, culturelle et cumulative ; et que, par conséquent, 6) seule les sociétés humaines sont pleinement historiques.

2) L  a culture prend sens dans une longue histoire évolutive et a donc une origine biologique L’espèce humaine a compensé sa fragilité physique congénitale par l’inven‑ tion et l’usage d’artefacts et de savoirs transmis culturellement de généra‑ tion en génération. Considérée d’un point de vue évolutionniste, la culture (savoirs, savoir-faire, artefacts et institutions) est donc une solution adaptative particulièrement efficace, une façon inédite de s’adapter plus souplement et plus rapidement à l’environnement et à ses changements que les adaptations génétiques par sélection naturelle, qui procèdent par sélection progressive, sur le temps long, des membres de l’espèce possédant les caractéristiques les plus favorables à la survie  1. Comme l’écrivait le biologiste Edward O. Wilson « la sélection naturelle a ajouté à l’évolution génétique la voie parallèle de l’évolution culturelle, et ces deux formes d’évolution sont liées d’une certaine manière  2 ». Comparée à la transmission génétique de caractères avantageux sélectionnés, la culture permet en quelques générations seulement, et parfois même au cours d’une même génération, de trouver les moyens de modifier avantageusement l’environnement ou le rapport à l’environnement. C’est ce que notait le paléontologue Stephen Jay Gould : Tout ce que nous avons réalisé depuis [les hommes de Cro-Magnon] – et qui constitue le plus profond bouleversement que notre planète ait connu en un laps de temps si court, depuis que sa croûte s’est solidifiée il y a près de quatre milliards d’années – est le produit de l’évolution culturelle. L’évolution biologique (darwinienne) se poursuit au sein de notre espèce, mais son rythme, comparé à celui de l’évolution culturelle est d’une telle 1. Bonner 1989. 2.  Wilson 2000 [1998] : 171.

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lenteur que le rôle qu’elle joue sur l’histoire de l’Homo sapiens est bien mince. […] Ce qui permet à l’évolution culturelle de progresser à une telle vitesse, c’est que, contrairement à l’évolution biologique, elle le fait sur un mode « lamarckien », c’est-à-dire par la transmission des caractères acquis. Une génération peut communiquer à la suivante tout ce qu’elle a appris par l’écriture, l’instruction, l’inculcation, les coutumes, la tradition et par une quantité de méthodes que les hommes ont conçues pour assurer la continuité de la culture  1.

L’exemple récent des vaccins contre le SARS-CoV-2 permet aisément de comprendre cet avantage sélectif de la solution culturelle au problème de l’adaptation. On sait que tous les individus d’une population sont inéga‑ lement préparés à résister aux différents virus qu’ils rencontrent  : certains en sont porteurs mais sont asymptomatiques, tandis que d’autres tombent malades ; et, parmi les malades, ceux qui ne souffrent de la maladie que durant quelques semaines se distinguent de ceux qui sont hospitalisés et de la minorité de personnes qui entrent en réanimation ou meurent. Sans vaccin, la sélection naturelle jouerait pleinement son jeu, et les plus fragiles mourraient, laisseraient moins de descendants, augmentant la proportion de ceux qui sont plus résistants. Produit de l’évolution biologique, l’action culturelle de l’Homme permet donc de compenser ses faiblesses et change la nature de l’évolution, en modifiant les pressions sélectives qui pèsent sur l’espèce. Dans toutes les espèces, il existe un équilibre entre instincts et éléments appris. Même les insectes, chez qui la part du génétiquement fixé est parti‑ culièrement grande, n’ont pas que des réponses préprogrammées à des situations-problèmes, mais la part de plasticité cérébrale et comportementale est la plus grande chez Homo sapiens qui transmet de la culture, apprend, mémorise et invente en permanence de nouveaux traits permettant une adaptation aux situations changeantes. La transmission culturelle est donc une solution adaptative beaucoup plus efficace que la transmission génétique, qui demande infiniment plus de temps pour que puisse s’opérer l’adaptation par les moyens de la sélection naturelle. Cependant, malgré l’hyper-plasticité humaine, l’apprentissage (habituation, expérience individuelle ou apprentis‑ sage social par imitation) a précédé de loin la naissance du genre Homo, car la culture et sa transmission ne constituent pas une solution évolutive au problème de l’adaptation sortie du néant. Parce qu’ils séparent radicalement l’Homme de l’animal, et parce qu’ils tracent une ligne de fracture entre l’animal qui serait du côté de la nature (et donc des sciences naturelles) et l’Homme qui relèverait de la culture (et par conséquent des sciences de la culture), les chercheurs en sciences 1.  Gould 1992 [1983] : 412.

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sociales pensent en termes de couples d’opposés : nature/culture, inné/acquis, instinct/apprentissage, hérédité/environnement, gène/culture, etc., alors que les deux niveaux de réalité se mêlent en permanence et qu’il est impossible de tracer une frontière aussi nette entre l’Homme et les autres animaux. Ces oppositions statiques n’ont aucune espèce de pertinence d’un point de vue scientifique dès lors que l’on adopte une perspective évolutive. Au lieu de séparer l’Homme du reste du vivant, il faut au contraire le réinscrire dans une évolution historique de très longue durée. Quand on adopte un tel point de vue, chacune de ces oppositions tombe, car le caractère social de l’espèce humaine comme son caractère culturel apparaissent comme une conséquence ou un produit de l’évolution des espèces. Ces propriétés sont dans la nature de l’homme en tant qu’espèce, et la socialité comme l’ensemble des caractéris‑ tiques culturelles d’Homo sapiens sont des produits de la sélection naturelle. Autrement dit, on peut dire que l’espèce humaine est culturelle par nature, et que, comme le disait le grand historien britannique Eric Hobsbawm, « l’histoire est la continuation de l’évolution biologique de l’Homo sapiens par d’autres moyens  1 ». Nous verrons tout au long de cet ouvrage que la coopération, la morale, l’attention et l’action conjointes, le langage verbal, l’expression symbolique, la pensée magico-religieuse, la pensée par analogie, la fabrication d’artefacts, mais aussi les soins parentaux, le pouvoir et la domination, la hiérarchie et la lutte pour le statut que l’on prend trop souvent pour acquis, sont issus d’une longue histoire des espèces. On pourrait dire que les preuves de l’existence de cette nature sociale très structurée de l’Homme sont sous nos yeux mais que personne ne peut ni ne veut les voir.

3) Le culturel contribue à transformer le biologique Des travaux de biologie évolutive mettent en évidence une coévolu‑ tion gène-culture  2. Darwin pense fondamentalement les transformations du vivant comme une adaptation des organismes à leurs milieux de vie et des chercheurs ont fait apparaître l’aspect dialectique de cette relation organisme-environnement ou organisme-milieu, soulignant l’effet en retour des organismes sur le milieu, qui est en partie construit par l’action des organismes. La théorie dite de la « construction de niche  3 », centrale pour comprendre l’évolution « récente » de l’humanité (le dérèglement climatique notamment), montre qu’en créant en grande partie l’environnement dans lequel ils vivent, les humains exercent, par leur activité propre, des pressions sélectives en retour sur leurs modes de vie et leur biologie. 1.  Hobsbawm 2004 : 20‑21. 2.  Cf. notamment Laland, Odling‑Smee & Myles 2010 : 137‑148. 3.  Odling Smee, Laland & Feldman 2003.

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Les exemples classiques de cette coévolution gène-culture ou organismemilieu, que nous aurons l’occasion de développer, sont la mutation génétique permettant de supporter la fumée du bois depuis la maîtrise et l’usage régulier du feu ; la capacité à digérer le lait après la période de l’enfance, grâce à une enzyme appelée « lactase », depuis la pratique de l’élevage d’ovins et de bovins et la sélection de populations humaines porteuses de versions d’un gène qui codent la synthèse permanente de l’enzyme nécessaire à la digestion du lactose ; le raccourcissement de la taille de l’intestin humain depuis que l’on cuit les aliments ;  etc. L’espèce humaine n’est pas la seule à fabriquer en partie son environnement (on peut penser classiquement à l’édification de barrages chez les castors ou à la construction de nids ou de terriers chez nombre d’insectes, d’oiseaux et de mammifères), mais la seule à modifier aussi fortement son milieu de vie (physiquement, chimiquement et même biologiquement).

4) Le biologique contribue à structurer le social Ce dernier point est au cœur du propos de cet ouvrage. Quand on les considère précisément, dans toutes leurs conséquences, les grandes propriétés biologiques de l’espèce (bipédie, symétrie bilatérale, altricialité secondaire, plasticité cérébrale, longévité, poursuite de la vie après la ménopause, parti‑ tion des sexes, reproduction sexuée, absence de période de rut, viviparité, uniparité, gestation féminine et longue, allaitement féminin, etc.) permettent – c’est en tout cas la thèse que je soutiendrai et que je m’efforcerai de prouver par la mobilisation de nombreuses preuves empiriques – de comprendre des caractéristiques centrales de la structuration des sociétés humaines. Et comme une partie d’entre elles sont communes à d’autres espèces, elles produisent des effets analogues dans d’autres taxons du vivant plus ou moins éloignés. Dans la démarche que je propose, il s’agit de passer de la classique version appauvrie de l’explication biologique des faits sociaux par les gènes (détermi‑ nisme génétique développé par la génétique du comportement) ou par des traits psychologiques universels dont on imagine qu’ils ont été sélectionnés au cours de l’évolution du genre Homo (e.g. psychologie évolutionniste), à une version enrichie qui cherche à mettre en évidence les conséquences ou les implications d’emblée sociales de propriétés biologiques de l’espèce. Si l’on constate que nous partageons des propriétés sociales avec d’autres espèces qui ne sont pas ou qui ne sont que très peu culturelles (la cumulativité culturelle étant quasiment inexistante), alors cela signifie que ce n’est pas à proprement parler la culture qui explique ces propriétés communes. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’explication réside dans la biologie des espèces, au sens où les comportements sociaux seraient innés et programmés dans le cerveau des différents membres d’une espèce. Les propriétés biolo‑ giques fournissent un cadre aux rapports sociaux qui peuvent se mettre en

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place, mais elles n’expliquent directement ni ces rapports sociaux ni leurs variations culturelles. Ainsi, la propriété commune à tous les mammifères concernant la gesta‑ tion et l’allaitement détermine fortement la nature des premières interactions vécues par l’ensemble de la progéniture, marquées par l’attachement des petits à leur mère (John Bowlby). De même, l’allongement de la période de dépendance du petit à l’égard de sa mère ou des autres membres plus âgés du groupe caractéristique de certaines espèces dites « altricielles » contribue à renforcer le lien d’attachement et la relation dépendant-autonome, protégéprotecteur, inexpérimenté-expérimenté, petit-grand, faible-fort, etc. Mais la phylogénie permet seulement de faire apparaître les points communs ancrés dans la biologie, sans expliquer les rapports sociaux par une sorte d’héritage comportemental phylogénétique. Ce qui est hérité, ce sont, par exemple, des propriétés liées au mode de reproduction de l’espèce et à son ontogénie (le développement de chaque individu, depuis la fécondation de l’œuf jusqu’à l’état adulte). Les propriétés biologiques de l’espèce n’ont d’effets sociaux que converties dans un ordre dont l’étude relève de l’explication sociologique. Le social s’emboîte dans du biologique, mais conserve sa logique propre.

La thèse centrale de l’ouvrage La thèse centrale de cet ouvrage est qu’une grande partie de la structure et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu’à partir du mode de reproduction (au double sens de reproduction biologique et culturel) et de développement ontogénétique de l’espèce, et notamment de la situation d’altricialité secondaire propre à l’homme (lente croissance extra-utérine du bébé humain entraînant une très longue période de dépendance), prolongée par une altricialité tertiaire (voire d’altricialité permanente, renvoyant à des capacités d’apprentissage tout au long de la vie et à la dépendance permanente à l’égard des autres membres du groupe social et de sa culture accumulée), conjuguée avec une série d’autres propriétés partagées par de nombreux autres mammifères ou, au contraire, très spécifiques (vie terrestre, mobilité, bipédie et libération des mains, pouces opposables, plasticité cérébrale, partition des sexes et reproduction sexuée mais sans période de rut, viviparité, grossesse longue, uniparité, longévité, symétrie bilatérale, capacités langagièressymboliques et artefactuelles, cumulativité culturelle). Nous verrons que c’est dans la situation d’altricialité secondaire que s’originent ces rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de dépendance-domination. Couplée avec la capacité, inédite dans le règne animal, à une certaine cumulativité culturelle qu’en grande partie elle rend possible, l’altricialité secondaire a renforcé l’opposition entre les parents et les enfants, les vieux et les jeunes, les majeurs et les mineurs, les grands et

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les petits, les aînés et les cadets, de même qu’entre les ancêtres disparus et les vivants, entre l’antériorité (des personnes et des choses) et la postériorité, etc. Et cette matrice fondamentale, on le verra, a eu des conséquences majeures d’un point de vue magico-religieux, politique et économique tout au long de l’histoire des sociétés humaines. L’écart entre parents et enfants, vieux et jeunes, etc. va au cours de l’histoire d’autant plus s’affirmer et se creuser que la culture accumulée est grande, et que la dépossession et la dépendance des nouvelles générations vis-à-vis des anciennes générations s’accroissent. Le constat que pas une société humaine connue n’ait été dépourvue de rapports de domination (quelle qu’en soit la forme culturelle) devrait consti‑ tuer un fait plus que troublant pour une vision hyper-constructiviste qui soutient l’idée d’une transformation historique permanente et imprévisible des sociétés. Et nous verrons que même les rapports hommes-femmes, marqués dans toutes les sociétés connues par une balance déséquilibrée des pouvoirs (une « valence différentielle des sexes », selon l’expression de Françoise Héritier) qu’il faut bien désigner par le terme de « domination masculine », ne sont pas sans lien avec les conséquences de l’altricialité secondaire dont la gestion a longtemps pesé principalement sur les femmes (avec la gestation, l’allaitement, les soins aux nourrissons, et le fait qu’elles soient durablement associées au pôle dépendant, dominé, vulnérable, faible, etc.). Comme je l’ai déjà souligné, l’objectif ultime de cet ouvrage est de proposer un cadre intégrateur des travaux de sciences sociales, un « paradigme », en vue d’étudier de façon plus pertinente ce que l’on peut appeler le « système social humain », ou ce que le primatologue Bernard Chapais nomme, de façon très suggestive, la « structure sociale profonde  1 » propre à l’espèce humaine. L’anthropologue Alain Testart –  qui cherchait à appréhender l’ensemble des sociétés humaines connues par la préhistoire et l’archéologie, l’histoire, l’anthropologie et la sociologie dans son projet de sociologie générale – parlait quant à lui de la « science générale de la société » que visaient initialement les anthropologues évolutionnistes du xixe  siècle, suivis de Durkheim, de Radcliffe-Brown ou de Lévi-Strauss  2. Mais, à la différence de Testart, je fais le pari que ce paradigme nécessite de prendre fermement appui à la fois sur des comparaisons inter-sociétés, comme il l’a fait, mais aussi sur des comparaisons inter-espèces, avec la prise en compte d’un certain nombre de propriétés indistinctement biologiques et sociales propres à l’espèce humaine. En réalisant ce travail, je ne vais rien dire d’autre au fond que les auteurs, vivants ou morts, des nombreux travaux cités ou les lecteurs de ces travaux ne savent ou ne savaient déjà en partie. Comment pourrait-il en aller autre‑ ment puisque c’est grâce à leurs travaux que le mien a été rendu possible ? Cependant, pour détourner une formule de Bourdieu, je pourrais dire qu’ils 1.  Chapais 2011 : 1276‑1277. 2.  Testart 1986 : 140.

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le savent, mais d’une manière telle qu’ils ne le savent pas vraiment. Ils le savent mais de façon trop isolée, particularisée ; ils le savent mais le pensent dans le langage du particularisme d’époque ou de la spécificité des types d’objets qu’ils étudient. Dégager le général, formuler des lois, c’est purifier les mécanismes ou les logiques à la manière d’éléments pris dans les minerais et leur gangue. Cela permet d’assurer les appuis et de créer les conditions pour ne pas repartir en permanence de zéro, de ne pas redécouvrir ce qui a déjà été mille fois mis en évidence. Pour le dire en un mot, cette opération est la seule manière de rompre avec la logique wébérienne infernale de l’éternelle jeunesse des sciences sociales. Dans toutes les sociétés humaines connues, il y a des processus de socialisa‑ tion (apprentissage-mémorisation), des rapports parents-enfants, une différen‑ ciation sexuelle et des rapports sexuels, des interactions sociales, du langage, de la fabrication, de l’usage et de l’accumulation d’artefacts, de savoirs et de techniques, et donc de l’histoire, des êtres humains qui dorment et qui rêvent, de la division du travail ou de la différenciation des fonctions (plus ou moins hiérarchisées), des institutions et des groupes eux-mêmes en partie liés à la différenciation sociale des fonctions ou des activités, des relations d’interdépendance plus ou moins équilibrées entre individus ou entre groupes, des tensions entre des « nous » et des « eux », des rapports de domination plus ou moins institutionnalisés, des formes de magico-religieux, etc. Tout cela sera au cœur de ma réflexion.

Grands faits anthropologiques, lignes de force et lois générales Avant d’entrer dans le vif des différentes discussions, je ferai simplement quelques remarques liminaires à propos des trois grands éléments qui seront mobilisés dans mon raisonnement. Je distingue tout d’abord les grands faits anthropologiques universels, qui ne sont soumis qu’aux lois de l’évolution naturelle ; puis les lignes de force, universellement présentes dans l’ensemble des sociétés humaines, et parfois aussi dans certaines sociétés animales non humaines  1, mais autour desquelles se déploient des variations culturelleshistoriques ; et enfin, une série de lois sociologiques majeures, universellement agissantes dans toutes les sociétés humaines (position qualifiée d’uniformita‑ riste  2), et parfois même dans les sociétés animales non humaines. 1.  L’espèce humaine se distingue par une combinaison spécifique de propriétés souvent présentes, ici ou là, à un degré ou à un autre, dans l’ensemble du vivant, et non par un saut radical hors de l’animalité. 2.  Dans ses Principes de géologie (1830‑1833), Charles Lyell soutiendra que la Terre a été façonnée lentement, sur une très longue période de temps par des forces toujours à l’œuvre dans le présent. Cet uniformitarisme, qui s’oppose au catastrophisme, affirme que c’est en mettant au jour des forces

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Pour dire très brièvement ce qui sera longuement discuté par la suite, je pense qu’il est préférable de mettre au jour des grands faits biologiques et sociaux, des lignes de force et des lois universelles, présents depuis le début de l’humanité, et qui s’observent toujours dans le présent de l’observateur, que de formuler des lois « historiques », au sens de lois qui ne valent que pour un type de société donné. Comme disait l’anthropologue et archéologue Augustus Pitt-Rivers, nous avons tendance à voir les déterminismes agir dans la vie des différentes espèces, excepté la nôtre, qui échapperait aux déterminismes par le fait que nous soyons capables de volonté ou d’intentionnalité. Nous serions les seuls à être entièrement maîtres de notre destin et à n’être conduits par aucune loi : Nous sommes enclins à parler de la création de l’univers comme d’une chose du passé et à supposer que le monde, avec toute la vie variée qu’il contient, avant l’apparition de l’homme, a été créé pour son bonheur et sa suprématie particuliers et qu’il a ensuite été laissé à son contrôle et à son gouvernement. Mais cette conception du sujet appartient à une époque où les lois de la nature, dans leur suffisance et leur intégralité, n’étaient que peu étudiées et appréciées. La science moderne ne trouve aucune preuve d’un tel abandon de l’univers à la juridiction de l’homme. Plus on considère le sujet dans son ensemble, plus les limites sur lesquelles le libre arbitre de l’homme est autorisé à s’étendre semblent restreintes, et plus il devient évident que dans son progrès social, ses lois, ses arts et ses guerres, il évolue sous l’influence et le développement de ces mêmes lois qui ont été en vigueur depuis la toute première aube de la création  1.

On pourrait penser que l’universalité des faits, des lignes de force et des lois en question vient heurter le cœur même de ce qui fait l’objet des sciences sociales, à savoir le caractère historique, et donc changeant, des faits sociaux. Mais il n’en est rien. De même que les lois universelles de la physique ou de la biologie évolutive n’ont rien de contradictoire ni avec l’existence d’une grande variété de phénomènes physiques et biologiques ni avec le caractère changeant de l’état du monde (expansion de l’univers, naissance et mort des galaxies, des étoiles ou des planètes toutes aussi différentes les unes que les autres, transformation permanente des espèces, etc.), les faits, lignes de force et lois dont je parlerai ne s’opposent pas à l’historicité ou au caractère changeant des faits culturels. Pour ne prendre que le cas des lois, on verra qu’en agissant telles qu’elles agissent, elles contribuent à transformer l’état du monde et ne sont en rien des principes de maintien ou de gel de l’état du monde. Si tel était le cas, l’évidence de la diversité physique, biologique ou  culturelle et géologiques qui demeurent identiques à travers le temps que l’on peut le mieux comprendre l’état présent de la Terre. Cette position est une autre façon de soutenir l’universalité des lois de la physique. 1.  Pitt-Rivers 1906 : 47. Traduit par moi.

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des transformations de la matière, du vivant et des sociétés aurait rapidement balayé l’idée de loi universelle  1. Nous verrons que les positions du primato‑ logue Bernard Chapais sur la « structure sociale profonde » des chimpanzés ou d’Homo sapiens, ou de l’anthropologue Françoise Héritier sur les « butoirs de la pensée » en tant que propriétés – biologiques et sociales – incontournables de l’espèce, constituent des pas significatifs vers la solution scientifique qui me semble la plus adéquate. Les grands faits, les lignes de force et les lois dont il sera question sont tous présents depuis le début de l’histoire de l’humanité. Mais on peut faire l’hypothèse que les premières formes de vie sociale humaine, qualifiées dans la littérature anthropologique ou sociologique de « formes élémentaires » ou « primitives », livrent plus clairement l’essentiel de ce que sont les sociétés humaines. Bernard Chapais a merveilleusement illustré ce phénomène par l’exemple de la même lettre prenant des formes différentes, et disparaissant presque entièrement parfois derrière des enluminures luxuriantes. Mais il néglige le fait que ces enluminures ont une histoire, et que l’histoire s’enroule autour des axes de développement formant une structure invariante pour engendrer des formes culturelles très différentes. Plus la culture s’accumule et doit son état présent à un très long passé, et plus il est difficile de déceler les invariants qui sous-tendent l’ensemble. Comme le dit Frans de Waal, il faut savoir regarder notre espèce « sans nous laisser aveugler par les progrès techniques des derniers millénaires » pour pouvoir faire le constat d’une parenté sociale avec les autres primates  : « Tout comme nous, les singes petits et grands luttent pour le pouvoir, jouissent du sexe, veulent la sécurité et l’affection, tuent pour le territoire et valorisent la confiance et la coopé‑ ration  2. » Mais, d’un autre côté, plus les sociétés se différencient, plus elles passent de l’homogène à l’hétérogène, selon la formule de Herbert Spencer, ou « de l’hétérogène à l’état de confusion », à l’hétérogène distingué, séparé, selon la formule rectificatrice de Durkheim, plus elles font apparaître nettement les lignes de force jusque-là entremêlées. Ainsi, toute société, comme disait Testart, possède une dimension juridique, de même qu’elle possède des dimensions morale, politique, magico-religieuse, économique, esthétique, etc. Mais ce qui n’est qu’une dimension de toute pratique sociale dans les sociétés faiblement différenciées devient une sphère d’activité relativement autonome 1.  Jonathan Turner a critiqué la position du sociologue britannique Anthony Giddens qui soutient, comme bien d’autres, « que la nature fondamentale du monde social est en constante évolution, et que, par conséquent, il est impossible d’avoir des lois intemporelles sur un univers dont les fondamen‑ taux sont toujours en évolution » (Turner 2010, vol. 1 : 10. Traduit par moi). Turner explique que Giddens confond régularités empiriques et principes généraux. Par exemple, des mécanismes généraux de fonctionnement du pouvoir ou de la domination peuvent être à l’œuvre dans une multitude de « manifestations empiriques du pouvoir ». 2.  De Waal 2013 : 29.

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par rapport aux autres sphères d’activité dans des sociétés hautement diffé‑ renciées. Par exemple se distinguent progressivement des fonctions politiques, juridiques ou religieuses qui n’apparaissent comme telles que lorsqu’elles ont atteint un certain degré d’autonomie. De ce point de vue, on peut dire à l’inverse de notre hypothèse précédente, avec Marx, que « l’anatomie de l’homme est une clef pour l’anatomie du singe. Dans les espèces animales inférieures, on ne peut comprendre les signes annonciateurs d’une forme supérieure que lorsque la forme supérieure est elle-même déjà connue  1 ». Quand un trait est développé dans les sociétés différenciées, il devient recon‑ naissable « en germe » dans les sociétés peu différenciées. La réflexion sur l’évolution sociale des sociétés, à la manière de Lewis H.  Morgan ou d’Alain Testart  2, la mise en évidence de lois historiques caractéristiques de types de sociétés déterminés, comme le fait aussi souvent Marx, commencent là où mon propre projet s’arrête. Cela ne signifie pas, il faut insister encore une fois sur ce point, que l’histoire ne fait que se répéter, mais seulement qu’elle ne va pas dans n’importe quelle direction, qu’elle ne se développe pas et ne se transforme pas de manière aléatoire et imprévisible, et que, malgré leur diversité, les sociétés ne peuvent pas prendre n’importe quelle forme culturelle. Nous verrons aussi que chaque situation sociale spécifique, chaque société historique particulière, ne peut apparaître que comme une réalité complexe dans la mesure où elle est toujours le produit d’une combinaison de lois, dans des états historiquement déterminés des différentes lignes de force. Chaque grand fait, ligne de force et loi sera formulé et donnera lieu à un développement spécifique avec, à chaque fois que cela est possible, l’évoca‑ tion des prémices ou des primordia dans le vivant, ainsi que des points de différenciation-spécification.

Écriture et plan de l’ouvrage L’écriture de ce livre n’a pas été chose aisée. La question se posait de savoir comment écrire un livre qui cherche à clarifier et à condenser un grand volume de connaissances, accumulées depuis plus d’un siècle et demi au sein des sciences humaines et sociales sur les sociétés humaines et les comportements humains les plus variés, tout en s’appuyant sur des travaux issus de l’éthologie et de la biologie évolutionniste pour montrer, par comparaison interspéci‑ fique, les prémices préhumaines et la spécificité des propriétés structurelles, comportementales ou cognitives propres à l’espèce et aux sociétés humaines. 1.  Marx 2014 [1857] : 52. 2.  Nous verrons toutefois que même chez un auteur comme Testart, qui a largement privilégié l’étude de lois attachées à des types de sociétés donnés, il existe quelques tentatives de formulations de lois universelles, trans-sociétés.

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LES STRUCTURES FONDAMENTALES DES SOCIÉTÉS HUMAINES

Comment aller à l’essentiel du propos sans se noyer dans les détails empiriques, mais en apportant malgré tout suffisamment de preuves du bien-fondé de mes propos ? Voilà la question qui m’a hanté tout au long de ma recherche et de l’écriture de ce livre. J’ai longtemps rêvé d’un livre bref, avec très peu de justifications et de références, qui aurait ressemblé à ces articles de physiciens ou de biologistes, qui se concentrent sur l’essentiel de leur démonstration en ne citant pas les centaines de publications scienti‑ fiques lues pour en arriver là. Mais les attendus d’une partie des domaines de connaissance dans lesquels, bon gré mal gré, je m’inscris (je veux bien sûr parler des sciences humaines et sociales), de même que la logique de la preuve empirique, m’ont interdit d’aller au plus court. Dans tous les cas, j’ai préféré pratiquer la « ligne claire » en matière d’écriture plutôt que de céder au « penchant pour l’obscurcissement  1 » qui caractérise certaines réflexions théoriques dans les sciences sociales. Comme le dit très bien Pierre Van Den Berghe, « la prétention intellectuelle et la turgescence stylistique sont des caractéristiques de toutes les disciplines immatures […] qui ont un complexe d’infériorité vis-à-vis des domaines mieux établis  2 ». Ce livre est donc un compromis entre une volonté d’aller droit au cœur de ce que ma recherche me conduisait à énoncer et une nécessité de rester en dialogue avec tous ceux et celles qui sont toujours mes pairs, et qui ne sont certainement pas disposés à accueillir sans résistance un tel travail. J’espère avoir trouvé le juste équilibre entre l’ouvrage purement théorique, qui réduit l’empirique à la portion congrue, et l’ouvrage trop empiriquement descriptif qui, voulant entrer dans le détail de trop nombreux résultats scientifiques, perd le lecteur par la profusion des illustrations. Après une brève mais indispensable réflexion sur les conditions néces‑ saires à la création scientifique, je commencerai par revenir sur le concept de loi, son histoire chaotique en sciences sociales et sa nécessité épistémo‑ logique, puis je discuterai du nominalisme constructiviste qui domine très largement en sciences sociales et constitue un obstacle épistémologique au projet scientifique que je déploie, et je développerai des propositions relevant d’un réalisme constructiviste. Je présenterai ensuite le cadre dans lequel peut s’opérer l’articulation entre les sciences de la nature et les sciences sociales, en montrant l’importance sous-estimée des phénomènes de convergences, tant biologiques (Simon Conway Morris) que culturelles (Alexander Goldenweiser, André Leroi-Gourhan, Alain Testart, etc.), qui témoignent de l’existence de lois, et en donnant l’exemple de la mauvaise voie possible d’interprétation de l’objectif visé que représente la recherche des universaux (George P. Murdock, Donald E. Brown, etc.). Puis j’énoncerai l’ensemble des grands faits biolo‑ giques et anthropologiques, des lignes de force historiques et des lois générales 1.  Van Den Berghe 1990 : 182. Traduit par moi. 2.  Ibid.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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présentes depuis le début de l’histoire humaine qui feront l’objet –  central dans l’ouvrage – d’une présentation systématique détaillée. L’essentiel de cet ouvrage est donc consacré à faire état d’une recherche de longue haleine sur les conditions générales de fonctionnement et d’évo‑ lution des sociétés humaines. Dans ce retour sur plus de cent cinquante ans de recherches pluridisciplinaires sur les sociétés humaines, je me suis efforcé de revenir aux racines du fait social humain, de toujours repartir de faits biologiques souvent bien connus (altricialité secondaire, partition sexuée, longévité de l’espèce,  etc.) et de questions simples mais fondamentales (la nature sociale de l’Homme, sa capacité langagière-symbolique, sa produc‑ tion d’artefacts, la transmission et la cumulativité culturelles, la division du travail, le magico-religieux, la domination, et notamment la domination masculine, les rapports parents-enfants, aînés-cadets, l’ethnocentrisme sous toutes ses formes, la pensée analogique,  etc.), la réponse à des questions simples pouvant donner lieu, cela va de soi, à des développements longs et complexes, mais dans lesquels j’ai essayé de ne pas perdre le sens de l’essen‑ tiel. Comme l’écrivait Alain Testart dans sa préface à l’œuvre de Morgan : « Nous sommes trop habitués à adresser à l’objet de nos investigations des questions de détail, complexes et souvent sans réponse, suffisamment occupés par l’infinie variété des modèles et des systèmes pour oublier de poser les questions fondamentales  1. » Étant donné la profusion des travaux parcellisés et bien peu reliés entre eux, il m’a semblé que la tâche la plus urgente était de mettre un peu d’ordre dans ce trésor commun, et que nous avions plus que jamais besoin de simplicité, de synthèse et de retour à des questions élémentaires afin d’y voir plus clair.

1. Testart in Morgan 1985 [1877] : 10. Propos qui est à rapprocher de celui de Cédric Villani au sujet de la démarche de pensée du mathématicien Alexandre Grothendieck  : « Des fois, on se casse la tête sur un énoncé particulier et on cherche à employer une hypothèse […] mais si ça se trouve, c’est un leurre et il vaut mieux commencer par chercher une version plus générale. Et dans la version générale, on va y arriver plus facilement. Pourquoi ? La réponse est que quand l’énoncé est plus général, il y a moins de prises […]. Ça restreint le point de vue. Là où vous aviez plein de détails, qui viennent du fait que vous aviez un cas particulier, vous vous retrouvez avec une chose qui a moins de structures et il y a donc moins de routes qui sont possibles » (Villani 2022).

Première partie Des sciences sociales et des lois

1.

GUIDE DE SURVIE SCIENTIFIQUE : REMARQUES SUR LES CONDITIONS DE LA CRÉATIVITÉ SCIENTIFIQUE « Le programme de travail que je vais élaborer est pratiquement intenable, en tout cas pour un seul homme. La représentation positiviste de la science qui demande presque aux savants de ne jamais rien avancer qu’ils ne puissent aussitôt démontrer exerce un effet terrifiant de castration et de mutilation de l’esprit. Une des fonctions de la science est aussi de faire des programmes de recherche consciemment perçus comme quasiment irréalisables ; de tels programmes ont pour effet de faire voir que les programmes de recherche considérés comme scientifiques parce que réalisables ne sont pas nécessairement scientifiques. Par démission positiviste, au lieu de chercher la vérité où elle est, on la cherche sous le lampadaire, là où on peut la voir… » Pierre Bourdieu, Sur L’État (2012 : 117).

Le temps retrouvé et les forces de dispersion La recherche qui est à l’origine de cet ouvrage et le type de propositions qu’il contient reposent sur des conditions de travail particulières, et sans doute aussi sur des conditions de vie. Il y a des choses que l’on ne parvient pas à penser, et auxquelles on n’aurait même pas idée de penser, si l’on ne disposait pas du temps suffisant, et plus particulièrement de la continuité et de la longue durée, mises à mal par toutes les forces de dispersion qui ne manquent pas de se présenter dans le monde social global, comme dans le monde académique. Par définition, aussi nécessaire et indispensable puisse-t-elle paraître une fois faite, aucune œuvre – même les plus grandes comme L’Origine des espèces ou Le Capital – n’est véritablement attendue par personne, hormis parfois par des éditeurs et par quelques collègues et amis bienveillants. « Par définition », puisque c’est seulement lorsqu’elle parvient à exister, grâce à l’abnégation

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et aux capacités de résistance et d’endurance des savants, que l’on prend conscience qu’il nous manquait quelque chose. Mais ce « manque » n’était auparavant ressenti par personne. Pour ne prendre qu’un seul exemple, Karl Marx voulait plus que tout écrire son Capital mais souffrait de perdre un temps précieux à tenter de convaincre des militants dans les organisations politiques. Il prit de la distance, s’arracha au flux de la vie politique qui l’entraînait hors de la production de connaissances et se plongea intensé‑ ment dans son travail. Le monde social n’attendait pas son œuvre et, pour la créer, il dut trouver le temps et les conditions matérielles nécessaires à sa création. S’arracher au monde qui nous retient comme une glu, défier la loi de l’attraction universelle de l’individu créateur vers les groupes ou les institutions qui lui rappellent ses obligations et leurs exigences, c’est cela « faire œuvre scientifique ». La vie sociale en général, les institutions académiques en particulier savent nous détourner en permanence –  par des sollicitations et des obligations diverses et variées, par des demandes multiples de réunions, d’informations, de communications ou de publications morcelées – de ce qui devrait constituer l’essentiel d’une vie de recherche et qui est souvent réduit, dans les faits, à la portion congrue. Il faut donc savoir s’absenter, déserter, disparaître pour pouvoir être entièrement présent à l’activité scientifique exigeante, chronophage, et qui ne souffre aucune concurrence. Plus les objectifs sont ambitieux, plus ils remettent en question des évidences collectivement entretenues, et plus il faut pouvoir suivre le plus loin possible ses intuitions sans compter ses heures, débroussailler les pistes à peine entrevues sans se demander si elles sont a  priori rentables scientifiquement ou non, sans craindre de « perdre du temps » par rapport à ces objectifs plus « raisonnables » à court ou moyen terme que sont les comptes rendus de recherche, les communications ou les publications dans des revues. La longue période de la pandémie, avec ses confinements, ses restrictions de déplacements et son télétravail, de mars 2020 à la fin 2022, a été, même si cela me coûte un peu de l’avouer, une période bénie pour cette recherche. Pendant toute cette période, durant laquelle j’ai pu bénéficier d’une dernière année à l’Institut universitaire de France en tant que membre senior puis d’un détachement au CNRS, c’est l’ensemble de la vie académique qui a ralenti, un grand nombre de colloques, de séminaires ou de journées d’études ayant été annulés ou organisés à distance en diminuant, de ce fait, toute la partie « conviviale » de ces événements qui fonctionnent souvent comme des poisons lents pour l’esprit tant ils sont l’occasion d’entendre des rumeurs, des échos de luttes ou de concurrences dans lesquelles on se sent inévitablement pris, à un degré ou à un autre. Combien de fois ai-je entendu des collègues revenir de colloques ou de congrès sans force et démoralisés devant le spectacle de la vie académique pour quelques minutes d’échanges scientifiques réellement

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utiles ? Combien d’heures ou même de jours de travail perdus en déplace‑ ments, mondanités et autres temps de récupération ? Travailler intensément et de façon continue est fatigant, mais cette fatigue n’a rien de comparable avec celle engendrée par le bruit et la fureur du monde académique, les réunions inutiles, les tracasseries bureaucratiques, les propos flous, pâteux ou allusifs entendus lors de colloques ou de séminaires trop nombreux  1, les déplacements sans fin et les repas diplomatiques, les sous-entendus ou les piques plus ou moins inconscientes de collègues si bien intentionnés. Au lieu d’obliger les jeunes chercheurs (doctorants) à suivre des forma‑ tions sans grand intérêt dans le cadre d’écoles doctorales qui devraient s’appeler, pour cette raison, « écoles de saut d’obstacles pour freiner la progression scientifique des apprentis chercheurs », on devrait plutôt trans‑ mettre aux plus jeunes toutes les techniques de survie en milieu académique hostile, en commençant par leur rappeler que le temps est la denrée la plus précieuse d’un chercheur, et que le défendre bec et ongles devrait être la principale préoccupation de tout vrai chercheur. Cela est d’autant plus important que les grandes difficultés d’insertion des jeunes chercheurs et la précarité qui règnent aujourd’hui dans le monde académique rendent plus difficile, par manque de temps et de sérénité, toute recherche un tant soit peu ambitieuse. Le biologiste Stephen Jay Gould a résumé avec humour et un brin de sarcasme la situation telle qu’elle se présente pour un savant dans un univers scientifique très largement organisé (ce ne fut pas toujours le cas, et ce ne l’était en tout cas pas du temps de Darwin) par l’institution universitaire : Le Seigneur nous donne si peu de temps pour accomplir une carrière –  quarante ans si l’on a commencé suffisamment tôt sa thèse et si l’on reste en bonne santé ; cinquante ans si l’on a de la chance. Le Diable nous en prend tellement –  et surtout pour des tâches administratives qui s’abattent sur chacun d’entre nous, excepté sur les plus inflexibles et particulièrement déterminés des « salauds » irresponsables  2. 1.  Il est assez facile de constater par soi-même qu’avant que l’orateur d’un séminaire ou d’un colloque puisse dire quelque chose d’un tant soit peu consistant ou essentiel, cela prend souvent beaucoup de temps et de circonvolutions rhétoriques, qui ne sont pas absentes à l’écrit mais qui s’accroissent considérablement à l’oral sous l’effet de la présence immédiate, et potentiellement dange‑ reuse, d’un auditoire. Toutes ces tergiversations qui sont autant de moyens de protection ou de défense nuisent à la clarté des propos et détournent la fonction cognitive officiellement attachée à la communication scientifique. Les vraies « rencontres » scientifiques se font bien davantage avec des problèmes ou avec des propositions de solutions à ces problèmes qu’avec des personnes. Quand on tient compte de l’effet produit à la fois par la présence immédiate d’un auditoire et par les spécificités linguistiques d’un langage oral moins contrôlé du fait d’être produit dans des conditions d’urgence communicative, on peut tout à fait comprendre les propos assassins de Gilles Deleuze contre l’oral de colloque  : « Écrire c’est propre, mais parler c’est sale. C’est sale parce que c’est faire du charme. Moi, je n’ai jamais supporté les colloques. » (Boutang 2004). 2.  Gould 1991 [1989] : 263‑264.

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Temps, audace et ambition Savoir préserver son temps n’est pas qu’une simple question de « quantité » de travail accompli, et encore moins de nombre de textes publiés. C’est la nature même de ce que l’on crée qui est en jeu. Car moins un chercheur dispose de temps, plus ce temps restreint est haché, discontinu, et moins il est en mesure de faire autre chose que de « reproduire » du connu, d’opérer un travail de confirmation, qui a son utilité, mais qui peut rapidement tourner à la mise en œuvre de routines ininterrogées. Les remarques de Gould sur le temps seraient banales s’il ne montrait pas, avec le talent d’écriture qu’on lui connaît, comment le temps retiré conduit inévitablement vers des formes de paresse scientifique involontaires. Revenant sur l’histoire de la découverte en 1909, par le paléontologue étatsunien Charles Doolittle Walcott, des célèbres fossiles conservés dans les schistes de Burgess en Colombie-Britannique, Gould montre bien que, quand on ne dispose pas suffisamment de temps, on ne peut rien voir de nouveau, rien inventer ou créer, et l’on va irrémédiablement vers ce qui est déjà établi, connu et reconnu. Walcott ayant de lourdes charges administratives et ne pouvant pas étudier « soigneusement les bizarreries de son corpus », il en donna une « interprétation dictée par la loi du moindre effort » et inter‑ rogea son matériau à la lumière de ses « préconceptions » de l’évolution des espèces  1. Avoir du temps et apprendre à s’en servir sans le gaspiller, c’est donc avoir la possibilité d’être scientifiquement audacieux. Il faut faire confiance ici à nos grands prédécesseurs, dont la reconnaissance est aujourd’hui unanime, et tirer la leçon de leur comportement ou de leur réaction face aux forces de dispersion qui n’ont jamais cessé de faire sentir leur présence, même si elles ont atteint désormais une intensité particulièrement élevée. Par exemple, Darwin réagit négativement le 14  octobre 1837 à la proposition qu’on lui fit d’accepter la charge de secrétaire de la Geological Society, en invoquant le temps dont il avait besoin pour faire aboutir sa recherche : « Tant que je me consacre à l’achèvement de la tâche que j’ai entreprise, écrit-il, je ne suis pas d’avis que mon devoir, en tant que partisan de la science, consiste à remettre cette tâche à plus tard pour entreprendre ce que peut faire n’importe qui, pour peu qu’il ait plus de temps libre que moi en ce moment  2. » Darwin 1.  Ibid. : 328 et 359‑360. 2.  Darwin 2009  : 100‑101. On retrouve le même souci de mise à distance des charges institu‑ tionnelles, dans la logique classique de l’opposition du spirituel et du temporel, chez le physicien Henri Poincaré à propos duquel Émile Borel écrivait  : « Le trait le plus frappant de son caractère pour ceux qui l’ont approché, c’est sa passion pour la recherche scientifique et son désir d’y consacrer tout son temps sans en détourner une parcelle pour des travaux qu’il regardait comme accessoire. Il n’accepta jamais des fonctions administratives, comme celle de doyen ou de secrétaire perpétuel, non qu’il en méconnût l’utilité, mais il pensait que d’autres pouvaient l’y remplacer, tandis que lui seul

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parle ailleurs de l’« habitude », contractée dès l’époque de son voyage sur le Beagle, « d’agir énergiquement et de concentrer toute [s]on attention sur ce qu’[il] faisai[t] » : « Je rapportai toutes mes pensées et mes lectures à ce que j’avais vu ou allais voir, et cette façon de faire se poursuivit pendant les cinq années du voyage. Je suis sûr que c’est cette discipline qui m’a permis de faire ce que j’ai fait en science  1. » Le temps, le calme, la concentration, voilà ce qu’exige une activité scien‑ tifique audacieuse et ambitieuse. Dans une lettre datée du 15 janvier 1904 et adressée au physicien suisse Charles-Édouard Guillaume, Pierre Curie écrivait ainsi avec un certain mordant  : « On nous demande des articles et des conférences, et quand plusieurs années se seront écoulées, ceux-là mêmes qui nous les demandent s’étonneront de voir que nous n’avons pas travaillé… […] J’aspire vers des temps plus calmes passés dans un pays où les conférences seraient interdites et les journalistes persécutés  2. » Mais ce ne sont pas seulement les sollicitations extrascientifiques qui contribuent à la dispersion. La frénésie de colloques ou de séminaires, l’obsession de l’éva‑ luation permanente par les institutions universitaires ou scientifiques, qui font que le chercheur n’existe que s’il communique ou publie des articles scientifiques, et qu’il existe d’autant plus –  pour lui-même comme pour les autres  – qu’il communique ou publie beaucoup, conduisent à publier pour publier, et donc à publier des petits résultats plutôt qu’à privilégier des projets plus ambitieux. Malgré l’accélération de ce phénomène depuis un siècle, il faisait déjà l’objet d’une réflexion critique de la part d’Albert Einstein. En travaillant au Bureau des brevets de Berne (Bureau fédéral de la propriété intellectuelle), de 1902 à 1909, Einstein avait trouvé de quoi stimuler en permanence sa réflexion physique en exerçant ses capacités de réduction des nombreux dispositifs techniques qui passaient entre ses mains à des principes physiques sous-jacents. Sa tâche consistant en effet à déterminer si les procédés décrits étaient vraiment originaux et pouvaient donc faire l’objet d’un brevet, c’était pour lui une opportunité unique de réflexion sur les lois de la physique, de clarification et d’abstraction qui s’accompagnait de l’exigence d’une écriture à la fois sobre et précise. Manière aussi de se tenir à distance d’un système universitaire qui engendrait déjà, par l’exigence de la publication répétée, une trop grande dispersion fatale à toute réflexion un tant soit peu générale ou fondamentale : pourrait résoudre certains problèmes. Le souci d’économiser son temps se manifestait dans les plus petits détails » (Borel 1954). 1.  Darwin 2008 : 75. Biographe de Darwin, James Moore dit à propos de Darwin : « Il ne vivait pas en ermite. Il vivait comme une personne obsédée par l’accès à lui-même » (Moore 2016). Il faut entendre par là l’obsession de pouvoir revenir chaque jour, quelles que soient les circonstances, sur les problèmes scientifiques qui le préoccupaient. 2. Cité in Curie 1938 : 303.

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La rédaction des actes de brevet était pour moi une véritable aubaine. Ce travail obligeait mon esprit à s’exprimer dans des domaines variés tout en m’offrant largement de quoi susciter ma réflexion en physique. Avoir une activité professionnelle concrète est finalement une bénédiction pour quelqu’un comme moi. Une carrière académique condamne un jeune chercheur à une certaine production d’articles scientifiques. C’est là une incitation à la superficialité à laquelle seuls les caractères bien trempés peuvent résister  1.

On reconnaît souvent les bons chercheurs à leurs capacités de résistance : résistance à la dispersion, résistance aux demandes extra-académiques comme aux demandes académiques contre-productives, résistance aux modes scienti‑ fiques du moment, résistance aux jugements portés sur soi, etc. Or il va sans dire que ces dispositions résistantes, qui devraient faire partie du patrimoine de dispositions professionnelles de tout chercheur, ne sont guère encouragées par les institutions académiques et tiennent davantage, quand elles existent, à des socialisations extra-académiques (familiales notamment).

Audace, persévérance et naïveté « La découverte est le privilège de l’enfant. C’est du petit enfant que je veux parler, l’enfant qui n’a pas peur encore de se tromper, d’avoir l’air idiot, de ne pas faire sérieux, de ne pas faire comme tout le monde. Il n’a pas peur non plus que les choses qu’il regarde aient le mauvais goût d’être différentes de ce qu’il attend d’elles, de ce qu’elles devraient être, ou plutôt  : de ce qu’il est bien entendu qu’elles sont. Il ignore les consensus muets et sans failles qui font partie de l’air que nous respirons – celui de tous les gens sensés et bien connus comme tels. Dieu sait s’il y en a eu, des gens sensés et bien connus comme tels, depuis la nuit des âges ! » Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles (2021, t. I : 197‑198).

Le gigantesque défi que représente la recherche de lois concernant les sociétés humaines consiste à affronter la difficulté de la tâche à accomplir avec la part de naïveté nécessaire pour ne pas perdre tout enthousiasme devant l’ampleur de l’effort de connaissance à fournir et les multiples incitations au découragement lancées par des collègues adeptes du surplace. Parlant de l’œuvre majeure de l’anthropologie australienne de Walter Baldwin Spencer et Francis James Gillen, The Native Tribes of Central Australia (1899), Alain Testart écrit qu’il leur aura « sans doute fallu une bonne dose de scientisme 1.  Einstein 1989 : 16.

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– mélange d’optimisme et de foi en la science qu’il est de bon ton aujourd’hui de qualifier de “naïf’  1 », pour avoir le courage de la publier. Compte tenu de l’immensité de l’étendue des travaux qu’il s’agit de lire pour parvenir à dégager les fondamentaux (grands faits, lignes de force et lois) qui structurent l’ensemble des sociétés humaines, le manque de foi conduirait rapidement à être saisi par l’accablement et à jeter très rapidement l’éponge. La conscience trop aiguë de l’énormité de la tâche paralyse ou inhibe toute propension créatrice. Comme l’exprimait fort bien le mathématicien Cédric Villani en 2014  2 : Quand vous avez conscience de tout ce qui a déjà été essayé, de toutes les théories qui existent déjà, vous n’osez pas bouger le petit doigt. Vous voyez tout ce que ça entraîne comme ramifications et comme conséquences. Une dose de naïveté est indispensable et, en même temps, il faut aussi une certaine dose de connaissance. […] La capacité d’enthousiasme est peut-être le problème le plus important dans la psychologie du chercheur.

Une certaine dose de foi, de persévérance, d’audace, de curiosité enfan‑ tine ou de naïveté est donc nécessaire lorsque l’on entreprend de déplacer des montagnes. Mais cela implique aussi de savoir « ignorer » une partie de l’héritage scientifique autant que d’apprendre à connaître ce qu’il est néces‑ saire de connaître. Un exemple quasi expérimental de cela dans l’histoire des sciences est celui de David Stuart, né en 1965, spécialiste des Mayas, qui avait l’habitude enfant de suivre ses parents, mayanistes eux aussi, lors de leurs expéditions archéologiques au Mexique et au Guatémala. Vers l’âge de huit ans, Stuart commence à s’intéresser à l’écriture maya. Avec son point de vue d’enfant, attentif aux questions que se posaient ses parents (il ne partait en aucun cas de zéro), mais en toute ignorance des multiples tentatives menées au cours des siècles précédents pour déchiffrer cette écriture, il porte un regard neuf sur ces mystérieux idéogrammes, un regard qui n’était pas alourdi par toute la conscience des impasses ou des voies encombrées du passé. À douze ans, il a l’opportunité de participer aux travaux de recherche en épigraphie maya de Linda Schele, à Palenque (Mexique) et, quelques mois plus tard à peine, il effectue sa première communication scientifique devant une cinquantaine d’experts internationaux sidérés. Et c’est à l’âge de quinze ans seulement, à l’occasion de fouilles archéologiques, qu’il fait une découverte cruciale qui aboutira au déchiffrage de la langue maya. Une telle histoire, exceptionnelle mais qui n’a rien d’anecdotique, montre que le progrès scientifique suppose à la fois une grande connaissance du 1.  Testart 1992 : 11. 2.  Villani 2014.

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passé de son champ de recherche et une dose de naïveté ou d’ignorance de tout ce qui empêche de se poser les bonnes questions ou de formuler les hypothèses les plus hardies et fécondes. L’idéal serait de connaître ce qu’il est utile de connaître tout en se délestant de tout ce qui, dans ce passé, freine l’avancée de la connaissance. Le problème est cependant que le passé scientifique accumulé et porté dans le présent par des communautés entières ne se présente jamais à la manière d’une commode à deux tiroirs, le premier contenant toutes les bonnes connaissances indispensables à connaître et le second rempli de tous les obstacles, tabous, interdits, mauvaises hypothèses et pseudo-connaissances qui empêchent de poursuivre dans la bonne direc‑ tion. Le physicien Lee Smolin a rappelé l’effet puissant de freinage du progrès exercé par ce genre de censures en physique  : « David Mermin […] a déploré les “nombreuses générations d’étudiants qui auraient pu être tentées d’essayer de construire des théories de variables cachées [mais] qui en furent découragées par l’allégation selon laquelle von Neumann avait prouvé que c’était impossible”. Il s’est demandé si la preuve avait été réexaminée par eux  1. » À défaut donc de pouvoir réellement ignorer les mauvaises pistes –  et je doute de la possibilité pour un adolescent de quinze ans de dégager les propriétés fondamentales des sociétés humaines dans la mesure où la dose de connaissances nécessaire à la réalisation d’une telle entreprise est autrement forte que celle requise pour le déchiffrage d’une écriture  –, il faut avoir le courage de les ignorer, au sens de ne pas s’en préoccuper, ou de s’en débar‑ rasser, alors même qu’elles sont parfois portées par des communautés savantes actives et puissantes. Puisqu’il est toujours trop tard scientifiquement pour être naïf quand on a été longuement formé dans un univers scientifique donné, il faut remplacer la naïveté enfantine et l’audace de l’inconscience par le courage et la foi ou l’esprit de résistance de celui ou celle qui continue opiniâtrement à remonter le courant entouré de nageurs narquois. En science, comme en art, le degré de créativité dépend autant de l’estime de soi que du talent. Pour réussir, le scientifique doit avoir assez confiance pour déserter la terre ferme et se lancer à l’assaut des flots. Il doit avoir le goût du risque. Il doit avoir conscience du fait que les notes de bas de page des vieux traités oubliés sont remplies de noms de savants doués mais timorés. Si, à l’inverse, il choisit comme la grande majorité de ses collègues de rester près des côtes, il aura peut-être la chance de posséder ce que j’appelle l’intelligence optimale de la science normale  : il sera assez brillant pour voir ce qu’il faut faire mais pas assez pour se donner la peine de le faire  2.

1.  Smolin 2019 : 109‑110. 2.  Wilson 2000 [1998] : 78.

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Il y a pourtant un aspect positif et enthousiasmant à la situation que nous vivons depuis plus de cent cinquante ans en sciences sociales  : celui de pouvoir encore espérer réaliser de grands progrès en réussissant notam‑ ment à unifier un champ qui ne possède pas encore toutes les propriétés d’un véritable champ scientifique. Un champ scientifique supposerait que les différents membres du champ se lisent, se contredisent et se répondent à travers leurs travaux respectifs, ce qui est très loin d’être le cas, les différentes écoles produisant des travaux dans des logiques dogmatiques sans se soucier de faire progresser des problèmes reconnus par tous comme communs. Les sciences sociales sont dans un état qu’on pourrait assez aisément qualifier de prénewtonien, voire de préképlérien, au sens où elles produisent de nombreux travaux qui peuvent être très rigoureux, mais qui n’ont permis ni de formuler des lois qui seraient désormais admises par l’ensemble des chercheurs, et qui constitueraient un appui pour de nouveaux travaux, ni de construire aucun cadre paradigmatique commun. L’essentiel restant encore à faire, les sciences sociales offrent une possibilité rare à toutes les audaces et à toutes les ambitions de s’exprimer avec une chance réelle, en ne ménageant pas sa peine, de faire avancer significativement l’état des choses. Si cette tâche est immense, force est de constater la plus grande difficulté à créer de grandes avancées pour les chercheurs des sciences plus ancienne‑ ment et plus fortement constituées que les nôtres. Ainsi, Stephen Jay Gould écrivait-il avec lucidité à propos de la biologie : Et quels que soient l’enthousiasme et le plaisir suscités par les nouvelles découvertes que réalisent chaque année les biologistes, personne ne vivra jamais plus l’intense expérience intellectuelle associée à la reconstruction de la nature à l’aide du paradigme de l’évolution  : ce privilège, accordé à Charles Darwin, nous est aujourd’hui refusé. Mais il nous reste tant à faire, tant à comprendre  1.

Surmonter sa peur « Les positions les plus fécondes scientifiquement sont souvent les plus risquées, donc les plus improbables socialement. » Pierre Bourdieu, Questions de sociologie (1980 : 55).

La peur peut saisir le chercheur qui brave des interdits et se voit poten‑ tiellement exposé à divers procès  : en scientisme naïf, en illusion nomolo‑ 1.  Gould 2001 [1996] : 276. On peut cependant penser que Gould pèche par excès de pessimisme et que, si renverser le modèle de Darwin n’est pas une chose qui peut facilement advenir, cela finira selon toute probabilité par arriver, de même que la révolution einsteinienne a succédé à la révolution newtonienne, un peu plus de deux cents ans plus tard.

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gique, en naturalisation des rapports sociaux (de domination notamment), en conservatisme idéologique  1, en « généralisme de bureau  2 », en impéria‑ lisme disciplinaire ou théorique, en anthropomorphisme, en structuralisme (pour ceux, désormais nombreux, qui considèrent cela comme une insulte académique), et que sais-je encore. Mais cela ne doit pas pour autant le détourner du but. On peut penser ici à Vesto Slipher, astronome étatsunien, qui a été le premier à constater que l’univers n’était pas stable, immuable et éternel. L’observation des faits la plus rigoureuse qui soit ne suffit cependant pas pour donner un sens correct à ce que l’on voit, et Slipher a eu peur de ce qu’il avait pourtant réellement découvert, à savoir que l’univers a une histoire et est en expansion. Le physicien David Elbaz qui raconte l’histoire de Slipher, dit que ce qu’il a vu « lui a fait l’effet d’un lion capable de dévorer celui qui s’en approche trop près  3 » et ajoute en faisant référence au Roman de Lancelot : L’accès à un autre regard, un regard qui transforme le monde en même temps qu’on l’observe, se présente toujours sous une forme dérangeante, menaçante, car il va mettre à mal le monde auquel on est habitués. Les grands savants qui ont apporté une brique à l’édifice scientifique ont tous dû un jour ou l’autre emprunter un Pont de l’Épée, se dévêtir de leurs certitudes, des bagages accumulés qui leur donnent un statut, un pouvoir vis-à-vis des autres, pour se retrouver nus sur le fil tranchant de l’épée du savoir. Tous ont vu devant eux les lions de Vesto Slipher et de Lancelot du Lac, sous la forme de collègues les avertissant du danger d’emprunter cette direction, ou autres menaces virtuelles ou physiques. Une fois l’obs‑ tacle passé, les lions volatilisés, on ne peut plus faire marche arrière  4.

On dit parfois que la peur est mauvaise conseillère, mais on pourrait au contraire penser qu’en matière scientifique, quand les faits sont correctement établis et que la peur de leur interprétation commence à monter, celle-ci peut être un bon indice de l’importance pour le chercheur de poursuivre dans  la même voie. La crainte de Darwin, bien connue aujourd’hui, de publier le  résultat de ses recherches sur la transformation des espèces sous l’effet de la sélection naturelle, conscient qu’il était d’affronter des résistances de nature religieuse, politique ou scientifique, a été surmontée sous l’effet de la réception d’une lettre d’un jeune naturaliste, Alfred Russel Wallace, 1.  Cf. infra la conclusion générale de l’ouvrage, et plus précisément la partie intitulée « Pensée des invariants, pensée conservatrice ». 2.  L’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan a ainsi qualifié, en réaction à mon « Manifeste pour la science sociale » (Lahire 2021), Karl Marx et Émile Durkheim d’« admirables généralistes de bureau » (Sardan 2021). Je n’aurai pas la désobligeance de comparer les apports respectifs aux sciences sociales du railleur et des raillés, et laisserai donc le lecteur s’en faire une idée par lui-même. 3.  Elbaz 2021 : 38. 4.  Ibid. : 42‑43.

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qui développait en quelques pages l’essentiel de ce qui était à la base de sa théorie de la sélection naturelle. Mais ce qui décida Darwin à publier ce qu’il considérait lui-même comme un simple résumé de sa recherche (un résumé toutefois de plusieurs centaines de pages), c’était surtout le fait que, à la différence de Wallace, il fondait sa théorie sur des séries impressionnantes de faits convergents qu’il avait soigneusement collectés durant plus de vingt ans. Si Darwin n’avait pas été mû par une foi scientifique très grande, s’il n’avait pas été convaincu que les faits qu’il collectait de toutes parts venaient à l’appui de sa théorie, il n’aurait jamais osé braver sa peur qui était pourtant très grande. Dans une lettre datée du 11  janvier 1844 adressée au grand botaniste Joseph Dalton Hooker, Darwin écrivait : J’ai lu des monceaux de livres d’agriculture et d’horticulture, et n’ai jamais cessé de collectionner des faits. Des rayons de lumière sont enfin venus, et je suis presque convaincu (contrairement à l’opinion que j’avais au début) que les espèces ne sont pas (je me fais l’effet d’avouer un meurtre) immuables. […] Je pense que j’ai trouvé (c’est ici qu’est la présomption) la manière très simple par laquelle les espèces s’adaptent parfaitement à des fins variées. Vous allez gémir, et vous vous direz intérieurement  : « Est-il possible que j’aie perdu mon temps à écrire à pareil homme ? » J’aurais pensé de même il y a cinq ans.

Ce qui a changé depuis Darwin, et qui contribue à redoubler la peur, ou tout du moins la frilosité des savants, c’est le cadre institutionnel dans lequel s’inscrit désormais l’activité scientifique. Darwin avait peur des réactions de ses proches, et notamment de sa femme très chrétienne, des autorités religieuses, politiques et scientifiques de son temps, mais il n’était pas univer‑ sitaire ni chercheur dans un organisme de recherche et ne dépendait donc pas pour vivre du jugement de ses pairs. Il n’avait pas de « carrière » à mener ni d’étapes académiques à franchir. Cela lui donnait les coudées franches. Aujourd’hui, les savants sont indissociables des univers institutionnels au sein desquels ils enseignent et mènent leurs recherches. Et, dans de tels univers, les coudées sont forcément moins franches puisque la progression dans la carrière et l’amélioration corrélative de vos conditions de vie dépendent de la perception et des jugements que les autres portent sur vous. Un tel système comporte des avantages et des inconvénients  : d’une part, il a démocratisé l’accès à la science, qui n’est plus une activité de rentier issu de la noblesse ou de la bourgeoisie, et, d’autre part, il a fait perdre en indépendance à l’égard de ses pairs. Si les pairs en question étaient de purs esprits tournés exclusivement vers la recherche de la vérité, sans mesquineries ni intérêts personnels, les savants vivraient dans le meilleur des mondes possibles. Malheureusement, les concurrences scientifiques, les jalousies personnelles et les conservatismes de toutes sortes ont rendu le métier plus fragile qu’il ne l’était eu égard à

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la prise de risque que constitue au départ toute avancée scientifique. Il y a donc toujours une bonne raison d’avoir peur et de ne pas prendre de risques, comme en témoigne très justement le physicien Lee Smolin : On peut se dire que l’on prendra de tels risques une fois que l’on aura obtenu son doctorat, ou son post-doctorat, après avoir obtenu un poste de professeur, après une titularisation… Mais même titulaire, les professeurs chevronnés et célèbres doivent présenter des demandes de subventions pour leurs recherches, et il y a toujours cette possibilité de carrière fantas‑ tique, de prix, de chaire prestigieuse… Donc on va attendre la retraite, où nous serons totalement libres de prendre de gros risques. Eh bien, pour autant que cela me concerne, je peux dire que la seule chose certaine que vous apprenez –  lorsque s’écoule la cinquantaine, la soixantaine, après tous ces jours chargés, ces emplois du temps remplis de séminaires, de réunions d’enseignement, de travail avec les étudiants, de cours, de révisions, etc. – c’est que vous n’êtes pas immortel  1.

C’est pour cette raison que le conservatisme académique a de beaux jours devant lui, car braver les interdits n’est pas l’attitude la mieux récompensée. « Le monde académique est très bien organisé pour soutenir ce que Thomas Kuhn appelait la science normale », écrit encore Smolin. Mais, avec la « logique de la notoriété académique », il a tendance à « dissuader très fortement de mettre de côté l’héritage consensuel pour relever de nouveaux défis »  2.

1.  Smolin 2019 : 270‑271. 2.  Ibid. : 271.

2.

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« S’il est une “quête” qui a traversé toute ma vie de mathé‑ maticien, depuis l’âge de dix-sept ans (frais émoulu du lycée) jusqu’à aujourd’hui même, une quête incessante qui a marqué toute mon œuvre (publiée ou non publiée) depuis ses débuts, c’est celle de l’unité, à travers la multiplicité infinie des choses mathématiques et des approches possibles vers ces choses. Déceler, découvrir cette unité au-delà de la diversité, d’une richesse souvent déroutante (sans rien amputer de cette richesse), reconnaître les traits communs au-delà des différences et des dissemblances, et aller jusqu’à la racine des analogies et ressemblances pour découvrir la parenté profonde – telle a été ma passion, ma vie durant. Les différences mêmes, expression d’une diversité illimitée et insaisissable, ont fini par apparaître comme les branches et les rameaux, se ramifiant à l’infini, d’un même arbre à la vaste ramure, où chacune, et chaque branche et chaque rameau, me montrent le chemin vers le tronc qui leur est commun. » Alexandre Grothendieck, Récoltes et semailles (2021, t. I : 900).

Misère du relativisme et progrès dans les sciences sociales Depuis plusieurs décennies, les chercheurs en sciences sociales en général, les sociologues en particulier, se sont très largement engagés dans la voie d’un hyper-constructivisme ou d’un nominalisme épistémologique radical. Mettant l’accent sur le caractère construit des points de vue que l’on porte sur le monde, ce qui ne constitue pas en soi un problème, ils en viennent toutefois à nier l’existence d’une réalité sociale objective, ou à rejeter l’idée d’une réalité indépendante de toute observation, de toute description ou de toute interprétation. La réalité serait, en quelque sorte, « construite de toutes

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pièces » par les savants et, quand on lui accorde une existence, on la conçoit comme malléable et modifiable à volonté. Le nominalisme se détache ainsi assez nettement du réalisme épistémo‑ logique pour qui, non seulement le réel existe indépendamment des savants qui l’étudient, mais résiste à certains essais (malheureux) d’interprétation scientifique. Le réalisme, qui a montré sa fécondité en physique comme en biologie, pense que le réel (physique, biologique ou social) n’est pas informe et qu’il est structuré objectivement par des logiques, des mécanismes, des forces ou des lois qu’on peut, et même qu’on doit, s’efforcer de découvrir. Comme l’écrit le physicien étasunien Lee Smolin  : « Ce concept de loi est à la base d’une conception réaliste de la nature  1. » Ces principes actifs travaillent, structurent, organisent, informent les sociétés et les comporte‑ ments humains, et ce, quoi qu’on en dise et quoi qu’on en pense, c’està-dire quel que soit l’état des représentations qu’on peut en avoir et de la science (bonne ou mauvaise, juste ou fautive) qu’on peut en faire. Par exemple, Einstein assumait un réalisme épistémologique en pensant qu’il existe « quelque chose comme l’“état réel” d’un système physique, quelque chose qui existe objectivement, indépendamment de toute observation ou mesure, et que l’on peut décrire, en principe, avec les procédés d’expression de la physique  2 ». La perspective radicalement nominaliste ou constructiviste, qui débouche sur un relativisme, est aujourd’hui largement dominante dans le domaine des sciences sociales (sociologie, anthropologie, histoire, etc.). Qu’elle soit diffuse, implicite et très vaguement assumée par les chercheurs ou qu’elle s’exprime très savamment dans des travaux d’épistémologie  3, elle a des conséquences négatives multiples sur l’orientation pratique et le devenir des travaux de recherche qui s’y mènent. Par exemple, ethnométhodologie, sociologie compréhensive ou phénomé‑ nologie sociale sont autant de versions du programme sociologique qui ont eu tendance à réduire la réalité sociale aux représentations, croyances, visions du monde ou ethnométhodes que peuvent avoir les acteurs sociaux à son sujet. Prendre au sérieux ces représentations (etc.) est bien sûr nécessaire, dans la mesure où la réalité sociale s’organise avec elles, et que, même « fausses » ou « illusoires », elles conduisent aussi les acteurs à agir tel qu’ils le font. Mais faire des représentations la seule réalité tangible, ne plus s’autoriser à dire que ces représentations peuvent être erronées ou déformantes, ou refuser d’opérer toute comparaison entre ce qui est dit de ce qui est et ce qui est en réalité, c’est s’interdire purement et simplement de faire de la science à propos de la réalité sociale. Il faut imaginer ce que serait la physique si elle 1.  Smolin 2019 : 30. 2.  Balibar & Toncelli 2008 : 216. 3.  On pourra lire en contrepoint Pumain 2005.

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se contentait de faire la théorie de l’intuition que les hommes peuvent avoir des phénomènes physiques. Réduite à une phénoménologie des perceptions sociales, la science sociale ne construit plus véritablement ses objets, mais se contente de suivre de près et d’épouser la construction des acteurs qu’elle étudie. Elle en vient alors à juger naïve toute recherche qui se donne pour objet de comparer les repré‑ sentations à la réalité. C’est en substance ce que disait Alain Testart dans l’introduction d’un article sur le peuple des Amazones, article qui affrontait la question, qualifiée ironiquement de « naïve » par l’anthropologue, de la réalité des Amazones dans l’histoire : Le récit, qu’il soit épique, légendaire ou mythique, se prête toujours à deux approches. La première consiste à se demander si le récit est vrai. Sans doute pratiquée depuis un temps immémorial, depuis au moins qu’existe la réflexion critique, elle a été plus particulièrement développée par les hagio‑ graphes et les historiens qui ont affiné à son propos leur méthode propre, dite de critique historique des sources. La seconde prend au contraire le récit comme un objet digne d’être étudié en lui-même, indépendamment de la valeur (de vérité ou de fausseté) de son énoncé, mais révélateur des croyances et des modes de dire et de penser de la culture qui le produit. Elle a été très largement le fait de l’anthropologie sociale. Les deux approches sont légitimes, et nullement antinomiques puisqu’elles ne se proposent pas les mêmes buts, quoiqu’on puisse se demander si l’excel‑ lence de l’une ne tend pas à faire oublier l’autre. C’est ainsi que le mythe des Amazones fut l’objet de maintes analyses, toutes brillantes, conduites en termes d’oppositions masculin/féminin, civilisé/barbare, etc. […]. On expliqua donc très bien l’Amazone comme un fantasme du génie grec, un pur fantasme. Personne n’eut la naïveté de se demander si le « mythe » des Amazones pouvait correspondre à une réalité historique. Or, l’archéologie vient aujourd’hui nous rappeler à cette réalité  1.

J’ai déjà eu l’occasion de noter le même genre de phénomène en socio‑ logie  2, où l’étude de la construction sociale des problèmes publics ou de la sociogenèse des notions ou des catégories de la pratique, utiles pour ­déconstruire des prénotions qui font écran par rapport à la réalité, peut remplacer in  fine l’objectif de comprendre l’état réel du monde social. Par exemple, se demander à partir de quand on se met à parler d’échec scolaire, qui en parle et dans quelles conditions institutionnelles, politiques, écono‑ miques, ne devrait pas se substituer à un programme plus réaliste sur les déterminants sociaux de ce que l’on appelle ordinairement l’échec scolaire, et qui renvoie à des inégalités sociales tout à fait réelles face à l’école. 1.  Testart 2002 : 185. 2.  Lahire 2005 : 94‑111.

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Par ailleurs, la perte de référence au réel, qui devient très secondaire, se manifeste en permanence dans les présentations académiques (manuels ou cours sur les différents « courants » de la sociologie, synthèses scolaires sur une théorie, une méthode, un auteur ou un concept, etc.), qui n’évoquent aucun des faits réels que les théories, les méthodes, les auteurs ou les concepts discutés auraient permis de mettre en lumière  1. Et le problème de mise à distance du réel est à son comble lorsque des discours scolaires déréalisants présentent des auteurs ayant eux-mêmes « perdu contact avec les problèmes de fond  2 » et qui pèchent par méthodologisme ou par théoréticisme. Or un « point de vue » ou une démarche scientifique ne valent que par ce qu’ils nous permettent de voir du réel, et se demander quels aspects ou quelles parties de la réalité ils nous font découvrir devrait être le souci premier de tout chercheur comme de tout enseignant. L’anthropologue Christophe Darmangeat faisait ainsi part de son embarras dans le compte rendu d’un livre consacré à l’histoire de l’anthropologie qui réduisait cette histoire à celle de ses outils ou de ses méthodes, plutôt qu’à une mise en exergue de ses objets et des acquis de connaissance conquis peu à peu par différentes générations d’anthropologues : Le choix de focaliser le propos sur l’enquête aboutit toutefois à quelques conclusions que l’on n’adoptera pas nécessairement sans réserve. La discipline se voit caractérisée bien davantage par sa méthode que par son objet : « L’unité de l’anthropologie sociale repose aujourd’hui sur la méthode ethnographique, c’est-à-dire sur l’enquête directe menée par le savant lui-même, par opposition aux enquêtes déléguées à des personnels subalternes, utilisées notamment en sociologie, en science politique et en science économique. » Ce faisant, le traitement théorique du matériau ainsi récolté semble passer au second plan. L’ambition de forger une théorie générale des formes sociales, qui devrait logiquement motiver l’accumulation des connaissances, paraît s’effacer devant les problèmes posés par cette accumulation elle-même. Lorsqu’une telle perspective est évoquée, c’est toujours pour être rattachée à un passé révolu et être écartée. Le programme de recherche évolutionniste, en particulier, est assimilé sans ambages à sa variante unilinéaire la plus pauvre et disqua‑ lifié en quelques lignes. Ses développements modernes sont purement et simplement ignorés : nulle mention du courant néo-évolutionniste améri‑ cain, et pas davantage des travaux majeurs d’Alain Testart. Les apports mutuels, depuis plusieurs décennies, entre les sciences de la préhistoire 1.  Il me semble inutile de citer (au risque de stigmatiser) la masse considérable de matériel pédago‑ gique concerné. 2.  Mills 2006 [1959]  : 77. Même quand un auteur comme Parsons, qui tombe sous la critique de Mills, cherche à articuler sa théorie de l’action avec des éléments tirés de la biologie humaine, il le fait sur un mode dissertatif, avec finalement davantage de références philosophiques que biologiques. Cf. Parsons 1978.

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et l’anthropo­logie sociale sont ainsi mis de côté et celle-ci se voit ainsi, de manière dommageable, entièrement restreinte aux sociétés du présent (les seules susceptibles d’être enquêtées)  1.

Le réalisme épistémologique n’empêche pas de se poser des questions sur les constructions scientifiques que les chercheurs mettent en œuvre. C’est pour cette raison qu’il faudrait, pour éviter de tomber dans le piège de la pensée duale, parler de réalisme constructiviste  2. Mais le chercheur réaliste, à la différence du nominaliste, pense que ces constructions scientifiques n’auraient aucune pertinence si le réel n’était pas objectivement structuré et qu’il ne fonctionnait pas comme un butoir ou une force de résistance par rapport aux théories formulées. À mon sens, l’un des meilleurs arguments en faveur du réalisme épistémo‑ logique, est celui qu’on pourrait qualifier d’évolutif ou d’adaptatif. Développé notamment par Norbert Elias, il consiste à rappeler que l’espèce humaine a eu à faire face tout au long de son histoire, comme n’importe quelle autre espèce, à un problème de survie et que, si elle n’avait pas su constituer un stock de connaissances suffisamment pertinentes pour faire face à toutes les situations problématiques qu’elle rencontrait, si elle n’avait pas trouvé les moyens de « s’orienter correctement dans le monde », elle n’aurait pas pu s’adapter et aurait tout simplement disparu : Les chances de survie des groupes humains du type Homo sapiens ont été conditionnées, de tout temps, par le fait que chaque génération hérite des précédentes un fonds de connaissances adéquates à la réalité, fussent-elles imprégnées d’imaginaire. Les philosophes, qui cherchent à savoir s’il peut arriver que les connaissances soient conformes à la réalité, ou « vraies » (comme on disait autrefois), devraient plutôt se demander dans quelle mesure les êtres humains, qui dépendent totalement pour leur orientation de connaissances acquises, auraient pu survivre s’ils n’avaient pas hérité sans cesse de leurs mères et de leurs pères une bonne part de connaissances « vraies », c’est-à-dire congruentes à la réalité. La réponse est évidente  : ils n’auraient tout simplement pas pu survivre. Il ne fait guère de doute que seuls les groupes humains possédant un fonds suffisant de symboles ajustés à la réalité ont survécu. Sans ce fonds, ils n’auraient même pas été capables de trouver leur nourriture ; ils n’auraient pas su se protéger contre les animaux et les autres groupes humains. Le problème de la « vérité », de l’adéquation des connaissances au réel, de la congruence des symboles à la réalité, se pose toujours dans les mêmes termes, qu’il s’agisse des connaissances de tribus primitives au sujet de plantes médici‑ nales ou vénéneuses, de traces laissées par des lièvres ou des cerfs, ou des

1.  Darmangeat 2017 : 206. 2.  Comme je l’ai fait dans Monde pluriel (Lahire 2012).

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connaissances des scientifiques relativement à la structure des galaxies et des particules les plus infimes de l’atome  1.

La preuve de la congruence minimale d’au moins une partie des moyens de représentation par rapport au réel qu’ils représentent réside donc dans la survie de l’espèce, et, au-delà, dans le développement inédit dans l’histoire des sociétés animales des capacités d’adaptation et même de maîtrise de la réalité. Grâce à une culture artefactuelle et à des savoirs de plus en plus performants, les humains ont réussi, par exemple, à voler ou à se déplacer très rapidement sur terre, dans l’eau comme dans les airs.

Relativisme et pluralité théorique irréductible La réduction de l’activité scientifique à des points de vue portés sur le monde rend généralement difficile l’opération de tri entre les « bons » et les « mauvais » points de vue ou, pour le dire de façon moins abrupte, entre les points de vue les plus pertinents et les points de vue les moins perti‑ nents. Parlant de la pluralité des méthodes de recherche et des théories, Jean-Claude Passeron écrivait ainsi  : « Je défends l’équi-probabilité a  priori de leurs fécondités opératoires, même condamnées à rester disjointes   2. » Tout point de vue étant considéré comme également légitime, et chaque chercheur étant libre de développer son propre point de vue, au nom de quoi, se demande-t-on parfois, trancherait-on en faveur d’un point de vue particulier, sinon pour des raisons sociales (appartenance à une école ou à un courant de pensée) plutôt que scientifiques ? Cela conduit à penser que la dispersion théorique est inévitable et irréductible, et, du même coup, à douter de l’intérêt même que l’on peut avoir à débattre, puisqu’à la fin chacun repartira vers ses bases sans être ébranlé par des « points de vue » opposés au sien  3. Une telle conception relativiste a été défendue en philosophie par des auteurs comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui ne croyaient pas vraiment possibles ou utiles des discussions entre philosophes réfléchissant sur des concepts, et donc des problèmes (« tout concept renvoie à un problème »), différents : Les discussions, le moins qu’on puisse dire est qu’elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose. […] On se fait parfois de la philosophie l’idée d’une perpétuelle discussion comme « rationalité communicationnelle » ou comme « conver‑ 1.  Elias 2016 : 279‑280. 2.  Passeron 2001 [1991] : 13. 3.  Lahire 1996 : 61‑87.

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sation démocratique universelle ». Rien n’est moins exact, et, quand un philosophe en critique un autre, c’est à partir de problèmes et sur un plan qui n’étaient pas ceux de l’autre, et qui font fondre les anciens concepts comme on peut fondre un canon pour en tirer de nouvelles armes. On n’est jamais sur le même plan. Critiquer, c’est seulement constater qu’un concept s’évanouit, perd de ses composantes ou en acquiert qui le trans‑ forment, quand il est plongé dans un nouveau milieu  1.

En affirmant cela, Deleuze et Guattari font comme si chaque concept était d’emblée « parfait », juste, pertinent ou vrai et ne pouvait être amélioré par quelque confrontation que ce soit. En tant qu’activité exclusivement théorique, la philosophie n’ayant aucun accès méthodologiquement réglé au réel, on peut comprendre la position de Deleuze et Guattari, qui prennent acte de l’impossibilité, ou tout du moins de l’inutilité de toute discussion d’un type de philosophie à l’autre. Mais lorsque cette conception est défendue, ou simplement mise en acte, par des scientifiques, cela devient autrement problématique. Car pour répondre à la question de savoir au nom de quoi, sur la base de quels principes ou de quels éléments, il est possible de trancher entre des « points de vue », la réponse est bien sûr : sur la base d’une connais‑ sance de la réalité empirique. Dissoudre le réel pour ne laisser place qu’à la multiplicité désordonnée des points de vue, c’est s’enlever toute possibilité de jugement quant aux connaissances produites  2.

Impossibilité d’une synthèse intégratrice ? L’idée d’une démocratie interprétative ou d’un relativisme théorique conduit à interdire d’emblée ou à sérieusement décourager toute tentative d’intégration théorique non éclectique des différents points de vue. En parlant de l’« impossibilité d’un paradigme central dans nos disciplines » et de la « pluralité indépassable des théories sociologiques »  3, Jean-Claude Passeron soutient l’idée de l’impossibilité de toute consilience (Whewell) dans les sciences sociales. Les manuels scolaires, qui présentent dans des chapitres séparés les différents « courants » sociologiques, donnent une représentation malheureusement assez juste de la manière dont s’organise la production des connaissances dans la discipline. Il est d’ailleurs surprenant de constater qu’un auteur comme Jean-Claude Passeron, qui a été le plus fervent promoteur d’une épistémologie wébérienne 1.  Deleuze & Guattari 1991 : 32‑33. 2.  Stephen Jay Gould parlait de « conventionnalisme » pour désigner la « thèse selon laquelle on ne peut juger vraies ou fausses les différentes explications d’une réalité donnée, ni même les juger plus ou moins adéquates en termes de faits observés » (Gould 2006 : 892). 3.  Passeron 2001 [1991] : 15.

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de type nominaliste pour les sciences sociales, a été le constructeur, avec Pierre Bourdieu, d’une synthèse théorique –  particulièrement féconde, et qu’il n’a jamais reniée – entre les conceptions wébérienne, durkheimienne et marxiste du monde social. Les coauteurs de La Reproduction écrivaient ainsi dans une veine intégrative, en pointant ce que Bourdieu nommera plus tard la « loi des cécités et des lucidités croisées qui règle toutes les luttes sociales pour la vérité  1 » : Il suffit de rapprocher les théories classiques des fondements du pouvoir, celles de Marx, de Durkheim et de Weber, pour voir que les conditions qui rendent possible la constitution de chacune d’entre elles excluent la possibilité de la construction d’objet qu’opèrent les autres. Ainsi Marx s’oppose à Durkheim en ce qu’il aperçoit le produit d’une domination de classe là où Durkheim (qui ne dévoile jamais aussi clairement sa philoso‑ phie sociale qu’en matière de sociologie de l’éducation, lieu privilégié de l’illusion du consensus) ne voit que l’effet d’une contrainte sociale indivise. Sous un autre rapport, Marx et Durkheim s’opposent à Weber en ce qu’ils contredisent par leur objectivisme méthodologique la tentation de voir dans les relations de pouvoir des rapports interindividuels d’influence ou de domination et de représenter les différentes formes de pouvoir (politique, économique, religieux,  etc.) comme autant de modalités de la relation sociologiquement indifférenciée de puissance (Macht) d’un agent sur un autre. Enfin, du fait que la réaction contre les représenta‑ tions artificialistes de l’ordre social porte Durkheim à mettre l’accent sur l’extériorité de la contrainte tandis que Marx, attaché à déceler sous les idéologies de la légitimité des rapports de violence qui les fondent, tend à minimiser, dans son analyse des effets de l’idéologie dominante, l’efficacité réelle du renforcement symbolique des rapports de force qu’implique la reconnaissance par les dominés de la légitimité de la domination, Weber s’oppose à Durkheim comme à Marx en ce qu’il est le seul à se donner expressément pour objet la contribution spécifique que les représentations de légitimité apportent à l’exercice et à la perpétuation du pouvoir, même si, enfermé dans une conception psychosociologique de ces représentations, il ne peut s’interroger, comme le fait Marx, sur les fonctions que remplit dans les rapports sociaux la méconnaissance de la vérité objective de ces rapports comme rapports de force  2. 1.  Bourdieu 1982 : 22. 2.  Bourdieu & Passeron  : 1970, p.  18‑19. Pierre Bourdieu est revenu à plusieurs reprises sur la nécessité de cette intégration des apports théoriques d’auteurs ou de traditions souvent présentées comme antinomiques et irréconciliables par la doxa pédagogique ou savante. Bourdieu dit notam‑ ment que « l’originalité vient de l’effort pour intégrer des choses traditionnellement conçues comme incompatibles », et que le problème d’un sociologue comme d’un physicien est d’« être à la hauteur du capital collectif hérité » (voir la réponse à une question lors d’un débat à l’IEP de Bordeaux, le 15 mars 2001, Grand Oral à l’Institut d’Études politiques de Bordeaux dans le cadre des rencontres IEP/Sud-Ouest). S’affirmant « leibnizien », il dit dans un entretien  : « Il y a un très beau texte de jeunesse de Leibniz où il dit à peu près : “Je veux intégrer.” À l’époque, personne ne lisait les scolas‑

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Si la pluralité théorique était irréductible, s’il n’y avait, au fond, aucun sens à confronter, à comparer, à articuler ou à synthétiser les points de vue, alors la théorie déployée dans La Reproduction n’aurait strictement aucun sens et se réduirait à une sorte de bric-à-brac théorique éclectique sans aucune cohérence. Au lieu de se contenter de constater la pluralité des théories rivales (wébérienne, marxiste, durkheimienne), les auteurs ont cherché à, et trouvé les moyens de, synthétiser les apports respectifs des trois grands fondateurs de la sociologie. Si l’on pense, comme Deleuze et Guattari en philosophie, que les théories n’ont aucun intérêt à dialoguer entre elles, que la controverse ou la confrontation ne sert à rien, et que chacune doit proposer une version de la réalité, qui reste au fond inaccessible en tant que telle, alors aucun progrès scientifique n’est envisageable.

Sisyphe sociologue ? La cumulativité en question Pour qu’un progrès scientifique puisse être concevable, il faut que les chercheurs aient « foi dans la science », comme disait Durkheim, et qu’ils soient un minimum convaincus que « l’objet de toute science est de faire des découvertes », en assumant le fait que ces découvertes puissent « décon‑ certer plus ou moins les opinions reçues »  1. Dans les sciences physiques ou naturelles, de telles professions de foi sont fréquentes et l’ambition de faire des découvertes est une chose tout à fait banale  2. Cela n’a en revanche rien d’une évidence du côté des sciences sociales. On touche ici à l’une des grandes conséquences du nominalismeconstructivisme dans les sciences sociales  : la conviction qu’il n’y a pas de véritable progrès scientifique possible, et que la cumulativité scientifique est un idéal parfaitement illusoire, et donc inatteignable. Les chercheurs qui pensent cela ne croient pas tous (même si c’est le cas de certains) que la science sociale n’est pas distinguable de la littérature ou de la philosophie, ou que tout se vaut parmi les productions en circulation sur le marché des théories ; et une partie d’entre eux considèrent même que l’on peut travailler avec rigueur, méthode, clarté théorique et souci de la preuve empirique pour atteindre des connaissances pertinentes sur la réalité sociale. Mais de là à envisager que ces connaissances cumulées pourraient constituer un socle solide sur la base duquel d’autres chercheurs pourraient s’appuyer pour tiques, il les lisait, et en même temps il lisait Descartes, Pascal,  etc. Moi, j’intègre Marx et Weber, Weber et Durkheim. Alors qu’il est de tradition d’opposer » (Bourdieu, 2001a). 1.  Durkheim 1981 [1895] : VII. 2.  À titre d’exemple, le spécialiste de biologie végétale Francis Martin écrivait : « Rigueur, audace inventive, humilité, ouverture d’esprit, croyance inébranlable dans le déterminisme et volonté de découverte sont essentielles à l’exercice de l’activité scientifique » (Martin 2019 : 22). On imagine le type de réaction outrée ou moqueuse que pourraient produire de tels propos s’ils étaient tenus par un chercheur en sciences sociales.

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préciser, nuancer, améliorer, amplifier ou généraliser ; ou que ces connais‑ sances peuvent être articulées et intégrées dans des modèles plus puissants par des chercheurs établissant des ponts entre des secteurs de la connaissance tenus séparés et qui ne communiquent pas entre eux  1, il y a un pas qu’ils franchissent rarement. L’expression d’une telle défiance à l’égard de toute idée de cumulativité ou de progrès scientifique se manifeste dans une formule de Max Weber souvent citée, et rarement critiquée. Le sociologue allemand pouvait ainsi écrire qu’« il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes » et que « c’est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles à qui le flux éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes »  2. Il voulait ainsi souligner le fait que les concepts idéaltypiques dépendent toujours des réalités historiques, susceptibles de transformation, auxquelles ils renvoient ou sur lesquelles ils s’appuient. Ces sciences éternel‑ lement jeunes sont les « disciplines historiques », au sens large du terme incluant l’ensemble des sciences du monde social : « Par essence leur tâche se heurte à la fragilité de toutes les constructions idéaltypiques, mais elles sont inévitablement obligées d’en élaborer continuellement de nouvelles  3. » Le « continuel processus de transformation des concepts au moyen desquels nous essayons de saisir la réalité », dont parle le sociologue allemand, ne concerne cependant que les concepts qui enferment déjà en eux des éléments particuliers de la réalité historique, tels ceux de « pouvoir impérial césaropapiste » ou de « domination charismatique »  4. Cela ne devrait donc pas empêcher les chercheurs de lever la tête et de penser un peu au-delà de la multiplicité et de l’incessante variation des concepts historiques et des situations historiquement déterminées auxquelles ils renvoient, en vue d’une meilleure appréhension du réel. Rappeler le lien entre les concepts (idéaltypiques) et les contextes histo‑ riques qu’ils décrivent ne constitue pas un problème en soi, mais l’insistance sur la multiplicité des contextes, variables dans le temps et dans l’espace, de l’observation ou de la mesure peut finir par tourner à l’obsession de la parti‑ cularité ou du particularisme. Certes, les analyses du mode de production capitaliste chez Marx dépendent des contextes historiques sur la base desquels il fonde ses analyses (l’Angleterre, la France et l’Allemagne de la seconde moitié du xixe  siècle), mais les lois fondamentales du capitalisme énoncées par Marx ont malgré tout permis d’observer les mêmes fonctionnements, les mêmes mécanismes dans d’autres pays et à d’autres époques. À force de dire que rien ne ressemble à rien, que tout diffère de tout, d’une époque à 1.  Lahire 2018 et 2021. 2.  Weber 1992 [1922] : 191. 3.  Ibid. 4.  Ibid. : 192.

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l’autre, d’une société à l’autre, plus rien de général ne peut être formulé et aucune cumulativité ne peut être collectivement organisée et rendue visible. Dans une perspective réaliste, Elias ouvre la voie vers une telle cumula‑ tivité en opposant le « type réel » à l’idéaltype wébérien  1. Pour résumer ses arguments, qu’il faut lire dans leur intégralité pour bien les comprendre, on pourrait dire que tout commence scientifiquement par la construction de « modèles empiriques de certaines figurations sociales », au sens de configu‑ rations de relations d’interdépendance, qui constituent des « modèles d’un niveau de synthèse relativement bas ». On peut dire que c’est le travail de l’ethnographie, de l’historiographie ou de la sociographie que d’établir des descriptions fiables des situations étudiées. Puis ces modèles sont utilisés pour étudier d’autres configurations « et examiner comment et pourquoi ils possèdent des spécificités structurelles et des modes de fonctionnement similaires ou différents ». Par exemple, « l’étude de la cour du Roi de France peut […] servir de modèle empirique pour étudier les cours impériales et royales japonaises ou coréennes  2 ». Et, peu à peu, des principes de structu‑ ration invariants sont mis au jour qui font apparaître des logiques en partie trans-contextes. Comme dans les cas d’analogie évolutive qui font que des solutions semblables émergent indépendamment les unes des autres pour répondre aux mêmes défis adaptatifs, les similarités sociales entre « cours princières » s’expliquent par des logiques sous-jacentes similaires et non par l’effet d’un forçage théorique de la part des chercheurs : Dans les différentes sociétés, les cours princières se sont constituées dans certaines conditions, en lien avec des constellations de pouvoir spéci‑ fiques, souvent totalement indépendamment les unes des autres. Le fait même qu’on peut et doit appliquer à toutes le même symbole conceptuel –  le concept de cour princière  – montre qu’il ne s’agit pas ici d’une abstraction idéalisante à laquelle ne correspond dans la réalité sociale aucune équivalence ou similitude. Des études systématiques permettent de mettre en évidence au fil des générations des points communs et des divergences de structure et de fonction des cours princières. Les modèles réel-typiques vérifiables d’une telle figuration, de même que les modèles correspondants des processus de constitution d’une cour, peuvent tôt ou tard être standardisés. Les modèles réel-typiques, tels qu’ils émanent du travail d’analyse et de synthèse en continuel progrès effectué au fil 1.  « Les modèles réel-typiques, tels qu’ils émanent du travail d’analyse et de synthèse en continuel progrès effectué au fil des générations, sont tout à fait indispensables pour la recherche sociologique. Le fait que la sociologie manque largement à l’heure actuelle de cette continuité d’un travail de recherche élaboré sur plusieurs générations constitue une grande lacune » (Elias 2016 : 314). 2.  Elias parle aussi du modèle empirique concernant les figurations de type « marginal-établi » qui, formulé à propos d’un contexte particulier, peut être utilisé comme point d’appui pour étudier d’autres contextes. C’est aussi comme cela que Bourdieu a procédé pour formuler sa théorie générale des champs. Cf. Bourdieu 2022b.

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des générations, sont tout à fait indispensables pour la recherche socio­ logique. Le fait que la sociologie manque largement à l’heure actuelle de cette continuité d’un travail de recherche élaboré sur plusieurs générations constitue une grande lacune.

Quand ils se confrontent à la réalité, les chercheurs ne peuvent pas ne pas rencontrer une série de problèmes qui sont liés à des propriétés du réel qu’ils apprennent à découvrir. Ils peuvent, en fonction des caractéristiques de leur discipline, de l’étendue de leur culture scientifique personnelle et de l’état des travaux scientifiques, reformuler les problèmes ; ils peuvent même découvrir d’autres problèmes que leurs prédécesseurs n’avaient pas vus, mais ils n’inventent jamais totalement la réalité de ces problèmes. Et, lorsqu’ils parviennent à résoudre certains des problèmes ou lorsqu’ils parviennent à intégrer l’ensemble de ces problèmes dans une théorie cohérente, ils accom‑ plissent très clairement ce que l’on peut appeler un progrès scientifique. L’esprit relativiste du temps a fini par rendre tabou le mot de « progrès », ce qui n’attise pas le désir d’accomplir des avancées significatives. « On a parfois l’impression, écrit Norbert Elias, que les sociologues ne croient pas qu’il soit encore possible de faire dans leur discipline des découvertes aussi significatives et vérifiables qu’en sciences naturelles. De fait, puisqu’ils n’y croient pas, ils ne risquent pas d’y arriver. Or de nombreuses découvertes sont à faire dans le champ des sciences humaines  1 ! » En inhibant tout désir de comparer les programmes de recherche concurrents, ramenés ainsi à des points de vue également dignes d’intérêt avant même de les avoir examinés de près, le relativisme décourage de chercher dans la profusion de travaux accumulés depuis plus d’un siècle des points d’appui permettant de dégager des constantes et d’avancer scientifiquement. Cette atmosphère antiprogressiste est aussi le symptôme d’un manque de confiance en la qualité du travail réalisé par les autres. La critique des travaux reposant sur des données dites de « seconde main » et la religion incondi‑ tionnelle des données de « première main » est aussi, comme nous allons le voir, une façon de manifester sa défiance à l’égard de ce que les autres ont réalisé. Pourtant, si les travaux en question respectent les attendus théoriques et méthodologiques de la discipline, ils devraient pouvoir constituer des bases solides sur lesquelles s’appuyer et avancer scientifiquement. Comme le disait William Whewell : Quiconque a étudié la science avec soin et persévérance voit généralement ses doutes et ses hésitations limités à quelques points  : s’il parvient à se satisfaire sur ces questions, il n’éprouve aucune inquiétude sur le reste du 1.  Elias 2015 : 30. Dans une lettre au sociologue britannique Stephen Mennell datée du 14 janvier 1987, Elias écrit que « les sociologues, au contraire des physiciens, ne s’attendent plus à ce que quelqu’un dans leur champ fasse des découvertes ». Citée in Joly 2018 : 32.

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système que d’autres ont, à maintes reprises, vérifié de la même manière. C’est le fait que la science se prête à ce morcellement des opérations vérificatrices, qui rend possible la formation d’un grand corps de vérité scientifique, par l’addition d’un grand nombre de vérités établies par une multitude d’hommes, à différents moments et par des efforts multipliés. Si le trésor de la science est toujours abondant, c’est parce que s’y accumulent les richesses ainsi rassemblées par un grand nombre d’hommes, et soigneusement inventoriées par un plus grand nombre encore […]  1.

Le terme de « paradigme » étant utilisé à tort et à travers dans les sciences sociales, il n’évoque plus grand-chose de précis. Mais, dans le sens que lui donne Thomas Kuhn pour désigner, par exemple, le cadre élaboré par Newton, il est utile pour comprendre la situation des domaines de savoir qui ne se sont pas dotés de tels paradigmes. Ainsi, avant Newton, il n’y avait « aucune théorie unique généralement acceptée sur la nature de la lumière, mais au contraire plusieurs écoles et cénacles concurrents dont la plupart adoptaient telle ou telle variante de la théorie épicurienne, aristotélicienne ou platonicienne  2 ». Et, comme dans les sciences sociales aujourd’hui, la déperdition d’énergie des chercheurs, qui se sentaient obligés de trouver des explications comme si rien n’avait été dit avant eux, était considérable : Ne pouvant considérer comme acquis un ensemble commun de connais‑ sances, tous ceux qui traitaient une question d’optique se sentaient contraints de tout reconstruire en partant de zéro. […] Dans ces condi‑ tions, l’argumentation des livres était souvent dirigée autant vers les théories des autres écoles que vers la nature elle-même. Ce processus n’est pas inconnu de nos jours dans un certain nombre de domaines créateurs et il n’est pas d’ailleurs incompatible avec des découvertes et des inventions valables. Mais il n’a rien du processus de développement auquel parvint l’optique après Newton et avec lequel d’autres sciences de la nature nous ont familiarisés  3.

L’une des manifestations de cet état de science sans paradigme est le fait, visible durant la première moitié du xviiie siècle pour le cas des phénomènes électriques, qu’il y ait presque autant de « théories » que de grands chercheurs. Le savoir est alors beaucoup plus personnalisé et l’on (se) pose rituellement la question de savoir si l’on « préfère » untel ou unetelle au lieu de se demander quel aspect ou quelle partie de la réalité les différents chercheurs ont permis de comprendre. Kuhn dit même qu’avant l’apparition du premier paradigme d’une science, la question de savoir si une discipline est une science ou 1.  Whewell 1938 : 103‑104. 2.  Kuhn 2018 [1970] : 41. 3.  Ibid. : 42.

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pas ne cesse de se poser  1. Tous ces phénomènes ont été observés dans les sciences naturelles, et sont observables aujourd’hui dans les sciences sociales, en particulier la personnalisation des œuvres qui ne parviennent pas à être considérées pour leurs apports scientifiques mais uniquement en rapport avec la « personnalité » de ceux qui les produisent : Aimez-vous Marx ? Au fond de cette question saugrenue gisent les princi‑ pales difficultés que la théorie sociale doit vaincre. Pour un physicien, la question ne se pose jamais d’aimer ou non Einstein, il fait usage de ses équations, les corrige autant que de besoin, et tout est dit. Mais dans l’ordre social, on n’en est pas là, loin s’en faut. Les tout premiers rudiments de la science sociale, dont nous sommes, pour une bonne part, redevables à Marx, n’autorisent encore aucune objectivité de ce genre  : il nous faudra comprendre pourquoi la théorie sociale est à ce point rudimentaire, pourquoi et comment elle est aussi inextricablement mêlée à l’histoire qui se fait et au jeu des forces politiques, pourquoi et comment la société se rend opaque à ceux qui y vivent  2.

L’épistémologie constructiviste et relativiste, qui plane au-dessus de la grande majorité des recherches en sciences sociales contemporaines, néglige les œuvres – et non les moindres, puisque, comme nous le verrons un peu plus loin  3, on compte parmi elles celles notamment de Karl Marx, d’Émile Durkheim, de Guillaume De Greef, de Gaston Richard, d’Alfred Reginald Radcliffe-Brown, d’André Leroi-Gourhan, de Pierre Bourdieu, de Françoise Héritier, de Maurice Godelier ou d’Alain Testart – qui s’inscrivent dans une tout autre direction épistémologique. Pour ne prendre qu’un seul exemple, l’anthropologue Maurice Godelier, à l’occasion d’une réaction à un texte des anthropologues étatsuniens James Clifford et George E.  Marcus  4, qui ont une fâcheuse tendance à rappro‑ cher l’anthropologie de la littérature en oubliant tout ce qui distingue ces deux activités, a rappelé l’importance des faits sur lesquels s’appuient les anthropo­logues, de leur objectivité (au sens de leur existence indépendante des chercheurs) et de la cumulativité scientifique construite travaux après travaux, critiques après critiques : L’exemple du Kula [système ritualisé d’échanges entre les peuples en Mélanésie] montre et démontre, contre les sceptiques ou les détracteurs des sciences sociales, que l’anthropologie est bien une discipline scienti‑ fique, dont elle possède au moins deux caractéristiques. D’une part, les réalités observées par les ethnologues ne sont pas des fictions inventées 1.  Ibid. : 261. 2.  Fossaert 1977. 3.  Cf. infra « Chapitre 5. Des essais de lois en sciences sociales ». 4.  Clifford & Marcus (dir.) 1986.

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par eux avec la complicité de leurs informateurs. Ces réalités existaient avant eux et continuent d’exister après eux et sans eux, tel par exemple le shamanisme des populations sibériennes, aujourd’hui en pleine renais‑ sance sous des formes nouvelles. D’autre part, l’anthropologie, comme toute discipline qui soumet volontairement ses concepts, ses méthodes et ses interprétations à un travail de déconstruction critique, produit des connaissances qui s’accumulent et s’enrichissent par les deux voies classiques des sciences que sont la découverte de nouveaux faits et l’inven‑ tion de nouveaux paradigmes  1.

Spécialisation et réduction des ambitions À tous les problèmes évoqués jusque-là s’ajoute un autre phénomène qui constitue un obstacle à la saisie des propriétés générales du réel : celui de la spécialisation. Les sciences sociales jouent désormais objectivement, qu’elles en soient conscientes ou non, un rôle d’information quasi journalistique. Dans les sociétés démographiquement développées et hautement différenciées, ces sciences donnent à connaître des parties du monde social que la grande majorité des membres de la société ne connaissent pas. Ainsi, les chercheurs nous font pénétrer dans le monde de la finance ou dans celui des vendeurs de crack ; ils nous plongent au cœur de clubs sportifs, d’institutions scolaires, scientifiques, policières, militaires, religieuses, hospitalières, d’entreprises, de quartiers bourgeois ou populaires, etc., répondant de cette manière au légitime besoin de savoir « ce qui se passe » dans tel ou tel secteur de l’espace social. Et plus un secteur est ésotérique (droit, science, finance, religion, etc.), plus le chercheur peut consacrer son énergie à décrire et faire comprendre des activités singulières particulièrement complexes. À force de se centrer sur l’étude de parcelles du monde social, le risque est grand de réduire l’enquête à une sorte de phénoménologie sociale qui, précise dans ses descriptions des pratiques, « motivations » et représentations des acteurs, s’en tient néanmoins à la surface des choses et empêche de se poser des questions plus cruciales. Décrivant des logiques d’acteurs sectorisées, les chercheurs perdent alors toute perspective large, générale ou profonde, sur le monde social. En un mot, ils perdent de vue les ambitions scientifiques qui devraient pourtant être premières, et qui consistent à se demander ce que ces différentes monographies nous révèlent des structures de ce monde, de ses mécanismes les plus récurrents ou des lois qui le régissent. Cherchant légitimement à sortir des impasses de la théorie sociale, et notamment des fantasmes de « grande théorie » à la Talcott Parsons, comme de la maladie de l’essai sans fondement empirique, la sociologie a placé l’enquête empirique au centre de la production de connaissances. En voulant 1.  Godelier 2010b : 69.

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se guérir d’un mal, elle a pris le risque d’en attraper un autre, moins visible mais tout aussi dangereux, à savoir celui d’abandonner toute ambition scien‑ tifique de structuration théorique un tant soit peu générale. Parallèlement à cela, la montée en puissance d’une culture pragmatique venue des États-Unis, avec ses enquêtes souvent bien menées mais soutenues par un programme théorique très allégé, a participé de cette baisse générale d’ambition. Qui plus est, dépourvus, pour la grande majorité d’entre eux, de toute connais‑ sance en matière d’histoire des sciences, les sociologues ne pouvaient pas spontanément avoir l’idée de se fixer comme objectif la recherche des lois générales, des principes ou des mécanismes fondamentaux caractéristiques des sociétés humaines. Lutter efficacement contre les effets scientifiques négatifs de l’hyper­ spécialisation supposerait de pouvoir former les étudiants, dès le début de leurs études, à une pluridisciplinarité centrée sur les questions de comporte‑ ments et de structures sociales. Des éléments de biologie évolutive, d’étho‑ logie ou d’écologie comportementale, de paléoanthropologie, de préhistoire, d’histoire, d’anthropologie, de sociologie, de neurosciences et de psychologie devraient faire partie du bagage intellectuel de tout étudiant en sciences humaines et sociales, et cela produirait nécessairement des désirs d’articulation et des connexions inédites. À l’aune d’une telle ambition, les spécialisations précoces en tant qu’historien, anthropologue ou sociologue de la famille, de l’éducation, du politique ou de la religion, etc., apparaissent « toutes petites et très étriquées  1 ». L’environnement scientifique des disciplines relevant des sciences humaines et sociales a été profondément modifié au cours des cinquante dernières années : une véritable science des comportements animaux et des sociétés animales, l’éthologie, s’est constituée depuis les travaux de Konrad Lorenz, Karl von Frisch et Nikolaas Tinbergen  2 ; on a assisté à une montée des sciences cognitives (et notamment des neurosciences et de la psychologie cognitive expérimentale) qui mettent en lumière les fonctionnements cognitifs propres à l’espèce humaine (mécanismes mnémoniques, processus conscients et inconscients, raisonnement analogique, etc.) ; on a pu constater, enfin, le formidable développement mondial des travaux de paléoanthropologie et de préhistoire qui nous informent, entre biologie évolutive et histoire des débuts de l’humanité, sur la spécificité des comportements humains dans le temps très long  3. Ce nouvel environnement scientifique dans lequel évoluent les 1.  Henrich 2019 : 12. 2.  Tous trois prix Nobel de physiologie ou de médecine en 1973 « pour leurs découvertes concer‑ nant l’organisation et l’incitation des comportements individuels et sociaux ». Depuis, les travaux sur les insectes, les oiseaux, les poissons, les mammifères, et notamment les primates non humains, se sont multipliés. 3.  Jean-Jacques Hublin (directeur du département Évolution de l’homme à l’Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste, Leipzig, Allemagne) a, depuis 2014, diffusé de façon synthétique

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sciences classiquement qualifiées de sociales (anthropologie, histoire, socio‑ logie) n’est pas un simple décor extérieur qu’on pourrait choisir d’ignorer. Il nous force à redéfinir les objets, les cadres explicatifs et les ambitions de ces sciences, dans la mesure même où les travaux issus de l’éthologie, des sciences cognitives empiriques, de la paléoanthropologie ou de la préhistoire apportent eux aussi des connaissances scientifiques sur les comportements humains et les sociétés humaines  1. La peur de l’écrasement par des disciplines institutionnellement plus puissantes est une réalité dont il faut tenir compte. L’histoire des sciences montre que les disciplines sont hiérarchisées et inégalement puissantes acadé‑ miquement : ainsi, pour des raisons historiques, la physique domine la chimie, les sciences de la matière dominent les sciences de la vie, et l’ensemble des sciences de la matière et de la vie domine les sciences humaines et sociales (elles-mêmes s’ordonnançant de manière très hiérarchisée en leur sein). Mais le fait d’être dominés, entre autres, par la biologie évolutive ne devrait pas empêcher les chercheurs en sciences humaines et sociales de prendre acte de l’évolution des espèces et des conséquences que cette évolution a eues sur ce qui constitue centralement leurs objets  : les comportements humains et les formes proprement humaines de vie sociale. Les sciences sociales gagneraient à tirer toutes les conséquences des travaux portant sur des questions comportementales, cognitives et organisationnelles de la vie en société, produits par des disciplines et à partir de cadres interprétatifs et de méthodes différents. Dans tous les secteurs du savoir, le même problème se pose, signe que l’on a affaire à une logique d’ensemble – de différenciation sociale ou de division du travail toujours plus poussée – qui traverse et affecte tous les domaines de spécialités. La lecture des mêmes récriminations contre l’hyperspécialisation de la part de chercheurs de domaines très différents et à des époques diffé‑ rentes n’est pas le signe d’une plainte infondée et purement rituelle, mais d’un processus de longue durée à l’intérieur duquel se sont débattues des générations différentes d’auteurs qui en prenaient conscience. Le fait qu’ils aient utilisé les mêmes mots (division du travail, spécialisation, compar‑ timentation, segmentation, parcellisation,  etc.) pour qualifier le problème auquel ils faisaient face, ne signifie pas qu’ils vivaient objectivement dans le les résultats des travaux paléoanthropologiques, dans le cadre de sa chaire internationale au Collège de France (Hublin 2017). Quant à la préhistoire, les travaux d’André Leroi-Gourhan, de Jean Guilaine, de Jean-Paul Demoule ou de Sophie A. de Beaune, pour ne citer que quelques noms, permettent de saisir des dimensions fondamentales de la vie des sociétés humaines. 1. Même quand ils semblent ne parler que d’animaux non humains, les travaux d’éthologie comparent sans cesse implicitement ou explicitement langages, apprentissages, usages d’artefacts, comportements et organisations sociales non humains et humains. Ils nous en apprennent donc toujours bien autant sur les propriétés des sociétés et des comportements humains que sur celles des animaux non humains.

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même état de division du travail scientifique, mais seulement qu’ils étaient pris dans le même courant, dans le même processus de différenciation qu’a formidablement bien analysé Durkheim : On a souvent signalé dans l’histoire des sciences une autre illustration du même phénomène. Jusqu’à des temps assez récents, la science, n’étant pas très divisée, pouvait être cultivée presque tout entière par un seul et même esprit. Aussi avait-on un sentiment très vif de son unité. Les vérités particulières qui la composaient n’étaient ni si nombreuses, ni si hétérogènes qu’on ne vît facilement le lien qui les unissait en un seul et même système. Les méthodes, étant elles-mêmes très générales, différaient peu les unes des autres, et l’on pouvait apercevoir le tronc commun à partir duquel elles divergeaient insensiblement. Mais, à mesure que la spécialisation s’est introduite dans le travail scientifique, chaque savant s’est de plus en plus renfermé, non seulement dans une science parti‑ culière, mais dans un ordre spécial de problèmes. Déjà A.  Comte se plaignait que, de son temps, il y eût dans le monde savant « bien peu d’intelligences embrassant dans leurs conceptions l’ensemble même d’une science unique, qui n’est cependant à son tour qu’une partie d’un grand tout. La plupart, disait-il, se bornent déjà entièrement à la considération isolée d’une section plus ou moins étendue d’une science déterminée, sans s’occuper beaucoup de la relation de ces travaux particuliers avec le système général des connaissances positives ». Mais alors la science, morcelée en une multitude d’études de détail qui ne se rejoignent pas, ne forme plus un tout solidaire. Ce qui manifeste le mieux peut-être cette absence de concert et d’unité, c’est cette théorie, si répandue, que chaque science particulière a une valeur absolue, et que le savant doit se livrer à ses recherches spéciales sans se préoccuper de savoir si elles servent à quelque chose et tendent quelque part […]  1.

Par exemple, le linguiste Merritt Ruhlen parle de « la dérive vers une spécia‑ lisation toujours plus étroite affectant l’ensemble des activités de recherche », de « la carence des manuels aussi bien que des programmes universitaires à traiter de sujets plus généraux » ou encore de « la dérive spécifique qui mène les linguistes à comparer des séries de plus en plus restreintes de langues »  2. Mais que perdent exactement les linguistes à se faire spécialistes de telle ou telle langue ou famille de langues ? Ruhlen désigne très bien le problème en évoquant l’« existence de structures communes » invisibilisées par le décou‑ page en spécialités : 1.  Durkheim 1991 [1893]  : 347. Il écrit plus loin que « le juriste, le psychologue, l’anthropo‑ logiste, l’économiste, le statisticien, le linguiste, l’historien procèdent à leurs investigations comme si les divers ordres de faits qu’ils étudient formaient autant de mondes indépendants. Cependant, en réalité, ils se pénètrent de toutes parts ; par conséquent, il en devrait être de même des sciences correspondantes » (ibid. : 359). 2.  Ruhlen 2007 : 183.

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On attend aujourd’hui d’un spécialiste qu’il sache tout à propos de la famille [de langues] qu’il étudie, sans jamais rien lui demander à propos des autres familles : c’est un grave problème de la linguistique historique telle qu’on la pratique actuellement. Cette vision compartimentée de la connaissance a abouti à une situation dans laquelle […] les spécialistes sont incapables de se rendre compte de l’existence des structures communes, même les mieux représentées, simplement parce qu’aucun n’est au courant de ce qui existe hors de son étroite niche. On pourrait appeler cela de la myopie collective  1.

Ruhlen explique que l’« on ne peut résoudre certains problèmes spécifiques à une langue qu’en replaçant celle-ci dans un contexte plus large » et que celui qui « tente malgré tout de le faire se condamne d’emblée à mésinterpréter le phénomène qu’il décrit »  2. Georges Dumézil aurait pu en dire autant des nombreux mythes qu’il étudiait. Mais l’excès de spécialisation ou de parcellisation n’est pas une maladie dont seraient exclusivement atteintes les sciences humaines et sociales. La physique avant la biologie, la biologie avant les sciences sociales ont connu les mêmes difficultés. Ruhlen lui-même compare la situation de la linguistique à celle de la biologie : L’énorme diversité des langues humaines […] a certainement été un obstacle à la reconnaissance de leurs relations. Mais le problème se pose aussi en biologie  : « Historiquement, l’extraordinaire diversité des êtres vivants fut un obstacle à la découverte des principes unificateurs de la biologie en général et de l’hérédité en particulier. Il n’est après tout pas facile de percevoir la relation entre un arbre et un cheval »  3.

Parlant du grand biologiste William G. Eberhard, auteur du très remarqué Sexual Selection and Animal Genitalia  4, le biologiste Menno Schilthuizen a décrit avec humour la tendance à la division en spécialités plus marquée chez les biologistes que chez les physiciens. Avec un effort minime d’ima‑ gination, on peut aisément remplacer les biologistes par des chercheurs en sciences sociales, et constater une focalisation extrême sur les différences ou les spécificités de chaque contexte historique étudié, ainsi que la cécité sur les principes invariants : C’est alors que [Eberhard] opère l’une des rares unifications majeures de la biologie. Bien souvent, on ne se rend pas compte que la principale 1.  Ibid. : 202. 2.  Ibid. : 147. 3.  Ibid.  : 21. (La phrase citée par Ruhlen est tirée de l’ouvrage de Paul Berg et Maxine Singer, Dealing with Genes [1992].) 4.  Eberhard 1985.

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source d’inspiration de cette discipline, à savoir l’infinie diversité de la vie, est aussi l’un de ses plus gros handicaps. Des barrières invisibles séparent les biologistes, bien plus, disons, que les chimistes ou les mathémati‑ ciens. Elles sont définies par la spécialisation : vous verrez tel biologiste se présenter comme un entomologiste si les insectes sont son domaine d’élection ou comme un botaniste s’il étudie les plantes – voire comme un copépodologiste, un coléoptériste ou un cécidomyiidologiste, selon qu’il a voué sa vie aux petits crustacées, aux scarabées ou aux moucherons. Et chaque domaine de recherche a ses propres congrès, revues scienti‑ fiques, sociétés professionnelles, ce qui accentue encore le cloisonnement. Contrairement aux physiciens, par exemple, pour qui un neutron est un neutron, les biologistes ne sont jamais sûrs que ce qui s’applique à une catégorie d’organismes vaut pour une autre, voire, pis encore, se soucient comme d’une guigne du champ d’application de leurs décou‑ vertes. Comme l’a résumé avec humour l’écologue Stephen Hubbell, si Galilée avait été un biologiste, il aurait passé sa vie à étudier les trajectoires d’animaux lancés de la tour de Pise et n’aurait pas découvert la loi de la chute des corps ! Ainsi, la biologie progresse réellement lorsqu’un scientifique jette des ponts entre ses sous-domaines d’étude et se met en quête de tendances générales. C’est précisément ce qu’a fait Eberhard dans la bibliothèque de l’université du Michigan, en consultant des ouvrages sur les organes génitaux des rats, des charançons et des limaçons, des serpents et des caïmans  1.

Le biologiste Edward O.  Wilson témoignait lui aussi d’un « manque d’intérêt pour toute vision d’ensemble » chez la plupart des chercheurs qui sont formés et encouragés à se spécialiser et à ne jamais sortir de leurs spécialités : L’enseignement qu’ils reçoivent ne les pousse pas à parcourir les contours du vaste monde. Ils reçoivent la formation nécessaire pour parvenir à la frontière des terres explorées et y faire leurs découvertes au plus vite, car la vie dans ces régions en pleine expansion est chère et risquée. Les scientifiques les plus féconds, installés dans des laboratoires de plusieurs millions de dollars, n’ont pas le temps d’imaginer la moindre vision d’ensemble et ils ne voient d’ailleurs pas le profit qu’ils pourraient en retirer. […] Les universités sont de par le monde des congrégations d’experts. Être un vrai chercheur, c’est être une autorité internatio‑ nale hautement spécialisée habitant une cité polyglotte peuplée d’autres sommités. […] Réussir implique de consacrer toute sa carrière à la biophysique des membranes cellulaires, aux poètes romantiques, aux débuts de l’histoire américaine, bref, à un domaine d’étude extrêmement circonscrit  2. 1.  Schilthuizen 2016 [2014] : 10. 2.  Wilson 1998 : 53‑54.

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L’enjeu de travaux qui recomposent ce qui a été décomposé en disciplines, en champs spécialisés, en thèmes ou en problèmes, n’est ni plus ni moins que de disposer d’une vision d’ensemble des problèmes affrontés par l’humanité au cours de son histoire. C’est ce qu’exprimait au début des années  1970 avec lucidité le mathématicien Alexandre Grothendieck en soulignant la « crise de la connaissance » provoquée par le « découpage en petites tranches de spécialités ». Cette crise réside dans le fait de ne plus pouvoir « intégrer dans une image cohérente » ou une « vision du monde de l’humanité qui nous permettent d’interagir favorablement avec elle, à partir de nos petites tranches de spécialités »  1. Cette image de l’humanité ne peut émerger par génération spontanée de la multiplicité de travaux dispersés, mais exige un travail dédié à l’étude des principes structurant des différents travaux, puis à l’assemblage ou à l’articulation de ces principes.

Consilience, synthèse et lois Cet ouvrage est fondé sur l’idée qu’il est non seulement possible mais utile et nécessaire de synthétiser une série de travaux de sciences sociales et d’établir des liens systématiques entre eux et des recherches relevant diversement de la biologie évolutive, de l’éthologie, de la paléoanthropologie, de la préhis‑ toire et parfois aussi de la psychologie et des neurosciences. Leurs résultats respectifs prennent un sens nouveau dans le cadre théorique, synthétique et intégrateur, construit. En montrant que les mêmes logiques – les mêmes mécanismes ou les mêmes lois  – sont à l’œuvre dans des faits initialement constitués indépendamment les uns des autres et perçus comme différents, je vise une certaine consilience (au sens de Whewell). Tout au long de cet ouvrage, je montrerai notamment qu’il existe un lien déterminant entre, d’une part, le mode de reproduction et de développement ontogénétique de l’espèce humaine, et d’autre part, les fondamentaux de la structure sociale propre à l’espèce humaine. Philosophe des sciences anglais, William Whewell nous a légué ce concept très utile de consilience  2. Celui-ci désigne l’acte d’unification théorique des inductions faites sur des classes de faits disparates, considérées initialement comme étant totalement indépendantes les unes des autres. Whewell fait de cette opération d’unification et de généralisation, qui peut se répéter indéfi‑ niment (une ancienne théorie générale devenant à son tour un cas particulier 1.  Grothendieck 1972. 2.  Whewell 1840 et 1938. Le biologiste Edward O. Wilson a réutilisé et « popularisé » ce terme en lui donnant une tournure réductionniste (qui fait que tous les phénomènes biologiques, psycho‑ logiques ou sociaux sont censés être expliqués, à terme, par les lois de la physique) qui n’existe pas chez Whewell. Cf. Wilson 1998. C’est donc exclusivement à Whewell que je me réfère quand je parle de consilience.

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d’une théorie plus englobante, etc.), la base de tout progrès scientifique. À bien considérer les choses, cette consilience est l’opération qui sous-tend toute formulation d’une loi ou d’un principe général, puisque la loi (ou le principe) permet d’expliquer des faits ou des phénomènes qui n’ont, a priori, aucun rapport entre eux. La consilience est le nom de l’opération consistant à formuler une loi qui permet de comprendre des classes de faits très diffé‑ rentes ou unifie des lois empiriques particulières. Ainsi, la loi de la gravitation universelle de Newton a permis de constituer des faits tels que la chute des corps observée sur Terre, le phénomène des marées ou le mouvement des planètes en manifestations d’un seul et même principe. Dans la conception aristotélicienne, on avait deux mondes bien distincts qui relevaient de lois différentes : le monde sublunaire, et notamment la Terre, et le monde supra-lunaire, le Ciel. Avec le grand unificateur que fut Newton, les faits ont été rapprochés et connectés grâce au nouveau point de vue adopté. Jusque-là considérés indépendamment les uns des autres, ils sont devenus des cas particuliers d’une loi générale. On peut donc considérer qu’on a affaire à une loi empirique quand on découvre une régularité dans un ordre de faits empiriques donné (par exemple, les lois de Kepler concernant le mouvement des corps célestes), et à une loi générale lorsque celle-ci permet de rendre raison de plusieurs classes de faits, ainsi rapprochées. Même les trois lois de Kepler sur les corps célestes, dont on ne percevait pas au départ les liens qui les unissaient, prennent sens dans une seule et même loi. Le paradoxe étant qu’une fois que l’on a été habitué à voir dans les faits les plus divers des manifestations d’une loi unique, tout cela paraît naturel et presque consubstantiel aux faits mêmes. On pense que le réel ainsi appréhendé grâce à des lois était d’emblée plus simple, moins divers et moins complexe  1 que la réalité sociale ou historique, alors que c’est l’oubli du travail théorique accompli dans les sciences physiques et biologiques et la non-formulation de lois dans les sciences sociales qui sont à l’origine d’une telle impression. Comme l’a bien noté Stephen Jay Gould, la théorie de la sélection naturelle de Darwin, qui a été l’élève de Whewell, correspond parfaitement à ce que s’efforçait de décrire ce dernier avec le concept de consilience : Voici, en bref, son argumentation  : je vous présente, dans ce livre, des milliers de faits bien attestés tirés de toutes les sous-disciplines de la biologie –  depuis les dents témoins des embryons de baleine jusqu’aux formes intermédiaires de fossiles, en passant par l’ordre, unique sur toute la planète, des strates géologiques, par l’énoncé de modifications obtenues par croisement dans l’agriculture et l’élevage, par l’usage d’un même os 1.  Whewell note qu’il est difficile de « retomber dans cet état de dénuement et de perplexité où nous les regardions quand nous n’avions pas de principe pour les unifier » (Whewell 1938 : 67).

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pour des fonctions aussi différentes que la course du cheval, le vol de la chauve-souris, la nage de la baleine ou l’écriture de ce manuscrit, par le fait que la faune des îles océaniques isolées ressemble à celle des continents voisins, mais ne comporte que des créatures capables de faire la traversée, et cetera, ad infinitum. Une seule conclusion touchant aux causes et aux variations dans le monde vivant – le lien généalogique par évolution entre toutes les espèces – est susceptible d’englober des faits aussi disparates dans une explication commune. Et cette explication commune, en attendant mieux, doit être acceptée comme une vérité probable  1.

C’est aussi Einstein, autre grand synthétiseur, qui s’enthousiasme pour les théories permettant de relier ou d’expliquer des faits jusque-là tenus pour indépendants les uns des autres : « C’est ce qu’accomplit la théorie cinétique des gaz qui établit un lien entre l’équation d’état d’un gaz idéal, sa viscosité, sa capacité de conduction de la chaleur, son coefficient de diffusion et ses manifestations radiométriques, mettant ainsi au jour des liens logiques entre des phénomènes qui, du point de vue de l’expérience sensible, n’avaient pas entre eux le moindre rapport  2. » Il écrit encore  : « Une théorie fait d’autant plus d’impression que ses prémisses sont plus simples, que les choses qu’elle met en relation sont de nature plus différente, et que son domaine d’application est plus étendu  3. » Parce que c’est la vue d’ensemble qui lui importe  4, on voit Einstein s’agacer parfois de l’attitude « tatillonne » de son ami Michele Besso, physicien suisse qu’il a connu à l’École polytechnique fédérale de Zurich. Il écrit à son épouse Mileva le 27 mars 1901 que Besso « s’intéresse beaucoup à [leurs] recherches, même si des scrupules vétilleux l’empêchent souvent d’avoir une vue d’ensemble  5 ». Un autre physicien théorique et mathématicien, Henri Poincaré, prône l’étude des faits mathématiques « qui, par analogie avec d’autres faits, sont susceptibles de nous conduire à la connaissance d’une loi mathématique de la même façon que les faits expérimentaux nous conduisent à la connaissance d’une loi physique », ceux qui nous « révèlent des parentés insoupçonnées » avec d’autres faits, « connus depuis longtemps, mais qu’on croyait à tort étran‑ gers les uns aux autres » : « Parmi les combinaisons que l’on choisira, les plus fécondes seront souvent celles qui sont formées d’éléments empruntés à des domaines très éloignés […]  6. » Et le mathématicien Alexandre Grothendieck avait, quant à lui, pour habitude d’englober chaque problème mathématique particulier dans un problème plus général, plus abstrait, mais qui s’avérait au 1.  Gould 2005 : 278‑279. 2.  Texte de 1936 cité par Françoise Balibar in Einstein 2002 : 163. 3.  Ibid. : 174‑175. 4.  Galison 2006 : 16. 5. Cité in Bracco 2017 : 99. Souligné par moi. 6.  Poincaré 1908 : 49.

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fond plus simple à résoudre. Comme Einstein pour la physique, il cherchait les structures générales permettant de comprendre toute une série de cas particuliers  1. Si avoir un esprit synthétique, ne pas entrer prématurément dans le détail ou les particularités, c’est privilégier les structures signifiantes ou les formes générales sur les microvariations et les petites singularités, on peut dire alors que les chercheurs en sciences sociales manquent singulièrement d’esprit de synthèse, s’arrêtant trop souvent sur les différences, sur la diversité des sociétés humaines sans chercher à voir les similarités et les formes invariantes. Une difficulté supplémentaire, dans le cas de la réflexion que je mène, réside dans le fait que non seulement les faits sont disparates, mais qu’ils peuvent avoir été établis par des disciplines différentes. La première chose à répondre à cette objection possible est qu’une partie des disciplines que l’on place plus volontiers du côté des sciences naturelles (biologie évolu‑ tive, éthologie ou écologie comportementale, paléoanthropologie, neuro­ sciences,  etc.) ont formulé des propositions sur l’aspect proprement social des différentes formes de vie (sur le comportement social des animaux et les rapports sociaux qu’ils entretiennent entre eux) et que cette connaissance relève d’un savoir sociologique qui s’ignore. Ensuite, il est important de préciser que lorsque les savoirs que je mobiliserai seront issus des différentes branches des sciences naturelles et ne porteront pas explicitement sur des aspects sociaux, ils ne m’intéresseront que dans leurs effets sociaux ou leurs conséquences sociales. Enfin, si l’on adopte un point de vue épistémologique réaliste, alors il est inconcevable que les faits établis par des disciplines diffé‑ rentes, à l’aide de théories et de méthodes différentes, soient contradictoires entre eux ou contradictoires dans leurs implications. La congruence ou la compatibilité entre les faits ou leur caractère non contradictoire, à l’intérieur d’une discipline ou dans des disciplines différentes, doit être tenue pour une condition normale de leur validation. Ce dernier point me semble particulièrement important quand on décide, pour répondre aux besoins de sa recherche, de transgresser les frontières disci‑ plinaires. Une foi scientifique générale devrait amener le chercheur à penser que les résultats des autres sciences ne sont pas totalement indépendants de ceux de sa propre science. Je ne sais pas s’il faut appeler cela de la « généro‑ sité scientifique », de la « confiance scientifique » ou de l’« anticorporatisme scientifique », mais il me semble aller de soi qu’on ne peut, par exemple, être persuadé que la théorie darwinienne de la sélection naturelle est une théorie juste de l’évolution du vivant, et faire par ailleurs comme si ce qu’elle nous dit n’avait aucune espèce de lien avec ce que l’on étudie soi-même en tant que chercheur en sciences sociales. La position que je défends ne signifie pas 1.  Voir notamment « Entre ombre et lumière, Alexandre Grothendieck ou la vie du plus grand génie des mathématiques ! », La Marche des sciences, France Culture, par Aurélie Luneau, 27 novembre 2014.

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qu’il faille expliquer par les principes d’autres sciences ce que notre science doit s’efforcer d’expliquer par ses propres moyens (le premier réflexe que peuvent avoir les disciplines les unes vis-à-vis des autres, est la volonté de dominer l’autre et de lui faire admettre qu’elles détiennent la clé de tous leurs problèmes). Mais s’assurer que ce que l’on dit ne contredit pas des réalités attestées par d’autres disciplines et essayer d’articuler ou d’emboîter les faits acquis par elles avec les faits conquis par la discipline qu’on pratique me semble constituer la bonne démarche à suivre.

« Seconde main », synthèse et méta-analyse J’ai déjà eu l’occasion de dire à quel point l’opposition entre « données de seconde main » et « données de première main » était fatale à toute avancée scientifique  1. Dans l’état actuel d’organisation de la recherche en sciences sociales, l’insistance sur la nécessité d’avoir produit soi-même ses données (« première main ») est un signe patent d’immaturité scientifique. Cela corres‑ pond parfaitement à la conception wébérienne d’une science éternellement jeune, où chacun est invité à recommencer quasiment à zéro, tel Sisyphe remontant indéfiniment sa pierre, ce que d’autres ont déjà établi avant lui. C’est le slash and burn permanent ou la « culture sur brûlis successifs » déjà évoqués. Alors que la cumulativité culturelle est l’une des grandes carac‑ téristiques de l’histoire des sciences et des techniques  2 (loi Marx (1) de ­l’objectivation cumulée  3), les sciences humaines et sociales seraient, aux yeux de certains, les seules à échapper à cette loi. Inversement, disqualifier ou dévaloriser les « données de seconde main », qui ne sont en réalité que des « données de première main » produites par d’autres que soi, c’est révéler un profond manque de confiance à l’égard des autres producteurs de connaissance. La « seconde main » est tellement dénigrée et niée en tant que « donnée » qu’un travail s’appuyant sur des « données de seconde main » est souvent (dis)qualifié de « théorique », même lorsqu’il est saturé de données… L’anthropologue Alain Testart a été en partie victime de cette perception dans un univers anthropologique qui voue un véritable culte au « terrain ». En effet, il se présentait lui-même comme un « théoricien », parce qu’il n’avait fait que peu de « terrain » au cours de sa carrière et pouvait être regardé avec suspicion par ses collègues pour cette raison. Or tout lecteur de Testart ne peut manquer d’être surpris par la qualification de « théoricien », car s’il est vrai qu’il théorise, les faits abondent cependant dans son œuvre, 1.  Lahire 2021 : 11‑16. 2.  Lehman 1947 : 281‑290 et Basalla 1988. 3.  Cf. infra, p. 378.

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et pas seulement pour décorer ou illustrer un système théorique clôt et aride. S’il faisait honneur à sa discipline, c’est en lisant les anthropologues, du passé comme du présent  1, et en ne les lisant pas seulement pour leurs thèses, mais surtout pour les faits qu’ils ont contribué à établir. Homme de grande érudition dans la lignée des Durkheim, Weber, Fustel de Coulanges et Marc Bloch, qui maîtrisait une masse considérable de données théoricoempiriques de « seconde main », ingénieur de formation (diplômé de l’École des Mines) avant de devenir anthropologue social, Alain Testart connais‑ sait suffisamment les sciences de la matière pour savoir qu’elles organisent en leur sein un pôle théorique de synthèse et un pôle théorico-empirique d’analyse plus spécifique des multiples phénomènes physiques observables. Il défendait sa position de la façon suivante : « J’avais dans l’idée, et je l’ai toujours, qu’il fallait accepter en anthropologie une division du travail qui avait cours depuis longtemps dans maintes autres disciplines et où elle avait donné ses fruits  2. » La critique des « chercheurs en chambre », des « savants de bibliothèque », des « généralistes de bureau » ou de la car-window sociology est un classique de la revanche des « enquêteurs de terrain » sur les « théoriciens ». Ceux qui diffusent ce genre de reproches ne se rendent pas toujours compte que leur exigence de contact direct avec le « terrain » exclut l’essentiel de ce qu’ils peuvent respecter par ailleurs : bien que riches de données de toutes sortes, les œuvres de Marx, de Weber, de Durkheim ou de Mauss ne sont que rarement des comptes rendus d’enquêtes  3. Dans sa préface au classique de Morgan, Ancient Society, Raoul Makarius, témoignait de cette tendance en anthropologie : À la faveur de l’urgence de procéder à l’étude des sociétés en voie de disparition, le travail théorique a été systématiquement discrédité – comme s’il y avait des exemples, dans les autres disciplines, d’incompatibilité entre travail pratique et travail théorique. Sans exemple non plus dans les autres sciences –  du moins nous le croyons  –, le terme de « savants de bibliothèque » a été brandi pour disqualifier ceux qui pourtant, en se consacrant entièrement à synthétiser les résultats recueillis sur le terrain, rendaient justice au labeur des ethnographes et le valorisaient  4. 1.  Ce point est particulièrement important. Testart parlait de « cette idée désastreuse que l’on rencontre parfois dans [sa] discipline et qui, sous prétexte de rigueur scientifique, ne voulant croire que ce qui peut être vérifié à nouveau, conduit très directement à rejeter comme non crédibles informations et informateurs du seul fait qu’ils sont anciens, confondant passé et dépassé » (Testart 1992a : 9). 2. . 3.  Pour ne prendre que l’exemple de Marx, un ouvrage comme Le Capital repose non seulement sur de nombreuses données économiques et issues d’enquêtes sociales, mais aussi sur tout l’apport de l’économie politique classique accumulé depuis la fin xviiie siècle. 4.  Makarius 1971a : XXXII.

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Là encore, ce que l’on observe en sciences sociales n’a pas été absent de l’histoire des domaines désormais les plus scientifiquement établis, montrant qu’il n’est pas question d’une faiblesse congénitale propre à ces sciences. Même en physique, le petit jeu consistant à reprocher à certains théoriciens de ne pas s’appuyer sur des expérimentations ou des mesures a été couram‑ ment pratiqué par le passé. Par exemple, une controverse de 1937 a opposé Herbert Dingle à Arthur Eddington, Paul Dirac et Edward Arthur Milne, le premier reprochant aux seconds de faire de la « pseudoscience » relevant d’une espèce de « cosmythologie ». Le fond de la critique réside dans le fait que les physiciens visés ne faisaient pas de science expérimentale. Dirac objecta à Dingle qu’il partait bien de mesures, puisqu’il tenait compte de constantes qui avaient bel et bien été mesurées, mais par d’autres que lui. Les raisonnements physiques de Dirac comme d’Einstein sont fondés sur des faits, et c’est cela qui importe. Aucun savant ne serait qualifié de physicien s’il ne s’appuyait sur des faits physiques solidement établis. L’important n’est pas de produire soi-même ces faits, mais de les intégrer dans une réflexion théorique qui ne doit pas tourner à vide. Mais ces querelles entre expérimen‑ tateurs et théoriciens n’ont pas empêché la physique de parvenir à s’organiser de telle manière que des synthétiseurs puissent se mettre au service de tous les expérimentateurs et de tous les observateurs pour fondre une multitude de faits dans un cadre théorique d’ensemble qui leur donne un sens encore plus général que celui qu’ils avaient initialement, sachant qu’il n’existe jamais de faits bruts et non théoriquement construits. Les sciences sociales non seulement disqualifient les « données de seconde main », mais pratiquent très peu la revue systématique (synthèse des résultats de toutes les études originales existantes répondant à une même question de recherche) ou la méta-analyse (méthode scientifique combinant les résul‑ tats d’une série d’études indépendantes sur un problème donné), ce qui est profondément lié à la croyance assez faible en la possibilité d’un progrès scientifique  1. Une communauté scientifique peu soudée, dispersée, à faible interconnectivité des résultats et sans effort synthétique régulier, ne peut produire de cumulativité scientifique. Le problème est éminemment collectif, et ne se réduit pas à une question individuelle de niveau ou d’ambition personnelle des chercheurs. L’occasion la plus fréquente de faire des synthèses dans les sciences sociales est la nécessité pédagogique, dévalorisée scientifiquement, et qui est surtout empreinte de constructivisme. Les synthèses scolaires présentent souvent des points de vue théoriques ou méthodologiques, mais ne cherchent que très rarement à synthétiser l’essentiel des résultats auxquels une multitude 1.  L’état de l’art demandé aux étudiants et aux auteurs d’articles cherche davantage à montrer que l’on n’ignore pas l’état des publications dans un domaine de recherche qu’à dégager des acquis-résultats sur lesquels s’appuyer pour avancer scientifiquement dans la connaissance de la réalité.

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de travaux sont parvenus sur une question donnée, c’est-à-dire à mettre la synthèse au service de la connaissance du réel plutôt que de la connaissance des seuls points de vue et démarches qui concourent entre eux pour y accéder. Synthétiser pour faire connaître des approches différentes (nominalisme) ou pour présenter les problèmes, mécanismes et faits sociaux centraux que les diffé‑ rentes approches ont permis de faire apparaître (réalisme) renvoie à deux types de synthèses très différents, qui ne produisent pas les mêmes effets cognitifs. On aura compris qu’il me semble que nous manquons cruellement surtout du second type, plus réaliste et davantage tourné vers les faits, même si ceux-ci sont toujours, à un degré ou à un autre, théoriquement construits.

Conclusion La prise de conscience de l’existence de grands problèmes, de processus ou de mécanismes fondamentaux et de lois générales, qui ne cessent d’apparaître de manière subliminale dans les recherches en sciences humaines et sociales, conduit à une révision générale de l’épistémologie relativiste, constructiviste et nominaliste dominante. Que l’on considère la question de la différencia‑ tion sociale des activités ou des fonctions, celle des inégalités et des rapports de domination, celle de la socialisation et des processus d’incorporation du monde social, celle de la transmission culturelle des savoirs, celle de la produc‑ tion d’artefacts de toutes sortes ou celle des fonctions pratiques et symboliques du langage, on peut dire que la persistance de grandes questions dans les travaux scientifiques les plus divers n’est pas due à de simples effets d’épistémè (au sens foucaldien du terme) ou d’un partage culturel de « points de vue », mais tient à la structure et aux propriétés mêmes de l’objet étudié  : les sociétés humaines. Les chercheurs en sciences sociales ont, en effet, la fâcheuse tendance nominaliste et culturaliste à ne voir que des effets de représentations communes (pour des raisons culturelles arbitraires) là où il est question de faits réels analogues ou homologues sur lesquels ils butent. Derrière des problèmes qui présentent des similitudes se cachent des homolo‑ gies (liées à une histoire commune) ou des analogies (liées aux effets de causes semblables mais qui se sont développées indépendamment les unes des autres) de situations, qui signalent l’existence de mécanismes récurrents ou de lois générales. On pourrait penser que la question de savoir s’il faut être nominaliste ou réaliste est secondaire, mais cela n’est pas le cas  : seule la seconde perspec‑ tive pousse à poursuivre l’investigation et à considérer la possibilité que des principes ou des lois sous-jacents structurent le réel, la première invitant plutôt chacun à continuer de construire sa propre voie de façon autonome sans prendre véritablement en considération les faits ou mécanismes établis par d’autres.

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Une double attitude épistémologique, indissociablement réaliste et constructiviste, me semble devoir être adoptée en sciences sociales comme ailleurs : il s’agit d’être à la fois profondément convaincu que le réel socio­ historique existe indépendamment des savants qui l’étudient, et que les modèles théoriques qui entendent en rendre raison sont toujours des construc‑ tions qui peuvent varier en fonction de la culture des chercheurs, de l’ampleur de leur effort de synthèse, de leurs intérêts de connaissance ou des niveaux de réalité sociale qu’ils visent à éclairer. Il y a bien des faits à découvrir dans le monde social, des régularités, des récurrences, des déterminismes de toutes sortes, mais ces découvertes ne peuvent se faire qu’au travers ou à partir de constructions qui comportent une part d’arbitraire du côté de ceux qui les élaborent. Inversement, les modèles d’analyse sont bien toujours des constructions, mais ces dernières ne se valent pas toutes, sont plus ou moins pertinentes en fonction de ce que l’on cherche à mettre en évidence, et, lorsque les chercheurs ont le souci de la preuve empirique, elles rencontrent toujours des résistances sur le « sol raboteux » du réel. Les formes contemporaines de relativisme et de nominalisme reposent sur un ensemble de croyances concernant les sciences sociales : impossibilité ou inutilité de comparer la puissance heuristique relative des programmes scientifiques en concurrence ; impossibilité d’articuler ou d’intégrer dans un cadre synthétique les points de vue et les connaissances produites de façon dispersée du fait d’une division du travail scientifique entre disciplines et à l’intérieur des disciplines ; impossibilité d’une quelconque cumulativité scien‑ tifique des connaissances ; et, enfin, impossibilité épistémologique de formuler des lois ou des principes généraux concernant le fonctionnement du monde social. À considérer l’ensemble de ces croyances, on comprend que l’idée d’un quelconque progrès scientifique soit annihilée, moquée, jugée naïve‑ ment scientiste, positiviste ou « naturaliste », et considérée d’emblée comme vouée à l’échec. C’est contre cette tendance, qui, près de cent cinquante ans après la fondation moderne de nos sciences, devient mortifère, que ce livre entend lutter.

3.

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S’il n’est pas dans mon intention de faire peser l’essentiel de la responsabi‑ lité de l’air épistémologique du temps sur un seul ouvrage, que beaucoup de chercheurs n’ont tout simplement pas lu ou dont ils n’ont qu’une vague idée, Le Raisonnement sociologique de Jean-Claude Passeron, plus que tout autre  1, a néanmoins contribué à formuler une tendance épistémologique générale dans les sciences sociales, et tout particulièrement chez les anthropologues, les historiens et les sociologues  2. J’en discuterai ici les principaux arguments pour clarifier ma propre position, en me servant pour cela de divers autres auteurs, parmi lesquels Alain Testart et son Essai d’épistémologie  3, publié la même année, mais qui est resté quasiment inaperçu dans un univers des sciences sociales orienté par de tout autres croyances  4. Passeron insiste sur le caractère descriptif (dire ce qui est) et non normatif (ce qui devrait être) de son épistémologie, mais cela est loin d’être le cas. D’une part, il ne se prive pas, à juste titre, d’éliminer (décision normative 1.  Cf. Berthelot 1996 et Chapoulie 2018. Le second ouvrage est très proche de celui de Passeron, mais accentue davantage le rapprochement des sciences sociales et du sens commun ordinaire (importance de la « langue naturelle » dans l’écriture, substitution de la notion d’« hypothèses » à celle de simples « idées de départ », raisonnements des sciences sociales proches des « raisonnements ordinaires »,  etc.). Grand connaisseur de la tradition de l’École de Chicago, l’auteur fait tout pour effacer la frontière entre les « savoirs ordinaires » et ceux des sciences sociales, allant même jusqu’à refuser de poser la question de la scientificité de ces derniers  : « La question de la qualification des sciences sociales comme “sciences” si fréquemment proclamée et argumentée apparaît ainsi dépourvue d’intérêt, puisqu’elle présupposerait que l’on s’accorde sur la caractérisation des sciences. J’ai utilisé dans cet ouvrage le terme “sciences sociales” sans référence à une quelconque notion générale de science » (ibid. : 67). 2.  Cela vaut particulièrement pour la France, mais, à ma connaissance, peu de pays dotés de sciences sociales échappent à cette tendance épistémologique générale. 3.  Testart 1991a. 4.  « Dire en effet qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre la physique et ce que devraient être les sciences sociales peut apparaître comme une proposition si énorme, si provocatrice, si peu conforme aux positions adoptées par les praticiens de sciences humaines que l’on peut comprendre le peu d’écho remporté par la réflexion d’Alain Testart » (Gallay 2018 : 237).

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par excellence) du champ scientifique des productions relevant de ce qu’il appelle une « herméneutique sauvage » ou une « divagation herméneutique », et ce, même si leurs auteurs les présentent eux-mêmes comme des travaux sociologiques. Cette exclusion est même la raison centrale qui m’a fait adhérer au départ, dans les années 1990, à la thèse de Passeron, car l’état du champ de cette époque était tel qu’il était nécessaire de chasser hors de la socio‑ logie les entreprises non scientifiques, et même franchement antiscientifiques, comme la « sociologie de l’imaginaire » de Michel Maffesoli, tout en évitant d’imiter les aspects les plus visibles et superficiels des sciences dites « dures » (formalisation, mathématisation) pour tenter de gagner à peu de frais son salut scientifique. D’autre part, Passeron décrit les auteurs qui prétendent pouvoir viser une cumulativité scientifique ou formuler des lois comme étant victimes d’une « illusion nomologique ». En décidant de mettre en avant les uns et d’écarter les autres, Passeron est logiquement normatif. Et je précise que je ne le suis pas moins en manifestant mon insatisfaction quant à l’état actuel des produc‑ tions en sciences sociales, et en mettant en avant les auteurs ou les travaux qui ont précisément choisi, à contre-courant de la tendance dominante, la voie de la synthèse créatrice non éclectique de théories antérieures ou concurrentes, de la cumulativité scientifique et de la formulation de lois. Pour emprunter les mots de Testart, on peut dire que Le Raisonnement sociologique a érigé les faiblesses des sciences sociales en dogme  1. Or il me semble que celui-ci repose sur six erreurs, qui concernent en grande partie les différences réputées opposer les sciences de la matière et de la vie aux sciences sociales.

Les sciences de la vie et de la matière sont-elles expérimentales ? La première erreur dans l’argumentation de Passeron consiste à consi‑ dérer globalement les sciences de la matière et de la vie comme des sciences expérimentales en les distinguant des sciences sociales qui ne pourraient pas l’être, étant donné l’impossibilité dans laquelle elles se trouvent de mener des expériences et de les répéter en contrôlant les facteurs ou les variables qui permettent de définir les contextes. Le problème, qui saute aux yeux de tous ceux qui connaissent les sciences de la matière et de la vie, est qu’une partie non négligeable de ces sciences ne sont pas expérimentales, mais reposent, comme les sciences sociales, sur l’observation (au sens large du terme). Ni la cosmologie, ni la climatologie, ni la géologie, ni la minéralogie, ni la biologie 1.  « C’est parce que les sciences sociales ont jusqu’à présent été incapables de trouver des lois générales qu’elles se contentent d’étudier des cas particuliers. Mais, ainsi qu’il arrive souvent, ces faiblesses ont été érigées en dogme » (Testart 1991a : 140).

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évolutive, ni la zoologie, ni l’écologie, ni la paléontologie ne s’appuient, pour l’essentiel, sur des expériences en laboratoire. Ce sont des sciences de l’observation, et une partie d’entre elles sont même des sciences historiques de l’observation (la cosmologie, la géologie et la biologie évolutive étudient ainsi l’évolution de l’univers, de la Terre et des formes de vie)  1. Comme l’écrit Claude Grignon en se référant à Claude Bernard : « L’opposition entre sciences expérimentales et sciences de l’observation ne correspond ni à l’oppo‑ sition entre sciences de la nature et sciences de l’homme, ni, à l’intérieur des sciences de la nature, à l’opposition entre sciences physiques et sciences de la vie ; la médecine est expérimentale, à des degrés variés, dans les limites que lui impose la morale collective, l’astrophysique observe  2. » Cette situation n’a pas empêché les physiciens, les géologues et les biologistes de formuler des lois, et l’idée que toutes les sciences communément qualifiées de « dures » possèdent les moyens expérimentaux de valider ou de falsifier leurs théories repose sur une grande méconnaissance de ces sciences. Pour ne prendre que deux exemples de taille, on rappellera tout d’abord que Newton n’a jamais fait – et comment l’aurait-il pu ? – d’expériences sur les planètes pour formuler dans ses Philosophiae naturalis principia mathematica ce qui allait devenir pourtant la première grande théorie-cadre de la physique. Par ailleurs, dans L’Origine des espèces de Darwin, on trouve un système de preuves très développé mais fondé essentiellement sur des obser‑ vations multiples faites par Darwin ou par d’autres (botanistes, zoologistes, anatomistes, paléontologues, géologues,  etc.) qui s’avèrent cohérentes entre elles et congruentes par rapport aux attendus de la théorie de la sélection naturelle. On n’y rencontrera en revanche aucune expérimentation en bonne et due forme. En reléguant les « sciences historiques » dans l’« espace non poppérien du raisonnement naturel » (ou de l’argumentation), la première erreur commise par Passeron a donc été de faire confiance à la définition que Karl Popper donne des sciences et de leur manière de faire preuve. Or laisser à Popper le soin de juger de la scientificité de Galilée, de Newton ou de Darwin, ce serait prendre le risque de conclure que leurs théories n’étaient pas scientifiques.

1.  Le célèbre biologiste Stephen Jay Gould a eu l’occasion de rappeler que la « méthode scien‑ tifique » ne se résume pas à « l’expérimentation, la quantification, la répétition, la prédiction et la réduction de la complexité du monde matériel à un petit nombre de variables pouvant être contrôlées et manipulées » et que « dans de nombreux domaines – la cosmologie, la géologie et l’évolution, entre autres –, les phénomènes naturels ne peuvent être élucidés qu’avec les outils de l’histoire. Les méthodes appropriées relèvent dans ce cas de la narration, et non pas de l’expérimentation » (Gould 1991 : 361). 2.  Grignon 2008 : § 7.

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Les concepts sociologiques sont-ils si spécifiques ? La deuxième erreur porte sur la nature des concepts dans les sciences sociales. Passeron définit les concepts sociologiques en utilisant la différence entre les noms propres et les noms communs. Pour lui, les concepts socio‑ logiques ne sont ni vraiment des noms propres ni pleinement des noms communs, sachant que le nom propre tend à ne désigner qu’une seule personne (« identificateur d’une deixis unique ») alors que le nom commun renvoie à une multitude de cas qui ont certaines propriétés en commun. Les concepts « socio-historiques » seraient donc des mixtes logiques  1, qui n’ont de valeur scientifique que par le fait qu’ils retiennent en eux-mêmes (ou sont associés à) la série de cas empiriques étudiés sur lesquels ils reposent. À mon sens, dire cela signifie seulement que les concepts ne sont pas des entités désincarnées totalement désindexées des contextes empiriques de la mesure ou de l’observation, mais qu’ils sont gros de tous les travaux empiriques qui leur donnent sens. La deuxième erreur de Passeron n’est pas de maintenir les sciences sociales dans un entre-deux indécis, mais de prétendre que la situation du concept ainsi décrite serait propre aux sciences sociales en tant que « sciences du contexte historique ». Car, tout bien considéré, une formule du type E = mc2 ne vaut, elle aussi, que par l’ensemble des travaux empiriques sur les diffé‑ rentes formes d’énergie, la masse et la vitesse de la lumière auxquels elle renvoie. Les concepts, les lois, les forces, les principes ou les formules de la physique sont des sortes de condensations sténographiques de nombreux travaux expérimentaux circonstanciés (sur des phénomènes bien précis) et de nombreuses formalisations mathématiques accumulés, repris, critiqués et corrigés par des générations successives de physiciens. En un sens, ils portent en eux ou présupposent toute l’histoire de la physique, et ne sont jamais détachables des réalités physiques à propos desquelles ils ont été formulés. Leur avantage réside dans le fait que, exprimés grâce à des moyens symbo‑ liques, ils sont particulièrement faciles à manipuler.

Les faits sociaux sont-ils si singuliers et uniques ? La troisième erreur est d’adopter la position classiquement historienne (pas de tous les historiens, comme nous le verrons, mais l’histoire est la discipline ayant le plus souvent incarné cette position) sur la question de la non-répétabilité des contextes historiques. Selon Passeron, l’historien sait mieux que le sociologue que son discours est spatio-temporellement référé et « le sociologue s’illusionne très largement sur le sens trans-historique (extra1.  Passeron 2001 [1991] : 132.

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contextuel) de son discours assertorique  1 ». Les contextes étudiés par les chercheurs en sciences sociales « ne se répète[nt] jamais dans [leur] intégra‑ lité  2 » et « les constats ont toujours un “contexte” qui peut être désigné mais non épuisé par une analyse finie des variables qui le constituent, et qui permettraient de raisonner “toutes choses étant égales par ailleurs”  3 ». Cette position forte sur l’infinie variation des contextes, qui peuvent être parents mais jamais identiques, a des conséquences épistémologiques majeures puisqu’elle conduit à penser que « la langue de description du monde histo‑ rique, commune à l’histoire et à la sociologie, implique l’impossibilité séman‑ tique d’un “paradigme” stable  4 » et qu’il ne peut exister de ce fait ni de loi générale ni de cumulativité scientifique  5. Dans les sciences sociales, dit même l’auteur, on ne peut « immobiliser l’interprétation » des « interactions sociales » dans « des lois ou des structures “universelles” sans en fausser radica‑ lement la genèse ­historique »  6. Mais en quoi précisément consiste cette troisième erreur ? Passeron a raison de rappeler que les variations historiques, culturelles, géographiques ou « sociales » (à l’intérieur d’une société donnée) constatables font que les contextes étudiés par les différents chercheurs ne sont jamais strictement les mêmes. Mais il a tort de penser que la question ne s’est pas posée dans les sciences de la matière et de la vie et qu’il va de soi que les phénomènes physiques sont répétables  7. Ces sciences ont réussi à regarder dans le réel ce qu’il y avait de répétable, mais qui ne sautait pas forcément aux yeux. Le fait qu’une feuille d’arbre particulière d’un arbre donné tombe à tel endroit et à tel moment sur terre est un événement absolument unique, non répétable et non prévisible, et la physique n’a jamais prétendu pouvoir prévoir ce genre de choses. Comme le dit Gould  : « La loi de la gravité nous apprend que les pommes tombent, mais elle ne nous dit pas pourquoi telle pomme est tombée à tel moment, et pourquoi Newton se trouvait justement en dessous 1.  Ibid. : 133. 2.  Ibid. : 129. 3.  Ibid. : 81. 4.  Ibid. : 128. 5.  Passeron dit qu’il n’existe pas de cumulativité dans les sciences sociales (« La sociologie n’a pas et ne peut prendre la forme d’un savoir cumulatif, c’est-à-dire d’un savoir dont un paradigme théorique organiserait les connaissances cumulées », ibid. : 551) tout en essayant de sauver les meubles. Il parle ainsi de « séries de connaissances empiriques et d’interprétations conceptuelles dont les formulations […] accroissent continûment un capital discontinu d’intelligibilités partielles », et ajoute que « sans jamais se cumuler ou se prolonger, ces intelligibilités ne sont jamais non plus complètement étrangères les unes aux autres » (ibid. : 93‑94). Et surtout, il finit par admettre qu’« il existe […] en sociologie de petites zones de cumulation des résultats d’enquête, dans lesquelles, du même coup, ces résultats sont susceptibles de se contredire univoquement au profit ou au détriment d’un des constats » (ibid. : 552), prenant l’exemple de la sociologie de l’éducation (à laquelle il a lui-même grandement contribué) et de la sociologie électorale. 6.  Ibid. : 64. 7.  Ibid. : 558.

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à ce moment-là, mûr pour une découverte. […] On peut expliquer un événement après qu’il s’est produit  1. » Les lois de la physique disent quelles sont les conditions de possibilité d’apparition de certains phénomènes, et expliquent les logiques sous-jacentes à ces phénomènes, mais ne disent pas que tel événement particulier va survenir à tel moment et en tel lieu  2. Les chercheurs en sciences sociales qui voient dans l’impossibilité de prévoir les événements dans tous leurs détails une preuve que les lois n’ont aucun sens lorsqu’il est question de monde social n’ont en fait pas compris la fonction des lois, y compris dans le domaine de la physique. Avec de tels arguments, ils en concluraient que la physique n’a que faire des lois qu’elle a formulées  3. En exigeant des sciences sociales qu’elles puissent prévoir les faits singuliers ou les événements si elles prétendent pouvoir formuler des lois générales, certains chercheurs prouvent leur ignorance quant au statut de toute loi. Car, comme le rappelle Alain Testart, « tout être individualisé, fût-il un fleuve, une formation géologique, un système solaire, représente une combi‑ naison d’éléments tous soumis aux lois de la physique mais dont l’existence et la façon spécifique dont ils sont combinés ne sont pas prévisibles par la physique, ni déductibles de ses lois, mais peuvent seulement être rapportées à d’autres combinaisons tout aussi contingentes  4 ». Si la physique s’en tenait à ce qu’elle voit, elle n’aurait jamais formulé la loi de la gravitation universelle. Cette loi, qui prédit que les corps tombent à la même vitesse indépendamment de leur masse, est même apparemment contredite par l’expérience ordinaire de la chute des corps, une plume tombant beaucoup plus lentement qu’un piano à cause de la résistance de l’air. Ce n’est qu’une fois fait le vide que la loi apparaît dans toute sa pureté. Passeron ne se demande pas si le caractère apparemment répétable des phénomènes physiques n’est pas l’effet produit par une pré-élaboration savante de ces phénomènes. La remarque du biologiste Menno Schilthuizen citée plus haut, sur le fait que la diversité du vivant empêche bien souvent les chercheurs de voir quelles régularités ou quelles lois pourraient gouverner des espèces aussi différentes les unes des autres, prouve le contraire de ce que présuppose Passeron en 1.  Gould 1991 : 363. 2.  « Les lois invariables de la nature fixent les formes générales et les fonctions des organismes ; elles délimitent les cadres dans lesquels les dispositifs organiques doivent évoluer. Mais ces cadres sont si vastes relativement aux aspects qui nous intéressent ! […] Charles Darwin avait reconnu cette distinction fondamentale entre des lois pour le cadre général et la contingence pour les détails, dans un célèbre échange de lettres avec l’évolutionniste et fervent chrétien Asa Gray » (ibid. : 381). 3.  Beaucoup de bêtises circulent aussi sur le prétendu renoncement à la notion de « loi » de la nouvelle physique (quantique), à partir d’une confusion entre les notions d’« indétermination » et d’« indéterminisme ». Comme le rappelle avec clarté Françoise Balibar  : « La nouvelle physique n’a en aucune façon renoncé à la “légalité” ; ce n’est pas parce que les prévisions ne sont plus uniques qu’elles sont pour autant imprévisibles, non réglées par des lois » (Balibar 2011 : 112). 4.  Testart 1991a : 158.

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posant le caractère évident de la répétabilité des phénomènes naturels. La physique a elle-même longtemps dû lutter contre l’évidence de la diversité de la matière et des phénomènes physiques. Par exemple, l’énergie n’était pas encore pensée au début du xixe  siècle comme une propriété générale de la matière, mais on pensait en termes de puissances particulières, de forces sans rapport les unes avec les autres (la puissance du vent, celle de la foudre qui s’abat sur un arbre, la force d’un arbre qui tombe, celle du courant hydraulique qui emporte l’arbre, l’énergie électrique, la force magné‑ tique, etc.). L’existence d’une énergie globale et unificatrice derrière toutes ces forces restait à révéler et une formule du type E =  mc2 suppose une synthèse de plus haut niveau que celle dont étaient capables les physiciens des siècles précédents. De même, la loi de la gravitation universelle n’a été possible qu’en rendant équivalents l’ensemble des corps qui chutent, indépendamment d’une série d’autres propriétés spécifiques : Imaginez donc Galilée faisant ses expériences sur un plan incliné avec des billes de bois et de plomb ; on aurait pu lui dire : « Vous n’avez pas le droit de comparer le bois et le plomb mais seulement des billes de plomb d’alliages légèrement différents. » Cette objection, aussi absurde nous semble-t-elle aujourd’hui, aurait néanmoins été dans le droit fil des conceptions anciennes de la physique selon lesquelles les choses ont des natures différentes et obéissent à des lois différentes selon qu’elles sont d’eau ou de feu, d’air ou de terre, lunaires ou sublunaires. Tant qu’on n’a pas pu produire une théorie unifiée des phénomènes étudiés, ceux-ci doivent forcément apparaître comme étant d’essences différentes, relevant de domaines de la réalité complètement étrangers les uns aux autres, absolument incomparables  1.

Alain Testart a remis en question le mythe des faits sociaux uniques, non répétables, non reproductibles qui fait que les chercheurs en sciences sociales en général, les historiens en particulier, pensent impossible de produire des savoirs généraux sur le monde social. L’enjeu est de taille puisque, comme le rappelle l’anthropologue  : « La science consiste toujours en un discours général tenu à propos d’êtres uniques envisagés dans leur généralité  2. » Il souligne tout d’abord le fait que le monde physique est rempli d’événements qui n’apparaissent qu’une seule fois (on peut penser par exemple au Big Bang, à la naissance de galaxies, d’étoiles ou de planètes, à la collision d’une météorite avec telle ou telle planète) et d’entités uniques, singulières (e.g. les différentes étoiles ou planètes). Cela n’a pas interdit aux astrophysiciens de construire des lois générales impliquées dans ces événements singuliers et 1.  Ibid. : 142. 2.  Ibid. : 7.

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non répétables à l’identique. Même uniques, les événements physiques sont à la fois contingents et totalement explicables par des lois. Testart remarque que « la première grande synthèse théorique en physique, la théorie newtonienne de la gravitation, a été avancée pour rendre compte du mouvement de la Lune, de Vénus et de toutes les planètes qui sont des êtres tellement uniques qu’on les distingue par des noms propres  1 ». Quelles que soient la taille, la forme, la couleur, la position, la composition physique des objets, la physique a établi qu’ils sont tous soumis à la même force gravitationnelle, de même qu’à de nombreuses autres lois générales. Alors que les objets physiques ont été désingularisés, les objets sociaux sont toujours regardés comme des réalités singulières, concrètes, uniques, par les chercheurs en sciences sociales parce qu’ils n’ont pas établi les principes généraux qui permettraient de les désingulariser. Comme le dit très bien Testart  : « L’identité entre deux phénomènes étudiés n’est jamais inscrite simplement dans la nature de ces phénomènes, comme un substrat métaphy‑ sique sur lequel se développerait tranquillement la science. […] ce n’est pas l’identité des choses qui fonde la théorie, c’est la théorie une fois constituée dans la systématicité de ses concepts qui justifie le jugement d’identité  2. » La différence entre sciences de la matière et de la vie et sciences sociales réside dans le fait que la physique tout d’abord, la biologie ensuite ont réussi à construire des objets leur permettant de ne pas se perdre en permanence dans les petites différences ou les infinies variations, les détails ou les spécificités des phénomènes. Ou, pour être encore plus précis, ces sciences ont réussi à construire des objets leur permettant d’étudier les petites différences, les particularités ou les spécificités, sans perdre de vue les lois ou les principes généraux qui gisent derrière ces variations. Aucune planète n’est pareille à une autre. Les planètes sont chacune de taille, de forme, de couleurs, de constitution chimique ou gazeuse, etc. fort différentes, mais cela n’empêche pas les physiciens de constituer un savoir astronomique général et cumulatif sur les planètes, leur naissance, leurs mouvements, leurs origines et leur histoire,  etc. Si « nous ne sommes pas au bout de nos peines », comme disait Françoise Héritier, en matière de mise au jour des lois des sociétés humaines, c’est parce que, à la différence de la physique, de la chimie ou de la biologie, nous devons encore déterminer à quel niveau d’observation notre regard doit se placer, et quel niveau de généralité nos analyses doivent viser pour « déceler sous la masse complexe des informations » les lois, les principes ou les invariants  3. Les chercheurs en sciences sociales qui ont abandonné tout espoir de formuler des lois, ou qui critiquent sévèrement celles et ceux qui s’y efforcent 1.  Ibid. : 10. 2.  Ibid. : 11. 3.  Héritier 2006.

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en invoquant l’infinie richesse ou l’extraordinaire complexité de la réalité sociale, sont comme des physiciens qui auraient « objecté à tous les fondateurs de la physique moderne, Kepler, Galilée ou Newton  : “Allons donc ! Ne voyez-vous pas que les corps sont à la fois pesants et colorés et qu’à prétendre faire l’analyse séparée de la pesanteur ou de la couleur, vous passez complè‑ tement à côté de la réalité !” Si l’on avait dû les écouter, ni la mécanique, ni l’optique n’auraient vu le jour  1 ». Dans un compte rendu du Raisonnement sociologique, l’anthropologue Gérard Lenclud reconnaît bien le caractère tout aussi non répétable, unique, singulier, de nombreux phénomènes physiques, tout en adhérant à l’épistémologie passeronienne. Il écrit que les « dépositaires de l’illusion nomologique […] font remarquer, à juste titre, que la phénoménalité des sciences de la nature n’est pas moins historique que celle des sciences de l’homme » : Une éruption volcanique, fait naturel, est aussi historique que le déclen‑ chement d’une guerre, fait humain. L’un et l’autre faits sont insérés dans des contextes particuliers les définissant comme événements singuliers. Aucune guerre ne se déclenche comme une autre ; aucune éruption volca‑ nique non plus qui a son jour, ses formes, son intensité, sa durée. Les colères de la Soufrière ne sont pas celles de l’Etna et, à la Guadeloupe comme en Sicile, chacune des colères successives se manifeste à sa manière. Le monde, disait Ernst Mach, n’est toujours donné qu’une fois. Pourquoi, demandent les nomologistes, ce qui est possible dans un cas (subsumer sous une loi) ne le serait pas dans l’autre  2 ?

Mais alors, pour quelle raison la recherche de lois serait-elle pertinente ici et illusoire là ? La « réponse » apportée est désarmante de tautologie : si l’étude d’une catastrophe physique et celle du déclenchement d’une guerre ne sont pas dans la « même situation logique », c’est « parce que les sciences de la matière et de la vie peuvent analyser leurs observations par référence à un savoir nomologique qui brille par son absence dans l’univers des sciences sociales »  3. Un autre défenseur de l’épistémologie passeronienne, l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, fait lui aussi remarquer que d’autres sciences que les sciences sociales sont historiques, et que le caractère non reproductible ou non répétable des faits sociaux est un argument « insuffisant  4 ». Mais cela n’entame en rien son adhésion à la thèse centrale et à ses conclusions, puisque l’« historicité sociale » a quelque chose de « remarquable » par rapport 1.  Testart 2021 : 83. 2.  Lenclud 1991 : 258. 3.  Ibid. : 258. 4.  Olivier de Sardan 1993 : 149.

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à l’« historicité non sociale »  : « Il semble en effet raisonnable, écrit-il, de postuler que la complexité (faite d’historicité sociale) que traitent les sciences sociales est, à tout le moins, une complexité différente de la  complexité (faite d’historicité non sociale) à laquelle s’affrontent les sciences physiques ou naturelles. Autrement dit, l’historicité de l’objet des sciences sociales est d’un autre ordre que l’historicité des objets des sciences non sociales  1. » Le lecteur n’en saura pas plus : les deux types d’historicités (sociale et non sociale), comme le type de complexité propre à chacune, n’étant pas définis par l’auteur du compte rendu, on est simplement invité à croire que ces deux types d’historicités n’ont rien à voir l’une avec l’autre… Si l’on avait pu faire l’épistémologie descriptive de la physique à l’époque pré-newtonienne ou de la chimie pré-mendeleïevienne  2, nul doute qu’elle aurait beaucoup ressemblé à l’épistémologie passeronienne. D’ailleurs, Alain Testart note que « lorsque Newton proposa son attraction universelle, il suscita bien de la moquerie, surtout de la part des cartésiens qui deman‑ dèrent quelle pouvait bien être la nature de cette mystérieuse attraction  3 ». Mais Passeron, qui insiste tant sur l’historicité et le caractère changeant des contextes historiques ou des faits sociaux, se convertit en défenseur anhisto‑ rique de ce qui serait l’essence même du raisonnement sociologique lorsqu’il s’agit de balayer l’hypothèse d’un état transitoire (non éternel) et dépassable des connaissances en sciences sociales  : « Loin que le caractère volatil des catégorisations sociologiques puisse être tenu pour un obstacle provisoire susceptible d’être surmonté par un surcroît d’obstination, cette inconsistance théorique témoigne clairement d’une difficulté constitutive de la conceptua‑ lisation  4. »

La réalité sociale est-elle plus complexe que la réalité matérielle ? La quatrième erreur est liée au fait que les chercheurs en sciences sociales croient naïvement qu’ils ont affaire à des objets beaucoup plus complexes que ceux des physiciens ou des biologistes. Ils basent leur croyance sur l’idée fausse de la naturelle (ou de l’objective) simplicité des objets de ces sciences, en confondant la réalité matérielle, qui se présente toujours sous des formes enchevêtrées et mouvantes, avec les objets construits par les chercheurs. Ils 1.  Ibid. 2.  Les sciences sociales sont actuellement dans le même état que la chimie d’avant Dmitri Mendeleïev et sa classification périodique des éléments (appelée « tableau de Mendeleïev » [1869]). « Chaque élément semblait avoir son propre comportement, unique, […] écrit le géologue George McGhee. Mendeleïev a découvert qu’une structure plus simple et plus profonde sous-tendait l’apparente complexité unique des éléments » (McGhee 2008 : 17). 3.  Testart 1991a : 83. 4.  Passeron 2001 [1991] : 93.

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pèchent donc, paradoxalement, par manque de constructivisme en oubliant tout le travail de simplification, d’abstraction, de généralisation, de modéli‑ sation et de formalisation accompli dans les sciences de la matière et de la vie. Passeron reproche ainsi à Durkheim, non pas l’idée (erronée) de la plus grande complexité intrinsèque des faits sociaux, mais le fait que, malgré cela, Durkheim ne rabaisse pas ses ambitions explicatives : Durkheim admettait que l’intrication des déterminations sociales rendait impossible de les démêler jusqu’à pouvoir en isoler les facteurs derniers sous forme de variables pures, universellement explicatives. La « complexité » qu’il accordait aux faits sociaux, en marquant leur différence avec les faits qu’étudient les sciences de la matière et de la vie, ne l’empêchait pas de conclure […] qu’« [il] ne voyait pas pourquoi le raisonnement expérimental y serait radicalement impossible »  1.

En vérité, on ne peut pas plus « épuiser la description » des phénomènes physiques « par une liste finie de variables »  2 que les phénomènes sociaux, mais la physique nous a simplement habitués à sélectionner des éléments du réel pour mettre en évidence certains mécanismes fondamentaux, sans que l’on déplore la perte insupportable de « richesse  3 » ou de « complexité » que cela suppose. Il faudrait, pour bien comprendre le problème, se demander dans quel état seraient aujourd’hui les mathématiques et la physique si la majorité des savants avaient objecté qu’en réalité aucun objet « naturel », dans le monde réel, ne ressemble vraiment à un carré, à un cercle ou à un triangle purs. Les chercheurs en sciences sociales sont comme des physiciens qui cherche‑ raient à faire une « “théorie” de la tour Eiffel  4 ». Ils pensent qu’il est de bonne méthode d’étudier des sociétés concrètes, dans toutes leurs déterminations spécifiques, au lieu de commencer par le plus récurrent, le plus invariant ou le plus général, et de n’en venir aux singularités que dans un second temps, quand la théorie générale a commencé à être correctement établie. Alain Testart prend l’exemple de l’hydraulique qui n’aurait jamais pu « énoncer ses lois générales » si elle s’était fixé pour but, dès le début, d’« expliquer tout 1.  Ibid. : 29. 2.  Ibid. : 30. 3.  L’argument de la richesse incomparable du réel qui serait appauvri par la science est un topos classique du discours anti-scientifique, et notamment littéraire ou philosophique, que reprend malheu‑ reusement à son compte Passeron : « […] la sociologie, dont l’observation porte sur des configurations jamais réitérées intégralement dans le cours de l’histoire ou dans l’espace des civilisations, rencontre nécessairement comme limite de ses aspirations expérimentalistes la singularité des contextes historiques, dont la richesse déborde toujours les possibilités d’une analyse expérimentale » (ibid.  : 556, souligné par moi). Or, comme le rappelle utilement Testart : « Sans doute faut-il rappeler cette banalité qu’aucune théorie scientifique n’a jamais fait la théorie d’aucun fait concret, si l’on entend par là un objet ou un événement riche de toutes ses déterminations » (Testart 1991a : 142). 4.  Ibid. : 143.

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ce qui se passe dans un verre rempli d’eau »  1. Les objets concrets, ceux qui se donnent à voir à l’intuition sensible, sont paradoxalement les choses les plus complexes qui soient. Et de même que les objets de l’hydraulique ne sont pas ceux de l’hydrographie, ceux d’une science sociale digne de ce nom ne sont pas ceux de toutes les formes de sociographie, d’historiographie ou d’ethnographie qui se pratiquent le plus souvent en revendiquant indûment le plein statut de science accomplie : L’hydraulique et l’hydrographie, par exemple, étudient toutes deux le mouvement des liquides. Elles ont affaire au même type d’objet physique, mais dans une perspective différente. […] Certes, l’hydraulique a un degré de généralité plus grand, mais l’hydrographie ne se réduit pas au rôle de cas particulier de l’hydraulique : elle met en jeu d’autres facteurs, l’érosion des berges, le régime des pluies, etc. On peut dire qu’elle est plus concrète en ce qu’elle met en jeu un plus grand nombre de facteurs que ne peut le faire une science physique abstraite : mais même si l’on ajoutait bout à bout l’hydraulique, la science de la résistance des matériaux, les théories sur les transformations d’état physique, la thermique, etc., on n’obtiendrait guère l’hydrographie, et pourtant toutes ces sciences physiques seules ou conjuguées peuvent rendre compte de phénomènes extraordinairement fins et détaillés, comme la forme d’une goutte d’eau ou l’apparition de bulles d’air dans un liquide. À certains égards les sciences physiques paraissent même plus concrètes. Mais ce qui manquera toujours dans les sciences physiques, c’est la notion de fleuve. Le fleuve, visiblement, n’est pas un objet pertinent pour la physique  2.

Les chercheurs en sciences sociales voient la « simplicité » des objets non sociaux et la « complexité » des objets sociaux comme des propriétés intrinsèques de la matière, de la nature ou du social, alors que l’apparente « évidence » de la simplicité est le produit d’une longue histoire de simplifica‑ tion ignorée par les chercheurs en sciences sociales, mais dont ils ont appris les résultats les plus significatifs durant leur scolarité. Inversement, l’« évidence » de la complexité du social n’est que le produit d’un état confus et dispersé des sciences sociales. Au lieu de dire : « La réalité sociale est complexe, entre‑ mêlée, riche de mille nuances,  etc. », on devrait plutôt formuler les choses de la manière suivante : « Je vois la réalité sociale comme quelque chose de complexe, entremêlé ou enchevêtré, riche de mille nuances, etc., du fait de la confusion mentale dans laquelle me plonge l’état dispersé, désorganisé et pré-nomologique de la connaissance en sciences sociales. » Malheureusement, faisant de nécessité vertu, l’habitude prise de vivre dans un état désorganisé fait que beaucoup de chercheurs en sciences sociales prennent la dispersion et 1.  Ibid. : 144. 2.  Ibid. : 153‑154.

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le manque de coordination et de synthèse pour un signe de richesse créatrice et de bonne santé. Jouissance de l’impuissance, pourrait-on dire en résumé. On pourrait dire de l’illusion d’évidente simplicité des réalités étudiées par la physique ou la biologie ce que Robert Fossier disait à propos des évidences interprétatives en histoire dans la préface au livre-maître de Marc Bloch, La Société féodale  : « Comme il arrive souvent de bien des œuvres achevées et mûries, ce qu’un débutant y lit lui semble bien évident, parce qu’il oublie que c’est justement de ce livre qu’est venue l’évidence  1. » C’est parce que la physique et la biologie nous ont habitués à concevoir des lois générales en faisant fi des multiples différences phénoménales que l’on pense que le réel auquel elles ont affaire est en lui-même plus simple. Se tournant vers le monde social à partir d’un savoir pré-nomologique, on trouve nécessai‑ rement que celui-ci est autrement complexe que le monde physique ou le monde du vivant. Or le monde social n’est ni plus ni moins complexe que ces derniers. Il nous apparaît encore largement sous la forme d’un enchevê‑ trement parce que très peu de chercheurs ont pour ambition de dégager des lois pour démêler celui-ci.

Les différences culturelles sont-elles constitutives de la réalité sociale ? Une cinquième erreur consiste à mettre les différences et les variations au centre de l’attention scientifique. L’idolâtrie du « spécifique » ou du « contex‑ tuel », le culte des petites différences ou du détail ne sont que les symptômes d’un abandon de tout projet scientifique véritable. Comme le disait Françoise Héritier à propos de l’anthropologie (mais le constat est tout aussi vrai pour la sociologie et l’histoire) : On est confronté en effet, actuellement, en anthropologie, à un retour en force de l’atomisation culturaliste (régionaliste ou autre) érigée en système, fondée, elle, sur le culte de la différence et de la singularité et, corollairement, sur le rejet de toute généralisation et de tout souci de théorisation. On prône ainsi l’idée que les sociétés et les cultures sont à tout jamais irréductibles les unes aux autres en raison du caractère haute‑ ment singulier de leur expérience ponctuelle  2.

Insister sur la variation permanente des contextes historiques comme si cette variation était propre à la réalité sociale, souligner le caractère non 1. Fossier in Bloch 1994 [1939] : II. 2.  Héritier 2012a [1996] : 34. Comme l’écrit Alain Testart : « Le culturalisme, c’est l’affirmation que toute culture est unique, que deux cultures ne sont jamais comparables entre elles […]. Si l’his‑ toricisme réside dans la négation du transhistorique, le culturalisme réside dans celle du transculturel » (Testart 2012 : 88‑89).

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répétitif et unique de chaque contexte (ou, pour certains historiens, de chaque événement), faire de la diversité culturelle la matière des sciences sociales, c’est prendre le risque d’atomiser les objets de la recherche. Car où finit un contexte et où commence un autre ? Il est évidemment important de ne pas considérer que derrière le même substantif se cacherait la même substance (ce n’est pas parce qu’on parle de « démocratie » à propos d’Athènes, de la France du xixe  siècle ou du Japon du xxie  siècle que ce mot renvoie à la même réalité). Mais le danger de rendre impossible tout savoir un tant soit peu général est grand dès lors que l’on s’en tient à considérer que les contextes ne sont jamais tout à fait les mêmes ici et là, d’une période ou d’une époque à l’autre, d’une société à l’autre, etc. Dans une telle conception, on finirait par ne plus pouvoir parler du tout, par exemple, de « domination », de « pouvoir », de « démocratie » ou d’« État ». Pourquoi des hiérarchies de toutes sortes ont-elles eu un tel succès au sein de sociétés humaines les plus diverses ? Pourquoi les êtres humains exercent-ils un pouvoir les uns sur les autres plutôt que d’entretenir des relations symétriques et équilibrées ? Pourquoi aucune société humaine connue n’est-elle dépourvue de rapports de domination, fort variables par ailleurs ? Ce n’est tomber ni dans la théorie sociale sans fondement empirique ni dans la naturalisation des faits sociaux que d’essayer de répondre à ces questions. Et pourtant Passeron rejette d’emblée ce genre de questions en niant l’existence de « propriétés transhistoriques ou trans-culturelles  1 », dont la recherche déboucherait fatalement sur des « généralités sociologiques de l’ordre du truisme »  2. On remarquera d’ailleurs que Passeron parle de « contexte historique » sans préciser la temporalité qu’il a en tête pour le définir. Or il y a des temps courts (celui de l’événement) comme des temps longs (ceux qu’il est ordinaire de manipuler en géologie, en biologie évolutive, en paléoanthropo‑ logie ou en préhistoire). Si l’on considère l’histoire sur un temps long, force est de constater que le fait que les contextes soient historiques n’empêche pas que des régularités ou des invariants puissent être mis au jour sur des périodes très étendues (« âge de la pierre », « âge du bronze », « âge du fer », « Paléolithique », « Mésolithique », « Néolithique », etc.). En revanche, si on a en tête des temps très courts (le contexte d’un micro-événement donné, correspondant à un jour et une heure précis ; le contexte d’une série d’événe‑ ments comme ceux auxquels on pense à propos de « Mai 68 »), l’application du raisonnement de Passeron sur l’incomparabilité des contextes rendrait toute structuration des objets de la recherche et toute production cohérente de savoirs à peu près impossibles. Chaque jour serait différent du précédent et l’on ne pourrait jamais être sûr que ce qu’on a dit sur l’état du monde un jour serait valable le jour suivant. 1.  Passeron 2001 [1991] : 563. 2.  Ibid. : 561.

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Une loi générale de l’impossibilité de lois générales dans les sciences sociales ? On pourrait considérer comme une sixième et dernière erreur, principielle celle-là, le fait que Passeron prétende à l’universalité de la pertinence de son analyse concernant les propriétés des sciences sociales, leur argumentation ou leur raisonnement, et ce, quels que soient le moment et le lieu de leur production. Pourtant son propos débouche sur la conclusion principale qu’il n’y a pas de généralité possible des savoirs dans les sciences sociales : pas de « théorie générale des sociétés  1 », ni de savoir nomologique ou nomothé‑ tique. Les Propositions contenues dans Le Raisonnement sociologique s’énoncent comme vraies indépendamment du contexte historique ou géographique de production de la connaissance en sciences sociales. Elles prétendent être vraies en Europe comme aux États-Unis, en Afrique, en Chine, en Inde ou au Brésil ; vraies pour le xixe  siècle comme pour les xxe et xxie  siècles ; et vraies aussi bien pour la sociologie que pour l’anthropologie ou l’histoire. « Le but de ces analyses [contenues dans les propositions], écrit Passeron, est sans aucun doute, par la généralité des mécanismes qu’elles nomment, de faire voir que cet éclaircissement convient, par-delà la sociologie ou l’histoire, à toutes les sciences sociales  2. » Pour bien faire comprendre la contradiction logique, on peut dire que la seule loi générale qu’il soit permis d’énoncer est la loi selon laquelle il n’y a pas de loi générale possible en sciences sociales. Si l’on considère que les sciences sociales sont des faits sociaux comme les autres et qu’elles ne constituent pas une exception à la règle de l’historicité des contextes, on ne voit pas comment il serait possible, sans se contredire, de dire quelque chose de vrai de façon aussi générale que le propose Passeron. Je pense pour ma part que ce dernier a raison de tenter de chercher ce que ces sciences ont en commun, mais qu’il se trompe en disant que la variation historique empêche de produire des connaissances générales sur le monde social. Norbert Elias relevait le même type de problème chez un auteur comme Karl Popper. Pour Popper, le réel est amorphe (le philosophe compare le « réel » à une sorte de « marécage », un « marais sans fond »), mais l’esprit (au moins celui du savant) est malgré tout structuré : Le nominaliste consent tacitement au caractère ordonné et structuré de son moi, ou, du moins, de certaines manifestations de son moi telles que la parole ou la pensée, tout en étant dans l’impossibilité de se convaincre que ces phénomènes humains, que la raison ou que le langage participent d’un univers qui ne soit pas « dans son esprit », qui ne soit pas réductible 1.  Ibid. : 65. 2.  Ibid. : 67. Souligné par moi.

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à des pensées humaines et à des mots humains, qui possède une existence et une structure indépendantes de lui-même et de ses paroles et pensées  1.

Or l’esprit est un fait réel, de même que les sciences sociales sur lesquelles raisonne Passeron sont des faits sociaux comme les autres. On ne comprend donc pas pourquoi les productions de l’esprit seraient les seules réalités struc‑ turées dans un monde sans structure. Si la thèse du Raisonnement sociologique était juste, alors il serait impossible de mettre en évidence des propriétés générales de l’argumentation dans les sciences sociales (terme qu’on pourrait d’ailleurs juger abusivement généralisant) quel que soit le contexte historique de sa production. Il ne pourrait y avoir que des configurations de savoirs relativement singulières et discontinues à propos desquelles les chercheurs ne pourraient que multiplier les analyses particulières, jamais tout à fait identiques, puisque portant sur des contextes toujours différents les uns des autres.

1.  Elias 2016 : 91.

4.

LOIS, PRINCIPES, INVARIANTS

Le programme de recherche à l’origine de cet ouvrage assume pleinement l’emploi du terme de « loi » ou de termes cousins (e.g. ceux d’« invariant », de « principe », de « constante », de « butoirs pour la pensée », de « fonda‑ mentaux », etc.), en s’attelant à la tâche difficile, mais pas inatteignable, de formuler ou de clarifier les lois et grands mécanismes sociaux que de multiples travaux issus des sciences sociales et des sciences naturelles – intentionnelle‑ ment ou non – ont permis de mettre au jour. Il me semble que la récurrence des questions traitées par les sciences sociales n’est pas un simple effet de points de vue de connaissance cultu‑ rellement déterminés, mais qu’elle s’explique par le fait que la réalité sociale elle-même impose un certain nombre de lignes de force, de types de problèmes et de mécanismes sociaux (ou de logiques sociales) que différentes théories s’efforcent, plus ou moins adéquatement, de formuler. Même si les chercheurs ne savent pas toujours exprimer clairement quelles sont les grandes questions qui sous-tendent leurs études particulières, on peut dire que celles-ci se manifestent toujours, à un degré ou à un autre, dans les comptes rendus de recherche, lorsque les chercheurs réalisent des travaux empiriques suffisamment rigoureux. Mais happés par les spécificités de tel terrain, de tel type de mécanisme, de tel groupe, de telle institution, de telle époque, etc., pris dans des vocabulaires très diversifiés qui tiennent à des traditions disciplinaires, des sous-secteurs disciplinaires ou des écoles théoriques distincts, les chercheurs ne voient pas toujours ce qu’il y a de commun dans ce qu’ils mettent en évidence. Pour bien saisir le sens du concept de « loi » et ce qu’il recouvre, je commencerai par examiner son usage dans les sciences de la matière et de la vie où l’existence de lois (ou de principes) ne fait l’objet d’aucune contestation majeure. Dans ces domaines du savoir, on trouve normal le fait de mobiliser ou de chercher, dans la synthèse d’études particulières, des lois, des principes, des invariants,  etc. Cela fait partie de l’ordinaire de ces sciences. Après ce

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retour sur le cas des sciences physiques et biologiques, je reviendrai sur les formes de refus, de rejet ou d’expression de l’impossibilité de la recherche de lois dans les sciences sociales.

Lois physiques et biologiques Le découvreur de l’interaction entre l’électricité et le magnétisme, Hans Christian Ørsted (1777‑1851), fait partie des grands unificateurs de la physique. Et qui dit unification, dit recherche de lois ou de principes généraux qui permettent de donner un sens à des observations physiques éparses. Ørsted regrettait en son temps la plus grande dispersion de la chimie par rapport à la physique dans des termes qui pourraient tout à fait convenir pour décrire l’état actuel des sciences sociales : On pourrait comparer l’état actuel de la partie chimique des sciences naturelles à celui de leur partie mécanique, avant que Galilée, Descartes, Huygens et Newton, nous eussent appris à ramener les mouvements les plus composés à leurs principes les plus simples. On connaissait bien, à la vérité, avant ces illustres physiciens, un grand nombre de faits impor‑ tants, même quelques séries de faits assez remarquables ; mais on ne possédait pas encore ce grand principe d’unité auquel la science doit sa haute perfection actuelle  1.

La physique a su « rapporter tous les mouvements à leurs lois fondamen‑ tales  2 », mais cela a été le produit d’un effort collectif, multigénérationnel, reposant à la fois sur une multitude d’observations et de faits, et sur un travail d’abstraction toujours plus poussé afin de pouvoir réunir ou contenir en une série de lois de nombreux faits. « Pour découvrir le vrai mérite d’une théorie, il faut donc demander quels sont les rapprochements heureux qu’elle nous a fait faire, et quelles sont les lois qu’elle nous a fait connaître  3. » De lois particulières en lois plus générales, de lois empiriques en lois universelles, l’histoire de la physique est l’histoire d’une succession de « généralisations d’un ordre [toujours] plus élevé  4 ». S’il semble aller de soi que la loi générale est théorique, elle est aussi de l’histoire incorporée dans une formule simple et maniable, qui condense les résultats de travaux empiriques disparates : « Ces lois nous font souvent embrasser dans une pensée fort simple un si grand nombre de faits, que la mémoire la plus étonnante ne suffirait pas pour les embrasser s’ils restaient 1.  Ørsted 1813 : 3. 2.  Ibid. : 4. 3.  Ibid. : 244. 4.  Ibid. : 243.

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isolés  1. » De ce fait, une loi scientifique n’est jamais seulement théorique, mais indissociablement théorique et empirique. Fondée sur un trop petit nombre de faits (d’évidences, au sens anglais du terme), la loi n’est qu’un flatus vocis, une abstraction creuse qui ne repose sur rien de significatif. Mais, inversement, « trop négliger de tirer des résultats généraux d’une grande masse d’expériences  2 » est tout aussi problématique pour le progrès scientifique. « Ce n’est que par les efforts réunis d’un grand nombre de savants, et après plusieurs générations  3 », que la science chimique pourra arriver au même « degré de perfection » que la physique, affirmait Ørsted, et on peut ajouter qu’il en ira de même pour les sciences sociales. Formuler une loi, c’est à la fois condenser du passé (celui de l’ensemble des expériences ou des observations qui ont permis d’établir des faits empiriques) et offrir un appui pour les recherches futures. Ce sont des guides solides pour la recherche, solides parce que riches de tout un pan de connaissances passées, une aide pour toutes les avancées à venir. Sans lois, les sciences seraient vouées à la déperdition d’énergie collective et au recommencement perpétuel.

Des principes et des lois Par sa théorie-cadre, Isaac Newton a aboli la différence entre « lois » et « principes » : « les principes sont des lois et les lois des principes (axiomes)  4 ». Les termes de « principe » et de « loi » en physique sont souvent proches au point d’être parfois difficiles à distinguer. « Qui pourrait dire pourquoi ce qui est “principe” d’un côté de la Manche est, de l’autre côté, tantôt une loi, law – comme dans Newton’s second law […] –, tantôt un “principle” – comme dans principle of relativity, d’Alembert’s principle  5 ? » se demandent Françoise Balibar et Rafaella Toncelli. Le « principe d’Archimède » (selon lequel tout corps plongé dans un liquide subit une poussée verticale vers le haut égale au poids du volume de liquide déplacé) formalise une régularité empirique et pourrait tout aussi bien être qualifié de loi, de même que le « principe de relativité », qui est, selon les mêmes autrices, une sorte de « super-loi régissant toute la physique  6 ». Même les deux grands principes de la thermodynamique –  la conservation de l’énergie et la tendance à l’augmentation de l’entropie dans l’univers – sont parfois présentés comme des « lois de la thermodynamique ». Dans nombre de cas, les lois comme les principes énoncent des régula‑ rités dans le monde, sans que l’on puisse toujours expliquer le pourquoi de 1.  Ibid. : 243. 2.  Ibid. : 5. 3.  Ibid. : 6. 4.  Balibar & Toncelli 2008 : 95. 5.  Ibid. : 8. 6.  Ibid. : 7.

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ces régularités. Le principe comme la loi sont explicatifs, mais pas toujours explicables. On peut ainsi expliquer que les corps chutent sur Terre ou que la Terre tourne autour du Soleil à cause de la loi de la gravitation universelle, mais il est difficile d’expliquer pourquoi il y a gravité plutôt qu’absence de gravité. Et si Einstein précise que la gravité est un effet de la courbure de l’espace-temps, on pourra se demander pourquoi l’espace-temps est courbé plutôt que non courbé, répondre à cette autre interrogation que l’univers se trouve déformé par les masses et par l’énergie qu’il contient, puis poser encore la question de la raison de cette déformation, et ainsi de suite, jusqu’au moment où plus aucune réponse ne pourra être apportée, du moins dans un état donné des connaissances. Mais en attendant de pouvoir expliquer toutes les lois qu’ils formulent, les physiciens avancent en observant des régularités empiriques et en formulant des lois particulières ou générales qui en rendent raison. S’il est utile de rappeler l’océan d’ignorance dans lequel baignent les lois formulées par la physique, c’est pour insister sur le fait que le terme de « loi », qui fait peur à tant de chercheurs en sciences sociales, n’est absolument pas une manière solennelle et définitive de décrire et d’expliquer la réalité, mais une façon de rassembler ou de condenser nos résultats les plus significatifs. Ne pas le faire, même partiellement et avec difficulté, c’est se priver d’un moyen central de progression. Albert Einstein parle aussi bien de principes que de lois. Dans son discours de réception à l’Académie des sciences de Prusse en 1914, il dit que le physi‑ cien doit « d’abord rechercher les principes ». Sans principe, poursuit-il, il est en « état de détresse à l’égard des résultats particuliers de la recherche empirique  1 ». La comparaison s’impose d’emblée ici avec la situation des sciences sociales. Car on pourrait dire que c’est précisément dans un tel état de détresse que se trouvent objectivement les chercheurs en sciences sociales, sauf que celles et ceux qui vivent cet état semblent trouver la situation non seulement normale mais réjouissante. Si les sciences sociales enchaînent les études de cas particuliers, c’est non seulement parce qu’elles ne se sont pas donné les moyens de formuler des lois générales, mais que, loin de prendre conscience de leurs faiblesses, elles les considèrent comme leur état naturel. La recherche permanente de singularités culturelles, la focalisation sur les particularités socio-historiques ou les diverses formes d’exotisme semblent fonctionner comme une drogue dure dont la plupart des chercheurs ne parviennent plus à se passer. Et ce que le drogué perçoit comme une richesse infinie n’est au fond que le symptôme de sa maladie : son incapacité à mettre de l’ordre dans le réel, à le structurer et à apercevoir, derrière la profusion désordonnée de détails et de particularités, les grands principes qui gouvernent 1.  Einstein 2009.

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les sociétés humaines depuis le début de leur histoire. L’éblouissement devant la diversité empêche de voir ce qui, derrière les différences visibles, structure sourdement et puissamment les mondes sociaux. Non pas que ces différences ne soient pas à expliquer par les sciences sociales, mais leur appréhension adéquate supposerait que l’on connaisse autour de quels axes, de quelles lignes de force, s’opèrent les variations, et quelles lois sont en jeu dans leur production. Dans un discours prononcé à la séance solennelle de la Société de physique de Berlin en l’honneur du soixantième anniversaire de Max Planck, et publié en 1934, Einstein insiste sur le fait que « la mission la plus haute du physicien est […] la recherche de ces lois élémentaires les plus générales, desquelles on part pour atteindre, par simple déduction, l’image du monde  1 ». Mais il ne faut pas croire que cette tâche était plus facile en physique qu’elle ne l’est aujourd’hui en sciences sociales. Pour elle aussi, la profusion des faits scientifiques et des théories locales rendait difficile la saisie des principes essentiels, comme en témoigne le physicien en se remémorant ses impressions vers l’âge de 17‑18 ans, alors qu’il était à l’Institut polytechnique de Zurich : […] le domaine des mathématiques m’apparaissait découpé en plusieurs spécialités, suffisant chacune à absorber le bref temps de vie qui nous est accordé […]. Mon intuition dans le domaine des mathématiques n’était pas assez forte pour distinguer avec sûreté ce qui est essentiel et fondamental du reste qui n’est qu’érudition plus ou moins superflue. […] À vrai dire, la physique était elle aussi divisée en spécialités dont chacune pouvait engloutir une courte vie de travail, sans que soit pour autant apaisée la soif d’en savoir plus. La masse des données fournies par l’expérience et insuffisamment liées entre elles avait là aussi quelque chose d’accablant. Mais, dans ce domaine, j’appris vite à repérer ce qui permettait d’aller au fond des choses en faisant abstraction de tout ce qui encombre notre esprit et le détourne de l’essentiel. L’ennui, c’était que tout ce fatras devait être ingurgité pour passer les examens, qu’on le veuille ou non. Cette contrainte produisit sur moi un tel effet dissuasif que, pendant une année entière après avoir obtenu l’examen final, toute réflexion sur un problème scientifique me répugna  2.

Comme l’écrit très nettement le physicien étatsunien Lee Smolin, c­ ofondateur de la théorie de la gravitation quantique à boucle  : « Ce n’est que lorsque nous essayons de découvrir les lois et les principes fondamentaux que nous faisons vraiment avancer les choses  3. » Et le but de la physique est donc « de trouver les lois de la nature les plus générales, à partir desquelles 1.  Ibid. 2.  Einstein 2002 : 160‑161. Souligné par moi. 3.  Smolin 2019 : 266.

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on peut expliquer la plus grande multitude possible de phénomènes  1 ». La notion même de cumulativité scientifique ne va pas sans celles de lois, d’inva‑ riants ou de régularités. Quant à la biologie évolutive, elle a su elle aussi, grâce à Darwin, trouver les grandes lois fondamentales qui ont permis de la fonder en tant que science. Comme Einstein s’exerçant à dégager les principes physiques fondamentaux en jeu dans les différents dispositifs techniques qu’il avait à examiner au Bureau fédéral de la propriété intellectuelle à Berne, Darwin n’a cessé de chercher à ramener la profusion des faits à des principes généraux. « Depuis ma plus tendre enfance, écrit Darwin, j’ai eu le plus vif désir de comprendre et d’expliquer tout ce que j’observais – c’est-à-dire de regrouper la totalité des faits sous un petit nombre de lois générales  2. » Et décrivant le type d’esprit qui est le sien devenu naturaliste, il explique que celui-ci est « devenu une sorte de machine à moudre de grandes séries de faits pour en tirer des lois générales  3 ». On l’a déjà signalé, il prend l’image du « talus enchevêtré », où se mêlent plantes, oiseaux, insectes et vers, pour expliquer l’extrême difficulté à conce‑ voir derrière l’apparence de « ces formes à la construction recherchée, si différentes les unes des autres, et qui dépendent les unes des autres d’une manière si complexe » les lois qui agissent en permanence dans la nature : Ces lois, prises dans leur sens le plus général, sont la Croissance accom‑ pagnée de la Reproduction ; l’Hérédité, qui est presque impliquée par la reproduction ; la Variabilité issue de l’action indirecte et directe des conditions de vie, ainsi que de l’usage et du défaut d’usage ; un Taux d’accroissement si élevé qu’il conduit à une Lutte pour la Vie, et par consé‑ quent à la Sélection naturelle, qui entraîne la Divergence de Caractère, et l’extinction des formes les moins améliorées. Ainsi, c’est de la guerre de la nature, de la famine et de la mort que procède directement l’objet le plus sublime que nous soyons capables de concevoir, c’est-à-dire la production des animaux supérieurs. Il y a de la grandeur dans cette idée que la vie, avec ses diverses capacités, a été originellement insufflée à un petit nombre de formes, ou bien à une seule ; et que, tandis que cette planète a continué de tourner suivant la loi fixe de la gravitation, à partir d’un commencement si simple, des formes infinies, on ne peut plus belles et extraordinaires, ont évolué, et évoluent  4.

La difficulté pour la biologie évolutive était redoublée par le fait que les mécanismes généraux qu’elle mettait au jour ne pouvaient être que présup‑ 1.  Ibid. : 39. 2.  Darwin 2008 : 132. 3.  Ibid. : 130. 4.  Darwin 2009 : 874.

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posés mais jamais observés directement, car ils n’agissent sur le vivant que sur la très longue durée, inaccessibles à l’observation immédiate. Darwin a dû s’inspirer de la géologie de Charles Lyell pour imaginer l’effet sur le temps long de ces lois contribuant à la sélection naturelle : On peut dire métaphoriquement que la sélection naturelle scrute chaque jour et à chaque heure, dans le monde entier, les plus légères variations ; rejette celles qui sont mauvaises, préserve et additionne toutes celles qui sont bonnes ; travaille silencieusement et insensiblement, à tout moment et en tout lieu où l’occasion lui en est donnée, à l’amélioration de chaque être organique dans ses rapports avec les conditions organiques et inorganiques de sa vie. Nous ne voyons rien de ces changements lents qui sont en cours, tant que la main du temps n’a pas marqué le passage des époques, et, alors même, la vue que nous prenons des âges géologiques anciens est si imparfaite que nous voyons seulement que les formes de vie sont maintenant différentes de ce qu’elles étaient autrefois  1.

Des chercheurs en sciences sociales sans foi ni lois Après plus de cent cinquante ans d’existence, force est de constater que les sciences dites « humaines » et « sociales » peinent à être des sciences comme les autres, rendant difficile la tâche consistant à imposer l’évidence de leurs résultats ou de leurs principaux acquis. Si une partie de la responsabilité de cette situation peut être imputée au (mauvais) traitement politique des sciences sociales ou au caractère tardif et très limité de leur enseignement dans le cursus scolaire, le problème vient d’abord de l’intérieur même de ce domaine de connaissances. En effet, si beaucoup de chercheurs en sciences sociales sont convaincus de la nécessité de se montrer rigoureux et réflexifs dans l’argumentation et l’administration de la preuve, s’ils produisent des travaux robustes tout à fait dignes d’intérêt, la division du travail scientifique les pousse en général à délaisser progressivement les grandes questions ou les grands problèmes jugés souvent métaphysiques ou trop généraux, et donc inatteignables. Le manque de temps (ou son mauvais usage), la nécessité de publier réguliè‑ rement des articles, l’incitation à « communiquer » sur ses recherches et la division sociale du travail scientifique se conjuguent pour neutraliser toute ambition scientifique. Le sociologue et psychanalyste Erich Fromm pointait déjà cette baisse des ambitions sous l’effet d’un méthodologisme et d’un empirisme théoriquement vides, en prenant, au moment où il écrivait, l’exemple des multiples études statistiques animées par un positivisme désincarné : 1.  Ibid. : 366.

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Évidemment, si le chercheur ès sciences humaines ne se préoccupe que de questions banales et s’abstient de tourner son attention vers des problèmes fondamentaux, sa « méthode scientifique » obtient des résultats et l’amène à rédiger les communications interminables nécessaires à la promotion de sa carrière académique. Telle n’a pas toujours été la méthode des sciences humaines. Que l’on pense seulement à des hommes comme Marx, Durkheim, Mayo, Max et Alfred Weber, Tönnies. Ils se consacraient aux problèmes les plus fondamentaux et leurs solutions n’étaient pas fondées sur la méthode naïve et positiviste qui consiste à compter sur des résultats statistiques censés être créateurs de théories  1.

Mais, à la division du travail scientifique et à la frénésie de la vie acadé‑ mique, s’ajoute le rapport à la science, la conception qu’une communauté se fait de ce qu’il est possible ou souhaitable de faire pour répondre aux exigences scientifiques. Sur ce point, bien peu de chercheurs de ces domaines croient au fond que les sciences sociales puissent devenir un jour des sciences comme les autres (sciences de la matière et de la vie notamment), cet espoir étant considéré par certains comme naïf et illusoire, capables de produire de la cumulativité scientifique (de progresser), et de découvrir et énoncer les lois générales du fonctionnement des sociétés. Des savoirs sans foi (scientifique) ni lois peuvent-ils néanmoins être pleinement scientifiques ? La résistance à tout projet de formulation de lois concernant le fonction‑ nement du monde social est aussi vieille que l’avènement des sciences sociales. Ainsi Georg Simmel écrivait-il en 1908 dans la Revue de sociologie  : « La manie de vouloir trouver absolument des lois de la vie sociale est simplement de la métaphysique… La chasse aux lois sociologiques sera remplacée par l’historisme qui se contente de décrire le cours du développement social et de grouper des phénomènes homogènes  2. » Et quand l’anthropologue étatsunien Robert Lowie publie en 1936 son Traité de sociologie primitive, il « s’insurge contre l’idée que Radcliffe-Brown [anthropologue britannique] ou quelque autre savant aurait découvert une “loi sociologique universelle”  3 ». Adepte de la ligne droite, Alain Testart doutait cependant en 1991 que l’on puisse vraiment parler de « science sociale » ou de « sociologie » dans l’état des savoirs qui lui était donné à voir : Depuis près de deux siècles que le mot « sociologie » a été inventé, un savoir considérable a été accumulé sur les cultures les plus diverses et les sociétés les plus anciennes. Mais tout savoir n’est pas science –  terme que j’emploierai toujours au sens fort de science théorique. Or, de science du social nous n’apercevons pas une bribe, pas un seul principe général, 1.  Fromm 1980 : 28. 2. Cité in Barrault 1927 : 155. 3.  Lowie 1969 [1936].

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pas la moindre proposition théorique minimale sur laquelle tomberaient d’accord tous ceux qui étudient le social, se dénomment-ils historiens, sociologues, anthropologues (sociaux)  1.

Ce propos sans concession, qui pourra paraître exagéré, me semble pourtant juste, si l’on considère l’exigence scientifique qui était la sienne et qui devrait être celle de l’ensemble des chercheurs. Les chercheurs en sciences sociales peuvent construire théoriquement de belles enquêtes empiriques, en mettant en œuvre des méthodes rigou‑ reuses, mais rares sont ceux qui essaient de mettre en évidence des lois ou de s’appuyer sur elles pour mener à bien leur recherche, et ainsi à raccro‑ cher leur travail à une série de problèmes fondamentaux formulés par les générations antérieures, et qui leur permettraient de contribuer à l’édification d’une cathédrale utile pour les générations qui leur succèdent. Pourtant, il me semble que ce sont les chercheurs de cette seconde catégorie qui, dans l’histoire des sciences sociales, ont fait gagner du temps aux autres –  par leur travail de clarification des problèmes, par la synthèse créatrice ou l’arti‑ culation qu’ils ont su faire de travaux éparpillés, jugés incompatibles ou irréconciliables –, tandis que les autres, dépourvus de carte et de boussole, pratiquent le sur-place ou sont adeptes de la marche arrière, et font perdre du temps à tout le monde. On peut ainsi voir de nombreux artisans qui travaillent soigneusement, avec de bons outils, sur des aspects différents d’un bâtiment, mais aucun d’entre eux ne dispose d’un plan d’ensemble et aucun n’a donc l’idée, ni de l’architecture qu’ils sont en train de construire ni de l’apport particu‑ lier qui est le leur à la construction d’ensemble. Pour continuer à filer la métaphore architecturale, on peut dire que des artisans ou des corps de métier très différents sont nécessaires pour bâtir quelque chose comme une cathédrale, mais qu’il est difficile de construire une cathédrale si l’on n’a pas une conscience culturelle de l’œuvre dans son ensemble et de sa propre place dans le grand processus d’édification. Or les lois sont les piliers d’une telle conscience culturelle, les points d’appui nécessaires pour savoir ce que l’on sait et ce que l’on peut faire d’utile pour faire progresser la construction d’ensemble. Comme le disait si bien Maurice Halbwachs, « la fécondité d’une loi scientifique vient de ce qu’elle impose une discipline collective à tous les travailleurs de la science  2 » ; de ce qu’elle contraint les nouvelles généra‑ 1.  Testart 1991a : 7. Il écrira encore : « Et si nous employons le terme “sociologie”, c’est non pas au sens de la sociologie actuelle qui, semble-t-il, a renoncé depuis longtemps à toute ambition générale pour se replier sur les seules sociétés occidentales contemporaines, mais au sens que le terme avait à la belle époque, celle de Durkheim et de Max Weber. Il ne peut donc s’agir que d’une sociologie générale » (Testart 2021 : 21‑22). 2.  Halbwachs 1920 : 117.

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tions à s’appuyer sur ces lois et à œuvrer, soit pour en saisir les effets dans tel ou tel domaine non encore étudié, soit pour les reformuler de façon plus satisfaisante du point de vue du rapport aux faits, soit pour en découvrir de nouvelles, soit enfin pour les relier entre elles ou les fondre dans des lois encore plus générales en atteignant un niveau de synthèse plus haut. On voudra peut-être objecter à ce diagnostic de la situation des sciences sociales le fait que tout chercheur s’efforce, et ce au moins depuis sa thèse ou même depuis ses premières formations à la recherche, de circonscrire l’état de l’art plus ou moins exhaustif dans lequel il s’inscrit. Toutefois, ce n’est pas de l’inscription dans une série de références bibliographiques dont il s’agit, mais du raccordement de nouveaux travaux à des « fondamentaux » (lois, principes, mécanismes) qui peinent à se faire reconnaître en tant que tels dans un monde des sciences sociales nominaliste et relativiste. Comment les jeunes chercheurs pourraient-ils rattacher leurs travaux à de tels « fondamentaux » si leurs enseignants n’en ont pas eux-mêmes conscience et si personne ne les formule ni ne les transmet ? L’« état de l’art » est donc ce qui se pratique faute de mieux, c’est-à-dire faute d’une connaissance autrement ordonnée, structurée, qui donnerait un sens beaucoup plus profond aux différentes recherches particulières. Sociologues, anthropologues et historiens, pour ne citer qu’eux, sont aujourd’hui un peu comme des spécialistes d’hydrographie (consistant en l’étude des cours d’eau et des étendues d’eau qu’on peut observer à la surface de la terre ou dans le sous-sol) qui n’auraient aucune connaissance en hydrau‑ lique (science des propriétés mécaniques des liquides et des fluides) et ne sauraient rien de la mécanique des fluides en tant que science fondamentale constituant la base théorique de l’hydraulique. Plus que cela même, ils sont à l’image de spécialistes d’hydrographie qui n’étudieraient qu’un seul type de cours d’eau (e.g. les fleuves), et se feraient même spécialistes d’un cours d’eau bien particulier (e.g. le Rhône). Les appels récurrents à la description ou à la narration de pratiques « contextualisées » fonctionnent ainsi comme de puissants rappels à l’ordre  : ici, pas de général, pas de grands principes structurants, pas de mécanismes généraux, mais seulement du contextuel, du particulier, du singulier  1, de l’éphémère, et l’éblouissement général devant l’infini foisonnement des différences. Mais s’il n’y a de science que du général, et qu’il n’existe pas de science du particulier, que font les chercheurs en sciences sociales lorsqu’ils restreignent leur « science » à l’étude des particu‑ larismes ? 1.  Pour ceux qui verraient une contradiction entre les positions soutenues dans cet ouvrage et le fait que j’ai beaucoup travaillé sur des cas singuliers, et parfois statistiquement atypiques, je rappellerai seulement que j’ai toujours construit la singularité de mes cas comme des combinaisons particulières de propriétés générales. Cf. notamment Lahire 2012.

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Les raisons pour lesquelles les chercheurs en sciences sociales ne parviennent pas à dégager des lois, ou plus généralement n’essaient même pas de le faire, sont nombreuses. Toutefois, les explications sont, in  fine, sans doute plus sociales que scientifiques. Outre le fait que les chercheurs en sciences sociales sont le plus souvent issus de filières « littéraires », avec une importance exagérée accordée à l’écriture et une absence à peu près complète d’esprit scientifique, les raisons sont à chercher notamment dans les rapports qu’ils entretiennent à l’égard des lecteurs de leurs travaux et, du même coup, aux propriétés de ce lectorat. Les demandes sociales sont beaucoup plus pressantes à l’égard des sciences sociales qu’à l’égard des autres sciences  : demandes mémorielles pour l’histoire, demandes politiques d’expertises sur tel ou tel « problème », demandes médiatiques ou politiques de réponses à des questions brûlantes d’actualité pour la sociologie ou les sciences politiques, demandes d’exotisme ou de dépaysement pour l’ethnologue et l’historien, demandes lectorales de beaux discours, de beaux récits et mêmes d’histoires extraordinaires, fantastiques ou exemplaires, toutes disciplines confondues. Le fait que les travaux des physiciens, des chimistes ou des biologistes ne soient pas compréhensibles par la grande majorité de la population, le fait aussi que ces sciences soient donc des sciences ésotériques dont les citoyens ne perçoivent que les retombées techniques, tout cela permet aux chercheurs de se concentrer sur l’essentiel de ce qu’ils ont à faire. En revanche, les sciences sociales, comme sciences exotériques qui s’adressent autant à des profanes qu’à des savants, sont (socio)logiquement détournées des enjeux scientifiques les plus centraux.

Des sociétés sans lois ? « Pour les Lumières, les lois commandant le cours historique des choses existaient bien, mais elles étaient, et ne pouvaient être, que des lois de la nature. Cela parut naïf au siècle suivant comme la croyance en l’existence de lois historiques le semble à son tour à nos contemporains : qui donc prétendrait invoquer les lois de l’histoire aujourd’hui sans se voir aussitôt reprocher au mieux son archaïsme, au pire son stalinisme, par ceux qui se croient lucides en adhérant aux préjugés de leur temps ? Mais la question de la rationalité des “sciences” historiques n’en est pas résolue pour autant. » Bertrand Binoche, « Lois de la nature, lois de l’histoire » (2013 : 229).

L’un des grands points de résistance des chercheurs en sciences sociales est lié au fait que, pour eux, qui dit « lois générales » ou « invariants » dit « stabilité » ou « état permanent », alors que ce qui constitue à leurs yeux

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l’objet central de leurs sciences, c’est la variation culturelle, l’histoire, le changement permanent  1. En pensant cela, ils ne se rendent pas compte que l’univers et le vivant sont eux aussi en transformation permanente. Ce que l’univers nous donne à voir aujourd’hui ne ressemble en rien à ce qu’il était au moment du Big Bang et à différents moments de son histoire, avec la naissance et la mort de galaxies, d’étoiles et de planètes ; quant au vivant, de LUCA (Last Universal Common Ancestor) à nos jours, les différentes formes de vie n’ont jamais cessé d’évoluer, d’apparaître et de disparaître. La variation, la transformation, le changement ou l’histoire ne sont pas incompatibles avec l’existence de lois générales qui agissent de façon continue depuis le début de la Terre, de la vie ou de l’humanité (cf. l’uniformitarisme de la géologie et de la théorie darwinienne). L’existence des mêmes lois qui agissent tout le temps et partout n’implique pas la répétition à l’identique des mêmes états (de la matière, de la vie ou des sociétés). Ces lois sont précisément ce qui explique les changements permanents. Pour anticiper sur une partie de nos développements ultérieurs et donner un exemple simple et parlant  2, la loi de l’accumulation culturelle d’artefacts propre aux sociétés humaines fait que les sociétés pauvres en artefacts (celles qui prédominent au début de l’humanité et pendant très longtemps durant son histoire) sont très différentes des sociétés très riches en artefacts (plus l’histoire de l’humanité avance, plus les sociétés ont tendance à accumuler les éléments de culture matérielle). Ces artefacts finissent par transformer jusqu’aux pressions sélectives qui s’exercent sur les hommes (anthropocène) ; ils contribuent à faire que quelque chose comme la richesse puisse apparaître et que des inégalités de répartition de cette richesse puissent commencer à se manifester. L’hypothèse de l’existence de lois universellement actives depuis le début de l’humanité est donc parfaitement compatible avec l’idée de changement permanent des sociétés. Un autre point d’achoppement en matière de recherche de lois générales réside dans le fait que, pour nombre de chercheurs en sciences sociales, « général » ou « universel » rime avec « naturel » et même « biologique ». Formuler des lois générales, ce serait nier le caractère « social », et donc transformable, des choses. L’exemple-repoussoir est, pour des sociologues, des anthropologues ou des historiens, le cas des « lois de l’économie » (de 1.  C’est le type de réaction qu’on peut lire par rapport aux propositions de la deep history, qui propose de conjuguer les apports respectifs de l’histoire et de nombreuses autres sciences, dont la psychologie et les neurosciences. Olivier Morin écrit ainsi  : « l’outillage de l’historien, qui convient parfaitement à ses fonctions, lui fait considérer avant tout ce qui, dans l’esprit humain, est relatif à une époque ou une culture. Les hypothèses des psychologues, de leur côté, sont taillées beaucoup trop large pour coller à la réalité historique ; dès que l’on se risque à les utiliser pour éclairer des changements historiques, on est vite contraint à l’exercice périlleux qui consiste à expliquer des variables avec des constantes » (Morin 2014). 2.  Cf. infra « Chapitre 14. Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire ».

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marché) considérées comme des « lois d’airain », des lois inscrites dans la nature, des lois ou des règles absolues, inéluctables, implacables, auxquelles aucune société ne saurait échapper. De telles lois historiques transmuées illégitimement en lois générales  1 et, au bout du compte, en lois inscrites dans la nature humaine, donnent l’impres‑ sion que les hommes ne font pas du tout leur histoire. Le discours écono‑ mique libéral considère ainsi qu’il ne faut pas contrevenir aux lois du marché, qui sont des lois naturelles, et que les politiques étatiques qui viennent réguler les marchés sont donc contre-nature et dangereuses. Mais, d’une part, ces prétendues lois générales ne sont que des régularités « idéalement » visées par certains groupes et jamais totalement vérifiées dans les faits, ne serait-ce que parce qu’aucune économie libérale n’a jamais pu se passer du rôle régula‑ teur de l’État et des droits garantis par celui-ci. D’autre part, même si elles étaient vérifiées en tant que lois générales valables quel que soit le type de société, cela ne signifierait aucunement qu’elles seraient des lois naturelles ou fondées en nature. Les lois sociales les plus générales relèvent d’un ordre spécifique, qui n’est ni physique, ni biologique, ni psychologique, et l’on doit s’habituer à penser que des vérités qui seraient transhistoriques ne seraient pas automatiquement « naturelles ». Nous avons déjà montré comment l’épistémologie nominaliste de Jean-Claude Passeron manifestait une résistance de principe à toute idée de lois dans les sciences sociales. Le constat descriptif de l’échec des tentatives menées pour en formuler débouche chez lui sur le choix normatif de consi‑ dérer ces échecs (qui ne sont que relatifs, comme nous le verrons) comme « normaux », dans la mesure où les objets des sciences sociales seraient par nature rétifs à toute mise en lois. Deux ans avant Le Raisonnement sociologique, le sociologue dressait déjà un bilan sans appel des démarches nomologiques : Depuis qu’elles en ont goûté la forte saveur, les sciences ont toutes aspiré, qu’elles en aient trouvé la recette ou non, à cet idéal de connaissance par les lois, idéal que Weber nomme fort justement nomologique. Le désen‑ chantement des sciences sociales, c’est d’avoir dû en rabattre là-dessus depuis le xixe  siècle où elles ont failli croire à la régulation possible de leurs connaissances historiques ou sociologiques par un savoir nomolo‑ gique qu’elles ont cherché, successivement ou simultanément, dans les « lois » de la biologie, de la psychologie, de l’économie ou de la dialec‑ tique. Aujourd’hui encore Claude Lévi-Strauss ne répugne pas à situer à l’horizon des sciences de l’homme une connaissance de type -nomique (l’« ordre des ordres ») à laquelle il réserve (réminiscence kantienne ou influence anglo-saxonne) le nom d’anthropologie : si cela se faisait, nous 1.  Parlant des physiocrates, Marx disait que leur « erreur consistait seulement à voir dans la loi physique d’un certain état historique de la société une loi abstraite régissant uniformément toutes les formes de société » (cité in Dostaler 2008 : 90).

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aurions bien affaire à une socionomie ou une ethnonomie. C’est en tout cas à fonder une socionomie qu’ont aspiré les grandes doctrines du xixe siècle : socionomie philosophique avec la loi des trois états de Comte ou, déjà mieux nourries d’empirie, socionomie marxiste des « lois de l’histoire » ou socionomie des évolutionnismes sociaux (durkheimisme compris). Cet évolutionnisme n’a plus guère cours aujourd’hui, mais une mise en ordre intelligible des liens entre organe, geste et outillage comme celle que Leroi-Gourhan tire de ses ateliers de comparaison technologique maintient plausible une connaissance -nomique de l’homme  : anthroponomie sans doute, bien que l’abandon de toute prétention à déterminer des lois de l’histoire la situe plutôt comme une bionomie  1.

Au moment même où Passeron semble entrevoir une possibilité de développement d’une science nomologique de l’Homme, en se référant, à juste titre comme nous le verrons, à l’œuvre du célèbre préhistorien André Leroi-Gourhan, il referme immédiatement la porte à peine entrouverte pour renvoyer cette approche du côté de la biologie. Il passe tranquillement à côté de deux enjeux scientifiques majeurs : d’une part, le raccordement des sciences de la nature et des sciences sociales qu’a magistralement commencé à organiser Leroi-Gourhan, et d’autre part le développement d’une science sociale pleinement nomologique. En refusant toute « loi de l’histoire » et tout « évolutionnisme social », Passeron assume une vision de l’histoire dépourvue de toute direction, de toute régularité et de toute détermination sociale, laissée aux caprices et au jeu des intentionnalités humaines. Dans l’esprit de Passeron, toute tentative de formulation de lois socio­ logiques est vouée à sombrer soit dans une « vaine quête des essences ou des instances ultimes », soit dans la « banalité psychologique ou politique  2 ». En écrivant qu’« à trop chercher ce qui est également vrai de tous les hommes, s’agirait-il seulement de ceux d’une même civilisation ou d’une même classe », une science de l’homme « abdique […] son propos constitutif de connaître par différence », le sociologue ne se rend pas compte que les différences pertinentes ne se situent pas seulement entre sociétés, entre groupes à l’inté‑ rieur d’une société ou entre les différentes fractions de ces groupes, mais qu’il existe aussi des différences entre les sociétés animales non humaines et les sociétés humaines, et que ces différences, que permettent de pointer les comparaisons interspécifiques, la paléoanthropologie et la préhistoire, font aussi apparaître le commun de l’humanité qui ne se réduit pas à une liste de banalités sur la nature humaine. À suivre le propos de Passeron jusqu’au bout de sa logique, on trouverait même trop abstrait et trop général de parler de classes, d’ordres et de castes, puisque les différences en leur sein ne manquent pas, et toujours aussi abstrait 1.  Grignon & Passeron 1989 : 246. 2.  Passeron 1981 : 7.

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de parler de classe ouvrière ou de noblesse de robe. Car à vouloir pointer non seulement les différences entre sociétés, mais aussi les différences intrasociétés, et même les différences intra-groupes, en allant toujours plus loin dans la recherche de différences dans les différences, c’est toute structuration des objets qui s’avère in fine purement illusoire. On retrouve le même type d’argumentation chez l’historien de ­l’Antiquité grecque, Moses I.  Finley, qui, dans un texte de 1985, rejette l’idée que l’histoire ou l’anthropologie pourraient dégager des lois. Les arguments anti-lois sont des plus classiques  : effaçant les différences pour ne retenir que les similitudes, la loi est trop générale pour être d’une quelconque utilité ; à trop généraliser, on ne dit plus rien sur rien et l’on n’apprend plus grand-chose de la vie des sociétés ; la généralisation se fait « généra‑ lité », au sens de « banalité » ou de « trivialité »,  etc.  1. En déroulant ces arguments, Finley ne se demande pas s’il serait légitime de reprocher à Darwin de produire des généralités banales, dépourvues de sens ou inutiles. Les biologistes ont, bien au contraire, fait de sa théorie le cadre général dans lequel pouvaient s’inscrire leurs travaux les plus divers. Sans la mise en évidence des lois de la sélection, rien de la complexité du vivant ne se comprendrait vraiment. Mais, dans ce raisonnement qui n’a rien pour surprendre –  l’historien ne fait que redire ce qui a été formulé maintes fois avant lui et sera répété maintes fois après lui –, Finley montre qu’il confond deux choses très diffé‑ rentes, ou plus exactement deux niveaux de réalité très différents : d’une part, la loi générale, invisible en tant que telle, qui est un principe structurant les pratiques ; d’autre part, la même forme culturelle visible (institution ou type de rapport social) qui se retrouverait dans des sociétés très différentes. Parler de loi ne signifie pas que l’on s’attende à retrouver la même « chose » (structure comportementale ou mentale, type de rapport social ou type d’institution) partout et qu’il n’y a aucun changement ni aucune histoire. Confondre loi générale et formes ou contenus culturels immuables est le plus sûr moyen de faire de la recherche des lois l’antithèse de toute recherche historique, et même anthropologique ou sociologique, car à n’étudier que 1.  Finley 2001 [1985] : 11‑40. À titre d’exemple, on peut citer quelques lignes de la présentation d’un dossier sur l’anthropologie de l’enfance en Afrique, qui refuse de tirer des articles publiés une série de points fondamentaux qui sont pourtant bel et bien présents pour qui veut les voir, en souli‑ gnant l’importance des variations : « Ce rapide survol des sujets traités par les collaborateurs de notre cahier sur l’enfant africain aurait pu, au terme d’une lecture cette fois “transversale”, faire place à une synthèse plus ambitieuse mais qui serait peut-être sortie du cadre d’une simple “présentation”. Certes, au dépouillement de la très respectable masse de documents rassemblée ici pourraient apparaître maints thèmes récurrents et de grandes constantes dans les faits et les idées, mais à une recherche des “universaux” – si souvent décevante et productrice de banales généralisations – il est permis de préférer ce que, nous semble-t-il, nous offrent tels quels ces tableaux du monde de l’enfance dans quinze ethnies : un champ de variations infiniment riches dans lesquelles s’inscrivent la vraie originalité de chacune des cultures » (Lemoal 1981 : 21. Souligné par moi).

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ce qui est universel, similaire dans toutes les sociétés, on fait disparaître les différences, les écarts, et, du même coup, les changements, les évolutions, en un mot l’histoire. Finley parle d’un « réductionnisme  1 » qui écrase toutes les différences, et il est facile pour lui de mettre le lecteur de son côté en dénonçant l’énormité que représenterait l’opération de rapprochement ou de mise en équivalence de toutes les sociétés : « J’avoue être tout à fait incapable d’apprécier la valeur d’une démarche qui efface toutes les différences entre les Boschimans ou les Pygmées et les États-Unis ou l’Union soviétique dans la recherche d’un résidu conceptuel homologue  2. » Mais ce n’est pas cela que font ceux qui cherchent à mettre en évidence des lois. Celles-ci doivent pouvoir expliquer, par les effets de leur combi‑ naison sur les formes de vie sociale, autant les variations que les invariants. L’erreur de compréhension de la véritable nature épistémologique des lois est fatale à l’avancée scientifique dans les sciences sociales. Au lieu d’épin‑ gler certains de ses collègues anthropologues en réduisant leur effort à une caricaturale recherche de formes culturelles intemporelles, qui est censée nier tout changement, toute histoire, toute spécificité culturelle, Finley devrait se demander si les lois de la physique ou de la nature ont conduit à décrire un univers matériel ou vivant totalement figé, sans évolution. En se penchant sur l’histoire des sciences, il verrait que la théorie de l’évolution de Darwin n’a jamais consisté à ne voir que les similitudes entre espèces, de ne voir que de l’identique ou du « même » partout. Bien au contraire, c’est la non-fixité des espèces, leurs perpétuels changements-évolutions qui ont été établis par la théorie darwinienne. Des lois générales, universelles, s’appliquent à des réalités changeantes, et en grande partie changeantes sous l’effet exercé par ces lois et par leurs combinaisons plus ou moins harmonieuses ou contradictoires. La science est toujours une mise en ordre de la réalité et non une simple description-narration des variations permanentes. En 1865, l’anthropologue britannique Edward Burnett Tylor défend la possibilité et l’utilité de déduire des lois à partir de faits soigneusement établis. La loi fait non seulement gagner du temps aux chercheurs qui ont appris à la connaître avant même de mener leurs études particulières, mais évite aussi de se perdre dans les détails : En premier lieu, lorsqu’une loi générale peut être déduite d’un groupe de faits, l’utilisation d’une histoire détaillée est très largement supplantée. Lorsque nous voyons un aimant attirer un morceau de fer, nous sommes arrivés par expérience à la loi générale selon laquelle les aimants attirent le fer, et nous ne prenons pas la peine d’entrer dans l’histoire de l’aimant 1.  Finley 2001 [1985] : 31. 2.  Ibid. : 30.

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particulier en question. Dans une certaine mesure, cette référence directe aux lois générales peut être faite dans l’étude de la civilisation  1.

Près de cent ans plus tard, Claude Lévi-Strauss critique Tylor au motif qu’« il nous enferme en réalité dans un cercle ». Et il poursuit en disant  : « Car, à la différence du physicien, l’ethnologue est encore incertain sur la détermination des objets correspondant pour lui à l’aimant et au fer, et sur la possibilité d’identifier des objets apparaissant superficiellement comme deux aimants ou deux morceaux de fer. Seule, une “histoire détaillée” lui permet‑ trait d’échapper à ses doutes dans chaque cas  2. » La remarque de Lévi-Strauss est pertinente dans la mesure où les sciences sociales auront toujours besoin de produire ces « histoires détaillées ». Mais ce que souligne Tylor, c’est que celles-ci ne peuvent être le terminus du travail de l’anthropologue. Pour être cumulative, une science ne peut échapper au travail de formulation de lois, de principes ou de mécanismes généraux. Associé souvent à la recherche d’invariants, Claude Lévi-Strauss n’en rejette pas moins, très classiquement, dans son Anthropologie structurale l’idée que l’anthropologie pourrait formuler des lois. Comme le fera Finley trente ans plus tard, il assimile les lois à des banalités généralisantes sans grand intérêt, et réaffirme la liaison intime entre l’anthropologie et la question des différences : Ce péril de truisme, qui guette l’interprétation fonctionnaliste, [l’anthro‑ pologue Franz] Boas l’avait pourtant opportunément signalé : « Le danger subsiste toujours que les vastes généralisations qu’on tire de l’étude de l’intégration culturelle ne se réduisent à des lieux communs. » Parce qu’ils sont universels, ces caractères relèvent du biologiste et du psychologue ; le rôle de l’ethnographe est de décrire et d’analyser les différences qui apparaissent dans la manière dont ils se manifestent dans les diverses sociétés, celui de l’ethnologue, d’en rendre compte. […] Ce qui intéresse l’ethnologue n’est pas l’universalité de la fonction, qui est loin d’être certaine, et qui ne saurait être affirmée sans une étude attentive de toutes les coutumes de cet ordre et de leur développement historique, mais bien que les coutumes soient si variables. Or il est vrai qu’une discipline dont le but premier, sinon le seul, est d’analyser et d’interpréter les différences, s’épargne tous les problèmes en ne tenant plus compte que des ressem‑ blances. Mais du même coup, elle perd tout moyen de distinguer le général auquel elle prétend, du banal dont elle se contente  3.

La lutte tout à fait légitime contre les abstractions creuses, les généralisa‑ tions abusives ou les essentialisations est à l’origine de la méfiance exagérée 1.  Tylor 1865 : 3. Traduit par moi. 2.  Lévi-Strauss 1958 : 18. 3.  Ibid., p. 24‑25.

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à l’égard de toute abstraction ou de toute généralisation. Car que sont les lois ou les principes de la physique sinon des abstractions ou des générali‑ sations, qui n’ont rien d’abusif ou de creux ? Par exemple, la critique que l’anthropologue Emmanuel Terray adressait à Pierre Clastres montre bien que, partant d’une bonne intention, à savoir celle d’éliminer toute forme de discours relevant davantage de la philosophie que des sciences sociales, il est conduit à définir l’anthropologie comme la science des différences et à bannir tout effort d’abstraction et de simplification, ce que n’ont cessé pourtant de faire les autres sciences (de la matière et de la vie, notamment) : La quasi-totalité des généralisations de Clastres sont abusives, en vertu de l’infinie diversité des sociétés sans État. Car, ou bien l’essence désigne une sorte de dénominateur commun obtenu par élimination des différences, mais une telle opération ne produit qu’un résidu superficiel et insignifiant qui ne nous apprend rien du fonctionnement des sociétés étudiées ; ou bien l’essence évoque un principe ou une loi fondamentale gouvernant effectivement la vie sociale, mais en ce cas on ne les découvre à l’œuvre que dans certaines sociétés, et l’on peut toujours faire état d’exemples contraires qui privent la théorie de la validité universelle qu’elle reven‑ dique. Contre telle ou telle des affirmations de Clastres, j’ai fait appel aux Pygmées ou aux Bushmen du Kalahari ; il aurait été facile, mais fastidieux, de recourir à la même méthode tout au long du chemin. Qu’il me soit toutefois permis d’ajouter qu’à mon sens l’anthropologie ne conservera un avenir que dans la mesure où elle saura demeurer une recherche et une science des différences, considérer chaque société concrète comme une essence singulière et se garder comme de la peste des abstractions, des simplifications et des assimilations sauvages qu’implique inéluctablement toute théorie des essences  1.

L’impossibilité de faire des différences entre types de sociétés est même défendue par d’autres anthropologues. Ainsi Gérard Lenclud remet-il en question « les distinctions souvent considérées comme fondatrices entre sociétés à État et sociétés sans État, à écriture ou sans écriture  2 » qui n’ont, selon lui, aucun « pouvoir typologique ». Aucun de ces critères ne permet‑ trait de dire « de chaque société, sans exception, qu’elle est “à État” ou non, dotée ou dépourvue d’écriture ». Si l’on peut très bien imaginer la difficulté à classifier les formes de sociétés intermédiaires entre sociétés à État et sociétés sans État, en tirer la conclusion générale que les classifications (telles que les pratiquait, par exemple, Alain Testart) n’ont aucune pertinence en anthropologie paraît très exagéré. Lenclud émet des doutes sur la possi‑ bilité même de délimiter quelque ensemble que ce soit (tels ceux « formés 1.  Terray 1989 : 26‑27. 2.  Lenclud 1986 : 151‑163.

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par les sociétés étatiques ou lignagères, par les cultures à tradition orale ou écrite ») en renvoyant à l’étude « des formations sociales historiques qui les incarnent ». Mais on ne voit pas très bien ce qu’il y a d’incompatible entre l’étude précise de sociétés déterminées et l’usage de critères de différenciation. En revanche, on comprend bien que la critique de tout principe de classi‑ fication empêche sérieusement la constitution et l’accumulation d’un savoir général sur les sociétés étudiées. Chaque « société réelle » étant complexe, produit d’un mélange entre plans ou dimensions multiples –  « le régime démographique, la répartition dans l’espace, les techniques de production, la division du travail, la structure sociale, l’organisation politique, les traits de culture et le symbolisme » – qui « ne s’impliquent pas plus logiquement les uns les autres qu’ils ne sont effectivement corrélés », l’anthropologue est conduit à se faire une raison et à se contenter d’étudier chaque société, sans classification ni typologie, dans son irréductible complexité. L’anthropologue n’est ainsi censé disposer d’aucun critère objectif pour caractériser les sociétés qualifiées de « primitives », qui n’auraient de commun que le fait « d’avoir été étudiées par des ethnologues »  1. Le conseil donné est donc d’oublier l’espoir vain ou le rêve fou d’une classi‑ fication, d’une caractérisation ou d’une typification des sociétés, ou celui d’un évolutionnisme cherchant à « esquisser quelques grandes lignes du mouvement des sociétés », car il y aurait impossibilité radicale « de mettre en évidence des seuils et des transformations de nature, d’assigner une place assurée, ici ou là, avant ou après, aux sociétés historiques ». Accepter de rabaisser les ambitions (forcément « illusoires ») de « formuler les “propriétés générales de la vie sociale”, rendre compte de la “variabilité des cultures humaines”, mettre en évidence les “logiques sociales et symboliques”, découvrir les “conditions de reproduction et de transformation des sociétés historiques” », voilà le projet explicite de tels propos. Si l’on suit bien le raisonnement de Lenclud, on imagine donc que les premières sociétés humaines auraient pu disposer d’une technologie informatique ou de techniques de transport aérien telles que les avions, avant de devenir des sociétés taillant des bifaces, ou que des sociétés étatiques, industrialisées et à forte démographie auraient pu se transformer en petites sociétés de chasseurs-cueilleurs. Pourtant, dans l’histoire réelle des sociétés réelles, de tels mouvements historiques n’ont jamais existé, et l’on peut, de ce fait, légitimement se poser des questions sur les différents « types de sociétés » et sur les passages possibles ou non d’un type à l’autre.

1.  Si l’on suivait l’auteur dans son raisonnement, on pourrait parfaitement lui contester le droit de parler d’ethnologues en général, sachant que ceux-ci n’ont pas tous les mêmes parcours de formation, les mêmes appartenances nationales, le même sexe, et se différencient encore selon leur génération, les sociétés sur lesquelles ils ont travaillé, etc. Si l’on ne peut pas caractériser les sociétés, on ne peut davantage caractériser les chercheurs qui les étudient. Il y aurait là un abus caractérisé de généralisation qui marquerait une certaine insensibilité à la complexité du réel.

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Le problème des chercheurs qui ne veulent voir aucune régularité, aucune tendance, ni aucune généralité dans l’histoire des sociétés humaines, c’est qu’ils se placent à un tel niveau de détail dans l’étude du monde social que rien n’est plus semblable à rien. Si, au contraire, on sélectionne quelques propriétés déterminantes, on commence à voir se dessiner des lignes évolutives générales incontestables. Comme l’écrit Christophe Darmangeat : Ainsi, la transition entre les sociétés dites « égalitaires », dépourvues de richesses significatives, vers celles où la richesse induit des situations de dépendance, puis celles où existent d’authentiques classes sociales, si on la considère à un certain niveau de détail, est multilinéaire  : les points de départ, les points d’arrivée et donc, les chemins empruntés ont été divers – et ce, d’autant plus que l’on adopte une approche fine. Il est bien entendu essentiel, pour comprendre les choses dans leur détail, d’étudier ces finesses. Mais cela ne doit pas obscurcir le fait qu’à un niveau plus global, on a parfaitement le droit d’affirmer que l’ensemble des sociétés a suivi cette séquence (cette « ligne unique ») : même si toutes les sociétés n’ont pas sécrété la richesse, et moins encore les classes, il n’existe aucune société qui se situe hors de cette trilogie, qui forme une séquence tempo‑ relle globale. Il y a quelques dizaines de millénaires, toutes les sociétés humaines correspondaient au premier « stade » de cette évolution  : la richesse n’a joué pour la première fois un rôle structurant que bien plus tard (la gamme des hypothèses les plus communes en situe l’émergence entre – 30000 et – 10000). Quant aux premières sociétés de classes, les premières d’entre elles sont apparues vers –  3000 et surtout, toujours sur la base d’une richesse préexistante. S’il a certes pu exister certains cas d’involutions, c’est-à-dire de retours en arrière, cela n’enlève absolument rien à l’évidence du mouvement général  1.

Dans un article plus récent consacré à la question de l’égalité, l’anthro‑ pologue Judith Scheele doute, elle aussi, que l’anthropologie « par la nature du savoir qu’elle produit » soit « à même de formuler des “lois” sociales »  2. Le seul mot d’ordre, c’est la prise en compte de la diversité culturelle, peu compatible avec la recherche de principes structurants quels qu’ils soient  : « Se dessine ainsi l’image d’une anthropologie qui ne produit pas de “lois” universelles, mais qui tente d’appréhender la diversité humaine dans toute sa complexité, et qui postule l’irréductibilité des mondes conceptuels différents – voire l’irréductibilité des mondes tout court. » Ce qui lui semble plus impor‑ tant que de saisir « les conditions et les causes de l’émergence des inégalités entre les hommes » (selon une formule empruntée à Charles Stépanoff), c’est de « se focaliser […] sur la flexibilité, l’adaptabilité et l’époustouflante 1.  Darmangeat 2021b. 2.  Scheele 2021.

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diversité de nos arrangements politiques, et sur leurs historicités propres ». Impossible de formuler des lois lorsque la réalité sociale est conçue comme totalement ouverte à tous les possibles : « Et c’est là, peut-être, que le message “grand public” de l’anthropologie devrait se situer  : non pas dans la quête des origines, mais dans la célébration de la multiplicité des possibles, de la créativité humaine, et d’une vie politique qui est toujours aussi une pratique éthique en devenir. » On est alors très loin de toute construction un tant soit peu rigoureuse de l’objet, puisque l’anthropologue se donne comme ambition première et dernière de faire l’éloge de la diversité, de la créativité, de la richesse et de l’extrême plasticité des sociétés humaines, autant de façons très lyriques de dissoudre tout objet, et de faire disparaître toute régularité, toute structure et tout principe structurant  1. Dans un compte rendu d’un ouvrage coécrit par Julien Brachet et Judith Scheele  2, Marielle Debos écrit que les auteurs « interrogent aussi le projet même des sciences sociales et la tentation de vouloir systématiquement chercher la part de régularité et de prévisibilité de toute société  3 ». Ce type de penchant anti-objectiviste (l’objectivisme étant stigmatisé comme « positi‑ visme »), qui perdure depuis les années  1980, a emporté l’ensemble des sciences sociales. Pour en prendre la mesure, il faut lire le « Manifeste pour l’histoire » d’Eric Hobsbawm prononcé en novembre 2004  4. Il y critique le « refus d’admettre qu’il existe une réalité objective, et non construite par l’observateur à des fins différentes et changeantes » qui conduit à une vision de l’histoire sans régularités, contingente et sur la base de laquelle il est impossible de formuler quelque généralité que ce soit : Cette vision élimine la question de savoir s’il existe des schémas et des régularités dans le passé à partir desquels l’historien peut formuler des propositions significatives. Cependant des raisons moins théoriques poussent également à ce rejet  : on arguera ainsi que le cours du passé est trop contingent, c’est-à-dire que les généralisations sont exclues, car n’importe quoi, pratiquement, pourrait arriver ou aurait pu arriver.

Cette méfiance à l’égard d’un réel structuré, et de tous les moyens permettant d’approcher ces structures (critères de classification, typifica‑ tion, repérages ethnographiques ou statistiques de régularité), s’est exprimée depuis longtemps dans certaines zones de la sociologie (ethnométhodologie 1.  Alain Testart écrivait à contre-courant de cette tendance anthropologique : « À l’heure actuelle, les classifications en général, ainsi que les problèmes taxinomiques, ne jouissent pas d’un grand prestige. On leur reproche leur fixisme implicite, leur caractère figé, l’essentialisme qu’elles semblent supposer. On veut du concret – un des grands mots d’ordre de l’époque –, sinon du pratique, en tout cas du fluide, du mouvant, du dynamique. Ce n’est pas ce que nous ferons » (Testart 2005 : 8). 2.  Brachet & Scheele 2019. 3.  Debos 2021. 4.  Hobsbawm 2004 : 20‑21.

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et pragmatisme dans sa version française notamment). Ainsi, Nicolas Dodier témoigne du sentiment de gêne éprouvé à l’égard des tentatives d’objectiva‑ tion des régularités, autant du côté de la sociologie statistiquement fondée que de l’interactionnisme : Je continuais de trouver les propositions de Goffman convaincantes, mais en même temps, au fond, je me rendais compte que les interactionnistes n’échappaient eux-mêmes pas totalement aux critiques que je pouvais adresser aux statisticiens recherchant des régularités. C’était la même chose pour Bourdieu. […] l’ambition de l’objectivation résistait assez mal, avec une manière un peu excessive de typifier les acteurs… […] Mais même chez les interactionnistes –  par exemple chez Howard Becker lorsqu’il décrit la culture des musiciens de jazz – il y avait une certaine imposition d’un langage sur les régularités qui me semblait là encore problématique, au-delà de l’étude des interactions. Mon intérêt pour l’ethnométhodologie s’explique par une réaction contre cette manière rapide de « voir » des régularités  1.

L’effet d’une épistémologie nominaliste et d’un pragmatisme sociologique s’est fait ressentir aussi en histoire, qui a trouvé là les moyens de revenir aux antiennes d’une discipline plus narrative que théorique, méfiante à l’égard de toute généralisation, rivée à l’idée du caractère non répétitif ou changeant de l’histoire,  etc. Un éditorial-bilan des Annales datant de 2020 permet de prendre la mesure des problèmes  2. Du côté du passé, on trouve le « programme résolument tourné vers la production de résultats cumulables et soustraits aux formes du récit », associé à une certaine histoire quantitative (Pierre Chaunu et François Furet), avec lequel la revue a pris nettement ses distances à la fin des années  1980 sous l’effet d’une « alliance négociée avec la sociologie pragmatique  3 » et d’une adhésion aux thèses centrales du Raisonnement sociologique (abandon de l’ambition cumulative  4, de toute idée de « paradigme unitaire », accord sur l’idée d’un pluralisme théorique et méthodologique irréductible, etc.). Passées et dépassées, les idées de paradigme, de générali‑ sation, de cumulativité scientifique, sans même parler de lois  : « Dans des veines différentes, ces critiques obligent l’ensemble des sciences sociales à

1.  Dodier 2019 : 242‑243. 2.  Les citations sont toutes extraites des Annales 2020 : 401‑424. 3.  Les auteurs du texte disent assez directement que la sociologie pragmatique a « eu pour fonction d’éviter une confrontation de même nature [que celle avec l’anthropologie structurale] avec la sociologie structurale et critique inspirée par Pierre Bourdieu ». Et, plus que cela, « l’“alliance” n’aurait donc pas servi à formuler un paradigme alternatif, dans un geste pourtant si caractéristique de l’histoire des sciences sociales, mais bien plutôt à refuser de le faire ». 4.  Les auteurs notent bien que « l’inflation bibliographique contribue à la parcellisation du savoir, compromettant ou ignorant les projets de synthèse et de généralisation ». Mais ils semblent davantage accepter de bonne grâce l’effet de cette inflation-parcellisation que soucieux d’y remédier.

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s’écarter définitivement d’une simple refondation positiviste ancrée dans le système intellectuel et institutionnel de l’Europe du xixe siècle. » Durkheim écrivait en 1888 à propos de l’histoire, de la généralisation et des lois : Mais, disent les historiens, nous avons étudié les sociétés et nous n’y avons pas découvert la moindre loi. L’histoire n’est qu’une suite d’accidents qui, sans doute, se relient les uns aux autres, suivant les lois de la causa‑ lité, mais sans se répéter jamais. Essentiellement locaux et individuels, ils passent pour ne plus revenir, et sont par conséquent réfractaires à toute généralisation, c’est-à-dire à toute étude scientifique, puisqu’il n’y a pas de science du particulier  1.

Le commentaire pourrait être fait après lecture de l’éditorial des Annales. On voit aussi comment la réflexivité méthodologique, notamment sur les « processus historiques et critiques de construction des outils statistiques », qui aurait dû n’être qu’un moment de la construction scientifique, a participé d’une certaine déréalisation du monde social, les chercheurs s’intéressant parfois davantage à leurs outils et à leurs effets (ou biais) de connaissance qu’aux faits qu’ils permettent d’appréhender. Cette saturation en matière de réflexivité méthodologique, très présente aussi en sociologie, fait donc parfois oublier l’objet même des recherches ou finit par faire des méthodes ou des théories l’objet principal de la recherche plutôt que des moyens d’accéder au réel  : « Il s’agit moins d’embrasser d’emblée la totalité du monde social que de réfléchir à la validité et aux outils de validation des raisonnements en sciences sociales. » L’obsession de la réflexivité se combine avec le rappel constant de la place occupée par l’historien et du caractère localisé de ses objets (« savoirs indexés sur des lieux et des situations précises »), pour faire passer la question de l’historicité ou de la relativité de l’historien et de la localisation historico-géographique de son objet avant celle des processus réels qu’il est censé décrire et analyser. Cette relativisation généralisée du savoir se marque aussi dans la manière dont les auteurs comprennent l’idée de « paradigme », à savoir comme la généralisation d’un cas particulier, où l’on pressent la critique ou la dénon‑ ciation d’une imposture ou d’un abus caractérisé : « Il n’est pas sûr que les sciences sociales, et les sciences en général, aient invariablement besoin d’un paradigme de référence, si l’on entend par là un cadre interprétatif élaboré à partir d’un exemple localisé devenu, par généralisation, un modèle transposable à l’ensemble d’un espace savant  2. » Transposée à la physique ou à la biologie, cette conception relativiste du paradigme réduirait sans doute les théories 1.  Durkheim 1970 : 81. Le propos est tiré du « Cours de science sociale. Leçon d’ouverture », initia‑ lement publié dans la Revue internationale de l’enseignement (XV, 1888, p. 23‑48). Souligné par moi. 2.  Souligné par moi.

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newtonienne et darwinienne à de simples impositions générales réussies de modèles particuliers, sans se demander si cette position paradigmatique des théories de Newton et de Darwin ne serait pas surtout liée à leur adéquation au réel. Enfin, l’insistance sur le caractère construit, situé, localisé, processuel, contingent et incertain des savoirs produits par les sciences sociales, sur l’absence de paradigme et de cumulativité très nette, et sur une connaissance davantage tournée sur elle-même – la réflexivité devenant l’alpha et l’oméga de l’activité scientifique – que vers le réel, se combine mal avec la revendi‑ cation, malgré tout, d’une scientificité : Renoncer aux paradigmes ne signifie donc pas renoncer à l’idée de science, mais plutôt en accepter la dimension historique et processuelle, voire contingente. Si les sciences sociales n’apportent aucune certitude absolue, elles ne relèvent en aucun cas de l’opinion ou de la fiction : elles partagent des conditions de scientificité qui sont à chaque fois remises en jeu dans une démarche réflexive rappelant toujours le point de vue depuis lequel le savoir se construit  1.

Le physicien Henri Poincaré disait que « la mathématique est l’art de donner le même nom à des choses différentes » et ajoutait : Il convient que ces choses, différentes par la matière, soient semblables par la forme, qu’elles puissent pour ainsi dire se couler dans le même moule. Quand le langage a été bien choisi, on est tout étonné de voir que toutes les démonstrations, faites pour un objet connu, s’appliquent immédiatement à beaucoup d’objets nouveaux ; on n’a rien à y changer, pas même les mots, puisque les noms sont devenus les mêmes  2.

La recherche des problèmes généraux derrière des objets au départ perçus comme différents lui paraissait ainsi de bonne méthode. Or on pourrait dire, par contraste, que faire des sciences sociales, c’est souvent, malheureu‑ sement, non seulement résister à l’idée de chercher des problèmes généraux qui sous-tendent des objets (considérés à première vue comme) différents, et donc à donner le même nom à des « choses » apparemment différentes, mais aussi chercher à tout prix à donner des noms différents à des « choses » semblables. Le premier point se traduit, par exemple, par l’aversion ethnométhodo‑ logique à rassembler des individus jugés toujours différents entre eux dans la même catégorie, et donc par le désaveu de toute démarche statistique, 1.  En fait, une grande partie des articles publiés dans les Annales contribuent bien à la compré‑ hension du réel social et historique. Mais faute d’une conception adéquate de l’activité scientifique, on passe à côté de la possibilité de faire fructifier ce capital de connaissances au profit de l’édification d’une science sociale véritable. 2.  Poincaré 1908 : 29.

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par le refus d’appeler « domination » des rapports aussi différents que les rapports de classe, de genre, entre groupes ethniques, entre générations, entre supérieurs et subordonnés dans une bureaucratie, par le refus ethnologique ou sociologique de typifier des situations, des logiques, des acteurs ou des groupes considérés comme trop particuliers, variables ou mouvants, etc. Le second point, quant à lui, se manifeste, par exemple, dans la profusion du vocabulaire au sein des sciences humaines et sociales pour désigner les processus d’intériorisation, d’internalisation, de subjectivation, d’appropria‑ tion subjective, d’incorporation, d’introjection, de mentalisation, d’assimi‑ lation, etc., ou dans l’ensemble des notions utilisées pour désigner des effets de magie sociale (charisme, mana, prestige, aura, magie, pouvoir symbolique, enchantement, envoûtement, etc.). Pour cette raison, on peut tout particulièrement apprécier un passage de La Distinction dans lequel Bourdieu, avec un brin de dérision et une certaine dose de désinvolture tout à fait volontaire, regroupe des concepts soigneuse‑ ment distingués par les communautés savantes qui les utilisent (moins parce qu’ils renverraient à des réalités distinctes que parce qu’ils permettent à des clans théoriques de se distinguer) ou les rend équivalents : Les structures cognitives que les agents sociaux mettent en œuvre pour connaître pratiquement le monde social sont des structures sociales incor‑ porées. La connaissance pratique du monde social que suppose la conduite « raisonnable » dans ce monde met en œuvre des schèmes classificatoires (ou, si l’on préfère, des « formes de classification », des « structures mentales », des « formes symboliques », autant d’expressions qui, si l’on ignore les connotations, sont à peu près interchangeables), schèmes historiques de perception et d’appréciation qui sont le produit de la division objective en classe (classes d’âge, classes sexuelles, classes sociales) et qui fonctionnent en deçà de la conscience et du discours  1.

1.  Bourdieu 1979 : 545‑546. Souligné par moi.

5.

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Après avoir évoqué les forces de résistance à tout projet nomologique, je vais maintenant présenter les principales tentatives, heureuses ou malheu‑ reuses, de formulation de lois en sciences sociales, ou les usages qui ont été faits du terme de loi ou de concepts cousins (invariants, butoirs pour la pensée, fondamentaux, universaux) chez quelques auteurs. Il est important de préciser que cet examen n’aura rien d’exhaustif, car mon objectif n’est pas de faire l’histoire d’une démarche épistémologique (nomologique) ou d’un concept. Par la prise en compte de quelques éléments tirés du passé lointain ou récent des sciences sociales, il s’agit pour moi de présenter le réseau d’arguments et les enjeux dans lesquels s’insère l’idée de loi, et les difficultés qui l’accompagnent. En faisant cela, le but recherché est de nécessiter la solution que j’apporte au problème plutôt que d’affirmer d’emblée, de façon péremptoire, une position « théorique » comme si celle-ci sortait mystérieusement du chapeau d’un magicien. Une démarche en termes d’histoire des sciences m’aurait conduit à présenter le plus fidèlement et le plus exhaustivement possible des auteurs et des œuvres sans discuter de la pertinence de leurs arguments. Celle que je mets en œuvre est, à l’inverse, une appropriation des auteurs (du passé comme du présent), en vue de la constitution d’une manière propre de poser les problèmes. C’est pour cette raison que je me permettrai de discuter de la solidité ou de la pertinence des arguments avancés par les auteurs et autrice considérés, de sélectionner ceux qui me paraissent les plus robustes et de les articuler peu à peu entre eux pour mettre en place le type d’interrogation spécifique qui sera mis en œuvre dans la suite de l’ouvrage. Pour plus de clarté dans l’examen des arguments, j’ai respecté un double principe chronologique et disciplinaire (quand les auteurs sont assignables à une discipline), ce second principe s’imposant à la lecture des textes qui ne peut que conduire à constater la force formatrice des disciplines dans l’attitude mise en œuvre par les chercheurs vis-à-vis de la question des lois.

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Il va cependant de soi que, de mon point de vue, ces différences discipli‑ naires doivent être surmontées et dépassées en vue de constituer une science sociale digne de ce nom. La discussion procède enfin par auteurs pour des raisons pratiques de lisibilité (et notamment pour ne pas perdre inutilement le lecteur), et ce, malgré le fait que chacun d’entre eux peut varier d’un moment à l’autre de sa trajectoire scientifique, et qu’il peut théoriser une chose tout en en faisant une autre. Dans ce parcours argumentatif, j’essaierai de préciser à quel niveau de réalité, et notamment de généralité, se situent les lois. Nous verrons que tous les auteurs ne tombent pas d’accord sur ce point, ou, puisque les débats sont plutôt rares sur ces questions, en font des usages très contrastés, depuis ceux qui cherchent des lois propres à chaque type de société, jusqu’à ceux qui cherchent des lois sociologiques générales, quel que soit le type de société considéré. Lorsque l’état présent d’une « communauté savante » fait barrage à certaines avancées scientifiques, il peut parfois être utile d’aller puiser dans le passé des ressources laissées inexploitées pour imaginer l’issue d’un certain nombre d’impasses du présent et l’ouverture de perspectives d’avenir. Jacques Roubaud le dit très bien à propos de la poésie et des mathématiques : Les choses nouvelles que l’on va faire ont leur germe loin en arrière. C’est un phénomène qui dépasse la question de la poésie : on le trouve en mathématiques, dans la science. À un certain moment la commu‑ nauté mathématique se passionne pour certains problèmes, et d’autres sont oubliés, et il faut les retrouver beaucoup plus tard. Donc il faut regarder le passé comme un futur, aussi  1.

Par exemple, entre la fin du xixe siècle et les premières décennies du xxe, des sociologues aussi différents que Guillaume De  Greef, Gabriel Tarde, Émile Durkheim, Gaston Richard, etc., se référant à Montesquieu, Auguste Comte, Herbert Spencer, John Stuart Mill, Adolphe Quetelet, etc., et dotés d’une bonne connaissance de l’histoire des sciences physique, chimique, biologique et psychologique, ont la conviction que la science sociale (ou « sociologie ») doit se diriger vers un savoir général de type nomologique. Ils débattent notamment avec les historiens qu’ils voient comme éloignés de toute ­préoccupation scientifique véritable, parlent de « généralisation empirique » et de « loi », et opposent « science abstraite » et « science concrète », « sociologie générale » et « sciences spéciales » ou « particulières ». Ces auteurs ont généralement une idée assez précise du but à atteindre et des raisons pour lesquelles il est nécessaire d’y parvenir, mais ne savent pas toujours par quelles voies passer pour constituer cette sociologie générale ou 1. Roubaud 2008 : 59.

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ce savoir proprement scientifique dont ils rêvent, hésitent dans leurs tenta‑ tives, appellent à formuler des lois, mais doutent au moment de les énoncer, et n’en proposent finalement que très peu ou n’en formulent que de très vagues ou de très floues. Comment dégager des lois ? Comment faire en sorte que les généralisations ne tombent pas dans la banalité ou la trivialité ? À quel niveau de généralisation doit-on se situer pour éviter le double écueil de l’abstraction creuse et de la soumission aux objets « concrets », qui se présentent spontanément à la perception et à la conscience du sociologue ? Ces auteurs savent que les physiciens et les biologistes, avant eux, ont dû faire un choix concernant la nature de leurs objets d’étude, pour rendre possible un savoir nomologique. Ils savent notamment qu’ils ont dû faire le deuil de la prise en charge d’un réel concret, complexe, riche de toutes ses déterminations enchevêtrées. Mais réitérer le même type d’opération dès lors qu’il s’agit d’êtres humains conscients, dotés de volonté, de raison, de culture et d’histoire(s) apparaît presque sacrilège, et les résistances, internes comme externes, sont fortes. Tous ces savants n’en sont cependant qu’au début de leur science et celle-ci ne peut leur apporter ni l’accumulation de travaux théorico-empiriques permettant d’opérer un travail de synthèse et de dégager des lois ni les attitudes adéquates ou les points de vue pertinents pour pouvoir étudier scientifiquement la réalité sociale. Toutes les tentatives plus ou moins inabou‑ ties, car prématurées, de formulation de projets nomologiques et même, dans certains cas, de lois sociologiques, sont intéressantes à considérer et l’on peut porter un regard charitable sur les désirs inauguraux de constitu‑ tion d’une science sociale véritable et sur les débuts de solution que certains auteurs ont su, malgré tout, apporter. Sans doute que ces essais malheureux ont aussi participé du sentiment, aujourd’hui assez général, que les sciences sociales se fourvoyaient lorsqu’elles étaient tentées par l’expérience nomolo‑ gique. À partir de la seconde moitié du xxe  siècle, le projet nomologique sera abandonné et la sociologie resserrera son programme autour de travaux de terrain, théoriquement plus ou moins fortement construits, mais sans ambition de solidification des acquis ni de généralisation de ses résultats, empêchant l’avènement d’une véritable science sociale. D’autres théoriciens, à l’instar de Karl Marx ou de Pierre Bourdieu, souvent davantage tournés vers l’objet de leurs recherches que vers l’argumentation ou la justification épistémologique, font directement usage du terme de loi (ou de concepts proches, etc.) pour condenser des points cruciaux, et qu’ils tiennent pour généraux, de leurs analyses. Or cette persistance du vocabulaire de la loi ne relève pas du lapsus incontrôlé par rapport au désir inconscient de « faire science », mais d’une nécessité ressentie de formuler des principes, plus ou moins généraux, structurant les pratiques ou les représentations. Les critiques de l’illusion nomologique verront dans le flottement séman‑ tique qui règne autour de la notion de lois sociologiques (ou sociales, comme

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on voudra) la preuve d’une impossibilité à se mettre d’accord sur la manière d’en établir. Ces différences que nous pointerons entre lois universelles ou générales, lois historiquement délimitées, invariants, « butoirs pour la pensée », fondamentaux ou universaux, sont liées au fait que les régularités sociales peuvent être saisies à des échelles, à des degrés de généralité et dans des perspectives différentes. Mais nous verrons que les apports respectifs des chercheurs dont je discuterai les approches ne sont aucunement contradic‑ toires, et qu’ils indiquent bien, par leurs démarches congruentes, que l’his‑ toire des sociétés ne ressemble en rien à ce maelstrom permanent dépourvu de toute détermination et de toute régularité que nous présentent parfois certains chercheurs. Un tout dernier point avant d’entrer dans le vif du sujet. Il peut paraître aller de soi que les lois sociologiques, qu’on aurait envie de qualifier d’« objec‑ tives » tant elles sont indépendantes des consciences et des volontés indivi‑ duelles, se distinguent nettement des lois juridiques (au sens de règles de droit) par le fait qu’elles ne sont pas formulées spontanément dans le monde social, qu’elles ne s’« adressent » donc à quiconque tout en contraignant tout le monde, et que personne n’est en mesure, sans un effort spécifique, de les connaître et de s’y référer pour agir. Plus que cela, ces lois ne peuvent être abolies ou annulées, mais seulement détournées ou contrecarrées afin d’en contrôler les effets. On mesure, pour cette raison, l’importance primor‑ diale que revêt leur connaissance scientifique et l’écrasante responsabilité que portent les savants détournant, d’une manière ou d’une autre, leur commu‑ nauté de la tâche immense qui leur incombe et qui pourrait être potentiel‑ lement source d’émancipation collective.

Les débuts de la science sociale Auguste Comte Le manque de travaux suffisamment nombreux et solides sur la base desquels pouvoir édifier une science sociale véritable est ce que souligne Auguste Comte (1798‑1857) dès le début de sa 46e leçon du Cours de philosophie positive consacrée à la physique sociale, et qu’il commence à désigner sous le nom de sociologie au cours de sa 47e leçon  1. Il écrit qu’à la différence des autres sciences pour lesquelles « l’exploration philosophique a constam‑ ment reposé sur un état scientifique préexistant et unanimement reconnu », 1.  « Je crois devoir hasarder, dès à présent, ce terme nouveau, exactement équivalent à mon expres‑ sion, déjà introduite, de physique sociale, afin de pouvoir désigner par un nom unique cette partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à l’étude positive de l’ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux. » Tous les extraits sont tirés de Comte 1839 : 1‑2 pour la 46e leçon et 226‑252 pour la 47e leçon. On notera que le mot de « sociologie » est initialement associé spontanément à la notion de loi.

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la « physique sociale » (ou « sociologie ») qui se consacre à l’« étude des phénomènes sociaux » n’est pas du tout avancée. Beaucoup de penseurs la voient même condamnée à rester dans un « état théologico-métaphysique ». Tout est donc à faire  : « au lieu de juger et d’améliorer, il s’agit désormais essentiellement de créer un ordre tout entier de conceptions scientifiques, qu’aucun philosophe antérieur n’a seulement ébauché, et dont la possibilité n’avait même jamais été entrevue ». Au début de sa 47e leçon, Comte pointe très lucidement le problème de la faible étendue des faits sur lesquels le sociologue peut s’appuyer : [« Pourquoi l’esprit humain n’a pu jusqu’à présent fonder la science sociale sur des bases vraiment positives »] Cette considération consiste en ce que, par la nature d’une telle étude, notre intelligence ne pouvait réellement, avant l’époque actuelle, y statuer sur un ensemble de faits assez étendu pour diriger convenablement ses spéculations rationnelles à l’égard des lois fondamentales des phénomènes sociaux.

Il voit néanmoins chez un auteur comme Montesquieu la première grande tentative de constitution de quelque chose comme une science sociale. Si Comte juge, à juste titre, que le projet de Montesquieu était « prématuré », il reconnaît cependant la bonne attitude scientifique consistant à voir dans l’his‑ toire des nations, comme dans n’importe quel autre phénomène physique, des phénomènes gouvernés par des lois générales, indépendantes de la conscience des acteurs, et qu’il qualifie de « naturelles » : La première et la plus importante série de travaux qui se présente comme directement destinée à constituer enfin la science sociale, est alors celle du grand Montesquieu, d’abord dans son Traité sur la politique romaine, et surtout ensuite dans son Esprit des lois. Ce qui caractérise, à mes yeux, la principale force de ce mémorable ouvrage, de manière à témoigner irrécusablement de l’éminente supériorité de son illustre auteur sur tous les philosophes contemporains, c’est la tendance prépondérante qui s’y fait partout sentir à concevoir désormais les phénomènes politiques comme aussi nécessairement assujettis à d’invariables lois naturelles que tous les autres phénomènes quelconques : disposition si nettement prononcée, dès le début, par cet admirable chapitre préliminaire où, pour la première fois depuis l’essor primitif de la raison humaine, l’idée générale de loi se trouve enfin directement définie, envers tous les sujets possibles, même politiques, suivant l’uniforme acception fondamentale que notre intelligence s’était déjà habituée à lui attribuer dans les plus simples recherches positives. Quelle que soit l’importance de cette innovation capitale, son origine philosophique ne saurait être méconnue, puisqu’elle résulte évidemment de l’entière généralisation finale d’une notion incomplète que le progrès continu des sciences avait dû graduellement rendre très familière à tous les esprits avancés, par une suite spontanée de l’impulsion décisive qu’avait

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produite, un siècle auparavant, la grande combinaison des travaux de Descartes, de Galilée, et de Kepler, et que les travaux de Newton venaient de corroborer si heureusement. Mais cette incontestable filiation ne doit altérer, en aucune manière, l’originalité caractéristique de la conception de Montesquieu ; car, tous les bons esprits savent assez aujourd’hui que c’est surtout en de pareilles extensions fondamentales que consistent réellement les progrès principaux de notre intelligence.

Karl Marx L’Origine des espèces de Darwin revêtait une grande importance aux yeux de Karl Marx (1818‑1883). Il y voyait une approche matérialiste du vivant à laquelle il pouvait identifier sa propre démarche d’étude scientifique des sociétés. Marx concevait sa recherche comme une sorte d’histoire naturelle des sociétés qui ne dépendait que très peu des volontés individuelles : « Mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre l’individu responsable de rapports et de conditions dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager  1. » En cela, parce qu’il cherchait à mettre au jour les lois objectives de fonctionnement des sociétés, transcendant les consciences individuelles, Marx est bien l’un des grands fondateurs historiques de la science sociale : De même que Darwin a mis fin à la conception selon laquelle les espèces d’animaux et de plantes étaient sans lien entre elles, accidentelles, « créées par Dieu » et immuables, et qu’il fut le premier à fonder la biologie sur une base strictement scientifique en établissant la variabilité et la continuité des espèces, de même Marx a mis fin à la conception selon laquelle la société était un agrégat mécanique d’individus qui subit toutes sortes de changements au gré des autorités (ou, ce qui revient au même, au gré de la société et du gouvernement), qui naît et se transforme par l’effet du hasard. Il fut le premier à fonder la sociologie sur une base scientifique en analysant la notion de formation économique de la société comme un ensemble de rapports de production donnés, et en établissant que le développement de ces formations est un processus d’histoire naturelle  2.

Marx ne développe pas de réflexion épistémologique spécifique sur la question, mais fait du terme de « loi », et même de « loi naturelle », un usage régulier et abondant. Dans la postface de la deuxième édition allemande du Capital (1873), il cite positivement un auteur russe  3 qui parle de la méthode mise en œuvre dans Le Capital : 1.  Marx 1977 [1867] : 13. Souligné par moi. 2.  Lénine 2010 [1894] : 52. 3.  Kaufmann 1872 : 427‑436.

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Une seule chose préoccupe Marx  : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie ; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pendant une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison à un autre. Une fois qu’il a découvert cette loi, il examine en détail les effets par lesquels elle se manifeste dans la vie sociale. […] Il envisage le mouvement social comme un enchaînement naturel de phénomènes historiques, enchaînement soumis à des lois qui, non seulement sont indépendantes de la volonté, de la conscience et des desseins de l’homme, mais qui, au contraire, déterminent sa volonté, sa conscience et ses desseins… […] Mais, dira-t-on, les lois générales de la vie économique sont unes, toujours les mêmes, qu’elles s’appliquent au présent ou au passé. C’est précisément ce que Marx conteste ; pour lui ces lois abstraites n’existent pas… Au contraire, chaque période historique, selon lui, a ses propres lois. […] Marx nie que la loi de la population soit la même en tout temps et en tout lieu. Il affirme, au contraire, que chaque époque économique a sa loi de population propre  1.

On trouve cependant dans son œuvre trois grands types de lois, dont deux sont de nature très générale, contrairement à ce qu’écrivait Illarion Kaufmann : 1) les lois générales de fonctionnement qui s’appliquent à toutes les sociétés humaines (e.g. la loi de la valeur, même si certains commenta‑ teurs en contestent la généralité) ; 2) les lois générales de transformation qui expliquent le passage d’un type de société à l’autre ou le mouvement même de l’histoire, que l’on peut appeler des lois dynamiques ou évolutives (e.g. le séquençage de l’histoire en différents modes de production en fonction du développement des forces productives) ; et 3) les lois historiques propres à tel ou tel type de société (féodale, capitaliste, etc.), qui sont souvent elles-mêmes des lois dynamiques (e.g. loi de la tendance à la baisse du taux de profit, loi de l’accumulation primitive du capital, etc.)  2. Concernant le premier type de loi, le tour d’esprit de Marx le conduit souvent à réfléchir en partant du général et en allant vers le particulier, et à ne comprendre le particulier (un type de société donné, un mode de produc‑ tion déterminé,  etc.) que comme un cas possible de formes très générales. Par exemple, dans une lettre à Louis Kugelmann datée du 11 juillet 1868, Marx souligne l’universalité – pour toute société humaine – de la nécessité de produire ses moyens de subsistance, du lien entre la masse des besoins humains et la quantité de travail qui doit être fournie pour les satisfaire et, enfin, de la division du travail. Il parle à propos de ces différents points 1.  Marx 1977 [1867] : 19‑20. Souligné par moi. 2.  Parlant de la société moderne, Marx dit qu’il s’agit de « découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement » (ibid. : 13).

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de « lois », et même de « lois naturelles » qui s’appliquent à l’ensemble des sociétés indépendamment de toute intention : N’importe quel enfant sait que toute nation crèverait qui cesserait le travail, je ne veux pas dire pour un an, mais ne fût-ce que pour quelques semaines. De même un enfant sait que les masses de produits corres‑ pondant aux diverses masses de besoins exigent des masses différentes et quantitativement déterminées de la totalité du travail social. Il est self-evident [il va de soi] que la forme déterminée de la production sociale ne supprime nullement cette nécessité de la répartition du travail social en proportions déterminées : c’est la façon dont elle se manifeste qui peut seule être modifiée. Des lois naturelles ne peuvent pas être supprimées absolument. Ce qui peut être transformé, dans des situations historiques différentes, c’est uniquement la forme sous laquelle ces lois s’appliquent  1.

Il écrit encore avec Engels que « force nous est de débuter par la consta‑ tation de la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, à savoir que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir “faire l’histoire”. Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c’est même là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui encore comme il y a des milliers d’années, remplir jour par jour, heure par heure, simplement pour maintenir les hommes en vie  2 ». Marx parle à ce sujet d’« état de fait », mais pourrait tout aussi bien utiliser le langage de la loi générale. Et comme l’a rappelé Erich Fromm, Marx « établit une différence entre les besoins constants ou “fixes” qui existent en toutes circonstances et qui ne changent, selon les conditions sociales, que dans la forme et la direction qu’ils prennent, et les besoins “relatifs” qui “doivent leur origine à un certain type d’organisation sociale”. Marx plaçait la sexualité et la faim dans la catégorie des besoins “fixes”. Mais il n’a jamais considéré le désir de s’enrichir comme un besoin “fixe”  3 ». Ces quelques exemples, parmi bien d’autres possibles, montrent que l’ambition de Marx dépasse largement le niveau de description et d’analyse de sociétés historiquement déterminées. 1.  Marx, Marx & Engels 1971 [1862‑1874] : 103. Comme me le fait remarquer Laure Flandrin, on voit bien ici que la loi générale n’est pas l’invariant culturel puisqu’il s’agit de penser en même temps la permanence d’une structure (la nécessité de travailler, de diviser socialement le travail puis de le coordonner) et la variabilité de ses applications dans l’histoire. Pour résumer la situation, on pourrait dire qu’on a un naturalisme du contenu (l’impérieuse nécessité de travailler) et un historicisme des formes (les différentes façons de travailler). 2.  Marx & Engels 1982 [1845] : 86. 3.  Fromm 2010 : 27.

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Le deuxième type de loi est rarement désigné comme tel, mais prend malgré tout la forme de propositions très générales sur l’histoire des sociétés, le moteur de l’histoire ou les processus de transformation d’un type de société à l’autre. Il en va ainsi de la célèbre formule  : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire des luttes de classes  1 », dont on verra que, reformulée de façon moins restrictive, elle constitue une loi générale de toute société humaine ; ou encore de l’idée selon laquelle le passage d’un mode de production à l’autre ne s’opère que lorsque les rapports de production nouveaux ont suffisamment mûri au sein des structures sociales anciennes, engendrant la nécessité d’une transformation politique générale : Une formation sociale ne disparaît jamais avant que ne soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux rapports de production supérieurs ne la remplacent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports n’aient éclos au sein même de l’ancienne société. L’humanité ne s’assigne jamais que des tâches qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que la tâche ne naît elle-même que là où sont déjà présents soit les conditions matérielles de sa résolution, soit au moins le processus de leur devenir  2.

Enfin, dans le troisième type de lois, selon le but de son propos, il consacre toute son énergie à la mise au jour des lois propres à une société donnée en privilégiant la dimension analytique (e.g. Le Capital), ou bien il entre dans le détail historique des rapports sociaux produits par ces mêmes lois (e.g. Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte ou Les Luttes de classes en France). Mais, dans les deux cas, les lois sont bien présentes et cadrent descriptions, narrations et analyses. Dans sa préface à la première édition allemande du Capital, Marx écrit : Il ne s’agit point ici du développement plus ou moins complet des antago‑ nismes sociaux qu’engendrent les lois naturelles de la production capita‑ liste, mais de ces lois elles-mêmes, des tendances qui se manifestent et se réalisent avec une nécessité de fer […]. Le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne  3.

Dans Le  Capital, Marx ne prétend pas entrer dans l’étude complète d’une société capitaliste donnée (anglaise en l’occurrence, pour l’essentiel), mais, comme l’écrivait Paul Boccara dans son introduction de la même édition du Capital, « il s’attache aux lois essentielles » et « limite expressément 1.  Marx & Engels 1973 [1848] : 5. 2.  Marx 2014 [1859] : 63. 3.  Marx 1977 [1867] : 12‑13.

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Le Capital aux fondements »  1, en considérant que son travail se concentre sur les « principes de l’économie politique  2 ». Un même type de société « sous l’influence d’innombrables conditions empiriques différentes, de conditions naturelles, de rapports raciaux, d’influences historiques extérieures, etc., peut présenter des variations et des nuances infinies que seule une analyse de ces conditions empiriques pourra élucider  3 », mais vouloir directement étudier des nuances avant même d’avoir réussi à savoir à quel phénomène central elles se rattachent, c’est prendre le risque de se perdre dans les détails, de ne plus distinguer les éléments principaux des éléments secondaires et de voir disparaître toute structuration de l’objet. Alors que les lois des premier et deuxième types sont très générales et ne sont pas propres à une société ou à un moment de l’histoire donnés, les lois du troisième type sont spécifiques à un type de société et à un mode de production déterminés et n’ont rien d’universel. Le fait que Marx ait utilisé les deux types de raisonnements montre bien la double nécessité de saisir des lois historiques, c’est-à-dire spécifiques et historiquement circonscrites à un type de société, et des lois générales qui concernent toute société humaine donnée. Le second type de loi paraît le plus impensable pour des sciences sociales attachées à l’étude des variations et des différences culturelles-historiques, mais nous verrons que non seulement elles peuvent être formulées avec profit, mais que, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, elles n’entrent pas en contradiction avec le caractère historique des sociétés humaines.

Guillaume De Greef En 1893, deux ans avant la publication des Règles de la méthode socio­logique par Durkheim, un sociologue belge, Guillaume De Greef (1842‑1924), fait paraître un ouvrage intitulé Les Lois sociologiques. Il a conscience que si personne ne met en doute l’existence de lois dans la plupart des sciences, ce « déterminisme  4 » est assez largement rejeté dès lors qu’il est question de société. Distinguant les « sciences concrètes » des « sciences abstraites », il dit que la sociologie, en tant qu’elle a pour objet la « recherche des lois des civilisations particulières », est une « science concrète » ; et que « lorsqu’elle 1.  Ibid. : XI. 2.  Lettre à Kugelmann du 28  décembre 1862, in Marx & Engels 1964  : 130. Dans la dernière partie de sa vie, Marx fera de très nombreuses lectures ethnologiques et historiques et soutiendra « qu’un mode de production ne peut qu’exister au milieu d’un ensemble de formations sociales dont les caractéristiques ne sont pas simplement déterminées par celui-ci. Au contraire, elles forment les “circonstances”, le “milieu historique” […] de ce mode de production qui spécifient localement son articulation concrète » (Lindner 2019 : 15). Les lois du mode de production capitaliste ne s’observent jamais à l’état pur, mais s’incarnent dans des circonstances historiques qui les mêlent à de nombreux autres éléments issus de logiques hétérogènes. 3.  Parain 1986 [1974] : 63. 4.  De Greef 1893 : 94.

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s’élève jusqu’à l’étude des lois qui règlent les rapports sociaux dans toute société quelconque, indépendamment du moment et de l’espace historiques, elle est une science abstraite »  1. Dans tous les cas, concrète ou abstraite, De Greef ne pense la sociologie que comme une science nomologique, avec des lois simplement plus ou moins générales (propres à une société et à un temps donnés, ou embrassant l’ensemble des sociétés). Aujourd’hui, on ajouterait à cela la différence entre la sociographie, qui consiste en l’étude empirique d’une réalité sociale particulière, et la sociologie (essentiellement « concrète » pour rependre la terminologie de l’auteur). De même, en sociologie, si nous étudions la structure et l’évolution d’une société déterminée, la Belgique, par exemple, les généralisations que nous parviendrons à dégager de nos observations relatives à ce pays nous fourniront des lois non pas abstraites mais concrètes, en ce sens qu’elles impliqueront les caractères originaux qui font de la Belgique une société en partie différente des autres sociétés ; ces lois seront spécialement particulières à notre pays, puisque, dans l’étude des phénomènes sociaux dont nous les aurons tirées, il aura été tenu compte des conditions sociales particulières qui sans doute ne se rencontrent pas également partout ailleurs ; la sociologie abstraite, elle, néglige ces conditions particulières  2.

L’exemple qu’il prend d’une sociologie de la Belgique permet de souli‑ gner un point crucial. Plus la sociologie est concrète, mieux elle répond à des interrogations politiques immédiates  : elle dit à l’État, à un ministère, à une institution, à un groupe, à une entreprise, ce qu’ils veulent savoir pour mener à bien leur activité. Mais la science est autre chose qu’une expertise, qu’une connaissance pratique. Produire des lois générales permet‑ tant la connaissance fondamentale des sociétés humaines ne correspond à aucune demande politique (au sens large) immédiate, même si cela répond à des interrogations assez universelles mais très diffuses sur l’humanité, son mode d’existence et son évolution. Cela suppose donc de rompre avec les demandes sociales et de produire un corps de savoirs à première vue inutiles pour l’action politique immédiate. Un deuxième point souligné par De Greef est le fait que « l’observation et la généralisation des faits concrets ont […] partout et dans tous les temps, précédé la constatation des phénomènes et des apports abstraits  3 », et que, comme Durkheim le soutenait, il n’y a de connaissance du général qui ne passe par l’étude du particulier. Non seulement la science concrète précède la science abstraite, mais elle en est la condition de possibilité, puisque c’est seulement après tout ce travail d’enquêtes empiriques, de comparaison et de 1.  Ibid. : 3. 2.  Ibid. : 41‑42. 3.  Ibid. : 42.

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décantation théorique progressive que l’on peut espérer atteindre le général. La possibilité de formuler des lois dépend de l’« accumulation énorme de faits particuliers, c’est-à-dire d’observations particulières » réalisées par de nombreuses générations de chercheurs. C’est en tirant profit de « ces trésors accumulés, transmis et accrus d’âge en âge » que la sociologie peut procéder à un « travail de comparaison »  1 et faire apparaître ressemblances et différences. Mais, à la différence d’autres auteurs qui s’en tiennent à une réflexion épistémologique, De Greef avance des propositions plus empiriquement fondées. Tout d’abord, dans une veine marxiste, il avance que « les phéno‑ mènes économiques sont les plus généraux et les plus simples de la vie collective » car la « nutrition » et tout ce qu’elle implique (circulation, consommation et production des biens alimentaires), « est la condition sine qua non de toute existence sociale ; elle en est la fonction la plus universelle, la plus constante » : « Supprimez la vie économique des sociétés, tout s’écroule : vie affective ou familiale, vie artistique, vie intellectuelle, vie morale, le droit même n’a plus de raison d’être et la direction politique collective devient sans force et sans objet  2. » Puis, comme Durkheim qui suivra sur ce point Spencer et sa loi du passage de l’homogène vers l’hétérogène, il exprime le fait que l’ensemble des sociétés, passées comme présentes, ne sont que des « variétés d’un type primitif homogène ». Pour lui, « l’unité des conditions les plus générales de notre milieu physique et de notre structure biologique explique notre unité collective  3 ». Cette réflexion, qui paraît extra-sociologique, repose néanmoins sur le constat anthropologique et préhistorique de ressemblances entre les différentes sociétés dites « primitives » ou « premières » (mais qui n’ont rien de « simple », comme le croyaient les auteurs de la fin du xixe siècle), et qui représentent le genre de sociétés dans lesquelles l’humanité a vécu pendant plusieurs centaines de milliers d’années avant de commencer à s’étendre démographiquement et à se différencier socialement. De ce constat de ressem‑ blances malgré les différences (qu’il ne nie pas), l’auteur tire la conclusion que « des lois générales, des rapports nécessaires, régissent les phénomènes sociaux au même titre que tous les phénomènes naturels » et que, dans la société comme ailleurs, « aucun phénomène n’apparaît au hasard », ce que nous appelons de ce nom n’étant que la « mesure de notre ignorance »  4.

Gabriel Tarde Gabriel Tarde (1843‑1904) va formuler clairement le problème de la difficile mise au jour des lois à propos d’un monde social humain qui peine 1.  Ibid. : 2.  Ibid. : 3.  Ibid. : 4.  Ibid. :

77. 81. 94. 94.

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à s’objectiver. Mais les solutions qu’il apporte relèvent souvent davantage de la dissertation générale et abstraite, qui ne prend quasiment jamais appui sur les nombreux travaux théorico-empiriques existants. Fait exception toutefois le cas des lois de l’imitation. Dans un passage, qui semble directement inspiré du « talus enchevêtré » de L’Origine des espèces, Tarde dit bien que le fouillis de l’histoire humaine semble dissuader toute perspective nomologique : À parcourir le musée de l’histoire, la succession de ses tableaux bariolés et bizarres, à voyager à travers les peuples, tous divers et changeants, la première impression de l’observateur superficiel est que les phénomènes de la vie sociale échappent à toute formule générale, à toute loi scientifique, et que la prétention de fonder une sociologie est une chimère. Mais les premiers pâtres qui ont considéré le ciel étoilé, les premiers agriculteurs qui ont essayé de deviner les secrets de la vie des plantes, ont dû être impressionnés de la même manière par l’étincelant désordre du firmament, par la multiformité de ses météores, par l’exubérante diversité des formes végétales ou animales, et l’idée d’expliquer le ciel et la forêt par un petit nombre de notions logiquement enchaînées sous le nom d’astronomie et de biologie, cette idée, si elle avait pu leur luire, eût été à leurs yeux le comble de l’extravagance. Il n’y a pas moins de complication, en effet, d’irrégu‑ larité réelle et de caprice apparent dans le monde des météores ou dans l’intérieur d’une forêt vierge que dans le fouillis de l’histoire humaine  1.

La physique et la biologie ne sont parvenues à surmonter le problème de la complexité, de la variation permanente, de l’apparent chaos ou désordre, qu’en observant « quelques similitudes au milieu de ces différences, quelques répétitions parmi ces variations »  : « Les retours périodiques des mêmes états du ciel, des mêmes saisons, le cours régulièrement répété des âges, jeunesse, maturité, vieillesse, dans les êtres vivants, et les traits communs aux individus d’une même espèce  2. » Sans récurrences, sans répétitions, nous dirions aujourd’hui sans régularités, pas de science. Tarde cite le travail des linguistes, des mythologues ou des économistes, qui ont tous mis en évidence des récurrences et des concomitances dans leur domaine. Lui-même met en avant les « lois de l’imitation  3 » qui sous-tendent toutes nos actions car l’espèce humaine est une espèce culturelle qui apprend l’essentiel de ce qu’elle sait par un processus de socialisation permanent. Et, dans ce processus, l’imitation consciente (volontaire, quand on cherche à copier un modèle) ou inconsciente (involontaire, par simple imprégnation) est évidemment centrale. L’imitation commence entre l’enfant, qui « naît à 1.  Tarde 1898 : 7‑8. 2.  Ibid. : 8. 3.  Il y a consacré un livre entier huit ans auparavant : Les Lois de l’imitation (Tarde 1890).

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la vie sociale » et l’« adulte, déjà socialisé depuis longtemps » qui lui sert de « modèle individuel »  1 : Avant de parler, de penser, d’agir comme on parle, comme on pense, comme on agit dans notre monde, nous avons commencé par parler, penser, agir, comme il ou elle parle, pense, agit. Et ce il ou cette elle, c’est tel ou tel de nos familiers. Au fond de on, en cherchant bien, nous ne trouverons jamais qu’un certain nombre de ils et de elles qui se sont brouillés et confondus en se multipliant  2.

Mais, bien au-delà de ces primes imitations avec les parents ou les frères et sœurs, l’imitation se poursuit dans tous les domaines de la vie sociale, et tout au long de l’existence : Ce qu’on ne saurait me contester, c’est qu’en disant, en faisant, en pensant n’importe quoi, une fois engagés dans la vie sociale, nous imitons autrui à chaque instant, à moins que nous n’innovions, ce qui est rare ; encore est-il facile de montrer que nos innovations sont en majeure partie des combinaisons d’exemples antérieurs, et qu’elles restent étrangères à la vie sociale tant qu’elles ne sont pas imitées. Vous ne dites pas un mot qui ne soit pas la reproduction inconsciente maintenant, mais d’abord consciente et voulue, d’articulations verbales remontant au plus haut passé, avec un accent propre à votre entourage ; vous n’accomplissez pas un rite de votre religion, signe de croix, baisement d’icône, prière, qui ne reproduise des gestes et des formules traditionnels, c’est-à-dire formés par l’imitation des ancêtres ; vous n’exécutez pas un commandement militaire ou civil quelconque, vous ne faites pas un acte quelconque de votre métier qui ne vous ait été enseigné et que vous n’ayez copié sur un modèle vivant ; vous ne donnez pas un coup de pinceau, si vous êtes peintre, vous n’écrivez pas un vers, si vous êtes poète, qui ne soit conforme aux habitudes ou à la prosodie de votre école, et votre originalité même est faite de banalités accumulées et aspire à devenir banale à son tour  3.

Toutefois, ces « lois de l’imitation », en même temps qu’elles témoignent d’un effort de formulation de lois, et donc d’une vraie ambition scienti‑ fique, vont contribuer à nier le rôle des convergences culturelles, dont on verra qu’il est central dans la perspective d’une science sociale nomologique. L’historien Paul Lacombe témoigne de ce fait en disant que les historiens hésitent souvent, dans leurs interprétations des « similitudes de conduite », entre ceux qui mettent l’accent sur la « similitude spontanée » (convergence) et ceux qui les expliquent par la « similitude voulue » : 1.  Tarde 1898 : 39. 2.  Ibid. : 39‑40. 3.  Ibid. : 36‑37.

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Je n’en puis donner de plus forte preuve que le désaccord qui existe à cet égard entre M. Spencer et M. Tarde. Ce dernier, dans son ouvrage, excellent d’ailleurs, sur l’imitation et son rôle, attribue à l’imitation toutes les similitudes qu’il rencontre entre les divers peuples ; il méconnaît complètement la similitude spontanée. M.  Spencer, au contraire, fait à celle-ci la part la plus large  1.

Émile Durkheim À la suite de Herbert Spencer qui énonçait la loi selon laquelle le mouve‑ ment des sociétés les faisait passer de l’homogénéité à l’hétérogénéité, loi qui était, selon lui, vraie aussi pour la physique et la biologie  2, Émile Durkheim (1858‑1917) formula aussi une loi quasi spencérienne d’évolution des sociétés vers toujours plus de différenciation en rapport avec la croissance progressive de la population, l’augmentation de sa densité sur un territoire donné, l’inten‑ sification corrélative de la compétition et la spécialisation comme solution pour diminuer cette pression compétitive, débouchant sur une division du travail accrue  3. Cette loi n’a, à ma connaissance, pas trouvé meilleure formu‑ lation depuis, et nous verrons par la suite qu’elle est, explicitement ou impli‑ citement, à la base des raisonnements de nombreuses recherches portant sur la division du travail. La thèse de Durkheim sur la division du travail n’était d’ailleurs pas sans rapport avec la théorie darwinienne de l’évolution. En formulant l’hypothèse que plus le nombre d’individus se consacrant à une activité augmente, plus l’activité se différencie afin de permettre à chacun de ne pas entrer en concur‑ rence avec un trop grand nombre d’autres individus, et de ne pas occuper au fond la même niche professionnelle, Durkheim retrouvait un type de raisonnement assez proche de celui mis en œuvre par le père de la biologie évolutive qu’il cite explicitement. Mais Durkheim va surtout chercher la bonne voie à emprunter pour fonder une sociologie générale en tant que science sociale. L’ampleur et la profondeur de sa réflexion, jusque dans les impasses ou les tentatives inabouties, font de son œuvre une pièce unique et majeure dans l’histoire des sciences sociales. Classiquement, d’un point de vue scientifique, Durkheim se pose la question de la réduction ou de la mise en ordre d’une multitude de faits sociaux pour faire la science de ces faits, et pas seulement une description ou une narration. Au cours de sa réflexion, il se confronte aux historiens de son temps qui, loin de toute considération scientifique, se satisfont très bien de l’étude des « événements historiques », sans chercher à dégager des éléments récurrents (« fonctions sociales permanentes », « institutions », « manières de 1.  Lacombe 1894 : 238‑239. 2.  Spencer 1903a [1878]. 3.  Durkheim 1991 [1893].

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penser ou d’agir fixées et organisées »), et encore moins des lois générales  1. Il s’agit donc de « prouver que les sociétés sont soumises à des lois comme toute chose  2 ». Et Durkheim est bien convaincu que la sociologie se consti‑ tuera, à la suite de la physique et de la chimie, puis de la biologie et de la psychologie, en découvrant les lois propres à son niveau (social) de réalité : […] le sentiment qu’il y a des lois est le facteur déterminant de la pensée scientifique. Or, on sait avec quelle lenteur la notion de loi naturelle s’est constituée et s’est progressivement étendue aux différentes sphères de la nature. Il fut un temps, qui n’est pas très éloigné, où elle était encore inconsistante et confuse, même en ce qui concerne le règne minéral. Elle ne s’est introduite que récemment dans les spéculations relatives à la vie ; elle n’est encore qu’imparfaitement acclimatée en psychologie. On conçoit donc qu’elle n’ait pu pénétrer qu’avec la plus grande peine dans le monde des faits sociaux ; et c’est ce qui fait que la sociologie ne pouvait apparaître qu’à un moment tardif de l’évolution scientifique  3.

Dans son « cours de sciences sociales » de 1888, Émile Durkheim défend avec vigueur l’idée de loi, qui fait tant sourire aujourd’hui ceux qui ont abandonné toute perspective cumulative dans les sciences sociales : Il en est de même de la faune et de la flore au milieu desquelles l’homme évolue. Si différents donc qu’ils puissent être les uns des autres, les phénomènes produits par les actions et les réactions qui s’établissent entre des individus semblables placés dans des milieux analogues doivent nécessairement se ressembler par quelque endroit et se prêter à d’utiles comparaisons. Pour échapper à cette conséquence alléguera-t-on que la liberté humaine exclut toute idée de loi et rend impossible toute prévision scientifique ? L’objection, Messieurs, doit nous laisser indifférents et nous pouvons la négliger non par dédain mais par méthode. La question de savoir si l’homme est libre ou non a sans doute son intérêt, mais c’est en métaphysique qu’elle a sa place et les sciences positives peuvent et doivent s’en désintéresser. Il est des philosophes qui ont retrouvé dans les organismes et jusque dans les choses inanimées une sorte de libre arbitre et de contingence. Mais ni le physicien ni le biologiste n’ont pour cela changé leur méthode  : ils ont paisiblement continué leur chemin sans se préoccuper de ces subtiles discussions. De même la psychologie et la sociologie n’ont pas à attendre pour se constituer que cette question du libre arbitre de l’homme, pendante depuis des siècles, ait enfin reçu 1.  Souvent vilipendé, mais très rarement lu, Herbert Spencer tient à peu de choses près les mêmes propos que Durkheim à propos de l’histoire dans Introduction à la science sociale (Spencer 1903b [1884]). 2.  Durkheim, 1970 : 82. 3.  Ibid. : 113.

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une solution qui d’ailleurs, tout le monde le reconnaît, ne semble guère prochaine. La métaphysique et la science ont toutes deux intérêt à rester indépendantes l’une de l’autre. Nous pouvons donc conclure en disant : il faut choisir entre ces deux termes, ou reconnaître que les phénomènes sociaux sont accessibles à l’investigation scientifique ou bien admettre sans raison et contrairement à toutes les inductions de la science qu’il y a deux mondes dans le monde : l’un où règne la loi de causalité, l’autre où règnent l’arbitraire et la contingence  1.

Dans un débat de 1908 autour de l’explication en sociologie et en histoire, il dit ironiquement « admirer les historiens qui peuvent vivre à l’aise dans cette poussière d’événements désordonnés » et souligne que dès lors que l’on procède à des comparaisons « au lieu d’être débordé par l’extrême diversité des faits donnés, on est bientôt frappé du nombre très restreint de types, de l’espèce de pauvreté qui se manifeste, quand on étudie une même fonction chez différents peuples ou à diverses époques »  2. Prenant l’exemple de la famille, il dit avoir « constaté, à travers les temps, un nombre très minime de types vraiment distincts  3 » et que le fait que l’on puisse « coordonner et ramener à quelques grandes formes très simples les institutions familiales d’un grand nombre de peuples » est le signe qu’une « véritable science historique » est possible. Son échange avec l’historien Charles Seignobos est un modèle du genre, qui pourrait aujourd’hui encore résumer bien des oppositions entre histo‑ riens et sociologues, mais aussi entre ethnologues et sociologues, voire entre socio­logues eux-mêmes. Seignobos dit que Durkheim et lui ne parlent pas des mêmes faits, et que ce qui l’intéresse au premier chef, ce sont les « événe‑ ments », c’est-à-dire « des faits historiques qui ne se sont produits qu’une fois  4 ». À cela Durkheim objecte scientifiquement : « Mais que dirait-on d’un biologiste qui ne considérerait sa science que comme un récit des événe‑ ments du corps humain, sans étudier les fonctions de cet organisme ? Et vous-même, d’ailleurs, avez parlé des religions, des coutumes, des institu‑ tions  5. » L’argument est imparable. Des événements peuvent, bien entendu, être étudiés, dans la mesure où ils donnent accès à la vie des groupes et des institutions, mais les collecter et se satisfaire de les avoir décrits et racontés, ne suffit pas à faire de la science. Et chercher à comprendre les changements historiques sans étudier les structures permanentes sur la base desquelles les événements historiques prennent sens est, dans tous les cas, voué à l’échec. 1.  Ibid. : 83. 2.  Durkheim 1975a : 212. 3.  Les travaux anthropologiques ultérieurs sur les systèmes de parenté confirmeront très largement ce constat. 4.  Durkheim 1975a : 201. 5.  Ibid.

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Durkheim va évoquer trois grands types de sociologie générale : 1) celle qui consiste à chercher la généralité dans le système social global  1, c’est-à-dire dans le tout qui intègre ou articule les différentes dimensions du social étudiées à son époque de manière fragmentée par des spécialistes différents (sciences du droit, de la religion, des mœurs, de la population, de l’économie, etc.). Ainsi définie, la sociologie générale est conçue comme une « science synthétique qui s’efforce de rassembler les conclusions générales qui se dégagent de toutes ces sciences particulières  2 » ; 2) celle dont la généralité, qualifiée d’« hasardeuse » par Durkheim, est le produit d’une « spéculation » rarement articulée aux études des « sciences spéciales », chez des auteurs comme Comte, Spencer ou Simmel, qui « revêt nécessairement un caractère plus philosophique que scientifique et ne peut consister qu’en des vues générales et très synthétiques sur l’évolution sociale dans l’abstrait  3 ». Durkheim a néanmoins entrevu la possibilité, et même la nécessité, de « découvrir des rapports généraux, des lois vérifiables dans des sociétés différentes  4 », mais en s’appuyant sur une série de travaux empirique‑ ment informés. C’est là « une sociologie générale qui a pour objet d’étudier les propriétés générales de la vie sociale  5 » ; 3) celle, enfin, dont la généralité repose sur la recherche du fait social élémentaire, où se manifesterait l’influence mutuelle des divers ordres de relations sociales. Durkheim croit trouver cette caractéristique dans le fait religieux  6, dont il étudiera les « formes élémentaires » dans un livre resté célèbre. Durkheim va souvent défendre le rôle de la sociologie comme science qui chapeaute et articule les résultats des différentes sciences spéciales (première position), mais prendre assez nettement ses distances à l’égard de la seconde position, du fait de son caractère trop spéculatif, ou philosophique. Il écrit ainsi : On est parti de cette idée que le seul moyen d’exprimer l’unité fonda‑ mentale des faits sociaux était d’établir les lois les plus générales auxquelles ils sont soumis. Entendue ainsi, la sociologie est devenue une science de principes et de hautes abstractions. Or, pour parvenir à ces vastes généralités, il n’est ni nécessaire ni bon, semble-t-il, de considérer de trop près les détails des faits. Pour mieux observer ce qui s’y trouve de plus marquant, un certain éloignement n’est-il pas nécessaire ? On a donc cru qu’il suffisait de se limiter à une connaissance sommaire, indirecte, 1.  Massimo Borlandi rappelle que la conception de la sociologie générale comme philosophie sociale ou « étude de la société dans sa globalité » a été, avant Durkheim, défendue par John Stuart Mill dans son System of Logic et reprise par d’autres auteurs, dont René Worms. Cf. Borlandi 1998. 2.  Durkheim 1970 : 152. 3.  Durkheim 1998 [1899] : 67. 4.  Durkheim 1970 : 156. 5.  Ibid. : 214. 6.  Qu’il aurait fallu qualifier plus prudemment de « magico-religieux » ou de « mythico-religieux », selon les contextes.

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superficielle des sciences spéciales et de se contenter, en grande partie, de notions vulgaires, d’usage quotidien, et surtout de les combiner mentale‑ ment par des procédés purement idéologiques, d’une façon qui semblât dialectiquement satisfaisante. Ces concepts de famille, de religion, de morale, de droit, d’État, de phénomènes économiques, etc., qui reviennent sans cesse dans ces systèmes, y sont employés dans le sens vague, ambigu et trop restreint qu’ils ont dans les conversations usuelles ; on les prend tout faits sans les élaborer méthodiquement, et le seul but qu’on poursuit est de les manier plus ou moins habilement. De telles constructions ne peuvent être que subjectives, que des œuvres d’art sans valeur scientifique  1.

Parce que Durkheim a en tête l’objectif de mettre en évidence l’unité d’un tout social, il croit pouvoir fonder la sociologie générale sur la recherche d’une « souche » commune ou d’un « fait élémentaire, dont tous les phénomènes sociaux sont dérivés » (troisième position)  2. Ce que recherche Durkheim c’est un fait élémentaire, mais complexe car peu différencié, et qui, en se différenciant, donne naissance à l’ensemble des développements de la vie sociale que nous connaissons (économiques, politiques, juridiques, moraux, religieux, esthétiques, scientifiques,  etc.), à partir de notre propre situation dans l’histoire, dans leur état séparé : Il doit s’agir d’un fait complexe, mais d’une complexité confuse, riche de germes, de potentialités cachées, de propriétés entremêlées, imbriquées les unes dans les autres, et que le développement historique a précisément pour tâche de séparer, de dissocier et de combiner de différentes façons : Rechercher quel peut être ce fait élémentaire, montrer de quels processus de composition les principales catégories de faits sociaux en sont dérivées, tel est, nous semble-t-il, l’objet de la sociologie générale. Un tel problème est précis, défini, il peut être abordé par les voies ordinaires de la méthode scienti‑ fique ; il peut donc servir d’objet à une science spéciale et pas seulement de tremplin à de vagues spéculations métaphysiques  3.

Or la souche commune, ou le fait élémentaire à partir duquel toutes les fonctions sociales lui semblent dériver, est le fait religieux  4 : En effet, de plus en plus, les travaux des historiens et des sociologues ont tendance à se rencontrer sur ce point  : les principales manifesta‑ 1.  Durkheim 1998 [1899] : 69‑70. 2.  Ibid. : 71. 3.  Ibid. : 72. 4.  Durkheim imaginait même pouvoir « trouver le rite élémentaire, la croyance élémentaire ou, plus vraisemblablement, l’état où se mêlèrent, un temps, rite et croyance, qui a ainsi servi de base à toute la vie sociale » (ibid.  : 75). Il est difficile de le suivre dans cette direction, qui ressemble à la quête du graal, ou plutôt à la recherche de la clé unique capable d’ouvrir toutes les serrures des coffres enfermant les secrets de l’humanité.

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tions sociales ont commencé par être de nature religieuse. La science et la philosophie d’un côté, la poésie et la littérature de l’autre sont sorties des mythes et des cosmogonies religieuses. Les beaux-arts ont commencé par être de simples accessoires du culte ; les danses, les chants, la statuaire, l’ornementation ont eu une valeur liturgique bien avant d’avoir une valeur esthétique indépendante. Les règles du droit, les maximes de la morale sont restées pendant des siècles indistinctes du rite (ce qui a fait croire à tort que les peuples inférieurs n’avaient pas de morale) et sont encore imprégnées de religiosité. Les préceptes de l’hygiène, les prescriptions de la médecine sont nés des pratiques de la magie. La vie économique elle-même n’échappe pas à cette loi ; comme elle a eu primitivement pour objet ou le sol ou les animaux qui vivent sur le sol et comme toute la vie de la nature était essentiel‑ lement sacrée, les activités industrielles des peuples pêcheurs, chasseurs, pasteurs, a­ griculteurs avaient nécessairement quelque chose de religieux. Elles étaient en ce sens autant de profanations que personne n’osait accomplir, sinon en suivant les formes religieuses. Tout autorise donc à supposer que c’est dans les phénomènes religieux que se trouve la souche commune de tous les autres  1.

Nous verrons, en avançant dans la réflexion, qu’en parlant de fait élémen‑ taire complexe, Durkheim mettait le doigt sur un problème majeur qui concerne ce que j’appellerai les lignes de force caractéristiques des sociétés humaines depuis le début de l’humanité. Il a cru trouver dans le religieux le fait contenant en germe toutes les grandes fonctions sociales, mais aurait pu en dire autant du « politique » ou de l’« économique », du « moral » ou du « juridique », de l’« esthétique » ou du « scientifique », puisque toutes ces dimensions étaient à l’origine mêlées avant de se séparer en branches distinctes. C’est en combinant les trois définitions de la sociologie générale explo‑ rées par Durkheim, plus ou moins modifiées (articulation des différentes dimensions de la vie sociale ; recherche de lois générales de fonctionne‑ ment des sociétés, en s’appuyant sur des faits plutôt qu’en spéculant dans le vide ; et recherche des différents faits sociaux élémentaires caractéris‑ tiques de la socialité humaine plutôt qu’un seul grand fait central d’où tout dériverait), qu’il est possible d’avancer vers la construction d’une théorie-cadre.

Gaston Richard Dans La Sociologie générale et les lois sociologiques publié en 1912  2, le sociologue Gaston Richard (1860‑1945) rappelle les résistances successives, 1.  Ibid. : 74. 2.  Richard 1912.

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dans l’histoire des connaissances, vis-à-vis des déterminismes et des lois. Le  domaine des faits sociaux ne fait donc pas exception à la règle, et l’on saisit à travers les mots de Richard que la tendance générale a toujours été d’admettre les déterminismes lorsqu’ils sont éloignés de nous, et de les rejeter quand ils s’approchent un peu trop près ou qu’ils nous touchent directement. Du coup, la psychologie et la sociologie étant les sciences qui attaquent le dernier bastion associé au libre arbitre, au hasard ou à la liberté, elles ne peuvent que susciter les plus grandes résistances : Aux yeux d’Aristote, le Ciel est le domaine de la Nécessité, la Nature, le monde sublunaire, le domaine de l’Accident ; en d’autres termes, il y a des lois astronomiques mais pas de lois physiques. Aujourd’hui nous admettons que l’astronomie est une branche de la physique et qu’elle se rattache à la théorie de la pesanteur. Au début du xixe siècle, on professe encore que les phénomènes physico-chimiques de la matière vivante ont des lois mais que les opérations du principe vital sont entièrement indéterminées. Aujourd’hui nous reconnaissons des lois physiologiques et morpho­logiques. La question des lois de l’histoire n’est-elle pas comparable aux deux précédentes  1 ?

Richard défend fermement l’idée qu’il existe des « lois sociologiques irréductibles aux lois naturelles  2 » et qu’on ne peut se contenter de les faire apparaître à l’aide des « sciences sociales distinctes » s’occupant diversement d’industrie, de commerce, de morale, de politique, de droit, de religion, d’art,  etc. En travaillant à mettre au jour des « classes de lois propres » à chacun de ces domaines de pratiques, les chercheurs en oublient l’étude des « lois communes aux diverses classes de faits sociaux » et excluent toute « sociologie générale ». La « corrélation des phénomènes sociaux » ou la « causalité réciproque »  3 font que les différents ordres de faits sociaux ne vivent pas leur vie séparément mais s’interpénètrent. C’est ce qu’avait bien compris un auteur comme Marx en établissant des liens systématiques entre l’économie, d’une part, et le droit, la politique, la religion, etc., d’autre part. Sa « théorie du déterminisme économique présente ainsi toutes les conditions requises d’une sociologie générale  4 ». 1.  Ibid. : 202. Il est logique qu’une science comme l’éthologie, dont l’étude porte principalement sur le comportement des animaux non humains, se soit développée à partir des années  1940 plus sereinement et plus rapidement que la sociologie, alors même qu’elle est une science encore plus jeune qu’elle. Personne ne se sent blessé à l’idée que les animaux non humains puissent être soumis à des déterminismes, mais dès lors qu’il est question d’humanité les résistances se font puissantes. Les sciences sociales touchent potentiellement (en réalité nombre d’entre elles cèdent devant les pressions antidéterministes) un point névralgique pour la mythologie du libre arbitre. Leur plus faible degré de scientificité tient essentiellement à de telles résistances. 2.  Ibid. : 6. 3.  Ibid. : 70‑71. 4.  Ibid. : 97.

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Richard a toutefois l’avantage de celui qui dispose d’un peu de recul par rapport à l’œuvre des grands noms des sciences sociales et trouve pour cette raison normal le fait que beaucoup de chercheurs de son temps « n’aspirent à autre chose qu’à un perfectionnement lent et graduel de la sociologie descriptive » dans la mesure où « ils se souviennent des échecs qu’ont éprouvés les systèmes prématurés de sociologie générale » (il mentionne notamment Comte, Spencer, Marx et Tarde, « pour ne parler que des morts »). Critique à l’égard de ses prédécesseurs, il pointe les « inexactitudes » historiques ou les « connaissances ethnographiques hâtives »  1 sur lesquelles ils se sont appuyés pour formuler leurs lois. Malgré les échecs, Richard soutient que « la sociologie générale doit être considérée comme une tentative légitime, si laborieuse que soit la recherche des lois sociologiques et si lents les progrès à en attendre  2 ». Il s’oppose ainsi explicitement à Durkheim (et Paul Fauconnet) qui a, comme nous l’avons vu, délaissé cette voie d’élaboration d’une sociologie générale par la recherche de lois générales en considérant – à juste titre, étant donné les urgences de la discipline, et notamment la nécessité de rompre avec ses racines philoso‑ phiques  – qu’elle ouvrait la porte à une sociologie éloignée du réel et plus proche d’une « philosophie formelle et vague  3 ». Positionnant, comme d’autres avant lui, la sociologie par rapport à l’his‑ toire, Richard note la différence d’attitude des deux disciplines à l’égard de la généralisation  : « Les historiens se défient des synthèses. Ils n’attendent la certitude que de travaux dont l’objet est limité et on les voit toujours portés à suspecter les généralisations des sociologues  4. » L’histoire s’attache au « fait accidentel », à l’« événement particulier, même s’il ne peut rentrer dans aucune série, s’il échappe à toute corrélation, à toute loi  5 ». Mais si rien ne se répète jamais historiquement, si chaque événement est différent du précédent et de celui qui le suit, alors « il n’y a pas de science  6 ». Richard explique cependant que « la répétition et la variation ne s’excluent aucune‑ ment  7 » et que la répétition relative des phénomènes est ce qui rend possible la science des sociétés, tandis que la variation permanente est ce qui en fait l’histoire. Lui-même cherche « une route mitoyenne à suivre entre un empirisme historique qui s’occupe tout au plus de la biographie des peuples et une sociologie aventureuse qui impose d’avance ses conclusions à l’histoire et torture les faits pour vérifier ses hypothèses  8 ». 1.  Ibid. : 2.  Ibid. : 3.  Ibid. : 4.  Ibid. : 5.  Ibid. : 6.  Ibid. : 7.  Ibid. : 8.  Ibid. :

9. 13. 45. 193. 199. 212‑213. 215. 196.

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Les régularités mises au jour par les statistiques ou l’étude des processus historiques, sont pour lui la preuve qu’une science sociale est possible  1. Elles s’expliquent à la fois par la force des « habitudes sociales » que contractent les individus et par l’existence de lois qui gouvernent les sociétés  : « C’est pourquoi la vie sociale présente cette régularité constatée et exprimée par les moyennes des statisticiens, régularité qui ne serait pas possible s’il n’y avait pas de véritables lois sociologiques et si elles ne combinaient pas leur influence déterminante avec celle de l’automatisme humain  2. » Il précise, par ailleurs, la nature de ces lois qui ne sont que « tendancielles » : Par loi tendancielle nous entendons : 1) une loi contingente que l’on ne peut déduire logiquement d’aucun principe a priori et que l’expérience seule établit ; 2) une loi approchée dont la formule n’épuise ni toute la possibilité ni surtout la complexité des faits ; 3) enfin une loi dont les effets présentent les intensités les plus variables. Là est le caractère qui distingue le mieux les lois sociales des lois physiques. D’ailleurs les sciences de la nature, elles aussi, se contentent bien souvent de lois de ce genre, tout empiriques et approchées  3.

Richard semble prendre position contre la voie empruntée par Durkheim pour fonder sa sociologie générale, à savoir l’étude des formes élémentaires de la vie sociale. C’est ici que réside, à mon sens, l’erreur la plus grande de Richard. Ce n’est pas, dit-il en substance, en comprenant les « Sociétés simples » qu’on peut mieux comprendre nos « Sociétés complexes ». Ce serait confondre sociologie et ethnographie ou préhistoire et passer à côté des « problèmes sociaux beaucoup plus importants que nous proposent l’histoire moderne et l’observation du temps présent  4 ». Gaston Richard formule dans son livre une grande loi, qui porte sur la « coopération humaine », et notamment sur le « commerce économique et intellectuel des individus ». La loi énoncée est la suivante  : « L’expérience historique atteste que le commerce des hommes obéit à une loi d’extension et d’accélération  5. » Cette loi, dont on verra qu’elle a été largement confirmée depuis la publication du livre de Richard par la démographie, la préhistoire et l’histoire accumulées, n’est pas sans lien avec la tendance à l’extension démographique des sociétés (des premières sociétés de chasseurs-cueilleurs qui ne comptent parfois pas plus d’une centaine d’individus à des sociétés qui sont composées de plus d’un milliard d’individus) et à l’accélération exponentielle 1.  Il suit ainsi les traces de Durkheim ou de François Simiand, qui conseillait de « suivre les abstractions heureuses, c’est-à-dire celles qui conduisent à établir, celles qui sont propres à mettre en évidence, des régularités et, s’il est possible, des lois » (Simiand 1960 [1903] : 91). 2.  Richard 1912 : 314. 3.  Ibid. : 358‑359. 4.  Ibid. : 361‑362. 5.  Ibid. : 228.

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des inventions ou des innovations techniques (durant les premiers temps de l’histoire humaine, durant lesquels les hommes vivaient en petits groupes, les changements technologiques étaient lents, et plus on avance, plus le nombre d’hommes en relation augmente, et plus ces changements s’accé‑ lèrent). L’attitude prudente de Richard consiste à dire qu’il faut « tirer de l’histoire une série homogène de faits » visant à prouver la pertinence de la loi : « Mais comme toute généralisation historique est exposée à rencontrer le scepticisme des historiens (surtout lorsque l’on tente de la transformer en loi), nous devons d’abord considérer la tendance du commerce des hommes à l’extension et à l’accélération comme hypothétique et réunir les preuves principales qui peuvent accepter l’hypothèse comme une vérité  1. » Richard apporte quelques grandes preuves de l’existence de cette loi socio‑ logique. Tout d’abord, l’auteur rappelle qu’au début de l’humanité il n’y avait que des tribus éparses. Les sociétés se sont constituées progressivement, de regroupements en regroupements, de familles en clans, de clans en tribus, de tribus en nations, de cités-États en États, etc. Richard situe le début de l’accélération à la fin du xve siècle, avec les « grandes découvertes maritimes » qui font que « toutes les parties de l’humanité ont été mises en rapport » et que « ces rapports ont été de plus en plus intenses, accélérés, normaux »  2. Il voit aussi un indicateur du même processus dans le passage de « cultes de familles » à des « cultes de clans », des « cultes locaux », et enfin des grandes religions monothéistes  3. Et, de même, il distingue une « loi empirique ou tendancielle » dans « la tendance à la substitution de l’État et des administrations publiques à l’administration de communautés plus simples et procédant plus directement des besoins matériels et moraux de la nature humaine »  4. La loi précédente n’est pas sans rapport avec une autre grande caracté‑ ristique de l’espèce humaine, à savoir (et je précise que je formule cela à l’aide d’un vocabulaire dont ne disposait pas lui-même Gaston Richard à son époque) la capacité de plus en plus grande à fabriquer des artefacts, c’est-à-dire à produire une culture matérielle de plus en plus massive, qui constitue de plus en plus l’environnement abiotique, ou la niche, de l’espèce humaine, changeant du même coup la nature des pressions sélectives qui s’exercent sur elle. La formulation de Gaston Richard est tout à fait parlante pour les paléoanthropologues d’aujourd’hui : Tandis que dans le monde animal, les organes se modifient pour que l’espèce, la race ou la variété s’adapte au milieu extérieur et aux conditions de la lutte, l’homme peut modifier son milieu sans subir une modification

1.  Ibid. : 2.  Ibid. : 3.  Ibid. : 4.  Ibid. :

228. 230. 229‑230. 245.

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organique, si ce n’est dans une mesure insignifiante. L’habitation humaine, le vêtement, l’arme et l’outil, voilà les moyens d’adaptation qui peu à peu ont transformé les rapports de l’activité humaine avec les lois biologiques ou anthropologiques. À elle seule, une étude archéologique des progrès de l’habitation humaine serait de la plus haute importance pour la sociologie. L’habitation en effet est un nouveau milieu où l’organisme et surtout l’appareil nerveux évoluent dans des conditions tout à fait différentes de celles de la nature. L’homme y contracte, non seulement des besoins matériels nouveaux, comme le besoin de vêtements plus chauds entraînant celui d’une moindre alimentation, mais encore des besoins sociaux, le besoin de sécurité, d’ordre, de culture esthétique. […] Les lois tendancielles de la Société ne peuvent se manifester sans affranchir partiellement notre espèce de la pression des lois de l’adaptation organique et de la sélection  1.

Gaston Richard précise toutefois que les lois sociales ne viennent pas annuler l’effet des lois de la nature, qui continuent à jouer leur jeu et à produire leurs effets, mais les dévient en évitant qu’elles ne viennent les frapper de plein fouet. La loi de la sélection naturelle fait que les différentes espèces paient le prix fort en voyant les moins adaptés à leur environnement disparaître prématurément (avant d’avoir le temps de se reproduire et de transmettre leurs caractéristiques génétiques à leurs descendants). Les lois sociales, elles, peuvent conduire à protéger la vie des moins adaptés, mais on sait depuis Richard qu’elles peuvent elles-mêmes conduire à des processus d’autodestruction encore bien plus massifs : C’est ainsi que les lois sociales finissent par dominer les lois organiques en les dépassant. Cette conclusion paraît paradoxale : l’activité collective et la coopération sociale suspendraient-elles donc les lois de la nature ? Nous protestons d’avance contre une telle interprétation. […] L’industrie humaine ne peut suspendre l’opération d’une seule loi de la nature : elle se borne à utiliser la connaissance que nous avons de ces lois. L’humanité n’a jamais pu modifier d’un iota le cours des phénomènes astronomiques, géologiques, météorologiques et vraisemblablement elle ne le pourra jamais. Mais nous pouvons faire décroître graduellement la pression de ces phénomènes sur nos organes et surtout sur les organes essentiels, le cerveau et les appareils sensoriels. Cela suffit pour que la Société puisse s’organiser avec une autonomie croissante, pour que, contrairement à l’assertion de Spinoza, l’homme social devienne un empire dans un empire et que la connaissance sociale soit autre chose que le prolongement de l’anthropologie et de la zoologie générale  2. 1.  Ibid. : 342. Souligné par moi. 2.  Ibid. : 343. Gaston Richard n’avait pas le recul et la connaissance qui sont les nôtres aujourd’hui et qui nous permettent de dire que si l’activité humaine ne peut suspendre les lois de la nature, les phénomènes naturels, et notamment les phénomènes météorologiques, peuvent être gravement affectés par celle-ci.

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Max Weber Si Max Weber est l’auteur le plus revendiqué par les tenants d’une sociologie non nomologique, du fait de la manière dont il définit le concept d’idéaltype, de son insistance sur le caractère historique des sciences de la société et de sa formule concernant l’éternelle jeunesse de ces sciences, celui-ci n’a cependant pas hésité à parler de la sociologie comme « science généralisante  1 », et des « lois de la sociologie compréhensive » comme des « propositions générales »  2. En cela, comme Durkheim ou Spencer, Weber oppose la sociologie à l’histoire « qui a pour objet l’analyse et l’imputation causale d’actes, de structures et de personnalités individuelles ». La sociologie s’occupe des « règles générales du devenir  3 » et Weber utilise, comme Marx, le terme de loi pour désigner des logiques propres à certains types de groupes ou de sociétés. Ainsi parle-t-il des « structures de l’activité communautaire » qui ont « leurs lois propres », et auxquelles est soumise l’économie : « D’ordinaire l’économie subit elle-même l’influence des lois structurelles propres de la communauté au sein de laquelle elle se développe  4. » Et même s’il ne l’a pas formulé de cette façon, on peut dire que Weber a tenté d’établir la loi qui relie ethos religieux et attitude de travail propre à un type d’économie (e.g ethos protestant et esprit du capitalisme).

Du côté de l’histoire On a vu que, dans leur conquête d’une science sociale accomplie, les sociologues ont beaucoup ferraillé avec les historiens, leur reprochant de ne pas chercher à produire des connaissances générales sur le monde social en restant trop attachés à l’événementiel, l’accidentel, au circonstanciel, au non répétable et, du même coup, à la description et à la narration de faits historiquement circonscrits et enfermés sur eux-mêmes. Mais les choses ne sont jamais aussi simples. Il a existé et existe toujours des historiens qui, se vivant eux-mêmes comme des sociologues des temps passés, ou stigmatisés comme tels par leurs « collègues », se sont efforcés de dégager des tendances ou même des lois. De Paul Lacombe à Paul Veyne (tout du moins, une version de celui-ci), en passant par Fustel de Coulanges (dont le travail a fait l’admiration de beaucoup de chercheurs en sciences sociales, du sociologue Émile Durkheim à l’anthropologue Alain Testart, en passant par l’anthropo‑ logue Alfred Reginald Radcliffe-Brown) ou Marc Bloch, quelques historiens, et non des moindres, se sont émancipés des normes de leur discipline pour se rapprocher des sociologues. 1.  Weber 1995 [1921], t. 1 : 49. 2.  Ibid. : 47. 3.  Ibid. : 48. 4.  Weber 1995 [1921], t. 2 : 54.

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Paul Lacombe et l’histoire-science L’historien français Paul Lacombe (1834‑1919) est associé à l’idée d’histoire-science, ce qui indique d’emblée le rapport peu évident entre la discipline historique et l’idée de science. Et l’on ne verra pas un hasard dans le fait que Lacombe écrive, dans la préface à son livre De l’histoire considérée comme science, qu’il aurait pu remplacer le mot « histoire » par celui de « sociologie »  1. Qui dit science dit généralisations (empiriquement fondées) et formulations de lois, et un historien visant le même genre d’objectif ne peut, dans un contexte disciplinaire qui associe l’histoire au non-reproductible, au non-répétable, que se voir comme une sorte de sociologue des sociétés passées. En cela, il est très proche d’un autre historien, Fustel de Coulanges, qui veut faire de l’histoire une science et qui identifie l’histoire à la sociologie : « L’Histoire est la science des sociétés humaines. Son objet est de savoir comment ces sociétés ont été constituées… On a inventé, depuis quelques années le mot sociologie. Le mot histoire avait le même sens… L’histoire est la science des faits sociaux, c’est-à-dire la sociologie même  2. » Un exemple livré dès la préface présente bien la thèse du livre. L’histoire, nous dit Lacombe, va s’intéresser par exemple au phénomène de la sorcellerie en France. Mais le sociologue (Lacombe l’appelle « sociologiste ») constate que « non seulement tous les peuples européens, mais cent autres peuples ont eu également des sorciers. La méthode comparative amène le socio‑ logiste à dire  : “Presque tous les peuples ont connu la sorcellerie”  3 ». Ce constat de « similitudes » relève de ce que les sciences physiques appellent des « généralisations empiriques » (ou des « lois empiriques »). Mais, si l’on rattache ce fait à des causes, alors on atteint une « vérité ». Malheureusement les ouvrages d’historiens sont remplis de faits et d’événements et comportent rarement des vérités scientifiques. « Lisez les historiens –  je dis ceux de l’histoire ordinaire, narrative  –, il semble qu’il n’y ait dans l’histoire que des événements ; lisez les sociologistes, il semble qu’il n’y ait que des institutions  4. » Si aucune comparaison n’est possible entre événements, en revanche les institutions rendent possible un travail comparatif, d’une société à l’autre. En utilisant une comparaison avec la physique, on dira que « savoir que tel corps, la flèche de la cathédrale de X, est tombé en écrasant plusieurs maisons, n’est pas de la science  5 », mais le récit d’un événement. Constater que les pommes, les feuilles, comme les flèches de cathédrale tombent, c’est faire une généralisation empirique (la chute des corps). Et rattacher tous ces 1.  Lacombe 1894 : VIII. 2.  Fustel de Coulanges 1889 : IV-V. 3.  Lacombe 1894 : IX. 4.  Ibid. : 9. 5.  Ibid. : 2.

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faits similaires à la même force, énoncée par la loi de la gravitation universelle, c’est produire une vérité scientifique : D’après cette brève explication, il est clair que quantité de choses qu’on nomme de l’histoire ne sont pas de la science. Ces guerres, ces alliances, ces révolutions, ces événements artistiques et littéraires, qui remplissent tant d’ouvrages historiques, sont évidemment comparables à la chute de flèche dont nous parlions tout à l’heure ; comme elle, ce sont des phénomènes singuliers, des accidents et ces accidents ont avec l’histoire scientifique, que nous cherchons, le même rapport qu’il y a entre une chute dramatique d’édifice et la théorie de la pesanteur  1.

Lacombe développe d’ailleurs la même idée que celle que nous avons déjà rencontrée chez le physicien Hans Christian Ørsted, à savoir que la « généralisation scientifique » est une manière d’« alléger l’esprit humain d’un fait qui devient écrasant  2 » car la masse de données historiques dont les chercheurs disposent est immense. Non pas qu’il faille délaisser les matériaux ou les données empiriques, mais il est utile, après les avoir étudiés de près, de condenser ou d’abstraire les éléments pertinents qu’on peut en tirer.

Passer très près des lois : Marc Bloch Pour résumer ce qui me semble devoir être retenu de l’œuvre de Marc Bloch par rapport au sujet qui me préoccupe, je pourrais dire que l’historien est passé souvent très près de problèmes de fond, mais qu’il a plus ou moins été conduit, par le milieu des historiens de son temps, à éviter de tirer toutes les conséquences de ses recherches. En effet, malgré le fait que Bloch fût sans doute le plus sociologue des historiens de la première moitié du xxe siècle  3, le plus convaincu que l’histoire doit être une science comme les autres, n’hési‑ tant pas à faire des comparaisons avec les sciences les plus établies telles que la physique, la biologie ou la chimie, pensant même qu’elle est en mesure de formuler des lois, et notamment des « lois de l’évolution  4 » et qu’il fallait pour cela œuvrer en direction d’une « “nomenclature” scientifique unifiée  5 » en prenant exemple sur la physique, il se fit régulièrement rattraper par le singulier ou le particulier, constitutif en grande partie du métier d’historien. Il continua à faire jouer le « ici, sous telle forme, à tel moment, etc. » contre le général ou l’invariant qui touche aux fondements des sociétés humaines, et ne se demandait pas pourquoi tel mécanisme ou tel phénomène peut se 1.  Ibid. : 3. 2.  Ibid. : XI. 3.  Il écrivait ainsi  : « Le sociologue, l’historien –  je suis de ceux qui, entre ces deux noms, ne voient nul abîme […] » (Bloch 1934 : 4). 4.  Bloch 1995 : 42. 5.  Schöttler 2011 : 21.

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retrouver, sous des formes certes différentes, dans les sociétés les plus diverses, et peut-être même dans toutes les sociétés humaines connues. Dans son célèbre livre sur les rois thaumaturges, alors même qu’il a mis le doigt sur un phénomène (ou un mécanisme) social très général de « magie sociale », à propos d’une société donnée, à une époque donnée, il se cabre – en historien, pourrait-on dire – devant la perspective d’une généralisation : Le problème qui s’impose maintenant à notre attention est double. Le miracle royal se présente avant tout comme l’expression d’une certaine conception du pouvoir politique suprême ; de ce point de vue, l’expliquer, ce sera le rattacher à l’ensemble d’idées et de croyances dont il fut une des manifestations les plus caractéristiques ; aussi bien faire rentrer un cas particulier dans un phénomène plus général, n’est-ce pas là le principe même de toute « explication » scientifique ? Mais ayant conduit notre recherche jusqu’à ce point, nous n’aurons pas encore achevé notre tâche ; à nous arrêter là, nous laisserions échapper précisément le particulier ; il restera à rendre compte des raisons pour lesquelles le rite guérisseur, issu d’un mouvement de pensées et de sentiments commun à toute une partie de l’Europe, vit le jour à tel moment et non à tel autre, en France comme en Angleterre, et non ailleurs. Somme toute, d’une part les causes profondes, de l’autre l’occasion, la chiquenaude qui appelle à l’être une institution dès longtemps en puissance dans les esprits  1.

Bloch sait parfaitement que le « toucher des écrouelles » s’inscrit dans une très longue histoire de magie sociale, ou de pouvoir symbolique, qui débute avec les sociétés les plus « primitives ». Il connaît les travaux des anthropo‑ logues sur les rites et croyances de ces sociétés, et notamment ceux de James Frazer dans Le Rameau d’Or ou Les Origines magiques de la royauté. Il écrit : « Qu’eût dit Louis  XIV », écrit M. Salomon Reinach, « si on lui avait prouvé qu’en touchant les écrouelles il prenait modèle sur un chef polyné‑ sien » (Cultes, mythes et religions, II, p.  21) ? Et déjà Montesquieu, sous le masque du Persan Usbeck, parlant du même prince : « Ce roi est un grand magicien ; il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets… Il va même jusqu’à leur faire croire qu’il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la force et la puissance qu’il a sur les esprits » (Lettres persanes, I, p.  24). Dans la pensée de Montesquieu, le mot de magicien n’était guère qu’une boutade. Nous lui donnons volontiers aujourd’hui son sens plein. J’ai pris cette petite phrase pour épigraphe ; on eût pu l’inscrire, à plus juste titre encore, en tête des beaux ouvrages de Sir James Frazer, qui nous ont appris à saisir entre certaines conceptions anciennes sur la nature des choses et les premières institutions politiques de l’humanité des liens longtemps ignorés. Oui, le miracle des 1.  Bloch 1961 [1924] : 51. Souligné par moi.

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écrouelles s’apparente incontestablement à tout un système psychologique que l’on peut pour une double raison qualifier de « primitif »  : d’abord parce qu’il porte la marque d’une pensée encore peu évoluée et toute plongée dans l’irrationnel, et aussi parce qu’on le trouve à l’état parti‑ culièrement pur dans les sociétés que nous sommes convenus d’appeler « primitives ». Mais lorsque nous aurons dit cela, qu’aurons-nous fait de plus qu’indiquer approximativement le genre de représentations mentales vers lequel il convient de diriger notre recherche ? La réalité historique est moins simple et plus riche que de pareilles formules. […] Certaines représentations collectives, qui affectent toute la vie sociale, se rencontrent, toujours pareilles au moins dans leurs grandes lignes, chez un grand nombre de peuples ; elles semblent symptomatiques d’états de civilisation déter‑ minés ; elles varient avec eux. Au sein d’autres sociétés, connues seulement par des documents relativement récents, ou incomplets, elles ne sont pas attestées historiquement ; y manquèrent-elles réellement ? Il est probable que non ; la sociologie comparée permet de les restituer, avec beaucoup de vraisemblance. Mais ces grandes idées, communes à toute l’humanité, ou peu s’en faut, ont évidemment reçu selon les lieux et les circonstances des applications différentes. L’étude des tribus océaniennes éclaire la notion de la royauté sacrée, telle qu’elle fleurit sous d’autres cieux, dans l’Europe antique ou même médiévale ; mais on ne saurait s’attendre à retrouver en Europe toutes les institutions de l’Océanie  1.

Cette tension entre découvertes de lois générales et récits contextualisés a inspiré un autre historien, Carlo Ginzburg, qui a été amené au cours de sa recherche sur certaines croyances, à rencontrer le même type de problème que celui exposé par Bloch : Les croyances attestées au Frioul entre le xvie et le xviie  siècle présen‑ taient des analogies déconcertantes avec des phénomènes très éloignés dans l’espace (et peut-être dans le temps) : les mythes et les rites des chamans sibériens. Était-il possible d’aborder cette connexion d’un point de vue historique. Pour reprendre une argumentation formulée par Marc Bloch dans Les Rois thaumaturges (une lecture qui fut décisive pour moi), il me parut juste d’opposer une comparaison typologique entre des phéno‑ mènes historiquement indépendants, d’un côté, et d’une comparaison plus proprement historique, de l’autre – et d’opter pour cette dernière  2.

Ginzburg s’est même posé la question, qui est loin d’être purement « litté‑ raire », de rendre compte de ses recherches sous une forme narrative et concrète ou sous une forme plus abstraite, telle que le diagramme, comme pouvait l’y inciter la lecture de Claude Lévi-Strauss ou des travaux sur les 1.  Ibid. : 52‑54. Souligné par moi. 2.  Ginzburg 1989a : 9.

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contes de Vladimir Propp. Il prenait conscience que, dans sa recherche sur le sabbat, il utilisait une « méthode beaucoup plus morphologique qu’histo‑ rique » : « Je rassemblais des mythes et des croyances provenant de milieux culturels différents, sur la base d’affinités formelles. Au-delà des identités superficielles, je reconnaissais (ou du moins je croyais reconnaître) des homologies profondes […]  1. » Pour revenir à Bloch, sept ans après Les Rois thaumaturges, il vante les mérites de la synthèse vaste par rapport à l’étude fouillée et nécessairement limitée  2. Non pas qu’il oppose l’une à l’autre, puisque la première s’appuie sur les multiples réalisations de la seconde. Mais la seconde sans la première perd de vue tout sens des « grands problèmes » : Dans le développement d’une discipline, il est des moments où une synthèse, fût-elle en apparence prématurée, rend plus de services que beaucoup de travaux d’analyse, où, en d’autres termes, il importe surtout de bien énoncer les questions, plutôt, pour l’instant, que de chercher à les résoudre. L’histoire rurale, dans notre pays, semble en être arrivée là. Ce tour d’horizon sommaire que l’explorateur s’accorde, avant de pénétrer dans les fourrés où les vues larges deviennent impossibles, est tout ce que j’ai prétendu réaliser. Nos ignorances sont grandes. Je me suis efforcé de n’en dissimuler aucune, pas plus les lacunes de la recherche, en général, que les insuffisances de ma propre documentation, fondée, en partie, sur une enquête de première main, mais faite, surtout, de coups de sonde. […] Seuls les travaux qui se bornent, prudemment, à un cadre topographique restreint peuvent fournir aux solutions définitives les données de fait nécessaires. Mais ils ne sont guère capables de poser les grands problèmes. Il faut, pour cela, des perspectives plus vastes, où les reliefs fondamentaux ne risquent point de se perdre dans la masse confuse des menus accidents. Même un horizon étendu à une nation entière est parfois insuffisant. Sans un coup d’œil d’abord jeté sur la France, comment saisir, dans leur singularité, les développements propres aux diverses régions ? À son tour, le mouvement français ne prend son sens véritable qu’une fois envisagé sur le plan européen  3.

Et dans son Apologie pour l’histoire, Bloch va même jusqu’à évoquer quelque chose comme un « fonds permanent », caractéristique de l’humanité dans son ensemble, et notamment des sociétés humaines. Il ne s’agissait pas pour lui d’une naturalisation de l’histoire ou d’une référence surprenante à une nature humaine biologiquement définie, mais bien d’un fonds social propre à Homo sapiens. À parcourir de très nombreuses sociétés par la recherche ou la lecture 1.  Ibid. : 14. 2.  Henri Berr est l’un des premiers à souligner la nécessité de faire des synthèses historiques, avec la création de la Revue de synthèse historique en 1900 et celle de la collection « L’évolution de l’humanité » où, de façon très cohérente, Bloch publiera La Société féodale. 3.  Bloch 1931 : VII-VIII. Souligné par moi.

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autant des travaux anthropologiques que préhistoriques ou historiques, Bloch pressentait l’existence d’invariants et en avait approché certains, comme dans les mécanismes de la magie sociale, avec le cas des rois thaumaturges : Il faut bien, cependant, qu’il existe, dans l’humaine nature et dans les sociétés humaines, un fonds permanent. Sans quoi les noms mêmes d’homme et de société ne voudraient rien dire. Ces hommes donc, croirons-nous les comprendre si nous ne les étudions que dans leurs réactions devant les circonstances particulières à un moment ? Même sur ce qu’ils sont à ce moment-là, l’expérience sera insuffisante. Beaucoup de virtualités provisoirement peu apparentes, mais qui, à chaque instant, peuvent se réveiller, beaucoup de moteurs, plus ou moins inconscients, des attitudes individuelles ou collectives demeureront dans l’ombre. Une expérience unique est toujours impuissante à discriminer ses propres facteurs ; par suite à fournir sa propre interprétation  1.

L’appel à l’amplification de la tâche comparative est très clair dans ces mots quelque peu solennels mais restés sans suite, Bloch préférant un comparatisme plus limité entre sociétés proches  2. La focalisation sur des contextes spatio-temporels restreints est incapable de saisir ce fonds perma‑ nent qui réclame une mise en comparaison. Et l’on pourrait même dire que ce fonds ne pourrait apparaître nettement que dans la comparaison entre des sociétés caractéristiques d’espèces différentes, comme ont commencé à le faire apparaître différentes comparaisons interspécifiques. Enfin, dans son livre magistral, La Société féodale  3, Marc Bloch a été proche de l’idée de loi historiquement délimitée, à la manière dont la met en œuvre Marx en étudiant les lois attachées à la société capitaliste ou en pointant le noyau de la société féodale  4. La « féodalité » renvoie à la « tonalité dominante » d’une époque ; elle désigne un rapport social de vassalité, qui suppose un rapport personnel entre un seigneur et son vassal (ou son « homme »). Le second se subordonne au premier et se met à son service, mais il reçoit sa protection. Et ce rapport de dépendance person‑ nelle structure aussi le rapport du sujet à son roi, celui du fidèle à Dieu (le croyant se soumettant à son Seigneur  5), celui du rapport de l’enfant à ses

1.  Bloch 1997 : 63. 2.  Bloch 1995 : 94‑123 et 124‑129. 3.  Bloch 1994 [1944]. 4.  Marx définit le mode de production féodal par l’importance des « rapports de dépendance personnelle ». Il écrit notamment que « cette dépendance personnelle caractérise aussi bien les rapports sociaux de la production matérielle que toutes les autres sphères de la vie auxquelles elle sert de fondement » (Marx 1977 [1867] : 89). 5.  Même la prière avec les mains jointes, qui apparaît au cours de la période féodale, n’est qu’une transposition dans l’ordre religieux du geste accompli par le chevalier au moment de son adoubement vassalique.

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parents  1, ou encore celui de l’amant qui se fait le vassal de l’être aimé dans l’amour courtois, la transposition du rapport seigneur-vassal ou du rapport seigneur-serf à d’autres secteurs de la vie sociale indiquant que l’on touche à une loi historique propre à la société féodale  2. Et c’est à propos de la féodalité que Marc Bloch s’interroge très prudem‑ ment sur la possibilité d’une convergence culturelle, c’est-à-dire sur la forte probabilité pour que le type de structure qu’il met au jour à propos des sociétés européennes se retrouve dans d’autres aires civilisationnelles. « C’est une grave question, écrit-il, que de savoir si d’autres sociétés, en d’autres temps ou sous d’autres cieux, n’ont pas présenté une structure assez semblable, dans ses traits fondamentaux, à celle de notre féodalité occidentale pour mériter, à leur tour, d’être dite “féodales”  3. » Après une courte comparaison de la société féodale européenne avec la société japonaise de la fin du viie siècle de notre ère, il y répond par l’affirmative à propos du Japon, mais ne pousse pas l’investigation plus loin. Si des structures analogues (plutôt qu’homologues  4) apparaissent indépendamment les unes des autres, cela signifie pourtant, et peut-être le pressent-il avec une certaine appréhension, que des lois socio­ logiques produisent les mêmes effets à chaque fois qu’elles sont placées dans des contextes relativement similaires : « La féodalité n’a pas été “un événement arrivé une fois dans le monde”. Comme l’Europe – bien qu’avec d’inévitables et profondes différences  – le Japon traversa cette phase. D’autres sociétés ont-elles également passé par elle ? Et, s’il en a été ainsi, sous l’action de quelles causes, peut-être communes ? C’est le secret des travaux futurs  5. » Il est intéressant de comprendre les hésitations de Bloch ou les refus de saut devant l’obstacle en rapport avec les critiques que vont lui adresser ses confrères, notamment Lucien Febvre. Ce dernier prend ses distances avec les sociologues durkheimiens qu’il juge trop abstraits, pas assez « contex‑ tuels » dirait-on aujourd’hui. Mais en critiquant les sociologues comme en reprochant à Bloch de trop s’en approcher, il lutte, de façon clairement antiscientifique, contre les plus belles tentatives de généralisations empiri‑ quement fondées. Comment Bloch aurait-il pu poursuivre sans hésitation 1.  « Cette attache était sentie comme si puissante que son image se projetait sur tous les autres liens humains, plus vieux qu’elle et qui auraient pu sembler plus vénérables. La vassalité ainsi imprégna la famille. “Dans les procès des parents contre les fils ou des fils contre les parents”, décide la cour comtale de Barcelone, “il faudra traiter, dans le jugement, les parents comme s’ils étaient les seigneurs et les fils, leurs hommes, commandés par les mains” » (Bloch 1994 [1944] : 327). 2.  Cette manière de définir un rapport social central, qui structure de nombreux autres liens sociaux que ceux à partir desquels on peut le mettre au jour, que l’on retrouve aussi bien chez Marx que chez Bloch, a de toute évidence inspiré la notion de « rapport social fondamental » élaborée par Alain Testart (2021). 3.  Bloch 1994 [1944] : 13. 4.  Sur la distinction homologie/analogie voir infra « Chapitre 6. Convergences anatomiques, comportementales, sociales et culturelles ». 5.  Bloch 1994 [1944] : 612.

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dans la direction que certaines de ses recherches lui indiquaient dans un contexte aussi hostile à tout programme nomologique ? Comme l’a parfai‑ tement résumé Florence Hulak : Febvre prend parti pour l’analyse compréhensive de situations singulières réalisée par les géographes, étudiant la complexité des rapports singuliers de chaque groupe humain à son milieu, contre ce qu’il perçoit comme l’abstraction des lois sociologiques. D’un point de vue moral, Febvre reproche aux sociologues, à la suite d’Henri Berr, leur incapacité à prendre acte de la liberté humaine  : ils « ne parviennent pas à se délivrer de je ne sais quelle conception “passiviste” des actions et réactions mutuelles du milieu et des hommes ». L’illusion déterministe des durkheimiens s’opposerait à l’effort des géographes vidaliens pour établir des possibilités plutôt que des causes. On ne peut imputer cette réaction à la jeunesse d’un Febvre qui ne connaîtrait pas encore véritablement l’école durkhei‑ mienne : presque vingt ans plus tard, il reprochera encore à Bloch d’avoir cédé, dans La Société féodale, à la tentation du « sociologique, qui est une forme séduisante de l’abstrait ». Pour soigner ce sociologisme, il préconise l’étude de la terre : « N’hésitons pas, non plus, à montrer des pays, voire des paysages. Le livre se tient, peut-être, un peu trop loin des terroirs. Il ne sent pas assez la terre » [Lucien Febvre, « La société féodale  : une synthèse critique », Pour une histoire à part entière, Éditions de l’EHESS, Paris, 1982, p. 425]  1.

Invariants : Paul Veyne Avant de rejoindre le camp des anti-lois, l’historien, spécialiste de la Rome antique, Paul Veyne (1930‑2022) a développé toute une réflexion sur la notion d’invariant en histoire en prenant une position clairement plus sociologique que classiquement historienne sur la question des « diffé‑ rences » et de la manière de faire science en histoire. Veyne déplore le fait que « beaucoup d’esprits se satisfont encore de “reconstruire le passé” et de le raconter de manière vivante  2 ». Nous avons vu à plusieurs reprises qu’historiens comme ethnologues ont souvent été du côté de l’étude des spécificités culturelles, en considérant que leur mission était d’abord et avant tout de contextualiser, de spécifier, de traquer les particularités ou les particularismes en matière de pratiques ou de représentations. Tel mythe ou telle idéologie, telle pratique, telle institution, tel mécanisme social, saisis ici, à tel moment, dans telle société ne sont, pensent-ils, jamais identiques à ceux que l’on peut observer là, à tel autre moment et dans telle autre société, et le chercheur se doit de faire, tâche interminable et harassante, l’« inventaire des différences » : 1.  Hulak 2012 : 70‑71. 2.  Veyne 1976b : 25.

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[…] dans l’état actuel du travail historique (ou plutôt de la conscience que prennent les historiens de leur propre travail), l’idée d’invariant, ou le mot, déroutera quelque peu. Les uns diront qu’ils ne voient pas ce que cela apporte et quelle utilité ça a, sans s’apercevoir qu’eux-mêmes font de l’invariant sans le savoir (car enfin, les historiens actuels ne dédaignent pas les idées, les théories sur l’homme et l’histoire). Les autres auront des craintes pudibondes  : l’invariant ne serait-il pas la négation même de l’évolution historique et une idéologie conservatrice qui affirme que la « nature humaine » est immuable ? Ne serait-il pas dédain de la chrono‑ logie, cet œil de l’histoire ? Négation du hasard et du rôle des individus ? Pire encore, on soupçonnera que tout cela est de l’histoire comparée, cette bête noire qui est en même temps un animal largement mythique […]  1.

Pourtant que seraient des différences sans ressemblances, ou des variations sans invariants ? Et comment l’histoire pourrait-elle être une science en ne s’attachant qu’à ce qui varie et sans jamais pouvoir généraliser quelque logique sociale que ce soit ? « L’invariant, affirme Veyne, est au centre même de la pratique historique, puisque l’histoire explique et qu’elle explique sociologi‑ quement, scientifiquement ; or qu’est-ce qu’une science, sinon la détermina‑ tion d’invariants qui permettent de retrouver la diversité des phénomènes  2 ? » C’est seulement à partir d’axes invariants que la « diversité des modifications historiques » prend sens. Il faut bien que certaines classes de faits existent de façon invariante (le magico-religieux, le politique, l’économique, le moral, l’esthétique,  etc.) pour que le contexte, l’environnement ou le milieu « ait seulement quelque chose à modifier  3 ». Une différence sans invariant ne serait même plus une différence puisque l’historien ne pourrait que faire des sauts successifs entre différents états du monde sans les relier ni même, au fond, les comparer. Car, dans toute comparaison, il y a des ressemblances et des différences, et une collection d’états de société qui seraient totalement étrangers les uns aux autres, sans aucun point commun, ne permettrait à proprement parler aucune comparaison. La « vraie preuve qu’on sait enfin ce qu’est une individualité » réside dans le fait qu’« on voit la place originale qu’elle occupe parmi ses sœurs et [qu’]on voit aussi quel jeu de variables permet de réengendrer toutes les sœurs avec leurs différences  4 ». La pensée des invariants, c’est-à-dire des logiques ou des principes sousjacents à toute société donnée, n’est –  et Paul Veyne le souligne à juste titre  – ni une pensée conservatrice ou réactionnaire qui ne verrait aucun changement (et donc aucun progrès possible) dans l’histoire ni la répétition sans fin du même, que ce « même » soit rattaché à une « nature humaine » 1.  Ibid. : 20. 2.  Ibid. : 19. 3.  Veyne 1976a : 60. 4.  Veyne 1976b : 46.

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ou non. Pour en convaincre son lecteur, l’historien prend l’exemple de la théorie marxiste, « peu suspecte de manquer de sens historique ou d’être conservatrice  1 », dont les concepts prétendent bien au statut d’invariant. Dans toute société, il y a des luttes entre groupes (Marx parlait de « classes » mais oubliait l’existence de sociétés sans classes) et des intérêts de groupes, des forces productives et des rapports de production, des infrastructures économiques et des superstructures,  etc. Le marxisme « permet d’expliquer les transformations de la société et de la “nature humaine” » tout en plaçant au principe de ces changements historiques des principes invariants : Derrière le pittoresque de l’histoire, le vivant chatoiement des cultures et des individus, il discerne les grands ressorts qui ne cessent d’engendrer la variété du kaléidoscope historique et l’expliquent. Il a trouvé ou croit avoir trouvé « le dur du mou » de l’histoire. L’exigence d’invariants est tout simplement l’exigence d’une théorie qui fournisse à l’histoire ses concepts et ses instruments d’explication. Le marxisme pense être cette théorie ; peu importe ici que sa prétention ne soit guère fondée ; son succès auprès des historiens n’en est pas moins un heureux symptôme, qui indique que la narration, la compréhension, l’impressionnisme, le goût de faire vivant, ne suffisent pas à les satisfaire  : il y a aussi en eux un besoin d’intelligibilité scientifique  2.

L’invariant n’est donc pas dans les formes culturelles mêmes, qui ne cessent en effet de varier et dont l’historien se fait l’inlassable narrateur, mais dans les principes ou les lois qui permettent de rendre compte de leurs ressem‑ blances et de leurs différences. C’est à partir d’eux que l’on peut faire de la science. Et en faisant travailler ces concepts, ces tendances ou ces lois sur d’autres périodes historiques ou d’autres sociétés, on en vérifie la pertinence, on les modifie pour tenir compte des limites que l’on rencontre. Les lois ou les « modèles transhistoriques » sont élaborés pour découvrir les logiques à l’œuvre dans des contextes chaque fois spécifiques. Veyne prend l’exemple du « ritualisme », ce respect strict et formaliste des rites : Si le ritualisme est quelque chose et s’il était aussi sec qu’on le dit, s’il a fait sourdre, en compensation, d’autres fontaines, alors il a dû avoir le même effet en d’autres temps et d’autres lieux ; s’il constitue une explication qu’on retrouve, toujours la même, derrière plus d’une évolution, alors cet invariant doit être systématisable avec d’autres affir‑ mations théoriques ; il doit prendre place dans une conception cohérente de l’Homo religiosus  3.

1.  Ibid. : 21. 2.  Ibid. : 22. 3.  Ibid. : 43.

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Mais Veyne aurait pu tout aussi bien prendre le cas de la magie sociale, impliquée dans le « toucher des écrouelles » étudié par Marc Bloch, et dont on retrouve des manifestations dans toutes les sociétés humaines connues.

Big history, Deep history Une manière de répondre au défi de la division du travail scientifique et de la dispersion des savoirs a été, depuis une trentaine d’années, celle de la big history. Dans sa préface à l’ouvrage de David Christian  1, William H. McNeill écrit que « Maps of time unit l’histoire naturelle et l’histoire humaine dans un récit unique, grand et intelligible ». Toutefois, le récit en question n’a pas d’unité théorique et l’on peut parler à son sujet d’unification faible ou même de pseudo-unification. McNeill évoque Darwin, qui a réuni dans un même cadre l’espèce humaine et le reste des espèces animales, ou encore Newton qui a unifié les cieux et la terre en dégageant des lois uniformes, mais dans les deux cas, c’est une théorie-cadre et des lois qui ont permis ces unifications. Pleine de bonnes intentions, la big history, dont le projet est d’unifier rien moins que la physique, l’astronomie, la géologie, la biologie et l’histoire humaine, débouche sur une succession de chapitres différents qui ne sont pas vraiment liés entre eux. Raconter et enchaîner les histoires de l’univers, de la Terre, de la vie et d’Homo sapiens, ne suffit pas à faire de l’ensemble un récit scientifiquement cohérent. Assumant le fait de participer à l’éla‑ boration d’un « mythe moderne de la création », David Christian ne vise au fond, comme d’autres auteurs participant de cette big history, qu’à faire ressentir au lecteur le grand frisson engendré par la réinscription de l’homme moderne dans l’histoire d’extrêmement longue durée (du Big Bang à nos jours), plutôt qu’à lui donner une image plus claire de ce qu’il est. C’est de théorie synthétique dont nous avons besoin et non de l’intégration de faits hétéroclites dans un grand récit a-théorique. Plus modeste dans ses ambitions et scientifiquement plus crédible, la deep history  2 cherche à lutter contre le découpage entre les historiens d’une part, qui ne s’occupent que des sociétés humaines ayant laissé des traces écrites, et qui sont donc très récentes dans l’histoire de l’humanité, et les paléoanthro‑ pologues, les préhistoriens, les archéologues, les anthropologues, les linguistes, et même les biologistes, les primatologues ou les neuroscientifiques d’autre part. Andrew Shryock et Daniel L. Smail écrivent ainsi : Grâce aux habitudes de travail assidues des archéologues et des paléo­ anthropologues, la préhistoire d’aujourd’hui est soigneusement cartogra‑ phiée, méticuleusement datée et analysée de façon créative. Au cours

1.  Christian 2004. 2.  Cf., notamment, Smail 2008 et Shryock & Smail 2011.

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des dernières décennies, les découvertes sur l’évolution de l’homme et des espèces d’hominidés apparentées se sont accumulées à un rythme effréné. Mais, pour autant, le passé humain profond reste curieusement hors de portée de nombreux anthropologues et historiens, même de ceux qui s’intéressent aux grandes questions touchant à ce que signifie être humain  1.

On sait, par exemple, que l’étude des seules dents permet aujourd’hui de connaître les régimes alimentaires, l’existence de périodes de disette et certaines maladies. Les recherches biologiques ou paléoanthropologiques sur les origines de la bipédie, du langage, de la technique et de l’accumulation culturelle, de même que celles des préhistoriens sur les premières formes de structures hiérarchiques, de division du travail, de religiosité ou d’art, se sont développées et ont produit un savoir considérable sur l’organisation sociale et les comportements sociaux que beaucoup d’historiens (et plus générale‑ ment de chercheurs en sciences sociales) ignorent à peu près complètement. L’objectif est de faire travailler ensemble ces différentes disciplines ou tout simplement de puiser dans l’ensemble des domaines de connaissance en vue d’écrire un récit crédible sur les débuts et l’histoire de l’humanité. À la différence de la big history, la deep history pense que le changement d’échelle temporelle permet de faire apparaître des tendances et des lois grâce à la comparaison interspécifique et à la prise en compte de toutes les formes de sociétés humaines connues, autant par l’archéologie et la préhis‑ toire que par l’ethnologie et l’histoire. L’effet de la très longue durée est l’effacement de tout ce qui est de l’ordre de l’intentionnalité, de l’agency des acteurs et de la contingence : « Quand l’observateur zoome, les acteurs et les contingences sautent aux yeux. Quand en revanche il fait un zoom arrière, affleurent des modèles et des lois que l’on ne saurait apercevoir de près  2. » Smail prend l’exemple très parlant de l’« expansion humaine à travers le globe » qui « semble inexorable lorsqu’on l’observe de loin, lorsque l’échelle se mesure en milliers ou en dizaines de milliers d’années », mais qui, vue de près, se distingue à peine. Se focaliser sur les actions humaines vues de près comme le font nombre d’historiens, d’anthropologues ou de sociologues, interdit d’emblée d’étudier certaines réalités qui ne se saisissent que dans le temps long : Les étudiant-e-s qui s’intéressent au passé humain et à l’histoire sur le temps long –  là où l’agency disparaît et où ressortent des tendances apparentées à des lois  – ne trouvent pas toujours un accueil chaleureux dans les départements d’histoire, en tout cas là où l’agency et la contingence sont des maîtres-mots. Par conséquent, ils cherchent refuge dans des 1.  Shryock & Smail 2011 : X. 2.  Smail 2014.

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domaines comme la sociologie historique, l’écologie comportementale et les études sur l’évolution des cultures  1.

Toutefois Smail parle de « décision esthétique » concernant le choix d’échelle temporelle, alors que les problèmes soulevés par la deep history ne sont pas essentiellement d’ordre esthétique, et ne peuvent être résolus par une simple question d’échelle temporelle plus longue. Il en va davantage du type de point de vue porté sur la réalité sociale. Pourquoi la physique peut-elle mettre en évidence des lois générales concernant l’infiniment petit autant que l’infiniment grand ? Pourquoi la big history peut-elle tranquillement conti‑ nuer à pratiquer l’histoire narrative la plus classique en adoptant une échelle temporelle encore bien plus grande que la deep history ? Ce n’est pas seulement en dé-zoomant qu’on peut accéder à des principes fondamentaux ou à des lois générales. Si elle mettait en œuvre le même type de raisonnement que la plupart des chercheurs en sciences sociales, la physique dirait que telle planète n’est pas telle autre planète ou que telle étoile est très différente de telle autre étoile, et de science physique il ne serait alors plus question.

Du côté de l’anthropologie La question classique des « lois de l’histoire » au sens de lois qui donneraient le sens des transformations historiques progressives des sociétés humaines a été d’abord posée par des penseurs sociaux de la seconde moitié du xviiie siècle, puis par les anthropologues évolutionnistes sociaux du xixe  siècle (Lewis Henry Morgan, Edward Tyler et James George Frazer) qui pensaient que des lois gouvernent le passage d’un type de société à l’autre, par exemple des sociétés de chasseurs-cueilleurs à des sociétés de producteurs (d’agriculture et d’élevage), des sociétés à technologie peu développée à des sociétés technolo‑ giquement plus développées, ou des sociétés sans État à des sociétés dotées d’un État. Ce n’est donc pas un hasard si le « dernier Marx » s’est penché sur les travaux de l’histoire et de l’ethnologie évolutionniste de son époque. Délaissant le projet d’écriture des différents volumes du Capital sur lesquels il était censé travailler, Marx a, au cours des huit dernières années de sa vie, laissé environ trente mille pages de notes sur ses lectures, qui présageaient la probable préparation d’une vaste histoire des sociétés humaines plutôt que l’étude poussée du seul mode de production capitaliste  2. L’ordre dans lequel peuvent se développer les sociétés humaines ne peut être en effet totalement aléatoire dans la mesure où il dépend notamment de l’accumulation culturelle, mais aussi d’un accroissement démographique qui 1.  Ibid. 2.  Cf. Krätke 2005 et Lindner 2019.

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impose une division du travail toujours plus poussée, la multiplication des artefacts et de leur combinaison due à la multiplication des innovations spécia‑ lisées, la création d’un État pour gérer des sociétés qui deviennent macrosco‑ piques, le stockage et l’accumulation de richesses matérielles puis monétaires et l’apparition des inégalités de richesse, etc. Les premières sociétés humaines ne peuvent d’emblée inventer l’agriculture, parce que celle-ci suppose un certain niveau de développement technologique (invention notamment de la charrue). De même, elles ne peuvent inventer l’État car celui-ci repose sur une certaine extension démographique et une certaine division du travail, qui sont moins avancées dans les premières sociétés. Cependant, souligner ces enchaînements historiques, qui n’ont rien d’aléatoire, n’est qu’un premier pas vers la formulation de lois générales (au sens où pouvaient l’entendre Newton, Darwin ou Einstein  1). D’un point de vue nomologique, ces enchaînements indiquent, pour chaque passage, l’existence de conditions de possibilité qui dépendent de l’état des différentes lignes de force structurant le monde social, et des lois générales qui ne cessent de gouverner la vie sociale humaine de l’origine aux sociétés capitalistes les plus avancées.

Lois : Radcliffe-Brown Parmi les anthropologues du passé, Alfred Reginald Radcliffe-Brown (1881‑1955) a été l’un de ceux qui ont le plus clairement défendu une conception nomothétique de la recherche anthropologique, et qui ont été vivement critiqués par un certain nombre de leurs confrères pour cela. Radcliffe-Brown a une vision très claire des rapports entre histoire, sociologie et anthropologie qu’il présente de la manière suivante : Le but d’une recherche idiographique est de valider des propositions ou des affirmations de fait particulières. Une recherche nomothétique vise, au contraire, à obtenir des propositions générales. […] Au siècle dernier, lors de la fameuse polémique de la Methodenstreit, on se demanda si les historiens devaient faire entrer dans leurs travaux, des considérations théoriques et admettre les généralisations. Nombre d’historiens écartèrent les recherches nomothétiques des études historiques, estimant que celles-ci devaient se borner à décrire ce qui s’est passé et comment cela s’est passé, les recherches théoriques (nomothétiques) étant abandonnées à la sociologie. Selon d’autres auteurs, un historien pouvait et devait même inclure, dans sa relation du passé, des interprétations théoriques. Soixante ans après, la controverse à ce sujet et sur les rapports de l’histoire et de la sociologie n’est pas close ; sans doute existe-t-il des écrits d’historiens qui

1.  Par exemple, il n’y a pas de théorie darwinienne spécifique expliquant pourquoi nous sommes passés des unicellulaires aux pluricellulaires, des anciens reptiles aux oiseaux, des ancêtres du genre Homo aux différentes espèces d’Homo, etc., mais un principe général de sélection naturelle des espèces.

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ne sont pas uniquement des relations idiographiques de faits passés, mais qui contiennent également des interprétations théoriques (nomothétiques) de ces faits. La tradition historique française, celle de Fustel de Coulanges et de ses élèves, comme Gustave Glotz, illustre bien ce type d’alliance que plusieurs écrivains modernes désignent sous le nom d’histoire sociologique ou de sociologie historique. En anthropologie, c’est-à-dire dans l’étude de ces peuples que l’on appelle primitifs ou arriérés, le terme d’ethnographie s’applique spécifiquement à une forme de recherche idiographique dont le but est de décrire ces peuples et leur vie sociale  1.

Radcliffe-Brown pense qu’il est légitime, et même nécessaire, de « réduire les données complexes que l’on étudie, à un nombre limité de lois ou de principes généraux », mais il sait que toute loi formulée en anthropologie soulève des objections, et l’on pourrait ajouter aussi que cela provoque des sarcasmes, façon encore plus insidieuse et puissante de décourager un chercheur de poursuivre son travail. L’anthropologue devance les objec‑ tions en répondant que « la formulation de toute loi sociologique apparaît nécessairement comme un truisme », mais que si « les lois formulées […], même exprimées de façon inadéquate, sont vraies, elles ne peuvent être que des truismes, qu’il semble cependant nécessaire de signaler à l’attention de certains ethnologues  2 ». Par ailleurs, les lois qu’il évoque ne sont pas des lois historiques, au sens de Marx dans Le Capital, mais des lois générales, universelles, qui se vérifient dans toutes les sociétés humaines connues : « Pour survivre, tout système social doit obéir à certaines conditions. On appellera loi sociologique la formulation exacte d’une de ces conditions universelles auxquelles doit se conformer toute société humaine  3. » Malgré les résistances, c’est du côté de l’anthropologie française, avec des auteurs comme Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier, Maurice Godelier ou Alain Testart, que l’on a continué à viser explicitement la mise au jour d’invariants, de lois ou de mécanismes universels, même si le risque a été grand, tout particulièrement dans le cas de l’anthropologie structurale, non seulement de naturaliser ces mécanismes, mais de les relier aux seules « struc‑ tures universelles de l’esprit humain » ou aux « lois de fonctionnement de l’esprit ». Ce sont ces risques qui ont découragé les sociologues de s’orienter vers une recherche d’invariants ou de lois, qui était pourtant présente dès les prémices de la discipline.

1.  Radcliffe-Brown 1972 : 56. 2.  Ibid. : 111. 3.  Radcliffe-Brown 1972 : 105‑106.

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Lois, invariants et butoirs pour la pensée : Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier Même s’il a été critique de la notion de loi, notamment quand celle-ci émanait d’un anthropologue évolutionniste comme Tylor  1, Claude Lévi-Strauss (1908‑2009) en a néanmoins lui-même formulé. Par exemple, l’anthropologue a fait de la prohibition de l’inceste la « Règle par excel‑ lence », et même la « Loi des lois », « celle, peut-être à quoi toutes les autres se ramènent »  2. Ainsi que l’écrit l’ethnologue Danouta Liberski-Bagnoud : Nul n’ignore que l’idée de loi est au centre de la démarche de Lévi-Strauss, aussi bien sur le plan de la méthode, avec le concept de structure – défini comme un modèle permettant de rendre intelligible l’ensemble des règles ou lois qui, sous-jacentes à l’objet étudié, rendent raison et de sa forme et de son fonctionnement  – que sur celui du projet général, qui est d’atteindre, à partir de l’analyse de la structure de chacun des systèmes symboliques formant ce qu’on appelle une culture (langue, parenté, économie, art, mythe, classifications, religion, droit), les lois structurales ou lois universelles de l’esprit  3.

Mais, plus fréquemment encore que la notion de loi, c’est celle d’inva‑ riant qui a guidé une grande partie de ses recherches. L’invariant atteste de constantes dans le monde social au-delà des variations et pointe l’existence d’« impératifs transhistoriques de la vie sociale », mais ne témoigne pas forcé‑ ment d’un fonds « naturel » (biologique, neurobiologique, écologique, etc.). Philippe Descola présente l’œuvre de Claude Lévi-Strauss en soulignant la conviction que l’anthropologie a pour tâche d’élucider la variabilité apparente des phénomènes sociaux et culturels en mettant au jour des invariants minimaux, c’est-à-dire des régularités récurrentes dans l’orga‑ nisation de systèmes de relations entre des classes d’objets ou de rapports dont le fonctionnement obéit le plus souvent à des règles inconscientes ; l’hypothèse que ces invariants sont fondés sur des déterminations matérielles (la structure du cerveau, les caractéristiques biologiques de l’homme, les modalités de son activité productive ou les propriétés physiques des objets de son environnement) comme sur certains impératifs transhistoriques de la vie sociale  4.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait aucune condition biologique d’appari‑ tion de ces impératifs transhistoriques de la vie sociale, mais simplement 1.  Cf. supra. 2.  Lévi-Strauss 1967 [1949] : 28. 3.  Liberski-Bagnoud 2017 : 42. Lévi-Strauss parlait des « lois universelles en quoi consiste l’activité inconsciente de l’esprit » (Lévi-Strauss 1958 : 75). 4.  Descola 2008. Souligné par moi.

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que le biologique ne constitue pas une cause directe de tout le fonds social commun à l’ensemble de l’humanité. Nous verrons qu’à partir de quelques propriétés biologiques communes (telles que l’altricialité secondaire, et ce qu’elle implique comme lenteur de développement extra-utérin et de plasticité cérébrale, la partition sexuée ou encore la capacité langagière et la nécessité d’un apprentissage culturel pour sa survie), les Hommes des sociétés les plus différentes ont été amenés à développer les mêmes solutions sociales (comportementales ou structurelles) pour faire face à des problèmes similaires rencontrés dans leurs environnements respectifs. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, les organismes humains n’ont pas besoin de naître porteurs de dispositions comportementales ou cogni‑ tives spécifiques pour parvenir à des comportements et à des formes de vie sociale communs. Comme le dit fort bien l’anthropologue allemand Christoph Antweiler : Les types universels de comportement ou de tendances mentales peuvent provenir du fait que les êtres humains, en tant qu’organismes culturel‑ lement dépendants, sont confrontés, où qu’ils aillent, à des situations et à des problèmes similaires d’organisation de leur vie. Il en résulte des modèles universels parmi les communautés humaines sans qu’il y ait de disposition spécifiquement génétique pour ces modèles. La même chose s’applique aux universaux sociaux qui sont une réponse aux exigences fonctionnelles universelles de l’organisation sociétale  1.

Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier (1933‑2017) fait partie des chercheurs en sciences humaines et sociales qui ont poursuivi dans la voie de la mise en évidence de lois (universelles) ou d’invariants, notamment dans le domaine de la parenté  2 ou dans celui des relations entre le masculin et le féminin. Elle s’est opposée, de ce fait, aux « tenants du cultu‑ ralisme [qui] prônent que chaque société, chaque culture, a une originalité intrinsèque, qui ne peut être comparée aux autres pour cette raison même et qu’il est illusoire, à partir d’innombrables versions disparates de la manière d’organiser et de penser la vie en société, de vouloir tenter d’établir des lois universelles d’agencement  3 ». Malgré la difficulté et l’ampleur de la tâche, elle considérait qu’on ne peut pas « douter de la scientificité de l’entreprise à partir du seul désespoir ressenti devant l’immensité de la tâche  4 ». 1.  Antweiler 2015 : 58. 2.  Emmanuel Terray a parlé à propos de L’Exercice de la parenté (Héritier 2017 [1981]) de « la mise en évidence d’une régularité et d’une loi dans un domaine du réel qui semblait alors livré au hasard ou à l’arbitraire ; l’introduction d’un ordre là où régnaient auparavant la confusion et le chaos, bref un recul de l’inconnu au bénéfice de l’intelligible, une énigme déchiffrée, un nouveau succès de la raison » (Terray 1986 : 259). 3.  Cf. notamment Héritier 2010c : 1. 4.  Ibid. : 2.

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Françoise Héritier posait, à mon sens de façon satisfaisante, la question des conditions de mise au jour d’invariants ou de lois fondés sur l’ensemble des recherches empiriques accumulées par les anthropologues. En effet, elle distinguait trois niveaux d’approche, à savoir l’ethnographie, l’ethnologie et l’anthropologie : L’ethnographie consiste à rassembler le plus grand nombre de détails concrets sur une pratique, par exemple la construction d’un bateau ou d’une maison ou sur une institution. Il y a le cas très célèbre de P.  Saintyves qui étudie les pratiques relatives à l’éternuement dans toutes les sociétés du monde. Que dit-on quand quelqu’un éternue ? Si l’on recense toutes les situations connues sans en tirer de conclusions particulières, on fait de l’ethnographie. L’ethnologie […] est le travail au long cours pour comprendre le fonctionnement d’une société. Je suis l’ethnologue des Samo, comme d’autres sont ceux d’autres populations africaines, amérindiennes,  etc. L’anthropologie est ce niveau particu‑ lier où l’on n’est pas obligé d’accéder mais qui me semble pourtant le seul, non pas pertinent, mais capable de vous donner des ailes, qui vous apporte un véritable enthousiasme intellectuel en plus du plaisir charnel du travail de l’ethnologue sur le terrain. Ce grand plaisir intel‑ lectuel naît à partir du moment où l’on commence à comprendre le fonctionnement d’une société, où l’on connaît les travaux des autres et où l’on va essayer à partir de toute cette information de trouver le général sous le particulier. En fait, ce qui m’a toujours intéressée est d’essayer de trouver des lois. Même s’il faudra attendre plusieurs siècles avant d’espérer découvrir l’essentiel des lois du fonctionnement du social en son entier  1.

Concernant la question des rapports de domination hommes/femmes, sur laquelle elle a beaucoup travaillé, il s’agissait pour elle « de débusquer, dans les ensembles de représentations propres à chaque société, des éléments invariants dont l’agencement, bien que prenant des formes diverses selon les groupes humains, se traduit toujours par une inégalité considérée comme allant de soi, naturelle  2 ». Ou, dit autrement  : « L’objet est d’arriver à formuler des lois générales ou tout au moins des modèles d’intelligibilité à visée universelle des pratiques sociales que l’on a isolées comme objet d’étude. C’est là le but avoué de la recherche anthropologique  3. » Comme Lévi-Strauss, Héritier développe une pensée naturaliste qui peut gêner une grande partie des chercheurs en sciences sociales entrete‑ nant un rapport de méfiance à l’égard des sciences naturelles. Elle écrivait ­notamment : 1.  Héritier 2008 : 12. Souligné par moi. 2.  Héritier 2012a [1996] : 9. 3.  Ibid. : 33‑34.

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Je me considère donc comme matérialiste  : je pars véritablement du biologique pour expliquer comment se sont mis en place aussi bien des institutions sociales que des systèmes de représentations et de pensée, mais en posant en pétition de principe que ce donné biologique universel, réduit à ses composantes essentielles, irréductibles, ne peut pas avoir une seule et unique traduction, et que toutes les combinaisons logiquement possibles, dans les deux sens du terme – mathématiques, pensables –, ont été explorées et réalisées par les hommes en société  1.

Il me semble que chercher des lois générales, ou certains mécanismes invariants sous-jacents, dans les agencements divers que nous donnent à voir toutes les sociétés humaines étudiables et effectivement étudiées, ne conduit pas inévitablement vers une naturalisation ou une biologisation de ces constantes ou de ces invariants. Être matérialiste en tant que chercheur en sciences sociales ne signifie pas faire reposer l’ensemble de l’explication sur la matérialité biologique, mais rapporter les comportements à des logiques proprement sociales. Mais je crois que ce que cherchait à faire Françoise Héritier, c’est à tenir compte des contraintes biologiques quand celles-ci contraignent les comportements sociaux de l’ensemble d’une espèce donnée. C’est le cas de la partition sexuée, comme elle l’a souligné, mais aussi de bien d’autres propriétés, telles que l’altricialité secondaire ou la relative longévité de l’espèce humaine, qui pèsent très puissamment, comme nous le verrons, sur la nature des organisations sociales humaines. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer ce que serait la vie sociale humaine si nous ne connaissions pas de différence entre le masculin et le féminin, si nous naissions précoces et si nous vivions en moyenne quelques semaines seulement, comme certaines abeilles ouvrières. Ce genre d’expérience de pensée, auquel nous aurons l’occasion de nous prêter dans cet ouvrage, a inspiré un biologiste évolutionniste comme Stephen Jay Gould, qui n’en tirait cependant pas de conséquences majeures sur les grandes caractéristiques fondamentales de la vie sociale humaine, se conten‑ tant (pour son propos en tant que biologiste) de pointer quelques faits : Prenons par exemple l’étroite variabilité des tailles moyennes des adultes et les conséquences qu’entraîne le fait de vivre dans le monde gravita‑ tionnel des organismes de grandes dimensions et non dans celui des forces superficielles habité par les insectes […]. Ou le fait de naître sans défense (ce qui n’est pas le cas de tous les animaux, loin de là), de nous développer lentement, de devoir dormir pendant une bonne partie de la journée, d’être incapable de réaliser la photosynthèse, de digérer à la fois viande et végétaux, de vieillir et de mourir. Ces caractéristiques sont dues à notre édifice génétique et toutes exercent une forte influence 1.  Ibid. : 23. Souligné par moi.

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sur la nature humaine et sur la société. Ces limitations biologiques sont si évidentes qu’elles n’ont jamais donné lieu à des controverses. Les sujets litigieux portent sur des comportements spécifiques qui nous touchent particulièrement et dont nous nous efforçons, avec beaucoup de mal, de nous débarrasser (ou, au contraire, que nous apprécions et que nous craignons de perdre) : l’agressivité, la xénophobie, la domination mascu‑ line, par exemple  1.

Ces exemples, donnés par Gould, de « limitations » ou de contraintes biologiques pesant sur la vie sociale sont de bons exemples de ce que Françoise Héritier a appelé les « butoirs pour la pensée » ou les « butoirs ultimes de la pensée ». Ce qu’elle entend par là, ce sont les données fondamentales de la biologie humaine qui déterminent ou structurent notre pensée –  mais ce n’est pas faire injure à l’anthropologue que de remarquer que la « pensée » n’est pas la seule concernée par ces caractéristiques de base de la vie humaine. La démarche de Françoise Héritier consiste à déterminer les grands points incontournables, universels, que constituent ces invariants ou ces « butoirs pour la pensée », puis à observer la diversité des réponses apportées par les différents types de sociétés à ces questions. Par exemple, la partition sexuée et la succession des générations se combinent pour créer une différence entre parents et enfants d’une part, et entre père et mère ou frère et sœur d’autre part. À partir de cette situation de base, les possibilités de filiation ne sont pas infinies mais se distribuent, de façon inégale, entre une patrilinéarité (avec une filiation agnatique qui va du père à ses enfants), une matrilinéarité (avec une filiation utérine qui va de la mère à ses enfants), une bilinéarité (par exemple, lorsque le statut passe par une ligne de filiation et les droits sur les biens par l’autre), une filiation cognatique ou indifférenciée (qui est celle que nous connaissons, même si l’on observe une tendance à la prééminence de la ligne de filiation paternelle), une filiation parallèle (avec une filiation qui va du père au fils et de la mère à la fille) et une filiation croisée (avec une filiation qui va du père à la fille et de la mère au fils), les deux dernières possibilités logiques n’ayant quasiment jamais été réalisées  2. Rendant compte de son livre sur L’Exercice de la parenté, l’anthropologue Emmanuel Terray a bien souligné l’importance de la démarche de Françoise Héritier qui part d’un « donné biologique de base » universel sans écraser les différences culturelles d’une société à l’autre : On m’excusera d’y insister, mais à force de souligner la nature sociale et culturelle des faits de parenté, beaucoup d’anthropologues ont fini par oublier que si les systèmes de parenté étaient de part en part et exclusive‑ 1.  Gould 1983 : 418. Souligné par moi. 2.  Héritier 2010c : 8.

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ment des phénomènes d’ordre social et culturel, ils seraient irréductible‑ ment enfermés dans leur particularité, pareils aux monades sans portes ni fenêtres de Leibniz, et aucune comparaison ne pourrait être tentée entre eux. Quand j’écris par exemple que tel système réunit sous un même vocable le père et le frère du père tandis que tel autre les désigne de deux vocables différents, les termes de « père » et de « frère du père » tels qu’ils figurent dans ma formule renvoient précisément à ce substrat biologique commun qui reçoit dans les deux systèmes un traitement différent ; sans lui, ma formule n’aurait aucun sens et il me serait même impossible de l’écrire  1.

Le principal défaut toutefois de la conception de Françoise Héritier réside dans ce que l’on pourrait appeler son intellectualisme, que Bourdieu aurait qualifié de scolastique, l’anthropologue rapportant tout à l’activité de l’« esprit humain » et à sa capacité à établir des « combinatoires logiques »  2. On aurait ainsi essentiellement affaire à des « questions que se posent les humains  3 » à propos de « faits-butoirs » et aux réponses (multiples) qu’ils y apportent, alors qu’il serait plus satisfaisant de parler de questions qui, inévitablement, se posent aux humains, en insistant davantage sur la nature extra-symbolique ou extra-mentale et inintentionnelle des contraintes, et notamment sur les états de fait indépendants des consciences individuelles. En effet, ces « butoirs » n’ont rien, à mon sens, d’exclusivement mental ou cognitif, comme le laissent clairement entendre les expressions « butoirs pour la pensée », « type mental de fonctionnement » ou « création par l’esprit humain ». Héritier « mentalise » une question qui se pose d’abord et avant tout dans les pratiques et non dans les structures mentales, et encore moins – mais elle en aurait sans doute convenu – dans les consciences des individus. Les faits-butoirs concernent autant les rapports sociaux, et notamment les rapports objectifs de domination (parents-enfants, hommes-femmes, aînéscadets, etc.) que les représentations ou les valeurs (valence différentielle des sexes, clivage cognitif entre l’identique et le différent, qui conduit à une pensée binaire opposant le chaud et le froid, le sec et l’humide, le haut et le bas, la droite et la gauche, l’actif et le passif, le pur et l’impur, le transcendant et l’immanent, etc.  4). Ce sont donc bien autant des butoirs pour l’action et pour l’organisation de la vie sociale que des « butoirs pour la pensée » qui sont en jeu dans les invariants dont parle l’anthropologue. Parmi ces « butoirs », Françoise Héritier a beaucoup insisté sur la partition sexuée, que nous partageons avec un très grand nombre d’espèces animales comme végétales, et qui est, selon elle, à l’origine d’une différence fonda‑ 1.  Terray 1986 : 267‑268. 2.  Héritier 2008 : 13. 3.  Héritier 2010c : 5. 4.  Héritier 2010a : 111‑127.

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mentale entre ce qui est « identique » et ce qui est « différent »  1, et donc de la pensée binaire : Dans l’hypothèse que j’établis, le tout premier butoir – au sens logique et non chronologique  – est la constatation étonnante que fait l’esprit humain que, au-delà de la variabilité individuelle dans une même espèce et surtout de la variabilité collective des formes des différentes espèces observables, toutes sont nécessairement et sans exception visible partagées par la différence sexuée  : il y a toujours des mâles et des femelles. « Visible », car avec leurs seuls organes sensoriels, ces humains préhistoriques n’ont pas eu la possibilité de s’interroger sur des espèces hermaphrodites, ou sur les variations sexuées du corps de certains reptiles. Cette constatation qu’il n’était pas possible de ne pas faire, ainsi que celle de l’irréductible différence du jour et de la nuit et de leur succes‑ sion tout autant inévitable, est à mon sens à l’origine d’un grand clivage cognitif qui ordonne le réel selon le critère de l’identique et du différent, fondé prioritairement en esprit sur le  partage mâle/femelle. Ce clivage cognitif est au fondement même d’une pensée binaire, fonctionnant selon des catégories dualistes alors même que ces catégories ne sont pas des essences stables : le chaud et le froid, le sec et l’humide, le haut et le bas, la droite et la gauche, l’actif et le passif, le pur et l’impur, le transcendant et l’immanent… J’ai mêlé intentionnellement des qualités abstraites et des qualités concrètes pour insister sur le fait que ce mode de pensée est commun au discours ordinaire et au discours savant. Nous ne pouvons nous en passer  2.

Hormis la partition sexuée, elle indiquait comme faits « butoirs », en tant que faits « constants, non modifiables par la volonté ou l’action humaines et auxquels il convenait et il convient de donner du sens pour pouvoir vivre  3 » : la copulation nécessaire pour se reproduire (hormis les cas, récents dans l’histoire de l’humanité, d’insémination artificielle, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir), la succession des générations qui fait que les parents précèdent toujours les enfants, la vie qui s’achève par la mort, le fait que l’espèce humaine soit majoritairement unipare, entraînant des rapports d’aînés à cadets entre les enfants en fonction de leur ordre de naissance, le fait que seules les femmes (comme les femelles des autres espèces animales) mettent au monde les enfants, et des enfants des deux sexes, la nécessité d’être protégé et de protéger, etc. 1. Héritier considère l’opposition de l’identique et du différent comme « un de ces themata archaïques que l’on retrouve dans toute pensée scientifique, ancienne comme moderne, et dans tous les systèmes de représentation » (Héritier 2012a [1996] : 20). On verra toutefois que la différence entre masculin et féminin, n’est pas la seule différence visible qui peut être à la base de la pensée binaire. Par exemple, l’opposition entre parents et enfants est au moins aussi visible-observable. 2.  Héritier 2010a : 123. 3.  Héritier 2010c : 7‑8.

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Tous ces faits ont pour point commun d’être à la fois parfaitement évidents, et même banals, et d’avoir été à peu près totalement négligés dans leurs conséquences en matière d’organisation de la vie sociale. Ainsi, des faits tels que la partition sexuée, l’uniparité et la succession des générations n’ont rien d’une révélation anthropologique majeure, mais « ils n’ont pas été énoncés clairement comme les éléments de base de la combinatoire propre à tout système de parenté, à cause justement de leur très grande trivialité ou, de façon plus juste, à cause de la force de leur évidence  1 ». La force de l’intuition de Françoise Héritier sur ce point, que je m’effor‑ cerai de prolonger en montrant qu’elle-même n’a pas perçu un certain nombre d’autres faits-butoirs tout aussi centraux que la partition sexuée  2, est précisément de repartir de faits évidents, qui sont d’une certaine façon sous nos yeux, mais dont nous n’avons pas su jusque-là déceler la force structurante. L’une des limites de la réflexion passionnante engagée par Françoise Héritier réside dans la tendance à restreindre l’existence des lois ou des invariants à « certains domaines de la réalité » seulement, et plus particulière‑ ment à « ceux de la parenté et de l’alliance et ceux de la création mythique  3 », qui ont été plus particulièrement étudiés par l’anthropologie structurale, alors que nous verrons que les lois sont présentes dans tous les domaines de la vie sociale et sont même généralement trans-domaines. C’est donc à outrepasser les limites que Françoise Héritier fixait à sa réflexion et à généraliser ce qu’elle avait commencé à faire sur quelques domaines de la vie sociale que je m’emploierai tout au long de cet ouvrage. Une seconde limite de la réflexion est liée au fait que l’anthropologue n’a jamais abordé la question de savoir précisément comment mettre en évidence ces faits-butoirs dont elle parle. Ce qui me paraît particulière‑ ment décisif dans sa démarche, c’est que ces faits sont souvent situés entre le biologique et le social, à la fois l’un et l’autre, tellement indissociables l’un de l’autre qu’on ne distingue plus vraiment la frontière entre les deux domaines. On pourrait dire que les structures sociales invariantes humaines sont arrimées à ces propriétés bio-sociales de base de l’espèce, elles-mêmes étant les produits de la sélection naturelle au cours d’une longue évolution des espèces : 1.  Héritier 2012a [1996]  : 57. Donald Brown souligne le fait que toutes les terminologies de parenté, dans toutes les sociétés connues, utilisent au moins deux composantes sémantiques pour distinguer les individus parents : la génération et le sexe. Cf. Brown 1991. 2.  Françoise Héritier pointe ainsi certains éléments clés pour comprendre la nature des sociétés humaines. Mais en les multipliant sans les hiérarchiser, elle perd la force que pourrait avoir une analyse plus cohérente. Ainsi, elle place au même niveau d’importance la partition sexuée, les rapports parents-enfants ou les rapports aînés-cadets que, par exemple, le signalement par les règles d’une « moindre chaleur par rapport aux hommes » ou le fait que « la chaleur du sang connote la vie » (Héritier 2007 : 18). 3.  Héritier 2010c : 6.

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Le travail de l’anthropologie consiste donc dans les divers domaines du biologique, du mental et du social, à débusquer les butoirs pour la pensée qui ont servi de support, grâce aux appariements logiques possibles entre eux, grâce donc à la combinatoire, à la création des institutions, des types de comportement, des idéologies et systèmes de représentation que nous observons sur le terrain dans la diversité (mais logiquement fondée) des réponses possibles  1.

Mais peut-on mettre au jour des propriétés communes à l’ensemble des membres de l’espèce sans faire de comparaisons avec les autres espèces animales ? À raisonner à partir de la seule espèce humaine, on rend la tâche plus difficile. Françoise Héritier a parfois évoqué des comparai‑ sons interspécifiques qu’elle faisait pour pouvoir dégager des propriétés invariantes, mais n’a jamais mené un travail de ce type à proprement parler. C’est essentiellement sur la question de la violence qu’elle a mentionné ce type de démarche, mais sans fournir de précisions sur les travaux éthologiques mobilisés, les types d’animaux non humains pris en considération et les types de comportements précisément étudiés. Elle écrivait ainsi  : « J’ai cherché à voir s’il était possible d’établir, de façon universelle, des lois qui permettraient de comprendre comment la violence vient aux hommes. […] J’ai cherché à mettre en évidence ce qu’il y avait de commun, d’abord chez l’homme et l’animal, puis chez l’homme seul, et observable dans toutes les organisations sociales  2. » Cet intérêt pour les comparaisons interspécifiques fait figure d’exception dans un struc‑ turalisme anthropologique peu enclin en général à sortir des limites de l’humanité  3. Les différentes possibilités ou solutions explorées par l’humanité au cours de son histoire dépendent de la combinaison d’un nombre limité d’éléments ou de données de base, même si la diversité des sociétés peut donner l’impres‑ sion d’une infinité de variantes sans principes directeurs précis  : « Avec un même “alphabet” symbolique universel, ancré dans cette nature biologique commune, chaque société élabore en fait des “phrases” culturelles singulières et qui lui sont propres  4. » Et comme le précise Françoise Héritier, ce ne sont pas essentiellement les traits culturels eux-mêmes qui sont invariants (quoique nous verrons, dans les cas de convergences culturelles, que l’invariant peut se manifester jusque dans les formes culturelles visibles), mais les mécanismes 1.  Ibid. : 8. 2.  Héritier 2010b : 7. 3.  « Tout en étant ouvert à la comparaison entre les humains et les autres espèces d’hominidés, Claude Lévi-Strauss a développé tout son projet anthropologique en direction des structures sociales, des actes de langage et des élaborations symboliques qui particularisent l’humanité dans le règne animal. Ce qui a incité la plupart des structuralistes à construire leurs objets d’étude sur la base du prédicat dualiste nature/culture » (Bocquet-Appel, Formoso & Stépanoff, 2017 : 232). 4.  Héritier 2012a [1996] : 22.

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sous-jacents qui « ordonnent » le « donné phénoménologique »  1. De ce fait, l’anthropologue prend ses distances autant à l’égard d’un culturalisme pointil‑ liste (« la juxtaposition tatillonne de cultures que l’on entend comme intra‑ duisibles, inconnaissables et incommunicables ») que d’un universalisme niant la différenciation culturelle et l’histoire (« la proclamation de l’universalité de la nature humaine traduite dans de grands archétypes où toutes les cultures et les sociétés peuvent être confondues  2 »). Dans ma propre démarche, je serai amené à parler des grands faits, biologiques et sociaux, incontournables pour l’ensemble des membres de l’espèce, et qui constituent le socle dur sur lequel tout développement culturel et toute transformation historique reposent. L’image du « butoir » chez Françoise Héritier est très suggestive, tout particulièrement dans un contexte scienti‑ fique où l’expression « construction sociale de la réalité » (qui serait mieux nommée « construction culturelle de la réalité ») est devenue un lieu commun, et même un obstacle épistémologique majeur  3. Certes, tout se forme et se déforme dans la réalité sociale, mais jusqu’à un certain point seulement, c’est-à-dire dans des limites fixées notamment par ces grands faits difficile‑ ment dépassables ou modifiables, même si nous verrons qu’une partie d’entre eux ont néanmoins commencé à être tardivement modifiés dans la longue histoire de l’humanité. Un dernier point important de l’apport de Françoise Héritier a été d’évo‑ quer autant les impossibilités que les possibilités culturelles. Ainsi, en matière de parenté, elle ne manque pas de souligner que certains possibles logiques –  tels que les filiations parallèle et croisée  – se sont rarement réalisés, et qu’il s’agirait de comprendre pourquoi d’autres, comme la filiation cogna‑ tique, sont particulièrement fréquents. Contrairement à ce que pensent les anthropologues antiévolutionnistes, tous les coups ne sont pas permis dans l’histoire et certaines étapes ne peuvent être franchies avant que d’autres n’aient été atteintes. L’évidence du fait que l’ordinateur ne peut précéder le boulier, que le marteau piqueur ne peut être inventé avant la hache ou la massue, que les sociétés à État ne peuvent advenir avant les sociétés sans État, ou que l’agriculture ne peut précéder la chasse et la cueillette, devrait au moins faire réfléchir les plus antiévolutionnistes quant aux conditions 1.  Ibid. : 36. 2.  Ibid. : 43‑44. La position d’Héritier est proche de celle d’Alain Testart qui refuse à la fois « la voie du relativisme culturel, représenté massivement par l’anthropologie américaine, mais qui n’est pas sans rapport avec l’ethnologie allemande des Kulturkreisen », relativisme qui « s’insurgeait contre le comparatisme et enfermait chaque société dans le cercle clos de sa culture », et la « tendance à l’universalisme » qui pense que « les différences observées restent superficielles, soit que l’on prétende montrer que l’on retrouve finalement les mêmes institutions chez les sauvages et chez nous, soit que l’on détecte un niveau plus profond et plus fondamental où s’annulent les différences » (Testart 1992b : 166‑167). La question n’est effectivement ni de nier ou d’annuler les différences culturelles, ni de s’enfermer dans les spécificités ou les particularismes. 3.  Lahire 2005 : 94‑111.

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d’émergence de certains phénomènes. Quittant le terrain de la parenté pour prendre l’exemple de l’État, Françoise Héritier écrivait très pertinemment : Il est impensable, par exemple, que des groupes de taille réduite, vivant dans un milieu hostile comme la grande forêt équatoriale ou le désert, et qui subsisteraient uniquement du prélèvement sur la nature par la cueillette ou par la chasse de façon itinérante, aient jamais pu construire des États  : on n’en connaît pas d’exemple. En revanche, l’État apparaît – même de façon rudimentaire – dès que la possibilité existe de stocker des surplus agricoles dans des greniers. S’établissent ipso facto des rapports de dépendance, sujétion ou exploitation. Il s’agit là de choses tout à fait triviales, de faits d’évidence. Mais les combinaisons impossibles, de même que celles qui sont le plus souvent réalisées, ne se laissent pas toutes décrypter avec la simplicité de l’exemple que je viens de donner concernant l’État  1.

Les fondamentaux de Maurice Godelier Issu de la même tradition structuraliste que Françoise Héritier, un temps marqué par le marxisme et ses centres d’intérêt privilégiés (tels que la question économique ou la question du pouvoir), Maurice Godelier (1934-) a développé toute une réflexion sur ce qu’il appelle les « fondamentaux », congruente avec celle de Françoise Héritier sur les butoirs pour la pensée. Comme Lévi-Strauss et Héritier, Godelier pense que l’anthropologue a pour tâche de « déceler des invariants qui structurent les rapports sociaux  2 » dans des sociétés très différentes. Et, comme Héritier, il aborde de front l’épineuse question de l’existence d’une « nature humaine » : Mais si la nature humaine était considérée par ces philosophes comme une essence, je l’envisageais en fait comme une série des préconditions (biologiques, historiques, etc.) permettant à un être humain d’exister. J’ai donc tenté d’identifier les préconditions qui permettent à un être humain d’apparaître dans l’histoire au sein d’une société déterminée. Et cela vaut en réalité pour toute époque et pour toute société  3.

Godelier liste ainsi cinq préconditions à toute vie sociale humaine  : la première est qu’un individu est toujours issu de l’association d’un homme et d’une femme ; la deuxième, qui n’est que la conséquence d’un fait établi par la paléoanthropologie mais que Godelier ne nomme pas, à savoir la propriété d’altricialité secondaire, est qu’un individu ne peut survivre durant les premières années de sa vie que « grâce aux soins d’autres humains, des 1.  Héritier 2012a [1996] : 37. 2.  Godelier 2019 : 12. 3.  Ibid. : 21.

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adultes en général », qui se sentent de leur côté « obligés » de le protéger ; la troisième est « l’héritage d’une place avant même tout processus de trans‑ mission intergénérationnelle » qui fait qu’« un individu naît toujours à une époque et au sein d’une société qu’il n’a pas choisies » ; la quatrième est que tout individu découvre toujours « une langue qu’il n’a pas inventée » (mais on pourrait parler plus largement des savoirs et artefacts attachés à une place sociale, une société ou une époque données) ; et enfin la cinquième, qui n’est au fond qu’une précision des précédentes, est qu’« un individu naît et grandit dans un groupe qu’on appelle habituellement une famille », et que, par là même, « il appartient à un groupe social (un clan, une caste, une classe sociale) marqué d’un statut plus ou moins positif ou négatif au sein de sa société »  1. Tout cela fait partie de la nature humaine, tant décriée par les sciences sociales, une nature humaine qui inclut d’emblée notre aptitude sociale, notre capacité d’apprentissage et notre condition culturelle, et limite « notre liberté ». Les cinq préconditions sont des invariants « transhistoriques et trans‑ culturels » à l’œuvre « depuis qu’Homo sapiens existe, parallèlement à d’autres espèces d’hominiens »  2. Godelier précise que la nature humaine n’épuise pas la réalité de l’homme et que s’ajoute à cela l’histoire, qu’il caractérise comme un « domaine ouvert ». Pourtant, l’histoire n’est que la conséquence de la nature culturelle de l’homme, et plus précisément de son caractère cumulatif. En présentant une nature humaine structurée par des invariants et une histoire « ouverte », il laisse penser – à tort – que l’histoire ne serait pas un domaine marqué par les déterminismes. Un point important de la réflexion de Godelier, et qui lui permet de contrer les anthropologues les plus relativistes, c’est le fait que, quelles que soient les différences culturelles entre sociétés, « l’altérité sociale, historique, des autres n’est jamais absolue. Elle est toujours relative, et de ce fait déchif‑ frable, intelligible à certaines conditions  3 ». J’ajouterai que la possibilité même de traduire et de comprendre une langue qui nous est totalement étrangère  4, de comprendre des gestes ou des comportements, des intentions ou des émotions qui sont apparemment très éloignés des nôtres est la preuve que des structures sociales invariantes ou profondes sont partagées par toutes les sociétés humaines  5. Si la différence était totale, sans points de ressem‑ 1.  Ibid. : 22‑24. 2.  Ibid. : 25. 3.  Godelier 2010b : 50. 4.  Dans un très beau livre sur la traduction, le linguiste Georges Mounin répondait à la question de savoir « comment et pourquoi et jusqu’où les langues différentes communiquent-elles entre elles, en dépit de toutes les raisons qu’on aurait de craindre le contraire », et il y répondait en soulignant les convergences culturelles profondes entre les différentes sociétés humaines indépendamment des « structures linguistiques particulières » dans lesquelles elles s’expriment (Mounin 1963 : 203‑204). 5.  L’anthropologue Jean Bazin a été le grand défenseur de cette idée, constatant « le fait anthropo­ logique qu’aucune action humaine, si étrange qu’elle puisse m’apparaître, ne saurait m’être radicalement

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blance, entre les sociétés sans État, sans écriture et sans richesse et les sociétés à écriture, à État et à richesse, comment pourrions-nous saisir ce que les membres des premières font, sentent et pensent  1 ? Si être « relativiste » dans les sciences sociales c’est reconnaître que les questions posées et les réponses données par différentes sociétés à diffé‑ rentes époques sont toutes spécifiques et prennent sens dans des univers culturels distincts, alors on voit mal comment les anthropologues et les autres praticiens des sciences sociales pourraient échapper au relativisme. Mais si l’on veut pousser le relativisme plus loin et affirmer que tous ces univers sociaux et mentaux sont radicalement étrangers les uns aux autres et que, n’ayant rien de commun entre eux, ils restent incomparables et inaccessibles à d’autres que ceux qui les ont produits et vécus, alors on en vient à nier ou à détruire la possibilité même qu’il existe des sciences sociales  2.

Rejoignant Françoise Héritier, Godelier dit qu’au fond « toutes les constructions culturelles du monde, des autres et de soi constituent autant de réponses particulières, différentes, voire divergentes, à des interrogations existentielles que toutes les sociétés se posent ou se sont posées, et qui, elles, sont semblables et convergentes  3 ». Ces interrogations sur la vie et la mort, sur le pouvoir ou la différence sexuée, sur les forces naturelles et le lot de catastrophes qu’elles engendrent, sont « universelles », mais tous les groupes n’y ont pas répondu de la même façon. Et l’on verra qu’on peut allonger la liste des points partagés cités par Godelier en évoquant, diversement, les nécessités de se nourrir, de se protéger, de s’accoupler pour se reproduire, d’élever ses enfants, etc.

étrangère, autrement dit que, s’il s’agit d’humains, je dois pouvoir apprendre à agir comme eux ». Par ailleurs, si je peux finir par comprendre un énoncé linguistique formulé par d’autres êtres humains dans une langue qui m’est totalement étrangère, c’est du fait d’une « communauté des modes d’action, par référence auxquels il me serait possible de décrire ce qu’ils sont en train de faire en annonçant cette phrase » (Bazin 2002 : 137). 1.  À cet argument de la capacité de l’anthropologue à comprendre des sociétés aux langues, mœurs et coutumes, institutions, rites et croyances extraordinairement différents de la sienne, capacité qui repose sur des « structures sociales profondes » (Bernard Chapais) communes à toutes les sociétés humaines, il faudrait ajouter les capacités enfantines à apprendre plusieurs langues et à s’adapter à des univers culturels très différents. Laurence Kaufmann et Fabrice Clément ont pointé ces deux cas, mais les ramènent à une structure cognitive universelle : « Grâce à une architecture cognitive partagée qui assure la “commonalité” minimale des catégorisations sociales, l’enfant comme l’anthropologue peuvent désambiguïser les actes de référence d’autrui et réduire ainsi l’indétermination de la signification qui rendrait leur intégration culturelle impossible » (Kaufmann & Clément 2007 : 267). 2.  Godelier 2010b : 63. 3.  Ibid. : 62.

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Lois : Alain Testart C’est sans doute chez Alain Testart (1945‑2013) qu’on trouve en anthropo­ logie, et même en sciences sociales, la recherche la plus constante et explicite de lois. À la différence de Françoise Héritier ou de Maurice Godelier, les lois qu’il formule ne puisent en rien dans le fonds de propriétés bio-sociales de l’espèce, mais sont tirées des comparaisons inter-sociétés qu’il pratique avec assiduité. Adoptant sur la question une perspective classiquement durkheimienne, Testart autonomise le social humain, toujours pris dans des formes culturelles spécifiques, qui a ses propres lois, sa propre logique, distincte du biologique. Tout se passe comme si, avec l’avènement d’Homo sapiens, apparaissait une dimension spécifique (culturelle et historique) qui le distinguait radicale‑ ment des espèces qui l’ont précédé ou qui continuent leur propre trajectoire évolutive. La méfiance de Testart vis-à-vis de toute incursion de la biologie dans le raisonnement sociologique ou anthropologique provient aussi du fait que certains biologistes, tels que le Britannique Richard Dawkins ou le généticien italien Luigi Luca Cavalli-Sforza, n’ont pas hésité à transposer le modèle darwinien sur le développement historique des sociétés, les changements culturels étant comparés à des mutations biologiques. Alain Testart a critiqué, avec raison, ce néodarwinisme conquérant qui prétend pouvoir parler de l’évolution culturelle et historique sans s’appuyer sur les travaux des sciences sociales  1. L’application mécanique de modèles biologiques sur des réalités sociales n’est d’aucune utilité, de même que l’introduction de l’explication génétique pour comprendre la « part » d’inné dans les comportements des individus, les chercheurs en sciences sociales ayant toutes les raisons de refuser d’expliquer le social par du génétique  2. Mais ces dérives explicatives ne devraient pas diminuer l’intérêt que peut représenter la biologie évolutive pour les sciences sociales, surtout dans une perspective de recherche de lois générales. Ce n’est, à mon sens, ni l’explication des changements culturels ni l’expli‑ cation des conduites individuelles qui sont en jeu dans le programme de recherche de lois générales de fonctionnement des sociétés humaines. La recherche de propriétés sociales invariantes doit pouvoir fournir les contraintes avec lesquelles les humains n’ont pas eu d’autre choix que de composer depuis l’origine. La biologie évolutive, comme la paléoanthropologie ou l’éthologie nous permettent tout simplement de mieux faire apparaître ces propriétés sociales invariantes en réinscrivant la trajectoire historique humaine 1.  Testart 2011. 2.  Même dans les versions les mieux intentionnées de ces recherches, comme dans le cas de l’ouvrage de Kathryn Paige Harden (2021).

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dans une plus vaste histoire évolutive. Vu sous cet angle, le choix respectable de l’autonomie radicale, qui a conduit Testart à réaliser un travail d’une profondeur historique et anthropologique inégalée, le prive néanmoins d’un levier comparatif indispensable pour faire apparaître les propriétés spécifiques à l’ensemble de l’espèce et des sociétés humaines. Dans un texte d’hommage à Alain Testart, Pierre Le  Roux résume très bien son horizon scientifique, qui s’avère très proche de celui de Françoise Héritier, n’hésitant pas à faire référence aux plus grandes réalisations des sciences de la matière : Un jour de 1997, il m’avait confié à peu près ceci  : « Il existe dans le monde une masse considérable de données ethnographiques de qualité. Mais trop rares sont les tentatives de synthèse pour mettre au jour des lois sociologiques générales. Il est plus que temps de s’y atteler ! L’anthropologie est, aujourd’hui, à ses prémices, comme la physique à l’époque de Newton. Ce n’est pas parce qu’on ne les connaît pas encore qu’il n’existe pas de lois dans les sciences de l’Homme. Il faut les chercher et les trouver. C’est le défi enthousiasmant qui se dresse devant nous désormais. » Alain Testart s’y est attelé, explorant sans trêve une jungle de données souvent méconnues, ouvrant de nouvelles pistes pour extraire, de ce labyrinthe complexe, des principes généraux. Il utilisait, pour ce faire, les méthodes et connaissances de disciplines distinctes, s’appuyant sur une logique impla‑ cable  : sa formation d’ingénieur, la rigueur du droit et la précision de l’archéologie. Il cherchait ces lois mystérieuses, s’en faisant un devoir et un bonheur intellectuel, comme d’autres cherchaient, en leur temps, les sources du Nil  1.

Mais que sont ces lois générales qui, à la différence des lois juridiques élaborées par les hommes, sous-tendent et structurent les rapports qu’ils entretiennent entre eux et leurs comportements ? Testart commence par expliquer ce qu’elles ne sont pas ou ce qu’il faut surtout éviter qu’elles soient : Il n’est guère besoin d’être devin pour prévoir que, si les sciences sociales arrivent un jour à formuler quelque principe général, cela ne pourra consister en ces tristes banalités que l’on nous sert encore aujourd’hui, tels le désir de puissance, la nécessité pour les hommes de s’assembler en société, ni la nécessité de conjurer la violence, pas plus que le profit ou la lutte contre la nature pour lui arracher ses ressources  2.

Le type de loi que cherche à établir Testart est influencé par une partie du modèle évolutionniste de Lewis H. Morgan. Dans la préface d’Ancient Society, Morgan aborde, selon ses propres termes, « quatre classes de faits » 1.  Le Roux, 2014 : 9‑12. 2.  Testart 1991a : 83‑84.

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qui se déploient en « lignes parallèles » sur la « route du progrès humain » : 1)  les « inventions et découvertes » et les « arts de subsistance » qui vont avec ; 2)  l’organisation sociale et politique ; 3)  les formes de famille ; 4)  les formes de propriété. Comme dit Testart, Morgan pense en termes de « systèmes » et de « rapports entre systèmes », « une société [étant] un ensemble de systèmes, dont l’articulation est loin d’être simple mais qui doivent bien quelque part se correspondre ou participer d’un même principe général  1 ». Testart lui-même essaie d’établir des lois concernant les liens nécessaires entre phénomènes sociaux à l’intérieur de sociétés données. Par exemple, le prix de la fiancée sans retour et l’institution de l’esclavage pour dettes  2, le prix de la fiancée et le prix du sang, l’amélioration de la condition des esclaves lorsque les sociétés deviennent despotiques  3, la tendance historique à construire des pyramides à degrés dans les sociétés marquées par le despo‑ tisme, une cosmologie étagée et une tendance au monumentalisme  4,  etc. Établir des lois de corrélation entre phénomènes d’ordres différents a pour objectif d’établir des relations nécessaires entre les différents systèmes qui font société, avant de pouvoir saisir des « lois de transformation » d’un type de société à l’autre. On voit donc que les « lois » testartiennes n’ont pas grand-chose à voir avec celles qu’entendent mettre en évidence Françoise Héritier ou Maurice Godelier. Ce sont des lois historiques et empiriques qui sont faites pour penser 1)  certains traits propres à chaque type de société (dans la perspective d’une classification des sociétés) et 2) les transformations ou le passage d’un type de société à l’autre. Cette conception de ce que sont les lois est beaucoup plus proche de celle que l’on trouve le plus souvent dans l’œuvre de Marx (ou d’Engels). Mais si l’on appelle « loi » (même empirique) le lien entre prix de la fiancée et prix du sang par exemple, alors ce sont des milliers de lois qu’il faudrait envisager de pouvoir formuler, ce qui ôterait, me semble-t-il, une partie de son intérêt à la notion de loi, si l’on pense aux lois de la sélection naturelle, à la loi de la gravitation universelle ou à la loi de la relativité générale. Alain Testart s’est concentré essentiellement sur la recherche des lois caractéristiques de chaque type de société. Les « rapports sociaux fondamen‑ taux », qui sont des « rapports sociaux de dépendance », sont pour lui la 1.  Testart 1992b : 178. 2.  Testart, Lécrivain, Karadimas & Govoroff 2001 : 9‑33 ; Testart & Brunaux 2004 : 615‑640. 3.  « Formulée en termes simples, la loi que nous envisageons peut l’être ainsi : les droits du maître sur l’esclave sont limités dans les sociétés où il existe un pouvoir politique fort » (Testart 1998 : 11). Testart énonce, sans le savoir, une loi empirique formulée par Norbert Elias puisque le cas des esclaves en régime despotique n’est qu’un cas particulier des effets du monopole de la violence physique légitime. En concentrant le pouvoir entre ses mains, le despote tend à limiter tout autre pouvoir. Pour l’esclave, cela signifie que son maître n’a plus de droit absolu de vie ou de mort sur lui. Cf. aussi, sur la situation adoucie des endettés dans les régimes despotiques, Testart 2001b : 101‑130. 4.  Testart 2012 : 98‑107.

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« clef générale d’interprétation » ou le « principe d’intelligibilité » de chaque type de société (chasseurs-cueilleurs sans richesse, sociétés antiques, féodales, lignagères ou capitalistes)  1. Mais cette recherche n’était dans son esprit qu’une étape cruciale pour accéder un jour à la compréhension de l’évolution des sociétés. Convaincu qu’une science générale et nomothétique de la société, qui cherche à découvrir des lois, est non seulement possible mais nécessaire, Testart semble néanmoins freiné dans son entreprise par deux éléments  : 1)  son intérêt premier pour la question de l’évolution des sociétés qui le conduit à mettre la question de la variation au cœur de son projet et l’empêche du même coup d’examiner sérieusement la question des lois générales et des invariants  2 ; et 2)  son hostilité à l’égard du structuralisme, qui est précisé‑ ment associé dans son esprit à la question des invariants. Au croisement de son intérêt évolutionniste et de sa méfiance théorique antistructuraliste, il ne voit pas en quoi son questionnement est profondément complémentaire de celui du structuralisme, au moins dans les versions qu’en proposent Héritier et Godelier  : la recherche de lois générales de fonctionnement des sociétés humaines ne s’oppose pas à la recherche des lois d’évolution de ces mêmes sociétés. Dire de façon générale, comme le fait Testart, que l’universalisme pose problème du fait de son incapacité à penser les variations, c’est éviter par exemple de répondre à la question de savoir pourquoi l’exogamie est un fait universel, et pourquoi l’évitement de l’inceste est un fait tout aussi universel : Ce qui s’annonce entre 1900 et 1914, c’est ce que j’appellerai une pensée universaliste, pour laquelle les variations restent secondaires par rapport à des institutions qui sont tenues pour fondamentales et qui sont, grosso modo, similaires en dépit de ces variations. C’est le contraire d’une pensée évolutionniste, pour laquelle ces variations sont fondamentales, même s’il ne s’agit que de microvariations, parce que c’est à partir d’elles, et d’elles seulement, que l’on peut espérer reconstruire une évolution. Le xxe siècle sera tout entier dans l’universalisme. Le fonctionnalisme le sera, qui cherchera les fonctions constantes qui doivent être remplies dans toute société. Le structuralisme, tout pareillement, dès sa première grande affir‑ mation théorique, avec les Structures élémentaires de la parenté : car, selon la célèbre thèse de Claude Lévi-Strauss, les différents modes de mariage, qui forment système et sont assez différents, ne représentent néanmoins que des variations sur le grand thème de l’exogamie, c’est-à-dire la nécessité de l’échange des femmes  3. 1.  Testart 2021. 2.  Fait exception son ouvrage sur la division sexuelle du travail, L’Amazone et la Cuisinière (Testart 2014a), dans lequel le raisonnement est classiquement structuraliste, jusque dans le primat donné au symbolique. 3.  Testart 2012 : 51.

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Si l’on pense que les « variations sont fondamentales », comme dit Testart, alors le risque est grand de ne pouvoir atteindre le projet nomothétique visé, tant l’argument central de tout discours antinomothétique, qu’il soit histori‑ ciste ou culturaliste, repose sur l’idée d’une variation culturelle ou historique permanente. L’avenir permettra de dire si Testart avait raison de chercher des lois historiques propres à des types de sociétés différents en vue, in fine, de mettre au jour les « grandes lignes de l’évolution » ou si, comme je le crois, ce but ne peut être atteint que par des voies plus détournées ou indirectes. Il me semble, en effet, que les transformations d’un type de société à l’autre ne peuvent s’expliquer que comme l’effet combiné de l’ensemble des lois générales qui sont actives depuis le début de l’humanité. Si mon intuition se révèle exacte, c’est moins des lois de transformation d’un état A à un état B qu’il s’agit en premier lieu de dégager que  : 1)  les grands faits biosociaux universels qui structurent la vie sociale, 2) les grandes lignes de force à partir desquelles les sociétés humaines évoluent, mais qui sont présentes à des degrés de développement très différents dans toutes les sociétés humaines, et 3) les lois générales qui sont actives depuis que les sociétés humaines existent (et même, pour un certain nombre d’entre elles, dans différentes formes de sociétés non humaines). Ce qui frappe les observateurs, ce sont les changements d’un type de société à l’autre, de A à B, de B à C,  etc., mais ces changements ne se comprennent sans doute que si l’on ne cherche pas directement à les prendre pour objet et qu’on les envisage comme des conséquences ou des effets de logiques beaucoup plus générales. Comme dit Jonathan Turner : « Les étapes de l’évolution sont donc moins importantes que les forces et les processus opérant à travers toutes les phases de l’évolution sociétale  1. » À quelques reprises cependant, Testart a envisagé autre chose que le type de lois historiques (au sens où elles correspondent à des types de sociétés donnés) qu’il cherchait le plus souvent à mettre en évidence. C’est le cas, par exemple, à propos de la division sexuelle du travail et de la symbolique du sang. Ici, il présente son propos comme universel et dégage des lois générales concernant l’évitement de la « conjonction du même avec le même  2 » (le sang qui coule ne peut être mis en contact avec un autre sang qui coule). Alain Testart est même allé encore plus loin dans son effort de généralisation et de formulation de lois à propos de cette « conjonction du même avec le même », qui ne se limite pas à l’idéologie du sang, et qui se joue à travers le « rapport d’homologie, de similitude ou d’identité  3 » de diverses substances. La place fonctionnelle du sang peut, en effet, être aussi bien occupée par le sel ou la salive, ce qui conduit Testart à parler plus abstraitement de « lois de 1.  Turner 2010 : 323‑324. Traduit par moi. 2.  Testart 2014a. 3.  Testart 1991b : 20.

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la composition de S avec S  1 », où S désigne une substance quelconque. Le sang n’est alors plus qu’un exemple parmi d’autres possibles et l’anthropo­ logue ne cherche à « expliquer aucune croyance en particulier mais plutôt l’armature logique qui est au fondement de chacune  2 ». Il en va de même lorsqu’il établit un lien systématique entre forme de religion et type de société ou d’organisation politique  3. Par exemple, une religion à sacrifice renvoie le plus souvent à une société hiérarchisée, à organi‑ sation politique verticale. Il décrit très bien sa démarche de généralisation progressive dans un ouvrage consacré aux rites d’Australie : À travers l’étude des rituels australiens nous cherchons à mettre au jour les spécificités des structures sociales propres aux sociétés aborigènes et, à plus long terme, à expliquer les rapports entre société et religion, ou même comme un objectif plus lointain encore à construire une sociologie générale qui stipulerait les lois générales qui régissent les relations entre les différentes structures sociales, parmi lesquelles il faut compter la religion  4.

Enfin, dans ses Principes de sociologie générale, Testart établit deux grandes lois générales qui couvrent toutes les sociétés humaines  : « Première loi  : Toute société met en œuvre au moins une forme de dépendance. Pas de société sans dépendance : c’est là notre conclusion principale, l’évidence sur laquelle on s’appuiera. Et d’une société à l’autre, diffère la façon dont les hommes dépendent entre eux  5 » ; « Deuxième loi  : Toute société possède une dimension juridique, en ce qu’elle a au moins un rapport social fondamental qui est de droit ; mais elle en a également au moins un qui ne l’est pas  6 ». Ces deux grandes lois, qui peuvent paraître triviales, sont pourtant fondamentales et nous aurons l’occasion d’y revenir. Dès lors qu’on est à la recherche de lois universelles, qui pèsent sur l’ensemble des formes de vie sociale humaines (et parfois même sur certaines formes de vie sociales pré-humaines), on sort inévitablement du modèle de la loi historique mobilisé le plus fréquemment par Testart.

1.  Ibid. : 10. 2.  Ibid. : 20. 3. Testart 2006 et la très percutante présentation condensée de sa thèse dans Testart 2006‑2007  : 11‑12. 4.  Testart 1992a : 29. 5.  Testart 2021 : 575. 6.  Ibid. : 576. Il ajoutait un commentaire à cette seconde loi : « Et, comme la norme n’est juridique que d’être appuyée sur un pouvoir politique, il n’est pas davantage de société sans politique que de société sans droit. Il n’était pas inutile de le rappeler à l’encontre en particulier de la vieille anthropologie sociale qui se plaisait à imaginer les sociétés primitives comme des sociétés “sans politique” » (ibid.).

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Du côté de la sociologie Force est de constater qu’au cours du xxe  siècle les sociologues ont abandonné progressivement, dans leur grande majorité, l’ambition de formuler quelque chose comme des lois générales concernant le fonctionnement des sociétés  1. Comme le note Charles-Henri Cuin, cela ne les empêche pas d’en formuler dès lors qu’ils assertent quelque chose sur le fonctionnement du monde social : Si l’on faisait le compte des « lois » sociologiques qui se donnent pour telles et que l’on peut aujourd’hui encore considérer comme valides à des degrés divers, on constaterait sans doute que la plupart ont été énoncées avant 1914. Si l’on écarte l’hypothèse peu sérieuse que ces auteurs auraient « découvert » la plupart des lois découvrables, et celle de l’incompétence foncière de leurs successeurs, cela signifierait que l’on a très tôt arrêté d’en rechercher – ce qui ne veut pas dire que l’on n’en ait pas rencontré… Le second constat, en effet, est que, tout en s’en défendant, les sociologues les plus soucieux d’explication passent leur temps à utiliser subrepticement des lois plus ou moins explicites et, pour les plus théoriciens d’entre eux, à chercher à en édifier. Les premiers seraient en effet bien en peine d’avancer la moindre interprétation sérieuse sans recourir à quelques principes synthétiques relativement stables d’analyse de la réalité empirique, et les seconds de délivrer un savoir théorique ayant quelque caractère de généra‑ lité et de constance. Tous n’avoueront cependant n’utiliser ou ne proposer que des « cadres d’analyse », des « modèles » ou autres « interprétations réglées », niant avoir jamais succombé à l’un ou l’autre avatar du péché « positiviste »  2.

Le problème réside dans le fait que laisser les « lois » à l’état implicite, ce n’est tout simplement pas les mobiliser. On ne parle pas le langage de la loi comme monsieur Jourdain faisait de la prose. Que des schèmes conceptuels se diffusent et rendent des services interprétatifs à de nombreux chercheurs (on peut penser au concept d’institution totale chez Goffman, ou à l’idée de délégation du « sale boulot » chez Everett Hughes), cela ne fait pas d’eux des lois : ils ne sont ni formulés comme des principes généraux ni rattachés à des propriétés centrales des sociétés humaines. Et même des propositions générales plus proches de lois dans l’expression –  Cuin évoque la théorie wébérienne selon laquelle : « Toute classe dominante développe un discours idéologique de légitimation rationnelle de sa domination sociale  3 », mais l’on peut tout aussi bien penser à la formule de Marx selon laquelle : « À toute 1.  Ce constat est partagé par Lopreato & Crippen 2002 et par Turner 2010, 2010 et 2012. 2.  Cuin 2006 : 92. 3.  Cuin 2000 : 78.

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époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes »  – ne peuvent jouer le rôle de lois tant qu’elles sont ramenées à de simples « points de vue » et non considérées comme des condensés de vérité transhistorique. Abandonner le projet d’établir des lois sociales, c’est se cantonner dans une tâche d’observation, de description et d’interprétation proximale des diffé‑ rentes situations sociales possibles et, comme dit encore Cuin, « renoncer à la scientificité ». Comme nous avons eu l’occasion de le voir à propos du Raisonnement sociologique, les arguments avancés pour distinguer les sciences sociales des autres sciences et dissuader les chercheurs de trouver des lois portent sur la nature prétendument particulière de leur objet. Leurs objets sont des sujets (avec une conscience, une subjectivité, une raison ou une intentionnalité) ; ils sont censés se distinguer par leur historicité (le caractère unique de chaque fait social, qui ne se répéterait jamais deux fois de la même façon dans l’his‑ toire) et par leur complexité. Chacun de ces arguments peut être aisément contredit : les comportements humains et les structures sociales humaines peuvent tout autant être objec‑ tivés, même s’ils concernent des individus dotés d’une conscience ; des régula‑ rités ou des constantes peuvent être établies sur de larges périodes de temps et la comparaison inter-sociétés faire apparaître autant de points communs que de différences ; enfin, la complexité (ou la richesse) du monde physique ou du vivant n’est pas moindre que celle du monde social, et l’on prend le problème à l’envers en tenant pour acquise leur plus grande « simplicité », alors qu’on s’appuie précisément pour penser cela sur l’effort de connaissance accompli par les physiciens, effort qui a permis de dégager des lois ou des principes, des grands mécanismes et des constantes. En ce sens, la prétendue complexité des sociétés eu égard aux réalités physiques ou biologiques n’est que la traduction d’un manque de clarté et de cadre scientifique permettant de rendre plus lisibles les résultats des sciences sociales. Charles-Henri Cuin souligne le fait que les régularités empiriques consta‑ tées comme les corrélations statistiques fortes sont de bons indicateurs de l’existence de lois et donne l’exemple (durkheimien) de la corrélation statis‑ tique plus forte entre suicide et célibat qu’entre suicide et mariage. Autrement dit, le célibat rend plus vulnérable au suicide et le mariage constitue une protection relative. On pourrait s’en tenir là, et considérer que l’informa‑ tion statistique est en elle-même intéressante. Cela pourrait même inciter certains à vanter l’institution du mariage. Mais la connaissance scientifique ne doit pas en rester à ce constat concernant suicide et célibat  : elle doit chercher, derrière la corrélation, « une loi plus générale selon laquelle l’inté‑ gration sociale protège du suicide  1 ». Cela permettrait de comprendre que, 1.  Ibid. : 108.

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plus généralement, toutes les propriétés sociales qui vont dans le sens d’un renforcement de l’intégration sociale des individus contribuent à les protéger contre le risque de suicide. La sociologie a assez généralement abandonné l’idée de formuler des lois générales, mais n’a pas découragé certains chercheurs d’énoncer des lois empiriques (au sens de régularités empiriquement constatées), qui sont toujours des lois historiques au sens où elles cherchent à mettre au jour des logiques propres à des sociétés et à des époques déterminées. C’est précisément ce que visait le sociologue étatsunien Charles Wright Mills, qui écrivait en 1959 : Les premiers théoriciens de la sociologie avaient essayé de formuler des lois sociologiques immuables, des lois qui rendissent compte de toutes les sociétés, comme les abstractions de la physique avaient abouti à des lois qui, par des voies souterraines, coupaient court à la richesse quali‑ tative de la « nature ». Il n’est pas de « loi » de la sociologie qui ne soit ultra-historique, qui ne doive se comprendre comme l’expression d’une structure spécifique, ayant des coordonnées temporelles. Les autres « lois » se révèlent être des abstractions creuses ou de confuses tautologies. Il n’y a d’autres « lois sociologiques » ou même de « régularités sociologiques » que les principia media que nous sommes amenés à découvrir, ou, si l’on veut, à construire, pour une structure sociale située dans une période historique spécifique  1.

Le politologue et sociologue français Michel Dobry a assumé quant à lui une position épistémologique nomologique à contre-courant des travaux les plus fréquemment menés en sciences sociales. Parlant d’« un pari sur la possibilité même de dégager des régularités  2 », il s’oppose à toutes « les épisté‑ mologies spécifiques aux sciences sociales, qui ont pour propriété commune de promouvoir l’abandon par les sciences sociales de toute ambition d’arracher à l’historicité et à la singularité des faits ou rapports sociaux les plus divers – institutions, “contextes” d’action, univers de sens, etc. – des fragments ou îlots de connaissance de type nomologique  3 ». Là encore, les régularités visées sont plutôt des lois de type historique, comme avec le modèle proposé concernant les situations de crise politique  4, et le projet reste modeste dans la mesure où il ne cherche à dégager que des lois particulières, concernant des « “logiques de situation” – s’imposant, de façon récurrente, dans une diversité de “contextes” historiques particuliers  5 ».

1.  Mills 2006 [1959] : 153. 2.  Dobry 2007 : 119. 3.  Ibid. : 143. 4.  Dobry 1986. 5.  Dobry 2007 : 119.

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Pierre Bourdieu : lois, invariants et universalité Mais c’est avec un auteur comme Pierre Bourdieu que le langage de la loi a été le plus régulièrement mobilisé en sociologie dans des situations très différentes. On sait que, sans avoir jamais argumenté très longuement sur ces questions dans des textes épistémologiques, Bourdieu n’a jamais cessé d’utiliser le concept de loi, même s’il admettait que son usage puisse être « dangereux », dès lors qu’on considère celle-ci « comme un destin, une fatalité inscrite dans la nature sociale », c’est-à-dire comme une « loi éternelle » plutôt que comme une « loi historique, qui se perpétue aussi longtemps qu’on la laisse jouer »  1. D’emblée, on voit que Bourdieu a plutôt à l’esprit des lois historiques, au sens où elles portent sur des sociétés et des époques détermi‑ nées, et qu’elles ne sont pas universelles. Mais il lui arrivera aussi de pointer des invariants et des lois générales, universelles, en admettant, du même coup, que des vérités transhistoriques puissent être conquises par la science sociale : « Je pense qu’il n’y a pas de débats éternels : il n’y a de débats qu’historiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des invariants transhistoriques des débats historiques, qu’il n’y ait pas des lois transhistoriques, même du plus historique, c’est-à-dire de l’événement historique dans sa singularité, de la crise par exemple  2. » Avant de présenter les lois formulées par Pierre Bourdieu, je voudrais revenir sur un point concernant le rapport entre théorie et empirie. Pierre Bourdieu conseillait en 1992 d’« investir les questions théoriques les plus décisives dans une étude empirique minutieusement menée » et de « demander la solution de tel ou tel problème canonique à des études de cas – comme je l’ai fait par exemple en m’armant, pour tenter de comprendre le fétichisme, non des textes classiques de Marx ou de Lévi-Strauss, mais d’une analyse de la haute couture et de la “griffe” du couturier  3 ». Ce passage, qui a parti‑ culièrement attiré mon attention depuis ma première lecture, et que je n’ai cessé de citer pour le donner en modèle du bon équilibre entre théorie et empirie, pose néanmoins à mes yeux deux types de problèmes. Le premier est d’attirer davantage l’attention sur l’importance de l’empirie que sur celle de la théorie, parce que Bourdieu s’adresse essentiellement aux philosophes (et au philosophe qu’il aurait pu être) et aux théoriciens purs du social, qui se contentent de commenter des textes ou de théoriser à partir de textes théoriques. Cette « adresse » aux philosophes se manifeste dans la suite du même passage qui prône, contre les usages ronflants et 1.  Bourdieu 1980  : 45. Il écrit encore, beaucoup plus tard, que « cette forme de fatalisme peut prendre la forme d’un sociologisme qui constitue les lois sociologiques en lois d’airain quasi naturelles ou d’un pessimisme essentialiste, fondé sur la croyance en une nature humaine immuable » (Bourdieu 1997 : 278). 2.  Bourdieu 2016 : 436. 3.  Bourdieu 1992 : 250.

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prétentieux des concepts, une discrétion théorique, voire un certain efface‑ ment : « Je me retrouve complètement dans ces auteurs qui savent investir les questions théoriques les plus décisives dans une étude empirique minutieu‑ sement menée, et qui font des concepts un usage à la fois plus modeste et plus aristocratique, allant parfois jusqu’à cacher leur propre contribution dans une réinterprétation créatrice des théories qui sont immanentes à leur objet  1. » En prenant le problème sous cet angle, Bourdieu a contribué à placer l’enquête empirique sur le devant de la scène scientifique, en laissant la question théorique au second plan. Le second est de ne pas préciser ce dont il parle à propos des « questions théoriques les plus décisives » : qu’est-ce qui fait d’une question théorique une question plus décisive qu’une autre ? Est-ce seulement la tradition théorique qui en décide ? Ou bien y a-t-il des raisons plus essentielles (d’un point de vue réaliste) qui feraient que la réalité impose un certain nombre de problèmes que les théories s’efforcent, avec plus ou moins de succès, de résoudre ? Là encore, cela reste un implicite que Bourdieu ne lève pas. Quand on est à la fois convaincu qu’il faut éviter de tomber dans les généralités de la philo‑ sophie sociale et que les théories ne sont que des constructions culturelles arbitraires, on ne peut voir dans la formulation de Bourdieu qu’un appel à une sociologie d’enquête dans laquelle la théorie se ferait discrète, en oubliant de se demander d’où viennent ces « questions théoriques les plus décisives ». Si l’on fait en revanche une lecture réaliste de cet extrait, on peut considérer que c’est la réalité sociale même qui force les chercheurs, y compris les plus relativistes, nominalistes et constructivistes d’entre eux, à tenter plus ou moins adéquatement de l’appréhender, et que certains de ses éléments structurants sont pour cela plus importants que d’autres à étudier. L’étude de cas est nécessaire, mais elle ne peut dispenser les chercheurs de se demander ce que sont les grands problèmes, les mécanismes généraux ou les lois qui informent et organisent le monde social. Et, pour prendre conscience de ces forces réelles, il faut être radical, c’est-à-dire aller à la racine des choses, et retrouver les grands fondamentaux de l’espèce et des sociétés humaines dans leur ensemble. Malgré son ampleur de vue et sa démarche sociogénétique, qui l’a souvent conduit à remonter dans le passé pour comprendre le présent (par exemple dans son analyse de l’État), l’erreur de Bourdieu a été, comme pour la grande majorité des sociologues de sa génération  2, d’avoir ignoré les apports respectifs de la biologie évolutive, de l’éthologie, de la paléoanthropologie ou de la préhistoire, et d’avoir œuvré dans le cadre laissé ininterrogé d’une science sociale aveugle aux processus 1.  Ibid. 2.  On peut dire qu’il a fait du mieux qu’il a pu dans les limites fixées par les attendus scientifiques de son époque ; et c’est sans nul doute celui qui a mené le plus loin possible les sciences sociales de son temps.

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plus larges dans lesquels les sociétés humaines s’inscrivent. Et pour le dire plus directement encore, Bourdieu a sans doute passé trop de temps à lire et à commenter les philosophes  1, alors qu’un champ immense de connaissances positives sur l’espèce et les sociétés humaines ne demandait qu’à être lu et approprié pour en tirer toutes les conséquences qui s’imposaient. La loi la plus fréquemment énoncée par Bourdieu est la loi de la repro‑ duction des structures sociales inégalitaires, et notamment de la structure de distribution inégale du capital culturel. Ainsi, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, il écrivait : Pourtant, ceux qui déplorent le pessimisme désenchanteur ou les effets démobilisateurs de l’analyse sociologique lorsqu’elle formule par exemple les lois de la reproduction sociale sont à peu près aussi fondés que ceux qui reprocheraient à Galilée d’avoir découragé le rêve de vol en construi‑ sant la loi de la chute des corps. Énoncer une loi sociale comme celle qui établit que le capital culturel va au capital culturel, c’est offrir la possi‑ bilité d’introduire parmi les circonstances propres à contribuer à l’effet qu’elle prévoit – dans le cas particulier, l’élimination scolaire des enfants les plus dépourvus de capital culturel  – les « éléments modificateurs », comme disait Auguste Comte, qui, si faibles soient-ils en eux-mêmes, peuvent suffire à transformer dans le sens de nos souhaits le résultat des mécanismes  2.

Et dans une conférence (« Ce que peut faire la sociologie ») donnée en 1983, à l’initiative du critique littéraire Ronald Klapka, au théâtre de SaintAmand-les-Eaux, répondant à des instituteurs de la circonscription, Bourdieu précisait ceci : Il s’agit de connaître les lois du monde social, de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons, pourquoi nous pensons ce que nous pensons et du même coup, plus la sociologie est avancée, plus elle tend à donner une impression de déterminisme. […] La sociologie s’efforce d’établir des lois (historiques) du fonctionnement social, celle par exemple qui fait que le capital culturel va au capital culturel, la loi selon laquelle plus les gens

1.  Ses cours de Sociologie générale sont révélateurs de la place centrale, et même envahissante, que prennent les références philosophiques dans son œuvre. Cf. Bourdieu 2015 et 2016. 2.  Bourdieu 1982  : 19‑20. Souligné par moi. Je me dois de préciser que les prudences quant à l’usage du terme de « loi » qu’exprimait parfois Bourdieu lui-même, combinées à une ambiance épistémologique antinomologique, m’ont fait écrire à propos de cet extrait quelque chose avec lequel je me sens aujourd’hui en complet désaccord : « Toutefois, il est sans doute imprudent de parler de “loi sociale” et d’adopter de cette façon le langage d’une partie des sciences physico-chimiques, pour évoquer une relation statistiquement attestée (qui n’interdit donc pas les exceptions) et historiquement pertinente (et donc susceptible de variations historiques). Il n’existe d’ailleurs pas de faits sociaux si généraux qu’on puisse énoncer leur présence ou leurs effets dans le langage de la loi sociale » (Lahire 1996 : 383).

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possèdent de compétence culturelle par leur famille ou par leur éduca‑ tion, ou par leur éducation redoublant les effets de la famille, etc., plus ils acquièrent facilement le capital culturel et les profits procurés par ce capital. […] Je pense que la connaissance des lois sociales est la condition de toute transformation du monde social  1.

Bourdieu précise qu’il s’agit d’une loi historique de fonctionnement social, mais on peut se demander si cette loi n’est pas plus générale qu’il ne le laisse entendre. Car on peut considérer que cette loi empirique particulière concernant le capital culturel (elle s’objective dans les statistiques concernant la réussite scolaire différentielle en fonction de l’origine sociale et du capital culturel familial des élèves), n’est qu’un cas particulier ou une conséquence – dans des sociétés scolarisées qui ont fait de la culture un capital – de la loi tendancielle de la reproduction de toute structure sociale (économique‑ ment inégalitaire ou non, lignagère ou de classe, d’ordre ou de caste, etc.). Loi générale de conservation, de persévérance ou de reproduction, elle rend compte du fait transhistorique que toute situation a tendance à se repro‑ duire sous l’effet notamment des mécanismes de fixation corporelle des dispositions acquises qui ont tendance à se réactiver, à sélectionner les contextes favorables à leur actualisation et, du même coup, à se renforcer et à perdurer  2. La notion de « loi » a aussi beaucoup été utilisée par Bourdieu pour parler des « lois générales des champs », sachant que cette généralité nomologique est toute relative, puisqu’elle ne concerne que les sociétés suffisamment différenciées pour avoir constitué en leur sein des champs. Mais prétendre qu’il existe des lois invariantes de fonctionnement d’univers très différents (économique, politique, bureaucratique, juridique, religieux, littéraire, scientifique, philosophique, journalistique, et même de la haute couture) constituait déjà un défi au positivisme ou à la fascination exercée par les différences phénoménologiques. Bourdieu écrivait : « Il y a des lois générales des champs  : des champs aussi différents que le champ de la politique, le champ de la philosophie, le champ de la religion ont des lois de fonction‑ nement invariantes (c’est ce qui fait que le projet d’une théorie générale n’est pas insensé…)  3. » Mais comme je l’indiquais plus haut, Bourdieu a pu aussi parfois soutenir l’existence d’invariants ou de mécanismes universels. De manière surpre‑ nante, il soulève le problème à propos de la « disposition au calcul », qu’on associerait plutôt aux dispositions conquises dans des sociétés marchandes assez récentes dans l’histoire des sociétés humaines : 1.  Bourdieu 1983a. Souligné par moi. 2.  Cf. infra « a. Loi (biologique et sociale) de la conservation-reproduction-extension ». 3.  Bourdieu 1980 : 113.

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(Il s’agit d’une question très difficile de la sociologie  : y a-t-il ou non des dispositions anthropologiques universelles ? En particulier, l’auri sacra fames, l’amour de l’or, est-il universel ou est-il socialement constitué ? La disposition au calcul, c’est-à-dire la propension à regarder les rapports sociaux avec un regard à La Rochefoucauld, est-elle universelle ou non ? En tant que sociologues, nous n’aimons pas beaucoup l’universel, l’anthropo­ logique, le naturel : notre travail est de le débusquer parce qu’il donne souvent des explications par la vertu dormitive et qu’en plus il masque très souvent des politiques naturalistes, racistes, etc. Nous n’aimons pas beaucoup cela, mais il faut laisser la chose ouverte. Je crois qu’on peut accepter que la disposition au calcul existe universellement)  1.

Ailleurs, Bourdieu formule une loi générale des comportements humains, qui a parfois été condensée dans l’expression proverbiale « faire de nécessité vertu », qui consiste à convertir le possible en désirable et l’impossible en non-désirable : Selon une phrase de Hume que je cite toujours : « Dès que nous savons qu’il est impossible de satisfaire un désir, ce désir lui-même s’évanouit. » [« David Hume, Traité de la nature humaine, trad. André Leroy, Paris, Aubier, 1983 [1739‑1740], p.  161.] L’idée même d’aspirer disparaît avec les chances raisonnables de réaliser cette aspiration. Cette sorte de sagesse sinistre, de petite mort symbolique, cette sagesse par résignation qui conduit à refuser l’impossible, à ne même plus y aspirer, ou à accepter le nécessaire par une sorte d’amor fati, est une des lois fondamentales des comportements sociaux  2.

De même, à partir de la fin des années 1980, autour de ses cours sur le désintéressement  3, Bourdieu va parler d’une « loi anthropologique univer‑ selle » selon laquelle « il y a du profit (symbolique et parfois matériel) à se soumettre à l’universel »  4. Il écrit, toujours avec un peu de réticence : Il reste à poser une question que j’hésite à soulever : comment se fait-il que l’on observe à peu près universellement qu’il y a des profits à se soumettre à l’universel ? Je crois qu’une anthropologie comparée permet‑ trait de dire qu’il y a une reconnaissance universelle de la reconnaissance de l’universel ; que c’est un universel des pratiques sociales de reconnaître comme valables les conduites qui ont pour principe la soumission, même apparente, à l’universel  5.

1.  Bourdieu 2017 : 49‑50. 2.  Bourdieu 2016 : 266. 3.  Bourdieu 2022c. 4.  Bourdieu 1994 : 240. 5.  Ibid. : 164‑165.

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Pour comprendre ce qu’entend Bourdieu par « universel », il faut préciser que le sociologue réfléchit sur l’État en s’interrogeant sur les conditions sociales de possibilité de champs qui prônent, au moins officiellement, l’intérêt au désintéressement. Champ bureaucratique ou champ juridique, entre autres, contraignent leurs participants à produire des actions et des discours désintéressés, qui ne visent pas directement l’« obtention de profits économiques ». Bourdieu est donc amené à dire que ces champs ont partie liée avec la défense de l’« universel », c’est-à-dire avec la défense du groupe dans son ensemble plutôt que de ses seuls intérêts personnels. À ce propos, il fait référence à plusieurs reprises à l’obsequium dont parle Spinoza, et qui est « cette sorte de respect fondamental qu’on accorde au groupe en tant que groupe  1 ». Il oublie toutefois de dire que cet « universel » est souvent très restreint et particulier, car même la très haute vertu bureaucratique, celle qui fait les grands « serviteurs de l’État », ne s’exerce que dans les limites d’une nation donnée, en excluant d’emblée tous les extranationaux. De même, lorsque les parents donnent de leur temps et de leur argent sans compter à leurs enfants, allant même parfois jusqu’à se « sacrifier » pour eux, ils privilégient les proches et n’en feraient pas de même pour n’importe quel enfant. Quand ils sont tournés vers autrui, le don de soi ou le désintéressement ne se déploient générale‑ ment que dans des limites données : religion, nation, région, ville, quartier, famille, etc.  2. Mais cette « reconnaissance universelle de l’universel  3 » n’est-elle pas, au fond, la dette fondamentale, anthropologique, que tout être humain, en tant qu’animal social, contracte sans le savoir à l’égard du groupe dont il dépend et auquel il appartient ? Pour répondre à une telle question, il aurait fallu s’interroger sur les propriétés biologiques et sociales de l’espèce humaine et pour cela étendre le champ des connaissances prises en considération.

À la recherche des universaux ? Du côté de l’anthropologie, mais aussi de la linguistique, une autre lignée de chercheurs s’est efforcée d’établir des « universaux » concernant la totalité (ou la quasi-totalité) des sociétés humaines connues grâce aux travaux de la préhistoire, de l’histoire, de l’ethnologie ou de la sociologie. C’est le cas de George Peter Murdock  4, Robin Fox et Lionel Tiger  5, Donald E.  Brown  6, 1.  Bourdieu 2022c : 227. 2.  Cf. infra « o. Loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au “nous” ou Loi de l’attrac‑ tion sociale des semblables ». 3.  Bourdieu 2022c : 226. 4.  Murdock 1965 : 87‑110. 5.  Fox & Tiger 1973. 6.  Brown 1991.

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Christoph Antweiler  1, Charles F. Hockett  2 ou Steven Pinker  3, pour ne citer que les principaux protagonistes. Pour certains, comme Antweiler, la recherche de « similarités panculturelles » ou l’exploration empirique de l’« unité de l’humanité » répond à une sorte d’interrogation politique implicite concernant le racisme, le conflit des cultures ou la globalisation culturelle. Et ce n’est pas un hasard si Donald E.  Brown a attribué, métaphoriquement, ses universaux à un « Peuple universel » (Universal People). C’est à Brown, anthropologue étatsunien, qu’on doit la première présentation solidement argumentée de cette démarche. Celui-ci dit en substance que les anthropologues mènent régulièrement des recherches qui ne peuvent être réalisées que parce que les différences entre « nous » et les peuples étudiés ne sont pas aussi abyssales qu’on le pense ordinairement dans cette discipline. Brown explique que si nous sommes capables de comprendre des sociétés humaines très différentes des nôtres, c’est parce que les différences n’empêchent pas les proximités, et qu’en se focalisant sur les différences, les anthropologues ont contribué à nier les similitudes sous-jacentes. Cet argument très puissant a été depuis réutilisé, comme nous l’avons vu, par d’autres anthropologues tels que Françoise Héritier ou Maurice Godelier. Des listes d’universaux ont ainsi été établies par ces chercheurs. La première a été publiée en 1945 par Murdock, qui arguait de l’« unité psychique de l’humanité  4 », mais c’est surtout celle établie par Brown en 1991 qui est désormais la plus commentée et discutée dans l’univers des anthropologues qui s’intéressent à ces questions. Ces listes posent une série de problèmes. Le plus évident est leur manque de base théorique, dans la mesure où elles comprennent des réalités situées à des niveaux de généralité très différents. On pourrait dire qu’elles pèchent par manque de problématisation théorique ou par un positivisme parfois très naïf, et, ce qui en découle, par absence d’inté‑ gration des différents universaux en question dans un cadre qui permettrait de les articuler  5. Le fréquent ordonnancement par ordre alphabétique des items de ces listes (il y en a 73 chez Murdock et environ 400 dans l’ouvrage de Brown) n’est que la manifestation de ce manque de structuration ou d’intégration théorique. Elles donnent ainsi le sentiment au lecteur d’un « inventaire à la Prévert ». Certains « universaux » mentionnés sont des traits comportementaux très pointus, relevant du détail ou des faits de surface, tandis que d’autres sont des 1.  Antweiler 2016. 2.  Hockett 1960 : 89‑96. 3.  Pinker 2005. 4.  Murdock 1965 : 91. On notera au passage que le « spiritualisme » de l’anthropologie structurale, qui renvoie tout à l’« esprit humain » et à ses « structures universelles », est partagé par bien d’autres anthropologues. 5.  Sussman 1995 : 7.

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faits ou des mécanismes beaucoup plus généraux et théoriquement construits. Mettre sur le même plan la fabrication et l’utilisation d’artefacts (outils, habitats, etc.), le langage à double articulation (avec phonèmes, morphèmes et syntaxe) et même la narration, la pensée binaire, la parenté, la division du travail, et notamment la division sexuelle du travail, l’évitement de l’inceste, le sacré, les rites funéraires, l’ethnocentrisme ou la domination, d’une part, et la peur des serpents, les fêtes de famille, les ragots, la danse ou les ornements corporels, d’autre part, manifeste un problème de hiérarchisation et de mise en cohérence des informations. Certains « universaux » figurant dans ces listes sont de toute évidence des croisements de traits beaucoup plus généraux. Par exemple, il paraît clair que l’item « classification en matière de parenté » de la liste de Murdock n’est que le produit de l’existence de systèmes de parenté dans toutes les sociétés et de l’existence tout aussi universelle d’un langage permettant de nommer et classifier tous les domaines de la pratique. La même remarque est valable pour l’item « classification des parties du corps » de Murdock. De même, l’item « rituel religieux » n’est que le croisement de l’existence de rituels et de la dimension sacrée présente dans toute vie sociale humaine. La formula‑ tion de ces universaux montre aussi que les auteurs naviguent souvent entre deux écueils : l’extrême généralité ou le caractère très vague des universaux, qui fait qu’il est facile de retrouver partout le même trait organisationnel ou cognitif, et leur caractère quasi anecdotique. Comme le dit avec humour l’anthropologue Robert W. Sussman : « Faire une liste de blanchisserie non organisée d’universaux est un exercice infructueux  1. » Malgré toutes les critiques qu’on peut leur adresser, les recherches dans ce domaine ont cependant permis de reposer la question des invariants dans les sociétés humaines et de déployer des argumentations et contre-argumentations importantes qui ont clarifié un domaine de réflexion encore peu investi, des réflexions critiques de l’anthropologue étatsunien Clifford Geertz  2 à celles du primatologue canadien Bernard Chapais  3. Elles ont aussi permis de donner lieu à des synthèses partielles très convaincantes. Par exemple, l’article princeps de Murdock et Provost sur la division sexuelle du travail dans de très nombreuses sociétés de chasseurs-cueilleurs  4 a débouché sur les analyses de Paola Tabet  5 et d’Alain Testart. Ce dernier souligne par exemple les « étonnantes constantes » qui font que les hommes se sont plus adonnés à la chasse tandis que les femmes s’occupaient de la cueillette, et que lorsqu’elles participaient à la chasse, elles étaient éloignées des armes 1.  Ibid. 2.  Geertz 1966 : 2‑8. 3.  Chapais 2017a et 2017b : 63‑82. 4.  Murdock & Provost 1973 : 203‑225. 5.  Tabet 1979 : 5‑61.

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piquantes ou tranchantes. Cette répartition traditionnelle des activités « ne laisse pas d’étonner par sa constance, sa quasi-universalité jusque dans les temps présents  1 ». La recherche sur les universaux a aussi permis, me semble-t-il, de prendre conscience de l’effacement relatif de la frontière entre ce que l’on a l’habitude de considérer comme « naturel » et ce que l’on voit comme « culturel », dès lors qu’on inscrit l’histoire humaine dans la longue histoire évolutive des espèces. La bipédie est un trait biologique de l’espèce, mais qui n’a pas été sans conséquences sociales puisqu’elle a rendu possible, par la libération de la main, la fabrication manuelle d’artefacts, de même qu’elle a facilité les migrations terrestres, autorisé la course à pied,  etc. La partition sexuée est aussi une propriété biologique, mais sur laquelle se sont greffées, dès l’origine, des différences culturelles. Mais il est aussi dans la nature de l’homme d’avoir des capacités symboliques et notamment langagières, de pouvoir transmettre de la culture, de stocker mentalement de l’information, d’être attentif à autrui pour l’imiter et s’orienter dans le monde, d’interagir avec autrui, de fabriquer des artefacts, de rêver, d’éviter l’inceste, etc. De même, les anthropologues à la recherche d’universaux ont pris acte du fait que ceux-ci pouvaient être autant collectifs qu’individuels. L’existence de traits culturels universels dans toutes les sociétés n’implique pas que tous les individus de ces sociétés soient concernés par ces traits. Ainsi, les dimensions magico-religieuse et esthétique peuvent être trouvées dans toutes les sociétés, sans que cela signifie que tous les individus soient enclins à la religion ou aient des pratiques esthétiques. De même, la fabrication d’artefacts, une des grandes caractéristiques du genre Homo n’est pas forcément maîtrisée au même degré par tous les membres de toutes les sociétés. Cette remarque, qui peut paraître banale, me semble fondamentale dans la mesure où elle remet en cause les visions individualistes – celle de la psycho‑ logie évolutionniste notamment – d’une nature humaine qui serait comme encapsulée en chaque individu, dans ses gènes, dans les « structures de son esprit » ou de son cerveau  2. Lorsqu’on parle d’invariants ou d’universaux, on pense immédiatement à une universalité de type biologique, inscrite dans la nature de l’Homme. En opérant une telle association, on fait comme si l’universalité concernait forcément l’être humain comme être générique isolé (avec des traits innés, des prédispositions naturelles à se comporter de telle ou telle manière, etc.) et l’on pense, du même coup, à l’action des gènes. Or ce que l’on doit chercher à mettre en évidence, c’est l’existence d’impératifs spécifiquement sociaux, transhistoriques et transculturels, qui ne reposent pas 1.  Testart 2014a : 15. 2.  Antweiler (2016) notamment conteste l’idée selon laquelle les universaux doivent avoir néces‑ sairement une base biologique ou génétique.

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sur des dispositions mentales ou comportementales innées, biologiquement ou neurobiologiquement déterminées  1. Plutôt que des « universaux », au sens de contenus culturels (compor‑ tements ou pratiques, institutions, rapports sociaux) stables ou constants, observables dans toutes les sociétés, ce sont davantage des « lois » ou des « mécanismes », qui se combinent différemment et s’expriment dans des contenus fort divers à travers la variété des sociétés historiquement attes‑ tées qu’il s’agit de mettre en lumière. Comme l’explique très clairement Françoise Héritier : « L’invariant n’est pas un contenu constant […]. Il n’est pas question, pour l’anthropologie universaliste dont je fais partie, de nier l’existence de cas disparates, non qu’il faille les récupérer de façon astucieuse, mais parce qu’ils font partie du jeu complet des possibles. Les invariants ne sont donc pas des universaux au sens que les philosophes donnent à ce terme  2. » Mais c’est justement la comparaison de l’ensemble de ces cas disparates, et aussi celle entre les sociétés et comportements humains et non humains, qui permettent de déterminer les dénominateurs communs.

1.  Voir sur la question religieuse Darmangeat & Le Quellec 2021 : 14‑15. 2.  Héritier 2003b : 213.

6.

CONVERGENCES ANATOMIQUES, COMPORTEMENTALES, SOCIALES ET CULTURELLES Au cours de ce chapitre, je vais traiter de la question des faits de conver‑ gences biologiques, sociales et culturelles, qui constituent des manifestations, déjà relevées dans les travaux de recherche, de l’existence de lois à l’œuvre dans le monde social humain. Les phénomènes de convergence sont bien connus en biologie évolutive, mais font l’objet d’une attention très faible dans des sciences sociales convaincues de la plasticité infinie des sociétés humaines. Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut opérer, comme le fait la biologie, une distinction entre homologie et analogie (ou homoplasie). Lorsque deux espèces possèdent un trait morphologique ou anatomique commun, deux explications sont possibles  : la première est l’homologie, supposant une continuité phylogénétique – on pourrait dire aussi « historique » – entre les deux espèces, qui possèdent un ancêtre commun porteur du même trait ; la seconde est l’analogie, qui ne provient pas d’un ancêtre commun, mais qui est le produit d’une adaptation semblable à des milieux semblables. Dans ce second cas de figure, qui nous intéressera plus particulièrement ici, on observe des faits dits de « convergence », c’est-à-dire que l’on constate que le vivant a convergé, de manière indépendante, vers des solutions proches à des problèmes (défis adaptatifs) similaires. Ce que dit la théorie de l’homologie et de l’analogie, c’est que la nageoire de la baleine, l’aile de la chauve-souris, la main du babouin et la main de l’homme ont une structure anatomique commune (elles possèdent un même nombre d’os qui sont disposés de manière similaire) parce que leur dernier ancêtre commun possédait déjà cette structure anatomique et qu’ils en ont tous hérité. On a affaire dans ce cas à une homologie et non à une analogie, et il n’y a par conséquent pas de convergence. En revanche, entre l’aile de la chauve-souris et celle d’un oiseau ou d’une libellule, nous pouvons parler d’analogie, et donc de convergence évolutive. En réalité, l’histoire des espèces donne toujours à voir un subtil mélange d’homologies et d’analogies, dans le sens où les espèces qui partagent

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un  grand nombre de propriétés communes, du fait d’un ancêtre commun plus ou moins éloigné, ont davantage tendance à évoluer de la même façon quand elles se trouvent placées dans des conditions sélectives similaires que les espèces qui partagent peu de propriétés communes. On pourrait énoncer ces faits biologiquement attestés dans la formule suivante : Haut degré de propriétés biologiques communes   Nouveau type d’environnement similaire (pression sélective similaire) = Convergence L’évolution des espèces révèle toutefois un jeu permanent de divergences et de convergences. Chaque nouvelle espèce, qui se sépare à partir d’un ancêtre commun d’autres espèces, est la preuve d’une divergence. Nous divergeons ainsi des chimpanzés, comme les chimpanzés divergent du reste des primates, les primates des mammifères, les mammifères des reptiles, des oiseaux ou des insectes, le règne animal du règne végétal, les êtres multicellulaires des êtres unicellulaires,  etc. En divergeant, les membres d’une espèce cessent d’être directement en compétition avec les autres car ils ne partagent plus tout à fait le même écosystème. La divergence est donc une « stratégie » évolutive efficace pour s’adapter à des environnements nouveaux et faire baisser le taux de concurrence entre les membres d’une même espèce. Comme l’exprime très bien le biologiste Jean-Jacques Kupiek : Les formes qui, toujours grâce à l’accumulation incessante de petites varia‑ tions, finissent par diverger suffisamment les unes des autres n’utilisent pas le même écosystème parce qu’elles ont acquis des caractéristiques très différentes. Échappant à la compétition, elles peuvent se multiplier plus efficacement. Elles ont un avantage sélectif qui leur permet de s’imposer. C’est grâce à ce mécanisme, qui favorise les formes vivantes déviant le plus des types originels, qu’apparaissent des espèces aux propriétés bien tranchées, que nous pouvons reconnaître et dont la classification représente ce que nous appelons l’ordre de la nature. Cependant, cet ordre reste toujours précaire. Une espèce donnée n’est jamais à l’abri, car une autre espèce utilisant le même écosystème peut toujours apparaître du fait des incessantes variations aléatoires, et la compétition peut reprendre. Il s’agit d’un processus qui se poursuit continuellement, aucun équilibre définitif n’étant jamais atteint  1.

La convergence évolutive n’est pas le seul type de convergence observé. Si l’on peut parler de convergence culturelle dans le cas de l’écriture, de l’État et de l’agriculture par exemple, c’est parce que des sociétés différentes les ont « inventés », de façon indépendante, pour répondre aux mêmes nécessités. Comme l’écrit l’anthropologue étatsunien Lewis H. Morgan, dans un vocabu‑ laire évolutionniste, on peut remarquer que « l’expérience de l’humanité a été acquise par des voies presque uniformes » et que « les besoins des êtres 1.  Kupiec 2012 : 12.

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humains, placés dans des conditions identiques, ont été fondamentalement les mêmes »  1. Pour lui, soumises aux mêmes conditions, les institutions humaines « ne pouvaient varier que dans des limites étroites » : « On a constaté ainsi que le progrès a été essentiellement le même pour des tribus et des nations parvenues au même stade de développement alors qu’elles vivaient sur des continents différents, et séparées les unes des autres, les écarts observés dans certains cas particuliers étant dus à des causes particulières  2. » C’est parce que les hommes sont dotés des mêmes propriétés biologiques de départ – Morgan insiste sur leur intelligence commune – qu’ils ont pu « quand ils se trouvaient dans des conditions similaires, produire les mêmes outils et ustensiles, faire les mêmes inventions et créer des institutions semblables  3 ». En revanche, lorsque deux sociétés différenciées possèdent l’écriture, l’agri‑ culture ou l’État parce que l’une les a empruntés à l’autre ou parce qu’elles proviennent toutes deux d’un même groupe humain qui connaissait déjà l’écriture, l’agriculture ou l’État, il n’y a pas, à proprement parler, convergence. Toutefois, dans les cas d’emprunts culturels  4, on pourrait presque parler de « quasi-convergences », dans la mesure où, si une structure sociale donnée s’approprie une forme culturelle issue d’une autre société, c’est souvent parce que cette forme culturelle externe répond en fait à des nécessités internes qui facilitent alors son appropriation. On peut même considérer que les emprunts culturels ne sont que des processus de convergence accélérés, et que la société emprunteuse serait parvenue par elle-même à une solution similaire même en l’absence de tout modèle à copier. Cette question est importante à trancher car la thèse diffusionniste, qui suppose des contacts entre sociétés, tend à réduire l’importance des faits de convergence. L’un des tout premiers anthropologues à poser le problème est Lewis H. Morgan dans son célèbre livre sur La Société archaïque publié en 1877. Les sociétés en contact les unes avec les autres ne cessent de s’emprunter mutuel‑ lement des techniques, mais aussi des institutions. Mais le diffusionnisme est moins un fait explicatif qu’un fait à expliquer, ou plutôt, ce qu’il explique, c’est sans doute l’accélération des innovations techniques ou institutionnelles, mais pas les raisons profondes qui font que la greffe prenne dans la société emprunteuse  5. Le contact culturel ou la circulation culturelle d’une société à l’autre comme accélérateur d’histoire permet a  contrario de comprendre 1.  Morgan 1971 [1877] : 6‑7. 2.  Ibid. : 18. 3.  Ibid. : 642. 4.  L’anthropologue et psychiatre William H.  R.  Rivers a distingué les ressemblances culturelles entre sociétés selon qu’elles sont dues à des transmissions directes de l’une vers l’autre ou bien à des processus d’évolution indépendants mais dus au fonctionnement de l’esprit humain exposé à des conditions similaires. L’auteur les appelle la « théorie de la transmission » et la « théorie de l’origine indépendante » (Rivers 1926 : 141‑150). Traduit par moi. 5.  S’appuyant notamment sur le travail de Lewis Morgan, Vere Gordon Childe développe le même type d’argument dans Social Evolution (1951).

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la situation beaucoup plus stable de sociétés comme celle des Aborigènes australiens, isolées du reste du monde. Comme le dit Raoul Makarius dans sa présentation de l’ouvrage de Morgan : Ce processus [de diffusion] est constamment à l’œuvre et il suffit, pour en mesurer l’importance, de rappeler que la cause principale de l’arriè‑ rement de certaines sociétés est précisément leur isolement, dû à des facteurs géographiques. Grâce aux emprunts qu’une société fait à d’autres, elle s’approprie leurs expériences, leur passé, et parvient parfois à faire l’économie de toute une péripétie historique ; car le diffusionnisme n’agit pas seulement sur le plan des découvertes, des techniques et de la vie matérielle, mais également sur le plan des institutions et plus généralement des superstructures  1.

Le diffusionnisme, le contact ou l’emprunt culturels accélèrent ce qui serait arrivé de toute façon, d’une manière comme d’une autre, à plus ou moins long terme. On retrouve ici l’argument du biologiste britannique Simon Conway Morris à propos des évolutions organiques qui ont une logique propre ne dépendant pas seulement d’événements extérieurs. La différence entre l’évo‑ lution biologique et le développement culturel (ou l’histoire), différence qui fait qu’une société ne peut être comparée à un organisme biologique, est que les organismes ne peuvent être modifiés par contacts et emprunts biolo‑ giques  2, mais seulement sous l’effet de la sélection naturelle. C’est ce qui fait la singularité, et l’avantage adaptatif, du culturel sur le biologique  : sa rapidité potentielle de changement  3. Pensé ainsi, le diffusionnisme ne s’oppose pas à la convergence culturelle au sens strict du terme, c’est-à-dire en tant que création indépendante : Les techniques nouvelles ne s’implantent que si les gens sont préparés à s’en servir et capables d’en tirer profit. Le diffusionnisme présuppose donc une certaine similarité dans l’habitat et surtout un degré préalable d’évolution  : il n’agit pas automatiquement et ne peut donc être le facteur principal de l’évolution, comme [l’anthropologue Robert] Lowie le prétend, tout en en étant un facteur indispensable, dont Morgan a su tenir compte  4.

Grand lecteur de Morgan, Alain Testart soulignait lui aussi le fait que les cas de diffusion (ou transmission par contact), ceux de résistance à la diffusion comme les faits (indépendants) de convergence devraient amener 1.  Makarius 1971a : XXVII. 2.  Sur ce point, voir Testart 2012 : 99‑10. 3.  Jonathan Losos a toutefois montré que, pour des organismes vivants moins complexes que les grands mammifères, l’adaptation biologique peut être beaucoup plus rapide. Cf. Losos 2021. 4.  Makarius 1971a : XXVI-XXVII.

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à se poser toujours la question des raisons profondes – ou plus exactement des lois explicatives – de la diffusion, de la non-diffusion malgré le contact, ou de l’émergence parallèle  1. Cette situation d’analogie, qui, comme nous le verrons, peut être aussi bien morphologique ou anatomique que comportementale, sociale ou culturelle, est d’une importance considérable pour les sciences nomothé‑ tiques, car elle prouve à elle seule que l’évolution biologique comme le développement culturel ne se déroulent pas n’importe comment, et que les solutions évolutives ou culturelles possibles sont loin d’être infinies. Comme le dit Simon Conway Morris, « les trajectoires de l’évolution sont beaucoup plus sévèrement contraintes qu’on ne le pense parfois  2 ». Face aux mêmes problèmes (d’adaptation biologique ou culturelle), les organismes biologiques comme les sociétés humaines trouvent des solutions semblables. L’invention indépendante de l’État, de l’écriture ou de l’agriculture est le signe que les sociétés ne se construisent pas de manière aléatoire. Cela nous conduit donc à formuler la première grande loi générale concernant les sociétés humaines, qui est en quelque sorte une méta-loi, ou la « loi des lois », puisqu’elle est celle qui manifeste le plus clairement l’existence de lois de fonctionnement des sociétés.

Méta-loi Conway Morris de la convergence La convergence de certains faits culturels (outils, système d’écriture, savoirs tels qu’astronomie ou mathématiques, agriculture, État, système de parenté,  etc.) dans des sociétés ou des contextes civilisationnels différents, soulignée par de nombreux préhistoriens, historiens et anthropologues, est, comme les multiples convergences constatées par la biologie évolutive  3, une preuve éclatante de l’existence de lois ou de principes structurants du réel (biologique, social ou culturel) : pour que les mêmes faits puissent apparaître indépendamment les uns des autres, il faut que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les faits de convergence les plus souvent relevés par les observateurs constituent néanmoins les manifestations visibles de lois invisibles, et leur absence apparente ne signifie pas pour autant qu’aucune loi ne vient 1.  Testart 2012 : 135. André Leroi-Gourhan pensait lui aussi que « les mêmes besoins conduisent à emprunter et à inventer, c’est-à-dire, pour plusieurs groupes évoluant, à manifester les effets de la diffusion ou ceux de la convergence » (Leroi-Gourhan 1973 [1945]  : 434). « Entre l’invention autonome et l’emprunt pur et simple au voisin, l’écart n’est pas considérable, écrit-il encore […] en d’autres termes, on n’invente le rouet ou on ne l’emprunte que si l’on est en état de l’utiliser ; constatation banale mais qui doit être posée à la base de toute construction d’évolution technique » (Leroi-Gourhan 1943 : 320‑321). 2.  Conway Morris 2003 : 106. 3.  Cf. notamment ibid. et Conway Morris 2015.

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structurer le monde social. Une convergence est une coïncidence ou une similarité phénoménale entre des faits sociaux apparus indépendamment dans des sociétés différentes et sans contact. C’est une ressemblance immédiatement observable. Les lois, elles, se cachent souvent sous des formes culturelles-historiques phénoménalement très différentes et restent donc invisibles au premier regard. Lorsque les lois ne se traduisent pas par des formes similaires, on pourrait dire qu’on a affaire, malgré tout, à des convergences fonctionnelles (e.g. des formes culturelles différentes remplissent les mêmes fonctions ; les mêmes mécanismes fondamentaux sont à l’œuvre dans des phénomènes qui se présentent à l’observateur sous des apparences diverses). L’effet des lois s’observe donc autant dans des cas de convergences qui sautent aux yeux (la hache ou la lance, l’agriculture, l’écriture, l’État, etc.), que dans les cas de faits sociaux apparemment sans rapport les uns avec les autres, mais qui expriment les mêmes mécanismes sous-jacents (e.g. des phénomènes historiques aussi différents que l’eau bénite, le roi thaumaturge, l’argent ou l’œuvre d’art produisent en partie le même type d’effet parce que les mêmes mécanismes de magie sociale sont à l’œuvre aussi bien dans le domaine religieux que dans le domaine politique, le domaine économique ou le domaine artistique  1).

Convergences évolutives : de l’anatomie au comportement Le phénomène de convergence a été présenté par Darwin dans L’Origine des espèces : De même que deux hommes sont parfois parvenus indépendamment à la même invention, de même, dans les divers cas qui précèdent, il semble que la sélection naturelle, en œuvrant pour le bien de chaque être, et tirant parti de toutes les variations favorables, a produit des organes semblables, en ce qui concerne la fonction, chez des êtres organiques distincts, qui ne doivent rien de la structure qu’ils ont en commun à l’hérédité d’un aïeul commun  2.

Ce n’était cependant pas un phénomène central pour lui, dans la mesure où il cherchait d’abord et avant tout les preuves de ce qu’il appelait des « affinités réelles » ou « véritables » (homologies) pour soutenir sa thèse d’une évolution des espèces et de l’existence d’ancêtres communs. Son souci premier, en évoquant les cas d’analogies, était de bien les différencier des homologies, qui témoignaient quant à elles directement en faveur de sa thèse : 1.  Je me permets de renvoyer ici aux analyses développées dans Lahire 2015a. 2. Darwin 2009a [1859] : 488.

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Qu’y a-t-il de plus curieux que le fait que la main de l’homme, formée en vue de la préhension, celle de la taupe, faite pour creuser, la jambe du cheval, la nageoire du marsouin et l’aile de la chauve-souris soient toutes construites sur le même modèle et renferment des os semblables, placés dans les mêmes positions relatives ? Qu’il est curieux, pour citer un exemple secondaire quoique frappant, que les pieds postérieurs du kangourou, qui sont si bien adaptés pour faire des bonds dans les vastes plaines, ceux du koala grimpeur et mangeur de feuilles, également bien adaptés pour agripper les branches des arbres, ceux des péramèles qui vivent au sol et mangent des insectes ou des racines, ainsi que ceux de certains autres marsupiaux australiens, soient tous construits sur le même type extraordinaire, à savoir avec les os du deuxième et du troisième doigt extrêmement minces et enveloppés dans la même peau, de telle sorte qu’ils ont l’apparence d’un unique orteil pourvu de deux griffes  1.

Mais c’est l’anatomiste Richard Owen qui avait clarifié en 1843 la diffé‑ rence entre homologie, que Darwin appelait « affinité réelle » ou « affinité véritable », et analogie, qui désigne des ressemblances dues à l’adaptation indépendante à des conditions d’existence identiques ou semblables  2. Dans le cas de l’analogie, la similitude est fonctionnelle et ne s’explique pas par l’héritage d’un ancêtre direct commun. Ainsi, la queue des poissons et celle des cétacés (mammifères marins) sont analogues, parce qu’elles servent de gouvernail pendant la nage ; requins (poissons) et dauphins (mammifères) ont des formes proches, et notamment des ailerons, adaptées au déplacement dans le milieu aquatique. Un autre exemple très connu de structures analogues est celui des ailes des chauves-souris, des insectes volants et des oiseaux. Les trois organismes utilisent leurs ailes pour voler, mais les chauves-souris sont des mammifères et ne sont apparentées ni aux oiseaux ni aux insectes volants. Les oiseaux, de leur côté, sont plus proches des anciens reptiles (ptérosaures) que des chauvessouris ou des insectes volants. Oiseaux, insectes volants et chauves-souris se sont donc tous adaptés à leur environnement aérien en « développant » des structures aérodynamiques similaires qui ne sont pourtant indicatives d’aucune proximité évolutive. Les exemples de convergence abondent dans les travaux biologiques. Le cas le plus célèbre est celui de la similitude des yeux chez la pieuvre et chez Homo sapiens (et, plus largement, chez tous les vertébrés), parce que les deux espèces ont toutes deux développé des organes très similaires pour détecter et concentrer la lumière. Simon Conway Morris indique que cet « œil type appareil photo a évolué indépendamment au moins six fois » et que « la prémisse de [John] Maynard Smith selon laquelle “seul un nombre limité 1.  Ibid. : 807. 2.  Cf. Deutsch 2007.

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de façons dont les yeux peuvent éventuellement fonctionner” est amplement confirmée  1 ». La particularité des animaux qui ont développé les yeux type appareil photo – calamars, vertébrés, escargots hétéropodes, polychètes alcio‑ pides, méduses cubozoaires ou même araignées – semble résider dans le fait qu’ils sont tous « actifs, mobiles et typiquement prédateurs  2 », à l’exception de deux espèces d’escargots, qui sont à la fois lents et herbivores. Une seconde grande façon de permettre la vision est l’« œil composé », qui est typique de la plupart des arthropodes. Mais le même type de convergence s’observe avec « des caractéristiques telles que l’équilibre, l’audition, l’olfaction, l’écho‑ location et l’électrogénération : toutes convergent de manière effrénée. Ces systèmes complexes peuvent naître de positions de départ très différentes, mais convergent sans cesse vers la même solution évolutive  3 ». Ces dernières années la question de l’encéphalisation (la tendance à l’augmentation de la taille du cerveau en rapport avec la taille du corps) a également permis de mettre en évidence des tendances convergentes chez les primates et chez les oiseaux. Ainsi, les corvidés (corneilles, geais, corbeaux et choucas) sont des oiseaux sociaux qui ont des cerveaux proportionnelle‑ ment plus gros que ceux des autres oiseaux par rapport à leur taille. Leurs cerveaux sont comparables à ceux des grands singes, et notamment des chimpanzés et des êtres humains, même s’ils n’ont pas du tout la même structure car, à la différence des primates, les corvidés n’ont pas de cortex préfrontal. Ils possèdent néanmoins des zones du cerveau que l’on pense être fonctionnellement équivalentes au néocortex des primates, le nidopallium et le mésopallium, qui sont particulièrement agrandies. Or on observe chez eux la fabrication d’outils rudimentaires pour chercher de la nourriture  4, les capacités à se remémorer plusieurs semaines ou plusieurs mois de multi‑ ples caches où ils déposent des graines en tenant compte de leur degré de périssabilité, à observer et se remémorer aussi les endroits où d’autres de leurs congénères ont caché leurs graines, à anticiper le vol des leurs en se cachant des autres pour déposer leurs graines, et à voyager mentalement dans le temps. Les corvidés (comme les cétacés) et les singes partagent ainsi des 1.  Conway Morris 2003 : XII. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 157. Traduit par moi. 3.  Ibid. : XIV. Traduit par moi. 4.  La zoologue française Emmanuelle Pouybat écrit que les chercheurs devraient « explorer et comprendre certains phénomènes de convergence » en se demandant « comment des espèces aussi éloignées et différentes que des insectes, des céphalopodes, des oiseaux et des primates ont développé des comportements complexes communs comme l’utilisation d’outils qui peut ainsi impliquer des mains, des becs, des pattes, des tentacules ou autres trompes du monde animal. Il est passionnant de tenter de comprendre pourquoi des animaux aussi différents et vivant dans des milieux parfois opposés ont développé les mêmes comportements. […] Ce qui est passionnant, c’est de tenter de comprendre pourquoi, à des endroits différents et des époques différentes, des animaux très variés ont inventé des comportements très proches et, à l’inverse, pourquoi au sein de la même espèce, certains inventent et d’autres pas » (Pouydebat 2017 : 167).

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outils cognitifs semblables tout en n’ayant pas développé les mêmes cerveaux et certains auteurs soutiennent que ces capacités cognitives complexes ont évolué à plusieurs reprises chez des espèces très éloignées les unes des autres (les lignes d’évolution qui ont conduit aux oiseaux et aux mammifères ont divergé il y a environ 280 millions d’années) et dotées de structures cérébrales très différentes, afin de résoudre des problèmes socio-écologiques similaires  1. Dans le règne végétal aussi, les cas de convergences évolutives sont fréquents. Conway Morris détaille l’exemple de deux plantes du désert, dans un contexte environnemental particulièrement contraignant  2 : La convergence est omniprésente, et si l’on s’éloigne des animaux, prenons l’exemple particulièrement frappant des plantes. Prenons deux plantes du désert, l’une est un cactus (Peniocereus striatus) qui pousse dans le désert de Sonora au Mexique, l’autre un type d’euphorbe (Euphorbia cryptospinosa) d’Afrique de l’Est. Toutes deux sont des plantes plutôt dépourvues d’intérêt, à la traîne, et pour les non-initiés, dont la plante espère vraisemblablement qu’ils comprennent des herbivores voraces, elles ont l’air mortes. Non seulement les plantes sont assez semblables dans leur port général, mais les tiges sont étonnamment convergentes, avec une section transversale caractéristique qui présente des côtes plates et des creux intermédiaires. Cette disposition représente une adaptation intelligente, car en période de sécheresse et de stress hydrique impor‑ tant, les nervures se replient étroitement, protégeant ainsi les sillons où se trouvent les pores (stomates) pour l’échange gazeux, mais d’où l’eau peut aussi facilement s’échapper. L’intérieur des tiges est également très similaire, les cellules intérieures stockant l’eau et une moelle centrale riche en nourriture (amidon). Les similitudes entre ces plantes s’étendent même au pigment rougeâtre, situé juste sous la surface, qui confère à la plante son aspect moribond. Bien sûr, il y a des différences comme les détails des stomates, qui dans le cactus peuvent être scellés avec une sorte de substance hydrosoluble, alors que, dans l’euphorbe, il y a de courtes épines qui, on le suppose, limitent la circulation de l’air et donc la perte d’eau  3.

Et pour ne citer que succinctement une série de cas de convergence attestés par la biologie, je mentionnerai  : la bipédie chez le poulet et l’Homme qui ne descendent pas d’un même ancêtre bipède, mais qui ont développé indépendamment ce mode de locomotion ; la capacité à planer du phalanger 1.  Emery & Clayton 2004 : 1903‑1907, et Seed, Emery & Clayton 2009 : 401‑420. 2.  On notera à ce propos que la sélection naturelle opère d’autant plus rapidement que les environ‑ nements restent globalement les mêmes et que les pressions sélectives vont toujours dans le même sens. Comme le soulignent les anthropologues Robert Boyd et Joan Silk à propos des becs des Pinsons aux Galapagos : « Les données suggèrent que la sélection ne pousse généralement pas régulièrement dans une direction. Au lieu de cela, le changement évolutif aux Galapagos semble aller dans un sens pour atteindre un but, puis change de direction » (Boyd & Silk 2004 : 19. 3.  Conway Morris, 2003 : 134‑135. Traduit par moi.

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du sucre, qui est un petit marsupial arboricole d’Australie, et de l’écureuil volant, mammifère placentaire des forêts d’Amérique du Nord, auquel le phalanger du sucre ressemble beaucoup ; la production de soie chez le ver à soie, l’araignée et une série d’autres arthropodes ; les piquants communs aux porcs-épics du Nouveau et de l’Ancien Monde qui ne partagent pas un héritage évolutif commun, ou encore ceux du hérisson ; les carapaces des tatous et des pangolins ; les formes assez semblables (un corps fuselé et souple muni de nageoires et d’une queue) de la plupart des animaux aquatiques – qu’il s’agisse d’un mammifère comme le dauphin, d’un poisson comme le requin ou d’un reptile marin éteint comme l’ichtyosaure  – qui nagent très vite ; les longs becs très fins de certains oiseaux qui doivent pouvoir se nourrir du nectar des fleurs ; les dents de sabre du marsupial thylacosmilide et du Smilodon placentaire ; l’écholocalisation, qui consiste à envoyer des sons et à écouter leur écho pour localiser les éléments d’un environnement, présente chez les chauves-souris, quelques espèces d’oiseaux, les cétacés (dauphins, baleines, orques,  etc.), les musaraignes, le tarsier des Philippines, et qui a été culturellement inventée par l’homme ; le pouce opposable (les autres doigts pouvant toucher le pouce, et servir ainsi de pince) chez les primates, les pandas, le koala et les opossums ; le myrmécomorphisme d’insectes ou d’araignées qui prennent la forme de fourmis parce qu’elles sont agressives et difficiles à digérer et que cela peut dissuader les prédateurs ; l’endothermie (phénomène d’élévation de la température corporelle par rapport au milieu ambiant) qui a convergé chez les oiseaux et les mammifères, mais aussi chez divers poissons (téléostéens et requins) et même chez les insectes ; etc. L’homologie et l’analogie comportementales n’ont pas été immédiate‑ ment admises dans l’univers des biologistes, davantage attentifs aux aspects morphologiques ou anatomiques, jusqu’à ce que les éthologues s’emparent de cette question. Comme le souligne le primatologue Bernard Chapais : Toute caractéristique morphologique, la main humaine par exemple, est le résultat d’une longue histoire phylogénétique. C’est un fait large‑ ment admis, documenté à la fois par la paléontologie et par l’anatomie comparée, qui permettent ensemble de retracer une partie de cette histoire. Néanmoins, l’idée que les traits comportementaux d’une espèce sont aussi le résultat d’une trajectoire évolutive n’est apparue que récemment et avec beaucoup de réticence. Bien que cette idée ait été proposée il y a longtemps (par exemple Darwin 1871, 1872 ; La Filiation de l’Homme et L’Expression des émotions chez l’Homme et chez l’animal), elle a mûri dans les années 1940 avec l’essor de l’éthologie moderne, qui a explicite‑ ment défini l’évolution du comportement comme l’une de ses principales questions de recherche  1.

1.  Chapais 1991 : 190.

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Le psychiatre et psychanalyste John Bowlby, qui a toujours adopté une perspective évolutive en comparant notamment les liens d’attachement mère-enfant chez les humains comme chez de nombreux autres mammifères, souligne la fonction adaptative des comportements comme des caractéristiques anatomiques : « Reconnaissant comme le fait Darwin, le père et le fondateur de l’éthologie, que le répertoire comportemental de chaque espèce est aussi unique que le sont ses caractéristiques morphologiques et physiologiques, les éthologues ont cherché à comprendre l’équipement comportemental en référence à la contribution qu’il apporte à la survie de l’espèce dans l’habitat naturel de cette espèce  1. » Pour ne s’en tenir qu’aux analogies, celles-ci peuvent donc concerner les structures sociales et les comportements sociaux des animaux non humains. L’exemple le plus documenté est celui des fourmis, des termites, des abeilles, des frelons, des guêpes, des rats-taupes nus, des rats-taupes du Damara  2, de certaines espèces de crevettes et de quelques coléoptères, dont Austroplatypus incompertus, qui sont tous des animaux eusociaux, avec une « reine », quelques reproducteurs mâles et une majorité de membres stériles s’occupant diver‑ sement de défendre le nid, de chercher ou de produire la nourriture et de prendre soin des petits : L’eusocialité fait référence à un système de colonie dans lequel une seule femelle est généralement en âge de procréer et les autres individus sont divisés en plusieurs castes, par exemple les travailleurs, qui fonctionnent de manière cohésive et coordonnée, notamment en ce qui concerne la collecte de nourriture et les soins aux jeunes. Malgré sa complexité, l’eusocialité est manifestement convergente. Une caractéristique notable de cette convergence est non seulement la structure sociale, mais aussi le fait que la colonie fait des efforts acharnés pour protéger la femelle/reine reproductrice du danger. L’eusocialité a évolué plusieurs fois chez les mammifères, y compris un autre groupe de taupes (les bathyergides) ainsi que chez certains campagnols sociaux. La convergence globale, cependant, s’étend bien au-delà car il existe des parallèles frappants avec divers groupes d’insectes, les plus célèbres étant les hyménoptères (fourmis, abeilles et guêpes), mais aussi les termites et divers autres groupes tels que les thysa‑ noptères et certains coléoptères. Chez les insectes, où elle est bien sûr la plus connue, non seulement l’eusocialité converge de manière effrénée, mais elle est aussi remarquablement instructive en termes de parallèles avec l’organisation et les activités humaines (agriculture, guerre et exclu‑ sion compétitive). Les différences souvent frappantes entre les différentes castes d’un insecte eusocial, plus familières dans le contraste entre la reine bouffie et presque immobile et les soldats agiles et armés, ont un autre

1.  Bowlby 2002a, p. 85. 2.  Faulkes & Bennett 2016 : 338‑352.

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parallèle avec les rats-taupes nus car, de façon assez remarquable (pour un vertébré), la colonie présente également des castes morphologiques. Les insectes ne sont pas non plus les seuls arthropodes eusociaux ; cette caractéristique a également évolué chez certains crustacés, sous la forme d’une crevette de récif corallien (Synalpheus), où l’eusocialité a évolué indépendamment à trois reprises  1.

De même, on constate une structure sociale matrilinéaire comparable chez les cachalots, les bonobos, les hyènes et les éléphants. Une comparaison plus spécifique entre les cachalots et les éléphants fait prendre conscience de l’existence de convergences sociales dans des contextes aquatiques et terrestres pourtant très contrastés : Cet exemple de convergence dans un contexte social sophistiqué trouve un autre parallèle très intéressant, mais cette fois entre deux mammifères plus grands que la moyenne, les cachalots et les éléphants. Linda Weilgart et ses collègues font remarquer qu’en dépit de leurs différences évidentes « sur un nombre remarquable de points, y compris le cycle de vie et le compor‑ tement, les cachalots et les éléphants se ressemblent plus que les autres animaux, même ceux qui partagent des ancêtres, un régime alimentaire, un environnement et des prédateurs similaires. La ressemblance la plus étroite se trouve dans leur organisation sociale complexe et inhabituelle, mais comparable ». Chez ces deux mammifères gigantesques, les femelles et les jeunes forment des unités très sociales, très communicatives avec des vocalisations variées à longue distance. La socialisation est intense, et chez les cachalots, par exemple, il semble y avoir une forme de « babysitting » dans laquelle les jeunes vulnérables sont pris en charge par d’autres adultes lorsque leurs mères sont engagées dans des plongées profondes à la recherche de nourriture. Les mâles, en revanche, sont solitaires et polyvalents, et ne reviennent au jeu de l’accouplement que lorsqu’ils sont non seulement sexuellement matures, mais aussi suffisamment grands pour remporter des compétitions. La complexité sociale, les soins communs aux jeunes, l’intelligence et la mémoire, ainsi que la longévité, semblent être les ingrédients clés de cette remarquable convergence  2.

Ou encore, sous la plume du spécialiste mondial des cétacés, Hal Whitehead : La convergence la plus complète entre les mammifères marins et terrestres se situe entre les espèces que j’étudie, le cachalot (Physeter macrocephalus) et les éléphants (Elephas maximus et Loxodonta spp.) […]. Appelée « convergence colossale » par un rédacteur de l’American Scientist, elle présente un large éventail de traits dans lesquels les éléphants ressemblent

1.  Conway Morris 2003 : 142‑144. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 250. Traduit par moi.

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plus aux cachalots qu’aux autres mammifères terrestres et les cachalots ressemblent plus aux éléphants qu’aux autres mammifères marins. Dans les deux espèces, les femelles vivent dans des unités sociales en grande partie matrilinéaires d’environ onze animaux au sein desquelles il y a des soins communautaires pour les jeunes et une défense communautaire contre les prédateurs. Ces unités sociales s’agrègent pour former des structures sociales plus larges, comprenant des groupes d’une vingtaine d’animaux. Les mâles quittent les unités sociales de leur mère, se séparent des femelles et grandissent pour devenir beaucoup plus grands que leurs mères. Vers la fin de la vingtaine, les mâles retournent dans l’habitat des femelles pour s’accoupler, se déplaçant entre les unités femelles, se faisant concurrence et étant sélectionnés par les femelles  1.

Certaines recherches tendent aussi à établir des similitudes entre les sociétés que forment les chimpanzés et celles que forment les dauphins, deux mammifères séparés sur le plan de l’évolution depuis 95  millions d’années et vivant dans des environnements apparemment très différents. Ces sociétés dites de « fission-fusion » sont fluides dans leur composition, avec des alliances et des coalitions de durées variables. Comparant primates et cétacés, Lori Marino écrit que ces sociétés sont « extrêmement complexes car elles représentent une situation sociale constamment dynamique, impliquant le mouvement de différents individus vers et hors des groupes à des moments différents  2 ». Par ailleurs, ils ont en commun une taille relative du cerveau importante, un cycle de vie lent (avec une période de dépendance juvénile allongée), l’utilisation d’outils, des alliances entre mâles, une pratique de la chasse coopérative et des transmissions culturelles  3. Les convergences soulignées par les chercheurs concernent parfois aussi des pratiques particulières au sein de structures sociales bien différentes. Par exemple, Conway Morris mentionne, dans son travail de repérage de toutes les formes de convergence possibles, le cas de certains types de parades nuptiales : « Les exemples dont on dispose aujourd’hui, notamment le comportement de parade nuptiale des mouches domestiques, des chrysopes, des grillons et des oiseaux de bergerie, donnent une idée des nombreux autres exemples de convergence comportementale qui attendent probablement d’être reconnus  4. » De manière plus surprenante encore, on observe que le poisson tropical discus (Symphysodon æquifasciatus), originaire d’Amérique du Sud, exsude de sa peau un mucus, à la manière du lait produit par les mammifères, pour nourrir sa progéniture ; mâle et femelle forment un couple soudé qui prend soin de ses petits (protège leur nid, les nourrit, etc.) : « La façon dont 1.  Whitehead 2008 : 146. 2.  Marino 2002 : 27. Traduit par moi. 3.  Pearson 2011 : 85‑95. Traduit par moi. 4.  Conway Morris 2003 : 285. Traduit par moi.

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les poissons discus s’occupent de leur progéniture est analogue à celle des mammifères, mais certainement pas homologue, puisque ces poissons et les mammifères ne partagent pas d’ancêtre commun qui agissait ainsi  1. » Et ce sont aussi les soins parentaux à la progéniture qui ont convergé à la fois chez les oiseaux et les mammifères, et ce, en rapport bien souvent avec les capacités de vocalisation  2. Certaines espèces de fourmis pratiquent la culture de champignons au cœur de la fourmilière, ainsi que l’élevage de pucerons qui produisent une sorte de miel sucré dont elles se nourrissent, de même que les hommes ont inventé l’agriculture et l’élevage d’ovins ou de bovins. Comme le souligne Conway Morris, l’agriculture est apparue plusieurs fois de manière indépen‑ dante autant chez l’Homme que chez les fourmis : « [Concernant les fourmis] les preuves actuelles indiquent que la domestication des champignons a été réalisée pour la première fois il y a environ 50 millions d’années, mais il y a eu des épisodes répétés (au moins cinq) de domestication de divers groupes de champignons chez des cultivateurs distincts  3. » Enfin, on notera l’émergence de l’usage d’artefacts chez des espèces très éloignées les unes des autres : chez les primates non humains comme chez les humains, chez plusieurs espèces d’oiseaux (dont les corvidés), chez les dauphins comme chez certains insectes (comme les guêpes) ou chez les pieuvres, etc.  4. Quel sens et quelle place donner à ces convergences dans le processus évolutif ? Un auteur comme Stephen Jay Gould a soutenu le caractère impré‑ visible et indéterminé, en un mot contingent, de l’évolution des espèces et, pour cette raison, il a plutôt souligné la surestimation des faits de convergence. Gould emprunte au cinéma – le film La vie est belle réalisé par Frank Capra en 1946 – l’idée selon laquelle nous sommes les produits d’une histoire qui, si elle avait été même très légèrement différente, n’aurait pas abouti à ce que nous sommes. Le raisonnement contrefactuel  – que se serait-il passé si tel événement ne s’était pas déroulé ou si tel autre était apparu ?  – permet de mettre au centre de l’évolution du vivant l’idée de contingence. Par exemple, l’arrivée d’une météorite qui a percuté la Terre a mis un frein au développe‑ ment des dinosaures et rendu possibles des formes de vie animales qui ont débouché, à un moment donné, sur les hominidés. Sans cet astéroïde, les mammifères qui vivaient minoritairement et sous domination des dinosaures n’auraient probablement pas pu se développer et donner lieu à l’espèce humaine. Avec Gould, « il est aujourd’hui largement admis que l’histoire de la vie n’est guère plus qu’un embrouillamini contingent ponctué de désas‑ 1.  De Waal 2016 : 103‑104. 2.  Conway Morris 2003 : 225. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 206. Traduit par moi. 4.  Ce point concernant l’usage, et parfois la fabrication, d’artefacts sera plus longuement traité. Cf. infra « Chapitre 14. Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire ».

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treuses extinctions massives qui, en annonçant le destin d’un groupe, ouvrent les portes de l’opportunité à une autre foule de chanceux. Les innombrables accidents de l’histoire et l’enchevêtrement sans fin de circonstances tourbillon‑ nantes font de toute tentative pour trouver un modèle au processus évolutif un exercice ridicule  1 ». Mais à la contingence s’oppose le déterminisme de la convergence. En 2003, Simon Conway Morris soutient, contre Gould, l’idée selon laquelle la convergence est un fait dominant dans le monde biologique plutôt qu’une simple curiosité évolutive anecdotique. Pour lui, l’apparition de formes humanoïdes aurait été possible, et peut-être même inévitable, mais simple‑ ment différée dans le temps, d’environ 34  millions d’années. Tout comme d’autres biologistes travaillant sur les phénomènes de convergence, il pense qu’il n’y a pas mille manières de se développer en tant que plante désertique ou aquatique, animal terrestre, animal aquatique ou animal volant,  etc., et que les mêmes causes produisant les mêmes effets, des formes similaires à celles que l’on observe sur Terre seraient observables dans des contextes planétaires semblables. Reprenant la métaphore de Gould, Conway Morris soutient au contraire de celui-ci que, si l’on rembobinait le film de l’évolution pour le dérouler à nouveaux frais et selon d’autres aléas, à quelques différences près, l’histoire serait relativement analogue  2. Les recherches menées à l’aide d’approches expérimentales sur des phéno‑ mènes évolutifs – impliquant des guppies, mouches à fruit, bactéries, renards, lézards ou souris  – donnent raison à Simon Conway Morris. Le biologiste étatsunien Jonathan Losos a pu montrer que, placés dans des îles diffé‑ rentes mais comparables des Bahamas et soumis à des pressions de sélection communes, les lézards Anolis développent des caractéristiques similaires  3. Non seulement il n’y a pas mille solutions, comme pourrait le laisser entendre une vision non déterministe de l’évolution, mais tout laisse à penser qu’il existe une petite poignée de solutions, et parfois même une « solution unique et optimale » (Losos) conduisant la sélection naturelle à produire inlassablement le même type d’évolution quand des conditions semblables sont réunies. Parfois aussi la convergence existe mais elle est moins visible du fait que des solutions similaires ont été « trouvées » (sélectionnées) en passant par des voies différentes. Par exemple, le cas d’un lémurien, le aye-aye, et d’un oiseau, le pic-vert, face à la même nécessité de repérer la présence de larves de vers de bois pris dans des troncs d’arbres morts et de les récupérer est assez parlante à cet égard. Le aye-aye tape sur le tronc avec la griffe de son majeur tout en écoutant l’écho émis, utilise ses dents pour creuser le bois et se sert de son doigt exceptionnellement long et fin pour aller chercher les 1.  Conway Morris 2003 : 283. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 282. Traduit par moi. 3.  Losos 2021.

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larves ; de son côté, le pic-vert tape sur le tronc avec son bec pour repérer la présence des larves, creuse le bois toujours avec le même bec, et utilise sa très longue langue pour aller à la pêche aux larves. Ces cas de convergences fonctionnelles montrent qu’« il est très courant que des animaux arrivent au même résultat (la fonction) par des moyens différents (le mécanisme)  1 ». De tels phénomènes permettent de prendre encore davantage conscience du fait que les phénomènes évolutifs ne se déploient pas de manière totalement désordonnée et imprévisible. Ce sur quoi Conway Morris entend insister, c’est qu’Homo sapiens est la combinaison de multiples propriétés biologiques et sociales qui n’ont rien d’original ou de spécifique en soi, mais qui ont convergé un peu partout dans le vivant, du fait des « contraintes de la vie » qui rendent leur émergence « très probable, voire inévitable  2 » : bipédie, pouce opposable, dextérité manuelle, œil type appareil photo, placenta, sang chaud, cerveau volumineux avec un degré élevé d’expansion néocorticale, vocalisation, soins parentaux, fabrication et usage d’outils, vie sociale intense,  etc. Même si certains traits humains semblent être des « solutions uniques » (e.g. la pratique d’un langage syntaxi‑ quement structuré), les différences ne sont souvent que de degré (e.g. sur la question de l’apprentissage ou de la fabrication et de l’usage d’artefacts), et la spécificité de l’espèce humaine réside davantage dans la combinaison singulière de ces propriétés. Le raisonnement que le biologiste déploie à propos des insectes pourrait être mené à propos de n’importe quelle autre espèce, et notamment d’Homo sapiens : L’orthodoxie de l’évolution veut bien sûr qu’une telle créature [un insecte] soit un accident contingent, assemblé par des histoires et des circonstances fortuites. Les insectes sont intéressants ; les insectes sont monophylles ; mais en dernière analyse, c’est tout ce qu’il y a à dire. Si, toutefois, nous considérons les « insectoïdes » comme une propriété biologique, alors peut-être que quelque chose de plus général émerge. Quelles sont donc les spécifications de conception ? Parmi les carac‑ téristiques qui définissent les insectes, on peut citer les suivantes  : un exosquelette articulé résultant du processus d’arthropodisation ; des yeux composés ; une démarche hexapode dans laquelle trois des six pattes de marche sont toujours au sol et définissent ainsi un triangle (deux pattes d’un côté, une patte de l’autre) qui maintient l’animal stable ; des tubes respiratoires appelés trachées, qui servent à amener l’oxygène à l’intérieur de l’animal par des ouvertures spéciales (spiracles) sur le côté du corps ; et, pour compléter cette liste de particularités évolutives, le développe‑ ment de colonies eusociales complexes, comme chez les abeilles. Toutes assez étranges, toutes ponctuelles dans la grande loterie de la vie ? Au 1.  De Waal 2016 : 101‑102. 2.  Conway Morris 2003 : 283‑284. Traduit par moi.

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contraire, toutes sont convergentes. L’arthropodisation peut avoir évolué jusqu’à quatre fois de façon indépendante ; l’évolution convergente des yeux composés a été abordée au chapitre 7 ; une démarche hexapode est déduite chez les euryptères (un groupe éteint apparenté aux scorpions) tels que les Hibbertopterus qui sont sortis de l’eau pour aller sur la terre ferme ; les trachées ont évolué indépendamment au moins quatre fois (tout comme la méthode d’échange de gaz) ; et une organisation eusociale a non seulement évolué indépendamment dans de nombreux groupes d’insectes (fourmis, abeilles, termites, guêpes), mais on la trouve égale‑ ment chez les crevettes et divers mammifères, dont le plus célèbre est le rat-taupe nu  1.

Les phénomènes de convergence évolutive ne concernent pas que des espèces phylogénétiquement proches. Ainsi, « nous pouvons être différents des chimpanzés sans que ces différences soient typiquement humaines : elles peuvent au contraire être partagées avec d’autres espèces vivantes  2 ». Par exemple, le langage des abeilles, qui permet de communiquer à propos de réalités absentes, est beaucoup plus proche de notre langage que celui des grands singes. De même, les fourmis vivent par milliers dans des sociétés avec une certaine division du travail et offrent un cas de macrosociété complexe plus proche de nos sociétés humaines actuelles que les sociétés de chimpanzés ou de bonobos. L’émergence récurrente, et totalement indépendante, dans le vivant, de propriétés biologiques ou sociales semblables signe le retour, contre les récits qui accordent une place centrale à la contingence, d’une biologie évolutive « nomothétique ». Conway Morris parle d’une véritable « fascination pour les contingences historiques », qui pourtant n’apportent rien de crucial du point de vue de l’explication des évolutions organiques. En revanche, l’étude des phénomènes de convergence montre que « nous pouvons fournir des prédic‑ tions de premier ordre sur l’émergence de propriétés biologiques importantes sur Terre, et par déduction ailleurs  3 ». L’histoire des espèces montre la dialectique permanente entre poids de l’histoire (phylogénie), qui pèse en permanence sur des organismes qui sont toujours le produit d’une longue histoire, et poids du contexte (environne‑ ment) dans lequel les organismes doivent trouver des solutions adaptatives. On pourrait même dire que toutes les propriétés biologiques des organismes sont des solutions adaptatives passées (et intégrées depuis longtemps dans l’organisme) ou présentes (qui sont des réponses nouvelles à des contraintes nouvelles). Or les modifications qui s’opèrent parallèlement, dans des lignées indépendantes, permettent de voir l’omniprésence des faits de convergence : 1.  Ibid. : 284‑285. Traduit par moi. 2.  Braga, Cohen, Maureille & Teyssandier 2016 : 42. 3.  Conway Morris 2003 : 301. Traduit par moi.

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Prenons, par exemple, la notion de « fardeau historique », les contraintes des « décisions » passées qui guident, restreignent et peut-être même entravent une « carrière » phylogénétique. L’existence de telles contraintes est indéniable, mais ce qui est bien plus intéressant, c’est la manière dont les organismes « contournent » ces problèmes de manière répétée, ce qui explique l’omnipré‑ sence des convergences. Il ne s’agit ni de supposer que tout est possible, ni de nier la réalité du hasard dans l’histoire biologique. Même reconnaître les réalités de la convergence n’est pas imaginer que chaque organisme « essaie » d’évoluer vers l’humain. La biosphère terrestre est manifestement le produit de divergences, mais comme le souligne ce livre, il existe une structure sousjacente qui impose des limites et délimite les probabilités de résultats  1.

Certes, la biologie ne pourra jamais prédire l’évolution des organismes, mais ce que nous disent de fondamental les phénomènes de convergence, et qu’il faut savoir considérer avec attention dans toutes ses conséquences, c’est que lorsqu’une solution évolutive a émergé à un moment donné, dans une espèce donnée, il est très probable qu’elle ait déjà été « trouvée » dans le passé dans plusieurs autres espèces ou qu’elle le soit à l’avenir. Ces convergences évolutives, qui concernent cependant déjà des aspects sociaux, comporte‑ mentaux ou structurels, de même que l’existence de convergences culturelles sur lesquelles nous allons nous pencher maintenant, constituent des preuves difficilement rejetables de la puissance active de lois générales, tant biologiques que sociales ou culturelles.

Convergences culturelles Même si Durkheim ne parle pas de « convergence », les termes de sa réflexion ne laissent planer aucun doute sur le fait qu’il est bien question de cela. Il écrit ainsi en 1909 : Or les sociologues ont montré qu’en effet certaines institutions morales, juridiques, certaines croyances religieuses se retrouvaient identiques à ellesmêmes partout où les conditions de la vie sociale présentaient la même identité. On a même pu constater que des usages se ressemblaient jusque dans les détails, et cela dans des pays très éloignés les uns des autres et entre lesquels il n’y a jamais eu aucune espèce de communication. Cette remarquable uniformité est la meilleure preuve que le règne social n’échappe pas à la loi du déterminisme universel  2.

Les convergences culturelles observables prouvent que les solutions « trouvées » par les sociétés humaines au cours de leur histoire prétendu‑ 1.  Ibid. : 302. Traduit par moi. 2.  Durkheim 1909 : 259‑285.

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ment chaotique, aléatoire ou contingente, ne sont pas plus infinies que les solutions évolutives que nous venons d’évoquer. Rivés sur les variations et les différences culturelles, les chercheurs en sciences sociales finissent par oublier que celles-ci ne prennent tout leur sens que sur un fond de lois générales et d’invariants qu’il est important d’expliciter. La recherche des structures invariantes suppose d’embrasser, autant que faire se peut, par la lecture régulière et soutenue des préhistoriens, des historiens, des anthropologues et des sociologues, la totalité des sociétés humaines, afin de saisir ce qui caractérise leurs structures sociales profondes, distinctes de celles d’autres espèces sociales. En s’approchant de cette démarche, on devient, selon les termes de Maurice Godelier, un « historien de l’humanité », et peut-être plus nettement encore, puisqu’il est question de découvrir des invariants et des lois générales, un sociologue de l’humanité : Mais quand on parvient à se demander  : « Pourquoi et comment est-il possible qu’une même structure apparaisse dans des endroits différents, et en l’absence de tout contact géographique et historique ? », on devient autre chose qu’un « spécialiste » des Baruya. On devient un scientifique qui cherche à comprendre et à expliquer l’histoire de l’Humanité dans sa diversité et dans sa logique. Autrement dit, on se pose des questions concernant l’évolution et l’histoire de l’humanité. On se transforme en historien de l’humanité. Quand on est face au problème très difficile d’expliquer l’apparition de structures dont on n’a pas encore la théorie, on arrive aux limites du travail dans les sciences sociales. Mais on est obligé de continuer à se poser des questions. Comment se fait-il qu’il y ait si peu de systèmes  1 ?

En 1911, l’anthropologue étatsunien Franz Boas (1858‑1942) insiste sur le fait que la convergence ne signifie pas l’identité complète des phénomènes observés, mais simplement la similitude ou la ressemblance : Personne ne prétend que la convergence signifie une identité absolue de phénomènes provenant de sources hétérogènes ; mais nous pensons avoir de nombreuses preuves pour montrer que les phénomènes ethniques les plus divers, lorsqu’ils sont soumis à des conditions psychiques similaires, ou lorsqu’ils se réfèrent à des activités similaires, donneront des résultats similaires (et non pas égaux), que nous regroupons naturellement sous la même catégorie lorsqu’ils sont considérés, non pas d’un point de vue historique, mais de celui de la psychologie, de la technologie ou d’autres points de vue similaires  2. 1.  Godelier 2019 : 50. 2.  Il s’agit d’un compte rendu d’ouvrage paru dans Science (1911, p. 804‑810) et cité par Lowie 1912 : 31. Traduit par moi.

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En 1939, il poursuit sa réflexion et prend appui sur sa connaissance de la botanique de son temps pour parler des convergences culturelles qu’il détecte dans différentes sociétés qualifiées de « primitives ». Ainsi Boas commence-t-il à écrire à propos du monde végétal : « Des réactions similaires aux causes environnementales sont largement répandues dans le monde organique. Chez les plantes, l’habitus particulier de la végétation désertique n’est pas confiné à une seule famille. La famille des cactus d’Amérique et les Euphorbiacées d’Afrique sont similaires dans leur apparence extérieure  1. » Or les sociétés qu’il étudiait présentaient elles aussi des phénomènes de convergence d’ordre culturel. Par exemple, Boas constatait des récurrences dans les mythes provenant de régions du monde très éloignées : Dans les sociétés primitives, l’examen des mêmes phénomènes conduit à un certain nombre d’associations typiques, différentes des nôtres, mais qui se produisent avec une régularité remarquable chez les tribus des régions les plus reculées du monde. Un excellent exemple de ce type est l’association régulière d’observations relatives à des phénomènes cosmiques avec des événements purement humains ; en d’autres termes, l’apparition de mythes de la nature. Le trait caractéristique des mythes de la nature est l’association entre les événements cosmiques observés et ce que l’on pourrait appeler une intrigue romanesque basée sur la forme de vie sociale que les gens connaissent  2.

Les mêmes types de sociétés produisent le même genre de formes cultu‑ relles, ou, dit autrement, les mêmes causes produisent les mêmes effets  : voilà en substance ce que nous dit Boas. Mais il aurait pu tout aussi bien s’étonner du fait que toutes ces sociétés, sans contact entre elles, étaient dépourvues d’État, d’écriture ou d’agriculture, qu’elles avaient souvent le même type de culture matérielle ou le même type de division sexuelle du travail, et qu’elles engendraient toutes des mythes et des rites. Car, sauf à vouloir nier l’évidence, les anthropologues constatent autant de ressemblances que de différences dans les sociétés qu’ils étudient. En 1917, le même constat de convergences ou de similarités dans des sociétés différentes est fait par un autre anthropologue étatsunien, Wilson Dallas Wallis, qui évoque des similitudes linguistiques, techniques (lames de pagaie, poterie, paniers, outils en pierre), en matière de pratiques magiques, de rites funéraires, de croyances en une existence post-mortem (eschatologie), de mythes (et même de thèmes mythiques), mais aussi en termes d’organisa‑ tion ou de structure sociale, soulignant l’importance de la division sexuelle du travail et des différences d’âge –  deux dimensions sociales dont nous 1.  Boas 1939 : 100. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 241. Traduit par moi.

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verrons qu’elles sont au cœur de la condition humaine  – dans les petites sociétés sans État étudiées : De même en matière d’organisation sociale, dans des tribus aussi éloignées que celles d’Australie, d’Afrique, d’Amérique du Nord, il existe certains modes de vie sociale et psychique communs qui présentent des motifs étonnamment similaires, même s’ils s’expriment différemment. Dans tous ces modes, des lignes sexuées très nettes donnent à l’homme et à la femme des privilèges et des devoirs sociaux différents, des activités économiques différentes, des vêtements et des ornements différents, des rites religieux différents, souvent une théologie différente, parfois même un code de langue différent. Dans tous ces cas, comme dans les cultures supérieures, l’âge de l’individu est un indice de la position et de l’influence sociales ; il en va de même pour les cérémonies funéraires, qui reflètent partout la position et l’influence sociales du défunt. Il existe partout une certaine réglementation des relations sexuelles, une forme reconnue de mariage, des interdictions d’inceste et des privilèges compensatoires. Il y a toujours un individu ou un groupe d’individus dans lequel réside, sinon de façon continue, du moins de façon temporaire et dominante, l’autorité sociale. Que la culture s’exprime dans ces moules assez précis, quoique élastiques, chacun avec son contenu particulier, n’est peut-être pas surprenant compte tenu des conditions de la culture  1.

Mais le grand penseur de la convergence culturelle est un anthropologue américain, élève de Franz Boas, Alexander Goldenweiser (1880‑1940). En 1933, il défend l’idée de convergence contre Robert H. Lowie, qui a souvent tendance à ne voir que des « fausses convergences », ou des « fausses analo‑ gies », liées à des « classifications prématurées », trop rapides ou superfi‑ cielles  2. Goldenweiser lui reproche de confondre « identité » et « similarité » ou « ressemblance ». La théorie de la convergence culturelle ne prétend pas que les faits se retrouvent ici et là de façon parfaitement identique, mais qu’ils présentent suffisamment de similitudes pour considérer que les mêmes logiques en soient à l’origine. La convergence est le signe d’une « limita‑ tion des possibilités », et cela s’observe assez nettement dans les productions d’artefacts pour des raisons liées aux contraintes physiques qui pèsent sur la 1.  Wallis 1917 : 41‑54. Traduit par moi. 2.  Lowie se montre en effet extrêmement prudent sur la question de ce qu’il appelle l’« évolution indépendante » (opposée à la « diffusion », qui a davantage sa faveur), et qui « s’explique par le principe de corrélation, selon la loi bien connue qui veut que les mêmes causes produisent les mêmes effets ». Mais il reconnaît malgré tout leur existence. Dans son Traité de sociologie primitive il évoque « la présence du zéro dans la notation des Maya du Yucatan, […] et qui double celle des Hindous, sans la moindre possibilité d’influences mutuelles ». Il ajoute que « les départements non rationnels de la culture ne manquent pas d’exemples prouvant l’origine indépendante de particularités analogues », en donnant l’exemple du clan qui « a évolué quatre fois au moins en Amérique du Nord » et dont « l’origine dans le monde est multiple » (Lowie 1969 [1936]).

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fabrication, et surtout sur l’usage. La raison de ces faits est soigneusement présentée à propos d’un objet comme la rame d’un bateau : Prenez une rame. Les armes peuvent être utilisées comme des rames. De même que toutes sortes de matériaux, tels que la pierre, l’os, l’écorce, et même le métal. Les rames peuvent être longues ou courtes, légères ou lourdes, de section circulaire ou plate, larges ou étroites, de largeur égale ou non. Aujourd’hui, en fonction des conditions locales, ou du hasard, la plupart de ces matériaux et formes ont été utilisés pour les rames à un moment ou à un autre et le sont toujours parfois. Mais si vous voulez une bonne rame, le résultat final est en fin de compte limité par les conditions d’utilisation. La rame ne doit pas être courte au point de ne pas atteindre l’eau, ou à peine, ni trop longue ; elle ne doit pas être lourde au point de ne pas être maniable, ou légère au point d’empêcher la résistance souhaitable dans un mouvement rythmique mesuré ; elle ne doit pas être cassante ou souple au point de la rendre inapte à servir de levier dans un milieu dense. La manière dont une rame est utilisée exclut l’uniformité de la forme sur toute sa longueur. La lame, afin d’offrir une résistance adéquate à l’eau et d’améliorer ainsi la propulsion, doit être plate, également quelque peu courbée longitudinalement et latéralement, comme une cuillère peu profonde ouverte à son extrémité, la concavité se trouvant du côté opposé à la direction du mouvement du bateau. L’extrémité du bout, en revanche, doit être adaptée à la manipulation ; elle ne doit pas être plate mais de section circulaire, ni trop encombrante ni trop légère. La section centrale de l’aviron est un point de liaison entre la lame et la crosse ; sa longueur est déterminée par la longueur souhaitable de l’aviron ; elle doit être suffisamment solide pour résister aux contraintes, etc. Enfin, il est souhaitable que l’aviron soit en matériau pouvant flotter, de façon à pouvoir être facilement récupéré dans l’eau. La limitation imposée par les conditions d’utilisation est ici si drastique que toute rame est une rame, ce qui implique de nombreux points de similitude entre toutes les rames. Or, seul un diffusionniste totalement myope pourrait croire que la rame n’a été inventée qu’une fois dans l’histoire de la culture. Il serait tout aussi absurde de supposer que les étapes précises, initiales et ultérieures, du développement des rames dans les différentes localités soient identiques, voire clairement similaires. Mais tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, elles ont toutes dû être produites pour aboutir à la bonne rame, un outil présentant certaines caractéristiques relativement fixes, déterminées par les conditions d’utilisation effective. Ainsi, l’histoire de la rame en différents lieux représente un ensemble de processus convergents  1.

Goldenweiser développe le même genre de raisonnement à propos d’un pot, en tant que « récipient apte à contenir des choses, à mettre des choses 1.  Goldenweiser 1933 : 46. Traduit par moi.

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ou à verser des liquides », mais « il en va de même pour pratiquement tous les objets, outils ou armes »  1. Ces convergences de forme des haches, des massues, des grattoirs, des pointes, des couteaux, des arcs ou des lances, des pots,  etc., sont évidemment les produits d’essais et d’erreurs dans des conditions historiques déterminées, mais qui conduisent vers des résultats finaux similaires  : « Tous ces processus sont strictement historiques et, en tant que tels, soumis aux aléas du temps, du lieu, de la capacité, du schéma traditionnel, du hasard ; mais s’ils se poursuivent suffisamment longtemps, ces processus convergeront dans certaines caractéristiques pour aboutir à l’objectif souhaité : une chose adaptée à ses usages  2. » Comme Wilson Dallas Wallis, Goldenweiser ne s’en tient pas à des aspects techniques dont on pourrait juger qu’ils sont trop liés à des contraintes matérielles pour être de bons exemples de convergences proprement cultu‑ relles. Les structures sociales sont aussi concernées par ces phénomènes. C’est le cas par exemple du totémisme, qui renvoie à un mode d’organisation clanique ou tribal fondé sur le principe du totem (en général un animal ou un végétal) auquel le groupe se dit et se pense apparenté, et qu’on peut trouver aussi bien en Amérique du Nord qu’en Amazonie, en Australie, en Papouasie-Nouvelle-Guinée ou en Afrique : « Là encore, les structures sociales totémiques avec leurs caractéristiques, qui sont en règle générale strictement comparables, doivent être attribuées à la convergence  3. » Pour Goldenweiser encore, les principes de construction des rapports sociaux dans les sociétés « primitives » – mais on pourrait le dire de n’importe quel type de société – sont en nombre limité : Les différents types d’unités sociales en vigueur dans la société primitive sont basés sur les relations de l’homme avec les autres hommes, la culture ou l’environnement. Le nombre de ces relations dans leur forme la plus générale est limité : elles comprennent le sang, la localité, le sexe, l’âge, la génération, le rang et les fonctions culturelles communes. C’est à peu près tout. Le nombre de formes fondamentales d’organisation sociale sera donc également limité, et des formes similaires ne manqueront pas d’apparaître en différents endroits  4.

Le raisonnement de Goldenweiser, consistant à chercher ce que j’appellerai les grandes coordonnées propres à l’ensemble des sociétés humaines me paraît extrê‑ mement robuste, et proche de l’idée de faits-butoirs chez Françoise Héritier. 1.  Ibid. : 47. Traduit par moi. 2.  Ibid. Traduit par moi. 3.  Ibid.  : 316‑317. Traduit par moi. En 1929 déjà, Radcliffe-Brown pensait que le totémisme était un phénomène convergent : « Que les différentes institutions désignées par le terme général de totémisme dans les différentes parties du monde, soient apparues indépendamment les unes des autres, je ne l’affirmerais pas, mais cela est très probable » (Radcliffe-Brown 1972 : 206). 4.  Goldenweiser 1933 : 148. Traduit par moi.

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On ne verra pas un hasard dans le fait que l’anthropologue fasse référence au travail de Goldenweiser, reprenant l’idée selon laquelle les phénomènes de convergence culturelle sont centraux dans l’histoire des sociétés humaines, parce qu’il existe des constantes contraignantes depuis les premières petites sociétés sans écriture, sans État et sans richesse jusqu’aux nôtres : Simplement, et c’est là un fait majeur qu’il convient d’emblée de retenir, et contrairement à l’idée reçue d’une création illimitée, foisonnante et débridée dont l’anthropologie ne saurait rendre compte intégralement, les possibilités d’émergence de formes sont, en fait, limitées. Pour prendre un exemple facile dans l’œuvre d’Alexander Goldenweiser, le premier à avoir énoncé cette loi, en se contentant des formes matérielles de la culture, un récipient ne peut être que creux, et des flèches, destinées à perforer, que pointues, voire ébarbées, mais certainement pas de forme circulaire  1.

Dans un entretien accordé en toute fin de carrière, fort de tout un savoir accumulé au cours d’une longue vie de chercheur, le préhistorien, archéologue et anthropologue français André Leroi-Gourhan livre sa vision de l’histoire, qui accorde une place centrale à l’idée selon laquelle la trajectoire historique des sociétés humaines est tout sauf vagabonde ou aléatoire. Tout ce que lui a appris son travail de préhistorien l’amène à penser que les lignes de force et de développement des sociétés sont limitées, globalement cohérentes et ont assez rapidement revêtu un caractère « inéluctable » : Je pense que les grandes lignes de l’évolution ont pris un caractère inéluc‑ table, mais après leur premier essor. Les pistes possibles sont sans doute étroites, relativement peu nombreuses, et souvent convergentes ; c’està-dire que le droit chemin n’existe pas, mais la possibilité de divergences radicales ne me paraît pas non plus envisageable, sinon à un stade proche de l’origine. C’est un phénomène de balancement : tantôt on passe d’un côté, tantôt on passe de l’autre. Mais, dans les conditions historiques où s´est trouvée placée l’Europe depuis mille ans, par exemple, je ne vois pas très bien en quoi les changements d’orientation qui furent possibles, et dont certains ont été réalisés, n’auraient pas reconduit une ligne d’évo‑ lution techno-socio-économique qui, lorsqu’on la regarde de loin, est à peu près droite  2.

Leroi-Gourhan a beaucoup travaillé sur la question des techniques et a pu constater les convergences culturelles permanentes qui témoignent du nombre limité de possibilités pour réaliser une fonction technique donnée. Le fait matériel est, selon lui, « déterminé par le jeu des milieux extérieur

1.  Héritier 2010c : 3. 2.  Leroi-Gourhan 1982 : 129‑130.

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et intérieur  1 », c’est-à-dire, d’une part, l’environnement biotique (faune et flore) et abiotique (géologique ou géographique et culturel) et, d’autre part, les « traditions mentales de chaque unité ethnique »  2. Or ces deux « milieux » ne cessent de varier et c’est pour cela que l’on constate des différences cultu‑ relles dans les objets techniques. Mais, au-delà de ces variations culturelles permanentes, il s’avère que « le nombre des solutions techniques est limité » et qu’il existe donc un « déterminisme technique »  3. Leroi-Gourhan utilise le terme de « tendance » pour désigner cette adaptation contrainte des hommes à leurs milieux de vie, c’est-à-dire le « mouvement, dans le milieu intérieur, de prise progressive sur le milieu extérieur  4 ». En tant que telle, « la tendance a un caractère inévitable, prévisible, recti‑ ligne » car les contraintes du couplage entre une espèce donnée, avec ses propriétés biologiques déterminées, et un environnement matériel donné, font que les possibilités techniques ne sont jamais infinies lorsqu’elles visent une certaine efficacité : [La tendance] pousse le silex tenu à la main à acquérir un manche, le ballot traîné sur deux perches à se munir de roues. Parce que la parure est une tendance, l’homme se badigeonne de terre colorée et il suit pour cela les lignes naturelles de son corps  : aucune surprise à trouver aux extrémités du globe les mêmes dessins le long des jambes ou autour des seins ; il fixe inévitablement des ornements partout où l’on peut en suspendre et il enfile des épines ou des baguettes d’os dans le lobe des oreilles, les lèvres, les narines parce que c’est bien visible et réalisable sans trop de douleur, d’effusion de sang ou de gêne anatomique. La présence de pierres suscite un mur et l’érection du mur provoque le levier ou le palan. La roue entraîne l’apparition de la manivelle, de la courroie de transmission, de la démultiplication  5.

Malgré leurs variations culturelles, les artefacts répondent à la nécessité de remplir un certain nombre de fonctions et, pour cette raison, rencontrent les limites fixées par le milieu physique, la matière de l’artefact et celle avec laquelle il est voué à entrer en contact. L’exemple de la rame de Goldenweiser n’est qu’un cas parmi d’autres de ces fabrications contraintes que nous livrent 1.  Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 336. 2.  On remarquera qu’en pensant les techniques au croisement du « milieu extérieur » et du « milieu intérieur », Leroi-Gourhan mobilise une formule explicative centrale dans les sciences sociales. Si l’on formalise le propos de Leroi-Gourhan, on écrira que  : Milieu intérieur (ou Tradition mentale)   Milieu extérieur (ou Environnement) =  Techniques, que j’ai formulée ainsi  : Dispositions   Contexte =  Pratiques. Cf. infra concernant les différentes déclinaisons de cette formule  : « Post-scriptum : La convergence des formules biologique, psychologique et sociologique ». 3.  « Ces faits de convergence technique, indépendants du temps et de l’espace, donnent la mesure du déterminisme technique, comparable au déterminisme biologique » (Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 438). 4.  Ibid. : 336. 5.  Leroi-Gourhan 1943 : 27.

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l’histoire et l’anthropologie des techniques. Et si Leroi-Gourhan peut comparer l’évolution biologique des espèces à l’histoire des artefacts, c’est bien parce que la culture est, comme je l’ai déjà souligné, une manière de s’adapter à son environnement par d’autres moyens que ceux de l’évolution organique  1. Ainsi, de même que « le plan de construction des espèces animales se modifie pour atteindre un contact plus efficace avec le milieu extérieur », de même les  objets techniques ne peuvent prendre n’importe quelle forme et sont soumis au « déterminisme technique » : « On démontre en traînant dans l’eau une masse plastique qu’un solide quelconque en déplacement dans l’élément liquide prend forcément un aspect fusiforme particulier et que le thon, l’ichtyosaure, la baleine et le bateau ne pouvaient pas avoir d’autre plan général que celui qu’impose la physique  2. » De même, c’est « parce que l’homme n’a pas d’autre prise sur le bois qu’en le coupant sous un certain angle, sous une pression déterminée, que les formes, les emmanchements des outils sont classifiables » et que « le déterminisme technique est aussi marqué que celui de la zoologie »  3. La convergence technique n’est au fond que le prolongement, dans l’ordre culturel, de la convergence biologique : Chaque outil, chaque arme, chaque objet en général, du panier à la maison, répond à un plan d’équilibre architectural dont les grandes lignes offrent prise aux lois de la géométrie ou de la mécanique rationnelle. Il y a donc tout un côté de la tendance technique qui tient à la construction de l’univers même et il est aussi normal que les toits soient à double pente, les haches emmanchées, les flèches équilibrées au tiers de leur longueur qu’il est normal pour les gastéropodes de tous les temps d’avoir une coquille enroulée en spirale. Dès l’abord, on saisit que ce côté de la tendance prête à la confu‑ sion : par simple harmonie physique, deux objets dans le même emploi peuvent apparaître identiques chez deux peuples sans commerce mutuel. À côté de la convergence biologique, il existe une convergence technique, qui offre depuis le début de l’Ethnologie une part de la réfutation des théories de contact  4.

Les convergences techniques n’ont rien d’étonnant quand on considère les objets techniques dans leurs fonctions pratiques : Le milieu extérieur, par la quantité limitée de matériaux qu’il offre, donne nécessairement une marge étroite à l’innovation : suspendre un ornement ne peut se faire qu’en perçant le nez ou les oreilles, filer des fibres n’est possible qu’en les tordant, emmancher une hache n’est réalisable que 1.  Cf. aussi Haudricourt 1986 [1964] : 48‑59. 2.  Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 337. 3.  Leroi-Gourhan 1943 : 14‑15. 4.  Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 338.

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par une dizaine de combinaisons entre le manche et la lame. Si le voisin propose une solution toute prête, elle est empruntée et on peut ainsi tracer de proche en proche des taches de diffusion ; si la solution n’existe pas au voisinage, on l’invente en créant un centre de diffusion future  1.

Leroi-Gourhan n’a pas une vue abstraite qui lui ferait voir des « invariants » ou des « convergences » là où seules les variations culturelles existeraient. Pour lui, invariants et variations vont de pair, dans le sens où les spécificités observées tournent malgré tout autour de points constants qui fixent des limites à la variation. Ainsi la « charrue malaise, celle du Japon et celle du Tibet représentent trois formes voisines » créées indépendamment les unes des autres, qui possèdent cependant chacune ses particularités ou ses singularités : Chacune pourtant, par le sol cultivé, par les détails de son montage, par le mode d’attelage, par le sens symbolique ou social qui y est attaché représente bien quelque chose d’unique, de catégoriquement individualisé. Tout se présente comme s’il y avait à la fois une tendance « charrue » réalisée sur chaque point du temps et de l’espace par un fait unique et des rapports historiques certains sur des échelles de temps et d’espace parfois considérables  2.

De même, les cuillères ne sont jamais les mêmes partout dans le monde et l’« on trouve des cuillères touareg, bretonnes, mélanésiennes, chinoises ou eskimo si profondément personnalisées qu’il est impossible de les confondre », chaque singularité renvoyant à des données religieuses, esthétiques ou même techniques associées à des cultures données. Mais il n’empêche que l’on observe une même « tendance technique matérialisée  3 » dans une forme invariante reconnaissable. Et Leroi-Gourhan fait remarquer que, du fait d’un certain déterminisme technique, l’histoire montre rarement l’apparition de formes techniques radicalement « originales » ou des « solutions imprévisibles aux quelques problèmes de la force et de la matière »  4. Au contraire, les grands fondamentaux techniques sont communs à l’ensemble de l’humanité (grattoir, lance, couteau, hache, etc.), car ils répondent à des besoins qui sont partout pareils, indépendamment du type de milieu, tandis que les sociétés se distinguent entre elles par les nécessités de trouver de nouvelles solutions techniques suscitées par les particularités du milieu. Enfin, l’anthropologue Alain Testart a été, lui aussi, sensible au fait que des sociétés très différentes aient pu développer des institutions ou des objets (économiques, politiques, mythologiques, religieux, techniques, etc.) relative‑ 1.  Ibid. : 434. 2.  Leroi-Gourhan 1943 : 15. 3.  Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 343. 4.  Leroi-Gourhan 1943 : 321.

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ment similaires sans qu’aucune interaction directe puisse être à l’origine de ces similitudes. Il remarquait en 2012 que la convergence est un phénomène courant « bien qu’il ait suscité assez peu d’intérêt chez les ethnologues et les historiens  1 ». Pourtant les faits de convergence sont d’une importance considérable pour les sciences sociales : Dans le domaine social ou culturel, tout phénomène de convergence peut, sans trop de peine, être vu comme l’effet d’une loi tendancielle générale. C’est-à-dire une loi qui tend à produire au cours du temps les mêmes effets une fois que les mêmes causes sont réunies, quoique à des rythmes différents selon les cas et jamais sans aucune certitude du résultat, celui-ci étant au mieux probable. C’est ce que j’appelle une loi évolutive  2.

Testart distingue un peu artificiellement la situation de la biologie de celle des sciences sociales, en disant que les phénomènes de convergence biologique ne s’expliquent que par des « principes généraux » mais pas par des lois particulières. Ainsi la convergence, déjà notée, entre le phalanger du sucre et l’écureuil volant, tient, selon la biologie, à l’« adaptation parallèle à un milieu forestier semblable », mais « il n’existe aucune loi biologique générale qui dirait que dans un même milieu forestier certains mammifères devraient développer un patagium [surface ou repli de peau qui s’étend entre les membres chez les mammifères permettant le vol actif des chauve-souris et au moins le vol plané chez les autres]  3 ». En revanche, les sciences sociales pourraient, selon lui, formuler une « loi relative à un caractère particulier ». Je pense, tout au contraire, que les biologistes pourraient très bien formuler ce genre de lois particulières, mais que ce n’est pas pour eux une priorité à partir du moment où ils ont réussi à se doter de lois plus générales qui englobent toutes les lois particulières du même type. Testart citait quelques cas de convergence en 2004 à l’occasion d’une étude sur les morts d’accompagnement : On admet que les civilisations andines ou méso-américaines se dévelop‑ pèrent de façon autonome. La notion de convergence suffit à expliquer que les Égyptiens comme les Amérindiens aient pu inventer indépendamment la pyramide, la voûte en encorbellement ou la royauté divine. De même pour les morts d’accompagnement. Si les premières civilisations de l’Ancien et du Nouveau Monde ont pareillement élevé cette pratique à la hauteur d’une institution d’État, c’est probablement que, dans l’ordre du social, les mêmes causes engendrent les mêmes effets  4.

1.  Testart 2012 : 98. 2.  Ibid. : 107‑108. 3.  Ibid. : 108. 4.  Testart 2004a : 119. Souligné par moi.

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Il complète en 2012 la liste des convergences culturelles entre Ancien Monde et Nouveau Monde en évoquant l’agriculture, la pyramide à degrés, le sacrifice humain  1. Revenant sur l’exemple des pyramides à degrés, Testart rappelle qu’elles ont été « inventées indépendamment par les civilisations précolombiennes à haute époque, […] et par celles de l’Ancien Monde, les plus connues étant celles d’Égypte et les ziggourats mésopotamiennes  2 ». Il note que certains chercheurs privilégiant les thèses diffusionnistes se sont demandé si les pyramides américaines avaient été faites sous influence égyptienne, mais que le cas a été tranché empiriquement en faveur de la thèse d’une convergence culturelle. Une fois cette convergence attestée, il faut donc se demander quelle loi (ou quelle combinaison de lois) en est à l’ori‑ gine, ce que fait Testart de la manière suivante : « On peut en conséquence formuler une loi comme quoi une culture marquée à la fois par ces trois facteurs (despotisme, cosmologie étagée et tendance au monumentalisme) a des chances d’ériger des pyramides à degrés  3. »

Convergences des Néandertaliens et des Sapiens Physiquement plus robuste qu’Homo sapiens, avec un cerveau plus volumi‑ neux (1 500 centimètres cubes en moyenne contre environ 1 350 centimètres cubes pour l’homme moderne), bien que son coefficient d’encéphalisation (rapport volume du cerveau/volume corporel global) soit plus faible, Homo neanderthalensis présente de nombreuses caractéristiques sociales proches de celles de son espèce cousine. Des convergences ont été notées entre les sociétés formées par les Néandertaliens et celles formées par les premiers hommes modernes (Homo sapiens). Ce que l’on peut savoir de ces sociétés montre une semblable capacité technique à fabriquer des artefacts (débitage de lames, racloirs, outils emmanchés) qui suppose souvent une planification de l’action ; un même souci d’inhumer les corps qui renvoie peut-être à des dimensions magiques, religieuses ou morales ; de semblables dispositions esthétiques dans la collecte ou la fabrication d’objets, dans la gravure sur des os ou des pierres, ou dans

1.  Testart 2012 : 134. Christoph Antweiler souligne aussi ces convergences : « Dans l’Ancien et le Nouveau Monde, les archéologues ont trouvé des constantes dans la structure et le développement de sociétés complexes qui se sont développées de manière totalement indépendante. […] Dans une sorte d’expérience historique, des structures de formes indépendantes mais similaires se sont développées à partir d’un patrimoine culturel paléolithique. Des parallèles clairs sont révélés, par exemple, dans les premières sociétés agricoles de l’Ancien Monde et des Amériques, entre 200 et 1000 après J.-C., notamment en ce qui concerne le besoin fonctionnel de stocker et de projeter des ressources agricoles dans des zones favorables. Des États distincts et indépendants se sont développés au cours de cette période dans au moins sept régions du monde, où des conditions et des demandes similaires ont produit alors des solutions parallèles » (Antweiler 2016 : 163). Traduit par moi. 2.  Testart 2012 : 98. 3.  Ibid. : 107.

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la coloration des peaux avec de l’ocre ; et, transversales à toutes ces dimen‑ sions, des capacités symboliques et peut-être même langagières relativement similaires. Enfin, des recherches tendent à asseoir l’idée qu’ils pratiquaient l’exogamie patrilocale (les femmes rejoignant le groupe de leur partenaire)  1, comme l’ont fait certaines sociétés ancestrales d’hommes modernes. Tout d’abord les compétences techniques. Les Néandertaliens taillent la pierre comme les hommes modernes et maîtrisent « des méthodes de débitage systématisé qui permettent de produire en série, à partir d’un même bloc, des éclats minces, préformes d’outils de plus en plus diversifiés au fil des millénaires (pointes, racloirs, grattoirs, burins)  2 ». La méthode la plus connue est celle du débitage Levallois, « apparue en Europe vers 500 000 à 450 000 ans », qui « permet de prévoir la forme et les dimensions d’un éclat avant son détachement du nucléus et suppose une préparation spéciale de ce dernier »  3. La proximité de neanderthalensis et de sapiens est aussi notable concernant la « technique de débitage laminaire, traditionnellement consi‑ dérée comme une invention de l’homme moderne », et pourtant connue des Néandertaliens, même si moins fréquemment utilisée. De même, les Néandertaliens travaillent le bois pour faire des lances ou des hampes, et fabriquent des armes pointues, parfois durcies au feu. Ils fabriquent aussi des récipients ou des habitats en bois, ainsi que des outils en silex emmanchés – qui sont donc « composites, la partie active étant en pierre et le manche en bois  4 » – et utilisent des colles. Tous ces objets fabriqués sont la preuve d’une certaine capacité de préparation et de planification d’une action technique qui peut être complexe. Du coté des pratiques d’inhumation, « les premières sépultures, datées autour de 100 000  ans, apparaissent dans un contexte culturel précis, le complexe moustérien, et concernent aussi bien des populations d’hommes modernes que des Néandertaliens  5 ». Enterrer ses morts, ou du moins une partie d’entre eux, peut indiquer des « préoccupations spirituelles » ou morales (respect des personnes décédées). Les préoccupations ne sont pas seulement magico-religieuses, mais aussi esthétiques, avec l’usage de « matières premières aux couleurs chatoyantes, comme le silex de Fontmaure, pour en faire des outils, alors qu’ils auraient pu se contenter de silex monochrome, beaucoup plus fréquent dans la nature », la collecte et la conservation « de coquillages, de dents fossiles ou de minéraux aux formes étranges » sans but utilitaire, ou encore avec « la symétrie et l’équilibre des volumes » des bifaces  6. 1. Lalueza-Fox et al. 2010 : 250‑253. 2.  Beaune 2011 : 62‑63. 3.  Ibid. : 63. 4.  Ibid. : 64. 5.  Ibid. : 68. 6.  Ibid.  : 71‑72. Par ailleurs, la pratique des coquillages percés, qui sont des objets d’ornemen‑ tation, va apparaître de manière convergente dans des sociétés de Sapiens sans contact les unes avec

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Tous ces faits tendent à soutenir « l’hypothèse de la convergence, les deux populations [de Néandertaliens et de premiers hommes modernes] ayant toutes deux atteint à peu près simultanément le même degré d’évolution cognitive  1 » : mêmes techniques moustériennes du travail de la pierre, même fabrication d’outils ou d’armes composés de plusieurs pièces, de possiblement semblables préoccupations d’ordre spirituel et esthétique. Tout cela montre que deux espèces différentes mais proches ont partagé des propriétés biolo‑ giques et culturelles communes : Aujourd’hui tout le monde s’accorde à reconnaître aux Néandertaliens au moins une intelligence technique et une capacité d’anticipation et de planification, étant donné la complexité des chaînes opératoires techniques qu’ils ont mises en œuvre. Le fait d’enterrer leurs morts, de s’intéresser à des curiosités naturelles et de manipuler des colorants minéraux ramassés dans leur environnement indique qu’ils avaient des préoccupations esthé‑ tiques et peut-être même spirituelles, en tout cas autres qu’utilitaires, ce qui suggère une aptitude à l’abstraction et à la symbolisation  2.

Toutes ces proximités culturelles entre des sociétés formées par des espèces humaines différentes constituent des traces précieuses montrant que même les aspects culturels peuvent être concernés par des convergences, et que des espèces culturelles différentes (nous sommes la seule à avoir survécu) peuvent produire des formes culturelles parentes, preuves de l’existence de lois sociologiques générales et trans-espèces : « Nous savons par exemple que vers – 100 000 ans les hommes de Skhul ou de Qafzeh produisaient des outils en tout point similaires à ceux que confectionnaient les Néandertaliens en Europe, tant sur le plan de leurs formes que de leurs modes de production. » Cela constitue une preuve solide que « des types humains différents ont pu, à un moment donné produire des équipements techniques identiques selon les mêmes méthodes  3 ».

Convergences au sein des sociétés d’ Homo sapiens Parmi les convergences culturelles les plus attestées et connues au sein des sociétés formées par des Homo sapiens, on compte notamment la maîtrise du feu, l’émergence de pratiques d’enterrement des morts, la fabrication d’outils, d’ustensiles ou d’armes, et plus généralement d’artefacts (tels que les vêtements ou les habitats)  4, l’existence de techniques de chasse et de les autres : « Ces coquillages percés apparaissent presque à la même époque en Afrique du Nord, en Afrique du Sud et au Proche-Orient […] » (Hublin : 2018 : 71). 1.  Beaune 2011 : 74. 2.  Ibid. 3.  Braga, Cohen, Maureille & Teyssandier 2016 : 127. 4.  Le façonnage bifacial, qui apparaît en Afrique vers 1,7 million d’années, est réinventé en Chine il y a 800 000  ans, puis encore en Europe il y a 500 000  ans. Ce sont des « inventions locales

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cueillette, de préoccupations esthétiques (dans la fabrication d’artefacts, la danse, le chant, la musique, l’ornementation corporelle ou le tatouage, etc.), l’apparition de l’agriculture dans huit endroits différents du monde  1, de l’écriture dans les civilisations sumérienne vers 3000 av. J.-C. (précédée sans doute par l’Iran, avec l’élamite linéaire, dès 3300 av.  J.-C.), chinoise vers 1300 av. J.-C. et précolombienne vers 650 av. J.-C., de l’État ou même des systèmes de parenté  2. Le grand préhistorien et paléoanthropologue Marcel Otte souligne à propos des hommes du Paléolithique l’extrême uniformité des déploiements de l’activité humaine un peu partout sur la planète. L’avantage du préhistorien est sans doute, paradoxalement, de ne pas pouvoir entrer dans le détail des cultures ou des styles, qui ne manqueraient pas d’apparaître si les données étaient aussi abondantes que celles dont disposent historiens, anthropologues ou sociologues. La pauvreté relative des données empêche de se perdre dans le foisonnement et force le chercheur à voir l’essentiel, l’invariant, qui, du même coup, saute aux yeux : Rien en effet ne semble aléatoire en histoire humaine, lorsqu’elle est considérée à partir de son point d’aboutissement actuel. L’histoire est aussi traversée par de puissantes forces de tendances qui vont aboutir, en différents points du monde, à des analogies structurelles : sépultures, arts, ­agriculture, écriture par exemple. L’ordre d’apparition présenté par ces innovations successives reste constant et logique  : il restitue symboli‑ quement des conquêtes de l’esprit sur le monde. Sa cohérence forme le meilleur témoignage de l’universalité humaine, elle ne requiert pas toujours des pôles d’invention ni des axes de diffusion : l’humanité « fonctionne » partout dans le même sens. […] À l’issue de l’ère glaciaire, de profonds bouleversements traversent toutes les sociétés paléolithiques européennes, de façon homogène et radicale. Le plus curieux est de constater les convergences profondes suivies par ces adaptations culturelles, quelles qu’aient pu être les traditions concernées : de la mer Noire à l’Irlande, les tendances générales restèrent identiques. […] Les innovations techniques touchent aussi les méthodes appliquées aux matières osseuses : propulseurs et aiguilles à chas

indépendantes ». Devant les mêmes problèmes et avec les mêmes équipements cognitifs, des groupes différents parviennent aux mêmes solutions. Voir Beaune 2008 : 51‑52. 1.  Smith 1998 ; Richerson, Boyd & Bettinger 2001  : 387‑411 ; Zeder, Bradley, Emshwiller & Smith (dir.) 2006 ; Bar-Yosef & Price 2011 : 163‑174 et Elliott & Goepfert 2018 : 219‑224. 2.  Par exemple, le système de parenté « eskimo » est apparu « plusieurs fois et à des endroits diffé‑ rents au cours de l’histoire humaine ». Il caractérise les sociétés occidentales américaines et européennes, mais on le « retrouve aussi chez les Inuit (Eskimo) qui n’avaient jamais eu de contact historique ou géographique avec l’Occident ». Voir Godelier 2021 : 36. De même, l’anthropologue a pris conscience en travaillant sur les Baruya (de Nouvelle-Guinée) que son système de parenté est un système de type iroquois, mais patrilinéaire, plutôt que matrilinéaire : « je comprends alors que le même type de système apparaît à plusieurs endroits de l’humanité sans qu’il n’y ait aucun contact géographique ni historique entre ces sociétés » (Godelier 2019 : 49).

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apparaissent, sans que leur absence antérieure soit des plus éloquentes, car leur existence avérée reste liée aux aléas des découvertes. Quoi qu’il en soit, ces procédés mécaniques relèvent d’orientations universelles, puisqu’on les trouve non seulement dans toutes les autres régions du Paléolithique européen, mais aussi dans tout autre contexte ethnologique où la nécessité s’en fit sentir  1.

Marcel Otte tente toutefois de résumer le parcours d’Homo sapiens sur Terre par la « volonté humaine », la « pensée » ou l’« audace ». Mais expliquer des faits objectifs par une motivation, un choix ou une pulsion, ce n’est pas expliquer. Pourquoi une telle audace migratoire, technologique, culturelle d’Homo sapiens ? Celle-ci n’est que la conséquence, plutôt que le moteur, de la trajectoire humaine. Otte développe une vision de l’histoire de l’humanité qu’on pourrait qualifier d’idéaliste, faisant comme si l’homme moderne s’était « totalement libéré des lois biologiques initiales de l’espèce proto-humaine  2 », et que les déterminismes ne pouvaient être que biologiques et pas d’ordre social ou culturel : « À partir de l’homme moderne, l’histoire se substitue à la biologie : notre pensée seule détermine notre destin  3. » Mais si les déter‑ minismes appartenaient à la seule biologie, et si Homo sapiens était la seule espèce à transcender les déterminismes par la vertu (magique) de la culture, et décider tout à fait volontairement de son destin, pourquoi ferait-il un peu partout des choix semblables, indépendamment les uns des autres ? Le constat de convergences multiples que fait Otte après bien d’autres se conjugue mal avec l’explication par la pensée, la volonté ou le choix, et le même auteur peut lui-même apporter la contradiction à l’idée d’un libre arbitre, même si c’est pour affirmer un autre genre d’idéalisme concernant les « lois de l’esprit » : L’archéologie anthropologique nous place devant des responsabilités inouïes et fatales ; cette méthode est si puissante qu’elle démontre l’impla‑ cable cohérence des activités humaines, leurs perpétuels défis, toujours alignés selon des axes identiques, comme si leur nature même et leur fonctionnement échappaient à notre libre arbitre. Dans les sociétés humaines, plus les lois de l’esprit manifestent des régularités intelligibles, plus elles semblent fonctionner sous un mode autonome, articulé sur sa seule force d’inertie. Par l’éclairage donné via l’archéologie anthropologique, il nous revient de désamorcer ce bolide aveugle et fou : les lois tirées du passé sont nos seules armes pour maîtriser notre futur  4.

Les convergences culturelles sont des indices de la présence agissante de lois générales qui traversent l’ensemble des sociétés humaines, ainsi parfois

1.  Otte 2009. Souligné par moi. 2.  Otte 2018 : 57. 3.  Ibid. : 48. 4.  Ibid. : 239‑240. Souligné par moi.

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que d’impératifs sociaux transhistoriques et transculturels qui n’ont rien de « naturel », au sens de biologique, mais qui ne sont pas non plus sans lien avec les propriétés biologiques de l’espèce humaine. On passe souvent vite sur ces propriétés lorsqu’elles paraissent évidentes et qu’elles semblent inutiles à rappeler dans la perspective d’une étude des variations culturelles intraspécifiques. Par exemple, l’existence et la forme des rames, des lances, des massues, des bifaces, des arcs et des flèches, etc. n’ont évidemment de sens que pour une espèce terrestre, qui possède une certaine taille, une certaine masse muscu‑ laire, une bipédie, des membres supérieurs avec des mains libérées de toute fonction de locomotion et dotées de deux pouces opposables,  etc. Mais il suffirait de penser, par une variation imaginaire, ce que nous ne pourrions plus faire si nous étions sans membres supérieurs, sans pouces opposables, que nous n’étions pas bipèdes, que nos tailles ne dépassaient pas quelques centimètres, que nous avions la masse musculaire d’une fourmi,  etc., pour comprendre que nos caractéristiques biologiques ont toujours leurs corrélats sociaux. Une telle espèce dotée, par exemple, d’ailes pourrait-elle fabriquer des outils ou des armes maniables comme ceux que nous possédons, et qui dépendent par définition de nos bras et de nos mains ? Pourrait-elle travailler des métaux aussi pesants que le fer ou le plomb ? C’est sur un cas d’implication d’une propriété biologique au niveau des pratiques sociales que je vais maintenant conclure ce chapitre avec un exemple particulièrement central dans l’expérience humaine  : les soins apportés au petit enfant, et notamment les techniques de portage de l’enfant.

Conclusion : convergences culturelles autour du soin au petit enfant Travaillant dans le champ de la psychologie culturelle comparative, les psychologues Blandine Bril et Silvia Parrat-Dayan ont étudié certaines pratiques relevant du soin à la petite enfance, qui apparaissent comme des invariants, et que l’on retrouve sous des formes parfois très semblables à travers le temps et l’espace. Les chercheuses se réclament d’une approche « fonctionnelle », qu’on pourrait aussi qualifier d’« adaptative » tant elle est inspirée de la théorie darwinienne de l’évolution : Nous considérons dans cet ouvrage que les modes de vie du petit enfant ont été mis en place pour réguler et garantir sa survie. Ainsi, les pratiques observables dans différents groupes socioculturels, et là encore quelle que soit l’époque, seront abordés en privilégiant un point de vue « fonctionnel », c’est-à-dire en analysant les éléments d’une nécessaire adaptation de l’enfant à son environnement physique et humain, et réciproquement de l’environnement à l’enfant. Il ne sera donc pas étonnant d’observer

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des pratiques analogues dans des régions fort éloignées, à des époques fort distantes, comme ces enfants déjà grands portés au dos maintenus par une bande d’étoffe tout à fait semblable, dans les montagnes de l’Himalaya en 2003 ou lors d’une fête d’un village flamand au début du xviie siècle  1 !

Les autrices partent du fait biologique fondamental que constitue la néoténie (plus fréquemment désignée aujourd’hui par le terme d’altricialité secondaire par les paléoanthropologues  2) du bébé humain. Son incapacité d’autorégulation physiologique, sa dépendance totale ou son manque d’auto‑ nomie vis-à-vis de l’adulte, et l’ampleur de ses dépenses énergétiques auxquelles l’adulte doit pallier rapidement, expliquent que les soins reconduits à travers les générations et dans tous les types de sociétés se caractérisent par une certaine efficacité physiologique pour ne pas mettre l’enfant en danger. Et la nécessité vitale pour l’enfant et, plus généralement, pour l’espèce, de cette efficacité entraîne une limitation des possibles culturels dans le rapport à l’enfant. Dans leur recherche sur le maternage, de la naissance à la marche, Blandine Bril et Silvia Parrat-Dayan pointent des différences non négligeables dans les pratiques de soin apporté à l’enfant. Par exemple, elles évaluent l’importance de la présence diurne de la mère ou d’autres personnes proches (grand-mère, frères ou sœurs aînés, père,  etc.) auprès du bébé. Au Mali, en zone rurale, les chercheuses montrent que l’enfant est en permanence dans le champ de vision d’un adulte ou d’un grand enfant qui sont en contact durant 90 % de la journée à trois mois et 80 % à huit mois. La situation est quasiment la même dans le cas d’enfants péruviens (65 % de la journée à trois mois et 70 % à huit mois). En revanche, le bébé français apparaît infiniment plus isolé, hors de la surveillance visuelle et de la stimulation durant 40 % à 50 % du temps diurne. Mais ce qui frappe les chercheuses, c’est le fait que « lorsque le milieu offre des caractéristiques semblables, et cela quels que soient le lieu géographique ou l’époque historique, les solutions [sont] dans une large mesure analogues  3 » et que la « diversité apparemment sans limites » des pratiques culturelles de soin « se construit sur un nombre limité de principes communs »  4. La pratique de l’emmaillotement, par exemple, a été observée dans des sociétés historiquement différentes et des régions du monde extrêmement variées, en Europe comme en Asie ou sur le continent américain. On trouve ainsi des similitudes dans les maillots du nouveau-né sur une période de plus de 2 000 ans : la période gallo-romaine (iie siècle avant J.-C.-ve après J.-C.), la France du xviie siècle, l’Algérie au xxe siècle, les Indiens Nakoda (1926) ou 1.  Bril & Parrat-Dayan 2008 : 13. Souligné par moi. 2.  Cf. infra. « A. Fait de l’altricialité secondaire (Adolf Portmann) » et « Chapitre 15. Altricialite secondaire : vulnérabilité et dépendance de l’enfant humain ». 3.  Ibid. : 12. 4.  Ibid. : 30‑31.

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les indiens Hopi observés dans les années  1940, et bien d’autres encore  1. Dans tous ces cas « la réponse de communautés socioculturelles a priori fort éloignées à un même besoin – l’habillement du tout-petit dans des conditions climatiques proches (froid saisonnier) – est tout à fait analogue  2 ». Dans ce cas comme dans bien d’autres, les mêmes causes produisent les mêmes effets ; face aux mêmes problèmes, il n’y a pas tant de solutions possibles que ce que le constructivisme culturaliste ordinaire peut nous laisser entendre. Au croisement de nombreuses contraintes, la pratique de l’emmaillotement s’est imposée un peu partout dans le monde comme une solution optimale dans nombre de situations où la température des habitats n’était pas aussi régulée que dans des sociétés suffisamment avancées technologiquement pour inventer le chauffage central : L’analyse détaillée que nous avons tentée ici conduit à interpréter la pratique du maillot comme une méthode permettant l’adaptation de l’enfant tout petit à un milieu « hostile » à la survie d’un organisme fragile. Revenons quelques instants sur cette pratique. Le rôle essentiel du maillot est sans doute un rôle de régulation : régulation de la température, du sommeil, du mouvement, des sursauts, de la respiration, du rythme cardiaque,  etc. Ainsi, lorsqu’on prend en compte le caractère souvent adverse du milieu, cette régulation est manifestement nécessaire, du moins durant les premiers mois  3.

On observe le même resserrement du champ des possibles dans le domaine du portage de l’enfant. À propos des « étuis à enfant », les autrices écrivent « qu’à situation comparable, il n’y a guère d’autres issues que d’apporter des solutions analogues. […] À des milliers de kilomètres, une solution analogue a vu le jour ! En Chine comme en France, on trouve ce que l’on désigne par “étui” ou “tonneau” à enfants  4 ». Plus généralement, les techniques de portage ne sont pas infinies : dans les bras, sur le torse, dans le dos, sur la hanche, dans le vêtement de la mère ou dans un étui plus ou moins rigide ou un berceau fixe ou transportable, les pratiques tournent autour d’une poignée de solutions dépendant des avancées technologiques, mais aussi de données universelles telles que les conditions climatiques, la morphologie et la physiologie humaines –  celle de l’adulte comme celle du bébé  – ou les impérieuses nécessités sociales de déplacement des adultes  5. 1.  Ibid. : 157 et 163. « Que ce soit chez les Romains, au Pérou ou en Tunisie aujourd’hui, dans les plaines d’Amérique du Nord ou de la Sibérie, ou encore dans tous les milieux sociaux au Moyen Âge en France. Ainsi, nombreux sont les enfants qui ont fait l’expérience du maillot, et cela sans doute pour les mêmes raisons » (ibid. : 164). 2.  Ibid. : 164. 3.  Ibid. : 198. 4.  Ibid. : 205. 5.  Cf. Bril 2008 : 121‑132.

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DES SCIENCES SOCIALES ET DES LOIS

Le cas des techniques de soins apportés au petit enfant montre bien que les pratiques culturelles sont toujours prises dans un réseau de contraintes croisées qui en limite la variation  1. Parmi ces contraintes, on voit que figurent des grands faits anthropologiques, biologiques et sociaux, tels que l’altricialité secondaire (et la dépendance de l’enfant à l’adulte qui en est la conséquence) ou la partition sexuée (et la gestation comme l’allaitement féminins qui n’ont, pendant très longtemps, pas été contournables dans l’histoire des sociétés humaines), ainsi que de l’état de différentes lignes historiques de développement universellement présentes dans toutes les sociétés humaines (notamment celle concernant les artefacts ou celle des rapports hommes-femmes, mais aussi celle des rapports parents-enfants, celle des modes de socialisation et celle des rapports de domination) et d’une série de lois générales de fonctionnement des sociétés que je m’efforcerai d’énoncer.

1.  J’aurais pu tout aussi bien évoquer le cas des façons de dormir, à la fois soumises à des variations culturelles et reposant sur des invariants qui ne sont que très exceptionnellement ou temporairement contournés : dormir la nuit, allongé, de façon continue au moins pendant quelques heures, dans un environnement le moins dangereux et le moins bruyant possible, etc. Cf. Pagès 2022.

Deuxième partie Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant

« L’histoire est elle-même une partie réelle de l’histoire de la nature, du processus de transformation de la nature en homme. Les sciences de la nature engloberont plus tard la science de l’homme, tout comme la science de l’homme englobera les sciences de la nature : il n’y aura plus qu’une seule science. » Karl Marx, Manuscrits de 1844 (1996 : 154). « Pendant longtemps, les spécialistes des sciences sociales ont essayé d’expulser la biologie de la maison de la théorie sociale ; peut-être rentrera-t-elle par la porte latérale malgré nous. » Everett C. Hughes, « Review of The Law of Primitive Man, by E. A. Hoebel » (1955 : 439).

La recherche de lois en sciences sociales a collectivement échoué jusque-là pour des raisons multiples que je me suis efforcé d’expliciter. L’un des grands problèmes provient, comme on l’a vu, d’un manque de comparaisons. Manque de comparaisons inter-sociétés humaines, mais aussi absence totale de comparaisons inter-espèces. Le fait de n’avoir jamais cherché à ancrer le développement des sociétés ou les comportements sociaux humains dans la longue évolution des espèces, de leurs sociétés et des comportements de leurs membres, ce qui aurait supposé de lire les travaux de la biologie évolutive et ceux de l’éthologie, a rendu les chercheurs aveugles aux grandes caracté‑ ristiques des sociétés humaines dans leur ensemble. La transmission culturelle est apparue, dans la très longue histoire de l’évolution des espèces, comme une solution adaptative beaucoup plus efficace que la transmission génétique des informations, qui demande un temps beaucoup plus long avant que la sélection naturelle ne produise ses effets. Cette solution adaptative n’a cependant pas émergé comme par miracle avec l’espèce humaine. Mémorisation, habituation, apprentissage social et trans‑

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mission culturelle ont fait leur apparition longtemps avant la naissance du genre Homo ou de l’espèce Homo sapiens. La biologie évolutive explique que les organismes vivants sont « sélec‑ tionnés » par leur environnement (biotique et abiotique) qui, par les pressions que celui-ci exerce sur eux, « décide » de qui est plus apte à rester en vie et à se reproduire en transmettant ses propriétés génétiques à ses descendants. La sociologie contextualiste-dispositionnaliste, quant à elle, explique que tout individu soumis à un contexte social donné, contexte qui n’est lui-même que le produit de l’histoire humaine, sort transformé par l’effet de la socialisa‑ tion. Or la formule sociologique (« Individu ⇔ Contexte culturel, produit de l’histoire humaine et exerçant un effet socialisateur = Être culturellementhistoriquement transformé »)  1 n’est qu’une dérivée de la formule biologique (« Organisme vivant ⇔ Environnement biotique et abiotique, exerçant une pression sélective = Organisme vivant sélectionné ») et vient se surajouter à la première dans le cas des espèces culturelles. Ces dernières continuent à être soumises à la sélection naturelle – fondée sur la variation génétique parmi les membres de l’espèce – tout en connaissant un autre type de développement – fondé sur la variation culturelle – qu’on peut qualifier d’historique. Dans les deux formules explicatives, on a affaire à du passé incorporé, qu’il soit de type organique (une anatomie particulière, avec des organes déterminés) ou de type culturel (un patrimoine de dispositions et de compétences déterminé). La formule sociologique prend tout son sens dès lors que, à un moment donné de l’histoire évolutive, des espèces plus nettement culturelles (telles que les espèces du genre Homo et peut-être même du genre Australopithecus) commencent à apparaître. La prise de conscience de l’emboîtement des formules explicatives de la biologie évolutive et de la sociologie permet d’opérer un premier raccordement entre la biologie et les sciences sociales  2. L’astrophysicien et militant marxiste néerlandais Anton Pannekoek avait bien perçu le lien profond entre la théorie darwinienne de la sélection naturelle et la théorie marxiste des forces productives, en notant le glissement évolutif qui s’opère, avec l’espèce humaine, du seul changement de type organique vers un changement de type culturel-artefactuel : « Chez l’animal, cette lutte conduit à un développement continu des organes corporels naturels ; c’est le fondement de la théorie de la filiation, le noyau du darwinisme. Chez l’homme, elle conduit à un développement continu des outils, de la technique, des forces productives. Et c’est là le fondement du marxisme  3. » Au cours du processus évolutif, les espèces proto-culturelles, puis cultu‑ relles, ont vu leur corps  – et notamment leur cerveau  – se transformer au 1.  Lahire 2012 et 2018b : 61‑72. 2.  Cf. infra « Post-scriptum. La convergence des formules biologique, psychologique et sociologique ». 3. Pannekoek et Tort 2011 : 155.

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fur et à mesure de l’extension et de l’accumulation des éléments culturels, ralentissant leur développement ontogénétique, avec un allongement croissant de la période d’enfance, perdant une part de leurs dispositions instinctives et augmentant leurs aptitudes générales à constituer des dispositions culturelles par l’expérience individuelle et la transmission culturelle  1. Du coup, si la dialectique organisme-environnement continue de travailler le vivant, une autre dialectique travaille une partie des espèces, et tout particulièrement l’espèce humaine, à savoir la dialectique des contextes sociaux produits et organisés et des dispositions incorporées. Les éléments culturels (artefacts ou savoirs et savoir-faire) viennent, à propriétés organiques identiques, trans‑ former les individus socialisés en leur permettant de s’adapter plus rapidement à leur environnement. Un tel rapprochement des formules explicatives de la biologie et de la sociologie permet aussi de comprendre l’effet de la culture sur les gènes, dans le temps long de la vie des êtres vivants producteurs d’artefacts ou constructeurs de niches, ce que les biologistes ont coutume d’appeler le phénomène de coévolution gène-culture. La théorie de la construction de niche souligne le fait qu’Homo sapiens, en tant qu’espèce culturelle ultra-productrice d’arte‑ facts, contribue activement à la construction d’un environnement matériel qui exerce en retour des pressions sélectives sur lui  : comme je l’ai déjà mentionné, avec l’extension des élevages laitiers, l’enzyme appelée lactase a rendu digérable le lactose ; avec l’invention du feu, les hommes ont acquis la capacité de supporter l’inhalation de fumées de bois brûlé ; avec la possi‑ bilité de cuire les aliments, leur appareil digestif s’est transformé ; du fait de la facilité à mastiquer des aliments cuits, ils ont progressivement perdu leurs mâchoires puissantes, etc. Et avec l’accélération et la systématisation (artisanale puis industrielle) du rythme de production d’artefacts physiques, chimiques, biologiques, technologiques, ce processus met de moins en moins de temps à produire des effets en retour sur les hommes  2. Si l’on peut dire avec Marx que « les hommes font leur propre histoire », dans des conditions qu’ils ne choisissent pas mais qu’ils héritent de leur passé, on peut dire aussi que les hommes, au cours de leur histoire, contribuent à « faire leur évolution ». Nous avons vu que les nombreux phénomènes de convergence biologique (analogie ou homoplasie) s’expliquaient par l’adaptation des organismes à la 1.  « Au fur et à mesure que la culture s’accumulait et se développait, les individus les plus aptes à en profiter pouvaient mieux survivre et, grâce à un processus de sélection naturelle, l’Homo australopithecus proto-humain à petit cerveau devenait l’Homo sapiens entièrement humain et à grand cerveau » (Geertz 1966 : 6). 2.  D’autres animaux que l’Homme contribuent à produire leur environnement. C’est le cas des vers de terre, qui fragmentent la litière, créent des galeries et des agrégats de sol, aussi bien que des oiseaux fabricants de nids ou des castors, infatigables constructeurs de barrages. Et l’on peut penser à tous les nids, terriers, galeries souterraines, fourmilières, termitières, ruches, etc., construits par toutes sortes d’animaux. Mais le degré de transformation de l’environnement atteint par l’Homme est sans commune mesure.

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similarité des problèmes que recèle l’environnement, et attiraient l’attention sur les logiques invariantes qui traversent l’ensemble du vivant. Mais le phéno‑ mène d’homologie explique lui aussi qu’une grande partie des propriétés de l’espèce humaine provenant de son héritage phylogénétique soient partagées par d’autres espèces. Il faudrait ainsi pouvoir imaginer un schéma des propriétés biologiques principales qui commencerait sur la gauche avec les êtres unicellulaires (bactéries, archées, protistes et levures) et continuerait vers la droite avec les multicellulaires, végétaux ou animaux, les invertébrés (dont les insectes, et parmi eux les insectes eusociaux tels que les abeilles, les termites, les guêpes et les fourmis ; et les crustacés, et parmi eux des crevettes eusociales) et les vertébrés ; les reptiles, les oiseaux, les poissons, les mammifères, et, parmi eux, les primates, au sein desquels les grands singes (chimpanzés, bonobos, gorilles et orangs-outans) et les différentes espèces humaines ayant existé, dont Homo sapiens. Pour chacune de ces formes de vie, le schéma indiquerait les principales propriétés de l’espèce humaine qu’elle partage en partie avec les précédentes  1 (par exemple, l’appartenance au groupe des eucaryotes, qui possèdent des cellules avec noyau, au même titre que n’importe quel végétal ; l’habituation, les capacités mnémoniques et d’apprentissage, et notamment d’apprentissage social, la transmission d’informations, la capacité à communiquer, la bipédie, le pouce opposable, la partition sexuée, la viviparité, l’uniparité, le type de longévité, le fait d’avoir une progéniture altricielle qui demande un minimum de soins à la naissance, etc.), et qui lui sont pour une part spécifiques (langage à double articulation, avec lexique et syntaxe, et propriété de « déplacement » symbolique, altricialité secondaire, histoire culturelle cumulative,  etc.), la spécificité de chaque espèce en général, et d’Homo sapiens en particulier, provenant de la combinaison singulière de ces différentes propriétés ou traits. Considéré à différentes échelles du vivant, l’Homme est donc un eucaryote, un animal multicellulaire à reproduction sexuée, un vertébré, un mammifère et un primate, et il partage des propriétés communes avec ces différents niveaux du vivant  2. L’espèce Homo sapiens combine aussi le fait d’être terrestre (à la différence des espèces qui vivent essentiellement dans l’air ou dans l’eau, ce qui lui permet d’utiliser de nombreux matériaux terrestres), mobile (à la différence des végétaux et des champignons, ce qui lui permet d’adopter des stratégies de fuite en cas d’agression, de déplacement pour trouver de nouvelles sources de nourriture, etc.), bilatérale (à la différence des animaux tels que la méduse ou les éponges, dont l’axe est radial ; ce qui, on le verra, a sans doute conditionné, avec la partition sexuée, le caractère binaire de 1.  Darwin dit que les « lois » qu’il met en évidence « s’appliquent également à l’homme et aux animaux inférieurs ; et, pour la plupart d’entre elles, même aux plantes » (Darwin 2013 [1871] : 141). 2.  Dobzhansky 1963 : 138‑148.

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la pensée humaine), dotée d’un gros cerveau en rapport avec la taille du corps (le processus d’encéphalisation touchant toute la lignée des primates), bipède (avec une première libération des mains dotées de pouces opposables, disponibles pour l’action), d’avoir une partition sexuée et un dimorphisme sexuel, d’avoir une reproduction sexuée, sans période de rut, d’avoir une grossesse relativement longue (20 jours en moyenne chez le rat, 65 jours chez le chien, 280 jours chez l’homme, 336 jours chez la baleine et 600 jours chez l’élé‑ phant), d’être vivipare (le bébé se développant dans le ventre de la femme), unipare (le plus souvent un bébé par gestation, ce qui contribue à limiter le nombre d’enfants par femme), d’avoir une grande longévité (avec de longues phases de croissance – petite enfance, enfance, adolescence –, une longue vie adulte et une longue période de vieillesse), d’avoir des femelles vivant bien au-delà de la fin de la période de fécondité (vie post-ménopause), d’avoir une progéniture en situation d’altricialité secondaire (ce qui accentue l’investis‑ sement parental dans la progéniture et augmente la nécessité de liens forts, d’empathie, d’entraide, d’altruisme vis-à-vis de l’enfant ou de sa mère, mais aussi de liens de dépendance-domination entre parents ou allo-parents et enfants) et une grande plasticité cérébrale tout au long de la vie, qui dispose d’un langage verbal (qui libère une seconde fois les mains plus faiblement engagées dans des fonctions de communication et rendues disponibles pour l’action) et qui non seulement utilise mais fabrique des artefacts pour agir sur le réel (abiotique ou biotique, humain ou non humain). Superposé au premier schéma des propriétés biologiques, et en lien étroit avec lui, on pourrait placer un autre schéma indiquant les grandes caractéris‑ tiques sociales de l’ensemble des espèces, végétales comme animales, permet‑ tant là encore de voir ce que les sociétés humaines partagent avec d’autres sociétés (par homologie ou par analogie), et ce qui les constitue en propre, avec notamment les lignes principales de leur développement historique (expres‑ sion symbolique, production d’artefacts, socialisation-transmission, rapports de domination, dont les rapports parents-enfants et hommes-femmes, division du travail, rites-institutions, sacré, etc.). Parmi les traits partagés avec d’autres espèces animales, on peut mentionner brièvement les interactions ritualisées, l’évitement de l’inceste, les relations de dominance (ou de domination), la coopération, l’entraide et l’échange, l’alliance et la compétition, la protection et les soins parentaux,  etc., la liste des traits partiellement ou totalement communs étant très longue. Idéalement – et l’idéal n’est pas toujours attei‑ gnable dans l’état actuel de nos connaissances –, il faudrait pouvoir disposer d’une description précise et quasi exhaustive des propriétés comportementales et sociales de toutes les espèces vivantes connues pour mieux comprendre la combinaison particulière de ces propriétés dans le cas spécifique de l’espèce humaine et les effets de cette combinaison. À propos de chaque propriété humaine, biologique et sociale, il faudrait établir des comparaisons interspécifiques pour voir en quoi elles sont proches

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ou non des propriétés d’autres espèces. Nous verrons ainsi que le soin parental soutenu – nécessité par l’altricialité secondaire – rapproche les êtres humains non seulement des autres mammifères, mais aussi des oiseaux à progéniture altricielle. Les oiseaux n’ont toutefois ni langage à double articulation ni mains, et ne font pas un grand usage d’artefacts ; certaines espèces étant même nidifuges, au sens où elles ont une progéniture précoce, capable de se débrouiller par elle-même plus rapidement que les espèces altricielles (nidicoles). Dans la classe des insectes, les fourmis, les termites ou les abeilles ont développé des propriétés sociales proches de celles des hommes, avec une division du travail et la coordination de milliers ou de dizaines de milliers d’individus organisés autour d’une fourmillière et d’une reine reproductrice, mais sans gros cerveau, ni mains, et avec une division de l’espèce en types physiques différents. Le fait, par exemple, que la grande majorité des individus chez les insectes eusociaux soient stériles explique que l’expérience du soin apporté à la progéniture n’a pas du tout le même sens et les mêmes effets sociaux  : chez les mammifères, toutes les femelles sont fécondes et portent leurs petits, en développant ainsi personnellement de puissants liens d’atta‑ chement. Quant à l’altricialité secondaire, caractéristique de l’espèce humaine, elle est à l’origine de l’existence d’une transmission culturelle beaucoup plus développée, qui donne du même coup à la division du travail un caractère moins figé, plus souple. Et l’on pourrait ainsi poursuivre les comparaisons et faire ressortir peu à peu les caractéristiques spécifiquement humaines. C’est la configuration générale de l’ensemble des propriétés cumulées qui fait la spécificité de l’espèce humaine, même si, comme nous le verrons, l’altricialité secondaire et la partition sexuée sont deux propriétés centrales. Si l’on ne part pas de ces éléments de base, on ne dispose d’aucun guide pour construire un savoir solide sur nos sociétés. Considérée une à une, chaque propriété qui caractérise les humains n’a rien de totalement ou radicalement spécifique  : l’Homme est doté d’un pouce opposable, comme d’autres primates ; il est bipède, comme bien d’autres animaux qui connaissent une bipédie tempo‑ raire – à l’instar des gorilles, des chimpanzés, des ours, des suricates ou des marmottes  – ou permanente, comme les oiseaux ; l’Homme est doté d’un gros cerveau relativement à sa taille, mais il ne se distingue à cet égard que par un degré plus élevé d’encéphalisation ; l’Homme est un animal social, comme nombre d’autres animaux, des insectes aux mammifères en passant par les oiseaux, mais pour des raisons qui lui sont en partie propres (du fait de la difficulté des femmes à accoucher seules, de l’allo-parentalité rendue nécessaire par l’altricialité secondaire, de l’allongement de la période de vie post-productive, etc.) ; il est caractérisé par une altricialité, comme nombre d’autres espèces (oiseaux ou mammifères), mais plus particulièrement par ce qu’on qualifie d’altricialité secondaire ; il dispose d’un système de communi‑ cation comme d’autres animaux, mais se distingue par un langage doté d’une propriété de déplacement symbolique (qu’il partage néanmoins en partie avec

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les abeilles) et d’une syntaxe ; il fabrique et utilise des artefacts (outils ou dispositifs techniques), comme d’autres animaux, ce qui l’amène à construire son environnement plutôt qu’à le subir (il partage en partie cette caractéris‑ tique avec de nombreux autres animaux  : la taupe et son terrier, l’oiseau et son nid, la fourmi et sa fourmilière, l’abeille et sa ruche, le castor et ses barrages, l’araignée et sa toile, les chimpanzés et leurs brindilles pour attraper les fourmis ou les termites, leur technique de cassage de noix, etc.) ; il a une capacité d’habituation, de mémorisation, d’analogie pratique, etc., comme de très nombreux organismes vivants, et ainsi de suite. Si l’enchâssement des deux grandes formules explicatives de la biologie évolutive et de la sociologie permet d’opérer un premier raccordement entre sciences de la nature et sciences sociales, les comparaisons interspécifiques et l’interrogation systématique qu’elles rendent possibles sur les conséquences sociales des propriétés biologiques propres à l’espèce, ou, dit autrement, sur leurs corrélats en termes d’impératifs transhistoriques de la vie sociale, sont sans doute le moyen le plus décisif de lier fortement les deux domaines de connaissance et de bâtir les fondations d’une science sociale nomologique. C’est donc sur cette voie que j’orienterai principalement ma recherche.

7.

UN LEVIER : LA COMPARAISON INTER-ESPÈCES

« On devrait voir en elle [« l’opposition de la culture et de la nature »] une création artificielle de la culture, un ouvrage défensif que celle-ci aurait creusé sur son pourtour parce qu’elle ne se sentait capable d’affirmer son existence et son originalité qu’en coupant tous les passages propres à attester sa connivence originelle avec les autres manifestations de la vie. Pour comprendre l’essence de la culture, il faudrait donc remonter vers sa source et contrarier son élan, renouer tous les fils rompus en cherchant leur extrémité libre dans d’autres familles animales et même végétales. Finalement, on découvrira peut-être que l’articulation de la nature et de la culture ne revêt pas l’apparence intéressée d’un règne hiérarchiquement superposé à un autre et qui lui serait irréductible, mais plutôt d’une reprise synthétique, permise par l’émergence de certaines structures cérébrales qui relèvent elles-mêmes de la nature, de mécanismes déjà montés mais que la vie animale n’illustre que sous forme disjointe et qu’elle alloue en ordre dispersé. » Claude Lévi-Strauss, « Préface à la seconde édition », Les Structures élémentaires de la parenté (2002 [1967] : XVII).

La comparaison interspécifique permet d’effectuer un double mouvement : le premier consiste à distinguer dans les espèces vivantes, et notamment chez les animaux non humains, les prémices de comportements que nous avons l’habitude d’observer chez les êtres humains (capacités d’apprentissage, transmission culturelle, usage d’artefacts, rapports de dominance, etc.) ; le second consiste à regarder les êtres humains comme nous avons longtemps considéré les animaux non humains, à savoir comme une espèce avec des propriétés générales qui lui sont propres et qui conditionnent les grandes

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lignes de force de son existence sociale indépendamment de toute variation culturelle. Les animaux non humains sont plus différenciés « culturellement » que ce que l’on a longtemps imaginé (on repère ainsi aujourd’hui une diversité dans l’usage des artefacts dans des groupes de primates de la même espèce, des variantes dialectales dans les chants de groupes distincts d’une même espèce d’oiseaux ou d’une même espèce de baleines, des habitudes langagières différenciées d’une ruche d’abeilles à l’autre, etc.) ; et les êtres humains ont des propriétés sociales générales qui sont rendues invisibles par de nombreuses et fortes variations culturelles. Apprendre à regarder les sociétés humaines comme nous étudions ordinairement les sociétés de fourmis ou d’abeilles, c’est se donner la possibilité d’appréhender quelque chose de ce que nous sommes socialement, au-delà des contrastes que nous observons d’une société à l’autre, en tant qu’espèce. Si, comme dit le primatologue Franz de Waal, « un biologiste ne peut accepter l’idée d’une souplesse culturelle infinie  1 », les chercheurs en sciences sociales ne devraient pas davantage y croire. S’ils ne voient que les varia‑ tions ou les différences, c’est parce qu’ils ne cherchent pas les invariants. Inversement, les éthologues ont longtemps fait comme si chaque espèce qu’ils étudiaient possédait une unité à la fois anatomique et comportementale, et ils ont progressivement appris à découvrir les variations intergroupes, inter­ individuelles, les spécificités locales ou personnelles, etc. L’anthropocentrisme rend pointilliste et aveugle aux invariants pour soi (l’humanité), uniformisant et inattentif aux variations pour les autres. La sortie de l’anthropocentrisme scientifique conduit à être plus sensible aux différences lorsqu’on observe les autres espèces et plus sensible aux traits communs lorsqu’on appréhende l’histoire de l’humanité. Considérés à la fois du point de vue de l’évolution des espèces et sous l’angle de l’histoire culturelle de l’espèce, les Hommes sont, indissocia‑ blement, un produit de la nature et de la culture, et la culture apparaît comme une forme particulière de « solution évolutive » –  non intention‑ nelle  – étant donné la faiblesse congénitale d’Homo sapiens par rapport à beaucoup d’autres espèces. En externalisant de nombreuses fonctions (pour parler comme Leroi-Gourhan), Homo sapiens a été en mesure de s’adapter de manière beaucoup plus souple et rapide aux divers environnements qu’il rencontrait, ce qui lui a permis de vivre dans des contextes géographiques et climatiques très différents. Chaque nouvelle variation culturelle est une forme d’adaptation à des contextes de vie changeants, en même temps qu’elle est la preuve éclatante de la viabilité de cette « stratégie » évolutive du vivant dont la culture est le levier. 1.  De Waal 1992 : 321.

UN LEVIER : LA COMPARAISON INTER-ESPÈCES

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Les proximités biologiques et sociales entre différentes espèces, qui s’expliquent par la filiation phylogénétique (homologie) et par les phéno‑ mènes de convergence (analogie), de même que les grands invariants sociaux propres aux sociétés humaines, apparaîtraient dans toute leur évidence si les sciences de la nature et de la société n’avaient pas été tenues séparées en maintenant chaque camp dans un état d’ignorance vis-à-vis des résul‑ tats de l’autre. Même une discipline comme l’anthropologie a connu une scission dommageable en son sein entre l’anthropologie sociale et culturelle et l’anthropologie biologique : les anthropologues sociaux français prennent pour postulat de départ l’existence d’invariants sociaux qui s’appliqueraient à tous les hommes au travers de multiples formes de manifestations culturelles : par exemple, la triple obligation dont procèdent le don, le tabou de l’inceste, la recon‑ naissance des liens de filiation et d’alliance comme base de l’organisation sociale, l’aptitude à la symbolisation, les logiques d’exclusion telles que définies par Norbert Elias, ou encore la valence différentielle des sexes mise au jour par Françoise Héritier. De leur côté, si les anthropologues biologistes ne partent pas de règles sociales pour déterminer ce qu’est une population d’humains mais des similarités biologiques (anatomiques, génétiques, physiologiques) partagées avec les différentes espèces de primates, parmi lesquelles les six (ou peut-être sept) espèces de grands singes sans queue, ils n’en interrogent pas moins, ou prennent éventuellement en compte, la présence de régularités sociales fondamentales s’observant également chez les grands singes  : comme le don, l’évitement de l’inceste ou la reconnaissance des liens de filiation dans la formation d’alliances. L’un des questionnements de la préhistoire est justement de découvrir quand et comment de telles régularités ont pu émerger dans le passé […]  1.

Même s’il rejetait l’évolutionnisme social, l’anthropologue étatsunien Franz Boas connaissait suffisamment les travaux éthologiques de son temps pour établir des liens entre les « habitudes sociales de l’homme » et celles présentes dans le monde animal. Dans un long passage de son classique Mind of Primitive man, écrit en 1911, il listait ainsi de nombreux parallèles pour montrer, diversement, la solidarité intra-groupe et l’hostilité à l’égard des étrangers au groupe (chez les chiens, les manchots, les fourmis), la défense du territoire et de la propriété (chez l’épinoche, certains oiseaux tels que certaines espèces de pics, les canards, les aigles ou les faucons, les écureuils et les marmottes, certains primates,  etc.), les rapports de dominance et les hiérarchies (chez les primates ou chez les poules), la division du travail (chez les insectes sociaux, tels que les fourmis), la monogamie (chez certains 1.  Bocquet-Appel, Formoso & Stépanoff 2017 : 223. Souligné par moi. Nous verrons par la suite que les invariants sociaux pointés par les auteurs de l’article sont particulièrement pertinents.

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oiseaux) ou la polygynie, le soin aux enfants, apporté par les deux parents, par la mère seule ou par le père seul, etc.  1. Et il concluait de manière très darwinienne que « si nous devions définir la culture par la seule observation du comportement, il y a peu de choses dans les éléments fondamentaux du comportement humain qui n’aient pas une sorte de parallèle dans le monde animal  2 ». Maurice Godelier remarquait que « chacun sait que partout les hommes et les femmes naissent (ou sont incorporés) dans le système de parenté qui règne dans leur société sans pouvoir dire pourquoi ce système existe, et depuis quand il existe » et que, du même coup, « conjecturer sur les origines de quelque chose, c’est écrire le scénario d’une pièce qui a déjà été jouée, qui se joue et se rejoue sous nos yeux sans qu’on en comprenne bien les séquences et les raisons »  3. Mais le problème est encore plus grand quand on considère que pas une société connue n’existe sans système de parenté et que personne ne s’interroge ordinairement sur l’existence universelle de cette parenté ou sur l’existence tout aussi universelle de la famille, quelle qu’en soit la forme. Et l’on pourrait de la même façon s’interroger sur les rites et les institutions, sur le rapport au sacré, sur les modes de production, sur les rapports de domination, sur la division sociale du travail, et notamment sa division sexuelle, sur la production d’artefacts et la cumulativité culturelle, sur les modes d’apprentissage et sur les formes de transmission culturelle ou d’expression symbolique. Or, pour comprendre ce qui est commun à l’ensemble des sociétés humaines, il faut, en bonne logique comparative, sortir des sociétés humaines. On peut donc se demander pourquoi les chercheurs en sciences sociales n’ont pas davantage cherché à établir ces comparaisons interspécifiques qui ne les auraient pas éloignés de leur objet, mais leur en aurait fourni les principaux éléments structurants. En 1949, le zoologiste français Étienne Rabaud regret‑ tait que les sociologues durkheimiens rejettent l’idée qu’on puisse mieux comprendre les sociétés humaines en connaissant les sociétés animales : ils refusent d’admettre l’unité fondamentale des manifestations des Hommes et celle des autres animaux. Et pourtant, comment ne pas voir que le problème de la nature de la vie sociale, de son origine, de sa signi‑ fication, examiné exclusivement chez l’Homme, échappe à toute analyse et n’aboutit qu’à des affirmations sans fondement ? D’évidence, la vie des groupements humains et leur origine renferment une telle multiplicité d’éléments, qui interfèrent dans tous les sens, que l’observateur est le plus souvent conduit à des conclusions mal fondées  4. 1.  Boas 1939 [1911] : 161‑162. 2.  Ibid. : 163. 3.  Godelier 2010a : 575. 4.  Rabaud 1949 : 263.

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Les problèmes soulevés par Durkheim à propos des fondements d’une sociologie générale auraient trouvé un début de réponse s’il n’avait pas cherché à les résoudre en demeurant exclusivement dans les limites des sociétés humaines. « Comment pouvons-nous espérer définir les limites et les paramètres de notre unicité si ce n’est par comparaison avec d’autres espèces ? Bien sûr, ce qui est humain ne peut être défini que par rapport à ce qui ne l’est pas. Quelle science a jamais volontairement tourné le dos à la méthode comparative  1 ? » Charles Darwin disait déjà qu’il ne faudrait jamais traiter d’une espèce séparément de l’ensemble des autres car « lorsque nous bornons notre attention à quelque unique forme, nous sommes privés des arguments puissants tirés de la nature des affinités qui relient ensemble des groupes entiers d’organismes  2 ». La difficulté est accrue dans le cas d’Homo sapiens du fait que nous soyons restés la seule espèce humaine sur terre, nous privant ainsi d’une comparaison possible avec celles qui nous ont précédés ou que nos ancêtres ont pu côtoyer (Homo neanderthalensis, Homo rhodesiensis, Homo denisovensis, Homo erectus, etc.). Le rejet de toute comparaison est fort chez tous ceux qui continuent à vouloir, consciemment ou inconsciemment, préserver l’Homme de tout rapprochement vécu comme rabaissant. Montrer des parentés, même lointaines, entre les systèmes de communication animale et le langage humain, entre les rapports de dominance ou les hiérarchies animales et les rapports de domination et les hiérarchies humaines, entre les usages d’artefacts, les violences intergroupes,  etc., c’est mettre fin à l’exceptionnalité humaine. Tout le projet de Darwin est là. Dans ses ouvrages, et notamment dans La Filiation de l’homme, « Darwin s’emploie donc inlassablement à recenser les ressemblances interspécifiques, les accumulant jusqu’à ce qu’elles soient naturellement, et presque nécessairement, interprétées en termes de parenté – en l’occurrence, en termes d’ascendance commune  3 ». La résistance au rapprochement des animaux non humains et des animaux humains, et au raccordement de la biologie évolutive et des sciences humaines et sociales, est parfois explicitement formulée. Ainsi, la philosophe Élisabeth de Fontenay déclarait par exemple en 2018 : « Le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux a dit qu’un jour s’articuleraient les trois histoires qui s’emboîtent au niveau du cerveau humain, l’histoire évolutive, l’histoire sociale et l’his‑ toire personnelle. Eh bien ! je veux passionnément que ces trois histoires ne s’articulent jamais  4. » On parle souvent de la « volonté de savoir », mais il faudrait faire aussi un jour l’histoire de la volonté farouche de ne pas savoir. Malheureusement, une telle déclaration scientifiquement réactionnaire 1.  Van Den Berghe 1990 : 184. 2.  Darwin 2013 [1871] : 100. 3.  Tort 2008 : 33. 4.  Fontenay 2018.

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est sans doute partagée, implicitement et silencieusement, par nombre de chercheurs en sciences humaines et sociales. Si l’on accepte de comparer des espèces animales entre elles – par exemple, les lémuriens et les grands singes –, pourquoi refuserait-on de comparer les chimpanzés et les humains alors que ces derniers partagent beaucoup plus de traits avec eux  1 ? Par exemple, comme les humains, « les chimpanzés mâles chassent ensemble, font alliance contre des rivaux politiques et défendent collectivement un territoire contre des voisins hostiles – et en même temps ils rivalisent entre eux pour le prestige et se disputent les femelles  2 ». Mais même s’ils sont très éloignés, fourmis (certaines espèces tout du moins) et êtres humains ne méritent-ils pas aussi une comparaison étant donné qu’ils partagent à la fois le fait de pratiquer l’agriculture et l’élevage (des champignons et des pucerons, pour ce qui est des fourmis  3), d’avoir réussi à organiser des macro-sociétés et d’avoir, pour cela, une division du travail  4 ? Car même des espèces très proches, telles que les chimpanzés et les bonobos, possèdent malgré tout des organisations sociales différentes. Chaque société est le produit singulier d’une combinaison de multiples traits particuliers que l’on peut retrouver à l’état séparé chez des espèces très différentes. Comme le suggère Franz de Waal, il vaut mieux comparer trait par trait plutôt que de chercher directement les ressemblances d’ensemble : Au lieu de nous demander quelle espèce, le Bonobo ou le chimpanzé, est la plus proche de nous, êtres humains, il est plus fructueux de chercher quels sont les éléments de notre vie sociale que nous partageons avec l’une ou l’autre de ces espèces, et quels sont ceux qui nous sont propres. Dans la nature, l’unité et la diversité vont de pair, et notre habitude d’exagérer la particularité humaine nous a conduits à ignorer le tableau plus large. Nous devons identifier à la fois les thèmes et les variations de la fugue gigantesque dont nous faisons partie. Les thèmes sont les traits que nous partageons avec les grands singes, sans doute du fait de notre ancêtre commun. Les variations sont les éléments uniques, qui ont évolué au cours des quelques derniers millions d’années, où ont été ajoutés par la culture  5.

Par exemple, De Waal dit que nous partageons avec les macaques rhésus, les macaques ours, les chimpanzés et les bonobos le fait de nous réconcilier après nous être disputés ou battus. La résistance à ce genre de rapprochement 1.  La divergence entre l’Homme et les chimpanzés remonte à 7 millions d’années environ. 2.  De Waal 2013 : 114. 3.  Les fourmis coupeuses de feuilles, Atta, « cultivent des champignons sur des substrats de végéta‑ tion fraîche qu’elles coupent et recueillent d’abord à l’extérieur de leurs nids, puis qu’elles transportent dans leurs nids pour former la base de jardins fongiques » (Odling Smee, Laland & Feldman 2003 : 3). 4.  Turner & Machalek 2018. 5.  De Waal 1992 : 284.

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est liée au fait que nous croyons que « les animaux sont esclaves de leurs instincts alors que les hommes seraient des créatures dominées par l’intel‑ lect  1 », mésestimant le fait que ces processus sociaux dominent, indépen‑ damment de la volonté de leurs membres, toutes les espèces considérées, qu’elles soient pré-culturelles, proto-culturelles ou culturelles. Et cette proxi‑ mité concernant la séquence bagarre (ou dispute)-réconciliation peut être due soit à l’effet d’une proximité phylogénétique (homologie), soit à l’effet d’une convergence sociale (analogie). Mais Frans de Waal, qui étudie ces comportements chez les singes et les grands singes, a tendance à parler de comportements biologiques à leur sujet, alors que les anthropologues, historiens ou sociologues parleront à propos des humains de comportements culturels. Ainsi De Waal écrit-il en conclusion de son livre sur la réconciliation : Jean-Jacques Rousseau croyait que le cœur humain est bon, que tous les maux de l’humanité ont commencé avec la civilisation. Pourtant l’agres‑ sion est un des nombreux traits du comportement humain qui traversent les frontières du langage, de la culture, de la race et même de l’espèce : on ne peut la comprendre pleinement sans tenir compte de sa composante biologique. Ce livre a, je l’espère, démontré que des contre-mesures appropriées ont évolué en même temps que le comportement agressif, et que les êtres humains comme les autres primates appliquent ces mesures avec une grande habileté. […] Le fait que les singes, les grands singes et les hommes ont tous des comportements de réconciliation signifie que le pardon a probablement plus de trente millions d’années, et qu’il est antérieur à la séparation intervenue dans l’évolution de ces primates. L’autre explication, postulant que ce comportement est apparu indépen‑ damment dans chaque espèce, n’a rien d’« économique », car elle nécessite autant de théories qu’il existe d’espèces. Les scientifiques rejettent norma‑ lement les explications de ce genre, sauf s’il y a de fortes preuves contre la théorie unifiée plus élégante. Comme il n’existe aucune preuve dans ce domaine, le comportement de réconciliation doit être considéré comme un héritage commun de l’ordre des primates. Notre espèce présente de nombreux gestes de conciliation et des schémas de contact qu’elle partage avec les grands singes (tendre la main, sourire, s’embrasser, s’enlacer, etc.). Le langage et la culture ne font qu’ajouter un degré de subtilité et de variation aux stratégies de réconciliation humaines  2.

Or je pense que Frans de Waal, tout comme les chercheurs en sciences sociales, se trompe lourdement sur un point. Les comportements des primates non humains ne sont pas moins sociaux, ou plus biologiques, que ceux des primates humains ; en revanche, ils ne sont pas aussi culturels qu’eux. 1.  Ibid. : 285. 2.  Ibid. : 336‑337. Souligné par moi.

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Les comportements de dispute-réconciliation ne sont donc ni biologiques ni strictement culturels (au sens précis de ce terme), mais tout simplement sociaux, chez les uns (primates non humains) comme chez les autres (primates humains). La formation des chercheurs ne devrait jouer aucun rôle dans la qualification des explications (biologiques ou culturelles) et, si les choses étaient mieux faites académiquement qu’elles ne le sont, Frans de Waal devrait davantage s’appeler « sociologue des espèces de primates non humains » qu’éthologue ou biologiste du comportement animal. Il éviterait alors de dire que des comportements sociaux qu’il observe chez les primates non humains sont biologiquement déterminés simplement parce qu’il est biolo‑ giste de formation et qu’il étudie des animaux non humains. L’universalité des pratiques de réconciliation – chez plusieurs espèces de primates – est une affaire pleinement sociale et non exclusivement biologique, et le fait qu’elles apparaissent chez des espèces peu culturelles confirme bien ce fait. Mais elles se manifestent au sein de l’espèce humaine sous des formes culturelles toujours particulières. La sociologie n’aurait jamais dû, en tant que science générale des faits sociaux, se cantonner à l’étude des faits sociaux humains. Aujourd’hui, des chercheurs pensent qu’une « sociologie comparative inter-espèces » est possible et qu’elle peut mettre au jour « certaines formes d’organisation sociale et de processus d’interaction sociale génériques à tous les systèmes sociaux, indépendamment de l’espèce qui les expose », c’est-à-dire en fin de compte « les propriétés fondamentales et universelles des systèmes sociaux »  1. S’il est sans doute prématuré d’affirmer que de telles propriétés universelles du social existent quelle que soit l’espèce considérée, il apparaît néanmoins d’ores et déjà suffisamment de cas d’homologies ou d’analogies structurales ou compor‑ tementales trans-espèces pour pouvoir supputer l’existence de propriétés communes à des échelles plus vastes du vivant que celle des primates ou même des seuls mammifères.

De l’intelligence végétale à l’intelligence animale Les progrès de la biologie végétale permettent de prendre conscience de la longue histoire évolutive de l’intelligence (au sens général de faculté de résoudre les problèmes posés par la vie), qu’on a souvent associée à la seule espèce humaine, et de la singularité des animaux par rapport aux végétaux dans ce domaine. Comme toujours, la comparaison est le meilleur moyen d’appréhender le phénomène, en contrastant la perception et l’intelligence animales (et notamment humaines) et la perception et l’intelligence végétales. 1.  Turner & Machalek : 376. Souligné par moi.

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Les végétaux sont les derniers êtres vivants auxquels on pensait un jour pouvoir attribuer des capacités cognitives. Des travaux récents, notamment ceux de Stefano Mancuso, ont pourtant permis d’établir qu’ils en étaient dotés et de comprendre leurs singularités  1. Organismes multicellulaires eucaryotes, capables de photosynthèse et dotés d’un appareil racinaire, dont le dernier ancêtre commun avec nous date d’environ 600 millions d’années, les végétaux se présentent tout d’abord comme des êtres immobiles –  seul le système racinaire est suffisamment mobile pour aller puiser les nutriments nécessaires dans le sol  – ou à mobilité particulièrement lente. De ce point de vue, ils semblent plus proches du monde inorganique (une pierre n’a aucune capacité propre à se mouvoir) que du monde organique. Cette simple donnée de base est à l’origine d’une solution évolutive majeure pour les plantes, à savoir celle d’être des organismes à la fois capables de se nourrir sans se déplacer –  en captant la lumière et en cherchant autour d’elles les nutriments, et notamment les sels minéraux nécessaires – et divisibles, sans organes spécia‑ lisés localisés dans telle ou telle partie du corps. Si les plantes possédaient, comme les animaux, des organes vitaux situés à tel ou tel endroit particulier du corps (cœur, poumons, estomac, reins, foie, cerveau, etc.), leur impossi‑ bilité de déplacement, et donc de fuite, ferait que n’importe quel prédateur herbivore pourrait les détruire. Au lieu de cela, en répartissant toutes leurs fonctions vitales sur la quasi-totalité de leur organisme, certaines d’entre elles peuvent perdre une grande partie de leur organisme – dévorée par des herbivores – sans que leur vie soit mise en danger. Cette solution adaptative (le fait de ne pas disposer d’organes spécifiques) peut nous paraître étrange en tant qu’espèce animale, mais c’est pourtant la solution ultra-majoritaire du vivant étant donné que le monde végétal représente environ 99,5 % de la biomasse de la Terre : La physiologie des végétaux repose en effet sur d’autres principes que celle des animaux. L’évolution de ces derniers les a conduits à concentrer la quasi-totalité de leurs fonctions vitales sur quelques organes tels que le cerveau, l’estomac ou les poumons. Les plantes, au contraire, ont tenu compte de leur vulnérabilité face à leurs prédateurs, et elles ont évité de regrouper leurs facultés sur quelques espaces névralgiques. Elles se sont comportées, en quelque sorte, à la manière de quelqu’un qui, face à une forte probabilité de vol, ne rassemble pas tout son argent en un seul lieu mais le répartit entre plusieurs cachettes, afin de limiter les pertes en cas de larcin ; ou encore à la manière des épargnants qui diversifient leurs investissements pour mieux étaler les risques encourus. […] Chez les plantes, les fonctions ne sont pas liées aux organes. En d’autres termes, 1.  Dans ses publications relevant de la vulgarisation scientifique, Mancuso fait usage d’un abondant vocabulaire intentionnaliste qui lui a été souvent reproché. Mais cela n’enlève rien à l’intérêt de la découverte des facultés sensorielles, mnémoniques et cognitives des végétaux.

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elles respirent sans poumons, se nourrissent sans bouche et sans estomac, se tiennent debout sans squelette et sont en mesure de prendre des décisions même sans cerveau  1.

Par ailleurs, la biologie végétale nous rappelle que l’intelligence est une propriété générale de l’ensemble du vivant, dans la mesure où l’adaptation à un environnement donné dont doit faire preuve tout organisme suppose une capacité minimale de traitement d’informations sur cet environnement et une réaction en conséquence pour préserver sa vie : L’intelligence est une propriété de la vie, que se doit de posséder même le plus humble des organismes unicellulaires. Tout être vivant est sans cesse appelé à apporter des réponses à des questions qui ne diffèrent pas tant que cela, en substance, de celles qui se posent à nous. Et il suffit, pour s’en rendre compte, de nous souvenir de ceci  : les motivations profondes des problèmes les plus pressants que nous avons à affronter doivent être cherchées, entre autres, dans la nécessité de nous procurer de l’eau et de la nourriture, de nous abriter sous un toit, de nouer des rapports sociaux, de nous protéger de nos ennemis, de nous reproduire. Sans intelligence, il ne peut pas y avoir de vie. Et reconnaître cette vérité éclatante ne devrait d’ailleurs pas nous causer la moindre inquiétude  : l’intelligence d’un homme est, cela va sans dire, de très loin supérieure à celle d’une bactérie ou d’une algue unicellulaire. Mais le point fonda‑ mental est ailleurs, il tient à la différence quantitative, et non pas quali‑ tative, qui sépare les deux  2.

De même que les amibes sont « capables de sortir d’un labyrinthe et d’anticiper des phénomènes récurrents  3 », de même que l’espèce unicellu‑ laire appelée communément « blob » (Physarum polycephalum) est capable de perception, d’habituation (et donc de mémorisation), de perception du temps, d’anticipation pratique concernant des événements récurrents et de déplacements intelligents dans l’espace, les plantes sont des êtres capables d’apprentissage et de mémorisation, d’anticipation pratique, de perceptions sensorielles de la lumière, de l’humidité, de gradients chimiques dans l’air ou dans le sol, de la présence d’autres plantes ou d’animaux, de champs électro‑ magnétiques ou de la pesanteur. En fonction de ces informations multiples, d’autant plus nécessaires que les plantes sont immobiles, elles réagissent en conséquence pour chercher leur alimentation, se prémunir contre les préda‑ teurs, faire face à la compétition territoriale de rivales ou participer à un réseau souterrain d’échange de nutriments. 1.  Mancuso & Viola 2018 : 52. 2.  Ibid. : 174. 3.  Ibid. : 175.

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Le mouvement, le déplacement est à la base de toute vie animale, et notamment de la vie humaine. Comme l’écrit très bien Stefano Mancuso : Quel que soit le problème, les animaux le résolvent en se déplaçant : s’ils n’ont pas de nourriture, ils vont là où on peut en trouver ; si le climat devient trop chaud, trop froid, trop humide ou trop sec, ils migrent vers des régions mieux adaptées à eux ; si leurs rivaux augmentent en nombre ou en agressivité, ils s’éloignent vers de nouveaux territoires ; s’ils n’ont pas à leur portée les partenaires nécessaires à la procréation, ils vont les chercher ailleurs. On aurait beau multiplier les exemples et imaginer des milliers de types d’urgences, il n’y aurait jamais qu’une seule et unique réaction : s’enfuir. À vouloir être tatillon, il ne s’agit d’ailleurs pas d’une solution proprement dite, mais tout au plus d’une manière d’esquiver la difficulté. Les animaux ne résolvent pas les problèmes ; ils les évitent  1.

Dit comme cela, le propos est trop restrictif puisque les animaux en général  2, et les Hommes en particulier, ont su faire face à une partie de leurs problèmes intra-espèce ou inter-espèces sans fuir. Mais ce qui est vrai, c’est que la fuite fait indubitablement partie du répertoire animal de solutions face à des problèmes. On observe en effet, dans une grande partie du règne animal, trois grandes façons de réagir qui peuvent s’exprimer dans les catégories du sociologue et économiste Albert Hirschman : Exit (partir, fuir), Voice (rester en s’opposant, en montrant sa colère ou en combattant) et Loyalty (rester en acceptant la situation et en prenant sur soi)  3. Nous verrons que cette forme d’intelligence sensible découverte chez les plantes renforce, par la vertu de la comparaison, l’importance de tous les travaux éthologiques portant sur le monde animal. Les animaux non humains manipulent des objets pour en faire des outils, se montrent capables de les fabriquer à l’occasion, parviennent à ouvrir des bouteilles de lait (mésanges et rouges-gorges) ou à dévisser des bocaux (poulpes), reconnaissent des figures géométriques, distinguent les nombres pairs et impairs ou « comptent » jusqu’à cinq (abeilles), se reconnaissent dans un miroir en manifestant une conscience de soi (pies, éléphants, dauphins, singes), etc. Mais ils manifestent aussi et surtout des pratiques de coopération, d’entraide ou d’échange, des rapports de domination, et parfois même d’asser‑ 1.  Mancuso 2019 : 199. 2.  Tous les animaux ne sont pas non plus très mobiles. Comme l’écrit André Leroi-Gourhan : « Malgré ce caractère général de mobilité, le monde animal, dès l’origine, comporte une proportion importante d’espèces qui, sans adopter le processus de nutrition uniquement chimique des végétaux, se sont adaptées à la capture immobile des aliments. […] Parmi les Invertébrés, les Spongiaires, les Coelentérés (hydres, actinies, polypiers) offrent à l’état parfait l’image d’une organisation où la locomotion joue un rôle nul et où 1’organisme répond à un système radial » (Leroi-Gourhan 1964 : 43). 3.  Hirschman 1995 [1970].

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vissement. Nombre d’animaux sont, à un degré ou à un autre, sociaux, dans le sens où ils entretiennent des rapports particuliers et réguliers avec les autres membres de leur groupe (les dominants par rapport aux dominés, les mâles par rapport aux femelles, les mâles ou les femelles entre eux ou elles pour l’élevage coopératif des enfants, pour des chasses ou des actions de défense collectives, les parents vis-à-vis de leurs enfants, les vieux par rapport aux jeunes, etc.). Tout cela signifie que le social préexiste à l’humain, et donc au culturel, et justifie l’étude sociologique des sociétés non humaines.

Alfred Espinas et l’erreur historique d’aiguillage de la science sociale Le premier sociologue et philosophe français à avoir compris l’importance de faire de la sociologie l’étude du social dans la totalité de ses manifesta‑ tions, et pas seulement en considérant exclusivement la socialité humaine, est Alfred Espinas. Lorsqu’en 1877 celui-ci publie son livre sur Les Sociétés animales  1, le propos paraît choquant à beaucoup  2. Normalien, agrégé de philosophie, Espinas fait partie de ces philosophes qui se tournent vers les jeunes sciences humaines (psychologie, anthropologie, sociologie). Ceux qui s’intéressent au comportement animal sont généralement issus des rangs de la zoologie ou de ceux que l’on appelle des « naturalistes », parfois de la psychologie, mais jamais de la sociologie. Le mot « social » renvoie aux seuls humains et l’employer pour parler des « sociétés animales » est perçu comme une extension provocatrice qui s’attaque au dogme de l’exceptionnalité de l’espèce humaine : de vraies sociétés, complexes et sophistiquées, ne sauraient être qu’humaines. Espinas définit la société par des traits qui permettent d’inclure toutes ses formes. Pour lui, il y a société lorsque des « êtres vivants séparés » se prêtent un « concours permanent » pour une même action ou lorsqu’il y a « réciprocité habituelle de services ». Cette vie sociale n’est pas un « fait accidentel » dans le règne animal mais un « fait normal, constant, universel » et le milieu social est même la « condition nécessaire de la conservation et du renouvellement de la vie ». Espinas parle même à ce sujet d’une « loi biolo‑ gique ». Pour lui, la sociologie, en tant que science générale des faits sociaux ne pourra être nomologique (dégager des lois) que si elle étend son domaine d’étude et opère des comparaisons inter-espèces : « C’est une tentative aussi vaine que fréquemment renouvelée que celle de découvrir les lois de la vie 1.  Sauf mention contraire, l’ensemble des citations qui suivent sont extraites de la première édition des Sociétés animales (Espinas 1877). L’ouvrage est issu d’une thèse. Contrairement à ce que le sous-titre Étude de psychologie comparée, qui n’est pas de lui mais de son éditeur, pourrait laisser penser, Espinas n’est pas psychologue mais bien sociologue. 2.  Feuerhahn 2011.

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sociale dans l’homme indépendamment de toute comparaison avec les autres manifestations de la vie sociale dans le reste de la nature. » Il pense que « les faits sociaux sont soumis à des lois » et que « ces lois sont les mêmes partout où de tels faits se montrent » dans « toute l’échelle zoologique ». Il inclut même le règne végétal  1 dans son raisonnement et pense – à juste titre peut-on dire aujourd’hui – que le fait social est un « trait biologique » très général  2, des premiers groupements de cellules aux sociétés humaines. Les réactions durkheimiennes, et notamment celle de Célestin Bouglé, sont bien résumées par Wolf Feuerhahn, qui montre que les éléments du problème que j’essaie de dépasser sont déjà tous présents à l’époque : excep‑ tionnalité de l’espèce humaine ou continuité évolutive, spiritualisme ou matérialisme, lien ou rupture entre la sociologie et la biologie  3, comparai‑ sons opérées exclusivement entre sociétés humaines ou étendues à l’ensemble des sociétés animales : Pour des raisons d’autonomie disciplinaire comme de choix politiques, les durkheimiens font alors tout pour se démarquer de l’idée de « socio‑ logie biologique ». Célestin Bouglé pense ainsi que toutes les formes de sociologie biologique ont tendance à naturaliser les inégalités sociales. Son effort consiste à montrer les limites de l’analogie et à souligner l’irréduc‑ tibilité des faits humains. Pour cela, il retrouve le critère spiritualiste de la conscience : « Qu’ils soient des hommes, en effet, animaux singuliers non pas seulement par leur complexité, mais par leur conscience, voilà le fait décisif, qui explique pourquoi la différenciation devait produire dans le monde social des effets tout autres que dans le monde organique. » Par la conscience, les hommes peuvent critiquer le monde tel qu’il est et en corriger les injustices. De façon générale, Bouglé réserve le terme de société aux hommes. Mais il ne renonce pas pour autant à toute ambition nomologique de la sociologie. Contre l’idée d’Espinas selon laquelle seule une sociologie comparée des faits humains et animaux pourrait prétendre au rang de science, Bouglé propose de comparer les différentes sociétés humaines entre elles  4.

Alors que sa thèse anticipait les travaux de la biologie végétale ou de l’éthologie, le débat sera tranché en défaveur des thèses d’Espinas, au nom de l’autonomie de la sociologie. Car, à qualifier de « social » le comportement animal, les durkheimiens pensent qu’on se rapprocherait trop dangereuse‑ 1.  Il écrit que « si un observateur exact réussissait à montrer dans les rapports des plantes entre elles ou dans les rapports des parties d’une même plante des faits sociaux, nous ne verrions aucune difficulté à ce que ces études entrent dans le corps même de la science sociale, et nous ne doutons pas qu’on n’y trouve appliqués les principes généraux de cette science » (Espinas 1877 : 66). 2.  Feuerhahn 2011 : 39. 3.  D’Hombres 2009. 4.  Feuerhahn 2011 : 49.

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ment de la biologie. Ce geste aura, de mon point de vue, des conséquences désastreuses pour la science sociale qui ouvrait ainsi grandes ses portes à des thèses clairement prédarwiniennes, spiritualistes, soutenant l’exceptionnalité de l’espèce humaine et même son irréductible liberté. Et, comme toujours, la présence chez l’Homme et l’absence chez les « animaux » de la conscience, du langage ou, pour les durkheimiens, du fait institutionnel (où l’on retrouve le langage sous la forme d’obligations juridiques ou morales) étaient censées autoriser l’autonomisation totale du fait social humain. Or Espinas est claire‑ ment antispiritualiste, et il n’accorde donc pas à la conscience humaine un statut à part, qui seul permettrait de faire société. En reconnaissant les faits sociaux non humains, la science sociale aurait pu prendre conscience de l’existence d’impératifs sociaux non seulement transhistoriques et trans-culturels mais trans-spécifiques, et du même coup, trouver les bons leviers comparatifs pour commencer à formuler des lois générales de fonctionnement des sociétés. Cela lui aurait permis de fonder son autonomie sur des bases plus larges et moins spiritualistes, ou tout simplement plus scien‑ tifiques, et cela aurait permis, inversement, d’éviter aux éthologues l’usage de modèles inspirés de l’économie (étude des budgets temps-énergie, des coûts-bénéfices de toute action altruiste ou de la maximisation des capacités reproductives). En bannissant l’expression « société animale », « l’ordre des savoirs et l’irréductibilité de l’humain ont ainsi eu, au moins pour un siècle, raison de l’hypothèse d’une continuité du vivant  1 ».

Les prémices en question : entre anthropomorphisme et anthropocentrisme En botanique, on désigne par primordium (au pluriel primordia) une ébauche d’organe d’une plante ou d’un champignon, le développement d’un primordium aboutissant à la formation de l’organe. Or l’idée même de conti‑ nuité évolutive dans le domaine du vivant force à considérer que les carac‑ téristiques anatomiques ou physiologiques, les capacités, les comportements ou les formes d’organisation sociale observés dans une espèce donnée ont toujours des antécédents dans l’histoire évolutive des espèces. Cela est vrai des espèces végétales comme des espèces animales, et l’espèce humaine ne fait pas exception à la règle. Il est donc légitime, d’une part, de considérer que toutes les propriétés, biologiques ou sociales, associées à l’espèce humaine plongent leurs racines dans de nombreuses autres espèces et y trouvent ainsi leurs prémices ou leurs primordia ; et, d’autre part, que cette continuité évolutive est sans doute la condition de possibilité d’une compréhension des comportements et des structures sociales propres à d’autres espèces. 1.  Ibid. : 51.

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On craint souvent l’anthropomorphisme naïf qui consiste à projeter dans les têtes d’animaux non humains des intentions, émotions, désirs ou pulsions qui seraient proprement humains – comme le font nombre de documentaires animaliers en racontant les vies animales et les interactions entre les animaux comme s’il s’agissait de vies et d’histoires humaines. Mais l’obsession de la rupture, de la discontinuité ou de la séparation radicale entre « nous » (les humains) et « eux » (les animaux non humains) conduit, de son côté, à une forme d’anthropocentrisme fondée sur l’idée d’exceptionnalité humaine  1. Il faut donc éviter un double écueil en matière de comparaisons interspéci‑ fiques : celui de l’anthropomorphisme naïf et celui de l’anthropocentrisme ; le second, critique du premier, étant cependant bien plus problématique du point de vue de la biologie évolutive. La biologie végétale et l’éthologie, au moins depuis Darwin, pratiquent ce que l’on pourrait appeler un anthropomorphisme contrôlé. Lorsqu’on parle des faits de commensalisme, de mutualisme ou de parasitisme dans le règne végétal ou à propos des champignons ; lorsqu’on voit, comme Darwin, dans l’admiration d’un chien pour son maître les prémices d’une sacralisation du dominant ; ou, comme de nombreux éthologues, dans les hiérarchies et les rapports de dominance entre animaux d’un même groupe des propriétés ­analogues à celles qui caractérisent les sociétés humaines ; lorsque l’on découvre dans le comportement d’habituation ou d’anticipation pratique d’un unicel‑ lulaire comme le Physarum polycephalum un mécanisme qui n’est pas étranger à nos propres manières d’agir  2 ; lorsque l’on parle de « parades nuptiales » à propos des comportements de certains mammifères ou de certains oiseaux qui rappellent les rituels de séduction ou les rituels matrimoniaux dans les sociétés humaines  3, le vocabulaire commun ou proche ne constitue pas une erreur anthropomorphique. Nous prenons tout simplement conscience, grâce à cette possibilité de rapprochement descriptif, que si nous parvenons à les comprendre avec nos mots, c’est parce que nous sommes issus du même monde vivant, et que ce monde vivant est caractérisé par des logiques, des processus, des mécanismes qui – sans être tout à fait les mêmes d’un règne à l’autre ou d’une espèce à l’autre – comportent une part d’invariant. Car de deux choses l’une  : soit la similarité entre « eux » et « nous » est totalement factice, et notre apparente capacité à comprendre l’« autre » (règne, espèce, variété,  etc.) n’est qu’une parfaite illusion qui provient de la projection sur « eux », à un degré ou à un autre, de nos propres modes de fonctionnement (thèse qui relèverait d’un relativisme épistémologique radical, critique de l’ethnocentrisme comme de l’anthropomorphisme) ; soit 1.  Pour une critique informée et très juste de l’idée d’« exceptionnalité humaine », on lira avec profit Schaeffer 2007. 2.  Boisseau, Vogel & Dussutour 2016. 3.  Cf. Darwin 2013 [1871].

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notre capacité à déceler des comportements analogues aux nôtres provient tout simplement de la similarité des phénomènes dans le réel, et donc de l’existence d’une continuité du vivant ou de convergences évolutives. La seconde position, retenue par nombre de biologistes ou d’éthologues et que je mobiliserai ici, explique que rien de ce qui est vivant ne nous soit fondamentalement étranger  1. Qu’on ait affaire à des convergences comportemen‑ tales (analogies) ou à des phénomènes d’homologies dus à des filiations, les ressemblances (dans les différences) sont liées à des propriétés communes ou à des mécanismes parents. Dans son livre L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux  2, Darwin développe une ligne de recherche qui aura plus tard pour nom éthologie. En le lisant, on est amené à penser que si nous comprenons la peur d’un animal qui fuit, baisse la tête, s’aplatit ou se « fait petit », la joie qu’il exprime, son cri de douleur, la rage ou l’agressivité qu’il manifeste, le geste de protection d’une femelle primate non humaine prenant ses petits dans ses bras, c’est parce qu’ils ne sont pas totalement étrangers à nos propres manières d’agir ou de réagir, pourtant toujours culturellement mises en forme. Comme l’écrit le sociologue Dominique Guillo : Il est ainsi fort probable – du moins est-ce une hypothèse digne d’intérêt – qu’une partie de nos attitudes avec les bêtes procèdent non pas de notre appartenance à Homo sapiens sapiens, mais à des groupes d’êtres vivants plus larges. Par exemple, l’emploi de sons graves et disharmonieux pour exprimer des menaces ou une forme de dominance, et les percevoir comme tels lorsqu’ils sont émis par d’autres êtres vivants, ou encore, à l’opposé, l’utilisation de sons harmonieux et aigus pour des conduites d’apaisement ou de soins semblent partagés par de nombreuses espèces de mammifères –  dont les humains  –, ainsi que des oiseaux. Aussi serait-il bien hasar‑ deux, ici encore, de considérer a priori que nos actes communicationnels à l’égard des animaux ou nos interprétations de leurs signaux procèdent, sous tous leurs aspects, d’un « anthropomorphisme » […]  3.

La sociologue étatsunienne Eileen Crist a bien expliqué que le vocabulaire anthropomorphique de Darwin n’est ni métaphorique, ni erroné, ni anecdo‑ tique par rapport à sa contribution scientifique majeure  4. Cette stratégie anthropomorphique est, tout au contraire, en lien étroit avec sa vision généa‑ logique de la filiation. Elle reflète sa compréhension de la continuité évolu‑ tive entre animaux non humains et animaux humains, continuité qui inclut 1.  Pour détourner la célèbre formule de Sénèque : Homo sum ; humani nihil a me alienum puto : « Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger. » 2.  Darwin 2016 [1872]. 3.  Guillo 2019 : 129. 4.  Crist 1996 : 33‑83.

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non seulement les traits physiologiques et morphologiques, mais aussi des attributs mentaux et comportementaux. Et l’on trouve le même constat chez Patrick Tort : Darwin, au lieu de « prêter » aux animaux des caractéristiques psychiques et comportementales humaines, se sert de ce qu’il sait de ces dernières pour en retrouver l’ébauche active chez les représentants du règne animal. Dès lors, au lieu d’humaniser l’animal (ce qui serait conforme à la définition de l’anthropomorphisme), il zoologise l’Homme, ce qui correspond à la démonstration fondamentale effectuée par le livre qui traite, précisément, de sa filiation, c’est-à-dire de sa phylogénie. La vérité darwinienne, c’est qu’il existe une beauté animale, appréciée, sanctionnée et accrue par le goût des femelles, qui optimise la qualité des unions, et qui éclaire de toute sa richesse le développement humain d’un « sentiment du beau » qu’il appartient désormais à l’ethnologie d’étudier dans toutes ses manifes‑ tations humaines et dans tous ses raffinements variés à la surface de la Terre. C’est en effet parce que la beauté reconnue et choisie a précédé l’Homme que ce dernier est aujourd’hui en mesure d’en apprécier aussi délicatement la valeur. Réciproquement, c’est le sens esthétique humain et lui seul qui peut servir, en tant que culmination évolutive lucidement analysée, à reconnaître ses propres primordia au sein des innombrables témoignages qu’en procure l’observation du monde animal  1.

Darwin n’hésite pas ainsi à parler de « sentiment de beauté » éprouvé par certains mammifères ou certains oiseaux, cherchant à « souligner à travers l’identité d’un terme l’identité de nature qui sous-tend la sensibilité parti‑ culière dont cette désignation unique cherche à traduire, précisément, le caractère commun – bien qu’à des degrés divers – aux Hommes des différentes cultures et aux animaux » ; et il en « fera de même pour tous les autres traits comportementaux, facultés ou qualités que les théologiens ou leurs interprètes naturalistes ont voulu réserver strictement à l’Homme  : intelli‑ gence rationnelle, conscience morale, voire sentiments religieux »  2. Mais il ne s’agit pas pour lui de dire que le « sentiment du beau », le « sentiment moral » ou le « sentiment religieux » détectables chez l’animal sont identiques à celui que l’on trouve chez l’Homme. Il est question à chaque fois d’une « attitude commençante  3 » ou d’un primordium que l’observateur est en mesure de reconnaître comme analogue à sa propre expérience, tout en prenant conscience –  après avoir remis les choses dans le bon ordre évolutif  – que son expérience est héritière de ces premières esquisses. Les comportements ou les rapports sociaux humains apparaissent alors comme des variantes, même 1.  Tort 2017 : 19. 2.  Tort 2010 : 48. 3.  Ibid. : 49.

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très élaborées et très modifiées, de comportements et de rapports sociaux phylogénétiquement très anciens. Depuis Darwin, les éthologues travaillant sur des espèces très différentes ont mis au jour les prémices (ou les primordia) de ce que nous nommons coopération, entraide ou mutualisme, exogamie, évitement de l’inceste, justice, morale, politique, alliances, art ou sens du beau, séduction, artefact, langage, intelligence  1, mémoire, apprentissage, imitation, transmission cultu‑ relle, enseignement  2, domination, esclavage, élevage, agriculture, et ainsi de suite. Les recherches ont ainsi fait sauter une à une les digues qui tentaient de retenir le flot évolutif. Même si les chercheurs en sciences sociales se vivent souvent comme des matérialistes, ils manifestent dans les faits une attitude profondément théologique  3  : en acceptant l’idée que tout, « chez l’animal », est biologique (ou « naturel ») et que tout, « chez l’Homme », est culturel, ils font comme si, avec les humains, tout recommençait à zéro en matière de vie sociale, sur des bases strictement culturelles, qui n’ont aucun antécédent dans l’histoire des sociétés animales. Tout se passe comme si l’Homme était sorti de nulle part, et que, si l’on a éliminé la figure du Grand Créateur, on l’a toutefois remplacée par celle de l’Homme créateur culturel intégral de l’ensemble des mécanismes sociaux. Cette remarque n’a cependant de sens que si l’on établit une différence entre le « social » – qui fixe les grands types de rapports sociaux possibles et les grandes lignes de force  – et le « culturel » qui s’enroule autour de ces contraintes sociales ou de ces impératifs sociaux transhistoriques et transculturels. Établir une telle différence est la seule manière d’intégrer le fait que les espèces non culturelles ou très faiblement culturelles ont néanmoins des comportements sociaux, des formes de vie sociale et des structures sociales. Le biologiste étatsunien John Tyler Bonner défend un certain usage de l’anthropomorphisme en biologie quand il s’agit de parler, par exemple, d’esclavage chez les fourmis (ou chez les rats-taupes nus). Il écrit que « ceux qui s’intéressent aux similitudes entre l’homme et l’animal n’ont pas peur des anthropomorphismes » et que ce sont seulement ceux qui veulent accorder un statut d’exception à l’espèce humaine qui jugent que « notre langage tout entier est dangereux et trompeur lorsqu’il est appliqué aux animaux  4 » :

1.  À propos des « facultés intellectuelles » ou des « capacités mentales », Darwin avait le sentiment qu’elles s’étaient « développées d’abord dans les organismes les plus infimes » (Darwin 2013 [1871] : 189) et qu’« il serait indubitablement intéressant de retracer le développement de chaque faculté séparée entre son état chez les animaux inférieurs et son état chez l’homme » (ibid. : 275), mais pensait n’avoir ni la compétence ni les connaissances nécessaires pour mener à bien un tel travail de recherche. Depuis 150 ans, les travaux des éthologues n’ont cessé de remplir ce programme. 2.  Laland 2022 [2017]. 3.  La peur de tout anthropomorphisme possède une « racine inconsciemment théologique » selon la juste expression de Patrick Tort 2010 : 47). 4.  Bonner 1989 : 9‑10. Traduit par moi.

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Un anthropologue pourrait trouver indésirable l’utilisation de mots tels que « esclaves » ou « castes » appliqués aux colonies de fourmis. Il y a un certain nombre de raisons pour lesquelles cet usage lui semblerait malheu‑ reux. Par exemple, cela implique d’attribuer la morale humaine la plus répugnante aux membres de certaines espèces de fourmis qui sont claire‑ ment trop stupides pour être immorales. Bien pire, cela pourrait impliquer que si les fourmis sont réduites en esclavage, c’est une chose naturelle et donc tout à fait justifiée dans une société humaine. Ces arguments ne sont pas tout à fait rationnels et ne peuvent être avancés que sous l’effet d’une ferveur extrême d’une sorte ou d’une autre. Une objection plus raisonnée serait de dire que les motivations des fourmis et des hommes pourraient différer radicalement, mais qu’en utilisant les mêmes mots, cette distinc‑ tion est perdue. Un biologiste, en revanche, estime que les points soulevés ci-dessus sont trop évidents pour que l’utilisation des mêmes mots gêne leur compréhension. Il n’y voit aucun problème  : dans l’esclavage des fourmis comme dans celui des humains, les individus capturent de force des membres de leur propre espèce ou des espèces apparentées et obligent leurs captifs à travailler au profit des ravisseurs. Il n’est pas nécessaire de faire jouer toutes les nuances politiques, psychologiques ou strictement humaines possibles ; une définition très simple du mot suffit. Il n’y a aucune raison d’être tyrannisé par les mots. Si un biologiste ne peut pas utiliser les mots courants, il sera obligé d’inventer tout un ensemble de termes jargonneux pour les sociétés non humaines, une décision malheu‑ reuse car il y a déjà trop de jargon dans la science. J’espère qu’il suffira de préciser au début que les mots inventés ou fréquemment utilisés pour les sociétés humaines seront également utilisés pour les sociétés animales, étant entendu que le sens que je leur donne n’implique rien d’humain ; ils doivent être considérés comme de simples descriptions des conditions observées  1.

Si nous partons des phénomènes tels qu’ils se manifestent dans l’espèce humaine, et plus encore dans les sociétés humaines les plus récentes, ni langage, ni artefact, ni transmission culturelle, ni moralité, ni politique n’ont aucune chance d’être trouvés du côté des animaux non humains, y compris chez nos plus proches cousins (chimpanzés et bonobos). La critique de l’anthropomorphisme et le refus de toute continuité évolu‑ tive du vivant se manifeste de façon éclatante chez un anthropologue comme Marshall Sahlins dans sa critique de la sociobiologie. Emporté par la colère suscitée par les positions d’Edward O. Wilson, Sahlins en vient à camper sur une position que l’on peut assez nettement qualifier de théologique, au sens où elle fait de l’homme une exception de la nature, et où elle conduit à dénier, dans un mélange d’arrogance et d’ignorance obscurantiste, toute pertinence aux milliers de travaux biologiques et éthologiques sur les sociétés animales. 1.  Ibid.

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Tout d’abord, Sahlins trace une frontière très nette entre les animaux non humains et les animaux humains (il parle plus classiquement des « animaux » et des « hommes »), en attribuant aux premiers des « propriétés biologiques » et aux seconds des « propriétés sociales », ce qui laisse entendre que les animaux ne sont que des êtres biologiques sans vie sociale, et que les Hommes ne sont que des êtres sociaux sans propriétés biologiques significatives. Puis, une fois cette partition établie, il critique l’idée d’un « isomorphisme entre propriété biologique et propriété sociale  1 » qu’il croit pouvoir déceler dans l’anthropomorphisme des biologistes ou éthologues : Quand nous observons statuts et rapports sociaux chez les animaux, nous y relevons certaines ressemblances avec des institutions humaines : ainsi, la rivalité territoriale chez les animaux et la guerre, la dominance chez les animaux et la hiérarchie ou les classes chez l’homme, l’appariement et le mariage,  etc. cette analogie –  pour suivre le raisonnement  – serait effectivement, dans bien des cas, homologie fonctionnelle, c’est-à-dire qu’elle serait l’aboutissement de continuités phylogénétiques parallèles, partant de potentialités génétiques communes : il y aurait identité – par évolution – des mécanismes sous-tendant ces dispositions. Il s’ensuit que les comportements sociaux envisagés, tant humains que non humains, sont justiciables de la même appellation ; autrement dit, qu’ils rentrent dans une même classe de rapports sociaux. D’ordinaire, c’est le vocable servant à indiquer l’activité animale qui fournit le terme général (non marqué) désignant la classe, si bien que l’on subsume la guerre sous la « territorialité », ou la chefferie sous la « dominance ». Il arrive cependant que l’on choisisse le  terme marqué, anthropologique, comme désigna‑ tion générale de la classe, et qu’on l’applique également à l’animal. Ce faisant, bien entendu, on fait passer par la bande certaines propositions importantes au sujet des « cultures » animales. Là encore, la tendance à l’anthropomorphisme n’est pas le seul fait de la sociobiologie vulgaire  2.

Sahlins reproche à Wilson de parler de « polygénie », de « castes », d’« esclaves », de « despotes », d’« organisation sociale matrilinéaire », de « tantes », de « reines », de « chauvinisme familial », de « culture », d’« innova‑ tion culturelle », d’« agriculture », d’« impôts », etc., et chacun de ces usages demanderait bien sûr un examen attentif. Mais il rejette en bloc l’idée qu’une partie de nos comportements ou de nos structures sociales puissent être analogues (convergences) ou homologues à ceux qui sont observables dans les sociétés animales non humaines. Il nie toute continuité évolutive et refuse tout rapprochement comparatif inter-espèces, en s’attaquant à un coupable anthropomorphisme. Pour lui, le vocabulaire anthropomorphique 1.  Sahlins 1980 [1976] : 29. 2.  Ibid. : 29‑30.

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des éthologues n’est que pure « métaphore », car il est impossible de rappro‑ cher comportements animaux et comportements humains. Pourtant, l’histoire des travaux éthologiques menés depuis plus de quarante ans lui a donné largement tort en pointant toutes les prémices de la culture et de sa trans‑ mission, du langage, de l’outil, etc. Frans de Waal parle d’« anthropodéni » à propos de ce type de « rejet a  priori de traits proches des humains chez d’autres animaux ». La critique de l’anthropomorphisme repose selon lui sur une « mentalité prédarwinienne, qui accepte mal que les humains soient des animaux ». Ayant travaillé longuement sur les pratiques de réconciliation après disputes ou bagarres, le primatologue a souligné l’importance du baiser sur la bouche comme geste de réconciliation. La peur de l’anthropomorphisme devrait-elle conduire à désigner ce geste autrement qu’en parlant de baiser, se demande De Waal ? Il répond par la négative d’une manière très pertinente : C’est comme si nous désignions d’un terme différent la gravité de la Terre et celle de la Lune pour la simple raison que nous jugeons notre planète spéciale. Des barrières linguistiques injustifiées fragmentent l’unité dans laquelle la nature se présente à nous. Les grands singes et les humains n’ont pas eu assez de temps pour produire indépendamment des compor‑ tements d’une ressemblance frappante, comme s’embrasser sur la bouche ou respirer bruyamment quand on les chatouille. Notre terminologie doit reconnaître les connexions évolutives évidentes. […] Gordon Burghardt [1991], biologiste et herpétologue américain, a plaidé pour un anthropomorphisme critique, dans lequel nous utiliserions l’intuition et le savoir humains sur l’histoire naturelle d’un animal pour formuler des questions de recherche  1.

La critique de l’anthropomorphisme conduit à faire des différences là où précisément nous avons besoin de retrouver la continuité, et donc les similarités. Et c’est le même processus qui conduit les chercheurs en sciences sociales à nommer différemment des réalités semblables, mais tirées de types de sociétés ou de secteurs de la société différents. À chaque fois, ce que l’on perd c’est l’unité de l’espèce et des sociétés humaines.

La théologie de la création culturelle de l’homme par l’homme Pourquoi la continuité évolutive est-elle remise en question ? À cause de la culture qui opère une coupure magique et radicale entre les animaux et nous, qui n’en serions plus vraiment. Avec la culture tout est censé recommencer à 1.  De Waal 2016 : 40.

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zéro, l’Homme faisant table rase du passé évolutif, devenant un être réinventé sur des bases entièrement nouvelles. Et, plus que cela, l’antidarwinisme scien‑ tifiquement intenable de Sahlins (sauf à faire de l’anthropologie une branche isolée du savoir qui ne doit de comptes à personne et qui ne prend acte d’aucun progrès des connaissances extérieur à son domaine) le conduit vers une régression scientifique majeure pour les sciences sociales en postulant que le passage de l’animal à l’Homme, de la « nature » à la « culture », doit s’interpréter comme un passage du déterminé à l’indéterminé : « Pour récapituler : le fil du raisonnement sociobiologique qui, partant de l’évolution phylogénétique, en arrive à la morphologie sociale, est rompu par la culture. […] Car entre les appétits élémentaires que l’on peut attribuer à la nature humaine, et les structures sociales dépendant de la culture humaine, vient s’interposer une indétermination cruciale  1. » L’« univers des hommes » est censé être marqué par « son indépendance au regard de la biologie ». À bien lire Sahlins, on a la nette impression d’avoir affaire à une théologie de la recréation complète de l’Homme par lui-même (Sahlins parle d’« aptitude souveraine » de l’Homme) en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la culture. Dieu est mort, mais il s’est réincarné en un homme créateur – il parle de l’« aptitude à l’interprétation créatrice  2 » – qui peut décider souverainement de tout ce qu’il fait : Dans l’événement symbolique, une discontinuité radicale intervient entre culture et nature. L’isomorphisme entre celles-ci, qu’exige la thèse socio‑ biologique, n’existe pas. La culture comme système symbolique n’est pas la simple manifestation de la nature humaine  : elle a une forme et une dynamique telles –  correspondant à ses propriétés, en tant qu’elles sont dotées de signification – qu’elle est, bien plus, intervention dans la nature  3.

Opposé à toute idée d’une continuité évolutive, Sahlins réintroduit toujours un élément – ici la culture, là le langage – censé créer une rupture complète entre le monde de la nature et le monde de la culture : La société humaine se fonde sur la culture ; son unicité tient au fait que sa construction fait appel à l’outil symbolique. E.  O. Wilson écrit que « la culture humaine est, bien sûr –  quel que soit le critère adopté  – la forme la plus élevée de tradition. Cependant, la culture, mis à part son association au langage, qui reste absolument unique, ne différerait de la tradition animale que par le degré » […]. À la lettre, cette assertion est juste. Mis à part le langage, la culture ne différerait de la tradition animale que par le degré. Mais du fait, précisément, de cette « association  au 1.  Sahlins 1980 [1976] : 38. Souligné par moi. 2.  Ibid. : 116. 3.  Ibid. : 40. Souligné par moi.

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langage » –  une expression dont on ne voit guère qu’elle convienne à un discours scientifique sérieux  – la vie sociale culturelle est d’une espèce différente de celle des animaux. Ce n’est pas là simplement l’expression d’un animal d’une autre espèce  1.

Comme disent très bien l’anthropologue Robert Boyd et la primatologue Joan Silk, l’argumentation de Sahlins laisse entendre que, grâce à la culture, « les sociétés humaines sont libres d’inventer presque toutes les combinai‑ sons sociales  2 ». Il y a chez Sahlins une conception de la culture humaine comme univers où règne la création arbitraire et indéterminée. Si la culture est le domaine du choix, et plus exactement de l’indétermination du choix, alors les sciences sociales n’ont rien d’autre à faire que raconter et décrire des sociétés chaque fois différentes. Parlant de l’« acte créateur de construc‑ tion d’un univers humain  3 », il prend l’exemple des noms de couleurs pour affirmer que « les cultures ont toute latitude pour effectuer, diversement, les distinctions de couleurs en codes sémiotiques  4 ». Pour sortir de l’opposition stérile entre Sahlins et Wilson, il faut tenir à la fois le principe de continuité du vivant et le principe de spécificité de chaque espèce. Le premier sans le second produit tous les réductionnismes sociobiologiques ou biologiques. Le second sans le premier produit l’ignorance de la socialité et des premiers éléments de culture ayant précédé l’humanité, et l’oubli de notre animalité et des contraintes sociales imposées par notre nature. L’Homme est à la fois le produit naturel d’une longue histoire évolu‑ tive, biologique et sociale, et le résultat spécifique d’une mutation progressive mettant la culture au cœur de son évolution propre (histoire). C’est pour cette raison qu’il est aussi légitime de regarder l’ensemble du monde du vivant (de la bactérie à l’Homme) sous l’angle de la vie sociale, même minimale, qui s’y déroule, car tout être vivant perçoit son environnement, interagit avec les différents éléments de celui-ci et communique des informations, que de considérer cette vie sociale comme soumise à des variations culturelles. La question n’est donc pas de nier la spécificité culturelle de l’espèce humaine, mais de reconnaître néanmoins les prémices sociales et protoculturelles de comportements qui sont, chez l’Homme, toujours pris dans des formes culturelles déterminées. Faire cela, c’est se donner la possibilité d’une compréhension profonde des grandes propriétés qui caractérisent les sociétés humaines, plutôt que de se laisser happer par les formes culturelles toujours différentes d’un contexte ou d’une époque à l’autre.

1.  Ibid. : 118‑119. Souligné par moi. 2.  Boyd & Silk 2004 : 534. 3.  Sahlins 1980 [1976] : 120. 4.  Ibid. : 128.

8.

RACCORDER BIOLOGIE ET SCIENCE SOCIALE

« Je crois, bien sûr, que l’environnement social est largement construit par la société, même si je suis convaincu que des questions biologiques doivent être prises en compte. » Erving Goffman et Jef C. Verhoeven, « An interview with Erving Goffman, 1980 » (1993 : 324)

Durkheim et la rupture avec la biologie Émile Durkheim fonde la sociologie sur une séparation nette avec la psychologie et la biologie. Concernant la biologie, son raisonnement – qui repose sur les connaissances biologiques sur le règne animal disponibles à son époque – consiste à dire que, puisque l’animal (non humain) est guidé essentiellement par ses instincts naturels et que l’Homme (l’animal humain) a progressivement remplacé les instincts par la culture, alors on peut en déduire que l’animal est un être naturel et que l’Homme est un être culturel. Pour lui, les individus des « sociétés animales » sont gouvernés « exclusivement du dedans, par les instincts (sauf une faible part d’éducation individuelle, qui dépend elle-même de l’instinct) », alors que les individus des sociétés humaines le sont « du dehors », par des « institutions » rendues possibles par le langage  1. Résumé ainsi, le raisonnement n’est cependant pas tout à fait celui de Durkheim. Celui-ci parle de « social », et non de « culturel », mais commet de cette manière une terrible erreur : les animaux ne sont pas moins sociaux que les Hommes  2 ; ils sont en revanche moins « culturels » qu’eux. Confondant 1.  Durkheim 1975a : 71. 2.  Durkheim dit que ce qui distingue « l’homme de l’animal » c’est « sa plus grande sociabilité » et se demande « comment il se fait que les hommes, au lieu de vivre solitairement ou en petites bandes, se sont mis à former des sociétés plus étendues » (Durkheim 1991[1893] : 338‑339). Mais, d’une part,

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le culturel et le social, Durkheim fonde l’autonomie de la sociologie sur le caractère culturel de l’espèce humaine, caractère qu’il désigne néanmoins par le terme de « social », et pense l’animal dans une sorte de face-à-face direct avec le milieu naturel, sans prendre en considération la médiation que constitue la société animale : « L’animal est placé presque exclusivement sous la dépendance du milieu physique ; sa constitution biologique prédétermine son existence. L’homme, au contraire, dépend de causes sociales  1. » Par ailleurs, Durkheim a tendance à vouloir émanciper l’Homme de toute condition biologique, du fait de sa condition culturelle, alors même qu’il est culturel par nature, et notamment par un effet de la sélection naturelle, et qu’il demeure soumis, comme n’importe quel autre animal, à des processus biologiques qui le dépassent. Durkheim écrit par exemple que les hommes « s’affranchissent de plus en plus du joug de l’organisme » et que « l’homme se trouve ainsi placé sous l’empire de causes sui generis dont la part relative dans la constitution de la nature humaine devient toujours plus considé‑ rable ». Dans un excès d’idéalisme, il va même jusqu’à penser que, dans l’humanité, « et surtout dans les sociétés supérieures » (précision qui prouve que Durkheim a à l’esprit les effets de l’accumulation culturelle), les « causes sociales se substituent aux causes organiques » ou que l’organisme « se spiri‑ tualise ». Tout se passe comme si l’humanité se libérait magiquement des contraintes biologiques : « une vie nouvelle, sui generis elle aussi, se surajoute à celle du corps », qui est pensée comme « plus libre, plus complexe, plus indépendante des organes qui la supportent »  2. Une grande partie du raisonnement de Durkheim ne tient plus du tout face au progrès des connaissances accompli en matière d’étude des sociétés animales non humaines ou de paléoanthropologie, archéologie ou préhistoire des premières sociétés humaines. Nous verrons dans la suite de cet ouvrage que les animaux font de nombreux apprentissages individuels ou sociaux au cours de leur vie, qu’ils ont de véritables histoires personnelles, qu’ils sont capables de mémoriser des hiérarchies au sein de leur groupe,  etc., et que tout cela repose sur autre chose que des instincts  3. Mais le propos du fondateur de la sociologie française était déjà problématique à son époque, plusieurs décennies après la parution de L’Origine des espèces (1859) et même de La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe (1871), et alors que la renommée de Darwin était largement faite. Durkheim, qui a tant œuvré à l’émergence d’une science sociale ambitieuse, n’en restait pas moins spiri‑ tualiste sur tous ces sujets : les Hommes ont durant la très grande partie de leur histoire, vécu dans des petites bandes ; et, d’autre part, les insectes eusociaux forment des sociétés qui peuvent compter, dans les cas de supercolonies de fourmis, jusqu’à plusieurs centaines de millions de membres. 1.  Durkheim 1991[1893] : 336. 2.  Ibid. : 336‑338. 3.  Cf. infra « Chapitre 11. Socialisation-apprentissage-transmission ».

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Pour creuser un fossé infranchissable entre les sciences sociales et les sciences naturelles, il fallait supposer que la vie sociale abrogeait la sélec‑ tion darwinienne. L’humanité primitive devait être complètement séparée du monde animal. Pour découvrir cette humanité première, il aurait été logique de se tourner vers l’archéologie préhistorique qui connaissait dans la seconde moitié du xixe siècle un remarquable essor. Grâce aux vestiges préhistoriques nouvellement découverts, il devenait pour la première foi possible de fonder une connaissance de l’humanité primitive sur des bases factuelles. […] À l’évidence, les données positives des sciences naturelles et de la préhistoire ne trouvaient pas grâce à ses yeux  : ces disciplines ne fournissent selon lui que des « dogmes » et des « conjectures ». Pour s’instruire sur l’humanité primitive, il préférait chercher des lumières chez un Rousseau ou un Montesquieu plutôt que de chez un Darwin ou un Mortillet  1.

Parler des « durkheimiens », comme on le fait souvent pour désigner les proches collaborateurs de L’Année sociologique, c’est gommer parfois des différences fondamentales entre des chercheurs qui ne traitent pas du tout de la même façon les rapports entre psychologie et sociologie, et surtout entre biologie et sociologie. Par exemple, le projet anthropologique de Marcel Mauss se distingue assez nettement de celui de Durkheim sur ce point : L’étude de l’« homme total » de Mauss implique l’alliance d’une biologie, d’une psychologie et d’une sociologie. On ne souligne pas suffisamment qu’en cela l’anthropologie maussienne se distingue radicalement du projet durkheimien, qui consistait à séparer les études sociales des études biolo‑ giques et psychologiques. De ce point de vue, plutôt que comme un acte fondateur de l’anthropologie […], la séparation durkheimienne apparaît comme un renoncement aux vastes ambitions du projet anthropologique  2.

Mais, comme nous allons le voir, la position la plus féconde en la matière me paraît être celle de Maurice Halbwachs.

Le biologique dans ses conséquences sociales Le problème de l’autonomie de la sociologie ne doit pas être compris comme une fermeture à toute considération des faits relevant d’ordres autres que sociaux. On peut à ce sujet emprunter quelques éléments de l’argu‑ mentation du sociologue Maurice Halbwachs concernant la notion de « loi sociale » ou de « loi sociologique »  3. On notera tout d’abord qu’à la différence 1.  Stoczkowski 2019 : 84. 2.  Bocquet-Appel, Formoso & Stépanoff 2017 : 224. 3.  L’ensemble des citations qui suivent sont tirées de Halbwachs 1934 : 173‑196.

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de nombre de demi-savants d’aujourd’hui, le savant considérable qu’était Maurice Halbwachs ne tremblait pas à l’idée que l’on puisse établir des lois sociologiques, tout en soulignant la résistance sociale au fait d’y être soumis : Après les grandes sciences constituées et consacrées depuis longtemps, voici venir la sociologie, fermant la marche, avec son modeste bagage. M. Abel Rey rappelait, dans la conférence qui ouvrait cette série, que les prescriptions religieuses, morales et politiques furent sans doute à l’origine le modèle et le prototype des lois scientifiques. Mais la société, qui a jeté ainsi sur le monde des objets inertes et même organiques tout un filet de lois, semble refuser de s’y laisser prendre elle-même. C’est pourquoi on a pu se demander s’il y a des lois en sociologie, et que la question reste sans doute posée. Nous la supposerons cependant résolue, et, admettant que les relations régulières reconnues jusqu’ici entre les faits sociaux sont des lois, nous tenterons d’apercevoir leurs traits distinctifs.

Qu’elle soit physique, biologique ou sociale, une loi doit, selon lui, être tirée de l’observation méthodique de la réalité, et être à la fois générale et spécifique. Ce point souligne le fait que la loi doit s’établir « entre des termes homogènes, du même ordre ou du même domaine : explication du mécanique par le mécanique, du biologique par le biologique, etc. ». Principe durkhei‑ mien fondamental : expliquer le social par le social, comme on explique le biologique par le biologique ou le physique par le physique. Cela pourrait ressembler à la défense corporatiste d’une science, la science sociale, qui ne doit pas prendre en compte de réalités autres que sociales. Mais ce n’est pas ce que dit Halbwachs. Il affirme au contraire que les différents ordres de faits ont des conséquences les uns sur les autres et que ce qui se passe dans un ordre donné (e.g. l’ordre biologique) a des effets ou des conséquences sur les autres ordres (e.g. l’ordre social). Les faits biologiques ou physiques se traduisent en faits sociaux, et, sachant que les faits sociaux ne seraient pas les mêmes si les faits biologiques n’étaient pas ce qu’ils sont, alors les sociologues ne peuvent être indifférents à ces derniers. Halbwachs semble, dans un premier temps, inciter les chercheurs à ne pas tenir compte des faits biologiques ou physiques dans l’étude des faits sociaux  : « Toute société occupe une partie de l’espace. Elle comprend des hommes qui développent une vie organique. Elle se trouve donc soumise à un ensemble d’actions physiques et biologiques. Dans la mesure où ces actions demeurent constantes, il n’y a pas à en tenir compte en sociologie, lorsqu’on recherche la cause des variations de tels ou tels faits sociaux. » Mais il se demande ensuite s’il en va de même lorsque ces actions (physiques et biologiques) se transforment. La question est plus fondamentale qu’elle n’en a l’air. Car ce qui semble annuler l’effet de la biologie, pour s’en tenir à ce seul aspect du réel, sur le social –  son caractère constant  – prend un tout autre sens si l’on adopte le point de vue d’une comparaison interspécifique :

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la biologie de telle ou telle espèce animale non humaine étant différente de la biologie humaine, elle ne peut que peser sur les formes de vie sociale et les types de comportements sociaux qui caractérisent les deux espèces en question. Un second point dans l’argumentation d’Halbwachs concernant les rapports entre le biologique et le sociologique est tout aussi crucial. Si l’on voulait condenser son propos, on dirait que tout fait biologique a une conséquence sociale immédiate ou se traduit dans l’ordre social par des faits d’une autre nature que biologique. Ainsi, certains troubles mentaux de nature biolo‑ gique ont des conséquences en matière de suicide : « Voici donc un fait social qui résulterait, au moins pour une part, de causes d’ordre biologique. » De même, certaines lois sociales de diffusion de certaines maladies n’ont de sens que parce que les épidémies mettent en jeu la vie de virus qui ont des conditions propres de survie et de transmission, que décrit et analyse fort bien la biologie : « On pourrait dire également que, si le sociologue constate qu’il y a un rapport entre le taux de la mortalité et le degré de l’entassement, cette loi sociologique ne s’applique que parce que le microbe de la tubercu‑ lose existe, et qu’elle est donc subordonnée à des circonstances organiques. » Existe-t-il des exceptions à la règle d’explication du social par le social ? La biologie explique-t-elle aussi certaines catégories de faits sociaux ? Ces questions sont, d’une certaine façon, mal posées dans la mesure où elles reposent sur l’idée que le social flotterait au-dessus de toute réalité physique ou biologique, ce qui n’est évidemment pas le cas. La seule solution viable au problème est donc de considérer que le biologique détermine bien le social, de même que le physique détermine le biologique, mais que l’inverse est aussi vrai, et que la détermination en question est une détermination avec traduction. C’est le sens des remarques d’Halbwachs lorsqu’il écrit : Il nous est difficile, cependant, d’admettre qu’un fait biologique, comme tel, puisse être la cause d’un fait social. Mais remarquons que, quand nous qualifions un fait de biologique, nous fixons peut-être notre attention sur un de ses caractères, mais qu’il en a d’autres, et qu’on peut l’analyser autrement. Partons du point de vue sociologique, et, cherchons si, par un de ces autres caractères, le fait en question, bien qu’il se présente sous la forme particulière d’une maladie mentale, ne pourrait pas être rattaché à une catégorie d’actions plus générales, définies d’ailleurs en termes sociaux. Ce qui nous intéresse ici, dans la maladie mentale, c’est qu’elle produise le même effet que d’autres causes particulières du siècle : ruine, perte d’argent, deuil, déception de carrière, peine de cœur, etc. Peut-on envisager tous ces faits particuliers d’un point de vue commun, de façon à dégager le genre d’action sociale qu’ils exercent ? Il suffit d’observer que ce qui se réalise dans tous ces cas, si l’on s’en tient aux rapports de l’homme qui s’y trouve avec la société dont il fait partie, c’est qu’il se sent brusquement isolé, c’est qu’un sentiment insupportable de solitude s’impose à lui. Que ce

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sentiment résulte d’un fait biologique, tel qu’une maladie mentale, ou d’un fait non biologique, cela n’a pas d’importance pour le sociologue, qui n’a pas à remonter au-delà de la propriété qu’ont tous ces faits d’isoler l’individu de la société  1.

Les faits biologiques, physiques ou psychologiques ne peuvent entrer dans le raisonnement sociologique que dans leurs conséquences sociales ou dans leurs effets sociaux, et en cela le sociologue doit bien expliquer le social par le social, selon la formule de Durkheim. Mais ce conseil durkheimien ne devrait aucunement conduire à ignorer l’importance fondamentale de certains faits extra-sociaux pour comprendre les faits sociaux. En l’occurrence, il ne devrait pas être interprété, comme c’est trop souvent le cas, comme un appel corporatiste à rester indifférent à toutes les propriétés biologiques qui pèsent sur les structures profondes de la vie sociale humaine. Le refus de considérer les conséquences sociales des propriétés biolo‑ giques conduit par exemple un anthropologue aussi fécond que Testart à passer à côté de questions sociales centrales. Ainsi, à propos des rapports parents-enfants, l’anthropologue distingue 1) l’amour des fils pour leur mère, 2) l’obligation pour les enfants d’aimer leur père et 3) le respect éprouvé par les enfants envers leur père, en les rattachant à des disciplines différentes : Disons-le encore autrement. Le fait que les petits garçons éprouvent de l’amour pour leur mère, c’est de la psychologie. Mais le fait que ces mêmes enfants doivent aimer leur père, c’est de la sociologie. Le désir incestueux pour la mère relève de la psychanalyse, qui est une analyse de la psyché. L’analyse des rapports de parenté, du respect envers le père, relève, quant à elle, de l’anthropologie sociale, qui est bien une branche de l’étude du social. Pourtant, les deux phénomènes concernent le même ensemble d’individus, et ce ne sont pas la taille de cet ensemble ni son caractère plus ou moins collectif qui permettent de démarquer la psychologie de la sociologie  2.

Testart manque ici l’occasion de comprendre un lien central dans la condition humaine entre le biologique et le social. L’amour d’un fils pour sa mère est censé relever, selon lui, de la psychanalyse alors que le fait que ce même fils, ou sa sœur, doivent aimer leur père est un objet pour la sociologie. Testart pense cela sans doute, d’une part parce que le lien d’attachement mère-enfant a une dimension biologique très évidente (étant donné la gesta‑ tion et l’allaitement), et d’autre part parce que le rapport père-enfants est, dans certaines sociétés tout du moins, encadré ou soutenu par le droit. Mais il ne comprend pas que l’allo-parentalité (en dehors de la mère) est rendue 1.  Souligné par moi. 2.  Testart 2021 : 28.

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nécessaire par l’altricialité secondaire du bébé humain et que, quand ce n’est pas le père ou l’oncle maternel, cela peut être la sœur aînée, la tante ou la grand-mère qui jouent un rôle d’éducation, de protection et de soin auprès de l’enfant faiblement autonome. Testart passe à côté de la possibilité de penser les rapports intimes entre le biologique et le sociologique.

Continuité évolutive des sociétés de primates non humains aux sociétés humaines La coupure entre sciences de la nature et sciences sociales n’a pas toujours été aussi nette. On peut facilement s’en convaincre en examinant le cas exemplaire de Marshall Sahlins. Avant d’être le pourfendeur de la socio­ biologie de Wilson en 1976, le critique de la continuité évolutive et le chercheur convaincu qu’une ère de liberté créatrice a été ouverte par la percée culturelle inédite associée à l’espèce humaine, l’anthropologue a fait partie de ceux qui ont cherché à établir des comparaisons raisonnées entre sociétés de primates non humains et sociétés humaines. Jeune anthropologue – il n’a alors que vingt-neuf ans – il publie un très bel article dans Human Biology, qui compare les sociétés de singes ou de grands singes avec des sociétés de chasseurs-cueilleurs (Aborigènes d’Australie, Tasmaniens, Semang, Andamans, Pygmées des Philippines et du Congo, Bushmen, Eskimo, Great Basin Shoshoni, Naskapi, Ona et Yahgan). Défendant alors clairement l’idée d’une continuité évolutive, Sahlins présente sa recherche de la manière suivante : « Cette étude compare les sociétés de primates infra-humains avec les plus rudimentaires des systèmes sociaux humains documentés. L’objectif est de décrire les tendances dans l’organisation sociale primate menant à la société humaine, et de tracer les contours des principales avancées de cette dernière, société culturelle, sur la société préculturelle  1. » Certes, « la société humaine est une société culturelle » qui se distingue de toutes les autres, mais les primates non humains ont bien une vie sociale « gouvernée par l’anatomie et la physiologie  2 ». Sahlins opère implicitement dans son article une différence entre le social et le culturel, et reconnaît que le social –  variant d’une espèce de primates à l’autre  – puisse être lié aux propriétés biologiques de chaque espèce. Il commence par souligner l’impor‑ tance pour la vie sociale primate du fait que les périodes d’accouplement ne soient pas limitées, comme chez d’autres mammifères, à des saisons et à des périodes très brèves. « L’attraction sexuelle, souligne Sahlins, reste un détermi‑ nant de la sociabilité humaine. » Et dans une variation imaginaire particulière‑ 1.  Sahlins 1959 : 54. Toutes les citations extraites de cet article sont traduites par moi. Souligné par moi. 2.  Ibid. : 55.

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ment suggestive, il note que cette propriété biologique a eu des conséquences sociales importantes : « Si la culture ne s’était pas développée dans la lignée des primates, mais plutôt chez les créatures pratiquant la fécondation externe, le mariage et les règles d’exogamie et d’endogamie ne seraient pas des moyens d’établir des groupes cohésifs dans la société culturelle  1. » Sahlins remarque aussi que « la territorialité est l’un des nombreux traits communs au comportement social du primate pré-humain et de l’homme primitif » et que « les contacts entre groupes de la même espèce aux frontières territoriales sont généralement compétitifs et antagonistes, parfois violem‑ ment »  2. Cette continuité évolutive sur le plan social n’est pas expliquée par l’anthropologue, mais le simple constat d’une homologie ou d’une analogie de comportement social est suffisamment important pour ébranler les explications culturelles classiques. Pourquoi, en effet, l’espèce humaine reprendrait-elle les mêmes comportements si la culture ouvrait une ère aussi radicalement nouvelle que le soutiennent certains, Sahlins y compris, dix-sept ans plus tard ? La culture, si l’on entend bien ce que son article nous dit, ne fait que composer avec cette territorialité et cette compétition entre groupes, mais ne peut les annuler d’un coup de baguette magique. Tout se passe comme si les sociétés humaines avaient trouvé les moyens de limiter les conflits entre groupes en « inventant » certaines institutions culturelles. Sahlins dit à ce sujet que « l’invention de la parenté et le tabou de l’inceste de la société culturelle sont responsables de cette différence. En se mariant, des relations amicales et coopé‑ ratives s’établissent entre les familles, et lorsque l’exogamie peut être étendue au groupe local, la coopération entre les bandes s’effectue  […]  3 ». Mais, depuis lors, on a appris que les chimpanzés aussi – comme nombre d’autres mammifères  – pratiquent l’exogamie et que l’évitement de l’inceste –  pas le tabou, qui nécessite un langage que n’ont pas les primates non humains – est loin d’être spécifiquement humain. Les « inventions » culturelles dont parle l’anthropologue ressemblent donc plus à des prolongements qu’à des révolu‑ tions ou à des transformations radicales opérées ex nihilo. Sahlins est aussi très près de reconnaître la centralité d’une propriété biologique telle que l’altricialité secondaire (on parlait à cette époque plus fréquemment de néoténie) pour comprendre les nécessités de l’existence de quelque chose comme une famille, quels qu’en soient la forme et les contours. En effet, Sahlins évoque l’hypothèse avancée par certains selon laquelle le développement de la famille est dû à l’augmentation de la durée de la dépen‑ dance des enfants mais affirme qu’elle n’est pas « soutenable » en arguant du fait qu’« une longue période de dépendance cimente les relations entre 1.  Ibid. : 57. 2.  Ibid. : 57. 3.  Ibid. : 59.

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la mère et la progéniture mais pas nécessairement les relations entre le père, la mère et la progéniture  1 ». Prise à la lettre, cette objection est tout à fait valable, mais Sahlins ne se rend pas compte que la plus grande dépendance des enfants humains par rapport aux primates non humains, et la plus longue durée de dépendance, de même que l’accouchement autrement difficile des femmes ont exercé une pression majeure en faveur sinon d’une « famille », du moins d’une gestion collective de l’enfant, avec des variations culturelles nombreuses autour des contours et de la composition de ce collectif. La continuité évolutive sur le plan des rapports sociaux se poursuit avec les fondamentaux que sont l’âge, le sexe et le rang hiérarchique, de catégorie à catégorie ou à l’intérieur de chaque catégorie. Sachant que « le statut de dominance affecte le comportement dans tous les aspects de la vie sociale : jeu, alimentation, sexe, toilettage, compétition entre groupes, et [qu’]il détermine même les relations spatiales des animaux au sein de la horde  2 », on pourrait retraduire ces fondamentaux en parlant de la domination des anciens sur les jeunes, de la domination des mâles sur les femelles, ainsi que des rangs hiérar‑ chiques au sein des groupes d’anciens, de mâles, de femelles ou de jeunes : Les relations sociales au sein de la horde de primates pré-humains varient en fonction de l’âge, du sexe et du statut de dominance des animaux en inter­ action. En laissant de côté la dominance pour un moment, la plupart des interactions sociales peuvent être décrites de manière adéquate en utilisant trois catégories de statuts élémentaires : mâle adulte, femelle adulte et jeune […]. L’interaction des animaux de ces catégories produit six  relations sociales « qualitativement distinctes » : mâle-mâle, femelle-femelle ; mâlefemelle ; mâle-jeune ; femelle-jeune ; jeune-jeune […]. […] On verra que l’âge et la différence de sexe restent des distinctions sociales importantes chez les chasseurs et les cueilleurs primitifs. Les statuts de dominance se retrouvent chez tous les singes et grands singes connus, ainsi que chez de nombreux vertébrés inférieurs […]. La dominance est établie par la compétition pour les partenaires, pour la nourriture, pour la position dans la progression, et ainsi de suite –  « ...dans chaque groupement typique connu de singes et de grands singes, il existe une compétition persistante pour les droits de priorité aux incitations » […]  3.

Du côté des sociétés de chasseurs-cueilleurs, on retrouve les mêmes principes à l’œuvre : Les différences sociales qualitatives de sexe et d’âge qui sont marquées dans les groupes de primates pré-humains sont des principes majeurs de l’attribution des statuts et des rôles chez les chasseurs et les cueilleurs. La division 1.  Ibid. : 62. 2.  Ibid. : 63. 3.  Ibid. : 63 (Sahlins cite le primatologue Clarence Carpenter). Souligné par moi.

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du travail par sexe en est un exemple. Il en est de même de la reconnaissance omniprésente du sexe, de l’ancienneté et de la génération dans le comportement et la terminologie de la parenté […]. Il y a également une certaine continuité dans le statut de dominance. Chez les chasseurs et les cueilleurs, le leadership incombe aux hommes, même si, ce qui est peut-être différent des primates sous-humains, ce sont surtout les anciens qui sont respectés  1.

Une fois encore, Sahlins souligne la « continuité générique entre la société des primates et la société primitive » et écrit, sans craindre d’être accusé de naturalisme ou de réductionnisme, que « le comportement social des primates est la fondation de certaines caractéristiques générales des sociétés humaines ». La territorialité (et la défense du groupe), l’« utilisation des puissantes fonctions sociales de la sexualité primate dans les organisations sociales humaines », l’« allocation de fonctions sociales selon les lignes du sexe et de l’âge parmi les chasseurs-cueilleurs  2 » sont autant de signes d’une continuité évolutive sur le plan social  3. Un an plus tard, dans un autre article, le ton commence néanmoins à changer, et Sahlins parle de la « différence quantique », de la « disconti‑ nuité » et même, dans certains cas, de l’« opposition complète, entre la société humaine même la plus rudimentaire et la société primate pré-humaine la plus avancée  4 ». L’anthropologue pense même que les sociétés humaines ont procédé à une « certaine suppression » de la « nature primate de l’homme » par la culture. Mais il reprend néanmoins la même liste des points de continuité entre primates non humains et humains que celle présentée un an plus tôt. Il y ajoute cependant une précision importante concernant la domination exercée par les anciens sur les plus jeunes. Celle-ci trouve son fondement dans l’expérience accumulée par les plus âgés et dans leur capacité à se mettre au service du groupe (un peu à la manière des chefs de tribu dans les sociétés traditionnelles ou des grands serviteurs de l’État dans les sociétés modernes, qui se mettent, selon l’expression de Bourdieu, « au service de l’universel  5 »). On comprend non seulement qu’une certaine gérontocratie ait été favorisée dans les premières sociétés humaines qui consacraient ainsi l’importance 1.  Ibid.  : 66‑67 (Sahlins cite l’exemple de l’étude de Radcliffe-Brown sur les îles Andaman). Souligné par moi. 2.  Ibid. : 68. 3.  Plus de cinquante ans plus tard, Bernard Chapais confirme le constat de continuité phylogéné‑ tique. Il écrit qu’« à mesure que les éthologues et les primatologues réunissent des preuves abondantes de l’existence de récurrences dans les interactions des animaux, ils découvrent que les relations sociales de ceux-ci sont éminemment structurées sur la base de critères tels que le sexe, l’âge, le statut de dominance, la génération, le degré de parenté et la corésidence, ainsi que sur les interactions complexes entre ces facteurs » et se demande si « les règles institutionnalisées chez les humains sont […] en filiation avec les récurrences interactionnelles des primates » (Chapais 2017a : 135). 4.  Sahlins 1960 : 77. (L’ensemble des citations extraites de cet article sont traduites par moi.) 5.  Bourdieu 2022.

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de la culture accumulée, sans équivalent dans les sociétés de primates non humains, mais aussi que la mise au service de l’ensemble des membres de la communauté ait été privilégiée, étant donné l’importance du groupe social : Les hommes qui dirigent le groupe sont les plus sages et les plus âgés. Ils ne sont cependant pas respectés pour leur capacité à réquisitionner des approvisionnements limités de biens désirés. Au contraire, la générosité est une qualification nécessaire pour le prestige ; l’homme qui fait le plus pour le groupe, qui sacrifie le plus, sera le plus aimé et le plus écouté par les autres. Le test de statut parmi les chasseurs et les cueilleurs est généra‑ lement l’inverse de celui parmi les singes et les grands singes ; c’est une question de qui donne, pas de qui enlève. Une deuxième qualification pour le leadership est la connaissance – connaissance du rituel, de la tradition, des mouvements de jeu, du terrain et de toutes les autres choses qui contrôlent la vie sociale. C’est pourquoi les hommes plus âgés sont respectés. Dans une société stable, ils en savent plus que les autres, et être « démodé » est une grande vertu  1.

Sahlins force malgré tout le trait sur un point car, dans les sociétés de primates non humains aussi, le dominant a tendance à jouer un rôle positif pour l’ensemble de la troupe, protégeant ses subordonnés en cas d’agression, ou à intervenir –  de même que les femelles  – dans les conflits entre les membres de son groupe pour les faire cesser : Nous reconnaissons dans [le] comportement [des autres primates] les valeurs auxquelles nous aspirons nous-mêmes. Par exemple, on a vu des femelles chimpanzés tirer des mâles réticents l’un vers l’autre pour qu’ils se réconcilient après un combat, tout en leur enlevant les armes des mains. De plus, les mâles de haut rang interviennent régulièrement en arbitres impartiaux pour régler les différends dans la communauté  2.

Autre manière de faire tenir le groupe. Les continuités évolutives sont perceptibles même quand on pense avoir mis le doigt sur des spécificités humaines.

L’homme et la page blanche Même un sociologue comme Charles Wright Mills, qui appelait pourtant, contre toutes les formes de démission empiriste ou culturaliste, à une recherche des structures générales caractéristiques des sociétés, ne concevait la « nature humaine » que comme une réalité informe ou amorphe : « Mais on sait bien 1.  Sahlins 1960 : 83‑84. Souligné par moi. 2.  De Waal 2013 : 35.

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aujourd’hui, écrivait-il, que les limites de la “nature humaine” sont d’une redoutable élasticité  1. » Ce sont sans doute des métaphores telles que celle de l’élasticité ou de la plasticité de l’être humain, celle de la page blanche sur laquelle peuvent s’écrire toutes les histoires possibles ou celles de la coquille, du moule ou du programme informatique totalement vides qui ne demandent qu’à être remplis par des contenus culturels très variés, qui nous conduisent vers une impasse et témoignent d’une très mauvaise compréhension du problème qui se pose. Ces métaphores entendent répondre à l’idée de programmes innés ou non culturels, de formulaires préremplis, ou de contenus cognitifs et comporte‑ mentaux génétiquement déterminés. Or le problème ne se pose pas en ces termes. En effet, la question n’est pas de savoir quelle est la part d’inné et d’acquis, de contrainte ou de déterminisme génétique et de contrainte ou de déterminisme culturel, dans tel ou tel comportement social, mais de savoir en quoi l’espèce humaine, en tant qu’elle est le produit d’une longue histoire des espèces vivantes, est, par ses caractéristiques biologiques propres (altricia‑ lité secondaire, partition sexuée, grande longévité, uniparité, etc.), d’emblée porteuse de contraintes sociales qui vont peser très lourdement sur l’ensemble de son histoire culturelle. Au lieu de se représenter l’être humain comme un espace vide d’entrecroisement de multiples contenus culturels, il faut se demander si ces contenus culturels ne sont pas eux-mêmes déterminés par des propriétés humaines universelles qui agissent comme points d’accroche des variations culturelles. Marx lui-même « ne croyait pas, comme tant de sociologues et psycho­ logues contemporains, que la nature humaine fût lettre morte, que l’homme à la naissance fût comme une feuille blanche sur laquelle la culture inscrit son texte  2 ». Comme il l’écrit avec Engels dans L’Idéologie allemande : La condition première de toute histoire humaine est naturellement l’exis‑ tence d’êtres humains vivants. Le premier état de fait à constater est donc la complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec le reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement pas faire ici une étude approfondie de la constitution physique de l’homme elle-même, ni des conditions naturelles que les hommes ont trouvées toutes prêtes, conditions géologiques, orographiques, hydrographiques, climatiques et autres. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modifi‑ cation par l’action des hommes au cours de l’histoire  3.

On voit bien que la question centrale n’est pas celle que se posent nombre de chercheurs à propos de la part du génétique et du culturel dans les compor‑ 1.  Mills 2006 [1959] : 8. 2.  Fromm 2010 : 41. 3.  Marx & Engels 1982 [1845], p. 70.

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tements sociaux. L’espèce humaine est le produit d’une sélection naturelle qui l’a dotée d’une capacité culturelle lui permettant une adaptation plus souple et plus rapide que celle rendue possible par le simple jeu de cette même sélection naturelle opérant sur des variations génétiques. Les compor‑ tements sociaux ordinaires ne sont donc pas « génétiquement programmés par l’action de la sélection naturelle  1 » et l’évolution culturelle ne doit pas grand-chose à la génétique, comme l’écrivait Stephen Jay Gould : « La plupart des biologistes s’accorderaient à penser avec moi que la plus grande part des différences de comportement observées entre les groupes et le changement de complexité des sociétés humaines intervenu dans l’histoire récente de notre espèce, ne possèdent pas de base génétique  2. » Même le père de la socio‑ biologie, Edward O. Wilson, défendait la thèse selon laquelle, avec l’espèce humaine, « l’évolution culturelle a tendance à prendre le pas de l’évolution génétique » et récusait en revanche « l’idée, aujourd’hui discréditée, selon laquelle les gènes dicteraient des formes particulières de culture »  3.

Version enrichie de la biologie et corrélats sociaux Marshall Sahlins, refusant toute articulation de l’anthropologie et de la biologie en 1976, partage néanmoins avec ses adversaires biologistes ou socio‑ biologistes (Edward O.  Wilson, Robert Trivers et autres) une conception extrêmement pauvre de l’explication du social par le biologique. Il est souvent question de traits essentiellement psychologiques, affectifs ou motivation‑ nels – agressivité, pulsion sexuelle, « camaraderie virile », altruisme, égoïsme, recherche de la maximisation de sa capacité reproductrice, « intérêt que manifeste un parent pour son rejeton »  4, etc. – qui seraient génétiquement déterminés. Sahlins dit que Wilson parle de « dispositions qui se sont fixées au cours de la phylogenèse des mammifères, des primates ou des hominidés », de « besoins et appétits de l’organisme humain » ou de « propensions qui sont autant d’apports de l’évolution biologique, inscrits dans la nature humaine »  5. Du coup, on comprend bien que l’anthropologue ne se satisfasse pas d’une explication des faits sociaux aussi brutale et dépourvue de médiations, par des traits psychologiques généraux biologiquement déterminés. Mais si l’on enrichit la description de la situation biologique de l’homme en évoquant non une prétendue inscription dans le cerveau ou dans les gènes, au cours de l’histoire évolutive, de traits mentaux ou comportementaux, mais des propriétés biologiques précises et tangibles (altricialité secondaire, plasti‑ 1.  Gould 1983 : 416. 2.  Ibid. : 414. 3.  Wilson 1998 : 219. 4.  Sahlins 1980 : 27. 5.  Ibid. : 19, 25‑26.

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cité cérébrale, bipédie, symétrie bilatérale, division en deux sexes, viviparité, uniparité, capacité langagière, etc.), la biologie devient bien plus intéressante pour nous aider à comprendre les sociétés humaines. Tout ramener à une « tendance du matériel génétique à se maximiser au fil du temps  1 » ou à une maximisation de la capacité reproductrice des individus n’est certainement pas le meilleur usage qu’on puisse faire de la biologie. Ce n’est pas en s’en tenant à des explications pauvres (la sociobiologie hier, la psychologie évolutionniste aujourd’hui) ou en prenant pour allant de soi les explications biologiques appauvries (Sahlins et tous ceux qui refusent tout rapprochement entre la biologie et la science sociale), mais en enrichissant le tableau de la situation biologique de l’homme, que l’on peut résoudre un certain nombre d’énigmes proprement sociologiques. Ce n’est donc pas paradoxalement en se désintéressant de la biologie, mais en s’y intéressant bien davantage, et de façon beaucoup plus précise, qu’on peut lutter contre le réductionnisme biologique et poser de bonnes questions spécifiquement sociologiques. Qu’on le veuille ou non, qu’on s’en désespère ou qu’on s’en satisfasse, l’Homme est contraint par des limites biologiques –  ne serait-ce que celle qui fait de lui un être mortel  – auxquelles il ne peut échapper. Écrire que « les données biologiques, telles que l’accouplement des êtres humains et les autres choses de la vie, entrent en jeu en tant qu’instruments du projet culturel et non en tant que ses impératifs  2 », c’est faire comme si la culture se servait de la biologie –  réduite à de simples « données »  – à ses propres fins et ne jamais considérer la biologie dans les contraintes qu’elle fait peser sur la culture. Ce genre de propos est à la fois idéaliste et arrogant. Pour ne prendre qu’un seul exemple, nos outils ne seraient pas ce qu’ils sont si nous n’avions pas deux bras (avec deux mains), libérés par la bipédie de la fonction locomotrice. Il suffit de voir la limitation des possibilités d’usage d’artefacts chez les oiseaux, dotés d’ailes et non de bras, qui n’ont que leur bec et leurs pattes pour « manipuler » des objets ; ou, pour rester dans la classe des mammifères, chez les dauphins ou les baleines. Et si nos premiers outils taillés et portés à la main n’avaient pas existé, le reste des outils et armes qui se sont développés à partir d’eux n’existerait pas davantage. Sahlins ne reconnaît l’existence que de ce qu’il appelle des « déterminations négatives », ne disant rien sur l’existant mais uniquement sur ce qui ne peut exister. Prenant un exemple dans l’ordre des déterminants physiques, il écrit : La force de gravité constitue une limite pour les formes biologiques : chaque phase de l’histoire biologique de chaque espèce doit s’y soumettre, et une mutation qui entendrait s’y soustraire, sur le plan structurel, le ferait à son 1.  Ibid. : 19. 2.  Ibid. : 122.

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péril. Mais une limite n’est qu’une détermination négative : elle ne spécifie pas, de façon positive, comment la contrainte est réalisée. Dans les limites qu’impose la force de gravité, il y a eu évolution de chaque phase de chaque espèce : aussi bien ses limites ne disent-elles rien des différences spécifiques des formes de vie, et ne rendent-elles compte que de la constatation générale qu’elles ne sauraient outrepasser certaines tolérances  1.

Même négative, la détermination n’en agit pas moins. En l’occurrence, dans l’exemple pris, elle est tout aussi positive. Par exemple, la force de gravité impose des limites de hauteur ou de surface de l’organisme. Cette contrainte, conjuguée à celle qui pèse sur les os des vertébrés, contribue à dessiner certaines limites du vivant. Mais pour ce qui est des contraintes biologiques, lorsqu’elles touchent par exemple à des éléments du cycle de vie, à la partition sexuée, à la grande longévité, ou encore à l’altricialité secondaire de la progéniture, elles ont leurs corrélats sociaux. Depuis ses débuts, la biologie est aussi une théorie des histoires de vie  2 et une biologie comportementale, qui cherchent à décrire les « traits biolo‑ giques » (ou les « traits d’histoire de vie ») ou « bioécologiques » à l’échelle de chaque espèce. Ces « traits », qui sont des produits de la sélection naturelle, concernent par exemple les différents temps de croissance, la manière dont les organismes changent au cours de leur vie (rythme de développement, durée de leur enfance, manière éventuelle dont ils s’occupent de leur progéniture, dont ils la nourrissent, temps nécessaire pour atteindre la maturité sexuelle, durée de leur vie, manière dont ils vieillissent), leurs stratégies, modes et rythmes de reproduction, le nombre de petits par portée ou par couvée dans le monde animal, les propriétés de leur niche écologique, etc. La théorie de l’histoire de vie se demande par exemple pourquoi les humains ont des périodes de gestation, de petite enfance, d’enfance et d’adolescence plus longues que les autres primates ; pourquoi aussi ils ont une plus grande longévité qu’eux. Parmi les mammifères, et même parmi les primates, l’espèce humaine conjugue le fait d’avoir une histoire de vie très lente  3, caractérisée par une croissance lente, et notamment par une période de dépendance envers les adultes très longue, une maturité sexuelle retardée et une longue durée de vie, bien au-delà de la période de fécondité (pour la femme)  4. Par exemple, 1.  Ibid. : 123. 2.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon & Bartelink (dir.) 2018, ou encore Van Schaik & Isler 2012. 3.  Certains oiseaux aussi ont tendance à avoir un cycle biologique plus lent que d’autres. Ils mettent plus de temps à traverser toutes les phases de la vie –  gestation, période d’immaturité, période de vie adulte – et ont en même temps des taux de reproduction plus faibles à l’âge adulte. Van Schaik & Isler 2012 : 225. 4.  Pour une comparaison des histoires de vie des chimpanzés et des hommes vivant dans des sociétés primitives (petites sociétés à économie de subsistance, sans État ni écriture), cf. Davison & Gurven 2021.

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le temps de gestation passe de 128 jours en moyenne chez les lémuriens à  167 jours chez les macaques, 210 jours chez les gibbons, 228 jours chez les chimpanzés et 267 jours chez les humains ; la petite enfance, elle, dure en moyenne six mois chez les lémuriens, un an et demi chez les macaques, deux ans chez les gibbons, trois ans et demi chez les orangs-outans et chez les chimpanzés et cinq ans chez les humains ; la période juvénile dure en moyenne deux ans chez les lémuriens, six ans chez les macaques, six ans et demi chez les gibbons, sept ans chez les orangs-outans et chez les chimpanzés et quatorze ans chez les humains ; et, enfin, la vie adulte dure en moyenne onze ans chez les lémuriens, vingt ans chez les macaques, vingt ans chez les gibbons et chez les orangs-outans, trente ans chez les chimpanzés et cinquante-cinq ans chez les humains  1. Tous ces éléments du cycle de vie, qui pèsent lourdement sur les structures de la vie sociale, comportent une dimension supplémentaire dans le cas de l’espèce humaine, dans la mesure où ils sont soumis à des variations culturelles qui peuvent les infléchir, sans jamais toutefois les annuler. Par exemple, la durée moyenne de vie adulte varie de façon significative en fonction des conditions de vie des membres de l’espèce (ceux qui vivent dans des sociétés médicalisées, avec de bonnes conditions d’hygiène, et qui ne connaissent pas de problèmes de faim étant ceux qui vivent le plus longtemps). Les durées de vie maximale approxima‑ tives sont de cinq ans chez le rat, de treize ans chez le lapin, de trente-quatre ans chez le chien domestique, de trente-neuf ans chez le gorille, de soixante-dix ans chez l’éléphant indien, de quatre-vingts ans chez la baleine bleue, de cent-vingt ans chez l’humain et de cent soixante-dix ans chez certaines tortues  2. La biologie darwinienne, prégénétique, s’intéressait beaucoup plus à ces aspects qualifiés par le célèbre biologiste Theodosius Dobzhansky d’« organis‑ miques » et d’« holistes » qu’à des aspects plus « moléculaires »  3 (le code génétique par exemple) qui conduisent souvent à des explications biologiques plus réductionnistes, consistant à expliquer un niveau d’organisation supérieur par des phénomènes situés à un niveau inférieur. Au croisement de la génétique, de la biochimie et de la physique, la biologie moléculaire, dont l’objet est la compréhension des mécanismes de fonctionnement de la cellule au niveau moléculaire, a eu tellement de succès que la biologie de l’organisme est regardée avec un peu de condescendance par les biologistes moléculaires. Comme le résume Dobzhansky, hors de la biologie moléculaire, la biologie n’est pour certains qu’« observation des oiseaux » ou « collecte de papillons ». Cela semble renvoyer les observations de Darwin à une biologie d’amateur peu sérieuse. Pourtant, Dobzhansky écrit que « les individus et les espèces appartiennent aux communautés 1.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon & Bartelink (dir.) 2018 : 477‑478. 2.  Ibid. : 484. 3.  Dobzhansky 1964.

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écologiques et aux écosystèmes » et qu’« un individu retiré du système dans lequel il se produit normalement est incomplet et peut être non viable »  1. Par ailleurs, « les communautés ou écosystèmes biotiques ne sont pas des mélanges d’espèces qui vivent côte à côte ou dans un même territoire ; ce sont des associations structurées de formes plus ou moins interdépendantes  2 ». Plutôt qu’avec une biologie ou une psychologie évolutionniste appauvries, réduites à des déterminants génétiques ou à des traits cognitifs-motivationnels innés  3, la science sociale gagne à faire entrer dans son raisonnement une base biologique beaucoup plus riche, incluant le mode de locomotion (bipédie), la structure corporelle (symétrie bilatérale), la taille relative du cerveau (encéphalisation), l’altricialité secondaire, le degré de plasticité cérébrale, le mode de développement ontogénétique, la partition sexuée, les modes de reproduction et de gestation, l’uniparité, les différentes étapes parcourues (enfance, adolescence, maturité sexuelle, ménopause, vieillesse), le degré de longévité, etc. Cela permet notamment de travailler à l’échelle de la biologie du développement (de l’ontogenèse) autant que sur des aspects de biologie évolutionniste (de la phylogenèse). En définitive, on s’est ainsi habitué à voir traiter par la biologie humaine ce qui aurait tout aussi bien pu être pris en charge par la sociologie si celle-ci n’avait pas neutralisé le « commun » de l’espèce, l’invariant, pour ne se préoccuper que des variations culturelles. On peut estimer que cette erreur de lecture a coûté cher à la discipline car elle lui a rendu inaccessibles des éléments centraux de structuration de la vie des sociétés humaines. Dans un passage lucide de sa diatribe anti-sociobiologique, Sahlins est tout près de poser correctement le problème : Dans un entretien récemment accordé au Harvard Crimson, E. O. Wilson – lisons-nous – se défend d’avoir jamais envisagé de rendre compte biolo‑ giquement de l’ensemble de la vie sociale chez l’homme. À l’entendre, on ne saurait en mettre au compte de la biologie que 10 % peut-être. On voit mal quel genre de Nouvelle Synthèse des sciences sociales Wilson se propose de fonder, sur une marge de 10 %. […] En un sens, toutes les contraintes, organiques et inorganiques, jouent à 100 % : en ce sens, que la vie culturelle doit se conformer aux lois de la nature. Mais une loi naturelle n’intervient dans un fait culturel que comme la limite dans une forme, une constante dans une différence, ou une matrice dans une pratique  4. 1.  Ibid. : 444. 2.  Ibid. : 447. 3.  Michael Tomasello dit que les chercheurs qui imputent aux comportements culturels des déter‑ minations génétiques « tendent à sauter de la première page, la génétique, à la dernière, la cognition telle que nous la connaissons aujourd’hui, sans s’arrêter sur aucune des pages intermédiaires », dans le sens où ils ont « tendance à négliger de rendre compte des formations propres aux temps historiques et ontogénétiques qui interviennent entre génotype et phénotype » (Tomasello 2004 : 192). 4.  Sahlins 1980 : 125.

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En posant que les « contraintes, organiques et inorganiques, jouent à 100 % », mais qu’elles ne fixent que les invariants à partir desquels les varia‑ tions culturelles se déploient, il indique précisément ce qui fait défaut dans les sciences sociales : la mise au jour des lois qui gouvernent ou structurent l’ensemble des sociétés humaines. Cette liaison entre le biologique et le social, un préhistorien, archéologue et ethnologue comme André Leroi-Gourhan l’avait parfaitement bien entrevue, lui pour qui le fait social ne pouvait véritablement se comprendre sans que soient prises en compte les « conditions biologiques générales, par quoi le groupement humain s’insère dans le vivant, sur quoi se fonde l’humanisa‑ tion des phénomènes sociaux  1 ». Pour faire comprendre sa position sur le rapport entre le biologique et le social, il prend l’exemple de l’alimentation de l’homme qui dépend en grande partie de son appareil digestif, mais qui a des effets en termes spécifiquement sociaux : Végétaux ou animaux, les aliments charnus  2 sont clairsemés dans la nature et soumis à d’importantes variations dans le cours de l’année. L’homme aurait-il possédé une denture râpante et un estomac de ruminant que les bases de la sociologie eussent été radicalement différentes. Apte à consommer les plantes herbacées, il eût pu, comme les bisons, former des collectivités transhumantes de milliers d’individus. Mangeur de produits charnus, il s’est vu, au départ, imposer des conditions de groupement très précises. C’est là, de toute évidence, une constatation banale, mais sans laquelle il n’existe pas de point de départ à l’étude du groupement humain  3.

L’homme n’a pas d’autre choix que de s’organiser pour chasser en groupe, cueillir,  etc. Son rapport biologiquement réglé, avec l’appareil digestif qui est le sien, à l’environnement pèse sur les formes de vie sociale qui sont les siennes depuis le début. Cette réflexion de Leroi-Gourhan pourrait paraître une variation imaginaire futile pour ceux que seules les variations intraespèce humaine intéressent. Mais elle est en fait très profonde, permettant de comprendre ce qui caractérise cette « nature humaine » évanescente dont ont toujours parlé (sans données) les philosophes. Si l’on donne raison à Marx et que l’on considère que la base matérielle de la société est fondamentale pour comprendre tout le reste, alors il faut ajouter à la question technico-économique la question biologique qui touche à la manière dont l’espèce humaine parvient à se nourrir : le fait d’être un animal hétérotrophe omnivore qui se nourrit d’êtres vivants végétaux et animaux (vs les êtres autotrophes comme les plantes qui produisent des 1.  Leroi-Gourhan 1964 : 210‑211. 2.  Il s’agit, par exemple, de fruits, tubercules, pousses, insectes, larves. 3.  Ibid. : 212.

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composés organiques) conduit l’Homme fatalement à développer des dispo‑ sitions prédatrices à l’égard de son environnement biotique (chasse-pêche, cueillette, élevage, agriculture) ; le fait d’avoir un système digestif particulier (bouche, dents, langue, pharynx, œsophage, estomac, pancréas, foie,  etc.) ne lui permet pas de manger n’importe quoi et contraint son rapport à l’environnement (avec de la coopération sociale minimale pour accéder à la nourriture, particulièrement dans le cas de la nourriture animale) ; et si l’on ajoute à la question matérielle-alimentaire, la question de la reproduction au sens large du terme – avec la nécessité de copuler, la contrainte pour les femmes de porter l’enfant, d’accoucher et pendant très longtemps dans l’his‑ toire de l’humanité d’allaiter, l’impératif pour les adultes de prendre soin de l’enfant pendant plusieurs années,  etc.  –, on a des éléments fondamentaux qui structurent nos formes de vie sociale. De la même façon, Leroi-Gourhan comprend les types de groupes familiaux vers lesquels tendent les sociétés humaines à partir de contraintes biologiques telles que la lenteur de croissance des enfants. Il n’est pas question pour lui d’un déterminisme mécanique mais de la constitution d’un champ des possibles : On est naturellement porté à comparer les groupes familiaux des gorilles ou des chimpanzés avec leur relative cohésion conjugale, leur dispositif polygamique, leurs territoires assez stables et la formation, par éclate‑ ment, de groupes mitoyens. Dans les espèces supérieures, où la croissance des jeunes est encore plus lente, l’organisation sociale ne peut pas s’écarter du type général auquel appartient l’homme actuel. On peut imaginer une moindre longévité des unions matrimoniales, des contours plus flous aux contraintes mutuelles des membres du groupe, mais il semble que l’organisation fondamentale de la société anthropienne soit au départ, réellement et totalement, anthropienne, solidement ancrée dans sa forme par des lois qui seront paraphrasées par les cultures successives en termes de droit ou de dogme, mais qui doivent leur stabilité à des causes proprement biologiques  1.

Les grandes données de la biologie fixent les contours de toutes les formes de vie humaine possibles. Elles fixent les grandes lignes de force et tout se passe comme si, à partir d’une même structure générale de base, se développaient des singularités culturelles permanentes, dont l’extrême variété ou la grande diversité contribue à masquer la forme invariante. Ce qu’avait bien compris Leroi-Gourhan, c’est que pour reprendre conscience de ces invariants, il faut adopter un point de vue qui permet de prendre de la distance. Ce point de vue à partir duquel on peut commencer à dessiner la matrice invariante sur la base de laquelle chaque société nouvelle brode culturellement ses propres

1.  Ibid. : 222.

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motifs, c’est celui que permet la comparaison, inter-sociétés mais aussi et surtout inter-espèces.

Raccordement de la biologie et des sciences sociales et réalisme épistémologique Il faut prendre très au sérieux les propos de Durkheim sur cette vie nouvelle « plus libre, plus complexe » et plus indépendante de la biologie qu’est censée avoir introduit l’intense socialité humaine, ou la remarque de Sahlins sur le fait que la culture (ou le langage) introduirait de l’indéter‑ mination ou, plus exactement, inaugurerait une ère d’indétermination qui serait propre à l’Homme. Car le sociologue français comme l’anthropologue étatsunien expriment là un topos majeur des sciences sociales contemporaines. En montrant a contrario la présence de phénomènes sociaux trans-espèces tels que l’apprentissage, l’habituation, l’anticipation pratique, la communica‑ tion, l’usage d’artefacts, l’interdépendance sociale, les relations de domination, de compétition ou de coopération, etc., on quitte les eaux du nominalisme épistémologique et du relativisme théorique pour entrer de plain-pied dans un réalisme épistémologique beaucoup plus efficient. Non, la socialisation, les dispositions, les structures de domination, etc. ne sont pas de simples points de vue sur le monde social qu’on pourrait ne pas retenir dans la description et l’explication des faits sociaux. Il s’agit de faits, de mécanismes ou de propriétés réels que les chercheurs ont appris, génération après génération, à observer et à nommer. Le constructivisme et le relativisme, qui n’ont rien de condamnable en soi, ne devraient cependant pas remettre en question la réalité des mécanismes ou des principes qui structurent le monde social, mais simplement rappeler que les mots que nous employons ou les théories que nous élaborons ne sont que des tentatives – améliorables – pour appré‑ hender, de manière plus ou moins adéquate, mais jamais de façon purement arbitraire, cette réalité. Les controverses théoriques et méthodologiques que présentent les manuels universitaires montrent tout simplement que les sciences sociales ne parviennent pas à mettre en valeur les problèmes, les mécanismes, les  lois, les régularités que leurs travaux ont permis de mettre en lumière, mais qu’elles se concentrent sur les points de vue, les auteurs, les écoles de pensée, les méthodes, ou même l’écriture en sciences sociales. Les chercheurs font comme s’il leur était impossible de cumuler un savoir positif permettant d’élaborer les lois qui président au fonctionnement des univers sociaux. Prendre conscience qu’une grande partie de nos modèles théoriques scien‑ tifiquement rentables sont fondés en réalité, c’est-à-dire sont rattachables à des processus réels, et parfois à des phénomènes trans-espèces, est une manière de répondre à la question que peut se poser tout lecteur ordinaire de sciences

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sociales  : pourquoi aller si loin –  vers la biologie évolutive, l’éthologie, la paléoanthropologie ou la préhistoire – pour étudier les faits sociaux qu’une bonne sociologie peut correctement étudier ? À quoi cela peut-il servir de faire des comparaisons inter-espèces quand on a pour tâche de comprendre seulement l’une d’entre elles ? En replaçant l’espèce humaine dans une conti‑ nuité évolutive, en découvrant des analogies ou des homologies, on prend la mesure de la robustesse de certains mécanismes qui ne sont pas de simples « effets » de perspective. La perte de points de comparaison et de recul que représentent les focalisations présentiste (des sociologues), exotique (des anthropologues), historique (des historiens) ou préhistorique (des préhistoriens), sur certains types de sociétés humaines, l’absence de toute comparaison entre les sociétés humaines et les sociétés animales non humaines (étudiées par l’éthologie ou l’écologie comportementale) ou les proto-sociétés végétales (étudiées par la biologie végétale), tout cela contribue à notre aveuglement sur les fondamentaux des sociétés humaines.

Construction de niche et coévolution gène-culture L’humanité est dotée d’un mécanisme d’adaptation qui lui est spécifique, mais qui n’en est pas moins lui-même le produit de l’évolution biologique : la culture. Dans la longue histoire du vivant, la culture (le langage, les savoirs et savoir-faire, les artefacts) et ses moyens de transmission ont été sélectionnés, dans de nombreuses espèces et pas seulement chez l’Homme, comme des manières plus souples et plus rapidement transformables de s’adapter à son ou ses environnements  1. Avec son développement particulièrement marqué chez l’Homme, elle a constitué une force transformatrice inédite de l’envi‑ ronnement dans lequel vit l’ensemble des espèces vivantes. Pour cette raison, depuis plusieurs décennies, des chercheurs défendent la thèse que l’évolution a été façonnée autant par les interactions gène-culture que par les interactions gène-environnement biotique (en lien avec le vivant) et abiotique (avec des contraintes climatiques, géologiques, etc.). Cette thèse dite de la « construction de niche  2 » est particulièrement pertinente pour l’espèce humaine dont l’action transforme l’environnement à un degré inégalé. Certes, bien d’autres espèces (animales ou végétales) que la nôtre contribuent 1.  En tant que mécanisme qui accroît la capacité d’adaptation au changement, la culture s’ajoute à d’autres mécanismes apparus au cours de l’évolution. C’est le cas de la reproduction sexuée, apparue il y a environ 600  millions d’années, et qui s’est imposée comme une solution largement « sélec‑ tionnée » dans l’ensemble du vivant (plantes, champignons, animaux) du fait de l’avantage décisif qu’elle représente (par rapport à toutes les formes de reproduction asexuée) en engendrant une plus grande variabilité biologique entre les individus qui augmente les possibilités d’adaptation aux modifications de l’environnement. Cf. Peyre 2015. 2.  Odling Smee, Laland & Feldman 2003.

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à construire leur niche écologique en fabriquant des nids, des ruches, des fourmilières, des termitières, des terriers, des galeries, des barrages ou des toiles pour les animaux, ou en modifiant les cycles des nutriments pour ce qui est des plantes, mais en intervenant de plus en plus puissamment sur leur milieu de vie par la multiplication et l’accumulation des artefacts, avec toutes les transformations physiques ou chimiques qui accompagnent leur fabrication, les Hommes ont, d’un côté, fait baisser certaines pressions sélectives qui pesaient sur eux et, de l’autre, créé involontairement d’autres pressions sélectives qui se sont exercées en retour sur eux, c’est-à-dire sur le génome humain  1. Cela est dû à ce mécanisme d’adaptation qui lui est spécifique, mais qui n’en est pas moins lui-même le produit de l’évolution biologique : la culture. Cette logique ne se comprend bien que si l’on pose, comme l’a fait Darwin, que l’évolution est le produit d’une dialectique constante entre des organismes déterminés, qui sont toujours le produit d’une histoire évolutive, et un environnement déterminé, qui peut être cependant lui-même en partie le produit d’une action des organismes en question. Face à un problème d’adap‑ tation à un environnement donné, les espèces végétales ou animales n’ont généralement pas d’autre choix que d’évoluer, c’est-à-dire de se transformer sous l’effet de la sélection naturelle. Mais pour une espèce hyper-culturelle comme Homo sapiens, il existe une possibilité significative de modifier l’envi‑ ronnement sans avoir à se transformer soi-même : La distinction entre adapter un système et modifier un environnement peut être encore illustrée en revenant à la petite auto. Supposons que lorsque les rues de Londres sont dans certaines conditions, l’auto a tendance à déraper. On pourrait faire face à ce défaut de deux façons : ou bien on pourrait apporter un changement à la voiture, par exemple à ses pneus, ou bien on pourrait opérer un changement dans son environnement, par exemple le revêtement de la chaussée. Dans le premier cas, c’est adapter l’auto, dans le second, c’est modifier son environnement  2.

Les Hommes ont ainsi su fabriquer des vêtements et des habitats adaptés au climat qui s’imposait à eux en luttant contre les pressions sélectives de type climatique, élaborer des armes de plus en plus sophistiquées pour se défendre contre leurs prédateurs et ne pas dépendre d’une lente transfor‑ mation de leur organisme pour faire face à ces attaques, maîtriser le feu 1.  Le caractère cumulatif de la culture humaine, matérielle comme symbolique, ne s’est manifesté pendant très longtemps qu’à un rythme très lent et à bas bruit. Les auteurs écrivent que « la technologie lithique des premières espèces d’Homo est restée largement inchangée durant un million d’années » et que « ces considérations impliquent une augmentation de l’importance de la coévolution de la culture des gènes avec le temps » (Laland, Odling‑Smee & Myles 2010 : 146). 2.  Bowlby 2002a : 83.

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qui leur a permis, comme les vêtements, de se réchauffer dans les périodes de grand froid, etc. Mais, d’un autre côté, leurs interventions sur l’environnement ont créé toute une série de modifications involontaires dans leur organisme. Par exemple, la cuisson des aliments est un cas très net de l’effet en retour de la culture sur notre nature. La culture matérielle représente souvent une externalisation des fonctions qui peut avoir des conséquences sur les organes humains potentiellement concernés. « Préparer la nourriture, c’est externaliser la digestion  1 », écrit très justement Joseph Henrich. Cuire les aliments a tout d’abord contribué à raccourcir les intestins, puis à rétrécir l’estomac, ce qui a représenté une économie d’énergie en matière de digestion, et a donné la possibilité à un cerveau énergivore de se développer et de s’agrandir  2. Mais cela a permis aussi à nos dents et à notre mâchoire d’être moins sollicitées et de voir leur taille ou leur puissance diminuer  3. Cuits, découpés, hachés, broyés, les aliments sont plus facilement mangeables et digérables. La maîtrise du feu, combinée à l’usage d’ustensiles, a donc été particulièrement impor‑ tante. Une partie des fonctions remplies par les dents, la mâchoire, l’estomac et l’intestin a commencé à être accomplie par des techniques extérieures au corps  : « Notre corps, et en l’occurrence notre système digestif, a coévolué avec des savoir-faire culturellement transmis portant sur la préparation de la nourriture  4. » De la même façon, on peut se demander dans quelle mesure l’existence de récipients permettant de stocker de l’eau n’a pas permis aux hommes de se passer de grandes réserves internes. Henrich relie même cette maîtrise de l’accès à l’eau avec la possibilité de développer des « systèmes sophisti‑ qués de thermorégulation par sudation ». Pour lui, ces systèmes « n’ont pu se développer qu’après que l’évolution culturelle, au fil des générations, a produit le savoir-faire indispensable pour fabriquer des récipients à eau et localiser des sources d’eau dans les environnements les plus divers. En réalité, la série d’adaptations qui nous a mués en coureurs si endurants fait partie d’un bouquet coévolutionnaire que, de son côté, la culture a enrichi d’un ingrédient essentiel – l’eau  5 ». De même, l’espèce humaine a perdu la faculté naturelle de « détoxifier » certaines plantes que possèdent certains animaux 1.  Henrich 2019 : 104. 2.  C’est l’hypothèse qu’ont émise Aiello et Wheller 1995 : 199‑221. 3.  « Les changements de régime alimentaire que la cuisson a permis ont probablement favorisé une succession de changements anatomiques ultérieurs chez les hominidés. Par exemple, Wood et Brooks (1999) soulignent que l’Homo ergaster est le premier hominidé à se passer d’un gros appareil digestif et que sa mâchoire et ses dents relativement petites sont compatibles avec un régime exigeant une force de morsure plus faible et une mastication moins importante. Ils suggèrent que ces changements sont probablement liés à la transformation des aliments en dehors de la bouche, par la cuisson » (Odling Smee, Laland & Feldman 2003 : 346). 4.  Henrich 2019 : 105. 5.  Ibid. : 118.

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parce qu’elle a remplacé les adaptations génétiques par des adaptations cultu‑ relles (en faisant bouillir les plantes par exemple)  1. Autre exemple, plus proche de nous, l’usage généralisé de la césarienne lors d’accouchements difficiles tend à faire baisser la pression sélective en termes d’augmentation de la taille des femmes. En effet, plus les femmes sont grandes et plus leur bassin est large, rendant l’accouchement plus facile et moins dangereux. Comme l’écrit Frans de Waal : Les césariennes ont tout changé. Aux États-Unis, 26 % des naissances se font par cette voie, et jusqu’à 90 % dans certaines cliniques privées au Brésil. De plus en plus de femmes au bassin étroit survivront et trans‑ mettront un trait qui signifiait un arrêt de mort il y a encore quelques générations. Il en résultera inévitablement un nombre grandissant de césariennes, jusqu’au jour où l’accouchement par les voies naturelles deviendra l’exception  2.

Les pratiques culturelles –  comme la pratique de la césarienne  – ont la particularité de pouvoir se répandre très rapidement et peuvent ainsi produire des contre-pressions sélectives à la fois puissantes, cohérentes et systématiques. Des pratiques telles que l’élevage laitier ont de même, en moins de 10 000 ans, « créé l’environnement sélectif qui a favorisé la propagation des allèles pour la tolérance au lactose chez l’adulte  3 ». Tout changement dans les habitudes culturelles (au sens large du terme, qu’elles soient techniques, économiques, médicales, etc.) tend à transformer non seulement les individus qui les adoptent (effets de socialisation), mais, à plus long terme, les carac‑ téristiques biologiques de leur organisme (évolution). Si elle remet l’action de l’Homme dans le jeu de la sélection naturelle, la théorie de la construction de niche ne signifie toutefois pas que l’Homme est l’acteur conscient de sa transformation génétique comme culturelle. « Produire son environnement » ne signifie pas le construire de manière consciente et maîtrisée, et encore moins en connaissance de cause de tous les effets négatifs engendrés à plus ou moins long terme : pollution de l’air, des sols et de l’eau, perturbateurs endocriniens dans l’alimentation, produits cancérigènes, destruction des forêts, etc. L’Anthropocène est une ère marquée par les transformations planétaires induites par l’action humaine, mais qui révèle le peu de contrôle que les Hommes exercent sur un mode de dévelop‑ pement ressemblant plus à un train lancé à grande vitesse sans conducteur qu’à un cheval avec des rênes tenu et guidé par un cavalier maître de sa monture. Comme disaient déjà Marx et Engels : « Les rapports bourgeois de production et d’échange, de propriété, la société bourgeoise moderne, qui a 1.  Ibid. : 157. 2.  De Waal 2006 : 282. 3.  Laland, Odling‑Smee & Myles 2010 : 137.

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fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées  1. » Même les rapports sociaux de domination exercent des effets sur les corps humains pris dans ces rapports, comme on le voit dans le cas de la domina‑ tion masculine. Par exemple, l’anthropologue Priscille Touraille a montré que « le genre pouvait produire du sexe, mais dans un sens réel, non discursif  2 ». Il n’y a donc pas, d’un côté, des caractères sexués biologiques présupposés invariables, et de l’autre des genres culturels, et donc variables. L’espèce humaine continue son évolution et un traitement systématiquement différent des hommes et des femmes sur le très long terme peut contribuer à trans‑ former les caractères sexués, par exemple en augmentant ou en diminuant le dimorphisme sexuel. Darwin avait déjà soutenu que, parallèlement à la sélection naturelle, la sélection sexuelle pouvait contribuer à faire évoluer l’apparence du partenaire sexuel (par exemple, la queue du paon mâle plus ou moins attirante aux yeux de la femelle). Les caractères sexuels secon‑ daires pouvant varier d’une espèce primate à l’autre, et à l’intérieur même de l’espèce humaine, on peut donc s’interroger sur les pressions sélectives de nature culturelle qui se sont exercées diversement sur « les différences de stature, de pilosité, de registres plus ou moins graves ou aigus de la voix, de répartition et d’accumulation de la masse graisseuse, et même de l’aspect externe des organes génitaux eux-mêmes  3 ». Dans sa thèse, publiée en 2008  4, Touraille porte son regard sur l’écart moyen de taille entre hommes et femmes, toujours en faveur des hommes. Hypothèse est faite que « les régimes d’inégalité sociale engendrent une inéga‑ lité nutritionnelle qui vise toutes les catégories dominées et infériorisées  5 », dont les femmes. Une moindre consommation de matières protéinées peut conduire, sur le très long terme, à une taille plus petite, même si d’un point de vue obstétrique une grande taille devrait être sélectionnée chez les femmes pour faciliter l’accouchement (grâce à l’augmentation des dimensions du canal pelvien). Le processus de sélection naturelle peut être accompagné d’une sélection sexuelle avec une attirance des hommes pour les plus petites femmes, ce qui contribue à accélérer l’effet d’un régime alimentaire genré : « L’intérêt est également de lever certains obstacles épistémologiques  : dire que des différences sont d’ordre génétique ne veut pas dire qu’elles sont “naturelles” au sens où on l’entend couramment. Il faut “voir la culture dans la nature”, selon l’expression du bio-anthropologue Alan Goodman [2006]  6. » 1.  Marx & Engels 1973 [1848] : 12. 2.  Touraille 2011a : 96. 3.  Ibid. : 96‑97. 4.  Touraille 2008. 5.  Touraille 2011a : 97. 6.  Touraille 2016 : 624. Cf. Goodman 2006, et Goodman & Leatherman 1999 : 3‑41.

RACCORDER BIOLOGIE ET SCIENCE SOCIALE

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Le fait que le dimorphisme sexuel de taille ou de poids s’observe chez bien d’autres espèces de mammifères non culturelles ne remet pas totalement en cause la thèse de Priscille Touraille, les inégalités culturelles d’accès aux protéines animales venant simplement compléter, et en l’occurrence renforcer, les effets des sélections naturelle et sexuelle. Par exemple, chez trois espèces de petits mammifères, le rat à queue touffue (Neotoma cinerea), la souris à pattes blanches (Peromyscus maniculatus) et le campagnol à dos roux de Gapper (Clethrionomys gapperi), la masse musculaire est plus importante chez les mâles que chez les femelles, hypothèse étant faite d’un effet de la compétition inter-mâles pour l’accès aux femelles  1. C’est le cas d’une grande partie des mammifères (avec le plus grand écart chez l’éléphant de mer, qui peut faire jusqu’à quatre fois le poids d’une femelle, et le double de sa taille), des faisans, des lucanes cerf-volant, des lézards anolis, etc. Mais, dans d’autres cas, le dimorphisme sexuel de taille ou de poids est inversé en faveur des femelles, notamment chez certains oiseaux, poissons, araignées, reptiles, grenouilles, crustacés, etc. La situation d’une espèce culturelle comme la nôtre est caractérisée par une interdépendance substantielle de notre organisme et de nos moyens culturels. Nos organes ne seraient pas ce qu’ils sont sans les éléments de culture –  incorporés ou objectivés  – qui sont le produit de notre histoire, et, inversement, notre culture ne serait pas ce qu’elle est si nous ne possé‑ dions pas une anatomie particulière avec des organes bien déterminés  : de la main libérée par la bipédie à la grande taille de notre cerveau, en passant par notre système digestif ou le bassin étroit des femmes, conséquence là aussi de la bipédie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, malgré ses capacités cultu‑ relles, l’humanité n’échappe pas aux lois de la sélection naturelle formulées par Darwin. Elle ne s’affranchit pas de toutes les pressions sélectives qui pèsent sur elle, mais contribue seulement à créer beaucoup plus activement et puissam‑ ment que n’importe quelle autre espèce – pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire – l’environnement biotique et abiotique qui exerce sur elle des pressions sélectives. L’« effet réversif de l’évolution » dont parle Patrick Tort, et qui fait que la sélection naturelle est censée avoir « travaillé à son propre dépérissement » (il oppose le « mécanisme d’élimination constructeur de l’évo‑ lution biologique » au « mécanisme d’élimination de l’élimination constructeur de l’évolution sociale »), ne tient pas compte des pressions sélectives exercées par la culture ou les produits de la civilisation sur les organismes. Cette thèse fait comme si la sélection naturelle était tout simplement annulée par l’avènement de la culture : « À partir du moment où les sentiments sociaux et moraux entrent en action, et où les facultés intellectuelles et morales 1.  Schulte-Hostedde & Hickling 2001 : 1016‑1020.

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sont suffisamment développées, l’homme cesse d’être influencé par la sélec‑ tion naturelle dans sa forme et sa structure physiques ; en tant qu’animal, il demeurera quasiment stationnaire ; les changements extérieurs cesseront d’avoir sur lui une influence modificatrice  1. » Les nombreux faits évoqués précédemment montrent qu’il n’en est rien. En 1958, bien avant la prise de conscience scientifique mondiale de la réalité de l’Anthropocène, le grand biologiste Theodosius Dobzhansky avait bien résumé les deux aspects du problème et l’enjeu des transformations culturellement produites en écrivant : Il est vrai que la médecine moderne sauve la vie de nombreuses personnes qui auraient été éliminées dans les conditions de vie qui prévalaient à l’âge de pierre. Mais cela signifie seulement que la valeur adaptative d’un équipement génétique est fonction de l’environnement. Une mauvaise vue aurait pu être un inconvénient fatal chez un chasseur paléolithique, mais elle peut souvent être corrigée par des lunettes ; de mauvaises dents pouvaient être mortelles chez un homme primitif, mais maintenant le défaut peut être atténué par des dents artificielles ; et les difficultés de l’accouchement sont devenues moins terrifiantes grâce aux progrès de la chirurgie. Considérons, cependant, l’autre côté de la médaille. Il n’est pas du tout improbable qu’une plus grande résistance nerveuse et mentale soit nécessaire pour supporter le rythme de vie des villes modernes que dans les sociétés non alphabétisées. La sélection naturelle chez nos ancêtres a favorisé la capacité d’extraire la valeur énergétique maximale de leur nourriture qui était souvent en quantité insuffisante ; une partie de l’humanité moderne, cependant, est exposée à la surabondance de nourriture, ce qui menace d’obésité et de troubles cardio-vasculaires les porteurs de certains gènes. La sélection naturelle est évidemment à l’œuvre dans toutes les sociétés humaines, mais elle agit de manière différente. […] Le moment approche où l’homme devra prendre en main la gestion de son évolution. Pour assumer cette effroyable responsabilité, il devra faire appel à toutes ses connaissances et à toute sa sagesse. Pour l’instant, il ne dispose d’aucun surplus des unes ou de l’autre  2.

1. Tort in Darwin 2013 : 41. 2.  Dobzhansky 1958 : 28‑29. Traduit par moi.

9.

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« Dépassant même le concept de Protohistoire en tant qu’étape intermédiaire entre les derniers chasseurs pléistocènes et les civilisations classiques de l’Antiquité, ne peut-on envisager de penser une histoire de l’humanité qui, depuis l’émergence du genre Homo jusqu’aux événements les plus contemporains, permettrait de saisir les points forts de cette longue trajectoire planétaire avec ses avancées et ses dérapages, ses universaux et son étonnante diversité culturelle ? » Jean Guilaine, Les Chemins de la protohistoire (2017 : 24).

Longtemps, j’ai considéré, comme tout chercheur en sciences sociales de ma génération – mais je crois que c’était aussi le cas des précédentes comme de celles qui ont suivi –, que la « nature humaine » n’existait pas, ou plutôt qu’elle n’était qu’une vue de l’esprit philosophique, et qu’il n’était évidemment pas question d’expliquer quoi que ce soit à partir de cette prétendue « nature ». Cette expression renvoyait implicitement à une réalité abstraite. Or cette « nature humaine » n’apparaît abstraite que parce que nous la considérons, paradoxalement, comme une réalité totalement déshistoricisée, c’est-à-dire détachée de l’histoire du vivant. Replacée dans la très longue durée de l’évolution, qui se compte en centaines de milliers d’années plutôt qu’en siècles, la « nature humaine » existe bel et bien, avec ses grandes propriétés biologiques et sociales, struc‑ turée par des lignes de force qui lui sont propres et soumise à des lois sociales générales. En ce sens, la « nature humaine » n’est pas un sac vide que la culture viendrait non seulement remplir mais déformer à sa guise : elle est d’emblée caractérisée par des propriétés fondamentales, dont la possibilité de produire de la culture est l’une des plus importantes. Ce n’est pas se payer de mots que de dire qu’il est dans la nature de l’homme d’être culturel, de transmettre

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cette culture, de l’incorporer et de la mémoriser, mais aussi de la modifier en permanence en fonction des nouvelles contraintes contextuelles qui se présentent. C’est même parce qu’elle est une solution évolutive souple, rapide et efficace, qu’elle s’est imposée. Dans La Nature humaine, une illusion occidentale  1, Marshall Sahlins qui, une fois encore, illustre parfaitement les types ordinaires de raisonnement à l’œuvre dans les sciences sociales, évacue la question de la nature humaine en montrant la variation culturelle-historique des conceptions ou des repré‑ sentations de la nature humaine. Il étudie la vision qu’en avaient Thomas Hobbes, John Adams, Thucydide, saint Augustin, Freud,  etc. Il n’y aurait rien à redire à une telle histoire des représentations, qui est bien légitime, si elle n’était pas utilisée comme un moyen de trancher dans le débat concer‑ nant l’existence ou non d’une nature humaine et, si oui, quelles en sont les propriétés propres ou partagées avec d’autres espèces animales. La démarche de Sahlins consiste à dissoudre une question (celle de la nature humaine) en la prenant sous l’angle de la diversité des représentations qu’on s’en fait. Si personne ne s’accorde ni sur le fait que « l’homme est un loup pour l’homme », ni sur celui qu’il est « bon par nature » (Mencius) ou « capable de faire le bien par nature » (Confucius), c’est donc bien qu’il n’existe pas de « nature humaine ». Mais en allant chercher des visions de la nature humaine dans des discours philosophiques ou religieux, Sahlins passe tout simplement à côté de la science, et notamment de la biologie évolutive. La thèse que je défends ici est que, derrière le foisonnement des formes historiques-culturelles, il est possible de repérer des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines qui sont les conséquences, dans l’ordre social, de données de base de la biologie de l’espèce. Pour les primates non humains et humains, notamment, la partition sexuée et la nécessaire relation de protection et de soin vis-à-vis de sa progéniture due à l’altricialité secon‑ daire font partie des éléments de base des types de rapports sociaux et de comportements sociaux qui sont plutôt stables pour les non-humains, et qui peuvent davantage varier historiquement-culturellement pour ce qui est des humains, mais dans des limites bien circonscrites. C’est déjà ce que pensait le psychiatre et psychanalyste John Bowlby : Le comportement de l’homme est très variable, il est vrai, mais pas indéfi‑ niment ; et, bien que les différences culturelles soient grandes, on peut discerner néanmoins certains points communs. Par exemple, malgré une variabilité patente, on trouve chez presque tous les membres de la race humaine les schèmes du comportement humain, souvent très intensé‑ ment motivés, qui aboutissent à l’accouplement, aux soins des nourris‑ sons et des jeunes enfants, et à l’attachement des petits aux parents ; ces 1.  Sahlins 2009.

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schèmes s’expliquent mieux si on y voit des manifestations d’une stratégie commune  1.

Pour résumer mon propos, je pourrais dire qu’avant d’être déterminés par les bases matérielles de leur existence (Marx), les Hommes le sont par les coordonnées sociologiques de base liées aux propriétés biologiques de leur espèce (Darwin).

L’existence d’une structure sociale humaine profonde Davantage que de « nature humaine », expression qui a tendance à renvoyer vers des propriétés purement individuelles, il est préférable de parler d’une « structure sociale humaine profonde », comme le fait le primatologue canadien Bernard Chapais  2. Apprendre à voir les Hommes comme on regarde le plus souvent les autres espèces, permet de voir ce qui, socialement, les caractérise en tant qu’espèce, et les différencie des insectes eusociaux ou des primates non humains : D’une part, toutes les autres espèces animales vivant en société possèdent un système social qui leur est propre et qu’il est possible de définir ; il est donc plausible qu’il en aille de même pour notre espèce. D’autre part, un phénomène unique à l’espèce humaine, la culture dite cumulative, permet d’expliquer pourquoi notre espèce est la seule dont le système social unitaire est invisible : il serait enfoui sous la multitude des formes culturelles qu’il a engendrées  3.

Pour Chapais, il existe une structure sociale humaine profonde ou une « structure unitaire des sociétés humaines », mais qui, à la différence des autres espèces animales qui ne connaissent pas de grandes variations culturelles  4, 1.  Bowlby 2002a : 64. 2.  Chapais 2017a et 2011. Le travail du primatologue et anthropologue japonais Junichiro Itani, qui a cherché à mettre au jour les « systèmes sociaux » propres à chaque espèce particulière de primates, a précédé cependant de plusieurs décennies celui de Bernard Chapais. Il cherchait déjà à établir des comparaisons entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs primitifs et les sociétés de chimpanzés « pour résoudre le problème de la formation et de l’émergence de la structure sociale humaine » (Itani 1977 : 235). Itani parle même de façon suggestive de « sociologie comparée des primates » (Itani 1985  : 598). Le programme engagé par Itani a cependant pris une ampleur beaucoup plus grande avec le travail de Chapais. 3.  Chapais 2017a : 15. 4.  Elles existent mais sont souvent assez faibles. Ainsi deux groupes d’abeilles peuvent ne pas avoir exactement les mêmes conventions langagières lorsqu’elles font leurs danses pour communiquer la direction et la distance où se trouvent les fleurs à butiner. De même, des groupes différents d’orques peuvent chasser collectivement plutôt des phoques ou plutôt des poissons et apprendre donc des techniques de chasse différentes. Ces différences font que si l’abeille ou l’orque d’un groupe donné étaient égarées parmi les abeilles ou les orques d’un autre groupe, leurs comportements seraient perturbés comme peuvent l’être des humains déplacés d’un contexte culturel à l’autre.

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ne se donne pas immédiatement à voir car elle est rendue difficilement perceptible du fait des nombreuses variations culturelles par lesquelles elle se manifeste  : « Cela signifie que toutes les sociétés humaines, passées et présentes, constitueraient autant de versions culturelles distinctes de cette structure sociale unitaire ancrée dans la nature humaine  1. » C’est pour cette raison que les sciences sociales, dans leur démarche ordinaire consistant à traquer les différences culturelles, sont assez mal placées pour les mettre au jour. Elles y arrivent un peu mieux quand elles n’abandonnent pas toute perspective comparatiste inter-sociétés (comme le montre le travail d’Alain Testart), mais n’y parviennent pleinement que lorsqu’elles n’hésitent pas à mobiliser les comparaisons interspécifiques. Bernard Chapais montre que, chez les primates non humains comme chez les primates humains, les structures sociales de parenté sont fondées en grande partie sur la différence entre les sexes (mâle/femelle), sur la différence entre les générations (parents/enfants), et sur le degré de parenté entre les différents membres du groupe. Non seulement les primates non humains reconnaissent leurs apparentés, jusqu’à un certain degré d’apparentement, mais ils reconnaissent ces mêmes apparentés chez les autres, au point de pouvoir agresser, par vengeance, le proche d’un individu qui les a agressés ; ils évitent aussi l’inceste (un comportement considéré à tort par Freud ou Lévi-Strauss comme une caractéristique proprement humaine) ; ils entre‑ tiennent des rapports préférentiels avec leurs apparentés qui relèvent claire‑ ment d’un certain népotisme (épouillages réciproques, protections contre les agressions, partage passif d’une nourriture) ; ils pratiquent l’exogamie avec une philopatrie mâle (chimpanzés ou bonobos) ou une philopatrie femelle (macaques ou babouins)  2, se reproduisant hors de leur propre groupe ; ils développent, pour une partie d’entre eux, un lien reproduc‑ teur stable (« ancêtre du lien conjugal ») ; ils connaissent des conflits et agressions intergroupes, surtout entre mâles, avec des démonstrations de territorialité, des patrouilles frontalières ou des raids meurtriers contre des étrangers, qui tendent vers une forme de xénophobie,  etc. Lévi-Strauss a parlé des mariages avec un cousin croisé, préférés aux mariages avec un cousin parallèle, et Chapais souligne que l’on retrouve la même logique chez les chimpanzés. 1.  Chapais 2017a : 10. 2.  La philopatrie mâle (ou patrilocalité) est caractéristique autant des humains (environ 70 % des sociétés humaines) que des chimpanzés (100 %), mais 30 % des sociétés humaines s’organisent sur la base de la matrilocalité. Cf. Rodseth & Novak 2006 : 187‑220. Cependant, « une fois […] que nous reconceptualisons les humains comme des descendants d’hominoïdes africains à dispersion féminine, nous sommes immédiatement frappés par l’anomalie que les humains représentent dans ce contexte. La question n’est plus tant de savoir pourquoi les humains, comme d’autres singes, ont tendance à disperser les femelles, mais pourquoi les humains ont développé une telle flexibilité dans leurs modes de résidence pour permettre des taux de dispersion des mâles et de philopatrie des femelles sans précédent parmi les singes » (ibid. : 202). Traduit par moi.

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Ce sont toutes ces proximités, pouvant être considérées comme des homolo‑ gies sociales, liées à l’existence d’un ancêtre commun, qui permettent, avec toutes les différences qui sautent aux yeux dans la comparaison (l’existence d’un plus grand investissement envers la progéniture, d’une culture cumula‑ tive, d’un langage, d’institutions, de liens de parenté même en l’absence de coexistence, de rapports interpersonnels pacifiques entre des membres de groupes séparés,  etc.), de mettre au jour les caractéristiques générales de la « structure sociale profonde » propre à l’espèce humaine. Une conséquence méthodologique des réflexions de Chapais sur la struc‑ ture sociale profonde du genre humain, est que, si les différentes sociétés humaines qui ont existé sont toutes des versions culturelles différentes d’une même structure, et si ces versions sont de plus en plus complexes en raison de la richesse des éléments culturels accumulés, alors la structure invariante ne se voit jamais aussi bien que dans les toutes premières sociétés : Pendant 99,5% des quelque deux millions et demi d’années d’évolution du genre Homo et des nombreuses espèces qui le constituent –  Homo habilis, H. erectus, H. neanderthalensis, H. sapiens, etc. –, nos ancêtres ont vécu de chasse et de collecte au sein de petits groupes relativement fluides, éparpillés sur de vastes territoires et caractérisés par une très faible densité de population. L’invention de l’agriculture et de l’élevage et l’avènement des sociétés plus complexes associées à la production de nourriture datent d’à peine 12 000 ans. Les sociétés contemporaines de chasseurs-cueilleurs présentent donc le mode de subsistance et le type d’organisation sociale qui se rapprochent le plus du mode de vie de nos ancêtres lointains. Ces sociétés sont aussi celles dont l’organisation sociale est la moins éloignée du système social unitaire du genre humain, canevas universel à partir duquel a germé la diversification culturelle des sociétés. Si on reprend l’analogie des versions enluminées de la lettre B, on s’attend à ce que les sociétés de chasseurs-cueilleurs représentent les formes les moins enjolivées de l’ensemble des versions, et donc, celles dont la structure profonde est la plus visible  1.

La remarque me paraît particulièrement judicieuse. Toutefois, comme j’ai eu l’occasion de le souligner en prenant appui sur une formule de Marx (concernant le fait que « l’anatomie de l’homme est une clef pour [comprendre] l’anatomie du singe »), il faut aussi parfois inverser l’argument dans la mesure où l’avantage et, d’une certaine façon, la plus grande clarté des sociétés historiquement les plus récentes résident dans le fait qu’elles séparent – notamment sous la forme de champs (Bourdieu) – ce qui est généralement entremêlé dans les premières formes de société : le politique, le juridique, le magico-religieux, le moral, l’économique, le sexuel, etc. 1.  Chapais 2017a : 131.

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Malgré le caractère central du travail de Bernard Chapais, plusieurs corrections me semblent devoir être apportées à sa théorie. Tout d’abord, le primatologue n’échappe pas à un individualisme méthodologique, qui part des individus pour remonter, par agrégations successives, vers les structures. Il écrit ainsi clairement : Les comportements individuels (ci-après les actes sociaux individuels) sont les éléments constitutifs des interactions sociales –  par exemple, une coalition est composée d’actes individuels d’agression dirigés contre une cible commune. Les interactions sociales sont à leur tour les éléments constitutifs de relations sociales durables (par exemple, les liens de couple, les amitiés), et les relations sociales sont les éléments constitutifs des structures sociales  1.

Or la position sociologique durkheimienne classique consistant à expliquer les parties par le tout, et les motivations par les rapports sociaux ou les struc‑ tures sociales qui les engendrent, me semble devoir ici être maintenue. Par exemple, la « quête de statut » dont parle Chapais n’a aucun sens sans l’exis‑ tence d’un rapport social objectif hiérarchisant les individus ou les groupes qui la rend possible ; de même, l’amour filial n’explique pas la famille et l’auri sacra fames (l’« exécrable faim de l’or ») n’explique pas le capitalisme. Ensuite, Bernard Chapais a tendance, comme les éthologues dont nous parlions plus haut, à parler de propriétés biologiques (et de leurs consé‑ quences en termes d’universaux psychologiques ou cognitifs individuels  2), là où il est question, selon moi, de propriétés pleinement sociales. Pour être plus précis, il faudrait dire qu’on a affaire à une implication, dans l’ordre spécifiquement social, de propriétés biologiques, ce qui suppose de distinguer ce qui relève des propriétés biologiques de ce qui relève des conséquences sociales de ces propriétés. De ce point de vue, les primates non humains – de même que les oiseaux, les baleines ou les éléphants – sont tout aussi sociaux que les primates humains  3. Ils sont simplement moins culturels qu’eux, mais c’est une chose bien différente. Et l’on ne peut donc pas s’appuyer sur le fait que certains mécanismes à l’œuvre dans les sociétés humaines sont observables aussi dans des sociétés de primates non humains pour arguer du caractère biologique de ces mécanismes. Il s’agit de mécanismes sociaux, qui prendront des formes particulières dès lors que la dimension culturelle 1.  Chapais 2017b : 64. Traduit par moi. 2.  Il parle aussi de « facteurs biopsychologiques ». 3.  On peut mesurer l’écart entre ce que nous a appris l’éthologie depuis plusieurs décen‑ nies sur les sociétés animales et la vision que pouvait en avoir Claude Lévi-Strauss à la fin des années  1960  : « le singe se comporte avec une surprenante versatilité » ; « aucune régularité ne peut être dégagée [de son] comportement collectif » ; et « les relations entre les membres d’un groupe simien » sont censées être « tout entières abandonnées au hasard et à la rencontre » (Lévi-Strauss 2002 [1967]  : 9).

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sera introduite (avec un langage sophistiqué, une cumulativité culturelle et des institutions). Enfin, si l’hypothèse d’une structure sociale profonde, non réduite toutefois à sa base biologique ou biopsychologique, me semble féconde, les variations culturelles ne peuvent néanmoins être ramenées à des sortes de vêtement, de décoration ou d’enrobage qui ne changent pas grand-chose à la structure invariante. Prendre acte de la cumulativité culturelle dans laquelle sont engagées les sociétés humaines oblige à reconnaître que l’histoire n’est pas une répétition sans fin des mêmes faits  1.

Une socialité spécifiquement humaine Nous sommes d’emblée contraints, en tant qu’espèce, par des faits anthropologiques (biologiques et sociaux), par des lignes de force déterminées, qui sont en partie communes et en partie distinctes de celles des autres espèces, et par des lois générales de fonctionnement des sociétés qui structurent en permanence ces lignes de force. Nous sommes caractérisés par une altricialité secondaire qui impose la dépendance comme expérience cruciale dès les premières années de l’exis‑ tence et le soin apporté à l’autre du côté des adultes exerçant une fonction parentale ; des rapports de domination, et notamment entre les hommes et les femmes, impriment leur marque dans toutes les sociétés ; aucune société humaine connue n’existe sans fabrication ni utilisation d’artefacts et sans histoire cumulée ; nous bénéficions d’une assez grande longévité, ce qui nous permet d’accumuler au cours d’une longue vie un grand volume de capital culturel et de le transmettre ; nous possédons des capacités symbo‑ liques et langagières et développons des langues qui, malgré leur diversité, comportent toutes un lexique et une grammaire,  etc. Ces quelques faits anthropologiques et ces quelques lignes de force de la condition humaine forment, avec quelques autres, les conditions élémentaires de la vie sociale humaine. À ne pas vouloir en tenir compte, en faisant comme si les êtres humains étaient infiniment malléables, comme des cires molles sur lesquelles l’arbi‑ traire de la culture et de l’histoire – lui-même marqué par le libre-arbitre ou l’incertitude – viendrait imprimer sa marque, on se montre aussi spiritualistes ou antimatérialistes que ceux qui rejetaient l’idée darwinienne de transfor‑ mation des espèces. Nous sommes bien des pâtes malléables mais structurées par des contraintes générales du vivant et par des contraintes propres à notre 1.  « Il n’est pas surprenant, dans cette perspective, de constater que le comportement humain, bien qu’extrêmement variable à travers les cultures et les époques, soit, fondamentalement, redondant, et qu’aussi loin que nous retournions dans le passé l’histoire, invariablement, se répète » (Chapais 2017a : 306).

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espèce. Apprendre à connaître ces contraintes fondamentales n’empêche pas, bien au contraire, de mener l’étude des formes culturelles qu’elles prennent en fonction des contextes, et notamment de l’état de développement histo‑ rique atteint. Savoir les reconnaître, c’est savoir mieux structurer nos inves‑ tigations sur la réalité sociale. Dans le cas contraire, les sciences sociales se laissent happer, sans même s’en rendre compte, par les multiples demandes sociales locales et présentistes qui s’imposent à elles, et travaillent de manière ­désordonnée. Je soutiendrai ici qu’il y a donc dans toutes les sociétés humaines, les mêmes lignes de force, mais qui ont pris des formes culturelles à chaque fois singulières. Il n’est donc pas question pour moi de nier les transformations, les variations ou la diversité culturelle en les réduisant à de purs épiphénomènes, mais on ne peut pas non plus faire comme si nous n’étions pas contraints, depuis le début de l’humanité, par des faits biologiques et sociaux, des lignes de force selon lesquelles les sociétés humaines se développent, et des lois qui sont en partie propres à notre espèce. Dans sa sociologie générale, Alain Testart se situe d’emblée au niveau des sociétés humaines et opère un travail de classification des différents types de sociétés avant de tenter de montrer comment s’opèrent les évolutions de l’une à l’autre. J’ai choisi, de mon côté, de partir des spécificités humaines les plus générales par rapport aux autres espèces animales, en tenant compte des travaux de la biologie évolutive, de l’éthologie ou de la paléoanthro‑ pologie, pour faire apparaître les « fondamentaux » de la vie en société et montrer comment ces fondamentaux permettent d’interroger les types les plus différents de sociétés. Ma démarche ne s’oppose donc pas à celle d’un chercheur comme Testart, dont les résultats sont précieux pour savoir lire l’histoire des sociétés, mais s’attaque au même type de problèmes à partir d’un autre point de vue. Nous avons vu que ce point de vue est proche de celui adopté par des chercheurs tels qu’André Leroi-Gourhan, Françoise Héritier ou Maurice Godelier. La réflexion à l’échelle de l’espèce et la comparaison inter-espèces implicite ou explicite qu’elle suppose ne font généralement pas partie des préoccupa‑ tions des sciences sociales qui pensent que l’on ne peut que s’intéresser aux variations inter-sociétés ou intra-sociétés et que, l’espèce étant commune, elle constitue la part constante ou invariable sur laquelle elles n’ont rien à dire. Et c’est précisément pour cette raison que j’ai privilégié ce point aveugle ou cet angle mort. Nous regardons généralement les abeilles d’une même espèce comme similaires malgré les variations dans le langage et le compor‑ tement,  etc., qui les différencient d’une ruche à l’autre, et même parfois d’un individu à l’autre. Mais nous ne voyons de nous que les différences qui nous séparent sans prendre conscience des similitudes qui nous structurent sourdement. « Ne pas considérer l’espèce comme un tout », c’est précisément ce que les anthropologues étatsuniens Robin Fox et Lionel Tiger qualifiaient

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de « lacune la plus sérieuse des sciences humaines », alors même que « pour d’autres animaux, nous envisageons l’espèce comme une entité, un ensemble, une unité de l’histoire de l’évolution »  1. Au lieu d’« essayer de découvrir les constantes du comportement humain – du comportement de l’homme dans la société  2 », nous en restons au constat d’une variation permanente et nous nous concentrons sur l’étude des spécificités. Malgré la diversité des langues, le langage est un « héritage biologique commun » et tous les peuples connus parlent en utilisant des phonèmes, des morphèmes et une grammaire ; malgré la diversité (relative) des techniques, la capacité à produire et à manipuler des artefacts fait partie intégrante des moyens généraux dont dispose notre espèce et les convergences sont multiples en matière de types d’habitats, d’outils, d’ustensiles ou d’armes fabriqués ; malgré la diversité des faits magico-religieux, le sacré est une dimension présente dans toute société humaine connue ; malgré la variété – relative – des systèmes de parenté et des types de familles, aucune société n’est dépourvue de toute parenté ou de tout système familial ; malgré la diversité des pratiques sexuelles, toutes les sociétés intègrent une dimension sexuelle, etc. Apparemment, la variété ahurissante de nos coutumes fait penser que les humains peuvent inventer n’importe quelle sorte de culture avec n’importe quelle sorte de processus. Mais si on y regarde de près, on découvre que, malgré l’infinité des variations, les thèmes sont en nombre réduit et constituent, dans toutes les cultures, les points fixes autour desquels tourne le système. L’histoire peut être racontée de bien des façons, mais l’intrigue et les personnages restent les mêmes  3.

Pour prendre une métaphore très commune, on pourrait dire que l’enfant est bien une « table rase » ou une « ardoise vierge », mais que la table comme l’ardoise ont une taille, une forme, une dureté, qui peuvent contenir tout ce que nous pouvons y déposer ou y inscrire mais dans des limites et selon des modalités données. Au niveau où je situe ma réflexion, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises, la différence entre la « nature » et la « culture » perd de sa pertinence, étant donné que la « nature » en question est le produit de l’histoire évolutive et n’a rien d’une chose figée ; que cette « nature », trop souvent essentialisée par les chercheurs en sciences sociales, est en partie aussi le produit de dévelop‑ pements culturels (construction de niche et coévolution gène-culture) ; que cette « nature » est d’emblée culturelle autant que biologique (notre capacité langagière, notre capacité d’apprentissage, notre capacité à transmettre de la culture ainsi que notre histoire cumulative, notre capacité à produire des 1.  Fox & Tiger 1973 : 17. 2.  Ibid. : 19. 3.  Ibid. : 29.

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artefacts, etc., sont au point de jonction de la biologie et de la culture) ; et, enfin, que la culture est un moyen sélectionné au cours de l’évolution dans la  mesure où elle assure une meilleure adaptation au monde, plus souple, plus rapide et plus efficace. Cet entremêlement de nos capacités biologiques, produits de l’évolution des espèces, ayant permis un développement culturel inédit, qui à son tour vient exercer de nouvelles pressions sélectives sur nos organismes est bien résumé par le paléoanthropologue français Jean-Jacques Hublin. Il écrit en effet que « la complexité des sociétés humaines est en grande partie dépen‑ dante de facteurs développementaux », entendant par là notre situation parti‑ culière de primate à gros cerveau et à croissance ralentie, qui permet à l’action socialisatrice de jouer un rôle central dans le développement des individus et des sociétés. « C’est véritablement par les enfants que nous sommes devenus pleinement humains. Mais, en retour, c’est l’environnement technique et social très sophistiqué que les hommes ont su créer et l’aménagement artifi‑ ciel de leur niche écologique qui ont permis l’apparition de modèles de développement si particuliers au sein des primates  1. » Ce développement de la culture, qui se distingue par son hypercroissance dans l’histoire des espèces, fait partie de la trajectoire particulière d’Homo sapiens. Et même si ce développement culturel (technologique notamment) a eu tendance à s’accélérer de façon exponentielle au cours du temps pour des raisons que nous examinerons plus loin, il est présent depuis le début de l’humanité : Quatre siècles avant Jésus-Christ, Platon s’inquiétait déjà du fait que tant d’hommes apprennent à lire et à écrire. Il craignait qu’ils ne perdent progressivement l’usage de la mémoire. Aujourd’hui, nous nous inquiétons de l’usage que nos enfants font d’Internet. L’utilisation de supports de mémoire externes et de machines qui savent compter et même raisonner nous permet en fait d’appliquer nos capacités cognitives à d’autres tâches. La modification constante de notre environnement, la manipulation du génome d’êtres vivants, commencée par les premiers fermiers néolithiques, le temps de plus en plus long que nous prenons pour apprendre à devenir adulte et l’âge de plus en plus tardif auquel nous commençons à nous reproduire, enfin le caractère de plus en plus artificiel de la reproduction humaine, tous ces changements de plus en plus rapides dont nous sommes les témoins inquiets ne sont pas les errements malheureux de sociétés postindustrielles. Ils sont la continua‑ tion logique, inexorable, d’une évolution commencée il y a deux millions et demi d’années. La comprendre, c’est éclairer notre présent et peut-être nous aider à maîtriser notre futur  2.

1.  Hublin 2017 : 54. 2.  Ibid. : 56‑57.

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Les coordonnées du système social humain et les bases invariantes des variations La grande difficulté pour ceux qui cherchent à mettre en évidence les struc‑ tures fondamentales et les lois générales de fonctionnement des sociétés humaines en début du xxie  siècle, environ cent quarante  ans seulement après le début d’une science sociale digne de ce nom, c’est que le monde social se présente à eux sous une forme extrêmement complexe, bariolée, telle une peinture dont les motifs seraient le produit des touches successives ajoutées sur la toile par des centaines de milliers de générations de peintres. La richesse des développements et l’entremêlement des lignes de force empêchent, dans un premier temps, de voir l’essentiel : les grands faits structurants produits d’une histoire évolutive de longue durée, les lignes de force qui s’imposent à l’ensemble de l’espèce et les lois qui sont à l’œuvre depuis l’origine des sociétés humaines jusqu’à nos jours. Pour retrouver tout cela, il faut savoir capter l’essentiel en visant une certaine simplicité. Dans ce but, la comparaison interspécifique comme la comparaison inter-sociétés, et notamment la prise en compte des premières formes de sociétés connues par la préhistoire et la paléoanthropologie ou des formes de sociétés dites « primitives » étudiées par l’anthropologie, et qui semblent n’avoir rien de commun avec les nôtres, constituent des outils précieux. Au moment de l’émergence des sciences sociales, les structures fondamentales des sociétés humaines avaient été rendues presque invisibles tellement elles avaient été enrichies, complexifiées par l’histoire (ou l’accu‑ mulation culturelle). Émile Durkheim n’avait pas recours par hasard à la comparaison inter-sociétés dans L’Évolution pédagogique en France, de même qu’il ne faisait pas l’étude de la vie religieuse des Aborigènes d’Australie dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse par simple goût de l’exotisme, mais bien pour constituer sa sociologie générale. Pour faire comprendre ce que je souhaite mettre en lumière, je pourrais dire que j’ai cherché à déterminer les coordonnées sociales de l’espèce humaine dans son ensemble, c’est-à-dire les propriétés fondamentales du système social et des modes de comportement propre à l’espèce humaine. Pour cela, il faut regarder ce qui s’est passé ailleurs que dans l’espèce humaine à partir d’autres coordonnées, et ce qui s’est passé depuis l’apparition de ces coordonnées spécifiquement humaines. Ailleurs, ce sont toutes les sociétés animales non humaines (et notamment les sociétés de primates, mais pas seulement), mais ce sont aussi à des titres très différents tous les organismes vivants, bactéries et végétaux y compris (nous avons aussi des propriétés communes avec la plus simple bactérie de même qu’avec un unicellulaire comme le blob). Depuis, ce sont les différents types de sociétés humaines avec les grandes inflexions tout au long de l’histoire de l’humanité, ainsi que toutes les micro-variations qui mobilisent généralement toute l’attention des historiens, des anthropologues et des sociologues.

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Ceux qui interrogent la légitimité de la recherche des invariants (recherche jugée biologisante, naturalisante, déshistoricisante, etc.) devraient s’interroger sur le défaut de raisonnement qu’ils révèlent sans s’en rendre compte. Car, en toute logique, il n’y a jamais de variations sans invariants. Comme disait en substance l’historien Fernand Braudel, les premières ne prennent sens qu’à partir des seconds. Il faut bien pouvoir repérer une propriété commune, un thème commun, pour pouvoir étudier les variations sur ce même thème et les différentes modulations de cette propriété commune. Une science des variations historiques et sociales qui ne s’interrogerait pas sur la nature invariante de ce qui varie n’aurait aucun sens : oui, les modes de production ont changé au cours de l’histoire, mais aucune société humaine ne pourrait se passer de tout mode de production pour assurer sa survie ; oui, les types d’objets et les rapports aux objets varient, mais l’artefact, déjà présent dans de nombreuses sociétés non humaines, est un invariant dans l’espèce humaine ; oui, les formes de domination n’ont cessé de varier au cours de l’histoire des sociétés humaines, mais le fait de domination est un invariant de toutes les sociétés humaines (et de la grande majorité des sociétés animales non humaines connues) ; oui, les rapports parents-enfants varient, mais le rapport de dépen‑ dance entre les adultes et les enfants est une donnée de base de toute société humaine, et même de toute espèce à progéniture altricielle, et la condition même de la survie des enfants ; oui, les formes d’intériorisation-incorporation et de transmission de la culture varient, mais l’intériorisation-incorporation et la culture sont des invariants de toutes les sociétés humaines ; oui, la nature des analogies que tissent les êtres humains varient, mais l’analogie est, en tant que mécanisme cognitif général, un invariant de l’espèce humaine et sans doute de très nombreuses espèces vivantes ; oui, les types de langues varient, mais aucune société humaine n’est dépourvue de langage ; oui, il y a des formes de sacré très différentes, mais aucune société n’est dépourvue de sacré ; oui, la division du travail est inégalement développée selon les sociétés et revêt des formes différentes au cours de l’histoire, mais aucune société humaine n’est dépourvue de division du travail, en commençant par la division sexuée des tâches et la division familiale des rôles entre conjoints, parents et enfants, aînés et cadets, frères et sœurs, etc. On voit bien que les chercheurs en sciences humaines et sociales se trompent en affirmant sans examen que le commun ou l’invariant est forcé‑ ment biologique ou naturel, et que le variable est forcément historique ou culturel. Les réalités biologique et culturelle sont autrement complexes que ce qu’en disent les représentations communes : la variabilité génétique intergénération, qui est permanente et constitue la base même de la théorie de la sélection naturelle, qui ne fonctionnerait pas sans cette mutation perma‑ nente du vivant, n’a rien de social ; et le commun ou l’invariant peut être de nature sociale, et parfois même culturelle, mais partagé par toutes les sociétés humaines.

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À la recherche du commun, du général ou de l’invariant, j’ai adopté le plan de raisonnement suivant, qui consiste à rechercher, chaque fois que cela est possible : 1.  Les prémices –  principalement animales  – du système social humain. Cette recherche n’a de sens que du fait du principe de continuité évolutive du vivant. La loi de l’évolution des espèces ne concerne pas seulement l’anatomie ou la physiologie, mais les comportements sociaux et les structures sociales. 2.  Les coordonnées (ou propriétés fondamentales) du système social humain que j’appelle les grands faits (biologiques ou sociaux) fondamentaux, et qui sont le produit d’une longue histoire évolutive. 3. Les lignes de force (qui sont aussi des lignes de développement) historiques à partir desquelles les sociétés humaines se sont structurées et ont évolué. 4. Les lois sociales générales qui interviennent tout au long de ces dévelop‑ pements historiques et qui sont agissantes aujourd’hui comme hier, et ce quel que soit le type de société. Les chercheurs en sciences sociales s’opposent généralement à toute articu‑ lation du biologique et du social. Ils revendiquent une autonomie totale du fait social par rapport au fait biologique, ce qui conduit ordinairement à ne pas tenir compte des faits biologiques, alors qu’il faudrait voir en quoi le biologique est d’emblée lourd de contraintes-conséquences structurelles pour les sociétés humaines. Pour ceux qui n’envisagent le rôle des sciences sociales que comme un hommage descriptif et narratif rendu à l’immense diversité culturelle des sociétés, cette liaison entre le biologique et le social n’a guère d’intérêt. Mais pour ceux qui pensent que les sciences sociales ne sont de véritables sciences que lorsqu’elles mettent au jour des lois, l’existence d’une variation culturelle continue qui s’enroule autour de points invariants en partie dépendants de faits de nature biologique n’est pas anecdotique. Alain Testart a touché du doigt une partie de la solution au problème en opérant une différence entre « trois sphères incluses les unes dans les autres  1 », et qui correspondent aux trois niveaux de réalité qu’étudie, pour reprendre le lexique de Claude Lévi-Strauss ou Françoise Héritier, l’anthropologie, l’ethno‑ logie et l’ethnographie. La première sphère renvoie à « l’existence dans toute société d’une sorte de noyau social indépendant de l’action humaine » et qui « est le plus enfoui dans les profondeurs, hors de l’atteinte de l’homme qui en ressent les effets sans pouvoir agir sur lui ». Les deux exemples qu’il donne montrent toutefois qu’il confond malheureusement des situations purement historiques et transitoires et des données de fait, en partie biologiques, mais qui comportent toujours une dimension sociale. Le premier exemple est lié à la relativement grande longévité de l’espèce humaine (donnée biologique, susceptible de variation en fonction de l’état de développement de la société), 1.  Testart 2005 : 138. L’ensemble des citations qui suivent sont extraites de la même page.

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qui contraint les adultes encore jeunes à s’occuper de leurs aînés devenus dépendants sous l’effet du vieillissement  : « le fait que les vieillards et les indigents (à moins de les laisser mourir) soient entretenus par ceux qui sont valides. C’est là une loi (au sens sociologique et non législatif, bien entendu) absolument incontournable, et universelle. » On remarquera que Testart ne souligne pas la dimension biologique de cette situation sociale. Le second exemple de « loi universelle indépendante de l’homme » concerne un fait purement social, puisqu’il y est question de l’État, qui n’a pas toujours existé : « dans tout État, du moment qu’il pourvoit à certains besoins économiques, qu’il paye ses agents, etc., il y a des impôts ». La deuxième sphère concerne « les structures profondes qui font qu’une société est d’un certain type ». Par exemple, la société de type capitaliste suppose un marché, l’existence de la monnaie, une généralisation du salariat, une morale du profit (on pourrait ajouter à cette liste l’existence cruciale d’un système d’exploitation qui s’exerce via le salariat). Mais Testart dit qu’à la différence de la première sphère qui concerne des lois universelles, « cette sphère est emplie de choses non universelles ». La monnaie n’est pas universelle, ni le salariat. On pourrait faire remarquer que l’État ne l’est pas davantage et que les lois dites universelles concernant l’État sont des lois universelles concernant une forme purement historique. Mais il rapproche à juste titre les deux premières sphères en disant que, comme pour les lois universelles, « l’homme n’agit que très difficilement » sur les « structures profondes » de la société (sur ce qu’il appelle par ailleurs les « rapports sociaux fondamentaux »). La troisième et dernière sphère correspond au niveau le plus bas d’abs‑ traction ou de généralité, celui qu’Héritier appelle l’ethnographie (distincte de l’ethnologie et de l’anthropologie). C’est aussi la sphère qui comporte tous les éléments culturels plus aisément modifiables par l’histoire. C’est malheureusement à ce niveau que se situe la grande majorité des chercheurs en sciences sociales. Et c’est en ce sens que les sciences sociales sont trop politiques, non pas pour des raisons partisanes, mais en tant qu’elles restent cantonnées à la sphère du politiquement modifiable : Il y a enfin une part que l’homme modifie facilement. C’est l’objet de l’action politique que je qualifie d’ordinaire (par opposition à une action révolutionnaire qui modifierait les structures profondes). Et ce qui est modifié par cette action, ce sont seulement certaines modalités des précé‑ dentes structures. Des détails le plus souvent infimes (tel taux d’intérêt, tel point de droit), beaucoup plus rarement des modalités plus importantes (l’abolition de la loi Le Chapelier et l’octroi du droit de grève, un change‑ ment de Constitution), jamais ou presque les structures profondes. C’est de tout ce détail qu’est fait normalement l’action des hommes et la vie politique au jour le jour. C’est seulement cette sphère, la plus superficielle,

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qui peut être dite « organisée » par les hommes en vue de leurs fins. Pour le reste, pour ces structures profondes, ce ne sont certainement pas les hommes qui les font, ce sont plutôt les structures qui font les hommes.

On pourrait dire que cette sphère contient tous les éléments qui font l’actualité journalistique, et que si l’enquête journalistique sérieuse pouvait se déployer quotidiennement dans tous les secteurs du monde social, la sociologie n’aurait quasiment pas à faire le travail de description des éléments qui forment la partie la plus événementielle, anecdotique, politique de la vie sociale et pourrait se consacrer à l’étude de la « sphère des structures profondes », « au prix d’une théorisation assez avancée  1 », comme le précise Testart. Testart reproche aux chercheurs en sciences sociales nord-américains de ne pas suffisamment s’intéresser aux structures sociales qui sont pourtant l’« objet propre des sciences sociales » et qui fixent « certaines possibilités ou impossibilités » de l’action humaine. Mais ce reproche peut tout autant être adressé aux chercheurs français qui s’affranchissent de l’étude des struc‑ tures et des lois qui les gouvernent pour se consacrer à l’étude des relations sociales et expériences sociales contextualisées, circonstanciées et considérées comme entièrement construites et variables culturellement. En ne s’intéressant qu’à ce qui varie, les chercheurs sont face à un travail titanesque, et surtout sans progression : décrire l’infinité des variations culturelles (historiques ou géographiques) sans mettre en évidence des invariants, des régularités, des processus ou des mécanismes généraux. Pour formuler ces faits anthropologiques fondamentaux, biologiques et/ou sociologiques, les lignes de force et les lois sociologiques, je me suis efforcé de suivre la série de règles suivantes : 1. s’appuyer essentiellement sur des travaux scientifiques empiriquement fondés ; 2.  éviter les références purement théoriques ou qui relèvent de l’essai empiriquement non fondé, excepté lorsqu’elles ressortissent à la philosophie des sciences ou formulent de façon plus claire ce que des travaux scientifiques ont établi par ailleurs ; 3.  s’efforcer de s’appuyer sur des références issues de disciplines ou de secteurs spécialisés très variés (de la biologie évolutive à la sociologie, en passant par l’éthologie  2, la paléoanthropologie, la préhistoire, l’histoire, l’anthropologie, la psychologie et les neurosciences) ; 4.  montrer, quand cela est possible, comment les lignes de force inter­ agissent les unes avec les autres et comment les lois générales se combinent 1.  Ibid., p. 139. 2.  Des disciplines telles que la biologie comportementale, l’écologie évolutive ou l’écologie compor‑ tementale sont très proches de l’éthologie.

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entre elles pour produire des situations sociales ou des comportements sociaux déterminés ; 5. formuler des principes de variation (susceptibles de rendre compte de la diversité historique, géographique, sociale, etc.). C’est en plaçant dans le même cadre les différents faits fondamentaux ratta‑ chés à la condition humaine, mais qu’elle partage, pour partie, avec d’autres espèces et d’autres sociétés animales, ses grandes lignes de force ainsi que les lois fondamentales qui gouvernent les sociétés et les comportements humains, et en établissant des liens entre eux, que tout se met en place. Cela suppose un triple travail : de synthèse des principaux acquis des travaux réalisés dans de nombreux domaines du savoir, de simplification pour mettre en relief à partir d’eux les fondamentaux de la vie sociale humaine, et de mise en ordre et en lien de l’ensemble. Je suis parti d’une multitude de grands travaux théorico-empiriques et me suis efforcé d’en dégager à chaque fois les principaux enseignements. En opérant un tel travail de lecture sténographique et synthétique, j’ai fait progressivement apparaître des grands principes de fonctionnement, des mécanismes généraux, des logiques et, au final, des faits anthropologiques fondamentaux, des grandes lignes de force et des lois générales. Je me suis inspiré ainsi de la démarche d’Einstein qui « privilégiait les principes et évitait l’élaboration de modèles détaillés  1 » afin d’aller à l’essen‑ tiel. Ceux-ci peuvent réapparaître dans l’étude concrète de tel ou tel phéno‑ mène physique mais ne doivent pas venir encombrer la vision du chercheur lorsqu’il tente de dégager des lois ou des principes. Dans une lettre à son ami, le mathématicien Maurice Solovine, il écrit : « Mon intérêt pour la science s’est toujours essentiellement limité à l’étude des principes, ce qui explique le mieux l’ensemble de mon comportement. Le fait que j’aie si peu publié tient à la même circonstance, car le brûlant désir de comprendre les principes m’a conduit à passer l’essentiel de mon temps à des efforts infructueux  2. » On pourrait dire métaphoriquement que l’idée consiste à faire défiler les travaux de recherche suffisamment rapidement pour voir apparaître les motifs permanents. Au lieu du close reading, qui consiste en l’examen minutieux des phrases d’un texte, il s’agit de n’en retenir que l’essentiel. Faire l’effort mental de mettre au jour le général qui se cache derrière ses occurrences particulières, c’est aller à la recherche des mécanismes généraux, des régula‑ rités, des invariants, des lois. Pour mener à bien une telle entreprise, il n’est pas nécessaire de mener de nouvelles enquêtes, de produire des données ad  hoc et de les interpréter, mais de considérer que l’essentiel de ce que l’on cherche à dire est paradoxalement sous nos yeux, contenu dans tous les travaux théorico-empiriques publiés depuis plus de cent ans. Comme disait 1.  Galison 2006 : 307. 2.  Ibid. : 308.

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encore Albert Einstein dans une lettre destinée à son ami Michele Besso qui l’interrogeait sur l’irréversibilité du temps : « Je pense que seule une spécu‑ lation hardie est à même de nous faire progresser, et non une accumulation d’expériences. Du matériel empirique incompréhensible, nous en avons plus qu’il n’en faut  1. » On pourrait comparer les faits anthropologiques, lignes de force et lois, à du diamant pris dans de la roche. Tout est là, mais sans excavation ni extraction, rien n’est visible ni exploitable. Il faut donc cesser de s’affairer et de se disperser, être convaincu qu’il y a quelque chose à découvrir, prendre le temps de faire un pas de côté et porter le regard adéquat sur ce qui a été établi par de nombreuses générations de chercheurs. Une fois que le regard a trouvé la bonne distance, ni trop près (en se perdant dans les détails) ni trop loin (en n’ayant plus aucun contact avec les réalités étudiées), les invariants apparaissent peu à peu et le travail de formulation et de mise en relation des différents éléments mis au jour peut commencer. Comme un avion volant à une certaine hauteur qui offre une vue sur une variété de lieux différents et sur les structures qu’une vue au ras du sol ne permet pas toujours de discerner, le point de vue sur le monde social qu’il faut adopter pour faire apparaître des grands faits structurants, des lignes de force et des lois sociologiques doit être soigneusement choisi. Situé trop près du sol, il ne révèle que des spécificités, des singularités ou des particularités. Placé trop loin, il ne permet plus de distinguer aucune structure. Une loi doit être suffisamment générale pour concerner des objets très différents, mais elle ne doit pas atteindre un degré de généralité tel qu’elle deviendrait totalement inefficace ou inutile d’un point de vue heuristique. La bonne hauteur de vue ou la bonne distance est donc celle qui permet, à partir d’un ensemble d’objets sociologiques différents, de faire apparaître une loi unificatrice qui les englobe tous ou qui permet de les comparer entre eux. Les images que l’on peut obtenir en regardant ainsi les sociétés humaines peuvent être comparées aux photographies de la Terre que l’on peut prendre en la survolant à une altitude modérée. Retournant à l’étude de telle société, à telle époque, on comprendra la situation comme la combinaison singulière d’états historiques des différentes lignes de force soumis à des lois sociologiques générales. C’est dans cet esprit que Marx rendait compte des sociétés capitalistes, et dans ce même esprit qu’un sociologue comme Charles Wright Mills incitait les sociologues à s’engager. Il écrivait que « le sociologue veut comprendre la nature de l’époque présente » et pour cela « dessiner sa structure et dégager ses grandes forces agissantes »  2. En étudiant ce qu’il appelait les « lignes de force » d’une société, il entendait « essayer d’aller par-derrière les événements et de leur 1.  Cité dans Verlet 1993 : 370. 2.  Mills 2006 [1959] : 155.

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donner un ordre qui ait un sens », tout en sachant pertinemment qu’« aux yeux de l’empiriste littéraire qui écrit de petits essais bien équilibrés, sur un point particulier, puis sur un autre, toute “vue d’ensemble” apparaît comme une “exagération extrémiste” »  1. Mais en développant son raisonnement dans les limites de la société présente dans laquelle vit le sociologue, l’objectif consistant à saisir « ensemble toutes les lignes de force », et à « les saisir structurellement et non comme les occurrences de milieux sporadiques »  2 ne peut être véritablement atteint. Car une partie de la vérité de la situation étudiée (la société du sociologue dans l’état historique où elle se présente) ne se conquiert que si l’on repère les grands faits qui en constituent le socle caché, les principales lignes de force qui forment les différents axes selon lesquels les sociétés se déploient historiquement-culturellement, et les lois sociologiques qui structurent le tout depuis le début de l’histoire humaine. Une telle démarche suppose pour être viable non seulement que l’on ne s’enferme pas dans le présent d’une société donnée, et que l’on fasse entrer dans le champ d’observation et de réflexion l’ensemble des sociétés documen‑ tées par les préhistoriens, historiens, ethnologues et sociologues, mais que l’on opère des comparaisons interspécifiques qui permettent de dégager les propriétés générales distinctives des sociétés humaines par rapport aux sociétés non humaines. C’est parce qu’il voyait la dérive possible vers des propos trop abstraits – et sans doute philosophiques – sur une « nature humaine » déshistoricisée, que Mills ne cherchait pas un point de vue plus général que celui lui permettant de mettre en évidence les lignes de force ou structures caractéristiques d’un état présent de la société. En écrivant que « l’idée d’une “nature humaine”, commune à l’homme en tant que tel viole le principe de spécificité sociale et historique que réclame un bon travail de sciences humaines » et que « c’est à tout le moins une abstraction, dont les chercheurs n’ont pas acquis les droits »  3, il s’interdisait de chercher les grandes contraintes sociales univer‑ selles qui pèsent sur toute société, et sans lesquelles les variations culturelles ne peuvent prendre tout leur sens.

1.  Ibid. : 126‑127. 2.  Ibid. : 127. 3.  Ibid. : 168.

10.

GRANDS FAITS ANTHROPOLOGIQUES, LIGNES DE FORCE ET LOIS GÉNÉRALES

Au moment de formuler les grands faits anthropologiques, biologiques et sociaux, les lignes de force autour desquelles les formes culturelles s’enroulent en permanence et les lois générales de fonctionnement des sociétés, je ressens la désagréable impression d’une précipitation malgré la lente maturation qui m’a conduit à ces résultats, malgré aussi le fait que ces propositions générales seront mobilisées dans les chapitres qui suivront ou qu’elles font référence à des travaux peu contestés. Le sentiment qu’il serait toujours trop préma‑ turé, dans quelque contexte discursif que ce soit et à quelque moment de la démonstration que ce soit, de formuler des propositions générales, s’explique par le doute quasi unanime qui a saisi l’ensemble de la « communauté » des chercheurs en sciences sociales quant à la possibilité de bâtir des consensus –  et notamment des propositions générales  – sur la base de connaissances cumulées et tenues pour acquises. Séparées de l’ensemble vaste des travaux sur lequel elles s’appuient mais qu’elles ne peuvent d’emblée convoquer en témoignage de leur pertinence, les propositions générales ne valent que comme des abrégés ou des condensés de connaissances accumulées et par leur effet de clarification et d’organisa‑ tion de la recherche. Et, bien sûr, ces propositions générales ne valent que temporairement, c’est-à-dire jusqu’au moment où des preuves solides de leur défaillance seront apportées, en forçant le chercheur à les reformuler, ou jusqu’à ce que des propositions plus générales les intègrent comme des cas particuliers de problèmes ou de lois plus généraux. Je pourrais ainsi reprendre à mon compte le propos d’Alain Testart, qui affrontait le même type de problème : La démonstration de ce que j’avance dès à présent ne pourra être faite qu’ultérieurement. C’est pour ainsi dire l’ensemble de ce livre. Et comme la suite suppose cette hypothèse, on pourra objecter qu’il y a cercle vicieux. Mais c’est ce genre de cercle qu’ont mis en pratique les sciences depuis

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longtemps, en commençant par des axiomes ou des principes dont on ne peut montrer la validité que par les conséquences qui peuvent en être déduites  1.

Enfin, il va de soi que les grands faits anthropologiques, les lignes de force et les lois que je me suis efforcé de formuler n’ont rien d’exhaustif, même si je les tiens pour fondamentaux et principaux. Les propriétés biologiques de l’espèce qui ont contribué à structurer la vie sociale humaine tout au long de son histoire sont bien plus nombreuses que celles que nous avons mises en exergue, et il m’arrivera d’en évoquer certaines en cours de raisonnement quand elles signalent leur présence structurante. Les lignes de force pourraient, elles aussi, être démultipliées, et l’on pourrait notamment distinguer des sous-lignes de force selon le type d’artefact produit, selon le type d’expression symbolique, selon le type de relation familiale (entre conjoints, entre frères et sœurs, entre père et enfants, entre mère et enfants),  etc. Quant aux lois de fonctionnement des sociétés, la recherche en science sociale, si elle veut bien s’en donner la peine, n’a pas fini d’en découvrir de nouvelles ou, au contraire, de mettre en évidence que plusieurs lois présentées comme générales ne sont, en définitive, que des lois particulières de lois plus générales encore qui les subsument. Si l’on garde à l’esprit cette dynamique de la recherche, on évitera peut-être de me faire le reproche d’un projet démiurgique cherchant à vouloir tout comprendre sur tout, ou à embrasser la totalité du réel (procès en « toutologie »).

Les grands faits anthropologiques Tels que je les conçois, ces grands faits ne sont pas susceptibles de varia‑ tions de nature culturelle (temporelles ou spatiales), mais sont néanmoins des produits d’une certaine histoire, c’est-à-dire des caractéristiques qui sont advenues au cours du très long processus d’évolution des espèces. Ils sont indistinctement biologiques et sociaux, et leur dimension sociale tient au fait qu’ils fixent la nature des rapports entre individus ou groupes. Cela implique qu’il existe des contraintes sociales universelles propres à l’espèce et pesant sur toutes les formes imaginables de société. Par leur caractère universel, les grands faits se distinguent des lignes de force, qui désignent aussi des faits fondamentaux concernant l’ensemble des sociétés humaines connues, mais des faits susceptibles de variations culturelles tout au long de l’histoire. Les grandes coordonnées du système social humain sont parfois de type biolo‑ gique mais ces contraintes biologiques de départ sont immédiatement traduites en contraintes sociales : l’altricialité secondaire (avec tout ce qu’elle conditionne 1.  Testart 1991b : 42.

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en matière d’autorité/dépendance et d’oppositions fort ou puissant/faible, dominant/dominé, protecteur/protégé, sachant/ignorant, admiré/admirateur, grand/petit, haut/bas, avant/après…), la différenciation des sexes (qui condi‑ tionne les premières formes de division du travail, implique une collaboration des deux sexes pour assurer la reproduction de l’espèce, et chez les mammifères un contact physique pour procréer, induit une certaine compétition intra-sexe pour accéder aux mâles ou aux femelles,  etc.), la grande longévité de la vie humaine (qui permet des transmissions culturelles sur plusieurs générations et implique des solidarités intergénérationnelles),  etc. Par ailleurs, l’histoire des sociétés humaines vient souvent rétroagir sur les propriétés biologiques (e.g. la longévité humaine s’est étendue au fur et à mesure que les sociétés protégeaient leurs membres des prédateurs, des maladies, des catastrophes naturelles ou des intempéries, des risques de disette, etc., grâce à des savoirs, des techniques et des artefacts de toutes sortes). Les chercheurs en sciences sociales ne devraient pas avoir peur de voir en quoi la biologie de notre organisme, produit d’une longue histoire du vivant, conditionne globalement ou préforme la nature de la vie sociale que nous pouvons avoir. Il suffit de s’imaginer ce que pourrait être l’his‑ toire de nos sociétés si nous n’étions pas mobiles (comme les plantes), à reproduction sexuée (plutôt qu’à multiplication asexuée ou parthénogenèse), bipèdes (comme de nombreux autres animaux) et si nous n’avions pas libéré nos mains de toute fonction locomotrice, pour comprendre comment le biologique, indépendant de notre volonté, peut déterminer notre dévelop‑ pement social. C’est avec une grande lucidité que Célestin Bouglé pouvait écrire, dans une période qui n’était pas encore entièrement dominée par un constructivisme culturel  : « Comment la constitution de l’animal humain, la division de ses fonctions, la spécialisation de ses organes, l’enregistrement et le renforcement des qualités qu’il peut acquérir au cours des siècles, ne pèseraient-elles pas sur la destinée des sociétés  1 ? »

Méta-fait de l’interdépendance des organismes vivants  2 C’est un fait indissociablement biologique et social que les bactéries, les plantes, les champignons et les animaux entretiennent tous et toutes des relations d’interdépendance permanentes entre eux (à l’intérieur d’une même espèce), ainsi qu’avec d’autres organismes vivants (holobiontes, réseaux mycorhiziens, interdépendances entre diverses espèces végétales, entre espèces végétales et espèces animales, comme les fleurs et les insectes pollinisateurs, 1.  Bouglé 1904 : 9. 2.  Après avoir formulé ce méta-fait de l’interdépendance des organismes vivants, j’ai pris connais‑ sance de la réflexion du biologiste et écologue étatsunien Rob Dunn, qui souligne (en quelques lignes seulement) le même fait, mais en mobilisant le langage de la loi : « La loi de la dépendance dit que toutes les espèces dépendent d’autres espèces » (Dunn 2022 : 20).

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interdépendances entre espèces animales et bactéries, entre espèces animales elles-mêmes, dont celles entre humains et non-humains,  etc.). Cette inter‑ dépendance est fondamentalement liée à la double nécessité, pour chaque espèce, de survivre en se nourrissant ou en tirant profit d’autres organismes vivants et de se reproduire, et, en même temps, de se protéger des prédateurs ou des parasites qui cherchent à faire de même. Il existe trois grands types de relations d’interdépendance entre les membres d’une même espèce ou entre espèces, qui dépendent de l’équilibre des forces en présence : mutualisme, commensalisme, parasitisme, qui prennent dans l’espèce humaine la forme de l’échange équilibré (chaque partie tire un avantage de la situation), de l’échange déséquilibré sans conséquences négatives (une des deux parties seulement tire avantage de la situation, sans nuire à l’autre), et de la domination ou de l’exploitation (une des deux parties seulement tire avantage de la situation, en nuisant clairement à l’autre). Les êtres vivants interagissent entre individus de même espèce ou avec d’autres espèces pour se rendre des services mutuels, collaborer, s’entretuer, se domestiquer, etc. L’être humain a acquis, progressivement au cours de son histoire, et notamment sous l’effet de l’accumulation de savoirs et d’artefacts tels qu’outils et armes (ligne de force de la production d’artefacts), l’expérience de la domina‑ tion dans ses relations d’interdépendance avec les autres espèces, comme dans les rapports entre sociétés ou entre groupes sociaux d’une même société (ligne de force des rapports de domination). Il fait aussi l’expérience, univer‑ selle, de la dépendance à l’égard de ses géniteurs (ligne de force des rapports parents-enfants) étant donné le fait de l’altricialité secondaire ; de même que l’expérience, tout aussi universelle, de l’interdépendance entre hommes et femmes (ligne de force des rapports hommes-femmes) étant donné le fait de la séparation des deux sexes. On parle souvent en sociologie, en se référant à Norbert Elias ou à Pierre Bourdieu, d’un « mode de pensée relationnel », d’une « pensée » ou d’une « sociologie relationnelle », en laissant croire que le caractère relationnel serait une stratégie scientifique parmi d’autres, certes féconde, mais conçue dans une perspective nominaliste comme un pur point de vue sur le réel ou une méthode. L’extension du cadre d’observation à l’ensemble du vivant (et l’on pourrait dire à l’ensemble du réel, si l’on considère que le réel physique est tout aussi relationnel) montre que l’interdépendance est un fait universel de nature et que si la « pensée relationnelle » est une stratégie scientifique « payante » ou heuristique, c’est parce que, comme le dit à l’occasion Bourdieu dans une veine clairement réaliste, « le réel est relationnel ». Mais évoquer Hegel, comme le fait Bourdieu dans certains de ses textes  1, en détournant 1.  « Le mode de pensée relationnel (plutôt que “structuraliste”, plus étroit) est, comme Cassirer l’a montré dans Substance et fonction, la marque distinctive de la science moderne, et l’on pourrait montrer qu’on le retrouve derrière des entreprises scientifiques aussi différentes, en apparence, que

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une formule tirée de ses Principes de philosophie du droit (« tout ce qui est réel est rationnel »), contribue malheureusement à affaiblir l’intention réaliste de départ. Pour des sociologues largement acquis à la cause d’un pluralisme relativiste, il n’en faut pas plus pour faire du caractère « relationnel » un point de vue sociologique parmi d’autres  1. Un plus grand réalisme épisté‑ mologique, fondé sur le constat que l’ensemble des sciences de la matière comme de la vie n’ont cessé de mettre en évidence le caractère relationnel du réel, conduit à penser qu’il n’y a de science sociale que relationnelle, et que cela ne constitue pas une option parmi d’autres possibles, mais un postulat de base de toute recherche. Plutôt que de jouer avec les références philosophiques déréalisantes, il serait bien plus pertinent de citer Darwin quand il souligne le fait que « la structure de chaque être organique est liée, d’une manière on ne peut plus essentielle, à celle de tous les autres êtres organiques, avec lesquels il entre en concurrence pour la nourriture ou l’habitat, ou auxquels il doit échapper, ou qui sont ses proies », en donnant l’exemple de « la struc‑ ture des dents et des griffes du tigre » ou encore « celle des pattes et des pinces du parasite qui s’accroche au pelage recouvrant le corps du tigre »  2. Darwin montre par ailleurs que la nature de ces conformations anatomiques interdépendantes entre espèces n’est pas due aux seules concurrences ou aux seules luttes. Elle peut être aussi le produit des adaptations mutuelles heureuses-avantageuses entre espèces pour la survie de l’une ou l’autre des espèces, ou même des deux à la fois. C’est ainsi qu’une espèce de fleur et une espèce d’abeille peuvent, « que ce soit simultanément ou l’une à la suite de l’autre, se modifier et s’adapter lentement l’une à l’autre de la manière la plus parfaite, par la préservation continuée, de part et d’autre, de tous les individus qui se trouvent présenter de légères déviations de structure qui leur sont mutuellement favorables  3 ». Rien de plus puissant pour prendre conscience du caractère relationnel du réel, que de montrer que l’anatomie comme les caractéristiques génétiques de chaque espèce, qui semblent lui appartenir en propre et la définir, ne sont que le résultat, temporaire, des relations changeantes qu’elle entretient avec l’ensemble des espèces vivantes celles du formaliste russe Tynianov, du psychosociologue Kurt Lewin, de Norbert Elias et des pionniers du structuralisme en anthropologie, en linguistique et en histoire, de Sapir et Jakobson à Dumézil et Lévi-Strauss. (Lewin invoque explicitement Cassirer, comme je le fais, pour dépasser le substantialisme aristotélicien qui imprègne spontanément la pensée du monde social.) Je pourrais, en déformant la fameuse formule de Hegel, dire que le réel est relationnel : ce qui existe dans le monde social, ce sont des relations –  non des interactions ou des liens intersubjectifs entre des agents, mais des relations objectives qui existent “indépendamment des consciences et des libertés individuelles” comme disait Marx » (Bourdieu & Wacquant 1992 : 72). 1.  On parle alors de « sociologies relationnelles » en laissant clairement entendre que des sociologies non relationnelles pourraient avoir un sens (Steiner, 2019). 2.  Darwin 2009 [1859] : 357‑358. 3.  Ibid. : 380.

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(bactériennes, végétales ou animales), comme avec l’ensemble des condi‑ tions inorganiques (ou abiotiques), telles que les conditions climatiques, géographiques, technologiques, etc. Cette loi de l’interdépendance peut conduire à des comportements qu’on peut qualifier de sociaux chez de très nombreuses espèces animales, et peut-être même dans tout le vivant si l’on prend en compte le monde des bactéries ou celui des végétaux. Vie sociale des bactéries, animaux eusociaux (tels que les fourmis, les termites, les guêpes, les frelons, les abeilles ou certaines araignées sociales, mais aussi les hyènes tachetées, les chiens sauvages africains, les crevettes eusociales, les rats-taupes nus ou les rats-taupes du Damara), sociétés animales de toutes sortes, nombreuses sont les espèces à s’organiser socialement sous la forme de groupes plus ou moins grands et plus ou moins durables. On y observe des échanges plus ou moins inégaux de ressources ou d’informations, des pratiques d’entraide ou de coopération, des chasses collectives, des signaux d’alerte en cas de danger, des pratiques d’exogamie, un évitement de l’inceste, des parades amoureuses, des pratiques parentales de soin et de protection, des transmissions culturelles, des rapports de domination et des hiérarchies sociales, des luttes de pouvoir,  etc. Les sociétés humaines ne sont donc que la poursuite de cette « stratégie » ou de cette « solution » évolutive, comme le soulignait déjà André Leroi-Gourhan en 1964. Pour lui, la vie sociale n’est pas apparue avec Homo sapiens mais bien avant notre espèce, « car les faits de groupement à bénéfice mutuel chez les Mammifères, plus largement chez les Vertébrés et plus largement encore dans tout le monde vivant, sont suffisamment nombreux pour montrer qu’il y a, dans la vie sociale, une option biologique fondamentale au même titre que dans la symétrie bilatérale par opposition à la symétrie radiale, ou que dans la spécialisation du membre antérieur pour la préhension  1 ». Cela conduit à penser que, si elle n’avait pas été victime d’une opposition entre nature et culture, inné et acquis, biologique et social, la sociologie aurait pu très logiquement ambitionner d’être l’étude de toutes les formes de sociétés, humaines comme non humaines, et d’englober toutes les disci‑ plines traitant de la question des structures sociales et des comportements sociaux qui se présentent aujourd’hui en ordre dispersé (éthologie ou écologie comportementale, paléoanthropologie, préhistoire, histoire, anthropologie et sociologie). En étant coupée d’emblée 1) des sociétés animales, 2) des sociétés du passé et 3) des sociétés encore parfois existantes mais étudiées classique‑ ment par l’ethnologie (sociétés longtemps qualifiées de « primitives »), et en se consacrant essentiellement à l’étude des sociétés contemporaines, la socio‑ logie a perdu tout moyen de comparaison (interspécifique, inter-époques, inter-civilisations) et s’est enfermée dans un présentisme problématique. En 1.  Leroi-Gourhan 1964 : 206.

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faisant, contre toute logique évolutive, de l’humanité une exception dans l’his‑ toire du vivant – une espèce purement historique, exclusivement culturelle, qui ne cesse de varier et ne peut donc donner lieu à une science comme les autres  –, elle s’est engagée dans la voie problématique d’un nominalisme, d’un relativisme culturaliste et d’un scepticisme scientifique.

A. Fait de l’altricialité secondaire (Adolf Portmann)  1 L’altricialité secondaire désigne la grande prématurité du bébé humain, la longue phase de développement extra-utérin, dans des cadres socialement structurés, et l’allongement de la période de dépendance (ou d’absence d’autonomie) de l’enfant, et même de l’adolescent, vis-à-vis des adultes. Conséquence du phénomène d’encéphalisation (accroissement de la taille du cerveau, et donc du crâne, relativement au reste du corps), l’altricialité secondaire implique, du fait de l’allongement de la période de développe‑ ment extra-utérin, une grande plasticité cérébrale, qui se vérifie tout au long de la vie par les potentialités d’apprentissage et la socialisation continue de l’être humain (ligne de force de la socialisation/transmission culturelle). Cette plasticité cérébrale s’observe aussi dans l’importance que revêt le jeu –  en tant que répétition d’actions sans implications pratiques directes et ayant un caractère, le plus souvent non intentionnel, d’entraînement permanent – dès la période infantile et tout au long de la vie de l’individu. L’altricialité secondaire constitue un fait biologique qui conditionne nombre de contraintes proprement sociales de l’espèce humaine. L’une d’entre elles est la nécessité d’une parentalité resserrée (d’une relation mère-enfant, parents-enfant ou allo-parents-enfants), au sens d’un soin, d’une protec‑ tion, d’un nourrissage apportés aux enfants, ou de ce que l’on pourrait appeler un instinct parental pour assurer la survie de l’espèce (comme chez la grande majorité des mammifères aux progénitures altricielles ; ligne de force des rapports parents-enfants). Cette condition humaine générale ne fixe pas la nature précise de la parentalité (génitrice seule, géniteur seul, géniteur et génitrice associés, géniteurs associés à des allo-parents, allo-parents seuls, etc.) et des rapports parents-enfants (ligne de force des rapports parents-enfants), mais constitue la raison d’une certaine stabilité d’un groupe familial, qui est souvent un mixte de différentes fonctions entre conjoints, et entre parents et enfants. Avec sa très longue enfance –  la plus longue connue parmi l’ensemble des mammifères –, Homo sapiens possède à la fois de fortes dispositions à la dépendance et à l’apprentissage du côté de l’enfant, et de tout aussi fortes dispositions à prendre soin d’autrui, du côté de la mère et de toute une série 1.  Cf. infra « Chapitre 15. Altricialité secondaire  : vulnérabilité et dépendance de l’enfant humain ».

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d’autres membres du groupe (père, grand-mère, sœur aînée, tante, etc.). La nécessité, biologiquement conditionnée, de prendre soin de sa progéniture ou de celle de ses proches (enfant de ses parents, de ses frères et sœurs, de ses enfants, de ses voisins), et celle, tout aussi biologiquement conditionnée, de prendre soin des mères et de les aider dans les périodes de gestation et d’élevage des enfants ont sans doute été à la base d’un développement de l’altruisme et du souci d’autrui caractéristique de la condition humaine. L’attention requise aux besoins d’un enfant particulièrement fragile et dépen‑ dant, le développement à son égard des dispositions protectrices se sont convertis en « instinct » social particulièrement marqué. Nous verrons que l’altricialité secondaire est aussi l’une des grandes bases explicatives de la nécessité d’une socialisation (ligne de force de la socialisation/transmission culturelle) et de la production d’artefacts (ligne de force de la production d’artefacts), de l’omniprésence des rapports de domination, et notamment des rapports entre parents et enfants, des rapports entre productifs et improductifs, ou de ceux entre les hommes et les femmes, sur lesquelles repose l’essentiel des charges induites par l’altricialité secondaire (ligne de force des rapports de domination ; ligne de force des rapports parents-enfants ; ligne de force des rapports hommes-femmes), des rapports entre sacré et profane (ligne de force du magico-religieux), ainsi que des rapports entre « nous » et « eux » (loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous »). Elle constitue la base ininterrogée, et non modifiable culturellement, de nombre de caractéristiques propres aux sociétés humaines, à leur fonctionnement et à leur développement. La première grande loi générale portant sur le fonctionnement de l’ensemble des sociétés humaines énoncée par Alain Testart concerne, on l’a vu, la dépendance : Les rapports sociaux fondamentaux mettent toujours en œuvre une certaine forme de dépendance entre les hommes […]. Première loi  : Toute société met en œuvre au moins une forme de dépendance. Pas de société sans dépendance : c’est là notre conclusion principale, l’évidence sur laquelle on s’appuiera. Et d’une société à l’autre diffère la façon dont les hommes dépendent entre eux  1.

Pour lui, toutes les sociétés sont « conceptualisables en fonction de la façon dont elles font jouer la dépendance entre leurs membres  2 ». Mais il ne se pose pas la question de savoir pourquoi il y a omniprésence de la dépendance dans toutes les sociétés humaines. Or on ne comprend vraiment les raisons de cette dépendance que si l’on saisit cette propriété centrale de 1.  Testart 2021 : 575. 2.  Ibid. : 104.

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l’espèce humaine que constitue l’altricialité secondaire. Nous sommes ainsi des êtres profondément dépendants par nature. Cela signifie aussi que les mammifères ou les oiseaux altriciels entretiennent eux aussi – quoique d’une manière moins marquée – des rapports de dépendance, même si leurs formes ne varient pas en fonction d’un état culturel, faute de processus d’accumula‑ tion culturelle. Chez l’espèce humaine, l’allongement de la durée de l’enfance et de l’adolescence, en tant que temps nécessaire à l’apprentissage social, est aussi lié à un tel processus d’accumulation culturelle, qui fait que le volume des savoirs et savoir-faire à transmettre n’a cessé d’augmenter. Pour désigner cet allongement de la dépendance bien au-delà de la période de dépendance physique et psychique, je parlerai d’altricialité tertiaire, qu’on pourrait presque qualifier d’altricialité permanente, tant les nouveaux apprentissages s’imposent tout au long de la vie. Marx a insisté, à juste titre, sur la base déterminante que représentait le mode de production caractéristique de chaque société. Toute société repose, en effet, sur des moyens particuliers de production et d’échange grâce auxquels les membres du groupe peuvent survivre. L’auteur du Capital ne faisait ­qu’appliquer un principe de priorité caractéristique de tout le vivant, à savoir que la survie prime sur tout le reste, et qu’elle détermine tout le reste. Comme le disait Friedrich Engels : De même que Darwin a découvert la loi du développement de la nature organique, de même Marx a découvert la loi du développement de l’histoire humaine, c’est-à-dire ce fait élémentaire voilé auparavant sous un fatras idéologique que les hommes, avant de pouvoir s’occuper de politique, de science, d’art, de religion, etc., doivent tout d’abord manger, boire, se loger et se vêtir  : que, par suite, la production des moyens matériels élémentaires d’existence et, partant, chaque degré de dévelop‑ pement économique d’un peuple ou d’une époque forme la base d’où se sont développés les institutions d’État, les conceptions juridiques, l’art et même les idées religieuses des hommes en question et que, par conséquent, c’est en partant de cette base qu’il faut les expliquer et non inversement comme on le faisait jusqu’à présent  1.

Il a en revanche beaucoup moins souligné un fait premier dans l’ordre de la survie, à savoir la question de la reproduction biologique et culturelle de l’espèce, et n’a pas du tout tiré les conséquences sociales du développement ontogénétique des enfants humains  2. 1.  Engels 1935. 2.  Marx et Engels ont toutefois indiqué que « produire la vie, aussi bien la sienne propre par le travail que la vie d’autrui en procréant », leur apparaissait « comme un rapport double  : d’une part comme un rapport naturel, d’autre part comme un rapport social, – social en ce sens que l’on entend par là l’action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon

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Nous verrons que le rôle central du mode de reproduction biologique (et culturelle pour une espèce aussi culturelle que l’espèce humaine) et du mode de développement ontogénétique de la progéniture d’une espèce dans l’organisation de la structure sociale propre à cette espèce s’observe dans toutes les espèces animales, et pas seulement chez l’Homme. Par exemple, chez les animaux eusociaux, la « reine » (chez les termites, les abeilles, les guêpes, les fourmis, les rats-taupes nus, etc.) est la seule reproductrice possible. Elle est dominante et ne dispose que de quelques mâles reproducteurs, les autres membres du groupe étant stériles et s’occupant de l’élevage des petits pour les mammifères, de la recherche ou de la production de nourriture, de la surveillance-défense du nid, du nettoyage de l’intérieur de la termitière, de la ruche ou de la fourmilière, pour les insectes. Cela signifie que la reproduction biologique de l’espèce (et la domination parentale, en l’occurrence maternelle) est au cœur de la structure sociale. Chez les animaux eusociaux, toute la société et l’ensemble des rapports qui se nouent entre les différentes catégories de membres s’organisent autour de la reine et de la nécessaire reproduction de la colonie, chaque constitution d’une nouvelle société reposant sur une nouvelle reine. Chez les rats-taupes nus, la hiérarchie est très stricte et rappelée en cas de besoin par des manifestations d’agressivité. Les rats dominants passent au-dessus des rats qui occupent un rang inférieur, et la reine est la plus agressive et la plus dominante de tous. Lorsque deux colonies ont le malheur de se croiser, le combat est inévitable, jusqu’à ce que la reine de l’une d’elles soit tuée, ce qui détermine le vainqueur. À la suite des combats, les membres de la famille perdante sont éliminés ou réduits en esclavage  1. Nous allons voir que la première grande loi est une loi de la reproduction biologique de l’espèce, qui s’accompagne d’une reproduction des structures sociales au service de cette reproduction biologique et de la survie du groupe (loi [biologique et sociale] de la conservation-reproduction-extension). Mais dans le cas des mammifères, et notamment de l’espèce humaine, à la différence des espèces eusociales, tous les membres du groupe peuvent procréer, ce qui implique que le problème de l’élevage des petits devient l’affaire de chacun (et surtout de chacune, les femelles étant chargées de la gestation et de l’allaite‑ ment). Si, dans les sociétés eusociales, c’est l’ensemble du groupe qui s’occupe du bien-être et de la survie de la reproductrice (unique) et de son abondante progéniture, dans les sociétés de mammifères altriciels, et notamment dans les sociétés humaines, ce sont de multiples sous-groupes de la société qu’on appelle « familles » qui sont chargés de la même fonction (ligne de force des rapports parents-enfants), même si la division du travail fait qu’on peut avoir recours à des allo-parents « amateurs » ou « professionnels-spécialisés ». et dans quel but » (Marx & Engels 1982 [1845]  : 88). Je remercie Francis Sanseigne d’avoir attiré mon attention sur ce passage. 1.  Braude, Hess & Ingram 2021.

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B. Fait de la séparation des deux sexes  1 C’est un fait biologique qui concerne une grande partie du monde animal (plus de 90 %), et la totalité des mammifères, qui a pour conséquence le dimorphisme sexuel (moins marqué chez l’espèce humaine que chez d’autres espèces, mais qui est souligné par des traits culturels de différenciation), la reproduction sexuée chez près de 90 % des espèces (qui se distingue de la multiplication asexuée ou de la parthénogenèse), et le fait que seules les femmes (ou femelles mammifères) peuvent enfanter et allaiter. Cette sépara‑ tion biologique des sexes se traduit d’emblée socialement-symboliquement en division du travail reproductif – avec gestation longue et allaitement chez les mammifères – et en différenciation sexuée des rôles, et au final en différences comportementales et statutaires (ligne de force des rapports hommes-femmes et ligne de force des rapports de domination). Une autre conséquence de cette « stratégie » évolutive de différenciation des sexes est la nécessité, pour une grande partie du vivant sexué, et notamment pour l’espèce humaine, d’une copulation  2, et donc d’une approche et d’un contact physique entre mâles et femelles, contribuant, parmi d’autres faits, à la socialité propre à l’espèce humaine (fait de la socialité de l’espèce humaine). Et il faut ajouter à cela le fait que notre espèce se caractérise par une absence de période de rut, qui conditionne le fonctionnement de toute notre vie sociale, avec une pulsion sexuelle qui est potentiellement permanente, et souvent sublimée sous d’autres formes (Freud). L’espèce humaine n’est pas soumise à l’œstrus, c’est-à-dire à des périodes de chaleurs –  qui durent un mois environ par an chez certaines espèces  – durant lesquelles les femelles sont fécondables et recherchent l’accouplement. Sans pulsion sexuelle perma‑ nente, comme dans le cas des animaux qui ont une sexualité saisonnière, la sexualité n’aurait pas une place aussi importante dans l’expérience humaine. La théorie de Freud a donc des conditions biologiques de possibilité. Cette séparation en deux sexes s’articule à d’autres dichotomies physiques telle la symétrie bilatérale de l’être humain, pour engendrer la loi de la prévalence de la binarité des catégories. Ces dichotomies physiologiques forment la base sur laquelle se greffe toute une série de dichotomies spécifiquement culturelles (par exemple, dans nombre de sociétés, l’homme est à la femme ce que la droite est à la gauche, ce que le droit est au tordu, etc.).

1.  Cf. infra « Chapitre 19. Partition sexuée et domination masculine ». 2.  « Les contraintes de l’évolution ont entraîné que la fécondation se mette en œuvre au plus près des ovules, à l’intérieur du corps des femelles. La fécondation interne réduit la perte de ces cellules si coûteuses à fabriquer » (Lodé 2006 : 53‑54).

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C. Fait de la socialité de l’espèce humaine  1 Les anthropologues et sociologues se contentent généralement de constater que l’espèce humaine est naturellement ou biologiquement sociale. Cela constitue la base ininterrogée de tout leur travail. Parfois, quand on se prend à comparer les sociétés humaines aux sociétés animales non humaines, on peut prendre conscience que nous sommes à la fois « beaucoup plus » sociaux, et que le genre de socialité qui caractérise l’espèce humaine est nettement plus structuré que certains autres genres de socialités (le grégarisme, par exemple). Mais on se demandera plus rarement pourquoi nous sommes sociaux, et pourquoi nous sommes sociaux d’une façon spécifique par rapport à des sociétés non humaines (e.g. les animaux eusociaux, dont les rôles différenciés s’accompagnent de différences morphologiques). De nombreux éléments se conjuguent chez l’Homme avec pour effet de multiplier et resserrer les liens sociaux, les échanges, l’entraide, la coopé‑ ration, l’altruisme, le mutualisme, etc., qui ne vont évidemment pas sans rapports de force ou de domination (ligne de force des rapports de domination). Ces éléments qui contribuent à l’ultra-socialité humaine sont  : le fait de l’altricialité secondaire et ses corollaires en termes d’aide nécessaire à la gestation et à la parturition, de resserrement des liens parents-enfants et d’alloparentalité (ou de reproduction communautaire) ; la nécessité de s’occuper des dépendants, très jeunes ou très vieux (fait de l’historicité de l’espèce humaine, fait de la grande longévité et ligne de force des rapports de domination, avec la dépendance des improductifs à l’égard des produc‑ tifs) ; le développement des capacités interactionnelles avec l’importance notamment de l’attention conjointe facilitant la coordination des actions ou encore les phénomènes d’imitation (loi de l’imitation) ; la nécessité vitale de la socialisation et de la transmission culturelle intergénérationnelle (la possibilité de survie à tel ou tel moment du procès de développement des sociétés humaines dépendant entièrement de la capacité à transmettre aux nouvelles générations les éléments de culture cumulés, incorporés ou objectivés ; ligne de force de la socialisation/transmission culturelle) ; le développement d’un langage oral (puis écrit) sophistiqué (avec lexique et organisation syntaxique) permettant une meilleure coordination des relations et une plus haute fidélité dans les processus de transmission (ligne de force de l’expressivité symbolique) ; la nécessité de chasser et de se défendre de façon collective ; la nécessité de contacts physiques entre partenaires des deux sexes pour la reproduction de l’espèce (fait de la séparation des deux sexes) ; l’universalité de l’obligation d’avoir des rapports sexuels avec des membres extérieurs à sa famille (évitement de l’inceste) ; l’échange de dons et de contre-dons, etc. 1.  Cf. infra « Chapitre 12. Le social dans tous ses états : des bactéries à Homo

sapiens ».

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Cette riche socialité multidéterminée est le type d’interdépendance spéci‑ fique que l’on rencontre chez les êtres humains (méta-fait de l’interdépendance des organismes vivants). On trouve cependant dans le monde vivant des types de socialité plus ou moins complexes, du grégarisme plus ou moins structuré à des sociétés hautement structurées – avec des rapports de dominance et des structures hiérarchiques, des organisations familiales et des soins parentaux, des activités collectives, des transmissions culturelles et des apprentissages, des rapports particuliers entre les sexes, etc. –, et parfois même très spécialisées chez les animaux eusociaux (abeilles, guêpes, fourmis, termites, rats-taupes nus, rats-taupes de Damara, crevettes eusociales).

D. Fait de l’historicité de l’espèce humaine On a vu que beaucoup de chercheurs objectent, très naïvement, à l’idée de lois générales la variation historique des sociétés. Si les mêmes lois agissaient depuis le début de l’humanité, nous dit-on, pourquoi les formes de vie sociale varieraient-elles et auraient-elles une histoire ? Pourquoi observerait-on une diversité culturelle, qui constitue ordinairement l’objet même des sciences sociales ? La réponse est qu’il existe un fait d’histori‑ cité des formes de vie humaines, lié à l’existence d’une culture cumula‑ tive, et donc d’une transmission culturelle intergénérationnelle. Toutes les sociétés se développent, se transforment, évoluent, changent, suivant ainsi une loi universelle, mais elles ne le font pas de n’importe quelle manière ni dans n’importe quelle direction  : elles reposent toutes sur des grands faits ­incontournables, des lignes de force qui structurent leur évolution et des lois qui pèsent en permanence sur les structures sociales et les actions qui s’y mènent. Les êtres humains sont des êtres historiques de trois façons : 1. Comme n’importe quel organisme vivant, ils ont une histoire de vie : ils naissent, se développent, se reproduisent, vieillissent et meurent. 2.  En tant que membres d’une espèce socialisée ou culturelle, les êtres humains ont ce qu’on peut appeler une histoire sociale incorporée (ligne de force de la socialisation/transmission culturelle). Examinant les caractéristiques qui séparent l’humain du niveau animal supérieur, Ignace Meyerson cite l’« expérience » comme trait le plus marquant définissant le niveau humain : « C’est par l’expérience que l’homme est un animal historique : c’est en tant qu’expérience, suite d’expériences, enregistrement des expériences que l’his‑ toire concerne la nature humaine, qu’elle entre dans la nature humaine et la fait  1. » On a cependant des preuves, grâce aux nombreux travaux de l’étho‑ logie, de l’existence d’une mémoire incorporée et de formes d’apprentissage chez l’ensemble des animaux, qui ne sont pas seulement porteurs d’instincts 1.  Meyerson 1995 : 88.

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rigides, génétiquement déterminés, mais apprennent des expériences qu’ils font tout au long de leur vie (plus ou moins longue). 3.  En tant qu’espèce culturelle, les êtres humains ne partent jamais de zéro, mais d’un état historique donné du produit objectivé-accumulé des activités humaines qui se traduit en artefacts de natures diverses ; ce que l’on peut appeler l’histoire culturelle objectivée (ligne de force de la production d’artefacts [ou de construction de niches] et loi de l’objectivation cumulée). Resituant cette historicité culturelle propre à l’homme dans l’histoire de l’évolution des espèces, Meyerson écrivait : L’homme a une histoire, l’espèce humaine a une histoire, alors que les espèces animales seulement en ont une. L’homme a une histoire parce qu’il édifie des œuvres qui lui survivent et que par là il devient à travers le temps. Ainsi l’histoire de l’homme fait partie de sa « nature », et elle devient de plus en plus sa nature, car il en prend de plus en plus conscience et que de plus en plus il s’y attache. […] Profondément, et plus qu’il ne croit souvent, l’homme est histoire  1.

Cette historicité culturelle collective est, à la différence de l’historicité biologique du cycle de vie ou de l’historicité sociale incorporée, encore plus nettement spécifique à l’espèce humaine. L’historicité de l’espèce humaine, sa nécessaire inscription dans le temps, fait que, logiquement, 1)  les parents précèdent leurs enfants et 2)  les aînés précèdent les cadets. Ces faits objectifs ne la distinguent pas des autres êtres vivants. Mais, en tant qu’espèce culturelle, capable de représentations, de transmission et d’accumulation culturelles, l’espèce humaine ajoute à cette simple succession temporelle le fait que chaque génération est en mesure de garder la mémoire pratique, mythique ou historique des générations passées. Cette historicité culturelle humaine, rendue possible par l’altricialité secon‑ daire et la dépendance fondamentale des êtres humains vis-à-vis de ceux qui les précèdent, explique pourquoi les différenciations ancêtres morts/présents vivants, vieux/jeunes, adultes/enfants, aînés/cadets, avant/après, antérieur/ postérieur, occupent une place centrale dans l’histoire des sociétés humaines. Dans le cas d’une espèce culturelle, qui laisse beaucoup plus de place aux apprentissages et aux moyens culturels hyper-adaptatifs qu’aux instincts préprogrammés, la succession parents-enfants et, dans une moindre mesure, la succession aînés/cadets se traduisent en écarts d’expériences, de savoirs et de savoir-faire. Ces écarts donnent donc un avantage à ceux qui, « arrivés avant », possèdent la culture nécessaire à la (sur)vie dans un environnement et dans un groupe donnés ; avantage sur ceux qui « arrivent après » et dépendent de leurs aînés pour s’approprier à leur tour les éléments culturels indispen‑ 1.  Ibid. : 79.

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sables à la survie dans le groupe. Ces mêmes écarts sont aussi à l’origine de différends, voire de conflits entre les générations, jamais totalement absents des sociétés de primates non humains, mais beaucoup moins marqués que dans les sociétés humaines. Du fait (biologique) de l’uniparité de l’espèce humaine (les femmes accouchent le plus souvent – plus de huit naissances sur dix – d’un seul enfant à la fois)  1, la progéniture s’étale nécessairement dans le temps. La succession ordonnée des naissances engendre des positions dans la fratrie d’aînés et de cadets, que les sociétés ont souvent traités de façon différenciée. En effet, beaucoup de sociétés ont privilégié les premiers par rapport aux seconds et l’opposition aîné/cadet a même servi de matrice de perception des rapports hommes-femmes, en faisant des femmes les cadettes de tous leurs frères, indépendamment de leur rang de naissance. Si l’uniparité et la succession des naissances n’expliquent pas l’opposition aîné/cadet, elle en est cependant une condition nécessaire et l’on voit, encore une fois, que les propriétés biologiques de l’espèce ont des conséquences majeures sur l’organisation des sociétés.

E. Fait de la grande longévité de l’espèce humaine Comparée à celle de la majorité des autres mammifères, à celle d’oiseaux ou d’insectes, la durée de vie des membres de l’espèce humaine est relative‑ ment longue. Par exemple, les abeilles peuvent avoir une durée moyenne de vie de seulement quelques semaines, 28 jours pour les bourdons (Bombus pratorum) ; les fourmis noires des jardins, 4 ans ; la souris commune, 1‑4 ans ; le lion, 10‑14 ans ; le chien, 10‑13 ans ; les gorilles, entre 35 et 40 ans ; les bonobos, 40 ans ; les chimpanzés, 50 ans ; l’éléphant de savane ou de forêt d’Afrique, 60‑70 ans, plus de 100 ans chez les tortues géantes etc. Ce fait de longévité est un fait d’espèce, propre à sa biologie (à son rythme cardiaque, à la température du corps, etc.), mais il est aussi soumis à des variations – augmentation ou diminution – en fonction des conditions physiques et culturelles d’existence. Par exemple, une alimentation régulière, une meilleure protection contre toutes les causes de mortalité (prédation, températures très élevées ou très basses, mauvaises conditions d’accouche‑ ment, maladies, catastrophes naturelles, etc.), grâce à la production d’artefacts, de techniques et de savoirs de toutes sortes, contribuent à l’allongement de la durée moyenne de vie. 1.  L’uniparité n’est pas elle-même sans lien avec le fait de l’altricialité secondaire, dans la mesure où la difficulté d’accouchement (liée à la taille du cerveau du bébé et à la taille du bassin de la mère) et le fort volume de temps d’investissement parental requis pour s’occuper d’un enfant en régime d’altricialité secondaire ont exercé une pression dans le sens d’un étalement des naissances dans le temps. Par ailleurs, l’uniparité signifie une relative rareté de la progéniture par rapport à des portées multiples (la portée d’une souris est d’en moyenne neuf souriceaux et peut aller jusqu’à une vingtaine) et par conséquent une pression supplémentaire pour consacrer du temps à protéger la vie de l’enfant.

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Dans le règne animal, et notamment parmi les mammifères  1, deux grandes « stratégies » semblent s’être dessinées. La première consiste à privilégier une croissance rapide en vue d’une maturité sexuelle précoce, donnant lieu à une descendance abondante, dont le taux de survie est parfois très faible. Les descendants étant eux-mêmes précoces, ils n’exigent pas un investisse‑ ment parental important. Cette stratégie se fait au détriment de la longévité. La seconde stratégie repose sur un tout autre rythme de développement, infiniment plus lent  : une croissance plus lente –  et cette lenteur culmine chez l’homme par le fait de l’altricialité secondaire  –, une maturité sexuelle relativement tardive, une fécondité assez faible (que l’on pense aux huit portées qu’une souris peut avoir par an, avec six à dix petits par portée, et l’on prendra conscience de la spécificité humaine). Les espèces qui ont adopté cette « stratégie » bénéficient d’une vie beaucoup plus longue. Dans le cadre de la théorie dite « de la grand-mère », certains chercheurs  2 ont émis l’hypothèse (encore discutée) selon laquelle la ménopause et la grande longévité des femmes pouvaient être dues à un avantage sélectif en termes de survie des petits-enfants (fait de l’altricialité secondaire)  3, des grandsmères dans l’incapacité de procréer et toujours en bonne santé pouvant augmenter le « temps d’investissement » consacré à la protection, au soin et à l’éducation de leurs enfants –  même adultes  – et, surtout, de leurs petits-enfants  4. Mais l’écart d’espérance de vie entre hommes et femmes n’est cependant pas considérable. Une telle longévité, plus ou moins grande, au-delà de la limite des capacités procréatrices, a donc des conséquences sociales multiples, parmi lesquelles : 1. la possibilité d’une aide intergénérationnelle à l’accouchement et d’une aide allo-parentale de la part des personnes ménopausées (et notamment des grands-mères) ; 2.  la possibilité d’accumuler sur plusieurs dizaines d’années de la vie d’individus dotés d’une grande plasticité cérébrale (fait de l’altricialité secondaire) et d’une grande capacité d’apprentissage (ligne de force de la socialisation/transmission culturelle) des expériences et des savoirs (que l’on pense, en comparaison, à la durée de vie de quelques semaines d’une abeille, ou de quelques années chez la plupart des oiseaux ou chez un mammifère comme la souris) ; 1.  Clutton-Brock 2016. 2.  Hawkes, O’Connell, Blurton Jones, Alvarez & Charnov, 1998 : 1336‑1339. 3.  La ménopause n’est pas très fréquente dans le règne animal. Elle n’est à ce jour connue que chez les cétacés (épaulards/orques, globicéphales, cachalots, narvals, bélugas) et chez les humains. Elle semble liée, chez les cétacés, à des systèmes sociaux matrilinéaires. Cf. Whitehead 2008 : 155. 4.  Cela conduit même une partie des biologistes évolutionnistes à parler d’une forme d’eusocia­ lité humaine dans la mesure où l’état physiologique des femmes ménopausées est très différent de celui des femmes adultes non ménopausées. Mais l’on pourrait poursuivre ici le raisonnement en rappelant que le corps d’un enfant prépubère n’est pas le même que celui des adolescents en état de procréer.

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3. la possibilité de transmettre ces savoirs à deux générations (au moins) postérieures, enfants et petits-enfants ; le fait de la grande longévité contribue, en association avec le fait (biologique et social) de la socialité de l’espèce humaine et avec la ligne de force de la socialisation, à la formation de la loi Marx (1) de l’objectivation cumulée (ou de construction de niches durables et transformables) et, du même coup, à son historicité culturelle (fait [biologique et social] de l’historicité de l’espèce humaine). 4.  la nécessité d’une attention et d’une aide aux plus âgés redevenus ­dépendants. La coexistence et l’interdépendance de trois générations (au moins) dans les sociétés humaines font partie, avec la partition sexuée (et donc les rapports hommes-femmes) et les rapports parents-enfants resserrés du fait de l’altri‑ cialité secondaire, des données de base caractéristiques de leurs structures sociales profondes. Comme l’écrivait l’anthropologue Conrad M. Arensberg : La bande humaine semble avoir toujours comporté trois générations succes‑ sives d’êtres humains. Elle a toujours regroupé des personnes d’âges divers, existant ensemble, recherchant de la nourriture ensemble, se divisant en couples, familles et groupes d’âge constitutifs […]. La base personnelle de la communauté humaine est déjà donnée dans cette coexistence de trois généra‑ tions dans le groupe humain […]. La base personnelle de la vie humaine, partie du biogramme de l’espèce, nécessite donc une table d’organisation, comme diraient les militaires. Ce tableau d’organisation de trois générations et de deux sexes est inhérent à la communauté et fait donc partie de sa définition. La communauté humaine, comme celle de tout animal, est l’unité minimale de population qui doit coexister pour assurer la pérennité de l’espèce  1.

Les systèmes de parenté s’appuient universellement sur ces différences générationnelles et sexuelles ; et la possibilité même qu’une culture puisse être transmise, enrichie et accumulée au fil de trois générations repose sur la longévité d’Homo sapiens. Bien évidemment, une grande longévité ne constitue pas à elle seule la clé de compréhension de la trajectoire culturelle de l’espèce humaine, et doit se combiner avec une altricialité secondaire, des capacités d’apprentissage et des capacités langagière et symbolique. Si, par une variation imaginaire, on pensait à une espèce humaine dotée des mêmes grandes propriétés biologiques, excepté sa longévité, le développe‑ ment culturel n’aurait jamais pu atteindre le niveau que nous avons connu. C’est ce que soulignait le biologiste Jared Diamond en comparant notre espèce aux Néandertaliens : Les Néandertaliens ont rarement dû connaître leurs petits-enfants, et ce que l’on appelle le « grand âge ». Il est clair, d’après leurs squelettes, que 1.  Arensberg 1961 : 249‑250.

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les adultes pouvaient peut-être atteindre la trentaine ou même le début de la quarantaine, mais ils ne vivaient pas au-delà de quarante-cinq ans. Si nous ne possédions pas l’écriture et si nul d’entre nous ne dépassait quarante-cinq ans, imaginez le manque dont notre société souffrirait dans les domaines de l’accumulation et de la transmission de l’information  1.

Invention récente dans la longue histoire de l’humanité (aux alentours de 3500 ans av. J.-C.), l’écriture, qui a été rendue possible par la transmission et l’accumulation culturelle progressive (loi Marx [1] de l’objectivation cumulée), a décuplé à son tour la capacité d’accumulation en permettant d’accéder à des savoirs indépendamment de la vie de ceux qui en étaient les porteurs, produisant ainsi une sorte de longévité infinie. Mais le décollage culturel des sociétés humaines, ou l’accumulation primitive du capital culturel, a été rendu possible par la coexistence de trois générations, permettant aux plus jeunes de bénéficier du savoir et de l’expérience acquis par la génération de leurs parents et par celle de leurs grands-parents : Jusqu’à l’invention de l’écriture, les personnes âgées jouaient le rôle de dépositaires de cette information transmise, ainsi que de l’expérience acquise, tout comme elles continuent de le faire dans les sociétés tribales d’aujourd’hui. Dans les conditions de vie des chasseurs-cueilleurs, le savoir possédé par une seule personne de plus de soixante-dix ans pouvait se révéler crucial pour la survie de tout un clan. La longueur de notre durée de vie a donc été importante dans l’ascension qui nous a fait passer du niveau de l’animal au statut pleinement humain  2.

Lignes de force « L’homme est homme dès qu’il est homme ; le premier homme est tout de suite en possession de ses facettes comportementales, techniques, cognitives, intellectuelles, esthétiques, éthiques, spirituelles, même si elles ne sont pas encore très élaborées. Il ne fera donc et jusqu’à aujourd’hui que les développer, les améliorer, les affiner. » Yves Coppens, « Dans une perspective évolutive de la notion de progrès dans l’histoire humaine » (2015).

Toutes les variations historiques, sociales ou culturelles qui focalisent l’attention des sciences humaines et sociales s’enroulent autour d’une série d’axes invariants, à la manière de structures hélicoïdales. Ce que j’appelle 1.  Diamond 2000. 2.  Ibid.

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« lignes de force », et qui seront ici au nombre de dix, est proche de ce que le psychologue Ignace Meyerson nommait les « traits humains » dans un texte intitulé « L’entrée dans l’humain ». Pour établir ces « traits humains », Meyerson avait à l’esprit des comparaisons interspécifiques. Il écrivait ainsi : « Conduites “désintéressées” biologiquement ; instruments, techniques, leur conservation et leur transmission ; variété et variabilité de formes et de sens ; signes et systèmes de signes  : tel est donc le premier tableau des caractères de l’homme obtenu par confrontation avec les traits généraux des compor‑ tements animaux  1. »

Schéma 1 : Ligne de force (axe central) et variation historique (hélice)

Par ailleurs, hormis les « lignes de développement de l’enfant » d’Anna Freud, qui ont permis de comprendre que l’enfant pouvait gagner en autonomie plus ou moins rapidement selon la dimension de son comporte‑ ment considérée, et les « lignes de force » de Charles Wright Mills dont nous avons déjà eu l’occasion de parler, et qui ne visent à dégager que les éléments de structuration d’un type donné de société, une autre source d’inspiration est l’ouvrage de Lewis H. Morgan, Ancient Society. Morgan y parle de « lignes de progrès humain » (lines of human progress), que l’anthropologue Raoul Makarius traduit par « lignes de développement », en précisant que chacune d’entre elles évolue de manière plus ou moins rapide même si elles sont interdépendantes  2 : « Quelles qu’aient pu être ses intentions en distinguant différentes “lignes parallèles” de développement, les résultats de son enquête indiquent que ces “lignes” ne sont pas sans action les unes sur les autres, que certaines ont la priorité sur d’autres et les commandent, c’est-à-dire qu’en un certain sens elles se hiérarchisent  3. » 1.  Meyerson 1995 : 74. 2.  Makarius 1971a : XXV. 3.  Makarius 1971b : Iix.

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Morgan distingue ainsi plusieurs dimensions (il parle d’« idées ») de la vie sociale qui vont se développer tout au long de l’histoire des sociétés humaines, ce qui d’emblée suppose qu’elles caractérisent l’ensemble de ces sociétés  : « I.  Les moyens de subsistance ; II.  Le gouvernement ; III.  Le langage ; IV.  La famille ; V.  La religion ; VI.  La vie domestique et l’architecture ; VII. La propriété  1. » On y trouve donc, de façon quelque peu désordonnée, ce qu’on pourrait nommer les artefacts (l’architecture n’étant qu’un artefact parmi d’autres, placés du côté des « moyens de subsistance »), l’économie, le pouvoir, le langage, la famille, la religion et les effets de l’accumulation matérielle et culturelle (la propriété). Ce qui est important dans la perspec‑ tive de Morgan, c’est le fait que ces différentes dimensions sont constitu‑ tives du monde social, et ce dès le début des sociétés humaines : l’existence d’un langage articulé, la fabrication d’outils rudimentaires et l’invention de l’art de la poterie, l’apparition d’institutions telles que les gentes (clans), les fratries et les tribus, les institutions du sacré,  etc. montrent qu’il existe bel et bien des formes élémentaires de la vie sociale, qui ne vont cesser de se développer au cours de l’histoire des sociétés, de la « sauvagerie » à la « civilisation » en passant par la « barbarie »  2. Si les catégories utilisées par Morgan sont problématiques, avec une tendance à confondre « évolution » avec « perfection » croissante – ce qu’évitera soigneusement de faire Darwin pour ce qui est de l’évolution des espèces –, la démarche d’ensemble, quant à elle, est difficilement contestable. Par ailleurs, le caractère élémentaire de ces formes de la vie sociale doit être entendu non pas dans le sens où l’on aurait affaire à des formes « primitives » et plus « simples », mais comme des formes fondamentales, qui sont présentes dans toutes les sociétés humaines, des plus anciennes aux plus récentes. Les lignes de force dont je parlerai, et qui ne recoupent que très partielle‑ ment les « lignes de progrès humain » de Morgan, sont indissociables les unes des autres. Elles ne vivent pas des vies parallèles et sans contact et interagissent les unes sur les autres. Par exemple, la ligne de force du magico-religieux est liée à la ligne de force des rites et institutions puisque ces derniers sont au cœur des actes magiques ou religieux ; à la ligne de force des rapports parentsenfants, qui conditionnent plus généralement les rapports de protecteurs à protégés ; aux rapports de domination propres à chaque société donnée qui fixent la nature des rapports entre protecteurs (esprits, dieux, forces,  etc.) et protégés (êtres humains) ; à la ligne de force de l’expressivité symbolique puisque le magique comme le religieux ne sont que des dimensions particu‑ lières de l’expression signifiante humaine ; à la production d’artefacts dans la mesure où les institutions magiques ou religieuses sont « outillées », marquées par des objets qui cristallisent le sacré (runes, bâtons, sceptres,  etc.) ; à la 1.  Morgan 1971 [1877] : 3. 2.  Ibid. : 611‑612.

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ligne de force de la socialisation/transmission culturelle dans la mesure où les acteurs sont socialisés religieusement en apprenant à suivre des règles, à reproduire des rites, à énoncer correctement des mythes ou des formules, etc. Elle entre également en contact avec le rapport hommes-femmes en tant que rapport de domination, dans le sens où les femmes sont le plus souvent tenues à distance des fonctions magiques ou religieuses, et donc du sacré. Les sociétés sont le fruit de la combinaison ou de la conjugaison des diffé‑ rents états de l’ensemble de ces lignes de force, et il faut pour en concevoir la composition imaginer des liens entre les différentes spirales qui s’enroulent autour des différents axes. Ces lignes de force forment ensemble une sorte de « plan d’organisation » des sociétés humaines, à la manière des plans d’organisation morpho-anatomiques caractérisant les différents taxons du vivant. Chaque configuration particulière que forme l’ensemble des relations d’interdépendance entre les différents états des lignes de force constitue un type de société donné, qui n’est cependant qu’une variation sur le même thème du « plan d’organisation » général propre à l’ensemble des sociétés humaines. S’il existe une tendance à l’harmonisation des différentes lignes de force (loi de l’isomorphisme des domaines), il faut aussi noter que les sociétés observables ne correspondent pas toujours à des états de développement homogènes des lignes de force. Elles peuvent résulter de la combinaison d’états de dévelop‑ pement relativement différents. C’est la raison pour laquelle il peut subsister des vestiges de vieilles formes sociales ou d’institutions archaïques dans des sociétés par ailleurs industrialisées et technologisées, ou des états peu avancés de la culture d’artefacts dans des sociétés culturellement très sophistiquées (e.g. les sociétés aborigènes d’Australie qui conjuguent une culture artefac‑ tuelle rudimentaire et un système de parenté d’une très grande complexité).

1. Ligne de force des modes de production Comme l’écrit Marx dans l’avant-propos à la Contribution à une critique de l’économie politique (1859) : « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général  1. » C’est la base de l’existence de l’espèce humaine qui, comme toute espèce vivante, doit d’abord et avant tout se préoccuper de sa survie en se nourrissant et en se protégeant de tous les dangers potentiels. Sans cette base, l’espèce est vouée à disparaître très rapidement. Toutefois, à la différence des autres espèces, les Hommes ont fait varier au cours de leur histoire les moyens par lesquels ils produisent les conditions de leur survie. L’histoire des modes de production (communiste primitif, asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne, pour reprendre les termes de Marx), 1.  Marx 2014 [1859] : 63.

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des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés industrielles et capitalistes en passant par des sociétés agro-pastorales, dépend bien sûr des « forces produc‑ tives » et notamment de l’état des techniques (ligne de force de la production d’artefacts), mais aussi des rapports de domination qui traversent l’ensemble de la société (ligne de force des rapports de domination). L’une des singularités (relatives) de l’espèce humaine réside dans le carac‑ tère beaucoup plus collectif de la production matérielle des moyens de survie (fait de la socialité de l’espèce humaine). Ces moyens changent significative‑ ment au cours de l’histoire (Marx ne distinguant toutefois qu’une poignée de modes de production qui couvrent la totalité de l’histoire des sociétés humaines), mais demeurent profondément collectifs.

2. Ligne de force des rapports de parenté, et notamment des rapports parents-enfants  1 Les rapports de parenté incluent les liens d’alliance (entre les membres du couple quand il y a couple), de filiation (entre parents et enfants) et de germanité (entre frères et sœurs). Toutes les sociétés connues possèdent des systèmes de parenté, très variés, mais qui prouvent l’universalité du fait familial. Ce fait est déjà observable dans d’autres sociétés animales non humaines, et notamment chez les mammifères et les oiseaux. Comme l’ont montré les anthropologues, la diversité des systèmes de parenté humains n’est pas infinie. Étant donné le fait de l’altricialité secondaire, l’espèce humaine est vouée à développer des rapports précoces, constants et durables entre parents et enfants. Les bébés et les enfants humains, en partie encore les adolescents, sont dans un rapport de dépendance à l’égard des adultes. Le « lien d’attache‑ ment » dont parle John Bowlby à propos des rapports parents-enfants n’est que la conséquence psychique-affective-émotionnelle de cette dépendance vécue par les enfants. Ce lien d’attachement (ou de dépendance affective) est recherché tout au long de la vie des individus. Mais qui dit « dépendance » dit rapport social déséquilibré avec le parent, qui non seulement nourrit, protège et soigne, mais guide, surveille, ordonne, sanctionne. En tant que mammifères connaissant l’altricialité secondaire, les enfants humains éprouvent donc universellement, de manière précoce, un premier rapport de domination fondamental. L’accès de l’enfant au réel et la réalisation de ses désirs passent par l’entremise de ses parents (ou, plus généralement, des adultes), qui incarnent des figures de la toute-puissance que l’on craint et que l’on aime à la fois, que l’on implore et auxquelles on doit obéir  2. 1.  Cf. infra « Chapitre 16. Dominer par l’antériorité » et « Chapitre 20. Famille, parenté, société ». 2.  On notera, très succinctement ici, que cette relation de dépendance-domination caractéristique de l’espèce ne cesse de marquer son empreinte sur toutes les relations humaines (entre hommes et

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Les parents jouent un rôle de nourrissage, de soin, de protection, de gouvernement et de sanction vis-à-vis de leur enfant, mais aussi, plus généralement de socialisation, au sens de transmission culturelle permet‑ tant à l’enfant d’incorporer les dispositions et compétences nécessaires à l’intégration dans un état de société donné (ligne de force de la socialisation/ transmission culturelle). Les rapports parents-enfants varient dans leurs formes en fonction des autres éléments du contexte social dans lequel parents et enfants sont amenés à agir  : ils peuvent varier selon que les tâches parentales sont réparties de manière plus ou moins équilibrée entre le père et la mère, selon qu’ils sont aidés par des allo-parents ou par toute une série de spécialistes de l’enfance (aujourd’hui pédiatres, orthophonistes, psychologues, diététiciens, etc.), selon les rapports de domination ou d’autorité qui parcourent la société, selon l’état de développement matériel-artefactuel et économique de la société, selon l’état de développement des savoirs et savoir-faire, etc.

3. Ligne de force des rapports hommes-femmes  1 Le fait de la séparation des deux sexes se traduit d’emblée socialementsymboliquement en division du travail, et en différences comportementales et statutaires. Le fait de l’altricialité secondaire pèse, pour des raisons initia‑ lement biologiques (gestation et allaitement), davantage sur les femmes que sur les hommes. Si les faits de nature que constituent la séparation des deux sexes et la division biologique de leurs rôles ne sont pas indépassables (on peut penser au rôle crucial joué par des artefacts tels que les biberons ou le lait maternisé, mais qui sont d’apparition extrêmement récente à l’échelle de la très longue histoire de l’humanité), ils ont néanmoins formé pendant longtemps la base de toutes les différences culturelles entre les sexes. La simple différence de structuration du temps plus ou moins contraint par la parentalité entre mâles et femelles a sans doute institué le cadre structuré dans lequel sont venues se loger de nombreuses différences culturelles. Nombre de sociologues et d’anthropologues ont, depuis Marx, noté que la division sexuelle du travail était la forme première et universelle de division du travail (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions). Pour une partie des espèces sexuées, la nécessité d’une copulation pour des raisons reproductives, et donc d’une approche et d’un contact physique entre femmes, ami(e)s, supérieurs hiérarchiques et subordonnés,  etc.). Il n’y a pas jusqu’à ce qu’on a appelé le « syndrome de Stockholm », phénomène psychologique observé chez des otages éprouvant une empathie, et parfois même de l’admiration ou de l’amour, pour leurs ravisseurs, qui ne renvoie au rapport originel parent-enfant. Par exemple, l’admiration de l’enfant envers un père « sévère et menaçant », son identification avec lui se retrouvent jusque dans le rapport du citoyen d’un régime despotique ou dictatorial avec le pouvoir. Cf. Fromm 2021 [1941]. 1.  Cf. infra « Chapitre 19. Partition sexuée et domination masculine ».

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mâles et femelles, constitue là encore une base structurante de toutes les formes historiques et culturellement différenciées de rapports de séduction et de violence-agression liés à la sexualité. La nature des rapports mâles-femelles varie biologiquement dans l’ensemble des espèces (polyandrie, polygynie, monogamie,  etc.), et culturellement dans l’espèce humaine. Et, pour des raisons qui ne sont pas encore totalement éclaircies, la différence des sexes a pris la forme, dans la très grande majorité des sociétés connues par la préhistoire, l’histoire, l’ethnologie et la sociologie, d’une domination des hommes (considérés comme puissants, majeurs, aînés,  etc.) sur les femmes (considérées comme faibles, mineures, cadettes, etc.) (ligne de force des rapports de domination). Le scénario esquissé par Françoise Héritier d’une domination des femmes par les hommes en réaction à la « capacité exorbitante » et jugée « scanda‑ leuse » des femmes non seulement à procréer, mais à produire du différent (masculin) autant que du même (féminin), peine à convaincre dans la mesure où l’on se demande bien pourquoi la domination masculine a été aussi universelle et pourquoi un pouvoir ou une capacité aussi grands n’ont pu, dans certaines sociétés au moins, se traduire par une domination féminine. Si le pouvoir de procréation est si puissant, pourquoi se retournerait-il systématiquement contre ses détentrices ? Le fait que les hommes aient voulu, dans toutes les sociétés, contrôler le corps des femmes pour leur plaisir et pour avoir des enfants ne peut être un principe explicatif, mais bien un fait à expliquer.

4. Ligne de force de la socialisation/transmission culturelle  1 Étant donné le fait de l’altricialité secondaire et la plasticité cérébrale qui en découle, les êtres humains sont voués à être en permanence modelés et transformés par leurs expériences sociales successives, avec une prévalence des primes socialisations sur les socialisations ultérieures, qui peuvent néanmoins venir modifier, contrarier, réorienter ou enrichir le patrimoine de disposi‑ tions et de savoirs acquis. La socialisation suppose des processus d’enseigne‑ ment (au sens le plus large du terme, incluant les formes les plus diffuses et informelles d’enseignement), d’apprentissage, de mémorisation-incorporation sous la forme de schèmes, d’habitudes ou de dispositions incorporées, et un mécanisme de rapprochement analogique (loi de l’association analogique) et d’anticipation pratique à l’occasion de chaque nouvelle situation qui se présente. Les formes et contenus de la socialisation, qui reposent sur des processus d’imitation (loi de l’imitation) ou d’appropriation par essais-erreurs, sont historiquement variables et dépendent de la nature des rapports parentsenfants, des formes d’exercice du pouvoir, de l’état de développement des 1.  Cf. infra « Chapitre 11. Socialisation-apprentissage-transmission ».

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moyens d’expression symboliques et des artefacts éducatifs, ainsi que des dispositions et des savoirs à transmettre. On peut dire que les effets de socialisation sous la forme de dispositions ou de schèmes sont une forme incorporée de cristallisation-fixation-stabilisation qui est parallèle à des formes externalisées de cristallisation-fixation-stabilisation (artefacts, rites et institutions). Ces processus de socialisation sont parfois appréhendés en tant que « transmissions culturelles », sachant que chaque nouvelle génération doit apprendre à connaître et à utiliser les savoirs et artefacts qui lui sont préexistants. Ignace Meyerson faisait de cette transmis‑ sion l’un des grands « traits » distinctifs de l’humain : « L’homme, les groupes humains conservent et assurent la transmission des instruments, des objets fabriqués, des techniques et des procédés de fabrication  1. »

5. Ligne de force de la production d’artefacts (ou de construction de niches)  2 Cette ligne de force, qui concerne la part objectivée de la culture, distincte de la part incorporée sous forme de dispositions et de compétences, est l’un des grands traits humains retenus par Meyerson : « L’homme se sert d’outils, d’instruments, de machines. Il sait les fabriquer, les transformer ; il sait trans‑ former la nature et fabriquer des formes nouvelles […]  3. » L’environnement de l’espèce humaine est à la fois biotique et abiotique, mais la part abiotique construite et surtout accumulée (produit de l’activité des hommes) est ce qui a progressivement distingué les hommes des autres espèces animales  4. L’artefact est, comme la mémorisation sous forme incorporée, et aussi comme les rites et les institutions, une cristallisation-fixation-stabilisation d’un rapport au monde et à autrui. Si l’outil est discrètement présent (en faible quantité, et de manière occasionnelle) dans nombre de sociétés animales (insectes, oiseaux et mammifères notamment), les hommes ont fabriqué au cours de leur histoire une multitude d’artefacts de toute nature : outils, armes, usten‑ siles, machines, vêtements, chausses, habitats, architectures, aménagement des territoires, représentations symboliques de toutes sortes, et, très tardivement dans l’histoire des sociétés humaines, savoirs écrits, lois écrites, etc. C’est la faiblesse physique constitutive de l’homme (qui n’a ni écailles, ni carapace, ni toison, ni plumes, qui n’a pas une mâchoire très puissante, pas de griffes, pas un odorat très développé, qui ne vole pas, ne court pas très 1.  Meyerson 1995 : 73. 2.  Cf. infra « Chapitre 14. Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire ». 3.  Meyerson 1995 : 73. 4.  Il faut toutefois noter que la part biotique de l’environnement est devenue elle-même de plus en plus fortement construite (plus ou moins volontairement) par les Hommes. Nous savons maintenant les effets de l’activité industrielle humaine sur le climat et la biodiversité, mais il faut penser aussi à toutes les formes de domestication végétale et animale.

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vite, etc.) qui appelle le recours adaptatif à cette externalisation des fonctions. La faiblesse d’une série de capacités physiques implique des compensations culturelles, et notamment artefactuelles, et l’on peut dire aujourd’hui que ces deux aspects, physiologique et culturel, de la vie d’Homo sapiens sont comme les deux faces d’une même pièce et ont véritablement coévolué au cours de l’évolution. Des outils permettant de couper, trancher, hacher des aliments ont rendu possible une mâchoire moins puissante que celle des primates non humains ; de même, la cuisson des aliments avec la maîtrise du feu, a facilité la mastication et la digestion, avec un raccourcissement progressif de l’intestin et une allocation de l’énergie ainsi économisée vers un cerveau grandissant et énergivore, etc. Sans doute que le fait de l’altricialité secondaire, qui fait que le nourrisson naît physiquement très faible et que la période de l’enfance s’allonge, a contribué à faire peser une pression sélective en faveur de la création d’arte‑ facts (par exemple, des systèmes de portage d’un bébé ne disposant pas de la force nécessaire pour s’accrocher à sa mère ou à son père dans leurs déplacements, pères ou mères eux-mêmes dépourvus de poils suffisamment denses et longs pour pouvoir être agrippés). Mais on peut aussi renverser les choses et penser que la naissance d’un enfant à la fois prématuré et très rapidement en mesure d’apprendre tout au long de son développement dans des cadres sociaux, de même que l’allongement de la durée de l’enfance sont la contrepartie d’une externalisation des moyens d’action sur le monde. La faiblesse physiologique de l’homme (combinée à sa grande vulnérabilité à la naissance et durant les longues années de développement) est ainsi indisso‑ ciable d’un renforcement artefactuel, et plus largement culturel. De même que l’on ne songerait pas à dissocier le vers de la soie qu’il produit, l’araignée de sa toile, l’oiseau de son nid ou le castor de ses barrages, l’homme n’est pas dissociable de ses moyens artefactuels qui sont à la fois partie de son environnement et médiation à l’égard du monde. Cependant, l’accumulation des artefacts au cours du temps, leur combinaison et leur complexification croissante donnent l’impression que tout ce milieu matériel est distinct de l’être humain lui-même, qu’on regarde comme on regarderait la plupart des animaux, à savoir comme un être défini par sa biologie et le produit de ses expériences personnelles. Pourtant, ce qui se présente comme « extérieur » à l’être humain fait partie de sa définition même, et ce bien qu’elle représente sa part variable. Longtemps avant la science, la mythologie a pensé des points fondamen‑ taux de la condition humaine, et les chercheurs en sciences humaines et sociales auraient gagné scientifiquement à considérer les mythes avec toute l’attention qu’ils méritent. Le mythe de Prométhée, et particulièrement celui de Protagoras sous la plume de Platon, est un récit évoquant l’apport compen‑ sateur des connaissances, des techniques et des artefacts pour des hommes nus et sans défense (« l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans

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armes », Protagoras, 321c). Prométhée vole ainsi le feu sacré à Héphaïstos et les habiletés techniciennes à Athéna (les arts de la poterie, du tissage,  etc.) pour les donner aux hommes faibles. Dans le Protagoras de Platon, Prométhée vient réparer l’erreur de son frère Épiméthée qui était chargé par les dieux, à la création du monde, de distribuer les qualités physiques aux différents animaux (force, vélocité, griffes, crocs, carapaces, peau épaisse, fourrures, becs, ailes, sabots,  etc.) et qui oublia l’homme, laissé démuni, incapable de se défendre face aux autres créatures beaucoup mieux dotées que lui. La maîtrise du feu et les savoirs techniques viennent ainsi compenser la faiblesse constitutive de l’espèce humaine (l’homme « inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre », Protagoras, 322a). La capacité à produire des artefacts qui viennent compenser une physio‑ logie déficiente par rapport à certaines conditions de vie (climatiques notam‑ ment) a permis à l’espèce humaine de s’adapter à des environnements extrêmement variés, des plus froids aux plus chauds, des plus secs aux plus humides,  etc. Sans avoir besoin d’évoluer beaucoup physiologiquement (mais les modifications secondaires sont néanmoins nombreuses au sein de la population humaine, des variations de pigmentation de la peau à des adaptations de certaines populations à de très hautes altitudes, en passant par la capacité à digérer le lait, des formes d’insensibilisation de la peau au froid chez certaines populations vivant dans des zones très froides,  etc.), les êtres humains ont trouvé dans la production d’une culture matérielle le moyen souple, rapide et efficace de s’adapter un peu partout sur la planète. C’est ce qui explique la grande différence entre les primates non humains, et notamment nos plus proches cousins les chimpanzés, toujours restés en Afrique, et les humains qui, grâce à des modifications d’habitats, de types d’outils ou d’armes, de vêtements, de moyens de déplacement, etc., se sont installés à peu près partout sur la planète. Les processus migratoires, qui ont débuté très tôt dans la vie de l’espèce humaine, sont ainsi fondamenta‑ lement liés à la production d’artefacts et à la construction de niches viables en quasiment toute circonstance.

6. Ligne de force de l’expressivité symbolique L’espèce humaine se distingue des autres espèces animales par des capacités symboliques, qui lui permettent de développer un langage sophistiqué (avec lexique et syntaxe) pour coordonner des actions collectives, faciliter les situa‑ tions de transmission culturelle en les rendant plus précises et fidèles, parler ou évoquer symboliquement (par le geste, le dessin, l’objet) des réalités absentes (spatialement éloignées, passées, futures ou purement fictionnelles, telles que les esprits ou les divinités), forger des références symboliques communes au groupe, exercer du pouvoir symbolique (performativité discursive) et produire

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différents types de récits ou de discours (oraux, écrits et même purement mentaux comme les rêveries éveillées ou les récits oniriques)  1, des images dessinées ou peintes, des formes de sculpture ou d’architecture, des musiques, des chants ou des danses, des décorations ornementales sur des objets ou des corps, etc. Ces différentes manifestations des capacités symboliques humaines ont donné lieu dans l’histoire à des développements relativement autonomes de nature religieuse, politique, juridique, esthétique, scientifique, etc., suivant ainsi la différenciation sociale des fonctions (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions [ou de la division sociale du travail]). Cette ligne de force, croisée avec la ligne de force de la différenciation sociale des fonctions et soumise à la loi de la variabilité intergroupe, inter­ individuelle et intra-individuelle des conduites humaines  2, engendre la varia‑ tion culturelle et historique des manières de penser, d’imaginer, de parler, d’écrire, de créer des images, des sculptures, des musiques, etc. Cette capacité symbolique est désignée comme l’un des « traits humains » par Meyerson, qui le croisait immédiatement avec celui de la différenciation sociale des fonctions  : « L’homme dispose de systèmes de signes, de moyens collec‑ tifs et organisés de communication, d’information, de traduction de son expérience. Il dispose de plusieurs types de systèmes de signes qui traduisent des types différents d’expériences. Ces systèmes de signes, ces intermédiaires, ces médiateurs spirituels, inventions humaines, se sont substitués à l’expé‑ rience immédiate  3. » Les prémices animales des dimensions communicatives, pragmatiques ou esthétiques sont néanmoins attestées par nombre d’étho­ logues : systèmes de communication animaux (chants des oiseaux comme des baleines, cris et gestualité des singes, langage des abeilles, signaux chimiques des fourmis et de nombres de mammifères, etc.), parades nuptiales et dimor‑ phisme sexuel chez des espèces animales qui ont, par sélection sexuelle, poussé les mâles à développer des caractéristiques esthétiquement attrayantes et hypertéliques (longueur et couleurs des plumes chez les oiseaux, bois des cerfs, mandibules hypertrophiées de certains insectes,  etc.) aux yeux des femelles. À partir du moment où les pratiques symboliques ont trouvé les moyens de leur objectivation (ligne de force de la production d’artefacts, y compris des technologies intellectuelles) –  écritures idéogrammatiques, logographiques, syllabiques ou alphabétiques pour le langage parlé, musique enregistrée, scènes photographiées ou filmées –, la culture qui ne se déployait qu’à l’état incor‑ poré et qui avait pour limite les capacités humaines de mémorisation, a pu être stockée et cumulée indéfiniment, rendant possible une accélération historiquement inédite dans la progression des savoirs. 1.  Cf. infra « Chapitre 13. Capacité langagière-symbolique, déplacement et fiction ». 2.  Cf. infra. 3.  Meyerson 1995 : 74.

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La capacité symbolique, et notamment le langage, avec ses propriétés de nomination, de classification et de déplacement ou de décontextualisationautonomisation, est centrale pour comprendre les sociétés humaines  : elle ouvre des possibles inédits tels que le magico-religieux ou le sacré, constitue un élément central dans le processus de transmission fidèle de la culture et de cumulativité culturelle, ainsi que dans la possibilité d’apparition de macrosociétés, les récits mythiques et les symboles collectifs permettant de faire tenir ensemble un plus grand nombre d’individus que dans les sociétés de primates non humains. Mais la question du langage est aussi centrale parce qu’elle est au cœur de l’erreur anthropocentriste. Il faut s’atteler à une critique du langage comme ligne de partage du monde animal en deux : les « êtres à langage » (êtres humains) et les « êtres sans langage ». En définitive, nous verrons que beaucoup de processus ou de mécanismes sociaux se développent « analo‑ giquement » avec ou sans langage. Même s’il n’est pas un simple enrobage de réalités déjà là et qu’il modifie de nombreux aspects de la vie sociale, le langage accompagne ces processus et mécanismes sociaux dans un rapport plus ou moins congruent (e.g. l’expression du tabou de l’inceste ne fait que nommer un processus objectif préexistant d’évitement de l’inceste) ou illusoire (le mythe des femmes qui détenaient dans un passé mythique le pouvoir, et à qui on l’a retiré, est une façon d’inverser la réalité bien tangible de la domination masculine).

7. Ligne de force des rites et institutions En tant qu’ensemble de gestes et d’actions relativement stabilisés et récurrents, ponctuant la vie sociale et signalant le type de situation ou de relation en cours  1, les rites ne sont pas propres à l’espèce humaine, mais sont observables dans les sociétés non humaines les plus diverses. Parades nuptiales, rituels de combat, de domination et de soumission  2, d’évitement, de réconciliation  3, d’épouillage, jeux ritualisés divers  4, nombreux sont les comportements récurrents ou les schémas d’action ou d’interaction répétés et reconnaissables par tous les membres du groupe, qui permettent d’indi‑ 1.  Le psychanalyste et psychologue du développement germano-étatsunien Erik Erikson écrit que « le comportement répondant au nom de ritualisation chez l’homme doit comporter un échange entre au moins deux personnes qui répètent certains actes à des intervalles significatifs dans des contextes récurrents » (Erikson 1971 : 140). 2.  Par exemple, chez les babouins, lorsque deux mâles rivaux se battent ou se préparent à se battre, l’un d’entre eux peut présenter sa croupe à l’autre, à la manière d’une femelle qui tend sa croupe à un mâle pour engager l’accouplement, en signe de soumission. Cela lui permet d’éviter un combat potentiellement mortel. Il existe ainsi de faux accouplements (ou « pseudo-copulations ») entre mâles pour signifier la dominance de celui qui pénètre. 3.  De Waal 1992. 4.  Cf. Thorpe 1971b : 99‑111.

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quer, de façon non ambiguë  1, la nature des relations entre les membres d’un groupe. Les rites précèdent de loin l’apparition d’Homo sapiens et s’observent dans de très nombreuses sociétés animales (chez les oiseaux et les mammifères notamment, mais aussi chez des invertébrés tels que les écrevisses). Le biolo‑ giste et éthologue britannique Julian Huxley écrivait déjà en 1971 que « la grande majorité des schèmes de comportement animal ont été soumis à un processus de ritualisation » et que ce processus est destiné à « a) assurer une plus grande efficacité de la fonction d’avertissement et à en diminuer l’ambi‑ guïté, tant du point de vue intra-spécifique qu’interspécifique ; b)  fournir des stimulants ou des déclencheurs de schèmes d’action plus efficaces aux autres individus ; c)  réduire les pertes à l’intérieur de l’espèce ; et d)  servir de mécanismes de liaison sexuelle et sociale  2. » En « augmentant l’efficacité de la fonction de communication (signa‑ lisation)  3 », la ritualisation dans les sociétés non humaines tend à faire de certains gestes et attitudes des sortes de proto-signes. Huxley avait donc raison de rappeler que, inversement, « la capacité propre à l’homme d’élaborer un langage véritable (symbolique) » est aussi une « conduite ritualisée »  4. De la ritualisation dans les sociétés animales non humaines à la formalisation conceptuelle dans les sociétés humaines, on a affaire aux deux bouts d’un continuum expressif plutôt qu’à deux réalités radicalement différentes. Car ritualisation comme formalisation  5 sont deux processus qui « remplissent des fonctions analogues et doivent être envisagés de pair dans toute étude générale de la canalisation adaptative du comportement  6 ». La ritualisation des comportements dans les sociétés animales non humaines présente toutes les caractéristiques d’une poussée vers le symbolique, le communicatif, faisant du comportement stylisé, stéréotypé, dramatisé et parfois déplacé (d’un type de situation à l’autre, comme dans les simulacres de copulation dans les rapports entre mâles qui signalent l’acceptation d’un rapport de dominance entre vainqueur et vaincu), un comportement en partie détaché de ses fonctions pratiques  7. Protolangage ou proto-symbolisation qui 1.  « La ritualisation vise à produire des signaux d’une plus grande visibilité et d’une moindre ambiguïté. Les erreurs de signalisation arrivent ; on en trouve, même dans le plus remarquable des systèmes de signalisation connu chez les animaux, la danse de l’abeille » (Cullen 1971 : 193). 2.  Huxley 1971 : 9. 3.  Ibid. : 23. Cf. aussi Lorenz 1971 : 45‑62. 4.  Huxley 1971 : 24. 5.  Huxley parle des concepts, des formules, des principes moraux et juridiques, des lois scienti‑ fiques ou des doctrines théologiques, et considère même le « style commun » dans les arts comme un « agent ritualisateur » (ibid. : 26). 6.  Ibid. : 25. 7.  Pour l’éthologue, « la ritualisation est un processus évolutionnaire au cours duquel un élément de comportement se trouve déplacé et accentué de manière à devenir un déclencheur plus efficace » (Carstairs 1971 : 95).

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tend à confirmer les thèses concernant les origines gestuelles du langage  1. Comme l’écrit le grand éthologue-zoologiste autrichien Konrad Lorenz : Nous avons déjà mentionné la première et probablement la plus impor‑ tante caractéristique de la ritualisation. Un schème moteur phylo­ génétiquement adapté, qui servait initialement à l’espèce pour répondre à certaines nécessités du milieu, acquiert une nouvelle fonction –  la fonction de communication. […] Tous les éléments qui, même dans le mouvement primitif non ritualisé, produisaient une stimulation visuelle ou auditive, se trouvent fortement exagérés, alors que ceux qui servaient la fonction mécanique d’origine diminuent fortement ou disparaissent tout à fait. Cette « exagération mimique » aboutit à une cérémonie qui, en fait, se rapproche beaucoup d’un symbole, et dont l’aspect théâtral a frappé Sir Julian Huxley lorsqu’il procédait à ses premières opérations, aujourd’hui classiques, des Grèbes huppés. Cet aspect théâtral a été rehaussé par une profusion de formes et de couleurs. […] La vitesse et l’amplitude des mouvements ritualisés sont strictement réglées de façon à augmenter la non-ambiguïté du message. Desmond Morris a été le premier à attirer l’attention sur ce phénomène qu’il a appelé « inten‑ sité typique ». Le caractère répétitif et rythmique du mouvement, qui constitue souvent à lui seul la preuve suffisante de la ritualisation, sert la même fin  2.

Dans chaque espèce animale, on trouve en nombre souvent assez limité une série de comportements ritualisés qui servent de moyens de régulation des interactions entre les membres du groupe. Le zoologiste britannique Robert Aubrey Hinde précise ainsi : Chaque espèce de primate, de même que chaque espèce de vertébré, possède un répertoire de postures, de gestes et d’appels qui servent à la communication sociale. Il est impossible de donner une estimation précise du nombre de signaux utilisés par une espèce en raison de leur variabilité. En gros il est de l’ordre d’une vingtaine pour les signaux visuels comme pour les signaux auditifs  3.

Par exemple, « si toutes les parades nuptiales ont en commun un caractère que les observateurs ont spontanément désigné comme un phénomène de “ritualisation”, établissant ainsi une analogie avec l’univers des institutions cérémonielles humaines, c’est très évidemment parce que les prémisses évolu‑ tives de ce que l’on nomme le symbolisme s’y trouvaient engagées  4. » 1.  Corballis 2003. 2.  Lorenz 1971 : 50‑51. 3.  Hinde 1971 : 65‑66. 4.  Tort 2017.

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C’est le cas aussi de tous les rituels de soumission qui permettent à l’animal d’accepter sa défaite afin d’éviter la mort. Mimant ou simulant la réalité du combat, l’animal peut, grâce à la ritualisation de l’action, prendre une certaine distance par rapport à l’issue potentiellement fatale et déclencher l’apaisement de son puissant adversaire : Un certain nombre de mécanismes instinctifs, décrits sous le nom de « ritualisation », ont pour effet d’inhiber l’agressivité ou de la « réorienter » vers une activité non dangereuse pour l’espèce. C’est particulièrement dans la lutte entre mâles que se produisent des effets d’inhibition, suivant un processus constant comme un rite. Par exemple un loup vaincu par un congénère tourne la tête et présente son cou à l’adversaire, à l’endroit où la veine jugulaire fait saillie. Le vainqueur exécute alors à vide le geste de le « secouer à mort c’est-à-dire près du cou du rival, mais gueule fermée, donc sans le mordre ». En détournant la tête, l’animal vaincu supprime le stimulus déclen‑ cheur du combat, mais cela ne saurait suffire à interrompre instantanément le comportement de lutte de la part de l’adversaire, si la présentation de l’endroit le plus vulnérable n’avait pas, en même temps, un effet inhibiteur. Un tel mouvement, en lui-même dangereux, a donc la valeur d’un signal instinctif d’apaisement et il provoque aussitôt la réponse adéquate  1.

Lorsqu’un mâle présente sa croupe à un autre mâle en signe de soumis‑ sion et d’acceptation de son statut de vaincu, évitant ainsi la mort, ou lorsque deux mâles simulent l’acte sexuel pour signifier que le pénétré est le dominé, ils déplacent quasi symboliquement un comportement copulatoire dans une tout autre situation pour marquer le rapport dominant-dominé, en vue d’un apaisement des relations. De manière générale, toute violence ritualisée, comme le sont certains rites de soumission ou certaines formes de mises en scène de sa puissance ou d’une agression possible dans les sociétés non humaines, constitue les prémices d’une violence symbolisée  2. Dans les sociétés humaines, le langage peut remplacer le geste, et l’insulte rituelle se substituer à l’agression physique ou à l’agression physique ritualisée  3 : Il existe en outre, chez l’animal, tout un ensemble de mécanismes, de postures et de rites qui servent à désamorcer l’agressivité : Les combats entre animaux sont très ritualisés  : il y a des postures, des mimiques de menace ; par exemple  : le fait de montrer les dents ; le hérissement des poils ; les cris,  etc. Ils constituent un code d’expression de  la colère qui suffit à intimider l’adversaire et à le faire fuir. Mais il existe un véritable code de “résolution” (ou de “dissolution”) de l’agres‑ 1.  Dubouchet 1977 : 59. 2.  « Les chimpanzés, comme la plupart des animaux, règlent le plus souvent leurs conflits par des menaces plus que par des combats réels » (Van Lawick-Goodall 1971 : 103). 3.  Cf. sur les insultes rituelles ou sur la culture de la « vanne », Labov 1978 et Lepoutre 1997.

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sivité de l’ennemi ; par exemple : se coucher les pattes en l’air, présenter ses parties vulnérables (gorge, abdomen) ; ce sont des manifestations du désir de se soumettre et de cesser le combat. L’ennemi, au lieu de profiter de ces manifestations de faiblesse, abandonne la lutte. Un exemple typique de ces rites de soumission est ce qu’on appelle le « sexe de statut » ; il consiste (entre mâles) à prendre la posture mâle de l’accouplement pour exprimer la domination, et la posture femelle pour exprimer la soumission ; c’est un rite social symbolique qui évite la lutte  1.

Malgré la présence d’actions ritualisées, les sociétés animales, et notam‑ ment les sociétés de primates non humains, ne sont jamais aussi stabilisées que les sociétés humaines s’appuyant sur des rites et des institutions (dont les institutions juridiques, qui garantissent la stabilité des situations ou des rapports sociaux, comme dans le cas de diplômes délivrés par l’institution scolaire et garantis par l’État, fixant ainsi durablement la « valeur » des personnes), et restent pour cette raison beaucoup plus fluides et instables que les sociétés humaines. C’est ce que souligne Frans de Waal à propos de la société chimpanzé : Les primatologues parlent volontiers d’« organisation sociale », comme si la vie en commun tournait autour d’une structure fixe qui serait comme la colonne vertébrale du groupe. Mais elle ressemble plutôt à une rivière : toujours là, mais jamais la même. Chaque fois que, les événements s’étant apaisés, l’on s’apprête à décréter la fin de l’histoire (ou autre concept tout aussi niais), on peut détecter des courants souterrains annonçant d’autres changements. Un jeune mâle qui grandit s’apprête à faire des vagues. Un vieux chef commence à se lasser des longues démonstrations de force ; ses rivaux le remarquent aussitôt  2.

En habituant les participants à une action, de même que les acteurs extérieurs à cette action, à une séquence routinisée de gestes et de paroles, le rite permet de créer les conditions d’un signal correctement et efficacement interprétable par tous. Par exemple, « chez beaucoup d’oiseaux, la fonction principale du chant entier est de servir de signal, suffisamment stéréotypé pour jouer le rôle d’un signe de reconnaissance, et susceptible en même temps de variations individuelles suffisantes (dans les limites de ce schème général fixe) pour différencier les individus les uns des autres  3 ». Les notions de « schème de comportement ritualisé  4 » (Huxley), de « schéma d’interaction », de « rite d’interaction » (Goffman) ou de « script » 1.  Thibault 1976 : 21. Souligné par moi. 2.  De Waal 2001 : 275‑276. 3.  Thorpe 1971b : 159. 4.  « Tous les schèmes de comportement ritualisé peuvent en gros être qualifiés de parades » (Huxley 1971 : 10).

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dans la tradition interactionniste, de « jeu de langage » (Wittgenstein), de « format d’interaction » ou de « formats d’action mutuelle » (Jerome S. Bruner), de « genre » (Bakhtine), etc., retrouvent toutes cette même réalité de la stabilisation relative des actions et de leurs significations, des situations et des relations. On peut penser à l’ontogenèse de l’entrée dans le langage, avec des enfants qui participent à des schémas d’action et d’interaction avant même d’entrer dans le langage  1, et notamment à tous les rituels dans les relations mère-enfant  2. Le langage ne fait que prolonger ou accompagner cette fixation-ritualisation en condensant des significations sous la forme de symboles. Le rite est, comme la culture incorporée (schème ou disposition) et comme la culture objectivée (artefact), une première forme de cristallisationstabilisation des rapports sociaux ; il nécessite des habitudes ou des routines, plus ou moins programmées génétiquement ou apprises culturellement. Tout se passe comme si le rite était une première forme d’objectivation ou de fixation des activités et des relations, d’où sa présence dans les sociétés non humaines et son omniprésence dans les sociétés humaines sans écriture. Mais même dans les sociétés à traditions culturelles écrites, les rites persistent parce que leur fonction est « de fixer et de rendre permanents certains types de comportements, avec les obligations et les sentiments qu’ils impliquent  3 ». Dans un paragraphe sur les « origines de l’institutionnalisation », Peter Berger et Thomas Luckmann affirmaient, à juste titre, que « toute activité humaine est sujette à l’accoutumance », et que c’est cette accoutumance qui permet de stabiliser les conduites, de les rendre prévisibles et d’économiser beaucoup énergie  : « L’accoutumance implique ultérieurement que l’action en question peut être reproduite dans le futur de la même manière et avec la même économie d’efforts  4. » La répétition d’un rite ou d’une série de rites associés peut donner lieu, dans les groupes humains, à ce que l’on appelle une institution. L’institution, qui est alors nommée ou symbolisée, est une association de pratiques (rites, procédures, etc.) et de discours (mythes, idéologies, prescriptions, règlements,  etc.). Par la combinaison de moyens de fixation (comportementaux et symboliques), l’institution constitue un 1.  Bruner 1991. Bruner explique que les rituels adulte-enfant avant l’entrée dans le langage facilitent la compréhension par l’enfant des énoncés linguistiques de l’adulte qui prennent sens dans le contexte de l’échange ritualisé : « On tend à trop négliger […] le fait que le langage progresse, dans l’ontogenèse, dans des contextes très familiers qui ont déjà été très fortement conventionnalisés par le jeune enfant et sa mère (ou la personne qui s’en occupe) » (ibid. : 166), et « Nos propres observations portant sur la première année de la vie indiquent l’importance que revêtent ce que Garvey (1974) a appelé les “formats”, les échanges habituels qui fournissent un cadre pour l’interprétation concrète de l’intention de communication entre mère et enfant » (ibid. : 171). 2.  Ambrose 1971 : 170‑175. 3.  Radcliffe-Brown 1972 : 91. 4.  Berger & Luckmann 1986 : 77.

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puissant moyen de stabilisation des rapports sociaux, ce qu’ont bien compris Fustel de Coulanges comme Émile Durkheim : Dans un texte fameux, Durkheim a donné de l’institution une définition très « fustélienne » : « On peut, sans dénaturer le sens de cette expression, appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » [É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Préface de la 2e édition, Paris, Alcan, 1901]. Comme il apparaît dans de nombreux textes de Durkheim ou de ses disciples, le mot d’institution recouvre un spectre très large de pratiques sociales diversement « cristallisées ». En font partie les formes juridiques, certes, mais aussi les conventions qui ont cours sur l’ensemble d’un terri‑ toire, comme par exemple les divisions du temps, ainsi que nombre de pratiques coutumières, telles les formules orales transmises de génération en génération. Il s’agit toujours de « manières d’agir » qui ont peu à peu « creusé leur lit », se sont consolidées en « manières d’être » et finissent par opposer une « résistance » aux actions individuelles. Durkheim n’oublie jamais qu’une institution, au sens résultatif du terme, est le produit d’une institution au sens performatif, l’aboutissement provisoire d’une action instituante  1.

Dans toutes les sociétés humaines connues, des rites, et parfois même des épreuves, viennent marquer les passages  2 d’un statut à l’autre, de la situation prénatale à la naissance, de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à la vie adulte, du célibat au mariage, de la vie à la mort, etc. Georges Lapassade soulignait l’importance des « rites d’entrée dans la vie » qui représentent des sortes de renaissances : Toutes les sociétés distinguent les enfants des adultes. L’adulte se définit par la fonction sexuelle et par le travail. L’enfance est, au contraire, le temps de l’immaturité sexuelle et des activités non productives. Du point de vue de l’efficience, qui est celui des groupes sociaux, l’adulte seul est véritablement humain ; l’enfant, au contraire, n’appartient pas tout à fait au monde. D’où la pratique, souvent signalée par les ethnologues, du changement de nom au moment des rites d’entrée dans la vie  : le nom d’enfance est remplacé par un nom définitif. Ceci montre l’importance de cette « seconde naissance » [J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation]  3.

De la naissance réelle, on tire le modèle de représentation de toute naissance sociale, au sens de naissance statutaire, en tant qu’homme, en 1.  Héran 1987 : 70. 2.  Van Gennep 1909. 3.  Lapassade 1963 : 68.

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tant qu’adulte, en tant que chrétien ou membre de telle ou telle société ou confrérie, etc. Dans certains rites d’initiation australiens, pour mimer la naissance de l’enfant, on cache les cheveux de l’initié ou on lui retire une dent  1. Les sociétés sans écriture utilisent abondamment les rituels de passage comme des sortes de marquages d’un corps « traité comme un pense-bête » (Bourdieu), destinés à signifier, à l’intéressé comme aux autres membres du groupe, le changement de statut.

8. Ligne de force des rapports de domination  2 Le premier grand rapport social de domination –  au sens de balance déséquilibrée des pouvoirs  – est celui qui s’instaure entre prédateurs et proies (méta-fait de l’interdépendance). Il y a ceux qui mangent et ceux qui sont mangés, et ceux qui mangent peuvent être potentiellement mangés par d’autres qu’eux, sauf quand ils se situent en bout de chaîne alimentaire par leur puissance, leur taille ou leurs moyens de défense exceptionnels. La force exceptionnelle des humains producteurs d’artefacts, et notamment d’armes, n’est apparue que lentement au cours de l’évolution des sociétés humaines (ligne de force de la production d’artefacts [ou de construction de niches]), mais a peu à peu permis à l’être humain d’acquérir un avantage décisif sur la grande majorité des animaux. Le passage de la Genèse (versets 26‑27‑28) évoquant la domination de l’Homme sur l’ensemble des animaux, et la figure d’un Dieu dominant qui fait l’Homme à son image (en tant que dominant), est une façon d’exprimer cet état de domination inter-espèces qui a permis à l’être humain, par les moyens artefactuels, de devenir le dominant des dominants : 26 Puis Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance ! Qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. » 27 Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu. Il créa l’homme et la femme. 28 Dieu les bénit et leur dit : « Reproduisez-vous, devenez nombreux, remplissez la terre et soumettez-la ! Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre ! »

Mais la domination ne s’arrête pas là. D’autres grands rapports sociaux de domination sont propres à l’Homme en tant qu’il est un mammifère particulièrement altriciel, à commencer par les rapports entre parents et enfants (fait de l’altricialité secondaire et ligne de force des rapports de domina1.  Testart 1992a : 56. 2.  Cf. infra « Chapitre  16. Dominer par l’antériorité » ; « Chapitre  17. Dominations » ; « Chapitre  18. Magico-religieux et dépendance-domination » et « Chapitre  19. Partition sexuée et domination masculine ».

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tion parents-enfants), suivis par les rapports entre les hommes et les femmes (ligne de force des rapports hommes-femmes). Par ailleurs, l’accès différencié aux ressources alimentaires, matérielles (artefactuelles), territoriales, écono‑ miques, culturelles (et notamment cognitives), sexuelles, affectives, etc., a créé de nombreuses structures inégalitaires et de multiples rapports de domina‑ tion. L’exploitation ou l’expropriation ne sont que des formes humaines de parasitisme qui s’observent à tous les niveaux du vivant  1. Même si les grands rapports sociaux de domination entre générations, entre hommes et femmes ou entre riches et pauvres (dans les sociétés à richesse) sont transversaux par rapport à l’ensemble des domaines d’activité, plus la société se différencie (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions) et plus les rapports sociaux de domination, et notamment la nature de cette domination, se différencient en se spécifiant. Au cours de leur histoire, qui est l’histoire d’une division accrue du travail, les sociétés voient ainsi les formes que prennent les rapports de domination varier. Cette omniprésence des rapports de domination, depuis la naissance (fait de l’altricialité secondaire) jusqu’en fin de vie (fait de la grande longévité et, par conséquent, de la dépendance des plus vieux par rapport aux jeunes adultes), produit des sentiments universels de puissance/impuissance. Par le fait d’avoir à élever des enfants qui restent longtemps fragiles, dépendants, soumis et impuissants, les membres adultes de toutes les sociétés humaines font universellement l’expérience de l’exercice de la puissance et du sentiment de puissance qui l’accompagne. Et, inversement, tous les enfants humains vivent universellement la dépendance et l’impuissance, ainsi que le sentiment d’impuissance qui en est indissociable. Cet exercice de la puissance parentale varie en fonction de l’équilibre des rapports de force entre parents, entre parents et enfants, de l’évolution de ce diagramme des forces et du rôle des forces extérieures à la relation, qui contraignent plus ou moins les parents à limiter l’exercice de ce pouvoir (on peut penser au très récent, dans l’his‑ toire de l’humanité, droit des enfants, à l’interdiction de la fessée, etc.). De même, les adultes font l’expérience, quand ils deviennent vieux, d’un retour plus ou moins brutal à la dépendance à l’égard des adultes plus jeunes et en meilleure santé. Dans un grand nombre de cas, l’improductif est dépendant du productif et, pour cette raison, est dominé par lui. L’enfant est ainsi à l’adulte, de même que le grabataire ou la personne malade est à l’adulte en bonne santé, ou le handicapé au non-handicapé, ce que le faible (ou le fragile) est au fort (ou au puissant). Mais dans des rapports sociaux de domination tels que les rapports de classe ou les rapports maîtres-esclaves, la situation s’inverse : le 1.  Nombre de textes critiques de la société capitaliste ont filé la métaphore du bourgeois-parasite ou du capitaliste-parasite vivant aux dépens des prolétaires exploités. Mais ce n’est, au fond, pas si métaphorique que cela en a l’air.

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productif est exploité par l’improductif (oisif), qui profite des biens produits ou des services rendus par les productifs.

9. Ligne de force du magico-religieux  1 Les capacités symboliques de l’espèce humaine ont engendré une aptitude inédite à être conscient de processus ou de phénomènes, qui concernent l’ensemble du vivant, mais ne font pas l’objet d’une représentation et d’une prise de conscience ailleurs que dans l’humanité. Tous les êtres vivants naissent et meurent, vivent des situations de crise du point de vue de leur survie (maladies, accidents, catastrophes naturelles, prédateurs,  etc.), mais seules les capacités symboliques rendent les êtres totalement conscients de ces phénomènes (ligne de force de l’expressivité symbolique). La conscience de l’existence est donc aussi d’emblée conscience de l’impuissance, de la souffrance, de l’absence ou de la perte d’existence. La conscience de la mort (la sienne et celle des autres), de la disparition ou de l’absence, de la maladie, des catastrophes passées, présentes ou à venir, et de son impuissance face à tous ces événements angoissants (l’angoisse étant elle-même rendue possible par l’aptitude à se projeter dans l’avenir et à imaginer des problèmes à venir), a conduit l’humanité vers des représentations de nature mythico-religieuse, avec notamment la création d’entités fictives supranaturelles  : représenta‑ tions de l’origine de la création du monde, de l’au-delà, de la mort et de l’immortalité, de ceux (ancêtres, esprits ou divinités) qui peuvent être des grands compensateurs de sens eu égard à l’absurdité ou au non-sens de la mort. Mais ces représentations – ces discours, ces gestes, ces peintures, etc. – s’articulent aussi sur des rituels magico-religieux (ligne de force des rites et institutions), qui accompagnent tous les moments cruciaux, incertains, et souvent difficiles, de l’existence en apportant une aide, une protection ou un réconfort symboliques. Le magico-religieux a donc fondamentalement partie liée avec l’immaî‑ trisable, l’incontrôlable et la conscience de son impuissance : la naissance, la mort, la maladie, la catastrophe naturelle, etc. Il est l’expression d’un vivant conscient (doté de moyens d’expression symboliques) face aux énigmes et aux fragilités de la vie. Dans différentes configurations sociales, le magico-religieux peut prendre la forme d’ancêtres, d’esprits, de divinités multiples ou d’un dieu transcendant  2, et l’on peut adresser à ces entités des demandes multiples (en matière de vie après la mort, de récolte, de réussites dans des opérations de guerre,  etc.). Les dieux sont, en cela, des superparents et, plus générale‑ ment, des superpuissants (protecteurs, nourrisseurs, guérisseurs, consolateurs, 1.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 2.  Le préhistorien et paléoanthropologue Marcel Otte a souligné cette continuité dans l’histoire du magico-religieux  : « Les religions tendent à figer les interrogations fondamentales posées depuis toujours par les mythes qui en furent les variantes libres » (Otte 2018 : 199).

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détenteurs des vérités, gouvernants, guides, punisseurs,  etc.). Les esprits ou les dieux représentent la puissance protectrice, gouvernante, punitive, nourri‑ cière, consolante et sachante. Il est donc normal que le sacré, en tant qu’aura, enchantement, magie, prestige ou charisme, soit associé au dominant. La ligne de force des rapports de domination, elle-même liée au fait d’altricialité secondaire, se croise avec la ligne de force du magico-religieux en opérant une séparation entre le sacré et le profane. Les dominants (parents, ancêtres ou anciens, aînés, hommes, puissants de toute nature) sont du côté du sacré et perçus comme auréolés de leur puissance. Ils sont aux dominés (enfants, jeunes, cadets, femmes, faibles de toute nature) ce que le sacré est au profane. Cette matrice sacré/profane se différencie (suivant la ligne de force de la différenciation sociale des fonctions) –  il y a des types de « sacré » et des types de « profane » – et permet d’accomplir des actes de magie sociale (sacralisation/ désacralisation, qualification/disqualification, légitimation/délégitimation)  1. En augmentant sa puissance par l’artefact et le savoir, l’être humain (le détenteur de la puissance) est donc devenu une sorte de dieu pour l’Homme (cf. le mythe de Prométhée). Saisi à la racine de son existence, c’est-à-dire dans son rapport intime au pouvoir, à la puissance ou à la domination, on comprend pourquoi le sacré est souvent associé au gouvernement dans l’idéologie tripartite des trois fonctions (souveraine et religieuse, guerrière, économique) analysée par Georges Dumézil (gouverner, d’une part, représenter, dire et gérer le sacré, d’autre part, sont deux dimensions indissociables à l’origine, qui ne vont se séparer que tardivement dans l’histoire des sociétés humaines).

10. Ligne de force de la différenciation sociale des fonctions (ou de la division sociale du travail)  2 Cette ligne de force, qui concerne la répartition des tâches collective‑ ment nécessaires à la survie du groupe (exercice des fonctions nourricières, telles que chasse, pêche, cueillette, agriculture ou élevage, fabrication des artefacts, exercice de la parentalité et de l’allo-parentalité, exercice des fonctions dirigeantes, exercice des fonctions de protection contre des prédateurs ou des ennemis extérieurs au groupe, etc.) repose à l’origine sur les faits (biologiques et sociaux) de l’historicité de l’espèce humaine (avec l’interdépendance d’au moins trois générations), de l’altricialité secondaire et de la longévité humaine, qui conduisent à la dépendance des improductifs à l’égard des productifs (différenciation des « très jeunes » ou des « très vieux » [improductifs] et des « adultes » [productifs]) ; ainsi que sur la ligne de force des rapports hommesfemmes (l’une des formes élémentaires de la division du travail étant la division sexuelle des tâches et des rôles). Une autre forme élémentaire de division du 1.  Lahire 2015a. 2.  Cf. infra « Chapitre 22. De la division du travail ».

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travail est liée à la difficulté d’accouchement et à la durée de dépendance des enfants, qui appellent des aides (aides à l’accouchement, aides à la mère durant les périodes de gestation et postaccouchement), amenant par exemple les plus âgés, et notamment les grands-mères, à participer au soin et à l’éducation des petits-enfants. Cela implique clairement une « division intergénérationnelle du travail  1 » induite par la nécessité de l’aide aux plus fragiles et aux plus dépendants, caractéristique des sociétés humaines. Cette différenciation sociale a tendance à s’accroître sous l’effet d’une croissance démographique (loi d’accroissement démographique tendanciel), comme l’a très bien souligné Durkheim en son temps. La « théorie des sphères d’activité » (Weber), la « théorie des champs » (Bourdieu) comme la « théorie des mondes sociaux » (Becker, Strauss) ne sont que des théories partielles de ces processus de différenciation  2. La théorie dumézilienne des trois fonctions (gouverner-dire le sacré, nourrir-produire et protéger-défendre) que l’on retrouve dans les mythes indo-européens renvoie cependant à des fonctions universelles dans l’ensemble du vivant, et notamment dans l’ensemble des sociétés animales, non humaines comme humaines. Il n’est pas surprenant que ces fonctions réelles (et pas seulement « représentées », comme les saisit Dumézil), qui sont au départ mêlées et exercées souvent par les mêmes personnes, fournissent les bases d’une division universelle du travail : les nourriciers (chasseurs, pêcheurs, cueilleurs, agriculteurs, pasteurs), les protecteurs (armée, police) et les gouvernants-représentants du sacré (qui vont se séparer entre détenteurs du pouvoir temporel et détenteurs du pouvoir spirituel, puis entre ceux qui disent et gèrent le sacré, ceux qui disent le droit, ceux qui produisent de la vérité, etc.). Ignace Meyerson avait bien pointé cette division du travail ou cette diffé‑ renciation sociale des fonctions comme l’une des grandes caractéristiques des sociétés humaines, qu’il croisait avec la question des moyens symboliques d’expression : Le domaine total de l’expérience humaine est large et il a tendu dès longtemps à se diviser. La netteté de ces séparations, l’extension et les limites des secteurs ont varié. Aujourd’hui, les frontières sont nettement tracées ; chaque secteur de l’humain a son système d’expression propre, spécifique  : ses œuvres, ses symboles, ses contenus, sa signification. Si le physicien parle la langue mathématique, c’est qu’il ne peut traduire d’autre façon les faits et les lois qu’il doit exprimer  3.

La division du travail, combinée à l’accumulation d’artefacts produits par d’autres que soi, conduit les membres des sociétés humaines à vivre une situa‑ 1.  Szathmary 2015 : 10109. 2.  Lahire 2012. 3.  Meyerson 1995 : 77‑78.

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tion d’altricialité tertiaire dans le sens où ils sont totalement dépendants, et ce durant toute leur vie, de choses qu’ils n’ont pas fabriquées (outils, ustensiles, machines, habitats, etc.), de savoirs et de savoir-faire qu’ils n’ont pas élaborés (savoirs médicaux, techniques, scientifiques, etc.) et d’êtres humains qu’ils ne connaissent pas personnellement et qui fabriquent ou maîtrisent les choses et les savoirs qu’eux-mêmes ne fabriquent ni ne maîtrisent.

Lois générales Comme nous l’avons vu, les lois que l’on trouve dans l’histoire des sciences de la matière et de la vie sont de deux types  : empirique et théorique (ou générale), les lois générales constituant une généralisation des lois de type empirique. La science commence toujours par découvrir des régularités (naturelles ou sociales) grâce à ses observations ou à ses mesures. Ainsi, « la loi de la dilatation thermique est une généralisation fondée sur un grand nombre d’observations directes portant sur des corps qu’on a vu se dilater sous l’action de la chaleur  1 ». Mais ces lois empiriques conduisent parfois à supposer des régularités encore plus générales. On passe ainsi insensiblement des lois empiriques aux lois théoriques, ces dernières finissant parfois par contredire l’intuition immédiate. Ainsi, la loi de la gravitation universelle paraît régulièrement contredite par l’expérience immédiate qui constate que deux objets aux poids inégaux ne tombent pas aussi rapidement l’un que l’autre. Johannes Kepler a mis en évidence des lois empiriques concernant le mouvement des planètes autour du Soleil, et c’est Newton qui va formuler la loi théorique (de la gravitation universelle) permettant de comprendre les trois lois empiriques de Kepler, en s’appuyant autant sur les travaux de Galilée et de Huygens que sur ceux de Kepler. Les lois théoriques permettent généralement de formuler les principes qui président aux régularités décrites par une série de lois empiriques établies séparément (principe de consilience). Les lois sont généralement inexplicables en elles-mêmes et chercher à les expliquer conduit bien souvent sur une pente métaphysique, comme le dit très bien Auguste Comte : Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moindre nombre possible sont le but de tous nos efforts […]. Ainsi, pour en citer l’exemple le plus admirable, nous disons que les phéno‑ mènes généraux de l’univers sont expliqués, autant qu’ils puissent l’être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, d’un côté, cette belle théorie nous montre toute l’immense variété des faits astronomiques, 1.  Carnap 1973 : 14.

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comme n’étant qu’un seul et même fait envisagé sous divers points de vue ; la tendance constante de toutes les molécules les unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison inverse des carrés de leurs distances ; tandis que, d’un autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d’un phénomène qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que nous regardons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à l’imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens  1.

Nous avons vu aussi que dans les sciences sociales deux types de lois étaient généralement formulés  : des lois historiques (propres à un type de société donnée, telles que les lois gouvernant le mode de production capitaliste) et les lois générales qui sont considérées comme vraies pour l’ensemble des sociétés humaines. Les seize lois que je formule ici sont toutes des lois universelles, qui fonctionnent depuis le début de l’histoire de l’humanité. Et parmi elles, il y a des lois processuelles de développement et des lois de fonctionnement : les premières indiquent une tendance dans l’évolution de tel ou tel aspect des sociétés (e.g. lois c, d, f, g, h) ; les secondes énoncent un mécanisme constant qui n’indique aucune direction particulière dans le développement des sociétés (e.g. lois a, b, e, i, j, k, l, m, n, o, p, q).

a. Loi (biologique et sociale) de la conservation-reproduction-extension Spinoza a parfaitement bien exprimé cette loi centrale de tout organisme vivant (de la bactérie aux organismes multicellulaires les plus complexes), qui est une loi du conatus, c’est-à-dire de conservation-reproduction-extension : « Chaque chose […] s’efforce de persévérer dans son être » (Éthique III, Proposition  VI), au sens de se maintenir en vie, et même, autant que les conditions le permettent, d’augmenter sa puissance d’être en se répliquant ou en se reproduisant. De cette loi, découle la loi d’accroissement démographique tendanciel qui n’est freinée que par des forces ou des conditions limitatives. Le neuroscientifique Antonio Damasio a consacré une longue réflexion sur cette tendance à la reproduction et à l’extension du vivant : Le vivant nourrit un désir non réfléchi et involontaire : celui de persister et d’avancer vers l’avenir, contre vents et marées. Et l’ensemble des processus coordonnés nécessaires à la réalisation de ce désir a, lui aussi, un nom : homéostasie. […] On peut raisonnablement affirmer que l’homéostasie 1.  Comte 1829 : 282‑283.

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est apparue au niveau cellulaire, le stade le plus primitif du vivant ; les bactéries de tous types en sont les meilleurs exemples  1.

Ce processus fonctionne à la manière d’une « irrépressible intention », mais qui n’a bien évidemment rien d’une intention consciente comme peuvent en avoir les êtres humains. Et il ne s’arrête que lorsque la maladie, la destruction ou la vieillesse viennent le stopper. Principe de conservation, l’« impératif de la vie primitive » n’est cependant « pas seulement de perdurer, mais aussi de prédominer »  2. Mais cette loi ne concerne pas seulement le fonctionnement biologique des organismes. Par exemple, une disposition mentale ou comportementale constituée à travers des processus de socialisation (ligne de force de la socialisation/transmission culturelle) fonctionne toujours comme une propension à agir ou à penser d’une certaine façon, et « pousse » son porteur à chercher les conditions propices à son actualisation, à sa perpétuation et à son renfor‑ cement  3. Ainsi que l’écrivait Pierre Bourdieu : Le poids particulier des expériences primitives résulte en effet pour l’essen‑ tiel du fait que l’habitus tend à assurer sa propre constance et sa propre défense contre le changement à travers la sélection qu’il opère entre les informations nouvelles, en rejetant, en cas d’exposition fortuite ou forcée, les informations capables de mettre en question l’information accumulée et surtout en défavorisant l’exposition à de telles informations  4.

De même, un capital culturel donné tend toujours à se reproduire – même si c’est avec des modifications – d’une génération à l’autre. Bourdieu parlait de la loi – qui reste cependant une loi empirique particulière et non générale – qui fait que « le capital culturel va au capital culturel ». C’est ainsi qu’en transmettant, consciemment ou inconsciemment, des capitaux culturels à leurs enfants, des parents inégaux transmettent à leurs enfants des capitaux inégaux et contribuent, sans l’avoir jamais intentionnellement visé, à reproduire l’ordre culturel inégal des choses. Le même phénomène concerne aussi bien la trans‑ mission intergénérationnelle du capital économique que celle de l’héritage culturel. Plus généralement, Marx a montré que le capital (économique) a tendance à chercher en permanence les conditions de sa reproduction et même de son accroissement : le capital engendre le capital ; il s’accumule  5. Lorsqu’elle s’applique à la transmission culturelle ou à l’activation des dispositions, cette loi peut être contrecarrée ou freinée dans son action par 1.  Damasio 2017 : 55. 2.  Ibid. : 50. 3.  Lahire 2013. 4.  Bourdieu 1980a : 102. 5.  Marx 1977 [1867].

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d’autres forces ou par des conditions sociales qui lui sont défavorables (loi du décalage ou de l’écart entre le « transmetteur » et le « récepteur », ou entre disposition et contexte d’action ou de réception). Mais la formation de dispositions ou de schèmes incorporés, en tant qu’abrégés d’expérience (ligne de force de la socialisation/transmission culturelle), comme la fabrication d’artefacts (ligne de force de la production d’artefacts), la ritualisation des pratiques ou l’institutionnalisation des activités (ligne de force des rites et institutions) fonctionnent malgré tout comme des forces de fixation-cristallisation-stabilisation-routinisation des activités, des expériences vécues ou des structures sociales. Appliquée à la ligne de force de la différenciation sociale des fonctions et à la ligne de force des rapports de domination, la loi du conatus engendre une reproduction inter‑ générationnelle des rapports de domination, des structures hiérarchiques et inégalitaires. Constatant qu’une partie significative des victimes d’abus sexuels durant leur enfance devenaient à leur tour des agresseurs à l’âge adulte, constatant aussi que les actes de violence subis dans la famille, l’école, l’entreprise, la prison,  etc., peuvent se répercuter ailleurs ou plus tard, on pourrait parler, comme le faisait Bourdieu, d’une véritable « loi de la conservation de la violence  1 ». Le psychiatre et psychanalyste John Bowlby parlait, quant à lui, des « mécanismes de perpétuation du cycle intergénérationnel de la violence  2 ». On pourrait formuler les choses en disant que « qui a été brutalisé risque de brutaliser », « qui a été rejeté risque de rejeter », « qui a été violé risque de  violer à son tour »,  etc.  3. Par exemple, « une mère qui, enfant, a souffert de négligence et de fréquentes menaces graves d’abandon ou de coups risque plus que les autres de maltraiter physiquement son enfant […]  4 ». John Bowlby écrit encore : « Puisque en outre la violence engendre la violence, la violence dans les familles tend à se perpétuer d’une génération à l’autre  5. » Mais cette loi –  qui peut être contrecarrée  – n’est qu’une modalité parmi d’autres de la loi du conatus, en tant que tendance générale à la conservation d’une structure, d’une disposition, d’un capital économique ou culturel, etc. 1.  « On ne peut pas tricher avec la loi de la conservation de la violence : toute violence se paie et par exemple la violence structurale qu’exercent les marchés financiers, sous forme de débauchages, de précarisation, etc., a sa contrepartie à plus ou moins long terme sous forme de suicides, de délinquance, de crimes, de drogue, d’alcoolisme, de petites ou de grandes violences quotidiennes » (Bourdieu 1998b : 46). Ou encore, dans l’ordre familial  : « Il y a une loi de conservation de la violence, et toutes les recherches médicales, sociologiques et psychologiques attestent que le fait d’être soumis à des mauvais traitements dans son enfance (d’être battu par ses parents notamment) est significativement lié à des chances accrues d’exercer à son tour la violence sur les autres (et souvent sur ses propres compagnons d’infortune), à travers crimes, vols, viols, voire attentats, et aussi sur soi-même, avec l’alcoolisme ou la toxicomanie notamment » (Bourdieu 1997a : 275). 2.  Bowlby 2011 : 144. 3.  Ibid. : 33‑34. 4.  Ibid. : 62. 5.  Ibid. : 120. « L’hypothèse que la plupart de ces hommes [qui battent leurs femmes] sont des enfants battus et maltraités aujourd’hui devenus adultes est confirmée par plusieurs résultats » (ibid. : 143).

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Alain Testart a formulé une telle loi, tout en la réduisant à son aspect biologique, avec un mauvais argument qui consiste à opposer ce qui est censé être voulu (par l’organisme vivant) de ce qui n’est pas voulu (par la société). Il écrivait ainsi : Tout être vivant s’efforce en vue de persévérer dans l’être ; s’efforce en vue de la reproduction ; s’efforce dans le maintien de son type (son espèce) en luttant contre les pathologies qui l’affectent. L’animal, même inférieur, veut quelque chose ; la plante tend vers quelque chose. Mais la société, elle, ne veut rien, ne tend vers rien. Même nos hommes politiques ne diront pas que « la société française veut quelque chose », ils diront tout au plus qu’elle « a besoin de telle ou telle chose », ce qui est tout différent. Une société ne veut rien. Le militant, le partisan, veut quelque chose ; l’État aussi, et le chef de l’État, évidemment ; les hommes et les groupes, qui sont dans la société (mais ne sont pas la société), sont pareillement animés de volitions nombreuses. Mais pas la société  1.

Mais la cellule, dépourvue de toute intentionnalité ou de toute volonté, tend à se perpétuer, et à se reproduire, en tant qu’organisme vivant, et cela est tout aussi vrai de l’organisme multicellulaire, et même animal. Il s’agit d’un processus objectif propre au vivant et non du produit d’une volonté quelconque. En cela, les dispositions, les capitaux culturels, les capitaux économiques, les institutions, les structures inégalitaires tendent à se repro‑ duire comme n’importe quel être vivant parce qu’ils sont portés par des êtres vivants qui tendent à persévérer dans leur être, à se reproduire et à s’étendre dans la mesure du possible. La nécessité de la reproduction des espèces, qui traverse l’ensemble du vivant, prend une forme particulière avec l’espèce humaine, du fait de l’accu‑ mulation et de la transformation des artefacts, des savoirs et des institu‑ tions (porteuses de rapports sociaux) qui la caractérisent. Le fait que nous soyons une espèce culturelle, et donc historique, fait que notre reproduction biologique se double d’une reproduction culturelle, c’est-à-dire, pour parler comme Marx, d’une reproduction des moyens historiquement déterminés de notre existence. Pour le dire autrement encore, la reproduction de l’espèce est indissociablement biologique (il faut produire de nouveaux êtres humains par la procréation) et culturelle (il faut produire des êtres vivants adaptés à l’état d’une société donnée, et donc opérer un processus de socialisation ou de transmission culturelle)  2. Ce couplage de la reproduction biologique et de la 1.  Testart 2005 : 136. 2.  « En tant qu’organisme vivant, le groupe humain est fragile et mortel : pour se perpétuer, non seulement physiquement mais moralement, il doit se reproduire selon la nature, mais aussi selon la culture, sous peine de perdre son identité » (Le Guerinel 1988 : 94).

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reproduction culturelle caractéristique de l’espèce humaine prend sens dans un long continuum évolutif  1. Si l’on voit néanmoins la culture comme une réponse évolutive aux défis d’adaptation de ces primates un peu particuliers que sont les êtres humains, on peut dire que la transmission ou la reproduction culturelle (des savoirs, des artefacts et des institutions) est partie intégrante de la reproduction biologique d’une espèce naturellement culturelle. Marx et Engels ont bien compris ce lien intime, profond, entre ce qu’ils appelaient une « organisation corporelle » propre à l’Homme (on pourrait aujourd’hui préciser ce point, grâce aux travaux de la biologie, en évoquant un type de cerveau, un type de système nerveux, une fragilité ou une faiblesse constitutive, une grande lenteur et une longue durée de développement postnatal dues à l’altricialité secondaire,  etc.), et le fait que, à la différence des autres espèces, l’espèce humaine a considérablement développé et externalisé les moyens de produc‑ tion de son existence : On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion et par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. La façon dont les hommes produisent leurs moyens d’existence dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés et qu’il leur faut reproduire. Il ne faut pas considérer ce mode de production de ce seul point de vue, à savoir qu’il est la reproduction de l’existence physique des individus. Il représente au contraire déjà un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé. La façon dont les individus manifestent leur vie reflète très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncide donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. Ce que sont les individus dépend donc des conditions matérielles de leur production  2.

À biologie quasi constante, les êtres humains se distinguent donc toujours en fonction d’un état donné de leurs moyens d’existence.

1.  Dans le modèle évolutif des « transitions majeures » de John Maynard Smith et Eörs Szathmary, « l’évolution dépend de modifications dans la manière dont l’information est transmise entre généra‑ tions, et […] plusieurs “transitions majeures” se sont produites dans le mode de stockage et de trans‑ mission de l'information –  depuis l'apparition des molécules réplicatrices jusqu’à celle du langage » (Maynard Smith & Szathmary 2000 : VII). 2.  Marx & Engels 1982 [1845] : 70‑71.

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b. Loi du décalage ou de l’écart entre le « transmetteur » d’un capital culturel et le « récepteur », ou entre disposition et contexte d’action ou de réception Toute transmission culturelle se déroule toujours dans un contexte qui déborde la seule relation « transmetteur-récepteur ». Or, excepté dans les cas de sociétés qui seraient à la fois totalement homogènes (non différenciées) et sans histoire, ce qui n’a jamais existé, sociétés dans lesquelles le « récep‑ teur » serait plongé exactement dans les mêmes conditions que celles vécues antérieurement par le « transmetteur », le « récepteur » ne peut que trans‑ former le capital culturel qu’on cherche à lui transmettre (à le réinterpréter, à l’acquérir partiellement plutôt que totalement, etc.), et même, dans certains cas, le rejeter ou le refuser. Ceci découle du croisement de deux grands faits – faits de l’historicité de l’espèce humaine, et de la succession des générations et des membres de la fratrie – et d’une ligne de force (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions). Cette loi rend compte de tous les phénomènes d’appropriation, de distorsion/déformation des œuvres culturelles (textes, images, musiques,  etc.), des savoirs (ordinaires ou savants), des artefacts (objets divers, outils, armes, habitats,  etc.) ou des institutions, qui donnent lieu à toutes les formes d’exaptation (technologique, scientifique, culturelle, politique, religieuse, économique, etc.)  1. De même, les dispositions incorporées ne trouvent pas toujours les contextes de leur expression. Elles peuvent être inhibées, pertur‑ bées ou transformées par les conditions de leur actualisation. Ces écarts entre transmetteurs et récepteurs d’un capital culturel ou entre les dispositions incorporées et de nouveaux contextes d’action sont souvent à l’origine de crises qui débouchent tantôt sur des constats malheureux d’échecs ou de « ratés », tantôt sur des transformations « subjectives » (« progrès personnel ») ou « objectives » (progrès technologique ou scientifiques) positives. C’est cette loi du décalage ou de l’écart qui explique que la loi de la conservation-reproduction-extension ne puisse jamais fonctionner pleinement, dans des conditions idéales (à la manière de la chute des corps qui s’effectue ordinairement dans l’air plutôt que dans le vide). Jamais aucune société ne parvient donc à se reproduire à l’identique : 139. C’est seulement en toute première approximation que l’on peut évoquer une pérennité structurelle, comme il vient d’être fait. Aucune société ne peut se reproduire, se conserver, à l’identique. Une société qui se reproduirait à l’identique aurait une population et une pyramide démographique stables, une division sociale du travail exactement figée 1.  En biologie, l’exaptation est une adaptation sélective opportuniste, privilégiant des traits qui sont utiles à une nouvelle fonction, pour laquelle ils n’avaient pas été initialement sélectionnés. Gould & Vrba : 1982 : 4‑15.

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et immuable et un environnement naturel et international parfaitement stables et neutres à son égard, toutes conditions impossibles à remplir. Par le défaut d’une ou de plusieurs de ces conditions et par les consé‑ quences cumulatives d’un tel défaut, chaque société est le siège d’une reproduction transformatrice dont les modalités et les conséquences sont elles-mêmes un effet de la structure propre à cette société. La structure d’une FS [formation sociale] n’est pas un moule fixe, c’est la matrice d’une reproduction transformatrice  1.

Dans un célèbre passage de sa Contribution à la critique de l’économie politique, Marx avait bien mis le doigt sur les effets révolutionnaires de ces décalages lorsque ceux-ci s’accumulent et finissent par créer une contradiction majeure entre les nouvelles forces productives et les anciens rapports sociaux de production : À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. […] Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient dévelop‑ pées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substi‑ tuent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir  2.

c. Loi d’accroissement démographique tendanciel Cette loi n’est, au fond, qu’un cas particulier de la loi (biologique et sociale) de la conservation-reproduction-extension. Elle mérite toutefois d’être distinguée étant donné le rôle central qu’elle a joué dans l’histoire humaine. Toute espèce vivante a tendance, si rien ne vient limiter son taux de repro‑ duction (ni prédateurs, ni manque de ressources, ni concurrence trop vive avec d’autres espèces sur un territoire donné, ni changements climatiques mettant en péril sa survie, ni épidémies,  etc.) à s’étendre démographique‑ ment. La loi s’appliquant à l’ensemble des espèces, et toutes les espèces entretenant des relations d’interdépendance (méta-fait de l’interdépendance 1.  Fossaert 1977. 2.  Marx 2014 [1859] : 63.

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des organismes vivants), il est logiquement impossible que chacune d’entre elles puisse s’accroître. Son expansion, son maintien ou son recul (voire son extinction) démographiques dépendent des rapports de domination qui gouvernent l’ensemble du vivant (ligne de développement des rapports de domination). L’expansion de l’espèce humaine est ainsi le signe objectif d’une position dominante au sein du vivant. Longtemps cantonnée à quelques centaines de milliers d’individus, la population humaine a connu une augmentation de plus en plus rapide  : on estime à environ 100 000 le nombre d’indi‑ vidus du genre Homo sur la planète il y a environ 3  millions d’années, à 1,5 million entre – 50000 et – 40000, 1 milliard vers 1800, 2 milliards en 1930, 3  milliards en 1960, 6  milliards en 2000 et 8  milliards en 2022  1. Dans le même temps, nombre d’espèces ont vu l’effectif de leurs membres diminuer ou se sont même éteintes – les experts parlent d’une sixième extinc‑ tion des espèces en cours – en raison des activités humaines (destruction des habitats naturels, surexploitation des ressources, dérèglement du climat lié aux activités industrielles, pollutions de toutes sortes, etc.  2). Les capacités humaines d’adaptation et de survie, décuplées grâce aux artefacts, aux savoirs et aux savoir-faire (ligne de force de la production d’artefacts) qui sont à sa disposition, font que la population humaine n’a cessé d’augmenter au cours de l’histoire, et ce, de façon particulièrement exponentielle depuis plus d’un siècle  3. Cette loi pèse très fortement sur la ligne de force de la différenciation sociale des fonctions (ou de la division sociale du travail) en forçant les membres des diverses sociétés à se répartir entre les différentes fonctions sociales, voire à les scinder en secteurs diffé‑ renciés afin que tout le monde puisse trouver une place. Elle pèse aussi très lourdement sur l’accès aux ressources et les luttes qui y sont liées (loi Marx (2) de la lutte entre groupes ou individus). C’est l’économiste britan‑ nique Thomas Malthus qui a prédit mathématiquement que, sans freins, la population augmente de façon exponentielle ou géométrique (1, 2, 4, 8, 16, 32…) tandis que les ressources, elles, ne croissent que de façon arithmétique (1, 2, 3, 4, 5, 6…). Les critiques radicaux de l’évolutionnisme social pourraient trouver matière à réflexion, et peut-être à remise en question, dans cette démographisation continue de l’espèce humaine et dans les conséquences qu’elle engendre en 1.  Voir notamment Biraben 2003  : 1‑4. La population mondiale devrait augmenter et atteindre 10 milliards aux environs de 2050, puis redescendre sous l’effet d’une baisse générale de la fécondité. 2.  Rapport sur l’évaluation mondiale de la biodiversité et des services écosystémiques, IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services), ONU, 6 mai 2019. 3.  On a longtemps parlé de croissance exponentielle avant que les démographes ne parlent de crois‑ sance logistique (avec l’idée d’une diminution de la croissance à mesure que la population s’approche de sa taille maximale).

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matière de division du travail, d’exploitation des ressources naturelles (par l’agriculture, l’élevage et l’industrie, plutôt que par la chasse, la pêche, la cueil‑ lette et l’artisanat), d’apparition de formes étatiques, d’innovations techniques et de cumulativité culturelle exponentielles. Comme le souligne le sociologue étatsunien Stephen K.  Sanderson, on ne connaît pas dans l’histoire de cas de sociétés de chasse et de cueillette vivant avec des densités de population extrêmement élevées, ni de sociétés de grande taille et à grande division du travail dépourvues de distinctions de statut ou d’inégalités économiques, et l’on n’a que très rarement observé dans l’histoire des cas d’évolution de macro-sociétés à forte division du travail vers des sociétés plus petites et moins différenciées  1. L’accroissement démographique tendanciel pourrait se faire sans effets sur les structures sociales si la multiplication des membres de l’espèce se traduisait simplement par une multiplicité de petits groupes, mais l’espèce humaine, en tant qu’espèce sociale (fait [biologique et social] de la socialité de l’espèce humaine), est parvenue à s’organiser en macro-sociétés à fortes densités démographiques, ce qui constitue une singularité relative dans l’ensemble des espèces sociales. Les autres primates non humains vivent dans des bandes dont la taille ne dépasse pas celle des premières sociétés de chasseurs-cueilleurs. Les seules autres espèces à avoir réussi cette performance organisationnelle sont les insectes eusociaux  2. L’anthropologue étatsunien Lewis Morgan soulignait déjà le rôle de l’agri‑ culture dans la formation de macrosociétés : « Sans l’agriculture, il est douteux qu’en aucun lieu de la terre, une population d’un demi-million d’hommes ait pu se développer et se maintenir sous l’autorité d’un gouvernement unique  3. » Impossible de dire si l’agriculture est à l’origine d’une accélération démogra‑ phique ou si l’accroissement démographique a exercé une pression sur les sociétés humaines qui ont « inventé » ou systématisé l’usage de l’agriculture (et l’élevage) pour faire face au défi d’une alimentation de masse, qui ne peut plus compter sur le simple et trop aléatoire prélèvement de ressources alimentaires dans l’environnement (prédation et cueillette)  4. C’est à une causalité réciproque à laquelle on a affaire, l’accroissement démographique contribuant à l’émergence ou à la systématisation de l’agriculture (et du stockage), qui rend possible une accélération de la croissance démographique, 1.  Sanderson 2015 : 228‑266. 2.  Machalek 1992 : 33‑64. 3.  Morgan 1971 [1877] : 28. 4.  Alain Testart a remis en question l’idée selon laquelle « c’est la pression démographique qui a conduit les hommes à inventer l’agriculture ». Il reproche aux thèses écologique ou démographique « leur manque de réflexion sur les structures sociales ». Mais si l’on passe de l’idée d’invention à celle de systématisation, on peut à la fois prendre en compte l’existence de petites sociétés de chasseurscueilleurs ayant pratiqué la petite agriculture, et le fait que l’agriculture ait pu se développer grâce aux moyens techniques, qui contraignent par leur lourdeur à une sédentarité, et pour faire face à des défis démographiques (Testart 2012 : 125). Cf. aussi Saulieu & Testart 2015 : 314‑320.

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qui pousse à développer des techniques agricoles de plus en plus performantes, et ainsi de suite  1. Sanderson écrit que « l’agriculture a vu le jour dans le monde entier il y a dix mille ans en raison de l’augmentation de la pression démographique », et que « l’agriculture sera intensifiée en proportion directe de l’augmentation des densités de population  2 ». Mais le raisonnement inverse est aussi vrai, comme le souligne Jean-Paul Demoule : « Le nouveau mode de vie supposa et suscita, dans les différentes régions du monde, de nouveaux outillages. Il provoqua aussi un boom démographique toujours pas achevé ni maîtrisé, et ces concentrations humaines croissantes nécessitèrent évidemment un flux continu d’inventions et de techniques dans tous les domaines, matériels comme culturels  3. »

d. Loi de différenciation tendancielle  4 Toute société humaine comporte toujours un minimum de division du travail, et notamment une division sexuelle des tâches (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions [ou de la division sociale du travail]). Mais cette division du travail, et plus généralement cette différenciation sociale des fonctions, a tendance à augmenter au fur et à mesure que les sociétés s’accroissent démographiquement (loi d’accroissement démographique tendanciel). Bourdieu a parfaitement présenté les enjeux de cette loi, énoncée dans un premier temps par Spencer et prolongée par Durkheim et, plus margi‑ nalement, par Weber : L’émergence d’un champ du pouvoir est solidaire de l’émergence d’une pluralité de champs relativement autonomes, donc d’une différenciation du monde social (qu’il faut se garder de confondre avec un processus de stratification, bien qu’il conduise à l’instauration de hiérarchies sociales). Ce processus a déjà été analysé par Durkheim, qui, prolongeant Spencer, pour qui l’univers va « de l’homogène vers l’hétérogène », oppose au « vitalisme unitariste » de Bergson l’évolution qui conduit de l’« état primitif d’indivision » où les « fonctions diverses » sont déjà présentes mais « à l’état de confusion » (la vie religieuse, par exemple, mêlant le rite, la morale, le droit, l’art et même une science commençante) à la « séparation progressive de toutes ces fonctions diverses et pourtant primi‑ tivement confondues » : « la pensée laïque et scientifique s’est séparée de la pensée mythique et religieuse ; l’art s’est séparé du culte ; la morale et le droit se sont séparés du rite ». Durkheim voit dans cette confusion des 1.  Cf., sur la « transition démographique néolithique », Bocquet-Appel 2008. 2.  Sanderson 2015 : 242. 3.  Demoule 2017 : 58. 4.  Cf. infra « Chapitre 22. De la division du travail ».

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différentes formes d’activité un obstacle à la pleine réalisation de chacune d’elles : « Primitivement, toutes les formes d’activité, toutes les fonctions sociales sont rassemblées, comme prisonnières les unes des autres  : elles sont des obstacles les unes pour les autres ; chacune empêche l’autre de réaliser complètement sa nature. » Si Weber évoque à peine l’avancée hors de l’indifférenciation primitive, il montre, au moins dans le cas de l’économie, que l’apparition de domaines séparés s’accompagne de l’institution d’une légalité spécifique, manifestée par un en tant que (als) constituant (l’économie en tant qu’économie, etc.)  1.

La division du travail ne concerne pas exclusivement le monde de la production économique, avec ses branches professionnelles, industrielles notamment, de plus en plus ramifiées. Elle concerne tout aussi bien les domaines politique, culturel, administratif, juridique ou scientifique qui connaissent une semblable « fragmentation  2 ». Un processus d’évolution continue nous sépare des sociétés traditionnelles caractérisées par leur « état d’indistinction et d’homogénéité » originel, et notamment par l’omniprésence enveloppante et englobante du religieux. Dans ces sociétés, tout le monde […] admet et pratique, sans la discuter, la même religion ; les sectes et les dissidences sont inconnues : elles ne seraient pas tolérées. Or, à ce moment, la religion comprend tout, s’étend à tout. Elle renferme dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la science, ou du moins ce qui en tient lieu. Elle réglemente même les détails de la vie privée  3.

La relative indistinction de l’économique, du politique, du religieux, de l’esthétique,  etc., n’est d’ailleurs pas sans poser problème à l’analyste car l’ensemble des catégories dont il dispose pour parler du monde social (« économie », « politique », « religion », « culture », « éthique », « représen‑ tation », « système »,  etc.) est le produit langagier de la différenciation des domaines de pratiques sociales. L’usage imprudent, non réflexif, de telles catégories amène notamment les chercheurs à parler d’univers très peu diffé‑ renciés, qui ne distinguent pas ou peu certaines dimensions de la réalité, avec les mots issus d’univers hautement différenciés. Utiliser, par exemple, le langage d’économistes contemporains pour décrire et analyser des réalités « économiques » indissociablement politiques, morales, religieuses, etc., c’est nier les logiques propres à des sociétés qui n’ont pas distingué ce que « nous » 1.  Bourdieu 1989 : 376, note 2. 2.  Durkheim 1991 [1893] : 2. 3.  Ibid. : 105.

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avons été habitués, du fait de la division du travail et du relatif désencastrement du marché économique par rapport au reste du monde social  1, à considérer comme des réalités séparées et séparables. De même, appréhender la réalité mythico-rituelle des sociétés tradition‑ nelles à partir de la notion de « religion » peut conduire à des malentendus. Cela peut laisser penser qu’on a affaire à une pratique sociale spécifique, nettement distincte d’autres pratiques. Or, comme le note Jack Goody à propos des langues africaines, on ne trouve « aucun équivalent du terme occidental de religion (ni même de rituel) et, ce qui est plus important encore, les acteurs ne semblent pas considérer croyances et pratiques religieuses de la même façon que nous autres, musulmans, juifs, hindous, bouddhistes, chrétiens ou athées, c’est-à-dire comme un ensemble distinct  2 ». Si l’on veut parler de religion, il faut préciser qu’il s’agit d’une religion totale, omnipré‑ sente, qui organise et donne sens à toutes les pratiques et non d’une vision du monde toute relative, une vision du monde parmi d’autres, à laquelle on pourrait « choisir » d’adhérer ou de ne pas adhérer. L’« idolâtrie » des Indiens du Mexique, explique Serge Gruzinski, « est indissociable d’une trame sociale et […] loin d’occuper une sphère extérieure, elle constitue une façon d’exprimer, d’informer et de jouer les rapports sociaux  3 ». Elle n’a ainsi « rien d’un supplément qui viendrait prolonger ou amplifier le réel ou ajouter sa caution rituelle aux manifestations les plus diverses de l’activité humaine  4 ». Elle n’est pas un système de définition de la réalité parmi d’autres systèmes de définition de la réalité parallèles et concurrents, qui pourraient permettre aux acteurs de dire : « Ceci est religieux et cela ne l’est pas », « Ceci est dû à l’action des hommes, cela à celle des dieux ». Pour que quelque chose comme une « religion » advienne, il faut qu’elle devienne le monopole d’un groupe de spécialistes chargés des biens de salut et du sacré, qui se constituent en intermédiaires légitimes obligés entre les dieux et les hommes  5.

e. Loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur La loi de priorité donnée à l’antérieur sur le postérieur, c’est-à-dire la prévalence du premier arrivé sur les suivants, implique que, comme les parents dominent les enfants, l’aîné domine les cadets, les ancêtres dominent les vivants, ceux qui incarnent la « tradition » dominent tous ceux qui la respectent (Weber), les installés-établis dominent les nouveaux arrivantsoutsiders (Elias), les « anciennement installés dans le champ » dominent les 1.  Polanyi 1983. 2.  Goody 1986 : 16. 3.  Gruzinski 1988 : 217. 4.  Ibid. : 221. 5.  Dianteill 2002 : 5‑19.

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« nouveaux entrants dans le champ » (Bourdieu),  etc. C’est la déclinaison, dans toute une série de rapports humains, d’un rapport de domination parents-enfants et d’un rapport de domination des anciens sur les jeunes (ligne de force des rapports parents-enfants et ligne de force des rapports de domination), eux-mêmes engendrés par le fait de l’altricialité secondaire. Ce rapport de domination est lié à la dépendance de fait de tous les enfants humains à l’égard de leurs parents, mais plus généralement aussi à l’importance dans les sociétés humaines de l’expérience et du savoir que possèdent les anciens et pas encore les plus jeunes (fait de l’historicité de l’espèce humaine, ligne de force de la socialisation-transmission culturelle). Si le premier arrivé domine le deuxième arrivé, que le deuxième domine le troisième, et ainsi de suite, l’ordre d’arrivée est aussi un signe de domina‑ tion, à savoir que les règles de préséance de nombreuses structures de pouvoir (politiques, administratives, religieuses, familiales, etc.) sont telles que ce sont souvent les dominants qui prennent la parole en premier, entrent en premier dans un lieu, mangent en premier, etc. Cette loi est si puissante que nombre de sociétés où règne une nette domination masculine ont traité les femmes, quel que soit leur âge, comme des mineures ou des cadettes (ligne de force des rapports hommes-femmes). Et cette antériorité de l’homme sur la femme apparaît sous une forme mytho‑ logique dans des textes parlant de la création de l’humanité. Ainsi, Hésiode (vie  siècle av.  J.-C.) raconte que lors de la création du monde par Zeus, il n’y avait que des hommes sur Terre, et que c’est seulement la colère provo‑ quée par Prométhée, qui avait dérobé le feu pour le donner aux hommes, qui conduisit Zeus à créer la femme par vengeance. Et c’est par elle qu’ad‑ viennent alors tous les malheurs du monde. Dans le texte biblique (Livre de la Genèse), l’antériorité de l’homme sur la femme, qui fait d’elle comme un personnage enfanté à partir de l’homme, se révèle dans le récit de la manière dont Dieu crée l’homme, puis, dans un second temps seulement, la femme, à partir d’une partie du corps de l’homme (la côte d’Adam)  1.

f. Loi Marx (1) de l’objectivation cumulée (ou de construction de niches durables et transformables) Cette loi comporte deux aspects  : 1)  un aspect biologique, en termes d’évolution de l’espèce, puisque l’espèce humaine a été amenée à produire de nombreux artefacts compensateurs par rapport à sa faiblesse congénitale (ligne de force de la production d’artefacts), et que cela l’a aussi conduite à produire des environnements qui peuvent soit faire évoluer biologiquement 1.  « De l’antériorité de l’homme sur la femme [dans le récit de la Genèse], on a en effet déduit sa supériorité, en accord avec un réflexe de pensée dominant selon lequel ce qui est premier est meilleur » (Malick-Prunier 2008  : 141). Cf., de même, sur les mythes fondateurs de la création de l’Homme, Gallien 2002.

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l’espèce en retour (coévolution gène-culture) sous l’effet de la modification des pressions sélectives qui s’exercent sur elle, soit la mener à sa destruction car il n’y a aucun contrôle intentionnel spontané sur l’emballement technique ; et 2) un caractère sociologique, en termes d’histoire cumulative des sociétés humaines  : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des condi‑ tions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants  1. » La loi de l’objectivation cumulée explique la montée de la dépendance du présent par rapport au passé accumulé, ou, comme disait Marx, le fait que « le mort saisit le vif ». Si l’artefact n’est pas absent des espèces animales non humaines, c’est la diversité, l’accumulation – et notamment l’accumulation des modifications – et la complexification croissante des artefacts qui distinguent assez nettement l’humanité du reste des espèces vivantes. L’accumulation culturelle est rendue possible du fait de la socialité de l’espèce humaine (fait [biologique et social] de la socialité de l’espèce humaine), et notamment d’une attention conjointe et de capacités imitatives plus affirmées (loi de l’imitation), grâce aussi à un langage sophistiqué (ligne de force de l’expressivité symbolique) et à des moyens plus efficaces d’enseignement qui permettent une transmission culturelle plus précise et plus fidèle, et par la grande longévité de l’espèce humaine (fait de la grande longévité) qui fait que chaque membre peut ainsi, non seulement cumuler sur de très nombreuses années les apprentissages et les améliorations ou les transformations de l’état des savoirs et des artefacts existants, mais trans‑ mettre à son tour les produits de son expérience. Il faut enfin ajouter à cela la croissance démographique (loi d’accroissement démographique tendanciel) et l’extension de la division du travail (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions), qui fait que plus des personnes vivant ensemble ont acquis des savoirs et des techniques de natures très différentes, et plus la probabilité d’améliorations, d’inventions ou d’innovations par combinaisons (loi de la connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés), et donc de progrès, est grande. Les sociétés humaines de petite taille, comme l’étaient les premières sociétés, ont été infiniment moins prolifiques de ce point de vue que les autres. Si cette loi est active depuis le début de l’humanité, ses effets ont mis du temps à se rendre particulièrement visibles. Comme le résume le biologiste canadien Hal Whitehead  : « Les outils humains étaient peu nombreux et stéréotypés jusqu’à il y a environ un demi-million d’années, mais ont ensuite commencé à se diversifier, de plus en plus rapidement au cours des derniers siècles  2. » Les sociétés humaines se distinguent donc par le degré d’objectivation 1.  Marx 2007 [1852] : 50. 2. Whitehead 2008 : 149.

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de la culture atteint : elles vont des sociétés à très faible degré d’objectivation (sociétés avec peu d’outils, d’armes, de bâtiments, parfois nomades, sans État, sans écriture, sans stockage, etc.) aux sociétés à très fort degré d’objec‑ tivation (hautement technologiques, à écriture et à État, à école ; sociétés sédentaires, à stockage, avec de multiples bâtiments construits « en dur »). Cela a des conséquences multiples en termes d’inégalités économiques (qui n’existent que lorsqu’un certain degré de richesse matérielle collectivement accumulée a été atteint), de mode de pensée (l’objectivation de la culture dans l’écriture et tous les moyens d’externaliser la pensée a constitué un véritable transformateur cognitif permettant des progrès inédits en matière de connaissance), de mode de domination (la domination s’exerce et se reproduit de façon de plus en plus dépersonnalisée lorsqu’elle passe par des « choses » et des mécanismes objectifs plutôt que par l’interaction directe entre les personnes), etc.

g. Loi de la connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés Des artefacts ou des savoirs et savoir-faire, produits indépendamment et tenus séparés, sont combinés pour produire de nouveaux artefacts, savoirs et savoir-faire, plus complexes ou plus simples, mais synthétisant des savoirs préexistants ; des dispositifs administratifs, gestionnaires, religieux, politiques, etc., de même que des groupes plus ou moins grands (familles et lignages, clans, tribus, nations…), s’assemblent, fusionnent ou se conjuguent, et forment de nouvelles structures sociales plus englobantes. Groupes, insti‑ tutions, rituels, outils, machines, textes, savoirs ou savoir-faire, peuvent être ainsi détournés de leur fonction initiale et remplir de nouvelles fonctions dans un tout autre contexte que celui ayant présidé à leur formation. C’est le principe de l’exaptation déjà évoqué précédemment. En matière de structures sociales, on pourrait parler d’une loi tendancielle d’intégrations successives des unités sociales vers des unités toujours plus grandes, formulée quasiment comme telle par Norbert Elias, mais qui n’est qu’une déclinaison de la loi de la connexion-combinaison-synthèse. Elias prédisait même l’avènement d’un « système englobant toute la terre habitée », et affirmait en 1987 que « l’unité de survie déterminante en dernier ressort est aujourd’hui l’humanité tout entière  1 ». L’apparition, au cours du xxe siècle, d’institutions internationales (tels que l’ONU, l’OMS, le FMI ou la COP) et plus rarement supranationales (telle que l’Union européenne), rendues nécessaires pour faire face à des problèmes mondiaux (guerres, crises financières, pandémies, problèmes climatiques, accidents nucléaires, etc.), semble donner raison au sociologue, même si on est loin d’approcher une instance gouvernementale 1.  Elias 1991a : 293.

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mondiale. Dès 1939, il analysait cette dynamique ayant mené notamment à la constitution de l’État moderne en Occident : À l’époque de la plus grande désintégration féodale que l’Occident ait connue, s’amorcent des mécanismes d’interdépendance qui s’orientent vers l’intégration d’unités, sans cesse plus grandes. Les luttes concurrentielles et éliminatoires de petites unités de domination appelées « seigneuries territoriales », nées elles-mêmes de luttes éliminatoires entre unités plus petites encore, se terminent par la lente victoire de quelques concurrents et finalement d’une seule unité. Le vainqueur constitue le centre d’inté‑ gration d’une unité de domination plus grande ; il constitue la centrale monopolistique d’une organisation étatique, dans le cadre de laquelle beaucoup des régions et groupes jadis rivaux s’agglomèrent pour former progressivement un tissu humain plus ou moins équilibré d’un ordre supérieur  1.

On peut aussi penser, par exemple, aux cités-États annexées, absorbées ou intégrées par d’autres sociétés étatiques qui formèrent les premières grandes civilisations (mésopotamienne par exemple). Dans l’histoire des sociétés humaines, les macrostructures se sont formées par intégrations successives d’unités de plus en plus grandes. On passe ainsi de la famille au clan, du clan à la tribu qui rassemble des clans, des tribus aux nations, d’États à des confédérations d’États, etc. Au cours de ce long processus historique d’inté‑ grations, les « briques élémentaires » conservent une partie de leurs propriétés initiales mais se mettent à « tourner » différemment du seul fait qu’elles perdent leur autonomie et appartiennent à une structure plus englobante. Mais le même processus de combinaison-synthèse s’observe dans le domaine des techniques qui, détournées de leurs contextes initiaux d’utili‑ sation, permettent des innovations : Supposons que par le milieu intérieur on voit proposé à l’homme un but : la maison et par le milieu extérieur une matière : le bois. Milieu technique et groupe technique s’orientent pour mettre en coïncidence les traditions mentales et les outils relatifs à l’habitation et au travail du bois, de sorte qu’en face de l’arbre se présente un outil déterminé, déjà existant, peut-être inadéquat. L’acte technique mis en marche provoque une série d’associa‑ tions, chaque élément des traditions techniques (solides stables, solides souples, pêche, mécanique,  etc.) présente plus ou moins explicitement la part qu’il peut fournir à l’acte et le groupe technique offre successivement tous les moyens matériels dont il dispose. II peut se trouver qu’une associa‑ tion antérieure du levier et de la chasse apparaisse comme applicable au maniement du tronc abattu : une nouvelle orientation se produit dans le

1.  Elias 1975 : 300.

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milieu technique et quelque objet de chasse s’intègre provisoirement au matériel propre au bois. L’association peut être temporaire, mais elle peut aussi aboutir à un objet nouveau, spécialisé. Dans le domaine courant de l’Ethnologie, il est difficile de saisir sur le vif de grands exemples, la spécia‑ lisation des grandes techniques dépassant le cadre de notre information, mais on peut se servir de cas plus restreints, comme celui des Australiens, possédant la pratique de la production du feu par sciage d’un bois tendre au moyen d’une lame de bois dur. Mais en présence de la nécessité de produire du feu alors que le matériel spécial leur fait défaut, ils empruntent à l’armement de guerre et de chasse leur bouclier passif de bois tendre et leur propulseur de bois dur pour mener l’opération technique. Dans le même ordre de faits, l’Europe centrale qui, au xviiie siècle, possédait depuis longtemps le briquet à silex, emprunte au fusil à pierre sa batterie pour créer une forme nouvelle : un briquet à batterie mécanique  1.

L’histoire des techniques montre de façon particulièrement claire comment la combinaison de techniques élémentaires a permis de construire des machines de plus en plus sophistiquées. L’historien britannique Michael Baxandall a ainsi raconté les conditions de construction d’un pont, bâti sur le Forth, sur la côte Est de l’Écosse, en montrant comment le concepteur de ce pont a combiné à la fois des procédés très nouveaux (et notamment l’« acier doux » fabriqué dans les « fours à sole Martin ») avec de très anciennes techniques orientales, et notamment tibétaines (« pont en encorbellement »), combi‑ naison qui suppose une connaissance de l’histoire de la construction des ponts, et donc des lectures synthétisant cette histoire ainsi que des contacts culturels entre l’Asie et l’Europe  2. Comme l’écrit le préhistorien Marcel Otte, dans l’histoire de l’humanité les « instruments se combinent selon des agencements plus ou moins élaborés, via des liaisons où leurs différentes composantes constituent des ensembles systémiques  : le métier à tisser, la céramique, les colles et armatures, les manches et les modes de rétention ont été enclenchés par le comportement technique des hommes modernes en quête de perfectionnement fonctionnel  3 ». L’image d’une simple accumulation culturelle (tout à fait réelle par ailleurs) ne suffit pas à rendre raison de ce qui caractérise le développement, ontogénétique aussi bien qu’historique, humain. Car cumuler ne suffit pas à engendrer de nouvelles compétences, de nouvelles techniques ou de nouvelles formes culturelles. C’est l’agencement qui importe, en faisant du neuf avec du vieux, déjà présent mais non articulé ou articulé autrement. S’intéressant aux questions culturelles d’un point de vue évolutif, le biologiste Kevin Laland développe ainsi « l’argument selon lequel la combinaison de traits 1.  Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 349. 2.  Baxandall 2000. 3.  Otte 2018 : 78.

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est la principale source à la fois d’innovation humaine et de progrès dans la culture cumulative » et que « quasiment toutes les innovations humaines procèdent du remaniement ou du développement d’une technique préexis‑ tante »  1. C’est ce que montre bien la préhistorienne française Sophie de Beaune pour qui « du Paléolithique supérieur au Néolithique, les inventions techniques semblent résulter d’un même processus que l’on peut appeler “transfert de technique”  : ce sont à chaque fois la rencontre de deux idées techniques qui existaient déjà de façon indépendante  2 » : De nouveaux outils ou de nouveaux gestes techniques sont ainsi nés non d’une accumulation de connaissances ou d’une invention ex nihilo, mais de glissements tels que la fusion de deux gestes déjà connus, ou l’utilisation d’un geste déjà connu sur un nouveau matériau, ou encore l’utilisation d’un outil déjà connu en un geste réservé jusque-là à un autre outil. À chaque fois, l’invention revient à combiner d’une manière nouvelle des éléments déjà présents. À la réflexion, presque toutes les inventions de la préhistoire peuvent s’expliquer de cette manière. Ainsi, le façonnage de l’os au Paléolithique moyen n’est au fond que le transfert sur l’os des techniques de débitage et de retouche de la pierre. La poterie semble avoir résulté de la rencontre de deux techniques déjà existantes : la fabrication des récipients en matière végétale, animale ou minérale, et la cuisson de l’argile […]. La hache polie résulterait de la rencontre de deux inventions préexistantes, celle de l’herminette et celle du polissage […]  3.

Cette capacité d’invention, mille fois vantée chez l’Homme, répond à une loi de connexion-combinaison-synthèse, qui suppose non seulement la capacité à produire des artefacts ou des savoirs et savoir-faire, des capacités de transmission culturelle relativement fidèle, mais aussi une vie sociale suffi‑ samment dense et régulière pour permettre les échanges de savoirs et de techniques. Sans collectif, sans mise en commun de techniques portées par des groupes ou des individus différents, pas d’invention possible. Or cette inventivité humaine est repérable avant même l’avènement d’Homo sapiens : L’analyse qui précède nous autorise à faire remonter au Paléolithique moyen et peut-être même inférieur cette capacité à produire de l’inédit en combinant des éléments épars sans laquelle il n’est pas d’invention. Ce qui signifie non seulement que l’homme moderne a été, dès son apparition, capable d’invention, mais que d’autres représentants du genre Homo l’ont été aussi. La frontière passerait donc non pas entre Homo sapiens et le 1.  Laland 2022 [2017] : 181‑182. Sa conception ne diffère pas, sur ce point, de celle de Gilbert Simondon selon qui le progrès technique « est un tissu d’inventions prenant appui les unes sur les autres » (Simondon 2005 : 281). 2.  Beaune 2008 : 77. 3.  Beaune 2011 : 78.

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reste du monde animal, mais quelque part au-delà à l’intérieur du genre Homo ou plus loin encore  1 ?

Et plus les savoirs, savoir-faire et techniques s’accumulent, plus les connexions s’établissent, et plus le rythme des inventions s’accélère : « À mesure qu’il s’enri‑ chit, écrit Leroi-Gourhan, le milieu intérieur continu se livre à des associations de plus en plus nombreuses et fécondes et le rythme général d’évolution apparaît de plus en plus rapide  : les très rustiques Australiens semblent stagnants par rapport à l’Europe industrielle  2. » La progressive densification démographique (loi d’accroissement démographique tendanciel), conjuguée à des échanges culturels inter-groupes ou inter-sociétés multiples, créent les conditions de formation de véritables pouponnières d’innovations et peuvent faire ainsi la différence entre des sociétés à progrès technique lent (telles que celles des Aborigènes d’Australie, à la fois de petite taille et coupées de nombreux contacts culturels potentiels de par la situation insulaire) et des sociétés à progrès technique de plus en plus rapide (comme le montre la trajectoire historique des sociétés européennes, démographiquement étendues et entretenant des échanges avec le reste du monde)  3. Le même processus peut concerner des savoirs incorporés à l’échelle individuelle, qui peuvent être combinés afin de faire face à (ou de résoudre) certains problèmes. Par exemple, l’enfant commence toujours à incorporer ce que le psychologue étatsunien Jerome S. Bruner appelle des « sous-routines » (tirer, pousser, attraper, frapper, lancer, etc.) avant de les combiner dans des séquences d’action beaucoup plus complexes. Bruner écrit ainsi : Si l’enfant ne maîtrise pas les sous-routines élémentaires, la démonstration d’un exercice complet lui est à peu près aussi profitable que la démonstra‑ tion faite par un skieur chevronné à un débutant absolu. Il en va de même chez le jeune enfant et chez le jeune chimpanzé : tous deux sélectionnent, dans une démonstration, les seuls traits de la performance qui entrent dans les limites de leurs aptitudes à construire des actes techniques  4.

Une fois qu’une sous-routine est maîtrisée à force de répétition, elle exige beaucoup moins d’attention pour être mise en œuvre et donne la possibilité d’être enchaînée ou combinée avec d’autres sous-routines constituées pour accomplir des actions de plus en plus complexes  : « Dès qu’il y a maîtrise d’un acte nouveau, celui-ci est supplanté par un acte de plus haut rang dont il 1.  Ibid. : 79. 2.  Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 438. 3.  La théorie économique de la croissance endogène ne dit pas autre chose : plus il y a de technique, plus il peut y avoir de progrès technique par recombinaison de l’existant, ce qui explique les inégalités de développement entre pays. 4.  Bruner 1991 : 55.

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constitue généralement l’une des sub-routines  1. » Tout débutant dans l’appren‑ tissage de la conduite automobile sait à quel point conjuguer et enchaîner des gestes est un savoir-faire qui ne se constitue pas en une seule fois. Mais l’apprentissage de la langue chez l’enfant, qui suppose des montages de plus en plus complexes de sons et d’unités signifiantes relève du même processus de connexion-combinaison-synthèse. C’est pour cette raison que Bruner opère un rapprochement des structures du langage et des structures de l’action. Du point de vue de l’action, l’enfant va, par exemple, prendre une balle ou un bâton et l’intégrer « à autant d’actes que possible » ou bien commettre l’acte de grimper « sur tout objet adéquat ». La répétition des actes et leur variation est ce qui permet à l’enfant de maîtriser à la fois les objets et les actes dans des combinaisons multiples. Or cette situation est analogue à celle qui préside à l’apprentissage de la langue : Selon moi, cette disposition est étroitement liée à l’une des structures essentielles du langage, la prédication organisée en termes de thème et commentaire : John a un chapeau John est un homme John saute la barrière ou Brosse le chapeau Porte le chapeau Lance le chapeau (en l’air)  2.

Et il en va certainement de même, à plus grande échelle, en ce qui concerne la lente formation historique des langues. Considéré comme un outil particulier, produit sonore de « gestes » en grande partie internes de la langue, des lèvres, de la cavité buccale et des cordes vocales, le langage verbal a suivi la même loi de développement. Pour passer du protolangage (appelé parfois « langage Tarzan ») à vocabulaire simple et sans syntaxe (« Tarzan aimer Jane ») à une langue lexicalement riche et dotée d’une syntaxe, il a fallu une invention permanente et une complexification progressive de la langue qui s’est transmise culturellement de génération en génération  3. Nos langues actuelles, composées de dizaines de milliers de mots (plus de 30 000 pour la langue française) et d’une grammaire sophistiquée, sont ainsi le produit d’une longue histoire que ses usagers actuels ignorent le plus souvent complètement. Enfin, comme j’ai déjà eu l’occasion de le rappeler en évoquant les théories newtonienne, einsteinienne ou darwinienne  4, la science n’a cessé de progresser 1.  Ibid. : 94. 2.  Ibid. : 58. 3.  Bickerton 2010. 4.  Cf. supra « Introduction générale ».

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par intégration théorique de différents faits établis ou de différentes théories particulières dans de nouveaux cadres plus larges ou plus généraux. C’est un seul et même mouvement que celui de la complexification-sophistication technique –  qui combine pierre taillée et bois ou os pour fabriquer une hache  – et celui de la « consilience » (William Whewell) scientifique qui consiste à rassembler et unifier des pans épars de savoirs par la synthèse intégratrice. Cet ouvrage même n’échappe pas à cette loi de progression scientifique.

h. L  oi de la conventionnalisation et de l’abstraction progressive des moyens de représentation du réel Il s’agit d’une loi de transformation progressive du concret vers l’abstrait, et du motivé vers le démotivé. Cette loi suppose que l’histoire se cumule dans un processus de réappropriation continue de ce qui a été conquis par les générations antérieures. De tels processus sont observables aussi bien dans l’ordre des gestes de communication que dans celui du langage verbal, de l’écriture ou des échanges économiques (avec l’argent). Des gestes mimétiques (proches de la pantomime), on est passé à des gestes plus codifiés et moins clairement évocateurs des réalités initiales (cf. la langue des signes) ; des mots motivés employés par les enfants – qui appellent un chien un « wawa » ou un canard un « coincoin » par référence aux cris de ces animaux – finissent par être abandonnés au profit de mots démotivés et purement conventionnels ; des écritures pictographiques (écriture de choses) qui représentent des objets ou des actions de façon réaliste  1, on est passé à des écritures idéogramma‑ tiques dans lesquelles les signes pictographiques se sont démotivés et schéma‑ tisés à tel point qu’on reconnaît difficilement le croquis, le dessin réaliste à l’origine du signe, et enfin syllabiques et alphabétiques qui – sauf exception telle que l’onomatopée – ne codent plus que la chaîne sonore sans rapport avec le référent  2 ; des manières de compter plus concrètes, on est passé à des manières de compter abstraites, indépendantes des choses comptées à l’aide 1.  Il en va ainsi, par exemple, à Sumer, du signe en forme de poisson pour représenter le « poisson », du signe en forme de profil de montagnes pour désigner les « montagnes », du signe en forme de triangle pubien pour représenter la « femme », etc. De même, pour l’écriture égyptienne, la silhouette d’un oiseau dénote un « oiseau », celle de la main une « main »,  etc. Toutefois, dès l’écriture picto‑ graphique, écrire les actions suppose un usage plus abstrait des formes. Que ce soit dans l’écriture sumérienne ou dans l’écriture égyptienne, on trouve le même type d’opération qui consiste à utiliser des signes pour représenter « des mots dont la connexion avec le tracé originel se fait par association de significations » (Gelb 1973  : 111). Pour l’écriture sumérienne, le signe représentant un « pied » signifie aussi, selon le contexte, la « marche », la « station debout », l’« implantation solide sur ses bases », le « transport », etc., l’image du soleil signifie autre chose que le simple « soleil », à savoir le « brillant » ou le « jour » ; pour l’écriture égyptienne le dessin d’une massue qui signifie « massue » renvoie aussi à « battre », etc. 2.  « Si mon analyse est correcte, écrit Michael Corballis, l’évolution de l’écriture peut aussi partager une autre caractéristique avec l’évolution du langage : elle s’est conventionnalisée, passant de représen‑

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de nombres abstraits qui rendent équivalents tous les objets ; des échanges de biens ou de services toujours particuliers, on est passé à des échanges médiés par un équivalent généralisé, à savoir la monnaie, etc. Par exemple, dans l’histoire, l’usage de jetons en argile pour compter des objets réels (e.g. un mouton = un jeton) a rencontré des limites lorsque le nombre d’objets réels était trop élevé, rendant ingérable un trop grand nombre de jetons. Si l’on regroupe les jetons par paquets, et que l’on utilise des jetons différents pour représenter un paquet regroupant le même nombre de jetons, on s’éloigne de la logique de la correspondance directe jeton-mouton et on crée des entités mathématiques plus abstraites à l’aide de jetons spéciaux qui représentent non plus des objets réels mais des ensembles de jetons. Et l’opération peut être répétée autant de fois que nécessaire. Par ailleurs, les différentes catégories de jetons physiques peuvent céder la place à des signes graphiques représentant les jetons. Par exemple, les Égyptiens comptaient en utilisant, de façon non positionnelle, les signes graphiques suivants : un bâton pour 1, une anse de panier pour 10, un rouleau de papyrus pour 100, une fleur de lotus pour 1 000, un index pointant vers le ciel pour 10 000, un têtard pour 100 000, et un dieu agenouillé pour 1  million. On remarquera que, même s’ils sont codifiés et simplifiés, ces premiers signes graphiques sont « motivés », dans le sens où ils se réfèrent à des situations réelles : par exemple, le 10 représenté par une anse de panier renvoie au nombre d’objets transportables par un panier ; ou l’index pointant le ciel renvoie aux 10 000 étoiles que l’on comptait alors dans le ciel. Les chiffres arabes, eux, ne comportent plus de références à des situations réelles. Ils sont purement conventionnels. Générations après générations, de modifications en modifications, de commentaires en commentaires de commentaires successifs, on a aussi rendu possibles des théories (plus abstraites) grammaticales, mathématiques, physiques, etc. On est ainsi passé de l’usage de mots pour évoquer des réalités bien précises à des mots qui composent entre eux des théories sur les choses désignées par des mots (théories physiques, astronomiques, biologiques, etc.) ou sur les mots eux-mêmes (théories grammaticales ou linguistiques). Comme l’a souligné Goody, les listes de noms de dieux –  qui sont déjà des signes ne renvoyant à aucune réalité physique mais à des entités fictives – donnent souvent lieu par la suite à de nouveaux genres discursifs écrits tels que les traités théologiques sur la fonction des différents dieux, le rapport entre les dieux, etc., qui s’abstraient encore un peu plus de la réalité. De même, les premières listes chronologiques événementielles permettent leur reprise sous forme de récits, de chroniques et d’annales, en Égypte comme tations picturales hautement iconiques à des graphèmes abstraits, tout comme le langage lui-même a évolué des gestes iconiques aux mots abstraits et parlés » (Corballis 2003 : 202‑203). Traduit par moi.

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en Mésopotamie  1. Entre le concret et l’abstrait, l’écart s’explique donc par le temps et par le travail de reprises ou d’appropriations successives d’un état donné de la tradition (c’est-à-dire d’un état donné des représentations). Chaque nouvelle génération s’habitue progressivement à un état particulier du savoir et des représentations, et chaque nouvelle génération a la possibilité d’ajouter des couches de commentaires ou d’innovations, qui éloignent toujours un peu plus les mots ou les textes des réalités dont ils sont censés parler. Enfin, on s’est souvent demandé comment des modèles mathématiques purs, c’est-à-dire des modèles qui ont été construits sans préoccupation apparente du réel, pourraient un jour fournir les formalismes qui permet‑ traient de décrire et même de prévoir des phénomènes physiques réels. Mon hypothèse est que, quels qu’ils soient, les formalismes intègrent toujours des aspects du réel parce que les mots, les symboles graphiques ou les concepts gardent toujours une trace de leur rapport avec des réalités données. Par conséquent, même quand l’abstraction semble maximale, elle peut tout à fait fournir le moyen formel d’appréhender des réalités très concrètes (hypothèse réaliste vs hypothèse nominaliste).

i. Loi Tarde de l’imitation  2 Les bébés et enfants humains ont des capacités mimétiques très pronon‑ cées : ils sourient quand on leur sourit, froncent les sourcils quand on fronce les sourcils devant eux, répètent les gestes qu’on leur montre ou qu’ils voient faire, les mots ou les accents qu’ils entendent,  etc. Même les chimpanzés, dont on vante souvent les prouesses imitatives, apparaissent moins concen‑ trés, moins systématiques et moins constants dans leur effort d’imitation que les enfants humains. C’est notamment cette capacité qui rend possible une transmission culturelle plus précise, plus systématique et plus efficace. Elle a été mise au cœur du fait social par Gabriel Tarde (Les Lois de l’imitation), qui n’a cependant pas réussi à faire entendre l’intérêt de sa proposition, ­déconnectée de toute considération évolutive, pour des raisons liées à la nature plus générale de sa sociologie (à faible ancrage empirique), largement délaissée, pour de bonnes raisons scientifiques, au profit du programme durkheimien.

j. Loi de la variabilité intergroupe, interindividuelle et intra-individuelle des conduites humaines Cette loi est l’une des conséquences de la ligne de force de la différenciation sociale des fonctions et des activités, qui explique que les comportements humains varient à la fois dans le temps, mais aussi synchroniquement, selon le contexte d’action ou selon sa position dans la division sociale du travail. 1.  Goody 1979 : 64‑69. 2.  Cf. infra « Chapitre 11 : Socialisation-apprentissage-transmission ».

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Elle se combine avec la ligne de force de la socialisation/transmission culturelle, qui fait que les membres d’une société peuvent incorporer des dispositions différentes dans des contextes différents. Pluralité contextuelle et pluralité dispositionnelle se conjuguent ainsi pour produire de la variabilité mentale et comportementale. Dans toutes les sociétés humaines, cette variation des comportements est observable, même si elle se manifeste de façon plus nette dans les sociétés hautement différenciées, au sein desquelles les individus peuvent appar‑ tenir ou avoir appartenu à plusieurs groupes ou institutions au cours de leur vie, ce qui n’est pas sans laisser de traces dispositionnelles en eux. La plus ou moins grande pluralité individuelle des rôles ou des tâches, et des dispositions qui leur sont associées, dépend du degré de différenciation de la société  1. Dans une espèce culturelle, chaque individu est susceptible d’être plus ou moins fortement marqué dispositionnellement par sa participation succes‑ sive ou simultanée à plusieurs groupes, microgroupes ou institutions. C’est pour cette raison que la variabilité intra-individuelle et interindividuelle des comportements est une propriété fondamentale des animaux culturels vivant dans des sociétés différenciées, ce qu’elles sont toutes à un degré ou à un autre, ne serait-ce que par le jeu des écarts culturels entre les hommes et les femmes ou entre les générations. Comme l’écrivait Maurice Halbwachs, « bien des individus font partie à la fois de plusieurs de ces groupes, si bien que dans leur esprit se heurtent plusieurs logiques. Il y en a autant, en effet, que de sociétés distinctes  2 ». Les variations intra-individuelles et interindividuelles des comportements sont donc la manifestation, à l’échelle des individus, de la différenciation sociale des fonctions, et de la pluralité des expériences socialisatrices qui en découle. Elles renvoient à la structure d’ensemble des sociétés qui les ont engendrées. La variabilité inter-sociétés, inter-groupes ou inter-individuelle a notam‑ ment été soulignée par Ignace Meyerson : Les actes de l’homme sont riches de variété et de variations : modifications en fonction des conditions du milieu physique, technique ou social, et possibilités extrêmement larges d’apprentissage ; variétés selon les types ou classes des conduites, selon les groupes sociaux, selon les individus – plus ou moins stylisées et fixées ; transformations à travers l’histoire, les unes adaptées ou fondées, d’autres libre création humaine, pur artifice humain, 1.  Lahire 1998 et 2004. 2.  Halbwachs 1938  : 374. Célestin Bouglé soulignait aussi cette pluri-appartenance  : « On sait que le plus souvent, au contraire, les individus, loin d’“appartenir” à tel ou tel de ces groupements, “participent” à beaucoup d’entre eux, celui-ci d’ordre purement économique, celui-là d’ordre politique ou religieux, l’un permanent, l’autre éphémère, l’un local, l’autre international. Il se produira donc un chevauchement des individus sur les groupes » (Bouglé 1904 : 155).

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variétés et variations de forme, de sens, de lien entre la forme et le sens ; modes et rythmes divers de transformation  1.

Cela engendre une grande variété de civilisations, auxquelles s’ajoutent « une masse de variétés et de variations temporaires ou locales, collectives ou individuelles. […] L’homme est variété, et cette variété est l’un des aspects de sa richesse  2 ». C’est cette grande diversité des cultures dans l’histoire des sociétés humaines qui constitue le principal obstacle à la saisie des lois et principes structurant la vie sociale : les chercheurs ne voient que ce qui varie, sans voir que tout ne varie pas, et que cela ne varie pas n’importe comment, ni dans toutes les directions possibles. Depuis que l’on a reconnu des capacités d’apprentissage et de mémori‑ sation à de nombreuses espèces animales non humaines, des insectes aux mammifères, on a aussi pris la mesure des variations intergroupes, interindi‑ viduelles et intra-individuelles, qui dépendent là aussi des écarts d’expériences et d’apprentissages individuels ou sociaux et de la variété des contextes. Par exemple, les chercheurs ont mis au jour des variations dans les types d’artefacts utilisés dans différents groupes de primates de la même espèce, des différences dialectales dans les chants de groupes différents d’une même espèce d’oiseau, d’une même espèce de baleine ou de cachalot, des différences de techniques de chasse selon le groupe de baleines considéré, etc. Les chercheurs qui travaillent sur des blattes, des scarabées, des fourmis ou des abeilles montrent que chaque individu a sa « personnalité », et que celle-ci n’est pas entièrement déterminée génétiquement. Il y a des blattes plus « audacieuses » que d’autres, des cafards plus « agressifs » que d’autres, des abeilles ou des fourmis plus indifférentes que d’autres à des situations telles qu’une situation d’agression ou qui requiert des soins parentaux. Les chercheurs pensent que ces variations interindividuelles des comportements, longtemps considérées comme des « bruits » tellement la recherche privilégiait l’étude à l’échelle des espèces (alors même que Darwin lui-même disait que les espèces comme les sous-espèces et les variétés ne sont que des conven‑ tions), sont liées aux expériences que les individus ont vécues : un manque de nourriture au départ qui conduit à un comportement plus agressif, etc. « Tout comme les humains ou les vertébrés, les invertébrés sont soumis à des conditions environnementales variables, ils connaissent des expériences et des stimuli différents pendant leur vie, ce n’est donc pas surprenant d’observer une variété de traits comportementaux », relève Nick Keiser, biologiste à l’université de Floride. Et, comme pour n’importe quel humain ou vertébré supérieur, leur caractère se forge à partir des gènes

1.  Meyerson 1995 : 74. 2.  Ibid. : 78.

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et de l’environnement – en clair, de l’inné et de l’acquis. Des organismes préprogrammés, les insectes ? Vraiment pas : la part héritable expliquerait seulement de 20 à 30 % de leur personnalité. Une équipe allemande a ainsi décelé des comportements de prise de risque très différents chez plusieurs individus clonaux de pucerons du pois. « La personnalité dépend beaucoup de l’expérience vécue dans les premiers moments de la vie : les conditions environnementales, le stress de prédation plus ou moins fort, le contexte social, l’investissement des parents dans les soins prodigués et l’alimentation apportée », énumère Sophie Labaude, chercheuse en écologie évolutive à l’École normale supérieure de Paris  1.

L’étude des mammifères montre, de la même façon, que le comportement individuel n’est pas seulement le témoin du comportement de l’espèce dans son ensemble, mais qu’il dépend aussi d’apprentissages qui, par définition, varient d’un groupe à l’autre, et même d’un individu à l’autre. On le voit très bien dans le cas des loups étudiés par Jane M.  Packard  2, qui révèlent de véritables « caractères » formés au cours d’histoires de vie relativement singulières.

k. Loi Marx (2) de la lutte entre groupes ou individus Les luttes interindividuelles ou intergroupes pour l’accès aux différents types de ressources (alimentaires, matérielles, territoriales, financières, sexuelles, affectives, relationnelles, cognitives, etc.) sont déjà présentes dans de nombreuses sociétés animales et l’on observe même des prémices de telles luttes pour l’appropriation des ressources dans le monde végétal (pour capter la lumière nécessaire à la photosynthèse, pour s’approprier les nutriments ou l’eau  3, pour attirer l’attention d’insectes pollinisateurs, etc.). Les luttes pour la vie ou pour la survie sont attestées dans l’ensemble du vivant depuis les travaux inauguraux de Darwin jusqu’aux plus récents travaux de biologie végétale ou animale. L’historien Paul Lacombe rappelait en 1894 cette donnée de base du vivant tout en idéalisant la situation de l’espèce humaine, alors même q­ u’aucune destruction de la biodiversité ni aucune guerre de masse comparables à celles menées par des sociétés humaines n’ont jamais été observées dans les règnes végétal et animal : Tout être vit aux dépens d’un autre être d’espèce différente, végétal ou animal. Pour que le premier subsiste, il faut que l’autre soit dévoré ; c’est 1.  Nourygat 2019 : 71‑72. 2.  Packard 2003 : 35‑65. 3.  Non seulement les végétaux cherchent à maximiser l’exploitation des ressources grâce à une grande plasticité phénotypique, mais ils refusent parfois l’accès aux ressources à d’autres « concurrents » par une « compétition active » (Trewavas 2008).

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la forme tragique de la lutte pour la vie et de la responsabilité naturelle. Tout être a dans les membres de son espèce des copartageants, qui souvent l’étouffent ou l’affament, qui, en tout cas, amoindrissent sa part. C’est la forme sourde de la lutte. Dans l’une comme l’autre forme, la nature se montre implacable pour le faible ; elle le punit de sa faiblesse par les souffrances et par la mort. L’homme est né, comme tous les animaux, sous l’empire de cette loi ; mais, tandis que les autres la subissent dans toute sa rigueur, ou ne cherchent qu’à l’atténuer temporairement (je parle des soins donnés aux jeunes, ici par la mère seule, là par le père et la mère, ailleurs par les membres mêmes de l’espèce), l’homme a révélé dans toute son histoire une tendance énergique contre la tyrannie de la loi. Jusqu’à un certain point, l’histoire est une antinature  1.

Les différenciations sociales (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions), multipliées lorsque la population s’étend (loi d’accroissement démographique tendanciel), vont rarement sans domination (ligne de force des rapports de domination) ni hiérarchisation, et les dominations et hiérarchies s’accompagnent toujours de luttes pour améliorer sa place au sein de hiérar‑ chies préexistantes ou transformer la nature des rapports de domination et des hiérarchies (les critères de hiérarchisation) dans un sens plus conforme à ses intérêts. Marx voyait dans la « lutte des classes » le moteur fondamental de l’his‑ toire, parce qu’il observait les sociétés capitalistes de classes. Lui et Engels ont écrit ainsi que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes  2 ». Or la lutte des classes n’est qu’un cas particulier des luttes entre groupes sociaux au sein de sociétés s’organisant essentiellement autour d’une répartition inégale de la richesse économique et des pouvoirs  3. En fait, des luttes pour l’appropriation de toutes les formes de ressources imaginables (économiques, matérielles, alimentaires, foncières, culturelles, information‑ nelles, scientifiques, médicales, sexuelles, affectives ou attentionnelles,  etc.) s’observent à toutes les échelles (internationale, nationale, régionale, locale, 1.  Lacombe 1894 : 400‑401. Souligné par moi. Cela ne l’empêchait pas d’écrire par ailleurs que : « Conflit, concurrence, ou lutte pour la vie, quelque nom qu’on lui choisisse, cette circonstance est universelle, sous sa triple forme. Et c’est la seule circonstance parfaitement universelle que nous connaissions en histoire » (ibid. : 273). 2.  Marx & Engels 1973 [1848] : 5. 3.  On notera par ailleurs que Marx n’est pas le seul à avoir mis en lumière l’importance des classes et de leurs luttes dans les sociétés capitalistes. Il reconnaît lui-même ses dettes à l’égard d’historiens (François Guizot et Adolphe Thiers, deux grands conservateurs d’un point de vue politique, mais qui étaient pour lui des analystes rigoureux de la réalité sociale de l’époque) et d’économistes. Marx écrit à Joseph Weydemeyer le 5  mars 1852  :« […] en ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert l’existence des classes dans la société moderne, pas plus que la lutte qu’elles s’y livrent. Des historiens bourgeois avaient exposé bien avant moi l’évolution historique de cette lutte des classes et des économistes bourgeois en avaient décrit l’anatomie économique » (Marx & Engels 1964 : 59).

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microsociale) et dans tous les groupes (instances internationales, nations, classes sociales, institutions ou entreprises de toutes sortes, gangs ou bandes, quartiers, villages, groupes d’amis, familles, couples ou fratries), à toutes les époques. Cette loi concernant les luttes sociales se conjugue avec la loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » pour engendrer de nombreux conflits politiques et sociaux internationaux, interethniques, intertribus, interclasses, inter-régionaux, inter-villes, inter-quartiers, etc.

Lois Alexander Bain du fonctionnement de l’esprit et de l’action humaine Les trois prochaines lois peuvent être qualifiées de « lois Alexander Bain » du fonctionnement de l’esprit et de l’action humaine. En effet, dans son célèbre The Senses and the Intellect [1855]  1, le philosophe écossais parle explicitement d’associations par contraste/contrariété/opposition (deux choses s’associent parce qu’elles s’opposent dans l’expérience  : le masculin et le féminin, le noir et le blanc, le haut et le bas, le grand et le petit, la droite et la gauche, le bien et le mal, etc.), par contiguïté (deux choses s’associent parce qu’elles vont ensemble dans l’expérience : la cause et l’effet, la partie et le tout, le contenant et le contenu, la coprésence spatiale, la co-apparition temporelle), ou bien par similarité/ressemblance/analogie (deux choses s’asso‑ cient parce qu’elles se ressemblent dans l’expérience : cela va de l’identité quasi parfaite à la très vague ressemblance). Ces trois catégories d’association sont déjà présentes chez Aristote  2, ce qui dénote moins une continuité culturelle dans le découpage des opérations cognitives que sa constance dans la réalité des pratiques et des représentations.

l. Loi de la prévalence de la binarité des catégories (ou loi Alexander Bain de l’association par contraste) Pierre Bourdieu écrivait que « la pratique rituelle ne procède pas autre‑ ment que cet enfant qui désespérait André Gide, voulant que le contraire de blanc soit blanche et que le féminin de grand soit petit. Bref, le “sens analo‑ gique” qu’inculque la prime éducation est, comme dit [le psychologue Henri] Wallon de la pensée par couples, une sorte de “sentiment du contraire”  3 ». Il a par ailleurs souvent mis l’accent sur les logiques de contraste ou d’oppo‑ sition qui s’expriment par des mouvements du corps : sortir ou entrer, lever 1.  Bain 1864 [1855]. Livre mobilisé par Charles Darwin dans L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (Darwin 2016 [1872]). 2.  Aristote écrit  : « Lors donc que la réminiscence a lieu en nous, […] notre esprit recherche ce qui a suivi, soit à partir de tel instant ou de tel autre, soit à partir d’une chose semblable ou contraire, soit même d’un objet simplement voisin ; et cet effort de l’esprit suffit pour produire la réminiscence » (Aristote 1847 : 125). 3.  Bourdieu 2000 [1972] : 333.

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les yeux ou les baisser, se tenir droit ou se tenir courbé, etc. Darwin parlait déjà en 1872 des « hochements de tête verticaux et latéraux  1 » qui signifient oui ou non. La grande fréquence, dans toutes les sociétés connues, de la structura‑ tion des catégories de perception par des couples d’opposés est à relier avec un certain nombre de propriétés fondamentales de l’espèce humaine et des sociétés humaines : –  partition entre les sexes (fait de la séparation des deux sexes) et structu‑ ration sociale en « père » et « mère » ; –  différence, particulièrement importante pour des bipèdes, entre, d’une part, le haut du corps (valorisé), siège de la vue, de l’ouïe, de l’odorat et du goût, et, d’autre part, le bas du corps (dévalorisé), associé notamment à l’évacuation de l’urine et des excréments  2 ; opposition entre le haut et le bas ou entre la partie antérieure et la partie postérieure ; –  différence entre parents (grands) et enfants (petits) ; –  symétrie bilatérale de l’être humain, avec l’opposition gauche/droite  3 (deux yeux, deux oreilles, deux narines, deux bras, deux mains, deux jambes, deux pieds, deux seins, deux testicules ou deux ovaires, deux poumons, deux reins, etc.) ; – différence faite entre le groupe (« nous ») et l’extérieur du groupe (« eux »), qui mène à l’ethnocentrisme de groupe, de catégorie ou de classe (loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous »). Avec ses capacités symboliques, l’espèce humaine traduit l’ensemble de ces oppositions objectives en catégories langagières ou symboliques qui sont, par ailleurs, très souvent associées à des valeurs, positives ou négatives. Le « champ antérieur de relation » avec le monde, comme l’appelle LeroiGourhan, s’oppose à la partie postérieure, le haut s’oppose au bas, le grand au petit, la droite à la gauche, le « nous » (l’intérieur du groupe) au « eux » (l’extérieur du groupe), comme le positif s’oppose au négatif, le valorisé au dévalorisé, le principal ou secondaire, le supérieur à l’inférieur,  etc., signa‑ 1.  Darwin 2016 [1872] : 85. 2.  « Le plan suivant lequel l’organisme tout entier se dispose en arrière de l’orifice alimentaire existe chez les Protozoaires les plus mobiles et, sauf chez les Spongiaires et Cœlentérés, constitue le plan normal des animaux. La polarisation antérieure de la bouche et des organes de préhension chez les êtres mobiles est un fait biologique et mécanique si évident qu’il serait quelque peu ridicule de s’y attarder, sinon pour souligner que c’est en lui et non ailleurs que réside la condition fondamentale de l’évolution vers les formes supérieures de la vie. La mobilité implique, pour satisfaire à l’entretien alimentaire, la même polarisation antérieure des organes de relation qui assurent l’orientation, le repérage, la coordination des organes de préhension et de préparation alimentaire de sorte que, dès l’acquisition du mouvement et jusqu’à nous, qu’il s’agisse de l’insecte, du poisson ou du mammifère, le dispositif animé revêt la même structure générale. Il se crée ainsi, par la polarisation des différents organes, un champ antérieur dans lequel se déroulent les opérations complexes de la vie des animaux à symétrie bilatérale » (Leroi-Gourhan 1964 : 43‑44). 3.  Sur l’opposition de la droite et de la gauche, cf. Hertz 1970 [1928] et Makarius & Makarius 1968 : 195‑212.

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lant ainsi la nature profondément classificatrice et hiérarchique de l’espèce humaine (le caractère hiérarchique étant fondé en grande partie, comme nous le verrons, sur le fait d’altricialité secondaire). Cette binarité est une prévalence et non une exclusivité, dans la mesure où elle n’interdit pas l’utilisation de structures tripartites, quadripartites, etc. On pourrait appeler aussi cette loi, la loi Alexander Bain de l’association par contraste puisqu’il est bien question d’une appréhension de la réalité à partir d’oppositions binaires. La binarité des catégories de pensée (et de langage) s’explique au croisement de toutes ces structurations binaires, objectives et parfois biologiques, et de la ligne de force de l’expressivité symbolique. Les catégories langagières ne font ainsi que traduire, dans l’ordre symbolique, ces différences fondamentales. Françoise Héritier plaçait au cœur de l’explication de cette « pensée dualiste » la différence sexuée, en formulant l’hypothèse d’une forte déter‑ mination de nos modes de pensée en rapport avec le fait de la séparation des deux sexes  : « Nous penserions sans doute différemment si nous n’étions pas sexués et soumis à cette forme particulière de reproduction qu’est la procréation. L’appréhension intellectuelle de la différence sexuée serait ainsi concomitante de l’expression même de toute pensée  1. » En établissant un tel lien, elle n’avait évidemment pas tort, mais négligeait d’autres aspects binaires ou dichotomiques de la condition humaine. L’anthropologie enregistre dans de très nombreuses sociétés le fait, par exemple, que le couple droite/gauche se combine aux couples haut/bas et masculin/féminin. Parfois contestée, la prédominance transhistorique et transculturelle de ces oppositions binaires est pourtant largement attestée par les anthropologues, historiens ou sociologues  2, comme le soulignent Jean-Loïc Le  Quellec et Bernard Sergent : Le caractère d’universalité des oppositions binaires a été contesté […], par exemple en en réduisant la cause à des phénomènes sociaux particu‑ liers (division de certaines sociétés en moitiés exogames), alors qu’il s’agit bien d’une évidence humaine des plus communes  : oppositions haut/ bas, gauche/droite, devant/derrière, masculin/féminin, humain/animal, dieux/hommes, naturel/culturel, jour/nuit, soleil/lune, opposition de « mon groupe » et de « celui des autres » ; etc. Même en cas de systèmes complexes à plusieurs termes, il est possible de montrer qu’ils se ramènent à des hiérarchisations d’oppositions binaires  3. 1.  Héritier 2007 : 17. 2.  Cf., entre autres, Testart 1991b. 3.  Le Quellec & Sergent 2017  : 979. Les oppositions, mises en évidence systématiquement par Claude Lévi-Strauss notamment, ne sont pas un pur produit artificiel de la pensée occidentale mais bien une réalité sociale et cognitive très générale : « Contrairement à l’idée qui voudrait que les oppositions

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m. Loi Alexander Bain de l’association par contiguïté Il s’agit d’une association du fait d’une liaison forte ou d’une co-apparition spatiale ou temporelle (« x est avec, lié à ou est apparu en même temps que y »). Ainsi, une casquette peut être associée dans l’esprit d’une personne à un grand-père qui ne sortait jamais sans sa casquette sur la tête (métonymie). Ou bien le souvenir d’une journée d’anniversaire est associé à la perte, le même jour, d’un ami proche. Le sens donné à certaines traces (de pas, de fumée dans le ciel, etc.) montre aussi la capacité humaine à penser par association  : pas d’empreintes  de pas sans la présence d’une personne, pas de fumée sans feu,  etc. Dans le vocabulaire de Charles Sanders Peirce, on peut considérer qu’un élément présent associé à un élément absent appartient à la catégorie des indices : par exemple, la trace de l’animal traqué est un indice pour le chasseur du passage de l’animal. Il lui est associé. L’exemple de la chasse n’est pas ici évoqué par hasard. Il montre que l’homme a eu besoin, dans ses activités les plus fondamentales concernant sa survie, de développer une logique indiciaire  : l’empreinte ou les excréments de l’animal, la plume de l’oiseau, mais aussi la fumée qui indique le feu, le feu qui est associé au danger (de destruction ou de brûlure), le ciel assombri qui annonce l’orage et la pluie, le retour des oiseaux migrateurs qui annonce le printemps, etc.

n. Loi Alexander Bain de l’association analogique L’association analogique est une association par similarité (« x est comme y »). Chaque nouvelle situation est perçue, sentie, interprétée à partir de schèmes ou de dispositions déjà constitués à travers les expériences passées, et qui fonctionnent sur le mode de l’analogie pratique et de l’anticipation pratique. Ainsi, toute nouvelle situation étrangère est ramenée à du connu par un rapprochement analogique : le nouveau est ramené à de l’ancien, au sens où il est perçu à partir d’un passé incorporé. L’association analogique joue à tout moment, dans tous les compartiments de l’existence  : dans les perceptions ordinaires du monde qui nous entoure comme dans nos actions  1, dans les affinités interpersonnelles  2, dans l’apprentissage du langage  3, dans la fabrication et l’usage d’artefacts  4 comme dans les rêves  5, dans les rites lévi-straussiennes, ne reflétant que le dualisme occidental, seraient des fictions artificiellement projetées sur les mythes par l’analyse, Ph. Descola a souligné (2005 : 175) “qu’elles sont très largement utilisées par tous les peuples dans bien des circonstances, et c’est donc moins leur forme qui doit être mise en cause que l’universalité des contenus qu’elles découpent” » (ibid. : 981). 1.  Lahire 1998. 2.  Cf. Infra « o. Loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au “nous” ou Loi de l’attrac‑ tion des semblables ». 3.  Lakoff & Johnson 1986 ; Hofstadter & Sander 2013. 4.  Beaune 2008. 5.  Lahire 2018a et 2021.

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et les mythes  1, dans l’art pariétal paléolithique  2, dans « les évitements, les tabous  3 », etc. Le phénomène de paréidolie, qui consiste à identifier une forme familière –  un animal ou un visage  – dans un nuage, de la fumée, un paysage ou une tache d’encre (comme dans le test de Rorschach), un mot de sa langue maternelle dans une langue qu’on ne comprend pas, ou bien encore un nom connu dans un brouhaha, prouve la tendance cognitive à rechercher (et à trouver) du connu dans de l’inconnu, ou du connu dans des formes visuelles ou sonores aléatoires. La paréidolie visuelle est attestée chez les enfants qui, regardant les nuages, se servent des formes visuelles insigni‑ fiantes pour repérer des formes signifiantes (animaux, visages humains, monstres, etc.). Douglas Hofstadter et Emmanuel Sander ont établi l’« universalité des analogies », qui s’explique par le fait que « pour vivre, l’être humain a conti‑ nuellement besoin de faire des comparaisons entre ce qui lui arrive et ce qui lui est arrivé préalablement. Sa cognition dépend de l’exploitation à tout bout de champ des expériences passées les plus proches des situations qu’il affronte  4 ». Il s’agit bien sûr de l’analogie pratique, involontaire et non consciente, et non de l’analogie explicite ou du raisonnement analogique qui peuvent guider une argumentation. La loi de l’association analogique est fondamentalement liée au fait de l’historicité de l’espèce humaine  : c’est parce que nous avons une histoire et que le passé détermine en partie le présent, que nous avons des perceptions et des interprétations de type analogique. Si l’analogie pratique est au cœur de l’activité cognitive humaine, c’est qu’elle est liée à la triple nature historique des êtres humains : histoire de vie, histoire sociale incorporée, histoire sociale objectivée. Ce qui est perçu, senti ou interprété dans le temps présent suppose toujours un rapprochement analogique entre la situation présente et les situations passées déjà vécues et dont le corps a gardé la trace sous la forme de schèmes ou de dispositions. C’est donc parce que les êtres humains sont en mesure d’intérioriser leurs expériences passées sous la forme de schèmes ou de dispositions, et qu’ils sont, par ailleurs, nécessairement soumis en permanence à de nouvelles situations, parce qu’ils sont donc des produits de l’histoire et que leur histoire se poursuit, que l’analogie est un phénomène central de leur fonctionnement cognitif. Hofstadter et Sander ont parfaitement résumé ce point en écrivant : « Sans passé, pas de pensée, et sans analogie, pas de pensée non plus, car l’analogie 1.  Bourdieu 1980a. 2.  Testart 2016. 3.  Testart 2014a, p. 91. Cf. aussi Testart 1991b et 2014b : 23‑35. 4.  Hofstadter & Sander 2013  : 38. L’anthropologue allemand Christoph Antweiler compte le fonctionnement métaphorique parmi les universaux humains : « Le processus universel de l’extension métaphorique représente le noyau de la “fabrication du monde” psychique » (Antweiler 2016 : 140).

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permet justement cette mise en relation entre présent et passé  1. » On pourrait dire aussi que l’analogie est le propre de l’Homme en tant qu’il est un être historique  2. Mais cette formule supposerait que seul l’homme soit capable de reconnaître des situations déjà vécues, alors que nous verrons  3 que c’est l’ensemble du vivant (bactéries, cellules, végétaux ou animaux) qui possède des capacités minimales de mémorisation, de reconnaissance et donc d’action fondée sur l’analogie pratique des situations. Davantage qu’à l’historicité de l’Homme, l’analogie a plus généralement à voir avec l’historicité du vivant  : même un unicellulaire tel que le blob se révèle capable de reconnaître du sel, du café, de l’amertume, etc., parce qu’il a une expérience passée et qu’il a une mémoire incorporée de cette expérience. Le présent est toujours perçu et même anticipé à partir du passé. Étant ces êtres d’histoire, inscrits dans une inévitable succession chrono­ logique d’expériences, les êtres humains ne peuvent échapper aux processus d’analogie pratique, qui prennent le plus souvent la forme d’anticipations préréflexives. Ces anticipations peuvent être confirmées ou infirmées, mais, dans tous les cas, ils ne perçoivent le présent qu’à partir des structures de perception et de représentation déjà constituées au cours de leurs expériences passées. La « faculté humaine d’analogisation » est le « moteur même de la pensée »  4. L’analogie pratique est présente dès les premiers apprentissages non verbaux de schémas d’interaction que les nourrissons intériorisent. Ces derniers calent leurs actions et réactions à partir des anticipations que les rituels d’interaction passés leur ont permis d’acquérir (ligne de force des rites et institutions). Reconnaissant dans les situations d’interaction présentes avec leurs parents les schémas d’interaction passés, ils procèdent nécessairement en permanence à un rapprochement non conscient, et parfois aussi à des ajustements, entre le passé et le présent, les habitudes d’échanges passés et les amorces d’échanges présentes  5. Ce type d’intériori‑ sation de schèmes relationnels et affectifs débuté avant même l’entrée dans la parole se poursuit tout au long de la vie de l’individu, et notamment dans l’apprentissage du langage, lorsque l’enfant apprend progressivement à nommer les êtres et objets du monde. Les actions de nomination reposent sur des capacités à repérer des analogies entre les nouveaux objets et les objets déjà répertoriés. On retrouve aussi un fonctionnement analogique dans la fabrication et l’usage plus ou moins innovant de l’outil. Comme l’a bien analysé la 1.  Hofstadter & Sander 2013 : 29. 2.  Ce que j’ai proposé dans L’Interprétation sociologique des rêves (Lahire 2018a : 298). 3.  Cf. infra « Chapitre 11 : Socialisation-apprentissage-transmission ». 4.  Hofstadter & Sander 2013 : 9. 5.  Stern 1989 [1985] et Dornes 2002.

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préhistorienne Sophie de Beaune, toute fabrication nouvelle d’un même type d’outil, comme tout usage renouvelé d’un même outil, soit pour résoudre le même genre de problème (prendre une hache pour couper du bois), soit pour l’appliquer à des situations nouvelles (prendre une hache pour couper du bois, des os, de la viande, etc.), supposent une capacité mnémonique, un transfert de compétences, et donc une capacité à reconnaître l’identité ou la similarité des situations  : « Le principe de l’analogie peut assez facilement être résumé  : lorsque l’homme se trouve face à une situation nouvelle ou à un problème nouveau, il va chercher dans son expérience passée un problème ou une situation comparable auquel il avait su faire face  1. » On peut ainsi remonter des artefacts aux opérations cognitives les rendant possibles, et en déduire qu’en matière de production d’artefacts le fonction‑ nement analogique remonte très loin dans l’histoire du genre Homo, et peut-être même avant, dès l’apparition des premiers outils taillés, il y a environ 3,3 millions d’années  2 : Si l’on considère le degré de complexité cognitive nécessaire à la réalisa‑ tion d’un biface, qui nécessite de prévoir er de planifier plusieurs étapes à l’avance, il est clair que la mémoire de travail ne suffit pas et qu’il faut également disposer de la capacité de rappel de la mémoire à long terme. Faut-il en conclure qu’Homo erectus était apte au raisonnement analo‑ gique ? Disons déjà qu’il disposait des capacités mnésiques qui en sont la condition préalable. Mais si, comme nous l’avons dit plus haut, la taille de la pierre est née du transfert d’un geste depuis un matériau jusqu’à un autre matériau, alors l’homme qui taillait des bifaces était bien capable d’opérations analogiques, tout comme ceux qui, avant lui, ont réalisé les premiers galets aménagés – choppers ou chopping-tools  3.

Le fait que les chimpanzés – comme bien d’autres animaux – soient en mesure d’aller chercher des éléments dans leur entourage matériel (pierre, branchage, brindille, etc.) pour réaliser des actes techniques (casser des noix, aller à la pêche aux termites, se protéger,  etc.), mais ne systématisent ni leur (rare) fabrication ni leur usage, et ne les conservent pas systématique‑ ment (ils n’ont aucune espèce de « boîte à outils »), manifeste une différence majeure entre le caractère occasionnel et le caractère permanent de l’artefact. Cela ne signifie pas que les chimpanzés et bien d’autres animaux soient 1.  Beaune 2008 : 86. C’est aussi ce que dit en substance le psychologue de la cognition Jean-François Le Ny : « Le fonctionnement de l’analogie dans la résolution de problèmes, dans la génération d’hypo‑ thèses scientifiques ou dans l’acquisition de connaissances déclaratives, tout comme dans beaucoup d’autres sous-domaines de la cognition, repose toujours sur l’application à des situations nouvelles de solutions fondées sur des représentations anciennes, antérieures » (Le Ny 1997 : XIV). 2.  Beaune, Hilaire-Pérez & Vermeir 2017 : 29. 3.  Beaune 2011 : 89.

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incapables de mémorisation et d’analogie pratique  1, mais seulement que ces processus cognitifs jouent davantage dans d’autres secteurs de la vie sociale (par exemple la reconnaissance des sources de nourriture, des hiérarchies, des liens de parenté, des proches et des étrangers, des rituels de réconciliation ou de soumission, des alertes sonores en cas de danger, etc.). En revanche, le genre Homo se révèle un producteur constant et systéma‑ tique d’artefacts relativement standardisés, la standardisation constituant la preuve d’une transmission relativement fidèle des techniques de fabrication et d’un fonctionnement cognitif de type analogique : Les innovations empruntées sont souvent remaniées et adaptées au besoin particulier de l’emprunteur. Et, curieusement, on s’aperçoit que les processus cognitifs en œuvre sont précisément les mêmes processus de raisonnement analogique que ceux déjà rencontrés dans l’invention elle-même. Ils interviennent non seulement dans l’invention mais aussi dans la diffusion, l’adaptation et la mutation de l’innovation. On voit que l’enquête concernant la circulation des innovations et des savoirs techniques nous ramène aux processus cognitifs sous-jacents, étonnam‑ ment comparables à ceux mis en œuvre hors de l’invention  2.

Le travail de l’analogie est aussi à la base de l’art pariétal paléolithique, dans lequel, vraisemblablement, les différents groupes (clans ?) d’hommes – eux-mêmes très peu représentés – sont métaphorisés sous la forme d’espèces animales, comme dans les sociétés où le totémisme a été observé. Les repré‑ sentations d’animaux, souvent abstraits de leur environnement et rarement en interaction les uns avec les autres  3, renverraient à des classifications d’espèces animales, qui elles-mêmes ne feraient que métaphoriser des classifications sociales de groupes humains. C’est la thèse, très robuste, que défend Alain Testart : Comme il est impossible qu’une vision du monde ne parle pas de l’homme, et sous l’hypothèse que cet art pariétal paléolithique traduise effective‑ ment une vision du monde (ce qui constituera notre postulat de base indémontrable), il s’ensuit que cet art, en représentant les animaux, parle des hommes – comme le font, par exemple, les fables de La Fontaine. Dans La Cigale et la Fourmi, tout le monde comprend qu’il est plus question de l’opposition entre deux caractères humains, l’un, prévoyant, l’autre, insou‑

1.  « Les animaux doivent pouvoir reconnaître des similarités et des différences pour leur survie » écrivent très justement Beaune, Hilaire-Pérez & Vermeir 2017  : 7. Toutefois, le raisonnement s’applique plus généralement à l’ensemble du vivant car une bactérie, une cellule ou un végétal n’ont pas moins à prélever de l’information sur leur environnement afin de reconnaître les bonnes et les mauvaises situations pour leur vie que les insectes, les reptiles, les oiseaux ou les mammifères. 2.  Beaune 2008 : 131‑132. 3.  Testart 2016.

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ciant, que des mœurs animales. Les animaux sont des métaphores pour les hommes. Plus précisément, les différences entre les espèces animales permettent de penser des différences entre les hommes […]  1.

Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que la partition sexuée, qui caracté‑ rise l’espèce humaine comme nombre d’espèces animales (fait de la séparation des deux sexes), a contribué à instaurer un mode de pensée qui différencie l’« identique » (ou le « similaire ») du différent, le « même » de l’« autre » (loi Alexander Bain de l’association par contraste).

o. L  oi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » ou loi de l’attraction des semblables Cette loi est liée à la loi Alexander Bain de l’association par contraste et à la loi Alexander Bain de l’association analogique, dans la mesure où elle suppose la capacité à discriminer le semblable du différent, le même de l’autre. La théorie biologique de la sélection de parentèle  2 montre que, dans le règne animal et même dans une partie du règne végétal, la préfé‑ rence est donnée au plus proche (cette théorie biologique mesure cette proximité d’un strict point de vue génétique, mais tout laisse à penser qu’il s’agit surtout, dans le règne animal, de proximité d’expérience, et donc de proximité sociale et spatiale, plutôt que d’une capacité mystérieuse de reconnaissance des gènes d’autrui ou d’une affinité ressentie en raison d’une proximité purement génétique), d’où l’importance de la relation des mammifères à leur ­progéniture et leur instinct parental, qui est à la base de ce type de préférence (fait de l’altricialité secondaire et ligne de force des rapports parents-enfants). Les rapports parents-enfants forment en effet, selon toute vraisemblance, la base générale de l’altruisme, de la confiance et de l’entraide chez les mammifères en général et les primates en particulier, dans la mesure où l’on donne à (et l’on se sacrifie pour) ceux dont on est et dont on se sent le plus proche. Qui s’assemble se ressemble : ce qui a été assemblé par la biologie va progressivement se ressembler du fait des processus de socialisation (ligne de force de la socialisation/transmission culturelle) et en vertu de la loi Tarde de l’imitation. Non seulement le « proche » ne se définit pas, dans l’espèce humaine et certainement aussi dans bien d’autres sociétés animales, sur une base exclusivement génétique, mais il ne se limite pas non plus aux seuls liens parents-enfants, à commencer par les liens génétiquement éloignés entre les membres du couple parental. Les espèces animales non humaines sont en capacité de distinguer les membres du groupe (fourmilière, termitière, ruche, 1.  Testart 2012 : 265. 2.  Cf. infra « Chapitre 21. Eux/nous : ethnocentrisme, racismes ».

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clan, nid, bande, meute,  etc.) au-delà de la différence entre « familles ». Et ils ont tendance à être d’autant plus empathiques à l’égard d’autrui qu’ils s’en sentent proches. Résumant des expériences avec des macaques rhésus (Macaca mulatta), Laurent Cordonier souligne le fait que les singes viennent en aide prioritairement à ceux qu’ils connaissent et qu’ils fréquentent, et en qui ils ont davantage confiance, ou à ceux qu’ils perçoivent comme semblables (même clique ou même groupe familial)  1. Quant à la capacité proprement humaine à former, grâce à des moyens symboliques inédits (ligne de force de l’expressivité symbolique), une multiplicité de « nous » au-delà de la famille (classe sexuelle, classe d’âge, tribu, ethnie, clan, lignage, classe ou caste, religion, patrie, nation, région, institution, corporation, organisation, association, club, réseau, etc.), elle explique que l’altruisme, qui s’exerce dans les limites du « nous », puisse s’étendre à mesure de l’extension et de la multiplication de ces « nous ». Cette loi explique diversement népotisme, corporatisme, nationalisme, patriotisme, ethnocentrisme, racisme, xénophobie, régionalisme, guerres de clocher, etc., qui expriment tous la préférence accordée ou la priorité donnée au « nous » sur le « eux ». Elle semble constituer une extension de la préférence initiale donnée à sa progéniture comme extension de soi (tout particulière‑ ment quand les liens parents-enfants sont serrés et durables, comme c’est le cas pour les espèces altricielles en général, et plus particulièrement encore pour l’espèce humaine en situation d’altricialité secondaire). Nous verrons que ces logiques de distinction, et même d’opposition, du « eux » et du « nous », sont au principe de nombre de conflits inter-individuels et, surtout, inter-groupes (autant des grands conflits interethniques que des conflits inter-quartiers ou inter-groupes au sein d’un même quartier). Les rapports amicaux aussi bien que conjugaux reposent en grande partie sur cette préférence donnée à un « nous », variable culturellement. Les travaux sur les liens de sociabilité ou sur les liens conjugaux font classiquement apparaître ces logiques affinitaires qu’on pourrait résumer par l’expression populaire : qui se ressemble s’assemble. Dans les sciences sociales, ces phéno‑ mènes bien connus ont été appelés homophilie (concernant les liens d’amitié) et homogamie (pour ce qui est de la formation des couples). L’homogamie et l’homophilie sont des tendances, statistiquement établies, selon lesquelles les individus choisissent des conjoints ou des amis aux carac‑ téristiques sociales proches des leurs  2. L’homogamie et l’homophilie dont on parle le plus souvent sont sociales dans un sens restreint –  liées au milieu social  –, mais on peut aussi parler d’homogamie ou d’homophilie profes‑ sionnelle, scolaire, religieuse, ethnique, géographique, etc. 1.  Cordonier 2018  : 83. Il s’appuie sur les études de Masserman, Wechkin & Terris 1964  : 584‑585 et Wechkin, Masserman & Terris 1964 : 47‑48. 2.  Desrosières 1978 : 97‑107 ; Bidart 1997 ; Degenne & Forsé 2004.

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En France, ce sont les travaux du démographe Alain Girard qui ont, les premiers, commencé, à la fin des années 1950, à dégager la loi de l’attraction des semblables concernant le mariage : Dans le cadre de l’Institut national des études démographiques, Alain Girard, à la fin des années  1950 –  époque où le travail empirique était mal reconnu dans le champ sociologique –, a voulu connaître les principes de la sélection matrimoniale. Aussi, grâce à une enquête portant sur les premiers mariages, estime-t-il les différences et les ressemblances entre les partenaires. « Cherchant des éléments de réponse à la question “qui épouse qui ?” », il observe que les « contraintes sociales, l’influence du milieu jouent partout pour limiter très fortement la liberté de choix d’un conjoint par les individus » de telle sorte qu’entre « deux lois opposées, l’attraction des semblables ou l’affinité des contraires, c’est la première qui l’emporte très nettement dans la France contemporaine du point de vue des caractères sociaux des conjoints » […] Pour Alain Girard, l’homo‑ gamie reflète le poids des contraintes spatiales et sociales : « La liberté de l’individu… reste enserrée de toute part, aujourd’hui comme hier, dans un réseau étroit de probabilités et de déterminismes qui poussent moins encore à choisir qu’à trouver un conjoint qui lui soit aussi proche que possible »  1.

C’est cette loi fondamentale de l’attraction sociale des proches que théori‑ sait Pierre Bourdieu avec ses concepts d’habitus et d’espace social : Le modèle [de l’espace social] définit donc des distances qui sont prédic‑ tives de rencontres, d’affinités, de sympathies ou même de désirs : concrè‑ tement, cela signifie que les gens qui se situent dans le haut de l’espace ont peu de chances de se marier avec des gens qui sont situés vers le bas, d’abord parce qu’ils ont peu de chances de les rencontrer physiquement (sinon dans ce que l’on appelle des « mauvais lieux », c’est-à-dire au prix d’une transgression des limites sociales qui viennent redoubler les distances spatiales) ; ensuite, parce que s’ils les rencontrent en passant, à l’occasion et comme par accident, ils ne « s’entendront pas », ils ne se compren‑ dront pas vraiment et ils ne se plairont pas mutuellement. Au contraire, la proximité dans l’espace social prédispose au rapprochement : les gens inscrits dans un secteur restreint de l’espace seront à la fois plus proches (par leurs propriétés et leurs dispositions, leurs goûts) et plus enclins à se rapprocher […]  2. 1.  Singly 1987 : 183‑185. 2.  Bourdieu 1994 : 26. Dans une recherche de distinction bien peu compatible avec l’esprit scien‑ tifique cumulatif qu’il prônait par ailleurs, Bourdieu s’en prend néanmoins, dans un autre article, à la théorie de l’homogamie qui « fait de l’attraction du semblable sur le semblable, selon l’intuition du sens commun (“qui se ressemble s’assemble”), c’est-à-dire de la recherche de l’homogamie, le principe universel mais vide de l’homogamie » (Bourdieu 2002  : 234). Bourdieu passe à côté de l’essentiel

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L’homophilie comporte aussi une forte dimension genrée, particulière‑ ment marquée dans les sociétés sans État, mais visible aussi dans toutes les autres sociétés, du fait de la forte division sexuelle des rôles  1. Dans toutes les sociétés humaines connues, il existe deux constantes  […] qui sont bâties sur un besoin, un désir, ou un bonheur spécifiques de se trouver entre soi, avec ses semblables. Il revêt deux formes : la première est l’entre-soi de la consanguinité et du territoire qui lui correspond, être avec les siens, avec ses proches, de même souche et de même lieu. Et, différente de la première, et tout aussi vivace et présente, la forme de l’entre-soi du genre. Être entre hommes, notamment, est une satisfaction nécessaire qui s’exprime dans le fonctionnement des « maisons des hommes » dans de nombreuses sociétés de par le monde. L’essentiel des activités n’est pas d’ordre familial : ce sont des activités entre hommes, menées dans la maison des hommes. Si le plaisir de l’entre-soi féminin existe aussi, s’il se repère dans la vie quotidienne, il n’a jamais eu la possibilité de se manifester aussi fortement que son pendant masculin dans des institutions sociales  2.

Dans les faits, la loi de l’attraction sociale des semblables vient se conjuguer avec la ligne de force des rapports de domination, et notamment des rapports de domination entre hommes et femmes (ligne de force des rapports hommesfemmes), tout particulièrement dans le cas de la formation des couples qui constitue un enjeu crucial en matière de reproduction sociale (loi [biologique et sociale] de la conservation-reproduction-extension). Tout se passe comme si les hommes devaient conjuguer à la fois les exigences d’une domination masculine et les contraintes d’une proximité sociale avec la future conjointe. Au croisement de ces deux forces  3, les propriétés sociales des conjoints se caractérisent par une tendance à l’homogamie sociale avec néanmoins un écart en faveur des hommes, en moyenne plus âgés, plus grands  4, profes‑ sionnellement plus élevés dans la hiérarchie, etc. On doit à François de Singly d’avoir synthétisé une partie de ces écarts, qui font que l’homogamie n’est jamais parfaite. D’un côté, « l’homme et la femme de ce que nous disent ces travaux sur l’homogamie, qui sont parfaitement compatibles avec sa socio‑ logie dispositionnaliste. L’« attraction du semblable sur le semblable » est un principe fondamental de fonctionnement des dispositions. Si l’habitus dont parle Bourdieu –  c’est-à-dire les dispositions socialement incorporées  – est une machine à opérer des tris sur la base d’un passé incorporé qui exclut le différent et est attiré par le semblable, alors la théorie de l’homogamie sociale ne décrit pas un mécanisme si vide que ça. 1.  On sait que, dès l’école maternelle, les enfants se regroupent fréquemment par sexe. Cf. Maccoby 1990 : 16‑26. 2.  Héritier 2003a  : 25‑26. Il va de soi que la tendance marquée à l’entre-soi à l’intérieur d’un groupe de consanguinité est freinée par l’exogamie et la prohibition de l’inceste. 3.  Cf. infra « Combinaison des lois, entrecroisement des lignes de force et faits singuliers ». 4.  Herpin 2003 : 71‑90.

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qui s’unissent semblent désirer, consciemment ou non, minimiser la distance qui les sépare, chaque indicateur le démontre  1 ». Mais, de l’autre, les écarts d’âge et les écarts en termes de diplômes ont tendance à séparer les conjoints. L’âge tout d’abord, qui traduit la domination masculine en rapports d’aîné à cadette, fait que les hommes sont en règle générale plus âgés que leurs conjointes : Ainsi, l’écart d’âge entre les partenaires n’était pas étudié dans la première enquête de l’INED. Lorsque Jean-Claude Deville (1981) mesure cette distance, il note que « le système de préférence en matière d’âge a de quoi surprendre  : la différence d’âge effective moyenne entre époux est de l’ordre de trois ou quatre années ». « La règle matrimoniale la plus répandue, l’homogamie » n’est donc pas respectée pour « le critère d’homogamie le plus évident, l’âge des époux »  2.

Ce simple écart statistique montre qu’à la loi de l’attraction des semblables vient s’ajouter la non moins implacable loi de la domination masculine. La première loi n’est évidemment pas remise en cause par la seconde, mais se combine avec elle pour produire la réalité telle qu’elle se présente à l­’observateur. Même s’il ne formule pas le problème dans le langage de la loi socio­ logique, François de Singly réintroduit tout de même la problématique de la domination masculine dans la question de la formation des couples considérée le plus souvent sous l’angle de la reproduction sociale : Ce constat [sur l’écart d’âge] est soit nié grâce à un élargissement de la définition de l’homogamie aux classes d’âge voisines, soit enregistré et ensuite classé au rayon des distances secondaires. Pourquoi un tel classement ? Pourquoi seules les dimensions du choix du conjoint où l’homogamie est importante seraient primordiales ? Cette hiérarchisation est conforme à la problématique de l’homogamie qui repose, explicitement ou non, sur le postulat que le mariage a pour fonction de contribuer à la conservation de l’ordre social. La recherche des proximités sociales entre partenaires est privilégiée dans la mesure où elle démontre cette fonction. […] La disparition des rapports de sexe dans la description de la naissance du lien conjugal n’est pas fortuite, elle participe d’une vision théorique où les conditions culturelles de l’entente sont privilégiées  3.

Le diplôme ensuite sépare les conjoints, le plus souvent en faveur des hommes, et au détriment des femmes : En effet, en tenant compte de la distribution inégale des diplômes selon les sexes grâce au modèle du mariage par hasard, on observe que le déséqui‑ 1.  Singly 1987 : 184. 2.  Ibid. : 195. 3.  Ibid. : 196.

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libre culturel traduit souvent une supériorité masculine. Ainsi dans les couples où un des conjoints est diplômé de l’enseignement supérieur, c’est l’homme qui domine la femme. […] Du point de vue du capital scolaire, la formation du couple oscille entre deux pôles  : celui de l’égalité des conjoints, reflet du maintien de l’ordre social, et celui de la supériorité masculine, reflet du maintien de l’ordre sexuel. En dépassant la problé‑ matique de l’homogamie, d’autres travaux devront poursuivre l’étude de l’articulation entre la défense des intérêts sociaux et la défense des intérêts sexuels à l’entrée de la vie commune  1.

Et l’on pourrait ainsi ajouter les différences de taille, les écarts entre hommes au travail et femmes au foyer, ou entre hommes à temps plein et femmes à temps partiel, etc., même à origine sociale égale.

p. Loi Westermarck de l’attraction sexuelle des physiquement distants C’est cette loi qui permet, chez nombre d’animaux non humains comme chez Homo sapiens, le fameux évitement de l’inceste : le fait d’avoir cohabité avec certains individus depuis la petite enfance inhibe le désir sexuel à leur égard. Cela empêche les rapports sexuels avec des apparentés, entre parents et enfants ou entre frères et sœurs notamment. Cet évitement de l’inceste a été considéré, à tort, par Freud ou par Lévi-Strauss, comme étant propre à l’espèce humaine. Pour ne prendre que le cas de Claude Lévi-Strauss, celui-ci écrivait en 1949 que « quelles que soient les incertitudes qui règnent au sujet des mœurs sexuelles des grands singes, et du caractère monogamique ou polygamique de la famille chez le gorille et le chimpanzé, il est certain que ces grands anthropoïdes ne pratiquent aucune discrimination sexuelle à l’égard de leurs proches parents  2 ». Depuis, les travaux des éthologues ont permis d’infirmer de telles thèses en faisant remonter très loin, dans l’histoire du vivant, les mécanismes permettant d’éviter les rapports entre proches parents. Comme l’écrivait le paléoanthropologue français Pascal Picq : Les sciences humaines et sociales persistent à ignorer l’éthologie comparée comme les approches phylogénétiques, tout en se limitant à un horizon qui effleure à peine la préhistoire. L’exogamie des femmes, de Lévi-Strauss à Godelier, reçoit toutes sortes d’interprétations mythiques, symboliques, économiques, politiques ou autres alors qu’elle procède d’une longue

1.  Ibid. : 199. 2.  Lévi-Strauss 2002 [1949] : 36. Maurice Godelier écrit que « pour le Lévi-Strauss des Structures élémentaires, la prohibition de l’inceste ne peut avoir de fondement biologique parce que, dans la nature, rien n’est interdit, rien n’est obligé » (Godelier 2010a  : 590), comme si les animaux non humains n’avaient pas de vie sociale ou que cette vie sociale était totalement dépourvue de régularités, ce qui est totalement erroné.

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évolution sociale façonnée par la sélection naturelle et la sélection sexuelle –  ce qui n’exclut évidemment pas des facteurs sociaux et des facteurs de pouvoir, mais qui s’élaboreraient bien avant les premières sociétés humaines  1.

Contrairement à ce qu’ont pu dire les sciences humaines et sociales en toute ignorance des travaux sur les sociétés animales non humaines, « dans l’ensemble du monde animal, à de très rares exceptions près, on ne connaît aucune espèce qui pratique régulièrement, dans des conditions naturelles, des liaisons consanguines  2 ». Par exemple, dans chaque ruche, il y a deux types d’abeilles capables de se reproduire : des mâles appelés « faux bourdons » et une femelle appelée « reine », qui est la plus grosse des abeilles. La reine d’une ruche (la seule à pouvoir être fécondée) s’accouple avec des faux bourdons issus d’autres ruches, au cours d’un vol nuptial. Les faux bourdons se rassemblent en essaims dans des zones à bonne distance de la ruche et passent la majeure partie de leur vie adulte ainsi réunis dans ces groupes comptant de quelques centaines à quelques milliers d’individus, et parfois visités par une reine en quête de fécondation. L’évitement de l’inceste est donc un mécanisme observable y compris chez un insecte eusocial comme l’abeille. Le phénomène, avec exogamie des mâles ou des femelles, est attesté chez les primates non humains, les cétacés, les oiseaux, les insectes,  etc., chez qui les mâles (par exemple, chez les cachalots, les macaques ou les babouins) ou les femelles (par exemple, chez les chimpanzés ou les bonobos  3) quittent le groupe au moment de leur maturité sexuelle pour aller se repro‑ duire dans d’autres groupes, en s’assurant ainsi de ne pas copuler avec des apparentés  4. Même chez les bonobos, connus pour leur activité sexuelle intense et multiple, le seul inceste possible –  étant donné le départ des femelles parvenues à maturité sexuelle – serait entre la mère et ses fils, mais c’est précisément « la seule combinaison sexuelle qui soit absente dans la société bonobo  5 ». Comme le dit encore Frans de Waal, l’évitement de l’inceste est « presque un impératif biologique pour les espèces à reproduction sexuée »  : « L’évitement de la consanguinité, comme disent les biologistes, 1.  Picq 2020  : 615. On notera que l’auteur ne déduit pas de la présence de mécanismes d’évi‑ tement de l’inceste le fait que ceux-ci sont d’ordre biologique, mais que, s’ils sont d’ordre social, ils concernent de nombreuses sociétés non humaines. 2.  Bischof 1975 : 42. Traduit par moi. 3.  Pascal Picq écrit que « les contraintes phylogénétiques les plus fortes concernent l’exogamie des femelles/femmes dans la lignée des hominidés » (Picq 2020 : 614). Cf. aussi Maynard Smith & Szathmary 2000  : 161‑162. Si dans l’ensemble des hominidés, les mâles ne quittent pas le groupe parental, il faut toutefois noter que, chez les humains, un peu moins d’un tiers des sociétés fonctionnent malgré tout sur la base d’une exogamie masculine. 4. Sur les phénomènes d’exogamie des mâles ou des femelles chez les mammifères sociaux, cf. Clutton-Brock 2016. 5.  De Waal 2006 : 156‑157.

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est bien développé chez toutes sortes d’animaux, de la mouche du vinaigre aux rongeurs et aux primates  1. » Chez ces derniers, « la quasi-totalité des membres de l’un des deux sexes (les mâles chez la plupart des petits singes, mais les femelles chez les grands singes) quittent leur groupe à la puberté pour rejoindre les voisins, exactement comme les humains, qui pratiquent fréquemment le mariage entre tribus  2 ». Edward Wilson a bien résumé l’état des recherches à propos des primates non humains, tout en rappelant que « l’effet destructeur de l’inceste est un phénomène général non seulement chez les humains, mais aussi chez les plantes et les animaux  3 » : Chez les grands singes, les petits singes et autres primates non humains, la méthode est à deux niveaux. D’abord, chez l’ensemble des dix-neuf espèces sociales dont le schéma d’accouplement a été étudié, les jeunes ont tendance à pratiquer l’équivalent de l’exogamie humaine : avant de devenir pleinement adultes, ils quittent le groupe de naissance et en rejoignent un autre. Chez les lémuriens de Madagascar et dans la majorité des espèces de l’Ancien Monde et du Nouveau Monde, c’est le mâle qui émigre. Chez les colobes rouges, les babouins hamadryas, les gorilles et les chimpanzés d’Afrique, c’est la femelle. Chez les hurleurs d’Amérique centrale et du Sud, les deux sexes s’en vont. Ces jeunes qui ne tiennent pas en place dans ces différentes espèces de primates ne sont pas chassés du groupe par les adultes agressifs, il apparaît au contraire que ces départs sont totalement volontaires. […] Chez toutes les espèces de primates sociaux non humains dont le développement sexuel a été soigneusement étudié, ouistitis et tamarins d’Amérique du Sud, macaques, babouins et chimpanzés d’Asie, on observe chez les adultes tant mâles que femelles l’« effet Westermarck » : dans leurs approches sexuelles, ils éconduisent les individus auxquels ils ont été étroitement associés au début de leur vie. Les mères et les fils ne copulent pratiquement jamais et les frères et sœurs élevés ensemble s’accouplent moins souvent que les individus apparentés de plus loin  4.

C’est l’anthropologue finlandais Edvard A.  Westermarck qui a formulé cette loi de l’inhibition sexuelle à l’égard des personnes familières, qui implique la loi de l’attraction sexuelle des physiquement distants  5. La règle d’or en matière de désir sexuel est, comme le résume une fois encore très bien Wilson : « Ne vous intéressez pas sexuellement à ceux que vous avez intimement connus dans vos toutes premières années de vie  6. » On voit parfaitement que 1.  De Waal 2013 : 103. 2.  Ibid. : 48. 3.  Wilson 2013 : 256. 4.  Ibid. : 256‑257. Cf. aussi Itani 1985 : 593‑611. 5.  Westermarck 1891. 6.  Wilson 2013 : 259.

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ce qui inhibe le désir, la coexistence précoce entre les personnes, est d’ordre social  1. Si cela est le cas, alors des rapports incestueux devraient être possibles entre parents qui se sont peu fréquentés ou qui ne se connaissent pas. De même, les rapports sexuels devraient être aussi inhibés entre non apparentés qui se connaissent cependant depuis leur plus tendre enfance. Or c’est bien ce que confirment diverses études. Ce sont bien les proximités familiale et amicale précoces qui constituent un frein à l’expression du désir sexuel : la familiarité inhibe la pulsion sexuelle. Certains cas d’inceste sont en partie explicables par le fait que le père ou le beau-père n’ont pas été en contact pendant une grande partie de l’enfance de leurs (beau-)fils ou (belle-)fille ou que les frères et sœurs aient été très tôt séparés : « Les individus qui sont proches génétiquement sans ­toutefois être familiers, tels certains apparentés paternels, n’évitent pas toujours l’inceste ; cela montre que c’est la familiarité entre parents, davantage que l’apparente‑ ment en soi qui génère le désintérêt sexuel  2. » Différentes études permettent de comprendre que, contrairement à ce qu’ont cru certains biologistes, l’évi‑ tement de l’inceste n’est pas une question abstraite de proximité génétique entre les membres de la société  3, mais engage la question de la fréquenta‑ tion précoce. Si le raccourci explicatif a pu être fait, c’est bien sûr parce que parents et enfants sont les personnes qui, en règle générale, sont les plus fréquemment et durablement en contact dans le quotidien de l’espace domestique. Mais les cas d’enfants non apparentés qui sont élevés ensemble (dans une même famille, comme dans le cas des filles adoptées en Chine par des parents en vue d’un mariage avec leurs propres fils  4, dans les mêmes 1.  Cela ne signifie pas que ces conditions d’ordre social n’ont pas été sélectionnées d’un point de vue évolutif. Comme l’explique Frans de Waal  : « Chez les singes, la solution inventée [pour éviter l’inceste] par la nature est la migration des femelles  : la jeune femelle s’en va vivre ailleurs, laissant derrière elle tous les mâles apparentés, ceux qu’elle peut connaître, comme ses frères maternels, et ceux qu’elle ne peut pas connaître, comme son père et ses frères paternels. Personne ne prétend que les singes, ni aucun autre animal d’ailleurs, aient la moindre idée des effets néfastes de la consanguinité. Les tendances migratoires résultent de la sélection naturelle et non d’une décision consciente : durant l’histoire de l’évolution, les femelles qui ont migré ont produit des rejetons plus sains que celles qui n’ont pas bougé » (De Waal 2006 : 155‑156). Souligné par moi. 2.  Chapais 2017a [2015] : 90. Cf. Erickson 2004 : 161‑189. Les pères incestueux ont généralement moins souvent participé aux soins physiques de leurs enfants dans la période de 0 à 3  ans que les pères non incestueux. Parker & Parker 1986 : 532‑549. 3.  Maurice Godelier reproche aux éthologues d’expliquer « la dispersion des animaux à la puberté non comme un mécanisme biosocial, destiné à réguler la conservation des bandes en tant que bandes, ou “sociétés”, mais comme un mécanisme purement biologique destiné à prévenir les conséquences génétiquement néfastes d’unions sexuelles consanguines » (Godelier 2010 : 567). Mais, pour être juste, il faudrait souligner parallèlement l’entêtement d’un certain nombre d’anthropologues, en commençant par Lévi-Strauss lui-même, à faire de l’évitement de l’inceste le propre de l’Homme. 4.  Le cas des filles taïwanaises adoptées en vue d’un futur mariage étudiées par l’anthropologue étatsunien Arthur Wolf sur quatre décennies, de 1957 à 1995, soit plus de 14 000 cas, est assez parlant (Wolf 1966 et 1970). Lorsque les futurs époux se sont connus très jeunes et ont été élevés ensemble (surtout durant les trente premiers mois de la vie), les mariages ne tiennent pas longtemps et peu d’enfants sont issus de ces couples. Cf. aussi Lieberman 2009 et Fessler & Navarrete 2004.

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kibboutzim en Israël  1 ou dans un voisinage proche durant l’enfance aux États-Unis) montrent que le désir sexuel n’est pas davantage attisé une fois les enfants devenus adultes  2. La vie des couples montre régulièrement que, sous l’action d’une vie commune prolongée et d’une certaine « usure » de la relation, ce qui suppose bien souvent une fréquentation quotidienne et l’action coordonnée pour l’organisation de la vie domestique et l’investissement parental, le désir cède la place à d’autres rapports (de tendresse, d’entraide, de protection mutuelle, de loisirs, etc.), les partenaires du couple exprimant parfois le fait qu’ils sont devenus, au cours du temps, des complices, voire des sortes de frère et sœur, mais qu’ils n’éprouvent plus d’attirance sexuelle  3. La différence fondamentale entre les animaux sans capacité langagière et l’espèce humaine dotée d’un langage, c’est que la seconde dispose d’un interdit culturel formulé qui vient interdire, par exemple, qu’un frère et une sœur élevés séparément et qui sont, une fois devenus adolescents ou adultes, attirés l’un par l’autre, puissent se mettre en couple et avoir des rapports sexuels. Les débats entre biologistes et chercheurs en sciences sociales, les uns insistant sur les continuités évolutives et ne pouvant pas se résoudre à croire, à juste titre, que l’espèce humaine reparte de zéro sur des bases culturelles, les autres soulignant la discontinuité que représente l’existence de la norme culturelle, de la règle explicite ou de la loi, n’ont aucune chance d’aboutir scientifiquement, dans la mesure où les deux parties ont tort de ne pas voir en quoi l’autre a partiellement raison. Ces questions ont déjà fait l’objet de réflexions argumentées, à un autre niveau, en ce qui concerne l’opposition entre régularité et règle, ou entre sens pratique et pratique gouvernée par des règles explicites, et les chercheurs (biologistes et chercheurs en sciences sociales) gagneraient à s’en inspirer  4. Ce que l’on peut dire, c’est que l’évi‑ tement de l’inceste est présent dans de très nombreuses espèces animales, mais que le tabou de l’inceste, lui, en tant qu’expression symbolique d’une règle explicitement formulée, est spécifiquement humain et transforme en partie le statut de l’évitement pour en faire une question morale, religieuse, juridique ou politique, avec toutes les conséquences en matière de perception, de traitement et de sanction de toutes les exceptions à la règle. Comme le dit Maurice Godelier, on assiste à une « reprise synthétique » chez l’Homme de 1.  L’étude porte sur 2 769 mariages dans 211 kibboutzim. Seuls 14 d’entre eux ont été contractés entre membres du même groupe d’âge et, dans tous ces cas, l’un des deux conjoints avait rejoint le groupe plus tardivement (après l’âge de six ans). Shepher 1971 : 293‑307 ; Bevc & Silverman 1993 : 171‑181 ; Shor & Simchai 2009 : 1803‑1842. 2.  « D’après les informateurs taïwanais interrogés par l’anthropologue Arthur Wolf de l’université de Stanford, les partenaires des mariages mineurs ne se trouvaient pas excitants sexuellement. Le désintéressement sexuel était si important que parfois les beaux-pères devaient battre les nouveaux mariés pour les convaincre de consommer leur mariage » (Boyd & Silk 2004 : 501). 3.  Ellis 1905. 4.  Bourdieu 1980a : 51‑70.

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mécanismes naturels qui « constitueraient donc l’arrière-plan et le matériau de départ de ce qui est devenu, au sein de l’espèce humaine et sous forme d’interdictions conscientes, la “prohibition de l’inceste”  1 ». La création cultu‑ relle d’une norme expresse consiste à formuler symboliquement (ligne de force de l’expressivité symbolique) ce que des logiques présymboliques régulaient déjà, en deçà de tout discours. Expliquer les variations culturelles en matière de justification de l’interdic‑ tion de l’inceste, comme le font les chercheurs en sciences sociales, ce n’est pas la même chose que d’expliquer les mécanismes qui régissent l’évitement de l’inceste. Dans tous les cas, ces justifications partent du principe que les « trop semblables » ne peuvent entretenir des rapports sexuels, mais les causes de cette similarité sont variables d’une société à l’autre, de même que les conséquences négatives de l’inceste invoquées pour prévenir le danger : Si l’inceste est interdit dans toutes les sociétés humaines, c’est parce qu’il réunit des personnes que l’on considère comme « trop semblables » : elles ont en commun des composantes essentielles de leur être, qu’elles soient physiques (le sperme, le sang, le lait ou la chair) ou immatérielles (l’âme ou le nom). La rencontre de ces composantes à travers l’union sexuelle est interdite car cet excès de ressemblance peut entraîner de funestes consé‑ quences pour eux, pour leurs proches, mais aussi pour la reproduction de l’ordre global de la société, voire de l’univers  2.

De même, constater que l’évitement de l’inceste a pour conséquence de forcer les individus à créer du lien social avec d’autres personnes que leur famille ou leur groupe de naissance, ne livre pas la raison d’être ultime de l’évitement ou sa fonction première, mais décrit seulement les conséquences sociales (au sens de conséquences sur l’organisation sociale) de cet évitement, et tout particulièrement dans le cas d’une espèce culturelle qui est en mesure d’élaborer des règles explicites et de construire des dispositifs de sanction des infractions. En systématisant le mécanisme de l’évitement de l’inceste par la formulation d’une règle, l’espèce humaine s’est donné socialement la possibilité d’une sortie plus systématique et plus ample de la socialité de proximité (dans les limites d’un entre-soi avec les plus proches), avec toutes les conséquences en matière de construction de macro-sociétés. Enfin, on notera que dans des sociétés modernes qui laissent les personnes « libres » de se mettre en couple ou de se marier comme elles le souhaitent, on peut dire que se combinent la loi de l’attraction des semblables et la loi d’attraction sexuelle des physiquement distants. Sans la seconde loi, la première pourrait prioritairement orienter les individus vers les plus proches des sociale‑ 1.  Godelier 2010 : 591. 2.  Godelier 2021 : 17.

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ment proches, à savoir les membres de leur famille. Quoi de plus socialement proche que celles ou ceux qui ont été socialisés dans les mêmes conditions sociales-familiales ? La seconde loi vient donc corriger la première et empêcher que ne se développent que des entre-soi  1.

q. Loi de l’isomorphisme des domaines Cette loi prédit que les différents grands domaines de pratiques sont, dans chaque type de société donné, travaillés par des logiques similaires, un même type de « rapport social fondamental » pour parler comme Alain Testart, qui désigne selon lui le « noyau d’intelligibilité » propre à chaque société. La notion d’« isomorphisme », qu’on pourrait rapprocher de celle d’« homologie structurale » utilisée dans certains travaux  2, est « une notion que maints chercheurs ont manipulée et mise en œuvre avec succès, sans forcément utiliser le mot  3 ». Par exemple, les rapports sociaux de dépendance personnelle, qui définissent les sociétés de type féodal se retrouvent autant dans l’activité économique que dans les activités juridique ou politique, dans les rapports à Dieu que dans les rapports amoureux ou les rapports parentsenfants, comme l’a magistralement montré Marc Bloch dans son travail sur la société féodale  4. De même, c’est Durkheim qui a mis en évidence l’isomorphisme entre des types de sociétés et des formes religieuses  5, et Alain Testart a poursuivi la  recherche des liens entre les structures sociales, notamment dans leur dimension politique, et les représentations religieuses  6. Testart, qui s’appuie sur Tocqueville, Marx et Durkheim pour formuler son concept de « rapport social fondamental » et parler des isomorphismes entre domaines (ce que j’appelle ici des « lignes de force »), aurait tout aussi bien pu évoquer le travail 1.  Comme toujours dans les sociétés humaines, il existe des exceptions à la loi, dans des sociétés très différentes les unes des autres (e.g. les Azandé d’Afrique centrale, les Hawaïens, les Incas ou encore les Égyptiens de la période antique ont pratiqué les mariages entre pères et filles ou entre frères et sœurs. La caractéristique commune de ces exceptions est le fait que ces mariages se pratiquent dans la noblesse ou l’aristocratie, ou même dans la seule famille royale concernant la période des Pharaons. L’élucidation de ces contre-exemples permettrait de voir quelles forces interviennent (stratégie de distinction sociale ? fermeture sur soi de l’élite aristocratique ?) pour contrecarrer des logiques quasi universelles. Il faudrait aussi se demander si ces mariages étaient tous réellement « consommés » ou purement symboliques, et s’ils l’étaient, quels rapports de proximité ou de distance entretenaient, avant mariage, pères et filles ou frères et sœurs (on sait par exemple que, dans certains cas, les frères et sœurs n’avaient pas de « liens de sang », l’un des deux membres du couple ayant été adopté). 2.  Par exemple, Pierre Bourdieu écrit que la théorie des champs repose sur « l’hypothèse qu’il existe des homologies structurales et fonctionnelles entre tous les champs » (Bourdieu 2022 : 29). 3.  Testart 2021 : 85. 4.  Bloch 1994 [1939]. 5.  Durkheim 1985 [1912]. 6.  Testart 2006 ; ainsi que son formidable petit article intitulé « Des dieux à l’image des rois » (Testart 2006‑2007 : 11‑12) dans lequel il montre que le rapport des dieux aux fidèles est analogue au rapport des rois à leurs sujets.

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de Max Weber sur les « affinités électives » (Wahlverwandtschaft) entre des types d’orientation religieuse et des types d’orientation économique  1. De son côté, l’historien d’art Erwin Panofsky a montré l’homologie entre les schèmes de la pensée scolastique, qu’on peut trouver à l’œuvre notamment dans la Somme théologique de Thomas d’Aquin, et les principes générateurs d’une forme architecturale comme la cathédrale gothique  2. De même, le travail du sociologue Guy Vincent sur l’école a établi le lien ayant uni historiquement les différentes variantes de la forme scolaire aux différentes formes d’exercice du pouvoir  3. Et l’on évoquera enfin le travail de Norbert Elias pour qui un même rapport social fondamental traverse les institutions politiques et les institutions de loisir (« la chasse, la boxe, la course et certains jeux de balle »), de sorte que le « régime parlementaire s’apparente aux jeux sportifs » : Aussi grande que fût la tentation dans les campagnes électorales ou les affrontements parlementaires, les gentlemen étaient censés ne jamais perdre leur sang-froid et ne jamais avoir recours à la violence, sauf sous la forme réglée d’un duel. Le rapport entre les luttes parlementaires et les combats sportifs devient dès lors évident. Les combats sportifs étaient, eux aussi, des luttes de rivalité ou les gentlemen se retenaient d’user de violence ou, dans les sports de spectacle  – par exemple les courses de chevaux ou la boxe  –, essayer d’éliminer ou de diminuer la violence autant que possible  4.

Comme l’avait bien compris Pierre Bourdieu, ces isomorphismes ou ces homologies, repérables d’un domaine d’activité à l’autre ou d’une dimen‑ sion à l’autre de la vie sociale, s’expliquent par l’existence de matrices de socialisation formatrices d’habitudes mentales (des schèmes de perception et de représentation) et comportementales. La lecture que fait Bourdieu de l’ouvrage de Panofsky  5 consiste à placer du côté des schèmes de perception et 1.  Cf. Weber 2004 [1904‑1905]. Dans un travail détaillé et clarificateur, Michael Löwy s’est efforcé de définir la notion d’« affinité élective » en la déduisant des usages qu’en fait Weber dans ses différents travaux. Il écrit : « L’affinité élective est le processus par lequel deux formes culturelles – religieuses, intellectuelles, politiques ou économiques – entrent, à partir de certaines analogies signi‑ ficatives, parentés intimes ou affinités de sens, dans un rapport d’attraction et influence réciproques, choix mutuel, convergence active et renforcement mutuel » (Löwy 2004 : 100). 2.  Panofsky 1967. 3.  Vincent 1980. Il y aurait aussi à poursuivre le travail commencé par les psychologues Blandine Bril et Silvia Parrat-Dayan à propos des relations mère-enfant qui montre qu’au xixe siècle, à l’époque de Pasteur, la science entend « organiser les relations mère-enfant », et que pour cela tout est mesuré, compté, pesé, chronométré (corps, aliments, horaires, temps de sommeil, etc.). Les chercheuses auraient pu établir un lien entre le modèle du travail industriel rationnel –  l’organisation scientifique du travail – et ces nouvelles pratiques organisatrices des relations mère-enfant informées par des méthodes scientifiques. Cf. Bril & Parrat-Dayan 2008 : 49. 4.  Elias & Dunning 1994 : 48. 5.  Bourdieu 1967 : 135‑167.

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de pensée, formés au sein de l’université, l’origine des transferts d’un domaine à l’autre  : ce sont les mêmes schèmes qui s’actualisent ou s’expriment dans la pratique du raisonnement scolastique et dans la pratique architecturale. De même, Roger Chartier évoque les dispositions constitutives d’un même habitus pour rendre raison du lien établi par Elias et Dunning entre régime parlementaire et sport : La sportization des passe-temps traditionnels n’est donc pas séparable de l’établissement du régime parlementaire. L’un et l’autre postulent et la légitimité de la compétition, même rude, et l’exclusion de la violence destructrice de l’adversaire. L’un et l’autre reposent sur un modèle « horizontal » d’affrontement qui porte des luttes euphémisées mais directes, menées selon des règles communément acceptées et dans un espace autonome, avec pour enjeu la victoire (électorale ou sportive). Un même habitus est donc à la fois déployé et façonné dans différents champs de pratiques, hétérogènes les uns aux autres  1.

Si l’on tire toutes les conséquences de ces remarques, alors il faut expliquer l’homogénéité relative de chaque type de société, ou la tonalité particulière de tel ou tel type de société  2, par la transversalité de rapports sociaux fondamentaux, et, par conséquent, par l’existence de matrices centrales de socialisation (la famille, l’école et l’Église quand elles existent, etc., qui peuvent avoir des poids différents selon la période considérée, et le type de société considéré). Les enfants y apprennent et les adultes y confirment en permanence non seulement les différences de classe, de caste, d’ordre, de lignage, de clan ou de genre, les différences ethniques ou religieuses, en les découvrant ou en les vivant toujours à partir d’une classe, d’un genre, d’une ethnie, d’une appartenance religieuse, etc., donnés, mais aussi la nature des rapports sociaux fondamentaux prédominants de leur société. L’hétérogénéité de nombreuses sociétés humaines, sans doute la majorité d’entre elles dans l’histoire, est donc de même logiquement liée à la coexistence de rapports sociaux fondamentaux hétérogènes, et parfois même contradic‑ toires. Beaucoup de sociétés manifestent un caractère « composite », qu’on pourrait rapprocher, en termes de systématique, de la conformation étonnante de l’ornithorynque. En effet, ce mammifère de l’est de l’Australie pond des œufs et possède une mâchoire cornée ressemblant à un bec de canard, mais aussi une queue proche de celle du castor. C’est un mammifère qui allaite mais qui n’a pas de mamelles ; un des rares mammifères venimeux et qui porte pour cela sur les pattes postérieures des aiguillons ou des éperons venimeux ; un animal qui vit à la fois dans l’eau et sur terre, qui a les pattes avant

1.  Chartier 1994 : 21. 2.  C’est Marc Bloch qui parle de la « tonalité sociale » propre à la société féodale.

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palmées et est dépourvu de dents, et qui possède une fourrure brillante et bioluminescente. Les femelles ornithorynques ont deux ovaires, mais seul celui de gauche fonctionne. Le cas surprenant de cet animal rappelle qu’avant de devenir pleinement mammifères les animaux pondaient encore des œufs (comme les oiseaux ou les reptiles). Du fait de toutes les propriétés mention‑ nées qui paraissent contradictoires, certains zoologistes ont pensé au départ qu’il s’agissait d’une chimère. Les systématiciens du xixe siècle se sont querellés entre eux à son sujet. Pour certains, qui avaient une conception trop fixiste, un mammifère ne pouvait par définition pondre des œufs. Mais à partir du moment où l’on a admis qu’un être vivant est composé d’organes qui peuvent se situer à des niveaux d’évolution potentiellement différents, le cas des monotrèmes, ornithorynques et échidnés n’a plus paru aberrant. L’étude récente (2021) du génome de l’ornithorynque a révélé qu’il possède des gènes de mammifères, d’oiseaux et de reptiles. De la même façon, de nombreuses sociétés sont elles aussi faites de bric et de broc, leur configuration disparate étant liée au rythme de développement plus ou moins rapide des différents domaines ou dimensions de la vie sociale. Alain Testart notait ainsi à propos de la société française d’Ancien Régime, dans le premier volume de ses Principes de sociologie générale : Dans les sept cas pris comme exemples de référence (tous réputés sociétés homogènes), nous avons le plus souvent commencé par citer un spécialiste qui fournissait une sorte de résumé de la société étudiée en la rapportant à un trait social, à un rapport social ou à une institution : Marc Bloch pour la société féodale, Gabriel Balazs pour la Chine impériale, ou Edouard Will pour la société grecque de l’âge de la Cité. On ne voit personne qui ait procédé comme tel pour la société d’Ancien Régime. Si l’on ne peut pas exclure que cette lacune soit due à la carence de la science, il est raisonnable de penser – il y a du moins un indice de preuve – que c’est parce qu’aucun rapport social, ni aucune institution, ne paraît suffisant pour caractériser cette société, laquelle est constituée de maints rapports sociaux dont on ne perçoit pas l’unité  1.

Dans toutes les sociétés hétérogènes, on constate ainsi la « coexistence de principes contradictoires  2 ». Ce sont des sociétés qui « amalgament des fragments  3 » ou des « composés » de « sociétés homogènes ».

1.  Testart 2021 : 572. 2.  Ibid. : 573. 3.  Ibid. : 575.

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Combinaison des lois, entrecroisement des lignes de force et faits singuliers Ce qui freine les sociologues dans la formulation de lois générales du fonctionnement des sociétés humaines, c’est le fait qu’ils ont en permanence à l’esprit des exceptions qui montrent, selon eux, que les « lois » en question n’ont rien d’universel ou qu’elles n’existent pas. Mais ce raisonnement est typiquement préscientifique et l’on peut regretter que les chercheurs en sciences sociales ne soient pas plus souvent formés aux sciences de la vie et de la matière ou, tout du moins, à l’histoire de ces sciences. Si c’était le cas, ils sauraient que les lois de la physique ne s’observent pas directement, et aussi facilement qu’on l’imagine, dans le monde empirique. Ces lois formulent des vérités qui sont même le plus souvent contre-intuitives dans la mesure où les observations ordinaires, sans dispositif particulier pour organiser les conditions de l’observation, viennent souvent infirmer ce qu’elles nous disent. Quelle en est la raison ? En fait, les observations que nous pouvons faire du monde social nous donnent à voir non pas les effets purs d’une loi, mais les effets combinés de plusieurs lois qui parfois se contrarient. L’historien Paul Lacombe reprochait déjà, en 1894, à Herbert Spencer ce qu’il qualifiait d’« imprudence »  : « Il se saisit d’une loi (que j’admets), mais il lui donne une extension indéfinie, alors que, étant donné la complexité des faits biologiques, il y a lieu de penser que la loi est limitée, rétrécie en son empire par d’autres lois concurrentes  1. » L’exemple le plus simple et parlant est celui de la loi de la gravité (ou de l’attraction universelle des corps) qui prédit que deux objets lâchés à la même hauteur chutent à la même vitesse et percutent le sol au même moment, quelle que soit leur masse. L’exemple est suffisamment connu pour pouvoir jouer son rôle pédagogique, en même temps qu’il continue à être contreintuitif pour la plupart des élèves et même une majorité d’adultes. En effet, n’importe quelle expérience ordinaire montre que la plume et la bille de plomb tombent à des vitesses différentes et que la bille touchera le sol bien avant que la plume ne le fasse. Mais la loi de la gravité ne vaut que dans des conditions qui annulent l’effet d’autres lois, telles que la résistance de l’air ou la variation de l’accélération en fonction de la distance du centre de la terre. Une fois l’air retiré de la pièce (ce qui demande une intervention technique très particulière pour plonger les objets dans le vide), plume ultralégère et bille de plomb très lourde tombent effectivement à la même vitesse et au même moment. La science ne décrit donc pas la réalité empirique telle qu’elle se présente, avec tout ce que cela comporte de variations de poids, de taille, de matériau, de masse d’air, de vent, etc., mais dit ce qui structure la réalité 1.  Lacombe 1894 : 300.

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et détermine le mouvement des objets physiques. L’observation empirique directe, contrairement à ce que l’on peut penser naïvement à partir d’un empirisme préthéorique, ne livre pas d’emblée les lois de fonctionnement du monde physique. Chaque phénomène particulier observé manifeste les mécanismes de fonctionnement du monde physique de façon trop complexe, trop entremêlée, pour pouvoir les faire apparaître clairement au premier regard. Il faut donc accepter d’opérer une abstraction et une généralisation pour dégager des lois. Seuls ceux qui travaillent sur des applications plus singulières (hydrographie, balistique, météorologie, volcanologie, etc.) peuvent étudier des phénomènes réels – ou plutôt des occurrences circonstancielles de ces phénomènes, empiri‑ quement attestées, jamais totalement identiques les unes aux autres  – en tenant compte de la combinaison singulière de toutes les forces, de toutes les lois en jeu dans les événements en question. Mais encore faut-il que ces lois aient été formulées par une science plus fondamentale comme la physique. On pourrait dire que les sciences sociales ressemblent davantage à ces sciences particulières, à cette différence près qu’elles ne disposent même pas, comme elles avec la physique, de lois générales formulées par des sciences plus fondamentales. Le philosophe Ernst Cassirer avait bien compris ce nécessaire mouvement d’abstraction ou de purification des lois générales qui agissent dans la nature, suivi d’un second mouvement de combinaison de ces lois afin de comprendre des phénomènes naturels plus singuliers. Il écrivait : Galilée n’a pas découvert la loi de la chute des corps en recueillant des observations arbitraires de corps sensuellement réels, mais en définissant hypothétiquement le concept d’accélération uniforme et en le prenant comme une mesure conceptuelle des faits. […] Désormais, nous devons tenter de nous rapprocher du processus réel en considérant progressive‑ ment les déterminations complexes qui étaient exclues à l’origine : comme, par exemple, la variation de l’accélération en fonction de la distance au centre de la terre, le ralentissement par la résistance de l’air, etc.  1.

Comprendre des configurations singulières, des événements ou des faits particuliers n’est possible que si l’on commence par dégager les lois générales, puis qu’on envisage leur combinaison ou leur agencement dans le cas consi‑ déré, car « toute réalité ne représente que la somme des manifestations de lois particulières de la nature » et « elle doit être conçue comme issue de ces lois »  2. Dès lors que le singulier ou le particulier est considéré de cette manière, c’est-à-dire « comme une synthèse de diverses lois », « la question 1.  Cassirer 1923 : 254. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 258.

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de savoir comment le particulier peut “participer” à l’universel cesse d’être un problème métaphysique »  1. Aller directement au concret, comme le font nombre de chercheurs en sciences sociales avec une bonne conscience empirique, est le plus sûr moyen de manquer l’essentiel de son objet. C’est ce qu’avait déjà très bien compris Marx en 1859 dans sa Contribution à la critique de l’économie politique lorsqu’il expliquait que « le concret est concret, parce qu’il est la conden‑ sation de nombreuses déterminations, qu’il est donc unité de la diversité ». S’opposant à l’économie politique, il écrivait : Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de l’acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que c’est là une erreur. La population est une abstraction si l’on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l’on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital, etc. Ceux-ci supposent l’échange, la division du travail, les prix, etc. Le capital, par exemple, n’est rien sans le travail salarié, sans la valeur, l’argent, le prix, etc. Si donc on commençait ainsi par la population, on aurait une représentation chaotique du tout […]  2.

De même que l’on a obtenu « une connaissance vraiment générale du mouvement en négligeant l’étude des forces accessoires qui viennent dans la réalité modifier profondément les mouvements les plus simples », on ne peut connaître le monde social qu’en « négligeant les complications infinies des cas particuliers et s’élever à la conception des lois essentielles »  3. Pour en revenir à la résistance des chercheurs en sciences sociales à la notion de loi, on partira d’un exemple. Dans Pourquoi Bourdieu, Nathalie Heinich considère que la thèse de la reproduction scolaire des inégalités sociales et culturelles de départ est réfutable parce que les « propositions avancées […] insistent sur un phénomène certes démontrable, mais partiel, alors même que le phénomène inverse existe tout autant » : « On peut donc bien prouver, par des chiffres, la pertinence de l’analyse (par exemple, en termes de “reproduction”), à condition de fermer les yeux sur les cas qui y échappent. Tout dépend, autrement dit, de la “saillance” qu’on choisit d’accorder à tel ou tel phénomène, c’est-à-dire d’un choix interprétatif  4. » Deux remarques s’imposent face à une rhétorique aussi fallacieuse. La première 1.  Ibid. : 255‑256. 2.  Marx 2014 [1859] : 48. 3.  Espinas 1935 [1877] : 81. 4.  Heinich 2007 : 164.

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est que, certes, des personnes de milieu populaire réussissent scolairement et rejoignent les élites, mais que cela constitue statistiquement des exceptions. Or l’autrice met sur le même plan des exceptions et des tendances lourdes de la statistique, alors qu’il n’y a pas « tout autant », comme elle dit si fautivement, de réussites que d’échecs en milieu populaire. Son rapport très déréalisant à l’égard des « chiffres » est révélateur de l’ignorance des statis‑ tiques. La seconde remarque est que, contrairement à ce qu’elle pense, des exceptions ou des contre-exemples ne remettent absolument pas en cause une loi générale, en physique ou en biologie comme en sociologie, mais force en revanche à comprendre quelles autres lois ont, par le jeu de leur action combinée, permis de perturber l’action de la loi (e.g. de reproduction) et de rendre possible l’émergence de ces exceptions  1. C’est bien parce que deux lois contraires peuvent se neutraliser, ou que l’une peut venir atténuer ou modifier les effets de l’autre, que la connaissance des lois ne conduit pas à un fatalisme politique, mais plutôt à l’espoir d’une politique plus rationnelle. C’est Auguste Comte qui parlait des « éléments modificateurs » que la science donne la possibilité d’introduire dans l’action des lois : Sans doute, quand on envisage l’ensemble complet des travaux de tout genre de l’espèce humaine, on doit concevoir l’étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l’action de l’homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les corps qui nous entourent sont extrêmement faibles, et tout à fait disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c’est seule‑ ment parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d’introduire parmi les circonstances déterminées sous l’influence desquelles s’accomplissent les divers phénomènes, quelques éléments modificateurs, qui, quelque faibles qu’ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à notre satisfaction les résultats définitifs de l’ensemble des causes extérieures  2.

Découvrir les lois de la pesanteur, ce n’est pas s’y soumettre en connais‑ sance de cause, mais, bien au contraire, accomplir le premier pas pour leur opposer d’autres forces. C’est grâce à la connaissance des lois de la physique, et notamment de l’aérodynamique, que le rêve d’envol a été réalisé – par l’inven‑ tion d’avions, de planeurs, d’hélicoptères, de parapentes, de parachutes, etc. – et non en s’acharnant à les nier comme le font aujourd’hui ceux qui accusent 1.  C’est à cela que j’ai consacré l’ouvrage Tableaux de familles. Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires (Lahire 2012 [1995]). 2.  Comte 1852 : 53‑54. Souligné par moi.

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les chercheurs en sciences sociales de fatalisme social et politique. Et, pour être plus précis, on ne devrait pas dire qu’avec des moyens techniques de vol l’Homme « s’est affranchi » de la pesanteur, mais qu’« au déterminisme de l’attraction terrestre, il combine d’autres déterminismes, eux-mêmes indépen‑ dants de son vouloir », qu’« il les organise de telle façon que la fin choisie par lui résulte nécessairement du jeu de toutes ces lois »  1 ». Le raisonnement autour des contre-exemples est courant, et présent chez les meilleurs chercheurs. Ainsi l’anthropologue Charles Stépanoff écrit-il que « pour réfuter une loi, il suffit de mettre en évidence quelques contre-exemples bien établis  2 ». En suivant ce raisonnement, on ne pourrait pas parler de « loi de la reproduction sociale », ou de « loi qui fait que le capital culturel va au capital culturel », parce qu’il existe des cas avérés de non-transmission de l’héritage culturel et des cas de mobilités sociales ascendantes ou descendantes. Mais c’est avoir une représentation erronée de ce que sont les lois, car il n’y aurait pas plus de lois physiques que de lois sociales dans de telles conditions. Remettre en question la loi de la reproduction sociale en évoquant les cas de transfuges de classes, la loi de l’homogamie ou de l’homophilie sociale en parlant des cas de couples ou de réseaux de sociabilité socialement hétérogènes ou en évoquant des déséquilibres structurels de capitaux culturels ou écono‑ miques en faveur des hommes, la régularité des faits d’inégalités scolaires en parlant des cas de réussites scolaires en milieux populaires et des cas d’échecs en milieux favorisés, etc., n’a guère de sens. Lorsque j’ai moi-même travaillé sur les réussites improbables  3 ou sur les profils culturels dissonants  4, je ne l’ai jamais fait en remettant en question les grandes structures inégalitaires, scolaires ou culturelles. J’ai plutôt cherché à faire apparaître les forces sociales ou les mécanismes sociaux qui venaient complexifier le tableau ou, dans certains cas scolaires, contrarier les lois de la reproduction sociale, bref, à mettre en évidence d’autres lois que celles de la reproduction. Dans les cas évoqués, à la loi de la reproduction des inégalités ou à la loi de l’homogamie sociale viennent s’ajouter les lois de la domination masculine, des conditions de transmission des héritages culturels, etc. Les tendances statistiques les plus « fortes » ou les plus « lourdes » nous permettent de détecter la présence d’une loi, mais celle-ci n’agit jamais seule dans la réalité et les contre-exemples peuvent permettre de mettre au jour d’autres lois –  et pas seulement des « circonstances » historiques comme on le lit trop souvent – qui contrecarrent les effets de la première  5. En procédant de cette manière, on avance peu à 1.  Dubouchet 1977 : 12. 2.  Stépanoff 2020 : 271. 3.  Lahire 2012 [1995]. 4.  Lahire 2004. 5.  Lorsque Marx s’interroge dans Le Capital sur les raisons pour lesquelles la baisse du taux de profit n’a pas été plus rapide que prévu, il parle des « influences contraires qui contrecarrent et suppriment l’effet de la loi générale et lui confèrent seulement le caractère d’une tendance ». Parmi les « causes »

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peu dans la découverte progressive de l’ensemble des lois agissantes dans le monde social. Un bel exemple de cette recherche des lois, qui peut s’appuyer sur l’examen de contre-exemples, est fourni par Alain Testart à propos des Amazones, ces femmes guerrières de la mythologie grecque qui rompent avec la loi tacite de l’accès quasi exclusif des hommes aux fonctions guerrières. L’anthropologue interroge leur existence étant donné l’universalité de l’exclusion ordinaire des femmes des activités impliquant de faire couler le sang (sacrifice sanglant, guerre ou chasse avec armes piquantes ou tranchantes, acte de préparation culinaire qui suppose d’être en contact avec le sang,  etc.), et tout particu‑ lièrement dans les périodes de menstruation. La loi générale énoncée par Testart est celle du « non-cumul du sang avec le sang ». Mais l’auteur précise que « cette loi que nous voyons comme une structure idéologique relati‑ vement autonome, se combine avec d’autres réalités sociales pour former, dans chaque cas, une configuration propre  1 ». Dans certains cas, la loi se traduit par une division nette dans la division sexuelle du travail, les femmes étant cantonnées dans les opérations de cueillette et exclues de la chasse ; mais lorsque la cueillette des végétaux n’existe quasiment pas, comme dans l’Arctique et le Subarctique, « les femmes traitent les peaux, transportent le gibier fraîchement tué et font même le dépeçage ; seule la mise à mort sanglante est réservée aux hommes  2 ». Les particularités du contexte peuvent donc faire varier la distance mise entre les femmes et le sang, jusqu’à annuler cette distance dans certains cas rares : La loi générale que nous invoquons joue toujours dans le même sens : elle tend à éloigner la femme le plus possible du motif sanglant dans l’instant crucial ou il sourd de la plaie animale comme signe de sa mort. Mais elle ne l’éloigne pas toujours à la même distance. Maximale dans un cas, minimale dans un autre. On peut même concevoir que cette distance soit nulle  : c’est le cas, unique à notre connaissance, des Agta, négritos des Philippines, chez lesquels les femmes chassent à l’arc tout autant que les hommes. Pourquoi ? Pour la même raison qui fait que les femmes inuit, après la chasse, ou les paysannes de chez nous, après l’abattage du cochon, ont les mains dans le sang  : parce que les femmes n’auraient, dans ces cultures, dans ces moments, rien d’autre à faire. Les Agta, en effet, constituent un étrange exemple de sociétés de chasseurs-cueilleurs qui ne font pas de cueillette, obtenant les produits végétaux dont ils ont besoin de leurs voisins horticulteurs. Ce sont des chasseurs exclusifs et

les plus générales de la suppression des effets de la loi, il évoque l’augmentation du degré d’exploitation du travail, la réduction du salaire au-dessous de sa valeur, la baisse du prix des éléments du capital constant, la surpopulation relative et le commerce extérieur (Marx 1974a : 245). 1.  Testart 2002 : 191. 2.  Ibid.

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cette spécialisation, cet excès, rend compte de ce que les femmes y chassent comme les hommes  1.

L’explication des rares cas de sociétés qui accordent une place aux femmes dans les activités de guerre relève du même genre de contrainte contextuelle. Les Sauromates, les Scythes nomades, les Huns, les Alains et les Qiptchaq formaient tous des sociétés très marquées par la guerre  : « Ces peuples qui firent une place aux femmes guerrières furent des spécialistes de la guerre. Chez les Agta, l’excès de la chasse fit que les femmes chassèrent. Chez les peuples de la steppe, l’excès de la guerre fit que les femmes guerroyèrent  2. » Dans le cas évoqué par Testart, la loi de la non-conjonction du même avec le même se combine avec la loi de la différenciation sociale, dans le sens où le contexte de spécialisation (chasse ou guerre) de ces sociétés contraint les différences hommes/femmes à se déplacer, voire à s’annuler. Enfin, pour compliquer encore un peu plus les choses, il n’y a pas que les lois qui se combinent, mais ce sont aussi les différentes lignes de force qui s’entrecroisent pour former des types de sociétés relativement singuliers. On peut mobiliser ici la métaphore du tissage qui s’avère utile dans la mesure où il s’agit d’un procédé d’assemblage de différents fils sur un métier à tisser, permettant d’obtenir un tissu. À l’aide des mêmes fils, il est possible de fabri‑ quer des tissus avec des motifs très différents. La seule grande correction qu’il faut apporter à la métaphore, c’est le fait que les lignes de force qui se croisent ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais sont interdépendantes et évoluent de concert, sous l’effet de l’état des autres lignes de force, même si leur développement respectif s’effectue à des rythmes qui leur sont propres  3. Les sciences sociales cherchent souvent à caractériser directement la partie la plus visible, c’est-à-dire le motif, ou plus précisément encore, division du travail scientifique oblige, à décrire et analyser tel ou tel aspect particulier du motif. Ils n’ont aucune idée, ou des idées très floues, concernant les grands faits biologiques et/ou sociologiques caractéristiques de l’espèce dans son ensemble, des grandes lignes sociales de développement en présence, de l’importance qu’il y aurait à déterminer l’état de développement de chaque ligne, à saisir les entrecroisements des différentes lignes, et ignorent les lois (nient leur existence ou affirment l’impossibilité de les formuler) qui se combinent entre elles pour produire les différents événements ou faits obser‑ vables au croisement des différentes lignes de force.

1.  Ibid. : 191‑192. 2.  Ibid. : 192. 3.  Françoise Héritier utilisait souvent la métaphore du jeu de mikado, en comparant chaque société au résultat d’un jet de bâtonnets. Ces derniers, comme les « invariants » qu’elle recherchait, sont toujours les mêmes, mais c’est la disposition d’ensemble qui est chaque fois différente.

Troisième partie De la structuration des sociétés humaines

Les douze chapitres qui composent cette troisième et dernière partie développent la plupart des éléments présentés de façon condensée au cours du chapitre précédent. L’ensemble des grands faits anthropologiques (altricialité secondaire, partition sexuée, socialité et historicité de l’espèce humaine, grande longévité), la quasi-totalité des lignes de force (rapports de parenté, et notamment rapports parents-enfants, rapports hommesfemmes, socialisation/transmission culturelle, production des artefacts, expressivité symbolique, et plus particulièrement langagière, rites et insti‑ tutions, rapports de domination, magico-religieux, différenciation sociale des fonctions [ou division du travail]) et des lois générales (conservationreproduction-extension, accroissement démographique tendanciel, diffé‑ renciation tendancielle, succession hiérarchisée ou prévalence de l’antérieur sur le postérieur, objectivation cumulée, connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés, conventionnalisation et abstraction progressive des moyens de représentation du réel, imitation, lutte entre groupes ou individus, prévalence de la binarité des catégories [ou association par contraste], association par contiguïté, association par analogie, rapport eux/nous et préférence donnée au « nous », attraction sexuelle des physiquement distants, isomorphisme des domaines) sont ainsi examinés et suivis dans leurs conséquences multiples. Je n’ai pas traité centralement de la question des modes de production ou de celle de l’évitement de l’inceste (loi Westermarck de l’attraction sexuelle des physiquement distants), qui mériteraient à elles seules plusieurs ouvrages de synthèse. J’ai, de même, considéré qu’il était inutile de revenir sur la loi de la variabilité intergroupe, interindividuelle et intra-individuelle des conduites humaines, qui est au cœur de plusieurs ouvrages précédemment publiés  1, ainsi que sur la loi du décalage ou de l’écart entre le « transmetteur » et le 1.  Lahire 1998 ; 2002 ; 2004 ; 2013.

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« récepteur », ou entre disposition et contexte d’action ou de réception, qui a été de même au principe de quelques travaux antérieurs  1. On verra que, même si certains chapitres sont dédiés principalement à l’examen d’un fait (e.g. l’altricialité secondaire), d’une ligne de force (e.g. la production d’artefacts) ou d’une loi générale (e.g. le rapport eux/nous), chaque chapitre combine toujours, dans le raisonnement, des faits, des lignes de force et des lois générales pour apporter la preuve de la fécondité du cadre général proposé et de la démarche déployée (avec, notamment, la mise en œuvre systématique de comparaisons interspécifiques). Une dernière remarque, qui aidera peut-être le lecteur à entrer plus facilement dans la logique du raisonnement, porte sur l’ordre des chapitres. Celui-ci aurait pu être différent de celui que l’on découvrira ici. Dans plusieurs versions antérieures du manuscrit, le premier chapitre correspondait à ce qui me semble être le fait anthropologique le plus structurant des sociétés humaines, celui qui est impliqué dans nombre de propriétés fondamentales de leur structure sociale profonde, à savoir le fait d’altricialité secondaire. Il m’a semblé toutefois que, bien que ce fait soit central dans l’appré‑ hension de la réalité, son analyse supposait d’abord, pour bien prendre la mesure de son importance et de toutes ses conséquences, de revenir sur quelques grandes caractéristiques humaines qui sont très souvent soulignées dans les travaux de biologie évolutive, d’éthologie, de paléoanthropologie ou de préhistoire : la capacité d’apprentissage (et l’importance des processus de socialisation), l’ultra-socialité, la capacité langagière-symbolique et le dévelop‑ pement, sans précédent dans l’histoire des espèces animales, d’une culture de l’artefact, de la cumulativité culturelle et d’une dynamique proprement histo‑ rique. Ces différentes propriétés de la vie humaine étant plus généralement impliquées, à un degré ou à un autre, dans la plupart des autres chapitres, il semblait préférable de commencer par elles. Après ces trois entrées en matière, qui sont autant de conditions générales de la vie sociale de l’espèce humaine, j’entrerai dans le cœur du propos en commençant par tirer toutes les conséquences ou implications sociales de l’altricialité secondaire  : en matière de rapports parents/enfants, anciens/ jeunes, aînés/cadets et ancêtres/vivants, en matière plus généralement de rapports sociaux de domination intergroupes et d’activité magico-religieuse, de rapports de domination hommes/femmes, d’institution familiale et de rapports de parenté, de rapports entre « eux » et « nous », et, enfin, de division du travail. La méthode mise en œuvre par Marx dans Le Capital consistait d’abord à mettre au jour la loi du type de société qu’il étudiait, puis à examiner la manière dont elle se manifestait, de multiples manières, dans la vie sociale. 1.  Lahire 2012 [1995] ; 2002.

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C’est de cette manière que je procéderai, avec cependant des objectifs très différents : si Marx visait à mettre en lumière un mode de production parti‑ culier, je cherche quant à moi à mettre en évidence des principes structurants sous-jacents à l’ensemble des sociétés humaines. C’est encore le même esprit que l’on retrouve chez Darwin. Dans une lettre au géologue Charles Lyell, datée du 10 décembre 1859, le naturaliste écrivait que, face à son collègue Richard Owen, il avait défendu « la ligne générale de [s]on argumentation, qui consiste à inventer une théorie et à voir combien de classes de faits cette théorie peut expliquer  1 ». Cette démarche est ce que William Whewell appelait la consilience, et c’est précisément ce que je vais m’efforcer de faire ici en montrant toutes les classes de faits qui s’éclairent sous un nouveau jour dès lors que l’on prend en compte la propriété spécifiquement humaine d’altricialité secondaire.

1.  Darwin 2009b : 328.

11.

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Alors que les chercheurs en sciences sociales pensent aujourd’hui encore qu’une ligne de fracture sépare nettement l’humanité des autres espèces, selon une opposition culture/nature (acquis/inné, disposition culturelle‑ ment construite/instinct génétiquement programmé,  etc.), la recherche en biologie végétale comme en éthologie montre depuis plusieurs décennies que les capacités de mémorisation de l’information tirée de l’expérience, et donc d’apprentissage par expérience, n’ont pas attendu l’avènement du cerveau et du système nerveux central pour exister. Ces capacités de mémorisation, qui permettent des formes élémentaires d’habituation (forme d’apprentissage dans laquelle un stimulus unique est présenté de manière répétée ou, dans certains cas, de manière continue, entraînant une diminution de la réponse à ce stimulus), même chez des unicellulaires, sont la preuve que l’appren‑ tissage est indissociable du vivant, sous toutes ses formes, unicellulaire ou multicellulaire, végétale et animale, invertébrée et vertébrée, etc. Et même si l’on restreint la question de l’apprentissage à celle de l’apprentis‑ sage social, c’est-à-dire à des formes d’apprentissage qui reposent sur l’imitation, consciente ou non consciente  1, d’un autrui plus expert que soi ou, autrement dit, sur le guidage de son comportement par l’expérience d’autrui et pas seulement par sa propre expérience – ce qui constitue un gain adaptatif considérable étant donné que les plus âgés du groupe restés en vie ont nécessairement accumulé davantage d’expériences positives que les plus jeunes de l’espèce –, le phénomène ne concerne pas seulement l’espèce humaine, mais de très nombreuses espèces animales (insectes, poissons, oiseaux, mammifères, etc.)  2. 1.  Il existe de nombreux apprentissages qui se font sans volonté particulière d’apprendre. Des « apprentissages passifs non dirigés » (on dit parfois « apprentissage par imprégnation »), qui font, par exemple, qu’un rat qui a déjà visité un labyrinthe saura mieux s’y repérer par la suite même s’il n’y avait aucun enjeu à retenir la structure du labyrinthe lors des premières expériences. Cf. Darmaillacq, Dickel, Avarguès-Weber, Duboscq, Dufour et Jozet-Alves 2018 : 36. 2.  Whiten 2012.

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Chez des animaux aussi divers que les insectes, les oiseaux, les poissons, les rongeurs, les cétacés et les primates, l’apprentissage social « fournit des informations sur où vivre, quoi et où manger, comment obtenir de la nourriture inaccessible, qui est un prédateur, qui ferait un bon compa‑ gnon et comment se comporter dans un groupe social particulier  1 ». Les membres du groupe imités sont ceux avec qui les plus jeunes sont les plus souvent en relation et à qui ils se fient. Car, pour être efficace, la stratégie d’apprentissage social doit être guidée par des principes sûrs de sélection des individus à imiter. Il va de soi que les parents, et plus souvent encore la mère, sont les premiers à s’imposer comme modèles (en termes de confiance et de légitimité), par l’autorité qu’ils exercent sur leur progéniture dans le cadre d’un rapport de domination-dépendance. Puis les proches de la même génération (frères et sœurs) sont aussi de bons candidats à l’imitation, à travers les jeux notamment. Mais ce sont aussi les dominants du groupe, au-delà des figures parentales, qui sont le plus souvent imités  2. Les sociétés humaines vont ajouter à ces figures d’autorité primordiales, celles d’experts ayant acquis une autorité dans tel ou tel domaine de pratiques (enseignants, prêtres, médecins, juristes, scientifiques, artistes, chefs cuisiniers, stylistes, leaders d’opinion, etc.). En réduisant encore un peu plus le propos à l’apprentissage social tutoré par autrui (la plupart du temps un adulte), c’est-à-dire aux formes élémen‑ taires de l’enseignement, là encore, même si les cas se font encore plus rares, la situation n’est pas réservée à notre espèce : « Contrairement à d’autres formes d’apprentissage social, l’enseignement exige que des personnes bien infor‑ mées jouent un rôle actif dans la facilitation de l’apprentissage par les naïfs. Laissant de côté les exigences anthropocentriques des mécanismes cognitifs supposés sous-tendre l’enseignement dans notre propre espèce, les chercheurs commencent maintenant à découvrir des preuves de l’enseignement à travers un large éventail de taxons  3. » On connaît désormais très bien le cas des suricates sauvages (Suricata suricatta) où les adultes enseignent aux petits, par étapes progressives, la manière d’attraper et de manger sans risque un scorpion venimeux  4, celui d’une espèce de fourmi (Temnothorax albipennis) qui utilise une technique connue sous le nom de « course en tandem », lorsqu’une fourmi-enseignante conduit une autre fourmi-élève du nid à la nourriture  5, ou encore le cas du cratérope bicolore (Turdoides bicolor) qui conditionne ses oisillons à associer un ronronnement spécifique à l’apport de 1.  Heyes 2012 : 193. 2.  Par exemple, les chimpanzés sont plus susceptibles de copier un animal plus âgé et dominant qu’un animal plus jeune et subordonné. Cf.  Horner, Proctor, Bonnie, Whiten & De  Waal, 2010  : e10625. 3.  Thornton & McAuliffe 2010 : 297. Traduit par moi. 4.  Thornton & McAuliffe 2006 : 227‑229. 5.  Franks & Richardson 2006 : 153.

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nourriture  1. Mais d’autres cas d’enseignement ont commencé à être décou‑ verts chez d’autres espèces d’oiseaux, les abeilles, les chats, les guépards, les singes tamarins  2 et certaines populations de chimpanzés  3. Avec son développement plus lent et la nécessaire dépendance à l’égard des parents pendant de nombreuses années, l’enfant humain est d’emblée confronté, par sa situation d’altricialité secondaire, à des formes plus systéma‑ tiques, étendues et durables d’apprentissage social, et même de pédagogie. Et comme cette situation de dépendance initiale se perpétue par une dépendance générale de tous les adultes vis-à-vis d’experts de toutes sortes qui maîtrisent des parcelles de la culture accumulée, l’apprentissage social et l’enseignement peuvent se poursuivre tout au long de la vie (éducation permanente, forma‑ tion continue, lectures, conférences,  etc.) grâce à une plasticité cérébrale particulièrement développée (altricialité tertiaire). De manière générale, des études ont montré que les espèces de mammifères et d’oiseaux altricielles (nidicoles) réussissaient beaucoup mieux que les espèces précoces (nidifuges) certains tests cognitifs, démon‑ trant par là une capacité d’inhibition de l’action, et du même coup de réflexion avant action, pour résoudre certains problèmes (hypothèse de l’intelligence altricielle). Ainsi trois chercheurs mexicains Pilar Chiappa, Suneeta Singh et Francisco Pellicer ont établi, sur la base d’une compilation d’études portant sur 31 espèces homéothermiques d’oiseaux (6 espèces) et de mammifères (25 espèces de mammifères, dont 20 espèces de primates), qu’une situation dans laquelle l’animal est mis en présence d’un cylindre transparent qui laisse voir un élément attrayant pour lui, et qui suppose de ne pas chercher à accéder à l’objet directement pour y avoir accès, est d’autant plus résolue avec succès que l’espèce a connu une période de développement plus lent, et a pu ainsi bénéficier de soins parentaux ou allo-parentaux, et donc d’interactions avec des adultes, à la fois précoces, fréquents et étendus dans le temps  4. On voit donc que plus les recherches conquièrent des régions jusque-là peu étudiées du règne animal, plus elles effacent la frontière entre ce qui est censé ne relever que de la nature et ce qui est placé du côté de la culture. Si les animaux non humains, et même les plantes ou les bactéries étaient totalement dépourvus de capacités de mémorisation et d’apprentissage, ils seraient particulièrement mal équipés pour s’adapter à leur environnement mouvant. Chaque forme de vie correspond certes à une niche écologique donnée, mais cette dernière n’est jamais une réalité fixe et la « stratégie » évolutive ne serait guère payante si au moindre changement de cette niche 1.  Raihani & Ridley 2008 : 3‑11. 2.  Laland 2022 [2017] : 187. 3.  De Waal 2022 : 328. 4.  Chiappa, Singh & Pellicer 2018 : e0205128.

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les organismes étaient mis en défaut. Plutôt que de concevoir une barrière entre, d’une part, ce qui est génétiquement programmé et fixe et, d’autre part, ce qui est culturellement construit et flexible, il est préférable de mobiliser l’image d’une balance plus ou moins déséquilibrée, dans un sens ou dans un autre. C’était la manière dont le sociologue Norbert Elias formulait le problème en rappelant que « nombre d’animaux associent à leur équipe‑ ment comportemental inné une capacité à apprendre des comportements », des vers de terre aux primates non humains, mais que, comparés à l’espèce humaine, « les possibilités d’apprentissage, s’agissant des vers de terre, sont extrêmement limitées ». Avec l’espèce humaine, « pour la première fois au cours du processus évolutionnaire, des modes d’orientation du comportement principalement appris sont devenus, sans équivoque, nettement dominants par rapport aux modes d’orientation principalement non appris »  1. Mais Norbert Elias ne mentionnait pas les travaux sur le règne végétal et sous-estimait encore un peu trop la part d’acquis ou la part d’apprentissage dans l’ensemble du règne animal  2. Par exemple, il affirmait que « la capacité d’apprentissage des singes, bien qu’elle soit considérablement supérieure à celle de la plupart des autres animaux, demeure elle-même très limitée par comparaison aux capacités naturelles d’apprentissage des êtres humains » et que, « même dans leur cas, la balance entre des formes de conduite princi‑ palement apprises et des formes de conduite principalement non apprises penche toujours nettement en faveur de ces dernières »  3. Or ce n’est pas le sentiment d’un primatologue comme Frans de Waal qui écrit à propos de la notion d’instinct : C’est à peine si je sais encore ce que l’on entend par là, pour la bonne raison qu’il est impossible de rencontrer une conduite purement innée. Comme les humains, les autres primates se développent lentement ; ils sont influencés des années durant par l’environnement dans lequel ils grandissent, notam‑ ment par leur tissu social. Nous savons que les primates apprennent les uns des autres toutes sortes de comportements et de compétences, en vertu de quoi des groupes de même espèce agiront de manière très différente. C’est pourquoi les primatologues parlent de plus en plus de variabilité « cultu‑ relle », celle-ci portant essentiellement sur l’utilisation d’outils et sur les habitudes alimentaires, à l’image de ces chimpanzés qui écrasent des noix avec des pierres ou de ces petits singes japonais qui lavent des pommes de terre dans l’océan. Or la culture sociale présente la même diversité  4. 1.  Elias 2018 : 16. Du côté de la biologie, John Tyler Bonner formule le problème dans des termes très proches (Bonner 1989 : 129). 2.  Les phénomènes de transmission culturelle s’observent chez les oiseaux, les mammifères et notamment les primates non humains et les cétacés, les poissons et même les insectes, des abeilles aux mouches des fruits. Cf. Whiten 2021 : 1‑7. 3.  Elias 2018 : 16. 4.  De Waal 2006 : 187.

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Kevin N. Laland écrit que c’est la notion même de « programme génétique » qui « fait désormais l’objet d’un discrédit scientifique complet »  1. Par exemple, « le comportement des poissons est loin d’être strictement contrôlé par un “programme génétique”  2 » et ceux-ci ne cessent d’appuyer leur action sur les informations tirées de l’environnement, et notamment sur celles fournies par d’autres poissons : Toutefois, même si on leur disait que les poissons ont non seulement la faculté de copier mais que leur comportement dépend largement du copiage, la plupart des anthropologues hésiteraient sûrement à les consi‑ dérer comme l’objet d’étude idéal pour élucider les phénomènes cultu‑ rels. En vérité, les poissons constituent, en tant que système, un modèle formidable pour étudier les processus d’apprentissage social  3.

Non seulement l’espèce humaine ne se distingue pas radicalement des autres espèces animales, mais les mêmes phénomènes d’habituation, d’appren‑ tissage par essais et erreurs et d’apprentissage social traversent tout le règne animal et, pour une partie d’entre eux, l’ensemble du vivant (végétaux et bactéries compris), et sont fondés sur les mêmes mécanismes d’apprentissage de base. C’est ce que les travaux de Cecilia Heyes ont contribué à mettre en avant  4. Par exemple, les pinsons zébrés mâles apprennent leur chant en écoutant d’autres mâles (apprentissage social), et cette capacité est corrélée à celle requise pour l’extraction d’une nourriture (apprentissage asocial, par essais et erreurs)  : plus l’une est affûtée, plus l’autre est facilitée, et inver‑ sement. Ce constat force à reconnaître l’existence de mécanismes cognitifs communs aux apprentissages sociaux et asociaux, ceux-ci étant à l’œuvre de la même façon qu’il s’agisse des effets de sa propre action (apprentissage par essais et erreurs) ou des effets observés chez d’autres que soi (apprentissage social). Mais l’observation des mêmes phénomènes dans des espèces diffé‑ rentes –  des oiseaux, des mammifères, des pieuvres ou des tortues  – milite aussi en faveur d’une continuité évolutive d’un point de vue cognitif. Le fait que certaines espèces, comme l’espèce humaine, privilégient l’apprentissage social signifie tout simplement que leur mode de vie implique davantage de contacts sociaux fréquents avec les autres membres du groupe. Et cette socia‑ lité n’est évidemment pas sans lien avec le caractère vulnérable et dépendant de chaque membre de l’espèce, qui est le produit de son altricialité. Les trois grandes spécificités de l’apprentissage social dans l’espèce humaine sont, premièrement, l’utilisation d’un langage qui rend les processus de trans‑ mission plus précis et fidèles en permettant d’attirer l’attention, de guider, 1.  Laland 2022 [2017] : 365. 2.  Ibid. : 95. 3.  Ibid. 4.  Heyes 2012 : 193‑202.

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de corriger des gestes  1, mais aussi de conserver sous une forme verbale des savoirs ; deuxièmement, l’invention de l’écriture qui a permis l’accumulation et le stockage de savoirs hors des corps, leur conservation ne dépendant plus directement de la disponibilité (et de la vie) de leurs porteurs ; troisièmement, l’invention d’institutions d’enseignement qui systématisent les processus de transmission culturelle en soustrayant les apprenants à la vie pratique pour les entraîner ou les exercer à l’aide de professionnels dûment formés à cet effet.

Déprivation sociale chez l’animal : représentant d’une espèce ou membre d’une société ? Les cours d’introduction à la sociologie empruntent souvent l’exemple des « enfants sauvages » pour montrer à quel point les humains ne seraient rien sans processus de socialisation. Mais on suppose, dans le même temps, que les autres animaux ne sont pas confrontés au même type de problème. Or ce n’est pas du tout ce que permettent de dire les travaux éthologiques, qu’ils portent sur des mammifères, des oiseaux, des poissons ou des insectes eusociaux. Comme l’écrit le sociologue étatsunien Richard Machalek à propos des fourmis : Il est encore plus intéressant de découvrir que les fourmis souffrent de déficiences comportementales si elles ne sont pas exposées à l’interaction avec leurs compagnons de nidification pendant les périodes sensibles de leur développement. Alors que les professeurs de sociologie continuent avec enthousiasme à attirer l’attention de leurs étudiants sur les études classiques qui montrent que les humains (études sur les enfants sauvages) et les singes (études de [l’éthologue Harry] Harlow sur la privation paren‑ tale) ont besoin d’une interaction sociale précoce pour se développer normalement, il est peu probable que les sociologues soient nombreux à savoir que les fourmis ont également besoin d’une expérience sociale précoce pour se développer normalement. Hölldobler et Wilson (1990 : 366) rapportent que les fourmis qui ont été privées d’interaction avec leurs compagnons de nidification au début de leur vie s’engagent dans une recherche prématurée de nourriture (au lieu de transporter des larves), deviennent anormalement agressives, et ne prennent pas soin des cocons lorsque cela est approprié. Ainsi, comme chez de nombreux vertébrés, les fourmis dépendent de la dynamique sociale émergente des groupes dans lesquels elles vivent pour le développement de compétences comporte‑ mentales normales  2. 1.  Laland 2022 [2017]. 2.  Machalek 1999 : 40‑41. Traduit par moi. Bert Hölldobler et Edward O. Wilson écrivent ainsi que « les ouvrières maintenues dans un isolement social complet sont […] agressives et ne peuvent être intégrées qu’avec difficulté dans leur colonie d’origine » (Hölldobler & Wilson 1990 : 366).

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Le second exemple frappant que je prendrai est tiré du travail de l’anthropo­ logue français Charles Stépanoff sur L’Animal et la Mort  1. La manière dont on a traité en France les perdrix, en prétendant vouloir les « protéger », prouve que l’on a vu en elles des membres interchangeables et génétique‑ ment identiques d’une espèce (« un organisme séparable de son contexte, gouverné par les seules lois de la physiologie et de la biochimie  2 »), au lieu de les envisager en tant que membres d’une société, avec des parents, des frères et sœurs, des partenaires sexuels, des apprentissages, etc., et comme des individus ancrés dans un écosystème donné (avec des prédateurs particuliers, des sources de nourriture particulières, des buissons, des arbres, des champs, des maisons, etc.). En voulant à tout prix protéger les perdrix (ou les faisans), on s’est concentré sur la production industrielle d’un grand nombre d’oiseaux (« articles indus‑ triels anonymes »), mais on a produit des perdreaux sans père ni mère pour s’occuper d’eux et les guider dans leurs apprentissages et leur découverte du monde, qui mangent des produits industriels plutôt que des œufs de fourmis qu’ils apprennent à dénicher, qui se reproduisent avec des parte‑ naires sélectionnés pour eux (on pratique, dit Stépanoff, le « mariage forcé » plutôt que le « mariage d’inclination »), qui sont enfermés dans des cages de petite taille les empêchant de voler, et n’ont aucun rapport sensible avec un territoire donné. Les oiseaux peuvent pondre de très nombreux œufs, mais les femelles ne couvent plus. On fabrique donc des « animaux-matière », des membres d’une espèce totalement désocialisés et déterritorialisés, qui n’ont plus aucune capacité de survie dans un milieu non organisé par l’homme. On sait très bien que, plongés dans une situation similaire, les enfants humains ne parviennent pas à survivre, accusent des retards de développe‑ ment ou développent de graves maladies psychiques, mais on pense que le problème est exclusivement humain parce qu’on ignore tout de la vie sociale des animaux non humains. Les oiseaux produits et élevés dans de telles conditions sont agressifs les uns envers les autres, se donnent des coups de bec, et une partie des accouplements forcés donnent lieu au meurtre de l’un des partenaires. Le gibier ainsi artificiellement fabriqué se révèle incapable de ruse ou de résistance vis-à-vis de ses prédateurs –  renards, rapaces ou chasseurs – qui les attrapent ou les abattent du coup très facilement : 70 % à 90 % des gibiers artificiels ne survivent pas au-delà d’un an  3. Les oisillons ne savent pas voler, chasser des insectes, se dissimuler, mener à bien une couvée et être des parents soucieux de leur progéniture, etc. Même chez les oiseaux, la vie n’est pas qu’une affaire de gènes, mais une question de vie sociale et d’apprentissage de cette vie. 1.  Stépanoff 2021. 2.  Ibid. : 53. 3.  Ibid. : 50.

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Du côté des mammifères, une étude publiée en décembre 2014 montre aussi les effets de l’élevage maternel (versus l’élevage artificiel) sur le bien-être et le comportement des veaux  1. En production laitière, les veaux sont généralement séparés de leur mère dans les vingt-quatre heures après la naissance et souvent isolés individuellement durant les quelques semaines suivant cette séparation avant d’être regroupés. Il est évident que ces conditions sont éloignées de ce qu’un mammifère juvénile connaît en milieu naturel où un lien très fort se crée entre lui et sa mère, lien qui dure plusieurs mois après la naissance et même encore quelque temps après le sevrage. Cette privation sociale produit à court et à long terme (c’est-à-dire sur les jeunes veaux, mais également sur les adultes qu’ils deviennent) des effets négatifs sur leur répertoire comportemental. L’étude en question a testé l’effet d’un élevage maternel et d’un élevage artificiel sur le « tempérament » des veaux. Quatre groupes de veaux ont été créés : un groupe recevant du lait par une machine deux fois par jour ; un groupe recevant du lait six fois par jour – ces deux groupes étant privés d’accès aux congénères, dont leur mère ; un groupe ayant accès à leur mère seulement deux fois par jour pendant quinze minutes ; et un groupe ayant libre accès aux congénères, dont leur mère. Les résultats montrent que les veaux ayant été sous élevage maternel étaient les plus actifs et les plus explorateurs. Ils présentaient aussi un taux de cortisol et un rythme cardiaque, autrement dit un stress, moins élevés que dans les autres groupes. Les veaux ayant été élevés avec leur mère ou avec les congénères présentaient également un taux d’interactions sociales plus élevé que les veaux ayant été isolés. Des individus peu sociaux présentent un risque d’agression plus important et ont un succès reproductif plus faible. Au départ, les éthologues étudiaient les animaux comme s’ils n’étaient mus que par leurs instincts, et comme s’ils n’avaient aucune expérience ni aucune histoire biographique. Puis ils ont progressivement pris conscience que chaque individu d’une espèce donnée avait aussi une histoire relative‑ ment singulière, et donc une personnalité particulière  2. Chaque membre d’un groupe est caractérisable par ses relations, bonnes et mauvaises, passées et présentes, avec les autres membres ; il sait distinguer ses proches parents des autres membres du groupe, ses amis de ses ennemis, recon‑ naître ses supérieurs et ses subalternes, les membres de son groupe de ceux d’un autre groupe,  etc., et il apprend à se comporter en fonction de toutes ces relations. Chez les primates non humains, on constate notamment que la relation mère-enfant est particulièrement importante pour sa socialisation. Les prima‑ tologues étatsuniens Elizabeth V.  Lonsdorf et Stephen R.  Ross rappellent 1.  Wagner, Seitner, Barth, Palme, Futschik & Waiblinger 2015 : 1‑11. 2.  De Waal : 60.

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que même si « les périodes de dépendance postnatale du nourrisson peuvent être aussi courtes que quelques semaines, comme chez les strepsirrhiniens, ou aussi longues que sept à huit ans, comme chez les grands singes », dans tous les cas la relation sociale mère-enfant est déterminante dans le dévelop‑ pement des petits : Pendant la petite enfance, la mère et l’environnement maternel (à la fois social et physique) fournissent le contexte expérientiel dans lequel les primates nouveau-nés interagissent pour la première fois avec le monde et commencent à acquérir les informations dont ils ont besoin pour grandir et survivre. Par conséquent, un maternage sous-optimal peut avoir un impact durable et négatif tout au long du développement et jusqu’à l’âge adulte  1.

Par exemple, des singes rhésus séparés de leur mère peuvent présenter des affections telles que de la diarrhée, indiquant un grand stress psycho­ logique. Mais cela va bien au-delà de ces troubles légers. Les mères primates offrent à leurs bébés protection, nutrition, chaleur et transport. Or, quand leur progéniture est privée totalement de cet enveloppement maternel, les conséquences sont très graves : Les nourrissons élevés dans un isolement social total ont montré de profondes conséquences psychologiques négatives, suggérant qu’une bonne socialisation à un âge précoce était essentielle pour le dévelop‑ pement comportemental normal des primates. Depuis les années 1950, de nombreuses études ont montré comment l’attachement et la sépara‑ tion maternels affectent le développement comportemental des primates captifs. Les nourrissons qui subissent des séparations maternelles précoces présentent de nombreuses anomalies physiologiques, développementales et comportementales, notamment un dysfonctionnement neurobiolo‑ gique […], une peur et une anxiété accrues, un dysfonctionnement social et sexuel et des comportements aberrants tels que l’automutilation […]. L’accès à des pairs et à d’autres individus de la même espèce peut contre‑ carrer certains des résultats négatifs, mais les individus élevés par des pairs restent réticents à explorer de nouvelles situations, sont très réactifs et impulsifs, et atteignent souvent un faible rang de dominance par rapport aux singes élevés par leur mère […]. De plus, les femelles élevées par leurs pairs montrent généralement un comportement négligent et abusif envers leurs propres enfants lorsqu’elles deviennent mères, suggérant ainsi les effets multi-générationnels d’un maternage déficient. Dans les cas extrêmes de séparation maternelle (c’est-à-dire la perte de la mère), les nourrissons orphelins en captivité et dans la nature ne survivent généra‑ lement pas sans soins supplémentaires. Les nourrissons qui perdent leur 1.  Lonsdorf & Ross : 2012 : 247. Traduit par moi.

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mère après le sevrage présentent également des effets comportementaux durables  1.

Une déprivation sociale, et plus particulièrement une séparation d’avec la mère, est « un facteur de stress majeur chez les primates, ayant pour consé‑ quence le développement de comportements anormaux chez les chimpanzés captifs (Martin 2002)  : de tels événements sont traumatisants psycho­ logiquement, et empêchent les individus d’apprendre des comportements appropriés  2 ». Mais une telle séparation ne produit pas seulement des effets immédiats sur l’enfant : elle a des effets durables dans sa vie. D’autres auteurs mettent en évidence que de nombreux comportements anormaux et signes de détresse psychologique sont irréversibles et peuvent persister pendant des décennies après l’arrêt de la déprivation (Martin 2002 […] ; Kalcher et al. 2008). Ces troubles persistent à l’âge adulte, non seulement lorsque les animaux ont été privés de leur mère lorsqu’ils étaient très jeunes, mais aussi lorsqu’ils en ont été privés pendant leur adolescence (Kalcher et al. 2008). Chez des jeunes ayant été séparés de leur mère, les niveaux d’activité normale sont diminués, alors que ceux du répertoire de comportements anormaux sont élevés […]. Cependant, ces troubles comportementaux sont moins marqués lorsque les chimpanzés sont resocialisés et intégrés dans un groupe social […]. Cela suggère que la vie en groupe, offrant des opportunités de développement de relations sociales appropriées, corrige les effets négatifs des expériences passées […]  3.

Même si un « instinct maternel » inné existe chez les primates, « instinct » qui consiste en ce que la mère se sente concernée par sa progéniture plutôt que d’y rester indifférente ou de lui être hostile, l’attitude requise suppose néanmoins qu’elle ait eu « une expérience suffisamment normale avec sa propre mère » : « Les singes et les grands singes élevés en captivité sans contact avec leur propre mère non seulement ne savent pas comment s’occuper d’un nouveau-né, mais peuvent aussi en avoir peur et l’attaquer ou même le tuer. Ainsi, l’apprentissage est essentiel pour établir l’attirance d’une mère pour son enfant  4. » Même les relations avec des pairs jouent un rôle socialisateur important pour les bébés primates. Par exemple, des études en laboratoire ont montré qu’un contact avec des pairs, même relativement court (20  minutes par 1.  Ibid. : 248. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 253. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 253. Traduit par moi. Cf. aussi Martin 2002 et Kalcher, Franz, Preuschoft & Crailsheim 2013. Une étude sur les chimpanzés montre que plus la privation arrive tôt et plus elle produit des effets négatifs. Voir Kalcher, Franz, Crailsheim & Preuschoft 2008. 4.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon & Bartelink (dir) 2018 : 201.

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jour seulement) réduisait certains des effets négatifs pour les nourrissons d’être élevés sans leur mère. D’autres font apparaître que des singes rhésus élevés avec des mères mais sans aucun autre partenaire social présentaient des « taux plus élevés de comportements soumis et stéréotypés et des réponses inappropriées à des situations non menaçantes  1 ». Le primatologue Frans de Waal évoque même des « programmes dits de “réhabilitation” », consistant à relâcher dans la nature des singes élevés en captivité, et qui « nous ont appris qu’ils doivent impérativement savoir quoi manger, où aller, ce qu’il leur faut éviter »  : « Ayant grandi sans pouvoir s’inspirer des adultes de leur espèce, ces jeunes primates ont du mal à survivre dans la forêt et finissent souvent par mourir de faim. De ce point de vue, ils dépendent autant que nous de la culture  2. » Tous ces faits nous paraî‑ traient évidents s’il s’agissait d’enfants humains, mais il aura fallu pourtant plusieurs décennies de recherches éthologiques pour reconnaître la nécessaire socialisation des animaux non humains. Si la double reproduction, biolo‑ gique et culturelle, est particulièrement marquée et notoire pour une espèce aussi culturellement développée que l’espèce humaine, elle n’est toutefois pas absente des sociétés animales non humaines. Comme nous l’avons déjà souligné, les études sur la socialisation  3 sont parfois perçues comme un point de vue théorique parmi d’autres. Or penser de cette manière, c’est commettre une erreur relativiste classique. La mise en perspective évolutive des capacités humaines, telle que je viens de la déployer, permet au contraire de nécessiter les différentes approches théoriques en fonction de ce que nous connaissons des processus réels et, notamment, en fonction de ce que nous savons des grandes caractéristiques de l’espèce ou des impératifs transhistoriques fondamentaux de toute société humaine. De ce point de vue, l’approche de la réalité en termes de socialisation n’est pas une « option » mais une nécessité contrainte par la réalité objective – et fondée en nature – de l’espèce humaine. Cette réalité apparaît très nettement lorsqu’on prend en considération et compare les capacités d’apprentissage et, parfois, de transmission culturelle des différentes espèces.

Unicellulaires et végétaux Le Physarum polycephalum, plus communément nommé « blob », est un être unicellulaire, eucaryote (doté d’un noyau), sans muscle, sans cerveau ni système nerveux, sans neurone, qui fait partie du règne des amibozoaires et a une origine antérieure à l’apparition d’Homo sapiens, entre 500  millions 1.  Lonsdorf & Ross 2012 : 253. Traduit par moi. 2.  De Waal 2001 : 29. 3.  On trouvera une présentation synthétique des travaux sur la socialisation dans Darmon 2010.

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et 1  milliard d’années. Il n’est ni champignon (bien qu’il se reproduise à l’aide de spores comme les champignons), ni animal (bien qu’il mange champignons, bactéries, microbes, flocons d’avoine et flancs aux œufs), ni végétal. Il vit dans les zones ombragées et humides, telles que les zones fores‑ tières et se déplace grâce à des pseudopodes à la vitesse maximale d’environ 4  ­centimètres/heure. Mais cet unicellulaire est surtout capable d’habituation et donc d’appren‑ tissage progressif et de mémorisation. Il lui faut environ cinq jours pour s’habituer totalement à traverser un pont recouvert d’un répulsif tel que le sel, la quinine ou le café, et atteindre des flocons d’avoine. Cela suppose de sa part de se rendre peu à peu indifférent à ce qui, dans un premier temps, le gênait, en constatant que la substance n’est pas dangereuse pour lui. Le fait même que le blob prenne plusieurs jours pour s’habituer complètement au sel, au café ou à la quinine est très important. Cela prouve qu’il y a apprentissage progressif et non prise instantanée d’information  1. Le blob a la capacité de s’assembler avec d’autres blobs, et, lorsqu’on le découpe en plusieurs morceaux, il a la faculté de fusionner ses différentes parties mises en présence. Chose plus surprenante encore, lorsqu’un blob ayant acquis une faculté d’habituation à certaines substances s’assemblefusionne avec d’autres blobs non « experts » (la fusion cellulaire est fréquente chez les êtres unicellulaires), qui n’ont pas l’expérience directe de confronta‑ tion à un répulsif, il leur communique progressivement (là encore, il faut un certain temps pour que le processus aille jusqu’à son terme) cette mémoire ou cette information. Par ailleurs, si on sépare des blobs qui ont fusionné, le blob initialement non expert présente une « réponse comportementale adaptative » identique à celle du blob initialement expert. On peut donc parler de mémorisation et de « transmission »  2. Des chercheurs japonais de l’université d’Hokkaido ont montré que le blob était aussi capable d’anticiper des événements perturbateurs lorsqu’il est soumis à de tels événements de façon régulière. Il est donc capable de reconnaître la périodicité d’un épisode perturbateur et d’en tenir compte dans son comportement en anticipant l’arrivée probable d’une occurrence ultérieure du même type. En générant de façon répétée des stimuli de chaud et de froid, et ce à 60  minutes d’intervalle, les chercheurs ont découvert que le blob non seulement dispose d’une horloge interne, mais qu’il peut anticiper ces stimuli en y réagissant même quand ceux-ci sont absents. Ils ont également montré que ces résultats pouvaient être obtenus en appliquant 1.  Cette situation n’a rien d’exceptionnel chez les unicellulaires. On sait par exemple que des protozoaires unicellulaires tels que le stentor possèdent la capacité d’habituation ou d’accoutumance : « Le fait que cet humble organisme puisse rapidement apprendre à ignorer les perturbations légères et à éviter de diverses manières celles qui sont potentiellement dangereuses est un comportement remarquable et adaptatif au sens évolutif » (Bonner 1989 : 113). Traduit par moi. 2.  Vogel & Dussutour 2016 : 20162382.

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les stimuli avec un intervalle de 30 ou de 90 minutes  1. Toshiyuki Nakagaki a multiplié les découvertes en ce sens. En faisant chuter la température et l’humidité de son milieu toutes les trente minutes, de façon régulière –  à chaque fois, le blob cessait de croître –, puis en interrompant ce mouvement, il a constaté que le blob, lui, continuait pendant un temps à se conformer à l’alternance temporelle initiale. Les auteurs de l’étude soulignent le fait que le blob pourrait bien mettre en œuvre des précurseurs des fonctions du cerveau : « Ainsi, du point de vue de l’évolution, le traitement de l’information par des organismes unicellulaires pourrait représenter un simple précurseur de fonctions supérieures dépen‑ dantes du cerveau. Anticiper et rappeler des événements sont deux de ces fonctions  2. » L’ensemble des mécanismes de base du fonctionnement de cet organisme unicellulaire (apprentissage progressif, mémorisation, habituation, intériorisation d’une périodicité d’apparition de certains événements, antici‑ pation pratique, transmission progressive par fusion) donne à réfléchir quant aux mécanismes biologiques fondamentaux de tout organisme vivant qui a la nécessité de s’adapter aux changements dans ses conditions d’existence. Le biologiste britannique Anthony Trewavas remarquait en 2008 que « le fonctionnement des systèmes immunitaires a souvent été décrit comme similaire à la cognition animale […] » : « Ainsi, le système apprend à produire des anticorps spécifiques contre des antigènes spécifiques, il fait la distinction entre le soi et le non-soi et conserve une mémoire des expériences passées à laquelle il peut accéder. En termes métaphoriques, il a été décrit comme la “conscience moléculaire du corps”  3. » Pour ce chercheur comme pour nombre de biologistes, le comportement intelligent suppose pour tout organisme vivant de percevoir son environnement, de traiter l’information qui résulte de cette perception, et d’en tirer des « réponses adaptatives ». Mais, plus que cela, le comportement intelligent implique de « stocker les expériences passées et d’utiliser ces connaissances acquises pour résoudre les problèmes futurs  4 ». Considérée de cette façon –  perception, traitement de l’informa‑ tion, mémorisation et adaptation –, l’intelligence est présente partout dans le vivant, des bactéries aux animaux, en passant par les plantes. C’est aussi ce que souligne le neuroscientifique Antonio Damasio : La mémoire est présente dans les organismes monocellulaires : elle consiste chez eux en des modifications chimiques. Leur utilisation de la mémoire est fondamentalement la même que chez les organismes complexes : elle les aide à reconnaître les autres organismes vivants et les types de situations, ainsi qu’à déterminer s’il est préférable de s’approcher ou de s’éloigner. 1.  Saigusa, Tero, Nakagaki & Kuramoto 2008 : 018101‑1-018101‑4. 2.  Ibid. : 018101‑1. Traduit par moi. 3.  Trewavas 2008 : 76. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 79. Traduit par moi. Cf. aussi Baluska & Levin 2016.

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Nous tirons nous aussi parti de la mémoire chimique des cellules indivi‑ duelles. On retrouve par exemple ce type de mémoire dans nos cellules immunitaires. Sans elles, les vaccins ne fonctionneraient pas  : lorsque nous exposons ces cellules à un pathogène potentiellement dangereux mais désactivé, elles peuvent l’identifier si elles le rencontrent de nouveau – et l’éliminer sans merci s’il tente de s’implanter dans notre organisme  1.

Malgré la tendance à associer tous les phénomènes impliqués dans l’intel‑ ligence au cerveau, qui a accru considérablement les capacités de traitement de l’information et de mémorisation, la biologie végétale, comme la biologie travaillant sur des organismes unicellulaires ou au niveau de la cellule d’orga‑ nismes multicellulaires sont parvenues à mettre en évidence tous ces processus chez des organismes vivants dépourvus de cerveau et de système nerveux, et à tous les niveaux d’organisation du vivant (des cellules aux organismes). L’Homme, les autres animaux, les végétaux et les bactéries partagent tous des « principes biologiques communs » qui sont des principes de base de tout organisme vivant devant s’adapter à son environnement : « L’apparition de la mémoire et des calculs à plusieurs niveaux de l’organisation biologique suggère une organisation fractale des sous-systèmes cognitifs au sein des systèmes – moléculaire, cellulaire, tissulaire et corporel  2. » Mémorisation et habituation (ou accoutumance) sont constatées de longue date en botanique. Le biologiste Stefano Mancuso rapporte la célèbre expérience de Jean-Baptiste Lamarck confiant à un collaborateur la tâche de transporter en carrosse dans les rues de Paris des Mimosa pudica qui ont pour caractéristique d’être sensibles aux vibrations comme au toucher : Au début du trajet, les plantes avaient toutes refermé leurs feuilles en réponse aux secousses du véhicule cahoté sur le pavé ; mais au bout d’un moment, elles les avaient rouvertes et semblaient s’être habituées aux vibra‑ tions. L’explication, très simple, ne tarde pas à devenir évidente aux yeux du savant stupéfait : en très peu de temps, les mimosas avaient compris que les secousses n’étaient pas dangereuses et ils avaient donc cessé de gaspiller de l’énergie pour une fermeture de leurs feuilles devenue inutile  3.

Mais ils continuaient à fermer leurs feuilles lorsqu’on les touchait, preuve qu’ils savaient distinguer « un stimulus inoffensif déjà éprouvé […] d’un autre, potentiellement dangereux  4 ». Poursuivant les travaux classiques sur ces plantes, Mancuso s’est posé la question de savoir combien de temps durait cette mémoire : 1.  Damasio 2017 : 136. Cf. aussi Trewavas & Baluska 2011. 2.  Baluska & Levin 2016 : 6. Traduit par moi. 3.  Mancuso & Viola 2018 : 97. 4.  Mancuso 2019 : 27.

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Pour y répondre, nous avons d’abord laissé en paix plusieurs centaines de plantes entraînées à faire la distinction entre deux stimuli ; puis, au bout d’un certain temps, nous avons contrôlé si elles avaient gardé souvenir de ce qu’elles avaient appris. Les résultats ont dépassé nos attentes : le mimosa pudique a retenu la leçon pendant plus de quarante jours, autrement dit pour une durée bien supérieure aux performances de nombreux insectes, et plutôt proches de celles de plusieurs animaux supérieurs. Le fonction‑ nement de ce mécanisme, chez des êtres privés de cerveau, demeure cependant un mystère  1.

Non seulement les plantes sont sensibles aux vibrations (et surtout aux basses fréquences, entre 100 et 500  hertz), mais elles le sont au toucher, à l’humidité, à la température, à la lumière, aux champs électromagnétiques, à la pesanteur, aux produits toxiques comme à tous les minéraux dont elles ont besoin pour vivre. Mais comment pourrait-il en aller autrement pour des organismes qui doivent transformer l’énergie lumineuse en énergie chimique (photosynthèse), trouver grâce à ses racines les sels minéraux nécessaires, contourner les obstacles qui se présentent, réagir aux insectes prédateurs, etc. ? Comme le blob ou le mimosa capables de mémoriser des épisodes stres‑ sants pour savoir y faire face par la suite, un arbre comme l’olivier non seulement réagit à des situations problématiques, mais y réagit d’autant mieux qu’il en a déjà fait l’expérience dans le passé : Pourtant, toutes les plantes sont susceptibles de tirer profit de leurs expériences, elles disposent donc de mécanismes de mémorisation. Prenons l’exemple de l’olivier. Si on le soumet au stress de la sécheresse ou d’une présence excessive de sel, il mettra en œuvre les modifications anatomiques et métaboliques nécessaires à sa survie. Jusque-là, rien d’étrange, n’est-ce pas ? Mais si, au bout d’un certain temps, on réactive le même stimulus, le cas échéant en accroissant son intensité, on constate un phénomène en apparence surprenant : la plante réagit mieux au stress. Elle a donc retenu la leçon. Elle a conservé quelque part une trace des solutions apportées et, quand le besoin s’en fait sentir, elle s’en est souvenue très vite, de manière à adopter une conduite plus efficace et plus précise. En somme, elle a appris et gardé en mémoire les meilleures réponses aux problèmes posés, et augmenté du même coup ses chances de survie  2.

Mancuso a tendance à utiliser un langage inadapté à la situation propre au monde végétal en écrivant, par exemple, que les plantes sont « capables de se souvenir d’une expérience passée  3 ». La mémoire-souvenir n’a rien à voir avec la mémoire incorporée sous forme d’habitudes ou de dispositions. 1.  Ibid. : 28. 2.  Ibid. : 21. 3.  Ibid. : 28.

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Les plantes ne peuvent avoir de souvenirs à proprement parler, c’est-à-dire d’images mentales concernant des situations passées, mais seulement des dispositions à agir d’une certaine façon dans des situations analogues. Le souvenir n’a pas d’existence sans cerveau, alors que la mémoire incorporée capable de reconnaître une situation passée dans une situation présente est observable, comme nous l’avons vu, à des échelles du vivant très différentes, des plus simples aux plus complexes.

Vers, fourmis, abeilles, oiseaux, mammifères « La possibilité d’apprendre est commune à l’ensemble du règne animal  1 », affirment les auteurs d’un ouvrage consacré à la cognition animale. Les phéno‑ mènes d’apprentissage couvrent l’ensemble des espèces animales, en commen‑ çant par les invertébrés  2 : « Même des organismes simples et dépourvus de cortex, comme le ver de terre, la mouche drosophile ou le concombre de mer, apprennent bon nombre de leurs comportements  3. » Le cas d’un nématode (C. elegans), très étudié dans les laboratoires, est assez parlant de ce point de vue. Malgré le fait qu’il ne possède que 959 cellules, dont 302 neurones, il possède les mécanismes de base de tout apprentissage : Les chercheurs le considéraient initialement comme une sorte d’automate tout juste capable de ramper en avant ou en arrière, mais ils se sont ensuite aperçus qu’il possédait au moins deux formes d’apprentissage  : par habituation et par association. L’habituation signifie que l’organisme s’adapte à la présence répétée d’une stimulation (par exemple une molécule dans l’eau) et finit par ne plus y répondre. L’association, quant à elle, consiste à découvrir et à retenir en mémoire quels aspects de l’environne‑ ment prédisent les sources de nourriture ou de danger. Le ver nématode s’avère être un champion de l’association, capable de se souvenir que tel goût, telle odeur ou telle température ont été associés par le passé à de la nourriture (des bactéries) ou à des molécules repoussantes (l’odeur d’ail) et d’utiliser cette information pour choisir son chemin dans son environ‑ nement. Avec son petit nombre de neurones, le nématode aurait très bien pu être précâblé. S’il ne l’est pas, c’est parce qu’il est avantageux, pour sa survie, de s’adapter aux conditions spécifiques dans lesquelles il naît  4.

Les deux grands spécialistes mondiaux des fourmis, Bert Hölldobler et Edward Wilson, ont bien montré quant à eux qu’« une grande partie de 1.  Darmaillacq, Dickel, Avarguès-Weber, Duboscq, Dufour & Jozet-Alves 2018 : 24. 2.  Abramson 1990 ; Krasne & Glanzman 1995 : 585‑624 ; Giurfa & Sando 2012 et Perry, Barron & Cheng 2013 : 561‑582. 3.  Dehaene 2018 : 23. 4.  Ibid. : 24. Voir aussi Rankin 2004 : 617‑618.

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la flexibilité observée dans le comportement des fourmis individuelles peut être attribuée à l’apprentissage  1 », en commençant par l’« accoutumance » ou l’« habituation ». Cela les amène, comme les plantes ou le blob déjà évoqués, ou comme le nématode, à diminuer l’intensité de leur réaction face à un élément perturbateur déjà vécu et qui s’est révélé peu dangereux. Mais les fourmis se révèlent capables aussi d’« apprentissage associatif », associant par exemple une odeur à une action particulière. De même, on a longtemps pensé que les abeilles étaient essentielle‑ ment génétiquement programmées, que l’inné était plus fort chez elles que l’acquis, mais les recherches récentes montrent au contraire qu’une abeille qui sort de la ruche ne sait pas grand-chose au départ, qu’elle apprend par expérience ou en observant les autres, qu’elle dispose d’une bonne mémoire des lieux et des heures, qu’elle apprend à communiquer, à reconnaître des formes (et notamment des visages), des couleurs, des odeurs, qu’elle sait « compter » jusqu’à cinq et distinguer les chiffres pairs des chiffres impairs  2,  etc., tout cela malgré le fait qu’elle n’ait qu’un très petit cerveau (environ 1 millimètre cube, constitué d’environ 1 million de neurones, alors que nous en possédons environ 100  milliards), et que sa durée de vie soit d’en moyenne un mois. Du côté des poissons aussi l’apprentissage social est répandu, et actuelle‑ ment démontré par des recherches approfondies et rigoureuses en laboratoire. Par exemple, les guppys (Poecilia reticulata) connaissent des mécanismes d’apprentissage social concernant les chemins qui mènent vers les sources de nourriture, les préférences alimentaires, le comportement de fuite face à des prédateurs, les préférences d’accouplement des femelles ou la surveillance des prédateurs  3. Kevin Laland et ses collègues note que, « à bien des égards, l’apprentissage social des poissons est très comparable à celui des oiseaux et des mammifères  4 ». Ce n’est pas un hasard si les capacités d’apprentissage social, et notam‑ ment d’imitation, ont été repérées chez des animaux tels que les mammifères et les oiseaux, dont les parents apportent des soins plus ou moins longs à leur progéniture. Le grand biologiste étatsunien Theodosius Dobzhansky notait ainsi déjà en 1955, alors que les études en éthologie n’étaient pas aussi avancées qu’aujourd’hui, qu’« on peut facilement observer que, au moins chez les mammifères et les oiseaux, la progéniture acquiert certains comportements par imitation et en apprenant de ses parents  5 ». L’étude 1.  Hölldobler & Wilson 1990 : 365. Traduit par moi. 2.  Howard, Greentree, Avarguès-Weber, Garcia, Greentree & Dyer 2022. 3.  Laland, Atton & Webster 2011. De son côté, Lee Dugatkin montre à propos des mêmes guppys que les femelles préfèrent s’associer à un mâle après avoir vu ce mâle courtiser une autre femelle (Dugatkin 1996). 4.  Laland, Atton & Webster 2011 : 964. 5.  Dobzhansky 1955 : 340. Traduit par moi.

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des oiseaux, aujourd’hui très riche, a tout d’abord permis de mettre en évidence des capacités mnémoniques impressionnantes. Par exemple, chez les mésanges qui pratiquent le stockage de nourriture, les réserves sont souvent éparpillées plutôt que centralisées. Le cassenoix d’Amérique, lui, peut cacher jusqu’à 33 000 pignons de pin dans 3 000 caches différentes et il doit pouvoir se les rappeler pendant six mois environ, et parfois même neuf mois dans certains cas, lorsque l’hiver est long  1. Par ailleurs, les phénomènes d’apprentissage social en matière de reconnaissance des prédateurs, de chant, de choix du partenaire et de recherche de nourriture sont bien documentés  2. Certaines espèces, telles que les oscines ou les colibris ne peuvent chanter durant leur vie adulte « si on les a empêchés d’entendre un modèle de chant au cours d’une période sensible de leur développement  3 ». De même, un pinson mâle « isolé socialement depuis son éclosion ne sera capable de produire qu’un chant totalement inefficace sur les femelles. Seules les diffusions de chants d’adultes, pendant une période sensible, alors que le jeune n’est pas encore capable de chanter, permettront à l’oiseau d’émettre un chant séduisant pour une femelle de son espèce. Le chant entendu est donc mémorisé par le jeune pour servir de référence lors de la période de mise en place de son propre chant  4 ». Enfin, des chercheurs ont aussi constaté, dans les années  1920 et les années 1940, la transmission culturelle entre mésanges charbonnières d’une technique d’ouverture des opercules des bouteilles de lait livrées chaque matin à des particuliers au Royaume-Uni  5. Chez les mammifères, le fait que les petits, surtout lorsqu’ils sont altriciels, vivent sous dépendance parentale pendant de longs mois et parfois durant plusieurs années, le fait aussi qu’ils vivent dans des groupes où cohabitent plusieurs générations d’individus, avec des degrés d’expérience plus ou moins élevés, contribue à faire que les plus jeunes sont en situation d’apprentissage permanent auprès de plus expérimentés qu’eux, leur faisant gagner un temps précieux d’expériences cumulées concernant les lieux où vivre, les nourritures possibles, les manières d’y accéder, les façons d’éviter les prédateurs,  etc. Comme le dit très bien Frans de Waal : Comment des animaux intelligents, dont le développement s’étend sur cinq ans, comme chez les singes, voire douze chez les grands singes, plus longtemps encore chez les éléphants et les baleines, pourraient ne pas trans‑ mettre des informations au fil des générations. Comment pourraient-ils ne pas acquérir des habitudes et des compétences sociales pendant les longues 1.  Emery 2017 : 54. Cf. aussi Pouydebat 2017 : 110. 2.  Cf. sur tous ces points la revue de littérature réalisée par Slagsvold & Wiebe 2011. 3.  Emery 2017 : 80. 4.  Darmaillacq, Dickel, Avarguès-Weber, Duboscq, Dufour & Jozet-Alves 2018 : 35. 5.  Fisher & Hinde 1949 : 347‑357.

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années passées avec leurs aînés ? En bref : comment pourraient-ils ne pas disposer d’une culture quelconque  1 ?

La liste des travaux concernant les apprentissages chez les mammifères est très longue et difficilement résumable. Parmi ces travaux, ceux sur les cétacés (baleines, orques ou dauphins) sont parmi les plus marquants, faisant apparaître des transmissions culturelles (apprentissages sociaux) et même des traditions culturelles (techniques individuelles ou collectives de chasse, usages d’artefacts, chants), variables d’un groupe à l’autre  2. Par exemple, on sait que les orques (Orcinus orca) qui vivent en groupe développent et transmettent culturellement des techniques de chasse différentes selon qu’elles se nourrissent de poissons ou de phoques, contribuant à fermer les groupes sur eux-mêmes : « Un adulte qui a appris à chasser les poissons ne sait pas chasser les phoques et vice versa. Cela signifie qu’une orque vivant dans un groupe ichtyophage ne peut rejoindre un groupe chasseur de phoques. Cela entraîne ainsi un isolement reproducteur, ce que démontre la génétique des populations  3. » De même, chez les éléphants d’Afrique (Loxodonta africana), les recherches tendent à montrer que « les matriarches agissent comme des dépositaires du savoir social », et que les plus jeunes bénéficient de ce savoir en matière de compor‑ tement antiprédateurs et de recherche de nourriture  4. Les travaux sur les rats sont aussi très révélateurs de la valeur adaptative de ces transmissions culturelles (apprentissages sociaux). Ainsi, les travaux de Joseph Terkel sur les rats noirs des forêts de pin d’Israël démontrent que l’apprentissage social des façons efficaces d’arracher les graines des cônes permet aux membres d’une espèce d’occuper une niche écologique qui leur serait autrement fermée  5. De même, Bennett Galef a travaillé sur les comportements alimentaires de rats de Norvège (Rattus norvegicus). Ceux-ci se servent des traces olfactives laissées par leurs congénères, et notamment des adultes lorsqu’il s’agit de jeunes rats inexpérimentés, pour savoir ce qu’ils ont mangé et ce qu’ils n’ont pas mangé. Le fait que d’autres ont ingéré ces aliments sans risque leur indique qu’ils peuvent à leur tour les consommer  6. Le cas des suricates, mangeurs de scorpions, est particulièrement intéressant  7. Les adultes apprennent aux petits comment faire avec les d ­ angereux scorpions en les habituant progressivement à les manipuler, à jouer avec eux, tout d’abord en retirant leur dard, dont la piqûre peut être très douloureuse, voire mortelle, puis

1.  De Waal 2001 : 196. 2.  Pour une synthèse d’une grande partie des travaux réalisés depuis plus de quatre décennies sur ce sujet, cf. Whitehead & Rendell 2015. 3.  Le Guyader 2021 : 40‑41. 4.  Thornton & Clutton-Brock 2011 : 984. 5.  Terkel 1996 : 17‑47. 6.  Galef 1996 : 49‑64. Cf. aussi Laland 2022 [2017] : 47‑49. 7.  Un résumé des recherches sur l’enseignement chez les suricates se trouve dans Laland 2022 [2017] : 184‑186.

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progressivement en les laissant les tuer en situation réelle. En procédant de la sorte, les adultes évitent à leurs enfants de prendre le risque (mortel) de l’apprentissage direct par essais et erreurs en les amenant à découvrir progressivement la réalité dangereuse qu’ils ont à affronter, et se former à la chasse en toute sécurité. Cela suppose une situation clairement pédagogique, qui s’apparente à un jeu ou à une simulation, puisque la situation d’apprentissage est contrôlée par les adultes et dépourvue au départ de danger. Le fait aussi que l’adulte modifie son compor‑ tement en fonction de l’âge de sa progéniture, pour qu’elle puisse apprendre en toute sécurité, est la marque d’une relation pédagogique  1. Ce dernier point est important car même nos plus proches cousins, chimpanzés et bonobos, semblent plus rarement soucieux d’ajuster leur comportement pour permettre aux petits d’apprendre, ce que les humains ont tendance à faire en simplifiant la tâche, en ralentissant leurs gestes, en répétant leurs paroles ou leurs actions, etc.  2. La comparaison entre les primates non humains et les primates humains est aussi une démarche de recherche fréquente, sachant que nous partageons des ancêtres communs relativement récents et que cela contribue à multiplier les points communs, sur le plan tant comportemental qu’anatomique. Par exemple, l’allongement de la durée de l’enfance fait que, chez les primates non humains comme chez les humains, l’enfance est « caractérisée par le jeu entre pairs », et que cela constitue une méthode d’apprentissage efficace à ce stade du développement mental  3. Par exemple, les jeunes mâles peuvent jouer à se battre sans se faire mal, de même que les jeunes femelles peuvent s’initier aux pratiques de maternage en jouant à s’occuper d’une pierre ou d’une bûche de bois en faisant comme s’il s’agissait d’un bébé  4. La situation de jeu entre pairs n’est pas propre aux primates, mais semble caractériser l’ensemble des mammifères  5, et plus particulièrement les espèces altricielles qui connaissent de longues périodes de développement. Tim Clutton-Brock écrit ainsi : « Chez de nombreux animaux sociaux, les juvéniles et les adolescents acquièrent souvent des compétences importantes grâce à des inter­actions ludiques avec leurs pairs. Une certaine forme de jeu impliquant des juvéniles et des adolescents est omniprésente dans les sociétés animales […], bien que sa fréquence et sa forme varient considérablement d’une espèce à l’autre […]  6. » 1.  Cf. Clutton-Brock 2016 : 196‑201. 2.  Ibid.  : 203. Des recherches plus récentes portant sur différentes populations de chimpanzés montrent toutefois que la technique de pêche de termites se transmet, dans une population seulement (le Triangle de Goualougou en République démocratique du Congo), avec un certain souci de faciliter et d’améliorer l’apprentissage des novices. Musgrave et al. 2016 et Musgrave et al. 2020. 3.  Dobbert & Cooke 1987 : 104. 4.  De Waal 2022 : 29‑51. 5.  « Les jeunes mammifères jouent presque tous, ce qui implique un certain nombre d’activités assez complexes […]  : incarner un rôle (par exemple, en tant qu’agresseur ou poursuivant), induire des jeux de rôle, coordonner les changements de rôles, être agressif sans blesser les partenaires de jeu, connaître les règles du jeu et d’autres comportements qui doivent être coordonnés » (Turner & Maryanski 2015 : 555). Traduit par moi. 6.  Clutton-Brock 2016 : 204. Traduit par moi.

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Mais les petits des primates non humains apprennent aussi à interagir plus largement avec les autres membres de leur groupe, en apprenant par l’observation et l’imitation ou par le jeu à reconnaître les hiérarchies de dominance, dépendant le plus souvent du statut de la mère dans le groupe, les attitudes à avoir face à un dominant ou un dominé, un proche parent ou un non-apparenté, un membre de son groupe ou un membre d’un autre groupe, les manières de casser les noix avec des pierres, les techniques de chasse collective, les façons de constituer des coalitions, les façons de s’épouiller et avec qui et quand il convient de pratiquer le toilettage, les façons de s’occuper des petits, les cris d’alarme pour avertir des préda‑ teurs, les dangers de toute nature qui se présentent  1, etc. « Parce que leurs sociétés sont complexes, une quantité considérable de connaissances et de compétences sont nécessaires pour y survivre. Rien n’autorise donc à penser que les grands singes sont plus ou moins instinctifs que nous  2. » Difficile de dire si c’est l’allongement de la durée de l’enfance (les petits chimpanzés sont allaités au moins jusqu’à l’âge de quatre ans et atteignent la maturité sexuelle vers l’âge de douze ans) qui rend possible de nombreux apprentissages et, du même coup, une certaine complexité sociale, ou si c’est la nécessité d’une complexité sociale et d’un accroissement des savoirs à transmettre qui contribue à ralentir le développement et à allonger la durée de l’enfance. Ces phénomènes vont de pair et ont sans doute coévolué. Tout ce qui est appris relève très largement de l’apprentissage social, par imitation d’autrui (voir faire) et essais personnels, mais plus rarement d’un enseignement de l’adulte à l’enfant à proprement parler : Alors que les humains enseignent délibérément à leurs jeunes, les primates non humains en liberté (à l’exception de quelques cas) ne semblent pas le faire. […] En observant leur mère et les autres membres de leur groupe, les bébés primates non humains apprennent les aliments, les comporte‑ ments appropriés et comment utiliser et modifier des objets pour atteindre certains objectifs. À leur tour, leur propre progéniture observera leurs activités. Ce qui émerge est une tradition culturelle qui peut finir par caractériser un groupe entier ou même une espèce  3.

Frans de Waal a aussi établi le caractère culturel et transmissible des manières de se réconcilier avec ses adversaires chez les singes rhésus. Ainsi, lors d’une expérience, des singes rhésus ont appris au contact d’un autre groupe les techniques d’apaisement et de réconciliation : 1.  Les singes, comme les enfants humains, peuvent acquérir une réaction d’aversion forte et persistante à un animal comme le serpent après l’avoir vu associé aux expressions de peur des adultes de leur entou‑ rage. « Bien que de telles phobies puissent sembler problématiques, elles sont le résultat d’un processus foncièrement adaptatif. Comme stratégie générale, il est parfaitement logique que nous redoutions tout ce qui suscite la peur chez les autres humains. Copier les autres est une stratégie hautement adaptative que l’humanité est devenue particulièrement habile à employer […] » (Laland 2022 [2017] : 65). 2.  De Waal 2022 : 394. 3.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon & Bartelink (dir.) 2018 : 212. Traduit par moi.

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Au bout de cinq mois, les jeunes jouaient ensemble, s’épouillaient mutuel‑ lement et dormaient serrés les uns contre les autres en petits groupes compacts. Mais surtout, les macaques rhésus développèrent les mêmes compétences conciliatrices que leurs compagnons de vie plus tolérants. Au terme de l’expérience, après que nous eûmes séparé les espèces, ces singes continuèrent à se montrer trois fois plus enclins à faire la paix et à s’épouiller après une querelle qu’il n’est habituel pour leur espèce. Nous les appelions en plaisantant nos rhésus « régénérés ». Cette étude montre que le rétablissement de la paix est une compétence sociale acquise et non un instinct. Elle relève de la culture sociale. Chaque groupe parvient à un équilibre entre la rivalité et la coopération  1.

L’un des cas les plus célèbres de transmission culturelle par imitation est celui d’une technique de lavage de patates douces à Koshima, petite île au large de Kyushu  2. En 1953, des chercheurs se rendent compte que les patates douces qu’ils distribuent aux macaques, et qui sont entourées de terre, font l’objet d’un lavage. C’est une femelle de dix-huit mois, Imo, qui commence à mettre en œuvre ce comportement, puis l’améliore en plongeant profondément les tubercules dans l’eau et en les frottant. Or cette technique, qui rend la consommation des patates plus agréable, se transmet, structure matrilinéaire oblige, d’abord à sa mère, quelques mois seulement après, puis aux compagnes de jeu d’Imo, aux autres jeunes, à leurs frères et sœurs, et enfin à leurs mères, suivant ainsi les lignes du réseau qui relie les différents membres du groupe. Cinq ans plus tard, les trois quarts des jeunes et des jeunes adultes lavaient ainsi les patates douces. Si les mâles les plus âgés sont restés hors du processus de transmission, c’est parce que les jeunes sont en contact entre eux et avec leurs mères, tandis qu’eux se tiennent à distance de ce groupe. Cinquante ans après l’introduction de cette technique, elle se maintient toujours, preuve qu’une véritable tradition culturelle a survécu à la disparition de sa découvreuse, et que quelque chose comme une histoire se manifeste. Quelques années après sa première invention, en 1956, Imo introduit une nouvelle technique pour séparer les grains de blé des grains de sable auxquels ils sont mêlés quand les gardiens qui les nourrissent les leur lancent sur la plage. Imo jette le mélange dans l’eau et constate que le sable tombe au fond de l’eau plus vite que le blé, lui permettant de récupérer ce dernier assez facilement. Et, une fois de plus, la technique se diffuse sur l’île. Les travaux de Michael Tomasello  3, comme ceux d’Andrew Whiten et Deborah Custance  4, tendent à montrer que les chimpanzés adultes et les enfants âgés de deux à quatre  ans sont autant capables d’imitation, mais que 1.  De Waal 2006 : 188. 2.  Le cas et ses enjeux scientifiques ont été détaillés par Frans de Waal. Cf. De Waal 2001 : 184‑192. 3.  Tomasello 2004. 4.  Whiten & Custance 1996.

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les chimpanzés imitent cependant moins spontanément (ils le font plus volon‑ tiers en laboratoire, quand ils y sont poussés par les expérimentateurs  1) et moins fidèlement, avec une moindre attention aux gestes d’autrui, que les enfants humains  2. La différence s’origine sans doute dans l’altricialité secondaire humaine qui fait du bébé humain un être d’interaction et de relation, à l’affût de la présence adulte, par nécessité vitale, à un degré plus élevé que les chimpanzés.

Chez les humains Dans les sociétés humaines comme dans les autres sociétés animales, on observe des phénomènes d’habituation, d’apprentissage par expérience person‑ nelle (par essais et erreurs) et d’apprentissage social, par imitation (loi Tarde de l’imitation). Les bébés humains sont même tout particulièrement enclins à l’imitation (souriant quand on leur sourit, fronçant les sourcils quand on fronce les sourcils, etc.), et cette propension n’est que l’une des conséquences d’une dépendance totale à l’égard des adultes pour leur survie : Les nourrissons humains […] imitent de façon précise et avec une étonnante précocité. Quarante minutes après la naissance seulement, pour citer l’exemple le plus extrême, ils tirent la langue et bougent la tête d’un côté et de l’autre en même temps qu’un adulte. À douze jours, ils imitent des expressions complexes du visage et des gestes de la main. À deux ans, on peut leur apprendre verbalement à utiliser des outils simples  3.

S’y ajoutent, mais très progressivement au cours de l’histoire humaine, des formes d’apprentissage plus intentionnelles, plus explicites et plus dirigées par les « experts », qu’on appelle aussi « enseignement » ou, abusivement d’un point de vue historique, « pédagogie ». Celles-ci vont culminer avec l’invention – très récente dans la longue histoire de l’humanité – de la forme scolaire et de la pédagogisation des formes sociales d’apprentissage (entre le xve et le xviie  siècle, dans les collèges d’Ancien Régime), qui suppose une généralisation des savoirs écrits et leur nette accumulation  4. Selon un principe de convergence culturelle, toutes les sociétés soumises au même procès de scripturalisation des savoirs ont ainsi inventé des formes scolaires 1.  Ou plus ordinairement dans les cirques et certains zoos, qui ont longtemps exhibé des chimpanzés réalisant des performances scéniques qui exigent un long apprentissage. Par exemple, Frans de Waal rappelle la pratique de certains zoos comme celui de Londres dans les années 1920, consistant à exhiber des chimpanzés autour d’une table qui prennent le thé et se servent avec dextérité de tasses, de bols, de théières, de cuillères, puis qui, pour le plaisir du public, se conduisent mal (De Waal 2001 : 9). 2.  « Les meilleures preuves suggèrent que ni les chimpanzés ni les capucins n’utilisent beaucoup l’apprentissage par observation », écrivent Robert Boyd et Joan Silk (2004 : 510). 3.  Wilson 1998 : 175. 4.  Lahire 1993 ; 1994 ; 2008.

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d’apprentissage très similaires. Devant les mêmes types de problèmes, les êtres humains trouvent des solutions relativement semblables. Comme le rappelait Pierre Bourdieu en faisant écho aux travaux de l’anthropologue anglais Jack Goody, c’est l’écriture qui a permis « l’accumu‑ lation de la culture jusque là conservée à l’état incorporé et, corrélativement, l’accumulation primitive du capital culturel », et ce capital « ne trouve les conditions de sa pleine réalisation qu’avec l’apparition du système scolaire »  1. Mais, dans les sociétés à culture orale-pratique, les processus d’apprentissage social reposent sur ce que les Grecs appelaient la mimesis, qui s’accompagne elle-même bien souvent d’une identification à celui qui sait : Le processus d’acquisition, mimesis (ou mimétisme), pratique qui, en tant que faire-semblant, impliquant un rapport global d’identification, n’a rien d’une imitation supposant l’effort conscient pour reproduire un acte, une parole ou un objet explicitement constitué en tant que modèle, et le processus de reproduction qui, en tant que réactivation pratique, s’oppose aussi bien à un souvenir qu’à un savoir, tendent à s’accomplir en deçà de la conscience et de l’expression, donc de la distance réflexive qu’elles supposent. Le corps croit en ce qu’il joue : il pleure s’il mime la tristesse. Il ne représente pas ce qu’il joue, il ne mémorise pas le passé, il agit le passé, ainsi annulé en tant que tel, il le revit. Ce qui est appris par corps n’est pas quelque chose que l’on a, comme un savoir que l’on peut tenir devant soi, mais quelque chose que l’on est. Cela se voit particulièrement dans les sociétés sans écriture où le savoir hérité ne peut survivre qu’à l’état incorporé. Jamais détaché du corps qui le porte, il ne peut être restitué qu’au prix d’une sorte de gymnastique destinée à l’évoquer, mimesis qui, Platon le notait déjà, implique un investissement total et une profonde identification émotionnelle  2.

Parce qu’il n’existe aucun lieu spécifique d’acquisition d’un savoir expli‑ cite, objectivé, séparé, le temps de la pratique est confondu avec le temps d’apprentissage. Celui qui voit, entend et s’identifie à celui qui pratique (la fabrication des artefacts, la chasse ou la pêche, la cueillette, la cuisson des aliments, les soins en cas de maladie, l’accouchement, les rites et les mythes,  etc.) ne se tient pas face à un modèle à imiter ou à « copier » (la métaphore de la copie inclut bien l’idée d’un modèle extérieur à reproduire, ce qui peut se faire seulement lorsque le savoir s’est dépersonnalisé et séparé du corps de ceux qui l’enseignent). Il participe même à des degrés diffé‑ rents (en se chargeant de tâches annexes, en aidant, collaborant, etc.) à la pratique des experts dont il capte peu à peu les manières de faire. Il n’y a, à proprement parler, aucune transmission de savoirs, mais « transmission de 1.  Bourdieu 1980a : 215. 2.  Ibid. : 123.

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travail », de « pratique » ou d’« expériences » puisque aucun savoir n’apparaît vraiment comme tel  1. Tous les travaux portant sur les sociétés sans écriture, et surtout sans école, soulignent le caractère préréflexif, pratique, implicite, informel des processus d’apprentissage dans lesquels le verbe se fait rarement commentaire sur la pratique  : « Les enfants des sociétés traditionnelles apprennent beaucoup en situation réelle. La motivation y est plus forte que dans l’éducation formelle ; et le principe de base est celui de l’observation et de l’imitation  2. » Ainsi, lorsque l’anthropologue Jacqueline Rabain étudie les processus de socialisation de l’enfant wolof au Sénégal, elle remarque que si l’observatrice est perçue étrangement par ses enquêtés, ce n’est pas seulement parce qu’elle est blanche et occidentale, mais parce qu’elle interroge les familles sur les pratiques des enfants en rompant un mode de communication beaucoup plus ancré dans les situations pratiques. Dans une telle culture, on ne pose pas de questions sur la pratique en dehors de la pratique. L’adulte n’est même jamais dans une position de pur observateur vis-à-vis de l’enfant. Ce que la norme culturelle implicite « prescrit à tout adulte, qu’il soit familier ou visiteur, [c’est] d’intervenir activement pour socialiser l’enfant à travers des plaisanteries, des suggestions et des invitations discrètement normatives  3 ». De même, les auteurs d’une étude portant sur l’apprentissage social durant l’enfance chez les chasseurs-cueilleurs Aka et Bofi en Afrique centrale notent que si des formes d’enseignement explicite existent dès l’âge de douze mois, elles sont « relativement peu fréquentes en comparaison à d’autres processus d’apprentissage social tels que l’observation et l’imitation  4 ». Les modalités de la transmission culturelle varient d’un type de société à l’autre, et d’un domaine de pratique à l’autre dans chaque type de société considéré, mais peuvent être ramenées à quelques grands cas de figure. La transmission culturelle peut s’effectuer par entraînement ou pratique directe, les individus se socialisant (construisant leurs habitudes mentales et comportemen‑ tales) par la pratique d’activités récurrentes qui peuvent être différenciées selon leur sexe, leur âge, leur condition sociale, etc. Elle peut se faire en imitant plus ou moins consciemment autrui ou en participant, à un degré ou à un autre, à son activité. Elle peut être aussi le résultat d’un effet plus diffus de l’agencement ou de l’organisation d’une situation dans laquelle sont plongés les individus, lorsqu’on habitue par exemple les filles à vivre confinées dans des espaces privés, domestiques, tandis qu’on encourage les garçons à investir l’espace extérieur, public. Et l’on peut enfin instruire plus ou moins formellement, inculquer idéologiquement, dans la famille ou dans des institutions officiellement destinées à transmettre des savoirs (école, catéchisme, école coranique, école du Parti, etc.). 1.  Delbos 1983 et Delbos & Jorion 1984. 2.  Bureau 1988 : 24. 3.  Rabain 1979 : 33. 4.  Hewlett, Fouts, Boyette & Hewlett 2011.

12.

LE SOCIAL DANS TOUS SES ÉTATS : DES BACTÉRIES À HOMO SAPIENS

L’idée selon laquelle les hommes auraient été un jour des êtres solitaires, asociaux ou très peu sociaux, le genre de fable que certains philosophes ont pu inventer  1, n’a aucun sens dès lors que l’on adopte la seule perspec‑ tive possible d’un point de vue scientifique sur ces questions, à savoir la théorie darwinienne de l’évolution des espèces. Faisant partie de la classe des mammifères et de l’ordre des primates, le genre Homo ne pouvait regrouper que des espèces sociales, comme le sont une grande majorité de primates, et même de mammifères. Mais même les animaux dits « solitaires » ou « asociaux » ont toujours un minimum de vie sociale incompressible dès lors qu’ils sont sexués et ont besoin d’avoir des interactions avec des partenaires de l’autre sexe pour se reproduire (ce qui s’accompagne de rituels d’approche et d’attraction, autrement dit de parades nuptiales, et donc d’une communication entre les membres d’une même espèce), et dès lors aussi qu’ils possèdent une progé‑ niture dont ils doivent s’occuper pour qu’elle puisse survivre, ce qui est le cas des espèces altricielles, chez les oiseaux comme chez les mammifères. Envisagés à partir des formes élémentaires d’interactions que sont les relations mâles-femelles et les relations parents-enfants, la très grande majorité des animaux peuvent être considérés comme étant sociaux  2. La recherche d’un partenaire peut aussi donner lieu à des compétitions, et parfois même à des combats entre mâles pour l’accès aux femelles (l’inverse étant plus rare). D’autres compétitions peuvent également mettre aux prises les membres d’une population autour de l’accès aux ressources alimentaires, 1.  Comme le dit très justement Maurice Godelier : « On n’a pas inventé des liens, on n’a pas fait de contrat entre nous pour créer une société. La théorie du contrat n’a pas de sens, sinon historique » (Godelier 2019 : 32). 2.  Le zoologiste Warder Clyde Allee écrivait ainsi que « personne n’a encore démontré l’existence d’animaux vraiment asociaux » et qu’« un substrat de tendances sociales […] s’étend à tout le règne animal » (Allee 1951 : 175 ; traduit par moi).

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surtout si elles sont rares. À quoi il faut ajouter que la grande majorité des sociétés non humaines connues manifestent des phénomènes de dominance et de luttes pour fixer le rang dans des hiérarchies de dominance. Plus on occupe un rang élevé et plus l’accès à toutes les formes de ressources (sexuelle, alimentaire, sanitaire avec la pratique de l’épouillage, « politique » en termes d’alliances, etc.) est facilité, permettant de mener une vie meilleure que celles des plus dominés  1. Enfin, aux relations d’accouplement, aux soins envers sa progéniture, aux compétitions entre mâles pour l’accès aux femelles ou à celles opposant les membres d’une population pour l’accaparement d’autres ressources et aux rapports de dominance, s’ajoutent les phénomènes de protection collective, la vie en groupe permettant de multiplier les yeux et les oreilles capables de repérer les prédateurs et d’avertir les autres de leur menace par des signaux sonores, olfactifs, etc., et tous les faits de coopération interpersonnelle (épouil‑ lage ou lissage de plumes, nourrissage mutuel, jeux, etc.) ou collective (avec les chasses collectives ou les défenses collectives contre les intrus). Comme l’écrivait le biologiste Theodosius Dobzhansky : [Le zoologiste et écologue Warder Clyde] Allee […] et [l’anthropologue] Ashley Montagu […] soutiennent que tous les animaux sont sociaux dans une certaine mesure. En effet, même les relations entre les sexes et entre les parents et la progéniture impliquent une certaine coopération (« protocoopération » selon Allee) et des comportements sociaux. Certains animaux, cependant, vivent dans des sociétés complexes et hautement organisées. La plupart des grands singes et des singes sont des animaux sociaux ; ils vivent en bandes ou en troupes, se préviennent d’un danger imminent, annoncent la découverte de nourriture, etc. Il est probable que le développement de la coopération dans la vie sociale des primates préhu‑ mains ait joué un rôle important dans l’origine des capacités mentales humaines. En dehors de l’homme, les sociétés les plus organisées ne se manifestent pas parmi les mammifères ou les oiseaux, mais parmi les insectes – guêpes, abeilles et surtout fourmis et termites  2.

L’une des grandes raisons de l’omniprésence d’une vie sociale est que les chances de survie hors d’un groupe sont beaucoup plus faibles : sans protec‑ tion collective contre les prédateurs et les membres d’autres groupes, sans partage de chaleur dans les groupes vivant dans des régions très froides, sans 1.  Cf. infra « Chapitre 17. Dominations ». 2.  Dobzhansky 1955 : 341. Traduit par moi. Allee parle de « protocoopération inconsciente » ou de « tendance automatique à l’entraide entre les animaux » (Allee 1951 : 29). Il entend établir que le « principe général de coopération automatique est l’un des principes biologiques fondamentaux », tout en tenant compte du fait qu’une « coopération consciente » (ibid.  : 30) puisse progressivement émerger dans l’histoire du vivant. Mais considérer que cette dernière est la seule vraie coopération serait une erreur considérable eu égard à l’histoire évolutive dans son ensemble.

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entraide dans de nombreux secteurs de l’existence, sans expérience guidée par celle des adultes « copiés », imités, les risques de mourir rapidement sont infiniment plus grands  1. L’espèce humaine a hérité de toutes les tendances sociales déjà présentes chez ses ancêtres. À cela, elle a ajouté 1)  des tendances altruistes renfor‑ cées, qui plongent leurs racines dans la nécessité de s’occuper individuelle‑ ment (mère), mais aussi plus collectivement (père et allo-parents de toutes sortes), d’une progéniture en situation d’altricialité secondaire, plus totale‑ ment et durablement dépendante et vulnérable  2 ; 2) une division du travail plus développée, quoiqu’elle soit restée pendant longtemps cantonnée dans certaines limites, et très liée à la différence entre les sexes  3 ; et 3) des liens d’interdépendance de plus en plus forts entre les membres du groupe, du fait notamment des nécessités –  pour la survie du groupe  – de maintenir en permanence des processus de transmission culturelle intergénérationnels comme intra-générationnels  4. Par ailleurs, à la différence des autres primates, mais de façon assez proche en revanche d’insectes eusociaux tels que les fourmis, qui s’organisent en un petit nombre de castes (de cinq à six), les humains sont capables d’inter­agir en tant que membres de catégories plutôt qu’en tant qu’individus entretenant des relations de proximité. Les capacités de symbolisation ont permis de faire exister des catégories (des clans, des ethnies ou des nations par exemple) qui rassemblent des individus sur des bases culturelles plutôt que sur des bases anatomiques-physiologiques (les différentes catégories de fourmis ont des caractéristiques phénotypiques distinctes). Grâce à ces typifications sociales, les humains ont « augmenté l’étendue des coopérateurs potentiels pour inclure la population globale humaine  5 ». Les individus humains d’une même société sont en mesure de nouer des relations de coopération impersonnelles, c’est-à-dire pas seulement entre proches mais avec des membres plus éloignés du groupe, voire avec de parfaits inconnus mais qui sont reconnaissables par leur qualité sociale. La coopération au-delà du cercle familial ou du groupe restreint nous différencie ainsi de nombre d’autres animaux sociaux  6. 1.  Cf. supra « Déprivation sociale chez l’animal  : représentant d’une espèce ou membre d’une société ? ». 2.  Comme l’écrit l’anthropologue britannique Ashley Montagu  : « L’état critique d’immatu‑ rité dans lequel naît l’enfant humain et la longue période de dépendance qui le caractérise ont d’emblée intensifié et renforcé l’organisation coopérative des réponses des autres dont l’enfant humain dépend pour sa survie et son évolution en tant qu’être humain » (Montagu 1967 : 122. Traduit par moi). 3.  Cf. infra « Chapitre 22. De la division du travail ». 4.  Cf. supra « Chapitre 11. Socialisation-apprentissage-transmission » et infra « Chapitre 14. Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire ». 5.  Machalek 1992 : 50. Traduit par moi. 6.  Cf. infra « Chapitre 20. Famille, parenté, société ».

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Cette ultra-socialité de l’espèce humaine  1 a contribué à faire peser une pression sélective sur le cerveau humain, dans le sens d’une augmentation de son volume, et notamment de celui du néocortex impliqué dans les commandes motrices volontaires, la conscience et le langage, pour faire face à l’augmentation de la taille du groupe social et du nombre de relations sociales établies par chaque individu (hypothèse du cerveau social)  2. Cette encéphalisation est une particularité de l’ensemble des primates et pas des seuls primates humains : Les primates sont inhabituels, sinon uniques, par la taille relativement importante de leur cerveau et la complexité de leur comportement. Les singes et les grands singes ont un cerveau plus gros par rapport à leur taille corporelle que les membres de n’importe quel autre groupe taxonomique. L’homme, bien sûr, a conduit cette tendance évolutive à un extrême encore plus important. Un gros cerveau représente un coût important, car le tissu cérébral est extrêmement coûteux à entretenir. Notre cerveau représente approximativement 2 % de notre poids corporel total, mais il consomme environ 20 % de notre énergie métabolique. La sélection naturelle ne conserve pas les caractères coûteux sauf s’ils confèrent aux organismes des avantages adaptatifs importants  3.

Une étude portant sur les primates non humains a confirmé l’hypothèse du cerveau social en la précisant. La corrélation entre taille du néocortex par rapport au corps (degré d’encéphalisation) et taille du groupe implique aussi une corrélation entre taille du groupe et durée de la période juvénile. L’idée est qu’une vie sociale plus riche a tendance à produire un plus grand volume d’informations et d’éléments culturels, et que, pour cette raison, la période juvénile a tendance à s’allonger pour laisser le temps aux enfants et adolescents d’incorporer l’ensemble des savoirs et des savoir-faire nécessaires à la vie sociale. L’augmentation de la taille du cerveau serait une simple conséquence de ce ralentissement du développement  4. Mais si la corréla‑ tion est vérifiée chez les primates non humains qui vivent globalement dans des groupes plutôt restreints, elle est encore plus pertinente pour l’espèce humaine. Car, du Paléolithique ancien au Paléolithique supérieur, la taille des groupes humains a eu tendance à augmenter  5. Les humains n’ont donc pas inventé la vie sociale, qui est présente, à un degré ou à un autre, et dans des formes plus ou moins variées et sophisti‑ quées dans chaque espèce, depuis le début de la vie sur Terre avec les bacté‑ 1.  Richerson & Boyd 1998. 2.  Dunbar 1998 et Dunbar & Shultz 2007. 3.  Boyd & Silk 2004 : 229. 4.  Joffe 1997. 5.  Braga, Cohen, Maureille & Teyssandier 2016 : 108.

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ries jusqu’aux mammifères dits « supérieurs », en passant par les plantes et l’ensemble des branches du règne animal. Comme je l’ai déjà souligné, les travaux d’Alfred Espinas sur les sociétés animales visaient juste, et ce malgré le faible développement à son époque des descriptions naturalistes sur la vie sociale des différentes espèces  1. Au milieu du xxe  siècle, Warder Clyde Allee reconnaissait en l’auteur Des sociétés animales (1878) un précurseur de l’idée selon laquelle il n’existe aucun être vivant solitaire, et que, du plus simple au plus complexe, tous sont immergés dans une forme ou une autre de vie sociale  2. Pour Espinas, la vie sociale n’était pas une condition accidentelle caractéristique des seules abeilles, fourmis ou humains, mais un « fait universel ». Si la sociologie avait su entendre ce que disait Espinas, elle aurait pu couvrir l’ensemble des manifes‑ tations sociales du vivant. Au lieu de quoi, elle s’est enfermée, avec l’ensemble des autres sciences dites « sociales », dans les limites restreintes de l’humanité  3, perdant toute une série de leviers comparatifs qui lui auraient permis de ne pas attribuer à la culture toutes les caractéristiques des sociétés humaines. Des auteurs comme Marx et Engels, qui furent plus tard des lecteurs intéressés de Darwin, n’exprimaient rien d’autre qu’une doxa très générale, et qui a longtemps perduré, sur l’« animal » distinct de l’« homme », lorsqu’ils écrivaient dans un passage devenu célèbre de L’Idéologie allemande, consacré au langage et aux rapports sociaux entre les hommes : Le langage est aussi vieux que la conscience, – le langage est la conscience réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour moi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n’apparaît qu’avec le besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes. Là où existe un rapport, il existe pour moi. L’animal « n’est en rapport » avec rien, ne connaît somme toute aucun rapport. Pour l’animal, ses rapports avec les autres n’existent pas en tant que rapports. La conscience est donc d’emblée un produit social et le demeure aussi longtemps qu’il existe des hommes  4.

Car ce que nous avons appris depuis, c’est que les animaux non humains ne sont pas moins sociaux que nous. Ils sont simplement moins culturels, sans institution ni histoire (ou d’une histoire si lente qu’elle en est quasi‑ ment imperceptible). Ils sont aussi parfois moins coopérateurs que nous qui sommes, dans notre recherche de nourriture, dans l’aide à l’accouchement, 1.  Cf. supra « Alfred Espinas et l’erreur historique d’aiguillage de la science sociale ». 2.  Allee 1951 : 10‑11. 3.  Même si un proche de Durkheim, Célestin Bouglé, pouvait écrire en 1904 que « la vie sociale est […] la règle dans le monde animal », la sociologie n’a rien fait pour en tirer toutes les conséquences nécessaires (Bouglé 1904 : 225). 4.  Marx & Engels 1982 [1845] : 89. Souligné par moi.

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dans l’élevage des enfants, dans notre répartition des tâches (division du travail), etc., des êtres « hyper-coopérateurs  1 ».

Mutualisme, commensalisme, parasitisme On peut faire commencer la socialité d’abord au niveau des relations entre espèces différentes. Les chercheurs ont découvert que « l’emboîtement d’une bactérie dans une archée [micro-organisme unicellulaire procaryote] semble avoir été un des moments clefs de l’Histoire de la vie, le processus d’entrelacement qui a donné naissance à toutes les cellules dotées d’un noyau inventoriées sur la planète  2 ». À l’origine donc des organismes eucaryotes (dont les animaux), se trouve « une bactérie emboîtée dans un hôte archée », c’est-à-dire la symbiose de deux organismes au départ distincts. De même, une partie de nos propriétés en tant que mammifères placen‑ taires tient au départ à des virus qui nous ont permis de porter les bébés (vivipares) plutôt que de les pondre (ovipares). Pour cela, il a fallu que des virus soient utilisés-domestiqués pour diminuer certaines défenses immuni‑ taires et permettre aux femelles de tolérer la présence d’un corps étranger en elles (le fœtus). 8 % de notre ADN est de l’ADN viral (gènes de rétrovirus essentiellement). Les virus ne sont donc pas seulement autour de nous, mais en nous. Ils sont constitutifs de ce que nous sommes et nous leur devons notre mode de reproduction placentaire. Les guêpes parasitoïdes, quant à elles, font porter leurs œufs par d’autres insectes, et notamment des chenilles, en injectant des éléments de virus qui permettent de désarmer les défenses immunitaires de la chenille. L’usage de ces virus est dû au hasard, mais comme ils ont exercé une fonction qui n’était pas dangereuse, ils ont été maintenus et utilisés de façon pérenne pour assurer ces fonctions. Cela montre que dès que la vie a existé, elle a essayé –  processus inintentionnel cela va de soi  – de tirer profit d’autres formes de vie avec qui elle coexistait. L’interdépendance est constitutive de ce que nous sommes. Ensuite, il est important de noter que, du point de vue de la théorie de l’évolution, les espèces en relations permanentes et qui, d’une manière comme d’une autre, dépendent pour vivre l’une de l’autre, coévoluent ensemble. C’est ce que Darwin avait déjà bien cerné : Je suis tenté de donner encore un exemple qui montre de quelle façon les plantes et les animaux, éloignés sur l’échelle de la nature, sont liés entre eux par un réseau de rapports complexes. […] Nous pouvons en

1. Burkart et al. 2014. 2.  Bapteste 2017 : 136.

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inférer comme hautement probable que, si le genre des bourdons tout entier s’éteignait ou devenait très rare en Angleterre, la pensée et le trèfle rouge deviendraient très rares, ou disparaîtraient entièrement. Le nombre de bourdons dans une région dépend, dans une large mesure, du nombre des mulots, qui détruisent leurs rayons et leurs nids […]. On peut donc considérer comme tout à fait digne de foi l’hypothèse selon laquelle la présence dans une région d’un animal félin en grand nombre peut déterminer, par l’entremise tout d’abord des mulots, puis des abeilles, la fréquence de certaines fleurs dans cette région  1 !

Ainsi, une fleur et une abeille peuvent, « que ce soit simultanément ou l’une à la suite de l’autre, se modifier et s’adapter lentement l’une à l’autre de la manière la plus parfaite, par la préservation continuée, de part et d’autre, de tous les individus qui se trouvent présenter de légères déviations de structure qui leur sont mutuellement favorables  2 ». Les différentes espèces entrent dans des rapports déterminés de trois grands types qui ne sont pas sans rappeler les rapports sociaux humains. C’est le zoologiste belge Pierre-Joseph Van Beneden (1809‑1894) qui a qualifié ces trois grands types de relations inter-espèces, à savoir le mutualisme, le commensalisme et le parasitisme. Dit autrement, dans un vocabulaire qui permet encore mieux de voir l’analogie des phénomènes inter-espèces et intra-espèce, on a affaire soit à une coopération bénéfique pour les deux parties ou à un échange équilibré entre elles, soit à la domestication ou à l’utilisation non pénalisante ou non destructrice de l’une par l’autre, soit à une exploitation pénalisante ou destructrice. Dans le premier cas de figure, par exemple, se créent entre micro-organismes et macro-organismes ce que l’on appelle des holobiontes (ou des superorga‑ nismes) durables, et qui peuvent être bénéfiques aux hébergeurs comme aux hébergés (mutualisme). Les microbiotes intestinaux des mammifères sont ainsi des éléments indispensables à la bonne digestion, ce qui fait dire à certains biologistes que l’organisme individuel n’est pas une réalité détachable, dans son fonctionnement ordinaire, des autres organismes avec lesquels il est lié, et que la véritable individualité biologique est constituée des holobiontes : « Reconnaître l’“holobionte” – l’eucaryote multicellulaire et ses colonies de symbiotes persis‑ tants  – comme une unité d’anatomie, de développement, de physiologie, d’immunologie et d’évolution d’une importance critique, ouvre de nouvelles voies d’investigation et remet en question conceptuellement la façon dont les sous-disciplines biologiques ont jusque-là caractérisé les entités vivantes  3. » 1.  Darwin 2009a [1859] : 354‑355. 2.  Ibid. : 380. 3.  Gilbert, Sapp & Tauber 2012 : 326. Traduit par moi. Cf. aussi la totalité de l’ouvrage fonda‑ mental d’Éric Bapteste sur la question de l’interdépendance des espèces, et notamment des microorganismes et des macro-organismes (Bapteste 2017).

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Dans d’autres cas, une espèce peut profiter d’une autre sans lui faire de mal, mais sans lui apporter non plus un avantage particulier (commensalisme). Et enfin, dans certains cas bien connus, l’un des deux organismes agit comme un exploiteur profitant de l’autre organisme tout en lui étant nuisible, le degré de nuisance pouvant aller jusqu’à la mort de l’organisme parasité (parasitisme). Dans tous les cas, et à tous les niveaux, s’observent l’interdépendance généralisée et le jeu des relations tantôt bénéfiques (entraide, échange, mutua‑ lisme), tantôt négatives (concurrences, exploitations). C’est ce que résume bien Éric Bapteste par ces mots : Il y a des collectifs partout en biologie : des molécules aux holobiontes (et je ne mentionne même pas ici l’écologie, qui s’est développée d’emblée comme une science des interactions). La généralité de ce constat incite à se demander pourquoi il en est ainsi. À mon avis, la réponse à cette question est simple. Les collectifs sont partout, parce que rien dans le monde biologique n’est vraiment capable de se reproduire, ni de persister seul. Toute entité biologique influence ou est influencée par quelque chose qui lui est extérieur  1.

Cela montre que l’interdépendance, qui ne présage en rien de la nature positive, ambivalente ou négative de la relation pour les organismes en jeu, est centrale en biologie autant qu’en sociologie, et que ce que l’on appelle le « social » entre membres d’une même espèce n’est que le prolongement de la nécessité, observable à toutes les échelles, d’une interdépendance inter-espèces en vue d’une préservation de la vie. Dans une telle perspective, les concepts de « lien » (entre composants), de « types d’interactions (causales, physiques, chimiques, etc.) » ou de « relation de dépendance entre les composants » sont centraux  2. La pensée relationnelle n’est donc pas qu’une simple vue de l’esprit mais correspond à des phénomènes tout à fait réels d’interdépendance (méta-fait de l’interdépendance des organismes vivants).

Des amibes et des bactéries Dans un texte qui est assez unique en son genre dans son œuvre, Claude Lévi-Strauss évoque la vie des amibes, ces micro-organismes unicellulaires qui se déplacent en se déformant et en formant des extensions membranaires appelées « pseudopodes ». Celles-ci peuvent vivre sur un mode solitaire quand les bactéries qui constituent leur nourriture ne font pas défaut, mais se tournent vers un mode social dès lors que les ressources viennent à manquer : 1.  Bapteste 2017 : 226‑227. 2.  Ibid. : 253.

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Elles convergent et s’agglomèrent par dizaines de mille, deviennent un corps unique haut de un ou deux millimètres seulement, mais véritable société où règne une solidarité que Durkheim eût appelée organique. Les individus se spécialisent, les uns formant ensemble un tube creux auquel les  amibes mortes serviront d’armature. D’autres se disposent au sommet du tube en un globule rempli de spores. Celles-ci se disper‑ seront et donneront naissance à une nouvelle génération sur un sol plus riche en nourriture. Dans leur phase sociale, en effet, les amibes ont la faculté – qui leur manque à l’état solitaire – de se déplacer vers les sources d’humidité et de chaleur. Comme l’eût dit dans ce cas aussi Durkheim, la société est plus que la somme des individus qui la composent  1…

Commentant ce texte, Maurice Godelier n’y voyait qu’une « pantalonnade amibienne  2 ». Cette réaction est assez révélatrice du fossé qui s’est creusé entre sciences de la nature et sciences sociales, la coupure étant telle qu’il n’est plus imaginable de penser que le social –  que seraient pourtant bien en peine de définir une grande majorité de chercheurs en sciences sociales – puisse être autre chose qu’une réalité humaine. Pourtant, Lévi-Strauss avait bien raison d’évoquer ces formes élémentaires de la vie sociale qui permettent de voir que celle-ci devient une nécessité vitale dans certaines circonstances. La coopération, qui est l’une des deux grandes bases de la vie sociale avec la compétition ou la concurrence, est donc une « stratégie » évolutive de survie, et le social ne s’oppose pas au biologique, il n’en est qu’une modalité de fonctionnement particulière. Comme l’écrivait avec une grande lucidité André Leroi-Gourhan, le développement de l’appareil cérébral chez l’homme pourrait laisser penser qu’il est le seul à se montrer capable d’altruisme réciproque, de mutualisme ou de coopération, et donc d’une vie sociale digne de ce nom, ce qui serait une erreur « car, pour plusieurs raisons, il faut admettre qu’à ses stades les plus primitifs même, l’Anthropien est un être social » : Il n’est pas nécessaire pour le démontrer d’avoir recours aux anthropoïdes qui, sous des formes diverses, ont une vie de société organisée, car les faits de groupement à bénéfice mutuel chez les Mammifères, plus largement chez les Vertébrés et plus largement encore dans tout le monde vivant, sont suffisamment nombreux pour montrer qu’il y a, dans la vie sociale, une option biologique fondamentale au même titre que dans la symétrie bilatérale par opposition à la symétrie radiale, ou que dans la spécialisation du membre antérieur pour la préhension  3.

1.  Lévi-Strauss 2000 : 495. 2.  Godelier 2010a : 571. 3.  Leroi-Gourhan 1964 : 205‑206.

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Les organismes vivants, quels qu’ils soient, n’ont pas eu d’autres choix que de coopérer pour survivre (loi [biologique et sociale] de la conservationreproduction-extension). Les amibes se sont agrégées pour atteindre des nourri‑ tures inatteignables individuellement, de même que les humains se sont organisés collectivement pour s’occuper des plus jeunes dépendants du fait de l’altricialité secondaire, des plus vieux improductifs du fait de la longévité, pour aider les femmes à accoucher à cause d’une parturition difficile, pour chasser collectivement des animaux plus forts ou plus rapides qu’eux, etc., et de faire toutes ces choses en se répartissant le travail entre les hommes et les femmes dans un premier temps, et entre différents spécialistes au fur et à mesure que les sociétés croissaient démographiquement et que les artefacts et les savoirs s’accumulaient et se complexifiaient. Le minimum d’altruisme comportemental que suppose toute coopération –  entre amibes, entre bactéries, entre cellules d’organismes multicellulaires comme entre macroorganismes végétaux ou animaux – est la preuve que l’espèce humaine ne fait que prolonger ce qui a été mis en œuvre bien avant que la culture, que la conscience ou que la morale n’apparaissent : « Dès lors, lorsque nous agissons de manière coopérative au prix d’un léger sacrifice personnel et que nous qualifions ce comportement d’“altruiste”, il est bon de se souvenir que cette stratégie d’entraide n’est pas le fait de notre bonté d’âme. Son émergence fut étrangement précoce ; elle est donc aujourd’hui pour le moins archaïque  1. » Les biologistes donnent clairement tort au jugement sarcastique de Godelier, montrant par exemple que les bactéries, ces organismes unicel‑ lulaires procaryotes apparues il y a plus de trois milliards d’années et dont se nourrissent les amibes, ont une vie sociale pleine et entière, comme le souligne la microbiologiste cellulaire Pascale Cossart, et ce, malgré le fait qu’elles n’aient ni cerveau ni système nerveux : Les recherches sur les comportements des bactéries ont montré que toutes, sans exception, ont une véritable vie sociale, qu’elles vivent en petits groupes ou assemblées diverses qui peuvent être présents sur des surfaces de tout genre, sous forme de « biofilms », et qu’elles peuvent vivre en harmonie avec beaucoup de leurs congénères et former des groupes très hétérogènes, mais stables  2.

Les bactéries communiquent entre elles grâce à des signaux chimiques et peuvent de cette manière « se reconnaître par espèces ou par grandes familles, 1.  Damasio 2017 : 334. Pierre Kropotkine précisait que si « l’association se rencontre dans le monde animal à tous les degrés de l’évolution », on peut noter que, « à mesure que l’évolution progressive s’accomplit, nous voyons l’association devenir de plus en plus consciente. Elle perd son caractère simplement physique, elle cesse d’être uniquement instinctive, elle devient raisonnée » (Kropotkine 2001 [1902] : 94). 2.  Cossart 2016 : 11. Cf. Lyon 2007.

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et […] se distinguer les unes des autres  1 », gardent en mémoire des traces de leurs confrontations antérieures avec des antibiotiques et savent s’en protéger  2, se coordonnent pour former des biofilms  3, avec un sens pratique de leur nombre (quorum sensing  4), et ainsi résister à des agressions ou, au contraire, agresser d’autres bactéries ou l’hôte animal ou végétal qui les accueille grâce à la production de toxines (« certaines bactéries pathogènes ne déploient leurs mécanismes d’attaque que si elles sont suffisamment nombreuses et que leurs chances de réussite sont élevées  5 »). Elles peuvent aussi s’allier entre elles ou cohabiter avec d’autres pour former des microbiotes à l’intérieur de macro-organismes (on compte environ 100 000 milliards de bactéries dans un intestin humain, alors que l’organisme humain n’est composé que de 10 000 milliards de cellules)  6. Comme le disent les auteurs d’une étude à propos des processus de coopération entre bactéries : « Comprendre comment les bactéries identifient leurs partenaires sociaux et comment elles synchro‑ nisent leurs comportements pour mener des fonctions multicellulaires est un domaine de recherche en expansion  7. » L’ensemble de ces faits montre que, comme pour les amibes, les bactéries peuvent alterner des vies individuelles solitaires et des vies sociales extrême‑ ment coordonnées dans des situations de danger notamment. Le biofilm est une sorte de prémice d’organisme multicellulaire : « Les bactéries n’agissent donc pas seules mais en bande, comme si elles faisaient partie d’un organisme multicellulaire  8. » Et le caractère social des bactéries est si important que si on les étudie séparément et isolées de leur écosystème naturel, on ne saisit pas leur mode de fonctionnement reposant à la fois sur des modes de coopération ou de concurrence entre elles, et sur des rapports à d’autres micro-organismes ainsi qu’à l’hôte qui les héberge  9. Tout cela –  communication chimique entre bactéries, regroupement collectif et coopération en cas d’agression, de 1.  Cossart 2016 : 12. 2.  Ben-Jacob, Becker, Shapira & Levine 2004. 3.  Un biofilm est une communauté multicellulaire de micro-organismes (bactéries ou microcham‑ pignons, entre autres), reliés entre eux et adhérant à une surface. Cette communauté se caractérise par la sécrétion d’un film adhésif et protecteur. 4.  « Beaucoup de bactéries pathogènes n’expriment leurs facteurs de virulence qu’à haute densité. Pour ce faire, elles perçoivent grâce à des récepteurs situés sur leur surface, une molécule – un autoinducteur – qu’elles et leurs congénères produisent dans le milieu. On qualifie de quorum sensing la capacité qu’ont les bactéries d’agir ensemble suite à la perception de cet auto-inducteur » (Cossart 2016 : 63). Chaque bactérie est capable, grâce à l’« accumulation de molécules de signalisation dans un environnement » d’estimer le « nombre de bactéries voisines » (ibid. : 75). 5.  Ibid. : 12. 6.  Cf. McFall-Ngai 2014 : 17794. 7.  Troselj, Cao & Wall 2018 : 923. Traduit par moi. 8.  Cossart 2016 : 76. 9.  Ibid.  : 89. « Ce n’est qu’avec l’émergence de l’écologie dans la seconde moitié du xixe  siècle que les systèmes biologiques – composés d’individus dans des relations de coopération et de concur‑ rence – ont complété les conceptions individuelles des sciences de la vie » (Gilbert, Sapp & Tauber 2012 : 326. Traduit par moi).

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défense de son territoire ou de déplacement en vue d’une recherche de nourri‑ ture – ne nous est pas étranger, du point de vue même de l’expérience des sociétés humaines et il serait « ridicule de ne pas reconnaître que l’existence des bactéries simples obéit à un schéma automatique depuis des milliards d’années, et que ce schéma préfigure plusieurs comportements et idées que les humains ont utilisés pour bâtir leurs cultures  1 ». Coopération (entraide, partage) et compétition (lutte, combat) sont des faits présents au niveau même de la cellule, y compris à l’intérieur des organismes multicellulaires dont le bon fonctionnement repose sur la coopération de cellules qui « acceptent » de ne pas faire cavalier seul. Les travaux biologiques montrent que les différentes cellules du corps humain ­entretiennent un rapport de coopération, en dépit du fait que chacune d’entre elles a potentiellement le pouvoir de se reproduire, de proliférer, et d’entrer ainsi en compétition avec les autres. La coopération cesse lorsque, pour une raison ou pour une autre, la cellule cesse de recevoir les signaux chimiques qui la contraignent à la coopération. On a une sorte de balance entre des prédispositions à la coopération et des prédispositions à la compétition, et, lorsque la compétition l’emporte, certaines cellules cessent d’échanger des nutriments et des signaux chimiques avec les autres, prolifèrent et provoquent ce que l’on appelle communément des cancers  2. On peut donc dire que le géographe et zoologiste russe Pierre Kropotkine avait un bon temps d’avance sur son époque lorsqu’il écrivait en 1902 : Ce qui frappe dès l’abord quand on commence à étudier la lutte pour l’existence sous ses deux aspects, –  au sens propre et au sens métapho‑ rique, – c’est l’abondance de faits d’entraide, non seulement pour l’élevage de la progéniture, comme le reconnaissent la plupart des évolutionnistes, mais aussi pour la sécurité de l’individu, et pour lui assurer la nourriture nécessaire. Dans de nombreuses catégories du règne animal l’entraide est la règle. On découvre l’aide mutuelle même parmi les animaux les plus inférieurs, et il faut nous attendre à ce que, un jour ou l’autre, les observateurs qui étudient au microscope la vie aquatique, nous montrent des faits d’assistance mutuelle inconsciente parmi les micro-organismes. Il est vrai que notre connaissance de la vie des invertébrés, à l’exception des termites, des fourmis et des abeilles, est extrêmement limitée ; et cependant, même en ce qui concerne les animaux inférieurs, nous pouvons recueillir quelques faits dûment vérifiés de coopération  3.

1.  Damasio 2017  : 35. Damasio écrit aussi plus loin  : « Même aux plus hauts niveaux de notre création socioculturelle, on retrouve des vestiges de simples processus liés au vivant, présents dans les plus humbles des organismes vivants, les bactéries » (ibid. : 98). 2.  Lecointre 2021. 3.  Kropotkine 2001 [1902] : 48‑49. Souligné par moi.

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Des plantes Dans son avant-propos au livre du biologiste étatsunien Robert Trivers portant sur l’évolution des faits sociaux dans l’histoire du vivant, l’anthropo‑ logue et biologiste évolutionniste Irven DeVore écrivait que, pour la première fois dans l’histoire des études sur le social, un auteur intégrait dans son champ d’étude le monde végétal : « Il y a seulement quelques années, il aurait été considéré comme ridicule de traiter le comportement social des plantes et des humains dans le même ouvrage, et pourtant Trivers a montré qu’avec une théorie puissante, il y a de bonnes raisons de les considérer dans le même cadre global  1. » Près de quarante ans plus tard, la situation n’a guère évolué côté sciences sociales, mais les biologistes travaillant sur le monde végétal et sur les champignons en savent en revanche de plus en plus sur l’intelligence végétale et les comportements sociaux des plantes. Chez les plantes, les relations inter-espèces sont fréquentes. Par exemple, le réseau mycorhizien partagé (ou commun) permet les échanges entre champi‑ gnons mycorhiziens (qui apportent l’azote, le phosphore, le zinc et de l’eau) et racines de divers végétaux (qui apportent du carbone). Ce sont des symbioses qui se forment ainsi, avec des partages entre différentes espèces de plantes ou de champignons, partages ou échanges d’eau, de composants carbonés, d’élé‑ ments nutritifs et d’informations sur l’environnement par signaux chimiques. Le cas très célèbre des lichens est l’exemple du produit d’une association symbiotique mutualiste d’une algue capable de photo­synthèse et d’un champi‑ gnon apportant des sels minéraux, de l’eau et des gaz  2. Dans certains cas, on observe des anastomoses  : les racines de plantes d’espèces différentes ou de deux plantes d’une même espèce se croisent et se soudent. Dans d’autres cas, lorsque la lumière est difficile d’accès, comme dans les forêts tropicales très denses, certaines plantes ligneuses s’enroulent autour d’arbres pour grimper très haut et trouver la lumière indispensable à leur survie  3. Enfin, on peut noter l’existence de symbioses entre racines végétales et bactéries. Pour toutes ces raisons, le biologiste Francis Martin voit les arbres comme des « arbres-mondes », et la manière dont il en parle ressemble à la façon dont le psychanalyste et pédiatre britannique Donald Woods Winnicott parlait du bébé, en disant qu’« un bébé seul, ça n’existe pas ». Malheureusement, cette proximité est ignorée et reste inexploitée dans un monde académique divisé en disciplines étanches : Chacun de ces arbres est plus qu’un. Ce sont des arbres-mondes. Ils hébergent dans leur frondaison une myriade d’animaux. Sur leurs écorces 1.  DeVore 1985 : VI. Traduit par moi. 2.  Selosse 2017 : 14. 3.  Mancuso & Viola 2018 : 100‑101.

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s’incrustent des lichens et des mousses et, sur leurs racines, des champi‑ gnons et des bactéries se multiplient en abondance. Ils forment une communauté, un « holobionte » (du grec holos, « tout », et bios, « vie »), semblable au microbiote intestinal. Ce supra-organisme est en interaction permanente avec les autres arbres, les plantes du sous-sol, les champignons et d’autres micro-organismes au sein de l’écosystème complexe qu’est la forêt. Les arbres, comme les autres plantes, ne sont jamais seuls  1.

La vie sociale des animaux non humains Dans le règne animal, l’interdépendance des différentes espèces, de même que l’interdépendance des membres de groupes de la même espèce sont la règle générale. Entre espèces animales, on voit des phénomènes de mutualisme tels que ceux bien connus des oiseaux piquebœufs qui se nourrissent des parasites de grands mammifères tels que le buffle, le rhinocéros, la girafe ou l’hippopotame, et qui sont donc tolérés par ces derniers dans la mesure où ils leur sont utiles. Le même phénomène s’observe dans les mers avec les petits poissons nettoyeurs qui accompagnent les grands poissons, les tortues ou les mammifères marins pour les débarrasser de leurs parasites. Mais les mêmes piquebœufs ou les mêmes poissons nettoyeurs peuvent devenir des parasites dès lors qu’ils se nourrissent du sang des plaies ou du mucus et des écailles de leurs hôtes, ce qui peut parfois causer la mort de l’animal. Un autre exemple, plus méconnu, est celui de l’entraide mutuelle d’un petit calmar et de bactéries luminescentes qui permet au calmar de chasser la nuit tout en n’étant pas repéré par ses prédateurs  2. En matière de rapport entre les membres de la même espèce, on a souvent opposé les formules de Darwin, qui insistait sur la « lutte pour la vie », et celles du géographe et zoologiste russe Pierre Kropotkine qui soulignait l’importance cruciale de l’« entraide » dans le monde animal. En fait, chez Darwin, il n’y a pas vraiment de lutte, au sens d’affrontement, de guerre, de bagarre ou de carnage, mais l’effet, sur la très longue durée, d’une différence entre les membres de la même espèce qui sont plus ou moins adaptés à leur environnement, et qui peuvent donc plus ou moins survivre et se reproduire. En parlant de « lutte pour la vie », l’auteur de L’Origine des espèces ne faisait là, c’est lui-même qui insistait sur ce point, qu’un usage métaphorique de l’idée de lutte. Et c’est encore Darwin qui soulignait, dans La Filiation de l’Homme, l’importance de la coopération dans nombre de sociétés animales, 1.  Martin 2019  : 11. Le biologiste français Marc-André Selosse écrit de même  : « Il faut parfois considérer plus l’holobionte, l’organisme adjoint de ses partenaires microbiens, que l’organisme seul, qui est une abstraction sans réalité écologique ni physiologique. Une plante n’est jamais seule, et cette présence microbienne s’inscrit dans sa forme, son fonctionnement et ses effets écologiques » (Selosse 2017 : 88). 2.  Selosse 2017 : 11‑13.

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au-delà du cas des insectes eusociaux qui fournit un exemple de comporte‑ ments entièrement tournés vers la survie collective. De son côté, Kropotkine ne nie pas qu’il y ait des forces contraires à l’entraide, et notamment des « instincts antisociaux et individualistes  1 ». Il dit que quiconque observe la vie animale est obligé de conclure que la nature n’est ni un « champ de carnage » ni un monde de « paix et harmonie »  2  : « La guerre de chacun contre tous n’est pas la loi de la nature. L’entraide est autant une loi de la nature que la lutte réciproque  3. » L’intérêt des obser‑ vations de Kropotkine a été de suggérer la phylogenèse des comportements de solidarité ou de coopération qui n’ont pas été « inventés » par l’espèce humaine, et encore moins par la « civilisation ». On les retrouve dans les relations parents-enfants  4 ou dans l’élevage collectif de la progéniture  5, dans la défense collective contre des prédateurs, dans les pratiques collectives de chasse ou de pêche  6, dans le transport des proies ou des objets trop lourds pour pouvoir être déplacés par un seul individu, dans la migration en groupe, dans les jeux entre petits, dans le partage de nourriture, etc. Kropotkine parle de l’« instinct qui s’est peu à peu développé parmi les animaux et les hommes au cours d’une évolution extrêmement lente, et qui a appris aux animaux comme aux hommes la force qu’ils pouvaient trouver dans la pratique de l’entraide et du soutien mutuel, ainsi que les plaisirs que pouvait leur donner la vie sociale  7 ». Le biologiste et ornithologue néerlandais Nikolaas Tinbergen a parfai‑ tement synthétisé les axes principaux selon lesquels les rapports sociaux se sont développés, chez les animaux non humains comme chez les humains. Il distinguait ainsi quatre grands types de relations sociales qui structurent les sociétés, parmi lesquelles la relation sexuelle mâle-femelle, la relation 1.  Kropotkine 2001 [1902] : 34. 2.  Ibid. : 43. 3.  Ibid. : 71. 4.  Citant la conférence d’un zoologiste russe datant de janvier 1880, Kropotkine écrivait : « Il faisait remarquer que le besoin d’élever leur progéniture réunissait les animaux, et que “plus les individus s’unissent, plus ils se soutiennent mutuellement, et plus grandes sont, pour l’espèce, les chances de survie et de progrès dans le développement intellectuel”. “Toutes les classes d’animaux, ajoutait-il, et surtout les plus élevées, pratiquent l’entraide”, et il donnait à l’appui de son idée des exemples empruntés à la vie des nécrophores et à la vie sociale des oiseaux et de quelques mammifères » (ibid. : 46). 5.  Riedman 1982. 6.  « Le comportement de recherche de nourriture en coopération est typique des mangoustes, des lions, des hyènes, de certains odontocètes et pinnipèdes, et de plusieurs espèces de grands canidés, y compris les coyotes, les chacals, les dholes, les lycaons et les loups. Les trois dernières espèces sont les plus spécialisées pour la chasse en meute de grosses proies, et, parmi les canidés, les lycaons et les loups présentent la forme la plus altruiste d’élevage communautaire » (ibid.  : 417). Il faudrait pouvoir le vérifier sur l’ensemble des espèces citées, mais on sait qu’une partie d’entre elles se caractérisent par une altricialité, et impliquent donc des soins parentaux importants : « Un degré comparable d’immaturité prolongée caractérise les grands mammifères carnivores tels que les loups, les lycaons et les grands félins. Les lionnes initient leurs petits à la chasse aux proies » (Wilson 1978 : 341. Traduit par moi). 7.  Kropotkine 2001 [1902] : 31.

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parents-enfants, qui suppose, dans certains cas, une collaboration entre les parents, les relations sociales entre individus du même groupe mais pas nécessairement de la même famille (collaborations pour la chasse  1, pour la signalisation de prédateurs, pour le partage de la nourriture, l’épouillage ou le lissage de plumes mutuels, etc.) et enfin les relations de combat-lutte entre individus (pour fixer, maintenir ou modifier les rangs dans une hiérarchie de dominance, pour défendre son territoire ou son nid contre un intrus d’un autre groupe, etc.)  2. Robert Trivers lui aussi soulignait en 1985 l’importance du soin à la progéniture dans la formation de liens de coopération entre mâle et femelle, mais aussi dans la participation altruiste d’allo-parents à la surveillance et au nourrissage des petits. C’est le cas, par exemple, des auxiliaires répertoriés à l’époque déjà chez plus de cent espèces d’oiseaux : Au cours des deux dernières années, nous avons découvert un nombre croissant d’espèces d’oiseaux chez lesquelles un couple reproducteur peut être accompagné d’auxiliaires au nid, c’est-à-dire d’individus qui les aident à élever leurs petits, généralement en les nourrissant, en les protégeant des prédateurs et en défendant le territoire contre les intrus. Plus de 1 % de toutes les espèces d’oiseaux sont connues pour avoir des auxiliaires, et ce nombre devrait augmenter, d’autant plus que nous connaissons à peine la vie sociale de la plupart des oiseaux tropicaux. Contrairement à l’aide chez les insectes sociaux, l’aide chez les oiseaux n’est jamais obligatoire. […] L’aide est presque toujours une aide au nid de la part de parents ou de frères et sœurs. Ainsi, l’aide élève généralement des parents proches : frères et sœurs, demi-frères et sœurs ou neveux et nièces  3.

Ce comportement des frères et sœurs plus âgés, qui retardent leur propre activité reproductive pour favoriser la progéniture de leurs parents semble pointer vers un type de société eusociale, où certains membres du groupe devenus stériles se « sacrifient » pour assurer la survie de la nombreuse progé‑ niture du groupe  4. Et l’on trouverait ici un équivalent dans les sociétés 1.  L’archéologue et préhistorien Vere Gordon Childe écrit que les Néandertaliens d’Europe vivaient de la chasse au mammouth et du rhinocéros, que « des familles isolées n’auraient pu venir à bout d’un tel gibier et [qu’]il est probable que les Néanderthaliens se groupaient en bandes qui, pour limitées qu’elles fussent, n’en exigeaient pas moins une organisation sociale sur laquelle était basé leur système économique » (Childe 1961 [1942], p. 39). 2.  Tinbergen 1967 : 34. 3.  Trivers 1985 : 184. Traduit par moi. 4.  « Chez de nombreux oiseaux (par exemple, le pic à glands, Melanerpes formicivorus), les jeunes nouvellement indépendants restent souvent avec leurs parents et s’occupent de leurs jeunes frères et sœurs ou demi-frères et sœurs » (Riedman 1982  : 407. Traduit par moi). On retrouve le même type de comportement chez les jeunes chacals dorés (Canis aureus) et les chacals à dos argenté (Canis mesomelas), ou encore chez les singes vervets femelles qui restent fréquemment avec leurs parents et aident à prendre soin de la portée suivante. Cela leur permet de « jouer à la maman » en faisant l’apprentissage d’un rôle futur (ibid. : 416‑422).

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humaines au sein desquelles, dans les familles nombreuses, les sœurs aînées jouent un rôle de « seconde maman ». Côté mutualisme, Robert Trivers donnait l’exemple célèbre des chauvessouris vampires du Mexique et d’Argentine parmi lesquelles certaines nourrissent (en régurgitant une partie du sang sucé sur des cochons, ânes ou chèvres) celles qui n’ont pas réussi à trouver du sang. Les études montrent qu’un individu est d’autant plus enclin à nourrir un autre que ce dernier l’a déjà nourri, soulignant ainsi à la fois la capacité de reconnaissance de l’ancien donneur et la préférence donnée à celui qui a fait preuve de générosité par le passé  1. Il s’agit là d’un système de don et de contre-don qui serait totale‑ ment passé inaperçu sans des études précises. Une telle pratique rappelle les travaux anthropologiques de Marcel Mauss  2, que les éthologues semblent malheureusement ne pas avoir lus  3. En se posant la question de savoir pourquoi « dans les sociétés de type arriéré ou archaïque […] le présent reçu est obligatoirement rendu », et constatant que « cette morale et cette économie fonctionnent encore dans nos sociétés de façon constante et pour ainsi dire sous-jacente », Mauss avait le sentiment d’avoir mis le doigt sur un mécanisme social fondamental et d’avoir « trouvé un des rocs humains sur lesquels sont bâties nos sociétés »  4. Ce « roc humain » ressemble à ce que Françoise Héritier appellera plus tard un « butoir pour la pensée ». Mais s’agit-il d’un trait universel propre à l’Homme ou d’un trait humain universel qu’il partage avec d’autres espèces sociales ? Même s’il évoquait au passage un « fond animal », Mauss ne pensait sans doute pas qu’un tel mécanisme, qui suppose de garder la mémoire de ceux qui ont donné et de ce qu’ils ont donné, et d’être en mesure de distinguer et de reconnaître les individus, pouvait être mis en œuvre par des animaux non humains. Cela aurait nécessité d’accepter l’idée d’une comparaison interspécifique  5. La diffé‑ rence réside dans la ritualisation des échanges et leur quasi-institutionnalisation du côté humain, ce qui contribue à en faire des faits normatifs plutôt que simplement des produits d’un sens pratique de l’échange équilibré ou de l’entraide mutuelle. Par exemple, Trivers donnait en 1985 des exemples d’« altruisme réciproque » chez les primates qui, en pratique, ressemblent beaucoup au système de don et de contre-don : 1.  Trivers 1985 : 393‑394. 2.  Mauss 1991b. 3.  Par exemple, un ouvrage récent qui présente l’étude des chauve-souris (Cézilly, Giraldeau & Théraulaz 2018) se réfère à l’économie classique et non aux sciences sociales, écrivant même, très loin en cela des vues de Darwin  : « Les arguments évolutifs se fondent sur des considérations de maximisation des gains, la sélection naturelle favorisant les traits plus performants sur ceux qui le sont moins » (ibid. : 76). 4.  Mauss 1991b :148. 5.  Athané 2008 : 409‑412.

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L’altruisme réciproque devrait évoluer lorsque deux individus s’asso‑ cient suffisamment longtemps pour échanger fréquemment leurs rôles d’altruiste et de bénéficiaire potentiels. La clé est la capacité de discriminer les non-récipiendaires en refusant une aide future. […] Les babouins se soutiennent fréquemment les uns les autres lors de combats avec des tiers. Au sein d’une troupe, une hiérarchie centrale de mâles peut donner à ses membres un succès d’accouplement qu’ils ne pourraient pas obtenir en agissant seuls. Les mâles qui aident les autres ont plus de chances d’être aidés en retour. Chez les singes vervets, un toilettage préalable par un individu non apparenté augmente la probabilité d’obtenir un soutien […]. Les données concernant les dauphins et les baleines suggèrent qu'ils pourraient être des altruistes réciproques. En tout cas, il est clair qu’ils affichent plusieurs formes de comportement altruiste les uns envers les autres, que l’altruisme peut facilement être étendu aux membres d’autres espèces et que l’altruisme est courant au sein de certaines espèces dont l’appartenance au groupe est très fluide. Il ne fait aucun doute que l’altruisme réciproque a été une force puissante dans l’évolution humaine. Les émotions que sont l’amitié, l’agressivité morale, la gratitude et la sympathie, ainsi que notre sens de l’équité, sont proba‑ blement apparues principalement comme des mécanismes de régulation de l’altruisme réciproque  1.

Faisant le point sur ces phénomènes de coopération douze ans plus tard, le biologiste et écologue Lee Alan Dugatkin montrait que les insectes eusociaux, les poissons, les oiseaux comme les mammifères (il évoque des études sur les femelles impala, les femelles coati, les gazelles, les cerfs de Virginie et d’autres ongulés, les écureuils, les éléphants, les lions, les cétacés, les chauvesouris, les rats-taupes nus, les mangoustes naines, les hyènes, les dauphins, et bien sûr les primates non humains tels que les macaques, les chimpanzés, les vervets, les babouins, les gorilles, les tamarins, les gibbons ou les singes rhésus) manifestaient tous des comportements coopératifs assez variés (toilet‑ tage, signaux d’alarme, coalitions, allo-parentalité, chasse, partage de nourri‑ ture, comportements « épimélétiques » qui impliquent qu’un individu en bonne santé prenne soin d’un congénère malade ou blessé, etc.)  2. Et, depuis, l’éthologie animale n’a cessé de confirmer tous ces résultats en augmentant le nombre d’espèces étudiées, et en retrouvant, à chaque fois, les mêmes grands fondamentaux : Il existe un nombre incalculable d’exemples de coopération dans le monde animal et même dans le monde végétal comme le montrent certaines plantes qui peuvent coopérer en se prévenant les unes et les autres par des signaux chimiques de l’attaque d’un herbivore. De nombreux animaux 1.  Trivers 1985 : 393‑394. Traduit par moi. 2.  Dugatkin 1997.

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coopèrent dans le contexte de la recherche de nourriture, de l’attraction d’un partenaire, de l’évitement des prédateurs, de la défense du territoire et même de l’attention parentale. En contexte expérimental, les capacités de coopération ont été démontrées, entre autres, chez les primates, les carnivores, les cétacés, les éléphants et les corvidés  1.

À ces faits désormais bien établis, les chercheurs ont ajouté des phéno‑ mènes tels que la réconciliation après conflit  2, repérée d’abord chez les primates non humains par Frans de Wall, avant de l’être chez d’autres espèces de mammifères (dauphins et hyènes notamment). Ces analogies comportementales d’une espèce à l’autre montrent que les mêmes causes (des situations conflictuelles et la nécessité malgré tout de maintenir des liens de coopération) produisent les mêmes effets (des actes de réconciliation ou d’apaisement) : Il semble que beaucoup d’animaux sociaux sachent se réconcilier, et ce pour une bonne raison : les conflits sont inévitables, or en même temps les animaux dépendent les uns des autres. Ils recherchent de la nourri‑ ture ensemble, se préviennent de la présence de prédateurs et s’unissent contre des ennemis. Ils ont besoin de préserver de bonnes relations malgré quelques déflagrations occasionnelles, exactement comme n’importe quel couple marié  3.

Tous ces faits montrent, sans l’ombre d’un doute, que le comportement des animaux non humains a été structuré par le fait de vivre en société, et que cela a été possible sans la dimension culturelle, et surtout la cumulati‑ vité culturelle, qui caractérise en propre les sociétés humaines. Cela devrait faire réfléchir les chercheurs en sciences sociales quant au caractère prétendu‑ ment choisi (ou exclusivement culturel) des formes de vie humaine. Partant de constats concernant les sociétés de chimpanzés et de bonobos, Maurice Godelier était amené à reconnaître que la vie en société n’était pas une option pour le genre Homo. Il soulignait néanmoins une différence entre ces primates non humains et nous, qui mérite d’être commentée  : « Si les hommes n’ont pas pu se donner à eux-mêmes la vie en société, ils ont pu, à la différence des autres primates, transformer leurs façons de vivre en société, inventer de nouvelles formes de société  4. » Ou encore : « Les primates, à la différence des hommes n’ont pas la capacité de transformer, de modifier les règles de leur vie sociale  5. » 1.  Pouydebat 2017 : 155. 2.  Sur les conditions de production des conflits, cf. infra  : « Chapitre  21. Eux/nous  : ethno‑ centrisme, racismes ». 3.  De Waal 2006 : 183. 4.  Godelier 2010a : 585. 5.  Ibid. : 596.

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Outre le fait que les humains n’ont pas eu davantage le choix de vivre ou non « en société » que les fourmis, les chimpanzés ou les oiseaux  1, on peut se demander quel type de société ils ont formé initialement et sur la base de quels grands rapports sociaux ils ont fait leur histoire. Les humains ne butent-ils pas autant que des suricates ou des goélands argentés sur des fondamentaux propres à leur espèce et que la culture a parfois bien de la peine à modifier ? Autrement dit, on peut se demander dans quelles limites la culture permet de transformer la vie sociale d’une espèce dont les propriétés biologiques (bipédie, altricialité secondaire, partition sexuée, gestation, partu‑ rition et allaitement par les femmes, longévité, etc.) sont socialement d’emblée contraignantes. N’y a-t-il pas une illusion (ultime) de liberté liée à l’idée selon laquelle la culture, la politique, la raison, le langage ou la conscience (selon les auteurs) permettraient d’inventer ou de réinventer de fond en comble les formes de vie sociale ? Bien sûr, la culture, surtout quand elle trouve les conditions de son accumulation, introduit une variabilité inédite des formes de vie et de comportement, mais cela ne devrait pas laisser croire que nos capacités de variations sont sans bornes, à la différence de nos cousins primates. Les hommes ont, certes, de la culture, une histoire et une conscience, toutefois non seulement ils ne sont pas conscients de tout et ne contrôlent que très peu leur histoire, mais ils ne peuvent modifier les fondamentaux de leur vie sociale sans un énorme travail accumulé. Les chercheurs en sciences sociales manquent ici sans doute de lucidité quant à la part d’invariants ou de constantes qui nous caractérisent bien autant que les variations culturelles. Ils restent aveugles aux impératifs sociaux transhistoriques et transculturels et à une certaine répétition de l’histoire en n’étant sensibles qu’aux variations culturelles qui s’enroulent autour des invariants telles des lianes grimpant autour d’un arbre.

Des insectes eusociaux et des hommes Les insectes eusociaux sont aussi dominants chez les insectes que le sont les humains chez les vertébrés : Les 20 000 espèces connues d’insectes eusociaux, essentiellement des fourmis, des abeilles, des guêpes et des termites, ne comptent que pour 2 % du million environ d’espèces connues d’insectes. Pourtant, cette minuscule minorité d’espèces domine le reste des insectes par leur nombre, leur poids et les effets qu’elles produisent sur l’environnement. Ce que 1.  Godelier ajoutait ailleurs que « l’humanité est une espèce naturellement sociable », qu’elle « n’a pas inventé la société » et que « c’est la nature qui a produit des espèces sociales » (Godelier 2019 : 31).

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sont les humains pour les animaux vertébrés, les insectes eusociaux le sont pour le monde beaucoup plus vaste des animaux invertébrés  1.

Or les insectes eusociaux, apparus il y a plus de 120  millions d’années, partagent une série de propriétés sociales avec une partie des groupes d’Homo sapiens (le genre Homo étant apparu il y a seulement 3  millions d’années). Ils réunissent en un même lieu plusieurs générations, ont réussi à former des macro-sociétés  2, s’organisent selon une division du travail  3, pratiquent parfois l’élevage (de pucerons  4) et l’agriculture (culture de champignons), deux pratiques beaucoup plus récentes en ce qui concerne l’histoire de l’huma‑ nité, et manifestent un altruisme vis-à-vis des petits nourris et protégés  5. La force et la cohésion de leur organisation sociale expliquent très largement leur capacité commune à s’adapter à quasiment toutes les conditions géogra‑ phiques. Pour ce qui est des fourmis, mis à part quelques endroits tels que l’Islande et le Groenland, elles « prospèrent en tant qu’insectes prédominants dans les habitats terrestres de toutes sortes, des déserts aux forêts épaisses, et de là aux franges du monde terrestre, dans les marécages, les mangroves et sur les plages  6 ». Cette performance a été atteinte sans culture cumulative dans le cas des fourmis, et avec une riche culture cumulative dans le cas des Hommes. L’intérêt d’étudier une société telle que la société des fourmis, comme l’a noté Richard Machalek, c’est qu’on peut observer des faits sociaux fondamentaux qui ne sont pas « compliqués » par des histoires biographiques trop complexes  7 (et une histoire culturelle collective). Le fait social n’est pas entremêlé à des faits de variations culturelles  8. Une des grandes différences entre l’espèce humaine et les animaux eusociaux réside dans le fait que ces derniers comprennent des membres stériles (une majorité) et des membres féconds (très peu), et que les stériles 1.  Wilson 2013 : 147. 2.  Les sociétés de fourmis ont des populations qui vont d’environ 35 à 306 000 000 d’individus (Machalek 1999 : 43). Elles diffèrent ainsi très peu des sociétés humaines, qui vont de petites sociétés de chasseurs-cueilleurs (de moins d’une centaine de membres) à des sociétés telles que la Chine contem‑ poraine (environ 1,4  milliard d’habitants), l’Inde contemporaine (environ 1,36  milliard d’habitants en 2019) ou les États-Unis d’Amérique (environ 328 millions d’habitants en 2019). 3.  Cf. infra « Division du travail chez les insectes eusociaux et les humains ». 4.  Cas de mutualisme classique : les pucerons fournissent de la nourriture aux fourmis, et en retour les fourmis fournissent et nettoient un abri qui les protège des prédateurs et des parasites. 5.  Hölldobler & Wilson 1990. 6.  Wilson 2013 : 149. 7.  Les fourmis sont capables d’apprentissage et peuvent ainsi avoir des « personnalités » spécifiques en fonction des expériences vécues, mais leurs apprentissages ne sont pas aussi importants que ceux des humains, sans compter que la durée de vie d’une fourmi est sans commune mesure avec celle d’un humain. Mais « même des capacités d’apprentissage minimes dans un organisme peuvent générer des différences comportementales discernables entre différentes populations d’une même espèce. Hölldobler & Wilson (1990 : 362) notent que les comportements des membres d’une même espèce de fourmis peuvent varier d’une colonie à l’autre » (Machalek 1999 : 40. Traduit par moi). 8.  Ibid. : 36.

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prennent soin de tout le monde, et notamment de l’abondante progéniture, alors que les humains mâles et femelles sont tous potentiellement féconds (« tous les membres normaux des sociétés humaines sont capables de se repro‑ duire  1 »), et que la progéniture plus restreinte mais aussi plus longuement dépendante doit alors être prise en charge de façon plus centrée sur ce que l’on va appeler la famille (la mère, le père ou l’oncle maternel, les enfants plus âgés, les grands-mères ou les tantes, etc.). Une des conséquences de cette organisation sociale est que, chez les insectes eusociaux, la division du travail n’est pas centrée sur la différence entre les sexes, mais sur des différences entre castes morphologiquement distinctes. Un autre aspect de la reproduction des fourmis, qui explique la faible importance de la division sexuée dans l’organisation sociale, c’est le fait que la reine n’est pas obligée de répéter l’acte d’insémination pour pondre de nouveaux œufs, mais qu’elle dispose d’un mécanisme de stockage des spermatozoïdes (spermathèque) lui permettant de produire « des centaines ou des milliers d’ouvrières en quelques années » constitué lors d’un seul vol nuptial. Les femelles mammifères quant à elles « ne peuvent pas stocker de sperme dans leur corps » et doivent donc « trouver un partenaire avec lequel s’unir pour chaque parturition »  2. Avec des mâles et des femelles tous féconds, la biologie des mammifères a, d’une part, renforcé les liens sociaux mâles-femelles (avec la nécessité de répéter régulièrement l’acte de copulation, ce qui suppose des rituels d’approche et des contacts mâle-femelle répétés), et elle a, d’autre part, multiplié les petites unités (mère-enfant, couple-enfant ou parents et alloparents-enfant) responsables de la progéniture en développant chez tous un plus haut niveau d’altruisme, et d’autant plus élevé que la progéniture est altricielle. La comparaison insectes eusociaux-humains a donc pour vertu de faire apparaître que le mode de reproduction de l’espèce et le mode de gestion de la progéniture pèsent très lourdement sur le niveau et le type de socialité développés.

De l’accouchement solitaire à l’accouchement socialisé L’une des grandes causes probables de la situation d’altricialité secon‑ daire est ce que les chercheurs ont appelé le « dilemme obstétrique  3 ». D’un côté, le passage progressif des hominines d’une bipédie occasionnelle à une bipédie permanente, rendant possible non seulement la marche mais la course, a contribué à rendre le bassin plus étroit. De l’autre, un long processus 1.  Wilson 2013 : 33. 2.  Ibid. : 38. 3.  Cf. infra « Chapitre  15. Altricialité secondaire  : vulnérabilité et dépendance de l’enfant humain ».

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d’encéphalisation, dans la même lignée, a conduit à augmenter le volume crânien du bébé humain : à titre de comparaison, la taille d’un cerveau adulte était d’environ 700  centimètres cubes pour Homo habilis alors qu’elle est d’environ 1 350 centimètres cubes pour l’homme actuel. Au croisement de ces deux évolutions, l’accouchement est déclenché alors que la croissance du cerveau est loin d’être aussi avancée que celle du petit macaque (70 % de la taille adulte à la naissance, contre seulement 25 % pour l’enfant humain). Mais, malgré cet accouchement « prématuré » par rapport à l’ensemble des autres primates non humains, le cerveau volumineux du bébé a bien du mal à passer par le canal obstétrical. La conséquence de cette difficulté à accoucher est que la naissance est devenue une situation à haut risque (longtemps sans possibilité de césarienne  1), pour la mère comme pour l’enfant. Pour une espèce largement unipare, l’enjeu est considérable : un taux élevé de mortalité infantile ou même la mort des femmes en couches font peser un risque sur la reproduction de l’espèce, et ce n’est pas un hasard si, dans la plupart des sociétés traditionnelles, des rituels sont associés à la naissance  2. C’est pour cette raison que l’on est passé, comme disent la paléoanthropologue Karen Rosenberg et la bio-anthropologue Wenda Trevathan, « de l’événement solitaire qu’il est pour les primates non humains et autres mammifères » à un « événement social et culturel »  3 : « La présence d’une autre personne qui peut aider au stade final de l’accouche‑ ment réduit le risque de mortalité pour le nourrisson et probablement aussi pour la mère  4. » Les chercheuses, qui mobilisent des connaissances relevant des domaines de l’obstétrique clinique, de l’éthologie des primates et des non-primates, de la paléoanthropologie, de la psychologie du développement et de l’anthropologie bioculturelle ont émis l’hypothèse selon laquelle « cette pratique de recherche d’assistance a peut-être été mise en place lorsque les premiers membres de notre genre, Homo, ont émergé et remonte peut-être à cinq millions d’années, lorsque nos ancêtres ont commencé à marcher sur leurs deux pieds régulièrement  5. » Comme le dit encore Wenda Trevathan, c’est « la transformation évolutive d’un pré-hominidé non bipède en un hominidé bipède » qui a « transformé la naissance d’un individu en une entreprise sociale »  6 et a transféré ainsi le contrôle sur la naissance de la mère vers la ou les aides à l’accouchement. La bipédie et l’encéphalisation ont donc eu pour effet de placer « les hominidés 1.  « Ce n’est qu’au début des années 1900 que la césarienne est devenue une opération courante à laquelle l’enfant comme la mère ont toutes les chances de survivre » (Dunn 2022 : 222). 2.  Trevathan 1987  : 124. À propos du recours au magico-religieux dans toutes les circonstances vitales pour l’individu ou le groupe, cf. infra « Le rapport à la mort et aux difficultés de la vie ». 3.  Rosenberg & Trevathan 1996 : 168. Traduit par moi. 4.  Ibid. Traduit par moi. 5.  Rosenberg & Trevathan 2001 : 73. Traduit par moi. 6.  Trevathan 1996 : 287. Traduit par moi.

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sur une trajectoire qui a mené à l’élaboration de systèmes culturels dévelop‑ pant une expertise sur la manière d’accomplir au mieux un accouchement  1 ». Une telle aide à la naissance faisant « probablement la différence entre la vie et la mort pour un nombre important de mères hominidées et de nourris‑ sons  2 », elle s’est instaurée très tôt comme une pratique nécessaire à la survie de l’espèce. L’accouchement offre ainsi un exemple de relation très forte entre des caractéristiques anatomiques (anatomie pelvienne de la mère et taille du crâne du nourrisson), des conséquences physiques et émotionnelles au moment de l’accouchement, et un comportement social quasi universel  3 d’assistance pour aider l’enfant à sortir et soutenir moralement la mère en plus ou moins grande souffrance, qui suppose un minimum d’altruisme, mais aussi une relation de dépendance entre la femme et ses aides. Tout laisse à penser que « l’activité de sage-femme n’est pas propre aux humains contemporains, mais qu’elle a des racines profondes dans notre ascendance  4 » : « Les femmes au cours de l’histoire ont donné naissance seules dans certaines circonstances, bien sûr. Mais la présence d’amis et de parents familiers, dont la plupart sont des femmes, est beaucoup plus courante. (Les hommes peuvent être diversement interdits, tolérés, accueillis ou même requis à la naissance.)  5. » L’assistance apporte une sécurité et un soutien émotionnel à des femmes qui ont conscience, à la différence des autres mammifères, de la difficulté de la parturition et de leur vulnérabilité. Elle permet d’épauler et de guider la mère, de faire face au cas où le bébé se présente d’une mauvaise manière, de le faire respirer immédiatement après sa sortie, de le réchauffer, de lui éviter de s’infecter,  etc.  6. Selon les sociétés, l’aide peut provenir soit d’un parent proche (« une parente plus âgée qui n’a reçu aucune formation de sage-femme autre que celle d’avoir accouché », et notamment la mère ou la belle-mère, plus rarement le père, qui est toutefois l’accompagnateur normal à la naissance aux îles Yap et sur l’île de Pâques  7), soit d’une sage-femme 1.  Ibid. : 287‑288. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 288. Traduit par moi. 3.  « Je soutiens, écrit Trevathan, que c’est seulement en replaçant la naissance humaine dans son contexte évolutionniste que nous pouvons découvrir la base historique de la myriade de constructions culturelles élaborées en matière d’expertise autour de la naissance » (ibid.  : 289. Traduit par moi). Cf. supra le cas proche du geste de portage de l’enfant : « Conclusion : convergences culturelles autour du soin au petit enfant ». 4.  Rosenberg & Trevathan 2001 : 79. Traduit par moi. 5.  Ibid., p. 80. Traduit par moi. Voir aussi Rosenberg & Trevathan 2002 : 1199‑1206. 6.  Trevathan 1987 : 108. 7.  « Sur plus de 300 cultures que j’ai interrogées dans le HRAF [Human Relations Area Files] et d’autres sources, seulement 159 mentionnent que les hommes sont autorisés à assister à l’accouchement ou interdits d’y être présents : dans 31 d’entre elles, les maris sont encouragés à assister et se voient confier des tâches spécifiques pour l’accomplir ; dans 42 cas, les maris peuvent venir mais ils le font rarement ou ils ne sont appelés que lorsque des complications surviennent ; dans 86 sociétés, il est déclaré que tous les hommes, y compris les maris, sont interdits à l’accouchement. Parmi les raisons

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traditionnelle non apparentée, qui a l’expérience de nombreuses naissances et qui a souvent elle-même déjà accouché, soit, beaucoup plus récemment dans l’histoire des sociétés humaines, d’une sage-femme professionnelle ayant reçu une formation scolaire  1.

L’importance de la reproduction communautaire Chez les espèces animales non humaines comme chez l’espèce humaine, tout laisse à penser que l’origine de l’« instinct social » dont parlait Darwin converge vers la mère et l’enfant, et ce de différentes façons. Darwin lui-même écrivait que les « sentiments d’affection parentale et filiale » sont « à la base des instincts sociaux »  2. La mère humaine qui peut difficilement accoucher seule bénéficie de l’aide d’une ou plusieurs autres femmes ; l’enfant, en situation d’altricialité secondaire, nécessite le soin, la protection et le nourrissage, principalement de sa mère, mais aussi de nombreuses aides extramaternelles (père, sœurs et frères de l’enfant, grand-mère  3, oncle maternel, tante, voisine, etc.) ; et, conséquence de l’altricialité secondaire, la dépendance de l’enfant se répercutant sur sa mère, la mère elle-même bénéficie d’aides pour pouvoir se consacrer à l’élevage de l’enfant et être déchargée d’un certain nombre de tâches. « L’alloparentalité semble universelle chez Homo sapiens  : grand-mère maternelle et frères et sœurs de la mère, grand-mère paternelle, etc. Les hommes sont qualifiés de “supercoopérateurs” […] dans la mesure où ils aident à l’accouchement, apportent des soins aux femmes enceintes et contribuent à l’élevage des enfants  4. » À la suite de la primatologue et anthropologue Sarah Blaffer Hrdy, le primatologue néerlandais Carel Van Schaik et l’anthropologue suisse Judith Burkhart ont soutenu l’hypothèse selon laquelle le développement d’élevages coopératifs ou communautaires de la progéniture, présents chez seulement 3 % des mammifères, mais nécessités par une très grande vulnérabilité et une invoquées pour interdire les hommes lors de l’accouchement, on évoque le fait qu’il est polluant, impur ou dangereux pour les hommes d’y participer » (ibid. : 113‑114. Traduit par moi). 1.  Ibid.  : 110‑111. Par ailleurs, même si le métier de sage-femme reste clairement un métier de femme, les connaissances savantes autour de l’accouchement, récentes dans l’histoire de l’humanité, ont créé une concurrence entre sages-femmes traditionnelles et gynécologues obstétriciens hommes. La question de l’accouchement est donc travaillée par la division sexuelle du travail, l’accumulation de connaissances et les rapports de pouvoir qui en découlent. 2.  Darwin 2013 [1871] : 243. 3.  Opie & Power 2010 : 168‑186. L’évolution de la ménopause humaine et de la longévité postménopausique est parfois expliquée comme une conséquence de la sélection de grands-mères vigoureuses qui sont en mesure de s’occuper de leurs filles et de leurs petits-enfants (Hawkes, O’Connell, Blurton Jones, Alvarez & Charnov 1998 : 1336‑1339). 4.  Bogin, Bragg & Kuzawa 2014 : 368. Traduit par moi. Le bébé humain, avec son gros cerveau, est très énergivore surtout durant les dernières semaines de la grossesse et la mère doit pouvoir être aidée pour se nourrir et nourrir son bébé. Cf. Trevathan & Rosenberg 2016 : 18.

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très longue dépendance des petits, a favorisé le renforcement, puis l’exten‑ sion à d’autres contextes que celui des rapports adultes-enfant, d’une série de dispositions qui distinguent les humains des autres primates. Empathie, altruisme, écoute, attention et souci d’autrui, toutes ces dispositions qu’on regroupe parfois sous la notion de care, se sont imposées du fait de la relation à une progéniture altricielle  1. Cela apparaît très clairement chez les espèces d’oiseaux altricielles, de même que chez les mammifères altriciels. Les soins parentaux un tant soit peu prolongés contribuent à forger des habitudes altruistes qui se transfèrent dans de tout autres contextes relationnels, y compris avec les non-apparentés de la même espèce : Si les liens affectifs sont à l’origine du comportement d’assistance, ce sont sans doute les soins parentaux qui en sont la source ultime d’un point de vue évolutif. Comme l’a expliqué Irenäus Eibl-Eibesfeldt, les soins paren‑ taux sont apparus de façon évolutive chez les oiseaux et les mammifères et ont d’abord consisté à nourrir les jeunes, à leur tenir chaud, à les nettoyer, à apaiser leur détresse, et à les toiletter. En retour, se sont développés les cris d’appel des nouveau-nés, destinés à provoquer les soins parentaux. À partir du moment où ces échanges affectueux entre parents et progéniture furent établis, ils ont été étendus à d’autres relations, y compris celles entre adultes non apparentés. C’est ainsi que, chez les oiseaux, la femelle demande la nourriture à son partenaire en observant la même attitude que les oisillons affamés – bec grand ouvert et battements d’ailes –, tandis que le mâle prouve ses capacités de fournir des soins en lui donnant une bonne becquée. Bien sûr, les attitudes caractéristiques des soins parentaux s’expriment aussi chez les êtres humains. Par exemple, les amoureux se donnent des petits noms (tels que « bébé »), et les adultes prennent une voix aiguë pour s’adresser autant à de très jeunes enfants qu’à des parte‑ naires intimes. Dans le même ordre d’idée, Eibl-Eibesfeldt suggère que le baiser dérive probablement du bouche-à-bouche utilisé par les parents pour donner des aliments mastiqués à leurs petits. Le baiser, sans transfert de nourriture, est le moyen presque universellement employé par les êtres humains pour exprimer l’amour et l’affection. Or, d’après Eibl-Eibesfeldt, pour s’embrasser, « l’un des partenaires joue le rôle de celui qui reçoit, en ouvrant la bouche à la façon d’un bébé, tandis que l’autre exécute des mouvements de langue, comme s’il poussait de la nourriture ». Il est intéressant de remarquer que les chimpanzés nourrissent leurs petits au bouche-à-bouche et pratiquent aussi le baiser entre adultes. Un proche parent du chimpanzé, le bonobo, pratique même des baisers avec la langue. On n’a sans doute pas encore déterminé tous les maillons de la chaîne menant du nourrissage parental à l’attachement et au comportement d’assistance ; cependant on peut difficilement contester son existence. 1.  Van Schaik & Burkart 2010 : 477‑496.

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Cela explique pourquoi les dauphins et les baleines, parfaitement adaptés au même milieu que les poissons, se comportent totalement différemment d’eux lorsque des membres de leur espèce sont en difficulté. La longue histoire évolutive des soins parentaux, combinée à un degré élevé de dépendance mutuelle entre adultes, a doté ces mammifères marins d’une attitude profondément différente les uns envers les autres  1.

Chez les chimpanzés comme chez les bonobos, la consolation d’un individu en situation de détresse, qui suppose de l’empathie, est une pratique courante. Et, dans les deux cas, l’examen de « près de quatre mille observations » révèle que les gestes de consolation proviennent davantage des femelles que des mâles  2, ce qui est bien sûr en rapport avec les dispositions constituées à travers les interactions de soin mère-enfant. Côté humain, ces dispositions au care sont aussi souvent associées aux femmes, en tant que personnages centraux et principaux dans l’élevage des petits dépendants  3. Et c’est pour cette raison que Charles Darwin faisait des femmes les porteuses des prémices de l’« instinct social » caractéristique de la civilisation : L’instinct maternel (qui fait partie des instincts domestiques) est pour Darwin ce qui, au niveau de l’individu féminin, sert de base psycholo‑ gique et comportementale à l’instinct social, dont la sélection engendre l’extension indéfinie du sentiment de sympathie qui caractérise l’avancée essentiellement altruiste de la civilisation. L’altruisme des mères dans la classe des mammifères et singulièrement dans l’espèce humaine où le soin nourricier s’accompagne d’un soin éducatif primaire, est le germe par excellence de ce que Darwin, on le sait désormais, nomme ailleurs « la partie la plus noble de notre nature », à savoir le secours aux faibles et leur protection durant le temps que dure leur faiblesse. […] l’égoïsme du mâle, qui a assuré sa domination dans les premiers âges de l’évolu‑ tion humaine, est appelé à se voir remplacé peu à peu par l’altruisme assimilatif qui est le sceau de la civilisation, et dont la femme, dès ses comportements instinctifs individuels à l’égard de sa progéniture, était déjà porteuse  4.

Toutefois, comme le rappelle la référence à la « classe des mammifères » dans l’extrait précédent, l’histoire de cette extension ne commence pas 1.  De Waal 1997 [1996] : 59‑60. Retraduit et souligné par moi. 2.  De Waal 2013 : 201. 3.  Cf. infra « Chapitre 19. Partition sexuée et domination masculine ». 4.  Tort 2008  : 144. Ce qui n’était qu’une belle intuition chez Darwin trouve, cent cinquante ans plus tard, sa confirmation dans certains travaux de neurosciences qui montrent que, chez les mammifères, humains compris, le système de soins maternels et les mécanismes neuronaux qui l’accom‑ pagnent ont sans doute fourni la base neurale des relations entre membres du couple parental, et, plus largement encore, des relations sociales extra-conjugales. Cf. Numan & Young 2016.

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avec le genre Homo. La généralisation des dispositions impliquées dans l’élevage coopératif de la progéniture se vérifie par exemple chez des singes callitriches (ou singes verts) qui, pratiquant l’élevage coopératif des petits (la mère est aidée par sa propre mère, par le père de l’enfant et par les frères et sœurs de l’enfant), développent aussi des capacités de coopération ou d’action collective coordonnée au-delà de l’élevage  1. Et c’est le cas aussi de nombreuses espèces d’oiseaux ainsi que des canidés et des éléphants. Pour une espèce culturelle comme l’espèce humaine, les chercheurs font très justement remarquer que toutes ces caractéristiques de la relation à autrui – et notamment de la relation mère-enfant ou allo-parents-mère – contribuent aussi à favoriser les transmissions culturelles intergénérationnelles (e.g. de la grand-mère à la mère ou de la mère à l’enfant) ou intragénérationnels (des frères et sœurs de l’enfant vers l’enfant, de la sœur ou du frère de la mère vers la mère). Van Schaik et Burkhart remarquent que nombre de paléoanthropologues ont proposé des scénarios de l’évolution proprement humaine, avec parfois la recherche contestable d’un facteur explicatif unique (tel que la bipédie ou la chasse – man the hunter –, ou bien encore la maîtrise et le contrôle du feu). L’explication par l’élevage coopératif, contraint par l’altricialité secondaire, pourrait donc être critiquée de la même façon pour son univocité. Toutefois, ils précisent qu’il ne s’agit pas en définitive d’un fait unique mais plutôt d’un contexte sur la base duquel une série de mécanismes ont pu se déployer. Le fait même que le genre Homo ait réussi, non seulement à survivre malgré une progéniture extrêmement lente à se développer, particulièrement vulné‑ rable et hyper-dépendante, mais aussi à devenir l’espèce dominante parmi l’ensemble des espèces animales, montre que ses stratégies de compensation d’une faiblesse initiale –  un resserrement du couple parental  2, davantage de coopération autour de la femme qui enfante et du couple mère-enfant  3, davantage de division du travail, d’artefacts et de meilleures conditions de transmission culturelle  – l’ont mise sur la voie d’un certain succès évolutif inintentionnel. La particularité de l’espèce humaine a été de combiner des propriétés propres aux grands singes – gorilles, bonobos, chimpanzés et orangs-outans – chez qui les femelles s’occupent le plus souvent seules, et de façon particuliè‑ rement possessive chez les chimpanzés, de leur progéniture, et la pratique de l’élevage coopératif qui est « présente chez plus de la moitié des quatre cents autres espèces de primates connues (singes à queue) » : « Près de 20 % d’entre elles pratiquent même un élevage coopératif intégral, où les allo-parents 1.  Burkart & Van Schaik 2010. 2.  Knight 2010 : 61‑82. 3.  Burkart, Hrdy & Van Schaik 2009 : 175‑186.

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prodiguent des soins aux nourrissons et leur fournissent de la nourriture  1. » La propriété commune à l’espèce humaine et aux espèces de primates prati‑ quant l’élevage coopératif, c’est le fait d’avoir un « nombre élevé de jeunes » ou bien des petits « sans défense ». C’est une propriété qui est aussi partagée par les espèces d’oiseaux à élevage coopératif. Sarah Blaffer Hrdy note que « les oiseaux chez lesquels l’acqui‑ sition de la maturité est un processus long et qui sont susceptibles d’avoir une longue durée de vie – c’est-à-dire dont le cycle de vie est relativement lent – sont disposés à développer la reproduction communautaire  2 ». Mieux que « disposés », il faudrait dire « poussés », car la nécessité de s’occuper d’une progéniture vulnérable semble être au cœur de l’élevage coopératif ; elle constitue la pression sélective qui pousse à la coopération autour de l’enfant et/ou du couple mère-enfant : La reproduction communautaire est presque trois fois plus susceptible de se développer dans les taxons aviaires dont les oisillons sont nidicoles (donc impuissants) par opposition aux oisillons précoces (c’est-à-dire rapidement capables de survivre par leurs propres moyens). [Alors que la reproduction communautaire n’est présente que chez 4 % des clades aviaires dont les oisillons sont précoces, c’est le cas de 11 % de celles dont les oisillons sont nidicoles.]  3.

Et de ce resserrement de la coopération autour de la mère et de l’enfant naissent des dispositions prosociales qui vont progressivement se généraliser à l’ensemble des relations humaines, y compris avec les non-apparentés : À beaucoup d’égards, les callitrichidés [dont les tamarins et les ouistitis] peuvent fournir une meilleure représentation de la vie des familles de premiers hominines que celle suggérée par des espèces davantage apparentées aux humains actuels, comme les chimpanzés ou les singes cercopithécidés. Ce que les humains ont en commun avec les callitrichidés, chez lesquels la reproduction constitue une lourde charge, vaut la peine d’être énuméré. Chez ces deux sortes de primates, les membres des groupes sont inhabituel‑ lement sensibles aux besoins des autres et se caractérisent par de puissantes pulsions au don. Dans les deux cas, les mères ont soit plusieurs petits, soit des enfants successifs, avec un faible intervalle entre leurs naissances, en tout état de cause une progéniture dont les besoins excèdent les capacités de leur mère à y subvenir. Par conséquent les mères doivent compter sur les autres pour les aider à prendre soin de leurs petits et à les nourrir  4. 1.  Hrdy 2012 : 21. Cf. aussi, sur les primates pratiquant les soins allo-parentaux, Wilson 1978 : 349. 2.  Hrdy 2016 : 217. 3.  Ibid. : 219. 4.  Ibid.  : 105. L’autrice note que les proximités entre ouistitis ou tamarins et humains en matière de reproduction communautaire « révèlent d’importantes convergences entre des primates

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Sarah Blaffer Hrdy dit que, malgré le lien très fort constaté dans toutes les sociétés humaines entre la mère et l’enfant, ce qu’un théoricien comme John Bowlby a su parfaitement prendre en compte dans sa théorie de l’attachement, les mères humaines ne sont toutefois jamais aussi « hyper-possessives » que les mères des grands singes, et notamment les mères chimpanzés. Même chez les !Kung vivant dans le désert du Kalahari, chez qui les mères s’occupent très fortement des petits, les bébés sont « portés par quelqu’un d’autre que leur mère environ un quart du temps, une grande différence par rapport aux autres singes, puisque chez eux, les nouveau-nés ne sont jamais portés par quelqu’un d’autre que leur mère  1 ». La reproduction communautaire est encore plus marquée dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs d’Afrique centrale, tels que les nomades Aka ou Efe : « Les mères “partagent” leurs bébés avec les autres membres du groupe immédiatement après la naissance, et continuent à le faire par la suite  2. » Par exemple, le bébé Efe bénéficie de l’aide et des soins d’environ quatorze personnes à quatre mois et d’environ onze personnes à un an : mère, sœurs aînées, tantes, grands-mères, père, frères, cousins, oncles et grands-pères, auxquels il faut ajouter aussi des personnes hors famille (essentiellement des voisines)  3. Ce partage est d’autant plus nécessaire que l’altricialité secondaire augmente le degré et la durée de la dépendance et de la vulnérabilité de l’enfant : Chez toutes sortes de créatures, mettre au monde des petits est coûteux, mais engendrer un petit humain est sans conteste ce qu’il y a de plus coûteux. Pareillement, tous les autres animaux, même les autres singes (dont les cycles de vie sont lents également) sont loin, très loin de mettre aussi longtemps à devenir matures. Pourtant, les humains qui vivent dans des conditions « naturelles » (en chassant du gibier et en cueillant des végétaux) se reproduisent à un rythme plus rapide que les autres singes  4.

Pourquoi le genre Homo se serait-il séparé de la lignée des grands singes, chez qui l’on observe des soins exclusivement maternels, en développant une fort éloignés d’un point de vue taxonomique » (ibid. : 189). Nous avons vu que les fourmis, pour ce qui concerne la formation de macrosociétés avec division du travail, et nous verrons que les abeilles, pour la propriété langagière de déplacement, sont aussi plus proches des humains que ne le sont les chimpanzés ou les bonobos. Cela signifie que des solutions adaptatives analogues peuvent être trouvées par des espèces très différentes, la spécificité de chaque espèce résidant dans la combinaison singulière d’un ensemble de propriétés. 1.  Ibid. : 81. 2.  Ibid. : 82. 3.  Ivey, Morelli & Tronick 2005 : 191‑213. Sarah Blaffer Hrdy cite par ailleurs deux études qui montrent que les enfants les plus équilibrés émotionellement sont ceux qui « bénéficient de trois relations d’attachement sécure », c’est-à-dire trois relations clairement porteuses du message “On prendra soin de toi quoi qu’il arrive” » (Hrdy 2016 : 148‑149. Les études mentionnées sont celles de Van Ijzendoorn et al. 1992 et de Sagi 1995. 4.  Hrdy 2016 : 107.

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« profonde dépendance envers des pourvoyeurs de soins ­allomaternels  1 », sinon parce que sa progéniture est particulièrement altricielle ? Comme le disait John Bowlby, si le « caregiver » a besoin d’être aidé, c’est parce que la tâche est harassante et que « l’organisation sociale se fait en conséquence  2 ». Lenteur de développement, vulnérabilité et dépendance sur une plus longue durée, c’est-à-dire précisément altricialité secondaire, constituent le fonde‑ ment de cette démarcation, qui s’appuie aussi sur d’autres phénomènes, tels qu’une longue durée de vie des femmes après la ménopause, rendant des femmes expérimentées disponibles pour la prise en charge des petits  3.

Un être d’interaction : action conjointe, attention conjointe L’ensemble du monde vivant manifeste des capacités d’interaction entre membres de la même espèce en vue d’actions communes. Les espèces végétales entretiennent des réseaux d’échanges via leurs systèmes racinaires, les bacté‑ ries coopèrent entre elles à l’intérieur des organismes de toutes les espèces animales, les baleines à bosse chassent ensemble en produisant des bulles autour d’un banc de poissons afin de maintenir leurs proies dans un espace restreint, ce qui permet de les manger plus facilement, les meutes de loups comme les primates non humains peuvent aussi pratiquer la chasse collective (par exemple, les chimpanzés chassent collectivement les singes colobes avec des rabatteurs et des singes en embuscade, puis partagent le produit de leur chasse  4). Les grands singes comme les humains « peuvent lire et interpréter les mouvements du visage et des yeux de leurs congénères » ; ils « suivent presque toujours le regard et les mouvements des yeux afin de déterminer ce que les autres observent et pensent »  5. D’autres travaux néanmoins soulignent le fait que les singes observent davantage l’« orientation de la tête de leurs congénères » tandis que les enfants suivent la direction de leurs yeux, et que cette attention spécifique qui permet de savoir où regarde autrui est facilitée par la sclérotique, qui est le blanc de l’œil permettant de mieux distinguer l’iris  6. 1.  Ibid. : 257. 2.  Bowlby 2011 : 13. Souligné par moi. 3.  « En dehors des femmes et de certaines baleines, aucune autre femelle mammifère ne vit plusieurs décennies alors qu’elle ne peut plus se reproduire » (Hrdy 2016 : 309). 4.  Les recherches sur le comportement des chimpanzés à l’état sauvage et en captivité fournissent de nombreuses preuves d’une homologie de comportement entre les humains et les chimpanzés en matière de cueillette et de chasse. La viande notamment est une ressource nutritive de grande valeur pour la croissance, mais son acquisition difficile et parfois dangereuse suppose à la fois des compétences techniques et des compétences sociales en termes de coordination d’actions collectives. Cf. Lancaster, Kaplan, Hill & Hurtado 2000 : 47‑72. 5.  Turner & Machalek 2018  : 324. Cf. l’ensemble des études citées dans Turner & Maryanski 2015 : 556. 6.  Hrdy 2016 : 57 ; Henrich 2019 [2017] : 357.

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Les comparaisons interspécifiques, et notamment la comparaison entre chimpanzés et enfants humains  1, ont permis de mettre en évidence un point distinctif des interactions humaines, à savoir la capacité à entrer en inter­ action de manière beaucoup plus volontaire et coordonnée par rapport à une action en cours, c’est-à-dire à s’engager dans une action conjointe, et, pour cela, la capacité à développer une attention conjointe et une « intentionnalité partagée » par rapport à l’action en question. Très tôt, les bébés humains sont en mesure de suivre le regard des adultes qui les entourent, d’observer leurs gestes et leurs mimiques et de les reproduire assez spontanément. Ils sourient quand on leur sourit  2, froncent les sourcils quand on fronce les sourcils en face d’eux, etc. Vers l’âge de neuf mois, les enfants commencent à pouvoir exercer une « attention conjointe », en étant en interaction avec d’autres personnes autour d’un objet ou d’une activité commune. Ils recourent à des gestes pour montrer des choses et dirigent leur attention vers celles qu’on leur désigne ou que les autres regardent  3. Prompts à l’imitation, les enfants sont aussi capables, dans une interaction, d’inverser les rôles avec leur partenaire, et d’adopter son point de vue. Ces facultés interactionnelles sont directement liées à la dépendance de l’enfant vis-à-vis des adultes de son entourage (fait d’altricialité secondaire), et notamment à la première année de développement extra-utérin  4, et constituent à leur tour le cadre dans lequel s’est déployé le langage humain. Le fait que les pronoms personnels « je » et « tu » n’existent que relationnellement, l’un par rapport à l’autre, constitue la trace de l’impor‑ tance de la structure dialogique dans la communication humaine  5. Plus attentif à autrui que le chimpanzé, plus concerné par ce qu’il le voit faire, l’enfant humain est un être d’interaction par excellence. Ce sont ces capacités d’attention et d’action conjointes qui forment, avec l’usage du langage venant ponctuer l’action (en l’orientant, la guidant, la précisant, la commentant), la base d’une transmission culturelle efficace, précise et fidèle : « S’attacher l’attention de l’enfant par le contact visuel et verbal, c’est garantir que celui-ci partage votre attention, et multiplier d’autant les chances qu’il retienne l’information que vous cherchez à lui transmettre  6. » Ces processus 1.  On peut renvoyer à l’ensemble des travaux de recherche du psychologue étatsunien spécia‑ liste en anthropologie évolutionnaire Michael Tomasello, basés pour l’essentiel sur des comparaisons chimpanzés-enfants humains. Cf. entre autres, Tomasello 2004 ; 2014 ; 2015. 2.  « Cette réciprocité s’établit d’autant plus facilement qu’elle paraît être dans la nature et dans le rôle fonctionnel des émotions. On a remarqué avec quelle précocité le sourire de l’enfant répond à celui de la mère. Il y a une sorte de mimétisme émotionnel qui explique combien les émotions sont communicatives, contagieuses […] » (Wallon 1959 : 282). 3.  Tomasello 2004 : 63. 4.  Cf. infra « Chapitre  15. Altricialité secondaire  : vulnérabilité et dépendance de l’enfant humain ». 5.  La structure dialogique « implique en réciprocité que je devient tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne je » (Benveniste 1982 : 260). 6.  Dehaene 2018 : 235.

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interactionnels de base ont permis –  conjugués avec la multiplication des échanges interindividuels et intergroupes – l’évolution culturelle cumulative qui caractérise l’humanité  1. Des études neuroscientifiques viennent même préciser l’importance cruciale de ces interactions directes dans les toutes premières années du développement de l’enfant. C’est lorsque les bébés ou les enfants plus âgés sont impliqués dans des interactions qu’ils calent leurs actions et réactions en fonction des actions et réactions du partenaire de l’échange, l’étude du fonctionnement neuronal en interaction faisant clairement apparaître les « couplages neuronaux » entre les interactants, « résultats d’une rétroaction continue entre les interlocuteurs par le biais du contact visuel, des expressions faciales, de la prosodie vocale et d’autres indices  2 », et par conséquent les effets en matière d’apprentissage qui en découlent. Les chercheurs ont même constaté que « l’activité préfrontale dans le cerveau des nourrissons précédait légèrement une activité similaire dans le cerveau de l’adulte  3 », manifestant ainsi les capacités d’anticipation de la part des bébés. Le couplage neural entre le nourrisson et l’adulte étant « présent uniquement lors de l’interaction conjointe  4 », on comprend ainsi l’importance des interactions personnelles – très fréquentes dans la famille et plus rares dans les espaces collectifs tels que les crèches ou les écoles – dans les processus de construction des habiletés et des connaissances chez l’enfant. Les interactions sont constitutives de la construction de la personnalité, des dispositions et des compétences spécifiquement humaines, notamment durant les toutes premières années de la vie, pour entrer dans le langage. Ce sont bel et bien des interactions directes entre enfants et parents (ou, plus généralement, adultes) qui sont nécessaires à la mise en place de dispo‑ sitions et de savoirs. Et, contrairement à ce que pensait Bourdieu  5, cela n’a rien d’une abdication positiviste ou d’une régression scientifique que de faire l’étude des interactions, tout particulièrement quand il s’agit des inter­ actions parents-enfants, formatrices d’habitudes à parler, à voir, à sentir, à agir. L’interactionnisme sociologique n’a cependant pas pris principalement pour objet d’étude les relations parents-enfants, mais plutôt des relations d’interaction entre des adultes déjà formés par de nombreux processus de socialisation. C’est la psychologie développementale de l’enfant –  en tant qu’étude des interactions parents-enfants  – qui s’est chargée de remplir ce programme  6.

1.  Tomasello 2004 : 153. 2.  Piazza, Hasenfratz, Hasson & Lew-Williams 2020 : 10. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 14. 4.  Ibid. : 9. 5.  Bourdieu 1982 : 41‑42. 6.  Cf. le travail remarquable de Bruner 1991.

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Malgré les différences entre les chimpanzés (et a fortiori les autres animaux) et les humains, les chercheurs en neurosciences ont mis en évidence les bases interactionnelles communes qui rendent possibles les interactions intra­ spécifiques. En 1992, Giacomo Rizzolatti a découvert dans le cerveau du singe macaque des neurones miroirs « qui s’activent à l’identique lors de l’exécution d’une tâche déterminée et lors de l’observation de l’exécution de  cette même tâche par un autre individu ». « D’autres expérimentations ont permis de montrer que, chez un sujet humain écoutant parler autrui, les structures cérébrales en question devenaient actives exactement comme si le sujet prononçait lui-même les paroles entendues  1. » La capacité à se mettre à la place de l’autre est à la base de toute interaction : La découverte de neurones miroirs chez les singes et, plus tard, chez les grands singes et les humains, indique qu’il existe une base neuro­ logique pour l’empathie et, tout aussi important, pour la synchronisation rythmique des corps et des sons verbaux chez les singes et les humains […]. Les singes entrent dans une sorte de synchronisation rythmique des corps lorsqu’ils interagissent et, comme l’ont démontré des théoriciens comme Randall Collins […], les humains aussi. En fait, sans cette synchronisation rythmique, l’émission de rituels et l’éveil d’émotions sont difficiles. En effet, ce sont les rituels de salutation qui déclenchent la synchronisation, et, ensemble, les rituels et la synchronisation augmentent le flux d’émotions positives, non seulement pour les humains mais aussi pour les singes et, par conséquent, les ancêtres hominidés des humains  2.

Par ailleurs, les primates non humains non seulement interagissent de façon coordonnée, mais ont la mémoire des interactions passées et de la nature de ces interactions. Ils savent ainsi reconnaître et distinguer dominants et subalternes, membres de leur famille proche et membres plus éloignés, membres de leur groupe et étrangers, amis et ennemis, etc., et adopter le comportement adéquat avec chacun d’entre eux : Pour comprendre un rang hiérarchique, ou pour prédire quels sont les individus susceptibles de former des alliances, un animal doit s’extraire de sa propre sphère d’interaction et identifier les relations. De telles connaissances ne peuvent être acquises que grâce à l’observation d’inter­ actions dans lesquelles le singe n’est pas lui-même engagé, et par la construction des inférences appropriées. Des preuves solides permettent de soutenir que les singes possèdent des connaissances à propos des relations sociales avec autrui et que de telles connaissances affectent leur comportement  3. 1.  Hombert & Lenclud 2014 : 244. 2.  Turner & Maryanski 2015 : 557. Traduit par moi. 3.  Cheney & Seyfarth 1990 : 72. Traduit par moi.

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Dans le cas des interactions comme dans bien d’autres cas, les chercheurs en sciences sociales ont malheureusement tendance à considérer que les capacités interactionnelles de l’espèce humaine – avec l’aptitude à l’action et à l’attention conjointes et synchronisées, la capacité à se mettre à la place de l’autre et à l’imiter, etc.  – mises en évidence en général par des biologistes ou des psychologues, sont des propriétés biologiquement ancrées propres à l’espèce, et par conséquent non pertinentes pour l’étude des variations cultu‑ relles qui constituent leur objet  1. Pourtant, ces propriétés sont centrales pour comprendre le destin des sociétés humaines avec leurs capacités à coordonner les actions, à transmettre fidèlement des savoirs et à les cumuler. Non seule‑ ment l’étude d’interactions (et notamment d’interactions d’apprentissage) dans des milieux historiquement-culturellement déterminés ne s’oppose pas à l’étude des capacités universelles, mais ces dernières fixent le cadre et les limites de ce qui peut varier : avec l’anatomie et les capacités cognitives d’un chimpanzé, l’être humain n’aurait jamais pu entrer dans le développement culturel de type historique qui le singularise parmi l’ensemble des espèces animales. Goffman décrivait ses objets de prédilection en parlant des « environnements dans lesquels deux individus, ou plus, sont physiquement en présence de la réponse de l’un et de l’autre  2 » ou de « toute zone matérielle en n’importe quel point de laquelle deux personnes ou plus, se trouvent mutuellement à portée de regard et d’oreille  3 ». L’interactionnisme est donc, pour lui, l’« étude naturelle des réunions et des assemblées d’êtres humains, autrement dit les formes et les circonstances de l’interaction de face à face  4 ». Les bases de l’interaction‑ nisme sociologique trouvent ainsi leur origine dans les capacités pré-humaines et humaines universelles à interagir en s’appuyant sur les mimiques, les mouvements des yeux, les gestes et, pour l’espèce humaine, les paroles de leurs interlocuteurs, à se synchroniser avec eux et, parfois aussi, à ritualiser leurs interactions. Il n’y a nul hasard scientifique dans le fait que Goffman se réfère et emprunte à l’étho‑ logie dans une partie de ses travaux (méthodologiquement, avec l’observation naturaliste des interactions, et théoriquement, avec les notions de « parade », de « ritualisation », de « déplacement » ou de « stéréotypie »  5). Bien que le socio‑ logue n’aille pas jusqu’à faire des continuités et discontinuités évolutives entre espèces le cœur de sa réflexion sur la nature et la logique des interactions, le rapprochement méthodologique et théorique qu’il opère n’a rien d’une pure coïncidence motivée par le seul plaisir de filer un certain type de métaphore. On peut donc dire que l’interactionnisme est nécessité par les propriétés de la nature profondément sociale de l’espèce humaine. La fabrication culturelle 1.  Rabain-Jamin 1988 : 265‑266. 2.  Goffman 1988 : 191. 3.  Goffman 1987 : 91. 4.  Ibid. : 168. 5.  Cf. Goffman 1973 et Conein 1992.

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des individus humains repose sur des « contacts directs » que les perspectives structurales ou structuralistes ont toujours rejetés au nom d’une réalité non directement visible et plus englobante. Ainsi Bourdieu opposait-il comme deux approches radicalement incompatibles des démarches (interactionnistes et structurales) qui renvoient pourtant à des réalités d’interaction et de struc‑ tures sociales englobantes qui ne le sont pas : Le milieu est donc ce qui permet de dire ce phénomène de l’action à distance et, du même coup, de rompre avec la physique de type cartésien selon laquelle il n’y a d’action que sous la forme de l’interaction, de l’entrechoc. Cette notion me paraît importante, dans la mesure où elle permet de voir que la pensée en termes de champ est à la pensée en termes d’interaction, illustrée par Goffman par exemple, ce que la pensée newtonienne est à la pensée cartésienne. […] La notion de milieu se construit donc contre la notion de contact, comme la notion de champ se construit contre la notion d’interaction  1.

Ce qui vaut pour l’interactionnisme (le fait qu’il est nécessité par des caractéristiques et des processus particuliers du monde social) vaut aussi pour le structuralisme – qui constate que les groupes (familles, clans ou lignages, ordres, castes ou classes, etc.) comme leurs pratiques ou leurs représentations (mythes, rites, sagesses, savoirs) sont structurés, et que ces structures dépassent ou englobent les réalités individuelles comme les réalités d’interaction. Même les interactions dans une famille donnée ne sont ce qu’elles sont qu’en relation avec d’autres réalités familiales  : dans nos sociétés par exemple, la structure des rapports de classes conditionne ce que chaque famille peut vivre et la nature des interactions qui peuvent s’y déployer, de même qu’ailleurs ou en d’autres temps, la structure des rapports entre clans, lignages, castes ou ordres. Les approches structurales ou le structuralisme sont donc, eux aussi, nécessités par les conditions fondamentales de la vie dans des macrosociétés  2. En revanche, là où l’approche interactionniste de Goffman peut être objectivement qualifiée de restreinte ou de réductrice, c’est dans le fait qu’elle détache ces capacités interactionnelles d’autres caractéristiques humaines tout aussi fondamentales, et notamment celles de pouvoir créer des artefacts, des mécanismes objectifs et des institutions durables. Car ces propriétés distinc‑ tives de l’humanité vont progressivement changer la place et le sens des interactions dans l’ensemble du fonctionnement social. 1.  Bourdieu 2015 : 548. 2.  « Il existe au sein des sciences sociales je ne sais quel préjugé courant selon lequel les rapports sociaux seraient nécessairement des rapports entre êtres humains. C’est tout à fait faux. La plupart des rapports sociaux de la vie moderne mettent en jeu ce que Burke estimerait être des “abstractions”  : l’État, un supermarché, etc. Qu’il s’agisse de payer ses impôts ou de faire ses emplettes, c’est bien avec ces entités que j’ai affaire et non au percepteur ou à la caissière qui n’en sont que des représentants parfaitement anonymes et qui pourraient tout aussi bien être remplacés par des machines comme l’a été l’ancien poinçonneur des tickets de métro » (Testart 2004a : 222‑223).

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Pour commencer, on remarquera qu’au cours de l’histoire de la ligne de force de la production d’artefacts, les humains vont progressivement étendre le champ des possibilités d’interaction entre eux grâce à différents moyens tels que l’écrit, le téléphone, le télégraphe, le fax et l’internet (mails ou rencontres virtuelles). De cette façon, et comme en bien d’autres cas, les humains ont réussi à compenser ou à surmonter l’absence naturelle de don d’ubiquité des êtres vivants, qui sont toujours localisés, temporellement et spatialement. « Interagir » avec des morts ou des absents est la performance inédite – banalisée au point d’en apparaître presque naturelle – qu’a réussi à accomplir l’espèce humaine, seule espèce vivante sur Terre à parvenir à défier à ce point les lois de la nature. Ensuite, il faut rappeler, comme le fait le sociologue étatsunien Jonathan Turner, l’importance de l’interaction dans les toutes premières formes de sociétés : « Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, l’univers social a consisté en des interactions en face à face dans des rencontres intégrées dans deux types de structures de groupe – les unités de parenté nucléaire et les bandes  – et peut-être un sens général de la communauté plus large ou du territoire régional  1. » Dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui étaient infiniment plus petites que celles dans lesquelles nous vivons désormais, chaque individu était en mesure de connaître et de reconnaître la totalité des autres membres du groupe. Dans ces sociétés de petite taille et à faible degré d’objec‑ tivation des relations sociales, et notamment des hiérarchies, l’interaction était d’autant plus importante, centrale et lourde de conséquences dans la vie sociale. Perdre la face dans une interaction lorsque aucune institution extérieure à l’interaction ne vient préserver votre statut (e.g. l’institution scolaire avec l’attribution d’un diplôme, le contrat de travail garanti par le droit, l’entreprise avec l’attribution d’un poste à l’intérieur d’une hiérarchie donnée, l’argent comme pouvoir social garanti par l’État, qui peut être accumulé, conservé et mis à fructifier dans des institutions bancaires,  etc.), c’est risquer de perdre la place que l’on occupe dans la structure sociale. Lorsque « perdre la face » dans une interaction donnée peut conduire à perdre sa place, on mesure le poids écrasant de chaque nouvelle interaction sociale. Dans les sociétés non humaines, on sait qu’un seul affrontement physique victorieux peut modifier parfois toute une hiérarchie entre les dominants et les subalternes, et que, pour cette raison, les hiérarchies sont régulièrement remises en question dans ces sociétés. Que l’on pense aux hiérarchies établies dans les poulaillers, dans les bancs de poissons ou entre écrevisses (où les hiérarchies sont établies pour une période d’environ cinq jours  2), on prend conscience du fait que chaque nouvelle interaction est potentiellement lourde de conséquences du point de vue de la place que l’on occupe dans le groupe. Comme l’écrivent 1.  Turner 2010 : 21‑22. Traduit par moi. 2.  Issa & Edwards 2006.

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Jean-Marie Hombert et Gérard Lenclud : « L’accès et le maintien à un rang de dominant dépendent du succès obtenu dans ces interactions. Un dominant qui échoue à l’épreuve permanente en laquelle consistent les rapports de force entre individus perd inévitablement son rang : il est renversé  1. » L’anthropologue Maurice Bloch parle de social « transactionnel » pour les grands singes, sachant que leurs positions sociales dans le groupe sont toujours à gagner ou à maintenir, et de social « transcendantal » pour l’espèce humaine, chez qui les statuts et les positions sociales existent, grâce aux moyens langagiers notamment, indépendamment des individus ou des groupes qui les occupent  2. Les groupes de chimpanzés, de gorilles ou de babouins ne connaissent pas d’autre régime que celui de l’interaction permanente parce qu’ils ne disposent pas des moyens (langagiers, artefactuels et institutionnels) de stabiliser relati‑ vement leurs rapports sociaux. Comme le disait Bruno Latour : La sociologie des singes se présente comme l’exemple extrême de l’inter­ actionnisme, puisque tous les acteurs sont co-présents et s’engagent, face à face, dans des actions dont la dynamique dépend, en continu, de la réaction des autres. Paradis de l’interactionnisme, elle l’est en un autre sens, puisque la question de l’ordre social ne semble pas pouvoir être posée, chez les singes, autrement que comme la composition progressive des interactions dyadiques, sans effet de totalisation, ni de structuration  3.

Mais le passage du « transactionnel » au « transcendantal », pour parler comme Bloch, n’a rien d’un saut ou d’une discontinuité radicale. Il s’agit d’un processus qui continue à faire sentir ses effets au cours même de l’histoire des sociétés humaines. Ce n’est ainsi pas un hasard si Bourdieu soulignait que l’interactionnisme, qui a été paradoxalement beaucoup plus fréquemment mobilisé pour comprendre des rencontres publiques au sein de sociétés urbaines modernes, aurait été pourtant bien plus pertinent pour étudier des sociétés qui sont les plus dépourvues des moyens institutionnels et des mécanismes objectifs de fixation des places et des cotes de chacun  4. S’il faut – dans une débauche constante d’énergie  – montrer sa puissance, sa richesse (par exemple, par la pratique du potlatch), c’est que rien n’est acquis durablement et qu’il faut donc en permanence faire montre de sa valeur, montrer que l’on mérite sa place ou son rang, etc. Les sociétés humaines se distinguent entre elles en fonction du degré plus ou moins élevé d’objectivation atteint, alors que les sociétés animales non humaines se distinguent des sociétés humaines par une absence quasi totale de mécanismes d’objectivation et de stabilisation des positions.

1.  Hombert & Lenclud 2014 : 393. 2.  Bloch 2008. 3.  Latour 1994 : 588. 4.  Bourdieu 1986 : 40‑44.

13.

CAPACITÉ LANGAGIÈRE-SYMBOLIQUE, DÉPLACEMENT ET FICTION

Critique de l’idéalisme logocentrique Par une expérience de pensée, il faudrait pouvoir imaginer le type de droit, de morale, de politique, de religion, d’esthétique ou de connaissance que pourraient avoir les animaux non humains s’ils disposaient de moyens de représentation symbolique équivalents à ceux dont dispose l’espèce humaine. Inviter à un tel exercice de pensée, c’est poser la question des fonctions du langage (ou de la capacité symbolique) d’une certaine manière, en soulignant le fait que si celui-ci informe tous les phénomènes sociaux humains, il ne fait pour partie qu’accompagner des phénomènes, des mécanismes ou des logiques qui lui préexistent et qui continuent d’exister sans lui chez d’autres espèces. Ce n’est pas un hasard si l’anthropologue Alain Testart écrit qu’il n’existe aucune société humaine sans droit ni politique  1, et si parallèlement le primato­logue Frans de Waal et bien d’autres éthologues soutiennent que certains animaux non humains ont eux aussi un certain sens de la justice et de l’injustice. Un sens de l’inéquité ou de l’injustice a ainsi été observé chez des chimpanzés, des capucins, des macaques, des chiens domestiques et certaines espèces de poissons (telles que le poisson nettoyeur). Les membres de ces différentes espèces refusent notamment de participer à une activité s’ils constatent que d’autres reçoivent des récompenses plus élevées qu’eux : L’humain est extrêmement investi dans l’équité et la justice. C’est apparemment un universel humain ; bien que les détails puissent varier, 1.  La seconde loi énoncée par Alain Testart dans ses Principes de sociologie générale commence de la manière suivante : « Toute société possède une dimension juridique […]. » Et il complète en précisant : « Pas de société sans droit : c’est l’évidence. Et, comme la norme n’est juridique que d’être appuyée sur un pouvoir politique, il n’est pas davantage de société sans politique que de société sans droit. Il n’était pas inutile de le rappeler à l’encontre en particulier de la vieille anthropologie sociale qui se plaisait à imaginer les sociétés primitives comme des sociétés “sans politique” » (Testart 2021 : 576).

CAPACITÉ LANGAGIÈRE-SYMBOLIQUE…

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un certain intérêt pour l’équité traverse les cultures […]. Dans quelle mesure est-ce unique aux humains ? […] il existe de plus en plus de preuves qu’au moins une certaine évaluation comparative des récom‑ penses et une aversion pour les récompenses inégales se retrouvent chez une plus grande variété d’espèces que nous-mêmes, ou même des primates non humains  1.

Le sens de l’équité, de même que le sens de ce qui est admissible, n’attend pas son expression langagière pour exister, et c’est pour cette raison qu’il n’y a pas à s’étonner de constater qu’un sens pratique de la justice, qui se manifeste dans les comportements plutôt que dans une expression langagière, puisse exister chez de nombreuses espèces animales. Frans de Waal pose correctement le problème quand il écrit : Les membres de certaines espèces peuvent parvenir à un consensus tacite sur le type de comportement qui peut être toléré et sur celui qui doit être inhibé, mais, sans langage, les principes qui sous-tendent de telles décisions ne peuvent être conceptualisés, et encore moins débattus. Communiquer des intentions et des sentiments est une chose ; clarifier ce qui est bien et ce qui est mal, et pourquoi cela est bien ou mal, en est une autre. Les animaux ne sont pas des philosophes de la morale. Mais, alors, combien d’êtres humains le sont ? Nous avons tendance à comparer le compor‑ tement animal aux œuvres les plus accomplies de notre espèce, et nous nous rengorgeons à l’idée qu’un millier de singes armés d’un millier de machines à écrire n’arrivent pas à la cheville de William Shakespeare. Est-ce une raison pour nous classer parmi les êtres intelligents, et qualifier les animaux de « bêtes »  2 ?

On sait aussi que de nombreux animaux non humains ont un sens de la hiérarchie et développent des stratégies ou des alliances politiques ; que l’évitement de l’inceste existe dans nombre de sociétés animales non humaines et que le tabou de l’inceste, qui est propre aux sociétés humaines, n’en est que la formulation symbolique tout en en changeant le statut ; que les chimpanzés sont capables de gestes de réconciliation après un combat  3 ; et l’on peut poursuivre ainsi très loin la réflexion en se demandant si les animaux non humains n’ont pas des formes de comportements proto-­religieux  4, proto-­ 1.  Brosnan & De Waal 2012  : 336. Traduit par moi. Voir aussi De  Waal 1991  : 335‑349 et 1998. 2.  De Waal 1997 : 263‑264. Retraduit par moi. 3.  « Si deux chimpanzés particuliers, qui normalement ne se donnent jamais de baisers ni ne s’enlacent, le font exactement un bref moment après une bagarre importante, il est difficile de ne pas y voir un acte explicite de réconciliation. Ils n’ont pas besoin de faire allusion à ce qui vient de se passer entre eux, leur comportement est si exceptionnel qu’il équivaut à une référence non équivoque au passé » (De Waal 1992 : 155‑156). 4.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ».

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cognitifs  1, proto-esthétiques  2, proto-symboliques (notamment avec les parades nuptiales, les rites de domination ou de soumission, etc.  3), et ainsi de suite. Si des régularités comportementales peuvent exister sans normes expli‑ cites, et donc sans langage, cela signifie que la norme, la loi ou l’interdiction formelle (comme dans le cas du tabou de l’inceste) ne sont pas fondamentale‑ ment le moteur de ces régularités, même si cela ne fait pas d’elles de simples suppléments d’âme sans effet sur les comportements. Bernard Chapais est, à mon sens, celui qui a le plus clairement énoncé le problème en écrivant à propos des prémices des « structures élémentaires de la parenté » : En conclusion, tous ces éléments étaient vraisemblablement présents avant l’apparition de la pensée symbolique, sous forme de simples régularités comportementales. C’est donc non pas dans un vide évolutif, mais sur une fondation biologique riche et diversifiée qu’aurait germé la structure profonde de la société humaine que la pensée symbo‑ lique et la culture auraient par la suite considérablement enrichie. La convergence profonde entre les données primatologiques et les vues de Lévi-Strauss sur la nature de la société humaine illustre à la fois la futilité de l’opposition nature-culture et les avantages de la recherche interdisciplinaire  4.

Il est simplement dommage pour la réflexion interdisciplinaire que le primatologue ne s’appuie pas sur la réflexion sociologique concernant le « sens pratique  5 ». Non seulement les sociétés humaines se distinguent des sociétés de primates non humains par leurs capacités symboliques, mais les sociétés humaines se distinguent entre elles selon le degré de formulation ou de codification des « règles » ou des « normes », la codification écrite constituant un moment tardif, mais décisif dans l’histoire de l’humanité, et il faut tirer de ce constat une conséquence en matière d’étude des faits sociaux, à savoir qu’il est toujours préférable de saisir des logiques sociales en acte plutôt que dans l’ordre des discours ou des représentations, car à constater l’absence de certaines normes dans l’ordre de l’exprimé, on pourrait en conclure trop 1.  Cf. supra « Chapitre 11. Socialisation-apprentissage-transmission ». 2.  Darwin a émis une hypothèse séduisante à propos du sentiment du beau chez les animaux en lien avec la sélection sexuelle. Les mâles de nombreuses espèces sont dotés de propriétés phénotypiques, produits de la sélection sexuelle, leur permettant d’apparaître séduisants aux yeux des femelles. Patrick Tort a souligné le fait que ces moyens sont parfois permanents (e.g. faisans), parfois éphémères, le temps de la saison des amours (e.g. les bois du cerf se détachent, les plumes magnifiques de l’oiseau de paradis tombent), et parfois purement extérieurs et artefactuels (e.g. cas de la construction sophis‑ tiquée du berceau nuptial par le jardinier satiné, avec des décorations et des peintures). Dans les deux derniers cas, il y a comme une « autonomisation du symbolique » qui prendra chez l’homme un caractère strictement artéfactuel. Cf. Darwin 2013 [1871] : 937 et Tort 2017. 3.  Cf. supra « Ligne de force des rites et institutions ». 4.  Chapais 2007 : 27. 5.  Cf. Bourdieu 1980a.

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hâtivement à l’absence de régularités pratiques-comportementales. Comme l’écrit Alain Testart à propos de la division sexuelle du travail : Ces données me semblent justifier la conclusion que j’en tire dans la phrase suivante, à savoir que « peu importe finalement l’opinion qu’une société se fait d’elle-même » car la réalité (de la division du travail) est bien la même chez les Batek que chez les autres chasseurs-cueilleurs : les femmes ne rapportent aucun gibier avec la sarbacane (dont le dard pénètre la chair animale et rentre en contact avec le sang). Le mot important dans le texte qui vient juste d’être cité est évidemment celui de « tabou explicite ». Un tabou est quelque chose qui relève de l’ordre de l’énonciation ou du moins de l’énonciable. Mais les choses peuvent être dites avec plus ou moins de force (d’où le titre du chapitre qui parle de « la force du tabou »). Et même lorsque rien n’est dit, lorsqu’aucun tabou explicite n’est énoncé, le comportement des hommes peut néanmoins témoigner d’un ordre implicite tout à fait contraignant. C’est une banalité sociologique. Je ne pense donc pas « tordre le bras » aux données en disant que cet ordre, ou cette logique sous-jacente, est partout le même en dépit des différences sensibles que l’on relève dans les discours des croyances : je ne fais qu’interpréter […] ces données en faisant état d’un décalage entre le fait social observable (pas de gibier rapporté par les femmes avec la sarbacane, les matières dures travaillées par les hommes,  etc.) et l’ordre du discours, décalage qui laisse invariant le fait dans lequel on peut voir le jeu d’une logique qui n’est pas forcément dite  1.

Le langage est une dimension essentielle des faits sociaux humains, quelle qu’en soit la nature. C’est lui qui fait qu’il n’y a pas de société humaine sans droit ni morale, qui fixe langagièrement des interdits et dit ce qui doit être, de même qu’il n’y a pas de société humaine sans politique, qui organise symbo‑ liquement (dans des mythologies, des idéologies ou des visions du monde) les rapports de pouvoir entre les individus, les catégories et les groupes, sans religion, qui verbalise-thématise des interrogations existentielles sur le pourquoi de l’existant (dans des mythes ou des discours religieux) et qui permet d’imaginer des entités – créées par des moyens symboliques – protec‑ trices des individus et des groupes, sans productions esthétiques, qui permettent, grâce à des moyens symboliques, de représenter et de faire exister des entités collectives (e.g. totems, emblèmes, blasons, drapeaux,  etc.), de raconter des histoires, de plaire à un partenaire sexuel potentiel, etc. ; et de même encore qu’il n’y a pas de société sans connaissance culturelle transmissible pratiquement et verbalement, qui répond à la question de savoir ce qui est et comment faire avec ce qui est (médecine, pharmacopée, connaissances botaniques, zoolo‑ giques, techniques, scientifiques, etc.). Ce qu’Alain Testart dit de l’idéologie, 1.  Testart 1987 : 169‑171.

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on peut le dire du langage, à savoir que le langage (et les représentations qui y sont liées) accompagne toutes les pratiques  1 : Tout aspect de la vie sociale a son idéologie, dans la mesure où les hommes ont une opinion sur tout, parlent de tout, se font des représentations (vraies ou fausses) de tout. L’idéologie en tant qu’ensemble ne peut être un domaine comme un autre, à côté d’un autre. Elle-même partagée en domaines, elle est proche de tous les autres domaines. Si bien que la représentation correcte des domaines ne saurait être, comme dans la vision classique du marxisme, une simple juxtaposition  2.

Mais il faut dire aussi que le droit, la morale, la politique, la religion, l’esthétique, la connaissance,  etc. sont autant de formulations langagièressymboliques de comportements qui mettent en œuvre un sens pratique de la justice, de la morale, de la politique, de la religion, de l’esthétique ou de la connaissance, et qui ont précédé de loin, dans l’histoire du vivant, l’apparition d’Homo sapiens. Ainsi, le droit est un sens de la justice exprimé, formulé, et parfois formalisé, de même que l’esthétique est un sens du beau exprimé-objectivé, ou que la religion est un sens de la dépendance vis-à-vis d’un plus grand que soi exprimé, etc. Comme le dit le primatologue Frans de Waal à propos de la morale  : « Nous sommes très forts, assurément, pour traduire des tendances préexistantes en concepts, mais cela n’empêche pas les primates et les petits enfants, qui n’ont jamais entendu parler de ces concepts, d’échanger baisers et accolades après un combat ou de vociférer pour protester contre l’inégalité des récompenses et des cadeaux de Noël  3. » Toute réflexion scientifique sur le langage, ses fonctions et ses effets doit nécessairement partir d’une critique de l’idéalisme foncier de nombre de visions savantes. Dans la vision logocentrique, le langage, la raison, la conscience, l’intentionnalité, la volonté, la pensée sont censés nous distinguer des autres animaux d’une manière si radicale qu’il n’y aurait aucun sens à opérer des comparaisons inter-espèces, et encore moins à opérer des rappro‑ chements entre eux (« les animaux ») et nous (soi-disant sortis de l’animalité). Paradoxalement, alors qu’elles se vivent comme des entreprises progressistes et libératrices, les sciences humaines et sociales, en séparant l’humanité de toutes les autres espèces animales, renouent avec une vision quasi théologique qui cherche à nier par tous les moyens possibles le principe darwinien de continuité du vivant. Les représentations humaines, qui font elles-mêmes suite dans l’histoire du vivant à tous les signaux engendrés par des systèmes de communication chimiques, olfactifs, gestuels ou vocaux, sont des productions signifiantes qui 1.  Lahire 2011 : 137‑159 et 2015b : 21‑36. 2.  Testart 2021 : 85. 3.  De Waal 2013 : 237.

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accompagnent, en les traduisant plus ou moins fidèlement ou en les contredi‑ sant illusoirement, des processus réels qui se développent indépendamment de tout langage. Si tout ce qui nous caractérise (évitement de l’inceste, affection et soins parentaux, relations de parenté, empathie, capacités de reconnais‑ sance et de différenciation eux/nous, rapports de coopération-entraide ou de compétition-concurrence, rapports de domination et hiérarchies, sens de la justice,  etc.) était une pure invention culturelle liée à nos capacités langagières ou symboliques, il faudrait alors s’interroger sur les raisons pour lesquelles nous répétons en grande partie, par pure arbitrarité culturelle, ce qui existe par ailleurs chez des animaux dépourvus de langage (au sens humain du terme) et de cumulativité culturelle. Pourquoi nos formidables capacités symboliques d’invention nous conduiraient-elles vers des points analogues à ceux que d’autres espèces ont elles-mêmes atteints ? Pourquoi ne déroutent-elles pas totalement les hommes du chemin social, compor‑ temental suivi par d’autres espèces, sinon parce que notre langage ne fait qu’accompagner, justifier ou, parfois, prétendre le contraire de ce qui n’a pas besoin de langage pour advenir et se développer, et qui, dans tous les cas, n’est jamais le pur produit de notre langage ? Pourquoi nier le fait que nous sommes des animaux comme les autres, même si nous sommes des animaux spécifiques, mais pas plus spécifiques que ne le sont les fourmis, les corbeaux, les serpents ou les différentes autres espèces de mammifères ? Nous sommes spécifiques au sens où nous formons une espèce distincte des autres espèces, mais nous ne réinventons pas symboliquement, culturellement toutes les lois sociologiques de fonctionnement du vivant. Parce que les êtres humains peuvent se représenter les choses, les personnes, les actions, en prendre conscience et les considérer de multiples manières, ce qui, chez de nombreuses autres espèces, se vit pratiquement, sans représen‑ tation, ils peuvent avoir l’impression (erronée) d’avoir « décidé » (ou d’avoir eu des ancêtres qui ont décidé) des faits sociaux et de leurs transformations, sans se rendre compte que, non seulement tous les faits en question sont des faits émergents qui échappent à leur conscience et à leur volonté, mais qu’ils ont en grande partie émergé dans d’autres sociétés que les sociétés humaines. Pouvoir se représenter ce qui nous détermine, pouvoir le partager avec d’autres et en discuter, tout cela n’efface pas le caractère objectif et involontaire de ces déterminations. Comme le dit très justement Frans de Waal : « La force motrice de la respiration n’est pas la conscience de l’oxy‑ gène  1 », même si se les représenter correctement – comme s’efforcent de le faire les sciences – donne la possibilité, non pas de nier ce qui nous dépasse et nous constitue, mais de « faire avec » ou « contre » par des moyens qui sont bien, quant à eux, intentionnellement dirigés contre ces forces objectives. 1.  Ibid. : 73.

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Enfin, hormis l’illusion de l’auto-création langagière-symbolique-culturelle de l’Homme par l’Homme, la dimension culturelle qui accompagne et informe tous les aspects de la vie sociale humaine contribue à faire obstacle à la saisie des structures sociales fondamentales. En effet, ce qui saute aux yeux des observateurs, c’est toujours la diversité des formes culturelles (des rites, des mythes, des institutions, etc.), qui rend, du même coup, invisibles les grandes constantes de la vie sociale humaine. Par exemple, même lorsque la domination masculine s’accompagne toujours d’un système d’oppositions (entre le haut et le bas, le ciel et la terre, le soleil et la lune, la droite et la gauche, le sec et l’humide, etc.), ce qui est associé au masculin ici peut être associé au féminin là, ou ne pas être du tout mentionné ailleurs encore. Les variations culturelles en termes de justification de la domination masculine étant permanentes, elles donnent l’impression d’une absence de régularité (ou de loi), alors même que le rapport de domination comme les discours de justification et le système d’opposition ne cessent, par-delà les différences, de se manifester.

Capacité de déplacement et rapport au réel Le tour de force du langage réside dans le fait de pouvoir nommer  1, catégoriser ou classifier les choses, les personnes et les situations grâce à des moyens symboliques aussi détachables de ces réalités que transmissibles et réutilisables hors de la présence de ces réalités  2, formuler ou formaliser de simples régularités pratiques-comportementales, coordonner une action collective, raconter des mythes ou construire une idéologie pour donner sens au groupe, justifier un état de fait, et même, quand il est associé à du pouvoir, de contribuer à faire exister ce qui est énoncé (effet performatif), même quand ce qui est énoncé est une pure fiction (esprit, force, divinité, etc.)  3. Toutes ces prouesses langagières reposent sur une propriété centrale appelée « déplacement ». 1.  « Le simple fait de nommer une chose est un acte d’abstraction. Investi du nom, l’ours se trouve abstrait du complexe sensoriel “arbres-grottes-gazouillis-des-oiseaux”, etc., auquel il est associé quand un homme le rencontre pour de bon. Par le langage son existence n’est pas seulement isolée ; elle est généralisée. L’ours réel est toujours un être particulier : il est grand ou petit, noir ou brun, endormi ou en train d’escalader un arbre. Le vocable “ours” omet ces qualités au profit d’un petit nombre de caractères communs à une série d’individus. Ces caractères communs sont réunis dans une classe abstraite » (Childe 1964 [1936] : 33). 2.  Par ses propriétés systémiques, le langage permet d’inscrire les individus dans un réseau de relations. Le cas de la socialisation des enfants wolof du Sénégal étudié par Jacqueline Rabain montre qu’en désignant un enfant comme aîné ou cadet, garçon ou fille, membre de tel ou tel lignage, on contribue à le positionner dans un système symbolique et social, et à l’assigner à un ou des rôles correspondant à ces positions (Rabain 1979 : 34). 3.  Cf. la théorie des actes de langage qui est centrée sur ce lien entre langage et pouvoir, et la possibilité de faire des choses avec des mots. Cf. Austin 1991.

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En 1960, le linguiste et anthropologue (élève d’Edward Sapir) ­étatsunien Charles F.  Hockett a énoncé cette propriété caractéristique du langage humain  1, qui est beaucoup plus centrale que l’« arbitrarité du signe » rappelée de façon récurrente depuis sa première formulation par Ferdinand de Saussure  2, ou même que la « double articulation » (André Martinet  3), absente chez les animaux non humains chez qui on n’a jamais détecté la présence d’une syntaxe, au sens de relations signifiantes entre des unités de langage. Ce déplacement symbolique, qu’on pourrait aussi qualifier de ­décontextualisation dans un certain nombre de cas, s’entend tout d’abord comme la possibilité d’une émancipation par rapport au contexte d’énon‑ ciation, ici et maintenant, et de tout ce qu’on peut y percevoir. Même si le langage humain s’organise autour du présent de l’énonciation (Benveniste  4), d’un hic et nunc qui organise le système des temps, des pronoms personnels (je-tu-il, etc.), des indicateurs de lieu (ici, là) et de temps (hier, maintenant, demain, etc.), il permet toutefois de faire référence à des événements passés ou à venir, à des réalités absentes car éloignées, et même à des réalités dispa‑ rues ou purement fictives (un personnage de fiction, un esprit, un dieu)  5 : Ce que les SCA [systèmes de communication animale] ne font pas, contrairement au langage, c’est se référer à un objet qui n’est pas présent, au moment même où le cri est lancé. […] Un signe indexical est un signe qui désigne directement son référent. Les cris d’alerte des vervets annonçant la présence d’un prédateur en sont de bons exemples. Un signe symbolique, à l’inverse, se rapporte à un référent qui peut se trouver à des kilomètres de distance ou avoir existé il y a plusieurs milliers d’années  6.

Cela ne signifie pas que les animaux non humains soient enfermés dans un présent perpétuel, mais seulement qu’ils ne disposent pas des moyens de représentation permettant de communiquer avec autrui à propos de réalités passées ou à venir, et encore moins inexistantes et purement fictives  7. Comme 1.  Hockett 1960 : 89‑96. 2.  Saussure 1972. L’arbitrarité du signe renvoie au fait qu’il n’existe aucun rapport naturel entre le signifié (le concept ou le sens) et le signifiant (l’image acoustique ou visuelle). 3.  Martinet 1960. La première articulation est celle qui combine entre elles les plus petites unités porteuses de sens (monèmes) pour produire des énoncés ayant une signification. La seconde articula‑ tion est celle combinant les unités plus petites et dépourvues généralement de sens (phonèmes) pour former des monèmes. 4.  Benveniste 1982 et 1983. 5.  Maurice Godelier a formulé ainsi cette propriété universelle du langage humain en l’attribuant à la pensée : « Cette capacité de la pensée de pouvoir anticiper l’avenir, d’imaginer des futurs possibles ou impossibles, de se souvenir de choses réelles ou d’inventer des choses qui n’ont jamais existé est universelle » (Godelier 2019 : 19). 6.  Bickerton 2010 : 52. 7.  « Le concept du temps est également largement considéré comme étant uniquement humain. [Le psychologue Merlin] Donald […], par exemple, a écrit que “la vie des singes est vécue entière‑ ment dans le présent” et, beaucoup plus tôt, [le psychologue Wolfgang] Köhler […], à partir de ses

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le dit le psychologue canadien et néo-zélandais Michael Corballis, ce qui distingue les animaux non humains des humains, c’est moins la capacité à voyager mentalement dans l’espace ou dans le temps que la possibilité de faire partager aux autres ses voyages  1. Le déplacement est la propriété qui rend possibles le mensonge, la manipulation, la fiction, mais aussi la possibilité d’apprendre aux enfants (mais aussi aux autres) des choses –  passées ou à venir – auxquelles ils ne sont pas immédiatement confrontés en les inscrivant dans un passé et en les préparant à leur vie adulte. On sait, par exemple, que les chimpanzés et les bonobos peuvent mettre en œuvre des comportements tels que la « tromperie tactique », que plusieurs espèces d’oiseaux sont capables de lancer de faux cris d’alarme lorsqu’ils veulent pouvoir accéder à une nourriture et que la concurrence est grande  2, ou que des oiseaux tels que les geais manifestent un rapport anticipateur au futur en stockant le type de nourriture dont ils savent qu’il ne sera pas disponible plus tard, lors de la saison froide, etc.  3. Ce qui nous sépare d’eux du point de vue de nos capacités mentales n’est encore qu’une question de degré et non une discontinuité radicale. On sait aussi qu’une espèce aussi éloignée de nous que les abeilles possède cette propriété de déplacement en étant capable de communiquer sur des choses absentes (des fleurs à butiner), donnant des indications aux autres sur la distance et la direction de leur localisation  4. Pour résumer le type de langage utilisé, on peut dire que l’abeille ayant repéré une source de nourriture revient à la ruche et exécute une danse en forme de huit ; selon l’orientation du huit, elle indique l’angle suivant lequel en sortant de la ruche il faudra se diriger par rapport au soleil ; dans le même temps, elle frétille de l’abdomen et la fréquence de frétillement indique la distance ruche-nourriture. Au cours de la journée, le soleil change de position dans le ciel et l’abeille modifie études sur la résolution de problèmes chez les chimpanzés, a écrit que “le temps dans lequel vivent les chimpanzés est limité dans le passé et le futur”. […] Contrairement à ces idées reçues, l’expérience du passé et du futur remonte probablement très loin dans l’évolution des animaux qui se déplacent, et ont besoin de savoir où ils sont, où ils ont été et où ils pourraient aller ensuite, ainsi que ce qui s’est passé ou pourrait se passer là-bas » (Corballis 2019 : 6‑7). 1.  Corballis 2017  : 55‑56. Cf. aussi, sur les caractéristiques du symbole par rapport à l’indice et à l’icône, Deacon 1997. 2.  « Merles noirs (Turdus merula) et grives musiciennes (Turdus philomelos) lancent de faux cris d’alarme, alors que les prédateurs signalés sont absents […]. C’est une situation qui arrive d’ailleurs plutôt quand la compétition pour la nourriture oppose des oiseaux d’espèces différentes. Un tel comportement est également observé chez les mésanges […] ou chez des espèces d’Amazonie (Lanio versicolor et Thamnomanes schistogynus) […] » (Lestel 2002  : 93). De même, en 2014, on a observé chez les drongos la capacité à lancer des faux cris d’alerte pour détourner les autres de la nourriture. Cf. Emery 2017 : 19. 3.  Cf. la synthèse de ces travaux dans Corballis 2011. 4.  « La danse des abeilles, ou “langage dansé”, constitue donc un système de communication où est présent, à l’état émergent, le phénomène de la référence découplée  : la danse évoque des entités du monde extérieur, non présentes lors de son exécution, à atteindre dans le futur » (Hombert & Lenclud 2014 : 174).

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sa danse en fonction du temps qui passe pour que ces congénères ne se trompent pas. Toutefois, non seulement cette propriété ne se manifeste qu’à propos de la localisation d’une source de nourriture ou de la ruche  1, et ne permet pas, comme le langage humain, de communiquer sur toute une série de réalités absentes, mais elle ne s’inscrit pas dans un dialogue (les autres abeilles « répondent » à la danse de l’une d’entre elles par l’action de se diriger vers l’endroit indiqué et non par une autre danse), et l’on n’a jamais vu d’abeilles mentir sur la localisation des fleurs qu’elles indiquaient à leurs congénères, fictionnaliser sur des fleurs imaginaires ou simplement communiquer à propos d’un parterre de fleurs passé ou à venir  2. Sachant que les abeilles apprennent aussi cette manière de communiquer, il faut aussi rappeler qu’une différence fondamentale entre elles et nous concerne la durée de vie : excepté la reine qui vit entre 3 et 5 ans, une ouvrière d’été vit en moyenne de 5 à 6 semaines, tandis qu’une ouvrière d’hiver vit de 5 à 6 mois. Cette très courte durée de vie exerce une pression qui limite considérablement les possibilités de développement de son système de communication. Il n’y a rien d’étonnant à ce que ce dernier se limite à des éléments fondamentaux de la survie du groupe (localisation de la nourriture et localisation de la ruche pour nourrir sa colonie). Derek Bickerton a émis l’hypothèse selon laquelle l’apparition de la propriété de déplacement, chez les abeilles comme chez l’Homme, est liée, d’une part, à l’adaptation à un environnement qui se caractérise par un éloignement de la nourriture et, d’autre part, à la nécessité de communiquer à propos de cette ressource utile pour l’ensemble du groupe du fait de l’obliga‑ tion d’un recrutement pour une prise en charge collective (trop de nourriture ou une nourriture trop volumineuse, telle que des carcasses géantes) : Pour les abeilles, les sources sont des parterres de plantes fleuries qui s’épanouissent toutes en même temps et peuvent se flétrir un ou deux jours plus tard. Si une abeille localise une telle manne, elle ne pourra l’exploiter seule. Pour son bien et celui de la communauté, elle doit faire appel à ses consœurs. Le recrutement  : tel est le mot clé à l’origine de la naissance du langage. Les sites où les abeilles doivent ameuter leurs semblables peuvent se trouver à plusieurs kilomètres de la ruche. Un laps de temps mesurable, au moins plusieurs minutes, s’écoule entre le moment où les abeilles découvrent la source de nourriture et celui où elles passent l’information. Ainsi, un SCA [système de communication animale] efficace doit permettre le déplacement –  transmettre des informations à propos 1.  « Par exemple, une abeille éclaireuse n’a aucun moyen de dire quoi que ce soit aux autres abeilles sur la couleur des fleurs ou leur forme et leur taille. Mais surtout, si quelque chose d’inattendu se produit, elle n’a aucun moyen de le communiquer » (Bonner 1989 : 125. Traduit par moi). 2.  Benveniste 1966 [1952] : 56‑62.

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d’événements qui se produisent dans un lieu et à un moment différents. Au contraire des autres SCA, il ne peut fonctionner s’il reste emprisonné dans son environnement immédiat. Et en échappant à l’ici et maintenant, il répond à la pression sélective évoquée à la fin du paragraphe précédent – la pression la plus encline à conduire au langage  1.

On sait aussi que de nombreuses espèces de mammifères sont capables de jeux (jouer à se battre sans faire mal à l’autre ni se faire mal), de combats purement rituels ou de rituels de pseudo-copulation indiquant les positions de dominant et de dominé. J’ai déjà souligné le rôle quasi symbolique des rituels de domination ou de soumission qui simulent des actes en les défonc‑ tionnalisant et en les décontextualisant afin d’éviter les combats mortels ou encore des rituels de pseudo-copulation qui réutilisent et détournent des gestes sexuels entre mâles et femelles associés à un rapport de domination pour signifier à l’autre qu’il est dominé ou que l’on accepte d’être le dominé. Mais les jeux de combat entre les jeunes d’une même espèce sont, de la même façon, des simulations ou des simulacres qui ne font que mimer des scènes réelles de combat. Dans le cas du jeu, faire semblant de combattre est une manière de construire un jeu de rôle, qui est une première forme de fiction : Le jeu a une longue histoire évolutive. D’un point de vue physique, les mammifères et les oiseaux s’adonnent au jeu, généralement sous la forme de bousculades ou de combats ludiques. Le jeu-combat peut être considéré comme une préparation au combat réel, un test de force et peut-être aussi un exercice de coordination. Néanmoins, le jeu-combat est clairement différent, et les animaux envoient généralement des signaux pour indiquer qu’ils ont l’intention de jouer plutôt que de se battre sérieusement, ou de jouer plutôt que de s’accoupler  2.

Accompagnant ce mouvement langagier de libération par rapport à l’ici et maintenant, on observe la progressive émancipation à l’égard de l’espace et du temps qu’autorisent tous les artefacts et toutes les techniques de conser‑ vation, de stockage et de transport des aliments et de l’eau. Le pot trans‑ portable qui contient de l’eau permet de ne pas dépendre en permanence du lieu initial de la source. Il évite d’avoir à revenir systématiquement à la source pour boire. De façon générale, l’invention des récipients et des moyens de stockage, quelle qu’en soit la nature (du simple sac confectionné à l’aide d’éléments végétaux au grenier à grains en terre ou en bois, en passant par tous les objets en bois, en poterie ou en céramique), permet la ­décontextualisation de la matière contenue par rapport au contexte initial (la source pour l’eau, le fleuve ou la mer pour le poisson, une partie plus ou 1.  Bickerton 2010 : 148. 2.  Corballis 2017 : 104. Traduit par moi.

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moins éloignée du territoire pour le gibier ou les plantes, les arbres pour les fruits, etc.), de même que le langage permet de parler d’une réalité qui n’est pas immédiatement présente, c’est-à-dire en quelque sorte d’emporter symbo‑ liquement avec soi des choses éloignées et donc absentes. Avec le langage, ce que l’on transporte, ce n’est pas la chose même qui existe (est localisée) ailleurs, mais la représentation de cet objet. De même, les techniques de cuisson, de séchage, de fumage, de salaison ou de gel permettent de conserver des animaux morts (poissons ou viandes) ou des fruits et légumes, tels que des glands ramassés depuis longtemps et qui peuvent temporairement ne plus être immédiatement présents pour des raisons de saisonnalité. Toute cette culture artefactuelle constitue une conquête sur le temps et sur l’espace, une délivrance par rapport à la tyrannie du présent et de la proximité spatiale, et renforce donc le caractère symbolique du système de communication humain. Les moyens symboliques de représenter et de faire exister des entités collectives non immédiatement visibles (e.g. catégories nommées, récits, totems, emblèmes, blasons, drapeaux, logos, marques,  etc.) ont contribué à rendre possible l’avènement de macro-sociétés. Au cours de l’histoire de l’humanité, on constate que les liens affectifs « ne se fixent pas seulement sur des personnes, mais de plus en plus fréquemment sur des symboles propres aux unités plus grandes, les emblèmes, les drapeaux et autres concepts chargés d’affectivité  1 ». Alain Testart notait même que, dans leur processus de symbolisation des collectifs, « les hommes adorent le signifiant (l’emblème totémique) et non le signifié (le clan lui-même). En langage marxiste, on pourrait dire que, dans la religion, la société s’adore elle-même sous la forme réifiée du symbole  2 ». Lorsqu’on analyse la socialité humaine, on pense au rôle du langage dans les échanges interpersonnels, qui relie les individus entre eux, mais les macrosociétés s’expliquent autant sinon plus par le caractère abstrait, symbolique du langage verbal et iconique notamment : l’emblème, le drapeau, le totem, le nom des ancêtres communs (réels ou mythiques), le système de parenté, la généalogie, le récit mythique répété inlassablement à l’occasion de rituels réunissant tout ou partie des membres du groupe  3, etc., c’est tout cela qui permet de faire les groupes malgré l’impossibilité d’un maintien permanent des relations interpersonnelles entre tous les membres d’une communauté en expansion. Interagir en tant que membres de catégories ou de groupes (famille, lignage, clan, tribu, nation, État, patrie, communauté religieuse, sexe, classe d’âge, ordre, caste ou classe, entreprise, club,  etc.) suppose de 1.  Elias 1991b : 167. On trouve évidemment l’origine de la réflexion sociologique sur l’emblème et le drapeau dans Durkheim 1985 [1912]. 2.  Testart 2021 : 71. 3.  Durkheim 1985 [1912].

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disposer des moyens de catégorisation, et c’est ce qu’apporte précisément le langage humain : […] la capacité d’utiliser des paramètres pour forger des unités catégo‑ riques basées sur l’âge, le sexe et la classe a permis aux humains d’interagir les uns avec les autres en tant que catégories, ce qui est une capacité importante pour l’évolution des macro-sociétés. Le résultat est que les humains sont les seuls grands animaux à avoir été capables de créer une macro-société, finalement construite à partir d’unités sociales de niveau méso – groupes, organisations, communautés et catégories sociales – car elles peuvent être utilisées pour construire des domaines institutionnels, les systèmes de stratification, les sociétés et même les systèmes inter-sociétaux qui peuvent désormais couvrir le globe. Une fois que la connaissance de la façon de construire des unités corporatives était acquise, les propensions sous-jacentes aux liens faibles des singes évolués permettaient aux humains d’utiliser ces structures comme éléments constitutifs de sociétés à plus grande échelle tournant autour d’une division complexe du travail, d’une catégorisation d’autrui et de l’interaction avec des étrangers  1.

Avec le langage et les capacités de représentation s’est ouverte une nouvelle ère  : l’ère des récits et des réflexions tournés vers le passé ou vers l’avenir, l’ère de la possibilité de convoquer symboliquement l’absent (disparu ou géographiquement éloigné), mais aussi l’ère des illusions et des fictions, c’est-à-dire de la possibilité de parler de choses ou d’événements purement imaginaires. Le mythe ou l’idéologie transforment l’état des choses car la capacité de représentation et la prise de conscience qui en découle ne se contentent pas de redoubler les faits objectifs, mais peuvent distordre la réalité, n’en retenir qu’une partie, inverser l’ordre des choses, créer des raisons de l’accepter tel qu’il est ou, au contraire, de le trouver inacceptable, etc.  2. Ainsi, la dimension magico-religieuse de toute société humaine est propre à la condition humaine : pouvoir se représenter (et prendre conscience de) la naissance, la mort, la maladie, les catastrophes naturelles, etc., c’est, comme nous le verrons  3, ouvrir l’horizon des interrogations magico-religieuses, avec la création d’êtres fictifs (esprits, divinités, etc.) et de personnes, d’objets ou d’institutions qui sont censés les incarner, les représenter ou jouer un rôle d’intermédiaire entre eux et les autres hommes. L’anthropologue Alain Testart a beaucoup insisté sur la différence, dans les sociétés humaines, entre le « fait » et le « droit ». Ses travaux tendent à montrer que les systèmes de représentation (systèmes de parenté, religions, 1.  Turner, vol. 3, 2012 : 24. Traduit par moi. Cf. aussi Fox & Tiger 1973 : 61‑62. 2. La littérature sur les écarts entre mythes ou idéologies et réalité est considérable et je me contenterai ici de renvoyer aux travaux d’Alain Testart. Cf., entre autres, Testart 1991b, 2006 et 2021. 3.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ».

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droit, représentations politiques) entretiennent des rapports distordus à la réalité des rapports sociaux. Ainsi, le système de parenté australien, pas du tout hiérarchisant en termes de générations et reposant sur la réversibilité du temps, nie la gérontocratie qui organise les rapports de dépendance réels ; de même, la « liberté en droit » des sociétés capitalistes ne stipule que la condition générique pour que des dépendances asymétriques (exploitation) « de fait » puissent se déployer en toute liberté,  etc. Les représentations ne mentent pas toujours, puisqu’elles présentent bien des tendances réellement existantes dans la réalité, mais disent rarement toute la vérité sur la situation globale propre à telle société. Les réflexions de Testart sont tout à fait pertinentes, mais il aurait dû se demander ce qui rend inévitable chez les humains la différence entre le « fait » et le « droit », l’écart entre la représentation des choses et les choses mêmes, entre le discours sur les pratiques et les pratiques, etc. Car c’est la propriété de déplacement propre au langage humain qui est au cœur d’un tel écart. Sans prise en compte de cette complexité supplémentaire introduite dans le jeu social, aucune science de la société ne serait possible. Les grands auteurs de la sociologie n’ont cessé de le rappeler en disant que l’on ne pouvait pas « prendre pour argent comptant » les propos des acteurs, que l’on devait « chasser les mythes » ou se défaire des « prénotions », de l’« idéologie », de la « sociologie spontanée », etc. Parfois, la relation entre la réalité et le discours sur la réalité est normative (ce qui est pratiqué est constitué en règle, en loi ou en norme), indiquant ce qui doit être ; parfois elle est seulement descriptive (comme dans le cas de la connaissance, et notamment de la science), renvoyant à ce qui est ; et parfois elle est illusionnante (comme dans le cas de l’idéal ou de l’idéologie prétendant dire ce qui est, mais masquant la réalité des faits ; ou dans le cas du discours se présentant explicitement comme une fiction littéraire, un discours utopique ou dystopique), disant autre chose que ce qui est. De ce point de vue, on pourrait dire que les êtres vivants ne possédant pas de langage avec la propriété de déplacement (bactéries, végétaux, animaux non humains) sont pragmatiquement plus adaptés à la réalité du monde que les êtres humains. Ils n’ont pas un langage potentiellement déconnectable de la réalité, et qui pourrait faire écran ; et quand ils ont un système de communication sophistiqué (comme les abeilles ou les fourmis), cela ne leur permet ni de mentir à autrui ni de se mentir à soi-même. Ils sont sans doute parfois victimes d’erreurs de perception, mais pas d’erreurs mythologiques ou idéologiques. Leur connaissance pratique du monde est limitée à leur domaine d’action, mais elle est parfaitement adaptée à leur survie. Pour sa part, le langage humain est d’une souplesse incroyable, mais peut être aussi un moyen de s’auto-illusionner sur le monde, de manipuler autrui pour le dominer, etc. Il faut donc beaucoup d’efforts aux humains pour retrouver, hier par une connaissance empirique, aujourd’hui par la science, un haut

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degré d’adéquation au réel  1. Le langage humain rend les hommes capables de la pire des mystifications comme de la connaissance rationnelle la plus poussée et fine d’une réalité parfois difficilement accessible à l’observation non outillée (connaissance médiate). Pour cette raison, parce que « le langage est un précieux attribut de l’humanité, mais [qu’]il trompe presque autant qu’il informe », le primatologue Frans de Waal se disait « heureux de pouvoir étudier les inégalités sociales chez des créatures qui expriment clairement leurs exigences et leurs besoins, sans les dissimuler  2 ». Si l’ensemble des représentations rendues possibles par le langage n’était composé que de représentations purement illusoires, erronées, menson‑ gères,  etc., l’humanité n’aurait jamais pu survivre. Le langage permet de nommer des plantes, des fruits, des animaux, des phénomènes naturels, des situations ou des actions et, grâce à cela, de mieux maîtriser l’environnement et de transmettre des connaissances à ceux qui ne savent pas encore ce qu’il en est de ce qui est, qui n’ont pas acquis l’expérience en première personne. De ce point de vue, le langage est un moyen adaptatif particulièrement efficace d’un point de vue évolutif, dans la mesure où il permet d’éviter de nombreux dangers en rendant les jeunes forts d’une expérience accumulée par les anciens : Les chances de survie des groupes humains du type Homo sapiens ont été conditionnées, de tout temps, par le fait que chaque génération hérite des précédentes un fonds de connaissances adéquates à la réalité, fussent-elles imprégnées d’imaginaire. Les philosophes, qui cherchent à savoir s’il peut arriver que les connaissances soient conformes à la réalité, ou « vraies » (comme on disait autrefois), devraient plutôt se demander dans quelle mesure les êtres humains, qui dépendent totalement pour leur orientation de connaissances acquises, auraient pu survivre s’ils n’avaient pas hérité sans cesse de leurs mères et de leurs pères une bonne part de connaissances « vraies », c’est-à-dire congruentes à la réalité. La réponse est évidente  : ils n’auraient tout simplement pas pu survivre. Il ne fait guère de doute que seuls les groupes humains possédant un fonds suffisant de symboles ajustés à la réalité ont survécu. Sans ce fonds, ils n’auraient même pas été capables de trouver leur nourriture ; ils n’auraient pas su se protéger contre les animaux et les autres groupes humains  3. 1.  Comme me le fait remarquer Francis Sanseigne, ce n’est pas un hasard s’il existe en philosophie des auteurs qui, comme Ludwig Wittgenstein, voient dans nombre de questionnements philosophiques des sortes d’usages fautifs du langage, voire des « maladies du langage », qui peuvent conduire à des faux problèmes. Vue de cette manière, la tâche du philosophe consiste alors à se débarrasser de mauvaises habitudes de langage, et même à se soigner. 2.  De Waal 2001 : 277. 3.  Elias 2016  : 279. Une fois encore, la réflexion éliasienne est précédée de plusieurs dizaines d’années par celle de Durkheim, qui écrivait que les catégories de pensée sont « comme de savants instruments de pensée, que les groupes humains ont laborieusement forgés au cours des siècles et où

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Ainsi, une langue est toujours le produit d’une cumulativité culturelle, au sens où elle est le produit historique de tous les ajouts qui ont permis de nommer de nouvelles réalités ou de désigner autrement des réalités anciennes. On peut, bien sûr, penser à tous les lexiques scientifiques (ceux de la physique, de la chimie ou de la biologie) qui ont accompagné la découverte de la matière, inorganique et organique. Mais c’est aussi le cas des noms de milliers d’animaux et de plantes, associés à des informations détaillées à propos de chacun d’entre eux maîtrisés souvent par les personnes les plus âgées du groupe, dans les sociétés traditionnelles. Grâce à ces vocabulaires scienti‑ fiques ou traditionnels, les nouvelles générations s’épargnent la redécou‑ verte perpétuelle des mêmes réalités. Pour les hommes d’une société donnée, apprendre une langue, c’est s’approprier un état particulier de l’expérience et de la connaissance du monde : « Cela leur permet de tirer parti d’un grand nombre de catégories et d’analogies que les autres membres de leur culture ont jugé utile de créer et de symboliser, et qu’ils ne seraient certainement pas parvenus à créer d’eux-mêmes  1. »

La communication hors langage humain La définition même de la vie inclut l’idée d’interaction entre un organisme et son environnement biotique et abiotique, et, du même coup, un processus minimal de prélèvement et de traitement de l’information issu de cet environnement pour agir en conséquence. Sans cette prise d’information minimale sur l’environnement, l’organisme serait incapable de trouver de quoi s’alimenter, de réagir à la présence d’un prédateur, de se reproduire quand il y a partition sexuée, et, en fin de compte, de survivre. Lorsqu’elle est tournée vers les membres de son groupe, l’activité de production et de traitement de l’information donne lieu à un véritable mode de communication : Selon le mode d’organisation propre aux populations de chaque espèce – simple collection d’organismes, population au fonctionnement grégaire ou à l’existence sociale –, la perpétuation et la multiplication requièrent un transfert incessant d’informations. Le vivant communique comme il respire. Les signaux émis par les poissons, par exemple, différents d’espèce à espèce et même parfois à l’intérieur d’une même espèce, servent tantôt simultanément, tantôt selon les cas, à se reconnaître, à se rassembler, à se déplacer de façon coordonnée, à retrouver des congénères dans l’obscurité ils ont accumulé le meilleur de leur capital intellectuel. Toute une partie de l’histoire de l’humanité y est comme résumée ». Il ajoutait qu’il est ainsi « légitime de comparer les catégories à des outils ; car l’outil, de son côté, est du capital matériel accumulé. D’ailleurs entre les trois notions d’outil, de catégorie et d’institution, il y a une étroite parenté » (Durkheim 1985 [1912] : 27). 1.  Tomasello 2004 : 161.

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des fonds marins, à écarter les intrus, à repousser les prédateurs, à attirer les femelles, à convier les mâles, à attiser la compétition, à maintenir la hiérarchie, voire, selon certains biologistes, à « échanger » entre eux. Le champ des comportements dotés, chez l’animal, d’une dimension commu‑ nicative est aussi vaste que diversifié  1.

Considéré dans la longue histoire du vivant, le langage humain n’est donc qu’un moyen parmi d’autres de communiquer avec les membres de la même espèce, ce qui suppose de laisser des traces ou des signaux détectables, reconnaissables par autrui et de prélever soi-même de tels traces ou signaux chez les autres afin d’en tirer des conséquences pratiques pour son action. Mais avant d’être verbale, la communication a été essentiellement chimique, chez les bactéries  2, les végétaux et les animaux. Les bactéries  3 et les plantes utilisent des molécules chimiques pour « communiquer » entre elles, mais aussi, concernant les plantes, avec les insectes ou les oiseaux environnants qui sont, selon les cas, attirés par elles pour participer à leur reproduction ou repoussés s’ils sont des prédateurs potentiels. Par exemple, les plantes produisent des molécules volatiles en cas de stress, signifiant aux autres qu’elles ne vont pas bien  4. Des espèces de plantes différentes produisant les mêmes molécules, il en résulte une sorte de « langue végétale commune  5 ». Par ce biais, les plantes communiquent entre elles la présence de dangers, et tout particulièrement d’insectes prédateurs, ce qui conduit celles qui n’en ont pas encore été victimes à « produire des molécules chimiques susceptibles de rendre leurs feuilles indigestes, voire vénéneuses, pour l’insecte agresseur  6 ». Sans aucune espèce d’intention consciente bien entendu, le processus étant le produit objectif de la coévo‑ lution des insectes et des plantes, elles peuvent même, pour survivre, attirer vers elles les insectes prédateurs de ceux qui les détruisent  7. Par exemple, attaqué par des acariens herbivores, le haricot de Lima émet des substances chimiques qui attirent d’autres acariens carnivores qui mangent leurs congé‑ nères herbivores  8. Les signaux chimiques d’avertissement de la présence de prédateurs consti‑ tuent un moyen spécifique d’obtenir des résultats semblables à ceux des cris d’alarme lancés par les oiseaux ou les primates. Ce genre de comportement est à la base de l’adaptation évolutive des espèces, végétales comme animales,

1.  Hombert & Lenclud 2014 : 178. 2.  Bonner 1989 : 83. 3.  Ben-Jacob, Becker, Shapira & Levine 2004. 4.  Trivers 1985 : 61‑62. 5.  Mancuso & Viola 2018 : 80. 6.  Ibid. : 81. 7.  Ibid. : 113. 8.  Ibid. : 141.

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vers des formes de vie sociale. Pouvoir bénéficier d’informations cruciales sur la présence de prédateurs de la part des autres membres du groupe ou de l’espèce permet d’accroître significativement ses chances de survie, comme l’écrivent Frantisek Baluska et Stefano Mancuso : Les plantes effectuent des calculs de type neuronal non seulement pour s’adapter rapidement et efficacement à un environnement physique en constante évolution, mais aussi pour partager des informations avec d’autres plantes de la même espèce. En fait, les plantes émergent en tant qu’orga­ nismes sociaux. Les sociétés végétales augmentent leur immunité aux dommages après avoir reçu des avertissements des voisins attaqués […]. Les stratégies impliquent, entre autres, la libération de substances volatiles, qui attirent alors les ennemis des herbivores attaquants […]. Ainsi, en utilisant une grande diversité de substances volatiles, les plantes sont capables d’attirer ou de repousser divers insectes et animaux, et donc de former leur niche biotique. Le nombre de composés volatils libérés et reçus par les plantes pour la communication est immense, ce qui nécessite des mécanismes complexes de libération de signaux, ainsi qu’un décodage « neuronal » sans précédent pour l’interprétation correcte des signaux reçus  1.

Du côté des animaux, l’éthologue Yveline Leroy souligne combien les informations chimiques sont centrales dans la communication animale. Grâce à la fosse voméronasale mais aussi au système olfactif central, les animaux sont en mesure de détecter des signaux chimiques (phéromones) plus ou moins complexes, sachant qu’à l’intérieur d’une colonie de fourmis environ vingt-cinq signaux chimiques différents sont produits et détectés. Certains servent à marquer leur territoire, d’autres à signaler un danger ou à déclencher la fuite de congénères, d’autres encore à signaler leur disponibilité sexuelle ou à marquer une voie vers une source de nourriture : « La communication chimique étant présente chez les animaux de tous les embranchements, l’ana‑ lyse de cette fonction donne accès à tous les niveaux de relations interorga‑ nismes et permet à elle seule de suivre les étapes évolutives des comportements impliquant des relations interindividuelles  2. » Des bactéries aux insectes sociaux, la communication s’effectue essentielle‑ ment par des signaux chimiques, parfois par des signaux ou des stimuli tactiles ou des sons vibratoires. Par exemple, certaines espèces de fourmis peuvent striduler, c’est-à-dire frotter deux parties de leur corps ensemble comme un criquet, pour lancer un appel à l’aide à leurs congénères qui accourent vers elles. La perception des signaux chimiques dans l’espèce humaine est quasi‑ ment absente, avec une régression « dès les premiers mois de vie fœtale  3 », 1.  Baluska & Mancuso 2009 : S5-S6. Traduit par moi. 2.  Leroy 1987 : 11. 3.  Ibid. : 48.

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ce qui permet à Béatrice Fracchiolla de formuler l’hypothèse raisonnable que « cette absence, unique chez les Mammifères et relativement peu commune dans le règne animal, pourrait se trouver étroitement liée au développement tout aussi unique d’un langage articulé parlé spécifique à l’être humain  1 ». Chez les vertébrés les modes de communication visuels, vocaux et olfactifs peuvent être tous présents  2, mais les signaux visuels et auditifs sont nettement plus développés, notamment chez les oiseaux et les mammifères  3  : signaux de reconnaissance entre membres du même groupe, de danger, d’attraction entre partenaires sexuels, de découverte de nourriture, de refoulement d’intrus venant d’autres groupes, d’appel des parents par leur progéniture, etc. sont produits par émission de sons. Les signaux sonores sont efficaces de nuit comme de jour, ils peuvent être reçus beaucoup plus rapidement que les signaux chimiques et, combinés à des signaux visuels, ils peuvent produire des significations beaucoup plus subtiles. Ils permettent un plus grand nombre de combinaisons pour des messages plus contextualisés et sophistiqués. Les substances chimiques ou les odeurs produites en tant que messages sont fixes et il faut une évolution biologique très longue pour modifier la palette des possibilités  4.

L’origine gestuelle du langage Quand ils y sont entraînés par des humains, certains grands singes (gorilles, orang-outans et chimpanzés notamment) peuvent apprendre à manipuler des pictogrammes et ont les capacités de manipulation symbolique d’un enfant de trois ans, ce qui laisse penser que les capacités langagières humaines n’ont fait que développer des potentialités déjà présentes, mais qui n’étaient pas nécessaires aux conditions d’existence du dernier ancêtre commun  5. Michael Corballis soutient que la parole humaine a évolué à partir d’un langage qui était essentiellement gestuel (par les mains et la face)  6. Le langage humain aurait pour origine, non pas les cris des primates, ni les chants des oiseaux, mais les gestes des grands singes, qui peuvent, par exemple, pointer du doigt des choses, frapper sur le sol pour montrer leur mécontentement, présenter leur croupe à leur adversaire pour signifier leur statut dominé, etc. Le langage verbal se serait progressivement autonomisé 1.  Fracchiolla 2006 : 231. 2.  « La plupart des mammifères sauvages peuvent sentir un prédateur à des kilomètres de distance (à condition que le vent leur souffle l’odeur), mais ils peuvent également reconnaître leur propre espèce et même identifier des individus tels que leur progéniture parmi une masse de jeunes similaires » (Bonner 1989 : 103. Traduit par moi). 3.  Clutton-Brock 2016 : 255. 4.  Bonner 1989 : 98‑100. 5.  Turner & Maryanski 2015 : 553. 6.  Corballis 2003 ; 2009 ; 2011 ; 2017.

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par rapport à ses origines gestuelles (et l’on peut ajouter par rapport à ses origines posturales). Les arguments en faveur de la thèse d’une origine gestuelle du langage humain sont nombreux. Tout d’abord, le fait que les primates non humains, et tout particulièrement nos plus proches cousins, chimpanzés et bonobos, communiquent de manière interpersonnelle essentiellement grâce à des gestes et que l’on n’a jamais réussi à leur apprendre à parler, mais seulement à utiliser leurs mains pour « signer » une sorte de protolangage  1, est la preuve d’une certaine naturalité de la communication gestuelle  2. Les émissions vocales des primates s’adressent souvent au groupe dans son ensemble, et sont en grande partie des réactions émotionnelles liées à des situations telles que le danger, l’engagement sexuel ou la découverte de nourriture. Par exemple, les singes verts des plaines du Kénya ne poussent pas les mêmes cris selon qu’apparaît un léopard, un aigle ou un serpent. Leurs congénères sont ainsi non seulement avertis d’un danger, mais aussi de la nature de ce danger. Le signal vocal, qui s’entend de loin et qui peut se moduler pour signaler des choses différentes, constitue donc un avantage du point de vue de la protec‑ tion contre des prédateurs  3. Mais les grands singes n’ont pas développé cette modalité vocale de production d’unités signifiantes et le geste ou la posture demeurent les supports de communication privilégiés au sein de leurs groupes. Corballis fait remarquer que les champions concernant l’interprétation des intentions d’autrui, et notamment des gestes de pointage d’objets avec le doigt, ne sont pas les chimpanzés mais les chiens, et que cette situation s’explique par le fort degré de domestication de ces derniers qui sont en contact constant avec leur maître : Cependant, les champions de la lecture mentale chez les animaux ne sont probablement pas les chimpanzés, mais nos meilleurs amis. Les chiens semblent avoir un don presque étrange pour comprendre ce qui se passe

1.  Derek Bickerton a émis l’hypothèse qu’avec l’avènement d’Homo erectus est apparu un proto‑ langage (un langage qui se réduit à un lexique) correspondant à un développement des « aptitudes représentationnelles » et de la confection d’outils. L’ontogenèse du langage humain, avec un enfant de moins de deux ans se contentant d’aligner les mots sans structuration syntaxique fournit en quelque sorte la clé de compréhension de sa phylogenèse (Bickerton 2010). 2.  « Les tentatives d’apprendre aux singes à parler ont échoué lamentablement, mais les chimpanzés, les bonobos et les gorilles sont devenus très compétents dans l’apprentissage de formes simplifiées de la langue des signes. La star est le bonobo Kanzi, élevé par Sue Savage-Rumbaugh ; il communique en pointant des symboles sur un clavier spécialement conçu, et complète ces gestes par des signes qu’il a apparemment captés en observant la langue des signes utilisée par Koko, une femelle gorille qui signe. Dans la nature, les singes utilisent largement les actions corporelles pour communiquer entre eux, souvent dans le contexte du jeu » (Corballis 2015 : 94. Traduit par moi). 3.  De Waal 2016 : 144. Les vervets d’Amboseli (au Kénya) ont des cris différents pour avertir de la présence d’un léopard, d’un aigle, d’un serpent, d’un babouin, d’un autre mammifère prédateur, d’un être humain inconnu, d’un membre de son groupe dominant, d’un subordonné, d’une troupe rivale, ou pour dire de « regarder un autre singe ». Cf. Diamond 2000.

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dans l’esprit des êtres humains. Ils comprennent facilement le pointage. Par exemple, si deux récipients sont placés devant un chien et qu’une personne désigne celui qui contient de la nourriture, un chien comprendra que le geste de pointage est conçu pour indiquer la nourriture. La nourri‑ ture est cachée à la vue du chien, et les expériences montrent que le choix n'est pas basé sur l’odorat. Ils iront également chercher la nourriture si la personne pointe du doigt un récipient placé derrière eux. Ils choisiront même le bon contenant si une personne le marque simplement en plaçant un objet dessus. Les chiots sans grande expérience humaine agissent de la même manière. Les chimpanzés, en revanche, sont beaucoup moins efficaces dans de telles tâches. Les chiens descendent des loups, et les loups ne réagissent pas de la même manière. La clé de la lecture des pensées chez les chiens est la domestication  1.

Le lien particulier, privilégié et régulier, entre un chien et son maître, est la condition d’une bonne interprétation par le chien des intentions du maître. Mais ce lien n’existe que parce que le chien est entièrement dépen‑ dant de son maître pour ses besoins quotidiens en nourriture, mais aussi en affection, en jeu, etc. Cette domestication est en fait un processus d’infan‑ tilisation durable de l’animal qui devient une sorte d’enfant permanent, et c’est cette dépendance infantilisante qui conditionne le développement des capacités de compréhension des gestes et des paroles du maître. La remarque incidente de Corballis me semble tout à fait centrale, tant elle renvoie une fois de plus l’origine de la singularité humaine, et en l’occurrence le développement des compétences communicationnelles fines, à la situation d’altricialité secondaire propre à l’enfant humain  2. C’est pour cela que le psychologue Henri Wallon voyait dans « les échanges affectifs par l’inter‑ médiaire de mimiques variées et réciproques  3 » entre la mère et l’enfant la base du langage chez l’homme. Un autre argument en faveur de la thèse de Corballis réside dans le fait que les enfants humains font assez spontanément usage de leurs mains pour montrer-indiquer, pointer du doigt les choses sur lesquelles ils veulent attirer l’attention d’autrui avant même de pouvoir parler. Cela va aussi dans le sens d’une primauté initiale du gestuel sur le verbal dans le développe‑ ment ontogénétique de l’enfant. De même, on sait que les gestes peuvent très bien produire des significations complexes (e.g. le langage des signes) et que les enfants sourds et muets apprennent à signer (au sens d’utiliser les gestes composant la langue des signes) avant même que les autres enfants 1.  Corballis 2015 : 81. Traduit par moi. 2.  D’autres travaux relient l’apparition du langage oral dans le genre Homo à la nécessité, pour les nourrissons en situation d’altricialité secondaire, de maintenir le contact permanent avec les adultes et de signaler par leurs vocalisations leur état émotionnel (positif et négatif). Locke & Bogin 2006 et Oller & Griebel 2006. 3.  Wallon 1963 : 64.

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n’apprennent à parler (l’avance est d’environ un à deux mois). Enfin, le fait que la communication « orale » humaine soit toujours multimodale, avec des mimiques, des gestes, des postures corporelles et des intonations qui accompagnent sans cesse les paroles, est encore une trace de cette origine  1. En autonomisant en partie le langage oral du langage des gestes et des mimiques, l’homme aurait aussi libéré en partie ses mains pour leur permettre d’agir en même temps qu’il pouvait signifier des choses, et même guider l’action en cours, par la parole. Cela lui aurait permis 1)  d’indiquer ou d’expliquer à d’autres par la parole ce qu’il était en train de faire, ce qui constitue un gain pédagogique considérable par rapport à une situation où geste de manipulation et geste de communication pouvaient coexister, quand il s’agit de transmettre le plus fidèlement possible des savoir-faire complexes  2 ; 2) de parler de tout autre chose que de ce qu’il était en train de faire avec ses mains (par exemple, il pouvait, tout en racontant une histoire ou en rapportant un événement, utiliser ou fabriquer des objets, porter des objets ou un enfant, s’occuper d’un enfant ou d’autrui,  etc.) ; 3)  et, beaucoup plus tard dans l’histoire, de parler à quelqu’un qui ne nous voit pas ou de comprendre quelqu’un qu’on ne voit pas (e.g. téléphone, radio). Corballis imagine un processus de conventionnalisation qui commence à l’intérieur même d’un langage gestuel, puis se poursuit avec le langage verbal, et s’achève – temporairement – avec l’écriture. L’hypothèse de Corballis est qu’à l’époque du Pléistocène, le corps était utilisé comme moyen principal de communication, avec une tendance à mimer les actions, et que ce moyen de communication s’est progressivement conventionnalisé pour en rendre le sens plus clair : Au lieu de représenter l’action de manière holistique et visuelle, des actions séparées pouvaient être développées pour faire référence à l’animal, à une lance et à l’acte de lancer, à l’emplacement et peut-être au moment (hier, ce matin). Chaque acte peut être réduit alors à une forme standard, et n’a plus besoin de conserver l’élément pictural de la pantomime  3.

Puis, une fois les gestes conventionalisés, les éléments vocaux ont progres‑ sivement remplacé les gestes manuels, qui perdurent néanmoins dans nos communications dites « orales », mais qui sont en réalité largement multimodales. Le processus d’autonomisation de la parole par rapport aux gestes s’est poursuivi avec l’écriture (qui réduit tout à la structure verbale du langage, les postures corporelles, les gestes, les mimiques et les intonations disparaissant 1.  Cosnier 1982. 2.  Laland 2022 [2017]. Corballis émet l’hypothèse que l’absence de langage oral pendant très longtemps pourrait expliquer que les outils n’aient pu se sophistiquer et se diversifier que très récem‑ ment (pas avant il y a environ 100 000 ans). Corballis 2003 : 193. 3.  Corballis 2015 : 92. Traduit par moi.

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totalement), et même à l’intérieur de l’histoire de l’écriture, des pictogrammes (qui gardent encore la trace des éléments tirés de la réalité) aux écritures alphabétiques, totalement analytiques (loi de la conventionnalisation et de l’abstraction progressive des moyens de représentation du réel). Le travail d’abstraction symbolique ne s’est pas arrêté avec l’apparition du langage parlé, mais a poursuivi son déploiement en profitant des possibilités offertes par la culture artefactuelle. L’écriture, les représentations graphiques (cartes, listes, tableaux, etc.) et tous les moyens successifs de stockage des connaissances verbalisées dans des livres ou des banques de données diverses et variées sont des externalisations du langage et de nos représentations mentales, de même que l’argent (cet « équivalent universel », selon la formule de Marx) est un moyen, symbolique et extérieur aux choses, de rendre équivalentes toutes les marchandises qui circulent en les réduisant à une valeur  1. Dans les deux cas, la possibilité de manipuler le langage ou la monnaie indépen‑ damment de la réalité à laquelle ils renvoient est une mise à distance de cette dernière, de même que le stockage d’informations et de connaissances comme le stockage d’argent sont des moyens de ne pas dépendre du seul présent de l’action ou de l’interaction et d’accumuler du temps de travail collectif (culturel ou productif).

Langage et artefact Le langage verbal humain repose aussi sur des formes de gestes, puisqu’il utilise la langue, les lèvres, les dents, le palais et les cordes vocales pour « sculpter » l’air. Il s’agit donc d’une technique corporelle qui utilise l’air pour créer des sons signifiants qui ont un effet potentiel sur ceux qui les perçoivent. Par ailleurs, en concentrant l’essentiel de sa production signifiante sur la parole, l’homme a libéré progressivement ses mains pour la production ou l’usage d’artefacts. La causalité fonctionne toutefois aussi dans l’autre sens puisque, comme le soulignait André Leroi-Gourhan, l’usage manuel d’arte‑ facts pour couper, hacher, piler, casser, etc. a libéré la bouche d’une partie de ses fonctions instrumentales : la relation entre le langage et la main est ainsi « un rapport organique, la technicité manuelle répondant à l’affranchissement technique des organes faciaux, disponibles pour la parole  2 ». Un lien très fort unit langage et artefact. Dans les deux cas, il y a utilisation de moyens extérieurs à soi (l’air manipulé par l’appareil vocal ou l’outil dirigé 1.  La monnaie n’a de sens qu’avec la multiplication et la complexification des échanges. Le troc ne suffit plus quand les relations d’interdépendance sont multiples. A possède une chose qui intéresse B, mais B ne possède pas une autre chose que A voudrait avoir. C’est seulement C qui la possède mais il ne s’intéresse pas à ce que A pourrait lui donner. Pour parvenir à ce que A, B et C soient satisfaits, il est plus rationnel de créer un étalon de mesure de la valeur de tous les biens possibles. 2.  Leroi-Gourhan 1964 : 56.

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par la main) en vue de réaliser une action ou de produire des effets sur le monde physique ou sur autrui. Langage et artefact sont donc des médiations entre les êtres humains et le monde. C’est ce qu’avait bien compris Anton Pannekoek lorsqu’il écrivait à propos de l’outil ou de l’arme : Parce que l’homme ne se jette pas immédiatement avec son corps sur sa cible, par exemple sur un animal ennemi ou un fruit, mais qu’il emprunte un détour et prend d’abord avec sa main l’outil ou l’arme (les armes aussi sont des outils), et utilise ensuite cet outil par rapport au fruit ou dirige l’arme contre l’animal, la perception sensorielle ne peut pas être suivie dans sa tête par l’action immédiate, mais l’esprit doit également emprunter un détour : il doit se diriger d’abord de l’impression des sens vers l’outil ou vers l’arme, et seulement ensuite parvenir à son but. Le détour matériel cause un détour mental ; l’adjonction de la pensée est une conséquence nécessaire de l’adjonction de l’outil  1.

Cette conception est aujourd’hui confirmée par des travaux de neuro­ sciences qui montrent le parallèle entre manipulation d’un outil pour déplacer des objets et maniement de phrases à la syntaxe complexe  2. Les deux activités activent des réseaux neuronaux communs et le lien est si fort que faire des exercices (s’entraîner) dans un domaine (e.g. la manipulation de phrases complexes) a des effets d’amélioration dans l’autre domaine (e.g. la manipula‑ tion de plots à l’aide d’une pince). Cela ne se vérifie pas si la manipulation est purement manuelle. La raison de cette proximité est que l’outil constitue un ajout dans un programme moteur. On pourrait résumer cela en disant : « Je veux mettre des plots métalliques dans les trous d’un plateau à l’aide d’une pince, mais l’introduction de la pince dans la chaîne opératoire introduit une complexité supplémentaire dans l’opération ; lorsque je fais l’opération à la main, on peut dire que je prends les plots avec mes doigts et les introduis dans les trous du plateau ; mais lorsque j’accomplis la tâche à l’aide d’une pince, je prends la pince avec mes doigts et je manipule la pince pour saisir les plots et les placer dans les trous. La manipulation de la pince est un programme moteur en soi, et c’est donc un programme moteur spécifique qui vient s’intercaler entre moi et l’action réalisée. » Manipuler un outil, c’est l’incorporer comme une partie du corps dans le programme moteur de la même façon qu’on incorpore une proposition relative dans une phrase simple. Dans la phrase « Paul, que Pierre a frappé, part pour Paris », il y a une information principale  : « Paul part pour Paris », et une information secondaire : « Pierre a frappé Paul. » L’étude donne à penser que la fabrica‑ tion et l’utilisation d’outils auraient permis, dans l’histoire de l’humanité, de mettre en place des séquences motrices plus complexes qui auraient pu être 1.  Pannekoek & Tort 2011 : 141. 2.  Thibault, Py, Gervasi, Salemme, Koun, Lövden, Boulenger, Roy & Brozzoli 2021.

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mises à profit pour le développement d’un langage complexe. Il y aurait eu ainsi coévolution de l’usage des outils et du langage  1. De même, les travaux de la psychologue étatsunienne Patricia Greenfield ont établi des relations entre le développement des compétences pour l’asso‑ ciation d’objets et celui concernant les compétences pour l’association de mots. Ainsi, les enfants commencent à être capables d’associer des objets (par exemple, mettre une petite tasse dans une tasse plus grande) à peu près en même temps qu’ils apprennent à associer des mots. Et, quelque temps plus tard, ils développent des stratégies pour combiner plus de deux objets ensemble (par exemple, mettre une première tasse dans une deuxième tasse, puis les placer dans une troisième tasse), au même moment où ils commencent à apprendre comment associer des mots dans des structures phrastiques  2.

1.  Cf. aussi, sur les liens entre syntaxe et fabrication d’outils composés (tels que les haches), Holloway 1969 ; Reynolds 1993 ; Steele, Ferrari & Fogassi 2012. 2.  Greenfield 1978 et 1991. Cf. aussi Vaesen 2012.

14.

PUISSANCES DES ARTEFACTS, CUMULATIVITÉ CULTURELLE ET HISTOIRE Artefacts, extension de soi et puissance On a longtemps considéré l’outil, avec le langage, comme l’un des propres de l’Homme. Considéré à partir du xxie siècle, c’est-à-dire à partir de sociétés qui accumulent des millions d’objets en tous genres, l’outil et, plus large‑ ment, tous les objets utilisés ou fabriqués distinguent clairement les sociétés humaines des sociétés non humaines. Replacé toutefois dans une longue histoire évolutive et culturelle, l’artefact (en tant qu’objet fabriqué) non seule‑ ment apparaît timidement chez d’autres espèces animales – c’est même l’un des cas flagrants de convergence culturelle dans le monde animal  1  –, mais n’a pas toujours été aussi développé qu’aujourd’hui dans le genre Homo, apparu il y a environ 2,8 millions d’années. Ces deux grands faits – présence discrète d’outils ou d’artefacts chez les non-humains, et longue période de quasi-stagnation technologique chez les humains  – permettent de rappeler que la culture matérielle n’émerge pas miraculeusement dans l’histoire du vivant, et que, à partir de l’industrie lithique oldowayenne et ses « galets aménagés », il y a environ 2,6 millions d’années, elle met du temps à se développer et à atteindre la situation que nous connaissons aujourd’hui, à savoir celle d’une accélération exponen‑ tielle de la production d’artefacts en tout genre  : outils, ustensiles, armes, machines, vêtements, habitats, objets esthétiques, monuments, construction des paysages, produits chimiques, artefacts biologiques, qui pénètrent tous 1.  « Quand Phillip Tobias, Louis Leakey et John Napier définissent Homo habilis en 1964 comme le premier représentant du genre Homo, ils ajoutent à son nom – et à sa diagnose – le fait qu’il fabrique des outils. L’outil serait donc le critère de l’humanité. Mais ce critère a été largement débattu, d’où les éternelles discussions sur la possibilité ou non d’attribuer des outils aux Australopithèques, mais aussi parce qu’on sait que certains singes sont capables non seulement d’utiliser et de fabriquer des outils, mais aussi de transmettre à leur descendances certaines innovations techniques » (Braga, Cohen, Maureille & Teyssandier 2016 : 82).

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les domaines de la vie sociale sans exception. Cerveau humain et production d’artefacts ont, selon toute probabilité, évolué ensemble au cours de cette longue histoire, mais l’accélération ne tient pas seulement à des propriétés individuelles, et notamment à l’augmentation de la taille du cerveau  1. Nous verrons qu’elle dépend bien autant des formes de vie sociale qui ont permis les échanges, les transmissions culturelles, les appropriations mutuelles et les innovations : Si les inventions techniques semblent se multiplier et se diversifier selon un rythme exponentiel au cours des millénaires de la Préhistoire, cela n’est peut-être pas dû à une amélioration des conditions neuronales ou cognitives, déjà en place, mais à des circonstances externes, comme une plus grande densité de peuplement accroissant la probabilité de rencontres entre deux idées ou deux techniques  2.

Plus l’éthologie met au jour l’usage d’outils (au sens large du terme) ou la construction d’artefacts tels que des abris ou des nids par les espèces les plus différentes (des insectes aux primates en passant par les oiseaux, les céphalopodes, les cétacés ou les éléphants), et plus il apparaît clairement que ceux-ci font partie de la palette de solutions évolutives qui se sont révélées utiles pour compenser des faiblesses organiques et surmonter les difficultés rencontrées autrement que par la voie, lente et coûteuse, de la mutation génétique et de la sélection naturelle. Il va de soi que, comme tout ­phénomène évolutif, cette « compensation » n’a rien d’intentionnel, mais n’est que la manifestation concrète de la loi (biologique et sociale) de la conservation-reproduction-extension, chaque organisme tendant naturelle‑ ment à étendre, dans la mesure de ses possibilités (capacités et conditions extérieures), sa puissance de vie. Force est de constater que la production d’éléments culturels –  arts de faire, savoirs et artefacts  – est une manière de s’adapter présente dans de très nombreux taxons du vivant, comme le souligne la zoologue française Emmanuelle Pouydebat à propos des outils : Ce qui est sûr, c’est que de très nombreuses espèces sont capables d’uti‑ liser des outils, dans différents contextes, en utilisant diverses techniques et différents organes. Que l’on ait un bec, une trompe, des tentacules ou des mains n’y change rien. Que l’on soit dans l’eau ou sur la terre ferme ne change rien non plus. Que l’on ait un gros cerveau ou pas non plus. Que l’on ait 1 million de neurones ou plusieurs milliards non plus. Que l’on possède un néocortex ou pas non plus. De très nombreuses 1.  « Nous savons également qu’il existe une relation entre la fréquence d’utilisation d’outils et la taille du cerveau chez les oiseaux et celle du néocortex chez les primates, les espèces utilisant des outils ayant de plus grands cerveaux et étant donc considérées comme ayant une plus grande intelligence pour contrôler les outils dans un but défini » (Pouydebat 2017 : 93‑94). 2.  Beaune 2008 : 100.

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espèces, à pattes, à ailes, à mains ou à nageoires s’y adonnent, avec ou sans système nerveux central complexe. Il est donc fort probable que l’outil soit apparu à différentes périodes de l’évolution dans des lignées animales très différentes  : oiseaux, mammifères, poissons, céphalopodes, insectes, arachnides… Parmi les mammifères et chez les primates en particulier, il est possible que l’outil soit apparu dans différents groupes à différentes périodes de l’évolution. Certains macaques (Asie du Sud-Est) et capucins (Brésil) actuels utilisant des outils dans leur milieu naturel, il est tout à fait envisageable que leurs ancêtres vieux d’environ 40 millions d’années en ait eu la capacité  1.

Si les artefacts en général, les outils en particulier, de même que les savoirs et savoir-faire transmis culturellement de génération en génération, sont des moyens de compenser des faiblesses organiques relatives et même d’augmenter artificiellement des capacités de départ pas exceptionnelles, et s’ils sont devenus, par leur multiplication et leur amélioration, de puissants moyens d’augmentation de sa puissance, alors on peut dire que l’espèce humaine est une espèce plutôt faible et vulnérable, au développement ontogé‑ nétique exceptionnellement lent (fait d’altricialité secondaire), et qui n’a cessé de trouver les moyens culturels de son empowerment, c’est-à-dire de l’aug‑ mentation de son pouvoir sur le monde, inorganique comme organique. C’était en tout cas le constat comparatif que faisait Darwin en 1871 : « Le fait qu’il [l’Homme] soit capable d’une amélioration incomparablement plus grande et plus rapide qu’aucun autre animal ne souffre aucune contestation ; et cela est dû principalement à sa capacité de parler et de transmettre les connaissances qu’il a acquises  2. » Le même Darwin suggérait que c’est la relative faiblesse de l’espèce humaine qui l’a mise sur la route évolutive la conduisant à devenir une espèce hyper-puissante, du fait du développement des artefacts et des connaissances pratiques ou scientifiques, combiné à des capacités de coopération, d’entraide et de division du travail : Nous devons, cependant, garder à l’esprit qu’un animal doté d’une grande taille, de force et de férocité, et qui, comme le gorille, pourrait se défendre lui-même contre tous ses ennemis, ne serait probablement pas parvenu à devenir social ; et cela aurait constitué l’obstacle le plus efficace à l’acqui‑ sition par l’homme de ses plus hautes qualités mentales, telles que la sympathie et l’amour de ses semblables. Cela aurait donc pu être un immense avantage pour l’homme que de provenir de quelque créature comparativement faible. La force et la rapidité médiocres de l’homme, son dénuement en matière d’armes naturelles, etc., sont plus que contre‑ 1.  Pouydebat 2017 : 97. 2.  Darwin 2013 [1871] : 207.

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balancés, premièrement, par ses capacités intellectuelles, grâce auxquelles, tandis qu’il se trouvait encore dans un état barbare, il a pu fabriquer pour lui-même des armes, des outils, etc., et, secondement, par ses qualités sociales, qui l’ont conduit à apporter de l’aide à ses semblables et à en recevoir en retour. Aucun pays au monde n’est aussi riche en bêtes dange‑ reuses que l’Afrique du Sud ; aucun pays n’offre de rigueurs physiques plus terribles que les régions arctiques ; pourtant, l’une des races les plus frêles, celle des Bochimans, se maintient en Afrique du Sud, comme les Esquimaux à taille de nain le font dans les régions arctiques. Les premiers ancêtres de l’homme étaient, à n’en pas douter, inférieurs par l’intelli‑ gence, et probablement par les dispositions sociales, aux plus bas placés des sauvages actuellement existants ; mais il est tout à fait concevable qu’il ait pu exister, et même prospérer si, tandis qu’ils perdaient graduellement leurs capacités quasi animales, telles que grimper aux arbres, etc., ils ont dans le même temps progressé en intelligence  1.

Là où les espèces pré-culturelles ou proto-culturelles sont obligées d’attendre les lents changements corporels en laissant jouer les lois de la sélection naturelle qui supposent que disparaissent les membres de l’espèce les plus dépourvus des bons atouts corporels et que les membres de l’espèce les mieux adaptés enregistrent un succès reproductif supérieur, une espèce cultu‑ relle comme l’espèce humaine peut rester corporellement quasiment inchangée en produisant les moyens culturels, et donc extra-corporels, d’une adaptation infiniment plus rapide. D’un côté, le corps des animaux non humains, doté de capacités internes importantes (puissance musculaire, vitesse, agilité, capacités sensorielles développées, mâchoires puissantes et dents acérées, griffes, capacités de vol ou de nage,  etc.) et, de l’autre, le corps humain plutôt faible, qui se développe beaucoup plus lentement, et qui, pour cette raison, ne peut exister que grâce, d’une part, à la coopération d’autres êtres humains et, d’autre part, à des artefacts et des savoirs qui sont des externalisations puissantes de fonctions internes faibles (e.g. creuser la terre avec une pelle est plus efficace que creuser avec ses mains) ou des inventions de fonctions internes inexistantes (faire du feu ou voler ne sont pas des actions possibles pour l’organisme humain) : « L’animal gagne sa nourriture et combat ses ennemis avec ses propres organes corporels, l’homme le fait avec des outils artificiels. […] Les organes sont les outils naturels de l’animal, ils ont grandi avec lui. Les outils sont les organes artificiels de l’homme  2. » Concevoir les outils de cette manière, c’est prendre conscience du fait que deux individus dotés d’outils ou d’armes différents sont comparables à deux 1.  Ibid.  : 184‑185. C’est aussi ce que suggérait l’archéologue australien Vere Gordon Childe en écrivant que « cette possibilité de fabriquer artificiellement des substituts aux moyens naturels de défense est comme un effet de leur carence » (Childe 1964 [1936] : 28). 2.  Pannekoek & Tort 2011 : 150.

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espèces différentes. Entre les hommes du Moyen Âge qui n’ont pas encore trouvé le moyen de se déplacer dans les airs et ceux des siècles ultérieurs qui inventent ballon dirigeable, avion, hélicoptère, planeur, fusée, l’écart est aussi grand qu’entre souris et chauve-souris, ou qu’entre scarabée et abeille. Et la même remarque vaut à propos des hommes du xxie  siècle qui ont accès à des moyens de transport aérien et ceux qui n’y ont pas accès en raison des inégalités sociales. Pour cette raison, l’homme « ne se trouve pas, armé de son outil, sur la même ligne que l’animal, parce que l’animal est toujours muni des mêmes outils et armes naturels, alors que l’homme peut changer ses instruments artificiels. […] L’homme est pour ainsi dire un animal aux organes interchangeables  1 ». L’humanité est donc, depuis ses lointaines origines, indissociable d’arte‑ facts tels qu’outils-ustensiles, armes, vêtements, habitats et techniques (de chasse, de pêche, de fabrication ou de préservation du feu, etc.) permettant l’extension ou l’augmentation de soi, de ses capacités cognitives, sensorielles et physiques. Ce processus d’extension de soi a été tout d’abord très lent, et les êtres humains ne se sont séparés que très graduellement des autres espèces animales, chez qui l’usage de l’outil n’était qu’irrégulier, occasionnel et accessoire. C’est pour cette raison que le grand anthropologue étatsunien Lewis Morgan pouvait comparer la situation des premiers hommes à celle des enfants des sociétés modernes apprenant peu à peu les grands acquis de la civilisation dans laquelle ils naissent. Parlant de « la période infantile de l’existence humaine, quand l’humanité apprenait l’usage du feu qui allait lui permettre de se nourrir de poissons et de changer d’habitat, et essayait de créer un langage articulé », Morgan dit que, « dans un état aussi primitif, l’homme, considéré à l’échelle de l’humanité, apparaît non seulement comme un enfant, mais comme un être possédant un cerveau dans lequel ni pensée ni conception exprimée par les institutions, inventions et découvertes n’avaient encore pénétré ; en un mot, il se trouve encore au seuil de son histoire, mais il est déjà, potentiellement, tout ce qu’il deviendra par la suite  2 ». Il décrit ainsi, de manière plutôt réaliste le passage de l’enfance de l’humanité à un état de société où des artefacts de toutes sortes commencent à se multiplier : Les progrès accomplis par les hommes, à partir de leur état d’ignorance absolue, ont été lents mais se sont faits selon une progression géométrique. On peut, par une suite d’inférences nécessaires, faire remonter le début de l’humanité à une époque où les hommes, ignorant le feu, dépourvus de langage articulé et d’armes artificielles, dépendaient, comme les animaux sauvages, des fruits naturels de la terre. Lentement, presque imperceptible‑ 1.  Ibid. : 142. 2.  Morgan 1971 [1877] : 38‑39.

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ment, ils ont progressé, à travers la sauvagerie, en s’élevant du langage par gestes et les sons imparfaits au langage articulé ; du bâton, comme première arme, à la lance armée d’une pierre et, finalement, à l’arc et à la flèche ; du couteau en pierre et du ciseau, à la hache de pierre et au marteau ; du panier en osier et en jonc, au panier revêtu de glaise, qui servit de récipient pour cuire les aliments sur du feu et, finalement, à l’art de la poterie qui a permis l’utilisation d’un récipient capable de résister au feu. Sur le plan des moyens de subsistance, les hommes sont passés de la cueillette des fruits naturels, sur un territoire réduit, à la pêche aux coquillages sur les bords de la mer et finalement au pain fait de racines et à la chasse. La corde et la ficelle de filaments d’écorce, une espèce de vêtement fait de pulpe végétale, le tannage des peaux destinées à servir de vêtements et à confectionner les tentes et finalement la maison construite avec des perches et couverte d’écorce, ou faites de planches de bois fendues par des coins en pierre, appartiennent, ainsi que les techniques précédemment nommées, au stade de la sauvagerie  1.

Les humains ont pu ainsi se déplacer sur la terre, dans les airs, sur et même sous les mers, aller plus loin, plus haut, plus vite, par l’usage des chaussures, par la domestication du cheval, par l’invention de la roue, de la voiture, de l’avion, de la fusée, du radeau, de la pirogue, du bateau à voile  2, à vapeur, etc., du sous-marin, etc. ; ils sont parvenus à mieux voir, de près comme de loin, grâce aux lunettes, aux loupes, aux jumelles, aux micro­ scopes et aux télescopes et à mieux entendre, grâce aux prothèses auditives ; à préciser leur sensation de chaleur, grâce au thermomètre, leur sensation de lourdeur ou de légèreté, avec des balances, leur sensation d’humidité avec des mesures de l’hydrométrie ou leur perception des volumes sonores avec des sonomètres, etc. ; à suppléer leur odorat peu développé, grâce à l’usage de chiens de chasse ; à communiquer à distance, ou malgré son absence, grâce à l’écrit, au télégraphe, au fax, au téléphone, au courriel ou aux interactions virtuelles ; à externaliser la mémoire en stockant l’information et le savoir dans des textes, des enregistrements audio ou audio-visuels, des disques durs d’ordinateurs, etc. ; creuser la terre avec des outils ou des machines, malgré l’absence de griffes ; vivre dans les régions les plus froides grâce à des habitats ou des vêtements adaptés ou à la maîtrise du feu, malgré l’absence de peaux épaisses et de toisons protectrices ; déplacer des poids lourds, grâce à des machines, en dépit de leur faiblesse musculaire, etc. L’augmentation de ses capacités naturelles par la fabrication et l’usage d’artefacts et l’élaboration de savoirs et de savoir-faire est donc le propre de l’humanité, ce qui faisait dire au sociologue Célestin Bouglé en 1904 : 1.  Ibid. : 610‑611. 2.  « Avec l’invention de la voile, l’homme avait appris, pour la première fois, à maîtriser une force non organique pour produire un mouvement et cet exemple resta unique en son genre jusqu’à l’inven‑ tion de la roue à palettes à la fin du premier millénaire avant Jésus-Christ » (Childe 1961 [1942] : 77).

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Qu’on essaie seulement de se représenter le nombre des meubles et des ustensiles de toutes sortes que s’annexe un ménage de nos jours, même modeste ! Et sans doute la qualité des choses ainsi utilisées varie grande‑ ment avec les civilisations. Il reste que les moins civilisés savent d’ordinaire se construire un abri, se tailler un vêtement, dompter des bêtes et cultiver le sol, et que les transformations qu’ils font subir ainsi à leur milieu sont plus étendues et plus profondes que celles dont sont capables les plus élevés des animaux. Plus que les digues des castors, les nids des oiseaux, et les ruches des abeilles, les œuvres des hommes changent la face de la nature. Après que leurs générations s’y sont établies à demeure, la terre aménagée est comme méconnaissable. Et l’on comprend déjà qu’une des expressions les plus usitées du vocabulaire évolutionniste ne leur convienne qu’à moitié. On parle d’adaptation au milieu ; mais il faut se rappeler que l’homme est capable de s’adapter les choses, et non pas seulement de s’y adapter. La preuve qu’il est l’animal transformateur par excellence, c’est que seul il possède les instruments nécessaires des grandes transfor‑ mations ; il est le seul fabricateur de machines, et d’abord il est le seul faiseur d’outils. Toolmaking, telle était la définition que Franklin proposait de l’homme. Et sans doute les animaux qui se rapprochent le plus de lui savent utiliser certains objets pour en déplacer ou en déformer certains autres. Darwin cite des singes qui usent de la pierre et du bâton. Il reste, suivant la remarque de Engels, qu’on n’a jamais vu de singe ajuster même un couteau. Seule la main humaine façonne des matériaux qui l’aideront à en façonner d’autres, à l’infini  1.

La ligne de force de la production d’artefacts est celle qui connaît le dévelop‑ pement le plus clairement linéaire dans l’histoire des sociétés humaines, même si aucune force ne rend inéluctable le passage du « galet aménagé » à l’ordina‑ teur ou aux nanotechnologies. Certaines sociétés, telles celles des Aborigènes d’Australie, qui ont développé des systèmes de parenté autrement complexes que les nôtres, se sont maintenues dans une culture artefactuelle sommaire, alors que d’autres – dont nous sommes issus – ont poursuivi leur progression exponentielle vers toujours plus d’innovations technologiques. Les possibilités d’augmentation de soi, de ses capacités ou de son pouvoir, sont aujourd’hui infiniment plus grandes que par le passé, et seront, sauf catastrophe majeure, encore plus grandes demain. Dans le seul domaine médical, qui touche au cœur de la question de la vie et de sa durée, on peut dire que les médicaments, les vaccins, les anesthésiques, les divers types de prothèses, les lunettes, les lentilles ou les interventions chirurgicales au niveau de la cornée, les greffes de rein, de foie ou de cœur, la neurochirurgie, etc., bref, l’ensemble des artefacts et des techniques médicaux, « réparent » les organes détériorés, éliminent les douleurs et augmentent significativement l’espérance de vie. Toutes ces avancées sont la 1.  Bouglé 1904 : 232‑233.

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manifestation d’un développement de la culture de l’artefact sans comparaison avec celle que les éthologues mettent au jour chez nombre d’espèces animales, et qui débute avec les formes les plus simples de pierre taillée, de lances, de massues, de vêtements, d’habitats  1 ou de technique de production ou de maîtrise du feu. S’il est difficile de parler de progrès dans tous les domaines des sociétés humaines, « dans le domaine technique en revanche, la question est encore de mise : lorsqu’on examine les témoins archéologiques, force est de reconnaître qu’il semble bien y avoir un perfectionnement constant des techniques  2 ». Ainsi, quand bien même on peut pointer quelques régressions, « si l’on examine l’évolution des techniques de taille de la pierre, on constate un progrès constant dans la maîtrise des procédés  3 ». J’ai souligné le fait que l’artefact, en tant qu’« organe extra-corporel  4 », venait compenser, et même transcender, des faiblesses constitutives de l’espèce humaine (un développement lent et une longue période de vulnérabilité de la progéniture dus à une altricialité secondaire, couplés à des capacités physiques loin d’être exceptionnelles dans l’ensemble du règne animal), mais on peut tout aussi bien inverser la causalité en faisant l’hypothèse que le corps humain s’est aussi adapté en s’affaiblissant sous certains aspects au fur et à mesure de l’accumulation et de l’amélioration d’une culture de l’artefact. La morphologie humaine que nous connaissons aujourd’hui est le produit d’un long développement au cours duquel les artefacts et les connaissances ont progressivement changé la condition humaine. Comme l’écrit le père de la théorie de l’évolution : Les premiers aïeux mâles de l’homme étaient probablement […] pourvus de grandes dents canines ; mais à mesure qu’ils acquéraient graduellement l’habitude de faire usage de pierres, de massues ou d’autres armes pour combattre leurs ennemis et leurs rivaux, ils se servaient de moins en moins de leurs mâchoires et de leurs dents. Dans ce cas, les mâchoires, de même que les dents ont dû subir une réduction de taille, comme nous pouvons en être assurés par d’innombrables cas analogues  5.

C’est à une coévolution de notre organisme et de la production d’artefacts que nous avons affaire. La réduction de la taille des mâchoires et des dents ou la disparition des griffes, compensées par des outils tranchants, par le 1.  André Leroi-Gourhan voit dans l’habitat humain, et dans l’opposition qui lui est associée entre l’intérieur et l’extérieur, une propriété relativement invariante caractéristique de nombre d’espèces animales : « Le va-et-vient entre l’abri et le territoire est la trame de l’équilibre physique et psychique des espèces qui partagent avec l’homme cette séparation entre le monde extérieur et le refuge » (LeroiGourhan 1965 : 167). 2.  Beaune 2008 : 15. 3.  Ibid. : 17. 4.  Childe 1961 [1942] : 14. 5. Darwin 2013 [1871] : 171.

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broyage des aliments et par leur cuisson, la diminution de la masse musculaire compensée par tous nos moyens de transport, nos outils et nos machines qui nous renforcent ou nous remplacent, la réduction de la taille de nos intestins qui s’adapte à l’habitude d’une ingestion de nourritures cuites ou broyées, la réduction de notre pilosité remplacée par des vêtements, mais aussi l’augmentation de la taille de notre cerveau qui accompagne la structuration de macrosociétés et la multiplication des savoirs et des artefacts à maîtriser, tout cela est en partie lié à toutes les formes d’externalisation des fonctions et des efforts. Tout se passe comme si on avait affaire à une balance avec, d’un côté, l’environnement et, de l’autre, l’organisme vivant ; tout changement dans l’environnement a des effets à long terme sur l’organisme et, quand cet organisme produit lui-même une partie de son environnement, il contribue ainsi à sa propre évolution. C’est pour cela que tout changement culturel d’importance tel que la maîtrise du feu, l’invention des outils et des armes, de l’écriture, de la mécanisation du travail et de l’industrie, des moyens de transport mécaniques, des téléphones portables ou des ordinateurs, des écrans, des médicaments, est anthropologiquement important, car il pèse très fortement, à terme, sur notre nature – sur notre organisme, et notamment sur la manière dont nos différents organes (muscles, appareil digestif, œil, cerveau, main, etc.) sont sollicités – et contribuent à la modifier. Plus on se renforce par l’usage d’artefacts et l’entraide collective, et plus on s’affaiblit morphologiquement, et inversement. Mais cela suppose malgré tout, malgré nos faiblesses constitutives, deux types de renforcements anato‑ miques  : la libération et l’habileté sensori-motrice des mains d’une part, et l’augmentation de la taille du cerveau pour renforcer les capacités d’apprentis‑ sage et de vie collective (langage articulé, attention conjointe, mémorisationapprentissage) d’autre part. Ce sont donc les caractéristiques mêmes du corps d’Homo sapiens qui n’ont de sens que relationnellement, en rapport avec le développement inédit de la culture objectivée, accompagnée de toute la culture incorporée nécessaire à sa fabrication, à son usage et à sa transmis‑ sion. Dans le cas de l’augmentation de la taille du cerveau chez Homo, qui est un fait de convergence observable chez d’autres mammifères comme chez certaines espèces d’oiseaux, il faut conjuguer les pressions exercées par les nécessités d’une vie collective complexifiée et de l’appropriation d’une culture artefactuelle grandissante et la possibilité d’une croissance cérébrale due, d’une part, au ralentissement du développement, du fait de l’altricialité secondaire, d’autre part à la réaffectation de l’énergie économisée en matière de digestion, du fait de la cuisson des aliments, pour l’alimentation d’un cerveau énergivore : Cette évolution s’observe dans des lignées totalement séparées et peut résulter de pressions de sélection similaires liées au développement de technologies nouvelles et peut-être à l’augmentation de la complexité

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sociale. Du point de vue physiologique, cet accroissement continuel repré‑ sente un réel défi car le cerveau est un organe extrêmement gourmand en énergie. Son développement jusqu’à des volumes dépassant 1 500 centi‑ mètres cubes a sans doute été rendu possible par une modification des rythmes de croissance et par l’apparition de nouveaux procédés d’acquisi‑ tion de la nourriture. Au premier rang de ces innovations se place proba‑ blement la cuisson des aliments. C’est en effet au cours des derniers 400 000 ans que l’on voit se répandre l’usage contrôlé du feu, comme en témoignent des traces de foyer de plus en plus fréquentes dans les sites archéologiques. La cuisson permet de réduire le coût énergétique de la mastication et de la digestion et permet à l’organisme d’extraire plus de calories, notamment de la viande  1.

L’animal non humain et l’outil Chez les insectes, on a découvert peu à peu différents usages d’outils, dont celui de pierres par des guêpes, mais aussi de différentes techniques de défense chez les abeilles. Par exemple, des abeilles asiatiques (Apis cerana, mais pas les abeilles européennes) ont appris à se défendre contre les attaques de frelons asiatiques (Vespa soror ou Vespa mandarinia, environ quatre à cinq fois plus grands qu’elles). Non seulement elles utilisent une technique collective (une centaine d’abeilles) de vol autour des frelons pour faire monter la température et provoquer un choc thermique (heat-balling), mais elles utilisent aussi des excréments d’animaux (bouse de buffle ou fientes de poulet) placés à l’entrée des ruches comme repoussoirs  2. De même, certaines espèces de fourmis utilisent des brindilles ou des feuilles pour transporter certains liquides et les rapporter à la colonie. Mais il y aussi évidemment les constructions de nids par les guêpes, de ruches par les abeilles, de termitières par les termites, de fourmilières par les fourmis, etc. Chez les oiseaux, l’utilisation et parfois même la fabrication d’outils, à l’aide du bec et des pattes, ont été aujourd’hui solidement établies. Du nid construit de façon experte par quasiment toutes les espèces d’oiseaux (e.g. la fauvette couturière de Ceylan construit son nid en feuilles cousues ; d’autres espèces nouent des herbes entre elles, etc.) à la fabrication de crochets à base de brindilles ou de tiges métalliques – technique qu’on a longtemps cru réservée aux grands singes – pour attraper une nourriture inaccessible chez les corbeaux de Nouvelle-Calédonie, en passant par l’usage par les macareux de petits bâtons pour se gratter, la liste des types d’outils utilisés par les oiseaux est très longue. Les corvidés (geais bleus, choucas, pies voleuses, corneilles, corbeaux, freux) en particulier font preuve d’une grande capacité à utiliser des outils. 1.  Hublin 2018 : 63. Cf. aussi Dunbar & Gowlett 2014 : 277‑296. 2.  Mattila, Otis, Nguyen, Pham, Knight & Phan 2020 : 1‑24.

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Certains poissons éventent leurs œufs avec de l’eau pour les garder propres et oxygénés  1 ; la pieuvre veinée surnommée « pieuvre noix de coco » utilise des noix de coco trouvées au fond de la mer pour se cacher de ses préda‑ teurs  2 ; les crabes boxeurs se servent des anémones urticantes pour repousser leurs agresseurs ; certaines espèces de poissons (labres) utilisent des rochers pour frapper et ouvrir des palourdes qu’ils tiennent dans leur bouche, etc. Parmi les mammifères marins, certains groupes de dauphins du côté de l’Australie ont « appris à déraciner des éponges coniques et à les coller sur leur bec antérieur, une structure connue sous le nom de rostrum  3 ». Ces éponges végétales sont semblables dans leur fonction à un gant dans la mesure où elles protègent le museau de l’animal lorsqu’il fouille les fonds marins en vue de trouver de la nourriture (notamment des perches de sable) et qu’il peut, à l’occasion, toucher des animaux venimeux tels que le poisson-pierre, la rascasse, les raies pastenagues, les serpents de mer et, parfois, la pieuvre à anneaux bleus. De même, les baleines à bosse produisent collectivement des sortes de filets et de rideaux de bulles pour piéger leurs proies  4. En revanche, la condition aquatique de ces mammifères, combinée à l’absence de bras, a restreint de nombreuses possibilités de manipulation ou de fabrication d’artefacts. Par ailleurs, la loutre de mer (Enhydra lutris) est connue pour frapper des coquillages (escargots marins ou bivalves) sur des pierres qu’elle place sur son ventre, en position allongée sur le dos à la surface de l’eau  5 ; le castor pour construire des barrages qui peuvent atteindre plusieurs centaines de mètres de longueur (850  mètres pour le plus long barrage du monde construit et transmis par plusieurs générations de castors au Canada [Castor canadensis], dans le parc national Wood Buffalo  6), etc. Seuls des animaux terrestres, dotés de bras et de mains et, mieux encore, disposant de mains libérées par la bipédie, pouvaient développer une techno‑ logie telle que nous la connaissons aujourd’hui. Seuls des gros mammifères pouvaient développer une technologie lourde, basée sur l’usage de métaux. La fabrication du feu, qui a permis de très nombreux progrès technologiques dans l’histoire de l’humanité, supposait de vivre dans un milieu sec et la possibilité de frotter l’un contre l’autre deux silex ou deux morceaux de bois : ces deux grandes conditions étaient d’emblée inaccessibles aux animaux marins, de même qu’aux animaux, marins ou terrestres, qui ne disposaient pas de mains. Il faut ajouter à cela la nécessité de disposer de la taille et de la masse musculaire suffisantes pour pouvoir soulever deux morceaux de silex

1.  Pouydebat 2017 : 81. 2.  Ibid. : 83. 3.  Conway Morris 2003 : 260. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 261. 5.  Pouydebat 2017 : 69 et 81. 6.  Ibid. : 100.

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et les frotter énergiquement l’un contre l’autre, ce qui n’est pas à la portée du premier mammifère venu. En ce qui concerne les mammifères terrestres, les lions peuvent utiliser une épine pour enlever une autre épine de leur patte, de même que les éléphants font usage de bâtons à l’aide de leur trompe pour se gratter des parties du corps  1 ; certaines espèces de cochons (sanglier des Visayas) prennent des morceaux d’écorce dans leur bouche pour creuser le sol et préparer environ tous les six mois le nid qui accueillera les porcelets, etc. Côté primates non humains  2, les chimpanzés utilisent des outils ou fabriquent des artefacts en bois (e.g. brindilles prélevées et façonnées pour la pèche aux termites ; « harpons » pour chasser, cure-dents, etc.), en feuilles d’arbre ou en branchages (feuilles mâchées pour confectionner des sortes d’éponges glissées dans les crevasses pour en absorber l’eau, « chaussures » pour se protéger les pieds avant de monter sur des troncs d’arbres épineux, abris, etc.) ou en pierre (marteau et enclume pour casser des noix, pierres pour broyer, marteler, creuser)  3. Chaque communauté utilise de quinze à vingt-cinq outils différents, et l’on a même observé dans l’une d’entre elles, vivant dans la savane, l’utilisation « de bâtons pointus pour chasser  4 ». Dans le cas du cassage de noix, l’apprentissage est long : les petits regardent les adultes ouvrir des noix avec des pierres et apprennent en essayant de faire de même. Ils commencent à y parvenir vers l’âge de trois ans et ce n’est que vers six ou sept ans qu’ils possèdent des compétences comparables à celles des adultes  5. Ces outils de cassage font le lien avec ceux des Australopithèques et des premiers Hommes : Certains de ces outils de cassage se retrouvaient à l’identique utilisés par les Hominidés de l’Oldowayen d’il y a 2  millions d’années. Les fouilles des sites de chimpanzés montrèrent aussi la pérennité et la stabilité des outils de cassage et des activités sur plus de 500  ans dans une région, ou sur 4 000 ans dans une autre. Ces résultats, parmi bien d’autres, ont des implications scientifiques directes pour les premiers Hominidés dans le sens où ils témoignent que certaines conduites dépassent l’espèce ou le genre et ne sont pas forcément associables à des capacités cognitives supérieures (et impliquant capacités déictiques ou langagières), ou à des phylogénies communes  6.

1.  Ibid. : 70. 2.  Andrew Whiten et ses collègues ont fait la synthèse de 151 années d’observation de chimpanzés sur sept sites africains dans Whiten et  al. 1999  : 682‑685. Ils montrent à la fois la relative étendue des traits culturels transmis (repérant 39 types de comportement différents, parmi lesquels l’utilisation d’outils, le toilettage ou la parade nuptiale) et la variation culturelle de ces comportements d’une communauté à l’autre. 3.  Pouydebat 2017 : 53 et Boyd & Joan Silk 2004 : 140. 4.  De Waal 2016 : 110. 5.  Ibid. : 110‑111. 6.  Joulian 2018 : 87.

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Plus généralement, la découverte au Kénya en 2011 d’outils coupants en pierre remontant à 3,3 millions d’années, et attribuables à des Australopithèques ou à des Kényanthropes, a permis de confirmer la continuité technologique, des primates non humains aux humains en passant par les Australopithèques  1.

L’animal humain et l’artefact Avec l’espèce humaine, on peut plus directement parler de fabrication d’outils, d’ustensiles, d’armes, d’habitats, etc., et donc d’artefacts. Prélever des éléments de l’environnement matériel (végétal, avec le bois ou les feuilles ; animal, avec les os, les peaux, les dents, etc. ; pierres ; eau ; air) pour accomplir des gestes techniques est une chose, mais construire ou façonner ces outils en est une autre. Et le faire de façon systématique et cumulative, en plaçant les artefacts au cœur de son mode de subsistance ou d’existence, ç’en est encore une autre. L’espèce humaine, qui combine l’ensemble de ces propriétés (d’usage, de fabrication et de systématisation-cumul), s’est ainsi distinguée des autres espèces animales. C’est cela qui a fait d’elle l’espèce ultra-prédatrice et hyper-puissante que l’on connaît, et qui a pour cette raison été qualifiée d’« espèce invasive » par le paléoanthropologue français Jean-Jacques Hublin  2. L’anthropologue Lewis Morgan ne disait pas autre chose, en 1877, dans son célèbre Ancient Society : L’évolution des arts de subsistance illustre, d’une manière très significative, le fait important que l’humanité est partie du niveau le plus bas pour s’engager dans sa marche ascendante. Toute la question de la suprématie de la race humaine sur terre dépendait de son habilité dans ce domaine. Les êtres humains sont les seuls dont on puisse dire qu’ils sont parvenus à commander totalement la production alimentaire, alors qu’à l’origine, ils ne jouissaient à cet égard d’aucune supériorité sur les autres animaux. S’ils n’avaient pas élargi l’éventail de leurs techniques, ils n’auraient pas pu se propager dans des régions nouvelles, où leur nourriture habituelle n’existait pas, pour se répandre ensuite sur toute la surface de la terre  3.

Le décuplement des forces d’Homo sapiens a été tel qu’il est devenu capable, par des moyens culturels, de s’adapter à tous les environnements  4, de coloniser toute la planète et d’exercer sa domination sur l’ensemble des autres espèces. L’homme, qui n’est pas biologiquement fait pour voler, a 1.  Cf. Pouydebat 2017 : 37‑38 ; Harmand 2018 : 88‑93 ; Braga, Cohen, Maureille & Teyssandier 2016 : 57‑58. 2.  Hublin 2022. 3.  Morgan 1971 [1877] : 19. 4.  C’est ce que notait déjà le grand archéologue australien Vere Gordon Childe : « Malgré la relative infériorité de son outillage naturel, l’homme a fait montre d’une adaptation aux conditions les plus diverses, quasi sans égale chez aucune autre créature » (Childe 1964 [1936] : 27).

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réussi à devenir une espèce de super-oiseau avec la fabrication des avions, de même qu’il est devenu une super-taupe capable de creuser des galeries sous terre, un super-singe capable de grimper aux arbres grâce à des grues ou à toute une série d’autres moyens techniques, un super-guépard capable d’une très grande vélocité grâce aux moyens de déplacement motorisés, un super animal marin grâce à des bateaux, des scaphandres ou des sous-marins, et ainsi de suite. Il peut cumuler au sein de l’espèce, grâce aux artefacts et à la division du travail, toutes les capacités réparties dans la nature entre les différentes espèces : Chaque animal dans sa conformation est adapté à un environnement déterminé, à un mode de vie déterminé. Avec ses outils, l’homme est adapté à toutes les circonstances, et équipé pour tous les environnements. Le cheval est conformé pour la plaine, le singe pour la forêt ; le cheval est aussi démuni dans la forêt que le singe l’est dans la plaine. L’homme se sert de la hache dans la forêt et prend la bêche dans la plaine. Avec ses moyens artificiels, il peut pénétrer dans toutes les régions et s’établir partout. Alors que presque tous les animaux ne peuvent habiter que dans des régions déterminées, l’homme a conquis la terre entière  1.

La prise de pouvoir du genre Homo sur son environnement n’a cepen‑ dant pas été immédiate. Elle s’est étalée sur plusieurs millions d’années. Les premiers êtres humains, avec moins d’outils, moins d’armes, moins d’artefacts, avec moins de savoirs incorporés aussi, étaient particulièrement vulnérables. Leur progéniture se développait très lentement et était parti‑ culièrement dépendante de son entourage durant plusieurs années, exigeant une attention et une protection dont les autres primates n’avaient pas autant besoin. Inventer des moyens de se protéger et de protéger ses enfants était la seule façon de survivre dans un monde rempli de prédateurs potentiels bien mieux armés organiquement. Si, pour une raison ou pour une autre, elle n’avait pu dépasser ses faiblesses et sa vulnérabilité, l’espèce humaine n’aurait sans doute pas survécu très longtemps, ou seulement dans des niches écologiques très favorables. Au lieu de cela, elle a su s’adapter à tous les environnements écologiques et à tous les climats  2 au moyen d’une produc‑ tion d’artefacts grâce auxquels elle a progressivement construit une partie de son environnement ou outillé son rapport à l’environnement biotique et abiotique. 1.  Pannekoek & Tort 2011 : 150. 2.  « C’est paradoxalement l’installation d’un climat extrêmement froid auquel ils étaient biologique‑ ment peu préparés qui consacra le triomphe des hommes modernes sur leurs prédécesseurs néander‑ taliens. Confrontés à des conditions extrêmes, ils durent inventer – des techniques, des modes de vie, des structures sociales – pour survivre dans un environnement hostile. Et inventer vite, à l’échelle de quelques générations » (Hublin 2011 : 182).

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Ce sont bien évidemment les outils en pierre –  lois de la conservation physique obligent  – qui sont d’abord et avant tout parvenus jusqu’à nous, avec l’Oldowayen (à partir de 2,6  millions d’années  1), l’Acheuléen (entre 1,8  million d’années et 200000 avant le présent), le Moustérien (entre 350000 et 35000), mais il y a de très fortes probabilités de fabrication et d’usage précoces d’objets en os ou en bois depuis le début de l’huma‑ nité. Le premier biface –  outil de pierre taillé sur les deux faces  – apparaît vers 1,6  million d’années en Tanzanie et au Kénya, et il aura fallu 1 à 1,5 million d’années pour passer des outils en pierre les plus rudimentaires à des bifaces  2. Avec ses deux plans de symétrie, qui font de lui un objet dont les chercheurs soulignent souvent la dimension esthétique, et une fabrica‑ tion qui « suppose une longue séquence d’opérations techniques  3 », le biface suppose un minimum de planification de la part de ses producteurs. Certains bifaces « incluent plusieurs outils en un, certaines zones de l’objet pouvant servir à couper, d’autres à racler  4 ». Son maintien pratiquement à l’identique durant un million d’années environ montre cependant, une fois encore, que l’humanité ne se développe guère techniquement. L’usage d’outils en pierre plus ou moins rudimentaires quoique de plus en plus réguliers, standardisés, de bâtons, d’épieux, de gourdins, de récipients en écorce, d’abris fabriqués avec des branchages et des feuilles, soutenus par des pieux en bois, tout cela place longtemps les Hommes à faible distance des autres sociétés animales  5 : Depuis plusieurs millions d’années, [l’homme] progressait lentement, taillant de mieux en mieux ses outils, maîtrisant le feu, chassant plus effica‑ cement… Au cours de son expansion en Afrique, puis hors de ce conti‑ nent, l’homme moderne inventa l’invention. L’innovation rapide devint un moyen d’adaptation systématique à des environnements nouveaux. En quelques générations, des groupes humains de régions tempérées s’adap‑ tèrent à la toundra glaciaire, achevant ainsi un tome de notre histoire. L’évolution humaine continuait à être biologique, mais devenait avant tout culturelle  6.

Parmi les grandes étapes de l’évolution technique, hormis l’apparition du biface, on peut citer une nouvelle technique de taille inventée il y a 500 000 ou 450 000  ans, dite « méthode Levallois », impliquant la préparation d’une 1.  « À partir de 2 millions d’années, l’outillage lithique est de plus en plus abondant dans les sites africains. Il […] présente une évolution lente et continue, avec une maîtrise de plus en plus précise du débitage et une diversification de la forme des galets aménagés et des éclats obtenus, qui sont parfois même retouchés » (Beaune 2011 : 44). 2.  Hublin 2011 : 61. 3.  Beaune 2011 : 44. 4.  Braga, Cohen, Maureille & Teyssandier 2016 : 111. 5.  Hublin 2011 : 121. 6.  Ibid. : 183.

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surface d’un nucléus pour le débitage d’un ou de plusieurs éclats prédéter‑ minés, et qui a été pratiquée pendant 300 000 ans environ, entre 350000 et 40000 avant le présent. Puis ce sera le feu dont la maîtrise est datée de 500 000 ou 400 000  ans, mais dont on ne trouve des traces systématiques d’utilisation qu’à une date située il y a 250 000  ans  1. Le feu –  la maîtrise d’un feu naturellement apparu dans un premier temps, puis les techniques de fabrication du feu – a constitué une étape particulièrement importante, tant du point de vue alimentaire, avec la cuisson et le fumage des aliments que du point de vue défensif, pour se protéger des prédateurs, ou du point de vue social, avec la possibilité de poursuivre une activité sociale nocturne, et toutes les conséquences technologiques qui en découleront (avec la possibilité de cuire les récipients, de fondre le métal ou de le ramollir pour le forger, de durcir la pointe des lances en bois,  etc.). Il y a 100 000 à 50 000  ans, on observe une standardisation et une spécialisation des outils. Autour de cette dernière date, Homo sapiens parvient à rejoindre par la mer la NouvelleGuinée et l’Australie à partir de l’Asie du Sud-Est. Mais c’est surtout au début du Paléolithique supérieur, il y a 45 000 ans, que débutent « des changements techniques et comportementaux spectaculaires  2 », avec des habitats de plus en plus structurés, des outils de plus en plus stéréotypés et de plus en plus composites, associant pierre et bois ou os, beaucoup d’objets ornementés, un art pariétal figuratif, etc. « Même s’il existe des variations culturelles impor‑ tantes d’un continent à l’autre, les grandes innovations techniques sont les mêmes à peu près partout  3 », manifestant des convergences et une certaine logique évolutive. Enfin, au Néolithique, ce sera la domestication des plantes et des animaux, avec des foyers indépendants d’apparition de l’agriculture et de l’élevage un peu partout dans le monde, et le début de la métallurgie à la fin de la période. Au cours du long processus de développement de la production des artefacts, l’externalisation s’accentue, faisant passer de plus en plus d’opé‑ rations, matérielles comme symboliques, du corps vers les artefacts. André Leroi-Gourhan a parfaitement décrit ce mouvement de détachement crois‑ sant des outils et machines-outils par rapport à la force, à l’énergie, au mouvement et à la dextérité de l’Homme. L’outil de base ne fait tout d’abord que prolonger la force et le mouvement humains (« main en motricité directe »), puis s’autonomise en agissant sous impulsion humaine mais avec ses propres forces (« main en motricité indirecte ») et, plus tard encore, poursuit son autonomisation avec des moyens énergétiques eux aussi externes à l’Homme (« la force motrice elle-même quitte le bras humain, la main déclenche le processus moteur dans les machines animales ou les machines 1.  Ibid. : 126‑127. 2.  Ibid. : 157. Cf. Otte 2018. 3.  Beaune 2008 : 36.

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automotrices comme les moulins ») ; il s’achève enfin (temporairement) par l’automatisation et la programmation des opérations effectuées par la machine avec une diminution de la présence humaine. Du couteau, racloir, massue ou marteau, on passe au propulseur de lances, puis aux arcs, aux arbalètes, aux pièges, aux poulies, aux meules à rotation, aux courroies de transmission, avant de terminer par les machines automotrices, la main intervenant « seulement pour déclencher, alimenter et stopper l’action », avec l’emploi de la force animale, du vent, de l’eau ou de la vapeur, et les machines automatiques et programmées  1.

Histoire cumulative Les sociétés humaines sont les seules à avoir une histoire, et cela s’explique par leur capacité à produire des formes culturelles (symboliques-langagières, artefactuelles, rituelles, institutionnelles, etc.) renouvelées. Pour comprendre la situation inédite de l’espèce humaine, il faut donc clairement établir une différence entre le « social » et le « culturel », ce que font rarement la grande majorité des sociologues, « grands auteurs » y compris, qui utilisent en général « social » et « culturel » comme des synonymes interchangeables. Or nous avons vu que bien des espèces animales non humaines sont pleine‑ ment sociales, qu’elles se caractérisent ainsi par des propriétés en matière de famille et de parenté –  avec des pratiques polygynes, polyandriques, monogames, etc.  –, de philopatrie mâle ou femelle, de coopération ou d’entraide, de compétitions des mâles pour l’accès aux femelles, de parades nuptiales ou de rites de domination-soumission, de hiérarchie, de soins parentaux, de rapports entre membres de différents groupes, etc., même si elles ne sont que faiblement culturelles et qu’elles n’ont quasiment aucune culture cumulative. Les sociétés animales non humaines ont toujours une part de trans‑ mission culturelle, et l’éthologie montre que les variations culturelles sont observables chez les plus variées d’entre elles. On parle ainsi aujourd’hui de variations dialectales ou culturelles et de transmissions culturelles à propos de sociétés d’insectes, d’oiseaux, de mammifères marins comme terrestres, et notamment des primates non humains, etc. Mais la cumulativité cultu‑ relle est quasiment inexistante ailleurs que dans l’espèce humaine  2, et la culture (la part variable) n’empêche pas de voir le social (la part fixe). Les sociétés humaines étant caractérisées par une loi de cumulativité culturelle 1.  Cf. la formidable analyse d’André Leroi-Gourhan dans Le Geste et la Parole (1965 : 41). 2.  « Tout semble indiquer qu’aucune espèce animale (pas même les chimpanzés) ne présente de comportements manifestant une évolution culturelle cumulative […] » (Tomasello, 2004  : 40). Ou encore : « Actuellement, il n’existe aucune preuve qu’une espèce, à l’exception des humains, ait une culture cumulative » (Dean, Vale, Laland, Flynn & Kendal 2014 : 298‑299).

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(loi Marx [1] de l’objectivation cumulée [ou de construction de niches durables et transformables]), elles démultiplient la difficulté scientifique qu’il y a à saisir les propriétés sociales fondamentales de la structure profonde des sociétés humaines et les lois de fonctionnement qui les gouvernent, car la variabilité des formes culturelles (historiques et géographiques) humaines fait que l’on ne peut saisir que des états historiques donnés, et changeants, des lignes de force (et de développement). La cumulativité culturelle, qui est la capacité d’accumuler des modifica‑ tions au fil du temps (ce que Michael Tomasello a appelé l’« effet cliquet ») a, tout d’abord, des conditions biologiques de possibilité. Sans volume cérébral suffisant et sans plasticité cérébrale, aucune cumulativité culturelle ne serait sans doute possible. Ce n’est donc pas un hasard si l’on constate un accrois‑ sement de la taille relative du cerveau au cours de l’évolution du genre Homo. De même, les capacités interactionnelles et mimétiques dont font preuve les bébés humains, associées à la capacité de se mettre à la place de l’autre en inversant les rôles, ont formé la base d’une transmission culturelle efficace. Enfin, la longévité de l’espèce, qui est à la fois une donnée biologique – qui fait que, même protégés des prédateurs, un papillon, une abeille, une souris ou un chien ne vivront jamais quatre-vingts ans – et une donnée culturelle dans le cas de l’espèce humaine (nos conditions de vie et nos connaissances médicales nous permettant aujourd’hui de vivre beaucoup plus longtemps qu’il y a 300 000  ans ou même qu’il y a quelques siècles de cela), est une condition importante pour qu’une cumulativité culturelle puisse se mettre en place. Cette longévité a deux effets : d’une part, vivre longtemps permet, à l’échelle individuelle, d’accumuler les expériences et les apprentissages ; d’autre part, coexister avec une, et surtout deux autres générations, c’est avoir la possibilité de bénéficier d’une beaucoup plus longue expérience accumulée par apprentissage social et pas seulement par expérience personnelle. Si nous avions la même capacité d’apprendre, mais que nous n’avions que quelques semaines ou quelques mois de vie devant nous, comme des abeilles, une accumulation culturelle n’aurait jamais pu s’enclencher. Mais pour que la transmission culturelle intergénérationnelle soit possible, cela suppose aussi des structures sociales, et notamment des structures familiales, organisant des rapports réguliers entre les générations, entre les productifs (adultes) et les improductifs (enfants et vieux), ce qui a été le cas dans toutes les sociétés humaines connues. La situation d’altricialité secon‑ daire, et donc de développement lent de l’enfant humain, avec l’extrême dépendance qui en découle pour l’enfant et la nécessaire prosocialité  1 du ou des parents et allo-parents, a, de toute évidence, constitué la base d’un rapport solide, intense et durable d’apprentissage social (et pas seulement 1.  La prosocialité est un comportement qui manifeste le souci de l’autre, avec notamment une propension à apporter son aide, son soutien ou son réconfort en cas de difficulté.

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de l’apprentissage personnel par essais et erreurs) et, du même coup, de transmission culturelle parents-enfants, l’allo-parentalité, avec l’aide notam‑ ment de la génération des grands-parents de l’enfant, constituant un canal supplémentaire de transmission culturelle. Spécialistes mondiaux des baleines, Hal Whitehead et Luke Rendell  1 ont montré que les transmissions culturelles observées notamment dans les groupes de baleines à fanons, de cachalots et de grands dauphins dépendaient à la fois d’un « cerveau volumineux et complexe », utile pour mémoriser des informations multiples liées à une vie sociale complexe, de la longévité de ces deux espèces qui permettent des échanges entre générations, des rapports prolongés mère-enfants qui sont liés à l’allaitement et à la protection contre les prédateurs (par exemple, le jeune dauphin reste aux côtés de sa mère jusqu’au sevrage complet, à l’âge de trois ou quatre ans, et profite de ce lien pour « apprendre à connaître son environnement, sa communauté sociale, et à acquérir les compétences dont il aura besoin pour mener sa vie plus tard  2 »), et de toute une structure sociale complexe d’ensemble avec une pratique exogamique –  les baleineaux quittant généralement leur groupe natal  – obligeant à des échanges entre groupes, des aides mutuelles entre femelles parentes, par exemple lorsqu’une femelle baleine se charge de la surveillance des petits pendant qu’une ou plusieurs mères vont à la chasse  3, des alliances entre mâles non apparentés, et des combats entre mâles pour l’accès aux femelles, etc.). De manière générale, les canaux de transmission culturelle suivent les lignes tracées par les relations sociales les plus fréquentes. Relations parentsenfants, relations entre apparentés du même sexe, relations entre membres d’un même groupe. Dans les sociétés de mammifères, notamment, « les jeunes animaux sont plus susceptibles d’acquérir des traits de comportement ou des compétences auprès d’individus avec lesquels ils s’associent régulièrement […] et la répartition des traits socialement appris reflète la structure des réseaux sociaux […]  4 ». Dans le cas devenu célèbre du lavage de pommes de terre au sein d’un groupe de macaques japonais, une jeune femelle ayant découvert cette technique qui en facilitait la consommation a pu la transmettre et le comportement s’est rapidement étendu, mais pas n’importe comment. Les chercheurs ayant étudié de près le cas  5 ont pu établir que les parents et les proches de la femelle ont acquis le nouveau comportement en premier et que les mâles adultes, en revanche, ne l’ont généralement pas acquis. Pour les mêmes raisons, lorsque des variations culturelles sont repérées, telles que les 1.  Whitehead & Rendell 2001 et 2015. 2.  Whitehead & Rendell 2015 : 101. Traduit par moi. 3.  Mann & Smuts 1998. 4.  Clutton-Brock 2016 : 197‑198. Traduit par moi. 5.  Kawamura 1959 ; Kawai 1965.

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dialectes vocaux chez les orques ou les cachalots, elles suivent logiquement les différences de clans au sein desquels les petits apprennent leur chant au contact de leurs mères  1. Si les conditions biologiques n’expliquent pas tout, l’existence d’une struc‑ ture sociale relativement complexe ne suffit pas non plus à rendre possibles les transmissions culturelles, comme on le voit dans le cas des insectes eusociaux. Chez les fourmis, les guêpes, les termites ou les abeilles, on observe un comportement coopératif en vue d’assurer la reproduction, qui passe par la seule reine reproductrice, ainsi qu’une division du travail entre ceux qui se chargent notamment de la nourriture et ceux qui s’occupent de la défense du groupe, mais, en l’absence d’un gros cerveau et de soins aux « nourrissons » –  à la différence des mammifères  –, ces espèces ne sont pas culturellement très développées  2. C’est donc la combinaison particulière de propriétés biolo‑ giques et sociales qui rend possibles, et même nécessaires, la production et la transmission culturelles. Mais qui dit transmission culturelle ne dit pas forcément cumulativité culturelle et, du même coup, une grande diversité culturelle intergroupe et un développement historique. La cumulativité culturelle, le fait de pouvoir s’appuyer sur un état donné du savoir, des artefacts et de toutes les formes culturelles imaginables (rites, mythes, institutions, droit, morale, art, etc.), pour en produire de nouveaux, dépend essentiellement de condi‑ tions collectives. Outre ces rapports étroits entre générations qui forment la base de l’apprentissage humain durant les premières années de la vie, c’est en densifiant et en systématisant leurs relations sociales d’entraide, d’échanges ou de compétitions intra-groupes et intergroupes, que les êtres humains ont multiplié les possibilités d’innovations culturelles. C’est aussi en assurant, par des moyens plus précis, explicites et systématiques (grâce au langage, à la relation pédagogique et à l’intitution scolaire), la trans‑ mission culturelle de tous les rites, mythes, institutions, langues, savoirs et artefacts, que les sociétés humaines ont pu s’engager dans la voie d’une histoire cumulative. On doit à Joseph Henrich, biologiste évolutif, d’avoir magistralement défendu cette thèse de l’importance de l’intelligence collective. L’expansion des sociétés humaines, leur réussite adaptative incomparable parmi les mammifères, ne tient en aucun cas à la seule intelligence individuelle ou à des capacités cérébrales inouïes. Henrich fait l’hypothèse que les Homo sapiens n’étaient guère plus intelligents individuellement que les Néandertaliens, qui avaient même un plus gros cerveau qu’eux, mais que leurs groupes étaient 1.  Clutton-Brock 2016  : 215. Le sociolinguistique étatsunien William Labov montrait que le changement linguistique passait souvent par les mères en tant qu’interlocutrices principales de leurs enfants. Les mécanismes à l’œuvre sont logiquement analogues. Cf. Labov 1976 : 403‑407. 2.  Bonner 1989 : 78.

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à la fois « plus larges et mieux interconnectés  1 », ce qui a rendu possible une cumulativité culturelle faisant de chaque individu un être plus puissant. Henrich analyse des cas d’inadaptation forcée, tels que ceux de survivants dans des conditions inhabituelles et extrêmes (en Antarctique, en Arctique, dans des îles ou des zones arides), qui montrent bien que c’est la culture locale accumulée (pratiques, techniques, méthodes, outils, représentations) qui rend « intelligent » et non une intelligence individuelle ou un cerveau individuel isolé. Des êtres humains parfaitement bien socialisés, et parfois même hautement scolarisés, issus de sociétés hautement civilisées, ne peuvent néanmoins survivre très longtemps dans des conditions écologiques et clima‑ tiques auxquelles ils n’ont absolument pas été préparés : ils n’ont ni les bons outils, ni les bonnes pratiques, ni les bons savoirs, botaniques et zoologiques, pour savoir comment chasser ou quoi manger sans danger, etc. Ils échouent là où d’autres hommes ont trouvé, au fil du temps et des expériences accumu‑ lées, les moyens de s’adapter. Henrich raconte, par exemple, comment en juin 1845, des hommes sous le commandement de John Franklin partent des îles Britanniques pour aller au passage du Nord-Ouest, dans l’Arctique, et s’y retrouvent coincés. Aucun d’entre eux ne survivra alors que d’autres hommes, des Inuit, y vivaient depuis plus de 30 000 ans. Mais savoir pêcher le phoque, le saumon, faire des igloos, des kayaks, chauffer de la graisse de phoque, fabriquer des paniers, des vêtements, des écluses à poissons, des traîneaux, des harpons,  etc., ne s’improvise pas. Ces hommes avaient un cerveau semblable à celui des Inuit, et étaient aussi potentiellement intelligents qu’eux, mais n’avaient pas les gestes, les outils et les savoirs, ni même les formes d’organisation (quand il s’agit de chasser collectivement ou de fabriquer collectivement des outils),  etc., en un mot la culture adaptée à leur environnement. Pour être aussi « intelligents » et adaptés que les Inuit, il aurait fallu avoir le temps d’apprendre ce qu’ils avaient construits peu à peu, de génération en génération, pour survivre dans un endroit a priori très hostile et invivable  2. L’intelligence collective dispense les individus, même dans les sociétés les plus technologiquement avancées, de devoir « comprendre comment ou pourquoi [les adaptations culturelles de type outils ou techniques] fonctionnent, du moins au-delà du strict nécessaire leur permettant de les utiliser  3 ». On peut penser au téléphone portable ou au micro-ondes, qui n’auraient pu exister sans la physique quantique, mais qui n’en exigent pas la maîtrise du côté des usagers. Grâce à une vie sociale étendue et intense, la transmission culturelle a pu se faire de manière systématique et efficace, notamment grâce au langage 1.  Henrich 2019 [2017] : 321‑322. 2.  Ibid. : 47‑52. 3.  Ibid. : 54.

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qui a fait gagner en précision, en fidélité et en structuration des échanges  1, puis à son objectivation dans l’écriture, qui a permis de détacher le savoir de ses porteurs, de l’accumuler et de le faire plus facilement circuler, mais surtout grâce à toutes les situations, informelles ou formelles (lorsque les sociétés se dotent d’écoles), d’enseignement. Aucune autre espèce ne dispose des moyens langagiers de l’être humain, et encore moins de l’écriture et de l’enseignement formel qui sont des conquêtes culturelles très récentes dans la longue histoire de l’humanité. Or langage complexe (avec syntaxe), écriture et système d’enseignement ont été autant de boosters culturels au processus déjà enclenché de cumulativité culturelle. L’institution scolaire notamment s’impose dès lors que la culture écrite cumulée a pris une place telle qu’elle exige l’apprentissage généralisé de la lecture et de l’écriture afin de pouvoir se l’approprier. On l’a déjà vu, l’apprentissage social existe aussi dans de nombreuses autres espèces, tout particulièrement chez les oiseaux et chez les mammifères qui ont une progéniture altricielle et dont les adultes doivent s’occuper pendant des mois ou des années avant qu’ils ne soient autonomes. Mais l’altricialité secondaire, qui fait dépendre plus longtemps encore l’enfant de ses parents, est la raison de la centralité de l’apprentissage social et de l’imitation (loi de l’imitation) dans l’espèce humaine. Or, comme le dit le biologiste Kevin Laland, la copie ou l’imitation est plus efficace que l’apprentissage par essais et erreurs, car « les copieurs bénéficient du préfiltrage adaptatif du compor‑ tement des individus qu’ils copient  2 ». En copiant les gestes et les savoirs de ceux qui ont expérimenté des outils, des manières de faire et des connaissances pendant de nombreuses années avant eux, le plus jeune, et donc le moins expérimenté, part dans l’existence de là où ses prédécesseurs, et notamment ses parents, sont arrivés plutôt que de repartir à zéro. En bref, il gagne en temps et en efficacité adaptative par rapport à l’apprentissage d’expérience (par essais et erreurs), infiniment plus risqué. On peut penser, par exemple, à tout le savoir botanique et culinaire accumulé au cours du temps pour savoir ce qui est mortel et ce qui ne l’est pas, ce qui est indigeste et ce qui est digeste, pour connaître les manières de rendre inoffensives des plantes (par exemple en les cuisant), les manières de conserver du poisson ou de la viande (en fumant, salant, gelant, cuisant), et ainsi de suite. L’expression, attribuée à à Bernard de Chartres (xiie siècle), selon laquelle nous sommes « des nains sur des épaules de géants » (nani gigantum humeris insidentes) a souvent été utilisée pour montrer l’importance, pour tout individu ayant une ambition intellectuelle, de s’appuyer sur les travaux des grands penseurs du passé (les « géants »). On la retrouve, au fil des siècles, sous la plume de divers grands savants, tels que Jean de Salisbury, 1.  Laland 2022 [2017]. 2.  Ibid. : 93.

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Isaac Newton ou Blaise Pascal, pour dire que nos capacités à savoir ou à voir mieux que nos prédécesseurs sont liées au fait que nous pouvons nous appuyer sur tous leurs savoirs accumulés, critiqués, améliorés. Selon les mots de Jean de Salisbury reprenant cette formule : « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants. Si nous voyons plus de choses et plus lointaines qu’eux, ce n’est pas à cause de la perspicacité de notre vue, ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux  1. » Aucun individu n’est, en soi, un géant (ou un génie), mais l’appropriation des savoirs et des artefacts du passé nous permet de nous hisser au niveau de géants, qui ne sont que la métaphore de toute la culture accumulée de génération en génération  2. Pour prendre conscience de cela, il faut penser que, lorsque des enfants de cinq à six ans apprennent à lire dans une écriture alphabétique au xxie siècle, ils acquièrent une technologie intellectuelle qui est le produit (savant) d’une très longue histoire humaine, débutée il y a environ 5 000 ans en Mésopotamie et en Égypte. De même, lorsqu’à l’âge de sept à huit  ans, on leur enseigne les premiers éléments de grammaire, ils s’approprient un savoir qui a été chèrement conquis par des générations de savants (grecs notamment). Le sociologue Célestin Bouglé ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait en 1904 : Pour que les facultés de l’individu transforment la nature, ne faut-il pas qu’elles soient secondées par des instruments de toutes sortes, et dont la part d’influence s’élargit à mesure que la civilisation se raffine ? En ce sens, on a pu dire que l’inventeur de la charrue ou du métier à tisser continue de labourer ou de tisser aux côtés des paysans et des artisans d’aujourd’hui. Mais, autour de notre ouvrage quotidien, ce ne sont pas seulement quelques grandes figures d’inventeurs qu’il nous faut nous représenter ; c’est la foule anonyme de ceux qui ont préparé, parachevé ou propagé leur invention même ; ce sont les courants d’idées, ce sont les vagues de civilisation qui les ont portés. Il faut nous souvenir en un mot que les appareils que nous manions, legs des efforts accumulés et entremêlés d’inconnus innombrables, sont bien des œuvres collectives ; à chaque fois que nous les utilisons pour façonner quelque œuvre nouvelle, c’est toute une société qui collabore avec nous  3.

S’il est souvent bien difficile de parler de progrès en matière de parenté, de politique, de morale, de religion ou d’art, les progrès de la technique, de la science ou de la médecine se mesurent objectivement en efforts, en souffrances, en vies ou en années de vie épargnées. André Leroi-Gourhan écrivait en 1945 : 1.  Salisbury 1159 : 900 (livre III, chap. 4). 2.  Lehman 1947 ; Basalla 1988. 3.  Bouglé 1904 : 268.

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Dans le domaine technique, le doute n’a jamais effleuré personne  : l’Homme perfectionne ses outils avec une efficacité telle qu’il est maintenant, moralement, artistiquement et socialement dépassé par ses moyens d’action contre le milieu naturel, et ce mouvement de progrès technique est si éclatant que, depuis des siècles, chaque groupe qui s’exalte dans ses outils se croit du même coup haussé dans tous les autres domaines  1.

L’histoire des techniques est « par essence cumulative », comme l’écrivait Bruno Jacomy, car « depuis les premiers pas de l’agriculture et de la métal‑ lurgie jusqu’aux découvertes les plus récentes, l’histoire des techniques est un enchaînement constant d’avancées où chaque technique évolue sur la base d’une culture existante pour créer des innovations successives et cumula‑ tives  2 ». Mais nous avons vu que le processus s’origine bien avant l’apparition de l’agriculture et de la métallurgie, avec les toutes premières traces d’artefacts, tels que les galets taillés (ou « aménagés »). Par ailleurs, même si le domaine de la politique ou celui de la morale sont plus difficilement caractérisables par une évolution méliorative, il est difficile de ne pas voir en quoi la progressive pacification des mœurs au sein des sociétés humaines, en lien avec la formation des États et la monopolisation de l’exercice de la violence physique légitime, est un réel progrès pour les individus vivant dans de telles sociétés  3. Le processus de civilisation, même si non linéaire et fait de régressions partielles, « nous oblige à ne pas oublier que nous devons nos conditions de vie actuelles, avec toutes les possibilités de sécurité et de bonheur qu’elles nous offrent, aux luttes, aux souffrances, aux efforts héroïques et au patient labeur de nos ancêtres barbares et, avant eux, de nos ancêtres sauvages  4 », pour reprendre les mots de l’anthropologue étatsunien Lewis Morgan.

Un processus lent puis en croissance exponentielle L’histoire culturelle des sociétés humaines a été pendant très longtemps très lente et quasi imperceptible. Il faut imaginer quelle représentation de l’humanité nous pourrions avoir si nous prenions comme modèles les premières sociétés qui, pendant plusieurs centaines de milliers d’années, n’ont quasiment pas évolué technologiquement : 1.  Leroi-Gourhan 1973 [1945]  : 304. Soixante-dix ans plus tard, Alain Testart note que « les inventions et le savoir techniques sont par nature des phénomènes cumulatifs, et c’est pourquoi il existe un progrès technique », mais que si l’ordinateur suppose l’existence préalable du boulier, l’organisa‑ tion capitaliste ne suppose pas l’organisation lignagère, l’esclavage ou la vassalité (Testart 2012 : 71). 2.  Jacomy 2015 : 14. 3.  Elias 1973 et 1975. 4.  Morgan 1971 [1877] : 643.

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Dans la ligne qui relie Australopithecus à Homo habilis et Homo erectus, la taille du cerveau s’accroît progressivement, mais il y a relativement peu d’innovations techniques. L’outil le plus perfectionné utilisé par H. erectus était un genre de hachoir, formé d’un seul bloc de pierre travaillé sur deux surfaces et de forme symétrique. Les premiers hachoirs sont apparus il y a 1,4  million d’années et sont restés presque inchangés pendant un million d’années  : ce n’est pas vraiment un exemple d’accumulation de changement culturel  1 !

La probable petite taille des groupes paléolithiques et les échanges sans doute très limités entre groupes ont fait que les savoirs comme les artefacts se sont accumulés longtemps très lentement  2. Cependant, bien qu’il soit difficile d’en percevoir nettement toutes les étapes, il est certain que des micro-changements culturels s’accumulaient au sein des microsociétés paléo‑ lithiques. C’est cette lenteur de développement culturel propre aux débuts de l’humanité qui peut conduire légitimement à se demander, comme le font les primatologues Christophe Boesch et Michael Tomasello, dans quelle mesure nous ne savons pas voir dans les autres espèces sociales une évolution culturelle cumulative extrêmement lente : « Y a-t-il une évolution culturelle cumulative dans certaines traditions de chimpanzés que nous ne pouvons pas voir parce que nous n’observons pas depuis assez longtemps ou peut-être que nous n’observons pas de manière appropriée  3 ? » Il a ainsi fallu de très longues observations et de nombreuses comparaisons pour déceler des variations dialectales dans les chants d’oiseaux ou de baleines, dans le langage des différents groupes d’abeilles, ou des variations culturelles intraspécifiques dans les techniques mobilisées par les différentes espèces de primates, sachant que la production culturelle est faible et la cumulativité culturelle difficile à déceler sur des périodes de temps bien trop courtes. Pendant toute la période du Paléolithique inférieur et moyen (qui débute il y a environ 3,3 millions d’années), les progrès sont extrêmements lents (avec la maîtrise du feu attestée aux alentours de 400 000  ans), et même durant le Paléolithique supérieur (entre environ 40 000 ans et 12 000 ans avant le présent), Alain Testart mentionne seulement « trois inventions majeures  4 » : l’aiguille à chas, le propulseur, la barbe ou barbelure (pointes barbelées permettant aux flèches de rester dans l’animal). Comme disait encore Morgan, 1.  Maynard Smith & Szathmary 2000 : 162. 2.  Par exemple, une recherche portant sur 40 sociétés agropastorales non industrielles d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et d’Océanie, montre que la taille de la population a un impact sur la richesse et la complexité des outils utilisés dans la production d’aliments. Collard, Ruttle, Buchanan & O’Brien 2013 : e72628. Cf. aussi, sur le lien entre taille de la population et degré de richesse des artefacts : Boyd & Richerson 1996 : 77‑93 ; Henrich 2004 : 197‑214. 3.  Boesch & Tomasello 1998 : 604. Traduit par moi. Cf. aussi Dean, Kendal, Schapiro, Thierry & Laland 2012. 4.  Testart 2012 : 282‑288.

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les progrès techniques « ont dû rester imperceptibles pendant des siècles », et pourtant, si « les réalisations de l’état sauvage ne sont pas particulièrement remarquables en elles-mêmes », elles représentent « une quantité étonnante de labeur constant poursuivi avec des moyens limités pendant de très longues périodes avant d’atteindre un certain degré de perfection  1 ». Mais c’est surtout la période néolithique, qui a débuté il y a environ 12 000 ans, qui voit le processus d’accumulation culturelle commencer à s’accélérer avec l’agriculture et l’élevage, l’outillage en pierre polie, la poterie et le tissage  2. Plus l’agriculture et l’élevage sont efficaces, plus ils permettent de faire vivre un nombre important d’individus, et plus l’accroissement démographique entraîne une accentuation de la division du travail et une démultiplication des innovations techniques, etc. Si la taille des sociétés n’est pas un facteur qui joue mécaniquement sur le taux d’innovation culturelle, le fait qu’une certaine division du travail puisse s’instaurer dans une société démographiquement plus étendue, permettant à certains une relative spéciali‑ sation dans la fabrication d’outils ou d’armes, la poterie, le tissage, la chasse, la guerre, etc., décuple le nombre d’inventions techniques possibles, et le croisement de ces inventions pour en concevoir encore de nouvelles, créant ainsi un cycle technologiquement vertueux  3. L’une des conséquences logiques de cette accumulation grandissante d’arte‑ facts est la sédentarité, qui relève d’un phénomène émergent i­ncontrôlable et non prévisible par les acteurs sociaux et non d’un « choix » de société, comme on peut le lire parfois. Plus les artefacts se sont accumulés et plus la sédentarité s’est imposée. Lorsque l’équipement est léger et portable, le nomadisme est possible, mais lorsqu’il s’alourdit (outils, armes, meules, mortiers, nasses, filets, pièges, poteries et vaisselles céramiques et stockages alimentaires), la sédentarité n’est plus une option parmi d’autres mais une nécessité impérieuse qui échappe à la volonté des personnes  4. L’agriculture et l’élevage ont encore accentué cette sédentarisation, et eux-mêmes ont été à l’origine de la multiplication des artefacts pour améliorer l’agriculture ou pour stocker la nourriture grâce à des récipients faits en poterie, enchaînant progressivement les Hommes à une condition sédentaire. Comme l’ont bien montré Geoffroy de Saulieu et Alain Testart, si le scénario n’a pas toujours été le même entre adoption de la sédentarité, inven‑ 1.  Morgan 1971 [1877] : 44‑45. 2.  Testart 2012 : 326. 3.  « Un pas décisif fut franchi dans l’évolution de l’humanité avec la découverte de la culture des plantes alimentaires et la domestication des animaux. On l’a qualifié à juste titre de révolution. Cette révolution néolithique a surtout été envisagée d’un point de vue quantitatif  : l’augmentation des ressources alimentaires rendait possible un accroissement démographique qui à son tour permettait une meilleure division du travail, un progrès des techniques et une différenciation sociale, l’apparition des classes par exemple » (Haudricourt 1962 : 40). 4.  Testart 2012 : 351‑352.

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tion de la poterie et invention de l’agriculture, le mouvement d’ensemble est malgré tout marqué par l’immobilisme contraint par une culture artefactuelle foisonnante : Bien que l’évolution n’ait pas suivi le même cours partout, partout où il y a des preuves suffisantes, elle montre que les chasseurs-cueilleurs finissent par devenir plus ou moins sédentaires. En soi, ce n’est pas une explication, mais cela révèle un processus graduel, qui varie d’une région à l’autre. […] Cette apparente diversité révèle une logique globale. […] Inventer et diversifier la poterie, augmenter la recherche de nourriture avec ses équipements toujours plus variés (conteneurs, mortiers en pierre, paniers, filets et pièges à poissons, séchoirs, etc.), se lancer dans l’agriculture, commencer à stocker les aliments (dans des fosses), tout cela reste, jusqu’à un certain point, compatible avec une vie nomade. Cependant, la multiplication des inventions et l’accu‑ mulation des équipements nécessaires sont devenues de plus en plus lourdes, ce qui limite la mobilité. Les gens ont commencé à rester plus longtemps au même endroit. Ce sédentarisme croissant et presque forcé des chasseurs-cueilleurs alourdis par leurs outils a favorisé leur implication dans l’agriculture. Et cultiver un jardin est beaucoup plus difficile quand on doit souvent le quitter. La chaîne de cause à effet est facilement compréhensible. Nous ne connaissons aucun facteur qui aurait nécessairement empêché les chasseurs-cueilleurs de prati‑ quer l’agriculture. Cependant, une agriculture intensive n’aurait pas été compatible avec leur mode de vie mobile. Les progrès techniques des derniers millénaires de l’ère du Pléistocène ont conduit à une réduction de leur mobilité, sinon à un véritable sédentarisme. Cela a favorisé le développement de l’agriculture, qui jusque-là n’était pratiquée qu’à très petite échelle. En somme, c’est la multiplication graduelle des inventions, de plus en plus incompatibles avec le nomadisme (poterie, mortiers, stockage et simple agriculture), qui a finalement conduit à l’adoption massive de l’agriculture  1.

Et plus les hommes furent sédentaires, plus ils dépendirent de l’agriculture et de l’élevage pour vivre, plus ils entrèrent dans une logique de stockage de la nourriture qui fut à l’origine des premières grandes inégalités de richesse. Les sociétés économiquement égalitaires étaient celles où un tel stockage était encore inconnu, qu’il s’agisse des chasseurs-cueilleurs « classiques » ou des cultivateurs tropicaux qui faisaient pousser des tubercules ne nécessitant pas de conserver des semences de manière saisonnière. Les premières sociétés inégalitaires furent celles dont l’approvisionnement reposait essentiellement sur des ressources stockées, et qui étaient l’enjeu de luttes pour leur appro‑ priation, qu’il s’agisse de cultivateurs ou de chasseurs-cueilleurs sédentaires 1.  Saulieu & Testart 2015 : 318‑319. Traduit par moi.

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pratiquant le stockage de poissons ou de viandes séchés, fumés, salés, gelés, mais aussi de glands ou de chataignes  1. Sous l’effet de la croissance démographique mondiale, d’une division du travail accrue, du développement de l’agriculture et de l’élevage, de l’arti‑ sanat puis de l’industrialisation, et de la consilience des technologies issues de multiples domaines (loi de la connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés), les sociétés humaines n’ont cessé d’augmenter leur production d’artefacts. L’accélération croissante du nombre d’objets et du nombre d’innovations techniques a été si forte que l’on peut dire désor‑ mais que la quasi-totalité de l’humanité vit davantage dans un environnement fabriqué ou façonné par l’activité humaine que dans des « environnements naturels  2 ». C’est ce que disait déjà l’historien français Paul Lacombe en 1894, en s’appuyant, selon toute probabilité, sur La Filiation de l’Homme de Darwin : Sauf de rares exceptions, l’animal subit purement le milieu ; il ne l’exploite pas ; il ne le modifie pas ; il ne crée pas un milieu nouveau et artificiel. Économiquement, par exemple, l’animal use de la richesse toute faite ; un bison sauvage broute l’herbe ; il n’en fait pas venir. Dès que l’homme parle, dès qu’il invente des instruments, qu’il modifie la nature, qu’il crée de la richesse, une immense différence est jetée entre lui et l’animal ; et cette différence a pour effet immédiat, à notre avis du moins, de changer le caractère de son mode évolutif. D’interne, d’organique qu’il était exclu‑ sivement, ce développement devient, je ne dis pas exclusivement, mais capitalement extérieur, artificiel et social  3.

En se diversifiant, en se multipliant et en s’accumulant à l’extérieur des hommes, toute cette culture artefactuelle a produit les conditions de ce que Marx et Engels appellent une « aliénation », et, dans le cas présent, le senti‑ ment d’être étranger à ce que d’autres que soi, sur plusieurs générations, ont fabriqué, bâti, créé et légué aux générations suivantes. Cette aliénation ne va pas sans un sentiment d’accablement devant l’immensité du legs qu’aucun individu ne pourra jamais, même au cours d’une vie entière d’efforts, s’appro‑ prier intégralement. Quel savant n’a pas déjà ressenti un tel sentiment devant l’ampleur d’une bibliographie quasi infinie quand elle est internationale ? Les auteurs de L’Idéologie allemande ont bien exprimé la situation que vivent tout particulièrement les membres des sociétés modernes : Cette fixation de l’activité sociale, cette pétrification de notre propre produit en une puissance objective qui nous domine, échappant à notre

1.  Testart 1982 et 2012. 2.  Antweiler 2015 : 55. 3.  Lacombe 1894 : 301. Il faudrait cependant parler de « culturel » plutôt que de « social », dans la mesure où les espèces non culturelles ou proto-culturelles n’en sont pas moins sociales.

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contrôle, contrecarrant nos attentes, réduisant à néant nos calculs, est un des moments capitaux du développement historique jusqu’à nos jours. […] à chaque stade se trouvent donnés un résultat matériel, une somme de forces productives, un rapport avec la nature et entre les individus, créés historiquement et transmis à chaque génération par celle qui la précède, une masse de forces de production, de capitaux et de circonstances, qui, d’une part, sont bien modifiés par la nouvelle génération, mais qui, d’autre part, lui dictent ses propres conditions d’existence et lui impriment un développement déterminé, un caractère spécifique […]  1.

Comme nous avons eu l’occasion de le dire en présentant la loi Marx (1) de l’objectivation cumulée (ou de construction de niches durables et transformables), Marx a été l’un des grands penseurs soulignant ce poids de l’histoire, c’està-dire de la culture cumulée, lui qui écrivait avec lucidité que « les hommes font leur propre histoire, mais [qu’]ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé » et que « la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants  2 ». Nés vulnérables et dépendants, les êtres humains ont trouvé le moyen de se rendre plus puissants que n’importe quelle autre espèce par la culture, mais cette culture (incorporée et objectivée  : savoirs ou savoir-faire et artefacts), au fur et à mesure qu’elle s’accumulait, a engendré à son tour de nouvelles formes de dépendance qui semblent répéter indéfiniment, pour l’ensemble des êtres humains quel que soit leur âge, la situation initiale de l’enfant à la naissance  : c’est ce que j’ai appelé l’altricialité tertiaire, à savoir celle qui fait de nous, adultes comme enfants, des êtres perpétuellement dépendants des choses (artefacts accumulés), des savoirs et des autres (division sociale du travail). L’homme entretient aussi un rapport spécifique à la dépendance en tant que sa genèse (sa phylogenèse et son ontogenèse) nécessite et résulte du développement et de la prolongation des dépendances  : aux autres bienveillants qui l’entourent mais aussi aux objets de toutes sortes que ses prédécesseurs avaient précédemment créés. L’homme en tant qu’espèce est le vivant dépendant des créations, artifices qu’il s’est lui-même donnés pour obvier à sa dépendance constitutive. L’hominisation, nous l’avons dit, c’est la lente histoire d’un vivant devenant chaque fois plus dépendant des artefacts, des objets techniques qu’il crée, utilise et avec lesquels dans le même temps il se développe. C’est le processus de néoténisation couplé au développement des techniques  3.

1.  Marx & Engels 1982 [1845] : 94 et 103. 2.  Marx 2007 [1852] : 50. 3.  Levivier 2012 : 114.

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Le constat, empiriquement non mesuré, d’une prépondérance de l’envi‑ ronnement artificiellement créé par les Hommes, émis par Paul Lacombe à la fin du xixe siècle, est largement confirmé par une étude scientifique récente qui montre que, depuis 2020, la masse totale des objets fabriqués par des humains dépasse la biomasse globale de la planète (ensemble des organismes vivants actuels : végétaux, bactéries, animaux, etc.), alors que l’humanité ne représente que 0,01 % de la biomasse globale actuelle  1. Selon ces chercheurs, depuis un siècle, la masse anthropogénique (comprenant autant les masses de béton, de métaux, de verre, de bois, de plastique ou d’asphalte nécessaires à la construction des bâtiments et des routes, que l’ensemble des outils, ustensiles, machines, emballages, etc.) a doublé tous les vingt ans environ, alors que la biomasse, dans le même temps, restait relativement stable. À l’échelle des dernières décennies, c’est après la Seconde Guerre mondiale que la « grande accélération » s’opère, puis devient vertigineuse à partir des années  2000. Mais la prise en compte de l’ensemble de l’histoire de l’humanité permet de comprendre que l’accélération est exponentielle. La construction de niche correspond à une réalité désormais tangible et mesurable, et les effets négatifs en retour sur la santé des populations et la survie des espèces végétales et animales (effets des pollutions de toutes sortes) ainsi que sur les conditions générales de vie (avec notamment les dérèglements climatiques) sont bien documentés, même s’ils étaient perceptibles depuis bien longtemps. André Leroi-Gourhan écrivait ainsi en 1982 : Cela fait des années que je raconte que nous devrions avoir non pas des plans de cinq ans ou des plans de dix ans mais un plan de dix mille ans. Si l’on n’est pas capable de se représenter ce que seront les ressources de la terre pendant dix mille ans, il est inutile d’espérer avoir une survie de l’espèce qui dépasse quelques siècles, quelques dizaines de siècles au maximum. L’homme n’a pas l’air de savoir contrôler une économie qui semble le conduire à une victoire totale sur la nature  2.

1.  Elhacham, Ben-Uri, Grozovski, Bar-On, Milo et al. 2020. 2.  Leroi-Gourhan 1982 : 231.

15.

ALTRICIALITÉ SECONDAIRE : VULNÉRABILITÉ ET DÉPENDANCE DE L’ENFANT HUMAIN « Je te veux à ton plus faible, vulnérable, fragile et tendre, totalement dépendant de moi. » Paul Thomas Anderson, Phantom Thread, 2017.

L’altricialité secondaire peut se définir en disant que, comparée à de nombreuses autres espèces, l’espèce humaine est caractérisée par une naissance « prématurée » et par une très longue période de développement (physio­ logique, et notamment cérébral) extra-utérin. Cette période de dévelop‑ pement est un temps de vulnérabilité et de dépendance de l’enfant, qui suppose des stimulations et des interactions permanentes avec les adultes. « Altricialité » vient de l’anglais altricial, qui vient lui-même du latin altrix signifiant « nourrice » ou « celle qui nourrit ». L’altricialité secondaire désigne ainsi la prolongation du temps de dépendance de l’enfant vis-à-vis des adultes nourriciers. Je ferai l’hypothèse ici que l’altricialité secondaire est l’un des grands faits dont découlent de très nombreuses caractéristiques des sociétés humaines. Par exemple, cette relation de dépendance entre parents et enfant est une relation affective, d’attachement mutuel et de protection, mais aussi, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en défende ou non, une relation de domination, une relation d’autorité du parent sur l’enfant qui s’exerce sur une longue période. Et, comme le faisait remarquer Françoise Héritier, le « besoin de protection peut se pervertir en autoritarisme et en subordination  1 ». On verra donc que l’expérience humaine se structure d’emblée autour d’un rapport de domina‑ tion, d’une relation de transmission culturelle et d’un lien affectif réciproque. Le concept d’altricialité secondaire, introduit par le zoologiste suisse Adolf Portmann dans les années  1950, est celui qui a été assez largement retenu 1.  Héritier 2010b : 7.

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dans la littérature scientifique la plus récente, et notamment en paléoanthro‑ pologie, en éthologie et en biologie. Mais l’on trouve aussi un équivalent plus ancien dans la littérature scientifique qui est le terme de « néoténie ». D’autres auteurs, qui ne nomment pas le processus lui-même, décrivent la situation en évoquant l’« impuissance », l’« immaturité », l’« impéritie », la « haute dépendance », ou encore, concernant la première année post-partum, l’idée d’un « fœtus en extérogestation » (ou « exogestation »). Portmann reconnaît que les qualifications sont rarement totalement satisfaisantes. Ainsi, même s’il peut paraître évident d’un certain point de vue que l’espèce humaine est altricielle, Portmann dit que, pour être véritablement altriciel comme les petits des autres espèces de mammifères, un enfant humain devrait naître aux alentours de cinq mois de gestation, alors que ses organes sensoriels sont encore peu développés. L’espèce humaine n’est pas la seule espèce à naître inachevée, mais elle est la seule à connaître une période de développement extra-utérin aussi étendue, d’où le qualificatif de « secondaire ». Aux espèces altricielles s’opposent les espèces précoces (ou « précocielles », selon les auteurs), et l’on parle aussi d’espèces nidifuges (dont les petits sont capables de « quitter le nid » rapide‑ ment après leur naissance, chez les poissons et les reptiles par exemple) et d’espèces nidicoles (dont les petits « restent au nid » après leur naissance). Les poussins des oiseaux nidifuges ou précoces naissent couverts de duvet, les yeux ouverts et sont capables de se déplacer immédiatement après l’éclosion pour suivre leurs parents. Ils disposent de capacités de thermorégulation relativement efficaces dès la naissance. Au contraire, les poussins des espèces nidicoles naissent presque nus, quasiment aveugles et incapables de survivre sans l’aide des adultes. Et il existe, bien sûr, de nombreuses espèces inter‑ médiaires entre ces deux pôles. Lorsque les sociologues prennent acte du fait d’altricialité secondaire ou de néoténie, ils en déduisent généralement que cela fait de l’être humain un être social par excellence, un être hyper-culturel qui dispose de très peu d’ins‑ tincts pour agir adéquatement dans le monde, et que c’est le développement extra-utérin, permettant une socialisation ou un apprentissage précoce, qui apporte l’essentiel de ce que les enfants doivent savoir et savoir faire pour s’adapter à un état culturel donné de la société. Cela est vrai mais, s’en tenir à ce constat, c’est faire de l’altricialité secondaire ou de la néoténie une donnée de départ permettant aux sociologues de s’affranchir une fois pour toutes de la prise en compte du biologique. Peter Berger et Thomas Luckmann ne disaient pas autre chose lorsqu’ils écrivaient que « la nécessité de l’ordre social en tant que tel résulte de l’équipement biologique de l’homme », mais qu’aucun ordre social existant ne peut être « issu d’une donnée biologique »  1. 1.  Berger & Luckmann 1986 : 76.

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Une autre façon classique en sociologie de se débarrasser de la question de l’altricialité secondaire, ou plus exactement des conséquences sociales de cette propriété biologique sur les rapports parents-enfants, consiste à centrer l’attention sur les seules variations qui s’enrouleraient autour d’un axe consi‑ déré comme allant de soi. Ainsi Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron écrivaient-ils en 1970 : S’il n’est pas question d’ignorer la dimension proprement biologique de la relation d’imposition pédagogique, i.e. la dépendance biologiquement conditionnée qui est corrélative de l’impuissance infantile, il reste que l’on ne peut faire abstraction des déterminations sociales qui spécifient dans tous les cas la relation entre les adultes et les enfants, y compris lorsque les éducateurs ne sont autres que les parents biologiques (e.g. les déterminations tenant à la structure de la famille ou à la position de la famille dans la structure sociale)  1.

Ce passage autorise à rêver d’un programme scientifique parfaitement équilibré, qui tiendrait compte des deux aspects du problème (biologique et social), mais la reconnaissance de « la dépendance biologiquement condi‑ tionnée qui est corrélative de l’impuissance infantile » est toute rhétorique. La réflexion sociologique exclut de fait cette question pour se concentrer exclusivement sur les variations selon la classe sociale de la famille de l’enfant. Elle se condamne alors à passer à côté d’un invariant anthropo‑ logique majeur, qui conditionne de nombreux rapports sociaux, et pas seulement les rapports parents-enfants ou les rapports d’apprentissage. Je propose d’aller dans cette direction négligée par les chercheurs en sciences sociales en montrant que l’altricialité secondaire a une valeur matricielle et a eu toutes sortes de conséquences très lourdes sur la structuration des sociétés humaines. Le développement humain a été considérablement ralenti et allongé par rapport au développement animal. Nous naissons prématurément compara‑ tivement à l’ensemble des autres espèces animales et l’origine de cette altri‑ cialité est attribuée par un grand nombre de chercheurs à la combinaison de deux grands faits : d’une part, la bipédie et les contraintes locomotrices qui ont mécaniquement entraîné le rétrécissement du bassin de la femme ; et, d’autre part, le processus d’encéphalisation (au sens d’augmentation, dans une lignée animale, de la taille du cerveau par rapport au reste du corps) des hominidés  2, qui fait que le bébé humain a un cerveau particulièrement gros. Au croisement de ces deux processus évolutifs, qui créent ce que les 1.  Bourdieu & Passeron 1970 : 21. 2.  « La taille du cerveau a régulièrement augmenté au cours de l’évolution des Hominidés, passant de 450 à 1350 cc environ […], ce qui représente un défi adaptatif sur plusieurs plans […] » (Coqueugniot & Hublin 2005 : 369).

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chercheurs appellent le « dilemme obstétrique  1 », les femmes humaines ont été confrontées à la nécessité d’accoucher longtemps avant le développement complet du cerveau (dont la taille définitive n’est atteinte que vers l’âge de douze  ans), la tête du bébé ne pouvant pas passer par un canal obstétrical trop étroit. L’altricialité secondaire est donc une preuve, parmi bien d’autres, du fait que l’adaptation n’est jamais parfaite mais qu’elle est bien souvent affaire de « compromis »  : entre la taille du bassin adaptée à la bipédie, la nécessité tissulaire de pouvoir « supporter » les organes, et la contrainte pour une tête (et un cerveau) de plus en plus volumineuse de pouvoir sortir du ventre de la mère. D’autres chercheurs pensent en revanche que l’accouchement avant complet développement du bébé est davantage lié aux « limites du métabo‑ lisme maternel  2 », sachant que la mère doit puiser dans ses ressources pour se nourrir et nourrir l’enfant à gros cerveau qu’elle porte  3. Si l’on insiste souvent sur le fait que l’enfant humain naît prématuré, les auteurs de l’étude montrent toutefois que « le cerveau néonatal humain est plus grand que celui des autres singes, à la fois en termes absolus et par rapport à la taille corporelle de la mère  4 ». Il est 47 % plus grand que celui des gorilles et sa masse corporelle est deux fois plus importante. Mais l’accouchement à un stade de développement très précoce en raison du ralentissement général de la croissance caractéristique de l’espèce s’explique par la « lourde charge métabolique (mesurée en calories consommées) » qui pèse sur la mère. La parturition débuterait lorsque les demandes énergétiques du fœtus dépassent, ou « croisent », la capacité de la mère à répondre à ces demandes. Les deux hypothèses (dilemme obstétrique ou charge métabolique) ne sont pas incom‑ patibles  5, et ne modifient en rien les multiples conséquences sociales de l’altricialité secondaire. L’enfant humain naît donc sans autonomie : on le nourrit, on le lave, on le protège, on le cajole, et il dépend entièrement des adultes. Il a le crâne encore ouvert et les fontanelles ne se referment complètement que plusieurs mois après la naissance. Il a une faiblesse musculaire et des os fragiles. Il n’aura ses premières dents en général qu’à partir de l’âge de six mois, et jusqu’à l’âge de trois ans, et ses dents définitives n’apparaîtront qu’entre six et douze ans environ. Il se caractérise par un long apprentissage de la marche (acquise 1.  Rosenberg & Trevathan 1996. 2.  Dunsworth, Warrener, Deacon, Ellison & Pontzer 2012  : 15212. Traduit par moi. Cf. aussi Dunsworth 2016 : 29‑50. 3.  À titre indicatif, on sait que le cerveau humain dépense à lui seul 20 % de l’énergie produite par notre corps au repos (Hublin 2011 : 37). 4.  Dunsworth, Warrener, Deacon, Ellison & Pontzer 2012 : 15213. 5.  D’autres chercheurs ont ajouté un autre facteur, qui est celui des limites de la capacité pour les tissus mous du plancher pelvien à soutenir les organes internes et le fœtus (Stansfield, Kumar, Mitteroecker & Grunstra 2021).

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vers l’âge de douze mois) et des habiletés motrices, un long apprentissage du langage, une maturité sexuelle tardive et une fin de croissance vers vingt ans (onze ans chez les chimpanzés et les gorilles). La conséquence de cette lenteur de développement et de cette faiblesse générale est la dépendance durable à l’égard des adultes et l’importance de la socialisation primaire qui s’effectue alors que le cerveau est encore en pleine croissance. L’altricialité secondaire crée les conditions de liens durables entre la mère et l’enfant, et plus généra‑ lement entre l’ensemble des participants à l’élevage d’un être particulièrement fragile qui exige une attention permanente (père, grands-mères, sœurs ou frères aînés,  etc.). Comme l’écrivait le médecin et psychothérapeute autri‑ chien Alfred Adler  : « Si l’on considère le lent développement de l’enfant, on constate qu’il ne peut être question d’un déploiement de la vie humaine que s’il existe une communauté protectrice  1. » Bien évidemment, dans le cas d’une espèce aussi culturelle que l’espèce humaine, qui cumule ses expériences sous deux formes, incorporée et objec‑ tivée, le temps de dépendance vis-à-vis de ceux qui savent dure beaucoup plus longtemps que le temps de l’enfance, et même que les temps de l’enfance et de l’adolescence réunis. Après les parents, ce sont les enseignants, les formateurs et les experts en tout genre (qui ont accumulé de l’expérience dans tel ou tel domaine de la pratique), qui prennent le relais et placent les individus dans des rapports d’apprentissage pouvant, dans certains cas, durer quasiment toute la vie. Les sociétés qui ont une très longue histoire cumulée imposent notam‑ ment des processus très longs d’apprentissage des savoirs les plus sophistiqués (scientifiques, techniques, artistiques, etc.) durant une grande partie de la vie. Plus les sociétés accumulent de la culture (artefacts et savoirs ou savoir-faire), plus le temps de dépendance avant d’être reconnu comme un membre plein et entier de la communauté s’allonge. Pour désigner cette dépendance généra‑ lisée de l’humanité à l’égard des experts dans tous les domaines, dépendance qui s’est affirmée tout au long du processus d’accumulation culturelle et de division sociale du travail, je parlerai d’altricialité tertiaire : L’ensemble des outils, des coutumes, des institutions et des mœurs sont les ajustements faits par les peuples pour s’adapter à leurs conditions de vie. Au lieu de griffes, d’ongles, de fourrure ou d’antennes, la société est capable de fournir à l’enfant des outils, des vêtements et des armes de toutes sortes qui sont des ajustements supérieurs aux besoins matériels de la vie. Dans tous les cas, ils représentent des formes matérialisées d’ajuste‑ ments mentaux ou d’idées. La culture ou la civilisation est un ensemble de formes et de processus adaptés dont l’enfant est doté et qui lui permettent de surmonter son incapacité physique naturelle. La période de l’enfance, dans un sens social, est donc la période pendant laquelle l’enfant fait

1.  Adler 1966 [1927] : 33.

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l’expérience d’une forme de récapitulation des ajustements passés aux conditions de vie. Ceux-ci sont réappris à chaque génération. La période de l’enfance est une période de dépendance à l’égard des autres pour la subsistance et l’aide dans tous les domaines jusqu’à ce que l’enfant ait été équipé de son héritage culturel. […] La petite enfance est essentiellement la période d’apprentissage social. À mesure que la société se développe, cette période se prolonge proportionnellement. Les sociétés les plus simples et les moins évoluées (qui font l’objet de notre étude) ont les périodes relativement les plus courtes pendant lesquelles l’enfant est totalement dépendant de ses parents et de son peuple. […] Les tendances innées de l’enfant, qui résident dans un complexe d’ajustements automatiques, suffisent à le guider vers l’auto-maintien. Mais au fur et à mesure que se développent les phénomènes sociaux tels que les outils, les instruments et les procédés de chasse, de pêche et de culture, une période s’allonge lentement, consacrée uniquement à l’acquisition de ces aides à la culture. […] Il sera nécessaire d’aller au-delà de ces années [d’enfance] pour les comparer avec la condition des enfants des sociétés plus développées, dans lesquelles pratiquement toutes les années d’adolescence physique et de jeunesse peuvent être incluses dans la conception de l’enfance sociale  1.

Pendant longtemps dans l’histoire de l’humanité, avant que l’invention de l’institution scolaire ne commence à changer assez radicalement la donne en inversant parfois les rôles du point de vue de la transmission des ressources culturelles (de jeunes adultes pouvant être rapidement plus experts que des adultes plus âgés), le différentiel de savoir et d’autorité a correspondu à un différentiel d’âge. Le premier grand différentiel, qui n’est pas propre à l’Homme mais qui est particulièrement fort dans une espèce aussi cultu‑ relle et aussi altricielle, est celui entre les parents et leurs enfants, et plus généralement entre les adultes et les plus jeunes. Cela constitue un fait trans‑ culturel et transhistorique massif. L’ethnopsychiatre français Edmond Norbert Le Guerinel résumait ainsi la situation des sociétés tribales : Au sein d’une culture homogène (disons, pour faire bref, la société tribale), deux statuts revêtent une importance particulière  : ceux de l’enfant et du vieillard, parce qu’ils se situent aux deux extrémités de la chaîne des générations – l’un ne sait pas, l’autre sait. L’initiation est le lieu et le moment de la rencontre entre le non-savoir et le savoir. L’enfant reçoit de l’ancien le savoir sur le mythe, les origines, la loi, les ancêtres, c’est-à-dire sur les fondements culturels du groupe  2.

Comme nous le verrons tout au long des chapitres suivants, dans les sociétés sans État, l’autorité et le savoir sont incarnés par les plus vieux, 1.  Miller 1928 : 110‑112. Traduit par moi. 2.  Le Guerinel 1988 : 94.

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et ce principe de séniorité  1, d’ancienneté ou de privilège de l’antériorité s’applique dans tous les secteurs de la société : du point de vue familial, les parents dominent les enfants et les aînés dominent les cadets ; du point de vue religieux, les ancêtres mythiques ou réels dominent les vivants ; du point de vue politique, les anciens (les sages) dominent les plus jeunes ; et, dans tous les secteurs de la vie sociale, les plus vieux ou ceux qui ont accumulé de l’expérience et une expertise dominent les plus jeunes, ceux qui « débutent » ou qui ont moins d’expériences à leur actif. Un fait biologique, celui de l’altricialité secondaire, a donc des conséquences sociales ou des implications sociologiques majeures : structure familiale relati‑ vement stable, faits de dépendance-domination réels ou symboliques (avec la pensée magico-religieuse), allongement de la période de l’enfance et de l’adolescence, augmentation du temps d’apprentissage, hiérarchies basées sur l’ancienneté, l’antériorité ou l’expérience acquise (parents-enfants, aînéscadets, anciens-nouveaux entrants, etc.).

La reconnaissance d’une situation singulière : néoténie et prématurité sociale On doit l’une des premières présentations détaillées de la situation spécifique de l’enfant humain (lenteur de développement, vulnérabilité et dépendance à l’égard des parents qui se traduisent par un attachement, apprentissages renforcés) à Buffon dans sa célèbre Histoire naturelle écrite dans la seconde moitié du xviiie siècle : Un jeune animal, tant par l’incitation que par l’exemple, apprend en quelques semaines d’âge à faire tout ce que ses père et mère font ; il faut des années à l’enfant, parce qu’en naissant il est sans comparaison beaucoup moins avancé, moins fort et moins formé que ne le sont les petits animaux […]. L’enfant est donc beaucoup plus lent que l’animal à recevoir l’éducation individuelle […]. Les secours multipliés, les soins continuels qu’exige pendant longtemps son état de faiblesse, entretiennent, augmentent l’attachement des père et mère, et en soignant le corps ils cultivent l’esprit ; le temps qu’il faut au premier pour se fortifier, tourne au profit du second. Le commun des animaux est plus avancé pour les facultés du corps à deux mois, que l’enfant ne peut l’être à deux ans : il y a donc douze fois plus de temps employé à sa première éducation, sans compter les fruits de celle qui suit, sans considérer que les animaux se détachent de leurs petits dès qu’ils les voient en état de se pourvoir d’eux-mêmes ; que dès lors ils se séparent, et bientôt ne se connaissent plus ; en sorte que tout attachement, toute éducation cessent de très-bonne heure, et dès le moment où les secours 1.  Cf. par exemple Bascom 1942 : 37‑46.

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ne sont plus nécessaires : or, ce temps d’éducation étant si court, le produit ne peut en être que très-petit, et il est même étonnant que les animaux acquièrent en deux mois tout ce qui leur est nécessaire pour l’usage du reste de la vie ; et si nous supposions qu’un enfant, dans ce même petit temps, devint assez formé, assez fort de corps, pour quitter ses parents et s’en séparer sans besoin, sans retour, y aurait-il une différence apparente et sensible entre cet enfant et l’animal ? quelque spirituels que fussent les parents, auraient-ils pu dans ce court espace de temps préparer, modifier ses organes, et établir la moindre communication de pensée entre leur âme et la sienne ? pourraient-ils éveiller sa mémoire, ni la toucher par des actes assez souvent réitérés pour y faire impression  1 ?

Un siècle plus tard, un philosophe et historien étatsunien, John Fiske (1842‑1901), se réfèrant à Darwin et à Wallace, malgré une conception finaliste (il pense que l’évolution de l’homme a été voulue par Dieu), formule une série de remarques sociologiques très pertinentes dans un petit livre d’une quarantaine de pages  2. C’est en lisant un passage de Wallace sur le bébé orang-outan qu’il a pris conscience de la durée beaucoup plus longue de la période de la petite enfance des humains  : « S’il y a une chose par laquelle la race humaine se distingue notablement des autres mammifères, c’est l’énorme durée de leur enfance  3. » L’homme est l’animal le plus impuissant à la naissance qui existe et a besoin d’une période plus longue que tous les autres animaux durant laquelle ses aînés lui apportent des soins et lui transmettent les produits de la culture (loi Marx [1] de l’objectivation cumulée). Fiske dit que « la petite enfance impuissante étant de plus en plus dépen‑ dante des soins parentaux  4 », cela engendre des liens parents-enfants plus durables, et du coup une structure familiale, un altruisme et une certaine forme d’empathie. Comparant la vache aux proto-humains, il écrit : Une vache ressent une forte affection maternelle pour son veau qu’elle allaite, mais une fois que le veau est complètement grand, même si elle le distingue sans doute des autres membres du troupeau, il n’est pas certain qu’elle éprouve pour cela un sentiment parental. Mais avec nos ancêtres demi-humains, il est difficile de ne pas voir comment la petite enfance s’étalant sur plusieurs années doit avoir tendance progressivement à renforcer les relations des enfants à la mère, et, éventuellement, les deux parents, et donc donner lieu à l’organisation permanente de la famille  5. 1.  Buffon 1853 : 48‑49. Souligné par moi. 2.  Fiske 1909 [1883]. Les citations qui suivent sont tirées de cet ouvrage et traduites par moi. Je ne mentionnerai les pages que pour les citations les plus longues. 3.  Ibid. : 26. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 12. 5.  Ibid. : 12.

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Une enfance impuissante, un allongement de la durée de l’enfance et de l’adolescence et une longue dépendance à l’égard des parents, voilà ce qui caractérise l’espèce humaine. Et c’est l’ensemble de ces propriétés, auquel il ne donne pas de nom, qui rend possibles les grandes capacités d’apprentissage et de progression de l’homme, sa grande « plasticité » : Il a été prévu pour l’homme une longue période pendant laquelle son esprit est plastique et malléable, et la durée de cette période a augmenté avec la civilisation jusqu’à ce qu’elle couvre maintenant près d’un tiers de nos vies. Ce n’est pas que nos tendances et aptitudes héritées ne soient pas encore l’essentiel. C’est seulement que nous avons enfin acquis une grande puissance pour les modifier par l’entraînement, afin que le progrès se poursuive avec une sûreté et une rapidité toujours croissantes  1.

Fiske a ainsi la bonne idée de définir l’humanité par la nature de son enfance. Il dit, d’une manière condensée : « C’est la petite enfance qui a fait de l’homme ce qu’il est. » Plus précisément, c’est l’« allongement progressif de la petite enfance » qui a fait basculer l’Homme dans un tout autre monde que les primates non humains, en faisant de lui « une créature avec des relations sociales définies et avec un élément de plasticité dans son organisation », et en lui donnant l’opportunité de progresser par l’apprentissage de savoirs portés et transmis par les adultes. Même s’il ne nomme pas non plus cette propriété, un sociologue comme Célestin Bouglé rappelait en 1904 que « l’enfant des hommes naît le plus démuni et le plus désarmé de tous les animaux » et que cette faiblesse a été contrebalancée par le fait que « l’humanité tient pour lui en réserve plus d’armes et plus de munitions que n’en possédera jamais aucun animal  2 ». Même s’il ne disposait pas des connaissances lui permettant de lier l’excep‑ tionnelle plasticité cérébrale des êtres humains et la lenteur de leur dévelop‑ pement extra-utérin, il notait que « ce qui fait la supériorité de l’homme, c’est que son cerveau n’est jamais adulte » et qu’il « n’est pas encombré par l’hérédité de coordinations toutes faites »  3. Puis c’est l’anatomiste et biologiste néerlandais Louis Bolk qui a théorisé la lenteur générale de développement de l’être humain caractérisant toutes les phases de sa vie, depuis une longue enfance sous dépendance parentale, jusqu’à sa vie prolongée au-delà de sa période reproductive, en passant par un accès tardif à la maturité sexuelle : Il n’est pas de mammifère dont la croissance soit aussi lente que celle de l’homme ; il n’en est pas qui reste aussi longtemps dépendant de ses 1.  Ibid. : 11‑12. 2.  Bouglé 1904 : 232. 3.  Ibid. : 58.

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parents. Pouvez-vous me citer un mammifère qui jouisse d’une aussi longue période d’épanouissement que l’homme ? Et, à cette lente éclosion, à cette période ralentie de maturité, s’enchaîne une sénescence si retardée, que nous n’en avons pas d’exemple chez les autres mammifères. Quel animal, après extinction de sa fonction germinative, peut encore jouir d’une aussi longue existence purement somatique  1 ?

Bolk voyait dans la « lenteur de sa croissance », la « caractéristique essen‑ tielle de l’homme en tant qu’organisme » et faisait l’hypothèse d’un « ralen‑ tissement » progressif dans la lignée des hominidés (regroupant l’orang-outan, le gorille, le chimpanzé et le genre Homo), qui s’est poursuivi au sein du genre Homo (« Nous possédons cependant une preuve certaine que l’homme paléolithique se développait plus vite, c’est-à-dire était adulte à un plus jeune âge que l’homme actuel  2 »). Il qualifiait ce processus de « principe de retar‑ dement de la genèse humaine  3 ». L’espèce humaine est la seule dans laquelle l’enfant « pendant aussi longtemps après la naissance, nécessite les soins et les attentions de ses parents » et « doit attendre un âge aussi avancé avant d’assurer sa propre existence  4 ». Et Bolk allait plus loin encore en tirant de ce constat biologique une première contrainte proprement sociologique concernant la nécessité d’une structure familiale, quelle qu’en soit la forme, centrée sur l’élevage d’enfants profondément dépendants : Je relève en comparaison le seul fait que l’hippopotame est déjà génitale‑ ment mûr dans sa quatrième année, donc longtemps avant que l’homme ne commence la seconde croissance dentaire ; le cheval est déjà vieux quand l’homme n’est pas encore développé. Ce sont des faits que j’emprunte à la littérature et qui toutefois, à mon sens, n’ont pas jusqu’ici suffisamment été mis en valeur quant à leur extraordinaire signification pour la biologie humaine, alors que leur signification à un point de vue sociologique peut difficilement être sous-estimée. Ne devons-nous en effet pas voir, dans la longue durée de la période pendant laquelle l’enfant humain est nourri par ses parents et a besoin des soins parentaux, la cause naturelle de la forma‑ tion de la famille humaine, donc de l’élément de base de toute la société humaine ? Le retardement de l’évolution a pour conséquence nécessaire la communauté de vie prolongée de deux générations consécutives. Dans ce fait, se trouve pour l’homme le fondement biologique de sa vie sociale  5.

Depuis Bolk, l’hypothèse d’un lien entre néoténie (ou altricialité secon‑ daire) et famille a continué à être travaillée. Par exemple, l’archéologue Vere 1.  Bolk 1961 [1926] : 251. 2.  Ibid. : 259. 3.  Ibid. : 251. 4.  Ibid. : 258. 5.  Ibid. : 258.

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Gordon Childe fondait la nécessité de la famille par la situation de vulné‑ rabilité de l’enfant : « Cet enfant fragile, il faut le protéger afin que l’espèce survive, et le groupe social doit faire bloc autour de lui jusqu’à ce qu’il soit élevé. Chez l’homme, la famille naturelle, composée des parents et des enfants, constitue une association plus stable et plus durable que dans les autres espèces dont les petits parviennent plus rapidement à l’état adulte  1. » Plus récemment encore, le psychologue danois Henrik Høgh-Olesen écrivait que « la stratégie évolutive de la néoténie sélectionne la cellule familiale comme niche humaine écologique fonctionnelle. Ainsi, au moment où apparaît Homo sapiens sapiens sur scène, nous avons une tendance naturelle au lien de couple à long terme, pour former des liens familiaux étroits (la structure de l’unité familiale peut varier du nucléaire à des formes plus inclusives) […]  2 ». En 1977, le paléontologue Stephen Jay Gould développe à son tour une réflexion sur la nature néoténique de l’Homme. Il note, à la suite de l’anthropo­logue physique Wilton M.  Krogman, la très longue enfance de l’homme : « D’après W. M. Krogman, notre meilleur spécialiste de la crois‑ sance, “de toutes les formes de vie, l’homme est celle qui a la plus longue enfance et la jeunesse la plus prolongée, c’est-à-dire que c’est l’animal à croissance lente. Il consacre presque trente pour cent de sa vie à grandir”  3. » Puis, quelques années plus tard, en 1981, Gould défend l’idée d’une évolution de l’espèce humaine par néoténie, qui fait que « c’est à perpétuité que nous sommes des enfants, et cela en un sens qui n’est pas seulement métapho‑ rique  4 ». Le fait de naître faible et « inachevé » constitue à terme une force, car l’enfant est placé en situation d’incorporer des acquis culturels histori‑ quement conquis de longue date. Sa lente croissance et sa grande plasticité cérébrale lui permettent d’être porteur de compétences qui ont parfois mis très longtemps avant de se former dans l’histoire de l’humanité. L’enfant humain est donc un prématuré social, qui dépend plus longtemps que d’autres petits mammifères des plus vieux que lui, et qui doit apprendre pendant de nombreuses années ce que d’autres espèces apprennent en quelques jours ou en quelques mois. Gould voit bien l’avantage évolutif que représente l’extrême vulnérabilité des petits humains qui rend possible un long apprentissage et ce que l’on peut appeler une cumulativité culturelle. Il observe même que la contrepartie de cet avantage est la longue dépendance vis-à-vis des adultes, mais n’y voit qu’une facilitation de la transmission culturelle et un renforcement des liens de famille (« ce qui leur donne tout le temps d’apprendre et renforce également les liens familiaux  5 »), sans en 1.  Childe 1961 [1942] : 16. 2.  Høgh-Olesen 2016 : 57. 3.  Gould 1997a : 69. 4.  Gould 1983 : 423. 5.  Gould 1997a : 70.

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tirer toutes les conséquences sociologiques (pourquoi le ferait-il puisqu’il est paléontologue ?), et notamment en matière de constitution d’une longue expérience de la domination.

Altricialité secondaire de l’espèce humaine : Adolf Portmann Dans un ouvrage remarquable  1, le zoologiste suisse Adolf Portmann va théoriser et préciser la notion d’un être humain « secondairement altriciel » en comparant la situation de l’Homme à celle des autres espèces, notamment des autres mammifères. Nombre de mammifères partagent « soins affectueux aux jeunes et allaitement », et une partie d’entre eux sont altriciels, dans le sens où ils naissent « généralement glabres, leurs organes sensoriels encore fermés et la température de leur corps encore complètement dépendante de la chaleur provenant d’une source extérieure ». Certaines espèces d’oiseaux aussi ont une progéniture altricielle, naissant sans duvet et les yeux fermés. Ces espèces altricielles se distinguent des espèces précocielles (ou nidifuges). En général, les oiseaux ou les mammifères précociels ont une durée de gesta‑ tion plus longue que les autres, tandis que les oiseaux ou les mammifères altriciels ont des durées de gestation relativement courtes (comparées à celles d’autres espèces proches). Dans l’ordre des primates, de nombreuses espèces ont des nouveau-nés précoces, avec les yeux ouverts et des organes sensoriels bien développés et rapidement capables de toutes sortes de mouvements. En revanche, même si les bébés sont capables très tôt de s’accrocher à leur mère en s’agrippant à sa fourrure, les grands singes ont une période juvénile plus longue, et chez les chimpanzés et les gorilles mâles « la maturité sociale complète est retardée jusqu’à la dixième année ». La dépendance à l’égard de la mère, qui s’occupe seule de sa progéniture, est donc beaucoup plus forte que chez les autres primates. La néoténie, au sens d’une conservation de caractéris‑ tiques juvéniles, n’est donc pas réservée au seul Homo sapiens. Par exemple, des travaux récents montrent qu’on pourrait considérer qu’avec un sevrage « autour de 4 ans chez les chimpanzés […], vers 6 ans chez les orangsoutans », ces deux espèces demeurent encore plus longtemps dans un état de petite enfance que l’espèce humaine pour qui, « dans de nombreuses sociétés humaines traditionnelles, le sevrage intervient autour de 2 ans  2 ». Mais, sortis de leur période de sevrage, les chimpanzés et orangs-outans sont autonomes et peuvent se nourrir par eux-mêmes, ce qui est loin d’être le cas 1.  Portmann 1990 [1956]. L’ensemble des passages cités sont tirés de l’ouvrage et traduits par moi. Je n’indiquerai par la suite les références des pages que pour les citations les plus longues. 2.  Hublin 2017 : 40‑41.

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des humains qui vont rester longtemps sous la dépendance des adultes. Et, par ailleurs, si « le chimpanzé nouveau-né est à peu près aussi impuissant qu’un bébé humain », entre la seizième et la vingt-quatrième semaine, « le nourrisson rompt sa dépendance physique totale vis-à-vis de la mère » car « son développement moteur […] s’est accéléré bien au-delà de celui de l’enfant humain »  1. Les bébés humains combinent précocité et altricialité  : d’un côté, ils naissent avec des organes sensoriels déjà en partie développés (ils voient et entendent assez bien notamment, même si la vision précise est acquise plus tardivement), mais, de l’autre, ils n’ont aucune capacité de locomotion, ne tiennent pas leur tête en équilibre sur leur colonne vertébrale, ne peuvent pas s’accrocher à leur mère (qui n’a d’ailleurs plus de poils qui le permet‑ traient) et sont totalement incapables de se nourrir seuls, de se réchauffer, et encore moins de se protéger contre les attaques qu’ils pourraient subir. Il faut environ sept  mois au bébé humain pour se tenir debout, un an pour apprendre à marcher, plus d’un an pour commencer à prononcer ses premiers mots, etc. Côté altricialité, leur développement est encore plus lent et leur dépendance à l’égard des adultes encore plus forte et longue que chez les chimpanzés. Portmann se distingue de Bolk sur ce point, en préférant parler d’une « lenteur » de croissance plutôt que d’une croissance « retardée », car la croissance n’est pas décalée dans le temps mais s’étend sur une période plus longue. À cette longue période de vulnérabilité des enfants humains, les adultes – la mère en tout premier lieu, le père et divers autres allo-parents ensuite – doivent répondre par un soin et une attention renforcés. À la différence des parents à progéniture altricielle de nombre d’autres espèces, les parents humains ne peuvent même pas imaginer pouvoir laisser seuls leurs nourris‑ sons quelque temps  2. La dépendance des mammifères précociels à l’égard des adultes est toute relative, car elle repose essentiellement sur le besoin d’allaitement. Celle des mammifères altriciels est plus forte et exigeante en investissement parental, mais l’enfant humain, lui, continue à voir son cerveau se développer pendant de longues années. Portmann n’était pas en mesure d’en faire l’hypothèse, mais sans doute que l’accumulation progressive de la culture a constitué une pression sélective en faveur d’une prolongation de la période de développement cérébral afin de faciliter l’apprentissage d’une grande partie des savoirs disponibles. Comparé au petit chimpanzé ou au gorille, l’enfant humain naît « presque un an “trop tôt” » notamment sur le plan moteur : « Si l’homme était consi‑ déré comme un véritable mammifère, le temps supplémentaire qu’il devrait 1.  Wilson 1978a : 348. Traduit par moi. 2.  « Les mères de jeunes altriciels ont l’habitude de les laisser dans un nid ou un terrier pendant que les adultes cherchent leur nourriture » (Trevathan 1987 : 223. Traduit par moi).

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passer dans l’utérus pour atteindre la formation précoce réelle correspond approximativement […] à la première année de la vie post-partum  1. » Or, pendant cette année de développement extra-utérin, c’est sous interactions et stimulations sociales permanentes avec des adultes qu’il est placé, faisant de lui un être particulièrement dépendant de l’état culturel donné de son groupe d’appartenance. Étant donné cette situation particulière du bébé humain qui se développe en situation sociale alors que ses cousins mammifères ou primates l’ont fait dans le ventre de leur mère, on comprend qu’il soit infini‑ ment plus tourné vers ses congénères que les chimpanzés, attentif à leurs gestes, à leurs mimiques, à leurs regards, et même à leurs intentions  2. C’est par la comparaison des processus de développement des bébés humains et des bébés d’autres espèces mammifères que l’on peut prendre la mesure de ce qui est arrivé à l’homme : Pendant un instant, nous devons nous concentrer sur la situation que nous rencontrons lorsque nous étudions des mammifères autres que l’homme pour établir les normes de développement de ce groupe animal ; nous devons essayer d’imaginer l’homme en développement passant l’impor‑ tante période de maturation de sa première année de vie dans la chaleur sombre, humide et uniforme du ventre de sa mère. Ce n’est qu’alors, en opposant cette vision à la réalité du développement humain qui se présente à nous, que nous comprendrons la nature totalement spéciale et distincte de notre mode de développement. Alors, en réfléchissant à ces choses, la relation inhabituelle et intime qui existe entre la nature spéciale du comportement humain et le développement remarquable et atypique de nos enfants deviendra progressivement apparente. Il deviendra progressivement évident que le comportement ouvert sur le monde de la forme mature de l’humain est directement lié à un contact précoce avec la richesse du monde, une opportunité qui n’est accessible qu’aux humains  3 !

L’altricialité secondaire se caractérise donc à la fois par cette première année de vie socialisée extra-utérine durant laquelle le bébé poursuit assez rapidement son développement dans un état qui correspond, pour nombre de mammifères, à un état intra-utérin, et par la lenteur générale de sa croissance au-delà de cette première année post-partum qui lui permet de faire de très nombreux apprentissages : 1.  Portmann [1956] : 82. Traduit par moi. « La taille du cerveau humain a nécessité des aména‑ gements inhabituels. Selon le modèle standard des mammifères, les humains modernes devraient avoir une grossesse de 21 mois : c’est le moment où les bébés humains atteignent le même stade de développement cérébral que les bébés de tous les autres primates à la naissance » (Dunbar 2014  : 245. Traduit par moi). 2.  Cf. supra, « Un être d’interaction : action conjointe, attention conjointe ». 3.  Hublin, 2017 : 92‑93.

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Tout d’abord, on a découvert que pour notre type particulier d’expé‑ rience du monde, avec son abondance de relations sociales et de moyens de communication à adopter, et avec tout ce que notre environnement nous réserve, il est logique que l’organisme entier ait une période juvénile prolongée et impressionnable ; et que, par conséquent, cette période juvénile – dont le corollaire est une croissance lente – peut être comprise comme un mode de développement qui correspond à notre forme d’existence  1.

Si certains auteurs ont établi un lien entre l’altricialité secondaire et la formation de la famille, Adolf Portmann fait une remarque tout à fait centrale, et d’une portée anthropologique majeure, restée malheureusement lettre morte chez les chercheurs en sciences sociales. Une situation dans laquelle l’enfant, et même l’adolescent, est dépendant des adultes, et notamment de ses parents, constitue une matrice de perception et d’organisation des relations entre les jeunes et les vieux, les vivants et les ancêtres, qui attribue aux seconds une valeur supérieure associée au respect, à l’autorité et à la sagesse : Les vénérables figures de vieux prophète et de vieille femme sage – une fois que les images vénérées sont évoquées, de nombreuses formes connexes de l’humanité à son plus haut niveau défilent devant notre œil intérieur. Nous voyons les puissants visionnaires légendaires et la Sibylle, dont beaucoup se distinguent par les traits d’un grand âge. La conviction que les personnes âgées sont plus puissantes intellectuellement continue à être vitale pour de nombreux peuples différents. Nous rencontrons des oligarchies de personnes âgées qui constituent une force sociale importante chez les Aborigènes d’Australie, et ailleurs, parmi d’autres peuples, nous trouvons un grand respect non seulement pour les conseils et les avis des personnes âgées mais aussi pour leur témoignage écrit. En effet, cette conviction est si forte, le langage de l’expérience si puissant, que l’imagination créatrice a également doté les vieux animaux d’une sagesse particulière. Même si la sénescence humaine est similaire à bien des égards à celle des animaux, un potentiel complètement différent nous a été accordé. Aussi exacte que soit l’image du déclin vers un état enfantin, la puissance et la vérité de cette autre image, celle de la valeur spéciale du grand âge, coexiste paral‑ lèlement, démontrant la signification singulière de cette phase de l’âge avancé pour un être dont l’existence même est basée sur la transmission des grandes richesses de l’expérience et de la culture  2.

Ce qui caractérise la réflexion très rare de Portmann, c’est au final sa capacité à relier des propriétés biologiques à des caractéristiques anthropo­ logiques ou sociologiques, ou, mieux, à savoir lire dans une propriété biolo‑ gique comme celle de l’altricialité secondaire les corrélats sociaux qui en sont 1.  Portmann 1990 : 117. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 144. Traduit par moi.

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indissociables, faisant passer sans rupture la réflexion du zoologiste vers une réflexion anthropologique ou sociologique de fond.

Stratégie K versus stratégie r Une autre façon d’appréhender les faits d’altricialité et de précocité, ou l’opposition entre les espèces nidicoles et les espèces nidifuges, a été élaborée en 1967 par l’écologue Robert MacArthur et le biologiste E.  O.  Wilson, à partir de leur travail de biogéographie insulaire  1. Ces deux chercheurs ont distingué les espèces à « stratégie r » (la lettre « r » se référant au « taux de reproduction », reproduction rate) des espèces à « stratégie K » (la lettre « K » se référant à la Kapazitätsgrenze, « capacité d’accueil du milieu »). Les propriétés des espèces à stratégie r sont, entre autres, une croissance rapide, une maturité sexuelle précoce, une courte durée de vie, une forte descendance et peu ou pas de soins parentaux. Ce sont donc des espèces à progéniture précocielle. Quant aux espèces à stratégie K, elles se caractérisent par une croissance lente, une maturité sexuelle tardive, une longue durée de vie, une faible descendance et d’importants soins parentaux. Ce sont les espèces à progéniture altricielle. Parmi l’ensemble des mammifères, ce sont les primates qui sont les plus représentatifs des animaux à stratégie K, produisant seulement quelques petits par femelle, petits qui font l’objet d’un investissement parental important, le plus souvent essentiellement maternel : Compte tenu du degré de soins requis par les jeunes primates dépendants, il est clair qu’un investissement énorme de la part d’au moins un parent est nécessaire, et, dans la plupart des espèces, la mère porte la plus grande partie du fardeau non seulement avant, mais aussi après la naissance. Les primates sont complètement impuissants à la naissance. Ils se développent lentement et, par conséquent, sont exposés à des possibilités d’apprentissage élargies au sein d’un environnement social. Par conséquent, ce que nous voyons en nous-mêmes et chez les primates proches de nous (et vraisem‑ blablement chez nos ancêtres plus récents également) est une stratégie dans laquelle au moins un parent, généralement la mère, fait un investissement extraordinaire pour produire quelques descendants « de haute qualité » à maturation lente. Trouver de la nourriture et des partenaires, éviter les prédateurs et prendre soin et protéger les jeunes dépendants sont des défis difficiles pour les primates non humains. […] Les primates femelles passent presque toute leur vie adulte en gestation, en lactation et/ou en prenant soin de leur progéniture, et les exigences métaboliques qui en résultent sont énormes  2.

1.  MacArthur & Wilson 1967. 2.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon, & Bartelink (dir.) 2018 : 199. Traduit par moi.

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Par ailleurs, « les oiseaux, les éléphants et les canidés (loups, coyotes et chiens) sont des exemples d’espèces non primates K-sélectionnées  1 ». Dans l’ensemble des espèces, celles incarnant la stratégie r, avec un grand nombre de descendants mais peu de soins parentaux sont, entre autres, les insectes, une grande majorité de poissons et, parmi les mammifères, les souris et les lapins. Toutefois les « stratégies » en question – qui n’ont bien évidemment rien d’intentionnel – sont relatives et servent surtout de moyens de comparaison entre les espèces qu’on peut positionner les unes par rapport aux autres sur un grand continuum. Par exemple, les souris sont r-sélectionnées par rapport aux primates, mais K-sélectionnées par rapport aux insectes ; et les primates humains sont davantage K-sélectionnés que les primates non humains. Une chose est cependant très nette : c’est l’espèce humaine qui est la plus K-sélectionnée de toutes les espèces animales. Le terme d’altricialité secondaire sert à désigner cette particularité humaine parmi les espèces à stratégie K. Mais si l’on passe d’une comparaison interspécifique à une compa‑ raison inter-sociétés humaines, on peut dire que certaines sociétés sont plus K-sélectionnées que d’autres. Ainsi, les sociétés qui se scolarisent, s’urbanisent, s’industrialisent et se médicalisent connaissent une transition démographique (cas de la France et du Royaume-Uni à partir de la fin du xviiie siècle) et ont ainsi tendance à voir diminuer leur taux de natalité, ce qui est le produit à la fois d’une diminution de la mortalité infantile et de la nécessité ressentie par les familles – aidées par les techniques contraceptives – de limiter le nombre d’enfants étant donné l’allongement de la durée de leur dépendance, lié aux exigences de plus en plus fortes de la transmission culturelle, et du même coup à l’augmentation de l’investissement parental requis.

Altricialité et dépendance La paléoanthropologie s’appuie aujourd’hui sur tout le savoir accumulé sur cette situation humaine, ainsi que sur les comparaisons avec d’autres espèces  2. Comme le résument Jean-Jacques Hublin et Hélène Coqueugnot dans un texte de référence sur l’altricialité secondaire : L’homme se distingue de ces schémas généraux et on le dit « secon‑ dairement altriciel ». Il présente certaines caractéristiques des espèces précocielles comme une gestation relativement longue, un petit souvent unique, des organes sensoriels rapidement fonctionnels lui permettant d’interagir avec son environnement et notamment avec ses parents, et un 1.  Ibid. : 525. Traduit par moi. 2.  On se référera au remarquable outil de synthèse que représente l’ouvrage de Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon, & Bartelink (dir.) 2018, ainsi qu’à celui de Trevathan & Rosenberg (dir.), 2016.

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cerveau remarquablement grand chez l’adulte. Cependant, à la différence des autres Primates, le nouveau-né humain n’est pas autonome et son développement moteur est très faible. Son encéphale est de petite taille et ne représente, en volume, qu’environ 25 % de celui de l’adulte. Après la naissance, le cerveau continue à grandir selon un rythme de croissance embryonnaire  : la masse cérébrale double pendant la première année. Vers 4 ans, le cerveau atteint 85 % de son poids adulte et sa croissance, alors ralentie, dure jusque vers 8 ans environ. […] Ainsi, chez l’homme l’essentiel de la croissance cérébrale se produit après la naissance, alors que le nouveau-né et le jeune enfant perçoivent le monde extérieur et interagissent avec les membres de leur groupe social. Cette interaction entre environnement et développement du système nerveux central joue un grand rôle dans la maturation cérébrale, dans la spécialisation des aires corticales et dans l’acquisition des capacités cognitives qui en dépendent. C’est pendant cette longue période de développement cérébral que le jeune enfant acquiert une possibilité de fonction nouvelle : le langage. L’absence ou la réduction de cette période chez les autres Primates réduit à la fois la complexification des aires cérébrales et la période d’apprentissage  1.

Si le cerveau humain représente un quart de son volume définitif à la naissance et 50 % un an après  2, alors que celui du macaque est déjà de 70 %, la situation du chimpanzé est intermédiaire « avec un volume endocrânien d’environ 40 % de la taille adulte chez le chimpanzé commun » et « 80 % du volume des adultes atteint à la fin de la première année  3 ». Cela signifie que la situation spécialement humaine d’altricialité secon‑ daire n’est que le produit de longs processus (d’accès temporaire ou définif à la bipédie, d’encéphalisation). Certaines études tendent à montrer que la situation altricielle pourrait être relativement tardive dans l’histoire du genre Homo, « peut-être chez l’ancêtre commun à Homo sapiens et Homo neanderthalensis  4 » qui conjuguait le fait d’avoir un très grand cerveau et une taille de l’entrée pelvienne réduite par la bipédie. Dans cette perspec‑ tive, les premiers représentants du genre Homo ne connaissaient sans doute pas encore la longue période de maturation cérébrale extra-utérine. Mais d’autres chercheurs soutiennent que la situation aurait déjà été en place avec Homo erectus  5. D’après certaines estimations, les Australopithèques avaient un cerveau à la naissance qui représentait 37,7 % de sa taille adulte. C’est 1.  Coqueugniot & Hublin 2005 : 370‑371. 2.  « Chez les chimpanzés contemporains, le volume cérébral du nouveau-né atteint déjà 40 % de celui de l’adulte, 80 % à un an ; le cerveau du chimpanzé est mature à l’âge de deux ans. Chez l’homme actuel, le volume cérébral du nouveau-né atteint à peine 25 % de celui de l’adulte, puis 50 % à un an, 80 % à six ans, 95 % à dix ans ; le cerveau humain est mature à douze ans » (Hombert & Lenclud 2014 : 278). 3.  Coqueugniot, Hublin, Veillon, Houët & Jacob 2004 : 299. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 302. Traduit par moi. 5.  Leigh 2006 : 104‑108.

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moins que les grands singes mais plus que les Homo sapiens. Ils ont donc été sans doute plus « impuissants » (helpless) que les bébés grands singes mais moins que les bébés humains. Chez les premiers représentants du genre Homo, ce rapport aurait représenté 35 %, 32 % chez Homo erectus et 30 % chez erectus tardif, ce qui indique clairement la tendance vers toujours plus d’impuissance et de dépendance à la naissance  1. Konrad Lorenz avait noté, chez le loup, l’importance des liens de dépen‑ dance et de subordination entre le louveteau et ses parents, de même qu’entre l’ensemble des loups d’une meute (regroupant parfois plusieurs familles) et le chef de meute (il faudrait dire plus exactement le couple de loups qui a l’ascendant sur l’ensemble de la meute, et qui n’est autre que l’un des couples reproducteurs). C’est en prenant en compte cette structuration des rapports sociaux de dépendance parmi les loups qu’il expliquait la sujétion du chien à son maître, par transfert d’autorité sur la personne du maître qui est alors une sorte de substitut parental. Comme l’écrivait Lorenz : Si l’on emmène chez soi un jeune canidé non domestiqué et qu’on l’élève exactement comme un chien, on peut facilement se convaincre que la dépendance juvénile de l’animal sauvage est identique à ces liens sociaux de toute une vie qui unissent la plupart de nos chiens domestiques à leurs maîtres  2.

ou encore : Cet attachement unique à une certaine personne se développe chez les jeunes chiens Lupus d’une manière particulière : il y a une transition nette de la dépendance enfantine à l’égard du parent à une allégeance adulte à un chef de meute, et cela se produit même lorsque le jeune chien grandit sans contacts avec les siens et quand « animal parent » et « chef de meute » sont représentés par un seul et même être humain  3.

En développant une telle analyse, Lorenz mettait en évidence un point sociologique fondamental, mais jamais exploité à ma connaissance par les sociologues, à savoir que la relation entre les parents et leurs enfants, qui est, chez les mammifères altriciels, de l’ordre d’une relation de dépendancedomination de plus ou moins longue durée, contribue à structurer plus généralement le groupe. Par ailleurs, chez les primates (comme chez les oiseaux altriciels), ce sont ceux qui sont les plus longuement dépendants qui peuvent accumuler le plus d’apprentissage, et cette donnée universelle met une fois de plus le doigt sur 1.  Desilva 2016 : 75‑76. 2.  Lorenz 2002 : 20. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 25‑26. Traduit par moi.

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le lien fondamental, chez les espèces altricielles, entre relation d’apprentis‑ sage et relation de dépendance-subordination, entre savoir et rapport à un pouvoir ou une autorité : C’est la longue période de maturation physique des primates qui fournit l’occasion nécessaire à l’apprentissage dans un contexte social. Comme l’affirment [les anthropologues Frank E.] Poirier et [L. Kaye] Hussey ([dans un article consacré à l’apprentissage chez les primates non humains et publié en] 1982) : « Il existe une spirale de dépendance sociale et d’intel‑ ligence ; un apprentissage toujours plus grand nécessite une dépendance sociale toujours plus grande, et une longue dépendance permet un appren‑ tissage supplémentaire. » Il doit y avoir au moins un agent de socialisation pour enseigner au jeune en croissance, et l’agent de socialisation le plus précoce et le plus important est habituellement la mère, bien que d’autres personnes puissent s’y substituer de façon permanente ou temporaire. La relation mère-enfant chez les primates jette les bases de toutes les autres relations que le primate rencontrera tout au long de sa vie […]  1.

Ce n’est sans doute pas un hasard si les espèces animales jugées parti‑ culièrement « intelligentes » (d’un point de vue anthropocentrique) par les éthologues, parce que capables de résoudre des problèmes divers et variés, de garder en mémoire de très nombreuses informations, de manipuler et parfois même de fabriquer des outils ou autres artefacts, etc., sont des espèces qui conjuguent altricialité (longue période de développement, dépendance à l’égard des adultes, soins parentaux et même allo-parentaux), vie relative‑ ment longue et cerveaux relativement gros comparativement à des espèces proches. C’est le cas des corvidés (corbeau, geai, corneille, etc.) par exemple ou de nombreux mammifères tels que les éléphants, les dauphins ou les primates non humains  2. Mais ces propriétés, portées à un plus haut degré, sont caractéristiques aussi de l’espèce humaine  : altricialité secondaire avec ralentissement du développement, très longue période de dépendance, et donc de subordination, à l’égard des parents et très gros cerveau. Tant qu’on ne saisit pas le lien intime entre ces différentes propriétés de l’espèce humaine, on ne peut véritablement comprendre que l’altruisme, l’empathie et la forte capacité d’apprentissage, autant de traits qu’à peu près tout le monde s’accorde à trouver « positifs », et la dépendance ou la domina‑ tion, qu’on perçoit souvent comme des traits négatifs, ne sont que les deux faces d’une seule et même pièce. Aucun mammifère altriciel, et les humains pas plus que les autres, n’échappe à cette équation, même si l’espèce humaine est la seule à pouvoir la juger et la critiquer. Comme l’écrit le primatologue Bernard Chapais : 1.  Dobbert & Cooke 1987 : 102. Traduit par moi. 2.  Cf. Clayton & Emery 2008 ; Whitehead 2008.

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L’une des catégories de relations sociales qui se sont sans doute le mieux prêtées au contrôle d’autrui est justement la relation parents-enfant. À cause de la différence d’âge marquée entre les parents et leurs enfants, du degré élevé de dépendance affective et économique des enfants envers leurs parents et de la durée prolongée de cette dépendance, il devenait possible pour les parents de maîtriser le comportement de leurs enfants dans de nombreuses sphères d’activité. Dorénavant, ils pouvaient, par exemple, interrompre verbalement une dispute entre leurs enfants, les amener à accomplir diverses tâches domestiques, à s’occuper de leurs frères et de leurs sœurs plus jeunes, à participer aux activités de subsis‑ tance ; ils pouvaient également leur offrir conseils et enseignements dans divers domaines de compétences, leur transmettre des croyances multiples, s’opposer à ce qu’ils épousent un partenaire en particulier, et ainsi de suite. Ces propensions parentales sont non seulement universelles – observables dans toutes les sociétés humaines  –, mais elles ont aussi un caractère adaptatif du point de vue des parents. Est-ce à dire que chacune d’elles est innée, génétiquement programmée, et qu’elle reflète une adaptation darwinienne spécifique ? La réponse de loin la plus probable est non. Une explication plus plausible est que l’universalité de ces propensions témoigne des effets combinés de prédispositions biologiques générales et de contextes sociaux universels  1.

Toute-puissance parentale et sentiment de toute-puissance infantile Chez l’ensemble des mammifères, du fait de la gestation puis de l’allai‑ tement, le lien mère-enfant n’est pas une option parmi d’autres possibles et constitue une relation invariante particulièrement forte. L’analogie des comportements mère-enfant dans des espèces très différentes, conjuguée avec le fait de l’universalité de ces comportements dans toutes les sociétés humaines, renforce l’idée d’une place centrale de ce lien : [L’éthologue autrichien] I.  Eibl-Eibesfeldt et [le zoologiste britan‑ nique] R. Hinde confirment le caractère premier de l’attachement, tout spécialement entre l’enfant et la mère. Pour R. Hinde la découverte de la primauté des liens affectifs chez le jeune Rhésus donne la clef des comportements observés chez l’enfant au cours de son développement. I. Eibl-Eibesfeldt publie des photographies montrant de façon saisissante à la fois les manifestations de l’attachement et leur ressemblance chez le Singe et chez l’Homme (du nourrisson à l’adulte). Les mêmes attitudes blotties de l’enfant, les mêmes gestes d’embrassement de la mère (ou du compagnon protecteur), les mêmes expressions des visages imposent

1.  Chapais 2017a : 279.

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l’idée d’un instinct fondamental, antérieur à tout apprentissage ou à toute culture humaine. C’est d’ailleurs un des cas où l’affectivité chez l’animal se montre tout à fait comparable à celle de l’homme (ou celle de l’homme conforme au modèle premier de l’animal). Si le rappro‑ chement de cette vision du petit Primate et du petit d’Homme est suggestive pour l’éthologue et touchante pour ceux qui regardent ces photographies côte à côte, nous trouvons encore des arguments à l’inté‑ rieur de l’espèce humaine elle-même. Un magnifique album, La Mère et son enfant, nous offre 66 photographies prises dans tous les continents, dans 34 pays différents qui présentent donc la plus grande diversité de climats (plus exactement de conditions écologiques) et de cultures. Pour chacun de nous, la collection s’enrichit d’images familiales. Ces documents photographiques nous semblent dignes de figurer à côté de ceux des éthologues pour justifier la place donnée à l’attachement parmi les instincts fondamentaux  1.

La situation se renforce encore dans le cas de l’espèce humaine dont l’altricialité secondaire accentue la dépendance par le très haut degré de vulnérabilité à la naissance et l’allongement du temps d’enfance. Cette altri‑ cialité secondaire a conduit aussi à introduire des personnages supplémen‑ taires intervenant auprès de l’enfant, tels que le père, les grands frères et sœurs, les grand-mères, l’oncle maternel, les tantes, etc. On touche là à des éléments fondamentaux des sociétés humaines, à des constantes incontour‑ nables, autrement dit à des impératifs transhistoriques et transculturels. Ce n’est donc pas nier l’importance de la culture (et notamment des variations culturelles) que de rappeler qu’en matière de structuration de la vie sociale tout n’est pas possible et que l’étendue du champ des possibles est limitée par des bornes qu’il est important de connaître : « Dans l’espèce humaine, compte tenu de l’adaptation biologique de la culture, il y a aussi de la diversité, mais dans des limites très étroites. Et cette diversité tourne autour de la dualité de base mère-enfant, comme point fixe d’un univers social changeant. Les langages sont exotiquement différents, mais la grammaire de base est toujours la même  2. » La même réalité que les biologistes décrivent en termes d’altricialité secon‑ daire est appréhendée par la psychanalyse ou la psychologie comme une relation psychique et affective de dépendance entre la mère, et plus généra‑ lement les parents ou même les adultes s’occupant de l’enfant, et celui-ci. Freud parle de la « dépendance infantile prolongée » comme du « caractère biologique de l’espèce humaine »  3. Cette dépendance, qui concerne à un degré ou à un autre tous les animaux altriciels, se traduit, selon Freud, par la 1.  Dubouchet 1977 : 101‑102. 2.  Fox & Tiger 1973 : 109. 3.  Freud 2009 [1938] : 55.

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formation d’un surmoi puisque les adultes fixent les limites du franchissable et de l’infranchissable, du bien et du mal, du désirable et de l’indésirable, du possible et de l’impossible, et que cela oblige l’enfant à intérioriser ces limites. Il écrivait ainsi avec une remarquable lucidité concernant la continuité évolutive des phénomènes : « Ce schéma général d’un appareil psychique est valable aussi pour les animaux supérieurs qui ont avec l’homme une ressem‑ blance psychique. Il convient d’admettre l’existence d’un surmoi partout où, comme chez l’homme, l’être a dû subir, dans son enfance, une assez longue dépendance  1. » Parce que quelque chose comme un surmoi se constitue durant cette période de dépendance prolongée, on peut même penser que l’origine de l’autocontrôle de la violence, cher à Norbert Elias, est à chercher du côté de l’autocontrôle parental vis-à-vis d’une progéniture particulièrement vulné‑ rable. L’adulte doit à la fois se faire obéir, parfois montrer sa réprobation ou sanctionner, et en même temps contrôler sa violence à l’égard de sa progéni‑ ture qu’il doit s’efforcer de maintenir en vie. L’écart de pouvoir est tel entre le nourrisson et l’adulte que ce dernier peut vraiment incarner la figure de la toute-puissance aux yeux de l’enfant : « L’état de détresse, corrélatif de la totale dépendance du petit humain à l’égard de sa mère, implique l’omnipotence de celle-ci  2. » Comme l’écrit Frans de Waal à propos de ces grands reptiles puissants que sont les crocodiles et des primates non humains : L’évolution des mesures de sécurité contre une agression préjudiciable a commencé avec le maternage des petits. On peut même voir des croco‑ diles, animaux archaïques aux mâchoires puissantes, se promener la bouche pleine de jeunots confiants qui regardent à travers les dents de leur mère comme des touristes à travers les vitres d’un autocar. Plus la vie en groupe des animaux devient complexe, plus les inhibitions que l’on peut observer sont remarquables, non seulement envers des parents, mais aussi envers des membres du groupe non apparentés. Les primates non humains sont dotés de freins particulièrement bien développés contre l’escalade de la lutte  3.

Ces faits éthologiques sont la preuve évidente que l’autocontrôle des pulsions agressives n’est pas une invention récente des sociétés humaines et que la thèse de Norbert Elias en la matière  4 devrait être sérieusement révisée à l’aune des connaissances acquises à propos de la violence et de son contrôle chez les espèces animales non humaines. Freud parle de la situation du petit enfant en termes d’Hilflosigkeit, qui renvoie à l’état d’impuissance et de détresse dans lequel il se trouve à la 1.  Ibid. : 6. 2.  Laplanche & Pontalis 1990 : 122. 3.  De Waal 1992 : 27. 4.  Cf. entre autres Elias 1973 et 1975.

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naissance et pendant de longs mois, étant donné son caractère prématuré. Le bébé fait l’expérience d’une dépendance totale vis-à-vis de sa mère, de son père ou de toute autre personne s’occupant de lui. Lorsqu’il ressent un malaise – faim, gêne corporelle, douleur, etc. –, il ne peut que lancer des appels au secours qui sont plus ou moins bien entendus et compris par l’adulte. Cette condition première d’impuissance et de dépendance de l’enfant, condition durable qui plus est, constitue la pouponnière du sentiment de religiosité, comme nous aurons l’occasion de le développer  1. De l’adulte qu’on appelle à l’aide, à l’esprit que l’on invoque ou au Dieu que l’on prie et que l’on implore, c’est toujours le même sentiment d’impuissance et de dépendance qui est engagé : La religiosité se ramène biologiquement à la persistante incapacité de s’aider (Hilflosigkeit) et au persistant besoin d’aide du petit enfant humain qui, lorsque plus tard il a reconnu son délaissement et sa faiblesse réels face aux grandes puissances de la vie, ressent sa situation comme il l’a sentie dans son enfance et cherche à en récuser le caractère sans espoir par le renouvellement régressif des puissances protectrices infantiles  2.

Médecin et psychothérapeute autrichien, Alfred Adler a été l’un des rares auteurs traitant de l’enfance à percevoir le statut dominé ou subordonné de l’enfant, « en ne cessant d’insister sur la position inférieure où les enfants se trouvent placés en venant au monde et sur leurs efforts au cours des années pour passer de la dépendance infantile à l’indépendance de l’âge adulte  3 ». Pour lui, cette relation de supérieur à inférieur, de puissant à faible, de grand à petit est centrale durant toute la période de l’enfance, et l’enfant grandit en espérant un jour passer d’un statut à l’autre : Il apprend ainsi à apprécier la grandeur qui rend capable d’ouvrir une porte, la force que d’autres possèdent de soulever un objet, la position qui en autorise d’autres à donner des ordres et à en exiger l’exécution. Dans son organe psychique s’élève en un flot l’aspiration à grandir pour devenir égal ou supérieur à autrui, pour dépasser ceux qui se sont groupés autour de l’enfant et se comportent avec lui comme s’il y avait là une subordination, mais en se penchant aussi devant la faiblesse de l’enfant […]  4.

Parmi les adultes, « tout enfant est induit à se considérer petit et faible, à s’estimer insuffisant, inférieur  5 ». Il développe un « sentiment d’infério‑ 1.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 2.  Freud 1987 [1910] : 157. 3.  Hinsie 1966 [1927] : 10. Souligné par moi. 4.  Adler 1966 [1927] : 34. 5.  Ibid. : 54.

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rité », mais aussi, en vertu des « forces de compensation  1 », le désir contraire d’exercer une « puissance » et une « supériorité sur autrui  2 ». Présentant l’œuvre d’Adler, Martine de Bony parle de « l’accent mis sur le désir de domination comme compensation du sentiment d’infériorité inhérent à la condition humaine  3 ». Mais plus que l’effet d’une compensation, les enfants humains ont tout simplement la capacité d’intérioriser la structure d’ensemble des rapports de domination, et pas seulement leur position de subordonné, d’infériorisé, de faible, de petit ou de dépendant. Dominés par les adultes, dès qu’ils en ont l’occasion, ils inversent symboliquement ou réellement la position qu’ils occupent habituellement dans ce type de rapport : dans leurs rêves, dans leurs désirs, dans leurs contes préférés, avec leurs jouets ou avec des plus petits qu’eux, notamment dans les jeux de rôle entre enfants, etc. En vertu de la nature plastique, analogique de notre pensée, l’enfant se projette lui-même dans l’avenir sous les traits du père, de la mère, d’un frère ou d’une sœur plus âgés que lui, du maître, d’un animal, de Dieu. Tous ces modèles ont en commun un certain nombre d’attributs, tels que grandeur, puissance, savoir et pouvoir, et sont autant de symboles d’abstractions fictives  4.

Le rapport de dépendance et de domination parent-enfant, même quand il met en jeu un adulte bienveillant, ne peut manquer de créer le senti‑ ment d’infériorité, de faiblesse, de dépendance chez l’enfant qui cherchera en grandissant à changer la donne. Adler, qui cite à l’occasion Nietzsche et la « volonté de puissance », ne voit en celle-ci qu’un logique retour des choses après toutes les années de vie subordonnée : « Cette révolte inexorable contre le sentiment d’infériorité qui se renouvelle dans chaque nourrisson, se développe dans chaque enfant, constitue le fait fondamental de l’évolution humaine  5. » Winnicott parlait de la « dépendance absolue » du bébé au début de sa vie et de la dynamique biographique, qui se déploie durant le temps de l’enfance et de l’adolescence et qui le mène d’un état de dépendance maximale vis-à-vis de sa mère, état dans lequel il n’est pas même conscient de cette dépendance  6, à une certaine indépendance vis-à-vis d’elle, en passant par une 1.  Adler 1970 [1911] : 40. 2.  Adler 1966 [1927] : 55. 3.  Bony 1992 : 7. 4.  Adler 1970 [1911] : 48. 5.  Adler 1968 [1933] : 58. 6.  « Du point de vue du nourrisson, la caractéristique principale de la dépendance absolue est qu’il n’est absolument pas conscient des soins de sa mère et de sa dépendance à son égard. Sa mère, c’est lui-même, et quand il reçoit ce dont il a besoin, il sent qu’il a créé cela parce qu’il est Dieu et c’est “l’illusion de la toute-puissance” » (Abram 2007 : 135. Traduit par moi).

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« dépendance relative »  1, marquée notamment par la capacité à compenser l’absence maternelle par des objets transitionnels  2 : Au cœur de tout cela se trouve l’idée de la dépendance individuelle, la dépendance étant, au début, quasi absolue. Ce n’est que progressivement qu’elle se transformera, selon une voie ordonnée, pour s’acheminer vers une dépendance relative, puis vers l’indépendance. L’indépendance ne devient pas absolue  : l’individu considéré comme une unité autonome n’est, en fait, jamais indépendant de l’environnement, même s’il arrive que, dans la maturité, il se sente assez libre et indépendant pour qu’il puisse être question de bonheur et d’identité personnelle  1.

Durant ce processus, l’enfant fait l’expérience de deux « sentiments » qui peuvent paraître contradictoires, mais qui ne sont que les deux faces d’une même pièce ou, plus exactement, les deux temps d’un même rapport. Dans un premier temps, lorsqu’il n’a pas encore conscience de sa condition de dépendance extrême, il peut vivre un sentiment d’omnipotence ou de toutepuissance. Dépendant objectivement totalement de sa mère (ou de quelque adulte que ce soit) pour accéder à ses désirs (prendre son lait, se faire cajoler, se faire laver, obtenir un objet,  etc.), le bébé peut paradoxalement avoir le sentiment d’une puissance magique si ses appels (cris, pleurs, gestes, mots) sont entendus et ses souhaits exaucés : Si la mère est capable de jouer ce rôle pendant un certain temps sans, pour ainsi dire, admettre d’entraves, le bébé vit alors une expérience de contrôle magique, à savoir une expérience de ce que l’on nomme « omnipotence », quand on décrit les processus intrapsychiques. Dans l’état de confiance qui s’instaure progressivement quand la mère peut s’acquitter de cette tâche difficile, et non quand elle s’en révèle incapable, le bébé commence à goûter des expériences reposant sur le « mariage » de l’omnipotence des processus intrapsychiques et le contrôle du réel. La confiance dans la mère suscite un terrain de jeu intermédiaire où l’idée de 1.  Anna Freud, quant à elle, modélise une dynamique de passage de la dépendance à l’auto‑ nomie qui s’organise selon des lignes de développement parallèles (affective ou émotionnelle, alimentaire, sur le plan de l’incontinence ou du contrôle des sphincters anal et urétral, sur le plan de l’irresponsabilité ou de la culpabilité, etc., sachant qu’à chaque fois on part d’une dépendance à l’égard de la mère qui rassure et cajole, allaite ou prépare et donne à manger, nettoie en cas d’incontinence, prend sur elle toute la responsabilité des actes de son enfant, etc.), ce qui permet de comprendre que l’enfant peut être autonome sur un plan, mais encore dépendant sur d’autres. Cf. Freud 1965. 2.  Le schème comportemental caractéristique du dépendant consiste, lorsque la personne potentiel‑ lement aidante est absente ou inefficace, à chercher de l’aide, de la protection ou du soutien du côté d’objets ou de forces imaginaires. Cela commence avec l’objet transitionnel (qui peut être son propre pouce ou tout objet ou morceau de tissu faisant office de « doudou ») et se poursuit, collectivement, avec les esprits ou les divinités que l’on implore ou auxquels on se remet. 1.  Winnicott 1975 : 191.

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magie prend sa source dans la mesure où le bébé fait bien là l’expérience de l’omnipotence  1.

Ou encore : Grâce à la magie du désir, le bébé a l’illusion d’un pouvoir créatif magique, et grâce à l’adaptation sensible de la mère, la toute-puissance devient un fait. Le fondement de la reconnaissance graduelle par le tout-petit que le contrôle magique de la réalité extérieure est lacunaire repose sur la toutepuissance initiale devenue effective grâce à la technique adaptative de la mère. […] il y a un état temporaire qui appartient à la prime enfance, état dans lequel le tout-petit est autorisé à prétendre à un contrôle magique sur la réalité extérieure, un contrôle dont nous savons que l’adaptation de la mère le rend réel, mais le tout-petit, lui, ne le sait pas encore  2.

Mais l’expérience de la frustration fait aussi partie de son expérience, car l’adulte ne peut pas toujours répondre à ses désirs (il n’en a parfois pas les moyens), et quand il le peut, il ne le fait pas toujours aussi rapidement que le bébé le souhaiterait. Par conséquent, « l’adaptation au besoin n’est jamais complète  3 ». Du coup, « la colère face à la frustration » est « inévitable compte tenu de l’omnipotence des visées du tout-petit »  4. Sans ces obstacles à ses désirs, l’enfant pourrait continuer à développer une pensée magique et l’illu‑ sion d’un pouvoir infini sur le monde. Par les refus, les échecs, les difficultés et toutes les frustrations qui vont avec, il apprend au contraire que ce n’est pas lui qui détient le pouvoir, mais qu’il en a simplement eu l’impression tant que ce pouvoir s’exerçait de façon hyper-bienveillante et qu’il répondait favorablement à toutes ses demandes. Prenant progressivement conscience de sa situation, il vit un sentiment de dépendance à l’égard de parents qui sont alors perçus comme des figures toute-puissantes, omnipotentes, protectrices, seules à pouvoir permettre ou interdire l’accès aux choses désirées, figures positives ou négatives selon les moments. La matrice comportementale et perceptive qui se met en place dès la naissance du petit humain est celle de la dépendance-omnipotence, qui prédis‑ pose l’être humain à toutes les dépendances ultérieures, c’est-à-dire aussi bien à toutes les formes de remise de soi à autrui qu’aux formes de domination, d’exercice du pouvoir ou de contrôle sur autrui. Les rapports parents-enfants structurent ainsi plus généralement tous les rapports sociaux de domination (entre hommes et femmes, entre vieux et jeunes, entre monarques et sujets, entre tyrans et tyrannisés, supérieurs hiérarchiques et subordonnés, etc.), ainsi 1.  Ibid. : 67. 2.  Winnicott 1988 : 106. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 79. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 86. Traduit par moi.

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que les rapports au sacré, le « sentiment de dépendance » étant au cœur du rapport magico-religieux au monde  1. Ce n’est pas un hasard si Bourdieu pouvait traduire une partie –  mais une partie seulement – de la situation enfantine dans le langage des classes sociales, lorsqu’il écrivait que « tous les enfants commencent leur vie comme des bourgeois, dans un rapport de puissance magique sur les autres et, par eux, sur le monde, mais [qu’]ils sortent plus ou moins tôt de l’enfance  2 ». Dans une société capitaliste, le bourgeois est le dominant, celui qui est en position de plus haute puissance possible, et l’on peut en effet comparer la situation de l’enfant qui demande et obtient à la situation du dominant qui est en capacité d’obtenir ce qu’il veut. Mais cette analogie un peu sauvage néglige le caractère profondément dépendant de l’enfant qui n’a jamais que l’illusion de sa toute-puissance, et qui vit, en réalité, dans un rapport objectif de dépendance à l’égard de sa mère, de son père ou de quelque substitut parental que ce soit. Le psychologue et médecin Henri Wallon part du même constat que Winnicott ou Anna Freud, à savoir que le nourrisson « reste sous l’influence et sous la dépendance étroite de sa mère ». Pour se nourrir, comme pour tout le reste, la mère reste la seule à pouvoir satisfaire les besoins divers de l’enfant : Il a besoin qu’on le porte, qu’on le berce, qu’on le calme en lui faisant prendre des attitudes favorables d’où puissent résulter la détente et le sommeil. Il y a donc là toute une série d’opérations pour lesquelles l’enfant reste sous la dépendance étroite de sa mère. Et nous pouvons dire qu’il y a encore symbiose, une symbiose dont les liens se sont détendus, mais une symbiose véritable. Tout dans les premières impressions et réactions de cette époque, tout se groupe autour des besoins qu’éprouve l’enfant, besoins que sa mère est seule à pouvoir satisfaire  3.

À la différence de Jean Piaget, Wallon ne tient pas l’enfant humain pour un être qui possède potentiellement en lui toutes les phases de son dévelop‑ pement, qui n’attendent que les occasions du milieu pour se mettre en place. Comme le résumait l’épistémologue et psychologue français Émile Jalley, Piaget traite l’enfant humain comme le petit d’une espèce nidifuge, alors que Wallon sait à quel point il est le petit d’une espèce nidicole, l’utilisation de ces concepts éthologiques étant on ne peut plus pertinente : Pour user d’un couple conceptuel avancé par [le psychiatre et psychana‑ lyste René] Spitz, on peut dire que Piaget commet en biologie la méprise 1.  Cf. infra « Le rapport parent-enfant, le sacré et la disposition humaine à la dépendance ». 2.  Bourdieu 1979 : 56. 3.  Wallon 1959a [1952] : 311.

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suivante  : il considère l’homme comme une espèce nidifuge, prête à réagir dès la naissance au stimulus externe, alors qu’il s’agit en réalité d’une espèce nidicole, dont l’impéritie neuro-motrice initiale manifeste la déficience des programmes héréditaires et doit être palliée par une longue période d’apprentissages sociaux. Cela est déjà vrai des Pongidés (chimpanzés, gorilles), espèces séparées depuis quelques millions d’années du phylum conduisant aux Hominidés, mais ne parvenant à l’état adulte définitif qu’au bout d’une dizaine d’années. Les jeunes sont portés par leur mère pendant de longs mois ; le sevrage n’intervient en général qu’au cours de la quatrième année. L’observation et l’imitation des adultes par les jeunes jouent un rôle important dans la formation des apprentissages  1.

Non seulement Wallon prend acte du caractère altriciel de l’enfant humain, mais tout comme John Fiske qui pensait que « c’est la petite enfance qui a fait de l’homme ce qu’il est », il voit dans cette vulnérabilité extrême de l’enfant une sorte de matrice initiale à partir de laquelle s’est développée l’histoire de l’humanité : Durant cette première période, qui répond à peu près aux trois premiers mois, l’enfant rassemble donc toutes ses réactions autour des soins qu’il lui faut obtenir de sa mère. Et cette nécessité qui résulte de sa propre inaptitude à satisfaire, par lui-même, les exigences les plus essentielles de sa vie, détermine dans son évolution une orientation qui est capitale, pour l’explication de ce qu’est devenue l’humanité. Les seuls actes utiles que l’enfant puisse faire alors, c’est, par ses cris, par ses attitudes, par ses gesticulations, d’appeler sa mère à son secours. Donc les premiers gestes, qui soient utiles à l’enfant, ce ne sont pas des gestes qui lui permettront de s’approprier les objets du monde extérieur ou de les éviter, ce sont des gestes tournés vers les personnes, ce sont des gestes d’expression. Et cela est très important parce que l’humanité est précisément faite de groupes où les individus ont en commun des rites, des traditions, un langage qui leur permettent de collaborer entre eux en vue de dominer le monde extérieur, mais d’abord il leur a fallu se soutenir les uns et les autres, afin de s’aider mutuellement à subsister  2.

L’analyse de Wallon, qui établit un lien entre cette dépendance initiale et le caractère prosocial du comportement humain, est d’autant plus importante que cette dépendance à l’égard des adultes ne s’arrête pas au troisième mois de la vie de l’enfant. Wallon précisait qu’« à l’âge de six ou sept ans, il existe encore une certaine dépendance de l’enfant  3 », mais l’on peut considérer que, si elle évolue au fur et à mesure que l’enfant puis l’adolescent grandit 1.  Jalley 1979 : 88. 2.  Wallon 1959a [1952] : 311. Souligné par moi. 3.  Ibid. : 317.

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(la dépendance économique peut durer très longtemps après qu’une certaine indépendance motrice, alimentaire, affective a été conquise), la dépendance va bien au-delà de cet âge, et ce, d’autant plus que la société a accumulé des éléments culturels à transmettre. Psychologue et psychanalyste, Françoise Hurstel soulignait aussi ce point central dans l’analyse que fait Wallon de « la néoténie ou prématuration » qui se prolonge pendant de longues années. L’orientation spontanée de l’enfant vers autrui plutôt que vers les objets est fondamentalement liée à son besoin d’autrui pour satisfaire ses besoins les plus élémentaires : Cette dépendance totale à l’entourage, cette nécessité absolue d’être assisté, va orienter le développement psychologique ultérieur de l’être humain. Tout d’abord l’enfant polarise ses capacités vers ses moyens de secours, c’està-dire les personnes. Ainsi ce ne sont pas vers les objets du monde physique que le bébé se tournera dès le deuxième mois, mais vers les êtres humains qui l’assistent. Autrui est le médiateur obligé de toutes ses actions et « les seuls actes utiles que l’enfant puisse faire alors c’est par ses cris, ses attitudes, par ses gesticulations d’appeler sa mère à son secours ». La personne secou‑ rable qui répond à ses appels devient celle qui le « complète »  : « dès le deuxième et troisième mois il arrive que l’enfant pleure quand s’éloigne quelqu’un qui s’occupait de lui ou même ne faisait qu’être à ses côtés. Il semble que ce départ le décomplète comme s’il ne faisait qu’un avec son ambiance »  1.

Henri Wallon parle des « inaptitudes prolongées auxquelles l’enfant de l’homme est condamné par l’extrême lenteur de son développement » et ajoute qu’il « est un être dont toutes les réactions ont besoin d’être complé‑ tées, compensées, interprétées. Incapable de rien effectuer par lui-même, il est manipulé par autrui, et c’est dans les mouvements d’autrui que ses premières attitudes prendront forme. » L’entraide des adultes est ainsi rendue nécessaire du fait de l’« impéritie du bébé  2 ». Toutefois, si Wallon voit dans la dépendance de l’enfant les bases ontogénétiques de la coopération et du mutualisme entre humains, il affaiblit son analyse en négligeant tout de même la relation de domination entre la mère et l’enfant  3. Non pas que 1.  Hurstel 1985 : 79. Souligné par moi. 2.  Wallon 1959c : 281. 3.  Ce qu’avait bien vu en revanche Piaget qui, comme le résumait Émile Jalley, distinguait deux voies distinctes dans la socialisation de l’enfant  : « La première, couvrant la période marquée par l’égocentrisme (jusqu’à sept ans) est tracée par l’adulte, et caractérisée sur tous les plans par la soumission, la contrainte, le conformisme, l’imitation (sic) ; de même, sur le plan moral par le respect unilatéral, et l’hétéronomie par rapport à la règle coercitive. C’est que d’une part l’enfant ressent l’adulte comme la source à la fois de la vérité et de la loi, un être omniscient et supérieur dont il reçoit réponse aux questions qu’il lui pose, sans pouvoir amorcer aucune discussion avec lui, ni développer aucune collaboration. […] La seconde voie parcourue (surtout dès sept ans) entre “camarades”, “amis du même âge” est celle de la “vraie socialisation de l’intelligence”. Occupée par les “sociétés d’enfants”, elle représente “le phéno‑

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Wallon ne voie pas le caractère déséquilibré de la relation. Françoise Hurstel le note bien à propos des appels à l’aide et de la manière dont ceux-ci sont pris en charge par l’adulte : Du côté de l’adulte, les manifestations du bébé vont être « interprétées » comme un appel, elles vont être chargées de sens par lui. Par ce terme d’« interprétation », Wallon souligne la dissymétrie des positions entre adulte et enfant. L’un crie, gesticule, est en relation de « parasitage biolo‑ gique », l’autre entend et interprète cela comme un appel, c’est-à-dire introduit ces manifestations dans un univers de sens  1.

Mais Wallon ne développe pas les conséquences de cette dissymétrie en termes de relations de pouvoir. Ce qu’il en retient, c’est la « symbiose » entre l’enfant et ses parents, le caractère fusionnel de la relation, l’orientation de l’enfant vers autrui et l’entraide qui est nécessairement au cœur de la socialité humaine, au moins dans les rapports que les adultes entretiennent avec leur progéniture particulièrement démunie : « Wallon voit dans cette étroite communion qui commence par mêler l’enfant à l’entourage, les racines d’une orientation capitale pour l’explication de ce qu’est devenue l’humanité  2. » Certes, quand elle est bienveillante, la mère vient en permanence au secours de son enfant et joue un rôle essentiel pour sa survie. Mais quel que soit son degré de bienveillance, elle le domine, le manipule (au sens premier du terme), le contrôle et tient précisément sa vie entre ses mains. L’histoire de l’humanité est donc bien autant marquée par la domination (et le sentiment d’être totalement dépendant) que par l’entraide et ­l’interdépendance. Tout se passe comme si Wallon reproduisait le même type de raisonnement que Durkheim dans Les Formes élémentaires de la  vie  religieuse, lorsque celui-ci dit que c’est la « Société » qui est à l­’origine des entités divines, alors que ce sont plus exactement des figures  du pouvoir qui sont projetées dans ces fictions collectivement entretenues  3. Dans certains passages de ses analyses des conséquences de l’« impéritie » de l’enfant, Wallon souligne bien à quel point cette période de l’enfance correspond à une absence totale de pouvoir sur sa vie. La remise de soi à l’égard des adultes qui peuvent lui venir en aide, lui « porter secours », l’« assister » montre bien qu’il n’est pas seulement question de « relations de compréhension », mais bien de dépendance et de domination : mène social le plus profond”, dans la mesure où elle introduit dans tous les domaines la discussion, la critique, l’échange de pensée entre égaux, la réciprocité, bref la coopération ; de même, sur le plan moral le respect mutuel et l’autonomie par rapport à la règle traditionnelle » (Jalley 1979 : 87. Souligné par moi). 1.  Hurstel 1985 : 79. 2.  Ibid. 3.  Cf. infra « Le sacré, la puissance ».

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Dans l’espèce humaine la période où le petit ne peut pas se suffire à lui-même n’est pas de quelques heures, de quelques jours ou de quelques semaines, elle est de longues années. Et dans les premiers mois de sa vie c’est une impéritie complète et c’est la nécessité d’être assisté, non seulement pour s’alimenter, mais pour être tiré d’une position gênante, pour être sorti d’une immobilité pénible, pour être remué, transporté, bercé, pour être nettoyé s’il se mouille, pour obtenir la satisfaction de ses exigences les plus élémentaires et les plus urgentes. Il en résulte que toutes ses activités, toutes ses aptitudes sont polarisées vers ses moyens de secours, c’est-à-dire vers les personnes. Entre elles et lui, il doit s’établir des systèmes de prévision et d’entente mutuelle. Les premières relations utilitaires de l’enfant ne sont pas ses relations avec le monde physique, qui, lorsqu’elles apparaissent, commencent par être purement ludiques ; ce sont des relations humaines, des relations de compréhension, dont l’instrument nécessaire sont des moyens d’expression, et c’est pourquoi l’enfant, s’il n’est sans doute pas un membre conscient de la société, n’en est pas moins un être primitivement et totalement orienté vers la société  1.

À partir des années 1950, le psychiatre et psychanalyste britannique John Bowlby a élaboré une théorie de l’attachement mère (ou substitut de la mère)-enfant qu’il a judicieusement ancrée dans une histoire évolutive. Pour lui « le lien de l’enfant à sa mère est la version humaine du comportement observé couramment chez bien d’autres espèces animales  2 ». Des causes semblables produisant des effets similaires, on assiste à des comportements analogues, produits d’une évolution convergente chez des espèces par ailleurs fort dissemblables : À cet égard comme bien d’autres, en ce qui concerne le développement du comportement d’attachement, il y a clairement de fortes ressem‑ blances entre les mammifères et les oiseaux. En effet, si l’on considère que toute similitude résulte non pas du fait qu’ils ont hérité de mécanismes communs mais d’une évolution convergente, le degré de ressemblance est remarquable. Comme [le zoologiste Robert] Hinde […] le souligne, c’est indiscutablement la conséquence du fait que le problème de survie auquel est confrontée chaque branche du royaume animal est le même. […] le développement du comportement d’attachement chez les nourris‑ sons humains, tout en étant bien plus lent, est, autant qu’on puisse le voir jusqu’à présent, en conformité avec celui observé chez les mammifères infra-humains. Il y a beaucoup de témoignages qui confirment cette conclusion et aucun ne la contredit  3. 1.  Wallon 1959b : 307. Souligné par moi. 2.  Bowlby 2002a : 253. 3.  Ibid. : 301. Bowlby relie sa théorie de l’attachement à la notion d’« empreinte » développée par Konrad Lorenz à partir d’expériences sur des oies cendrées. Lorenz réussit à incarner la figure maternelle en se présentant comme seul contact dès la naissance des oisons. Bolwby écrit : « Nous pouvons donc

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Chez des espèces animales très différentes, et notamment chez les oiseaux et les mammifères, les mêmes comportements d’attachement et de détresse en cas de séparation s’observent  1. La spécificité de la relation chez les humains réside dans l’allongement de la durée de la relation de dépendance entre les parents (et plus généralement les adultes) et les enfants. Par exemple, le singe rhésus reste auprès de sa mère jusqu’à l’âge de trois ans environ, et « comme chez les autres bébés primates, le bébé chimpanzé passe toute sa petite enfance à proximité de sa mère » : « Au cours des quatre premiers mois, il s’accroche à elle en position ventrale et ce n’est que très occasionnellement qu’on le voit séparé d’elle, et habituellement il est alors assis à côté d’elle  2. » Si Bowlby insiste sur la relation mère-enfant, alors même que, comme nous avons eu l’occasion de le voir  3, l’une des particularités de l’espèce humaine est le desserrement relatif de cette relation et l’introduction d’une série de partenaires éducatifs (père, grands-mères, etc.), c’est parce qu’il cherche à mettre en évidence la continuité évolutive. Or, en règle générale (il existe des exceptions comme celle du macaque japonais), chez les singes et les grands singes, « les mâles adultes ne portent jamais, ou seulement très rarement, un petit  4 ». Comme Fiske ou Wallon, Bowlby a bien saisi le caractère structurant de la relation d’attachement dans tous les secteurs de la vie sociale. Le compor‑ tement d’attachement initialement lié à la relation parents-enfants, se déplace par la suite d’une figure d’attachement à l’autre, et la personne peut même les cumuler avec les amis, les amours, mais aussi les groupes et les institutions les plus divers : Au cours de l’adolescence et de la vie adulte, une certaine quantité de comportements d’attachement est couramment dirigée non seulement vers des personnes extérieures à la famille mais aussi vers des groupes et des institutions autres que la famille. Une école ou un collège, un groupe de travail, un groupe religieux ou un groupe politique peut constituer pour beaucoup une « figure » de l’attachement subordonnée, et pour quelques-uns une « figure » d’attachement principale. Dans ces cas-là, il semble probable que le développement de l’attachement à un groupe soit médiatisé, tout au moins initialement, par l’attachement à

conclure que, dans la mesure où nous le savons à l’heure actuelle, la façon dont le comportement d’attachement se développe chez l’enfant humain et se centre sur une figure distinguée des autres est suffisamment semblable à la façon dont il se développe chez d’autres mammifères et chez les oiseaux pour qu’on puisse légitimement l’inclure sous le terme d’empreinte, tant que ce terme est utilisé dans son sens générique courant. En réalité, si nous ne le faisions pas, ce serait creuser un fossé tout à fait sans raison entre le cas humain et celui des autres espèces » (ibid. : 303). 1.  Bowlby 2002b. 2.  Bowlby 2002a : 261. 3.  Cf. supra « L’importance de la reproduction communautaire ». 4.  Bowlby 2002a : 265.

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une personne qui occupe une position prédominante au sein du groupe. Ainsi, pour beaucoup, l’attachement du citoyen à son État est un dérivé de son attachement à son souverain ou à son président et, à l’origine, il en dépend. Que le comportement d’attachement dans la vie d’adulte soit une continuation directe du comportement d’attachement de l’enfance se manifeste par les circonstances qui conduisent un comportement d’atta‑ chement chez l’adulte à s’instaurer plus facilement. Dans la maladie et le malheur, les adultes deviennent souvent exigeants à l’égard des autres ; en cas de danger inattendu ou de désastre, l’individu recherche presque toujours la proximité avec une autre personne connue et en laquelle il a confiance  1.

Et cette persistance du comportement d’attachement amène Bowlby à critiquer l’usage par certains psychanalystes du terme de « régressif », comme si l’on avait affaire à un comportement anormal, pathologique, dysfonc‑ tionnel, alors même qu’il est non seulement normal, mais qu’il représente un trait constitutif de l’humanité  : « Marquer de l’étiquette de régressif le comportement d’attachement dans la vie adulte est en fait ne pas tenir compte du rôle vital que ce comportement joue dans la vie de l’homme du berceau à la tombe  2. » L’enfant peut gagner en autonomie au fil du temps et supporter l’absence de ses figures d’attachement (mère, père, frères et sœurs, grandsparents, etc.  3), mais quand quelque chose ne va pas – qu’il soit affamé, malade, malheureux pour une raison ou pour une autre  4, stressé, fatigué,  etc.  –, ou quand il se trouve dans un contexte non familier –  étranger ou perçu comme dangereux –, il retrouve le besoin de contacts consolateurs, protec‑ teurs, cajôleurs, rassurants et vit particulièrement mal la séparation avec sa mère ou son père  5. Bowlby fait en revanche un mauvais procès à la notion de dépendance, qu’il trouve trop péjorative  6 et qu’il réduit à une dépendance physique ou matérielle (nourrir, protéger,  etc.), et à laquelle il reproche de ne pas saisir le caractère psychique de la relation  7. Car il suffirait de préciser que l’atta‑ chement est une dépendance psychique, affective, autant qu’une dépendance 1.  Ibid. : 283. 2.  Ibid. : 284. 3.  Pour lui, l’enfant tisse très rapidement de nombreux liens d’attachement, mais ceux-ci sont hiérarchisés et il faut distinguer les « attachements puissants », peu nombreux, des figures d’attache‑ ment « auxiliaires » ou « secondaires ». Les enfants (et au-delà) peuvent aussi avoir des attachements qui peuvent se transférer sur des objets. Winnicott les a appelés « transitionnels », et Bowlby préfère les appeler « substituts objectaux » (ibid. : 414‑415). 4.  Bowlby dit, par exemple, que les réactions observées chez des petits enfants « lors de séparations temporaires d’avec leur mère » sont de même nature que celles de veuves à la suite de la mort de leur époux (Bowlby 2011 : 55). 5.  Bowlby 2002a : 348. 6.  Bowlby 2011 : 48‑49. 7.  Bowlby 2002a : 308‑309.

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matérielle ou physique, pour régler le différend. Bowlby dit lui-même que la dépendance précède l’attachement, et c’est bien parce que la dépendance psychique n’est que l’intériorisation de la relation objective de dépendance entre l’enfant et ses parents. Par ailleurs, la dépendance n’est pas seulement physique ou psychique (affective), mais revêt une dimension cognitive tout aussi fondamentale, et ce particulièrement dans une espèce culturelle telle que l’espèce humaine. Or, focalisé sur des questions affectives, Bowlby n’en parle quasiment pas. Et surtout, tout comme Wallon, Bowlby ne tient pas suffisamment compte dans sa théorie du caractère asymétrique des « forces » en présence et ne pose pas clairement la relation parent-enfant comme une relation de domination. S’il y a relation de dépendance (et pas seulement d’attachement), c’est bien parce que l’un des partenaires de la relation est vulnérable, impuissant et qu’il doit s’en remettre à peu près totalement durant les premières années de sa vie à plus puissant que lui pour répondre à ses besoins les plus élémen‑ taires (de nourriture, de soin, de protection, de réassurance, etc.). Pourtant, Bowlby remarque bien qu’il est question d’une opposition entre le faible et le fort, entre le novice et l’expérimenté, etc. : « En règle générale, la recherche d’attention est le fait de celui qui se sent faible et moins expérimenté visà-vis d’un autre qu’il considère plus fort et/ou plus sage. Un enfant ou un individu plus âgé dans le rôle de careseeker reste non loin du caregiver […]  1. » La dépendance et la domination s’instaurent chaque fois qu’un écart existe entre parents et enfants, adultes et jeunes, aînés et cadets, etc. En revanche, le psychanalyste Daniel Lagache a bien caractérisé dans les années  1960 les relations de dépendance entre adultes et enfants. Comme Winnicott, Lagache comprend l’« ambiguïté de la relation de pouvoir » que représente la relation de dépendance entre la mère (ou un substitut) et l’enfant. D’un côté, la mère domine l’enfant qui « est la propriété de la mère, la chose de la mère, le jouet de la mère », mais de l’autre l’enfant peut avoir l’illusion d’avoir tout pouvoir sur elle et sur le monde grâce au contrôle de son action : « Si l’enfant apparaît grossièrement comme la chose de la mère, la mère se constitue aussi comme la chose de l’enfant  2. » Dit autrement : L’impéritie de l’enfant entraîne que son besoin et son désir ne peuvent trouver issue que par les demandes qu’il fait à l’entourage. Or, la demande implique nécessairement des relations de pouvoir. Pouvoir du « demandé », à coup sûr, voire toute-puissance, puisqu’il est en mesure d’accorder ou de refuser. Mais aussi pouvoir du demandeur qui s’octroie virtuellement une emprise sur la volonté du « demandé »  3.

1.  Bowlby 2011 : 184. 2.  Lagache 1982 : 299. 3.  Ibid. : 300.

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Dans un autre texte de la même année, il poursuit sa réflexion sur la « prématurité biologique de l’enfant », qui se trouve « immédiatement convertie en dépendance psychologique », et implique du même coup des rapports de pouvoir entre la mère et l’enfant : Il s’ensuit que l’enfant est incapable de percevoir adéquatement le monde extérieur, de se diriger par rapport à ce monde et de réagir à lui. De sorte que son désir ne peut être satisfait qu’au moyen de demandes adressées à l’adulte, « demandes » (demands) au sens français du terme, à savoir « exigences ». Ces demandes impliquent des rapports de pouvoir : c’est du pouvoir qu’une aide est attendue, et le pouvoir peut toujours accorder cette aide ou la refuser ; ainsi l’adulte apparaît-il à l’enfant comme tout-puissant. J’ajouterai que l’enfant qui émet la demande dispose d’un certain pouvoir sur la personne à laquelle cette demande est adressée – d’un pouvoir potentiel en tout cas. Et nous savons qu’en certains cas, pathologiques bien sûr, la mère devient effectivement la chose de l’enfant. Il y a non seulement demande ou exigence, mais conflit des demandes, conflit entre l’exigence de l’enfant et l’exigence ou la demande de l’adulte  1.

Cela conduit Lagache, fait suffisamment rare parmi les psychanalystes pour être souligné, à mettre au cœur de la structuration de la personnalité des enfants humains, et de la vie des sociétés humaines, les rapports de domination : Qu’il s’agisse de la vie privée ou de la vie publique, les relations humaines restent profondément marquées par la passion du pouvoir et les compul‑ sions de domination-soumission. Leur déguisement sous les usages, les institutions, la morale ne change rien à la chose. Tel est le monde humain dans lequel l’enfant naît et se développe. C’est pourquoi les relations de pouvoir constituent sans doute le fil conducteur le plus efficace dans l’étude du développement et de la structuration de la personne  2.

Enfin, le philosophe de l’éducation Dany-Robert Dufour a formulé une « hypothèse » (il serait plus juste de parler d’« interprétation » étant donné que l’auteur affirme un principe plus qu’il ne cherche, dans la réalité empirique, à faire travailler une hypothèse) quant à l’omniprésence de la domination dans les sociétés humaines, mais en mêlant des arguments concernant la domination masculine et d’autres portant sur le caractère néoténique de l’homme, et en ne dissociant pas non plus les plans politique et religieux qui sont liés mais pas confondus  3 : 1.  Ibid. : 313‑314. 2.  Ibid. : 303‑304. 3.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ».

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Les Homo sapiens sapiens ont simplement inventé l’espèce destinée à faire office de dominant. Ils se sont donné, grâce au langage, des grands Sujets qui jouent structurellement pour l’homme le rôle de mâle dominant : un être, multiple ou unique, qui est partout et nulle part, qui entend tout, qui voit tout. Cette réponse permet d’avancer une hypothèse radicale sur le type de monde politique que peut construire notre espèce. Si le néotène peut, grâce au langage, affecter aux dieux le rôle de mâle dominant, alors on devrait retrouver dans tous les mondes politiques possibles, construits par le néotène, le signe de cette obligation de structure. Et, de fait, on trouve partout des inventions langagières qui ont fait force de loi. Soit sous la forme du Totem. Soit sous la forme d’esprits qui habitent, voire qui hantent, les lieux où résident les néotènes. Soit sous la forme de dieux qui, comme les dieux grecs, interviennent sans cesse, immanents au monde, dans les affaires des hommes. Soit sous la forme d’un Dieu transcendant qui figure un Père absolu, éternel. Soit sous la forme d’un Roi de droit divin. Ou sous d’autres formes encore. Quelle que soit sa forme, il existe toujours un tiers, plus ou moins lointain, qui figure ce que serait l’autorité d’un mâle dominant. […] En tant que néotènes, les hommes ont vocation à l’assujettissement à un Sujet dominant  1.

Ce qui aurait pu donner lieu à une hypothèse scientifiquement féconde demeure ainsi à l’état d’intuition confuse. Mais cela montre, de même que l’ensemble des remarques faites – souvent en passant et dont on ne tire pas toutes les conséquences logiques  – par des auteurs très différents à propos de la situation de dépendance prolongée de l’enfant humain, qu’un « paquet de relations » s’agglutine autour de cette situation d’altricialité secondaire.

La perception culturelle de la vulnérabilité Dans les sociétés sans État, sans richesse et sans écriture, les deux grands principes de structuration sociale sont le sexe et l’âge. Ce fait, apparemment banal, mille fois répété par des anthropologues, est pourtant d’une impor‑ tance cardinale pour comprendre sur quels rails ont été placées les premières sociétés humaines et force à se demander pourquoi ces rails, plutôt que d’autres, se sont imposés dans toutes les sociétés. Les chercheurs en sciences sociales ont souvent noté que ces deux catégories (d’âge et de sexe) avaient deux dimensions  : biologique et sociale, mais se sont empressés d’évacuer la question de l’articulation du « biologique » et du « social », d’une part, et celle de l’articulation du « social » et du « culturel », d’autre part. Ces deux principes de structuration sont aussi des principes de hiérarchi‑ sation  : dans ces sociétés, les hommes dominent les femmes et les anciens 1. Dufour 2001 : 11‑12.

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dominent les plus jeunes. Or, pour ne retenir ici que le cas de l’âge  1, la domination des plus âgés sur les plus jeunes provient du fait que, pour des raisons biologiques évidentes liées à l’altricialité secondaire, les enfants sont durablement dépendants de leurs parents – physiquement, affectivement et cognitivement ou culturellement  – et demeurent longtemps impuissants, vulnérables, faibles et inexpérimentés. Pour cette raison, les parents dominent leurs enfants. De cette situation sociale de base, indissociable des carac‑ téristiques biologiques de l’espèce, et plus précisément du développement ontogénétique des individus, les membres de ces sociétés en ont déduit prati‑ quement, du point de vue des représentations symboliques, que les ancêtres dominent symboliquement les vivants, et, du point de vue des rapports sociaux ordinaires, que les parents dominent les enfants et les aînés dominent les cadets. Dans une étude, restée quasiment sans suite, sur l’enfant dans les sociétés primitives, l’anthropologue étatsunien Nathan Miller partait du fait que les « premiers groupes humains » possédaient en commun avec les mammifères supérieurs un lien particulièrement central entre la mère et l’enfant, fondé sur les nécessités de nourrir, protéger et soigner une progéniture dépendante. Or Miller affirmait avec force que « cette relation est le germe de tous les concepts sociaux ultérieurs » et que « le fait de la dépendance organique de l’enfant à l’égard de la mère jette les bases de toutes les divisions et catégo‑ ries complexes d’expériences sociales qui ont suivi  2 ». Cela pourrait passer pour une exagération liée à la volonté d’attirer l’attention sur l’objet de son étude, mais je crois, au contraire, que Miller touchait réellement un point central concernant les sociétés humaines et leur structuration fondamentale. L’anthropologue soulignait l’omniprésence dans les sociétés étudiées d’une « scission entre les jeunes et les vieux » et pensait que ce fait était « basé sur les différences physiques évidentes entre les générations » : « Il y a les adultes et les vieux qui assument l’autorité sur les jeunes et les faibles. Cette division est basée sur la force et la puissance physique, comme beaucoup d’autres formes sociétales  3. » Miller oubliait cependant que, si la vulnérabilité est clairement physique au départ – le bébé humain étant faible et sans défense face à tous les dangers potentiels qui l’entourent –, elle a non seulement une dimension psychique ou affective (l’attachement lié à la dépendance parents-enfant), mise en évidence par les psychologues et psychanalystes, mais aussi une dimen‑ sion culturelle-cognitive, au sens où l’enfant naît totalement dépourvu des savoirs et savoir-faire, techniques et sociaux, et qu’il est dépendant des plus âgés, et en l’occurrence des plus expérimentés, pour les acquérir. Dans tous 1.  Pour ce qui est de la différence et de la hiérarchie des sexes, cf. infra « Chapitre 19. Partition sexuée et domination masculine ». 2.  Miller 1928 : 8. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 9. Traduit par moi.

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les cas – dépendance physique, dépendance psychique-affective, dépendance culturelle-cognitive –, les enfants humains occupent une position clairement dominée au sein de la structure sociale. L’intérêt de l’étude de Miller est de montrer que la faiblesse ou la vulnéra‑ bilité de l’enfant, son incomplétude, apparaissent nettement dans les percep‑ tions mêmes des acteurs  : « Ainsi, dans ces groupes, l’enfant est identifié à ce qui est immature, non formé, non mûr, faible, négligeable, pitoyable, incomplet. Les traces de cette idée restent souvent la conception abstraite dominante de l’enfant dans des sociétés encore plus avancées  1. » D’autres travaux ont conforté cette perception de l’enfant comme être « inachevé ». Par exemple, l’anthropologue Michèle Fellous a bien mis en lumière cette conception de l’enfant et du membre adulte de la communauté à propos des Bambara d’un village du sud de Bamako au Mali (Koniobla). La mogoya désigne tout le savoir détenu par les adultes et dont les enfants sont complètement dépourvus à la naissance : L’homme selon les Bambara est destiné à la vie communautaire. L’individu « achevé », « éduqué » est celui qui a acquis la mogoya  : le savoir-vivre, la sociabilité, la prise de conscience de soi par rapport à soi-même, aux frères, à la famille, à la collectivité, la maîtrise de soi et de ses émotions, la ténacité du caractère. Elle fait que l’individu se sent responsable pour toute sa société et qu’il se perçoit lui-même comme un miroir de la communauté. Dans la société bambara, l’épanouissement de la person‑ nalité débouche sur une identification au groupe  2.

De manière générale, les représentations de l’enfant insistent sur sa vulnérabilité et sur la nécessité devant laquelle sont placés les adultes, et particulièrement les femmes, de veiller sur cet être si fragile. Par exemple, l’anthropologue Suzanne Platiel a mené une étude sur les contes chez les Sanan (Samos ou Maka) de Haute-Volta qui sont nombreux à mettre en scène « le thème du rôle protecteur de la mère et du besoin absolu de l’enfant d’être sécurisé et pris en charge, face aux dangers qui le menacent  3 » : Tous les contes vont mettre l’accent sur la vulnérabilité de l’enfant, mais comme, ouvertement, ils s’adressent aux adultes, ils vont le faire en exposant les différentes situations ou motivations qui peuvent les amener, et notamment la mère ou les co-épouses, à ne pas remplir leur devoir et à priver l’enfant de l’amour et de la protection affective et matérielle qui lui sont dûs au sein de sa famille  4.

1.  Ibid. : 10. Traduit par moi. 2.  Fellous 1981 : 201. 3.  Platiel 1981 : 162. 4.  Ibid. : 159.

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Les contes jouent un rôle de dramatisation des dangers, pour faire bien comprendre à la mère les risques encourus par l’enfant et la nécessité de ne jamais fléchir dans sa tâche de surveillance et de protection. Un conte dit ainsi : Une mère est seule avec son enfant et, chaque fois qu’elle doit s’absenter, elle lui recommande de n’ouvrir à personne. Une hyène se présente qui, pour pénétrer, et dévorer l’enfant, imite la voix de sa mère ; deux fois l’enfant n’est pas dupe, mais la troisième fois, la hyène parvient à une imitation si parfaite que l’enfant ouvre et est mangé. À son retour, en constatant la disparition de son enfant, la mère se tue  1.

Ce qui ressort de ces contes, c’est tout d’abord qu’« à l’égard du monde féminin, l’enfant manifeste une obéissance et un respect absolus de sa volonté » et que « en retour, les femmes, et surtout la mère, doivent lui donner la protection affective dont il a besoin pour vivre » : « Grâce à elle, et avec son soutien, il peut se défendre et résister à toutes les agressions » mais « privé de sa mère et de son amour, l’enfant meurt  2 ». Les contes ne font en définitive qu’accompagner des pratiques de soins parentaux déjà présentes chez nombre de mammifères altriciels, et notamment chez les primates non humains. Ils disent l’évidence de l’altricialité secondaire et des nécessités qu’elle engendre. Par exemple, ils racontent que le besoin de la mère, « de son affection et de sa protection est ressenti comme tellement vital et tellement essentiel que son absence laisse l’enfant complètement démuni et dans un état d’extrême vulnérabilité  3 ». À côté de ce couple mère-enfant, le conte met en scène un père qui « joue le rôle presque exclusif de pourvoyeur de nourriture  4 », ce qui est une position assez classique comme nous le verrons  5. Examinant les usages du langage des groupes étudiés, Miller montrait aussi que les enfants sont systématiquement considérés comme des êtres inférieurs. Ainsi, une tribu bantoue d’Afrique, les Mukuni, « utilise le mot bana (littéralement, “enfants”) dans un sens dérivé pour véhiculer un sens général dépréciatif  6 », qui peut vouloir dire « bêtises ! » (un peu à la manière dont nous dirions aujourd’hui « enfantillages ! »). De même, les Basuto (ou Basotho, peuple bantou d’Afrique australe), « en parlant d’une personne plus âgée, disent, “mon père, ma mère” ; d’un égal, “mon frère” ; d’infé‑ 1.  Ibid. : 162. Comme me le fait remarquer Laure Flandrin, certains contes occidentaux racontent à peu près la même histoire, le rôle de la hyène étant joué par un loup qui imite la voix maternelle et mange les enfants en l’absence de la mère. Cf., par exemple, chez les frères Grimm, Le Loup et les Sept Chevreaux. 2.  Ibid. : 164. 3.  Ibid. : 165. 4.  Ibid. : 166. 5.  Cf. infra « Sexe et soins parentaux ». 6.  Miller 1928 : 10. Traduit par moi.

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rieurs, “mes enfants”  1 ». Chez d’autres peuples bantous, l’enfance renvoie à la « petitesse » ou à l’« insignifiance », et peut désigner « toute substance molle et gélatineuse  2 », ce qui renvoie au caractère non structuré, informe et immature de l’enfant : […] au sens social, l’enfant n’a pas d’« appartenance ». Avant l’intronisa‑ tion cérémoniale officielle dans le groupe (qui survient généralement à la maturité), l’enfant est une entité inexistante. Ainsi, les Thongas d’Afrique du Sud conçoivent l’enfant comme moins qu’un être humain ; un shilo, une « chose », ou khuma, un « être incomplet ». Chez les Indiens Omaha, par exemple, « lorsqu’un enfant naissait, il n’était pas considéré comme un membre de sa famille ou de sa tribu, mais simplement comme un être vivant venant de l’univers […] il se distinguait à peine de toutes les autres formes vivantes pour prendre sa place en tant qu’être humain distinct, membre de sa génération d’origine, et par là même, une place reconnue dans la tribu ». A Bornéo, le petit enfant n’a pas de nom mais est appelé indistinctement par une appellation que l’on peut traduire par « truc » et, pour l’Australien de l’Ouest, le garçon non circoncis (c’est-à-dire immature) est « pareil à un chien ou à un autre animal ». L’Indien Winnebago ne doute pas un seul instant que les premières années de sa vie sont identiques à un état inconscient survenant dans la vie adulte, c’est-à-dire un état totalement futile, comme le sommeil. Ces groupes se trouvent à des stades différents de développement social. Bien qu’il ne soit pas affirmé qu’ils aient tous suivi le même cours de développement évolutif, il existe néanmoins des aspects plus larges de besoins communs à toute l’humanité qui parviennent jusqu’à l’expression sociale. Les notions relatives à l’enfant présentent une similitude remar‑ quable entre les peuples les plus éloignés les uns des autres, où le contact direct est inconcevable. Les mœurs de peuples plus développés, tels que les Thongas, conservent en même temps des idées qui sont peut-être dépassées. Pourtant, elles s’accrochent comme des traces d’anciennes conditions. Un instant de réflexion permet de découvrir une attitude dépréciative à l’égard de l’enfant qui se cache même derrière le langage et les croyances modernes  3.

En livrant une vision dépréciative de l’enfance, les peuples les plus divers n’ont fait que traduire dans le langage le fait objectif de vulnérabilité et de dépendance de l’enfant  : « L’enfant humain laissé à ses propres ressources succomberait presque instantanément. […] Livré à lui-même, le nourrisson humain est le plus impuissant de tous les jeunes animaux. Il est nu, tendre et faible. C’est dans l’héritage social que ce grave handicap est surmonté  4. » Mais durant tout le temps de sa dépendance à l’égard des adultes, qui est 1.  Ibid. : 2.  Ibid. : 3.  Ibid. : 4.  Ibid. :

10‑11. Traduit par moi. 11. Traduit par moi. 10‑12. Traduit et souligné par moi. 110. Traduit par moi.

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aussi le temps de son apprentissage social, l’enfant ne peut être perçu que comme un infra-humain, un inaccompli, un immature, un vulnérable, bref un être faible, incomplet et dominé par excellence. Chez les Songhay-Zarma (Niger-Mali), le vocabulaire de la parenté est employé pour parler des dépendants politiques ou sociaux ou, à l’inverse, certains membres de la famille sont désignés en utilisant des termes désignant des dépendants politiques ou sociaux, montrant par là que le système de parenté, en tant que système de positions relatives, ne met pas toutes les positions au même niveau : L’oncle maternel appelle son neveu « esclave » ; on dit « petit frère » à son captif ; deux groupes alliés sont les « cousins croisés », et celui qui détient, dans cette alliance, la préséance aura le statut d’« enfant de l’homme » face aux « enfants de femme » ; […] on parlera d’une « personne à charge » (almayaali) aussi bien à propos d’un enfant que d’un esclave… La fréquence de ces permutations, l’abondance des emprunts réciproques entre la termi‑ nologie parentale et la terminologie politique, l’absence fréquente de catégo‑ ries univoques aux frontières très précises ne signifient, bien évidemment, ni l’absence d’un champ politique spécifique, ni la prédominance sociale des rapports de parenté, ni encore l’existence d’une confusion générale des relations sociales. Mais on peut émettre l’hypothèse d’une matrice commune à ces représentations multiples et parfois changeantes qui permet‑ trait les transferts, et favoriserait, de ce fait, les stratégies des acteurs sociaux, c’est-à-dire la manipulation des discours. La notion de « dépendance » ferait à cet égard bien l’affaire. Tout se passe comme si, terroir où se nourrissent les appellations concrètes, elle permettait le passage d’un ordre à un autre. En effet, elle plonge ses racines dans la parenté et plus exactement dans la parenté économiquement pertinente, celle qui cimente l’unité domes‑ tique. La dépendance des enfants envers les parents est première, incontestable, ­incontournable. Elle légitime la dépendance des cadets et femmes envers le patriarche. Puis c’est sur ce « patron » que se modèle la dépendance parallèle des captifs familiaux horso. De là, on passe progressivement à la dépendance des villages de captifs à l’égard du maître, à la dépendance des tributaires à l’égard du pouvoir, à la dépendance des sujets à l’égard des chefs. […] La relation dépendant/protecteur peut aussi servir de matrice commune au discours des diverses inégalités sociales, au-delà de leurs spécificités respec‑ tives, et connoter aussi bien les rapports familiaux immédiats, qui en sont le point de départ, que les relations de servilité et de clientèle ou les hiérarchies politiques complexes. Il n’y a pas, certes, de concept émique pour « dépendance ». La dépendance n’existe qu’à l’état pratique. Mais cette construction étique s’impose en quelque sorte « en creux », en ce qu’elle explique les translations incessantes de la terminologie statutaire, et les emprunts constants du vocabulaire politique au vocabulaire parental  1. 1.  Olivier de Sardan 1984 : 128. Souligné par moi.

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D’autres travaux  1 montrent, comme le faisait Nathan Miller à propos de sociétés non étatiques, la manière dont le mot « enfant » a pu être utilisé dans le cadre de rapports de supérieur à inférieur (ou à subordonné), indiquant bien par là la place symbolique que l’on réserve à l’enfance. S’appuyant sur ces faits très importants, Yves Bonnardel réduit toutefois le lien entre les rapports sociaux de domination extra-familiaux et le rapport parent-enfant à une question de modèle culturel de référence, en ne voyant pas le lien anthropologique entre la domination parent-enfant, qui n’est qu’une consé‑ quence de l’altricialité secondaire, et les autres formes de domination sociale : John Boswell est un historien qui a beaucoup travaillé sur les abandons d’enfants ; au fil de ses recherches, il est amené à noter : « Les termes qui signifient enfant, garçon et fille, par exemple, sont régulièrement employés pour dire esclave ou serviteur en grec, en latin, en arabe, en syriaque et maintes langues médiévales. » Boswell pense que ces liens entre enfance et servitude impliquaient non seulement que les enfants étaient asservis, mais aussi que les autres catégories dominées (esclaves, serfs, serviteurs, etc.) étaient ramenées à un statut juridique de l’ordre de celui des enfants ; de même, les rapports de pouvoir étaient assimilés à des rapports patriarcaux de père à enfant, « que la personne qui tînt lesdits rôles [dominés] fût jeune ou vieille ». L’immense majorité des adultes vivaient des situations d’asservissement et de dépendance, « demeuraient dans un statut juridique comparable à l’enfance, sous la coupe d’un père, d’un seigneur, d’un maître ou d’un mari », comme nous le rappelle Alain Renaut. Dans des situations particulières, nous fait-il encore remarquer, on a gardé des usages hérités de ce type de rapports de maîtres à serviteurs : le mot anglais boy reste utilisé dans les colonies pour désigner un serviteur noir ; le mot français garçon reste utilisé en bien des pays pour désigner le… garçon de café qui est à notre service. Bref, la sujétion de l’enfance servait, et sert encore, à caractériser aussi d’autres types d’oppression sociale. La domination sur les enfants jouait un rôle de référence pour d’autres formes de subordination, de « dépendance »  2.

Même si elle peut s’accompagner d’un double positif, la percep‑ tion négative de l’enfance traverse quasiment toutes les sociétés. Je l’ai 1.  Notamment ceux de l’historien étatsunien John Boswell (1993) et du philosophe français Alain Renaut (2002). 2.  Bonnardel 2019 : 72‑73. On pourrait poursuivre l’analyse en développant les cas de domesticité aristocratique ou de paternalisme industriel. Pierre Van den Berghe a souligné le fait que, de même que les femmes sont renvoyées dans nombre de sociétés à un statut d’enfant (cf. infra « La femme, enfant ou cadette »), « le même procédé consistant à reléguer perpétuellement toute une catégorie sociale subordonnée au statut infantile a été utilisé également dans d’autres formes de stratification. Par exemple, les Noirs adultes du sud des États-Unis étaient, jusqu’à récemment, appelés “garçon” et “fille” et les serviteurs, serfs ou esclaves sont souvent traités comme des enfants » (Van den Berghe 1973 : 89‑90). Il faut ajouter à cela le tutoiement quand on s’adresse à eux et le fait qu’on les tienne pour immatures, émotifs, irresponsables, peu fiables, etc.

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moi-même rencontrée dans un tout autre contexte, au cours de mes recherches concernant l’histoire de l’école et de l’enfance, et notamment dans la France des xviie et xviiie  siècles. Dans l’école de Charles Démia (1637‑1689) ou dans les écoles des Frères (Jean-Baptiste de La Salle, 1651‑1719), s’effectue, à proprement parler, un travail d’« éducation » (le terme apparaît, comme ceux de « règle », dans son sens réglementaire, et de « civilisation », au xviie  siècle dans les dictionnaires). L’« éducation » et la « pédagogie » désignent un rapport social  :  « Le pauvre et l’enfant sont le négatif de l’éducation  :  c’est pourquoi ils sont considérés comme proches de la nature, sauvages  1. » Il faut considérer le « peuple », de même que l’« enfant », comme étant en état d’« infirmité », comme dit Philipe Ariès, comme une « nature », un pôle de « spontanéité », pour légitimer l’action qu’on a sur eux  2. Par une double dévalorisation de l’« enfance » et du « peuple-enfant », on légitime le fait de le « régler », de le faire agir « par principes » et non « par instincts » dans tous les domaines. Tenu longtemps à distance de la culture écrite, le peuple « ignorant » ne peut apparaître que pareil à l’enfant qui vient au monde, et qui n’a donc jamais été éduqué, ou comme le sauvage qui est censé vivre dans un état de nature. Comme l’écrit Ariès : Ainsi une enfance prolongée dans une adolescence dont elle se distingue mal se caractérise-t-elle par une volonté d’humiliation. L’enfance tout entière, celle de toutes les conditions, est soumise au régime dégradant des vilains. Le sentiment de la particularité de l’enfance, de sa différence avec le monde des adultes, a commencé par le sentiment plus élémentaire de son infirmité qui la rabaisse au niveau des couches sociales les plus basses  3.

Le rapport de l’adulte à l’enfant semble donc être pensé sur le mode du rapport des hautes classes aux basses classes. Et cela n’est pas faux dans les sociétés de classes. Mais la réciproque est sociogénétiquement encore plus vraie, dans le sens où la possibilité même d’existence d’une structure de domination politique, et, dans l’exemple donné, de classes sociales, n’est pas sans rapport avec l’expérience précoce et durable de la dépendance et de la domination qui est centrale dans l’espèce humaine. En vertu de la 1.  Vincent 1980 : 52. 2.  Dans une grande partie des sociétés humaines connues, lorsque la « nature » est perçue comme dominée par rapport à la « culture », la « femme » y est aussi associée. Le lien entre « femme » et « sauva‑ gerie » légitime l’action de « domestication ». Cf. pour la tradition méditerranéenne Bourdieu 1990. 3.  Ariès 1973 : 202. Le propos d’Ariès demanderait à être nuancé, et même « dialectisé », dans le sens où si l’enfant, en tant qu’il est perçu comme un être inaccompli, est, d’un côté, traité comme un prolétaire (et vice versa) ; il est aussi, d’un autre côté, l’objet et le destinataire d’un « travail parental », qui est le plus souvent une mise à disposition du corps et du temps de la mère, ce qui faisait justement dire à Bourdieu, comme j’ai déjà eu l’occasion de le mentionner, que « tous les enfants commencent leur vie comme des bourgeois ».

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loi de l’isomorphisme des domaines, on observe –  et cela fera l’objet d’un développement ultérieur dans les chapitres 16 et 17 – une sorte de schème relationnel transdomaines, qui informe à la fois ce qu’Alain Testart appelait le type de « rapport social fondamental de dépendance » d’une société donnée, tel que le rapport bourgeois/prolétaire, seigneur/vassal ou serf,  etc., et les modalités historiques du rapport universel de dépendance parents-enfants. On remarquera que le rapport de dépendance-domination parents-enfants est encore bien plus fondamental (car universel) que ce que Testart désignait comme tel en parlant de ce qui n’était pourtant qu’une modalité historique, dans un type de société donné (féodale, capitaliste, etc.) de ce rapport de dépendance-domination. De façon générale, on va se servir du rapport parent-enfant pour parler du rapport de servi à serviteur, d’officier à soldat, de patron à domestique, etc., indiquant par là le statut clairement dévalorisé de l’enfance : L’idée d’enfance était liée à l’idée de dépendance  : les mots fils, valets, garçons, sont aussi des mots du vocabulaire des rapports féodaux ou seigneuriaux de dépendance. On ne sortait de l’enfance qu’en sortant de la dépendance, ou du moins, des plus bas degrés de dépendance. C’est pourquoi les mots d’enfance vont subsister pour désigner familièrement, dans la langue parlée, les hommes de basse condition, dont la soumis‑ sion à d’autres demeure complète : ainsi les laquais, les compagnons, les soldats. Un « petit garçon » n’est pas nécessairement un enfant, mais un jeune serviteur (de même qu’aujourd’hui, un patron, un contremaître, diront d’un ouvrier de vingt à vingt-cinq ans : « C’est un petit gars bien – ou qui ne vaut rien »). […] Au début du xviiie siècle, le dictionnaire de Furetière précise bien l’usage : « Enfant est aussi un terme d’amitié dont on se sert pour saluer ou caresser quelqu’un ou l’amener à faire quelque chose. Aussi quand on dit à quelque personne d’âge  : adieu ma bonne mère (salut, grand-mère, dans le parisien moderne), elle répond, adieu mon enfant (adieu mon gars ou adieu petit). Ou elle dira à un laquais : mon enfant, allez me quérir cette chose. Un maître dira à des ouvriers qu’il met en besogne, allons, enfants, travaillez. Un capitaine dira à ses soldats : courage, enfants, tenez ferme. On appelait les soldats du premier rang, les plus exposés : les enfants perdus »  1.

Si l’on regarde parfois plus positivement l’enfance, c’est toujours en insistant sur sa faiblesse, son infirmité même, et sur la nécessité de l’édu‑ quer, et ce, dès le xve siècle  2. Par exemple dans le milieu de Port-Royal, et notamment chez l’abbé de Saint-Cyran (1581‑1643), l’enfance est tenue en haute considération : « Il se forme alors cette conception morale de l’enfance 1.  Ibid. : 44‑45. 2.  Ibid. : 200.

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qui insiste sur sa faiblesse, plutôt que sur son “illustration”, comme disait M. de Grenaille, mais qui associe sa faiblesse à son innocence, vrai reflet de la pureté divine, et qui place l’éducation au premier rang des obligations  1. » Dans la littérature pédagogique de l’époque, on enjoint d’aimer les enfants et de les éduquer car la tâche paraît visiblement rebutante, et sans doute particulièrement aux yeux des hommes : Cette conception domine la littérature pédagogique de la fin du siècle. Voici ce qu’écrit en 1687 Coustel dans Règles de l’éducation des enfants ; il faut aimer les enfants et vaincre la répugnance qu’ils inspirent à un homme raisonnable : « À considérer l’extérieur des enfans, qui n’est qu’infirmité et faiblesse, soit dans le corps, soit dans l’esprit, il est certain qu’on n’aurait pas lieu d’en faire grande estime. Mais l’on change de sentiments si on regarde l’avenir et qu’on agit un peu par la Foy  2. »

Même quand les enfants seront conçus plus positivement comme des êtres à éveiller plutôt qu’à humilier, des adultes en devenir dont on peut développer le sens de la responsabilité ou la raison, même quand des droits de l’enfant verront le jour tardivement à la fin du xixe  siècle, qui contri‑ bueront à encadrer juridiquement la relation parents-enfants et à limiter le pouvoir des adultes, les enfants n’en resteront pas moins marqués par un statut subalterne, par le fait même qu’ils sont nécessairement, durant de longues années, sous la dépendance d’adultes, et pour cette raison même, des êtres dominés  3.

Critique de la domination parentale Dans un récent essai, le militant libertaire Yves Bonnardel opère une critique en règle de la domination parentale, et plus généralement de la domination des adultes sur les enfants. La sensibilité de l’auteur à cette situation, ressentie comme profondément injuste, le met en situation de voir ce que d’autres auteurs, bien plus savants que lui, n’ont pas vu ou n’ont fait qu’évoquer en passant  4. Réduire la relation parents-enfants à un lien 1.  Ibid. : 158. 2.  Ibid. : 158‑159. 3.  Si j’insiste ici sur le rapport de domination parents-enfant et le statut subalterne de l’enfant, le plus souvent négligés dans les analyses, il faudrait, pour être complet, faire l’étude des formes invariantes de valorisation/célébration de la figure de l’enfant, qui est malgré tout l’objet d’une attention massive de la part des adultes en tant que base de la reproduction biologique et culturelle. Le rapport parents-enfants étant structurellement ambivalent dans l’espèce humaine, au sens où il implique à la fois bienveillance et domination, cela ne peut que se traduire dans les représentations qu’on se fait de l’enfant. 4. Une exception notable est l’ouvrage de Pierre Van den Berghe (1973), qui fait même de l’« autorité parentale », le « modèle fondamental de la tyrannie humaine » (ibid. : 91).

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affectueux et bienveillant, une relation d’entraide, faite d’amour mutuel, de don de soi et de sacrifice de la part des adultes, ce n’est pas tout dire de cette relation fondamentalement déséquilibrée de dépendance, dont on sait qu’elle peut parfois déboucher sur des abandons d’enfant, des mauvais traitements parentaux et même des infanticides  1. L’autoritarisme parental aujourd’hui dénoncé, mais qui a sans doute encore de beaux jours devant lui, a longtemps été l’ordinaire des rapports parents-enfants, et la puissance parentale, paternelle notamment, a aussi été, dans un passé pas si éloigné à l’échelle de l’histoire de l’humanité, un pouvoir de vie et de mort sur les enfants. Les travaux sur les châtiments corporels ne laissent aucun doute quant à la nature de la relation parents-enfants, en tant que relation de domination. Le fait que les châtiments corporels concernent aussi les esclaves et les femmes n’est évidemment pas un hasard  2. Aujourd’hui encore, dans les milieux les plus éduqués et les plus contrôlés des sociétés les plus « avancées » industriel‑ lement, technologiquement et démocratiquement, les enfants n’échappent pas à la domination –  plus douce mais aussi de plus en plus longue avec l’allongement des parcours scolaires – parentale. Citant et commentant un extrait de la Somme théologique de Thomas d’Aquin (1224‑1274), Bonnardel fait ressortir l’état de subordination dans lequel se trouve plongé l’enfant, réduit à n’être qu’une propriété parentale ou une sorte d’animal : « Par nature, le fils est quelque chose du père. Et d’abord il n’est même pas distinct de ses parents corporellement, aussi longtemps qu’il est contenu dans le sein de sa mère. Mais ensuite, alors même qu’il en est sorti, tant qu’il n’a pas l’usage du libre arbitre, il reste enfermé sous la tutelle des parents comme dans un sein spirituel. Car, aussi longtemps que l’enfant n’a pas l’usage de la raison, il ne diffère pas de l’animal sans raison. Aussi, de même qu’un bœuf ou un cheval appartient en droit civil à quelqu’un qui s’en sert quand il veut, de même est-il de droit naturel que le fils avant d’avoir l’usage de la raison demeure sous la tutelle du père. Il serait donc contraire à la justice naturelle que l’enfant, avant d’avoir l’usage de la raison, soit soustrait à la tutelle de ses parents ou qu’une disposition soit prise à son sujet malgré les parents. » Cette comparaison qu’opère Thomas d’Aquin entre les enfants et les animaux de la famille est clairement instrumentale  : sans faux-semblants, la « tutelle » exercée par le père sur ses enfants vise non pas leur bien, mais qu’ils le servent comme des bœufs ou des chevaux. Le mot tutelle est d’ailleurs ici tout à 1.  Hrdy 2002 [1999]. 2.  Cf. Ember & Ember 2005 ; Delanoë 2017. Il faudrait toutefois mener un travail similaire sur toute la violence symbolique qui s’exerce aussi sur les enfants et que pointe Delanoë : « humiliations, chantages, dénigrements et moqueries systématiques, culpabilisation, silence imposé, menace de perte d’amour et d’affection, menace d’abandon, de placement, menace sur les petits enfants du croquemitaine, etc. » (ibid. : 24).

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fait inadéquat : il s’agit bien plutôt quasi de pleins pouvoirs de domina‑ tion, de mainmise  1.

On retrouve le même type de propos chez Jean Bodin, qui met en scène un père aussi puissant sur ses enfants que Dieu sur les Hommes. Les enfants « doivent aimer, révérer, servir, nourrir le père et ployer sous ses mande‑ ments, en toute obéissance, supporter et couvrir les infirmités et imperfec‑ tions  2 ». L’auteur compare même le statut de l’animal domestique à celui de l’enfant pour faire apparaître l’oppression cachée sous couvert de protection et d’amour  3, ce qui n’a en soi rien de choquant, mais l’on sent comme un refus d’admettre la double nécessité biologique (altricialité secondaire qui ne dépend pas du « bon vouloir » des êtres humains) et culturelle-historique (altricialité tertiaire, et même permanente, qui dépend de l’état de dévelop‑ pement culturel-artefactuel de la société) de la situation de dépendance : Depuis un bon demi-siècle, c’est l’enfant qui remplit un rôle semblable à celui d’animal de compagnie. Les « parents » s’occupent de l’un ou l’autre de façon similaire, les prenant complètement en charge. Ils utilisent souvent les mêmes expressions paternalistes, qui en disent long sur la relation : « ça coûte cher, un animal, (ou : un enfant) » ; « ça mange, un ado ! (ou : un doberman) », « il sait y faire pour obtenir ce qu’il veut ! » ; « il a encore fait des bêtises » ; « il va se faire gronder ! », etc. Les animaux de compagnie sont indubitablement exploités, en ce sens qu’ils sont nos esclaves et doivent subir ce que nous décidons pour eux. Ils ne sont pas nécessairement maltraités, et nous ne leur soutirons pas de profit matériel, ce qui fait que nous ne sommes guère enclins à définir leur situation en termes d’« exploitation » (d’autant qu’alors, les exploiteurs, c’est nous). Mais on peut difficilement nier qu’ils connaissent une situa‑ tion d’oppression, dans la mesure où ils ne vivent pas dans des conditions qu’ils choisissent, mais qu’elles leur sont imposées, et imposées non pas généralement dans un véritable souci de bienveillance et d’attention à leur égard, mais en fonction des désirs/préférences de leur propriétaire. Et on leur soutire tout de même de façon contrainte… de l’affectivité : de l’affection ou de l’amour. Le ressort est le même qu’avec les enfants : on les place en situation de privation de liberté et d’absence totale d’autonomie, dépendants de nous pour leur subsistance tant matérielle (les besoins 1.  Bonnardel 2019  : 71‑72. L’extrait en question de la Somme théologique est « La morale prise par le particulier » (IIa IIae Pars). 2.  Les Six Livres de la République (Livre I), 1576, cité ibid. : 73‑74. 3.  Comme l’écrit Pierre Van den Berghe, « aussi choquant que cela puisse paraître à la plupart des parents, le pouvoir parental est la forme la plus nue de coercition sociale, tempérée, bien sûr, par l’amour ». Mais si « sans amour, la tyrannie devient horrible, comme en témoignent les orphelinats et les institutions semblables à des prisons », l’amour parental, qui empêche la « malveillance dans l’exercice du pouvoir », ne change pas fondamentalement le déséquilibre des pouvoirs (Van den Berghe 1973 : 91).

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primaires, comme la nourriture ou le logement) qu’affective (ils n’ont que nous auprès de qui solliciter de l’affection), ce qui fait qu’ils vont nous prodiguer de façon exclusive tout leur amour et qu’ils accepteront avec joie toutes les preuves d’affection qu’on voudra bien leur dispenser. Bref, ils nous sont livrés pieds et poings liés comme objets d’amour. Bonus, comme ils sont captifs et privés de toute possibilité de résistance, ils sont en outre des objets de pouvoir sur lesquels on peut se livrer à toutes les manifestations d’autorité souhaitées. Notamment, ce sont des objets d’éducation  : l’éducation fait des éducateurs des demi-dieux, maîtres et possesseurs domestiques d’autres êtres qu’ils contrôlent du tout au tout, qu’ils modèlent et forment. Avec un enfant tout particulièrement, l’éduca‑ teur retire un plaisir immense à être celui qui sait, celui qui fait découvrir, qui « éveille », qui explique, qui façonne la vision du monde du petit. Le bénéfice narcissique est considérable, au point qu’il est pensé comme un recours pour contrebalancer toutes les humiliations et dépossessions subies par ailleurs  : « avoir » un enfant est hélas la seule perspective qui donne sens à la vie de beaucoup d’entre nous  1.

En déconnectant totalement le rapport de domination de son fonde‑ ment biologique pour n’en faire qu’un rapport social purement arbitraire, « choisi », Yves Bonnardel manque la possibilité de mettre au jour une dimension fondamentale de toute société humaine. Ce qui est culturel –  arbitraire si l’on veut, au sens où Saussure parlait de l’arbitraire du signe – ou histo‑ rique, ce sont les modalités variables du rapport de domination, mais pas ce rapport lui-même. Dans son avant-propos à l’ouvrage, la sociologue et féministe Christine Delphy écrit que « dans toutes les sociétés connues, les enfants sont les possessions de leurs “parents” – quelle que soit la façon dont ceux-ci sont désignés  2 ». Mais au lieu d’interroger les raisons pour lesquelles la domination parentale s’impose comme un fait universel, au lieu de prendre acte de l’existence d’un butoir pour la pensée ou pour l’action, d’un impératif transhistorique et transculturel universel, l’autrice parle de la « vulnérabilité légalement organisée  3 », comme si les adultes eux-mêmes organisaient cultu‑ rellement et produisaient intentionnellement cette vulnérabilité. L’auteur de l’ouvrage développe au fond la même idée. Il veut voir dans la dépendance une mise sous tutelle arbitraire sans comprendre que la « volonté » de dominer les enfants n’est pas centrale, mais qu’elle n’est qu’une conséquence de leur dépendance-vulnérabilité initiale (altricialité secondaire), et même de l’allongement de la durée d’apprentissage lié à l’accroissement de la quantité de savoirs à acquérir (altricialité tertiaire ou permanente)  4. Il y a 1.  Bonnardel 2019 : 93‑94. 2.  Delphy 2019 : XV. 3.  Ibid. : XVI. 4.  J’ai montré ailleurs que, même quand elles revendiquent de développer l’autonomie de l’enfant, les pédagogies « nouvelles » ou « modernes » butent sur un fond invariant de rapport au savoir et au

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bien, de fait, une domination parentale, mais il ne faut voir là aucun projet politique de soumission ou d’infériorisation des enfants. La domination, bien réelle, est de fait, et non voulue, intentionnellement visée. En ne prenant pas en compte, non seulement le fait incontournable de la dépendance de l’enfant au-delà des premières années de petite enfance, mais aussi le fait que l’allongement du temps d’éducation formelle n’est que l’effet d’une accumulation et d’une complexification des savoirs qui exigent un temps de plus en plus long d’apprentissage, Bonnardel ne peut comprendre ce qui lui apparaît comme une exclusion arbitraire-volontaire des enfants de tous les lieux centraux d’action et de décision : Cette dépendance enfantine qui est invoquée ici demande elle-même à être clarifiée. Est-elle intrinsèque à une « condition enfantine » ? Passées nos premières années, lorsque nous savons marcher et parler, existe-t-il une dépendance infantile qui serait caractéristique d’une nature enfantine, qui serait essentielle dans la définition de l’« enfant » ? Ou bien une telle nature n’existe-t-elle pas, et cette dépendance est-elle de nature sociale, juridique, politique ? Effectivement, nos civilisations modernes sont parmi les rares où les enfants restent si longtemps sous tutelle, privés du pouvoir sur leur vie, entravés dans l’accès social à une autonomie, dénués de possibilités de décision les concernant en propre. Nos sociétés « développées » paraissent de fait les seules à considérer les « enfants » comme « à développer » : les enfants seraient des êtres immatures et donc dépendants. Incapables physi‑ quement, moralement et intellectuellement, dirigés par leurs « passions » et « pulsions », ils sont perçus comme de petits handicapés mentaux et physiques qu’il faut aider, éduquer et protéger –  protéger d’eux-mêmes en premier lieu  1.

Refusant de partir de la réalité, et même de la nécessité, des faits de dépen‑ dance, Bonnardel ne voit dans la Déclaration des droits de l’enfant de 1959 (qui mentionne que « l’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux ») un signe de domination et de minorisation parmi d’autres  2. S’il est bien évident que l’allongement de la scolarité, et l’interdiction du travail des enfants  3, pouvoir. Ce qui est vrai pour la famille (et le rapport parent-enfant), l’est tout autant pour l’école (et le rapport maître[sse]-élève). L’altricialité secondaire, et même l’altricialité tertiaire avec la logique d’accumulation culturelle, qui sont des faits d’espèce incontournables, empêchent l’abolition complète de la dépendance-domination. Cf. Lahire 2005 : 322‑347. 1.  Bonnardel 2019 : 24‑25. 2.  Ibid. : 157. 3.  Une critique aveugle de la domination parentale pourrait paradoxalement conduire à penser que l’interdiction du travail des enfants n’est pas une protection mais une volonté de prolongation de la tutelle parentale et un refus de toute prise d’indépendance économique à l’égard des parents. Ce serait toutefois oublier que le rapport d’exploitation auquel se soumet l’enfant autorisé ou forcé à travailler est un autre type de rapport de domination.

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ont contribué à faire d’eux des êtres encore plus joueurs, insouciants, irres‑ ponsables, « puérils » et immatures qu’ils ne l’étaient ou qu’ils ne le sont dans des sociétés où l’enfant est très rapidement conduit à la « débrouille » ou aux dures réalités du travail quotidien, non seulement la dépendance est, dans un premier temps, biologiquement contrainte, mais les nécessités de la reproduction culturelle se font de plus en plus pressantes dans des sociétés à forte accumulation culturelle, ce qui augmente toujours plus le temps de dépendance. Cet allongement n’est donc, en aucun cas, le produit d’un projet d’« irresponsabilisation des enfants  1 », et encore moins d’oppression, mais un simple effet de la situation culturelle globale. Bonnardel dit qu’« il n’y a pas un adulte qui ne sache qu’il est fonda‑ mentalement aussi vulnérable que l’enfant qu’il a été  2 ». Certes. Mais tout dépend de ce que l’on entend par là et de la nature de la vulnérabilité dont on parle. Les parents ne sont bien évidemment pas ces êtres omnipotents et omniscients que peuvent idéaliser les enfants à un moment de leur vie. Ils savent que leur force ou leurs savoirs sont limités. Toutefois, l’écart de départ entre des parents physiquement et culturellement formés – sachant marcher, parler, agir, se nourrir, etc. – et un enfant totalement vulnérable, impuissant et donc dépendant, est considérable. Et le différentiel continue en matière culturelle (au sens large du terme, qui inclut l’usage de nombreux artefacts) durant de nombreuses années (adolescence, et même post-adolescence  3). Dans une société orale ou certains récits mythiques ou généalogiques sont très longs et difficiles à mémoriser, comme dans les sociétés à écriture qui peuvent développer des savoirs scientifiques extrêmement sophistiqués (telle que la physique quantique), les différences entre enfants et adultes peuvent être abyssales. Cette réalité correspond assez mal à ce qu’en dit Bonnardel, pour qui les différences entre enfants et adultes ne sont que le produit d’un projet de domination et une manière pour les adultes de se rassurer sur le dos des enfants : « Mais ils [les adultes] ne sont si confiants que parce qu’ils savent qu’ils dominent, que leur parole saura rester parole de maître, qu’ils

1.  Bonnardel 2019 : 197. 2.  Ibid. : 335. 3.  Le moment difficile que représente l’adolescence, tout particulièrement dans les sociétés fortement scolarisées au sein desquelles les adolescents sont maintenus dans un état de dépendance, n’est que la manifestation d’une progressive transformation de la balance des pouvoirs entre enfants et parents. Parce qu’elle est en grande partie incontournable et nécessaire pour la survie de l’enfant et même de l’adolescent, la domination des adultes n’a jamais fait l’objet d’un mouvement social de contestation, les dominés (enfants puis adolescents) étant trop vulnérables pour être en mesure d’organiser collecti‑ vement des revendications proprement politiques. Les seules revendications (d’autonomie, d’indépen‑ dance) qui s’expriment le sont individuellement au sein même de l’univers familial, et s’accroissent au fur et à mesure que les enfants grandissent. Et chaque nouvelle génération d’enfants, placée dans une situation similaire, met en œuvre le même genre de lutte individuelle contre les parents, et plus généralement les adultes, sans jamais pouvoir s’appuyer sur le passé (sur une tradition) des luttes des anciennes générations.

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auront de toute façon le dernier mot, au besoin par la force. Face à des enfants auxquels on a appris à s’écraser, qui dépendent en tout point de leur bon vouloir, les adultes peuvent se rassurer à bas prix  1. »

Verticalisation de la structure sociale : le haut et le bas, les grands et les petits Ce qui devrait frapper en tout premier lieu l’observateur des rapports parents-enfants, c’est la différence de taille entre les « grands » et leurs « petits ». Pour l’enfant, la domination s’incarne au départ dans la grandeur de ses parents. Une recherche montre qu’à partir de l’âge de neuf  mois, et plus sûrement entre dix et treize mois, les bébés montrent qu’ils perçoivent la plus grande taille d’un personnage comme prédictive d’un succès dans un conflit entre deux personnages qui sont représentés sommairement sous la forme de blocs avec un œil et une bouche  2. Les auteurs de l’étude disent que les enfants « sont trop jeunes pour avoir activement participé à des combats de dominance », et qu’il est peu probable qu’ils aient « vu de petits agents s’incliner et se prosterner en signe de subordination à d’autres agents de taille physique plus redoutable, comme leurs parents », mais qu’« ils ont peut-être vu des frères et sœurs plus âgés prendre leurs jouets ou observé des frères et sœurs plus âgés se battre et ont appris que le plus grand l’emportait souvent sur le plus petit »  3. Mais il me semble plus simple de considérer le différentiel de taille entre les parents et l’enfant, qui ressent visuellement et physiquement la puissance de ces derniers ainsi que sa propre impuissance  4. Ce différentiel est d’autant plus grand que la bipédie – ce fait d’espèce souvent cité comme primordial, mais dont on mesure rarement les conséquences sociales-symboliques – déplie les corps et structure tout verticalement, de haut en bas  5. Joseph Heinrich commentant les résultats de cette étude écrit qu’« il n’est donc pas étonnant que les dominants signalent leur statut en “ayant l’air grands”, c’est-à-dire en se tenant droits, le torse bombé, les membres écartés – que l’on songe aux lutteurs professionnels ou aux babouins  6 ». Ce qui s’objective de façon contrôlée, mais très restreinte, dans des recherches de psychologie expérimentale, peut être complété par l’étude à la fois de la 1.  Bonnardel 2019 : 335. 2.  L’étude est celle de Thomsen, Frankenhuis, Ingold-Smith & Carey 2011. 3.  Ibid. : 480. Traduit par moi. 4.  Comme l’écrit Alexis Rosenbaum en s’appuyant sur le travail d’Edward P. Mahoney (1982) : « L’enfant voit ses parents le dominer absolument par la taille, ce qui pourrait être à l’origine des associations entre hauteur et valeur, ou hauteur et pouvoir (Mahoney 1982 : 209‑212) » (Rosenbaum 1999 : 122). 5.  « L’homme est un animal bipède, de station droite ; sa dimension principale immédiate, aussitôt qu’il peut se voir ou voir ses semblables, est la hauteur » (Rosenbaum 1999 : 121). 6.  Henrich 2019 [2017] : 187.

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réalité de la relation de dépendance parent-enfant, de celle de la structure des institutions et des architectures humaines, et de celle du vocabulaire qui a trait au pouvoir et à la domination. L’enfant cherche à « grandir » de la même façon que l’on cherche à s’« élever » dans la hiérarchie. L’origine parentale de toute cette struc‑ ture symbolique est tellement évidente qu’elle finit par passer totalement inaperçue. Même le mot « dominer » inclut parfois un sens spatial, un « surplomb », une position élevée, comme lorsque l’on dit que « le château domine le village ». L’enfant (vulnérable, dépendant) regardant de bas en haut ses parents (puissants, dominants) lève les yeux, et ce simple mouvement, comme celui, inverse, des parents qui regardent leur enfant de haut en bas, donne, comme dans les rites des sociétés orales, tout le sens de la matrice symbolique qui organise l’ensemble des rapports de domination. Dans une réflexion, demeurée pratiquement sans suite, sur les postures humaines et leur relation au pouvoir  1, l’écrivain Elias Canetti montre bien que les postures corporelles ne se comprennent que relationnellement les unes par rapport aux autres (e.g. être à genoux devant quelqu’un qui reste debout), et dynamiquement (e.g. se lever à l’arrivée d’une personne ou s’agenouiller devant son seigneur). Il note cependant que la position debout est le plus souvent associée à la puissance, à la grandeur et à l’indépendance, tandis que la position allongée est liée à une certaine idée de l’impuissance (de la personne affaiblie, blessée, malade ou endormie et, du même coup, vulnérable). Dès que les sociétés ont commencé à dégager une structure politique séparée de l’ensemble de la société et dotée d’un pouvoir suffisamment fort –  quelque chose comme une première forme étatique  –, la base parentale de tout rapport de domination a servi de matrice symbolique organisant les rapports de pouvoir selon une structuration spatiale entre un « haut » et un « bas » ou entre le « grand » et le « petit ». On s’est très peu interrogé sur les raisons profondes pour lesquelles, dans toutes les sociétés humaines connues possédant une structure politique, même embryonnaire, le pouvoir, la domination ou la puissance se matérialisaient dans des positions spatiales « hautes », « élevées ». Pourquoi les oppositions entre le dominant et le dominé, entre le puissant et le faible s’incarnent-elles universellement dans des oppositions spatiales entre le « haut » et le « bas », le « supérieur » et l’« inférieur », le « dessus » et le « dessous », le « grand » et le « petit », etc. ? Pourquoi tout notre vocabulaire et toutes nos expressions disent-ils qu’« avoir le dessus », c’est dominer, et être « mis plus bas que terre » ou être « en dessous de tout », c’est être dominé, et même humilié ? Pourquoi dit-on que l’on « atteint les sommets » de la hiérarchie, que l’on 1.  Canetti 1986 : 411‑419.

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est « en haut de l’affiche » ou que l’on est « en tête de liste », que quelqu’un fait partie de la « haute société » ou qu’il vit dans les « bas-fonds », que l’on fréquente les « hauts lieux de la culture » ou que l’on « s’abaisse à des compromissions » ? Pourquoi « les subordonnés se font[-ils] “tout petits”, […] tassent[-ils] leur corps, adoucissent[-ils] leur posture, minimisent[-ils] leur présence » et « évitent[-ils] de croiser le regard des dominants  1 » ? Seul, à ma connaissance, l’historien italien Carlo Ginzburg s’est inter‑ rogé – mais sans toutefois s’y attarder – sur l’évidence de telles oppositions symboliques haut/bas. L’historien raconte en 1986 qu’il avait le « projet d’étudier des catégories élémentaires, de caractère anthropologique, dans des milieux culturels différents » et que cela participait pour lui de la « vieille idée de transgresser les interdits tacites de la discipline [historique] et d’en repousser les limites »  2. Ginzburg présente le problème de la façon suivante : « Il est significatif que nous disions que quelque chose est “élevé” ou “supérieur” – ou, inversement, “bas” ou “inférieur”  – sans nous rendre compte de la raison pour laquelle ce à quoi nous attribuons une plus grande valeur (la bonté, la force,  etc.) doit être placé en haut  3. » Pour comprendre l’origine de cette verticalisa‑ tion, il formule deux grandes hypothèses, sans voir que l’une n’est qu’une des lointaines conséquences historiques de l’autre. La première hypothèse, celle que je considère être au cœur de l’énigme, renvoie à l’expérience universelle de l’enfant, qui est fondamentalement dépendant des adultes (des « grands ») qui l’entourent et qui a l’habitude de lever les yeux vers des adultes admirés, enviés (lui aussi veut « être grand » un jour) et craints tout à la fois  : « L’enfance prolongée de l’homme, l’exceptionnelle lenteur de son développement physique et intellectuel, expliquent vraisemblablement l’identification de ce qui est “haut” à la force, la bonté et ainsi de suite. Pour l’enfant privé de toute ressource, l’adulte tout-puissant apparaît comme l’incarnation de toute “valeur”  4. » Parmi les expériences socialisatrices les plus universellement partagées, celle du « petit » (bébé, puis enfant), qui vit longtemps dans la dépendance des « grands » est à la fois banale et centrale. La seconde hypothèse renvoie à la représentation des divinités et à l’ins‑ titution de pouvoirs séparés (États)  : « C’est un fait, toutefois, que chaque civilisation a placé la source du pouvoir cosmique – Dieu – dans les cieux. Par ailleurs, le symbolisme de la “hauteur” est profondément associé, comme le font apparaître, aujourd’hui encore, les langues indo-européennes, au pouvoir politique  5. » Placer Dieu dans les cieux et les puissants « en haut » 1.  Ibid. : 188. 2.  Ginzburg 1989a : 10. 3.  Ginzburg 1989b : 100. 4.  Ibid. : 100‑101. 5.  Ibid. : 101.

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d’un ordre hiérarchisé, voilà deux mouvements qui participent d’une même réalité. Ginzburg s’appuie notamment sur le travail de Raffaele Pettazzoni sur les divinités de nombreuses civilisations. Dès lors que des divinités font leur apparition, on les imagine omniscientes parce qu’omnivoyantes, et omnivoyantes parce que placées dans la position la plus haute  1. Comme le résume très bien Alexis Rosenbaum : La sériation verticale est de loin la plus répandue  : dimension presque naturelle des représentations hiérarchiques, elle étage symboliquement les éléments du bas vers le haut. Dans la quasi-totalité des cas, comme nous le verrons, le haut est davantage valorisé que le bas. Ce qui est plus pur ou plus sacré est plus haut, ce qui est plus haut est plus pur ou plus sacré  2.

Mais Ginzburg aurait pu tout aussi bien prendre l’exemple des architec‑ tures et des lieux qui visent la « majesté » et la « hauteur » : les mégalithes, ces monuments de pierre brute de grandes dimensions apparus avec l’agriculture et qui « furent autant de manifestations de puissance, de cette puissance que confère la richesse  3 », pyramides, dont Testart nous dit qu’elles sont indisso‑ ciables de formes étatiques despotiques  4, églises ou cathédrales  5, gratte-ciel new-yorkais, tours de Dubaï. Il aurait pu aussi évoquer la répartition hiérar‑ chisée, du plus haut au plus bas, des bureaux d’une entreprise, qui amène les salariés à « monter chez le patron ». Ou encore prendre l’exemple plus subtil des mouvements du visage (lever la tête/baisser la tête ; lever les yeux vers le ciel/baisser les yeux), des gestes (tenir les mains vers le haut pour prier ; indiquer le haut/indiquer le bas comme dans les représentations picturales du Jugement dernier) et des postures (se tenir droit/se tenir courbé, ramper ou s’incliner ; dans l’action de se prosterner comme la génuflexion ou la révérence, action par laquelle on s’abaisse, se couche, se plie, se courbe ou s’incline en signe de profond respect), etc. Si la première hypothèse concerne un fait universel –  le rapport de dépendance-domination parent-enfant, qui s’accompagne d’une différence de taille entre les grands-dominants et les petits-dominés –, la seconde renvoie à un type de société donné, étatique et ayant traduit symboliquement cette séparation d’une institution de pouvoir au sein de la société par la création de divinités ou d’un Dieu transcendant, omnipotent et omniscient  6. Ginzburg 1.  Pettazzoni 1956. 2.  Rosenbaum 1999 : 11. 3.  Testart 2012 : 436. 4.  Ibid. : 107. 5.  Norbert Elias s’est intéressé dans les années 1925‑1926 à l’architecture gothique en Allemagne parce que celle-ci était assez révélatrice des phénomènes de concurrence entre villes  : « Chaque ville voulait avoir un clocher plus élevé que sa voisine, et il y avait une grande concurrence entre les différentes cités » (Elias 1991c : 55). 6.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ».

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ne voit pas que la première hypothèse est la condition d’apparition historique de la seconde, qui suppose une accumulation culturelle (un développement des artefacts et des savoirs et savoir-faire) et une accumulation de richesses, ainsi que des processus d’appropriation de cette culture et de ces richesses par un groupe au sein de la société. Toutefois l’opposition haut/bas n’est pas absente des sociétés sans État et sans classes, et cela milite en faveur de la première hypothèse qui repose sur l’universalité d’une situation de dépendance et d’opposition grand/petit, haut/bas, mais qui ne s’exprime ou ne se manifeste pas de la même manière dans des types différents de sociétés. Pour ne prendre que l’exemple des Baruya de Nouvelle-Guinée étudiés par Maurice Godelier, la domination masculine s’exprime par des différences spatiales (chemin haut/chemin bas ; se tenir droit/s’accroupir ; regard droit/regard baissé) ou par des pratiques d’antériorité/postériorité (avant/après), qui toutes deux renvoient à la succes‑ sion des générations et à la différence de taille entre les parents et l’enfant. À propos de la violence tournée contre les femmes, Godelier écrit : Elle est dans le chemin qui serpente en contrebas de celui des hommes, elle est dans la manière de s’accroupir pour se déplacer dans sa maison, elle est dans l’habitude de ne jamais fixer un homme dans les yeux lorsqu’on lui parle, elle est dans le réflexe de s’effacer pour laisser passer, ou dans l’habitude de servir les hommes en premier, gestes quotidiens et de tous les instants qui sont à la fois des signes de la domination masculine et des moyens de produire et de reproduire la soumission des femmes  1.

Et la même structure s’observe dans les mythes baruya, où l’on voit que l’homme est à la femme, ou l’aîné est au cadet, ce que le père est à ses enfants, l’antérieur au postérieur, le haut au bas, etc. : Soleil doit être en haut, Lune au-dessous. Il faut plus de chaleur que de froid, de lumière que d’obscurité. Mais qui sont Soleil et Lune ? À quelle partie de l’univers appartiennent-ils ? Pour Soleil, il n’y a pas de doute possible. Il est du côté du masculin. Il est notre père à tous. Mais Lune ? De quel côté se tient-il ou se tient-elle ? Car le problème est là : Lune en baruya se dit lonwé, nom masculin, et dans certaines versions des mythes lonwé est décrit comme le frère cadet de Soleil, qu’il assiste dans son œuvre, alors que dans d’autres Lune est la femme de Soleil  2. 1.  Godelier 1996 : 110‑111. 2.  Ibid.  : 111‑112. Si Lune est tantôt l’épouse de Soleil, tantôt son frère cadet, c’est, explique Godelier, que deux versions circulent, la première, la plus répandue, parmi les hommes et les femmes, et la seconde, parmi les hommes seulement. Dans la version « ésotérique » destinée aux seuls hommes, la référence féminine disparaît au profit de la référence masculine, mais toujours sous la forme d’une figure dominée : le cadet. Dans tous les cas (femme ou cadet), Lune est associée au bas, tandis que Soleil (homme ou aîné) au haut.

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Ginzburg aurait pu trouver confirmation de la pertinence de la première piste de recherche –  demeurée sans suite  – s’il s’était appuyé sur un texte du médecin et psychothérapeute autrichien Alfred Adler, qui souligne le fait que chaque individu fait l’expérience de gagner en reconnaissance et en dignité en passant de l’état d’enfant rampant à celui d’enfant qui marche sur ses deux pieds et qui cesse d’« être en bas » et de se « traîner par terre ». Sur la base de cette expérience première, structurée par le rapport social de dépendance-domination entre parents et enfants, les adultes inculquent à l’enfant le sens de ce qui est bien et mal, digne et indigne, correct et incor‑ rect, élevé et bas, etc. : Il se forme nécessairement, dans l’esprit de chaque individu, dès sa première enfance, une association étroite entre le « haut » purement spatial et toutes les autres supériorités : morale, intellectuelle, etc. Nous en avons une preuve frappante dans la conduite des petits enfants qui, lorsqu’ils sont en colère, se jettent par terre, cherchent à se salir, et tout cela pour imposer leur volonté aux parents, révélant ainsi qu’ils ont l’intuition de l’analogie symbolique qui existe entre le fait d’« être en bas » et les actes défendus, malpropres, condamnables. […] Cette catégorie « haut-bas », dont chacun des termes est, dans l’esprit humain, inséparable de l’autre, implique, aussi bien chez l’homme normal que chez le névrosé, des suites d’idées qui expriment une opposition entre défaite et victoire, entre triomphe et infériorité  1.

Adler souligne l’analogie entre « la supériorité spatiale et la supériorité morale », et rappelle lui aussi que beaucoup de visions religieuses reposent sur une opposition entre le « haut » et le « bas ». Il repère aussi la même opposition spatiale dans des rêves qui, comme on le sait, privilégient l’aspect visuel du récit, pour signifier la puissance et l’impuissance sociales : Souvent, ce « désir d’être en haut » s’exprime d’une façon très imagée, et cela aussi bien dans les symptômes que dans les rêves : course à pied, élévation dans les airs, ascension de montagnes, montée d’un escalier, retour à la surface de l’eau après un plongeon, etc., tandis que le « bas » est représenté symboliquement par une chute, un mur de prison, par des obstacles de toute sorte, par des retards faisant manquer un train,  etc., bref, par tout mouvement rétrograde et descendant  2.

Il aurait pu enfin s’appuyer sur les travaux des primatologues qui montrent que l’opposition entre un haut et un bas pour signifier une supériorité et une infériorité est déjà présente chez les chimpanzés. Comme l’écrit Frans 1.  Adler 1970 [1911] : 227‑228. 2.  Ibid. : 239.

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de Waal : « Les chimpanzés rampent devant leur chef, s’abaissent pour pouvoir lever les yeux vers lui ou tournent leur postérieur dans sa direction pour montrer qu’ils ne le menacent pas. Les grands singes dominants, en revanche, prennent des postures qui les grandissent, et –  au sens strictement littéral  – courent ou marchent par-dessus un subordonné qui se recroqueville en position fœtale  1.

Propositions générales sur les conséquences de l’altricialité secondaire La série de propositions que j’ai commencé à formuler et que je dévelop‑ perai au cours des prochains chapitres peut être articulée de la façon suivante : 1)  L’altricialité secondaire est à l’origine des « instincts sociaux » dont parlait Darwin, c’est-à-dire des dispositions sociales à l’altruisme, à l’entraide et à la coopération. Elle est notamment à l’origine de la nécessité d’un desserrement du lien mère-enfant (observable chez tous les mammifères, et particulièrement les mammifères altriciels) et d’un élevage coopératif des enfants (père, frères et sœurs aînés, grands-mères, oncle maternel, tantes, etc.) pour faire face à la lourde tâche que représente le fait de s’occuper d’une progéniture très vulnérable et fortement dépendante  2. 2)  Du fait de l’altricialité secondaire de l’espèce, et du fait d’une altricialité tertiaire (voire permanente) due à une accumulation culturelle qui allonge les temps d’apprentissage social, tous les enfants humains font l’expé‑ rience, précoce et durable, d’une relation de dépendance-domination avec leurs parents  3. Cette situation biologique, propre au genre Homo en tant que mammifère particulièrement altriciel, a conditionné les rapports sociaux fondamentaux dès les toutes premières formes de sociétés connues, comme l’avait bien vu Marx  : « Les rapports de dépendance personnelle, d’abord purement naturels, sont les premières formes sociales au sein desquelles la productivité humaine se développe, encore que dans des proportions réduites et dans des lieux isolés  4. » Mais c’est l’ensemble des sociétés humaines qui ont été structurées par cette expérience de la dépendance-domination. Norbert Elias est l’un des rares sociologues à avoir compris l’essentiel des termes du problème, c’est-à-dire à la fois 1) l’invariant que représente la relation de domination parents-enfants, 2) la possibilité tout aussi invariante pour l’enfant de vivre l’illusion paradoxale d’une toute-puissance lorsque ses parents répondent de manière bienveillante à ses besoins, et 3) la varia‑ 1.  De Waal 2013 : 213‑214. Souligné par moi. 2.  Cf. supra « L’importance de la reproduction communautaire » et infra « chapitre 20. Famille, parenté, société ». 3.  Cf. infra « Chapitre 16. Dominer par l’antériorité ». 4.  Marx 1968 : 210.

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tion des modalités de cette même relation de domination en fonction de l’évolution des formes plus ou moins autoritaires et inflexibles d’exercice du pouvoir qui traversent l’ensemble de la société. Cependant, en insistant sur les liens entre les relations intra-familiales et les relations de pouvoir plus générales, politiquement incarnées dans des formes d’État ou de gouver‑ nement, Elias est passé à côté du fait central de l’altricialité secondaire, fait quasi-invisible mais permanent, et qui concerne l’ensemble des sociétés humaines. Cette propriété d’altricialité secondaire est au fondement de la relation de dépendance-domination entre parents et enfants et a donné du même coup la tonalité générale de l’ensemble des rapports sociaux fonda‑ mentaux humains, qui sont des rapports de dépendance-domination. Reprenons donc les termes du problème en nous appuyant sur les mots si justes d’Elias. Tout d’abord, quoi qu’on en pense et même si l’on cherche à recouvrir le phénomène par un sentiment d’amour réciproque, la relation parents-enfants s’analyse objectivement comme une relation de domination : Dans cette situation, un fait ressort avec plus de force et d’acuité, qui de nos jours échappe souvent à notre perception, à savoir que la relation parents/enfants est une relation de domination –  une relation de domina‑ tion caractérisée par une balance des pouvoirs fortement inégale. Les enfants sont tout d’abord comme complètement livrés au pouvoir de leurs parents ; plus précisément, les chances de pouvoir des parents – par comparaison avec celles de leurs enfants, en particulier les plus jeunes – sont très grandes. Dans des sociétés comme les nôtres, on ne trouve pratiquement aucune autre forme de relations dans laquelle les différentiels de pouvoir entre des personnes en situation d’interdépendance soient si grands que ce qu’ils sont dans la relation parents/enfants  1.

Mais cette relation de domination peut aussi ponctuellement s’inverser à chaque fois que l’enfant parvient à diriger ses parents, grâce à son action (cris, pleurs et gesticulations du bébé, auxquels s’ajoutent les mots lorsque l’enfant commence à parler), et à obtenir d’eux ce qu’il désire. Cette situa‑ tion peut donner l’illusion à l’enfant d’une toute-puissance sur ses parents ou sur le monde, qui s’évanouit toutefois à chaque fois que les parents ne répondent pas à ses demandes. Elias dit bien que l’enfant a du pouvoir sur ses parents tant que ceux-ci ressentent la nécessité intime et même le devoir de se mettre au service de ce petit être à la fois très fragile, très vulnérable, très impuissant et malgré tout très tyrannique : Néanmoins, même dans ce cas, il y a une réciprocité des chances de pouvoir. Car les parents n’ont pas seulement du pouvoir sur leurs enfants – normalement, les enfants, en particulier les nouveau-nés, ont aussi du 1.  Elias 2010 : 88. Souligné par moi.

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pouvoir sur leurs parents. Ils peuvent appeler leurs parents à l’aide de leurs cris. Dans de nombreux cas, la naissance d’un enfant contraint les parents à réorganiser leur mode de vie. Si l’on se demande pourquoi les enfants détiennent un pouvoir considérable sur les adultes, on retrouve un fait auquel on a déjà fait référence plus tôt : c’est qu’ils ont une fonction pour leurs parents  1.

Ensuite, Elias constate que la relation de domination parents-enfants a été, par le passé, plus forte qu’elle ne l’est au xxe  siècle dans les sociétés occidentales. Il écrit que « dans presque toutes les sociétés passées, le pouvoir de domination des parents était […] bien plus illimité qu’il ne l’est actuel‑ lement  2 ». Cette limitation du pouvoir est, bien sûr, une autolimitation puisqu’elle repose sur l’autocontrôle de ceux qui possèdent en réalité tout le pouvoir sur l’enfant, y compris celui de le contrôler et de ne pas en abuser : Nous sommes ici en présence de quelque chose de relativement nouveau dans l’histoire de l’humanité en général et de l’enfance en particulier ; quelque chose qui génère de surcroît des problèmes spécifiques et fonciè‑ rement inédits dans les rapports parents/enfants. Cette évolution suppose des parents, dont les chances de pouvoir sont bien plus importantes que celles des enfants, un degré de circonspection et de retenue, de civilité si l’on peut s’exprimer ainsi, qui dépasse de loin le degré d’autocontrôle et de retenue que l’on attendait d’eux par le passé – si tant est que l’on ait jadis attendu de la retenue de la part des parents. Comme, en outre, un grand engagement émotionnel entre habituellement en jeu dans la relation parents-enfants, la prescription sociale qui exige d’accorder une autonomie considérable aux enfants débouche sur une situation singulièrement paradoxale et peu aisée à dénouer. Naguère, et bien souvent aujourd’hui encore, la relation parents-enfants s’inscrivait dans des rapports clairs de domination ; il s’agissait d’une relation socialement normée entre une personne qui donne des ordres et une autre qui obéit, et c’est en tant que telle, dans une large mesure, qu’elle était comprise par les participants. Les rapports d’autorité étaient fondés sur une répartition extrêmement inégale des chances de pouvoir entre parents et enfants. En sorte que les modes de comportement requis étaient relativement simples et univoques. Les parents n’avaient pas seulement la responsabilité de décider ce que l’enfant devait faire ; il était en même temps reconnu comme une norme sociale qu’une telle répartition du pouvoir – ordres des parents, obéissance des enfants  – était juste et souhaitable, non seulement du point de vue des parents, mais aussi du point de vue des enfants. Aujourd’hui, on envisage avec bien plus de circonspection l’idée que l’autorité absolue des parents et l’obéissance inconditionnelle des enfants constitue la meilleure

1.  Ibid. : 88‑89. 2.  Ibid. : 91.

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prescription sociale, la plus saine et la plus féconde, du point de vue des enfants eux-mêmes. On leur accorde une marge de décision bien plus grande qu’autrefois, un niveau d’autonomie plus élevé ; en d’autres termes, on détecte plus fortement que jamais des tendances à évoluer dans cette direction, même s’il est évident que les parents, en pratique, conservent fréquemment un pouvoir absolu  1.

Suivant un thème récurrent de sa sociologie, Elias établit un lien entre ces relations de pouvoir parents-enfants, et même celles entre maris et femmes, et les relations plus globales et politiques « entre individus en tant qu’habitants d’une ville ou citoyens d’un État ». Les changements dans l’ordre familial des relations de domination sont donc indissociables, et peut-être même consé‑ cutifs, des changements dans l’ordre politique. Elias donne l’impression que la famille n’est qu’une caisse de résonance de phénomènes de domination qui l’englobent ou la dépassent. Il écrit ainsi : « Les relations familiales sont souvent présentées comme le fondement de toutes les relations sociales de l’être humain. Mais c’est une erreur. La structure familiale, c’est-à-dire la forme socialement établie de relation entre l’homme, la femme et l’enfant, évolue en corrélation avec – et correspond à – la société plus vaste dont elle fait partie  2. » Ce que n’interroge pas Elias, c’est la raison pour laquelle aucune société n’échappe aux relations de dépendance-domination. Or la réponse à cette question rarement posée comme telle –  excepté par les philosophes qui s’interrogent sur l’origine du pouvoir, mais ne cherchent pas la réponse dans la réalité empirique – réside dans la relation universelle de dépendancedomination parents-enfants indissociable de la situation d’altricialité secon‑ daire qui s’inscrit dans une longue histoire évolutive. Elias a raison quant à la question des modalités variables de ces relations, qui dépendent de réalités extra-familiales (politiques, économiques, etc.), mais il ne voit pas que la détermination initiale est bel et bien d’ordre familial. 3) Les relations de dépendance-domination sont des relations universel‑ lement vécues ou, pour le dire comme Alain Testart énonçant sa première grande loi générale  3, il n’existe « pas de société sans dépendance ». Elles sont consubstantielles à la « nature humaine » (à son développement ontogéné‑ tique) et en constituent une dimension fondamentale. Ni Testart ni Bourdieu, qui formulait le même type de loi, n’ont cherché l’origine de cette dépendance universellement attestée. Les deux ont en revanche souligné la variation de la forme que prend ce rapport de dépendance selon le type de société considéré, ce qui correspond au cahier des charges que se donnent traditionnellement 1.  Ibid. : 83‑84. 2.  Ibid. : 107. 3.  Testart 2021 : 575.

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les sciences sociales. Testart écrivait que « d’une société à l’autre, diffère la façon dont les hommes dépendent entre eux  1 », et Bourdieu formulait les choses de la façon très analogue suivante : Je pense qu’il y a des lois invariantes et que la tendance à la dépendance à l’égard des pouvoirs obéit à des lois universelles, quel que soit le pouvoir, mais l’on peut quand même supposer que, si l’on procède à une compa‑ raison empirique, la forme des effets de la dépendance va changer selon la forme du pouvoir. Être dépendant à l’égard d’un pouvoir césaro-papiste n’est pas la même chose qu’être dépendant à l’égard d’un pouvoir de type démocratique  2.

Au moment où ils touchent au cœur de l’un des problèmes majeurs concernant la structuration des sociétés humaines, ces deux auteurs sont donc repris par la question des variations  3. 4) Familialement, de même que les parents dominent leurs enfants, les aînés dominent les cadets. La prédominance des aînés sur les cadets, qui n’est qu’une forme dérivée de la domination entre parents et enfants, repose donc sur l’altricialité secondaire (la dépendance des plus faibles et vulné‑ rables vis-à-vis des plus puissants et autonomes) et sur l’altricialité tertiaire (le différentiel d’expériences, de savoirs et de reconnaissance entre les anciens et les plus jeunes, les expérimentés et les inexpérimentés, etc.). Cette prédo‑ minance ou cette supériorité a fondé le droit d’aînesse dans nombre de sociétés traditionnelles  4. 5) La matrice universelle des rapports parents-enfants est le creuset dans lequel s’organisent symboliquement les rapports de dépendance-domination entre les ancêtres réels ou mythiques et les vivants  5, les anciens et les jeunes, les esprits ou les divinités – dont les liens avec des ancêtres sont parfois très clairs  6  – et les humains, les premiers arrivés et les derniers arrivés, l’anté‑ rieur et le postérieur, etc. Elle a engendré une loi générale de séniorité ou, plus généralement, de prévalence de l’antériorité sur la postériorité (loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur)  7. On peut voir fonctionner tous ces rapports simultanément dans le cas d’une étude déjà ancienne portant sur le peuple du Haut-Ubbangi (Congo Belge). L’auteur, P. Basile Tanghe, montre l’indissociabilité des rapports entre 1.  Ibid. 2.  Bourdieu 2015 : 600. 3.  Cf. infra « Chapitre 16. Dominer par l’antériorité » et « Chapitre 17. Dominations ». 4.  Cf. infra « Chapitre 16. Dominer par l’antériorité ». 5.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 6.  « En Afrique, les ancêtres fondateurs de certains clans peuvent finalement devenir les divinités de tous, tels les oriša Yoruba. Les Navajo n’ont pas de dieux  : les êtres sacrés sont des ancêtres » (Le Quellec & Sergent 2017 : 332). 7.  Cf. infra « Chapitre 16. Dominer par l’antériorité ».

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les parents et les enfants, les anciens et les jeunes, les aînés et les cadets, mais aussi les ancêtres, ou plutôt leurs esprits, et les vivants, tous organisés selon le même principe de la supériorité de l’antérieur sur le postérieur (« préséance du plus ancien ») : Chez eux l’aîné a tout à dire. Il est le maître, car il est inouï chez ces animistes qu’un vieux soit obligé, malgré lui, de se soumettre à un plus jeune. De plein droit, c’est l’homme le plus ancien, le plus âgé de la famille qui sera leur chef, car tout village se compose des membres d’une famille. Le fondateur d’une tribu en sera par le fait même le chef et le prêtre. Au décès du fondateur, ce sera son frère aîné, puis à sa disparition, le frère qui le suit ; et si tous les frères sont morts, la sœur restée en vie représentera toute cette génération. Après le trépas de tous les membres de l’ancienne génération, le tour viendra à la génération suivante. Parmi les petits-fils du fondateur, le premier-né d’entre eux, et non pas nécessairement le rejeton du fils aîné du fondateur (ce qui n’est pas la même chose), sera le chef et le prêtre. Telle est l’économie de leur vie sociale dans sa forme la plus pure. Dans des cas spéciaux, soit d’incapacité, soit de cession ou d’achat du pouvoir, soit d’exclusion antérieure pour inconduite, on verra surgir un cadet, un membre plus influent, ou plus rusé, ou réputé pour ses éminentes qualités de juge ou de conducteur d’hommes, qui du consentement des anciens du village, prendra en main le gouvernement, mais le plus ancien restera la personne intermédiaire entre les mânes des ancêtres et la famille encore en vie. C’est là le rôle principal, inaliénable du plus âgé de toute la famille. Par son grand âge il se trouve élevé au-dessus de ses puînés ; il est le lien qui rattache la génération actuelle aux générations passées. Les mânes, c’est-à-dire les âmes des ancêtres défunts, quoique totalement invisibles, sont présents soit sous la hutte qui leur est réservée, soit ailleurs, errant dans la forêt équatoriale ou dans la savane ou ils fraternisent avec les animaux. L’aîné de la famille doit avoir près de sa case, la hutte des mânes des ancêtres. Tous les événements heureux et malheureux de la famille, tels la naissance d’enfants, l’acquisition d’une femme ou d’un esclave, et tout particulièrement les décès y ont leurs échos  1.

Dans une telle vision du monde, le principe de préférence accordé aux anciens sur les jeunes s’applique aussi aux mondes minéral et végétal au sein desquels on distingue les éléments les plus anciens, qui sont dès lors associés à quelque chose de sacré, de noble et de particulièrement respectable, des éléments les plus récents qui ne font l’objet d’aucune considération particulière : Les carrefours, les sentiers des bois, les grosses pierres, toutes les eaux, les arbres, les arbrisseaux, les plantes, les feuilles même sont animés, et l’indigène du Haut-Ubbangi cherchera parmi tous ces êtres animés quel 1.  Basile Tanghe 1930 : 78‑79.

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est le premier né. S’il voit près de la place un bosquet mystérieux ou des rochers ou un grand arbre ou une colline, ce sera sans le moindre doute le plus ancien, le chef, et il ne l’oubliera pas dans l’offrande avant d’entreprendre quoi que ce soit en ce lieu. Tous les endroits ont ainsi leur aîné. Lors du choix de l’emplacement d’un nouveau village, on songera au maître de la place. On y reconnaîtra comme patron spécial une grande pierre, ou un arbre, ou une colline, et il sera l’objet d’un culte déterminé ; il deviendra un esprit protecteur dont il s’agit de se concilier la bienveil‑ lance par des offrandes  1.

Le même principe s’applique encore aux animaux environnants  : au serpent qui est considéré comme le plus ancien et le plus respecté, mais aussi au léopard. Et là, comme pour le monde minéral et le monde végétal, le plus ancien fait encore l’objet d’un culte : Un autre animal vénéré par cette population est le léopard, le carnassier le plus redoutable de la forêt équatoriale, qui s’est arrogé la souveraineté dans le monde animal par sa force et sa violence brutale. Le rôle du léopard dans ces régions où le lion n’est pas connu correspond à ce qui arrive dans la famille où l’aîné est supplanté comme chef par un plus fort que lui. Le serpent est le plus ancien et de ce fait son culte apparaît dans les détails des nombreux incidents de la vie quotidienne. Le léopard a le commandement. S’il est admis par les indigènes que parfois les mânes des ancêtres, rôdant dans la forêt, rentrent dans le corps d’un animal, d’une antilope par exemple, il est également acquis que les mânes des anciens chefs ont de ces relations de noblesse avec le roi des animaux, et vivent dans le léopard. À ce titre le léopard reçoit des honneurs après sa mort. On l’apporte à la hutte des mânes, on le fête et on l’y écorche. Ni le chef ni aucun membre de sa famille ne peuvent manger de la viande du léopard  2.

Le principe d’antériorité, ou plutôt de préférence accordée à l’antérieur sur le postérieur, est si fort qu’il organise jusqu’à la hiérarchie des familles ou des communautés regroupées au sein d’une même société : Les communautés qui les composent sont très souvent les héritières de groupes venus s’installer successivement. Or, toujours ou presque, celui qui prétend avoir précédé les autres se situe dans une position d’antériorité vis-à-vis des communautés qu’il a accueillies, comme le doyen vis-à-vis de ses cadets […]. Par-là, les communautés nouvelles venues sont placées dans une position d’obligées permanentes selon le processus que nous avons observé entre aînés et cadets d’une même communauté  3.

1.  Ibid. : 79‑80. 2.  Ibid. : 81. 3.  Meillassoux 1991 : 131.

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Et comme nous le verrons  1, dans les cas où plusieurs communautés s’unissent et résident ensemble pour constituer un village, lorsqu’une struc‑ ture de pouvoir séparée voit le jour, ses représentants revêtent le costume de l’aîné et justifient la dépendance des « sujets » à leur égard à partir de celle du fils vis-à-vis de son père, ou du cadet vis-à-vis de son aîné : Paradoxalement, la parenté ressurgit à ce stade, mais transformée, pour soutenir l’idéologie du pouvoir. Lorsqu’une domination de classe s’est établie sur de telles communautés, elle s’exprime dans le langage de la parenté, même quand elle procède d’une puissance étrangère. La classe dominante, ou le souverain qui la représente, s’assimile à l’aîné (au senior ou seigneur) ou au père. Il est autorisé à « manger » ses sujets comme le père est autorisé à recevoir de ses enfants leurs produits et leur travail. En revanche, on attend de lui qu’il les protège. Des mécanismes d’appa‑ rence redistributifs sont mis en action entre le souverain et ses sujets comme entre l’aîné et ses dépendants. […] En d’autres termes, le souverain remplit au niveau du royaume les fonctions apparentes et symboliques du « père » dans sa communauté. Ses rapports sont parfois accompagnés d’une idéologie qui associe l’ensemble du peuple dans une commune parenté mythique, le souverain étant le successeur de l’ancêtre. Ses relations, cepen‑ dant, ne sont pas en essence identiques à celles des rapports domestiques. Elles ne font qu’en conserver les apparences pour dissimuler des rapports d’exploitation […] la parenté n’exprime plus les rapports provenant de la croissance et de l’organisation d’une société comme dans le cas de la communauté domestique, elle sert de support idéologique à l’exploitation d’une classe par une autre  2.

Même si ce sont les premières sociétés humaines connues qui donnent à voir très clairement le privilège des anciens sur les plus jeunes, cette opposition continue à faire sentir ses effets dans les sociétés hautement différenciées. Par exemple, une des lois fondamentales des « champs » (Bourdieu) établit l’opposition d’anciens entrants (les consacrés) et de nouveaux entrants (ceux en recherche de consécration) : Les anciens ont des stratégies de conservation ayant pour objectif de tirer profit d’un capital progressivement accumulé. Les nouveaux entrants ont des stratégies de subversion orientées vers une accumulation de capital spécifique qui suppose un renversement plus ou moins radical de la table des valeurs, une redéfinition plus ou moins révolutionnaire des principes

1.  Cf. infra « De la famille à la grande famille ». 2.  Meillassoux 1991 : 133. Cependant, à la différence de Claude Meillassoux, il me semble que ce vocabulaire de la parenté n’est pas un simple « masque » idéologique en vue d’occulter une exploita‑ tion d’un autre type, mais l’utilisation d’une grammaire générale très profonde liée au rapport social fondamental de dépendance parents-enfants.

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de production et d’appréciation des produits et, du même coup, une dévaluation du capital détenu par les dominants  1.

Une grande partie des univers de pouvoirs (assemblée des députés ou des sénateurs, conseils d’administration des grandes sociétés, Académie des sciences ou Académie française, jurys des prix littéraires ; instances dirigeantes dans quasiment tous les domaines professionnels, y compris dans les domaines sportifs où la hiérarchie peut être chamboulée beaucoup plus rapidement étant donné l’importance du capital physique, mais qui consacrent malgré tout les « vieux jeunes » alliant force physique et expérience au détriment des plus jeunes qui manquent d’expérience) continuent à s’organiser sur la base d’une prédominance générale des anciens sur les plus jeunes (et, comme nous le verrons, des hommes sur les femmes). Par exemple, dans le cas du champ littéraire, Pierre Bourdieu écrivait : Par exemple, les oppositions autour desquelles s’organisent les luttes litté‑ raires tout au long du xixe siècle et jusqu’à aujourd’hui peuvent en dernière analyse se ramener à l’opposition entre les jeunes, c’est-à-dire les derniers venus, les nouveaux entrants, et les vieux, les établis, l’establishment  : obscur/clair, difficile/facile, profond/superficiel,  etc., ces oppositions opposent en définitive des âges et des générations artistiques, c’est-à-dire des positions différentes dans le champ artistique que le langage indigène oppose comme avancé/dépassé, avant-garde/arrière-garde, etc.  2.

La même loi se manifeste aussi économiquement en matière de patri‑ moines. Par exemple, Thomas Piketty rappelle qu’« actuellement, le patri‑ moine moyen à vingt-cinq  ans est d’à peine 30 % du patrimoine moyen par adulte  3 », ce qui ne permet pas aux jeunes d’entrer sur le marché de l’immobilier ou dans le champ économique de la création d’entreprises (l’âge moyen du patronat étant autour de cinquante ans selon l’Insee), et donc dans le jeu de l’accumulation du capital. Par ailleurs, l’allongement de l’espérance de vie aggrave le phénomène, avec des transmissions d’héritage de plus en plus tardives (les plus concernés étant bien entendu les « jeunes » issus des classes dominantes). C’est pour cette raison que l’économiste plaide pour un « système public d’héritage » qui permettrait de « rajeunir le patrimoine » via une dotation universelle publique en capital versée à tous les jeunes, quelle que soit leur condition, à l’âge de vingt-cinq ans. Et il n’y a pas jusqu’aux logiques de la découverte scientifique qui, malgré le fait que certains univers scientifiques aient rendu possible le renverse‑ ment des légitimités selon l’âge en donnant la possibilité aux plus jeunes de 1.  Bourdieu 1980b : 198. 2.  Ibid. : 167. 3.  Piketty 2019 : 1132. Je dois cette remarque à Laure Flandrin.

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contester plus ou moins radicalement les autorités les mieux établies (e.g. on peut penser au jeune Albert Einstein formulant sa théorie de la relativité restreinte à l’âge de vingt-six ans, et sa théorie de la relativité générale à seulement trente-six ans), ne soient travaillées par la loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur  1. Au lieu de prendre la forme classique d’une opposition entre « vieux » (arrivés avant) et « jeunes » (arrivés après), celle-ci se manifeste par des luttes en vue de la reconnaissance de l’antécédence des découvertes. Même dans les sociétés modernes, qui ne privilégient pas autant les seniors que les sociétés traditionnelles, l’importance dans les domaines scientifiques du fait d’« arriver avant », ou d’« arriver le premier », c’est-à-dire concrètement de « publier » avant ses concurrents, et ce quel que soit l’âge des chercheurs en compétition, est encore la marque du primat de l’antérieur sur le postérieur  2. 6)  Le rapport de domination entre hommes et femmes est pensé et organisé sur le modèle du rapport parents-enfants ou du rapport aînés-cadets  3. On doit à Françoise Héritier d’avoir commencé à débrouiller cette énigme qu’elle présentait succinctement de la manière suivante : Cette valence différentielle des sexes résulte d’un troisième « butoir de la pensée »  : les parents naissent avant les enfants. La plupart des règles sociales reposent sur l’idée que ce qui vient avant est supérieur à ce qui vient après. Et cela fonde l’autorité du père sur les enfants et des aînés sur les cadets. Le rapport masculin-féminin est venu compléter cette équation  : le rapport homme-femme équivaut à un rapport aîné-cadet, lequel équivaut à un rapport parent-enfant, lequel fonde sa légitimité sur un rapport antérieur-postérieur. Adam, ne l’oublions pas, est né avant Ève. La valence différentielle des sexes est cette espèce d’infériorité généra‑ tionnelle  : comme si une femme était nécessairement d’une génération en dessous, toujours mineure  4.

7) La base parentale de tout rapport de domination explique la structu‑ ration spatiale des rapports de pouvoir entre le « haut » et le « bas », entre le « grand » et le « petit », etc.  5. Ces données de base de la situation sociale humaine, qui ramènent en permanence le regard vers la situation d’altricialité secondaire, n’ont cessé évidemment d’être travaillées et retravaillées par l’histoire des développements techniques, économiques, politiques, religieux, etc. L’étude d’une société donnée est toujours marquée par cette histoire, et par un état particulier de 1.  Cf. infra « Lois générales ». 2.  L’un des cas exemplaires parmi les plus célèbres est celui qui met en scène Charles Darwin et Alfred Russel Wallace autour de la théorie de l’évolution. Cf. Bolwby 1995 : 321. 3.  Cf. infra « La femme, enfant ou cadette ». 4.  Héritier 2012b. 5.  Cf. supra « Verticalisation de la structure sociale : le haut et le bas, les grands et les petits ».

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ces grandes lignes de force. Les différents rapports sociaux que conditionne la situation d’altricialité secondaire varient donc historiquement, mais ils ne varient cependant pas dans n’importe quelle direction, ni de manière infinie. Ils restent fondamentalement les mêmes tout en prenant des formes à chaque fois différentes. Les variations n’ont aucune chance d’être réellement comprises sans la mise en évidence des invariants à partir desquels elles se déplient.

16.

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L’histoire des sociétés humaines fournit de très nombreux exemples du caractère matriciel de la relation de dépendance-domination parents-enfants, impliquée par le fait d’altricialité secondaire, et qui se traduit en principe de séniorité, c’est-à-dire en principe général de prévalence de l’antérieur sur le postérieur (loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur)  : des anciens sur les jeunes, des aînés sur les cadets et des ancêtres sur les vivants. Après avoir montré que des logiques analogues sont observables dans les sociétés animales non humaines, je passerai en revue une série de types de sociétés humaines pour donner à voir des cas variés de manifestations de la domination par l’antériorité, et parfois de leurs métamorphoses sans que la loi ne soit jamais annulée.

Respect et imitation des aînés chez les animaux non humains La prédominance de l’aîné sur le cadet s’observe chez les oiseaux sur des bases qui sont à la fois liées à l’antériorité de la naissance de l’aîné et aux différences objectives de taille entre oisillons. Comme le résume Alexis Rosenbaum : Chez certaines espèces, en effet, le statut de l’oisillon dépend presque directement de sa position dans la couvée. C’est par exemple le cas du Fou à pieds bleus (Sula nebouxii), un oiseau marin du Nouveau Monde, chez lequel les couvées comportent souvent deux poussins. Il se trouve que l’aîné y éclôt à peu près quatre jours avant son cadet, ce qui lui donne un avantage en termes de taille sur ce dernier, auquel il distribue volontiers de hargneux coups de bec et sur lequel il prend le dessus au moment de la becquée. Le puîné, lui, adopte vite une attitude soumise, qu’il conserve

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généralement pendant toute la période où les oisillons restent au nid... même dans les cas où il devient le plus costaud des deux. Le petit avantage initial possédé par l’aîné ne lui permet donc pas seulement de dominer son cadet pendant les premiers jours. Tout se passe comme si les positions étaient ensuite intériorisées, perpétuant durablement la relation  1.

Mais la relation hiérarchique aîné-cadet, qui n’est qu’une conséquence de la relation de domination parent-enfant, ne se résume pas à un pur rapport de force physique. Comme nous l’avons vu  2, dans le règne animal, le phénomène d’imi‑ tation ou d’apprentissage social est présent, notamment chez les oiseaux et les mammifères. Or l’une des régularités observées dans le domaine de l’apprentissage social est le fait que les animaux n’imitent pas n’importe qui, mais se tournent davantage vers ceux qui sont potentiellement les plus expérimentés, à savoir les plus âgés de leur groupe, parents ou membres du groupe plus âgés qu’eux. Ce sont généralement aussi ceux qui occupent les positions dominantes. Martine Adret-Hausberger et Rob Cumming ont observé par exemple que, placés dans des groupes avec un oiseau plus âgé, de jeunes poussins avaient tendance à suivre celui-ci et à imiter ses activités. Dans tous les groupes, des structurations basées sur des leaderships sont clairement apparues, l’oiseau plus âgé engageant la plupart des activités. L’imitation d’oiseaux plus âgés par des oiseaux plus jeunes était le fait aussi bien des mâles que des femelles. Par un effet bien connu d’« empreinte », les petits ont ordinairement tendance spontanément à suivre leur mère plutôt que n’importe quel autre oiseau adulte, et c’est avec elle qu’ils font généralement la découverte et l’appren‑ tissage de leur environnement et des conduites à adopter. Mais, dans des groupes composés par les chercheurs où les mères ne sont pas forcément présentes, ce sont les oiseaux les plus âgés qui donnent le la : Dans notre expérience, ils [les poussins] préfèrent suivre un oiseau plus âgé plutôt que l’un de leurs jeunes congénères. Cela reflète le compor‑ tement des couvées naturelles où les poussins suivent et imitent la poule plutôt que l’un ou l’autre des oiseaux. Un tel comportement a des consé‑ quences fonctionnelles importantes dans la détermination, par exemple, des préférences alimentaires. Il est probable que les oiseaux plus âgés aient fait l’expérience d’un plus grand nombre de types de nourriture et sont donc capables de sélectionner les meilleurs aliments. Les poussins peuvent, par conséquent, bénéficier de cette expérience. De même, ils peuvent apprendre à reconnaître un bon endroit pour se reposer ou boire  3. 1.  Rosenbaum 2015 : 61. Cf. l’article de Drummond & Osorno 1992. 2.  Cf. supra « Chapitre 11. Socialisation-apprentissage-transmission ». 3.  Adret-Hausberger & Cumming 1987 : 46. Traduit par moi.

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Les auteurs s’appuient notamment sur le travail de Benett Galef sur de jeunes rats, qui montre que ceux-ci ont, comme les poussins, tendance à suivre les individus plus âgés, réduisant ainsi le risque d’ingérer du poison ou des aliments particulièrement désagréables  1. Ils en concluent qu’« il y a donc une valeur adaptative dans ce comportement imitatif  2 ». Le phénomène de transmission culturelle des plus âgés vers les plus jeunes, et notamment des mères vers leurs petits est un phénomène convergent chez de nombreuses espèces de mammifères qui sont souvent matrilinéaires. Cela a été particulièrement bien établi chez des grands mammifères tels que les cétacés et les éléphants d’Afrique. On constate, par exemple, que chez les espèces de cétacés où les femelles ont une ménopause, les globicéphales et les orques entre autres, les systèmes sociaux sont basés sur la matrilinéarité. Or le rôle des femelles plus âgées dans les processus de transmission culturelle est établi et augmente de manière significative la survie de la descendance. Il est donc possible, comme cela a été suggéré pour l’espèce humaine, qu’une longue vie postreproductive chez des femelles particulièrement attentives à leur progéniture (avec un soin maternel prolongé) soit un effet de la sélec‑ tion naturelle. Quant aux éléphants d’Afrique, qui ont des structures sociales convergentes avec celles du cachalot, des travaux ont montré que « la plus âgée des femelles est aussi la plus sage, la plus apte à se souvenir des éléphants d’autres groupes et donc à transmettre les connaissances sociales nécessaires à sa propre “famille” ». Simon Conway Morris ajoute que, pour cette raison, « l’abattage des plus grands et des plus âgés dans ces clans matrilinéaires est une action stupide » car « privant le groupe des connaissances accumulées qui lui permettent de prospérer »  3. Le zoologiste britannique Tim CluttonBrock synthétise les études sur les structures sociales propres aux éléphants en insistant sur l’importance de l’âge, les femelles les plus âgées étant à la fois porteuses d’une riche expérience accumulée dont tout le groupe peut bénéficier et incarnant un substitut maternel respectable au sein d’une espèce dont la progéniture altricielle reste longtemps dépendante de la mère : Les groupes structurés par âge permettent aux adolescents d’avoir accès à des personnes plus âgées qui possèdent une expérience de la distribution des ressources et des risques associés aux interactions avec les concurrents ou les prédateurs. Par exemple, chez les éléphants africains, les matriarches possèdent une connaissance détaillée de la répartition des ressources dans les parties périphériques de leur aire de répartition, ce qui est d’une impor‑ tance cruciale pour la survie pendant les années de sécheresse […]. En raison de leur plus grande expérience, les femelles plus âgées sont égale‑ 1.  Galef 1982. 2.  Adret-Hausberger & Cumming 1987 : 46. Traduit par moi. 3.  Conway Morris 2003 : 258. Traduit par moi.

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ment davantage susceptibles de réagir de manière appropriée dans les situations à risque  : par exemple, les matriarches plus âgées sont plus susceptibles de distinguer et de réagir aux rugissements des lions mâles, qui sont plus enclins que les lionnes à attaquer les jeunes éléphants […]. Comme chez plusieurs autres mammifères sociaux, l’absence de mères chez les éléphants est associée à une réduction de la survie de leurs petits, tandis que la présence de grands-mères et le nombre d’allo-mères sont associés à une augmentation de la survie des petits. Des effets similaires pourraient bien être communs à de nombreuses autres espèces à grande longévité, y compris les cétacés […]  1.

D’autres recherches ont montré que le phénomène était observable chez les primates non humains (les mones de Campbell) et que cela prouvait une certaine continuité évolutive entre eux et nous  2. Une conception classique‑ ment erronée de l’opposition entre les animaux non humains et notre espèce, calquée sur l’opposition entre le biologique et le social, sous-tend cependant le raisonnement des auteurs de l’étude qui pensent que si des singes se comportent comme les hommes des sociétés traditionnelles, c’est donc que les comportements d’attention ont une base biologique : Le respect et l’attention que l’on observe pour le discours des aînés dans les cultures traditionnelles semblent avoir une composante « universelle » qui pose la question de ses bases biologiques possibles. Les animaux présentent une attention différentielle aux vocalisations des autres individus en fonction de leurs caractéristiques, mais on sait peu de choses sur la propen‑ sion potentielle à prêter plus d’attention aux vocalisations des aînés. Sur la base de plusieurs centaines d’échanges vocaux enregistrés, nous montrons ici que les mones de Campbell âgés (Cercopithecus campbelli), bien qu’ils soient nettement moins « loquaces » que leurs homologues plus jeunes, suscitent beaucoup plus de réponses lorsqu’ils appellent. Ces résultats montrent que l’attention portée à la production vocale des aînés apparaît chez les primates non humains, ce qui conduit à de nouvelles questions sur l’évolution de la culture humaine et du langage  3.

Pourtant, comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner, si ces animaux sont moins culturels que nous, ils sont tout aussi sociaux que nous, et leurs comportements sont à rapporter à la structure sociale dans laquelle ils apparaissent. La revue de la littérature scientifique permet de se rendre compte que le phénomène n’a rien d’exceptionnel et qu’il a déjà été observé chez plusieurs autres espèces, des poules aux humains en passant par les singes vervets, les ouistitis et les chimpanzés. Les auteurs de l’étude suggèrent que 1.  Clutton-Brock 2016 : 198‑199. Traduit par moi. Cf. McComb et al. 2016. 2.  Lemasson, Gandon & Hausberger 2010. 3.  Ibid. : 325. Traduit par moi.

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cette autorité des plus âgés sur les plus jeunes pourrait être fondée sur un différentiel d’expériences et de savoirs, mais cette interprétation très probable n’est pas incompatible avec l’idée, que les auteurs émettent un peu plus tard dans l’article, que la dépendance initiale des petits à l’égard de leurs parents (essentiellement leur mère chez les primates) fonde et renforce ce respect indiscuté de l’autorité : Dans les sociétés humaines traditionnelles (e.g. Dogon, Kirundi, Yoruba), vieillir est signe de sagesse et le discours d’un aîné suscite un respect et une attention particuliers […]. Les réponses vocales des singes vervets (Cercopithecus aethiops) aux appels des autres dépendent de l’identité de l’appelant […]. Les adultes ou les personnes âgées suscitent particulière‑ ment l’attention. Les jeunes poulets ont tendance à suivre les plus âgés (Gallus gallus domesticus […]) ; les jeunes vervets ont une réponse d’alarme plus appropriée après avoir regardé un adulte […]. À l’inverse, les jeunes vervets sont plus souvent interrompus ou “négligés” lors de la production de cris d’alarme […]. Les adultes sont essentiels pour canaliser et guider la sociogenèse et la communication chez les jeunes […]. Cependant, cette attention aux animaux plus âgés pourrait-elle être maintenue à des stades ultérieurs, c’est-à-dire entre les adultes plus jeunes et plus âgés ? L’attention portée aux aînés est-elle une caractéristique culturelle purement humaine ? Les aînés représentent un réservoir d’information essentiel pour la survie du groupe […]. Les vieilles femelles chimpanzés (Pan troglodytes) contribuent à la communauté en jouant un rôle stabilisateur […]. Il serait donc logique qu’ils reçoivent plus d’attention  1.

Les résultats de leurs travaux, qui portaient plus spécifiquement sur des femelles mones de Campbell, montrent que les aînés produisent moins d’appels que les autres mais qu’ils sont bien plus écoutés que les autres singes et qu’ils reçoivent presque systématiquement une réponse. Ils établissent ainsi le fait que « “l’attention aux aînés” fait partie intégrante de la vie sociale quotidienne d’une espèce de primates non humains  2 » : « Comme les enfants qui répondent davantage à leur mère, les jeunes vervets attentifs aux réponses des adultes ou les jeunes poulets qui suivent leurs pairs plus âgés, les singes adultes ici répondent davantage aux aînés, résultat de la relation précoce mère-jeune […] et/ou du développement social […]  3. » D’autres recherches sur les oustitis, citées par les auteurs, montrent que le principe de séniorité est même plus puissant que la prévention à l’égard des membres des autres groupes  4. La « crédibilité », le « respect », l’« intérêt », quelle que soit la façon dont on nomme le phénomène, accordés d’emblée 1.  Ibid. : 325. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 326. Traduit par moi. 3.  Ibid. Traduit par moi. 4.  Cf. infra « Chapitre 21. Eux/nous : ethnocentrisme, racismes ».

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aux plus âgés sont de toute évidence fondés sur l’expérience première et déterminante que constitue la relation de dépendance à l’égard des parents, et notamment de la mère pour ce qui est d’une grande majorité des primates non humains : Le fait que les ouistitis répondent davantage aux appels de congénères isolés s’ils sont plus âgés, même s’ils ne sont pas issus du même groupe social […], suggère un mécanisme évolutif qui conduit à une plus grande attention envers les productions des aînés. Nous savons par l’étude des cris d’alarme chez les vervets que les individus sont plus attentifs aux signaux des singes plus âgés car ils sont produits dans un contexte plus fiable […]. L’augmentation de la « crédibilité » ou de la popularité avec l’âge des cris des mones de Campbell pourrait expliquer la corrélation entre le vieillissement et la propension à susciter une réponse  1.

Dans son travail de synthèse sur les sociétés de mammifères, Tim CluttonBrock a souligné l’importance de l’âge dans la structure sociale du pouvoir, surtout chez les espèces qui bénéficient de soins parentaux relativement longs et pour qui le plus grand âge engendre immédiatement confiance et respect : Lorsque les jeunes ne sont ni gardés ni protégés par leurs parents, le développement initial des compétences de survie dépend principalement des interactions entre les propensions génétiquement programmées et l’expérience individuelle. En revanche, chez les animaux bénéficiant de soins parentaux prolongés, les associations entre les jeunes et leur mère ou d’autres adultes permettent aux jeunes d’apprendre des adultes à identi‑ fier les opportunités et les dangers et à les exploiter ou les éviter […]. Les individus naïfs peuvent acquérir des informations par transmission verticale de leurs parents, par transmission horizontale de leurs frères et sœurs ou de leurs pairs ou par transmission oblique d’adultes sans lien de parenté […]. Les jeunes et les pré-adultes sont souvent susceptibles d’utiliser des individus plus âgés ou plus dominants comme modèles : par exemple, chez les chimpanzés sauvages, les jeunes font plus attention aux techniques d’alimentation des individus plus âgés qu’eux qu’à celles des individus plus jeunes […] tandis que les singes vervets font plus attention au comportement de la femelle dominante de leur groupe qu’à celui des autres animaux et sont plus susceptibles d’apprendre d’elle […]  2.

Les recherches sur les chimpanzés et les bonobos, et plus particulière‑ ment sur les femelles de ces espèces philopatriques (qui quittent leur groupe d’origine à l’adolescence pour rejoindre un nouveau groupe dans lequel elles pourront se reproduire), montrent la prédominance des membres les plus âgés 1.  Ibid. : 327. Traduit par moi. 2.  Clutton-Brock 2016 : 197. Traduit par moi.

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sur les membres les plus jeunes. Chez les mâles, les processus d’imitation se font en direction des mâles les plus dominants, qui sont aussi parmi les plus âgés  1. Chez les femelles chimpanzés, comme chez les bonobos, le principe de séniorité est respecté : Sur le terrain, les femelles d’âge certain ont la préséance sur les jeunettes fraîchement débarquées. En effet, les femelles quittent leurs communautés à la puberté pour se joindre à une autre. Les femelles chimpanzés doivent donc se créer un espace dans le territoire de leur groupe d’adoption, où elles entrent souvent en concurrence avec les femelles en résidence. Quant aux jeunes femelles bonobos, plus enclines à nouer des liens étroits avec leurs compagnes, elles recherchent le « parrainage » d’une résidente, en l’épouillant et en ayant une activité sexuelle avec elle, après quoi l’aînée se posera en protectrice de la cadette et la prendra sous son aile. Avec le temps, la jeune femelle peut elle-même accorder sa protection à de nouvelles immigrantes, répétant ainsi le cycle. Ce système est lui aussi infléchi par l’âge  : même si les hiérarchies de femelles ne suivent pas parfaitement l’ordre qu’il définit, il explique en grande partie leur organisation  2.

Non seulement l’autorité est incarnée par les femelles les plus âgées dans les interactions ordinaires, mais l’âge détermine la hiérarchie parmi les groupes de femelles. Et comme les femelles les plus âgées, à la différence des mâles, parviennent à s’imposer sans grande démonstration de force, on ne peut que faire le lien avec le respect obtenu « naturellement » à travers la relation initiale de dépendance mère-enfant, qui crée une disposition durable et trans‑ férable sur toutes les femelles âgées qui représentent des substituts maternels. Inversement, le fait que les mâles s’imposent davantage par des combats et des alliances n’est peut-être pas sans lien avec le fait qu’ils ne s’occupent quasiment jamais des enfants de leur groupe, et que, par voie de conséquence, ils ne bénéficient pas autant du « crédit » auprès des plus jeunes, de leur « respect » ou de l’« autorité » sur eux. Leur position de pouvoir repose ainsi davantage sur des rapports de force permanents et tiennent rarement plus de quelques années alors que l’autorité des femelles est beaucoup plus pérenne : Les luttes pour la domination sont beaucoup moins courantes chez les singes femelles que chez les mâles. Et lorsqu’elles surviennent, c’est toujours entre femelles de la même tranche d’âge. Dans un groupe comprenant des femelles de plus de 30 ans, on n’en trouvera jamais une de 20 ans au sommet de la hiérarchie. Il ne s’agit pas d’aptitude physique –  les jeunes de 20 ans sont au plus haut de leur forme  –, mais les cadettes

1.  De Waal 2013 : 241. 2.  De Waal 2006 : 88.

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ne semblent nullement désireuses de remettre en cause l’autorité d’une de ces vieilles dames expérimentées et coriaces. Je connais des femelles alpha dont le statut demeure incontesté depuis des dizaines d’années. Néanmoins, il existe visiblement une limite à la permanence d’une femelle au sommet de la hiérarchie, définie par son état physique et mental, mais les femelles l’atteignent des dizaines d’années après les mâles. La façon dont les femelles plus âgées maintiennent leur emprise sur les plus jeunes est d’autant plus fascinante qu’elles y parviennent le plus souvent sans démonstration d’agressivité. Considérée comme une figure maternelle par les cadettes, qui n’ont plus leur mère à leurs côtés, il suffira à l’aînée pour leur envoyer un signal de rejeter une offre, de refuser de partager la nourriture ou de tourner le dos à une proposition d’épouillage. […] Chez [les mâles], où la domination repose sur la force physique et le soutien de leurs pairs, l’effet de l’âge sur la hiérarchie est tout autre. Vieillir ne tourne jamais à leur avantage. Les mâles alpha restent rarement au pouvoir plus de quatre ou cinq ans  1.

Respect des anciens, expérience et savoir dans les sociétés humaines J’ai déjà eu l’occasion de le souligner, dans toutes les sociétés sans État, deux grands rapports de domination structurent le monde social : le rapport de domination entre hommes et femmes, sur lequel je reviendrai par la suite, et le rapport de domination entre les anciens et les jeunes. Sachant que l’espèce humaine se caractérise par une altricialité secondaire, plus ou moins prolongée par une altricialité tertiaire, en fonction du volume de savoirs et de savoir-faire à transmettre, l’ensemble des sociétés humaines connues font l’expérience d’un rapport de dépendance-domination entre les parents et les enfants. Et c’est ce rapport social universel fondamental qui se diffuse sous la forme de rapports de domination plus ou moins marqués entre anciens et jeunes, aînés et cadets, ancêtres communs, réels ou mythiques – qui continuent symboliquement à guider les membres de la communauté – et vivants. La relation de dépendance parent-enfant est à la fois une relation de protection (physique, psychique-affective), une relation de domination et d’autorité, et une relation de transmission culturelle. C’est la première relation qui produit ce qu’on peut appeler un « effet de légitimité », c’est-à-dire une croyance en la légitimité de celui ou celle qui domine, et une adhésion à tout ce qu’il ou elle représente. Comme le soutenait le biologiste et paléonto­ logue britannique, Conrad Hal Waddington, notre évolution biologique a fait de nous dès l’enfance des êtres capables d’apprendre et des « accepteurs 1.  Ibid. : 89.

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d’autorité » (authority acceptors), prêts à croire ce qu’on leur dit  1. Si la légiti‑ mité parentale est si forte, c’est parce que la dépendance physique, affective, culturelle et économique à l’égard des parents a été tout d’abord totale (et très impressionnante), et qu’elle ne se relâche que très progressivement au cours de l’enfance et surtout de l’adolescence, sachant que la dépendance économique des adolescents, et même des postadolescents les maintient longtemps encore dans un état de dépendance. Cette dépendance absolue de l’enfant explique le respect, l’amour, la confiance qu’il peut éprouver à l’égard de ceux qui l’ont nourri, lavé, soigné, protégé, éduqué, « financé ». Et il est logique que dans des sociétés humaines où l’apprentissage ne se limite pas à l’acquisition de gestes quotidiens de survie, mais s’étend à un nombre considérable de savoirs et de savoir-faire (parmi lesquels ceux ayant trait à l’usage d’artefacts de plus en plus nombreux), les plus âgés – substituts ou équivalents parentaux  – incarnent idéalement tout à la fois la sagesse, l’expérience, le savoir, le prestige, le pouvoir, l’autorité et inspirent le respect et l’obéissance. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont ainsi souligné le rôle matriciel de la relation d’autorité parents-enfants dans les relations pédagogiques entre enseignants et élèves : L’AuP [autorité pédagogique] marque si fortement tous les aspects de la relation de communication pédagogique que cette relation est souvent vécue ou conçue sur le modèle de la relation primordiale de commu‑ nication pédagogique, i.e. la relation entre parents et enfants ou, plus généralement, entre générations. La tendance à réinstaurer avec toute personne investie d’une AuP la relation archétypale avec le père est si forte que celui qui enseigne, si jeune soit-il, tend à être traité comme un père ; e.g. Manu  : « Le brahmane qui donne la naissance spirituelle et enseigne le devoir, même enfant, est, de par la loi, le père d’un homme d’âge » ; et Freud  : « Nous comprenons maintenant nos rapports avec nos professeurs. Ces hommes, qui n’étaient même pas pères eux-mêmes, devinrent pour nous des substituts paternels. C’est pourquoi ils nous paraissaient si mûrs, si inaccessiblement adultes, même quand ils étaient encore très jeunes. Nous transférions sur eux le respect et les espoirs que nous inspirait le père omniscient de notre enfance, et nous nous mîmes à les traiter comme nous traitions notre père à la maison »  2.

Les enfants ne peuvent que faire globalement confiance aux plus âgés car leur expérience sociale passée leur a inculqué précocement, systématiquement et durablement le respect des parents. Non pas que cette inculcation ait été

1.  Waddington écrit que « le développement psychologique de l’homme est tel que le nouveau-né devient une créature prête à accepter l’information transmise » et que pour cela il se tourne vers des « porteurs d’autorité » (Waddington 1961 : 7. Traduit par moi). 2.  Bourdieu & Passeron 1970 : 34.

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le produit d’une action pédagogique volontaire de la part des parents. Mais elle est le produit d’un état de fait, à savoir celui de la dépendance absolue et de la totale remise de soi à l’égard des parents. Cet état de fait n’est pas une option possible parmi d’autres, mais une obligation universelle pour la survie. Et cette situation de respect à l’égard des aînés se répétera tout au long de leur vie lorsqu’ils auront l’occasion d’apprendre auprès de camarades ou d’ensei‑ gnants (dans les sociétés à école) et d’obéir à des supérieurs hiérarchiques plus âgés qu’eux. Nous avons déjà vu que les femmes qui accouchent sont, dans la grande majorité des sociétés humaines connues, aidées par des femmes ayant déjà accouché, et parfois même par des femmes ­postménopausées (qui peuvent être dans certains cas leur mère)  1. Rien d’étonnant, par conséquent, à ce que les sociétés humaines aient eu par le passé, et prolonge par maints aspects, des tendances gérontocratiques. Ce n’est que l’effet quasi mécanique de cette dépendance originelle du moins expérimenté par rapport à l’égard du plus expérimenté. Chez les Arapesh de Nouvelle-Guinée, les savoirs et savoir-faire ne sont transmis que « lorsque le besoin s’en fait sentir », dans et par la pratique, et jamais de façon formelle d’un adulte à un groupe de jeunes. Par exemple, Margaret Mead explique que « la femme qui accouche pour la première fois s’en remet, pour l’aide et l’information, à la dernière femme de son entou‑ rage immédiat qui a porté un enfant », ou que « lorsqu’un homme souhaite épouser une veuve, ce qui est dangereux, il va chercher des instructions auprès d’un autre homme qui a épousé une veuve ». Dans chaque nouvelle situation qui exige de savoir comment faire, les plus jeunes, quel que soit leur âge, se sentent et sont réellement dépendants des plus âgés et des plus expérimentés, qu’ils vont donc respecter : La tradition passe au moment où elle est nécessaire, de celui qui a fait l’expérience vers celui qui va la faire maintenant. Il n’y a pas de sens de la connaissance accumulée qui est enseignée à tous. Et à cause de leur vie dispersée, ils ont peu d’occasions d’assister à l’exécution des rituels. Tout cela renforce le sentiment de dépendance des jeunes hommes à l’égard de leurs aînés : « Si nos aînés venaient à mourir, que ferions-nous ? Qui nous donnerait des instructions ? Comment pourrions-nous savoir ce qu’il faut faire ? » La vie leur a été présentée comme une suite d’urgences auxquelles ils ne sont pas censés se préparer, mais simplement faire confiance aux objectifs communs bienfaisants de leurs aînés  2.

Le cas exemplaire d’une société entièrement gérontocratique est celui des Aborigènes d’Australie. Robert Lowie écrivait en 1936 : « Le trait saillant de la vie publique en Australie est la prééminence des vieillards. Il existe des 1.  Cf. supra « De l’accouchement solitaire à l’accouchement socialisé ». 2.  Mead 1937 : 49. Traduit par moi.

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variations locales quant aux pouvoirs des anciens, mais presque partout  les femmes sont sévèrement exclues des manifestations politiques et partout les jeunes gens jouent dans les délibérations tribales un rôle insignifiant ou même nul  1. » Référence centrale des Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim, l’Australie des Aborigènes est présentée par Testart de la façon suivante : Au moment de la première colonisation anglaise, en 1788, l’Australie en était restée, en termes de culture matérielle, à l’âge de la pierre et il y résidait des chasseurs-cueilleurs –  généralement caractérisés par certains manques : absence d’agriculture, d’élevage, de tissage, de métallurgie. L’île comptait quelque cinq cents tribus, avec autant de systèmes de parenté différents, autant de langues et de mythologies différentes  2.

Les nombreux travaux anthropologiques sur ces sociétés australiennes, sans État ni richesse, sans grande technologie non plus (« la propriété des moyens de production se limite à quelques haches, lances et propulseurs  3 ») ont insisté sur l’importance de l’âge et du rapport aîné-cadet (la « subor‑ dination générale des jeunes aux anciens », essentiellement justifiée par les connaissances religieuses des seconds), en plus de la différence entre hommes et femmes (« la subordination des femmes aux hommes  4 »). Parmi les points saillants d’une organisation sociale selon l’âge, Testart note tout d’abord le fait que « les vieux détiennent un pouvoir considérable, sont craints et respectés, disposent de nombreuses épouses tandis que les jeunes restent célibataires », ce qui a déterminé les anthropologues à parler sans hésitation de gérontocratie : Le pouvoir des vieux est manifeste. Il est la conséquence des stratégies matrimoniales : ils accaparent les femmes, et surtout les jeunes. On sait que le célibat forcé des jeunes dure jusque dans la trentaine. II est clair que, même si les sociétés de chasseurs-cueilleurs d’Australie peuvent être qualifiées, selon la formule de Marshall Sahlins, de « sociétés d’abon‑ dance », et quand bien même les Aborigènes travaillent peu, ce sont sur les jeunes que pèse tout le travail  5.

Il y a ensuite l’importance de l’initiation, dont sont exclues les femmes (qui ne connaissent que des rites de puberté mais pas d’initiation), sachant que les différents moments d’initiation « correspondent à des âges de la vie ». Ce que distinguent les rites d’initiation ce sont, d’une part, les hommes, qui peuvent être initiés, des femmes, qui resteront toujours des non-initiées, et 1.  Lowie 1969 [1936]. 2.  Testart 2021 : 105. 3.  Ibid. : 247. 4.  Ibid. : 265. 5.  Ibid. : 259‑260.

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d’autre part, les adultes qui sont déjà initiés des garçons qui ne le sont pas encore mais qui le seront forcément un jour. Enfin, la levée des interdits alimentaires, « extrêmement nombreux pour les femmes et les jeunes », se fait avec l’âge  1. Testart précise que l’âge n’intervient jamais « sous forme d’un âge chiffré et objectif », mais n’est qu’un critère de différenciation des aînés et des cadets. Même si les représentations indigènes font des rapports intragénérationnel et intergénérationnel des rapports symétriques, dans les faits, le principe d’antériorité joue un rôle extrêmement structurant et toute l’organisation sociale repose sur des asymétries entre les vieux et les jeunes  2, les ancêtres et les vivants. Toutefois, cette dépendance est limitée par la faiblesse relative de l’écart d’expériences et de savoirs entre vieux et jeunes, du fait de la faible accumulation artefactuelle notamment, de l’absence de richesse et d’inégalités économiques, etc. La société exprime donc, par son système de parenté et par ses mythes, cette faiblesse des écarts en accentuant la symétrie des positions et en se présentant « officiellement » comme parfaitement égalitaire  : « Il est évident qu’il existe dans les sociétés aborigènes australiennes des asymétries, des inégalités et même des phénomènes de domination. Les anciens contrôlent les femmes et, ce faisant, les jeunes hommes. Ces phénomènes, connus de longue date (depuis les années 1880 environ) et décrits sous la rubrique “gérontocratie”, ont été peu théorisés  3. » Dans son travail sur les habitants des îles Andaman, l’anthropologue britannique Radcliffe-Brown notait lui aussi la prédominance des anciens, en montrant bien que la domination n’est pas essentiellement physique et ne repose pas sur un rapport de force permanent entre les vieux et les jeunes. Si les jeunes sont aussi déférents, c’est parce que les plus âgés sont respectés, admirés, associés à un certain prestige. Tout le travail de socialisation, qui s’est opéré à travers la relation de dépendance-domination entre parents et enfants, a forgé ce respect, anthropologiquement bien fondé, qui n’a nul besoin de la force pour être obtenu : Les affaires de la communauté sont entièrement réglées par les anciens, hommes et femmes. Les plus jeunes membres de la communauté sont élevés pour rendre hommage à leurs aînés et pour se soumettre à eux à bien des égards. Il a déjà été démontré comment, dans la distribution de la nourriture, les aînés en ont la meilleure part. Lorsqu’il s’agit de déplacer le campement vers un meilleur terrain de chasse, l’avis des hommes les plus âgés pèseraient contre celui des plus jeunes s’ils ne sont pas d’accord. 1.  Testart 1995 : 175‑176. 2.  Testart note que le rapport parents-enfants est, dans les faits, déséquilibré « du simple fait qu’il existe une différence d’âge, que les enfants ont besoin (ou ont eu besoin) de la protection de leurs parents, que l’autorité va mieux à celui qui a l’expérience » (Testart 2021 : 134‑135). 3.  Ibid. : 247.

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Il ne faut cependant pas penser que les hommes âgés sont tyranniques ou égoïstes. Je n’ai entendu qu’une seule fois un jeune homme se plaindre que les hommes âgés obtiennent autant le meilleur de tout. Le respect de l’ancienneté est entretenu en partie par la tradition et en partie par le fait que les hommes les plus âgés ont eu une plus grande expérience que les plus jeunes  1.

Alain Testart a bien mis en évidence l’importance de la « puissance paren‑ tale » dans les sociétés lignagères africaines, le lignage étant un groupe de parenté au sein duquel les membres descendent en unifiliation d’un même ancêtre. Il précisait, par ailleurs, que le phénomène était tout aussi avéré dans les « sociétés d’Eurasie ou d’Asie du Sud-Est – jusqu’aux abords de la Nouvelle-Guinée – dans lesquelles les lignages sont prédominants  2 ». Partant de la patria potestas caractéristique du droit romain comme point de compa‑ raison, Testart note que « tandis qu’à Rome le paterfamilias détient l’autorité suprême, en Afrique, la puissance est souvent plus éclatée. Dans maintes de ces sociétés, les enfants sont dépendants du père et, dans certaines d’entre elles de type matrilinéaire, ils le sont de l’oncle  3 ». Les droits avunculaire et paternel, qui marquent par ailleurs l’omniprésence de la domination mascu‑ line, définissent donc la puissance de l’oncle maternel sur son neveu et celle du père sur son enfant : S’agissant des similitudes, nous trouvons les mêmes éléments de puissance à Rome et dans les sociétés lignagères : un droit sur la force de travail et, par voie de conséquence, sur le produit de ce travail ; un droit sur les biens et un droit sur les personnes (parce qu’en Afrique les biens se conver‑ tissent en personnes, et réciproquement) ; le droit de tirer profit de ces personnes en les gageant ou en les vendant. Celui de punir, éventuellement de mort, du moins d’expulsion ou de vente en esclavage à l’extérieur. La puissance parentale africaine, ici, est identique à celle de la patria potestas, à condition de définir ce concept de puissance de façon assez large. Peu importe, en effet, que ces différents droits puissent être partagés entre plusieurs parents, entre l’oncle maternel et le père : c’est leur somme qui est comparable à la puissance du pater romain. Elle est comparable par son étendue – tous ces parents disposant ensemble d’une puissance globale sensiblement de même ampleur, par l’autorité qu’elle suppose ou le profit qu’ils peuvent en tirer  4.

La puissance parentale, légalement reconnue, est si grande qu’elle peut aller jusqu’au « droit de vie et de mort, d’expulsion, de malédiction, d’exhé‑ 1.  Radcliffe-Brown 1964 [1922] : 44. Traduit par moi. 2.  Testart 2021 : 424. 3.  Ibid. : 368. 4.  Ibid. : 369‑370.

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rédation, etc.  1 » en cas de désobéissance, à la vente de l’enfant en esclavage ou à l’appropriation de son travail. Elle a pour particularité d’être écono‑ miquement potentiellement rentable pour les parents, introduisant dans le rapport de dépendance parent-enfant une dimension économique qui est absente de beaucoup d’autres sociétés. De manière générale, la succession dans le temps détermine tout, au point qu’« antériorité » soit un équivalent de « domination » et « postério‑ rité » un équivalent de « subordination ». Tout cela vient –  mais Testart ne le formule pas – de l’évidence de la parfaite coïncidence de l’antériorité et de la domination des parents sur les enfants. De ce fait banal produit par l’altricialité secondaire, tout le reste se déduit : les ancêtres sont censés dominer les vivants, les ancêtres les plus lointains sont davantage révérés que les plus récents, les anciens dominent les plus jeunes, les aînés dominent les cadets, les premiers arrivés parmi les lignages composant un village dominent ceux qui sont arrivés après et fournissent les chefs du village  2, les premières épouses d’un homme dominent les épouses suivantes, les maris dominent leurs femmes considérées comme leurs cadettes ou leurs filles  3, etc. : Un autre constat peut être établi : le temps hiérarchise les relations dans tous les domaines. Dans le domaine de la parenté, de l’héritage et de la dévolution successorale, le plus ancien est toujours supérieur au plus récent : l’aîné est supérieur au cadet. S’il n’y a pas, en général, de termes de parenté pour la catégorie « frère », il existe des termes distincts pour « frère aîné » et « frère cadet », etc. Les vieux sont plus respectés que les jeunes. Les ancêtres sont, à ce titre, d’autant plus vénérés qu’ils sont anciens. Il en résulte que les morts sont davantage honorés que les vivants et que ces derniers dépendent des défunts. En termes de résidence, il y a primauté du premier arrivant : un lignage qui arrive en premier dans une localité est considéré comme supérieur aux lignages venant ultérieurement. Enfin, le chef d’un lignage d’un niveau plus élevé (plus ancien) est supérieur à celui d’un niveau plus bas  4.

Un autre exemple, représentatif d’une grande partie de l’Afrique lignagère, peut être tiré du travail de Jean-Pierre Olivier de Sardan sur les Songhay-Zarma (Niger-Mali). L’unité domestique, qui « constitue l’instance par excellence où s’accomplit le procès de production agricole » et « permet la constitution d’un stock de nourriture collective », est « géré par le patriarche »  5. C’est 1.  Ibid. : 370. 2.  « Comme pour les parents au sein du lignage, les lignages, à l’intérieur du village, se trouvent hiérarchisés par un principe d’ancienneté – la primauté du premier arrivant » (ibid. : 420). 3.  Cf. infra « La femme, enfant ou cadette ». 4.  Testart 2021 : 408. 5.  Olivier de Sardan 1984 : 110.

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toute « l’agriculture sahélienne précoloniale pour ne pas parler de l’Afrique tout entière » qui repose sur le même type d’organisation : Les rapports d’âge et de sexe y constituent, on le sait, la trame de toute la vie rurale précapitaliste […], quels que soient les rapports de produc‑ tion plus complexes qui s’y greffent ou s’y superposent éventuellement. L’organisation de la production dans le cadre de la famille étendue, la gestion du travail collectif et des fruits de ce travail par l’aîné du groupe, la division sexuelle des tâches constituent des traits élémen‑ taires communs à la plupart des sociétés africaines rurales (précoloniales), au-delà de leurs considérables différences respectives tant au point de vue économique que socio-politique. À cette structuration de l’unité domestique par l’âge et le sexe correspond d’ailleurs la pertinence de ces mêmes critères à d’autres niveaux de la vie sociale : privilèges dus à l’âge, contrôle des échanges matrimoniaux par les aînés, exclusion des femmes d’une grande partie de la vie publique… Comme ailleurs, ces différences masquent des inégalités. Gérontocratie et androcratie imprègnent les divers tissus de la culture et de la société. Au niveau économique, c’est à l’échelle de l’unité domestique, c’est-à-dire là où s’opère l’essentiel et du procès de production et du procès de consommation, que la dépendance des femmes et des cadets prend racine. L’autorité du « chef de conces‑ sion » sur les résidents recouvre une inégalité entre hommes et femmes et entre aînés et cadets. C’est autour du patriarche que s’ordonnent et s’articulent ces deux relations  1.

Chez les Bambara, étudiés par l’anthropologue Michèle Fellous, la vie sociale est structurée par l’âge et se déroule sous l’autorité des vieux du village. Par exemple : Une fois circoncis, tout jeune continue à faire partie d’une classe d’âge qui regroupe les circoncis de la même promotion et à laquelle il appar‑ tiendra toute sa vie. La hiérarchie sera toujours scrupuleusement respectée : lorsqu’un conflit éclate ses membres recourent à l’arbitrage du chef de la classe d’âge supérieur. Quand un repas est organisé, un plat est donné à la classe d’âge supérieur et un à la classe inférieure ; elles ont chacune leur emblème  2.

De même, des sociétés secrètes qui « incarnent la loi et la justice du village » rassemblent tous les hommes âgés, et seules les vieilles femmes transmettent par voie initiatique les « connaissances relatives à la concep‑ tion et à l’accouchement »  3. Travaillant plus spécifiquement sur la socialisa‑ 1.  Ibid. : 110. 2.  Fellous 1981 : 203. 3.  Ibid. : 204.

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tion de l’enfant bambara, Michèle Fellous note que « chaque acte de la vie quotidienne a une fonction pédagogique : les repas, les réunions des jeunes ou d’anciens, les groupes de travail réactualisent les règles de la vie sociale bambara » et que l’un des principes inculqués en pratique est la « subordi‑ nation et hiérarchie d’âge »  1. Chez les Dida de Côte-d’Ivoire étudiés par Emmanuel Terray, l’observa‑ tion met au jour sans surprise deux « antagonismes » : « celui qui oppose les hommes aux femmes et celui qui oppose les aînés aux cadets, ou les pères aux fils  2 ». Or la « domination des aînés », au sens large du terme, se manifeste de différentes manières, mais repose in fine sur la détention d’un savoir : Ce sont eux qui organisent le travail et qui gèrent les biens de la commu‑ nauté familiale. Par ailleurs, le fils dépend de son père pour son mariage, et il ne devient véritablement adulte qu’à la mort de son père ; des activités comme la chasse ou la guerre conféraient aux jeunes un rôle important, mais des règles rituelles contraignantes neutralisaient l’influence que les jeunes auraient pu acquérir par ce biais. Précisons que le pouvoir des pères repose, non pas sur le contrôle des moyens de production – la terre est propriété collective et les outils sont faciles à produire  – mais sur le monopole qu’ils exercent sur le savoir social indispensable à la vie quoti‑ dienne.

Chez les Bathonga d’Afrique du Sud étudiés par Irving Goldman, toute la structure sociale repose sur une hiérarchie d’âge et de rang : Dans chaque kraal, le chef, le père ou le frère aîné, est l’individu le plus respecté et le plus craint. Son frère cadet le suit dans le respect et la respon‑ sabilité, et ainsi de suite. Chez les enfants, les mêmes distinctions d’âge existent. Les petits garçons doivent servir leurs frères aînés. De même, dans la capitale du groupe local, le village du chef, les mêmes distinctions quant au rang d’âge sont rigoureusement maintenues. Fermement sanctionnées par la religion et la coutume sociale, les normes de comportement fixées par ce principe de hiérarchie ne peuvent être modifiées que dans de rares cas par un individu exceptionnel  3.

L’ensemble de cette hiérarchie est logiquement soutenu par des dieuxancêtres qui rappellent l’importance du principe de séniorité : Derrière le modèle ordonné de la vie des Bathonga court le fil de la religion, qui cimente fermement l’individu à la structure fixe de la hiérarchie de l’âge et du rang. Car derrière le pouvoir du chef du village 1.  Ibid. 2.  Terray s.d. 3.  Goldman 1937b : 361‑362. Traduit par moi.

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et du chef du kraal se cachent les sanctions surnaturelles des dieux ancêtres qui punissent toute transgression de la règle de la hiérarchie  1.

Quant à l’éducation de l’enfant, elle vise de la même façon « à développer en lui les attitudes appropriées de respect envers les anciens, le chef et les dieux » : On ne permet pas non plus à l’enfant de grandir tout simplement. Mais à chaque étape, depuis le moment où le petit garçon est en âge de s’occuper des chèvres de son père jusqu’au moment où il a passé par le régime ardu de l’école d’initiation, il est forcé de faire la distinction entre le plus âgé et le plus jeune, jusqu’à ce qu’à l’âge d’homme il ne soit plus un petit sauvage non formé, mais un membre digne et coopératif du village de son père  2.

Chez les Wolof du Sénégal étudiés par Jacqueline Rabain, l’enfant apprend dans sa relation aux autres la place qu’il doit occuper « de par son sexe, son âge et son appartenance lignagère ». Et pour cela, on instaure parfois une relation privilégiée entre lui et l’un de ses aïeuls récemment mort, relation qui passe par la reconnaissance d’une « ressemblance corporelle » (« l’aïeul mort récemment “revient” dans son petit-fils »), ou avec un ancêtre qui fait « retour » en lui. En établissant de tels liens, on relie le présent au passé, les vivants aux ancêtres morts, les jeunes aux anciens, les enfants aux parents, les cadets aux aînés, etc. : La recherche de l’origine et la référence aux ancêtres orientent et condi‑ tionnent donc la constitution de l’identité et le processus de socialisation. L’enfant homologué à l’ancêtre (ou à l’esprit ancestral) renvoie ses propres géniteurs au désir des ascendants morts et vient au monde sous le signe d’une dette. Ainsi, aux premiers âges de la vie, la présence requise et désirée des enfants dans les événements de la vie sociale s’articule-t-elle à la présence discrète et insistante des morts dans la trame quotidienne tout autant qu’aux lieux de culte  3.

Au-delà de l’âge de trois ou quatre  ans, l’enfant Wolof est « établi dans une position sociale, soumis à ses aînés et dispose d’un pouvoir non contesté sur ses cadets  4 ». La manière dont sont conçus les rôles d’aîné et de cadet manifeste bien la transposition intragénérationnelle du rapport intergénéra‑ tionnel parent-enfant. En effet, l’aîné est à la fois celui qui peut agresser son cadet et celui qui occupe une « position de consolateur » : 1.  Ibid. : 373. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 375. Traduit par moi. 3.  Rabain 1979 : 20‑21. 4.  Ibid. : 146.

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Cette relation passe également par la transformation d’une imputation d’« agression » en suggestion de « protection » (« tu le frappes, console-le »), comme si se trouvaient là associés et en quelque sorte légitimés les deux aspects de son pouvoir. L’agression potentielle est transformée en inter‑ vention nécessaire, en pouvoir socialement homologué : pouvoir de l’aîné, de soutenir, de réguler les activités du cadet […] La position d’aîné n’est en aucun cas symétrique à celle de cadet. On institue l’enfant comme aîné pour lui apprendre le nécessaire rapport au cadet, en transformant la relation duelle, l’agression, le malaise en miroir, en rapport légitimé de protection et d’autorité. Mais cette position d’aîné à laquelle on hisse l’enfant et qu’on idéalise est une position reculée à l’infini, car il y a toujours plus aîné que soit, à la limite, l’aîné idéal est l’ancêtre  1.

Comme le dit bien Joseph Henrich : « Parmi les espèces où se pratique l’apprentissage culturel, les individus vieillissants, quoique soumis à un déclin physique, possèdent donc un savoir-faire transmissible qui les rend précieux pour les jeunes générations  2. » De ce point de vue très général, les hommes ne se distinguent guère des éléphants ou des grands mammifères marins. Les plus âgés qui ont accumulé de l’expérience, et même du savoir, représentent une aide précieuse dans la « lutte pour la vie » comme disait Darwin, c’està-dire un levier adaptatif central : Ce savoir accumulé explique sans doute pourquoi les anciens sont presti‑ gieux dans la plupart des sociétés traditionnelles, sinon toutes. Une vaste enquête transculturelle a étudié le rôle des anciens dans 69 sociétés tradi‑ tionnelles ou de taille réduite ; dans 46 d’entre elles, il est explicitement fait mention de respect, de déférence, de révérence, d’hommage ou d’obéis‑ sance à l’égard des anciens ; dans 5 autres, ces comportements sont recom‑ mandés de manière implicite. Pour les cas restants, on ne trouve aucune mention de la manière dont les anciens sont traités – ce qui ne veut pas dire qu’ils ne font pas eux aussi l’objet de déférence et de respect. Dans toutes ces sociétés, les anciens jouissent de nombreux avantages liés à la déférence due au prestige. En Tasmanie, par exemple, on leur réserve les meilleurs aliments ; chez les Omaha, ils sont exemptés de scarification à la mort d’un membre de la tribu ; chez les Crow, ils échappent à nombre de tâches ardues. Enfin, les positions de commandement et les sièges dans les conseils d’arbitrage sont souvent réservés aux individus d’un certain âge  3.

Une partie du respect des anciens est liée à leur sagesse (cumul d’expé‑ riences) et à leur culture (cumul de savoirs). Les premières formes de sociétés 1.  Ibid. : 159‑160. 2.  Henrich 2019 [2017] : 193‑194. 3.  Ibid.  : 194. À propos de la déférence quasi universelle à l’égard des anciens dans les sociétés pré-étatiques, cf. Simmons 1945 et Silverman & Maxwell 1978 : 91‑108.

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humaines connues sont des sociétés où l’âge et le degré de connaissances ou d’expériences sont assez largement corrélés. Les plus âgés sont ceux qui détiennent et incarnent les savoirs sociaux et techniques nécessaires à la survie du groupe, et ne font ainsi que prolonger la situation initiale marquée par le différentiel expérientiel et culturel considérable entre les enfants et leurs parents. La coexistence d’au moins trois générations, rendue possible par la longévité de l’espèce, a permis la préservation et l’accumulation des savoirs, et leur transmission aux nouvelles générations qui dépendent donc de ces ressources incorporées dans les générations de leurs parents et de leurs grands-parents. On ne verra pas un hasard, par conséquent, dans le fait que certaines de ces sociétés envisagent la possibilité que l’esprit des ancêtres puisse se réincarner dans les nouveau-nés, comme dans une préfiguration symbolique ou une métaphore des processus effectifs de transmission d’un capital culturel ancestral  1. Chez les Bambara, les Dogon ou les Wolof, par exemple, « la lignée se perpétue de manière cyclique à travers la personne  2 ». On croit à la réincarnation, qui fait que l’esprit d’un ancêtre ou les « principes spirituels d’un de ses ascendants », mort ou vivant, sont hérités par un enfant. Il y a l’idée alors que l’enfant possède un « double » ou est « double » lui-même, et le double est « la projection du diachronique sur le plan synchronique  3 ». L’ascendant ou l’ancêtre (celui qui est venu avant) revient dans le présent et vient s’associer à l’enfant, ce qui crée du double. Dans la même logique, on donne souvent à l’enfant le « nom d’un ancêtre décédé, généralement celui du grand-père ou de la grand-mère paternels  4 ». Jacqueline Rabain a bien vu le lien entre la théorie de la réincarnation et la dépendance de l’enfant ou du jeune aux anciens en matière de connaissances : Dans la société traditionnelle, l’accession à la connaissance s’opère confor‑ mément au principe de séniorité, elle est progressive et dosée tout au long de la vie. Un degré de connaissance est fixé par la coutume pour chaque âge et pour chaque statut. Cette différenciation concourt à assurer l’indispensable interdépendance des différentes strates de la société. La classe des vieux, qui sont tous, en un sens, des boroom xam xam, occupe le sommet de la hiérarchie et détient la somme de toutes les connaissances. Elle détient, par excellence, le droit à la prise de parole, elle a le jugement et le savoir sûrs. Elle est, par ailleurs, proche du monde des morts et elle communique avec lui. L’enfant, lui, se situe en théorie au plus bas degré de l’échelle des savoir-faire et des connaissances, à proprement parler, « il ne sait rien ». C’est, du moins, sa place au point de vue social. La 1.  Cf., par exemple, Dupire 1982. 2.  Rabain 1979 : 162. 3.  Ibid. : 163. 4.  Ibid. : 166.

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théorie de la réincarnation clairement affirmée ou diffuse, donne une image inversée de ce modèle d’accession au savoir, ou tout au moins elle en offre un reflet ambigu  1.

Cette métaphorisation des rapports de transmission culturelle entre les anciens et les jeunes s’accompagne aussi d’une métaphorisation de la relation de dépendance parent-enfant dans la mesure où l’ancêtre fait son retour dans l’enfant en tant que protecteur. La même fonction qui sera, dans d’autres types de société, attribuée aux dieux  2, est ici associée à l’ancêtre. La relation parents-enfants fonde ces rapports qui relèvent alors d’une même ambiguïté. Car les parents peuvent, certes, être menaçants, mais ils sont aussi ceux qui nourrissent, réchauffent, protègent, cajolent et rassurent : Le docteur N. développe ce thème  : « l’ancêtre revient par affectivité, c’est dans l’ordre naturel des choses. Il revient pour couver les siens (uuf njaboot ; uuf  : serrer, blottir contre sa poitrine ; njaboot  : famille). Le grand-père et la grand-mère reviennent pour jouer le rôle dans la famille, eux sur lesquels tout le monde s’appuie. » […] Voici ce qui est dit dans une prière récitée avant la pose des récipients de l’autel domestique : « … viens leur donner à manger et à boire, (alors) ils descendent de toi, ils te donnent la paix et ils te donnent la bonne santé. Les tuur de tes ancêtres (ou tes tuur ancestraux), qu’ils se serrent (blottissent) ici, qu’ils te serrent toi, qu’ils serrent ici leur famille, qu’ils te serrent avec ta famille. Qu’ils te donnent la paix et te donnent la santé, qu’ils veillent sur toi, ils veillent sur ta famille et sur la famille de l’ensemble des musulmans. » Mais si l’ancêtre revient ainsi pour veiller sur sa famille, c’est qu’une menace peut peser sur celle-ci. Il est à même d’écarter le danger en question, par conséquent il y a un pouvoir. De là à lui conférer un caractère menaçant, il n’y a qu’un pas. […] L’hypothèse du retour de l’ancêtre est donc entourée chez les Wolof d’un halo d’ambivalence. L’aïeul réincarné est animé tantôt de bonnes, tantôt de mauvaises intentions. […] Les comportements de l’entourage envers l’enfant lui-même font écho à ses représentations. Comme ceux qui concerneront l’enfant dit nit ku bon (« Personne qui est mauvaise ») – ancêtre réincarné suivant l’une des hypothèses – ils sont caractérisés par de la sollicitude, un respect mêlé de crainte  3.

De même, les systèmes de parenté des Aborigènes d’Australie, basés sur la conception d’un temps réversible, identifient des générations séparées dans le temps  : « Tous les systèmes de parenté identifient les générations +  2 et –  2. Ils se présentent comme si le temps s’enroulait sur un cylindre avec un cycle de quatre générations : les petits-fils identifiés aux grands-parents, 1.  Ibid. : 174. 2.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 3.  Rabain 1979 : 170‑171.

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les arrière-petits-fils identifiés au père, à la mère, aux oncles, aux tantes, et ainsi de suite  1. » C’est une autre façon d’exprimer la dépendance entre les générations. Et la réincarnation est à nouveau une technique de légitimation des aînés par les ancêtres. Ainsi, sur l’île grecque de Karpathos, l’ancêtre, qui est censé avoir fondé la lignée, renaît lui aussi dans le corps du descendant, aîné, portant son prénom. L’aîné est donc la réincarnation (anastasis) de l’ancêtre et bénéficie ainsi de son aura  2. Les Indiens de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord, les Kwakiutl étudiés notamment par Franz Boas, sont divisés en un grand nombre de tribus, qui sont à leur tour subdivisées en « septs », eux-mêmes subdivisés en clans. Chaque clan possède son totem (animal) associé à un ancêtre mythique. Comme l’écrivait l’anthropologue à propos de l’origine de ces totems  : « Tous mes efforts pour obtenir des informations sur l’origine supposée de la relation entre l’homme et l’animal ont invariablement abouti à la narration d’un mythe, dans lequel il est dit comment un certain ancêtre du clan en question a obtenu son totem  3. » Cette structure politique fonda‑ mentale qui fait reposer le groupe sur un ancêtre commun montre, selon moi, l’importance de la relation de dépendance parents-enfants sur la base de laquelle se structure toute la vision du monde, à savoir la prééminence de l’antériorité sur la postériorité, la position de l’ancêtre qui veille sur le groupe comme les parents sur leur enfant  : « Chaque clan des Kwakiutl proprement dit tire son origine d’un ancêtre mythique qui est descendu du ciel, a surgi du monde souterrain ou a émergé de l’océan. Leurs armoiries et leurs privilèges […] sont fondés sur les aventures de leurs ancêtres, dont ils sont censés être les descendants  4. » Lorsque le chef d’une tribu s’exprime pour évoquer les valeurs du groupe, c’est la légitimité de l’ancêtre qui est invoquée. Se mêlent dans les discours les ancêtres mythiques, les ancêtres réels (grands-parents) et les esprits ou les divinités, qui tous occupent des places de pouvoir : « Je suis fier de parler de mon ancêtre, le chef qui, au commencement du monde, s’appelait Ma’Xua. » […] (Puis le chef parle et dit  :) « Nos voies ne sont pas de nouvelles voies. Elles ont été faites par notre chef (la divinité) et marquées pour nous lorsqu’il a fait de nos ancêtres des hommes. Nous essayons d’imiter ce que nos ancêtres ont été invités à faire par le

1.  Testart 2021 : 135‑136. 2.  Cf. Vernier 1991. On notera cependant que lorsqu’une domination « cherche » à se légitimer, des moyens hétérogènes peuvent être mobilisés, les dominants faisant feu de tout bois pour justifier leur domination. Ainsi, les mêmes aînés à Karpathos sont aussi légitimés par la croyance selon laquelle le sperme perd de sa force et de sa qualité des premiers enfants aux derniers, les cadets étant donc considérés comme naturellement plus faibles que les aînés. 3.  Boas 1897 : 323. Traduit par moi. Cf. aussi Goldman 1937a. 4.  Boas 1897 : 328. Traduit par moi.

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créateur. Gardez vos anciennes habitudes, Kwakiutl ; gardez les voies de vos grands-pères qui ont établi la coutume pour vous »  1.

Boas cite un chef s’adressant aux membres de sa tribu, comme un père à ses enfants, et rappelant que ce sont les ancêtres qui ont donné les lois permettant de bien diriger sa conduite : « “Ô mes enfants. Je suis heureux de voir que vous obéissez aux lois qui ont été données à nos ancêtres. Vous savez que si nous commettons une erreur dans ce cérémonial, cela signifie que nos vies seront écourtées. Quand j’étais jeune, j’ai vu mon grand-père tuer un homme qui avait enfreint les règles de l’écorce de cèdre rouge  2.” » L’ancêtre mythique est censé avoir construit sa maison précisément à l’endroit où vivent ses descendants et « chaque clan revendique un certain rang et certains privilèges qui sont basés sur la descendance et les aventures de son ancêtre  3 ». Par ailleurs, les tribus de la côte Pacifique se divisent en trois catégories : une élite essentiellement masculine qui incarne les ancêtres, les gens du peuple et les esclaves (captifs faits à la guerre ou achetés). On a donc affaire à des sociétés hiérarchisées, avec domination masculine et structure politique reposant sur la légitimité des ancêtres : Le clan des Kwakiutl est organisé de telle sorte qu’un nombre limité de familles est reconnu. L’ancêtre de chacune de ces familles possède une tradition qui lui est propre, en dehors de la tradition générale du clan, et, en raison de la possession de cette tradition, qui concerne presque toujours l’acquisition d’un manitou  4, il possède certains blasons et privilèges qui lui sont propres. Cette tradition et les blasons et privilèges qui y sont liés descendent, avec le nom de l’ancêtre, sur ses descendants directs en ligne masculine, ou […] par le mariage de sa fille, sur son gendre, et par lui sur ses petits-enfants. Mais il n’y a qu’un seul homme à la fois qui incarne l’ancêtre et qui, par conséquent, a son rang et ses privilèges. Les individus personnifiant les ancêtres forment la noblesse de la tribu  5.

Les hiérarchies se manifestent notamment dans les fameux potlatchs. Selon la définition de Testart, « un potlatch est une fête à caractère public organisée et financée par un homme de renom aux fins précisément de soutenir son nom et au cours de laquelle il procède, à cet effet, à des distri‑ butions somptuaires de richesses mobilières au bénéfice des seuls invités, le tout selon une étiquette rigoureuse, donnant plus aux hauts dignitaires et 1.  Ibid. : 346. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 568. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 334. Traduit par moi. 4.  Désigne un esprit surnaturel chez certains peuples nord-amérindiens. 5.  Boas 1897 : 338. Traduit par moi.

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moins à ceux situés plus bas dans l’échelle hiérarchique  1 ». Lors de ces fêtes sont parfois portés « des masques qui représentent l’ancêtre du clan et font référence à sa légende  2 ». Cela signifie donc qu’il existe une hiérarchie des « noms » et des familles, des riches et des pauvres, et des concurrences pour imposer aux autres son éminence symbolique : Les grands potlatchs mettent toujours en jeu des gens de plusieurs villages, étant entendu qu’il a pour but de rendre public l’éclat d’un nom, ou, disons, la grandeur d’un nom. C’est pourquoi il n’est de potlatch que donné par ceux qui ont un nom ; les esclaves, qui n’en ont pas, ne peuvent en organiser, pas plus que les « gens de rien », c’est-à-dire la majorité de la population. Le potlatch est une affaire d’élite, et unique‑ ment d’elle. Inviter un grand nombre de participants est ainsi une façon d’être reconnu comme grand par tous ces gens. Mais la grandeur de celui qui donne le potlatch se mesure d’abord à sa munificence. Il donnera le plus possible, quelquefois des biens qu’il aura difficilement acquis à cet effet  3.

Concernant les rapports de rivalité entre les clans, les garçons sont socia‑ lisés par leurs aînés à s’efforcer de surpasser les jeunes hommes des autres clans : « Des garçons de clans différents sont dressés les uns contre les autres par leurs aînés, et chacun est exhorté à faire tout son possible pour surpasser son rival. Et comme les garçons luttent les uns contre les autres, les chefs et tous les clans font de même, et le seul objectif de l’Indien est de surpasser son rival  4. » Si l’ancêtre mythique commun est le principe d’unification du clan, l’ancienneté structure, ici comme ailleurs, une grande partie des rapports sociaux. Par exemple, « lorsque le jeune démarre dans la vie, il est généreu‑ sement assisté par ses aînés, notamment par la noblesse de la tribu  5 ». De même, l’acquisition par un homme d’un rang au sein de la tribu dépend de la décision des anciens (hommes) et suppose une succession de père à fils : À ce moment le père cède son siège […] au profit de son fils. Une fois que le garçon a payé ses dettes, le chef convoque tous les membres les plus âgés de la tribu à un conseil, dans lequel il est décidé que le garçon doit recevoir le siège de son père. Le chef envoie son locuteur appeler le garçon, et son clan sort en compagnie de l’orateur  6. 1.  Testart 2021 : 437. 2.  Ibid. 3.  Ibid. : 438. 4.  Boas 1897 : 343. Traduit par moi. 5.  Ibid. : 341. Traduit par moi. 6.  Ibid. : 342. Traduit par moi.

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Enfin, au sein des « septs » (ou numayms), la préférence est accordée aux « premiers-nés » en matière d’héritage des noms : Fondamentalement, un numaym est constitué d’un nombre fixe de noms et de privilèges qui ont été obtenus à l’origine par un ancêtre auprès de forces surnaturelles après une série d’aventures. Il est probable qu’à une époque antérieure, le nombre de noms était bien inférieur à ce qu’il est aujourd’hui, en raison de l’accumulation de noms sur une même personne. Actuellement, il y a dans de nombreux numayms plus de noms que de personnes pour les utiliser, mais comme chaque nom dans le numaym occupe une position fixe dans une hiérarchie de rang, seuls certains individus peuvent hériter des noms les plus honorés, les premiers-nés. Les autres enfants reçoivent les noms les plus communs et tombent ainsi dans les rangs des roturiers  1.

Outre les potlatchs qui entendent marquer une distance entre ceux qui peuvent les organiser et les autres, qui n’en ont pas les moyens, un véritable mépris social des positions les plus nobles vis-à-vis des positions les plus basses est organisé et encouragé : « Les jeunes fils de nobles et les fils de roturiers n’ayant aucun statut dans la culture sont méprisés par les premiers-nés de la noblesse. Un chef encouragera son fils à jeter des pierres sur les jeunes roturiers afin que le jeune prince apprenne tôt les bonnes attitudes de mépris envers ses inférieurs sociaux  2. » Quant aux esprits qui sont « en contact permanent avec les Indiens et qu’ils dotent de pouvoirs surnaturels », ils sont à l’image de parents protec‑ teurs à qui on a recours en cas de nécessité. Et, pour cela, les jeunes doivent se montrer sous leur meilleur jour, comme des enfants sages qui font tout pour obtenir ce qu’ils veulent de la part de leurs parents : Pour obtenir leur aide, le jeune doit se préparer en jeûnant et en se lavant, car seuls les purs trouvent grâce à leurs yeux, tandis qu’ils tuent les impurs. Chaque jeune homme s’efforce de trouver un protecteur de ce genre. Il est clair que cette idée correspond exactement au manitou [Dieu ou esprit] des Indiens Algonquins, et que nous avons affaire ici à l’idée élémentaire de l’acquisition d’un esprit tutélaire, qui a atteint son plus fort développement en Amérique. Son caractère spécifique sur la côte du Pacifique Nord réside dans le fait que l’esprit tutélaire est devenu héréditaire  3.

Dans l’ensemble des sociétés pré-étatiques, le respect des anciens et le pouvoir qu’ils détiennent ne relèvent pas, selon toute évidence, d’un 1.  Goldman 1937a : 185‑186. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 204. Traduit par moi. 3.  Boas 1897 : 393. Traduit par moi.

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quelconque rapport de force physique tant le différentiel de force et de nombre n’est absolument pas en faveur des plus vieux. Comme le disait Claude Meillassoux, répondant à la question de savoir quel est le fondement de l’autorité des anciens sur les plus jeunes : Il est clair que ce n’est pas sur la contrainte physique  : les aînés repré‑ sentent non seulement la catégorie la plus faible numériquement mais aussi la plus faible physiquement. On observe en outre que dans un tel système social les « anciens » ne disposent d’aucune force de police capable de faire respecter leurs décisions si celles-ci ne reflètent pas un certain consensus social  1.

L’autorité des anciens tient davantage, en revanche, au savoir qu’ils détiennent, du plus technique au plus symbolique : L’acquisition des connaissances techniques donne à celui qui les possède une autorité réelle sur le profane puisque c’est d’elles que dépend la perpétuation du groupe. Des leaderships plus ou moins durables s’établissent au profit de celui qui manifeste sa supériorité dans telle ou telle technique. Tous les observateurs ont pu se rendre compte de l’importance sociale reconnue dans ces sociétés à « celui qui sait ». Or l’acquisition du savoir se fait avec le temps et coïncide avec l’âge physiologique, sinon de façon absolue, du moins de façon suffisamment significative pour appuyer la relation fondamentale d’aîné à cadet. Donc l’acquisition et la détention du savoir auront pour effet de renforcer l’autorité des plus âgés sur les plus jeunes  2.

Toutefois, là aussi, l’autorité ne peut être entièrement fondée sur le savoir car les capacités mnémoniques peuvent s’affaiblir avec la vieillesse, et « la somme des connaissances techniques vitales dans une telle société est limitée et accessible en un temps relativement court, ce qui risque de mettre à égalité tous les hommes à partir d’un certain âge  3 ». Toutes les limitations, avec des rites d’initiation qui peuvent retarder l’accès à certains types de savoirs, tels que les généalogies, les mythes, les règles du mariage, les connaissances magiques ou médicinales, sont des techniques de maintien de la distance entre les anciens et les jeunes  4. Mais au fond, et Meillassoux ne se pose pas la question en ces termes, l’autorité ne reposerait-elle pas aussi, et peut-être surtout, sur l’intériorisation 1.  Meillassoux 1960 : 44. 2.  Ibid. : 47. 3.  Ibid. : 47. 4.  Ce genre de technique de retardement existe dans toutes les sociétés. Par exemple, Pierre Bourdieu évoquait la manière dont les vieux « patrons » universitaires pouvaient, dans un état particulier du système universitaire, chercher à freiner l’accès à des postes de jeunes prétendants pour différer le moment où ils pourraient être en position de devenir des concurrents. Cf. Bourdieu 1984a : 120‑121.

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précoce et durable, propre à l’espèce humaine, de la relation de dépendance à l’égard des plus vieux que soi ? Ne serait-ce pas la raison pour laquelle ces sociétés ont tendance « à projeter dans le passé la source d’autorité dont se réclame l’aîné vivant  1 » ? Non seulement prendre un lointain ancêtre commun, réel ou mythique, permet au groupe de croître et de rassembler plusieurs lignées, mais cela donne aux anciens une aura qui ne tient pas seulement à leurs caractéristiques propres, mais à ce qu’ils représentent et incarnent. Ce qui change avec l’avènement de sociétés qui accumulent les savoirs et les artefacts de façon exponentielle  2, qui divisent de plus en plus le travail et inventent des institutions d’enseignement, c’est leur rapidité d’évolution et donc l’écart qui peut se créer entre les générations en faveur des plus jeunes, qui ont la possibilité non seulement de fréquenter l’école plus longuement que leurs aînés, mais d’apprendre des savoirs plus récents et moins dévalués que ceux que possèdent les générations antérieures. La position traditionnelle‑ ment prestigieuse des anciens est alors attaquée, voire remise en question, dans certains domaines, du fait de l’accélération de l’histoire cumulative des savoirs et de l’externalisation de la mémoire grâce aux nouvelles technologies de stockage (écriture, livre, numérique aujourd’hui). En mathématiques par exemple, ou dans le domaine des nouvelles technologies, des chamboulements peuvent être introduits par des jeunes de manière beaucoup plus considérable que dans les domaines politique ou religieux par exemple : Mais dans une société en pleine évolution, le savoir accumulé par un individu au cours des décennies ne va pas tarder à être dépassé. L’âge ne constitue un équivalent fiable de la sagesse que si le monde qui attend les nouvelles générations est plus ou moins le même que celui des vieilles générations. N’oublions pas, par exemple, que les anciens d’aujourd’hui ont grandi dans un monde sans ordinateurs, ni e-mails, ni Facebook, ni Google, ni téléphones portables, ni applications internet, ni bibliothèques en ligne. […] Dans nos sociétés modernes en pleine évolution, le savoir accumulé des anciens est moins précieux que jadis. En fait, plus les choses changent vite, plus les modèles compétents et utiles sont des jeunes  3.

L’anthropologue Margaret Mead opérait en 1970 une distinction entre trois types de cultures : « postfigurative, dans laquelle les enfants apprennent principalement de leurs ancêtres, cofigurative, dans laquelle les enfants et les adultes apprennent de leurs pairs, et préfigurative, dans laquelle les adultes 1. Meillassoux 1960  : 58. On peut renvoyer, à propos de toutes autres sociétés, au livre de Hobsbawm & Ranger (dir.) 2012. 2.  Cf. supra « Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire », et plus préci‑ sément « Un processus lent puis en croissance exponentielle ». 3.  Henrich 2019 [2017] : 195.

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apprennent également de leurs enfants  1 », sachant que ces types de cultures (et de transmissions) se cumulent toujours plus ou moins, et que les sociétés se distinguent essentiellement par le poids relatif qu’elles accordent à ces trois grands types de transmissions. Mead différenciait ainsi : 1) les sociétés primitives, au sein desquelles les changements sont très lents et quasi imper‑ ceptibles, et qui fondent logiquement toute autorité sur le passé (le culte des ancêtres et le respect des anciens qui occupent les positions de pouvoir dans ces sociétés en sont les principales manifestations) ; 2)  les sociétés qui maintiennent la domination des anciens mais donnent beaucoup plus d’importance aux transmissions horizontales entre personnes de la même classe d’âge (les groupes de pairs chez les plus jeunes), l’un des grands facteurs explicatifs évoqués par Mead étant l’expérience de la migration qui sape en partie l’autorité des parents et des grands-parents, les enfants devant s’adapter à de toutes nouvelles conditions culturelles auxquelles ne sont pas préparées les générations précédentes ; et, enfin, 3) les sociétés modernes au changement accéléré, qui sont davantage tournées vers l’avenir. Elle oubliait cependant, à propos de ce dernier type de société, de faire entrer dans son raisonnement la progressive division du travail éducatif et l’apparition de systèmes d’ensei‑ gnement et de professionnels, distincts des parents, chargés de la transmission des savoirs  2, qui placent la nouvelle génération en position d’acquérir plus ou moins précocement des savoirs que leurs parents ne possèdent pas. Mead avait parfaitement compris que la longue réussite historique des sociétés à culture postfigurative reposait sur la situation de dépendance de l’enfant à l’égard des adultes. Elle écrivait ainsi : Sans les soins d’un adulte, le nourrisson mourra en quelques heures. Sans les soins d’un adulte, l’enfant n’apprendra jamais à parler. Sans l’expérience de la confiance, l’enfant ne deviendra jamais un membre confiant de la société, capable d’aimer et de prendre soin des autres. L’enfant est totalement dépendant, et c’est sur cette dépendance que la culture humaine s’est construite, car, génération après génération, pendant des centaines de milliers d’années, les adultes ont imposé aux enfants, en s’occupant d’eux, leur vision de ce que devrait être la vie. […] La continuité de la culture et l’incorporation de toute innovation dépendaient du succès du système postfiguratif par lequel on apprenait aux jeunes à reproduire la vie de leurs ancêtres  3.

Mais elle faisait bien peu de cas du fait que, quelles que soient les trans‑ formations culturelles engendrées par les effets notamment de l’accumulation culturelle (des savoirs, savoir-faire et artefacts) et de l’apparition de systèmes d’enseignement, la dépendance de l’enfant vis-à-vis des adultes reste un fait 1.  Mead 1970 : 2. Traduit par moi. 2.  Cf. supra « Chapitre 11. Socialisation-apprentissage-transmission ». 3.  Mead 1970 : 70. Traduit et souligné par moi.

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constant (le genre de phénomène que les physiciens appellent précisément une « constante »), qui continue à peser sur les structures fondamentales des sociétés humaines en se manifestant sous des formes variables au cours de l’histoire : C’est seulement dans les sociétés industrielles contemporaines, où le rythme du changement technique et socio-culturel démode très vite les acquis de l’âge et de l’expérience, que les hiérarchies fondées sur l’âge perdent une part de leur importance au sein de la société adulte. Le phénomène n’est toutefois pas total, car il est encore rare de voir les postes de décision majeurs détenus par de jeunes adultes  1.

Constante et variations s’observent aussi dans le monde économique. De même que le système scolaire tend à faire perdre de la valeur aux savoirs des anciens par rapport aux plus jeunes bénéficiant grâce à leur formation des savoirs les plus récents, le mode de production capitaliste a contribué à la dévalorisation des anciens par rapport aux plus jeunes, en réduisant l’ouvrier à sa force de travail et en le dépossédant de toute la force de son expérience accumulée. Marx a bien souligné le rôle de l’industrialisation, du machinisme et de la division moderne du travail dans ce processus qui fait des vieux ouvriers des êtres usés, moins efficaces et rendus par là même improductifs. Le capital a davantage besoin « de jeunes gens que d’hommes faits », relève Marx, qui écrit ainsi : Dans les fabriques automatiques, de même que dans la plupart des grandes manufactures où les machines ne jouent qu’un rôle auxiliaire à côté de la division moderne du travail, on n’emploie par masse les ouvriers mâles que jusqu’à l’âge de leur maturité. Ce terme passé, on en retient un faible contingent et l’on renvoie régulièrement la majorité. Cet élément de la surpopulation s’accroît à mesure que la grande industrie s’étend. […]  L’exploitation de la force ouvrière par le capital est d’ailleurs si intense que le travailleur est déjà usé à la moitié de sa carrière. Quand il atteint l’âge mûr, il doit faire place à une force plus jeune et descendre un échelon de l’échelle sociale, heureux s’il ne se trouve pas définitivement relégué parmi les surnuméraires. En outre, c’est chez les ouvriers de la grande industrie que l’on rencontre la moyenne de vie la plus courte  2.

Mais malgré la dévalorisation réelle des vieux ouvriers, et même des vieux cadres rendus obsolètes par l’organisation du travail  3, malgré aussi la possibi‑ lité ouverte par le capitalisme de devenir un jeune entrepreneur multimillion‑ 1.  Fabre, Moukthar & Racine 1977 : 227. 2.  Marx 1977 [1867] : 462. 3.  L’obsolescence accélérée des cadres n’est pas un phénomène récent, comme en témoignait déjà la formidable étude de Boltanski 1982.

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naire, la réalité des faits est plus complexe que cela. Non seulement la réussite de « jeunes startuppers » relève plus du mythe que de la réalité économique, y compris aux États-Unis  1, mais il faudrait aujourd’hui se demander quel est l’âge moyen de l’actionnariat des entreprises, même quand elles sont dirigées par de « jeunes entrepreneurs ».

Les aînés et les cadets Comme je l’ai déjà écrit, le rapport entre les aînés et les cadets n’est qu’une forme dérivée, et atténuée, des rapports de dépendance-domination entre les parents et les enfants. Tout se passe comme si la relation de dépen‑ dance parents-enfants, si caractéristique de l’espèce humaine, formait des dispositions très puissantes qui trouvent les moyens de leur diffusion ou de leur transfert dans des contextes très différents, dont celui des rapports entre membres de la même fratrie. Lorsque les Hommes, espèce assez largement unipare, ont eu à interpréter la succession des naissances, c’est le schème antérieur/postérieur associé à la relation parent-enfant qui a été mis en œuvre. La succession des naissances est pensée par analogie avec la succession des générations, de sorte que l’aîné s’impose au cadet comme le parent s’impose à l’enfant. Cette loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur, dérivée du fait biologique de l’altricialité secondaire, a croisé la ligne de force des rapports hommes-femmes et a donné lieu à des catégorisa‑ tions et des pratiques qui privilégient les aînés quand ils sont masculins et considèrent les filles, même lorsqu’elles sont chronologiquement les aînées, comme les cadettes de leurs frères. Faisant le point sur le statut des aînés dans de nombreuses sociétés primitives, l’anthropologue Robert Lowie affirme que le droit d’aînesse (le fait d’attribuer au fils aîné la totalité ou la majorité de l’héritage familial) existe mais qu’il est « relativement rare dans les sociétés primitives, même lorsque le fils aîné jouit d’un certain ascendant sur ses frères et sœurs  2 ». Mais que peut représenter l’héritage dans des sociétés sans richesse ? Le droit d’aînesse n’est sans doute pas le critère le plus pertinent pour saisir les inégalités de statut au sein des sociétés pré-étatiques et sans grande richesse. Si Lowie a raison de montrer la variété des situations, et même s’il a tendance à minimiser le pouvoir ou le statut supérieur des aînés, sa synthèse ne manque toutefois pas de faire resurgir, à des degrés plus ou moins grands, le privilège accordé aux aînés masculins : Parfois la différence d’âge ne joue aucun rôle ; les Vedda répartissent les biens également entre les enfants adultes, la part des filles étant souvent

1.  Azoulay, Jones, Kim & Miranda 2020. 2.  Les citations suivantes sont toutes extraites de Lowie 1969 [1936].

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attribuée nominalement à leurs maris. Les Kandh d’Orissa observent aussi une division équitable du sol entre les fils, quoique la charge de chef passe à l’aîné. Les Ifugao attribuent au premier-né la portion de terrain la plus importante, mais nous avons vu plus haut qu’il n’en est au fond que l’administrateur, pour le plus grand bénéfice de tout le groupe de ses parents. Parmi les Chukchi de la côte, le fils aîné reçoit la plupart des armes et des instruments de son père, mais les autres frères ont aussi leur part et la maison elle-même est fréquemment divisée. Dans les communautés polygynes, le droit d’aînesse est encore restreint du fait du statut supérieur de l’une des femmes, d’ordinaire mais non toujours la première épouse  1, et ceci quel que soit l’âge du fils. Chez les Massaï, c’est le fils aîné de la femme principale qui reçoit la plus grande partie du troupeau paternel et qui commande aux filles de sa famille. Cependant, tous les autres fils héritent de la part de bétail dont on a attribué à leurs mères respectives l’usufruit.

Et si l’on relève les différentes mentions par Lowie de sociétés qui pratiquent plus ou moins le droit d’aînesse, on peut noter le cas des Maori qui pratiquent le droit d’aînesse pour « ce qui a trait au rang » (« le grand prêtre était le fils aîné du fils aîné… etc., de la lignée qui prétendait descendre des dieux ») ; ou celui des Eskimo du Centre chez qui « c’est le plus âgé des fils vivant avec les parents qui figure comme héritier principal, alors que les fils et filles qui possèdent déjà leur propre maison sont exclus de l’héritage ». Mais le droit d’aînesse n’est pas la seule marque de supériorité de statut de l’aîné masculin. Par exemple, Radcliffe-Brown note à propos des Bathonga d’Afrique du Sud que « le principe de respect de l’âge et de l’ancienneté exige qu’un homme traite le frère aîné de son père avec plus de respect que son propre père  2 ». Et l’anthropologue remarquait à propos du peuple des îles Andaman : « La conduite des frères entre eux dépend de leurs âges respectifs. Le plus jeune est censé céder la place à l’aîné, tandis que ce dernier protège et soigne le premier. La relation des sœurs entre elles est similaire  3. » De même, Alain Testart décrit un rapport de pouvoir entre les aînés et les cadets dans les sociétés lignagères qui sont entièrement fondées sur un ancêtre commun, et qui reposent donc sur un principe de protection et de dépendance de tous par rapport à une autorité du passé : Les rapports sociaux qui conditionnent les rapports de production lignagers sont des rapports de dépendance qui existent entre les aînés d’une part, et les cadets, les femmes et les esclaves, d’autre part. Nous 1.  On notera au passage le fait que le privilège de l’antériorité s’applique au cas des épouses dans nombre de sociétés polygynes. Globalement dominées, les femmes sont néanmoins hiérarchisées entre elles selon leur ordre d’arrivée. 2.  Radcliffe-Brown 1972 : 81 3.  Radcliffe-Brown 1964 [1922] : 79. Traduit par moi.

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nous contenterons d’analyser le rapport aîné-cadet. C’est un rapport de parenté, un rapport de dépendance hiérarchique. Cette hiérarchie prend place au sein d’un groupe (le lignage) qui est premier parce qu’il est la condition préalable de ce rapport de dépendance. C’est parce qu’il y a lignage, unité opposée aux autres lignages, qu’il existe un rapport de dépendance entre l’aîné et le cadet. Au sein de cette unité, l’aîné occupe la position dominante parce qu’il représente cette unité, ses intérêts supérieurs par rapport aux intérêts particuliers de ses membres. En tant que chef de lignage, l’aîné représente la collectivité, il est le reflet, au sein de cette unité, de cette même unité. Telle est la première caractéristique de la relation de dépendance du mode de production lignager  : un individu est supérieur aux autres individus du même groupe parce qu’il représente ce groupe. La seconde caractéristique de cette relation réside dans le fait qu’elle se donne pour réciproque  : le cadet fournit un surtravail, il abandonne à l’aîné la gestion des biens communs en contrepartie de quoi l’aîné pourvoit aux intérêts collectifs du lignage, en particulier parce qu’il procure des femmes aux membres de ce lignage. C’est une fausse réciprocité, une réciprocité illusoire ; le cadet produit bien un surproduit, l’aîné ne produit ni le stock ni les femmes. Il y a exploitation, mais elle est masquée par l’idée de cette réciprocité en forme de justification. Ces deux caractéristiques sont subsumées dans une troisième qui les résume  : le fait qu’il s’agit d’une relation de parenté  1.

Cet extrait d’une remarquable clarté relie le rapport de dépendance aîné-cadet et le rapport de dépendance lignager ancêtres-vivants de manière pertinente. Mais il manque de mentionner un troisième rapport social, plus fondamental encore que les deux précédents, qui est le rapport de dépen‑ dance parent-enfant, conséquence de l’altricialité secondaire et tertiaire. C’est de lui que vient la projection symbolique du rapport ancêtres-vivants qui gouverne la totalité sociale ; et c’est de lui encore que vient le rapport aînécadet, comme forme atténuée de ce rapport originel de dépendance. Forme atténuée que reconnaît par ailleurs Testart : « Notre hypothèse des rapports sociaux internes au lignage est la suivante : quand bien même il existe une dualité entre père/fils et entre aîné/cadet, la relation père-fils est marquée par 1.  Testart 1985a : 170‑171. Claude Meillassoux dit par ailleurs que l’exploitation des cadets par les aînés n’est pas à proprement parler une exploitation de classe pour plusieurs raisons. La première est que « si les aînés constituent une classe exploiteuse, chacun des membres qui la composent ne pourrait y parvenir qu’en ayant été au préalable membre de la classe inférieure exploitée, donc après avoir été lui-même exploité » (Meillassoux 1991  : 123). Et la seconde est le fait qu’« aucune classe dominante ne cède de son plein gré à la classe dominée les instruments du pouvoir » : « Le capitaliste ne cède pas le capital à l’ouvrier, le seigneur n’accorde pas la terre au serf  : c’est la condition de la reproduction de classe. » Or « l’aîné par contre, pour assurer la reproduction domestique, doit accorder une épouse à son dépendant » (ibid. : 125). De même, si l’esclave « est parfois assimilé à une sorte de cadet perpétuel pour l’enfermer dans les obligations d’un dépendant selon des notions familières de moralité », il se distingue radicalement du cadet par le fait qu’il ne bénéficie pas du tout des mêmes droits (Meillassoux 1998 : 14).

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une dépendance, alors que celle entre frère aîné et frère cadet l’est seulement par une hiérarchie  1. » La relation d’aîné à cadet ne peut reproduire strictement la relation du père au fils pour au moins trois raisons : la première, la plus importante sans doute, est liée au fait que la relation de dépendance entre parents et enfant s’instaure dès la naissance de celui-ci, et qu’elle est donc constitutive de sa personnalité ; la deuxième est que l’écart d’âge et d’expérience est moins considérable entre frères et sœurs qu’entre parents et enfants ; et la troisième, formulée par Testart, est que « le père ne pourrait régner en maître si son fils aîné avait sur son frère cadet les mêmes droits que lui-même a sur celui-ci  2 ». Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, société lignagère, les héritages sont déterminés par les rapports de domination aînés-cadets et par les rapports de domination hommes-femmes  : « Les hommes héritent seuls des terres, et certains d’entre eux, les fils aînés des maîtres des initiations, héritent des formules et des objets sacrés, propriétés de leur lignage et, s’ils s’en montrent capables, succèdent à leur père dans les fonctions de responsables d’une partie des rites des initiations masculines  3. » Et encore  : « Au sein des familles comme au sein des lignages, l’autorité appartient d’abord aux hommes et, au sein d’une même génération, aux aînés par rapport à leurs cadets et à toutes leurs sœurs, y compris leurs sœurs aînées  4. » De même, chez les Vezo de Madagascar, on observe le « contrôle des aînés sur les richesses et les moyens de reproduction sociale  5 », et Godelier écrit : Personne ne peut nier le fait général de la dépendance des générations cadettes par rapport à leurs aînés en ce qui concerne, selon les contextes, la transmission de la terre ou de statuts, la succession à des fonctions et la dot pour se marier. Cette dépendance signifie aussi l’existence d’un rapport d’autorité entre aînés et cadets, et des responsabilités inégales  6.

À propos des Songhay-Zarma du Niger-Mali, Jean-Pierre Olivier de Sardan note que, comme dans bien d’autres sociétés africaines précapita‑ listes, le pouvoir repose sur l’ancienneté, et que le rapport aîné-cadet n’est qu’une autre incarnation du rapport de pouvoir entre les anciens et les jeunes (qui n’est lui-même, mais c’est moi qui le rajoute, que le prolongement du rapport de dépendance parent-enfant). L’anthropologue voit bien que c’est le même principe d’antériorité qui est mis en œuvre dans les deux cas : les anciens ont précédé les jeunes, de même que les aînés précèdent les cadets. 1.  Testart 2021 : 418. 2.  Ibid. : 552. 3.  Godelier 2010a : 116. 4.  Ibid. : 117. 5.  Ibid. : 206. 6.  Ibid. Souligné par moi.

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Toutefois, il n’échappera à personne, et pas davantage aux intéressés euxmêmes, que l’écart entre les anciens et les jeunes est beaucoup plus grand qu’entre les aînés et les cadets, qui peuvent être séparés dans certains cas d’une année seulement et dont le différentiel de savoir ou d’expérience est parfois très minime. Olivier de Sardan distingue les deux oppositions en parlant d’une différence de savoir dans un cas et de pouvoir dans un autre cas. Mais il serait préférable, pour être plus précis, de dire que les anciens cumulent à la fois un différentiel de pouvoir et un différentiel de savoir, ce qui est le cas aussi des parents, alors que les aînés se distinguent davantage par un différentiel de pouvoir et de droits qui est le produit, beaucoup plus arbitraire, d’une attribution culturelle basée sur une loi accordant des privilèges et la préférence à ceux arrivés « avant » : Le système de valeurs qui porte, en Afrique, un jeune à respecter son ancien, et le système de valeurs qui place le cadet sous l’autorité de l’aîné, sont presque identiques, mais pas totalement. En fait l’un, qui définit les privilèges de l’âge, les impute plus particulièrement au savoir, l’autre, qui précise les prérogatives de l’aînesse, se réfère plus spécifiquement au pouvoir. C’est toute l’ambiguïté de la notion d’autorité  : l’autorité que donne la sagesse et celle que procure la prééminence se recoupent sans s’identifier nécessairement. […] Le frère cadet devra toujours respect à son frère aîné. La primogéniture tend à fonctionner comme une véritable « paternité », c’est-à-dire à imposer, là où la différence d’âge est minime, les codes de comportements en vigueur là où elle est grande. L’aînesse est une hiérarchie de « type paternel » qui s’introduit dans les rapports normalement égalitaires internes à une même génération (siblings et cousins). […] L’autorité du frère aîné se modèle sur l’autorité du père (ou de l’oncle maternel, père classificatoire) ; or l’autorité du père, c’est aussi l’autorité d’un ancien et le frère aîné est plus vieux que le frère cadet… Être né « un peu avant » (effet de primogéniture, qui permet d’importer dans les relations entre siblings et cousins parallèles la structure du rapport père/fils), et être né « bien avant » (effet de génération), au fond peu importe, dès lors qu’il s’agit du réseau des proches relations familiales, où toute personne de la génération précédente – née « bien avant » – est un père classificatoire, et toute personne de la même génération – née « peu avant » – est un frère classificatoire. Dans tous les cas, le principe d’aînesse devient l’opérateur central des comportements mutuels des membres étroitement apparentés de l’unité domestique, au côté du clivage sexuel avec lequel d’ailleurs il se combine constamment  1.

Dans la même société, les femmes sont dominées par rapport aux hommes dont elles sont considérées comme les « cadettes », mais elles sont aussi hiérar‑ 1.  Olivier de Sardan 1984 : 114‑115.

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chisées entre elles selon un « principe d’aînesse », « que ce soit au niveau symétrique des relations mère/fille ou sœur aînée/sœur cadette, ou que ce soit à propos des rapports entre épouses (l’antériorité dans la venue détermine la préséance, et, d’autant plus qu’elle se combine à peu près toujours avec une antériorité d’âge, n’est qu’une variante de l’aînesse)  1 ». Chez les Mossi du Centre, au Burkina Faso, la domination des aînés sur les cadets se manifeste dans le travail comme dans l’accès aux épouses : Dans le contexte de l’« univers domestique », c’est-à-dire dans le contexte des relations entre individus considérés dans leur appartenance à des unités domestiques, celui qui domine est l’aîné, celui qui est dominé est le cadet. Le cadet travaille pour l’aîné et dépend de lui pour acquérir une femme, femme qui sera pour le premier le moyen de se promouvoir au rang d’aîné ; l’aîné contrôle la circulation des femmes en étant le détenteur des richesses qui autorisent l’accès aux femmes et dispose ainsi d’un moyen pour retarder la promotion du cadet  2.

Au Maghreb, nous dit Germaine Tillion, « le frère aîné est presque aussi respecté qu’un père, on doit baisser les yeux en sa présence » et, « dans beaucoup de familles maghrébines, les petits frères appellent leur aîné “sidi” (monseigneur) et inversement le frère aîné, avant même d’être un adolescent, prend l’habitude de pontifier avec ses cadets et ses cadettes » car « c’est lui qui aura l’honneur et la charge de gérer tout le patrimoine commun »  3. Tillion ajoute que l’aîné, « ce petit bonhomme que ses cadets traiteront comme un personnage, que son père, par pudeur, n’osera pas embrasser devant un membre âgé de la famille, qui sera adulé par sa mère, sa grand-mère, ses tantes, ses sœurs » pouvait finir par devenir « facilement insupportable »  4. Mais quand la société paysanne traditionnelle se transforme, avec l’urbani‑ sation et l’industrialisation, et que l’école peut devenir un moyen d’accéder à des emplois plus attractifs, le « droit d’aînesse, comme beaucoup d’autres privilèges, peut aussi devenir une charge » : « Je connais de nombreux jeunes Algériens qui doivent d’avoir fait des études supérieures au dur travail en usine d’un frère aîné illettré qui fut leur véritable père  5. » Pour ce qui est de l’Europe, les travaux s’accordent à souligner « l’impor‑ tance de l’aînesse dans les sociétés européennes, ce qui n’a rien d’étonnant dans une perspective d’anthropologie comparative générale, la hiérarchie aîné/ cadet existant dans la plupart des sociétés  6 ». Les sociétés les plus diverses 1.  Ibid. : 116. 2.  Gruénais 1985 : 220. 3.  Tillion 1966 : 108. 4.  Ibid. : 111‑112. 5.  Ibid. : 111. 6.  Fine 2011  : 170. L’autrice s’appuie notamment sur le livre de Ravis-Giodani & Ségalen (dir.) 1994.

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montrent le croisement permanent, et souvent singulier car soumis à un ensemble d’autres forces sociales, de la domination masculine (ligne de force des rapports hommes-femmes) et de la loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur. La perspective en termes de lois permet de penser chaque situation particulière comme le produit d’une combinatoire plus ou moins complexe, dont on ne perd jamais les compo‑ sants de base. Évoquant quelques cas de cette combinatoire, l’anthropologue Agnès Fine écrit : Dans les systèmes de transmission inégalitaire, hiérarchie entre aîné et cadet et hiérarchie entre sexes se combinent pour faire de la cadette l’exclue par excellence. Dans l’île grecque de Karpathos par exemple, étudiée par B. Vernier à la fin des années 1970, les aînés filles et garçons jouissent d’un statut exceptionnel. Les garçons héritent d’un patrimoine indivisible transmis en ligne paternelle, les filles d’un matrimoine indivi‑ sible transmis en ligne maternelle. Les frères cadets exclus de l’héritage sont contraints d’émigrer pour se marier. Quant aux cadettes, si elles n’ont pas la chance d’être dotées par un autre membre de leur parenté (une tante ou un oncle sans héritier), elles sont le plus souvent réduites au célibat et dans ce cas vivent dans la famille de l’aînée en qualité de domestiques. […] L’imbrication entre hiérarchies d’aînesse et de sexe est parfois beaucoup plus complexe qu’à Karpathos. C’est le cas dans le Pays basque, où l’aînesse intégrale concerne aussi bien les filles que les garçons, cas exceptionnel en Europe. Si l’aînée est une fille, elle occupe le statut de chef de maison tandis que ses frères cadets sont contraints de quitter la maison avec leur dot pour se marier « en gendre » dans une autre maison des environs ou d’émigrer au loin  1.

Mais comme le rappelle encore Agnès Fine, après Germaine Tillion, les cadets, exclus de l’héritage, peuvent avoir les mains beaucoup plus libres que les aînés. Lorsque l’héritage devient pesant et moins profitable, ils bénéficient de ce qui n’était jusque-là qu’une exclusion pénalisante : « Ce statut particulier peut être aussi parfois une chance dans certaines condi‑ tions économiques et sociales. Il peut devenir un personnage innovant, parfois mieux éduqué que son frère aîné, doté d’une plus grande liberté  2. » C’est cette bascule d’un monde à l’autre, d’une société paysanne tradition‑ nelle où le droit d’aînesse était très structurant vers une société urbaine où seul compte le capital scolaire, et où l’héritage de l’aîné peut devenir un cadeau empoisonné, quand les cadets ont désormais la possibilité de s’émanciper des valeurs traditionnelles, qui est au cœur de l’étude consacrée par Pierre Bourdieu à la situation des célibataires de son Béarn natal. Ce 1.  Fine 2011 : 171. 2.  Fine 2006 : 50.

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cas, soigneusement élaboré (à plusieurs reprises) par le sociologue, mérite qu’on s’y arrête. Ce que disent les travaux anthropologiques, c’est que les sociétés ont longtemps donné la première place à l’aîné et que le droit d’aînesse en est l’un des témoignages récents dans l’histoire. Mais ce que laissent entendre les remarques de Germaine Tillion et d’Agnès Fine évoquant la scolarité des cadets, c’est que l’école, et tout le système d’accès aux positions sociales qu’elle implique, a en partie rebattu les cartes. Les aînés profitent de l’héritage de l’exploitation agricole tant que celle-ci est un avantage. Mais quand la libéra‑ tion du cadet lui permet de suivre de plus longues études ou de chercher un emploi à la ville, c’est lui qui tire profit de la situation  : l’héritage, dont il est en grande partie exclu, ne pèse pas sur lui et il peut avoir des stratégies qui s’avèrent plus payantes socialement. On voit donc comment des logiques sociales puissantes peuvent être contrecarrées par d’autres logiques tout aussi puissantes. En retournant au Béarn, Bourdieu cherchait à « résoudre cette énigme sociale que constitue le célibat des aînés dans une société connue pour son attachement forcené au droit d’aînesse  1 ». En effet, les sociétés traditionnelles ont toujours combiné, comme nous l’avons vu, la domination des aînés sur les cadets et la domination des hommes sur les femmes, le dernier né des garçons restant toujours l’aîné de ses sœurs aînées : Que le droit d’aînesse et le statut d’héritière (heretère) puissent échoir à une fille, cela ne signifie aucunement que la coutume successorale est dominée par le principe d’égalité entre les sexes, ce qui contre‑ dirait les valeurs fondamentales d’une société qui accorde le primat aux membres mâles. Dans la réalité, l’héritier n’est pas le premier-né, garçon ou fille, mais le premier garçon, même s’il vient au septième rang. C’est seulement lorsqu’il n’y a que des filles, au grand désespoir des parents, ou bien lorsque le garçon est parti, que l’on institue une fille comme héritière  2.

Mais dans les sociétés marquées par les inégalités de richesse, aux deux premières dominations s’ajoute la domination de classe. La situation observée est alors le produit de la combinaison des oppositions aîné/cadet, homme/ femme et haut/bas. Dit autrement, le rang de naissance, le sexe et la position dans la hiérarchie sociale sont les trois grands principes qui gouvernent les mariages : [La logique des mariages] est soumise à deux principes fondamentaux, à savoir l’opposition entre l’aîné et le cadet et d’autre part l’opposition 1.  Bourdieu 2002 : 10. 2.  Ibid. : 23.

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entre mariage de bas en haut et mariage de haut en bas, point d’entre‑ croisement de la logique du système économique d’une part, qui tend à classer les maisons en grandes et en petites, selon la taille des propriétés, et, d’autre part, de la logique des rapports entre les sexes, selon laquelle le primat et la suprématie appartiennent aux hommes, particulièrement dans la gestion des affaires familiales. Il suit de là que chaque mariage est fonction d’une part du rang de naissance de chacun des époux et de la taille de la famille et d’autre part de la position relative des deux familles dans la hiérarchie sociale, elle-même fonction de la valeur de la propriété  1.

La combinaison des déterminations (économiques, sexuelles et liées au rang de naissance) contraint fortement le jeu et le complexifie. Par exemple, le « mariage de haut en bas » est mal vu lorsque c’est la femme qui est socialement supérieure à l’homme, mais accepté lorsque c’est l’homme qui domine socialement  2. De la même façon, « rien ne s’oppose à ce qu’une aînée de petite famille épouse un cadet de grande famille, alors qu’un aîné de petite famille ne peut épouser une cadette de grande famille  3 ». Et le jeu peut d’autant plus se complexifier que les logiques sociales doivent composer avec tous les accidents ou les hasards de l’existence possibles (fratrie composée uniquement de filles, décès ou départ du seul aîné, etc.). On voit que, comme en physique, les cas particuliers sont toujours des enchevêtrements de lois générales. Dégager les principes généraux ou les lois générales n’économise pas le travail empirique d’étude précise de cas, mais le rend plus clair, plus évident. Dans nombre de sociétés accordant la préférence à l’aîné, ce sont le plus souvent les cadets qui ont de la peine à se marier et qui passent, dans tous les cas, après l’aîné qui doit impérativement se marier pour perpétuer le patrimoine économique et social familial. Mais l’avènement de modes de vie urbains va changer assez radicalement la donne sur ce point. Avec la restructuration du monde social qui instaure une hiérarchie nette en faveur de la ville par rapport à la campagne, l’opposition jusque-là centrale entre les aînés et les cadets s’efface au profit de l’« opposition entre le citadin du bourg et le paysan des hameaux  4 ». Bourdieu aurait pu préciser sur ce point que l’opposition entre les anciens et les jeunes, les aînés et les cadets, ne disparaît pas pour autant, mais prend d’autres formes au sein du monde urbain de l’entreprise (publique ou privée). L’antériorité (dominante) et la postériorité 1.  Ibid. : 28. 2.  L’hypergamie féminine, qui désigne le fait de former des couples au sein desquels la femme a un statut social inférieur à celui de l’homme, est un phénomène très répandu dans les sociétés hiérarchisées. La domination de classe renforce ainsi la domination masculine. Cf. Van Den Berghe 1973 : 96‑97. 3.  Bourdieu 2002 : 36. 4.  Ibid. : 59.

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(dominée) continuent à structurer les comportements, mais autrement. Dans le sous-espace de la paysannerie, ce qui était un avantage (être aîné) devient un handicap parce que l’activité et le style de vie qui lui est associé sont désormais globalement dévalorisés. De leur côté, les cadets et les femmes tirent davantage leur épingle du jeu et reprennent (au moins comparativement à la situation antérieure) la main. Les aînés, « enchaînés au patrimoine qu’ils ne peuvent abandonner sans déshonneur, ont souvent plus de peine à se marier – surtout s’il s’agit de petits propriétaires – que leurs cadets qui ont déserté la terre et ont gagné la ville ou les bourgs voisins ». Les filles, « moins liées à la terre que les garçons (les aînés en tout cas), pourvues du minimum d’instruction indispensable pour s’adapter au monde urbain », sont quant à elles « partiellement libérées des contraintes familiales en raison de l’affaiblissement des traditions, plus promptes à adopter les modèles de comportement urbains, [et] peuvent gagner les villes ou les bourgs plus aisément que les garçons  1 ». Le système global, dans lequel la société paysanne continue de fonctionner, venant à changer, les profits se transforment en pertes, les atouts en handicaps et les avantages en désavantages. Mais Bourdieu passe néanmoins à côté d’un point essentiel, à savoir l’opposition anthropologique entre antériorité et postériorité comme consé‑ quence de la relation de dépendance-domination parents/enfants. Cette opposition prend un sens évidemment particulier dans un système écono‑ mique donné (les oppositions anciens/jeunes et aînés/cadets dans les sociétés primitives ou les sociétés agro-pastorales traditionnelles), mais elle ne s’y réduit pas. En faisant de l’opposition aîné/cadet une simple conséquence de la nécessité économique de conservation du patrimoine  2, Bourdieu ne voit pas que l’opposition aîné-cadet a précédé de loin l’apparition de patrimoines privés, et même de patrimoines tout court, puisqu’elle structure d’abord des sociétés sans richesse. Que l’opposition prenne un sens différent pour chaque nouveau type de société, ce que Bourdieu a pu lui-même constater en étudiant ce qu’il appelle des « champs » structurés par les luttes entre anciens et nouveaux entrants, ne doit pas faire oublier que, tel un diable prenant plusieurs formes, la préférence accordée à l’antériorité sur la postériorité, issue de la relation de dépendance-domination parent-enfant, réapparaît en permanence dans des configurations d’ensemble très différentes.

1.  Ibid. : 67‑68. 2.  « Le privilège accordé à l’aîné, simple retraduction généalogique du primat absolu conféré au maintien de l’intégrité du patrimoine » (ibid. : 179‑180), ou encore : « le cadet est, si l’on permet l’expression, la victime structurale, c’est-à-dire socialement désignée, donc résignée, d’un système qui entoure de tout un luxe de protection la “maison”, entité collective et unité économique, entité collective définie par son unité économique » (ibid. : 202).

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L’Afrique lignagère et la sortie de la logique gérontocratique La rupture d’un système traditionnel qui favorisait les aînés du point de vue de l’héritage et du mariage et l’apparition d’un système plus urbain et plus scolarisé qui donne aux cadets l’occasion de reprendre la main renvoient à une logique très générale qui peut être mise au jour dans des contextes géographiques et historiques très différents. On la voit très bien dans le cas des sociétés lignagères d’Afrique qui ont été progressivement enveloppées dans des logiques étrangères, étatiques, urbaines, industrielles et scolaires, contribuant à saper une partie de l’autorité très puissante des anciens, sans toutefois annuler le principe de prévalence de l’antérieur sur le postérieur. Nous avons vu, avec Alain Testart, à quel point la puissance parentale pouvait être forte dans ces sociétés, mais cette puissance se trouve considérablement diminuée dès lors que d’autres institutions telles que l’État, l’Entreprise et l’École dessaisissent les chefs de famille et de lignage de leur pouvoir. C’est ce que montre Louis-Vincent Thomas dans un article consacré à la vieillesse africaine  1. Thomas commence par rappeler le fait central que « les vieillards africains occupent une place éminente dans la société où avancer en âge équivaut à gagner en dignité  2 ». Comme dans l’Australie aborigène, les anciens « préservent jalousement leur autorité par le biais de l’initiation et de l’ésotérisme » et « contrôlent attentivement les agissements du chef, lequel est généralement l’aîné de la branche la plus ancienne ou le représentant du Conducteur de Tribu, celui qui demeure près de l’ancêtre fondateur  3 ». La vieillesse est synonyme de sagesse, et la sagesse justifie le pouvoir. Souvent cette sagesse est exclusivement masculine, mais, parmi les femmes, le principe de la prééminence accordée aux anciennes joue de la même façon : Les vieilles femmes initiées, pour peu qu’elles aient mis au monde une importante progéniture, n’échappaient pas, même si le fait est ici moins spectaculaire, à l’échelle des âges. On accorde souvent à la femme qui a procréé, donc « ressuscité des ancêtres », des prérogatives indéniables : droit de regard sur les affaires du village, intervention sollicitée dans les palabres... Les Kikuyu [du Kénya] respectent beaucoup les vieilles femmes « privées de dents » mais « remplies d’intelligence » ; ils les enterrent avec pompe et dignité. Chez les Thonga, les grands-mères ne sont plus assujet‑ ties à certains interdits (elles peuvent par exemple manger la viande du cerf sacrifié sur l’autel) et échappent à bien des dangers surnaturels. Aussi fait-on appel à elles pour purifier le village et les armes des guerriers. En 1.  Thomas 1983. 2.  Ibid. : 70. 3.  Ibid. : 71.

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Basse-Casamance il incombe aux vieilles femmes diola de participer avec les hommes aux palabres mises en place pour résoudre les conflits : mais surtout, elles président à tous les rites concernant la fécondité-reproduction et l’arrivée de la pluie (cérémonie du nyukul-emit). Chez les Lemba on dit qu’après la ménopause la femme est admise dans le circuit masculin ; elle joue alors, libérée des tabous féminins, un rôle capital dans les affaires de la tribu ; mieux encore, elle prend souvent place dans la case à droite alors que le côté droit, interdit même aux femmes procréatrices, est réservé aux hommes. Fréquemment, et c’était le cas au Sénégal des Wolof et des Serer, la vieille mère du roi était quasiment vénérée par les gens de la cour et le peuple entier. Enfin un peu partout en Afrique noire ce sont les vieilles femmes qui choisissent le mari de leur fille et surtout l’épouse de leur fils. Toutefois, la toute-puissance de la femme âgée lui vient de son assimilation physique à l’homme puisqu’elle a perdu les attributs majeurs de la féminité. L’épouse lugbara dont le statut reste modeste peut participer à la discussion des affaires lignagères quand elle vieillit et devient « comme un homme »  1.

Le savoir et l’expérience sont au cœur de l’autorité que peuvent exercer les vieux. Thomas écrit que, parmi les expressions désignant les anciens, outre les classiques « Le Père » et « La Mère » qui renvoient à la relation de dépendance fondamentale entre parents et enfants, on trouve des références à leur savoir (« Celui (ou celle) qui sait ») ou à leur expérience (« Celui (ou celle) qui a la vision ») : C’est […] au vieillard que revient très souvent la pratique de la pharma‑ copée car il a pris le temps de connaître le secret des plantes et d’apprécier leurs vertus curatives ; quant aux vieilles matrones, elles supervisent avec autorité tout ce qui concerne la fécondité et l’accouchement. […] Au cours de son existence le vieillard capitalise savoir et expérience. Et, lors de ses longues siestes, voire de ses insomnies fréquentes, il a pris le temps de méditer : il devient dès lors le dépositaire du savoir « lourd » et « profond ». L’exemple du vieux sage aveugle, Ogotemmêli, dictant à M. Griaule, lors des trente-trois journées mémorables la synthèse de la sagesse dogon, reste trop connu pour qu’on y insiste. Le vieillard africain est bien alors soma, comme disent les Mande, c’est-à-dire savant et Maître  2.

Le savoir comme l’expérience, indispensables à la survie et à la repro‑ duction sociale du groupe, s’accumulent nécessairement avec le temps et donnent un avantage irrattrapable aux plus âgés. Si la connaissance technique peut s’acquérir rapidement dans certaines sociétés technologique‑ ment peu sophistiquées, en revanche les connaissances sociales et religieuses 1.  Ibid. : 72. 2.  Ibid. : 74‑75.

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permettent de prolonger la dépendance : « Au-delà du savoir technique se profile un savoir secret “lourd”, “profond” que seul le vieux détient : c’est le savoir social, plus précisément le savoir mythique qu’aucun “jeune” ne saurait lui ravir  1. » Mais Thomas évoque aussi les « défaillances de la gérontocratie » dans « un monde qui change », en précisant que le type de société lignagère qu’il a décrit ne s’applique désormais plus qu’au seul « milieu rural tradi‑ tionnel ». Comme Bourdieu montrant les effets sur les aînés (et les cadets) d’un changement de société marqué par l’urbanisation et la progressive dévaluation de l’activité paysanne et du mode de vie qui en est indissociable, Thomas explique que la montée 1) des autres sources de savoir (médias et, surtout, école), 2)  des nouveaux modes de production, davantage fondés sur la compétition individuelle et le savoir scolaire que sur le seul cumul d’expérience, et 3) de l’État, tend à saper l’un des fondements de l’autorité des anciens : Le développement de la civilisation urbaine avec le primat de l’individua‑ lisme et de la compétition, l’installation de l’économie monétaire, la mise en place des industries et du travail mécanisé, l’éclatement de la famille et la délitescence de la solidarité qui en découle, l’influence des médias (radio surtout, presse, cinéma, télévision), la généralisation des institutions scolaires qui privilégient le livre aux dépens de l’oralité traditionnelle, les nouvelles règles de promotion sociale qui, loin cette fois d’être fondées sur l’âge, semblent au contraire favoriser les adultes en pleine possession de leurs moyens… autant de faits qui mettent un terme à la gérontocratie et jettent le doute sur le bien-fondé du principe de séniorité. Dès lors, ce n’est pas seulement la personne du vieillard qui se trouve mise en cause, mais tout le système social avec qui il s’identifiait. Une image qui se ternit. Déjà l’image fortement idéalisée du noble vieillard se détériore. Des proverbes, des saynètes, des fables, singulièrement en milieu urbain, multiplient les propos désobligeants à son endroit. […] Un pouvoir qui s’effrite. L’avènement de la démocratie de type occidental confirmant la perte de vitesse du système politique traditionnel inséparable du sacré (culte des ancêtres par exemple), l’interdiction par les gouvernements en place des rites initiatiques, sources principales de la gérontocratie, la disparition imposée des funérailles fastueuses qui consacraient la prévalence des vieillards et assuraient leur consolation, la révolte aujourd’hui quasi générale des cadets contre les aînés, tous ces faits contribuent à la mort sociale des personnes âgées. Toujours est-il que la plupart de leurs rôles – politiques, économiques, éducatifs – d’hier leur échappent aujourd’hui. Les vieux eux-mêmes en viennent à abandonner leur suprématie à ceux qui savent lire, écrire et parler la langue des Blancs  2. 1.  Ibid. : 78. 2.  Ibid. : 82‑83.

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Toutefois ce renversement relatif de la balance des pouvoirs entre les plus âgés et les plus jeunes, balance qui n’a jamais été aussi déséquilibrée en faveur des anciens dans l’histoire de l’humanité que dans les sociétés claniques et lignagères, ne fait pas disparaître, comme je l’ai rappelé, le principe de séniorité ou la prééminence des vieux sur les jeunes, qui se métamorphose. Car, dans tous les secteurs de la vie sociale des sociétés marchandes, capita‑ listes, scolarisées, l’opposition des anciens et des nouveaux entrants continue à structurer l’inégalité des positions.

Le cas des cités-États (Grèce et Rome) Dans les cités-États grecques, outre le lien entre l’État et les citoyens, trois types de liens sociaux et de formes de pouvoir sont centraux et traités par Aristote dans la Politique : Et puisque toute recherche doit porter en premier lieu sur les éléments les plus petits, et que les parties premières et les plus petites d’une famille sont maître et esclave, époux et épouse, père et enfants, nous devons examiner la nature de chacune de ces trois relations et dire quel caractère elle doit revêtir  : j’entends la relation de maître à esclave, les rapports entre époux […], et en troisième lieu, la relation de père à enfant […]  1.

Pour définir la structuration des cités-États, Testart ne retient de l’ensemble de ces formes de pouvoir que deux sur quatre, excluant celles qui sont les plus fondamentales, à savoir les rapports parents-enfants et les rapports hommes-femmes, sans doute parce qu’elles sont communes à tous les types de sociétés et qu’elles ne paraissent donc pas pouvoir caractériser ce type précis de société : Les rapports sociaux fondamentaux de ce qu’il est convenu d’appeler le régime de la cité-État sont de deux ordres  : rapports entre citoyens et cité, rapports entre esclave et maître. Comme tels, ils sont : – de dépen‑ dance ; – asymétriques ; – entre groupe et individu (la cité et le citoyen ; l’oikos ou la familia et l’esclave) ou, pour être plus exact, entre représentant du groupe qui fait autorité et individu  2.

Pourtant, Aristote écrit de manière très suggestive que « la puissance du père sur ses enfants est d’essence royale, car l’autorité du géniteur repose à la fois sur l’affection et sur la prééminence de l’âge, ce qui est bien la nature spécifique du pouvoir royal  3 ». Il établit ainsi un lien entre un type 1.  Aristote 1989 : 32. 2.  Testart 2021 : 307. 3.  Aristote 1989 : 72‑73.

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de pouvoir politique et un type de pouvoir domestique. Le roi, comme le père, se caractérise par son grand âge et par sa capacité protectrice (l’affection qu’il est censé éprouver pour ses sujets). La cité antique, grecque comme romaine, n’échappe pas au principe de séniorité et de prééminence des ancêtres (morts), auxquels on voue un culte, des anciens et des aînés, que l’on a vu apparaître dans d’autres types de sociétés. Tout d’abord, on voit bien comment les ancêtres morts y sont considérés comme des dieux et, par là même, comment les dieux trouvent leur origine dans les rapports aux ancêtres. La relation parentsenfants est génératrice d’un principe d’antériorité protectrice, qui organise les relations que les hommes entretiennent à l’égard de leur passé (les ancêtres), comme celles qu’ils entretiennent à l’égard de ceux qui les gouvernent (rois, princes,  etc.)  et, enfin, comme celles qu’ils entretiennent avec un monde imaginaire de forces spirituelles (les dieux ou les esprits). Fustel de Coulanges synthétisait une bonne partie des termes du problème en liant pouvoir paternel, représentation et culte des ancêtres, fonction sacerdotale et fonction politique : Grâce à la religion domestique, la famille était un petit corps organisé, une petite société qui avait son chef et son gouvernement. Rien dans notre société moderne ne peut nous donner une idée de cette puissance paternelle. Dans cette antiquité, le père n’est pas seulement l’homme fort qui protège et qui a aussi le pouvoir de se faire obéir ; il est le prêtre, il est l’héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des descendants, le dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules secrètes de la prière. Toute la religion réside en lui  1.

On pourrait dire, comme Fustel de Coulanges, que les ancêtres morts sont comme des dieux qu’on aime et qu’on redoute tout à la fois, dont on implore la protection et dont on craint la violence. Mais c’est le contraire qu’il faut dire pour rétablir la véritable genèse sociale de ces constructions symboliques, à savoir que les dieux sont comme des ancêtres, qui sont euxmêmes à l’image des parents : Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les épithètes les plus respectueuses qu’ils pussent trouver ; ils les appelaient, bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la vénération que l’homme peut avoir pour la divinité qu’il aime ou qu’il redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu. Cette sorte d’apothéose n’était pas le privilège des grands hommes ; on ne faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit : « Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie fussent comptés au nombre des dieux. » Il n’était même pas 1.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 105‑106.

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nécessaire d’avoir été un homme vertueux ; le méchant devenait un dieu tout autant que l’homme de bien ; seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais penchants qu’il avait eus dans la première. Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort : « Ô toi qui es un dieu sous la terre. » Euripide dit en parlant d’Alceste : « Près de son tombeau le passant s’arrêtera et dira  : celle-ci est maintenant une divinité bienheureuse. » Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes. « Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron ; ce sont des hommes qui ont quitté la vie ; tenez-les pour des êtres divins  1. »

Fustel de Coulanges nous dit que « devant le tombeau [des morts] il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant les temples des dieux » et que le culte des morts se retrouve « chez les Hellènes, chez les Latins, chez les Sabins, chez les Étrusques ; on le trouve aussi chez les Aryas de l’Inde. Les hymnes du Rig-Veda en font mention. Le livre des Lois de Manou parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu  2 ». L’ancêtre d’une famille doit être « honoré perpétuellement comme un dieu  3 » et ses descendants sont tenus de se réunir et de lui offrir un repas. Par ailleurs, comme la famille, la gens possède elle-même son propre culte et, comme pour la famille, ce sont les ancêtres qui sont au centre de ce dernier : Si l’on cherche quel est le dieu que chacun adore, on remarque que c’est presque toujours un ancêtre divinisé, et que l’autel où elle porte le sacrifice est un tombeau. […] Il est vrai qu’il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces généalogies ont été imaginées après coup ; mais il faut bien avouer que cette supercherie n’aurait pas eu de motif, si ce n’avait été un usage constant chez les véritables gentes de reconnaître un ancêtre commun et de lui rendre un culte  4.

Ce qui peut apparaître comme une « supercherie » n’est qu’un mensonge collectif à soi-même nécessaire à la vie en commun de ce type de société  5. Et ce mensonge dit que le groupe a besoin de protection, qu’il ne sait pas vivre sans, qu’il a besoin de dieux ou d’ancêtres communs comme chaque membre du groupe a eu besoin de ses parents. Il exprime aussi le fait que l’ordre hiérarchique des légitimités s’organise selon un axe temporel qui part du passé (le plus légitime) pour aller vers le présent (le moins légitime excepté pour ceux qui s’associent au passé ou en sont les représentants) : 1.  Ibid. : 16. 2.  Ibid. : 17. 3.  Ibid. : 134. 4.  Ibid. : 129. 5.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ».

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Si donc la gens adorait en commun un ancêtre, c’est qu’elle croyait sincè‑ rement descendre de lui. Simuler un tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c’eût été porter le mensonge dans ce qu’on avait de plus sacré, et se jouer de la religion. Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l’on se reporte au temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que plusieurs familles, s’associant dans une même fourberie, se soient dit  : nous allons feindre d’avoir un même ancêtre ; nous lui érigerons un tombeau, nous lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants l’adoreront dans toute la suite des temps. […] Tous ces mots [gens, genus, genitor, etc.] portent en eux l’idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d’un genos par le mot […] qui signifie nourris du même lait. Que l’on compare à tous ces mots ceux que nous avons l’habitude de traduire par famille, le latin familia, le grec oikos. Ni l’un ni l’autre ne contient en lui le sens de génération ou de parenté  1.

Rien d’étonnant alors à ce que les plus dominés socialement soient appré‑ hendés en tant qu’individus dépourvus de tout ancêtre, de tout père, et, au fond, de tout moyen de protection : Un mot caractérise ces plébéiens : ils sont sans foyer ; ils ne possèdent pas, du moins à l’origine, d’autel domestique. Leurs adversaires leur reprochent toujours de ne pas avoir d’ancêtres, ce qui veut dire assuré‑ ment qu’ils n’ont pas le culte des ancêtres et ne possèdent pas un tombeau de famille où ils puissent porter le repas funèbre. Ils n’ont pas de père, pater, c’est-à-dire qu’ils remonteraient en vain la série de leurs ascendants, ils n’y rencontreraient jamais un chef de famille religieuse. Ils n’ont pas de famille, gentem non habent, c’est-à-dire qu’ils n’ont que la famille naturelle ; quant à celle que forme et constitue la religion, ils ne l’ont pas  2.

Comme nous l’avons rappelé avec Testart, la « puissance paternelle » est centrale dans ces sociétés où la domination parentale, et tout particulièrement paternelle, s’exprime avec une très grande force. Tant que le père vit, les fils sont considérés comme étant mineurs. Ils demeurent « liés au foyer du père et par conséquent soumis à son autorité  3 ». Le pouvoir du père est si fort que le droit lui permet de vendre son fils ou de le condamner à mort  4. Dans des sociétés qui appliquent le principe de préférence accordée à l’antérieur sur le postérieur, on n’est pas surpris de voir appliqué le droit d’aînesse qui remonte à des temps très anciens : 1.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 129‑130. 2.  Ibid. : 298. 3.  Ibid. : 105. 4.  Ibid. : 118‑119.

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Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas s’expliquer. C’est le droit d’aînesse. La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le cadet  : « L’aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour l’accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de l’amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l’aîné avait le privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du culte domestique ; c’était lui qui offrait les repas funèbres et qui prononçait les formules de prière ; « car le droit de prononcer les prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier ». L’aîné était donc l’héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit  : l’aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code : « L’aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères vivent sous son autorité comme s’ils vivaient sous celle de leur père. Le fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir »  1.

Le droit grec, comme le droit hindou, fait du patrimoine un bien indivi‑ sible et le cadet en est exclu. Et lorsque le droit d’aînesse n’existe plus, comme à Athènes au temps de Démosthène, il subsiste encore « ce qu’on appelait le privilège de l’aîné » : Il consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle ; avantage matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue religieux ; car la maison paternelle contenait l’ancien foyer de la famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthène, allait allumer un foyer nouveau, l’aîné, seul véritablement héritier, restait en possession du foyer paternel et du tombeau des ancêtres  2.

Le fils aîné succédant au père, possédant la maison, exerçant les fonctions sacerdotales, etc., devient une sorte de père pour ses frères cadets. On parle d’ailleurs de lui comme d’un pater « car ce mot […] désignait la puissance et non pas la paternité » et « ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l’appelaient ainsi »  3. Cela a des conséquences sur les rapports entre la branche aînée dominante et les branches cadettes de chaque famille  : « Après plusieurs générations il se forme naturellement dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par la religion et par la coutume, dans un état 1.  Ibid. : 98. Les passages cités sont tirés des Lois de Manou (IX, 105‑107, 126), le plus ancien traité de lois dans la tradition hindoue. 2.  Ibid. : 99. 3.  Ibid. : 290.

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d’infériorité vis-à-vis de la branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité  1. »

Le cas de la Chine classique Alain Testart a consacré une partie de sa réflexion à mettre en lumière les rapports sociaux fondamentaux propres à la Chine classique, qu’il situe sur la période allant de la dynastie Zhou, au xie siècle av. J.-C., à la dynastie Song, à partir de 960 après J.-C. Comme pour la cité-État antique pour laquelle il partait des analyses d’Aristote dans la  Politique, l’anthropologue s’appuie sur un corpus de textes confucianistes qui mettent tous en évidence le caractère particulièrement hiérarchique de l’ensemble des relations sociales, parmi lesquelles les classiques relations politiques, familiales et amicales : Il existe, selon les confucianistes, cinq relations sociales majeures : entre souverain et sujet, entre père et fils, entre frère aîné et frère cadet, entre époux et épouse, entre amis. La première est par excellence une relation de domination, et la Chine constitue à cet égard un exemple classique du despotisme oriental. Le rapport père-fils ne l’est pas moins, sans atteindre la même rigueur que dans la Rome antique. La relation aîné-cadet est évidemment hiérarchique. S’agissant de la quatrième relation, l’extrême subordination de la femme chinoise traditionnelle est notoire. Un doute subsiste quant à la dernière relation, celle entre amis. Mais la lecture d’un roman comme Les Trois Royaumes contribue vite à le dissiper : avant de se jurer une indéfectible amitié, les deux héros du livre décident lequel d’entre eux jouera le rôle d’aîné et lequel celui de cadet. Ces cinq relations se présentent sous le double signe de la dépendance et de l’asymétrie. Les autres rapports sociaux présents dans la Chine traditionnelle ne démentent pas cette première impression : qu’il s’agisse de l’attitude de l’accusé visà-vis des juges ou de celle des fonctionnaires à l’égard de leurs supérieurs hiérarchiques, partout, les dos se courbent  2.

Ces relations sociales souverain-sujet, père-fils, aîné-cadet, mari-femme et ami-ami ne sont évidemment pas sélectionnées par hasard, ni par les acteurs de l’époque ni par Testart plusieurs milliers d’années plus tard. Il ne manque plus que la relation sociale dieux-hommes et les rapports sociaux de produc‑ tion pour que la liste soit à peu près complète. Toutes ces relations sont des relations très fondamentales même si la relation de dépendance-domination parents-enfants est celle qui détermine en grande partie la nature des autres. Quant aux relations politiques, elles modulent la forme que peuvent prendre ces relations de domination. 1.  Ibid. : 290. 2.  Testart 2021 : 309.

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La Chine classique se présente donc sous un jour plutôt homogène : « Il y a, dans tous les cas, soumission à un pouvoir, peu importe qu’il s’agisse de celui du père, du mari ou de l’empereur  1. » Et comme l’isomorphisme joue à plein d’un domaine à l’autre, on peut parler d’une relation (e.g. parentenfant) en empruntant le langage d’une autre relation (e.g. souverain-sujet). Par exemple, citant le grand sinologue Marcel Granet, Testart écrit : Le père, disait Marcel Granet, est dans la conception chinoise « le premier des magistrats »  : « La morale civique n’est point une projection de la morale domestique ; c’est tout au contraire, le droit de la cité féodale [ce par quoi Granet entend l’ordre sociopolitique des Zhou] qui imprègne la vie domestique  2. »

Ou encore : L’influence du rapport public (le seigneur, le Ciel) sur le rapport privé apparaît nettement, enfin, dans l’extrait suivant : « Pour définir l’autorité du père, les Chinois disent de lui, comme ils disent du seigneur, qu’il est tsouen, respectable ; qu’il doit être sévère, distant (yen) ; qu’il est le Ciel ; qu’il commande au fils comme le yang commande au yin […]. C’est, somme toute, l’État qui sert ici de modèle à la famille. Quant au rapport de fonction entre père et fils, il est clairement indiqué dans le domaine religieux : « L’autorité du père dérive, non d’un droit de commandement qu’il tient de sa paternité, mais du fait que le fils, et plus exactement le fils aîné, voit en lui un futur ancêtre » [T’ung-tsu Ch’ü, Han Social Structure, Washington, University of Washington Press, 1972, p. 349]  3.

Ces deux extraits méritent quelques commentaires. Granet insiste sur la détermination du domestique par le juridique ou, plus largement, l’étatique. Il n’a pas tort quant à la modalité de la relation père-enfant par exemple. Mais la possibilité même d’une relation de dominant à dominé, de gouvernant à gouverné, de dirigeant à dirigé, conduit à inverser la causalité, car c’est la relation universelle parent-enfant qui fixe le cap des autres relations. Le commentaire vaut aussi pour la seconde citation, car la famille est autant une matrice pour l’État que l’État est un modèle pour la famille, et la relation à l’ancêtre dérive bien davantage de la relation au père que le contraire. Mais l’extrait de l’ouvrage de T’ung-tsu Ch’ü pointe un élément fonda‑ mental sur le fait que les ancêtres et les anciens occupent une place analogue, le père étant au fils ce que l’ancêtre est aux descendants vivants, et ce que l’aîné est au cadet (loi de l’isomorphisme des domaines et loi Alexander Bain 1.  Ibid. : 309. 2.  Ibid. : 336. 3.  Ibid. : 337.

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de l’association analogique). Dans tous les cas, l’antériorité confère l’autorité. Et l’on peut en dire de même des dieux qui sont à l’origine de tout ce qui existe ou des gouvernants qui sont comme des parents protecteurs (et oppresseurs) vis-à-vis des gouvernés. On peut dire ainsi avec Testart que « ce monde religieux est calqué sur la réalité sociale  : les dieux jouent, dans la surnature, le même rôle que les mandarins sur terre  1 ».

Le cas de la société féodale Le cas de la société féodale étudié par Marc Bloch permet de voir les liens entre les formes politiques de relations de dépendance et les formes que prennent les relations parents-enfants. Comme l’écrit Alain Testart  : « La société féodale, sans surprise, nous met en présence immédiate de la dépendance. “Servir son Seigneur”, Celui d’En-Haut comme celui d’en bas, est le maître-mot des quelques siècles qui s’échelonnent autour de l’an mille. […] Une dépendance presque à sens unique – une dépendance des plus asymétriques dans une société fortement hiérarchisée  2. » Bloch constate que la relation féodale s’insinue dans tous les domaines de l’existence, et notamment dans les rapports parents-enfants comme dans les rapports aimée-aimant : Cette attache était sentie comme si puissante que son image se projetait sur tous les autres liens humains, plus vieux qu’elle et qui auraient pu sembler plus vénérables. La vassalité ainsi imprégna la famille. « Dans les procès des parents contre les fils ou des fils contre les parents », décide la cour comtale de Barcelone, « il faudra traiter, dans le jugement, les parents comme s’ils étaient les seigneurs et les fils, leurs hommes, commendés par les mains ». Lorsque la poésie provençale inventa l’amour courtois, ce fut sur le modèle du dévouement vassalique qu’elle conçut la foi du parfait amant. Cela d’autant plus aisément, d’ailleurs, que l’adorateur, en fait, était souvent d’un rang moins élevé que la dame de ses pensées  3.

Comme le remarque l’historien, le lien parent-enfant est « plus vieux » que le lien « seigneur-vassal », et s’il n’avait pas été entièrement tourné vers l’objectif, parfaitement légitime, de montrer à quel point les relations féodales de subordination – seigneur-serf ou seigneur-vassal – donnaient le ton général des relations sociales, il aurait pu se demander quel rôle structurant joue ce vieux rapport humain fondamental, contraint par l’altricialité secondaire, l’immaturité prolongée de l’enfant et sa dépendance vitale aux parents, dans 1.  Ibid. : 339. 2.  Testart 2021 : 145‑146. 3.  Bloch 1994 [1939] : 327.

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la possibilité même d’existence d’une relation de pouvoir, qu’elle soit féodale ou autre. Rendant possible le développement de structures de pouvoir, la relation parent-enfant est en retour déterminée par ces structures qui viennent rétroagir sur elle. Et de même que l’on peut être à la fois le vassal d’un seigneur et le seigneur d’un autre vassal ou d’un serf, on est l’enfant de ses parents et possiblement le parent d’un enfant. La même relation parent-enfant est à l’origine de la relation qu’entretient l’individu à son dieu ou à la personne aimée. Mais Bloch, là encore, trace davantage une flèche causale qui part du rapport féodal et qui va vers les rapports à Dieu et à l’aimée, plutôt qu’il ne cherche à ordonner l’ensemble des rapports et d’en trouver la racine commune. Comme l’écrit Florence Hulak : Nous avons déjà vu que le sentiment religieux exprimé par les féodaux devait être analysé à la lumière de la structure des rapports personnels de subordination, dans la mesure où elle lui confère sa tonalité spécifique. […] L’individu qui prête hommage à un seigneur et qui se soumet à Dieu étant le même, il peut investir ces deux rapports d’un même symbolisme. De la même façon, quand Bloch évoque à propos de l’amour courtois « la confusion de l’être aimé et du chef », il désigne une correspondance qui fonctionne dans les deux sens : si la Dame tend à être perçue comme un seigneur, le seigneur féodal tend réciproquement à être perçu comme un être aimé  1.

Mais Bloch montre par ailleurs très bien comment le rapport féodal de subordination a longtemps été pris dans une gangue familiale : Le vassal, vis-à-vis du seigneur, le seigneur vis-à-vis du vassal demeura longtemps comme un parent supplémentaire, volontiers assimilé dans ses devoirs comme dans ses droits aux proches par le sang. Lorsqu’un incen‑ diaire, dit, dans une de ses constitutions de paix, Frédéric Barberousse, aura cherché asile dans un château, le maître de la forteresse sera contraint, s’il ne veut passer pour complice, de livrer le fugitif, « à moins toutefois que celui-ci ne soit son seigneur, son vassal ou son proche ». Et ce n’était point hasard si le plus vieux coutumier normand, traitant du meurtre du vassal par le seigneur et du seigneur par le vassal, classait ces crimes pêle-mêle dans un même chapitre avec les plus horribles homicides commis au sein de la parentèle. De ce caractère quasi familial de la vassalité devaient découler, dans les règles juridiques comme dans les mœurs, plusieurs traits durables  2.

Parmi ces traits durables dont parle Bloch, il y a l’acte de vengeance ou de vendetta commun à la famille et aux vassaux comme aux seigneurs. En 1.  Hulak 2012 : 233. 2.  Bloch 1994 [1939] : 317. Souligné par moi.

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cas de meurtre, ce sont en général les proches qui ont la « faculté de porter plainte », mais Bloch ajoute que cela peut être aussi le fait du seigneur de la victime ou de son vassal « par une véritable assimilation du lieu de protection et de dépendance personnelles avec le rapport de parenté  1 ». D’autres récits tendent aussi à montrer que le seigneur est perçu comme un père « nourricier » auquel on est subordonné : Chez les Scandinaves, c’était au fidèle qu’incombait le devoir d’élever la postérité de son maître : si bien que, lorsque Harald de Norvège voulut manifester aux yeux de tous la subordination où il prétendait tenir le roi Aethelstan d’Angleterre, il ne trouva pas pour cela de meilleur moyen, raconte la saga, que de faire déposer par surprise son fils sur les genoux de ce père nourricier malgré lui. L’originalité du monde féodal est d’avoir conçu la relation de bas en haut. Les obligations de déférence et de grati‑ tude ainsi contractées passaient pour très fortes. Toute sa vie, le garçonnet de jadis devait se souvenir qu’il avait été le « nourri » du seigneur – le mot, comme la chose, date, en Gaule, de l’époque franque et se retrouve encore sous la plume de Commynes. Assurément, ici comme ailleurs, la réalité démentit souvent les règles de l’honneur. Comment refuser cependant toute efficacité à une coutume qui – en même temps qu’elle mettait aux mains du seigneur un précieux otage – faisait revivre à chaque génération de vassaux un peu de cette existence à l’ombre du chef, d’où la première vassalité avait tiré le plus sûr de sa valeur humaine  2 ?

Par conséquent, s’il est évident que le rapport féodal de dépendance et de subordination colore de nombreuses relations, dont celle des parents avec leurs enfants, une interrogation plus fondamentale sur les raisons de leur asymétrie plutôt que de leur équilibre force à reconnaître la place centrale de la relation de dépendance parent-enfant.

1.  Ibid. : 627. 2.  Ibid. : 318.

17.

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S’interrogeant sur le rapport de l’homme à la nature, le philosophe et militant écologiste et libertaire étatsunien Murray Bookchin affirmait qu’il faut « étudier les origines de la hiérarchie et de la domination si l’on veut porter remède au désastre écologique ». Car le rapport de domination qui s’est instauré entre l’espèce humaine et son environnement biotique et abiotique, du fait d’une capacité inédite à fabriquer des artefacts et à construire-détruire son environnement, est loin d’être le produit récent d’une société capita‑ liste. Bookchin écrivait ainsi que « le fait que la hiérarchie sous toutes ses formes – domination des vieux sur les jeunes, des hommes sur les femmes, de l’homme sur l’homme dans le rapport de classe, de caste, d’ethnie ou sous toutes les autres formes de stratifications sociales – ne soit pas reconnue comme un système de domination plus ample que le rapport de classe est une des carences les plus évidentes de la pensée radicale  1 ». Contrairement aux visions scolaires qui, opposant une « sociologie consen‑ suelle » à une « sociologie conflictuelle », laissent penser que tout ne serait qu’affaire de « point de vue théorique », les comparaisons inter-espèces comme les comparaisons inter-sociétés humaines font clairement apparaître que les faits de domination sont l’un des grands faits sociaux universels. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, il n’existe pas de sociétés connues dépourvues de tout rapport de domination : domination des humains sur le règne végétal et le monde animal ; de certains groupes sociaux sur d’autres (dans une logique d’opposition entre « nous » et « eux ») ; des parents sur les enfants ; des vieux sur les jeunes ; des hommes sur les femmes ; des « experts » sur les « profanes » ; des riches sur les pauvres, etc. Ces faits ne s’opposent pas aux faits de coopération  2, qui sont le plus souvent marqués par des hiérar‑ 1.  Bookchin 2007 [1982] : 7. On peut faire la même remarque à propos des thèses écoféministes qui font de la domination de la nature (et de sa destruction) une autre face de la domination masculine et parlent donc d’« androcène ». Cf. Shiva & Mies 1999. 2.  Cf. supra « Le social dans tous ses états : des bactéries à Homo sapiens ».

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chies entre ceux qui coopèrent. En lisant les travaux éthologiques comme socio­logiques portant sur ces questions, on peut dire que les rapports de domination ont deux grandes origines repérables  : l’une liée aux relations inter-espèces et l’autre aux relations intra-espèces. L’expérience de la domination est centrale dans le règne animal. En ce qui concerne les relations inter-espèces, l’espèce humaine comme toute autre espèce animale a la nécessité pour se nourrir de prélever des éléments, végétaux et animaux, dans le vivant. Lorsqu’il s’agit de chasser ou de pêcher, cela implique un rapport de force entre la proie potentielle et le prédateur, et lorsque les forces sont structurellement déséquilibrées, une espèce domine nécessairement l’autre. On pourrait résumer les choses en disant que la réponse à la question « Qui mange qui ? » désigne forcément le dominant. Bien sûr, la logique inverse de défense contre les prédateurs est l’occasion aussi, pour les différentes espèces, d’établir des rapports de force entre elles. Ce qu’on appelle la « chaîne alimentaire » est une suite d’êtres vivants dans laquelle chacun mange celui qui le précède et est mangé par celui qui le suit. Le premier maillon de la chaîne est très souvent un végétal, puis suivent des animaux végétariens, puis des animaux carnivores ou omnivores. Par exemple, classiquement, la châtaigne est mangée par le mulot, qui est mangé par le renard, qui peut être mangé à son tour par l’aigle. Ou encore, les papillons se nourrissent du nectar des fleurs, la libellule mange les papillons, la grenouille mange la libellule, qui est à son tour mangée par le brochet, qui est mangé, entre autres, par l’homme. Dans cette longue chaîne alimentaire, les végétaux sont les seuls êtres « pacifiques », non destructeurs du vivant, puisque, dépourvus de la faculté de se mouvoir, ils transforment par photosynthèse l’énergie lumineuse, l’eau et le dioxyde de carbone en glucides à partir d’une position fixe. Parce qu’elles produisent elles-mêmes les moyens de leur subsistance, les plantes sont qualifiées d’« autotrophes » (une partie des bactéries le sont aussi) et de producteurs primaires. Puis on trouve les herbivores, qui se nourrissent de ces producteurs et que l’on appelle aussi « consommateurs primaires » ; les carnivores primaires, qui sont des « consommateurs secondaires » se nourrissant des animaux herbivores ; puis les carnivores secondaires, qui sont des « consommateurs tertiaires » se nourrissant des carnivores primaires. Les animaux sont donc tributaires des plantes et d’autres animaux pour se nourrir ; ils doivent pouvoir se mouvoir pour aller chercher leurs moyens de survie. Les carnivores qui n’ont pas ou que très peu de prédateurs eux-mêmes sont appelés des « super-prédateurs », ce qui est le cas de l’espèce humaine, dont la « stratégie » adaptative, en partie de nature culturelle, a conduit à des actes violents à l’égard du vivant. L’espèce humaine n’est forte que d’avoir renforcé son corps plutôt faible par des artefacts qui l’ont rendue puissante. Les toutes premières armes ont ainsi assuré la domination des êtres humains par rapport aux autres espèces animales.

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Un principe relativement simple fixe les rapports de force entre espèces, à savoir qu’en général  – il y a comme toujours des exceptions  – les plus grands, les plus gros et les plus forts dominent les plus petits, les plus maigres et les plus faibles. Le biologiste Edward O. Wilson écrivait ainsi en 1978 : Des ordres de dominance ont souvent été rencontrés parmi les espèces appartenant au même groupe taxonomique. En règle générale, plus l’espèce est étroitement liée et écologiquement similaire, plus la domination des membres de l’un sur les membres de l’autre est prononcée. Les espèces à gros individus dominent celles à petits individus, sauf lorsqu’une ou plusieurs espèces sont sociales, auquel cas celle qui forme les groupes les plus grands et les mieux organisés domine les autres. MacMillan (1964) a constaté que parmi sept espèces de rongeurs vivant dans le semi-désert du sud de la Californie, les plus grandes dominent systématiquement les plus petites. Les rencontres mènent rarement à des combats, car l’espèce subordonnée s’enfuit à la vue du plus grand. Dans le parc national de Yellowstone, les grands mammifères avancent ou reculent selon l’ordre de dominance décroissant suivant : les êtres humains adultes, les bisons, les élans, les cerfs mulets, les antilopes d’Amérique et les orignaux ou les cerfs de Virginie […]. Lorsque certaines espèces d’oiseaux, notamment les sittelles, les fauvettes, les mésanges et autres, se rassemblent en groupes de butinage, elles forment des hiérarchies de dominance interspécifique. Un résultat courant est le déplacement des espèces vers des niches d’ali‑ mentation plus étroites que celles dont on bénéficie lorsque la même espèce se nourrit seule. Dans de tels cas, les espèces dominantes ont accès à la partie la plus prévisible de l’approvisionnement alimentaire […]. Une dominance interspécifique a également été signalée dans des bancs mixtes de trois espèces du genre de poissons d’eau douce Cichlasoma au Nicaragua […]  1.

De manière plus subtile, les cas de parasitisme social entre espèces montrent que des relations déséquilibrées, et néanmoins durables, peuvent s’instaurer entre deux espèces dont l’une se sert de l’autre à son détriment. Si l’autre espèce en tirait elle-même profit, cela correspondrait à un cas parfait de mutualisme ; si une seule des deux espèces tirait profit de la relation, mais sans nuire à l’autre, il s’agirait d’un cas de commensalisme. Les catégories fondamentales utilisées par les éthologues pour penser les relations entre les différentes espèces du vivant – parasitisme, mutualisme et commensalisme – montrent bien qu’il est question d’une balance plus ou moins équilibrée des forces. Le parasitisme n’est autre qu’une forme d’exploitation et, par conséquent, de domination. Dans le règne animal, on distingue le kleptoparasitisme (e.g. vol 1.  Wilson 1978b : 296. Traduit par moi.

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de proie chassée par d’autres, ce qui constitue un effort épargné, qu’on trouve chez les rapaces ou les hyènes par exemple), le parasitisme de couvée comme celui des coucous, qui consiste en une utilisation de l’investissement parental (c’est une autre forme de vol, mais cette fois-ci un vol de temps de travail, car donner ses œufs à couver et à nourrir par d’autres constitue un gain de temps et d’effort particulièrement grand quand la progéniture demande un investissement prolongé), le parasitisme de nid ou de terrier (vol de nid ou de terrier déjà construits par d’autres, et qui ont demandé du temps de travail), la domestication ou l’esclavage (les chercheurs appellent cela aussi la dulosis, comme dans le cas des fourmis exploitant les pucerons pour en retirer du miellat), ou enfin la « position de satellites », lorsque des mâles font beaucoup d’efforts pour séduire, attirer des femelles et se font voler la vedette par d’autres mâles qui profitent de la situation  1. Pour ce qui est des relations intra-espèces, trois grands types peuvent être repérés. Le premier concerne les rapports entre les différents groupes ou sociétés coexistant au sein d’une même espèce. Le fait d’appartenir à la même espèce ne suffit pas à faire de ses membres des « amis » potentiels. Nous verrons que les différents groupes développent le plus souvent des rapports de domination et entretiennent des relations conflictuelles  2. Chez les humains, lorsqu’un groupe « étranger » est infériorisé (considéré comme barbare ou sauvage) ou même déshumanisé (animalisé), il peut être traité pratiquement comme une autre espèce, à savoir comme un groupe formé de non-personnes sur lesquelles peut s’exercer une violence et à qui l’on peut ôter la vie sans grand problème de conscience. Le deuxième type est la relation de dépendance-domination parent-enfant, sur laquelle nous venons de revenir et qui me paraît centrale  3, et le troisième est la relation homme-femme que nous développerons par la suite  4. Nous verrons que le rapport parent-enfant joue un rôle, direct ou indirect, dans l’existence des deux autres rapports (inter-groupes et hommes-femmes). Dans un cas, l’existence de proches apparentés et la nécessité pour les parents de s’occuper d’enfants altriciels créent les conditions de base pour que la loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » voie le jour. En s’éten‑ dant sur des bases culturelles, elles rendent possibles les rapports conflictuels entre groupes ou sociétés. Dans un autre cas, la domination masculine passe par une assimilation des femmes à des enfants : par leur association au pôle de vulnérabilité et de dépendance de l’enfance et par l’attribution d’un statut d’enfants, de cadettes ou mineures par rapport aux hommes. 1.  Machalek 1995 et 1996. 2.  Cf. infra « Chapitre 21. Eux/nous : ethnocentrisme, racismes ». 3.  Cf. supra « Chapitre 15. Altricialité secondaire  : vulnérabilité et dépendance de l’enfant humain » et « Chapitre 16. Dominer par l’antériorité ». 4.  Cf. infra « Chapitre 19. Partition sexuée et domination masculine ».

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Dans le premier chapitre de son livre sur l’évolution sociale, le biolo‑ giste étatsunien Robert Trivers parle de l’action des babouins mâles adultes (Papio cynocephalus) qui surveillent et disciplinent des jeunes. Il écrit qu’« en partie à cause des punitions que les jeunes reçoivent de la part des mâles dominants, ils montrent souvent de la peur en présence de ces mâles  1 ». Par exemple, les jeunes sont sanctionnés par les adultes « pour avoir malmené ou maltraité de plus jeunes qu’eux  2 ». Cette autorité exercée par les plus vieux sur les plus jeunes montre que les relations adultes-enfants sont des relations de domination, en grande partie intériorisées et acceptées par les plus jeunes. Par ailleurs, les petits babouins sont extrêmement dépen‑ dants de leur mère. Commentant une photographie sur laquelle on voit une mère babouin portant son enfant d’un an, Trivers écrit : « Une dépendance extrême. Ce jeune babouin a maintenant plus d’un an, mais il est toujours porté par sa mère  3. » De même, chez les goélands argentés, la progéniture altricielle montre des signes de soumission à l’égard de ses parents : Posture soumise des poussins de goélands argentés près de leurs parents. Bien qu’ils aient atteint leur pleine maturité, ces poussins de deux mois dépendent encore de leurs parents pour se nourrir ; ces derniers sont maintenant ambivalents quant au fait de les nourrir et de les tolérer à proximité. En raison de ce conflit, les poussins ont adopté une posture très soumise (tout le contraire d’une attaque) : tête rentrée dans le corps, ailes détendues, petit corps. Des postures similaires à ce stade se retrouvent chez d’autres espèces de goélands  4.

Françoise Héritier a bien compris cette centralité des rapports de dépendance-domination parent-enfant dans la genèse de l’ensemble des autres rapports sociaux de domination, même si ses brèves remarques à ce sujet n’ont donné lieu, à ma connaissance, à aucun développement substantiel. Dans l’extrait d’un de ses textes qui suit, elle mentionne le rapport maître-esclave, sans doute parce qu’il demeure un rapport de dépendance personnelle comme le rapport parent-enfant, mais elle aurait tout aussi bien pu mentionner le rapport de seigneur à vassal ou le rapport de chef de tribu à membre de la tribu, qui sont aussi des rapports personnels de dépendance. On pourrait en dire de même du rapport roi-sujet, Dieu-croyant, patron-ouvrier, qui sont quant à eux des rapports beaucoup plus impersonnels. Le fait cependant que des patrons aient pu être « paternalistes » et aient pu filer la métaphore de l’entreprise comme « grande famille » n’est pas un hasard historique, mais la trace de l’origine (parentale) de toute domination. 1.  Trivers 1985 : 1. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 3. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 152. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 146. Traduit par moi.

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Aussi faut-il faire apparaître ici un autre besoin, affect ou émotion élémen‑ taire qui entraîne avec lui son contraire et un cortège de situations ambiva‑ lentes  : c’est le besoin de protection sous ses deux faces, être protégé et protéger ses proches et, inversement, agresser ou détruire, ou au mieux tenir à distance ceux qui n’entrent pas dans la catégorie du proche. Le besoin de protéger n’est pas seulement l’expression d’une émotion altruiste et égalitaire, car il s’exprime en premier lieu dans le modèle hiérarchique du rapport parents-enfants. Le besoin de protection et de modelage se transforme aisément en nécessité de contrôle et de domination d’un côté, d’abandon à la volonté d’autrui de l’autre, ou à l’inverse en sentiment de révolte. Si la hiérarchie découle au premier chef de l’antériorité, elle va se définir comme la puissance du fort, le parent, sur le faible, l’enfant. Elle est à l’origine de tous les rapports contrastés du fort et du faible, du dominant et du dominé, du maître et de l’esclave, et de tous les pouvoirs. Avec la domination exercée sur les siens, puis sur les autres, qui est déjà une perversion du besoin de protéger, et eu égard à la complexification des rapports sociaux, prennent toute leur force deux affects très profonds qui sont d’un côté l’orgueil et le sentiment de puissance, de l’autre la honte, l’humiliation et le ressentiment envers l’Autre, sentiments qui sont à l’origine de toutes les insoumissions, résistances et révoltes et dont la forte ambivalence saute aux yeux dans les conflits contemporains  1.

Nous l’avons vu avec le rapport seigneur-vassal, qui est un quasi-rapport père-fils sous certains aspects, les racines parentales de toute domination se manifestent en permanence dans l’histoire, dans des types de sociétés très différents. Par exemple, loin de la société féodale, le type de pouvoir qui s’instaure chez les Aborigènes australiens n’est pas sans rappeler le rapport parent-enfant, et plus particulièrement, dans une société à forte domina‑ tion masculine, le rapport père-enfant. Comme l’écrivait James Dawson en 1881 : « Toute tribu a son chef, qui est considéré comme un père, et dont l’autorité est absolue  2. »

Dominations chez les non-humains Les sociétés non humaines connaissent toutes, à un degré ou à un autre, des rapports de domination inter-individuels et inter-groupes. Pour les distinguer des rapports de domination humains, les chercheurs préfèrent généralement parler de « dominance ». Ces rapports de dominance dépendent essentiellement d’interactions individuelles agressives de face-à-face, qui fixent des hiérarchies pouvant durer plus ou moins longtemps selon les espèces  3. 1.  Héritier 2003a : 29. Souligné par moi. 2.  Dawson 1881 : 5. 3.  Hinde 1976.

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Depuis que le zoologiste norvégien Thorleif Schjelderup-Ebbe a découvert en 1935 l’ordre hiérarchique chez les poules, des faits de dominance ont été observés, en captivité comme en situation naturelle, chez pratiquement tous les mammifères (des rongeurs aux primates), chez la plupart des oiseaux, de nombreux poissons, des amphibiens, des crustacés et certains insectes  1. Cette réalité de la dominance est d’autant plus attestée que les espèces animales vivent dans des groupes stables. Les primates non humains et humains sont donc loin d’être les seuls à organiser des rapports de force ou de dominance au sein des groupes qu’ils forment : La façon dont l’ordre émerge et la durée du processus ne sont pas identiques. Mais il existe une sorte de commun dénominateur aux espèces concernées : au-delà d’un certain nombre d’interactions agressives, des formes de subordination plus ou moins durables s’établissent. Les interactions se pacifient, dans la mesure où les animaux adoptent au sein de chaque paire un comportement soit de « dominant », soit de « subordonné ». Ce sont ces rapports qui sont communément appelés relations de dominance  2.

Par ailleurs, l’un des points importants à souligner, c’est le fait que les comportements de domination ou de soumission sont globalement assez facilement reconnaissables par des observateurs humains à propos d’espèces très différentes et parfois très éloignées de la nôtre d’un point de vue phylo‑ génétique. Cela signifie qu’il existe une communauté d’expression ou une continuité évolutive dans l’éventail des comportements liés à un rapport de domination : La plupart des signaux de communication en relation avec les relations agonistiques entre congénères sont peu plastiques dans les informa‑ tions qu’ils portent pour une espèce et très bien conservés au cours de ­l’Évolution (postures de menace, de retrait, de soumission…). Ils sont d’ailleurs en général facilement reconnaissables par un observateur humain, même naïf, chez un grand nombre d’espèces sociales vivant dans des groupes indépendants (des insectes aux primates)  3.

Par exemple, les poules dominées baissent la tête ou se courbent en signe de soumission face à plus dominante qu’elles. Mais ces signaux de domination ou de subordination-soumission, qui sont parfois de véritables rituels (ligne de force des rites et institutions), sont d’abord et avant tout destinés à signaler à l’autre son statut de dominant ou de dominé et s’épargner de nouvelles confrontations agressives coûteuses en énergie : 1.  Mazur 1973 : 514. Cf. aussi Koski, Xie & Olson 2015. 2.  Rosenbaum 2015 : 18‑19. 3.  Darmaillacq, Dickel, Avarguès-Weber, Duboscq, Dufour & Jozet-Alves 2018 : 164

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Dans de nombreuses espèces, les animaux exhibent bien des comporte‑ ments (notamment des signaux formels) qui sont difficilement compré‑ hensibles si l’on ne suppose pas que se sont établis entre eux des rapports asymétriques. Ces rapports fournissent un des fils directeurs fondamentaux de leurs activités sociales au cours du temps, permettant même parfois de prévoir l’issue de leurs interactions. En ce sens, les hiérarchies de dominance ne sont pas de pures vues de l’esprit  1.

Chez les poules, cas devenu célèbre depuis les travaux de SchjelderupEbbe, les rangs sont fixés à travers l’ensemble des interactions physiques entre les différents membres du groupe. Il y a celle qui peut donner des coups de bec à toutes les autres sans recevoir de coups de bec en retour, celle qui arrive en deuxième position, qui ne peut attaquer la première poule mais peut le faire sur toutes les autres, et ainsi de suite, jusqu’à la dernière poule qui peut recevoir des coups de bec de toutes les poules du groupe mais ne peut en donner à aucune. L’issue des confrontations dépend en général de facteurs physiques (le poids, la taille ou la force corporelle, le degré d’agressivité, l’état de santé ou de fatigue), mais aussi de l’âge, qui est lié à un niveau plus ou moins grand d’expérience, et du succès passé en matière de combats (autrement dit des rangs occupés dans les hiérarchies précédentes : plus on a été dominant dans le passé et plus on a une chance de le redevenir  2). Il y a évidemment de nombreux avantages à occuper les plus hautes positions puisque le rang détermine l’accès à toutes sortes de ressources, parmi lesquelles l’eau et la nourriture, les nichoirs et les partenaires sexuels  3. Ce sont aussi parfois des privilèges quasi imperceptibles mais bien réels, tels que la plus grande liberté de mouvement sur un territoire donné. Les avantages varient selon les espèces. Par exemple, chez les primates non humains, hormis un meilleur accès à la nourriture  4 et aux partenaires sexuelles, les singes dominants se font davantage épouiller-toiletter par les autres que les singes subalternes, mais ils ont surtout une probabilité plus faible d’être tués par des 1.  Rosenbaum 2015 : 32. 2.  « Un exemple : chez le porte-épée, un petit poisson d’eau douce originaire d’Amérique centrale et l’un des premiers à avoir été étudié pour sa hiérarchie, on peut sélectionner des mâles de même taille qui viennent d’avoir soit une expérience de victoire, soit une expérience de défaite, soit ni l’une ni l’autre. Ensuite, on les réunit en aquarium. On constate alors que ceux qui viennent d’être vainqueurs acquièrent statistiquement le rang supérieur du groupe, ceux qui n’ont ni gagné ni perdu le rang intermédiaire et ceux qui ont essuyé une défaite le rang inférieur. Des résultats similaires ont été enregistrés chez plusieurs espèces d’insectes, de poissons et de rongeurs » (ibid. : 64). Cf. Dugatkin 1997b et Dugatkin & Druen 2004. 3.  Le lien entre haut rang et succès reproductif a été vérifié autant chez les poissons, les oiseaux, les rongeurs ou les ongulés que chez les primates. Cf. la synthèse de travaux portant sur plus de 700 espèces dans Ellis 1995. 4.  « Le critère standard appliqué à tous les animaux de la planète est le suivant  : si l’individu A est capable d’éloigner de sa nourriture l’individu B, c’est qu’A est dominant » (De Waal 2022 : 151).

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prédateurs (lions, tigres, léopards, pythons, aigles, crocodiles, etc.)  1. Pour ce qui est des poules, lorsqu’une hiérarchie, appelée pecking order (une traduction littérale de cette expression métaphorique d’un ordre de préséance pourrait être « ordre de becquetage »), a été établie, elle permet de pacifier le groupe, les poules gardant la mémoire des rangs et ne cherchant pas en permanence à remettre la hiérarchie en question  2. Mais les hiérarchies ne sont pas fixées pour toujours. Des études montrent que si des poules ont établi une relation de dominance et que l’une d’entre elles est retirée du groupe pendant quelques jours seulement, elle garde la mémoire des positions hiérarchiques une fois replacée dans le groupe. Mais si les poules sont séparées pendant deux à trois semaines, elles semblent avoir totalement oublié la relation qui les liait, et les agressions reprennent pour fixer un nouvel ordre hiérarchique  3. Toutefois, après qu’un pecking order a été stabilisé, il peut durer plusieurs mois avant que les relations commencent à évoluer  4. À la différence des humains, la plupart des animaux non humains ne possèdent pas de moyens institutionnels ou langagiers de fixation-stabilisation des rangs dans une hiérarchie. Ils ne disposent ni de noms ou de vêtements distinctifs, ni d’insignes, de totems, de lieux prestigieux, de titres scolaires, de titres de propriété ou de noblesse, d’argent, etc., pour s’imposer. Or ces signes, qui sont autant de rappels des places dans la hiérarchie, changent la nature des interactions de face-à-face chez les humains dont une partie des enjeux se situent hors de l’interaction, dans les différences de statut connues et reconnues de tous  5. Malgré tout, chez certains animaux non humains, le rang d’un individu dans la hiérarchie de dominance ne dépend pas forcément d’une logique strictement individuelle. Par exemple, beaucoup de petits primates (notamment chez les cerco‑ pithécinés tels que les macaques, les babouins et les vervets) ont un rang qui correspond à celui de leur mère et qui n’est pas fixé par les interactions qu’il a avec autrui mais par une hiérarchie matrilinéaire  6. Les petits d’une femelle dominante sont ainsi traités avec la même déférence que leur mère, mais si la structure sociale materno-centrée s’effondre parce que les jeunes 1.  Dunbar 1988. 2.  Guhl 1975. 3.  Cf. Chase 1974 et 1982. 4.  Chez les poissons, il suffit de quelques jours seulement de séparation pour que les hiérarchies soient oubliées. À quinze jours d’écart, un leader peut occuper la dernière place, et inversement. Cf. le cas bien étudié du Maylandia zebra du lac Malawi (Mozambique et Tanzanie). Chase, Tovey, Spangler-Martin & Manfredonia 2002. 5.  Latour & Strum 1987. Les auteurs de l’article montrent que les babouins ne disposent quasiment que de leur corps, et de leurs liens de parenté, pour fixer les rangs dans la hiérarchie, ce qui limite considérablement les moyens de stabilisation du système de dominance. Et, dans l’histoire même des sociétés humaines, le degré de développement des ressources extra-somatiques, que j’appellerais le « degré d’objectivation de la culture », différencie les sociétés, des plus primitives aux plus modernes. 6.  Mazur 2015 : 475‑476. Cf. aussi De Waal 2001 : 257.

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sont séparés des mères, alors les cartes sont totalement rebattues, preuve que la structure sociale est déterminante dans les comportements des individus, non humains comme humains  1. On pourrait dire qu’on a affaire à des prémices de groupes de statut, et que ces groupes sont formés par la dyade mère-enfant. De même, macaques, poules, oies ou corvidés sont en mesure de garder en mémoire des informations sur qui les domine et qui ils dominent  2, mais aussi sur qui domine qui dans le groupe simplement en observant les résultats des confrontations des autres membres du groupe  3, ce qui tend à laisser penser que, même sans un langage aussi sophistiqué que le langage humain, il existe chez beaucoup d’espèces animales une capacité à faire des « inférences transitives  4 » et une connaissance de l’ensemble de la structure hiérarchique  5. Par ailleurs, n’accumulant pas les artefacts et ne stockant que très peu de ressources naturelles, si on les compare aux humains, les animaux non humains ne se distinguent pas non plus par des différences socio-­économiques  6. Toutefois, les sociétés humaines n’ont elles-mêmes pas toujours connu la richesse, ni pratiqué le stockage, ni accumulé un grand nombre d’artefacts ; elles n’ont donc pas toujours connu les inégalités économiques et ne se sont pas toujours distinguées des sociétés non humaines sur ce point. Plusieurs grands constats synthétiques concernant les primates ont été formulés par le sociologue étatsunien Allan Mazur. Un premier constat est que « les membres d’un groupe interagissent plus fréquemment avec des membres de rang similaire qu’avec des membres de rangs supérieurs ou inférieurs, et comme les plus vieux dominent les plus jeunes et les mâles dominent les femelles, alors les primates interagissent en fonction de l’âge et du sexe  7 ». Ces deux grandes dominations, selon l’âge et le sexe, consti‑ tuent une base commune avec les primates humains. Un autre constat est que « les membres dominants jouent un rôle de service et de contrôle des membres du groupe, ils interviennent dans les conflits pour les faire cesser  8 ». Là encore, cette position d’arbitrage des conflits n’est pas étran‑ gère à des logiques humaines. Les chefs de tribu notamment incarnent les valeurs du groupe et doivent veiller sur lui. C’est la position qui crée 1.  Cheney & Seyfarth 2007. 2.  Frans de Waal raconte aussi comment les chimpanzés perçoivent les différences de statut parmi les humains en reconnaissant, par exemple, le patron d’un zoo par son comportement autoritaire et en se comportant avec lui de la façon adaptée. De Waal 2016 : 236. 3.  Cf., sur les geais, Paz-y-Mino, Bond, Kamil & Balda 2004. 4.  Le geai des pinèdes est capable de déduire son statut relatif par rapport à un autre oiseau en fonction de ce qu’il voit des interactions de ce dernier avec des oiseaux dont il connaît le statut. Cela suppose un raisonnement transitif. Emery 2017 : 94‑97. 5.  Darmaillacq, Dickel, Avarguès-Weber, Duboscq, Dufour & Jozet-Alves 2018 : 166. 6.  Mazur 2005 : 5. 7.  Mazur 2015 : 475. Traduit par moi. 8.  Ibid. : 476. Traduit par moi.

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la fonction et les primates non humains n’échappent pas à ces logiques indépendantes de leur volonté. Un dernier constat important est que « les membres de rangs inférieurs apparaissent plus nerveux que les membres de haut rang et [que] ces derniers peuvent manipuler le stress des premiers » : « Les premiers témoignages sur le comportement des macaques décrivent souvent les membres de bas rang d’une hiérarchie stable comme “nerveux, peu sûrs d’eux” ou “recroquevillés” […]. Dans les groupes humains ou les gangs, la confiance froide des chefs par rapport à la timidité des membres de rang inférieur est devenue un cliché  1. » Une fois encore, les réactions individuelles dépendent de la position dans un rapport, et en l’occurrence d’un rapport de domination. Allan Mazur déduit de ces grands résultats de recherche  2, qui font apparaître les proximités entre les comportements des grands singes notam‑ ment et nos propres comportements, qu’une grande partie de ces derniers sont biologiquement déterminés. Pourtant, ce n’est pas, à mon sens, la bonne conclusion à en tirer. Ce que l’on peut dire, c’est que les primates non humains, qui ne sont pas entrés dans un processus d’accumulation culturelle, ont des comportements pleinement sociaux analogues aux nôtres, au sens où ceux-ci dépendent de logiques propres au groupe, et que cela prouve seulement que les logiques sociales ne dépendent pas forcément d’aspects culturels. Primates non humains comme primates humains sont des êtres déterminés par des processus biologiques qui les dépassent, mais ils sont tout aussi déterminés par des processus sociaux qui les dépassent. Rien ne les distingue de ce point de vue, et nos cousins primates sont tout aussi sociaux que nous. Ce qui nous sépare en revanche, c’est le degré d’importance de la culture dans notre vie sociale. Mais force est de constater que celle-ci ne suffit pas à effacer toutes les proximités entre eux et nous. Chez les macaques rhésus, bien connus des primatologues depuis les travaux notamment de Shunzo Kawamura et Masao Kawai dans les années  1950, « la hiérarchie formelle du groupe peut être divisée en deux » et Frans de Waal assume l’usage du concept de « classe sociale » : « Je désigne ces moitiés comme étant la classe supérieure et la classe inférieure  3. » Les singes de la classe inférieure sont littéralement « chassés des sources de nourriture », ce qui « entraîne beaucoup de souffrance, de privation et de stress »  4. Par là, c’est l’espérance de vie qui est forte pour les uns et faible pour les autres  : « Être au sommet de l’échelle sociale ne représente pas seulement une position agréable et confortable pour un singe femelle sauvage : cela détermine aussi 1.  Ibid. Voir par exemple l’étude sur le stress des femelles rhésus provoqué par l’approche d’un membre dominant de leur groupe, mais pas lorsque l’individu en question occupe un rang inférieur à elles. Aureli, Preston & De Waal 1999 : 59‑65. 2.  Cf. aussi Mazur 1973. 3.  De Waal 1992 : 164. 4.  Ibid. : 169‑170.

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son espérance de vie et sa reproduction  1. » Ce que le primatologue montre, c’est que les classes, les hiérarchies entre elles, les rapports de dominance, les unités de parenté, ne sont pas des vues de chercheurs qui ne correspondraient pas à ce que perçoivent et font les singes eux-mêmes. Pour faire ce qu’ils font comme ils le font, les singes « savent » nécessairement qu’il y a des groupes distincts, des supérieurs et des inférieurs, des mâles et des femelles, des mères et leurs enfants,  etc. Mais ils le savent pratiquement (en pratique) et non symboliquement comme s’ils pouvaient représenter l’ensemble sous la forme d’un schéma. Synthétisant les données, De Waal écrit : –  La grimace de peur est un signal qu’aucun singe rhésus n’adresse à un subordonné, même s’il perd la confrontation. Plutôt que de refléter le résultat d’un conflit passager, ce signal doit dépendre d’une évaluation de la relation à long terme. Autrement dit, le rang n’est pas une abstrac‑ tion ; dans leur communication, les singes se réfèrent aux différences de statut qui existent entre eux. –  Les femelles dont le rang se situe près de la frontière de leur classe sociale sont remarquablement intolérantes envers les femelles qui se trouvent de l’autre côté de cette frontière. Cela suggère l’existence d’une conscience de la stratification du groupe. – Les singes rhésus généralisent à toute unité de parenté à partir d’un seul de ses membres. Il existe d’autres indices en faveur d’une conscience des relations triadiques, c’est-à-dire d’une compréhension des relations qui existent entre les autres. – Les singes rhésus se rappellent avec quels individus ils se sont bagarrés. Qu’ils se réconcilient ou non avec eux dépend des liens d’affiliation et d’appartenance de classe  2.

Frans de Waal note, par ailleurs, que « chez les chimpanzés, la hiérarchie imprègne tout  3 » et que, comme dans les autres espèces, plus elle est nette, « moins il devient nécessaire de la renforcer ». C’est la fonction ­para­doxalement pacificatrice de la hiérarchie, qui évite bien des agressions pour redéfinir en permanence les places : « Chez les chimpanzés, une hiérarchie stable élimine les tensions de sorte que les affrontements se raréfient  : les subordonnés évitent le conflit et les supérieurs n’ont aucune raison de le rechercher. Tout le monde s’en trouve mieux. Le groupe peut vaquer à ses occupations, s’épouiller, jouer et se défendre, car personne ne se sent en danger  4. » Les membres du groupe peuvent manifester des rituels de domination ou de soumission –  montrant par là qu’ils acceptent leur rang et le fait de se 1.  Ibid. : 170. 2.  Ibid. : 182‑183. 3.  De Waal 2006 : 72. 4.  Ibid.  : 80. On voit bien ici comment le fameux processus de monopolisation de la violence physique légitime décrit par Max Weber, qui donnera naissance à l’État dans sa version moderne, n’est qu’une déclinaison ou une suite de cette logique de pacification des relations sociales par l’ins‑ tauration d’une hiérarchie.

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comporter en fonction de celui-ci – et éviter du même coup toute agression devenue inutile. Tout cela ressemble à un contrôle des pulsions, qui n’est pas un processus ayant débuté avec l’espèce humaine, ce qui fait dire à De Waal : « Toute hiérarchie sociale est un gigantesque système d’inhibition, et c’est sûrement ce qui a préparé le terrain à la morale humaine, car elle en est un aussi. Le contrôle des pulsions est crucial. […] Dans les milieux universitaires aussi, on ne peut échapper à l’image populaire des animaux incapables de se dominer  1. » Lorsqu’il y a des conflits, le mâle dominant se situe « au-dessus des parties en conflit », même quand celles-ci sont proches de lui  2. Et lorsqu’il est défié par un mâle subalterne, il ne réagit pas immédia‑ tement et retient largement ses coups pour ne pas blesser exagérément son adversaire. À la différence des bonobos qui placent les femelles en haut de la hiérarchie, les chimpanzés mâles dominent et les femelles les plus puissantes n’arrivent que plusieurs rangs plus bas  3. Chez une grande majorité de primates, les mâles dominent les femelles et les mâles plus âgés dominent les plus jeunes. Les mâles dominants ont une fonction de maintien de l’ordre et de défense et « surveillent et protègent les jeunes  4 » notamment. Franz de Waal a ainsi montré que, chez les chimpanzés, le mâle dominant s’érige en « champion de la paix et de la sécurité » et tente, par exemple, d’empêcher l’escalade des conflits en soutenant les perdants. Sa position dominante dépendant fondamentalement de sa capacité à protéger les plus vulnérables et à arbitrer les conflits, elle ne tarde jamais à être remise en question en cas de défaillance  5. Les avantages associés à une position dominante sont multiples et souvent cruciaux dans la vie des individus : « L’animal dominant se déplace plus librement, mange mieux, attire davantage l’attention, vit plus longtemps, se porte mieux, est moins anxieux et, en général, a une vie plus agréable que l’animal de basse classe et périphérique  6. » Les anthropologues et primatologues étatsuniens Robin Fox et Lionel Tiger soulignent le fait que les propriétés de ces systèmes sociaux primates – les faits hiérarchiques, la domination des anciens sur les jeunes, des mâles sur les femelles, les luttes pour le rang social et les coalitions qui se forment pour le maintien ou le renversement de l’ordre des choses – ne nous sont pas étrangères, mais eux aussi voient là une raison fondamentalement biologique alors que c’est de propriétés sociales qu’il s’agit, qu’on observe des babouins très faiblement culturels ou des humains hyper-culturels  : « Il apparaîtra facilement que ces règles s’appliquent aux humains aussi bien qu’à la plupart 1.  De Waal 2013 : 207. 2.  De Waal 2006 : 101. 3.  Ibid. : 103‑104. 4.  Fox & Tiger 1973 : 58. 5.  De Waal 1995. 6.  Fox & Tiger 1973 : 53.

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des autres primates. Évidemment, il y a des différences : les hommes diffèrent des babouins comme les chimpanzés diffèrent des gorilles. Mais la biogram‑ maire de base est là et nous pouvons y reconnaître bien des syllabes de notre langage ordinaire du comportement  1. » Fox et Tiger mentionnent quelques grands faits hiérarchiques proprement humains mais reposant sur des bases communes, parmi lesquels le fait que « nous créons des dieux auxquels nous pouvons nous soumettre » et que « nos chefs les plus puissants doivent se subordonner à quelque chose ou à quelqu’un »  2. Un point de leur analyse est particulièrement important, touchant à la question de la centralité spatiale des dominants et des comportements des membres subalternes se tenant à la périphérie. Chez les babouins vivant en savane et formant des groupes d’une quarantaine de membres, les mâles dominants se tiennent au centre du groupe et les autres gravitent autour d’eux : Au centre du groupe se tiennent les mâles dominants – jamais plus de six adultes, quelle que soit l’importance de la troupe. Autour d’eux s’agglu‑ tinent les femelles et les jeunes. Éparpillés autour de ce noyau central gravitent les « cadets », c’est-à-dire les mâles plus jeunes qui sont candidats à la hiérarchie dominante. Les mâles du noyau central se comportent en maîtres, en défenseurs, en policiers, en chefs, dans une série complexe d’actions et d’interactions. À l’intérieur de la hiérarchie, il y a des coalitions d’animaux, en général deux ou trois, qui, agissant de concert, peuvent déclasser n’importe quel individu, quelle que soit sa force. […] En outre, l’attention des animaux de bas rang est surtout concentrée sur le mâle le plus éminent. Les animaux de haut rang se battent très peu entre eux pour la nourriture, le territoire et les femelles. Dès que l’ordre hiérar‑ chique a été déterminé, les menaces suffisent à le maintenir : il suffit de montrer férocement les canines pour remettre rapidement un subordonné à sa place. Le modèle hiérarchique tend donc à être très stable dans le temps. Il y a parfois des révolutions de palais, et de vieux mâles peuvent être chassés, mais un mâle dominant peut garder sa position pendant un temps étonnamment long, même si, vieillissant et édenté, il était facile à un jeune mieux équipé de le battre  3.

Centraux, les mâles dominants le sont aussi dans une économie de l’atten‑ tion au sein de laquelle les regards se concentrent sur eux  4. S’ils restent relativement indifférents aux autres, « à moins qu’ils ne soient défiés ou dérangés », en revanche les animaux en bas de l’échelle « concentrent toute leur attention » sur eux  : « En général, les mâles dominants ne sont pas 1.  Ibid. : 58. 2.  Ibid. : 60. 3.  Ibid. : 53‑54. 4.  Chance & Larsen (dir.) 1976.

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nécessairement ceux qui peuvent gagner le maximum de combats, mais le plus souvent ceux qui réussissent à s’attirer l’attention des autres. L’animal dominant est par définition celui qui en obtient le plus  1. » La situation n’est pas sans rappeler le regard permanent que les petits altriciels des mammifères portent à l’égard de leur mère, dès lors qu’ils se sentent en détresse ou qu’ils ont simplement besoin de quelque chose : « La situation ontogénétique des petits de tous les mammifères les place dans une relation de dépendance vis-à-vis de leur mère ou de leur tuteur, à qui leur attention revient chaque fois qu’ils sont en danger  2. » Mais, plus généralement, cette structure de l’attention est consubstantielle à tout rapport de domination : le dominant attire l’attention des subalternes par un mélange de crainte et d’admiration (charisme, prestige) et le dominé suscite le regard vigilant, bienveillant ou réprobateur du dominant. Ces phénomènes observés chez les primates non humains tendent à prouver que quelque chose comme un proto-prestige  3 des dominants a déjà été en place avant l’apparition de l’espèce humaine. Constatant les nombreuses proximités entre les primates non humains et les humains, on peut émettre l’hypothèse que les premiers hommes ont dû, selon toute probabilité, commencer à vivre sur des bases de dominance très proches de celles des primates non humains  4, où se mêlaient, comme dans toute relation de dépendance parent-enfant, différentiel physique (force) et différentiel culturel-cognitif (savoir, expérience), pouvoir coercitif et pouvoir symbolique ou charisme-prestige. Mais au fur et à mesure de l’accumulation culturelle – et donc de l’augmentation du différentiel culturel entre les jeunes et les vieux – et de la division du travail selon des domaines de pratiques de plus en plus différenciés (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions (ou de la division sociale du travail) et loi de différenciation tendancielle), la domination par la force physique a dû céder la place centrale qui était la sienne à des dominations de tout autres natures  : « On peut soutenir que l’évolution de la culture cumulative et la diversification des domaines de compétence ont eu un impact plus profond sur les relations de dominance car elles ont entraîné la dilution de la dominance physique parmi un large éventail de sources de pouvoir  5. » Une première remarque doit être faite à propos de cette domination par la force physique, qui repose elle-même toujours sur autre chose que de la 1.  Ibid. : 56. 2.  Chance 1976 : 26. Traduit par moi. 3.  Chapais 2015a : 172. Traduit par moi. 4.  Bernard Chapais, qui fait partie de ceux qui émettent une telle hypothèse, en déduit cependant que « l’agression humaine a une histoire phylogénétique et une base biologique ». Comme dit précé‑ demment à propos de Fox et Tiger, le fait qu’on retrouve des prémices de nos propres comportements sociaux chez les primates non humains ne signifie pas que tout cela est biologiquement déterminé. Je crois au contraire qu’on devrait dire que les primates non humains sont autant sociaux que nous, et que nos proximités prouvent la continuité évolutive d’un point de vue sociologique (Chapais 1991 : 213). 5.  Chapais 2015a : 178. Traduit par moi.

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force brute, tout particulièrement dans l’espèce humaine, et notamment sur des compétences de combat, des prouesses physiques qui impressionnent et font l’admiration des moins compétents : manier des armes, contrôler sa peur, savoir concevoir des stratégies ou des tactiques, savoir recruter des alliés ou développer des dispositions au leadership, etc. sont autant de compétences qui font le prestige de ceux qui les possèdent et forcent l’admiration de ceux qui ne les possèdent pas. De plus, grâce au langage, les menaces ou violences verbales, les intimidations, les humiliations, les ridiculisations se sont ajoutées aux actes d’agression physique  1. Une seconde remarque est que, bien sûr, la domination physique ne disparaît jamais complètement dans l’histoire de l’humanité ; les enfants et adolescents de nos sociétés globalement très pacifiées entretiennent fréquem‑ ment des rapports empreints de violence  2 et ceux ayant eu à subir la violence ou la menace physique de certains « petits caïds » de leur groupe de pairs pourraient en témoigner génération après génération. Bernard Chapais donne aussi l’exemple du contexte carcéral qui favorise la réémergence de la dominance physique  3. Ce retour à la centralité de la violence physique dans les prisons pour hommes (alliances ethniques fortes, batailles entre gangs, taux de violence élevés et viols) s’explique par le fait que la vie sociale des incarcérés est particulièrement réduite, que l’essentiel de leur vie est pris en charge par l’institution et qu’ils n’ont aucun espace autre que celui de leurs rapports entre eux pour exister socialement et avoir une quelconque recon‑ naissance. Les compétences notamment qu’ils ont acquises antérieurement à leur entrée en prison leur permettent rarement de s’attirer le respect des autres prisonniers (exception faite des compétences juridiques en tant qu’avocats par exemple) et les occasions de coopérer ensemble sont très limitées. On pourrait dire, en des termes sociologiques qui ne sont pas ceux de Chapais, que le pouvoir des acteurs sociaux se concentre sur les capitaux corporel et social. Mais les compétences, et le prestige qui en découle, se développent au-delà de cette domination par la force, si présente dans les espèces peu ou non culturelles. Comme l’écrit Bernard Chapais  : « La compétence, et donc le prestige, a envahi pratiquement tous les domaines d’activité chez l’homme  4. » Dans les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesse connues, la domination physique est déjà loin d’être prédominante. On y observe une division du travail entre les chasseurs et les cueilleurs, entre les chamanes ou les sorciers et les profanes, entre les chefs de tribu ou de clan et les autres membres de la société,  etc., et donc des différences entre experts et 1.  Chapais 1991 : 208. 2.  Dans son ouvrage sur la crèche, Wifried Lignier montre bien l’omniprésence de la violence entre enfants âgés de moins de deux ans, même si celle-ci est déniée et disqualifiée par les agents de l’institution (Lignier 2019). 3.  Chapais 2017b : 76‑77. 4.  Chapais 2015a : 164. Traduit par moi.

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profanes dans différents domaines. Puis, on voit apparaître toutes sortes de fonctions (guerrières, politiques, juridiques, économiques, religieuses, scien‑ tifiques, culturelles,  etc.)  1. Le respect ou l’attrait des dominants (vieux et mâles) chez les primates aurait progressivement évolué au fur et à mesure du développement de la division du travail et de l’émergence de nouvelles hiérarchies propres à chaque branche d’activité. On parle d’admiration chez les humains et d’attrait chez les primates non humains, mais on pourrait parler dans les deux cas de respect. On respecte les plus forts et les plus expérimentés (adultes vs enfants) chez les primates non humains comme chez les humains, et l’on respecte aussi le bon guerrier, le bon chasseur, le sage ou le chamane chez les humains. Il y a une continuité évolutive en matière de statut et de domination chez le primate non humain et chez l’humain. Et si nous avons converti des écarts (ou des différences) de compétence en hiérarchies de niveaux de compétence et des écarts de force physique en hiérarchies de niveaux de puissance, c’est parce que nous avons été constitués psychiquement à travers une relation de dépendance-domination parentsenfants, et que nous avons formé l’ensemble de notre perception du monde sur la base de cette situation indissociablement biologique et sociale, qui nous amène à opposer et hiérarchiser les vieux et les jeunes, les forts et les faibles, les grands et les petits, les experts et les profanes,  etc. Père et mère sont à la fois respectés-admirés par les enfants du fait de la dépendance physique et culturelle à leur égard (sans leur aide-protection-soin-nourrissage et sans leur transmission culturelle, pas de survie possible) et craints du fait de leurs pouvoirs physique et symbolique de coercition. Si l’on extrapole ces deux dimensions de la domination parentale, on peut dire par exemple que l’armée et la police disposent d’une force de coercition à l’égard des citoyens, mais que l’État protecteur est une puissance dont les citoyens dépendent (allocations, soins de santé, savoirs,  etc.) ; de même, les ouvriers, qui sont dépossédés des moyens de production, dépendent des patrons pour assurer leur subsistance, ceux-ci profitant de cette dépendance pour exploiter leur force de travail, sans avoir besoin en général de les contraindre physiquement à travailler pour eux ; certains esclaves, en revanche, peuvent travailler sous la menace de sanctions physiques. L’histoire des rapports de domination (économiques, politiques ou religieux) montre que les dominants oscillent ou alternent entre les deux grands moyens d’exercice de la domination que sont, d’une part, la dépendance et le respect et, d’autre part, l’exercice ou la menace de l’exercice de la violence physique et symbolique. Dans ces exemples, on voit que l’une des particularités des humains est d’avoir utilisé les relations de dépendance pour pouvoir exploiter et mettre à leur service d’autres humains, alors que, chez les primates non humains, 1.  Cf. infra « Chapitre 22. De la division du travail ».

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le différentiel de pouvoir se manifeste essentiellement en termes d’ordre de priorité ou de préséance dans l’accès aux ressources. Lorsqu’une espèce animale semble pratiquer l’esclavage (le terme est parfois employé par les éthologues), comme dans le cas des fourmis éleveuses de pucerons ou celui des fourmis esclavagistes, c’est en réalité davantage une forme de domestica‑ tion qu’une réelle forme d’esclavage dont il s’agit. Qu’elles nourrissent des pucerons pour récolter le miellat qu’ils produisent ou qu’elles aillent voler les larves ou les nymphes d’autres espèces de fourmis pour renforcer leurs effectifs et les faire travailler pour le bien de leur colonie, il s’agit bien à chaque fois d’une mise à son service d’une autre espèce et non d’une exploitation d’une partie de son groupe. Pour conclure, on peut dire que les faits de domination et de hiérarchie sont omniprésents dans le vivant non humain, et que ceux-ci s’expliquent en grande partie par le fait que, les ressources (quelles qu’elles soient) étant toujours limitées, des luttes pour l’appropriation de ces ressources viennent déterminer qui peut faire quoi et qui peut avoir accès à quoi au sein du groupe (loi Marx [2] de la lutte entre groupes ou individus). La reconnaissance, plus ou moins durable ou éphémère selon les espèces, des places de chacun dans un ordre hiérarchisé, a pour effet (et peut-être même pour fonction) de pacifier les rapports interindividuels, en évitant de multiplier les actes d’agression. Cela est vrai pour des espèces d’oiseaux comme pour des espèces de singes, et l’on peut dire que la domination est consubstantielle à toute vie en groupe un tant soit peu complexe, ce qui concerne de très nombreux taxons au sein de l’ensemble des sociétés animales. Ce qui s’ajoute avec les espèces altricielles, qu’on trouve chez les oiseaux comme chez les mammifères, et tout particulièrement chez l’espèce humaine caractérisée par une altricialité secondaire, c’est le fait général de dépendancedomination dans les rapports parents-enfants. Dans les sociétés humaines, ces rapports de dépendance-domination entre parents (ou, plus générale‑ ment, entre adultes) et enfants structurent tous les rapports de domination (sexués, politiques, économiques ou religieux) existants. Ils constituent le premier rapport de domination expérimenté par les individus au cours de leur existence et forment la matrice comportementale et mentale à partir de laquelle les formes de dépendance-domination les plus diverses se sont développées. Si des rapports de domination interindividuels et inter-groupes existaient sans le fait d’altricialité (de nombreuses espèces non altricielles nous en fournissent beaucoup d’exemples), ce fait, et plus encore l’altricialité secondaire (en tant que propriété particulièrement marquante de l’espèce humaine), imprimerait sa marque de fabrique à l’ensemble des rapports de domination dont on peut dire qu’ils dérivent du rapport fondamental de dépendance-domination parents-enfants.

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Domestication animale, domination des hommes « L’autorité du père sur ses enfants est […] toute royale. L’affection et l’âge donnent le pouvoir aux parents aussi bien qu’aux rois […]. Un roi doit à la fois être supérieur à ses sujets par ses facultés naturelles, et cependant être de la même race qu’eux ; et telle est précisément la relation du plus vieux au plus jeune, et du père à l’enfant. » Aristote, Politique, Livre 1, 1259b.

Comme je le rappelais en début de chapitre, la domination concerne autant les rapports entre espèces que les rapports entre les membres d’une même espèce. Non seulement l’espèce humaine est, comme n’importe quelle autre espèce animale, obligée de prélever-détruire dans son environnement naturel des plantes et/ou des animaux pour se nourrir, mais les sociétés humaines ont aussi développé la domestication animale. On pourrait dire que la domestication est une instrumentalisation et qu’elle se comprend comme une forme parmi d’autres de développement des artefacts  : de même que je peux tailler une branche d’arbre pour en faire une lance ou prendre des pierres pour faire un casse-noix, je peux domestiquer un bœuf, un chien, un renne ou un cheval et utiliser sa force pour transporter des charges ou utiliser les capacités affectives ou joueuses d’un chat ou d’un chien pour en faire des animaux de compagnie, je peux élever un animal pour disposer de son lait, de son sang, de sa chair, de ses œufs, de ses os, de ses dents, de sa toison ou de sa peau. Comme pour bien d’autres pratiques, la domestication est un fait de convergence culturelle qui s’est imposé aux sociétés humaines de façon indépendante en des points différents du globe  : « La domestication des animaux a inauguré un nouveau rapport des humains avec la nature […]. Le Proche-Orient est le foyer de domestication animale le plus ancien (8500  avant notre ère) et le mieux documenté archéologiquement, mais d’autres domestications apparaissent de manière indépendante en plusieurs points du monde, de manière décalée dans le temps  1. » La domestication animale remonte au moins à 15 000  ans avec le chien, suivi par la chèvre, le mouton, le bœuf et le zébu, le porc, le chat, la poule, l’âne, le cheval, le buffle, le lama, le ver à soie, le pigeon, le chameau et le dromadaire,  etc. L’homme est vis-à-vis de l’animal domestiqué comme un parasite qui se sert de son environnement pour survivre ou vivre mieux : 1.  Hachem 2018 : 182. « Dans l’état actuel de nos connaissances, on distingue, en sus du ProcheOrient, une demi-douzaine de foyers indépendants de domestication des animaux et des plantes  : le bassin du fleuve Jaune et celui du Yangzi en Chine, la Nouvelle-Guinée, les Andes, le Mexique, peut-être le nord de l’Afrique. Ils émergent tous entre le Xe et le Ve  millénaire avant notre ère » (Demoule 2018 : 160).

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Durant les quelques dix millénaires qui nous séparent des premières domestications, c’est à des animaux élevés et sélectionnés par lui que l’homme a dû une grande partie de sa nourriture (lait, viande), de ses vêtements (laine, fourrure), de ses habitations (tentes en peaux ou en laine, yourte de feutre) et de son confort (chauffage et éclairage à la graisse), de ses moyens de travail (moteurs animaux) et de transport (montures, attelage, bât), etc.  1.

Avec l’invention de la charrue, du joug et du harnais, l’utilisation de la force musculaire d’animaux domestiqués a été l’un des grands leviers écono‑ miques permettant à l’homme d’exploiter une force de travail disponible, de nourrir une population toujours plus nombreuse et même de constituer des excédents : C’est en attelant les bêtes que l’homme fit la plus importante découverte : il apprit à maîtriser une force motrice autre que celle de ses muscles. L’attelage des bœufs ouvrait ainsi la route à la machine à vapeur et au moteur à explosion […]. À l’origine, c’étaient les épaules de l’homme et bien souvent celles de la femme qui transportaient les fardeaux. Puis il parut normal de charger les animaux de ces poids : le bœuf n’était guère indiqué pour ce travail. On lui préféra l’âne, originaire d’Afrique orientale, qui est la plus ancienne bête de somme connue. Dès le début du troisième millénaire, on le trouve en Égypte, en Syrie et en Mésopotamie  2.

Difficile de savoir si la domestication est une pratique qui « contient sa propre fin », selon l’expression de Jean-Pierre Digard, pour qui elle n’est que le signe, propre à l’homme, d’une « compulsion quasi mégalomaniaque à dominer la nature et les êtres, à se les approprier, à agir sur eux, à les trans‑ former »  3 ou si elle est au service d’autres nécessités (alimentaires notam‑ ment). Mais, dans tous les cas, elle est l’indicateur d’un rapport particulier à la nature qui suppose une domination, un contrôle ou un gouvernement des animaux. Dans les langues sémitiques note Digard, « les animaux utilisés par l’homme sont qualifiés soit de “familiers” (arabe ‘alifa, araméen ‘allep, hébreu ‘allûp), soit de “soumis” (sud-arabique et arabe lamada, araméen lemidâ, hébreu lâmad, ougaritique lmd, akkadien lamâdu) », indiquant par là le fait que l’on a affaire à la fois à une relation de proximité et à une relation de domination. Même si la remarque peut paraître évidente, pour bien prendre la mesure de la position de l’homme vis-à-vis des autres espèces 1.  Digard 2009a : 12. 2.  Childe 1961 [1942] : 75‑76. Jean-Pierre Digard écrit plus récemment : « À la fin du Néolithique, la disposition, à la fois, de bêtes de boucherie et de bêtes de trait pour le travail agricole, a entraîné une augmentation des ressources alimentaires, un accroissement démographique et des différenciations sociales sans précédent, qui devaient conduire aux premières civilisations » (Digard 2009a : 69). 3.  Digard 2009b : 172.

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animales, il faut garder à l’esprit que si l’homme a domestiqué nombre d’espèces au cours de l’histoire, il n’a lui-même jamais été domestiqué par aucune d’entre elles. On peut faire l’hypothèse que le rapport aux animaux a toujours été, dans tous les cas, un rapport de domination, mais que celui-ci a été plus ou moins « respectueux » ou, au contraire, brutal et destructeur, selon le niveau de développement des artefacts et le degré de maîtrise technique de la nature qui en découle (on n’entretient pas le même rapport à la nature quand on cueille des fruits et qu’on chasse avec un arc et des flèches ou une lance ou quand on utilise des moyens mécaniques de travail agricole et qu’on dispose d’armes à feu pour chasser ; de même que l’on n’a pas le même rapport à la nature quand on se contente de chasser et quand on pratique l’élevage et l’abattage industriels), et selon aussi les formes de gouvernement ou de domination plus ou moins autoritaires qui s’organisent politiquement, économiquement, etc., entre les hommes. Dans les premières sociétés sans État, sans artefacts très puissants et sans richesse, il n’y avait aucune possibilité d’exploitation d’une nature objectivée. L’environnement naturel était alors davantage un parte‑ naire, un élément du monde avec lequel il fallait compter qu’une surface ou un instrument de travail. Le rapport à la terre, aux plantes et aux animaux y était plus moral que strictement économique. La révolution néolithique, avec l’usage systématisé de l’agriculture et de l’élevage a commencé à détruire ce rapport à la nature : « L’ethnologie montre […] que les chasseurs-cueilleurs demandent en général à des puissances surnaturelles l’autorisation de tuer des animaux et les en remercient. L’agriculture et l’élevage introduisent un rapport de domination, plus ou moins brutal et plus ou moins direct […]  1. » L’industrialisation et le capitalisme n’ont fait qu’accentuer la rupture avec cet ancien rapport à la nature qui perdure encore jusque dans les sociétés paysannes précapitalistes, comme dans la société algérienne étudiée par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad : Les règles du rapport avec la terre sont les règles mêmes du rapport avec autrui, celles de l’honneur : c’est le même verbe qabal (présenter, offrir, faire face, se présenter) qui sert à dire la bonne attitude, tant à l’égard des hommes qu’à l’égard de la terre […]. Le paysan entretient avec sa terre et ses bêtes, auxquelles il sait parler et qu’il sait commander de la voix, un rapport d’une intimité extrême. Il fait face à la nature, en signe de vénéra‑ tion ; il ne se dresse pas face à elle pour la combattre et la soumettre  2.

Tout contribue à ce rapport que Bourdieu et Sayad qualifient d’« enchanté » avec la nature et tout empêche de la considérer comme une pure « matière 1.  Demoule 2018 : 164. 2.  Bourdieu & Sayad 1964 : 89.

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à travailler », de laquelle on peut dégager des produits dont on peut tirer profit par la vente, « matière » sur laquelle on fait travailler certains (animaux, réduits à de simples « instruments de travail » ou hommes, dont on exploite la force de travail) au bénéfice de certains autres,  etc., autant de faits qui composent de tout autres univers sociaux. Dans des sociétés où règne l’indus‑ trie agro-alimentaire, ainsi que l’a souligné l’anthropologue Charles Stépanoff, l’animal est traité selon deux modalités très contrastées, mais qui, dans les deux cas, lui dénient toute autonomie  : il est considéré soit comme de la nourriture potentielle et ainsi radicalement séparé de nous (on ne peut avoir de sentiment vis-à-vis d’une « matière » à consommer), soit comme un proche à qui l’on accorde des soins comparables à ceux que l’on pourrait apporter à des enfants. Dominé, l’animal l’est dans les deux cas, comme une pure matière exploitable ou comme un enfant dépendant de ses parents : Deux formes originales de traitement des animaux se sont ainsi généralisées à une époque récente. D’un côté, l’animal de rente, éloigné des habita‑ tions humaines, désocialisé dans des bâtiments industriels, est réduit à une fonction productive : tel est l’animal-matière. De l’autre, l’animal de compagnie est nourri, intégré à la famille humaine, toiletté, médicalisé, privé de vie sociale et sexuelle avec ses congénères, rendu éternellement immature par une castration généralisée : il est l’animal-enfant  1.

Baptiste Morizot a bien pointé le paradoxe d’une politique de « protection du vivant sur le modèle de la protection des vulnérables, enfants, handicapés, des êtres sans défense dont nous sommes responsables  2 ». Qui dit protection, dit « attitudes compassionnelles » ou « paternalistes », et donc domination, en considérant que les animaux, tels des enfants insuffisamment autonomes, ne sont pas en mesure d’organiser eux-mêmes leur mode d’existence sans une intervention humaine bienveillante : Pour le dire simplement  : tout discours qui revendique la nécessité de contrôler, gérer ou protéger la nature « en soi » (et pas à des fins précises, par exemple de protection du collectif humain contre la disette) occulte qu’il a fallu d’abord la considérer comme dépendante pour justifier de la nécessité de s’en rendre maître et intendant attentif. Les critiques contemporaines du rapport moderne à la nature (ce serait un contrôle despotique) voient rarement les prérequis camouflés du contrôle : il exige qu’on commence par hétéronomiser (c’est-à-dire considérer comme écoéthologiquement défaillant, dépendant, erratique, inabouti) le vivant en fait autonome (au sens où il n’a pas besoin de nous) qu’on entend ensuite conduire et protéger. L’écopaternalisme cache et refoule le fait qu’il est 1.  Stépanoff 2021 : 10. 2.  Morizot, 2020.

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responsable de l’hétéronomisation de la nature dont il se présente ensuite comme l’intendant et le gestionnaire : il a inventé de toutes pièces l’idée d’une « nature » qui serait originairement hétéronome et exigerait sa conduite (« sans l’humain, la nature c’est le bazar »). Cette occultation est un dispositif qui donne sa bonne conscience à l’écopaternalisme  : il se persuade que c’est pour le bien de l’Autre qu’il prend en charge son destin  1.

L’ethnologue et linguiste français André-Georges Haudricourt faisait déjà l’hypothèse, dans les années 1960, d’une prédominance, au sein de chaque société, d’un certain type d’actions, qui s’exerceraient dans les domaines les plus divers, relevant aussi bien du traitement de la nature que du traitement d’autrui (loi de l’isomorphisme des domaines). C’est une hypothèse qui n’est pas sans rappeler celle que formulera plus tard Alain Testart autour du concept de « rapport social fondamental », livrant la tonalité sociale de toute une société. Haudricourt distingue ainsi l’« action indirecte négative », caractérisée par l’absence d’action directe et brutale sur l’être domestiqué (végétal ou animal) à laquelle est préférée l’action sur son milieu pour le conduire indirectement à se comporter d’une certaine façon, dont la culture de l’igname par les Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie constitue pour lui le modèle, et l’« action directe positive » qui « exige un contact permanent avec l’être domestiqué », et dont l’élevage de moutons dans la région méditerranéenne constitue le modèle  2. Le berger accompagne et guide son troupeau, avec sa houlette et ses chiens qui mordillent les pattes des moutons pour les diriger, choisit les lieux d’abreuvoir, porte les agneaux quand ils ne peuvent avancer, les défend contre les loups, décide de l’itinéraire. Bien peu d’autonomie est laissée au mouton, qui devient totalement dépendant du berger pour sa survie (sa nourriture, sa protection, ses soins, etc.), comme un enfant humain l’est de ses parents. Haudricourt oppose ainsi une « amitié respectueuse » et délicate et une relation beaucoup plus coercitive, directe et brutale. De la même façon, il distingue le jardin à la française ou à l’italienne (« plantes disposées artificiellement selon un dessin décidé a priori et constamment taillées selon des formes géométriques ») du « jardin à la chinoise » qui prépare le terrain mais n’intervient pas de façon aussi directe sur les plantes. Haudricourt parle du « traitement horticole de l’homme » qui est, selon lui, caractéristique de la civilisation chinoise et de son idéologie dominante, le confucianisme. Il fait référence à des textes qui condamnent les actions ou interventions violentes à l’égard de la nature et oppose à cela le « traite‑ ment pastoral de l’homme dans la civilisation occidentale ». Il cite alors Aristote dans son Éthique à Nicomaque : « Le roi aime ses sujets à cause de 1.  Ibid. 2.  L’ensemble des extraits qui suivent, sauf mention contraire, sont tirés de Haudricourt 1962.

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sa supériorité qui lui permet tant de bienfaisance envers eux, puisque grâce aux vertus qui le distinguent, il s’occupe de les rendre heureux avec autant de soins qu’un berger s’occupe de son troupeau. Et c’est en ce sens ­qu’Homère appelle Agamemnon  : le pasteur des peuples », et ajoute  : « Aristote insiste sur l’inégalité des rapports : “II n’y a point d’amitié possible envers les choses inanimées pas plus qu’il n’y a de justice envers elles, pas plus qu’il n’y en a de l’homme au cheval et au bœuf, ou même du maître à l’esclave en tant qu’esclave.” » Haudricourt parle d’une « mentalité paternaliste » et cite les Lois de Manou, évoquant le châtiment qui peut être infligé par le roi, le mâle, le chef ou l’administrateur. On est presque étonné de ne jamais voir apparaître le rapport parentsenfants parmi les rapports sociaux évoqués par les textes cités, même si le roi décrit par Aristote ressemble plus à un père puissant et bienveillant qui s’occupe de rendre heureux ses enfants, qu’à un berger veillant sur son troupeau  1. C’est peut-être parce que ce rapport constitue la matrice originelle ultime et ininterrogée. Mais il se trouve qu’Haudricourt arrête sa première citation d’Aristote évoquant le « pasteur des peuples » avant que le philosophe ne poursuive, dans un second paragraphe, son raisonnement sur le pouvoir paternel, avec un effacement total de la figure maternelle caractéristique de la pensée patriarcale de l’époque : Tel est aussi le pouvoir paternel ; et la seule différence c’est que ses bienfaits sont plus grands encore. C’est le père qui est l’auteur de la vie, c’est-à-dire, de ce qu’on regarde comme le plus grand des biens. C’est le père qui donne la nourriture à ses enfants et l’éducation, soins que l’on peut attribuer aussi à des ascendants plus âgés que le père. Car la nature veut que le père commande à ses fils, les ascendants aux descendants, et le roi à ses sujets. Ces sentiments d’affection et d’amitié tiennent à la supériorité de l’une des parties ; et c’est là ce qui nous porte à honorer nos parents  2.

Un peu avant encore, Aristote pointe déjà la proximité du pouvoir politique et du pouvoir paternel : On pourrait trouver des ressemblances, et comme des modèles de ces gouvernements divers, dans la famille elle-même. L’association du père 1.  Michel Foucault a lui aussi souligné l’importance du modèle pastoral pour penser le pouvoir : « Que le roi, le dieu, le chef soit un berger par rapport à des hommes, qui sont comme son troupeau, c’est un thème qu’on trouve d’une façon très fréquente dans tout l’Orient méditerranéen. On le trouve en Égypte, on le trouve en Assyrie et en Mésopotamie, on le trouve également et surtout, bien sûr, chez les Hébreux. En Égypte par exemple, mais également dans les monarchies assyriennes et babyloniennes, le roi est effectivement désigné, d’une façon tout à fait rituelle, comme étant le berger des hommes » (Foucault 2004 : 128). 2.  Aristote 1992 : 344‑345.

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avec ses fils a la forme de la royauté ; car le père prend soin de ses enfants ; et voilà comment Homère a pu appeler Jupiter : « Le père des hommes et des Dieux. » Ainsi, la royauté tend à être un pouvoir paternel. Chez les Perses au contraire, le pouvoir du père sur sa famille est un pouvoir tyrannique. Leurs enfants sont pour eux des esclaves, et le pouvoir du maître sur ses esclaves est tyrannique nécessairement ; dans cette associa‑ tion, l’intérêt seul du maître est en jeu  1.

Et encore un peu plus loin, il écrit : L’amour des enfants envers les parents, et des hommes envers les Dieux, est comme l’accomplissement d’un devoir envers un être bienfaisant et supérieur. Les parents et les Dieux nous ont donné les plus grands de tous les bienfaits ; ce sont eux qui sont les auteurs de notre être ; ils nous élèvent, et après notre naissance, ils nous assurent l’éducation  2.

La description de l’action du berger par Michel Foucault fait bien apparaître la proximité du berger et du parent, même s’il ne souligne pas lui-même, dans ses commentaires, cet aspect des choses. Tout d’abord, « le berger, c’est celui qui nourrit et qui nourrit de la main à la main ». Ensuite, « le pouvoir pastoral est un pouvoir de soin. Il soigne le troupeau, il soigne les individus du troupeau, il veille à ce que les brebis ne souffrent pas, il va chercher celles qui s’égarent bien sûr, il soigne celles qui sont blessées ». Enfin, « le berger, c’est celui qui veille. “Veille” au sens bien sûr de surveillance de ce qui peut se faire de mal, mais surtout comme vigilance à propos de tout ce qui peut arriver de malheureux. Il va veiller sur le troupeau, écarter le malheur qui peut menacer la moindre des bêtes du troupeau  3 ». De son côté, la brebis est décrite comme un être en état de grande dépendance à l’égard du berger, comme l’enfant vis-à-vis de ses parents : Le rapport de la brebis à celui qui la dirige est un rapport de dépendance intégrale. […] c’est un rapport de soumission, non pas à une loi, non pas à un principe d’ordre, non pas même à une injonction raisonnable, ou à quelques principes ou quelques conclusions tirées par la raison. C’est un rapport de soumission d’un individu à un autre individu. C’est que le rapport strictement individuel, la mise en corrélation d’un individu qui dirige à un individu qui est dirigé, est non seulement une condition, mais c’est le principe même de l’obéissance chrétienne. Et celui qui est dirigé doit accepter, doit obéir, à l’intérieur même de ce rapport individuel et parce que c’est un rapport individuel  4. 1.  Ibid. : 343. 2.  Ibid. : 348‑349. 3.  Foucault 2004 : 130‑131. 4.  Ibid. : 178‑179.

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Haudricourt, quant à lui, poursuit son propos en évoquant cette fois-ci « les techniques de navigation à rame qui se sont développées en Méditerranée antique » et qui « ont joué un rôle certain, dans l’évolution des rapports humains » : « Le rapport de celui qui dirige le navire à ceux qui rament est analogue à celui du pasteur à ses chiens et à ses moutons. Ce n’est pas par hasard que “gouverner” est emprunté au vocabulaire nautique. » Le berger avec son troupeau, le navigateur avec ses hommes sur son bateau, le jardinier avec sa terre, le maître avec son esclave, tous participent d’une « mentalité de “gouvernant” ». Haudricourt lie ainsi élevage (« relation  : pasteur-brebis »), navigation (« relation  : timonier-rameur ») et esclavage (« relation  : maîtreesclave »). Il ne pense pas que c’est la nature des animaux ou des plantes avec qui ils composent qui détermine les rapports qu’entretiennent les hommes entre eux car « le comportement du jardinier envers l’animal est modelé sur son comportement envers les autres hommes ». Mais il ne voit pas l’évidente centralité de la relation fondamentale parent-enfant, qui est pourtant celle qui conditionne toutes les autres relations sociales de dépendance-domination, et dont seule la forme variable dépend en revanche des formes englobantes, politiques, économiques, etc., de domination. Si l’on garde à l’esprit que la domestication de l’animal non humain par l’animal humain n’est fondamentalement qu’un prolongement de la relation parent-enfant caractéristique des espèces altricielles, on comprend les processus de juvénilisation, morphologique et comportementale, des espèces domestiquées, mis en évidence par les biologistes. La relation de dépendancedomination imposée par l’humain (espèce caractérisée par une altricialité secondaire) à l’animal non humain n’est pas inconnue des mammifères altri‑ ciels, habitués à entretenir une relation de soin et de protection à l’égard de leur progéniture. Or cette relation a contribué à sélectionner, dans la très longue durée de la vie des espèces, des animaux plus dociles et dont la morphologie comme le comportement manifestent des traits juvéniles (pédomorphisme)  1. Cela se voit particulièrement bien dans la transformation du loup gris (Canis lupus) en chien (Canis lupus familiaris) : une réduction de la taille du museau, de la mâchoire, des dents et de la taille du crâne, des oreilles plus souvent pendantes, des yeux plus gros, des dispositions compor‑ tementales à la soumission, à la docilité, au jeu non agressif, tout concourt à faire de l’animal domestiqué un analogon de l’enfant humain, dépendant, fragile, docile et inoffensif. Tout se passe donc comme si les espèces animales prises dans un processus, plus ou moins contraint  2, de domestication, entraient dans un champ de 1.  Morey 1992 et 1994 ; Trut 1999 ; Waller, Peirce, Caeiro & Scheider et al. 2013 ; Wilkins, Wrangham & Fitch 2014. 2.  Certaines espèces domestiquées peuvent avoir été des partenaires actifs de cette domestication. Par exemple, les loups les moins agressifs et les moins apeurés se rapprochant des groupements humains

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force relationnelle de type dépendance-domination qui contribuait à trans‑ former progressivement, et plus ou moins profondément en fonction de leur degré de proximité avec l’espèce humaine, leur morphologie et leur comportement dans le sens d’une juvénilisation. Ces transformations anato‑ miques et comportementales envoyant des signaux assez nets de leur caractère inoffensif, pacifique, et même parfois affectueux et vulnérable, déclenchent immanquablement des comportements bienveillants de soins et de protec‑ tion de la part d’humains structurés fondamentalement par les relations de dépendance-domination parents-enfants.

Les sociétés humaines Dans l’histoire des sociétés humaines, la domination a touché à des questions élémentaires et vitales d’accès 1) aux ressources naturelles pour la survie (eau, nourriture), 2)  à des espaces-territoires ou 3)  à des partenaires sexuels, autant d’enjeux présents dans l’ensemble du règne animal et, pour certains d’entre eux, dans le règne végétal. À cela, les Hommes ont ajouté au fil du temps 4)  l’appropriation des artefacts permettant notamment l’accès aux ressources naturelles de base (moyens de production : outils, machines, armes pour la chasse et la pêche), mais aussi la domination par les armes (domination des autres espèces animales dans la chasse et des autres groupes sociaux dans la guerre), 5) l’appropriation du corps d’autrui, humain ou non humain (permettant la domestication, l’esclavage, l’exploitation, la prosti‑ tution), 6)  l’appropriation d’artefacts culturels constitués comme utiles ou désirables par l’état culturel du monde social en question (informations, savoirs, textes sacrés, juridiques, œuvres d’art, littérature,  etc.) et, enfin, 7)  l’appropriation de l’équivalent généralisé que représente l’argent et qui permet de posséder l’ensemble des pouvoirs imaginables. Dans la continuité évolutive des sociétés animales non humaines, les sociétés humaines n’ont jamais cessé de manifester des formes de domination et des configurations hiérarchiques, formelles ou informelles, explicites ou implicites, qui en découlent  1. Le constat anthropologique est sans appel et ont pu trouver un intérêt à profiter des apports réguliers en nourriture que pouvaient représenter les restes alimentaires humains. D’autres, comme les chevaux ou les aurochs (bœufs sauvages), ont pu être capturés, apprivoisés et dressés par des méthodes plus ou moins brutales. 1.  Contrairement à Charles Stépanoff, je ne crois pas que, pour qu’il y ait domination, il faille un « désir des inférieurs d’être dominés » ; et je ne crois pas non plus que des rapports consta‑ tables de domination puissent exister sans qu’aucun processus de hiérarchisation ou de distinction sociale, de valorisation des uns et de dévalorisation des autres, ne se manifeste. Cela ne veut pas dire cependant que les représentations officielles que donnent d’elles-mêmes les différentes sociétés soient nécessairement hiérarchiques  : si les castes ou les ordres affichent clairement la couleur hiérarchique, nos sociétés de classes proclament l’égalité de toutes et de tous, ce qui ne les empêche pas d’être travaillées en permanence par des processus de hiérarchisation et de distinction. Cf.

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relève de l’invariant : non seulement « il n’existe probablement pas de sociétés sans hiérarchies », mais « il y a toujours plusieurs hiérarchies dans chaque société »  1. Progresser dans un domaine de savoir, c’est souvent répondre à des questions naïves mais fondamentales –  le mathématicien Alexandre Grothendieck se demandait ainsi ce qu’était un point –, et les sciences sociales n’échappent pas à cette règle. Cette omniprésence de la domination devrait constituer une énigme centrale pour les sciences sociales que les chercheurs ne devraient avoir de cesse d’essayer de résoudre. Mais au lieu de se demander pourquoi il existe de la domination plutôt que de la symétrie ou de l’égalité et de chercher la réponse dans la réalité des rapports sociaux, soit on nie son importance et on l’escamote (certains classificateurs scolaires parlent parfois de « sociologie consensuelle », ce qui suppose d’admettre qu’un savoir sur le monde social ne parlant jamais de conflits, de rapports de force ou de domination peut encore être considéré comme un savoir scientifique sur le monde social), soit on se contente d’en décrire les formes toujours différentes d’une société à l’autre ou d’un domaine de pratiques à l’autre, soit, enfin, on invoque une vague « volonté de puissance » ou un « désir de domination », qui seraient inscrits dans notre nature de façon totalement mystérieuse  2. Les mauvaises réponses apportées à une question centrale qui se pose à toute science sociale font qu’il est facile de disqualifier par avance toute tenta‑ tive d’explication de la situation générale des sociétés humaines, en critiquant « des lois générales complètement vides, des lois macrosociologiques vides, universelles parce que vides, du type : “Il y a partout des dominants et des dominés”, qui sont un des ressorts de certains débats idéologiques  3 ». Outre l’implacable nécessité des rapports de pouvoir entre espèces pour des raisons de subsistance déjà exposées, il me semble que les différents types de domina‑ tion d’autrui, comme les différents types de domination de la nature, sont originellement liés au rapport de dépendance parent-enfant, qui lui-même évolue dans ses modalités en fonction notamment de l’état historique des rapports de dépendance politiques, économiques, etc., de la société. Le rapport parent-enfant – avec sa part de nourrissage, de soin, de protec‑ tion, de bienveillance, d’amour, mais aussi sa part d’interdiction, de coerci‑ tion, de violence, de sanction, de répression, voire de destruction – fournit Stépanoff 2020  : 280. Et pour les hiérarchies dans les sociétés capitalistes, cf. Bourdieu 1979 ; Levine 2010 et Lahire 2004. 1.  Testart 2006 : 95. 2.  « Il y a un besoin ancien de dominer. […] Auguste Comte […] l’a appelé l’“instinct de domina‑ tion” » (Lopreato & Crippen 2002 : 233). Traduit par moi. De même : « L’attention spécifique que nous portons aux relations hiérarchiques ou, encore, le fait que toutes les sociétés de primates humains et non humains s’organisent hiérarchiquement d’une manière ou d’une autre trouvent leur origine dans la constitution naturelle de notre esprit, celle dont nous avons hérité de notre passé évolutif » (Cordonier 2018  : 10). Ce n’est pas parce que l’on précise aujourd’hui que cette « nature » est le produit d’une histoire évolutive que l’on a fait avancer la résolution du problème. 3.  Bourdieu 2012 : 75.

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une base solide pour comprendre pourquoi toutes les sociétés humaines ont connu des formes de domination. On tente le plus souvent d’établir des correspondances entre les rapports de pouvoir politiques, économiques, religieux, etc., mais on ne cherche quasiment jamais à expliquer le fait qu’il y ait du pouvoir et de la domination partout, parce que cela fait partie des données ou des coordonnées de base de notre espèce, comme de bien d’autres espèces animales. Le fait que les parents dominent leurs enfants explique, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, que les anciens dominent les jeunes, les aînés dominent les cadets, les ancêtres (ascendants) dominent les vivants (descendants), les esprits ou les dieux (créateurs) dominent les humains (créés) ; il explique également que la gérontocratie (gouvernement par les personnes les plus âgées) existe dès que cela est possible, et que, même quand la domination des anciens sur les jeunes n’apparaît pas formellement au niveau politique, elle continue à structurer nombre de sous-univers sociaux. De même, nous verrons que la domination masculine est quasiment univer‑ selle  1 et que cela n’est pas sans rapport avec le fait que les femmes soient associées ou même assimilées au pôle dépendant de l’humanité : ce sont elles qui portent ces petits êtres dépendants et fragiles que sont les enfants, qui les allaitent, etc., cette proximité créant un lien singulier, particulièrement fort. L’une des grandes lignes de force humaines, la ligne de force du magicoreligieux, est, comme nous le verrons  2, fondamentalement liée au sentiment de dépendance et, du même coup, à la relation de domination entre les forces supranaturelles (esprits, ancêtres, dieux-ancêtres, divinités, etc.) et les croyants. Celle-ci s’origine dans la relation de dépendance-domination parentenfant. Pour cette raison, parce que le lien entre les entités surnaturelles et les croyants n’est que la projection dans un monde de fiction de la relation réelle parent-enfant, le magico-religieux a partie liée avec la domination et la hiérarchie. C’est ce que je me suis efforcé de montrer dans un précédent ouvrage  3, en mettant en lumière l’articulation de l’opposition sacré/profane et de l’opposition dominant/dominé. Alain Testart ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme que la hiérarchie, au sens de principe d’ordonnancement en supérieur/inférieur, est partout présente en matière de religion : La pensée religieuse est également pétrie de hiérarchies, parmi lesquelles on doit distinguer au moins  : 1.  Une hiérarchie du pur et de l’impur, du sacré et du profane, ou du moins une hiérarchie en valeur, quelle qu’elle soit (pourvu qu’elle soit à teneur religieuse), en bien ou en mal (bénéfique, maléfique). Par définition, le pur est toujours connoté positi‑

1.  Cf. infra « Chapitre 19. Partition sexuée et domination masculine ». 2.  Cf. infra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 3.  Lahire 2015a.

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vement, l’impur négativement ; très souvent, d’ailleurs, l’opposition pur/ impur est corrélée à l’opposition vie/mort. 2. Une hiérarchie en puissance : tel esprit est plus puissant que tel autre ; tel dieu, plus puissant que tel autre ; et les dieux, plus puissants que les hommes. Si Zeus est plus puissant que les autres dieux, ces derniers obéissent en conséquence à ses ordres quoique les différents dieux du panthéon grec ne soient pas des fonctionnaires au service de Zeus. La puissance relative des uns et des autres se voit le mieux dans les moments de luttes et de révoltes : les dieux se révoltent contre Zeus, mais ils sont toujours défaits ; les hommes aussi se révoltent contre les dieux, ils se mesurent à eux, mais perdent toujours. La mise en scène systématique, dans la mythologie grecque, de la défaite des hommes (défaite présentée comme la punition de leur insoumission) constitue la meilleure preuve de leur infériorité pour ainsi dire structurelle ou ontologique  1.

Avec l’apparition des sociétés à État, le caractère hiérarchique des repré‑ sentations religieuses s’affiche nettement. La « grande chaîne de l’être », dont A. O. Lovejoy suit la conceptualisation de Platon aux auteurs du xviie siècle  2, hiérarchise l’ensemble des catégories d’êtres –  de(s) Dieu(x) aux minéraux en passant par les anges, les rois, les domestiques et les esclaves, les animaux et les végétaux ; elle est ainsi indissociable d’une vision hiérarchique d’État qui ordonne tout –  fonctions, êtres vivants, objets  – du plus spirituel au plus matériel. Cette « grande chaîne de l’être » non seulement trouve ses racines dans des sociétés plus anciennes encore que la société grecque (en Mésopotamie et en Égypte notamment), mais continue à se manifester encore au sein de nos sociétés sécularisées. Les premières grandes traces d’écriture en Mésopotamie et en Égypte, plusieurs millénaires avant notre ère, nous donnent à lire des listes hiérarchisées des dieux et des hommes. Or ces listes montrent qu’une vision hiérarchique et verticale informe déjà ces sociétés qui sont caractérisées par l’instauration d’institutions de pouvoir (sacerdotal et séculier). La même vision hiérarchique traverse tous les domaines de savoir (loi de l’isomorphisme des domaines), et notamment la philosophie, qui elle-même vise à occuper la position la plus haute dans l’ordre des savoirs  : « Cette “domination philosophique”, qui assujettit les différentes disciplines à une posture synoptique, se retrouve chez nombre d’auteurs, peu importe la justi‑ fication qui en est offerte (la philosophie est première, elle conditionne tous les savoirs, elle est ce à quoi ils aboutissent, elle les régule, elle les lie…)  3. » Pour qu’il y ait hiérarchie, il faut qu’il y ait des « êtres de dignité ou de statut différents », du supérieur et de l’inférieur. Or les « séries hiérarchiques » 1.  Testart 2021 : 500. 2.  Lovejoy 1966 [1933]. 3.  Rosenbaum 1999 : 82.

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se retrouvent aussi dans la philosophie. Si cette dernière rompt en partie avec la religion, elle lui reprend sans le discuter ce mode de pensée hiérar‑ chique  1. L’analyse très fouillée par Alexis Rosenbaum des grandes productions philosophiques montre, par exemple, que Platon ne cesse d’établir des séries hiérarchiques  : entre la doxa et la philosophie, le particulier et l’universel, le changeant et le fixe, le multiple et le Un, le sensible et l’intelligible, le matériel et l’immatériel,  etc. On retrouve de même des « schèmes hiérar‑ chiques » chez Aristote, qui ordonne tout, de la plante, « dotée seulement d’une âme végétative », à l’homme, « qui possède une âme intellective ». Et cela continue avec les philosophes néoplatonistes, tels que Plotin (iiie siècle), Pseudo-Denys ­l’Aréopagite (ve siècle), qui est « le premier à employer le terme de hiérarchie », et le Moyen Âge chrétien : C’est bien par conséquent le même ensemble de représentations que l’on retrouve tout au long du Moyen Âge, dans les élaborations de la théologie et de la cosmologie, les doctrines historiques ou politiques, les contempla‑ tions mystiques ou les spéculations scolastiques. Le recours à la sériation est l’une des propriétés les plus caractéristiques des textes philosophiques médiévaux, une des choses qui leur donnent un « air de famille ». Cette immense période présente de ce point de vue une véritable continuité, en dépit des forces profondément divergentes qui s’y déploient, parce que les représentations partagées par les élites intellectuelles restèrent organi‑ sées autour des grands squelettes formels légués par Platon et Aristote. Il s’est peut-être toujours trouvé quelques savants pour s’opposer à la hiérarchie ou pour s’en désintéresser. Mais il faut reconnaître que, jusqu’au xve  siècle, il est plus aisé d’énumérer les penseurs qui sont peu ou pas « hiérarchiques » que ceux qui se soumettent spontanément au principe de gradation systématique  2.

Les rangs chez les primates non humains sont assez largement fixés en fonction de la force ou de l’habileté physique des uns et des autres. Et de ces rangs dépend l’accès à des ressources de toutes sortes. Dans les premières sociétés humaines, la force ou l’habileté physique (et notamment les exploits guerriers) sont particulièrement valorisées. Et ce principe de classement va perdurer dans l’histoire, au point que l’une des trois fonctions mises en évidence par Georges Dumézil est la fonction guerrière  3. Mais, chez les humains, la production continue d’artefacts et l’accumulation culturelle au sens large du terme ont renforcé la domination culturelle des experts sur les profanes et la domination économique-matérielle des riches sur les pauvres. Et, là encore, il faut insister sur le fait que les enfants naissent dépourvus de 1.  Ibid. : 14. 2.  Ibid. : 50‑51. 3.  Cf. infra « Les trois fonctions de Dumézil et au-delà ».

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tout savoir et de toute richesse, même si, comme dans les sociétés de primates non humains où les petits ont le même rang que leur mère dans la hiérarchie établie, les enfants des sociétés à richesse et à forte accumulation culturelle sont immédiatement rattachés à des milieux familiaux très inégaux, écono‑ miquement comme culturellement. Toutefois, quelle que soit la condition sociale de la famille, les écarts de départ entre parents et enfants –  qu’ils soient liés à des degrés de force physique, d’autonomie, de connaissance ou de richesse – créent d’emblée l’expérience de la domination et de l’inégalité. Avec le degré de richesse matérielle et le degré d’objectivation de la culture, on tient là deux critères fondamentaux propres à des formes humaines de domination. Lorsque les richesses économique et culturelle atteintes par une société sont particulièrement élevées, la question de leur appropriation ne manque pas de se poser, et dès lors qu’une partie de la société s’approprie l’une ou l’autre de ces richesses, les rapports de domination ne s’instaurent ou ne s’entretiennent plus que de façon indirecte, à travers l’appropriation des « choses » et la mise en place de mécanismes institutionnels objectifs, plutôt que par des relations personnelles directes. Ainsi, le capitalisme se caractérise, selon Marx, par des « rapports chosaux (sachlich) de dépendance, par opposi‑ tion aux rapports personnels de dépendance  1 ». Et comme disait Bourdieu, commentant Marx, « les rapports de dépendance personnelle tendent d’autant plus à être le fondement principal de la durée des relations sociales qu’il existe moins de rapports de dépendance que Marx appelle matériels. Autrement dit, […] moins il y a de mécanismes de domination –  pour aller vite  –, plus les dominations doivent être personnelles, de personne à personne  2 » : Plus la reproduction des relations de domination incombe à des mécanismes objectifs, qui servent les dominants sans que les dominants aient besoin de s’en servir, plus les stratégies objectivement orientées vers la reproduction sont indirectes et, si l’on peut dire, impersonnelles  : c’est en choisis‑ sant le meilleur placement pour son argent ou le meilleur établissement d’enseignement secondaire pour son fils et non en faisant des largesses, des politesses ou des gentillesses à sa femme de ménage (ou à n’importe quel autre « subordonné ») que le détenteur de capital économique ou culturel assure la perpétuation de la relation de domination qui l’unit objectivement à sa femme de ménage et même aux descendants de celleci. Au contraire, aussi longtemps que n’est pas constitué le système des mécanismes qui assurent de leur propre mouvement […] la reproduction de l’ordre établi, il ne suffit pas aux dominants de laisser faire le système qu’ils dominent pour exercer durablement la domination ; il leur faut travailler directement, quotidiennement, personnellement, à produire et à reproduire les conditions toujours incertaines de la domination. Ne 1.  Marx 1980 : 101. 2.  Bourdieu 2016 : 210‑211.

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pouvant se contenter de s’approprier les profits d’une machine sociale encore incapable de trouver en elle-même le pouvoir de se perpétuer, ils sont condamnés aux formes élémentaires de la domination, c’est-à-dire à la domination directe d’une personne sur une personne dont la limite est l’appropriation personnelle, c’est-à-dire l’esclavage ; ils ne peuvent s’appro‑ prier le travail, les services, les biens, les hommages, le respect des autres sans se les « gagner » personnellement, sans se les « attacher », bref sans créer un lien personnel, de personne à personne  1.

La création dans les sociétés humaines de « stockages alimentaires », qui dépendent eux-mêmes d’une culture artefactuelle suffisamment développée pour pouvoir produire en grande quantité, au-delà des besoins immédiats, et construire des moyens de stockage, rend immédiatement possible l’émergence d’un « chef qui les gère, les contrôle, les distribue », ce qui ne peut aller sans le « développement d’une différenciation sociale entre riches et pauvres »  2. Ces stockages, qui n’ont pas attendu l’apparition de l’agriculture-élevage pour exister, font que les chasseurs-cueilleurs sédentaires-stockeurs forment « des sociétés fortement structurées par la richesse, alors que cette richesse semble ne jouer aucun rôle chez les chasseurs-cueilleurs nomades  3 ». Progressivement, dès l’apparition de la richesse, les biens matériels ont constitué un pouvoir sur les hommes et ont permis de régler des problèmes sociaux divers : payer pour avoir une épouse (« prix de la fiancée »), payer pour réparer un crime commis, s’attacher les services d’une personne qui ne peut rembourser ses dettes, etc. Le monde des « sociétés achrématiques » (sans richesse) est « un monde tout en services et en droits personnels  4 », alors que les sociétés à richesse interposent des « choses » –  leur force et leur valeur  – entre les personnes. Au fur et à mesure, les possibilités ouvertes par l’accumulation de la richesse ont structuré les rapports de domination autour de son appro‑ priation. De ce point de vue, les sociétés capitalistes n’ont fait que pousser cette logique et ces potentialités jusqu’à leurs ultimes limites : La richesse possède cette merveilleuse faculté de conférer du pouvoir à celui qui en détient. Pouvoir sur les choses, par le moyen de l’échange qui permet de les acquérir toutes. Pouvoir sur les hommes, soit directement, en achetant leurs bras ou leur âme, soit indirectement, en leur prêtant ce qu’ils ne pourront rendre, qui leur manque et leur est pourtant nécessaire, soit, d’une façon plus subtile, en les obligeant par des largesses mesurées. Tout cela manque chez les chasseurs-cueilleurs nomades. Le pouvoir sur les choses, parce que dans ces sociétés il n’y a que peu de choses à acquérir, parce que la production y est peu différenciée et se limite à quelques biens 1.  Bourdieu 1976 : 126. 2.  Testart 2012 : 207‑209. 3.  Ibid. : 218. 4.  Ibid. : 220.

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en petit nombre. Et le pouvoir sur les hommes, parce que manquent ces institutions que sont le salariat, l’esclavage pour dettes, le patronage (ou clientèle au sens antique), le prix de la fiancée, le wergeld, et de façon générale les indigents et les nécessiteux, parce que, dans son régime de chasse-cueillette où il existe par définition quelques ressources naturelles à tout moment, et en quantité suffisante pour nourrir l’ensemble de la population, chacun peut toujours se fabriquer un arc ou un bâton à fouir et aller chercher dans la nature ce qui lui manque  1.

S’il a bien existé des sociétés sans inégalités économiques (sur quoi pourraient s’appuyer de telles inégalités dans des sociétés sans richesse matérielle ?), cela n’autorise aucunement à parler de « sociétés égalitaires » qui n’ont jamais existé dans l’histoire : L’idée de société égalitaire a peut-être un sens en tant qu’idéal politique – et je le dis avec ce sentiment qu’un idéal, même irréalisable, peut avoir un effet sur la réalité – mais, en tant que concept descriptif des sociétés réelles, passées ou présentes, il n’en a aucun. Les sociétés de chasseurscueilleurs ne sont pas plus égalitaires que les nôtres, elles sont traversées, structurées peut-on même dire, par des rapports de dépendance et/ou des rapports de force  2.

Par exemple, dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs telles que celles des Aborigènes d’Australie ou des Inuit, « les faits de domination et de dépendance sont notoires  3 » et, dans les sociétés d’horticulteurs, « l’idée de société “égalitaire” ne peut résulter que d’une curieuse cécité sociologique : les démunis et les déshérités sont si méprisés dans ces sociétés que les anthropo­ logues ont traduit les termes qui les désignent par l’expression de “rubbish man”, littéralement, “à mettre à la poubelle”  4 ». D’emblée, les sociétés ont été structurées autour de la domination des parents sur les enfants, et plus généralement des anciens sur les jeunes, et de la domination masculine  5 ; d’emblée, cette domination a été assise à la fois sur des bases physiques (force physique) et culturelles (au sens large du terme), les enfants étant à la naissance dépourvus à la fois de force, d’autonomie et de tout savoir et savoir-faire. La richesse et les inégalités économiques ne sont arrivées logiquement qu’après que des sociétés déjà bien structurées par des 1.  Ibid. : 220‑221. 2.  Ibid. : 413. 3.  Testart 2004b : 120. 4.  Ibid. 5.  « Les aborigènes australiens, par exemple, ne sont rien moins qu’“égalitaires” », et ce notamment « parce qu’il existe des inégalités dues à l’âge et au genre, ce qui fait que la plupart des tabous alimen‑ taires interdisent aux femmes et aux jeunes de manger tout ce qu’il y a de meilleur, pour réserver ces aliments aux anciens » (Testart 2012 : 221).

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rapports de domination selon l’âge et le sexe ont existé, le temps que la loi de l’objectivation cumulée ait pu produire ses effets, au cours notamment de la période néolithique  1. Comme l’écrivait Alain Testart en insistant sur l’une des deux grandes dominations et, une fois n’est pas coutume, en s’appuyant sur une comparaison avec une société de primates non humains : La société humaine naît forcément comme une société sans richesse, parce que les premiers produits de l’activité humaine sont marqués par l’impermanence, parce que les hommes des premiers temps fabriquaient encore peu. Nous sommes spontanément portés à croire que c’est avec les premiers produits artisanaux que les choses vont changer, avec les outils de pierre, les colliers de coquillages, qui peuvent s’échanger les uns contre les autres. […] Au moment où apparaissent les arcs, les meules, la poterie, et bientôt les silos à grain et les greniers à ignames, l’histoire humaine a déjà de nombreux millénaires derrière elle. Des millénaires au cours desquels la société était déjà fortement structurée. Autour de quoi ? Pas autour de la richesse, laquelle n’existait pas. Mais autour de ce qui fait depuis toujours courir les hommes  : la quête du partenaire sexuel. Ce n’est pas l’archéologie qui peut le montrer. Mais l’éthologie, déjà, le donne à penser, avec quelques exemples désormais très connus, comme cette société bonobo si fortement structurée par le sexe. L’ethnologie, plus encore, avec l’exemple de ces sociétés aborigènes australiennes qu’un des premiers commentateurs, Morgan, avait si intelligemment caractérisées comme « organisées sur la base du sexe ». L’ethnologie, encore, qui montre partout des sociétés de chasseurs-cueilleurs où le futur mari doit payer, de sa personne, pour obtenir une épouse. Et quand se développe la produc‑ tion matérielle, elle se développe dans ces structures sociales. Quand naît la richesse, elle naît sur ce fond social plurimillénaire et elle sert d’abord et avant tout à payer pour les femmes  2.

Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades, non stockeurs, achréma‑ tiques, telles que les qualifie Testart, l’essentiel des enjeux de pouvoir passe, hormis les écarts de culture entre anciens et jeunes, par les femmes qui sont objets d’échanges et de conflits entre les hommes. En cela, les humains ne sont guère originaux par rapport aux autres espèces animales qui font souvent de l’accès aux femelles un enjeu de luttes primordial entre les mâles. 1.  « Ce qui naît avec le néolithique […], ce qui fait sa nouveauté, c’est l’existence d’inégalités socio-économiques, c’est-à-dire la différenciation entre riches et pauvres » (ibid.  : 413). Cf. aussi Demoule 2017 : 133. Toutefois l’archéologue canadien Brian Hayden soutient qu’« il y a de bonnes raisons de considérer que les sociétés du Paléolithique supérieur, celles du moins qui occupaient les environnements les plus favorables de l’Eurasie » étaient des sociétés de chasseurs-cueilleurs caractéri‑ sées par des inégalités socio-économiques et des hiérarchies, avec une culture des artefacts développée, des techniques de stockage, des objets de prestige et de riches offrandes funéraires pour des personnes considérées importantes (Hayden 2013b : 205). 2.  Testart 2012 : 400‑401.

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Mais plus les artefacts se sont accumulés (vêtements, ornements-bijoux, instruments et ustensiles, armes, machines, maisons), plus les ressources animales ou végétales se sont accrues avec le développement de l’agri‑ culture et de l’élevage, plus l’idée de propriété sur les objets a fait son chemin  1. Et qui dit propriété, dit luttes pour l’appropriation des biens, que ces luttes soient guerrières (avec prises de guerre) ou qu’elles prennent des formes sociales plus pacifiques, avec l’appropriation et l’accumulation des richesses (terres, maisons, moyens de production) par les uns et la réduction progressive des autres à leur seule force de travail. Avec la sédentarisation des groupes de chasseurs-cueilleurs, le stockage des denrées alimentaires, l’accumulation des richesses et les inégalités, « à la charnière du Paléolithique et du Néolithique, entre 12 000 et 7 000  ans avant le présent selon les régions  2 », les traces de violences entre groupes se multiplient. Mais « ce n’est qu’au cours du Néolithique, surtout à partir de 5500 avant le présent, que les traces de conflits entre communautés deviennent plus fréquentes  3 ». Peu à peu, les différentiels de pouvoir au sein des sociétés à richesse se traduisent irrémédiablement par une exten‑ sion ou par une réduction des possibilités, des uns et des autres. Aux uns la réalité, et parfois même la durée de vie, augmentée par l’accès à tous les bienfaits de la civilisation (l’ensemble des choses, des savoirs et des personnes qui facilitent la vie, la rendent plus agréable ou la prolongent), aux autres la réalité diminuée  4. Plus on avance dans la période néolithique et plus les signes d’inégalités socio-économiques, de hiérarchie et de prestige se multiplient. L’agriculture conduit à l’accumulation et au stockage des ressources alimentaires, qui entraîne une hausse de la densité de population, qui se traduit par une division du travail accrue, augmentant le besoin de la production de ressources pour nourrir tous les nouveaux « improductifs » (d’un point de vue alimen‑ taire) que représentent les artisans et commerçants, mais aussi les classes de prêtres et de guerriers, ces derniers étant particulièrement utiles pour conquérir ou défendre des territoires et des stocks. La figure du chef ou du guerrier au Néolithique est prestigieuse. Marylène Patou-Mathis note ainsi que, dans l’art rupestre du Levant espagnol, « le “chef” ou le “chef de guerre” y est représenté plus grand que les autres personnages ». Puis, à l’âge du Bronze, « la guerre et l’armement font l’objet d’un véritable culte et les 1.  Morgan 1971 [1877] : 609. 2.  Patou-Mathis 2013 : 29. 3.  Ibid. : 31. Toutefois, dans les sociétés assez largement dépourvues de richesse, les conflits violents sont récurrents (même s’ils laissent moins de traces étant donné que les armes ne sont pas en métal), tournant autour de l’accès aux femmes ou touchant à des questions d’honneur et de réparation de torts faits aux membres de son groupe. Cf. à propos des Aborigènes d’Australie, et au-delà pour des sociétés du même type, Darmangeat 2021a. 4.  Lahire 2019.

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guerriers, aux qualités physiques et morales spécifiques, sont des personnages importants de la société » : Braves et auréolés de prestige, ils deviennent des demi-dieux et s’accaparent les biens de luxe, comme l’atteste la richesse de leurs sépultures (tombes princières). La caste des guerriers serait apparue au Proche-Orient, il y a au moins 4 000 ans, peut-être même avant, vers 6 500 ans, et en même temps que celle des esclaves qui à cette période était surtout constituée de prisonniers de guerre  1.

Mais les guerres ne sont au fond que des formes exacerbées de conflits inter-groupes  2 sur fond de rapports de domination : Si pour [l’archéologue Jean] Guilaine et [le paléopathologiste Jean] Zammit [dans Les Sentiers de la guerre, 2001] la guerre n’apparaît qu’avec le développement de l’agriculture et l’arrivée en Europe d’un groupe d’agro-pasteurs, ils s’accordent avec [l’anthropologue Lawrence H.] Keeley [dans Les Guerre préhistoriques, 2002 (1996)] lorsqu’ils écrivent que nos ancêtres n’étaient ni plus ni moins « barbares » que nous le sommes et que la guerre n’est qu’une facette –  collective et cruelle  – de la domination entre humains  3.

En tant qu’elles reposent sur des rapports de domination et ont, pour cette raison, été hiérarchisées, les classes sexuelles et les classes d’âge si carac‑ téristiques des sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesse, préfigurent d’une certaine façon toutes les autres, et notamment les classes dites « sociales », qui sont fondées, d’abord et avant tout, sur l’exploitation des dominés par les dominants, et engendrent des écarts de richesse (économique et cultu‑ relle). Non pas que les sociétés de classes étaient inscrites dans le destin des premières sociétés, mais la domination de classe n’a pas inventé la domination ni la hiérarchie ; elle est une façon de transférer des relations de dépendance-domination préexistantes sur le terrain en expansion de la propriété des biens matériels (dans un mode de production capitaliste, les improductifs dépendent du travail des productifs pour vivre mais les dominent dans la mesure où ils détiennent les moyens de production). La domination de classe n’a pu apparaître que lorsqu’une richesse a été suffisamment accumulée, et qu’en s’appuyant par ailleurs sur des formes de domination déjà en place (par exemple, le capitalisme s’appuie sur la reproduction de la force de travail que permet la famille, où se jouent les dominations parentale et masculine). 1.  Patou-Mathis 2013 : 66. 2.  Cf. infra « Chapitre 21. Eux/nous : ethnocentrisme, racismes ». 3.  Patou-Mathis 2013 : 115.

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L’une des grandes caractéristiques des sociétés capitalistes, comme l’avaient très bien vu Marx et Engels  1, et comme l’a souligné dans son travail compa‑ ratif Alain Testart, est d’avoir construit un monde juridiquement lavé de toute idée de dépendance, pour laisser se déployer les seules « dépendances de fait ». À la différence des sociétés esclavagistes ou féodales, les sociétés capitalistes créent la fiction d’un « travailleur libre », signant contrat, vendant volontairement sa force de travail contre salaire, pour mieux fonctionner sur la base de la seule dépendance de fait entre le capital et le travail. Si le capitalisme a besoin de cette fiction juridique des individus « libres » et « égaux », c’est pour donner l’impression aux dominés qu’ils consentent à travailler dans les conditions qui leur sont imposées, et ne plus laisser subsister que des inégalités de fait que les dominants passent généralement leur temps à dénier, à relativiser ou à justifier (par l’idéologie du mérite notamment). Comme l’écrit Testart : On peut dire que les dépendances matérielles ou économiques, qui sont de fait, prennent toute leur importance dans notre monde moderne précisément parce que les dépendances de droit y font défaut. Ce point de vue – qui fait donc de l’absence de dépendance de droit la cause de la dépen‑ dance de fait – est juste. Il est juste historiquement : le monde occidental a commencé par supprimer les dépendances de droit (essentiellement le servage, et, de façon moins importante, les corporations ainsi que tous leurs règlements qui liaient tant les patrons que les ouvriers) ; il a ensuite fait naître la dépendance de fait. Ce point de vue est également juste dans notre perspective théorique générale, selon laquelle toute société se carac‑ térise par un type de dépendance : supprimons les dépendances de droit, et les autres apparaîtront. Mais on peut aussi soutenir le point de vue inverse, à condition de procéder à un léger remaniement. L’homme ne cherche pas la dépendance, mais penche pour la domination. Le propre du monde moderne est que, à travers le seul jeu de l’économie, il assure à celui qui contrôle la richesse de ce monde un sentiment de puissance ou de domination sans égal  : même les pyramides pâlissent devant nos empires industriels. L’argent est là, qui achète tout, et suffit. Celui qui le possède peut ainsi contrôler le monde. Cette formidable puissance écono‑ mique, de fait, rend superflu de recourir au droit ou au politique pour 1.  Engels développe une réflexion très pertinente sur le fait que « le progrès de la législation enlève aux femmes, dans une mesure toujours croissante, tout motif de plainte », puisque le mariage est un « contrat librement consenti par les deux parties » et qu’il prévoit officiellement que « les deux parte‑ naires doivent avoir l’un vis-à-vis de l’autre les mêmes droits et les mêmes devoirs ». Il compare cette situation à celle du prolétaire à qui le « bourgeois républicain radical » fait « fermer la bouche » pour les mêmes raisons juridiques, à savoir que « le contrat de travail est censé avoir été librement passé par les deux parties ». À cela, Engels oppose la « condition économique réelle des deux partenaires », de même que les rapports réels entre mari et épouse : « Ce qui se passe derrière les coulisses juridiques où se joue la vie réelle et de quelle façon s’obtient ce libre consentement, la loi et les juristes n’en ont cure » (Engels 1972 [1884] : 80‑81).

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assurer sa domination. Ce point de vue fait de l’absence de dépendance de droit la conséquence de la dépendance de fait  1.

Les morts d’accompagnement, les dépendants, l’État L’inégalité économique entre les groupes a été précédée, de très loin, par les inégalités de savoirs et d’expériences entre les anciens et les jeunes, par les inégalités entre hommes et femmes, et notamment les inégalités d’appropria‑ tion des outils et des armes entre hommes et femmes  2, et quand des fonctions prestigieuses commencent à se détacher de l’ordinaire des pratiques en créant les premiers « spécialistes » (fonctions religieuses, politiques et esthétiques notamment  3), de nouveaux privilèges apparaissent. Ce n’est que lorsque les artefacts se développent et se multiplient (ce sont des instruments de chasse, de pêche, de cultivation, de transformation des aliments, de stockage,  etc., mais aussi des armes, des vêtements, des habitats, etc.) et lorsque les richesses alimentaires s’accumulent et se stockent que des inégalités économiques apparaissent. L’étude des sépultures donne à penser que des inégalités statutaires ont existé dès le Paléolithique supérieur (entre –  40000 et –  9500). Certaines tombes montrent que les personnes décédées –  des personnes exerçant des fonctions politiques ? religieuses ? esthétiques ? des chasseurs émérites ? – ont été enterrées avec des objets ou des parures qu’on peut considérer comme précieux, étant donné le temps de fabrication nécessaire et les types de matières dans lesquels ils ont été faits. Ce sont parfois des milliers d’heures estimés pour la réalisation des objets de prestige les plus sophistiqués. Les morts sont accompagnés de parures et d’offrandes funéraires, de petits coquil‑ lages perforés et cousus par centaines sur des vêtements, de perles en ivoire, de dents percées,  etc. Très peu de sépultures ont été découvertes signalant le fait que tout le monde n’avait sans doute pas droit au même traitement  4. 1.  Testart 2021  : 539‑540. Testart semble laisser penser que les dépendances de fait n’ont pas toujours existé. Or il est assez facile de vérifier qu’elles sont à l’œuvre dans tous les types de sociétés. La spécificité du capitalisme est d’avoir accentué l’écart entre les versions officielles (qui parlent de « liberté » et d’« indépendance ») et les dépendances de fait. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est dans ce type de sociétés que les sciences du monde social sont apparues, consacrant leur énergie à comparer les versions officielles (égalitaires, libérales, démocratiques, justes, etc.) et l’état réel du monde social (avec ses inégalités, ses réductions de liberté, ses injustices et ses discriminations de toutes sortes). 2.  Tabet 1979. 3.  La qualité des dessins, peintures et sculptures du Paléolithique supérieur prouve l’existence de spécialistes qui se sont exercés et sont passés par un long apprentissage pour parvenir à une telle maîtrise de leur art. Emmanuel Guy souligne la nécessité d’un tel investissement dans la pratique du dessin dans le cas des représentations les plus réalistes ou « naturalistes ». Mais qui dit spécialiste improductif, dit capacité du collectif à subvenir à ses besoins, et donc existence d’un minimum de surplus et de stockage alimentaire (Guy 2017). 4. Hublin 2018  : 73. « Cela indique que l’inhumation était un traitement spécial réservé à un groupe particulier de personnes », écrit encore Hayden 2013b : 204.

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Mais la pratique des morts d’accompagnement, longuement étudiée par Alain Testart, est sociologiquement encore plus riche de sens que les marques de prestige laissées dans les tombes, et ce dans la mesure où elle manifeste les dépendances entre les individus de ces sociétés  1. L’accompagnement du défunt dans la mort est une pratique attestée dans les sociétés sans État (des sociétés lignagères africaines aux sociétés de la Côte nord-ouest américaine) comme dans les sociétés à État, « courante en Asie, des Scythes aux Turco-Mongols et en Chine antique, en Afrique noire jusqu’à la veille de la colonisation, dans les deux Amériques dans un contexte précolombien ou ethnologique  2 ». Or qui sont sociologiquement les morts et leurs accompagnants qu’on tue après que la personne est morte pour l’accompagner dans sa nouvelle « vie » ? Le constat est que le défunt (souvent un homme, et plus rarement une femme) est accompagné, selon les cas, de son épouse, de son enfant (lorsque le mort est une femme), d’esclaves ou d’animaux domestiqués (chien, cheval, renne). La relation entre le mort et ses accompagnants est une relation de proximité personnelle, de fidélité et de dépendance : Esclaves en Côte nord-ouest, chiens en Californie, chevaux dans les Plaines. Cette trilogie rappelle celle que nous évoquions aux confins des steppes de l’Asie centrale et de la Sibérie  : homme, chien, renne. Mais elle donne aussi quelque crédit à ceux qui écrivaient que c’étaient les plus fidèles des esclaves qui étaient mis à mort. Car le chien est bien connu pour cette qualité ; le cheval aussi, dont un proverbe machiste mais fameux caractérise comme « la plus noble conquête de l’homme avec la femme » ; et des épouses, qui, de par le monde, quoique apparemment pas en Côte nord-ouest, fournissent les plus gros des contingents d’accompagnants, on attend avant tout qu’elles soient fidèles  3.

Dans tous les cas, le mort est en position de domination. Il est le maître : le maître d’un animal domestique, le maître d’un esclave ou le maître de maison. Et les accompagnants sont des dépendants. Comme le dit bien Testart, « les faire mourir au moment où leur maître meurt représente une façon de dire qu’ils ne sont rien sans lui  4 ». Concernant les animaux par exemple, on sait que la domestication est une façon pour le maître d’occuper la place du parent ou du chef de meute en maintenant l’animal durant toute sa vie dans une position infantile. Contre sa docilité et sa fidélité, il reçoit en retour la nourriture et les soins nécessaires à sa survie, mais devient ainsi totalement dépendant de son maître. La caractéristique centrale de l’animal domestique est sa perte d’autonomie par rapport à l’objectif d’assurer sa 1.  Testart 2004a. 2.  Testart 2004b : 5. 3.  Testart 2004a : 127. 4.  Ibid. : 210.

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survie : « Les victimes animales appartiennent toujours aux espèces bien dites “domestiquées”  : ces animaux sont de la maison (domus) de leur maître, entretenus par lui et à son service, comme les domestiques humains. Et les victimes préférentielles, les plus répandues à travers le monde, restent le chien et le cheval, animaux réputés pour leur fidélité  1. » La pratique des morts d’accompagnement est donc le signe que la société met l’accent sur les liens personnels de dépendance. Il s’agit d’un cas « specta‑ culaire » qui n’est « autre chose que le grossissement d’un phénomène plus courant et beaucoup plus banal  2 ». La pratique est attestée dans les sociétés pré-étatiques comme dans les premières civilisations étatiques, mais « tend à disparaître des grands empires lorsqu’ils se consolident et au fur et à mesure qu’ils se bureaucratisent  3 ». Plus la domination politique se dépersonnalise (avec une « hiérarchie de fonctions » qui est « définie indépendamment des hommes concrets et particuliers qui en occupent les positions »), plus la relation de dépendance personnelle reste cantonnée dans l’ordre des relations familiales ou amicales. Dans les premières formes d’État, le pouvoir souverain « s’appuie sur des fidélités personnelles  4 ». Comme l’a bien synthétisé Pierre Bourdieu, l’État est issu du passage d’une logique dynastique, qui s’organise autour du roi comme « chef de maison » et de la famille royale, de la « maison du roi », dans laquelle le pouvoir est personnel, à une bureaucratie naissante, avec les ministres du roi et les fonctionnaires recrutés sur la base de leurs compétences scolaires  5. Or « l’accompagnement n’est pas le fait des régimes bureaucratiques  6 », tandis que « toutes les régions marquées, à un moment ou à un autre de leur histoire, par ce que nous avons appelé une tradition culturelle de l’accompagnement sont aussi des régions notoirement marquées par l’émergence de régimes politiques despotiques  7 ». Alain Testart va encore plus loin dans l’interprétation des pratiques d’accompagnement. Si « la pratique de l’accompagnement funéraire témoigne de l’existence de relations de fidélité personnelle au sein d’une société » et qu’elle est « favorable au despotisme », dans la mesure où « le fait qu’un homme ait à sa disposition d’autres hommes prêts à tout pour lui, fidèles jusqu’à mourir pour sa personne, lui confère de toute évidence un pouvoir certain », alors on peut faire l’hypothèse que « l’État a pu naître comme la création d’un homme qui s’appuie sur ses fidèles personnels pour s’assurer le pouvoir »  8. 1.  Ibid. : 212. 2.  Ibid. : 231. 3.  Ibid. : 232. 4.  Ibid. 5.  Bourdieu 1997b : 55‑68. 6.  Testart 2004a : 235. 7.  Ibid. : 237. 8.  Testart 2004b : 7.

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Mais, compte tenu du fait que le pouvoir personnel du roi s’appuie sur son statut de « chef de maison », il n’est pas très difficile de voir que le roi des premiers royaumes est à l’image d’un chef de famille plus puissant que d’autres, et que l’origine de ce pouvoir sur les personnes est familiale, et notamment parentale. La relation de dépendance personnelle élémentaire n’est autre que la relation parent-enfant. Alain Testart ne va pas jusque-là, sans doute parce que la relation parent-enfant est trop universelle pour pouvoir constituer un critère distinctif d’un certain type de société. Mais la relation sociale parent-enfant n’en reste pas moins la matrice à l’intérieur de laquelle, inlassablement, les formes culturelles de dépendance-domination les plus diverses se créent. Pourtant, l’anthropologue parle du « désir de domina‑ tion, ou simplement de puissance », qui est « ancré » dans la « nature » de l’homme, et qu’« un tel désir suffit à engendrer l’État aussitôt que les condi‑ tions sociales le permettent »  1. Mais, sauf à en faire une force mystérieuse et inexplicable, d’où peut bien provenir ce « désir de puissance » sinon de cette relation sociale élémentaire parent-enfant qui est nécessitée par la situation d’altricialité secondaire ? Plutôt que d’un désir, il est d’ailleurs préférable de parler d’une disposition contrainte, qui ne relève pas d’un choix culturel mais d’une nécessité, biologiquement conditionnée, d’exercice de sa puissance (protectrice et bienveillante autant qu’autoritaire et répressive). Testart perce‑ vait bien le caractère fondamental –  social et non culturel  – des relations personnelles de dépendance  2, mais ne cherchait pas à en saisir l’origine. Il ne commentait pas non plus la présence de veuves et d’enfants parmi les morts d’accompagnement. Pourtant dans une conférence datée de 2002  3, il cite un texte d’Edwin William Smith et Andrew Murray Dale daté de 1920 qui, à propos des Ila, population de Zambie, écrivent que « l’enfant est enterré simplement en raison de l’impossibilité de l’élever artificiellement et parce que les femmes ne vont pas allaiter d’autres enfants que les leurs  4 », indiquant par là explicitement le lien de dépendance de l’enfant. Il aura fallu tout d’abord que le pouvoir parental s’étende à d’autres types de dépendants (esclaves notamment  5), comme dans les sociétés lignagères d’Afrique ou sur la Côte nord-ouest américaine, pour que des familles 1.  Ibid. : 20. 2.  Il écrivait ainsi : « Que le pouvoir repose finalement sur des liens personnels apparaîtra ainsi, non comme une curiosité propre à certains ensembles culturels (et relevant à ce titre d’une anthropologie culturelle), mais bien comme un fait social majeur (et relevant à ce titre d’une anthropologie sociale ou d’une sociologie générale) marquant un type assez général d’État que nous ne repérons à vrai dire que par un trait négatif, son faible développement bureaucratique » (ibid. : 45). 3.  Testart 2002b. 4.  Tiré de Smith & Dale 1920 : 118. 5.  « Si nous mettons de côté les chasseurs-cueilleurs nomades et les horticulteurs amazoniens qui s’y apparentent par le peu de stockage qu’ils font, on peut dire que l’esclavage fut dans les sociétés primitives une des choses les mieux partagées : à part l’Afrique de l’Est, la Californie, la Mélanésie et peut-être le reste de l’Océanie, toutes l’ont pratiqué » (Testart 2004b : 88).

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puissantes puissent émerger et être à l’origine des premiers royaumes. Comme le souligne Testart, « le pouvoir que détient un simple chef de lignage dans maintes sociétés lignagères est loin d’être “diffus”, cumulant parfois le droit d’exclure certains membres du lignage ou de les vendre en esclavage avec des prérogatives importantes, comme celle de procéder à la redistribution périodique des terres  1 ». Ces chefs de lignage, lorsqu’ils sont dotés de dépendants, ont préfiguré le pouvoir royal : « Le monarque absolu entouré des esclaves de la couronne n’apparaît finalement que comme la figure achevée de ce qui se profilait déjà chez les petits chefs des formations non étatiques, chefs de la Côte nord-ouest ou chefs de lignage, dont nous avons vu qu’ils disposaient de quelques fidèles sûrs parmi leurs esclaves  2. » Puis, une fois cette étape franchie, l’État a pu s’émanciper des relations de dépendance personnelle (centrales encore dans les sociétés féodales, comme l’avaient bien souligné Marx  3 et étudié Marc Bloch) et passer à des logiques bureaucratiques qui dépersonnalisent les rapports de pouvoir. L’État  se  sera donc appuyé sur ces liens de dépendance ou de fidélité personnels pour advenir, avant de les réduire pour pouvoir prospérer  4. Mais l’édifice étatique, malgré sa logique propre, n’en reste pas moins lié profondément aux logiques parentales élémentaires, et notamment aux grandes fonctions de protection-défense, de soin, d’éducation, mais aussi de gouvernement, de législation, de répression, de justice, etc. Il y est lié aussi par le simple fait que « l’idée même d’État implique celle de dépen‑ dance, et une dépendance générale des corps de la société civile vis-à-vis de l’instance politique qu’est l’État  5 ». Pour conclure sur l’esclave qui, en tant qu’être dépendant, est un mort d’accompagnement idéal, Testart a rappelé que dans l’Afrique lignagère l’esclavage prend comme modèle la puissance paternelle  : « S’agissant de l’esclavage, nous avons déjà vu que le rapport maître-esclave est identique au rapport père-fils (puissance paternelle sous forme extrême, ou encore avuncu‑ laire) moins le rapport de parenté. Nous savons également que l’esclavage fut autrefois extrêmement répandu dans les sociétés lignagères d’Afrique  6. » L’esclave occupe une position analogue à celle du fils ou de l’épouse, et à toutes les figures de la dépendance :

1.  Ibid. : 10. 2.  Ibid. : 89. 3.  Marx cherchait ainsi à contraster les sociétés féodales et capitalistes. Il décrivait le « rapport capitaliste en tant que rapport de contrainte, visant à extorquer du surtravail par prolongation du temps de travail – rapport de contrainte qui ne repose pas sur des rapports de domination et de dépendance personnelles, mais résulte simplement de fonctionnements économiques divers » (Marx 2010 : 182). 4.  Testart écrit que « si l’esclavage pour dettes a contribué à faire naître l’État, l’État, une fois constitué, a certainement contribué à faire disparaître l’esclavage pour dettes » (Testart 2004b : 100). 5.  Testart 2006 : 34. 6.  Testart 2021 : 419.

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Un homme, et typiquement un homme de quelque importance, un chef de lignage, est riche de ses dépendants : de ses fils et de ses apparentés, qui restent sous son autorité au sein de son lignage, de ses femmes, qui lui donneront d’autres fils ou qui attireront des gendres, des réfugiés, qui se placeront sous sa protection, de ses esclaves, enfin  1.

Remarques conclusives sur les conditions d’émergence de l’État L’étude des sociétés humaines les plus diverses force à reconnaître une double nécessité. La première est celle de l’existence de formes plus ou moins diffuses de maintien de la cohésion et de gouvernement du collectif dans toutes les sociétés humaines (et peut-être même dans une partie des sociétés non humaines organisées selon des hiérarchies). La seconde est celle de l’apparition convergente de la forme étatique de maintien de la cohésion et de gouvernement du collectif, comme « unité de survie  2 », dans une partie des sociétés humaines au cours du processus de leur développement. Lorsque l’on considère les « chefs » dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesse, on observe qu’ils sont davantage des porteurs des valeurs du groupe, de la tradition, parfois des « gardiens de la paix » ou des « sages », que de véritables chefs qui gouverneraient, commanderaient et sanctionne‑ raient les récalcitrants. Ils n’en ont clairement pas les moyens. On peut donc se demander à partir de quel moment la balance des forces entre le chef et les membres de son groupe s’inverse, en faisant passer le premier du statut de simple représentant du groupe au service du groupe, et dépourvu à peu près complètement de pouvoir et, plus précisément, de moyens d’exercer le pouvoir  3, à celui de chef qui monopolise la violence physique (armée, police) et/ou symbolique (culture, « religion ») légitime, et qui place les membres du groupe à son service. L’idée d’une progressive inversion de la balance politique des pouvoirs est confirmée par le constat d’une inversion analogue (suivant la loi de l’isomorphisme des domaines) en matière de balance religieuse des forces. En effet, on peut dire que le chef sans État (sans pouvoir) est au chef d’État puissant ce que l’esprit ou le dieu contraint par l’acte magique est au Dieu puissant qui conduit les fidèles à se mettre à son service. On n’est ainsi pas surpris 1.  Testart 2018 : 15. 2.  On peut dire, avec Elias, que l’État est une condition nécessaire de survie pour une société qui a atteint un état de développement donné : « le groupe familial a été à des stades antérieurs l’unité de survie première et indispensable. Il n’a pas tout à fait perdu cette fonction, en particulier pour l’enfant. Mais à l’époque moderne, l’État – et à l’époque la plus récente en particulier l’État parlementaire avec un certain nombre d’institutions sociales minimales  – a repris à son compte cette fonction, comme beaucoup d’autres qu’assumait antérieurement la famille » (Elias 1991a : 266). 3.  Cf. notamment Lowie 1948 : 11‑24 ; Durkheim 2001 ; Lévi-Strauss 1955 ; Clastres 1974.

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de lire sous la plume de Max Weber les propos suivants sur la religion qui pourraient tout aussi bien concerner des réalités politiques : Une puissance qui est pensée, d’une façon ou d’une autre, par analogie avec l’homme doté d’une âme peut – c’est la première possibilité – être placée au service de l’homme par la contrainte, tout comme la « force » naturaliste d’un esprit : celui qui, par l’effet de son charisme, sait employer les moyens adéquats est plus fort qu’un dieu, et il peut contraindre le dieu selon sa volonté. L’action religieuse, dans ce cas, n’est pas le « service d’un dieu » mais la « contrainte d’un dieu » ; l’invocation du dieu n’est pas la prière mais la formule magique  : une base indéracinable de la religiosité populaire, en particulier de la religiosité indienne, mais qui est très universellement répandue. Ainsi, le prêtre catholique exerce encore quelque chose de cette puissance magique lorsqu’il accomplit le miracle de la messe et fait usage de son pouvoir clé. Les composantes orgiaques et mimiques du culte religieux, notamment le chant, la danse, le drame, ainsi que les formules de prière figées, trouvent leur origine dans cette forme de religiosité – sinon exclusivement, du moins pour l’essentiel. L’anthropomorphisation – c’est la seconde possibilité  – peut aussi conduire à projeter sur l’attitude des dieux celle d’un puissant seigneur terrestre, susceptible d’accorder une grâce qui peut être librement consentie, ou bien obtenue par des requêtes, des dons, des services, des tributs, des flatteries, des pots-de-vin ou, enfin, plus spécialement, être dictée par la bonté de sa propre attitude et s’accorder à sa volonté ; selon cette analogie, les dieux sont pensés comme des êtres puissants, et la supériorité de leur force n’est d’abord que quantitative. C’est alors qu’un « service du dieu » devient nécessaire  1.

Pour exister en tant que tel, tout groupe social humain a besoin d’un représentant ou d’un porte-parole qui l’incarne (ou prétend l’incarner  2) en totalité. Et ce « représentant » ou cette « incarnation » peut devenir, au cours d’un long processus de renforcement de son pouvoir, un « gouvernant ». Chaque membre du groupe se dessaisit alors d’une partie plus ou moins importante de sa puissance d’action et la délègue au(x) représentant(s) du groupe. Par exemple, avec la constitution d’une armée (protection vis-à-vis de l’extérieur) ou d’une police (protection par rapport aux violences internes au groupe), qui devient progressivement nécessaire pour réguler les rapports internes au groupe et les rapports qu’il entretient avec les autres groupes, les individus perdent leur capacité à exercer la violence physique et à se faire 1.  Weber 2006. 2.  Bourdieu 1984b  : 49‑55. Bourdieu dit, à juste titre, que le porte-parole est d’emblée porteur d’une ambiguïté, car il est au fond un imposteur (personne ne peut incarner parfaitement l’ensemble d’un groupe), mais un imposteur légitime puisque le groupe lui reconnaît quelque légitimité dans cette fonction. Mais Bourdieu ne s’interroge pas sur cette nécessité anthropologique, pour tout groupe humain, de procéder à des délégations de pouvoir et à des formes de représentation et d’incarnation du groupe dans un corps individuel.

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justice eux-mêmes. Lorsque ces processus de délégation et de remise de soi s’étendent et deviennent durables (vs éphémères, comme dans le cas de la « police des bisons », chez les Indiens des Plaines, qui règle uniquement les temps de chasse collective  1), et lorsqu’ils transcendent les groupes particuliers, alors ils commencent à laisser émerger des États  2. Mais, comme le souligne Testart, pendant longtemps les premières formes étatiques vont supporter ou tolérer –  elles ne peuvent faire autrement étant donné la balance des pouvoirs – que d’autres pouvoirs (e.g. les pouvoirs domestiques, des parents sur les enfants ; les pouvoirs des chefs de clan ou de lignage, etc.) puissent s’exercer en dehors de son contrôle  3. Toutes les théories prétendument générales de l’État qui ne s’appuient que sur l’examen de l’État moderne, indissociable d’un corps de fonctionnaires et d’une puissante bureaucratie, ne peuvent que définir fautivement l’État en général à partir d’une forme culturelle d’État en particulier. En poursuivant l’argumentation développée dans les précédents chapitres, je peux formuler la thèse selon laquelle l’origine de l’État prend sa source dans la domination universelle des parents sur les enfants, ou, inversement, dans la nécessaire dépendance des enfants par rapport à leurs parents. Ce pouvoir immense, et quasiment absolu pendant plusieurs années, du parent sur l’enfant n’a pu, au cours de l’histoire de l’humanité, immédiatement se transposer comme tel sur le plan collectif, dans le rapport chef/groupe. Au départ, le « chef » n’a pas, ou que très peu, de pouvoir. Mais ce n’est pas un hasard si les anthropologues l’ont, malgré leurs hésitations, désigné par ce nom de « chef », car il constitue l’élément politique de base (ou minimal) sur lequel l’État va se construire et prendre de l’ampleur : un individu séparé du reste des individus et vers qui tout converge. Il faudra attendre les premiers États despotiques, puis beaucoup plus tard les monarchies absolues, pour que le commandement dans l’ordre collectif commence à atteindre un niveau de puissance comparable au commandement des parents sur leurs enfants. Considéré de cette manière, l’État est une concentration, entre les mains d’un seul, d’une poignée d’individus ou d’une structure portée par une multitude d’individus, des pouvoirs exercés sur l’ensemble du (ou des) groupe(s). Sans la structure de domination-dépendance propre à cette espèce particulière de mammifère altriciel qu’est Homo sapiens, pas de structure politique de 1.  Alain Testart rappelle que l’anthropologue étasunien Robert Lowie voyait dans le rôle de police que les associations des Indiens des Plaines jouaient lors des chasses communautaires aux bisons une origine possible de l’État. L’association « agit au nom de la communauté » en tant que « force de coercition ». Même si éphémère, cette force de police collégiale défend néanmoins les intérêts du groupe dans son ensemble et constitue une des prémices de l’État. Cf. Testart 2004b : 21‑22. 2.  « C'est lui qui a soustrait l’enfant à la dépendance patriarcale, à la tyrannie domestique, c’est lui qui a affranchi le citoyen des groupes féodaux, plus tard communaux, c’est lui qui a affranchi l’ouvrier et le patron de la tyrannie corporative […] » (Durkheim 2001). 3.  Testart 2005 : 106‑119.

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domination possible. Mais il fallut du temps avant que cette « institution de pouvoir séparé » (Clastres) ne se renforce (ne « s’arme ») et ne s’amplifie. Et tout au long du développement des sociétés, cette structure politique se référera en permanence, comme nous le verrons  1, au rapport parent-enfant : parent gouverneur ou commandeur/enfant gouverné ou commandé, parent sanctionneur/enfant sanctionné, parent protecteur/enfant protégé, parent instructeur/enfant instruit, etc. Lorsqu’on cherche à formuler quelles fonctions a rempli l’État au cours de l’histoire (certaines étant invariantes et d’autres étant apparues en fonction du type de société), on peut lister une série relativement limitée d’items : –  fonction de gouvernement et de justice (production de lois) ; –  fonction de protection-attaque-sanction physiques vis-à-vis de l’exté‑ rieur du groupe (armée) ; –  fonction de protection-attaque-arbitrage-sanction physiques à l’intérieur du groupe (police) ; –  fonction de protection nourricière et sanitaire ; –  fonction de protection symbolique (religion ou équivalent ; les premiers États dissociant peu pouvoir temporel et pouvoir spirituel) ; –  fonction « économique » (avec le prélèvement d’impôts pour pouvoir faire vivre des corps d’armée ou de police, des prêtres, des rois, des juristes, etc., « improductifs », pour mener des grands travaux en vue de la protection collective – forteresses, remparts, etc. –, de la prospérité collective – canaux, barrages hydrauliques, etc.  –, de la glorification des dieux ou de sa propre glorification – pyramides, mégalithes, monuments, etc.) ; – fonction socialisatrice (tardive dans l’histoire de l’État  : pendant longtemps l’État n’a pas organisé les rapports de transmission culturelle qui se jouaient essentiellement dans la famille et dans les milieux professionnels). Si l’on se demande ensuite pourquoi toutes ces fonctions sont universelles, on ne peut manquer de remarquer qu’elles sont fondamentalement des prolongements de fonctions parentales (de protection contre les ennemis extérieurs, d’arbitrage en cas de conflit entre les membres de la même famille, de gouver‑ nement et de justice, d’organisation économique de la survie familiale, de protection symbolique, de socialisation, etc.). Et l’on prend conscience alors que l’État s’est approprié progressivement le monopole de fonctions qui étaient initialement assurées, d’abord par la famille, puis par les milieux professionnels, les institutions religieuses, etc. Ces fonctions préexistent donc à l’avènement de l’État, mais c’est seule‑ ment avec l’État qu’elles s’articulent toutes dans une même institution de pouvoir séparé. L’État s’invente en lien avec la différenciation sociale progres‑ sive des fonctions et leur délégation progressive à une institution séparée du 1.  Cf. infra « Chapitre 20. Famille, parenté, société ».

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reste du groupe. Il répond ainsi au besoin de coordination d’activités sociales qui se différencient dans des sociétés de plus en plus étendues démographi‑ quement  1. Autrement dit, l’État advient comme une réponse nécessaire – et convergente  2 – au problème de cohésion collective posé par un certain degré de différenciation. L’État finit alors nécessairement par devenir, mais seule‑ ment au terme d’un très long processus historique, ce que Pierre Bourdieu appelait un méta-champ, c’est à dire un champ spécifique capable d’intervenir sur l’ensemble des champs d’une société (mais il serait préférable d’élargir le champ d’intervention étatique à l’ensemble des groupes composant la société, la famille ne constituant en aucun cas un champ)  3. À partir de l’idée d’un État concentrant une série de fonctions exercées par tout parent vis-à-vis de sa progéniture, on est conduit à formuler une définition de l’État moins restrictive que celle de Max Weber (institution qui « revendique avec succès le monopole de la violence physique légitime  4 »), reprise par Norbert Elias, ou même que celle, élargie, de Pierre Bourdieu (en substance, institution qui revendique avec succès le monopole de la violence physique et symbolique légitime). On peut ainsi dire que l’État est l’institution séparée qui exerce, de façon légitime, les fonctions de gouvernement et de justice, de protection-attaque-arbitrage-sanction physique à l’intérieur et à l’extérieur du groupe, de protection nourricière et sanitaire, de protection symbolique, d’organisation économique et, plus tardivement dans l’histoire, de socialisation-transmission culturelle.

1.  Cf. infra « Chapitre 22. De la division du travail ». 2.  Si l’on peut parler de convergence en matière d’apparition de l’État dans des zones géographiques très dispersées et sans contact entre elles, c’est bien parce que l’on présuppose que des lois (ou des forces) sociales exercent des pressions qui, dans des conditions qui restent à préciser, conduisent à la Forme-État. Mais cela signifie aussi que la Forme-État n’est pas une nécessité inéluctable de trans‑ position collective de la relation de dépendance-domination enfant-parent : certaines sociétés se sont organisées durablement avec des « chefs » mais sans aucune structure étatique. 3.  Bourdieu 2012 : 312‑313 et 489. 4.  Weber 1959 : 101.

18.

MAGICO-RELIGIEUX ET DÉPENDANCE-DOMINATION  1

Concernant ce que l’on peut appeler la ligne de force du magico-religieux, il faut noter tout d’abord qu’il n’y a guère de prémices à mentionner chez les animaux non humains, et que cette absence de preuves en matière de compor‑ tements sociaux liés au sacré est en soi un fait central pour comprendre l’une des grandes spécificités des sociétés humaines. Autant les preuves de rapports de domination, de précurseurs d’un langage, d’usages et même de fabrications d’artefacts ou de transmission culturelle sont multiples, autant l’on trouve plus difficilement de manifestations nettes de comportements magiques ou religieux. Le second point important est évidemment l’universalité de la présence de magie ou de religion dans toutes les sociétés connues par la préhistoire, l’anthropologie, l’histoire ou la sociologie. Pas de société humaine sans dimen‑ sion magique ou religieuse, pas de société humaine sans « sacré », sans esprit ni divinités, et cela devrait être considéré comme un fait intrigant, et même comme une énigme à résoudre  2. Au lieu d’essayer d’affronter cette question cruciale, anthropologues et sociologues se sont le plus souvent lancés dans une entreprise de description sans fin des variations des formes de sacré ou des aspects que prennent le magique ou le religieux dans les différents types de sociétés. S’interroger sur l’omniprésence du fait magico-religieux me paraît pourtant d’une importance fondamentale, même si le principal obstacle 1.  Une partie des développements de ce chapitre s’appuie sur des arguments qui ont commencé à être déployés dans Lahire 2015a. 2.  Je n’ignore pas ici que le langage est piégé et que les termes de « religion » ou de « religieux » peuvent rapidement conduire les chercheurs vers un « faux universel », et un vrai ethnocentrisme, liés à l’interprétation de l’ensemble des sociétés à partir de la logique qui n’est propre qu’aux trois grands monothéismes. C’est pour cette raison que je parlerai de « magico-religieux » pour indiquer que je ne retiens que les éléments communs à des formes culturelles très diversifiées. Sur cette question, on peut renvoyer à Subrahmanyam 2014 et Le Quellec 2021 : 75‑87.

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réside dans le manque de points de comparaison. Comme le dit très bien Frans de Waal, « il faudrait aller voir une culture humaine qui n’est pas et n’a jamais été religieuse », mais nous n’en connaissons pas et « le fait même qu’il n’y en ait aucune devrait nous faire réfléchir »  1. Même chez les Néandertaliens on a pu identifier des signes de rapports au sacré (avec la pratique de sépultures) et cela renforce simplement la preuve d’une invariance du fait magico-religieux. Mais le fonctionnalisme de la biologie évolutive – tel qu’il est mis en œuvre par Frans de Waal – n’est sans doute pas la solution la plus adéquate au problème. En effet, celui-ci formule le problème dans les termes suivants : « Si la religion est à ce point répandue, une question se pose aussitôt  : pourquoi l’évolution l’a-t-elle créée ? Les biologistes réfléchissent toujours en termes de valeur pour la survie. Quel type d’avantage la religion apporte-t-elle  2 ? » À vouloir penser chaque trait spécifique à l’humanité en termes de « stratégie » évolutive, on oublie que les faits considérés peuvent être tout simplement la conséquence imprévisible d’autres traits adaptatifs. En l’occurrence, le fait magico-religieux n’est sans doute que la consé‑ quence –  plus embarrassante qu’adaptative  – de la capacité (symboliquelangagière) à se représenter ses difficultés, sa faiblesse, sa vulnérabilité et même son caractère mortel. Tout être vivant meurt, mais seuls les êtres humains dotés d’un langage le conçoivent. Conscients des difficultés récurrentes de l’existence et de leur finitude, les humains n’ont cessé d’inventer les moyens symboliques de donner sens aux aléas extérieurs pouvant affecter leur existence de même qu’au caractère insensé de la mort. Pour dire les choses de façon condensée, le fait magico-religieux est fonda‑ mentalement lié à deux grands éléments : –  d’une part, la prise en charge symbolique et consciente –  grâce à la capacité langagière spécifiquement humaine, qui permet non seulement de se représenter toute chose ou tout état subjectif, mais de créer des fictions (entités, actions ou mondes) ou d’évoquer des choses absentes (existantes mais ailleurs, passées ou non encore advenues)  – des grandes difficultés rencon‑ trées au cours de son existence par n’importe quel être vivant : les obstacles à son action, que tout être humain rencontre dans son environnement, les dangers qui se présentent à lui sous la forme de catastrophes naturelles ou de prédateurs, la dégradation de son être (par « blessure » ou maladie) et, last but not least, la mort constatable de ses congénères ou l’éventualité de la sienne ; cette prise en charge symbolique permet aussi de formuler, par les mythes ou les discours religieux, des raisons ou des explications à toutes les grandes interrogations qui ne manquent pas de se poser à des êtres conscients (l’ori‑ gine de la Terre, des animaux et des humains, les mystères de la naissance, 1.  De Waal 2013 : 33. 2.  Ibid. : 289.

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l’existence après la mort, les différences entre hommes et femmes, l’alternance du jour et de la nuit, la foudre, le déluge, etc.) ; –  d’autre part, le lien entre le sacré et la puissance (le pouvoir, la domina‑ tion, etc.), qui rend compte des faits de performativité linguistique-symbolique –  à savoir que l’on peut transformer magiquement par des rites (gestes et formules), si le groupe nous en accorde le pouvoir, de l’eau ordinaire en eau bénite, un païen en chrétien, un adolescent en homme, une « croûte » en chef-d’œuvre, un morceau de métal en monnaie, une célibataire en femme mariée, un morceau de papier en titre de propriété ou en titre scolaire, etc. –, et qui rend compte aussi des caractéristiques des êtres fictifs (esprits, forces spirituelles, divinités,  etc.) telles que la puissance et la capacité à agir dans tous les cas où les hommes se sentent ou sont réellement impuissants  1. Je soutiens ici que le rapport de dépendance parent-enfant, conséquence de l’altricialité secondaire propre à l’espèce humaine, est à l’origine de la matrice sociale présente dans toutes les sociétés humaines, qui oppose et relie tout à la fois, le puissant au faible, et, du même coup, le sacré au profane. Le faible est totalement dépendant du puissant qui le domine (en le dirigeant, en lui ordonnant, en le punissant, etc.) et, en même temps, lui permet de vivre et de grandir (en le nourrissant, le soignant, le protégeant, l’aimant). Pour cette même raison, le faible entretient un rapport fait de crainte, de respect, d’obéissance, de reconnaissance, d’admiration et d’amour ; il recon‑ naît dans tous les cas l’importance, la grandeur, la légitimité, l’autorité d’un dominant avec qui il n’a pas choisi d’avoir ou de ne pas avoir de relations. Le dominant, quel qu’il soit, est ainsi sacralisé – la sacralisation n’étant que l’effet subjectif du rapport de domination objectif intériorisé. On lui trouve du charme ou du charisme, on lui attribue du prestige ou une aura. Le rapport parent-enfant est le rapport originel fondamental qui est à la base de tous les rapports entre dominants et dominés, entre puissants et faibles ou entre esprits ou divinités et simples mortels  2. La métaphore du dieu ou de l’esprit « protecteur », du « père » ou de l’« ancêtre », que l’on peut 1. Jared Diamond évoque trois traits récurrents de toute religion (au sens large du terme)  : « L’explication surnaturelle, l’apaisement par le rituel de l’anxiété face aux dangers incontrôlables et le réconfort pour les souffrances de la vie et la perspective de la mort » (Diamond 2013). Il va de soi que plus la connaissance rationnelle s’est accumulée, avec l’avènement, tardif dans l’histoire de l’humanité, de la science, et plus l’action de la religion s’est resserrée autour des points qui continuent à ne pouvoir être totalement contrôlés ou maîtrisés par des moyens rationnels. 2.  Même les difficultés de traduction rencontrées par les chercheurs révèlent les liens entre les « esprits » ou les « dieux » et les « hommes puissants »  : « L’emploi d’un autre terme –  tel que génie ou “dieu-ancêtre”  – ne résout pas ce problème de définition, et nous traduisons souvent par “dieu” des termes dont l’acception est beaucoup plus vaste. Ainsi, en Égypte ancienne, le mot netjer (ntr), usuellement traduit ainsi, s’applique en réalité à tout être doué d’une puissance supérieure  : divinités majeures, démons, et parfois même humains […] ; de même au Japon, les termes ko et kami s’appliquent aux êtres assurément divins, mais aussi à des animaux, des plantes, des rochers particuliers, des êtres humains puissants ; et kami signifie littéralement “ce qui est au-dessus” […] » (Le Quellec & Sergent 2017 : 331).

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craindre ou remercier, que l’on peut invoquer ou implorer, à qui l’on peut confier ses souhaits comme ses peurs, est pour cette raison une métaphore très motivée. Elle ne fait que rappeler l’origine de cette situation de base de toute société humaine. Je soutiens donc que l’efficacité symbolique des actes rituels magiques ou religieux –  ces « simulacres d’actions  1 » dont parlait le théologien français Alfred Loisy – repose sur la croyance en l’existence de « puissances » créatrices et protectrices invisibles (esprits, forces mystérieuses, divinités ou Dieu), qui ont pourtant été créées symboliquement par les hommes impuissants pour faire face à toutes les difficultés de l’existence, et notamment à l’absurdité de la mort. Comme je le disais, tous les êtres vivants, végétaux comme animaux, doivent affronter de nombreuses difficultés d’existence durant le temps qui leur est donné à vivre, mais ce qui distingue l’espèce humaine des autres formes de vie, c’est sa capacité à se représenter, et donc à prendre conscience, de l’ensemble de ces difficultés. En créant symboliquement des forces qui les dépassent, et qui sont censées avoir le contrôle sur l’ensemble des éléments du monde, les Hommes de toutes les sociétés ont élaboré des fictions qui leur permettent de faire face symboliquement, affectivement, émotionnellement à toutes ces difficultés et à l’anxiété qu’elles engendrent. Elles sont les puissances ou les forces qu’on implore ou à qui on s’adresse, celles qui rassurent, réconfortent, protègent, soulagent, accompagnent  2. Or cette situation est homologue à celle de l’enfant dépendant de ses parents. La religion (au sens large du terme) repose donc sur la situation objective de dépendance (et la disposition à la dépendance qui en découle) qui caractérise la condition humaine dès la naissance et se poursuit durant l’enfance et l’adolescence. Le manque d’autonomie, la vulnérabilité, l’impuissance et la dépendance absolue, caractéristiques du bébé ou de l’enfant humain, sont ce qui conditionne la remise de soi à d’autres plus puissants que soi, réels ou fictifs : parents, puis autorités institutionnelles, leaders, idoles, chefs de secte, guides spirituels ou gourous, forces spirituelles, esprits ou dieux.

1.  Loizy 1920 : 533. 2.  « La deuxième fonction de la religion – un adjuvant pour apaiser l’anxiété de l’espèce humaine face à des problèmes et des dangers qui échappent à son contrôle – fut probablement très forte dans les toutes premières sociétés  : après avoir fait tout ce qui était de façon réaliste en leur pouvoir, les humains sont probablement les plus enclins à recourir aux prières, rituels, cérémonies, offrandes aux dieux, et à consulter oracles et shamans, décrypter des présages ou s’adonner à la magie. Toutes ces mesures sont scientifiquement impuissantes à produire le résultat désiré. Néanmoins, en préservant cette fiction et en se persuadant qu’ils agissent encore, les humains refusent le sentiment d’impuissance et de renoncement, nourrissent le sentiment de faire encore quelque chose et de le faire pour le mieux, ce qui diminue d’autant leur angoisse » (Diamond 2013).

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Le chien de Darwin et le sentiment de dépendance J’ai dit qu’il y avait peu de preuves de prémices animales à mentionner en rapport avec la dimension magico-religieuse de la vie sociale. Cela n’est pas totalement vrai et l’on doit notamment à Darwin le fait d’avoir noté des comportements analogues à ceux de l’adoration ou de l’admiration religieuse chez les espèces animales non humaines. Dans La Filiation de l’Homme, Darwin commence à noter, en bon anthropologue, le caractère très culturel et historique de ce que l’on appelle « religion » dans une société moderne comme la société anglaise du xixe siècle : Rien ne prouve que l’homme ait été primitivement doté de la croyance anoblissante en l’existence d’un Dieu Omnipotent. Abondants au contraire sont les témoignages, provenant non pas de voyageurs pressés, mais d’hommes qui ont longtemps résidé chez les sauvages, selon lesquels de nombreuses peuplades ont existé, et existent encore, qui ne croient ni à un ni à plusieurs dieux, et qui n’ont même pas dans leur langue, de mot pour exprimer l’idée de la divinité  1.

Si, en revanche, on quitte les définitions qui correspondent en définitive à un état historique donné du religieux – les sociétés à État qui croient en un Dieu transcendant –, force est de constater que le sacré est présent dans tous les types de sociétés, sous des formes très variées : Toutefois, si nous entendons par le terme « religion » la croyance à des agents invisibles ou spirituels, le cas est tout différent, car cette croyance semble être universelle chez les races les moins civilisées. Il n’est pas diffi‑ cile non plus d’en comprendre l’origine. Dès que les facultés importantes de l’imagination, de l’étonnement et de la curiosité, jointe à quelque capacité de raisonnement, se furent partiellement développées, l’homme a naturellement dû chercher à comprendre ce qui se passait autour de lui, et à spéculer vaguement sur sa propre existence  2.

Après avoir ouvert la définition de ce que l’on peut appeler le fait magicoreligieux, le biologiste revêtant sa casquette d’éthologue des comportements animaliers relève des comportements proto-magiques chez son propre chien : Un petit fait, que j’ai eu l’occasion d’observer chez un chien qui m’appar‑ tenait, peut faire comprendre la tendance qu’ont les sauvages à s’imaginer que les essences spirituelles vivantes sont la cause déterminante de toute vie et de tout mouvement. Mon chien, animal assez âgé et très raison‑

1.  Darwin 2013 [1871] : 225‑226. 2.  Ibid. : 226.

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nable, était couché sur le gazon un jour que le temps était très chaud et très lourd ; à quelque distance de lui se trouvait une ombrelle ouverte que la brise agitait de temps en temps ; il n’eût certainement fait aucune attention à ces mouvements de l’ombrelle si quelqu’un eût été auprès. Or, chaque fois que l’ombrelle bougeait, si peu que ce fût, le chien se mettait à gronder et à aboyer avec fureur. Un raisonnement rapide, inconscient, devait dans ce moment traverser son esprit ; il se disait, sans doute, que ce mouvement sans cause apparente, indiquait la présence de quelque agent étranger, et il aboyait pour chasser l’intrus qui n’avait aucun droit à pénétrer dans la propriété de son maître. Il n’y a qu’un pas, facile à franchir, de la croyance aux esprits à celle de l’existence d’un ou plusieurs dieux. Les sauvages, en effet, attribuent naturellement aux esprits les mêmes passions, la même soif de vengeance, forme la plus simple de la justice, les mêmes affections que celles qu’ils éprouvent eux-mêmes  1.

On pourrait railler l’aspect anecdotique de l’histoire et penser que Darwin cède à cette occasion à un anthropomorphisme totalement inadéquat. Mais le théoricien de l’évolution montre, par le raisonnement qui suit l’anecdote, qu’il a parfaitement saisi ce qui est au cœur du sentiment magique ou religieux, à savoir la croyance en l’existence d’une puissance agissante, protectrice ou maléfique, et donc le rapport de domination entre le puissant et le faible, ou, autrement dit, le rapport de dépendance du faible à l’égard du puissant (ou des puissances). Si le chien, comme le dit Darwin dans l’extrait qui suit, peut se comporter avec son maître comme un croyant vis-à-vis de son Dieu ou des esprits qui l’entourent, c’est parce qu’il entretient, du fait du processus de domestication, un rapport de dépendance et d’attachement à l’égard de son maître, qui ne fait par ailleurs que prolonger le rapport de dépendance et d’attachement originellement éprouvé vis-à-vis de sa mère : Le sentiment de la dévotion religieuse est d’une haute complexité. Il est constitué d’amour, d’une soumission complète à un supérieur transcendant et mystérieux, d’un fort sentiment de dépendance, de peur, de respect, de gratitude, d’espoir en l’avenir, et peut-être d’autres éléments. Aucun être ne saurait éprouver une émotion si complexe avant d’avoir atteint dans ses facultés intellectuelles et morales un niveau d’avancement au moins modérément élevé. Néanmoins, nous voyons quelque analogie éloignée entre cet état d’esprit et l’amour profond qu’éprouve un chien pour son maître, et qui est associé avec une soumission complète, un peu de crainte, et peut-être d’autres sentiments. Le comportement d’un chien lorsqu’il retrouve son maître après une absence, et, comme je puis l’ajouter, d’un singe envers son gardien bien-aimé, est largement différent de celui qu’ils manifestent vis-à-vis de leurs semblables. Dans ce dernier cas les trans‑ ports de joie paraissent être un peu moins intenses, et le sens de l’égalité 1.  Ibid. : 227.

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se montre dans chaque action. Le Professeur [Wilhelm] Braubach [dans Religion, Moral und Philosophie der Darwin’schen Art-Lehre nach ihrer Natur und ihrem Character, 1869, p. 53] va jusqu’à soutenir que le chien regarde son maître comme un dieu  1.

À l’issue de la première phrase de cet extrait, Darwin fait référence à un article du juriste et historien du droit Luke Owen Ike, qu’il qualifie de « remarquable  2 ». En le lisant, on comprend l’intérêt de Darwin pour ce texte. En effet, Owen Pike inclut dans sa définition de la religion toutes les formes possibles de sacré, des formes élémentaires propres aux « peuples sauvages » (mythologie) aux formes les plus élaborées (grandes religions monothéistes), des superstitions aux formes institutionnalisées et socialement reconnues de religion. Et, pour cela, l’auteur cherche à dégager les éléments principaux à la base de toutes les formes de religion. Selon lui, les religions présup‑ posent toutes des esprits ou des dieux qui ont du pouvoir et qui écoutent les demandes ou les prières. Et ces esprits ou ces dieux sont dotés de propriétés humaines : ils peuvent être bienveillants, écouter et comprendre, agir pour protéger, calmer, comme ils peuvent se mettre en colère ou punir, etc. Quelle qu’en soit la forme, toute croyance de type magico-religieux repose sur des sentiments de faiblesse, de vulnérabilité et de peur, et, fondamentalement, sur un sentiment de dépendance à l’égard d’entités en mesure de protéger, rassurer, aimer : À travers le culte du bélier et du taureau, à travers le culte du soleil et le culte des étoiles, à travers le culte de la tempête et le culte de l’eau, à travers les prières à tous les bons dieux et les pots-de-vin à tous les mauvais dieux, peut être vu le culte d’une humanité magnifiée. Il est nécessaire de rechercher de plus près quelle est l’explication de cette loi universelle –  pourquoi l’homme dans tous les pays cherche un dieu, et pourquoi tous les dieux ont, sous un aspect au moins, une ressemblance avec l’homme. Dans leurs propres cadres, et dans tout ce qui leur est extérieur, il y a quelque chose qui rappelle aux êtres humains leur faiblesse. Au milieu de la vie, nous sommes dans la mort. Il n’y a pas de pouvoir dans toute la nature que nous puissions changer par nos propres efforts. Les espoirs créés par les plans les mieux élaborés peuvent être anéantis par des circonstances qui dépassent la conscience humaine. Les peurs qui nous enferment et semblent ne laisser aucune possibilité d’évasion peuvent être dissipées par un événement imprévu. Les affections qui s’attachent à un objet bien-aimé peuvent être déchirées par une calamité qui suggère l’existence d’un ennemi cruel et quasi humain. Les plus fiers et les plus forts, les plus courageux et les plus sages sont amenés à ressentir l’humi1.  Ibid. : 228. 2.  Il commet toutefois une erreur de titre, indiquant « Physical elements of religion » au lieu de « On the psychical elements of religion » (Owen Ike 1870‑1871).

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liation de la dépendance, et ce sentiment de dépendance ou de faiblesse est le fondement de toute religion  1.

Owen Ike souligne le fait que « tous les hommes sont dépendants » et qu’il n’est « pas difficile pour un être humain de découvrir combien il dépend de la bonne volonté et de la sympathie des autres ». Il évoque « le sourire d’un roi ou le froncement de sourcils d’un tyran, la clémence d’un ennemi ou la perte d’un ami, [qui] peuvent faire la misère ou le bonheur d’une vie ; ils peuvent suivre le mot doux ou le mot dur, la conciliation ou la négligence  2 ». Mais il aurait pu tout aussi bien évoquer le rapport de dépendance originel et fondamental que constitue le rapport parent-enfant. Pour l’auteur, toutes les religions reposent sur la peur, et sur l’espoir que les puissances qui gouvernent les Hommes puissent les protéger. On ne peut guère en dire plus sur les comportements proto-religieux des animaux non humains, mais sur des bases définitionnelles claires, il serait de toute évidence fructueux de rechercher les traces de tels comportements dès lors qu’une situation de dépendance entre progéniture et géniteurs est constatable. Or c’est le cas des espèces dites altricielles ou nidicoles, qui se concentrent chez les oiseaux et chez les mammifères. Le chien de Darwin (Canis lupus familiaris), sous-espèce domestique du loup gris (Canis lupus) est un mammifère qui naît dépendant de sa mère, puis qui devient, par un processus de domestication, dépendant de son maître. On trouve même chez le loup un lien entre la dépendance du louveteau à sa mère et le lien de subordination qui, plus tard, unit le loup au chef de sa meute. Comme l’écrivait Konrad Lorenz : La dépendance d’un chien vis-à-vis de son maître a deux origines bien distinctes ; elle est due en grande partie au maintien à vie de ces liens qui unissent le jeune chien sauvage à sa mère, mais qui, chez le chien domestique, font partie d’une préservation à vie des caractères juvéniles. L’autre racine de la fidélité provient de la loyauté de meute qui lie le chien sauvage au chef de meute ou, respectivement, de l’affection que les membres individuels de la meute ressentent les uns pour les autres. Cette racine est beaucoup plus profonde chez les chiens avec plus de sang de loup que de chacal, pour la raison évidente que la préservation de la meute joue un rôle bien plus important dans la vie du loup. Si l’on emmène chez soi un jeune canidé non domestiqué et qu’on l’élève exactement comme un chien, on peut facilement se convaincre que la dépendance juvénile de l’animal sauvage est identique à ces liens sociaux de toute une vie qui unissent la plupart de nos chiens domestiques à leurs maîtres  3. 1.  Ibid. : Ixii-Ixiii. Traduit et souligné par moi. 2.  Ibid. : Ixiii. Traduit par moi. 3.  Lorenz 2002 : 20. Traduit par moi. Cf. aussi Chansigaud 2020.

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Le sacré, la puissance « Je n’ai pas confiance en Estraven, dont les mobiles sont pour moi toujours impénétrables  : je ne l’aime pas, et pourtant je suis sensible à son autorité et j’y réagis infailliblement comme à la chaleur du soleil. » Ursula Le Guin, La Main gauche de la nuit (1971 : 15).

Le philosophe Bernard Naccache avait raison de souligner qu’en le réins‑ crivant dans la longue histoire du vivant, Darwin opérait une « désacralisation de l’homme ». Plus précisément, la désacralisation réside dans la dépossession de son « ultime privilège généalogique », dans le fait d’être « détrôné, mis à sa vraie place et remis en place »  : « Si humilier l’homme c’est le priver de ses raisons de s’enorgueillir, telle est bien la répercussion sacrilège de cette nouvelle anthropologie sur l’immémorial orgueil d’un règne humain séparé  1 ». L’homme n’est que le produit d’une évolution, « non point le sommet d’une classification ou d’une ascension mais la résultante fortuite d’une descendance  2 ». De cela, il découle bien évidemment –  mais cette évidence est rarement relevée  – que le sacré ou le sacralisé est en rapport avec la domination et la supériorité d’une chose sur une autre. Même dans les sociétés sans État, sociétés dans lesquelles personne n’a explicitement le pouvoir de maîtriser ce sacré ou de le capter à son profit, des différences se manifestent tout de même entre ceux qui sont plus proches du pôle sacré et ceux qui sont plus nettement situés du côté du pôle profane  3. Et l’on retrouve ici les deux grands principes de différenciation sociale que sont l’âge et le sexe  : les plus anciens et les hommes s’opposent ainsi aux plus jeunes et aux femmes. Les deux grandes dominations attestées dans les sociétés sans institution de pouvoir séparée et sans écriture sont ainsi la domination des anciens et la domination masculine. Chez les Aborigènes d’Australie, il existe des rites d’initiation permettant « d’accéder à certains pouvoirs surnaturels et qui ne concernent que quelques individus que l’on pourrait dire “appelés” ou “élus” à telle fonction religieuse ou magique » : C’est typiquement l’initiation du medicine man en Australie, personnage qui offre beaucoup de ressemblances avec celui que les anthropologues 1.  Naccache 1980 : 65. 2.  Ibid. 3.  Je me permets de renvoyer le lecteur au développement de la huitième proposition concernant les rapports entre domination et magie sociale dans Ceci n’est pas qu’un tableau : « 8. Cette appropria‑ tion du sacré par les dominants est une propriété invariante de toute domination. On peut parler, à ce propos, d’une captation des valeurs collectives par les dominants, d’un détournement du sacré à leur profit » (Lahire 2015a : 89).

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appellent ailleurs le chamane  : c’est un spécialiste religieux qui a pour fonction de guérir les maladies, de pratiquer la divination pour savoir qui doit être considéré comme le responsable d’un décès ; c’est lui qui intervient dans certaines exécutions décidées par les anciens, qui manipule les charmes magiques, etc.  1.

Or « partout en Australie les grands responsables religieux sont les anciens, c’est-à-dire les hommes pleinement initiés et expérimentés en matière de rituel  2 ». On constate ici deux choses : la première est qu’une partie des rites constituent des manières d’agir symboliquement quand les sociétés n’ont pas les moyens d’agir réellement ou pratiquement ; et la seconde est que, dans la société acéphale des Aborigènes d’Australie, ce sont les anciens qui détiennent le pouvoir magico-religieux, laissant les jeunes et les femmes hors de toute manipulation magico-religieuse. Nombre de sociétés acéphales sont composées de clans complémentaires et relativement égalitaires. Mais elles ne sont pas pour autant entièrement égalitaires. Même lorsque les clans sont relativement égaux, leur fonction‑ nement est basé sur ces deux dominations, l’une fondée sur l’âge et l’autre fondée sur le sexe. Cantonner l’analyse de la domination au domaine de la domination politique, institutionnellement organisée, a été la maladie infantile de la philosophie politique. Pierre Clastres fait ainsi des « sociétés primitives » des sociétés sans pouvoir ni domination parce qu’elles n’ont pas d’État, alors même que tout son travail ethnographique sur les Indiens guayaki au Paraguay ou sur les Indiens guarani entre le Brésil, le Paraguay et l’Argentine montre notamment que la division sexuelle des tâches et la domination masculine y sont très marquées. Comme le dit fort justement Emmanuel Terray : Une société simple et libre ? Pour l’admettre, il faudrait d’abord que, dans notre lecture de La Société contre l’État, nous sautions le chapitre V, « L’Arc et le panier », consacré aux rapports entre les hommes et les femmes guayaki. Qu’y découvrons-nous en effet ? « Une opposition très apparente organise et domine la vie quotidienne des Guayaki : celle des hommes et des femmes, dont les activités respectives, marquées fortement de la division sexuelle des tâches, constituent deux champs nettement séparés et, comme partout ailleurs, complémentaires » (1974 : 89). Mais cette complémentarité ne signifie pas égalité : « Sur le plan fondamental de la “production” de nourriture, le rôle tout à fait mineur que jouent les femmes en laisse aux hommes l’absorbant et prestigieux monopole. Ou, plus précisément, la différence des hommes et des femmes au niveau de la vie économique se lit comme l’opposition d’un groupe de producteurs 1.  Testart 1992a : 18. 2.  Ibid.

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et d’un groupe de consommateurs » (ibid.  : 90). Le clivage ainsi tracé est présenté à l’aide d’« un système de prohibitions réciproques  : l’une interdit aux femmes de toucher l’arc des chasseurs, l’autre empêche les hommes de manipuler le panier des femmes » (ibid. : 93). Mais ici encore, la symétrie n’est qu’apparente ; car que se passe-t-il lorsque ces interdits sont transgressés ? « Si un individu ne parvient plus à se réaliser comme chasseur, il cesse en même temps d’être un homme  : passant de l’arc au panier, métaphoriquement il devient une femme » (ibid.  : 93‑94). Or, comme l’observe malicieusement Nicole Loraux […], la réciproque n’est pas vraie : la femme qui toucherait un arc ne deviendrait pas pour autant un homme, elle ne ferait que rendre cet arc inopérant. Que cette opposition des hommes et des femmes, dont P.  Clastres précise qu’elle « impose sa marque à tous les aspects de la vie des Guayaki » (1974  : 96), soit en fait une relation hiérarchique d’inégalité et de discrimination, nous en avons la claire confirmation lorsque nous abordons le champ de la parole  : « II semble qu’il y ait chez les Guayaki comme une division sexuelle du travail linguistique selon laquelle tous les aspects négatifs de l’existence sont pris en charge par les femmes, tandis que les hommes se vouent surtout à en célébrer sinon les plaisirs, du moins les valeurs qui la leur rendent supportable » (ibid. : 97)  1.

Durkheim a insisté sur le fait que, dans les sociétés primitives, le « domaine du sacré » était coextensif à l’ensemble des pratiques sociales et omniprésent. Mais ses remarques sur la variabilité du degré d’intensité de ce caractère sacré tendent à confirmer que la ligne de séparation sacré/profane passe non seulement entre les ancêtres ou les héros mythiques et les vivants (opposition qui ne fait que transfigurer symboliquement les rapports de dépendancedomination entre parents et enfants), mais aussi, d’une part, entre les hommes et les femmes, et, d’autre part, entre les anciens et les plus jeunes. Le carac‑ tère sacré est, précise-t-il, « plus intense chez l’homme que chez la femme, chez les anciens que chez les jeunes  2 ». Une note vient préciser le propos par quelques exemples : Le caractère sacré de la femme est moins marqué que celui de l’homme : avant l’initiation, l’enfant vit dans le camp des femmes, séparé de celui des hommes ; dès qu’il est initié, il va vivre avec les hommes, et, surtout dans les premiers temps, les femmes ne peuvent le toucher. Pour ce qui est des hommes âgés, plusieurs faits montrent qu’ils possèdent un caractère sacré très marqué ; ils peuvent toucher aux objets saints, ce qui prouve qu’eux-mêmes sont saints ; il n’y a plus pour eux de prohibition alimentaire  3. 1.  Terray 1989 : 12. 2.  Durkheim 1975c [1907] : 83. 3.  Ibid. : 83‑84.

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Dans ces sociétés, les choses sacrées sont interdites aux femmes et aux garçons non initiés, et les cérémonies sacrées sont de, façon générale, défen‑ dues aux femmes et aux enfants  1. Durkheim veut souligner l’exceptionnelle étendue du domaine du sacré dans les sociétés sans État et sans écriture, comparativement à des sociétés à État et à religions monothéistes, comme celle dans laquelle il vivait. Mais les faits ethnographiques l’obligent à reconnaître une présence inégalement marquée du sacré qui suit logiquement les lignes de division entre dominants et dominés caractéristiques de ces sociétés  : hommes/femmes et anciens/jeunes. Cette analyse est confortée par le travail de l’anthropologue durkheimien Robert Hertz. Dans une étude sur l’opposition droite/gauche, il montre à la fois la complémentarité des clans dans les sociétés sans État, tout en indiquant les deux lignes principales de fracture qui traversent ces sociétés collectivement plus égalitaires que les sociétés hiérarchisées, à savoir l’opposition entre les hommes et les femmes (Hertz écrit nettement que, « d’une manière générale, l’homme est sacré, la femme est profane  2 ») et celle entre les plus anciens et les plus jeunes. Dans de telles sociétés, le sacré et le profane contribuent à séparer ces catégories plutôt qu’ils ne s’articulent à des rapports hiérarchiques entre groupes : Les deux moitiés qui constituent la tribu s’opposent réciproquement comme le sacré et le profane. Tout ce qui se trouve à l’intérieur de ma phratrie est sacré et m’est interdit ; c’est pourquoi je ne puis ni manger mon totem, ni verser le sang de l’un des miens, ni même toucher son cadavre, ni me marier dans mon clan. Au contraire, la moitié opposée est, pour moi, profane ; c’est aux clans qui la composent de me fournir de vivres, de femmes et de victimes humaines, d’enterrer mes morts et de préparer mes cérémonies sacrées. Étant donné le caractère religieux dont la communauté primitive se sent investie, la vie sociale a pour condi‑ tion nécessaire l’existence, dans la même tribu, d’une fraction opposée et complémentaire, qui puisse librement assumer les fonctions, interdites aux membres du premier groupe. L’évolution sociale remplace ce dualisme réversible par une structure hiérarchique et rigide [Note de bas de page : L’ébauche en existe dès le stade primitif : les femmes et les enfants forment, par rapport aux hommes adultes, une classe essentiellement profane] : au lieu de clans, séparés mais équivalents, apparaissent des classes ou des castes, dont l’une, au sommet, est essentiellement sacrée, noble, vouée aux œuvres supérieures, tandis que l’autre, tout en bas, est profane ou immonde et vaque aux viles besognes. Le principe qui assigne aux hommes leur rang 1.  Maurice Godelier a montré depuis que, chez les Baruya de Papouasie Nouvelle-Guinée, les kwaimatnié, objets sacrés, ne se transmettent qu’entre hommes et que, dans une famille, c’est le fils aîné qui en hérite le plus souvent, prouvant que l’âge et le sexe sont déterminants dans l’accès au sacré (Godelier 1996 : 136). 2.  Hertz 1970 [1928] : 91.

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et leur fonction est resté le même  : la polarité sociale est toujours un reflet et une conséquence de la polarité religieuse  1.

L’opposition féminin/masculin notamment s’articule aux oppositions nature/culture, gauche/droite, bas/haut et profane/sacré. Le rapport de domination entre les hommes et les femmes s’objective dans la conception bipartite de l’univers : La condition humaine a été projetée sur la nature, et on y a reconnu des forces masculines et féminines. Ce qui est en haut a été considéré comme masculin, ce qui est en bas comme féminin – ainsi, le ciel est père, et la terre, mère. On attribua un sexe aux corps célestes : le soleil était masculin, la lune féminine, et, par conséquent, le jour mâle, et la nuit femelle  2.

Ce qui est en haut, au-dessus (et « qui a le dessus »), éclaire, rayonne et démontre sa puissance est masculin, et ce qui est en bas, en dessous, plus terne ou obscur, est féminin. C’est donc bien à un rapport de domination que renvoie le rapport profane/sacré. De même, à propos des Ket du Ienisseï (Sibérie), chasseurs-pêcheurs accompagnés de quelques rennes de transport, qui pratiquent le chama‑ nisme hiérarchique, l’anthropologue Charles Stépanoff note que les femmes sont jugées inférieures car impures et que, lorsqu’une divinité des mythes cosmiques est féminine, telle Hosedam, elle est une « déesse malfaisante » qui provoque « maladies, tempêtes, malheurs », associée au « bas », à la « partie basse du monde », à la mer, et opposée au dieu Es’, bienveillant et situé dans le Ciel  3 : « Dans les cosmologies comme dans les organisations sociales, on voit s’opposer d’un côté le sacré, la lumière, le midi, l’orient, le haut et le mâle et de l’autre le profane, l’obscurité, le nord, l’occident, le bas et le femelle  4. » Enfin, l’anthropologue britannique Radcliffe-Brown souligne que, « dans les sociétés les plus simples, il n’y a pas grand-chose de plus que les diffé‑ renciations très importantes basées sur l’âge et le sexe, et la reconnaissance non institutionnalisée de direction (leadership) en matière de rituel, de chasse ou de pêche, en guerre, etc., auxquelles il faut ajouter la spécialisation de la plus vieille profession du monde, celle du devin-guérisseur  5 ». C’est le fait que les rapports de domination ne passent pas par une séparation nette entre un pouvoir central institutionnalisé (avec ses agents, ses lieux et ses temps) et le reste du groupe, mais structurent essentiellement les rapports 1.  Ibid. : 90. Souligné par moi. 2.  Hocart 1978 : 329. Sur l’opposition masculin/féminin et ses correspondances avec les opposi‑ tions ciel/terre, droite/gauche, noblesse/peuple et supérieur/inférieur, voir aussi Hocart 2005 : 152. 3.  Stépanoff 2022 [2019] : 219‑220. 4.  Ibid. : 285. 5. Cité in Barbier 1982 : 43.

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intergénérationnels et les rapports entre les sexes, qui explique la déposses‑ sion collective, la mise hors de portée de toutes et de tous des fondements et des raisons d’être du groupe. Mais l’absence d’État n’équivaut pas à une absence de pouvoir ou de domination dans la société, et l’opposition sacré/ profane suit bien la ligne des rapports entre dominants (anciens et hommes) et dominés (jeunes et femmes). Dès l’avènement des premières sociétés à État, l’opposition sacré/profane se met alors plus nettement à séparer les hommes entre eux, plutôt que de séparer les vivants de leurs prestigieux ancêtres et d’un passé mythique révolu. Elle devient un principe politique de séparation entre dominants et dominés. Si, par commodité, les chercheurs parlent de « sociétés à État » pour désigner les premières sociétés qui comportent un début d’institutions de pouvoir séparées (cités-États sumériennes ou société égyptienne) et, souvent, de bureaucratie, il faut rappeler que la réalité « étatique » n’a été pensée et désignée comme telle qu’assez tardivement dans l’histoire des sociétés. C’est en Europe, et particulièrement en Italie, autour des xve et xvie  siècles, que l’État apparaît en tant que catégorie de désignation d’une institution de pouvoir séparée  1. Dans les sociétés dotées d’une telle institution, on en vient à définir les limites mêmes du groupe par des termes qui renvoient à tout ce qui est couvert par l’institution de pouvoir en question. Émile Benveniste note à propos du concept de société chez les peuples indo-européens : « On le reconnaît en particulier sous le nom de royaume : les limites de la société coïncident avec un certain pouvoir qui est le pouvoir du roi  2. » Royaume ou empire, c’est l’institution de pouvoir séparée qui fait exister la société en instituant les contours du groupe. Dès lors qu’une institution de pouvoir séparée voit le jour, on assiste au passage d’une société dont les rapports de domination s’établissaient essentiellement entre les ancêtres, qu’il faut respecter, et les vivants (rapport qui n’est que la projection dans l’ordre symbolique de la domination réelle entre les parents et les enfants), entre anciens et jeunes, et entre hommes et femmes, à une société qui continue à reposer sur la domination des parents sur les enfants et des hommes sur les femmes, mais qui est désormais politi‑ quement fondée sur une hiérarchie verticale. Le basculement des ancêtres, des héros ou des esprits, qui occupaient jusque-là une position antérieure (passé mythique) sur un axe horizontal, les place désormais en position verticale et transcendante. Un tel basculement est la traduction symbolique de la séparation d’une institution de pouvoir qui s’est approprié l’ensemble des pratiques m ­ ythico-rituelles ou magico-religieuses et qui domine l’ensemble du groupe. Dès lors, le dominant s’oppose au dominé comme le sacré s’oppose au profane, le ciel à la terre, le supérieur à l’inférieur, le haut au bas, etc. 1.  Elias 2014 : 135‑136. 2.  Benveniste 1969 : 9.

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Ce passage d’une « organisation horizontale », « égalitaire et complémen‑ taire, des fonctions sociales » à une « hiérarchie verticale »  1 est attesté par nombre d’anthropologues, même si les conditions d’une telle transformation (effet de logiques internes à chaque société ou de luttes inter-sociétés) sont loin d’être établies avec certitude. Plus la société s’étend et se complexifie, plus la hiérarchie comporte de degrés, de rangs, de grades ou d’échelons, comme l’a rappelé Arthur Maurice Hocart : Progressivement, les grands s’élèvent de plus en plus haut, les petits tombent de plus en plus bas, jusqu’à ce que l’État soit réorganisé selon une hiérarchie verticale comme la nôtre. Le lecteur saisira à quel niveau s’élève notre édifice social s’il suit tous les échelons de notre État depuis le roi jusqu’au matelot de deuxième classe, au simple soldat ou au maçon au service du gouvernement, et qu’il les compare à la société fidjienne avec ses trois ou quatre échelons […]  2.

C’est un processus de prises de pouvoir successives, d’un chef de famille ou de clan sur les autres chefs de famille ou de clan, d’un chef de tribu sur d’autres chefs de tribu, d’une cité-État sur d’autres cités-États, etc., qu’évoque aussi la situation des sociétés indo-européennes. Chaque cité-État conservant ses dieux locaux lors de leur intégration dans un ensemble plus vaste (loi de la connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés), les dieux commencent ainsi à être hiérarchisés au sein de panthéons où le sommet est occupé par le dieu de la cité-État la plus puissante  3. Le basileus est davantage « un chef local, un notable » qu’un roi à proprement parler, dans la mesure où il semble dépourvu de toute autorité politique  4. Le basileus basileon, en revanche, est en quelque sorte le « roi des rois ». « Expression curieuse, nous dit Benveniste, qui ne signifie pas “le roi parmi les rois”, mais “celui qui règne sur les autres rois”. C’est une sur-royauté, une royauté au deuxième degré qui s’exerce sur ceux que le reste du monde considère comme des rois  5. » Les Grecs parlent de « grand roi » (basileus megas), de « Roi des Rois » ou de « Roi des pays » pour qualifier le roi de Perse : « Le second titre, “Roi des Rois”, fait de lui le souverain suprême, maître d’un empire qui englobe les autres royautés. Enfin “Roi des pays” établit son autorité sur les provinces de l’Empire achémé‑ nide ; Perse, Médie, Babylonie, Égypte, etc., qui sont autant de “pays”  6. » Ce n’est donc pas un hasard si Philon d’Alexandrie (12  av.  J.-C.54 apr. J.-C.), dans son De specialibus legibus (Des lois spéciales, I 13‑31), écrit 1.  Needham 1978 : 49. 2.  Hocart 1978 : 353. 3.  Bottéro 1987. 4.  Benveniste 1969 : 24. 5.  Ibid. : 19. 6.  Ibid. : 21.

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que Dieu est le « Roi des rois » (basileus basileon), comparable au « grand Roi » de Perse (I, 18). Et de même qu’il ne faut, selon lui, rendre honneur qu’au grand roi, mais pas à ses subordonnés, il ne faut adorer que Dieu et ne jamais « révérer les subalternes et les portiers » (I, 31)  1. Dieu est ainsi clairement figuré à l’image des rois. C’est une forme sublimée, purifiée, idéalisée, étendue, accentuée, dans l’ensemble de ses pouvoirs, et notam‑ ment dans son pouvoir de création. Dieu est l’omnipotent, l’omniscient, la perfection infinie. L’État ou le souverain le plus puissant ne peut avoir la force, la puissance, la vision, la connaissance, la capacité créatrice d’un Dieu qui crée toute chose dans le monde, qui est omnipotent et omniscient. Dans les religions monothéistes des sociétés étatiques, Dieu est le pouvoir absolu idéalisé. Pour ne donner qu’un exemple concernant la Mésopotamie, l’assyriologue français Jean Bottéro écrit : Les anciens Mésopotamiens, pour se figurer les dieux qui représentaient à leurs yeux le sacré, avaient donc simplement transposé l’image de ce qu’ils connaissaient ici-bas de plus haut : leur « classe dirigeante », comme nous dirions, mais en la mettant pour ainsi parler au superlatif. De même que leurs monarques étaient, de par leur fonction et le genre de vie auquel elle les vouait, plus puissants, plus lucides que leur peuple, et menaient une existence d’autant plus insoucieuse et opulente que leurs sujets peinaient et produisaient pour eux, les laissant de la sorte se consacrer sans partage à leur gouvernement, ainsi avaient-ils postulé, à un échelon surélevé, une élite encore plus souveraine, encore plus clairvoyante et dont la vie était d’autant plus sereine et béate que – pour souligner leur supériorité absolue – elle n’avait pas de fin  2.

Bottéro précise que l’ensemble des textes qui sont parvenus jusqu’à nous à propos des dieux mésopotamiens « reflètent tous les mêmes sentiments d’admiration, de respect et de crainte –  d’une certaine transcendance, en somme. […] Mais tous sont ressentis comme des êtres sublimes, avant tout dominateurs et redoutables. Devant eux, on s’abaisse, on tremble  3 ». Cette description des dieux mésopotamiens, davantage craints qu’aimés, donne une idée de ce que pouvait être le pouvoir temporel dans cette société à cette époque. Et si l’on procède à une lecture critique de l’ouvrage sur le sacré écrit par le grand théologien luthérien spécialisé dans l’étude de la mystique comparée (Orient-Occident) Rudolf Otto  4, on constate à quel point les 1. Cité in Peterson 2007 : 55. 2.  Bottéro 1987 : 256. 3.  Ibid. : 254. 4.  Otto 2001 [1917].

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grandes religions monothéistes, et tout particulièrement le christianisme sur lequel s’appuie plus directement l’auteur, sont marquées par les rapports de pouvoir. L’attitude face au sacré (ou ce qu’il appelle le « numineux ») est tout à fait caractéristique de la relation de subordonné à supérieur, de dominé à dominant. L’élément premier de la religion est, selon Otto, le « respect sacré », le « respect qui s’incline devant la plus sainte des valeurs  1 » et qui fait « se prosterner devant Dieu  2 ». La « louange pénétrée de respect » est l’attitude qui convient face à « une puissance supérieure », mais une puissance qui « possède une valeur » et qui est « digne » d’être respectée  3. Dieu, quant à lui, est caractérisé par son « inaccessibilité absolue », mais représente surtout la « puissance », la « force » et, en fin de compte la « majestas  4 ». Le sacré « fascine », « charme », « attire », « séduit »  5, il est « objet de recherche, de convoitise, de désir » et « l’homme cherche à [en] prendre possession »  6. Mais il s’accompagne aussi de la « peur » (« effroi mystique », « frayeur de Dieu ») qu’éprouve le faible en présence de ce qu’il perçoit comme infiniment plus puissant que lui et qui le « paralyse  7 ». Une prière adressée à Dieu et citée par l’auteur parle de la « crainte mêlée de respect devant toi sur tout ce que tu as créé, afin que toutes tes créatures te craignent et que tous les êtres, s’inclinant devant toi, s’associent pour faire ta volonté de tout cœur, comme nous reconnaissons Jahveh notre Dieu, que la domination t’appartient, que la puissance est dans ta main  8 ». Côté profane, les sentiments éprouvés sont des sentiments de peur, d’effacement, de petitesse, de faiblesse et de dépréciation de soi  9. Dans l’Ancien Testament, Dieu est « conçu comme toute-puissance, bonté, sagesse et fidélité », mais il est aussi caractérisé par son « courroux », son « emportement » et sa « colère ». Jahveh est un « feu dévorant ». C’est un dieu « agissant selon les impulsions de sa nature, animé de violentes “passions”  10 ». Il est à l’image du chef de famille, capable d’aimer infiniment, mais capable aussi de déchaîner sa colère. Otto souligne l’arbi‑ trarité absolue de Dieu que certaines doctrines défendent, faisant de lui « un despote capricieux  11 ». 1.  Ibid. : 103. 2.  Ibid. : 43. 3.  Ibid. : 101. 4.  « Ce nom convient d’autant mieux que dans notre langue aussi le terme de “majesté” conserve une légère et dernière résonance du numineux » (ibid. : 46). 5.  Ibid. : 69‑70. 6.  Ibid. : 71. 7.  Ibid.  : 37. R.  Otto parle aussi de « l’étonnement qui paralyse, l’état de l’homme qui reste “bouche bée”, absolument interdit » (ibid. : 57). 8.  Ibid. : 67. 9.  Ibid. : 99‑100. 10.  Ibid. : 138. 11.  Ibid. : 174. Alain Testart notait l’analogie entre Dieu et le père de famille chez les Hébreux : « Il n’est que de prendre l’exemple hébreu, la toute-puissance de Dieu rappelant celle du patriarche dans la famille » (Testart 2021 : 80).

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L’instauration d’une institution de pouvoir séparée change assez radica‑ lement la nature du sacré. Cette transformation, qui est relevée par les anthropo­logues, prend tout son sens si l’on tient compte du fait que la forme du sacré est indissociable de la nature du pouvoir (loi de l’isomorphisme des domaines). Ainsi, lorsque le pouvoir se sépare et s’éloigne du commun des mortels avec les premières formes institutionnalisées de gouvernement, le sacré devient une réalité tout aussi terrifiante que le pouvoir qui en est le porteur : Les dieux du primitif ne sont pas à ses yeux des forces hostiles et étran‑ gères ; au contraire, il les a conçus comme des parents, des amis, des ancêtres ; la puissance morale qu’il divinise, il ne se la représente pas comme planant très haut au-dessus de lui, mais comme étant en lui, comme faisant partie de lui-même ; et son idéal n’est pas de se tenir à l’abri de cette puissance, de la fuir, mais au contraire de chercher à s’en rapprocher et de la faire descendre dans l’intimité de l’être individuel. Ce sont surtout des sentiments de joie, d’expansion confiante, qui sont à la base de ces religions primitives ; ce qui prédomine dans les cérémo‑ nies totémiques, ce sont des danses, des jeux ; il n’y est pas question d’expiation. De telles notions n’apparaîtront que plus tard et sous l’action de formes sociales différentes ; la société organisée en clans, à laquelle appartient le primitif, est démocratique ; tous les individus y sont égaux ; elle est tout entière dans chacun d’eux. C’est seulement quand la société débordera de beaucoup les consciences individuelles, quand les individus sentiront du dehors son action puissante, qu’apparaîtront les dieux étran‑ gers à l’individu, formidables et inspirant la terreur  1.

Durkheim a eu l’intuition du lien profond entre les formes de pouvoir et les formes du sacré (lorsqu’il note notamment que les « divinités » – mais il vaudrait mieux parler d’« esprits »  – sont perçues comme des parents ou des amis plutôt que comme des êtres supérieurs « planant très au-dessus » des membres du groupe), mais en parlant le plus souvent de « la Société » en général, il passe à côté de la question plus spécifique du pouvoir. Des sociétés acéphales aux sociétés à État, ce qui s’invente, c’est une subordination et une dépendance à l’égard de dieux qui ne sont que la transfiguration des puissances terrestres ayant réussi à s’élever au-dessus des autres hommes, et qui ont elles-mêmes été rendues possibles par les deux formes originelles de domination que sont la domination des parents sur les enfants et la domina‑ tion des hommes sur les femmes. Le Dieu transcendant est à l’image du souverain, qui lui-même n’est qu’un état particulier, issu du développement culturel-historique, de rapports de domination universels au sein de l’espèce humaine. L’homme a créé les dieux à son image, comme des transpositions idéalisées de figures d’hommes puissants, d’hommes de pouvoir : roi des rois, 1.  Durkheim 1975c : 98.

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roi, prince, seigneur, empereur, etc., mais aussi père, en tant que dominant de la structure familiale. Comme l’écrit Alain Testart : Les dieux n’existent qu’en fonction d’une hiérarchie qui les place en position supérieure par rapport aux hommes. Ils sont supérieurs par leur qualité ontologique et par leur puissance. Mais c’est encore trop peu de dire qu’ils sont supérieurs  : ils détiennent une puissance qui est sans commune mesure avec celle à laquelle peuvent accéder les hommes. […]  Un fossé sépare les uns et les autres. Dans la mythologie babylo‑ nienne, les hommes ont été créés pour servir les dieux. Dans la mythologie grecque, les hommes doivent offrir des sacrifices aux dieux ; les dieux, quant à eux, ne doivent rien aux hommes. Il nous semble finalement que ce que nous avons appelé la capacité d’immortalité des dieux n’est rien d’autre qu’un indice, mais un indice particulièrement clair, de l’immense supériorité des dieux sur les hommes  1.

Freud avait bien perçu le lien fondamental entre le « dieu » et le « père » en écrivant que « pour chacun le dieu est fait à l’image de son père, que l’attitude personnelle de chacun à l’égard du dieu dépend de son attitude à l’égard de son père charnel, varie et se transforme avec cette attitude et que le dieu n’est au fond qu’un père d’une dignité plus élevée ». Il ajoutait même le fait qu’il fallait prendre au sérieux les métaphores des croyants : « Ici encore, comme dans le cas du totémisme, la psychanalyse nous conseille de croire le croyant, lorsqu’il parle du dieu comme de son père, de même que nous l’avons cru lorsqu’il parlait du totem comme de son ancêtre  2. » Mais il ne voyait pas que ce lien fondamental (matriciel) et originel était transformé en retour par le développement des rapports de pouvoir plus généraux qui traversent la société  3. Le rapport sacré/profane trouve, bien sûr, son origine dans les rapports interhumains. Le « respect » à l’égard du sacré – le terme n’est pas innocent – passe par le respect à l’égard des êtres, des institutions et des pratiques sociales qui sont en lien avec le sacré. L’hypothèse durkheimienne de « la Société » à l’origine de Dieu est un peu trop amorphe pour être pertinente. Car ce n’est pas la société comme un tout qui se projette dans la figure d’un dieu, mais bien le type de pouvoir qui transcende les différents clans qui composent la tribu. Durkheim voudrait éviter de coupler la question du pouvoir (ou de la domination) avec celle du sacré, mais ne peut nier l’évi‑ dence d’un certain nombre de faits, têtus, qui contribuent tous à soutenir l’hypothèse d’une solidarité extrêmement forte entre les dominants et les dominés, d’une part, et le sacré et le profane, d’autre part  : le fait que le 1.  Testart 2006 : 28‑29. 2.  Freud 2001 [1912]. 3.  Cf. infra « Chapitre 20. Famille, parenté, société »

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vocabulaire se rapportant au sacré rappelle les égards que l’on doit ordinai‑ rement aux puissants et que le profane ne mérite aucunement le même type de respect  1 ; le fait que les objets sacrés doivent être manipulés avec soin alors que les objets profanes ne nécessitent aucune précaution particulière ; le fait que, dans les sociétés sans État, le sacré soit plus clairement relié aux ancêtres, aux chefs, aux anciens et aux hommes qu’aux vivants, aux non-chefs, aux jeunes et aux femmes ; le fait que les dieux des sociétés à État soient présentés comme des puissants par excellence (des tout-puissants, omnipotents, omniscients, etc.) ; le fait que les modifications de l’organi‑ sation de l’ordre divin suivent toujours de près les transformations dans l’organisation du pouvoir ; le fait que, quels que soient la nature du sacré et le type de société considéré, les esprits ou les dieux soient associés à des figures parentales, et notamment paternelles (« Notre Père qui êtes aux cieux… »), et ainsi de suite. Tout cela n’a rien d’anecdotique et rappelle le lien structural qui noue le sacré et le dominant d’une part, le profane et le dominé d’autre part. Ce qui contribue à brouiller les pistes de cette solidarité structurale, c’est le fait que les chercheurs parlent de sacré en général, sans prendre toujours le soin de faire la différence entre la forme qu’il revêt dans des sociétés beaucoup plus politiquement égalitaires que les nôtres, et la forme qui est la sienne dans les différents types de sociétés à État, des plus autoritaires aux plus démocratiques, des plus fédérales aux plus centralisées, etc. Ainsi, dans une société segmentaire, sans État, les différents totems et les différents cultes qui s’y attachent correspondent aux différents clans formant la tribu. Et l’on pressent déjà que la religion totémique, en tant que système formé par la réunion des différents cultes propres à chaque clan, préfigure le « polythéisme grec […] constitué par la réunion de tous les cultes particuliers qui s’adres‑ saient aux différentes divinités  2 ». Mais le pouvoir étant limité et contrôlé, seuls les ancêtres, les esprits ou les héros sont clairement du côté du sacré, et les êtres humains qui incarnent ce sacré (chefs de famille, de clan ou de tribu et chamanes notamment) ne se détachent pas de l’ensemble social sous la forme d’une institution de pouvoir séparée  3. En revanche, dès lors qu’une forme étatique apparaît, c’est bien elle (et pas « la Société ») qui capte le sacré et le représente. En parlant de l’État comme 1.  « On ne peut que dédaigner le profane, alors que le sacré dispose pour attirer d’une sorte de don de fascination » (Caillois 1988 : 27). 2.  Durkheim 1985 [1912] : 222. 3.  Comme l’écrit Christophe Darmangeat  : « On ne connaît pas […] de société de chasseurscueilleurs nomades adorant des divinités, c’est-à-dire des puissances par définition supérieures à l’homme : pour inventer les dieux (et les déesses) l’homme a dû commencer par inventer la hiérarchie sociale. D’après ce que l’on sait des religions de chasseurs-cueilleurs contemporains, la “Déesse” ne pouvait donc être au Paléolithique qu’un simple “Esprit”, éventuellement féminin, mais en aucun cas particulièrement “Grand” » (Darmangeat 2012 : 75).

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d’un « dieu terrestre » (Hegel)  1 ou d’un « Dieu mortel » (Hobbes), certains philosophes avaient bien pressenti ce que cache de profondément religieux une telle instance, aussi rationnelle dans son fonctionnement soit-elle. Si les dieux apparaissent comme des êtres supérieurs aux hommes, c’est parce que les hommes se répartissent désormais politiquement en supérieurs et inférieurs, en dominants et dominés, en dirigeants et subordonnés. Et si les hommes créent des dieux dont ils croient dépendre, c’est essentiellement 1)  parce que les enfants dépendent longuement de leurs parents et 2)  parce qu’une partie des hommes s’en remettent réellement à une autre partie de l’humanité pour les gouverner, les diriger ou les protéger. L’analogie ne doit donc pas être faite entre la Société et Dieu, mais bien entre les dominants d’une société (parents, hommes, souverains) et ses dieux. On peut ainsi avantageusement remplacer « société » par « pouvoir politique » ou « pouvoir parental » dans l’extrait suivant des Formes élémentaires de la vie religieuse : D’une manière générale, il n’est pas douteux qu’une société a tout ce qu’il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule action qu’elle exerce sur eux, la sensation du divin ; car elle est à ses membres ce qu’un dieu est à ses fidèles. Un dieu, en effet, c’est d’abord un être que l’homme se représente, par certains côtés, comme supérieur à soi-même et dont il croit dépendre. Qu’il s’agisse d’une personnalité consciente, comme Zeus ou Jahveh, ou bien de forces abstraites comme celles qui sont en jeu dans le totémisme, le fidèle, dans un cas comme dans l’autre, se croit tenu à de certaines manières d’agir qui lui sont imposées par la nature du principe sacré avec lequel il se sent en commerce. Or la société, elle aussi, entretient en nous la sensation d’une perpétuelle dépendance. Parce qu’elle a une nature qui lui est propre, différente de notre nature d’individu, elle poursuit des fins qui lui sont également spéciales. Mais, comme elle ne peut les atteindre que par notre intermédiaire, elle réclame impérieusement notre concours. Elle exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses serviteurs et elle nous astreint à toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices sans lesquels la vie sociale serait impossible  2.

Commentant ce passage, Alain Testart avait bien vu l’essentiel de ce qu’il fallait y voir : « Par l’énonciation de ces deux principes, principe hiérarchique et principe de dépendance, Durkheim, croyons-nous, a désigné les deux traits 1. Jacques  Ier écrit que « les Rois sont à juste titre appelés Dieux, car ils exercent sur terre un pouvoir semblable au Pouvoir Divin » (discours aux Lords des Communes, 21  mars 1609, cité in Kantorowicz 2004 : 107. 2.  Durkheim 1985 [1912] : 295. Souligné par moi. On pourrait certainement accorder à Durkheim le fait que les individus de ces sociétés de chasseurs-cueilleurs font très tôt l’expérience de la dépen‑ dance à l’égard d’un groupe social qui fixe des normes valant pour tous ses membres et qui pratique un mode de reproduction communautaire, inscrivant l’enfant dans des rapports qui dépassent le seul rapport parents-enfants. Mais cela ne doit pas empêcher de penser la manière dont cette dépendance se traduit en rapports concrets de pouvoir déséquilibrés.

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principaux de toute religion  1. » Mais il ne voyait pas la base parentale, chez une espèce caractérisée par une altricialité secondaire, de ces propriétés de dépendance et de supériorité/infériorité. Si l’attitude respectueuse de l’homme face au sacré a bien à voir, comme le dit Roger Caillois, avec « la représentation qu’il se fait des forces prestigieuses devant lesquelles il s’incline, dont il se garde et qu’il cherche en même temps à s’approprier  2 », c’est parce que le sacré n’est que la forme symboliquement transfigurée du pouvoir, parental et masculin d’abord, politique ensuite. L’articulation des rapports de domination et de l’opposition sacré/profane apparaît donc comme une structure invariante centrale de toute société. Dans son livre consacré aux hiérarchies religieuses et philosophiques, Alexis Rosenbaum fait l’hypothèse – très sociologique – d’un isomorphisme entre hiérarchies divines et hiérarchies politiques. « Comment nier, écrit-il, que les séries célestes, ces “royaumes divins”, ont souvent l’allure d’organi‑ sations politiques ? Une forme sournoise d’anthropomorphisme n’aurait-elle pas projeté des structures institutionnelles dans l’au-delà ? Angélologies et démonologies, théologie hiérarchique, hiérarchies d’entités religieuses et métaphysiques semblent pour la plupart avoir reproduit certaines caractéris‑ tiques des institutions politiques et ecclésiastiques de leur temps  3. » Certaines des représentations hiérarchiques étudiées par l’auteur s’appuient sur une « organisation politique relativement puissante et structurée » et « sont donc peut-être directement liées à l’émergence de l’État »  4. Dans la même veine, Alain Testart a articulé avec clarté les figures politiques et les dieux (loi de l’isomorphisme des domaines) dans un magnifique et bref article intitulé judicieusement « Des dieux à l’image des rois  5 ». Les « dieux sont comme des rois » ; ils sont « honorés et glorifiés, tout comme le sont les rois, puissants, mais plus que les rois ». Dans certains cas, les souverains ont eux-mêmes été considérés comme des dieux ou des demidieux (pharaons égyptiens, rois africains, empereurs romains ou souverains de l’Empire inca), de leur vivant ou après leur mort. Mais la conception des dieux prend modèle sur la réalité du pouvoir royal  : « Chaque société s’adresse différemment aux puissances surnaturelles qu’elle reconnaît, mais partout elle s’adresse à elles comme aux plus élevés des pouvoirs politiques qu’elle connaît. » Dans la religion chrétienne, le Dieu est un « seigneur », qui règne au « royaume des cieux », la « foi » (fides en latin, qui signifie la fidélité) et l’acte de prière, avec les mains jointes, renvoient à l’acte du futur vassal jurant fidélité à son seigneur et joignant ses mains insérées dans les siennes. 1.  Testart 2021 : 67. 2.  Caillois 1988 : 39. 3.  Rosenbaum 1999 : 100. 4.  Ibid. : 101. 5.  Toutes les citations suivantes sont tirées de Testart 2006‑2007 : 11‑12.

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Chez les Grecs, Zeus est le « roi des dieux » et, du même coup, ressemble à un roi entouré de ses ministres. Et, bien sûr, dans les sociétés primitives sans État, qui n’ont pas à propre‑ ment parler de dieux, mais des esprits ou des ancêtres, les « entités surna‑ turelles » n’y ont « qu’une supériorité relative par rapport aux hommes ». Prenant le cas de l’esprit féminin Sedna chez les Inuit, Testart écrit que « Sedna a beau être un esprit puissant, un de ces “esprits-maîtres”, ainsi que l’on appelle en anthropologie ces esprits qui contrôlent le gibier, on ne peut y voir une déesse dans la mesure où elle peut être vaincue par un simple humain. Car le chamane, qui n’est certes pas un homme ordinaire (il a des pouvoirs, au sens religieux de pouvoir spirituel), ne reste néanmoins qu’un humain. Et les humains ne disposent pas, partout où la notion de dieu a un sens, du pouvoir de contraindre les dieux contre leur gré. Quant à la société eskimo, elle est notoirement dépourvue de rois et de toute forme de gouvernement de type étatique. Les sociétés qui n’ont pas de rois n’ont pas non plus de dieux dans leur religion ». L’interprétation de Testart est quasiment déjà contenue dans l’analyse, par Fustel de Coulanges, des fonctions sociales de cohésion des religions dans les cités grecques et romaines. Car la religion sert à réunir le groupe (famille, phratrie, gens, cité, État) autour d’un principe commun, et à chaque type de rassemblement correspond un niveau de pouvoir : Une antique croyance commandait à l’homme d’honorer l’ancêtre ; le culte de l’ancêtre a groupé la famille autour d’un autel. De là la première religion, les premières prières, la première idée du devoir et la première morale ; de là aussi la propriété établie, l’ordre de la succession fixe ; de là enfin tout le droit privé et toutes les règles de l’organisation domes‑ tique. Puis la croyance grandit, et l’association en même temps. À mesure que les hommes sentent qu’il y a pour eux des divinités communes, ils s’unissent en groupes plus étendus. Les mêmes règles, trouvées et établies dans la famille, s’appliquent successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité. Embrassons du regard le chemin que les hommes ont parcouru. À l’origine, la famille vit isolée et l’homme ne connaît que les dieux domestiques, […], dii gentiles. Au-dessus de la famille se forme la phratrie avec son dieu, […] Junio curialis. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu […]. On arrive enfin à la cité, et l’on conçoit un dieu dont la providence embrasse cette cité entière […] penates publici. B. L’idée religieuse a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organi‑ sateur de la société  1. 1.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 164. On peut prendre aussi l’exemple des Incas, chez qui la constitution d’un empire a contribué à hiérarchiser les différentes divinités locales : « Ainsi, les Incas, dont l’empire englobait un grand nombre de peuplades aux croyances diverses, avaient institué le culte officiel du dieu Inti, qui était devenu le dieu hiérarchiquement dominant auquel s’étaient vues inféodées toutes les divinités locales des ethnies dominées. La hiérarchie théorique est dans ce cas non

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Ce que ne relèvent cependant ni Fustel de Coulanges ni Testart, c’est la matrice de base de tout pouvoir que représente le pouvoir parental en régime d’altricialité secondaire, c’est-à-dire dans une situation où l’enfant reste longtemps sous forte dépendance (alimentaire, protectrice, sanitaire, affective, culturelle, etc.) des adultes, et notamment de ses parents. Dans son ouvrage, Alexis Rosenbaum notait judicieusement qu’au-delà de l’analogie entre État et visions hiérarchiques, philosophiques comme religieuses, il faut « certainement élargir l’explication en s’appuyant sur des formes de hiérarchie plus élémentaires. Car il existe une sorte de minimum hiérarchique en toute société, il n’est pas seulement dû à la subordination des pouvoirs institu‑ tionnels, mais aussi, on l’a dit, aux diverses façons dont la société fabrique de la distinction (lignage, sexe…)  1 ». Or la forme de hiérarchie élémentaire par excellence est la hiérarchie entre parent et enfant, de laquelle découle toute une série d’oppositions entre le grand et le petit, le fort et le faible, l’autonome et le dépendant, l’éducateur et l’éduqué, etc.

Le rapport à la mort et aux difficultés de la vie Dotés de capacités langagières-symboliques, les êtres humains sont capables de se représenter des choses, même quand elles sont absentes, passées ou à venir. C’est cela qu’on appelle ordinairement la conscience et qui permet d’accompagner tous les événements de sa vie par une appréhension subjec‑ tive de ceux-ci. Mais lorsque ces événements sont dangereux, douloureux ou difficiles à accepter – catastrophe naturelle qui détruit les récoltes ou les habitats, naissance difficile, blessure, maladie, mort de proches ou certitude de sa propre mort – et lorsqu’ils ne sont ni prévisibles ni contrôlables, alors il faut raconter des histoires (mythes) pour donner du sens à tout cela, accompagner les actions de rites protecteurs et créer des entités fictionnelles plus ou moins puissantes afin d’implorer leur aide et, ainsi, compenser son impuissance. Concernant l’aspect rituel des premières formes de religion, Radcliffe-Brown avait noté à propos de ses recherches sur les Andamanais que « tout objet ou événement qui a des effets importants sur le bien-être (matériel ou spirituel) d’une société ou toute chose qui représente un tel objet ou un tel événement ou en tient lieu, tend à devenir un objet d’atti‑ tude rituelle  2 ». S’il peut paraître étrange de créer des fictions auxquelles on finit par s’en remettre pour protéger sa vie et celle des personnes de son groupe, cette situation n’est pourtant que la conséquence rationnelle ou logique seulement le reflet de subordinations et de transformations réelles, mais aussi la caution idéologique de leur légitimité » (Rosenbaum 1999 : 99). 1.  Ibid. : 102. 2.  Radcliffe-Brown 1972 : 202.

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de trois éléments  : l’apparition dans l’histoire évolutive d’une forme de conscience, la capacité à créer verbalement des entités inobservables (et inexistantes), et l’impuissance des hommes, dépourvus de moyens d’action, devant une série de situations de la vie qu’ils ne maîtrisent pas. C’est un point souligné par Bronisław Malinowski à de nombreuses reprises dans son œuvre : Nous trouvons la magie toutes les fois que la chance et l’accident, la lutte affective entre l’espoir et la crainte, jouent un rôle prédominant. La magie est absente de toutes les occupations auxquelles on peut se livrer avec confiance et dans un sentiment de sécurité et qui se prêtent au contrôle des méthodes rationnelles et des procédés technologiques. En outre, on trouve la magie dans toutes les occupations où le facteur danger joue un rôle considérable. Celles, au contraire, qui sont assez sûres pour rendre inutiles la prévision et l’appréhension, sont exercées sans magie  1.

De même, Radcliffe-Brown écrivait : Dans certaines circonstances, l’être humain en tant qu’individu s’inquiète du résultat d’un événement ou d’une activité parce qu’ils dépendent, à certains égards, de conditions qu’il ne peut pas maîtriser par des moyens techniques. Le rite qu’il observe alors le rassure, puisqu’il est censé lui porter bonheur. Ainsi, la mascotte d’un aviateur qui doit le protéger d’un éventuel accident et lui donne confiance avant son départ  2.

C’est pour cela que, comme le note le primatologue Frans de Waal, « la conscience de la mort est souvent citée comme l’une des raisons qui nous ont amenés, nous humains, à élaborer la religion  3 ». Qu’on imagine le passage de la vie à la mort, l’existence d’une vie après la mort dans un au-delà invisible, des formes de réincarnation dans différentes formes de vie ou un retour parmi les vivants sous la forme d’esprits ou de fantômes, ce qui suppose la dissociation fictionnelle de l’esprit et du corps, les mythes et les discours religieux ont pour fonction de représenter l’irreprésentable et l’insensé. Ils correspondent au besoin de répondre à des questions existen‑ tielles et de calmer des angoisses comme celle de la mort, qui, comme le 1.  Malinowski 1975  : 145. Claude Lévi-Strauss présente la théorie de la magie de Malinowski ainsi : « Peu d’études ont autant retenu l’attention de Malinowski que celle de la magie, et à travers toute son œuvre, on trouve la thèse constamment répétée que, dans le monde entier comme aux îles Trobriand, la magie intervient à l’occasion de “toute activité ou entreprise importante dont l’homme ne tient pas fermement l’issue en son pouvoir” » (Lévi-Strauss 1958  : 20‑21). Mais Lévi-Strauss conteste cette thèse, selon lui trop générale, en passant ainsi à côté de l’un des grands invariants des sociétés humaines. 2.  Radcliffe-Brown 1972 : 224. 3.  De Waal 2013 : 263.

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formule très bien Jean-Marie Schaeffer, « semble faire partie du prix payé par l’humanité pour l’accès à des représentations réflexives  1 ». Les rituels et cérémonies autour de la mort paraissent relever des invariants ou des impératifs sociaux transhistoriques et transculturels, même si ces rituels et ces cérémonies ne cessent de varier culturellement dans leurs modalités. Comme l’écrit l’anthropologue anglais Geoffrey Gorer : Toutes les sociétés humaines connues parlent un langage, conservent le feu et ont un outil servant à couper ; toutes les sociétés connues organisent les liens biologiques entre géniteurs, génitrices et progéniture en un système de parenté ; toutes les sociétés ont une division du travail fondée sur l’âge et le sexe ; toutes les sociétés ont des interdits d’inceste et des lois qui règlent le comportement sexuel, désignent les partenaires de mariage appropriés et légitiment la progéniture ; et toutes les sociétés ont des règles et un rituel qui concernent le sort du mort et le comportement approprié des personnes en deuil. Dans certaines sociétés, l’enterrement est la plus importante de toutes ces cérémonies sociales si on considère le nombre de personnes présentes et la durée  2.

Dans nombre de sociétés sans État et dotées de chamanes, la fonction du chamanisme consiste « à repousser la mort, à expulser la maladie, en un mot à protéger la vie  3 ». Maurice Godelier précise d’ailleurs un point intéressant, à savoir que le chamane ne s’occupe pas de toutes les maladies en général, mais seulement des maladies invisibles, intérieures, liées à des bactéries, des parasites ou des virus, etc., et pour lesquelles les hommes sont dépourvus de remèdes. Les autres relèvent tout simplement de la médecine et de la pharmacopée traditionnelles  4. Cela ne fait que confirmer l’idée selon laquelle l’impuissance fait partie des ingrédients de base de tout discours et de toute action symboliques de nature magico-religieuse. Pour conjurer le sort, c’està-dire prévenir et tenter d’empêcher la mort, tout événement potentiellement dangereux pour la vie des membres de la société, tel qu’une naissance  5 ou une épidémie, s’accompagne de rituels dans les sociétés traditionnelles  6. À propos des sociétés indo-européennes, mais on pourrait le dire de n’importe quel type de société, Fustel de Coulanges a souligné le fait que la mort fait partie des mystères ou des craintes qui suscitent la religion. 1.  Schaeffer 2007 : 229. 2.  Gorer 1973 : 423‑424. Traduit par moi. 3.  Godelier 1996 : 178. 4.  Ibid. : 179. 5.  Pour ce qui est de la naissance, Radcliffe-Brown écrit  : « Les tabous andamanais relatifs à la naissance ne sont pas autre chose que la reconnaissance obligatoire, sous une forme symbolique norma‑ lisée, de la signification et de l’importance de cet événement pour les parents et pour la communauté tout entière. Ils servent ainsi à fixer la valeur que revêt cet événement » (Radcliffe-Brown 1972 : 227). 6.  Bril & Parrat-Dayan 2008 : 20.

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Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire des sociétés indo-européennes, on rencontre l’idée selon laquelle la mort n’est pas une pure « dissolution de l’être », mais qu’elle est un « simple changement de vie » et qu’une « seconde existence » commence pour les hommes après celle-ci  1 : « Avant de concevoir et d’adorer Indra ou Zeus, l’homme adora les morts ; il eut peur d’eux, il leur adressa des prières. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là  2. » Maurice Godelier a systématisé cette réflexion concernant le lien invariant entre la mort (et surtout la crainte ou l’angoisse de la mort) et le magicoreligieux qui traverse la plupart des travaux anthropologiques et historiques qui se sont penchés sur ces questions. La comparaison de quatorze religions issues de quatorze sociétés (avec ou sans État, avec ou sans classes, avec ou sans castes)  3 fait apparaître un « socle universel » ou des « invariants », et notamment le fait que « la mort n’est pas la fin de la vie » : « Dans toutes les religions, qu’elles soient monothéistes ou polythéistes, tribales ou étatiques, la mort n’est pas la fin de la vie. La vie continue après la mort. Si on retire ce postulat spéculatif, il n’y a plus de religion  4. » Mais son analyse donne aussi l’occasion de voir comment différentes lois se combinent entre elles pour donner lieu à des pratiques particulières. Il apparaît tout d’abord que le magico-religieux constitue une réponse symbolique à la prise de conscience (du fait du langage) d’un fait aussi exorbi‑ tant que la mort (la sienne ou celle de proches). Comme le dit Maurice Godelier : Tout se passe donc comme si, depuis que notre espèce, l’Homo sapiens sapiens, est apparue sur cette terre (et peut-être même auparavant chez l’Homme de Néandertal et plus anciennement encore chez l’Homo Heidelbergensis), la mort ne pouvait être ni conçue ni vécue comme tout simplement la fin de la vie. Comme si donc cette pensée était impensable, c’est-à-dire pensable mais inacceptable pour la pensée  5.

L’Humanité, depuis qu’elle existe, a dénié la mort, ou en tout cas fait en sorte que celle-ci soit plus acceptable, moins redoutable si « elle n’était pas la fin définitive de la vie mais le début d’une autre vie  6 ». On constate ensuite la différence de traitement des morts selon une logique eux/nous, et tout particulièrement lorsqu’elle prend la forme d’une opposition ennemis/ amis : il s’agit toujours de respecter « nos » morts, mais de ne pas forcément 1.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 7. 2.  Ibid. : 20. 3. Godelier (dir.) 2014. 4.  Godelier 2019 : 63. 5. Godelier (dir.) 2014. 6.  Ibid.

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respecter les « leurs »  1. Enfin, même si Godelier ne le formule pas explicite‑ ment, on voit bien que, du fait de l’altricialité secondaire, le rapport entre les esprits-ancêtres-dieux et les vivants est du même type que le rapport entre les parents et leurs enfants, et qu’il se modifie en fonction des rapports de pouvoir constitutifs de la société dans son ensemble. Plus généralement, ce sont tous les événements importants pour la vie, et même la survie du groupe, qui suscitent le besoin de protection symbolique magico-religieuse. Radcliffe-Brown a sans doute été celui qui a le mieux défini cette fonction des rituels magico-religieux : À toutes les époques, les hommes ont espéré qu’en se soumettant à des observances ou qu’en accomplissant scrupuleusement des actes religieux, ils obtiendraient un bienfait particulier : santé, longue vie, enfants pour assurer leur descendance, bien-être matériel, succès à la chasse, pluie, croissance des récoltes, multiplication du troupeau, victoire à la guerre, admission de leurs âmes après la mort au paradis ou, inversement, libéra‑ tion du cycle de la réincarnation par l’extinction de leur personnalité  2.

Testart notait à propos des Aborigènes d’Australie qu’en dehors des rites d’initiation (avec révélation et secret), qui distinguent les êtres entre eux (les adultes des enfants, les hommes des femmes, les détenteurs de pouvoirs magiques de tous les autres, etc.), les autres rites sont essentiellement « des rites dit de “multiplication” qui visent à la reproduction de la nature (à la fois la reproduction des espèces animales et végétales et la reproduction des êtres humains)  3 ». À l’aide de rites de multiplication, on espère ainsi agir sur la nature : sur la fertilité ou l’abondance de la nourriture, comme sur la fécondité humaine, bref, tout ce qui a trait à la troisième fonction productricereproductrice chère à Dumézil. De même, chez les Eve du Togo, on voit comment la naissance d’un bébé –  souvent périlleuse dans le cas de l’espèce humaine  – est entourée d’actes magiques, de rituels, et ce malgré l’accumulation d’une expérience de l’accou‑ chement chez les sages-femmes qui ne permet pas d’éviter tous les drames : Moment de souffrances physiques pour la mère, l’enfantement (vijiji  : enfanter le fils) suscite un certain nombre d’inquiétudes pour la vie du nouveau-né, que visent à pallier les soins multiples dont on l’entoure : purifications par l’eau, libations accompagnées d’invocations aux ancêtres et observation rigoureuse des rites habituels. La délivrance s’accomplit le plus souvent avec l’aide de matrones spécialisées qu’une longue pratique 1.  « C’est le premier invariant, l’attitude vis-à-vis d’un mourant proche, qu’on soit athée, qu’on soit sceptique, on ne doit pas se comporter mal vis-à-vis d’un mourant proche. Un ennemi mort, vous pouvez le maltraiter » (Godelier, Paty & Pfefferkorn 2014 : 74). 2.  Radcliffe-Brown 1972 : 230. 3.  Testart 1992a : 16.

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a entraînées et qui possèdent des secrets pour venir à bout des cas diffi‑ ciles  1.

Comme souvent, les sociétés humaines font feu de tout bois, associant les techniques et les savoirs les plus pragmatiques aux actions magico-religieuses : À la naissance s’opère un passage particulièrement dangereux entre le monde des ancêtres (vivants lointains qui se réincarnent) et celui des hommes (vivants présents), entre la nature (le champ de Bomeno, au milieu de la brousse) et l’univers socialisé de la famille et du village. L’habileté technique à caractère profane alterne, lors des premiers soins, avec les rites magico-religieux. Aux prohibitions, confessions, réclusion visant à éliminer les souillures morales de la parturiente, aux diverses purifications auxquelles est soumis le nouveau-né, s’ajoutent des rites d’invocation des ancêtres et de propitiation à l’adresse des dieux du lignage et de la divination  2.

Maurice Godelier voit dans la période du Néolithique un « grand tournant pour comprendre la naissance et surtout la multiplication des dieux ». À partir du moment où l’agriculture et l’élevage s’imposent progressivement comme modes de subsistance principaux, la crainte que la récolte ne soit pas suffisante ou qu’elle ou le bétail soient détruits contribue à créer des divinités chargées de veiller sur tout cela : L’Humanité commence à dépendre de plus en plus d’éléments de la nature (plantes, animaux) qui, eux-mêmes, dépendent en partie de l’homme pour se reproduire. En partie seulement car si une épidémie s’abat sur un troupeau, celui-ci est décimé et il faudra du temps pour le recomposer, si la pluie ne tombe pas ou le soleil ne réchauffe pas la terre au bon moment, la récolte est compromise et la survie des groupes humains est en péril. C’est à cette époque, quand naissent et se développent ces nouvelles formes de dépendance des humains par rapport à la nature qu’ici et là naissent dans la pensée des sociétés de multiples dieux de la pluie, du soleil, du vent, etc. dont on invoque l’aide et que l’on nourrit d’offrandes pour qu’au labeur des hommes s’ajoutent les bienfaits des dieux. Le shamanisme dominant parmi les sociétés de chasseurs-cueilleurs et qui implique que l’on puisse communiquer et sceller des alliances avec les « maîtres » des animaux que l’on chasse mais aussi que l’on puisse diagnostiquer et guérir les humains des maux qui s’abattent sur eux ne disparaît pas avec le développement de l’agriculture et de l’élevage. Il est présent jusqu’à nos jours dans de nombreuses sociétés mais n’est plus associé au destin collectif des membres d’une société mais à celui singulier des individus qui la composent  3.

1.  Rivière 1981 : 72. 2.  Ibid. : 95. 3. Godelier (dir.) 2014.

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Penseur de la « révolution néolithique », Vere Gordon Childe a, dès 1936, formulé correctement la question de la fonction des actes magico-religieux, liant impuissance réelle et puissance symbolique, désarroi et protection imagi‑ naire. Il écrit ainsi que « la ferveur de la foi dans les remèdes magiques est proportionnelle au désarroi humain devant la mort », que « l’homme ne peut supporter l’absolument irrémédiable et cherche une issue imaginaire, de nature psychologique et subjective, lorsque toute issue effective est fermée » et que la magie semble « offrir un raccourci vers la puissance »  1. Tout ce qui touche à la (sur)vie individuelle ou collective est objet de craintes ou d’appréhensions  : tremblements de terre, foudre, crues, orages, tornades, sécheresses, essaims de sauterelles, naissances difficiles, blessures ou maladies diverses, tout peut venir rapidement détruire les fruits d’un difficile labeur ou conduire à une issue fatale  2. « Le sauvage, écrit Childe, se comporte comme s’il croyait que rites et formules magiques puissent lui permettre de maîtriser les forces de la nature  3. » Et plus le pouvoir se personnalise, avec les pharaons, les rois et les empereurs, plus les anciennes forces magiques se personnalisent ou se person‑ nifient : L’avènement des dieux indique une personnification des anciennes forces magiques. Des mystères figurent les semailles et les moissons, la mort et la résurrection des plantes représentées en vue d’une action magique sur la fertilité des cultures. Les acteurs symbolisant originairement le blé et sa fécondité revêtirent par la suite le rôle de la divinité personnelle qui contrôlait les forces magiques. C’est dire qu’il fallait seconder la divinité et se la rendre favorable. Au seuil de l’histoire, la société a opéré la projection de son désir collectif, de ses espoirs et de ses craintes dans une personne imaginaire en qui elle vénère le Maître du territoire qu’elle occupe  4.

En Grèce et dans la Rome antique, Fustel de Coulanges a bien mis en évidence le caractère domestique de la religion. Les ancêtres y sont des dieux propres à chaque famille qu’on implore, à l’image de parents protecteurs : À certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa religion domes‑ tique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d’une victime. En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection ; ils les appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prospère, les cœurs vertueux  5. 1.  Childe 1964 [1936] : 56. Souligné par moi. 2.  Ibid. : 148‑155. 3.  Childe 1961 [1942] : 48. 4.  Childe 1964 [1936] : 149. 5.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 42.

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Et comme la puissance paternelle est alors très grande, et que le père est très craint par ses enfants, les dieux sont craints comme pouvaient l’être des pères en colère.

Le rapport parent-enfant, le sacré et la disposition humaine à la dépendance Nous avons vu que c’est le langage qui rend les êtres humains conscients de choses terribles qui se passent dans l’ensemble du vivant et qui peuvent leur arriver (catastrophes naturelles, famines, blessures, maladies, mort), qui ouvre la possibilité d’une angoisse existentielle et cherche immédiatement les moyens de la calmer, symboliquement (mythologie, magie, religion), puis de plus en plus rationnellement (connaissance pratique, artefacts, philosophie, science). Le fait que les hommes soient, dès l’origine, dans un rapport médié au monde, avec ses outils, ses armes et ses artefacts en tout genre, lui donne un début de maîtrise pratique (vs symbolique) qui va s’affirmer de plus en plus, au point de rendre envisageable une sortie du magico-religieux ou tout du moins sa réduction progressive. Mais la science et la technique ne peuvent pas tout et ne répondent pas à toutes les questions ni à toutes les peurs  1. On connaît la célèbre phrase de Marx sur le fait religieux  : « La misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle et, d’autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple  2. » Marx a sans doute tort de réduire la religion à la fonction qu’elle remplit dans la société capitaliste de son temps. Car les travaux de l’anthropologie et de l’histoire montrent qu’elle a exercé cette fonction dans toutes les sociétés humaines connues. Mais ce qui me paraît particulièrement important dans la phrase de Marx, c’est la dialectique entre « expression de la misère réelle » et « protestation contre la misère réelle », car la religion n’existe que parce que les hommes naissent et demeurent fragiles et dépendants (de leurs parents pour commencer, de l’ensemble de la société ensuite), et que la religion est le premier moyen que les hommes ont élaboré en vue de supporter cette fragilité, voire de se donner (illusoirement) un début de maîtrise de ce qui leur échappait. De ce point de vue, les artefacts puis la science associée à la technique ont progres‑ sivement réalisé ce qui avait été mis presque intégralement entre les mains 1.  La question de savoir si l’« éthique austère, abstraite, orgueilleuse » incarnée par la science pourra un jour « calmer l’angoisse » a été posée avec profondeur par le biologiste Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité (1970 : 221). 2.  Marx 2013.

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des esprits, des ancêtres ou des dieux. Mais comme la science ne résout pas tous les mystères et tous les problèmes de la vie, ou que les solutions qu’elle apporte ne satisfont pas toujours le besoin de sens (la biologie peut décrire et analyser la vie et la mort des organismes vivants mais n’a aucune fonction consolatrice), et comme le contrôle total est difficilement atteignable, il y aura sans doute toujours une place pour une fonction magico-religieuse qui calme et rassure la créature accablée. On pourrait toutefois se demander pourquoi protester contre cette misère plutôt que de l’accepter. Une réponse ici s’impose  : l’altricialité secondaire fait que l’enfant voit en ses parents des super-puissants, et qu’il prend donc l’habitude de se tourner vers plus grand et plus puissant que lui pour répondre à ses besoins ou à ses désirs. La religion prend ainsi essentiellement sa source dans le rapport parent-enfant, et plus précisément dans le rapport entre dépendant et dominant, entre vulnérable et puissant qui se diffuse dans toutes les institutions sociales. Freud établissait un lien entre l’« état infantile de dépendance absolue » et l’« attitude religieuse ». Il écrivait ainsi dans Malaise dans la civilisation : « Je ne saurais trouver un autre besoin d’origine infantile aussi fort que celui de protection par le père. […] On peut suivre d’un trait sûr l’origine de l’attitude religieuse en remontant au sentiment infantile de dépendance  1. » L’enfant humain arrive au monde « tout d’abord comme une chétive créature », un « nourrisson totalement impuissant », qui vit dans un état de « détresse » et de « dépendance absolue » à l’égard d’autrui. Rien d’étonnant, dans de telles conditions initiales vécues par l’ensemble des enfants humains en tant qu’êtres caractérisés par une altricialité secondaire, que cela se traduise universellement par des formes de religiosité qui prendront la forme de dieux omniscients et tout-puissants dans des sociétés étatiques qui auront développé des rapports hiérarchiques, verticaux, très marqués. La puissance primordiale, celle qu’éprouvent durant de longues années les enfants, puis les adolescents, est la puissance parentale. Le parent joue vis-à-vis de son enfant un double rôle : d’une part, il est une puissance bienveillante qui nourrit, protège, soigne, rassure, écoute, répond aux besoins de l’enfant ; d’autre part, il est une puissance négative qui interdit, oblige, ordonne, contraint, menace, sanctionne, punit et parfois même oppresse. Figure bifide, positive et négative, elle suscite autant de réactions d’admiration, d’amour, de respect, de reconnaissance, etc., que de réactions de peur, voire de terreur. Ce n’est donc pas un hasard si cette ambivalence se retrouve dans le rapport aux esprits, qui peuvent être bienveillants ou malveillants, ou aux divinités qui peuvent protéger ou effrayer, apporter leur amour ou déclencher leur colère. Par exemple, Épicure « voit dans le sentiment religieux un complexe 1.  Freud 1971 [1930].

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où entrent à la fois de la crainte et un élan affectif vers la divinité » et sa pensée « rejoint ainsi certaines théories modernes » : Son analyse décèle les deux mêmes éléments que distingue par exemple M. van der Leeuw dans sa Phänomenologie der Religion : « Dans l’âme de l’homme la puissance divine éveille un émoi qui se révèle sous forme de crainte et d’attirance. Il n’y a pas de religion sans la peur, mais il n’y en a pas non plus sans l’amour, ou du moins sans cette forme d’attirance qui s’accorde avec un niveau moral primitif  1. »

Le commentateur ne semble cependant pas voir l’analogie de la situation par rapport à la relation de l’enfant vis-à-vis de ses parents. Cette relation est faite d’amour et de crainte, d’affection et de respect, parce que le parent est un être puissant toujours double : protecteur et punisseur à la fois. Stace (ier siècle apr. J.-C.) écrit que « “Primus in orbe deos fecit timor” ; c’est la crainte qui, la première, a créé les dieux dans le monde  2 », indiquant par là qu’il n’y aurait pas de dieux (et l’on peut ajouter qu’il n’y aurait pas d’« esprits ») si les Hommes n’avaient pas, du fait de leur capacité à se représenter les choses, des peurs multiples concernant la vie, et notamment la peur de la mort. Les esprits qu’on invoque ou les dieux que l’on prie sont des sortes de super-parents vers lesquels on se tourne à chaque fois qu’une crainte apparaît. Dans l’un de ses ouvrages, le géographe et biologiste évolutionniste étatsunien Jared Diamond cite seize définitions de la religion données par des auteurs, des dictionnaires ou des encyclopédies. Or ce qui revient le plus souvent à propos des puissances spirituelles ou des dieux, ce sont des propriétés qui ressemblent à celles de super-parents invisibles : protecteurs, dispensateurs de récompenses comme de châtiments, autoritaires, punisseurs, à qui il faut obéir, à qui on peut demander des choses en quémandant, en priant, en implorant, et qui ont le pouvoir ou le contrôle de la nature et des hommes. Dans tous les cas, du fait de l’obéissance, de la dépendance ou de la protection, de la surpuissance et du contrôle ou de la crainte inspirée, tout désigne un rapport de domination entre les agents surnaturels et les êtres humains. Trois définitions indiquent notamment le lien de la religion avec des aspects existentiels et potentiellement dangereux de la vie humaine (et notamment avec les grandes épreuves de la vie telles que la naissance, la maladie, l’accident, la mort, etc.) à propos desquels les esprits ou les divinités peuvent être mobilisés comme des parents qu’on appelle au secours. Diamond ne distingue pas la figure parentale qui est derrière ces représentations, mais décrit malgré tout très bien cet appel ou ce recours à des « puissances » qui ressemblent beaucoup à des êtres humains : 1.  Heuten 1937 : 4. 2.  Ibid. : 5.

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Les êtres surnaturels religieux auxquels les hommes croient leur sont au contraire étonnamment semblables ainsi qu’aux animaux ou à d’autres objets naturels, sauf qu’ils ont des pouvoirs supérieurs. Ils ont plus de clair‑ voyance, de force, de longévité, de rapidité, ils peuvent prédire l’avenir, changer de forme, traverser les murs, etc. À d’autres égards, les dieux et les fantômes se comportent comme n’importe qui. Le dieu de l’Ancien Testament s’emporte tandis que les dieux et les déesses grecs étaient sujets à la jalousie, la goinfrerie, l’ivrognerie et la copulation. Leurs pouvoirs qui surpassent ceux des humains sont les projections des fantasmes de puissance propres à ces derniers. Ils peuvent faire ce que les hommes souhaiteraient pouvoir faire eux-mêmes  1.

La religion est une conséquence de la propriété du langage de pouvoir imaginer ou représenter l’absence, l’inexistence, l’impossible, l’inaccessible. Sans cette propriété permettant de créer des fictions, nous vivrions comme la plupart des autres animaux, à savoir dans le présent, l’existant et le possible. Mais la fiction n’en est pas moins calquée sur la réalité des rapports sociaux, et notamment des rapports de domination parents-enfants qui sont à la base et à l’origine de tous les rapports sociaux de domination. Car les êtres de fiction que sont esprits, forces spirituelles, divinités multiples ou Dieu unique transcendant sont à l’image de parents tout-puissants dont on sollicite l’aide, la protection, l’amour, etc. La toute-puissance désigne un fantasme d’omnipotence, la croyance en un pouvoir magique illimité. Cela fait longtemps que le « sentiment de dépendance » a été reconnu comme un trait invariant et central de tout comportement magique ou religieux. Mais il a rarement été mis en relation avec la relation de dépen‑ dance (et la disposition à la dépendance qui l’accompagne) qui se noue entre l’enfant humain et ses parents, ou quelque adulte que ce soit jouant le rôle de parent. On peut suivre cette définition du religieux à partir de la question de la dépendance grâce au travail de Jean-Loïc Le  Quellec et Bernard Sergent. C’est tout d’abord le philosophe et théologien Friedrich Schleiermacher (1768‑1834) qui définissait la religion comme un « sentiment d’absolue dépendance  2 ». Puis l’on trouve la définition du Père Pinard de la Boullaye (1929) pour qui, dans la religion, l’homme « se reconnaît dépen‑ dant » d’une réalité divine « avec laquelle il veut rester en relation », celle de Pierre Deffontaines (1948) pour qui la religion est constituée par « l’ensemble des actes des hommes par lesquels se témoignent et se manifestent leurs rapports et dépendances avec les puissances extra-terrestres ou plutôt surnatu‑ relles », celle de Josej Haeckel (1958) selon qui il s’agit de « la croyance en des êtres ou des puissances transcendantes desquels l’homme se sait dépendant », ou encore celle de Paul Schebesta (1963) qui en fait « la reconnaissance 1.  Diamond 2013. 2. Cité in Le Quellec & Sergent 2017 : 985.

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consciente et agissante d’une VÉRITÉ absolue (“sacrée”) dont l’homme sait que dépend son existence »  1. Il faut cependant ajouter à cette liste quelques auteurs, plus fondamen‑ taux encore, en commençant par Émile Durkheim qui semble contester l’importance du sentiment de dépendance, mais corrige surtout la tendance anhistorique des auteurs qui attribuent à toute entité religieuse des propriétés qui sont celles des dieux associés à des sociétés à État. Il conteste notamment le fait que les esprits ou les dieux seraient des entités systématiquement effrayantes : On a souvent attribué les premières conceptions religieuses à un sentiment de faiblesse et de dépendance, de crainte et d’angoisse qui aurait saisi l’homme quand il entra en rapports avec le monde. Victime d’une sorte de cauchemar dont il aurait été lui-même l’artisan, il se serait cru entouré de puissances hostiles et redoutables que les rites auraient eu pour objet d’apaiser. Nous venons de montrer que les premières religions ont une tout autre origine. La fameuse formule Primus in orbe deos fecit timor n’est nullement justifiée par les faits. Le primitif n’a pas vu dans ses dieux des étrangers, des ennemis, des êtres foncièrement et nécessairement malfaisants dont il était obligé de se concilier à tout prix les faveurs, tout au contraire, ce sont plutôt pour lui des amis, des parents, des protecteurs naturels. Ne sont-ce pas là les noms qu’il donne aux êtres de l’espèce totémique ? La puissance à laquelle s’adresse le culte, il ne se la représente pas planant très haut au-dessus de lui et l’écrasant de sa supériorité  : elle est, au contraire, tout près de lui et elle lui confère des pouvoirs utiles qu’il ne tient pas de sa nature. Jamais, peut-être, la divinité n’a été plus proche de l’homme qu’à ce moment de l’histoire puisqu’elle est présente dans les choses qui peuplent son milieu immédiat et qu’elle lui est, en partie, immanente à lui-même. Ce qui est à la racine du totémisme, ce sont, en définitive, des sentiments de joyeuse confiance plus que de terreur et de compression. Si l’on fait abstraction des rites funéraires –  côté sombre de toute religion  – le culte totémique se célèbre au milieu de chants, de danses, de représentations dramatiques. Les expiations cruelles y sont, nous le verrons, relativement rares ; même les mutilations obligatoires et douloureuses de l’initiation n’ont pas ce caractère. Les dieux jaloux et terribles n’apparaissent que plus tard dans l’évolution religieuse. C’est que les sociétés primitives ne sont pas des sortes de Léviathan qui accablent l’homme de l’énormité de leur pouvoir et le soumettent à une dure discipline ; il se donne à elles spontanément et sans résistance  2.

Certes, « la puissance à laquelle s’adresse le culte » n’a rien d’une entité « écrasant de sa supériorité » les hommes qui font appel à elle, mais il s’agit 1.  Ibid. : 1115‑1116. 2.  Durkheim 1985 [1912] : 320‑321. Souligné par moi.

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néanmoins d’une « puissance ». Les esprits, les ancêtres ou les dieux sont, comme des parents, autant des punisseurs qu’on craint que des protecteurs qu’on adore et qu’on implore. Et Durkheim a raison de souligner que les dieux très sévères n’arrivent que plus tard dans l’histoire de l’humanité, puisqu’ils sont à l’image de pouvoirs autrement imposants et terrifiants que ceux des chefs de clan ou de tribu. Dans les sociétés sans État, nettement moins hiérarchiques et verticales, les « puissances » supranaturelles ne peuvent apparaître aussi effrayantes que dans les sociétés à État. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Durkheim évoque le Léviathan de Hobbes, figure métaphorique d’un État monstrueux et colossal. Mais, dans les sociétés sans État comme dans les autres, les « forces » ou les « puissances » peuvent être aussi bien malveillantes que bienveillantes. Chez les Aborigènes d’Australie vivant dans une société sans État et sans richesse, comme chez les peuples connaissant l’État, les forces supranaturelles sont toujours supérieures en puissance, on reconnaît leur autorité et on se doit de les respecter, mais ce qui change d’un type de société à l’autre, c’est le différentiel de puissance entre les êtres surnaturels et les humains. Car ce que ne connaissent pas les Aborigènes d’Australie, ce sont des dieux en position verticale et surpuissante. Les esprits sont supérieurs aux humains, mais « ne les surplombent pas pour les écraser de toute leur hauteur »  1. Ce qu’ils appellent le Temps du Rêve est le temps mythique, le temps d’avant. Les êtres du Temps du Rêve se conduisent comme les hommes : ils appartiennent à des clans, chassent, mangent, se disputent, font l’amour et organisent des cérémo‑ nies sacrées comme n’importe quels autres hommes. Ces êtres sont pareils à des parents, puissants mais jamais surpuissants ; ils « ont une puissance de vie supérieure à celle des humains » mais ne sont pas vraiment immortels, ou s’ils le sont, c’est à la manière des « grands hommes ». Ils sont « à l’origine de tout ce qui existe et perdure encore actuellement dans le monde  2 » et représentent la tradition, le passé humain qu’on s’efforce d’imiter ; ils sont en quelque sorte des super-anciens ou des ancêtres modèles auxquels on peut s’identifier. Ce qui subsiste d’eux, ce sont des objets sacrés liés à leurs actions passées. Nul hasard si les sociétés aborigènes sans dieux imposants et surpuissants, sans verticalité, ne connaissent ni l’État, ni une technologie autre que sommaire, ni l’esclavage, ni la domestication animale (« rien ne montre dans les croyances ni dans les rituels que les animaux seraient tenus pour inférieurs aux humains  3 ») : tous ces faits congruents indiquent la faible puissance collective des hommes, dans leur rapport entre eux comme dans leur rapport à la nature. Lorsque l’État apparaît, cela signifie qu’une hiérarchie très forte s’est instaurée, et plus cette hiérarchie comporte d’échelons, plus 1.  Testart 2006 : 67. 2.  Ibid. : 49‑50. 3.  Ibid. : 54.

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les écarts entre le haut et le bas sont grands, et plus les dieux deviennent puissants et se distinguent du commun des mortels. Chez les Aborigènes au contraire, les esprits ou les ancêtres ne sont que légèrement supérieurs aux hommes du présent. Lorsque, en 2015, j’établissais un lien entre le sentiment de dépendance caractéristique du fait religieux et la dépendance de l’enfant à l’égard de ses parents, je construisais un pont entre les travaux de l’anthropologue RadcliffeBrown sur le fait religieux et ceux du psychiatre et psychanalyste John Bowlby sur le lien d’attachement entre la mère et l’enfant  1. L’anthropologue britan‑ nique affirmait nettement, sous la forme d’un « principe général », et l’on pourrait même dire d’une loi sociologique, « que la religion est partout, sous une forme ou une autre, l’expression d’un sentiment de dépendance par rapport à une puissance extérieure que l’on peut qualifier de morale ou de spirituelle  2 ». Avant de devenir des divinités, voire un seul dieu transcen‑ dant, sous l’effet de la transformation des structures politiques de sociétés sans État en des sociétés étatiques organisées verticalement et dotées de rois, de pharaons, d’empereurs,  etc., les forces protectrices convoquées par les hommes n’étaient bien souvent que les esprits des ancêtres avec lesquels on se sentait lié : Dans une tribu de l’Afrique du Sud rendant un culte aux ancêtres, un homme se sent dépendant d’eux, dont il a reçu la vie et le troupeau en héritage. Il compte sur eux pour avoir des enfants, accroître son troupeau et se préoccuper de son bien-être : il peut dépendre de ses ancêtres. Sous un autre point de vue, il croit que les ancêtres surveillent sa conduite et que, s’il manque à ses devoirs, non seulement ils cesseront de lui envoyer leurs bénédictions, mais ils le frapperont par la maladie ou par le malheur. Il ne peut pas vivre seul et dépendre seulement de ses propres efforts ; il doit dépendre également de ses ancêtres  3.

S’il est important de rappeler que les forces protectrices ont été au départ des forces avec lesquelles on entretenait des rapports réels ou mythiques de filiation, c’est parce qu’il est alors beaucoup plus clair que la relation de dépendance religieuse met en jeu un rapport parent-enfant. Radcliffe-Brown 1.  J’écrivais ainsi : « Si ce “sentiment” ou ce “sens de la dépendance” est aussi universel, et marque fortement les discours magiques, mythiques comme théologiques, c’est sans doute qu’une des propriétés universelles de l’expérience des êtres humains réside dans la dépendance de l’enfant à l’égard de ses parents ou, tout du moins, des adultes qui sont amenés à l’élever. » Ou encore  : « Cette hypothèse concernant les effets très généraux de la situation proprement humaine de dépendance enfants-adultes, dépendance liée au fait que le petit d’homme est un prématuré social et doit sa survie et son développe‑ ment à l’étayage des adultes porteurs de la culture, est congruente avec certains travaux psychologiques ou psychanalytiques » (Lahire 2015a : 175). 2.  Radcliffe-Brown 1972 : 235‑236. 3.  Ibid. : 257‑258.

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l’énonce alors clairement et il me semble que les anthropologues, ou plus généralement les chercheurs en sciences sociales, n’ont toujours pas mesuré depuis l’importance fondamentale de ses analyses pour la compréhension des structures sociales profondes propres à l’espèce humaine. Radcliffe-Brown écrivait ainsi : Dans les rites de commémoration des ancêtres, il suffit que les partici‑ pants expriment leur gratitude respectueuse à ceux auxquels ils doivent la vie, et qu’ils éprouvent le sentiment des devoirs qu’ils ont à l’égard de ceux qui ne sont pas encore nés et dont ils deviendront, le moment venu, des ancêtres révérés. Là encore apparaît ce sentiment de dépendance. Les vivants dépendent des générations passées, ils ont des devoirs envers les vivants dans le présent et envers ceux qui viendront et qui dépendront d’eux, à l’avenir. À mon avis, ce qui fait de l’homme un animal social, ce n’est pas l’instinct du troupeau, mais le sens de la dépendance, sous toutes ses formes. Le processus de socialisation commence, au premier jour de la vie de l’enfant, qui apprend simultanément qu’il peut et doit dépendre de ses parents. Il reçoit d’eux bien-être et assistance ; mais il doit se soumettre aussi à leur direction. Ce que j’appelle le sens de la dépendance a toujours ces deux aspects. Nous pouvons faire face à la vie, à ses chances et à ses difficultés avec confiance quand nous savons qu’il y a des puissances, des forces et des possibilités sur lesquelles nous pouvons compter, mais nous devons soumettre notre conduite à l’auto‑ rité des règles imposées. L’individu entièrement asocial serait celui qui penserait pouvoir être complètement indépendant, ne comptant que sur lui-même, ne demandant aucune aide et ne reconnaissant l’obligation d’aucun devoir  1.

Dans son travail sur les îles Andaman, archipel situé dans le nord-est de l’océan Indien, l’anthropologue montre qu’il a pris la mesure de la situation générale de vulnérabilité humaine. Le nourrisson puis l’enfant dépend pour vivre de ses parents  : « Dans l’enfance, toute peur du danger fait courir l’enfant vers sa mère ou son père pour se protéger, et devient ainsi une composante importante de l’instinct de peur, ce sentiment de dépendance que l’enfant éprouve envers ses parents  2. » Pour obtenir quelque chose, l’enfant pleure, crie, agrippe, et bientôt appelle avec des mots le parent dont il est totalement dépendant  3. Et c’est cette dépendance réelle (davantage qu’un simple « sentiment de dépendance ») qui se transfère dans l’ordre des rapports entre les hommes et les puissances magico-religieuses : « Nous apprenons d’abord à faire l’expérience de notre propre dépendance dans nos relations avec nos parents, et ainsi nous tirons la forme concrète sous 1.  Ibid. : 258. Souligné par moi. 2.  Radcliffe-Brown 1922 : 327. Traduit par moi. 3.  Bowlby 2002a : 285.

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laquelle nous revêtons notre sentiment d’adulte ultérieur de notre dépen‑ dance envers notre Dieu  1. » Mais la situation originelle semble se répéter, et les parents de l’enfant dépendant dépendent à leur tour pour vivre des artefacts, de l’expérience accumulée dans des savoirs et des traditions culturelles, et des autres adultes, dans le cadre de la division sociale du travail, tout particulièrement dans les sociétés qui reposent sur un haut degré de cumulativité technique et qui sont hautement différenciées. Le sentiment de dépendance conduit chaque membre de la société à reconnaître que « pour sa sécurité et son bien-être, il dépend entièrement de la société  2 ». Cela peut se traduire, par exemple, par un « sentiment de dépendance vis-à-vis du feu et une croyance qu’il possède le pouvoir de le protéger des dangers de toutes sortes  3 ». Mais, de même que l’objet transitionnel (Winnicott) ne fait que représenter symbo‑ liquement la protection parentale pour l’enfant, tout objet peut incarner symboliquement une puissance protectrice sociétale réelle ou une puissance protectrice magico-religieuse imaginaire (feu, amulettes, etc.) pour les adultes. Et le regard tourné vers les ancêtres, le passé et la tradition n’est que la conséquence de la dépendance initiale vis-à-vis des parents, des anciens et de tout ce dont ils sont porteurs : Il existe plusieurs légendes culturelles spéciales relatives à diverses décou‑ vertes et inventions, telles que l’histoire de la première découverte de l’utilisation des ignames pour la nourriture, ou celle qui raconte comment le varan a découvert le quartz et s’en est scarifié. Au moyen de ces légendes, l’insulaire Andaman exprime son sentiment de dépendance vis-à-vis du passé. Il imagine une époque où l’ordre social n’avait pas commencé comme il apparaît maintenant, ou ne faisait que commencer ; les connaissances qu’il possède désormais s’acquièrent alors, les armes dont il se sert s’inventent, les lois morales et rituelles auxquelles il obéit sont en train de se formuler. Il est évident que l’habitant des îles Andaman ne peut considérer les ancêtres comme étant des personnes exactement comme lui, car ils étaient responsables de l’établissement de l’ordre social auquel il ne fait que se conformer et dont il a l’avantage. Il dit donc qu’ils étaient des hommes plus grands que lui, signifiant par là qu’ils étaient plus grands mentalement ou spirituellement que physiquement, qu’ils étaient dotés de pouvoirs bien plus grands que ceux même des guérisseurs de l’époque actuelle. Cela explique les pouvoirs magiques qui sont attribués à beaucoup d’ancêtres, voire à tous ; la croyance en l’existence dans le passé d’hommes ou d’êtres dotés de ce qu’on pourrait presque appeler des pouvoirs surnaturels est le résultat inévitable de la manière dont l’homme d’aujourd’hui se sent envers les hommes du passé, 1.  Radcliffe-Brown 1922 : 403. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 257. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 258. Traduit par moi.

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dont il dépend des inventions et des découvertes pour sa subsistance quotidienne  1.

Le culte des ancêtres est un hommage à la tradition, à la cumulativité, bref, au passé  : « Par rapport à ce passé, donc, dont dépend si évidemment sa propre vie, [l’individu] éprouve une dépendance reconnaissante. Tant qu’il agit conformément à la tradition, il peut jouir de la sécurité et du bonheur, car il compte sur quelque chose de bien plus grand que ses propres qualités d’esprit et de corps  2. » C’est à l’anthropologue étatsunien Weston La  Barre que l’on doit en 1970, dans son livre The Ghost Dance, d’avoir ajouté au lien entre la dépen‑ dance de l’enfant vis-à-vis de ses parents et la dépendance, quasi infantile, de l’adulte à l’égard de forces supranaturelles (esprits, forces spirituelles, ancêtres, divinités ou Dieu), la question de la néoténie, qu’on désigne aujourd’hui par les termes d’altricialité secondaire. La Barre écrit clairement que la « néoténie humaine » fournit non seulement les conditions de dépendance prolongée pour l’« apprentissage de la culture du groupe », mais forme également ce qu’il appelle judicieusement la « matrice expérientielle pour la magie et la religion »  3. Il est logique, explique en substance La Barre, que cet animal « intensé‑ ment social », qui a connu une longue dépendance à l’égard de sa famille, et qui durant son enfance prolongée a été « habitué, dans des situations de stress, à faire appel à un Autre de nature humaine, et le plus souvent avec un certain succès » (lui donnant, du même coup, paradoxalement, un senti‑ ment de toute-puissance), se tourne, une fois devenu adulte, vers des entités supranaturelles lorsque des « conditions de stress extrême » se présentent et que ni son entourage humain ni l’ensemble des artefacts produits culturel‑ lement pour faire face à de nombreux problèmes ne peuvent lui venir en aide  4. La  Barre ajoutait que « dans sa disposition à protéger ses tribus des dangers surnaturels, le chamane est en fait, dans cette fonction, un “père” pour eux  5 ». Mais c’est moins le chamane qui est alors un père (ou une mère) pour celles et ceux qu’il protège que les esprits qu’il invoque et avec lesquels il communique.

1.  Ibid. : 383‑384. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 382. Traduit par moi. 3.  La Barre 1970 : 87. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 109. Traduit par moi. 5.  Ibid. : 110. Traduit par moi.

19.

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« Pas de division de l’humanité en forts et faibles, protecteurs et protégées, êtres dominateurs et créatures soumises, maîtres et esclaves, éléments actifs et passifs. Toute cette tendance au dualisme qui imprègne la pensée humaine peut se trouver atténuée ou modifiée sur Nivôse. […] Il n’y a ici aucune place pour nos schémas courants de relations socio-sexuelles. C’est donc un jeu qu’ils [les habitants de Nivôse] ne savent pas jouer. Ils ne voient en leurs semblables ni des hommes ni des femmes. Et c’est là une chose qu’il nous est presque impossible d’imaginer. Quelle est la première question que nous posons sur un nouveau-né ? » Ursula Le Guin, La Main gauche de la nuit (1971 : 105).

Une grande partie du monde animal est partagée en deux sexes. Dans le cas notamment des mammifères, cette division implique la nécessité d’un coït pour se reproduire, et le fait qu’un seul des deux sexes, en l’occurrence le sexe féminin, puisse enfanter et allaiter. Cela fait partie des grands « butoirs pour la pensée » dont parlait Françoise Héritier, et qu’il me semblerait plus pertinent d’appeler des « butoirs pour l’action », car l’action recouvre autant la pensée que le comportement. Même si la biologie moderne montre que les marqueurs du sexe sont multiples – chromosomique (XX/XY), gonadique (ovaires/testicules), hormonal (œstrogènes/testostérone), etc. –, et qu’il peut arriver qu’ils soient découplés, ces faits scientifiques récemment établis n’ont eu aucune espèce d’impact sur la manière dont les sociétés humaines ont, depuis leurs lointaines origines, réparti en deux classes sexuées l’ensemble de leurs membres, selon leur capacité ou non à enfanter  1. 1.  La biologiste, historienne des sciences et féministe étatsunienne Anne Fausto-Sterling « affirme […] qu’apposer sur quelqu’un l’étiquette “homme” ou “femme” est une décision sociale » mais pas

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Pour une espèce culturelle comme l’espèce humaine, qui accompagne toutes les activités sociales de symboles et de langage, cette partition est, selon toute probabilité – avec la symétrie bilatérale du corps humain (partie gauche, partie droite), l’opposition entre parents et enfants et l’opposition entre « nous » et « eux » – à la base de la pensée dualiste qui structure univer‑ sellement les systèmes de représentation humains. Tout se passe comme si le système des oppositions symboliques prenait appui notamment sur cette partition biologique fondamentale qu’est la partition sexuée. Et ce n’est donc pas un hasard si, à l’opposition masculin/féminin, vient s’accrocher toute une série d’oppositions que les travaux anthropologiques structuralistes ont très largement contribué à mettre en évidence : haut/bas, supérieur/inférieur, dessus/dessous, dehors/dedans, droite/gauche, clair/obscur, dense/vide, lourd/ léger, chaud/froid, etc. À cela, il faut ajouter que, le rapport homme-femme étant quasiment partout un rapport de domination, chaque terme de l’opposition est affecté d’une valeur positive ou négative. Françoise Héritier parle ainsi de la « valence différentielle des sexes » : celle-ci est caractérisée par « une plus grande valeur accordée à ce qui est censé caractériser le genre masculin et, parallèlement, par un escamotage de la valeur de ce qui est censé caractériser le genre féminin et même par son dénigrement systématique  1 ». Mais d’où vient cette valence différentielle, et pourquoi est-elle aussi universellement répandue ? Autant il est facile de comprendre que l’altricialité secondaire, impliquant une longue dépendance de l’enfant vis-à-vis des parents, combinée à la parti‑ cularité humaine d’accumulation culturelle (sous la forme de savoirs incor‑ porés ou d’artefacts objectivés), fasse le lit de la domination des autonomes sur les dépendants, des expérimentés sur les inexpérimentés, des parents sur les enfants, des vieux sur les jeunes, des aînés sur les cadets, et, par la vertu du symbolique, des ancêtres morts sur les présents vivants et des esprits ou des dieux sur les hommes, autant il semble plus difficile de comprendre

scientifique (Fausto-Sterling 2012 : 19). En écrivant cela, elle entend souligner le caractère arbitraire (culturellement construit) de cette assignation sexuelle, mais tend à oublier que l’attribution d’un sexe à une personne – acte qui n’a pas attendu l’avènement d’une science biologique ou médicale pour exister  – est malgré tout fondée sur une réalité biologique évidente (la nature des organes sexuels et la capacité ou non à enfanter), et qui, de surcroît, a eu des conséquences sociales majeures dans l’histoire de l’humanité. Le fait que la décision soit sociale ne devrait donc pas amoindrir la réalité des faits sur laquelle elle s’appuie. L’existence minoritaire (1 à 2 %) de personnes nées « intersexes » n’a pu avoir d’effets sociaux aussi puissants que l’écrasante majorité des cas dépourvus d’ambiguïté sous l’angle des propriétés biologiques les plus visibles. Et il faut ajouter que la recon‑ naissance d’une intersexuation repose souvent davantage sur des savoirs scientifiques que sur des perceptions sociales ordinaires, qui seraient bien en peine de détecter l’existence de constitutions génétiques atypiques (le fait, par exemple, d’avoir plus de deux chromosomes sexuels) ou un taux de testostérone élevé chez une fille. 1.  Héritier 2012a [1996] : 48.

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la domination quasi universelle des hommes sur les femmes, comme plus généralement des mâles sur les femelles dans nombre de sociétés animales non humaines  1. Parmi les grandes tentatives de résolution de l’énigme de la domination masculine, il y a la thèse, très surprenante, formulée par Françoise Héritier à propos du pouvoir ou du privilège « exorbitant » que représenterait le fait de procréer et, plus encore, de pouvoir mettre au monde des garçons comme des filles –  du « même » et du « différent ». Ce pouvoir aurait provoqué une réaction masculine en vue de contrôler les femmes. L’anthropologue écrit : « Les femmes sont dominées non parce qu’elles sont sexuellement des femmes, non parce qu’elles ont une anatomie différente, non parce qu’elles auraient naturellement des manières de penser et d’agir différentes de celles des hommes, non parce qu’elles seraient fragiles ou incapables, mais parce qu’elles ont ce privilège de la fécondité et de la reproduction des mâles  2. » Mais on peut légitimement se demander pourquoi un tel pouvoir n’aurait pas pu, au moins dans une partie des sociétés ayant existé, être mis à profit par les femmes et converti en pouvoir plus général sur les hommes. Comme le dit très bien Christophe Darmangeat : « Pourquoi et comment les hommes sont parvenus à leurs fins, pourquoi et comment les femmes se sont laissé infério‑ riser, autant de questions dont le lecteur de Françoise Héritier cherchera en vain la réponse dans ses écrits  3. » L’inversion d’un pouvoir immense en dépendance et en exclusion – « le privilège confisqué est devenu handicap  4 » – semble plus mystérieuse encore que l’énigme qu’elle est censée résoudre. Cela ressemble presque aux mythes justificateurs de la domination masculine qui procèdent « par inversion de la réalité actuelle pour imaginer qu’“à l’origine” les choses étaient inverses de ce qu’elles sont maintenant  5 ». Critiquant la thèse d’un matriarcat originel soutenue par Johann Jakob Bachofen (1815‑1887), mythologie savante très largement discréditée par les anthropologues qui attestent bien au contraire du caractère omniprésent de la domination masculine  6, Alain Testart écrivait : Ainsi, de très nombreux mythes dans le monde imaginent un état premier pendant lequel les femmes détenaient le pouvoir rituel à l’exclusion des hommes ; s’agissant toujours de sociétés dans lesquelles les femmes sont exclues de ce pouvoir, Bachofen aurait pu, selon sa méthode, en conclure 1.  Cf. infra « La domination sexuée : entre social sans culture et social culturalisé », « La domination des mâles sur les femelles » et « La domination masculine à travers l’histoire ». 2.  Héritier 2002 : 144. 3.  Darmangeat 2012 : 45. 4.  Héritier 2002 : 201. 5.  Testart 1992b  : 181. Cf. aussi le thème mythique chez les Aborigènes d’Australie concernant le fait que les femmes auraient détenu par le passé les objets sacrés, simple inversion d’une situation d’exclusion présente (Testart 1992a : 43‑44). 6.  Cf. notamment Testart 2010.

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que c’était une preuve de l’ancien matriarcat : il aurait eu tort, car le mythe retourne tout autant les données naturelles, imaginant par exemple qu’à l’origine le ciel se tenait sous la terre  1.

Le fait est aussi attesté par Jean-Loïc Le  Quellec et Bernard Sergent qui mentionnent nombre de mythes attribuant initialement la possession des armes, des outils, des instruments de musique ou des secrets religieux aux femmes  : « Il s’agit d’un thème mythique très répandu et selon lequel les femmes auraient été, à l’origine, maîtresses des biens culturels, puis en auraient été dépossédées par les hommes. C’est le cas en Afrique, Australie, Mélanésie, Amérique  2. » Enfin, certains mythes baruya décrits par Maurice Godelier prétendent que les femmes ont eu, au début des temps, des pouvoirs supérieurs aux hommes mais qu’elles s’en sont mal servi, qu’elles étaient dangereuses et que les hommes les en ont finalement dépossédées. Certains disent même que ce sont les premières femmes qui inventèrent l’arc et les flèches mais qu’elles tuèrent à tort et à travers et qu’elles finirent par être interdites d’armes  3. D’autres auteurs et autrices, dont nous discuterons les thèses plus loin (Paola Tabet et Christophe Darmangeat), accordent une importance centrale à la question des armes (de chasse ou de guerre) dans l’instauration précoce de rapports de domination dans les sociétés sans richesse et sans État. Par exemple, Darmangeat écrit que « la domination masculine trouve son origine ultime dans la division sexuelle du travail et dans le monopole de la chasse et des armes  4 ». Mais la question reste alors entière de savoir pourquoi les femmes n’ont jamais, ici où là, ni contesté ce monopole ni modifié la table des valeurs qui attribue des prestiges différents aux différentes fonctions dans la division du travail (s’occuper des enfants, faire la cueillette, chasser ou pêcher, faire la guerre, faire de la politique, exercer des actes magico-religieux, etc.). D’autres encore, tel Pierre Bourdieu, s’en tiennent à l’idée que la domina‑ tion masculine reposerait sur une construction sociale arbitraire (il serait préférable de parler de « construction culturelle »), sans jamais toutefois indiquer quelle pourrait être l’origine d’une orientation aussi universelle. D’autres enfin, tel Alain Testart, fournissent des analyses qui entendent rendre raison d’une division sociale du travail extrêmement cohérente depuis les premières sociétés par l’étude des logiques sous-jacentes qui président aux interdictions, tabous et exclusions qui pèsent sur les femmes  5. Mais Testart reconnaît lui-même qu’expliquer la division sexuée du travail ne signifie pas expliquer la domination masculine. Et, si tel était le cas, on pourrait émettre 1.  Testart 1992b : 181. 2.  Le Quellec & Sergent 2017 : 481. Voir aussi Darmangeat 2012 : 66‑70. 3.  Godelier 1996 : 117‑119. 4.  Darmangeat 2012 : 308. 5.  Testart 2014a.

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quelques réserves quant à l’explication idéaliste des rapports sociaux par des représentations symboliques  1. Enfin, on peut écarter la thèse qui ferait de la domination masculine l’origine de toute domination sociale, le modèle premier des autres types de domination. Cette position, peut-être inspirée des propos de Marx et Engels sur les premières formes, sexuées, de la division du travail, a été formulée, entre autres, par l’archéologue et préhistorien Jean-Paul Demoule, sous une forme interrogative : La domination des hommes sur les femmes est-elle l’origine de toute forme de domination ? Ou pour le dire autrement les rapports entre femmes et hommes sont-ils constitutifs des rapports sociaux en général, fondés sur une imbrication complexe et variable de coopération, de compétition et d’affrontement ? Il s’agit sans doute plus que d’un simple change‑ ment d’échelle. Mais du moins est-ce une sérieuse piste de réflexion pour chercher à élucider, sinon à résoudre, l’énigme de la domination  2.

Cette thèse néglige le fait que le rapport parent-enfant constitue, indépen‑ damment du rapport homme-femme, un rapport universel de domination au sein de l’espèce humaine. Non seulement il n’y a pas de raison de considérer que tous les rapports de domination se fondent sur le rapport de domination homme-femme, mais il y a tout lieu de penser que ce rapport est lui-même fortement dépendant du rapport parent-enfant. C’est cette hypothèse que je vais ici m’efforcer d’étayer de différentes manières.

Sexe et soins parentaux La situation des différentes espèces eu égard à la question des soins paren‑ taux est très variable, mais pas totalement aléatoire, puisqu’on note une forte tendance au couplage de la monogamie et des soins biparentaux, et une tout aussi forte tendance à lier d’autant plus les femelles à leur progé‑ niture que cette dernière leur est intimement et physiquement associée (les femelles qui pondent les œufs [ovipares] ou, plus clairement encore, celles qui portent les petits [vivipares], se distinguent des femelles des espèces pour lesquelles la fécondation est externe, comme chez une grande majorité de poissons  3). Lorsque le lien est particulièrement fort entre les femelles et la progéniture (cas des mammifères), l’altricialité de cette dernière augmente la 1.  Cf. infra « Le sang qui coule et la vulnérabilité ». 2.  Demoule 2017 : 190. 3.  Chez les amphibiens et les poissons qui peuvent êtres caractérisés soit par une fécondation interne soit par une fécondation externe, lorsque la fécondation est interne, les femelles s’occupent très majoritairement des petits (dans quasiment neuf cas sur dix). Mais lorsque la fécondation est externe, si les œufs ne sont pas tout simplement abandonnés immédiatement après la ponte, les femelles

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durée du lien, et l’altricialité secondaire propre à l’espèce humaine allonge encore un peu plus cette période de dépendance et de grande proximité entre la mère et l’enfant. Si on ajoute à cela le fait que les femmes sont le plus souvent unipares, et qu’elles ne peuvent procréer autant que d’autres femelles mammifères (telles que les souris), on comprend que la pression au soin parental, et tout particulièrement maternel, soit exceptionnellement forte dans l’espèce humaine. Dans certains cas, chez des progénitures précoces et immédiatement prêtes à affronter leur environnement, les soins parentaux sont quasiment absents. Cela implique aussi l’absence d’une transmission culturelle d’expériences entre les parents et leurs petits. C’est le cas des insectes  1 et de très nombreux reptiles  : « Les soins maternels ne se produisent que chez environ 1 % des lézards ovipares et 3 % des serpents ovipares. […] Les soins par le mâle seul n’ont jamais été enregistrés chez un reptile […]  2. » Chez les tortues de mer, les femelles pondent leurs nombreux œufs sur des plages, les enterrent et s’en vont. Deux mois plus tard, les petites tortues sortent des œufs et du sable pour tenter de rejoindre la mer sans aide, sans guide, ni protection. Chez les différentes espèces de pieuvres, c’est la femelle qui surveille ses œufs jusqu’à éclosion, à la suite de quoi elle meurt (il s’agit d’un phénomène génétiquement programmé), laissant les nouveau-nés sans soins ni trans‑ mission culturelle. Les soins parentaux sont parfois totalement absents chez les amphibiens et les poissons (seulement environ 30 % des 500 familles de poissons connues présentent un type ou un autre de soin parental  3). Les soins biparentaux (et la monogamie) sont très fréquents chez les poissons d’eau douce, mais les soins sont surtout prodigués par les mâles chez les poissons marins. Pour certaines espèces de poissons, il semble s’établir un lien inversement proportionnel entre le nombre d’œufs pondus et le degré de soins parentaux apportés  : moins on pond d’œufs, plus on veille sur sa progéniture (Stratégie K) ; et inversement, plus on pond d’œufs, moins on se soucie de ce qu’ils deviennent, la survie d’une partie d’entre eux étant statistiquement assurée (Stratégie r). Chez les oiseaux, bien que les femelles pondent les œufs, les soins biparentaux (construction de nids, couvaison des œufs et nourrissage des petits) sont fréquents  : plus de 90 % de plus de 9 000 espèces vivantes les pratiquent  4. Par ailleurs, 80 % des espèces sont monogames  5. Lorsque s’occupent des petits dans à peine un tiers des espèces. Le fait de porter sa progéniture est donc l’une des grandes conditions de la force de l’attachement mère-enfant. Cf. entre autres Balshine 2012 : 69. 1.  « Les soins parentaux prolongés sont relativement rares chez les insectes, même si l’exposition à des environnements difficiles est courante » (Royle, Smiseth & Kölliker 2012 : 329 ; traduit par moi). 2.  Balshine 2012 : 70. 3.  Ibid. : 69. 4.  Clutton-Brock 1991 : 132. 5.  Riedman 1982. Cf. aussi Emery 2017 : 90.

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les femelles couvent, les mâles leur apportent souvent de la nourriture. Mais l’on voit, dans ce schéma comportemental sexué, s’esquisser une division sexuelle du travail qui n’est pas surprenante lorsque l’on a à l’esprit le type de division sexuelle du travail qui caractérise les sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs : « Chez les oiseaux de proie, par exemple, c’est généra‑ lement le mâle qui chasse pour toute la famille, tandis que la femelle veille sur le nid. Le mâle rapporte à manger, mais ne nourrit pas lui-même les petits ; il remet la proie à sa compagne, qui la distribue alors aux petits  1. » De même « chez  le Vanneau (Vanellus vanellus), la femelle couve pendant que le mâle monte la garde. Sa tâche est d’attaquer les prédateurs, et de prévenir sa compagne quand l’un de ceux-ci approche  2 ». Dans son livre sur l’évolution des soins parentaux dans les différentes espèces, Tim CluttonBrock résume bien la situation des oiseaux : Cependant, les soins ne sont pas toujours partagés de manière égale chez les espèces biparentales, et les femelles sont généralement plus impliquées que les mâles […]. Les mâles et les femelles peuvent également adopter des rôles différents dans les soins aux jeunes. Par exemple, chez de nombreux passereaux, les femelles couvent plus que les mâles mais les mâles passent plus de temps à la défense du territoire […]  3.

La situation la plus clivée, du point de vue de la répartition sexuelle des tâches, s’observe chez les mammifères qui combinent le fait d’être à la fois principalement polygames (le plus souvent polygynes, et parfois polyandres) dans l’écrasante majorité des espèces  4, ce qui rend l’inves‑ tissement paternel plus improbable, et vivipares, ce qui rend l’investis‑ sement maternel plus intense  : « Les femelles allaitent, et 95 % d’entre elles s’occupent des petits. Mais des mâles peuvent participer  : chez les carnivores et les primates, on relève des soins paternels dans 20 % des cas, avec de grandes différences individuelles  5. » Après la gestation plus ou moins longue, l’allaitement est au cœur du lien très fort qui se noue entre la mère et l’enfant chez les mammifères, et les primates ne dérogent pas à la règle. Par ailleurs, le lien se resserre d’autant plus que la durée d’allaitement est longue (elle est d’environ un an chez les singes vervets, mais elle est de quatre à cinq ans chez les chimpanzés), que la mère engendre peu d’enfants à la fois, qu’elle dispose d’un intervalle assez 1.  Tinbergen 1967 : 31. 2.  Ibid. : 71. 3.  Clutton-Brock 1991 : 132. Traduit par moi. 4.  La situation des mammifères est totalement inversée par rapport à celle des oiseaux : « Chez les oiseaux, 80 % des espèces sont monogames, avec beaucoup de soins biparentaux. Chez les mammifères, dans 80 % des cas, les structures sont polygames » (Kreutzer 2012 : 225). 5.  Ibid. D’autres chercheurs estiment à 90‑91 % le pourcentage d’espèces de mammifères dans lesquelles les femelles s’occupent seules des petits. Cf. Balshine 2012 : 72.

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long entre deux portées, et qu’elle connaît des périodes plus longues de dépendance de sa progéniture  1. Chez les primates, c’est en général la mère qui s’occupe principalement du nourrisson, mais d’autres soins sont fournis par les pères ou par d’autres femelles. « Les soins paternels se limitent généralement à la protection contre les prédateurs et les intrus mâles. Cette protection masculine est essentielle pour les nourrissons qui risquent des attaques infanticides de la part des mâles adultes  2. » Ces soins paternels sont particulièrement importants chez les ouistitis et les tamarins dans la mesure où les femelles portent très souvent des jumeaux et qu’elles « dépendent des mâles pour effectuer toutes les tâches parentales autres que l’allaitement  3 ». Mais d’autres individus, le plus souvent apparentés à la mère, interviennent auprès de l’enfant : « Chez les tamarins et les ouistitis, les femelles dépendent des frères et sœurs plus âgés pour porter, nettoyer et réchauffer les nourrissons  4. » Et dans d’autres espèces, telles que les langurs de Hanuman, « on a observé que les femelles postreproductives étaient d’importantes protectrices des nourrissons contre les mâles infanticides  5 ». Pour résumer à grands traits la situation dans le règne animal, on peut reprendre les mots de deux éthologues français : Au final, le soin du mâle est majoritaire uniquement chez les poissons. Ainsi, pour les espèces de poissons chez lesquelles il existe un soin parental, la répartition est la suivante […] : soin uni-parental mâle pour 58 % des espèces, 36 % de soin uni-parental femelle et 25 % de soin biparental –  le total étant supérieur à 100 % parce que plusieurs de ces formes peuvent se manifester chez certaines espèces. Sinon, la répartition sexuelle va d’une égalité relative comme chez les amphibiens à un déséquilibre radical comme chez les mammifères où, dans moins de 5 % des espèces, les mâles participent directement au soin tandis que le soin uni-parental mâle est inexistant […]  6.

Il est devenu courant en sciences sociales de considérer la division sexuée du travail éducatif dans les sociétés humaines comme le produit d’une imposi‑ tion de nature purement culturelle. Culturellement déterminée, cette division du travail l’est nécessairement puisqu’elle concerne une espèce pour laquelle la culture accompagne tous les comportements, dans tous les domaines de l’existence. Mais comme le fait remarquer la psychologue et biologiste

1.  Nicolson 1991 : 17‑50. 2.  Korstjens 2010 : 155. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 156. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 156. Traduit par moi. 5.  Ibid. : 157. Traduit par moi. 6.  Pingault & Goldberg 2008 : 256.

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de l’évolution britannique Nichola Raihani, « un coup d’œil rapide à nos voisins sur l’arbre de la vie » suffit à se convaincre que l’espèce humaine ne constitue pas une exception parmi l’ensemble des mammifères  1. Cela ne renvoie cependant pas pour autant l’origine des phénomènes à la biologie, mais aux contraintes proprement sociales que la biologie de l’espèce fait peser sur la répartition des tâches. L’espèce humaine combinant le fait d’appartenir à la classe des mammifères vivipares, d’être unipare, d’avoir une progéniture altricielle, et même secondai‑ rement altricielle, et ayant privilégié la monogamie comme principale forme d’appariement, la situation eu égard à la progéniture se caractérise par un compromis particulier du point de vue de la division sexuelle des tâches. Comme la grande majorité des espèces mammifères, l’espèce humaine est caractérisée par un investissement parental principalement maternel, avec un apport allo-maternel qui implique encore beaucoup de femmes (aujourd’hui, par exemple, nourrices, agents de crèche, auxiliaires de puériculture, grandsmères, sœurs aînées ou tantes de l’enfant), et auxiliairement une aide paternelle surtout liée à la monogamie et à la pression supplémentaire exercée par l’altri‑ cialité secondaire  2. Comme l’écrit Wenda R. Trevathan de façon synthétique : En résumé, la diminution de la durée relative de la gestation qui était un sous-produit de la sélection pour la locomotion bipède à l’origine du clade hominidique et pour l’encéphalisation dans le genre Homo a entraîné une plus grande altricialité du nouveau-né. Cela, à son tour, a imposé aux femmes des exigences plus élevées pour accoucher et prendre soin d’un plus grand nombre de nourrissons sans défense. La capacité à fournir des soins optimaux à ses petits dépendait des compétences de la femme elle-même et de l’aide qu’elle pouvait recevoir des autres membres de son groupe social. En fin de compte, la sélection favorisait un certain degré d’investissement dans les jeunes par les hommes adultes […] et l’approvisionnement des jeunes par les adultes […]. Ainsi, ces caractéristiques de l’organisation sociale humaine peuvent devoir leur origine, en partie, à l’altricialité secondaire du nourrisson hominidé […]  3.

Qui dit « aide » dit investissement paternel secondaire, et c’est bien ce que l’on constate en général dans les sociétés humaines, même si la situation 1.  Raihani 2021. 2.  Les cas contrastés du campagnol des prairies (Microtus ochrogaster) –  au comportement social prononcé, avec un mâle assez exceptionnellement monogame et impliqué dans l’élevage de sa progé‑ niture  – et le campagnol des montagnes (Microtus montanus) –  aux liens sociaux plus limités, avec un mâle polygame et une progéniture précoce, très vite abandonnée par les mères  – montrent bien que l’implication des pères dans l’élevage des petits suppose la monogamie, et que les soins biparen‑ taux auprès d’une progéniture altricielle sont eux-mêmes corrélés avec un comportement prosocial. Cf. Carter & Getz 1993 : 100‑106. 3.  Trevathan 1987 : 224. Souligné et traduit par moi.

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est malgré tout légèrement plus favorable aux femmes qu’aux femelles de la très grande majorité des espèces de mammifères. Selon ce que l’on cherche à établir, on insistera sur le verre à moitié vide (l’investissement plus faible des hommes) ou le verre à moitié plein (son implication, même minimale, vis-à-vis de sa progéniture ou de la progéniture d’apparentés). Mais, dans tous les cas, le rôle paternel semble être un fait universel : On constate que partout et à toutes les époques, quels que soient les systèmes de parenté, les définitions culturelles de la paternité, de la maternité, de la germanité, etc., quelles que soient les formes du pouvoir politico-religieux qui structurent la société comme un tout et font servir les rapports de parenté à leur reproduction, des hommes se retrouvent impliqués (de très près ou de très loin), de façon continue ou intermit‑ tente, dans l’élevage des enfants que des femmes qui leur sont apparentées mettent au monde, et exercent sur eux diverses formes d’autorité et de contrôle. En général, l’implication des hommes dans l’élevage des enfants s’affirme à mesure que ceux-ci sortent de la prime enfance, époque où les femmes occupent la première place, et ceci parce que, à mesure que les enfants grandissent, les adultes qui leur sont apparentés se retrouvent dans la position de leur faire partager ou de leur transmettre des choses qui leur appartiennent en tant qu’individus ou membres d’un groupe  : des savoirs, des valeurs, des statuts, des titres, des fonctions, des richesses, des terres  1…

L’association des femmes au pôle de dépendance : la dyade mère-enfant et la femme-enfant « La société géthénienne, dans son fonctionnement et sa conti‑ nuité journalière, ne connaît pas la sexualité. Si quiconque, de dix-sept ans jusque vers trente-cinq ans, peut toujours, suivant l’expression de Nim, “être cloué par une grossesse”, il en résulte que personne ici ne peut être “cloué” aussi radicalement que les femmes ont des chances de l’être ailleurs – psychiquement ou physiquement. Servitude et privilège sont répartis assez équita‑ blement ; chacun a le même risque à courir ou le même choix à faire. Et, pourtant, personne ici n’est tout à fait aussi libre que l’est un homme libre partout ailleurs. » Ursula Le Guin, La Main gauche de la nuit (1971 : 104‑105).

Une partie du mystère de la domination masculine tombe si l’on consi‑ dère la manière dont s’associent, par la force biologique et sociale des choses, hommes, femmes et enfants. Les hommes ne portent pas les enfants durant 1.  Godelier 2010a : 610‑611.

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neuf mois ; ils n’endurent pas les souffrances de l’accouchement, qui a longtemps été un moment de danger pour la vie de l’enfant comme pour celle de la mère ; et ils n’allaitent pas les nourrissons, sachant que le biberon et le lait maternisé sont des inventions extrêmement récentes dans l’histoire de l’humanité et que, depuis trois millions d’années que le genre Homo existe, l’allaitement a été la seule façon de nourrir les bébés pendant de très longs mois. Jared Diamond a rappelé la nécessité, notamment dans les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs, de tenir l’enfant près de soi, pour des raisons d’allaitement et de soins évidentes : Chez les espèces qui allaitent continuellement, la mère porte le nouveau-né alors qu’elle cherche de la nourriture […]. Les études portant sur les chasseurs-cueilleurs modernes montrent que le bébé est porté presque toute la journée par la mère ou par quelqu’un d’autre. Quand la mère marche, l’enfant est maintenu par des systèmes de support comme les bandoulières des !Kung, les sacs en filet de Nouvelle-Guinée et les planches-berceaux des zones tempérées septentrionales. La plupart des chasseurs-cueilleurs, en particulier sous les climats doux, connaissent un contact peau contre peau continu entre l’enfant et la personne qui s’en occupe. Dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs humains et de primates supérieurs, la mère et le bébé dorment ensemble, en général dans le même lit ou sur la même natte. Un échantillon interculturel de 90  sociétés humaines traditionnelles n’en a révélé aucune où la mère et l’enfant dormiraient dans des pièces séparées […]. Ainsi, les bébés !kung passent 90 % du temps la première année de leur vie peau contre peau avec la mère ou la personne qui s’occupe d’eux ; ils sont portés partout où la mère va et le contact n’est interrompu que lorsqu’il passe entre les mains d’autres personnes. Un enfant !kung ne commence à être séparé plus fréquemment de sa mère qu’après un an et demi […]  1.

Les psychologues Blandine Bril et Silvia Parrat-Dayan, qui ont établi des comparaisons interculturelles concernant les deux premières années de l’enfant humain, soulignent le lien très fort et la grande proximité physique de la nourrice (mère ou substitut de la mère) et de l’enfant, qui traversent toutes les cultures : L’enfant, dans sa première année, reste totalement dépendant de l’adulte. Que la nourrice soit la mère ou toute autre personne, une femme à peu près toujours, c’est d’elle que dépend l’organisation de la vie du nourrisson à chaque instant. Sa survie en quelque sorte est entre les mains de l’adulte, qu’il s’agisse de l’alimentation, des soins, de l’évacua‑

1.  Diamond 2013.

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tion des excréments, du maintien d’une bonne température. En parti‑ culier, tant que le lait maternel constitue l’essentiel de son aliment, le tout petit doit se trouver en permanence relativement proche de la nourrice, ce qui implique qu’il soit transporté là où elle se trouve, de jour comme de nuit  1.

Comme l’écrivait John Bowlby, « s’occuper d’un bébé ou d’un petit enfant est une occupation à plein temps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, et qui cause souvent beaucoup de soucis, par-dessus le marché  2 ». Ce fait biologique a des conséquences importantes en termes de division sexuée du travail dans les premières sociétés de chasseurs-cueilleurs. Les femmes, moins mobiles du fait de la charge d’un enfant particulièrement dépendant, qu’il faut souvent porter sur soi, nourrir et protéger, trouvent une activité économique plus compatible du côté de la cueillette ; ce qui laisse le champ libre aux hommes pour s’occuper de la chasse. Ces données fondamentales, qui sont universelles dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, ont été soulignées par un préhistorien et anthropologue tel qu’André LeroiGourhan : L’agressivité plus prononcée des mâles, caractère fréquent dans le monde animal, et la plus faible mobilité des femmes expliquent la spécialisation dans la quête d’une nourriture partagée entre l’animal et le végétal. La croissance très lente de l’enfant rend les femmes naturellement moins mobiles et sur la base de sa double alimentation, il n’apparaît, pour le groupe primitif, pas d’autre solution organique que celle de la chasse masculine et de la cueillette féminine  3.

Mais c’est sans doute l’anthropologue britannique Ashley Montagu qui a le mieux décrit, de façon circonstanciée, la situation des hommes et des femmes face à la question de la répartition des tâches, même si son argument en lien avec la différence de musculature est plus contestable. Il écrivait ainsi : Un bébé hominidé n’est pas commodément emporté dans une expédi‑ tion de chasse ; il est trop grand, trop dépendant, il peut pleurer à tout moment et effrayer le gibier, et il peut être mis en danger. De plus, il peut y avoir d’autres frères et sœurs qui ont besoin des soins de la mère. La grossesse et la parturition ne sont pas non plus compatibles avec la chasse. Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, le fait qu’elle ne peut pas courir aussi vite que le mâle, et parce qu’elle est musculairement moins puissante que lui, la femelle ne peut pas être une chasseuse aussi efficace. La chasse était alors appelée à devenir une occupation exclusi‑ 1.  Bril & Parrat-Dayan 2008 : 55. 2.  Bowlby 2011 : 12. 3.  Leroi-Gourhan 1964 : 215.

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vement masculine et ainsi naquit la première division économique du travail entre les sexes. La femelle devait rester la cueilleuse, et le mâle devait devenir le chasseur  1.

Dans un texte important, l’anthropologue féministe Nicole-Claude Mathieu écrivait que si « la moindre disponibilité corporelle des femmes par rapport aux hommes est souvent mentionnée dans les études », on n’a pas pris conscience de ses « implications psychiques »  2. La sur-fatigue physique et psychique des femmes dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs ou dans les petites sociétés agro-pastorales tient justement à la charge de travail productif combinée au poids des grossesses et au portage permanent des enfants en bas âge, y compris lors des déplacements : La limitation physique et mentale des femmes du fait qu’elles sont litté‑ ralement liées aux enfants est encore plus évidente dans les cas d’urgence et de danger et notamment dans les cas de résistance des femmes par la fuite éventuelle. Point n’est besoin de faire appel au « consentement à la domination » quand on sait que, très matériellement, ce sont les enfants qui empêchent les femmes d’échapper (ne serait-ce que provisoirement) à leur situation. […] Le fait que les femmes soient limitées physiquement et mentalement par la charge (au sens propre) des enfants et par leur préoccupation à leur égard est d’ailleurs parfaitement connu du pouvoir masculin, qui simplement inverse, pour se justifier, la cause et l’effet, faisant de cette limitation des femmes la raison de leur non-pouvoir alors qu’elle en est l’effet  3.

Balayer l’argument de la base biologique de la division sexuée du travail pour n’en retenir qu’un rapport de domination arbitraire, purement culturel, c’est non seulement oublier les contraintes de la gestation et de l’allaitement qui ne pèsent que sur les femmes, mais oublier aussi l’énorme investissement parental requis en matière de nourrissage et de soins de l’enfant dans le cas d’une progéniture fortement altricielle. Cela tient les femmes éloignées pendant plusieurs années de leur vie (beaucoup plus courte dans les premières sociétés) des activités dangereuses et supposant une mobilité et une grande liberté de mouvement telles que la chasse ou la guerre. Comme l’écrit très bien Christophe Darmangeat : Il semble assez évident que, pour les membres des sociétés préhistoriques, la différence entre hommes et femmes était la première qui sautait aux yeux. Il semble également évident que les hommes et les femmes, du point de vue de la reproduction, occupaient des rôles bien distincts. Par conséquent, 1.  Montagu 1967 : 62. Traduit par moi. 2.  Mathieu 1985 : 187. 3.  Ibid. : 192‑193.

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il n’est guère mystérieux que la première division du travail ait emprunté tout naturellement les lignes de la différence sexuelle, et qu’elle ait classé prioritairement les individus selon ce critère – ce qui n’empêche évidem‑ ment pas que d’autres subdivisions, notamment fondées sur l’âge, aient pu s’y ajouter  1.

Avec la différence entre jeunes et vieux, et notamment entre parents et enfants, la différence sexuelle est la seconde grande différence qui structure la répartition des tâches. L’âge et le sexe sont les briques élémentaires sur la base desquelles se sont bâties et hiérarchisées les sociétés humaines, engen‑ drant une série de rapports de domination entre vieux et jeunes, parents et enfants, aînés et cadets, hommes et femmes  2. À propos de l’Afrique lignagère, Sophia Mappa écrivait ainsi  : « Malgré un certain discours sur l’égalité, la signification imaginaire de la supériorité des aînés vis-à-vis des cadets, des hommes vis-à-vis des femmes, des parents vis-à-vis des enfants, et au-delà des chefs vis-à-vis de leurs sujets, est une valeur forte et intériorisée comme telle par les groupes  3. » Réfuter la thèse selon laquelle la plus faible mobilité des femmes et leur éloignement des activités prestigieuses et dangereuses sont dus à ses fonctions reproductrices et maternelles, en arguant du fait qu’être enceintes ne les a jamais empêchées de travailler et de se déplacer, que les difficultés ne portent que sur les derniers mois de grossesse et qu’elles ne sont pas toujours enceintes, c’est ne pas prendre la mesure du problème et juger de la situation des femmes à partir de la situation contemporaine, dans laquelle le confort matériel est sans commune mesure avec celui qu’ont connu les sociétés humaines du passé. Non seulement les grossesses peuvent se succéder, mais l’allaitement prolongé parfois au-delà de l’âge de trois ans, qui requiert une présence constante des mères, et la nécessité dans tous les cas de s’occuper pendant plusieurs années d’une progéniture particulièrement dépendante et vulnérable rendent forcément les femmes moins mobiles. Rapportés à une espérance de vie qui n’a longtemps pas dépassé la trentaine d’années, tous ces faits, qui constituent autant de freins cumulés, ne sont pas anodins. Si donc la gestation, l’allaitement et l’élevage des enfants n’interdisent pas aux femmes d’être actives, et ne les empêchent pas notamment de participer aux 1.  Darmangeat 2012 : 215. 2.  Dans son travail sur les femmes de l’Afrique lignagère, Catherine Coquery-Vidrovitch montre que la parenté matrilinéaire conduit à donner un certain pouvoir aux femmes âgées, sur leurs belles-filles, leurs co-épouses plus jeunes ou les femmes esclaves, mais tout cela au profit d’un pouvoir masculin, à savoir le chef du lignage. Elles reproduisaient ainsi « à l’intérieur de leur communauté, les rapports hiérarchiques qui régentaient de façon plus générale les relations entre les maîtres du lignage ou “aînés” et leurs divers dépendants  : “cadets”, femmes, esclaves. Elles organisaient et contrôlaient le travail fourni essentiellement par les plus jeunes et les servantes : travail fait à leur place et non pour elles, mais pour le chef du lignage » (Coquery-Vidrovitch 1994 : 31). 3.  Mappa 1998.

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activités économiques tout en portant leur enfant, elles constituent malgré tout des limites que ne connaissent pas du tout les hommes. Ce sont les différences qui comptent, et un écart même relatif n’a pu manquer d’avoir des conséquences sociales structurelles majeures. Il ne s’agit pas de dire que l’investissement maternel serait généti‑ quement déterminé, mais que les contraintes biologiques de base, qui n’ont toujours pas été modifiées en termes de gestation – même si le fait aujourd’hui d’envisager la possibilité d’un utérus artificiel indique que la chose n’est désormais plus totalement hors d’atteinte  1 –, et qui n’ont été desserrées, partiellement, que très récemment en matière d’allaitement, créent simplement des habitudes et des dispositions très puissantes, sur la base desquelles se sont bâtis des dispositifs culturels variables. Que pèse l’invention tardive du biberon, durant le Moyen Âge européen, et du lait artificiel, à la fin du xixe  siècle, artefacts qui ont introduit la perspective d’une égalité père-mère dans l’acte de nourrissage de l’enfant   2, face au 300 000 ans d’histoire d’Homo sapiens structurés sur la base d’une relation serrée entre la mère et l’enfant ? De même, le portage de l’enfant, le plus souvent par les femmes pour des raisons liées aux nécessités de l’allaitement, est un geste quasi universel car il répond aux besoins d’une progéniture dépendante et vulnérable, mais aussi aux nécessités de déplacement de la mère pour vaquer à ses occupations quotidiennes (aller chercher de l’eau ou du bois, faire la cueillette ou aller aux champs, préparer à manger, etc.). Comme je l’ai rappelé en citant une belle étude comparative de ce geste  3, on peut saisir le portage au croisement, d’une part, de la nécessité, biologiquement ancrée dans la dépendance (altricialité secondaire), d’une prise en charge permanente du bébé, nécessité biologique qui s’accompagne immédiatement de conséquences sociales qui pèsent sur l’ensemble des sociétés humaines (notamment la relation très forte entre la mère et l’enfant) ; et, d’autre part, de l’ensemble variable des conditions climatiques et géographiques (la température étant un facteur déterminant dans la manière de traiter l’enfant) et culturelles (telles que la nécessité pour la mère de pouvoir continuer à se déplacer malgré la présence de son bébé) qui contraignent les gestes des adultes. L’étude de Blandine Bril fait clairement apparaître la manière dont un invariant (la relation mère ou nourrice/enfant, et notamment le geste de 1.  C’est le biologiste John Burdon Sanderson Haldane qui a formulé le concept d’ectogenèse (1923), c’est-à-dire l’idée d’un utérus artificiel permettant une grossesse extracorporelle. La généralisation de l’usage d’un utérus artificiel constituerait évidemment une étape décisive vers l’égalité, mais l’on peut se demander ce que seraient les conséquences (biologiques, psycho-affectives et sociales) d’une telle pratique. 2.  « En l’absence d’un substitut au lait maternel, l’enfant est dépendant de sa mère ou de sa nourrice et doit donc être facilement transportable en tout lieu et à tout moment » (Bril & ParratDayan 2008 : 183). 3.  Cf. supra « Conclusion : convergences culturelles autour du soin au petit enfant ».

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portage) donne lieu à de nombreuses variations culturelles  1. Ces différences s’enroulent autour de cet axe invariant en fonction des besoins variables de mobilité et d’activité des mères ; des solutions sociales (fortement contraintes par la nécessité, longtemps demeurée impérieuse, de l’allaitement) autour de la question de savoir qui doit porter le bébé (mère, père, nourrice extérieure, plusieurs personnes en même temps, etc.) ; et des évolutions technologiques (inventions des techniques de régulation de la température du bébé, de portage de l’enfant sur soi – sur sa poitrine, sur sa hanche, sur ses épaules ou dans son dos –, des techniques de transport, du berceau, du landau et de la poussette, du lait maternisé, de la pasteurisation, du biberon, du tire-lait,  etc.), qui elles-mêmes dépendent de nombreuses conditions (climatiques, politiques, résidentielles, professionnelles, de transport, etc.) : Le portage au dos tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans de nombreuses régions du globe où l’allaitement maternel est la norme dans la première année, et donc lorsque l’enfant doit rester avec sa nourrice dans la journée, a quasiment disparu dans les régions urbaines occidentales au cours des xixe et xxe siècles. Ce portage a été la norme historiquement pour l’enfant en bas âge dans toutes les régions du monde, dès lors que la nourrice devait poursuivre un travail domestique, agricole ou de commerce. Cela nous amène à insister sur le fait que, dans les pays occidentaux, la quasidisparition du portage de l’enfant en dehors des nécessités de transport, est historiquement récente. Elle est, en partie du moins, la conséquence de l’apparition des laits maternisés qui ont permis l’éloignement du bébé de sa nourrice. L’urbanisation dans le monde entier, associée à une certaine occidentalisation des modes de vie, conduit inexorablement à une trans‑ formation importante des pratiques à l’égard de la petite enfance, et de la pratique de portage en particulier  2.

Une femme liée biologiquement à sa progéniture, et qui se retrouve en charge d’un bébé fragile et dépendant pendant de nombreux mois après la naissance, un homme plus extérieur au duo mère-enfant, mais que la monogamie rapproche du couple mère-enfant  : voilà les données de base concernant les relations entre l’enfant, sa mère et son père chez un mammifère à progéniture altricielle comme l’homme. Ce que l’on peut déduire de ces données de base, c’est, d’une part, le lien particulièrement fort noué entre la mère et l’enfant ; et, d’autre part, le lien incroyablement plus lâche entre le père et l’enfant. Chez des mammifères à progéniture altricielle, cela a pour conséquence que la femelle ou la femme est la seule à être associée aussi fortement, en tant que mère, au pôle le plus faible, fragile, vulnérable et dépendant ; et que le père, quand il joue un rôle 1.  Bril 2008 : 121‑132. 2.  Ibid. : 131.

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vis-à-vis du duo mère-enfant, occupe une position plus distante. Pourquoi ce statut très fréquemment accordé aux pères, et tardivement théorisé par la psychanalyse, en tant que pôle extérieur, incarnant la Loi ou les contraintes extérieures, si ce n’est parce qu’il est, en tant que mammifère mâle qui n’enfante pas, beaucoup plus à distance de sa progéniture que la mère ? La femme est donc profondément liée à l’incomplétude, à l’impéritie et à la dépendance de l’enfant, ce qui contribue à alourdir sa charge et à la rendre, à son tour, dépendante d’une série d’aides extérieures (mari, mère, enfants déjà grands, etc.). On pourrait objecter que cette hypothèse  1 repose, en partie, sur la capacité symbolique à associer femme et dépendance (progéniture dépendante), alors que la dominance mâle chez les animaux non humains opère sans média‑ tion symbolique. Tout d’abord, il faut souligner le fait que l’association (loi Alexander Bain de l’association par contiguïté entre la mère et l’enfant) n’est pas que symbolique, mais qu’elle a des conséquences matérielles sur la vie des femmes accaparées par des grossesses, des accouchements et des mois d’allaitement qui contribuent à les affaiblir et à les rendre dépendantes. Mais l’association des femmes à l’enfant dépendant a effectivement un caractère symbolique dans l’espèce humaine, ce qui n’empêche pas les animaux non humains de percevoir cette association. De même qu’un animal est capable de percevoir le comportement d’un autre comme un comportement agressif, une tentative de séduction ou une attitude de réconciliation sans « mettre des mots » sur ces réalités, de même qu’il est en mesure d’associer un signal à un type de situation (e.g. le chien de Pavlov), il est tout aussi en capacité de percevoir la situation de la progéniture comme une situation de faiblesse, et d’associer la mère à la vulnérabilité à partir de la proximité perçue entre elle et ses enfants. La structure relationnelle objective mère-vulnérabilité de l’enfant préexiste à sa transposition ou à sa mise en forme symbolique, de même que l’évitement de l’inceste existe indépendamment de la formulation d’un tabou de l’inceste, c’est-à-dire d’une interdiction formulée, exprimée, symbolisée. Dans l’écrasante majorité des cas chez les mammifères, lorsque la progé‑ niture nécessite des soins parentaux (courts ou longs) pour survivre, ce sont les femelles qui l’élèvent seules. Des souris  2 aux chimpanzés, en passant par 1.  Pour que l’hypothèse puisse être totalement validée, il faudrait pouvoir prouver que les animaux à fécondation externe ne privilégient pas la domination des mâles sur les femelles, que les espèces ovipares (distinctes des espèces vivipares pour lesquelles l’embryon se développe à l’intérieur de la femelle, sauf exception dans le cas des Syngnathidés, dont font partie les hippocampes et les dragons de mer) ou que les espèces à progéniture précoce (distinctes des espèces à progéniture altricielle) sont moins marquées par la domination des mâles sur les femelles. Mais il faudrait pour cela disposer d’une masse d’études qui font actuellement en grande partie défaut. 2.  Dans le cas des souris, on sait que les mâles non seulement ne s’occupent pas spontanément des petits, mais qu’ils ont un comportement infanticidaire qui disparaît trois semaines environ (temps de la gestation chez la femelle souris) après avoir copulé avec la femelle, ce qui les conduit alors à se

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les léopards, les guépards, les éléphants de mer, les ours, les chamois, les orang-outans, les ratons laveurs ou les hérissons, ce sont quasi exclusivement les femelles qui s’occupent de leur progéniture. Pourquoi l’espèce humaine aurait-elle fait soudainement exception ? Et pourquoi s’étonner de ce que ce lien entre la mère et l’enfant ait résisté à de nombreux changements culturels, techniques, politiques, économiques, etc. ? Par ailleurs, on sait que les enfants de primates non humains apprennent le rôle des mâles adultes qui « protègent les femelles adultes et leurs progénitures » et « gardent la troupe dans son ensemble  1 », ce qui indique clairement que les femelles sont considérées par les mâles comme des enfants : des êtres faibles et à protéger. Dans leur ouvrage consacré à la grossesse, les psychiatre et gynécologue obstétricien Luis Alvarez et Véronique Cayol apportent des éléments factuels permettant d’étoffer l’hypothèse de l’association des mères au pôle vulnérable de la vie. Durant très longtemps dans l’histoire humaine, elles ont cumulé de longues gestations, des accouchements difficiles, des allaitements durant de longs mois, l’absence de moyens fiables de contraception et une progéni‑ ture nombreuse, dépendante et vulnérable, qui les ont rendues elles-mêmes dépendantes et vulnérables. Les auteurs partent d’un constat lucide concernant la situation de l’enfant humain, caractérisé par sa très grande vulnérabilité. Cette vulnérabilité, dont la durée est exceptionnellement longue dans le règne animal, exige une présence adulte, et notamment parentale, de tous les instants : Le bébé humain naît faible et petit, dans une situation de fragilité qui l’oblige à s’associer intensément aux adultes de son entourage pour garantir sa survie et soutenir sa construction. Parallèlement, la perception de la vulnérabilité du bébé, de l’ampleur de ses besoins et de son incapacité à survivre seul amène les adultes qui lui ont donné la vie à exercer la fonction parentale. Ainsi, la précarité de tout enfant impose à tout adulte qu’il rencontre l’exigence de le protéger et de l’éduquer, exigence qui définit la fonction parentale. Cet écart majeur entre le bébé, être en devenir, et ses parents, gardiens de sa vie à tous les instants, détermine la manière dont un univers relationnel unique, fait d’intimité et de réciprocité, va se tisser autour de la multitude des moments qui constituent la vie commune de la dyade mère-bébé et de la triade parents-bébé. Éprouver cette asymétrie, en se mettant à la place du

comporter avec les bébés, pour des raisons hormonales étudiées par la biologiste franco-américaine Catherine Dulac, aussi « maternellement » que les femelles. Inversement, les femelles cessent d’être « maternelles » dans des conditions de stress extrêmes (elles peuvent abandonner leurs petits en cas de manque de nourriture ou de menace d’un prédateur). Cf. Kohl & Dulac 2018 ; Kohl, Autry & Dulac 2017. Chez les humains aussi, les travaux de James Rilling et Ruth Feldman ont montré qu’au moment de la naissance de leur premier enfant les pères connaissent une hausse de leur taux d’ocyto‑ cine et une baisse du taux de testostérone, ce qui les prépare biologiquement et émotionnellement à s’occuper de leur progéniture. Rilling & Mascaro 2017 ; Feldman, Braun & Champagne 2019. 1.  Dobbert & Cooke 1987 : 106.

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bébé, est le propre de la fonction parentale, constat qui impose à l’adulte d’ajourner ses besoins pour soulager ceux de l’enfant qui, lui, ne peut pas attendre  1.

ou encore : Les enfants, faibles et petits, ne peuvent ni assurer leur survie ni amorcer leur développement seuls, raisons pour lesquelles ils doivent s’associer intimement aux adultes de leur entourage. Les adultes deviennent alors les garants de la bonne marche du monde et du bien-être des enfants par l’exercice de la fonction parentale  2.

Luis Alvarez et Véronique Cayol établissent d’emblée une différence entre la dyade mère-bébé et la triade parents-bébé, du fait du lien particulier qui relie la mère et l’enfant. Mais ils insistent aussi, à juste titre, sur le fait que les sociétés humaines ont « toujours veillé à ne pas laisser la mère et le bébé livrés à leurs vulnérabilités », d’autant que « la massivité et l’étendue » de l’« exigence permanente de sollicitude » de l’enfant peuvent « désorganiser et déborder l’adulte qui incarne la fonction parentale »  3. L’aide du père, d’autres enfants plus âgés, de nourrices extérieures, de grands-mères, de crèches, de pédiatres, etc., vient en soutien d’une relation très énergivore et très exigeante, voire envahissante. Comme l’écrivent les auteurs, « la solitude et l’isolement des dyades [mère-enfant] font partie des nouvelles formes de précarité créées par notre société, allant à l’encontre des besoins fondamentaux des humains  4 ». Par le fait même que la dyade mère-enfant nécessite d’être « soutenue » ou « aidée » par d’autres, et notamment par le père dans nombre de sociétés humaines monogames, on saisit le caractère dépendant et faible du duo  : « La vulnérabilité de la fin de la grossesse, l’épreuve de l’accouchement et la précarité des premiers mois de vie de l’enfant accordent au père le rôle de soutien qui préserve l’existence de la mère et du bébé  5. » Si, comme j’en ai fait l’hypothèse, le rapport parents-enfant propre à notre espèce est central dans le développement des sociétés humaines, alors le « rapprochement » très fort entre la femme et l’enfant n’est pas la simple transposition analogique d’un modèle (association analogique de la situation de la femme et de celle de l’enfant, ou attribution aux femmes des propriétés enfantines), mais bien la preuve que la femme est depuis toujours associée à l’état d’enfance (de faiblesse, de fragilité, de dépendance, d’impéritie, d’impuissance) parce qu’elle est la seule à porter l’enfant. Ce fait biologique 1.  Alvarez & Cayol 2015 : 22. 2.  Ibid. : 52. 3.  Ibid. : 226. 4.  Ibid. : 30. 5.  Ibid. : 220.

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a eu d’emblée des conséquences sociologiques majeures mais pas de la façon où on l’entend habituellement. Ce n’est pas que la biologie expliquerait les faits sociaux, mais que la biologie n’est qu’une autre forme de sociologie quand elle s’intéresse à des faits sociaux fondamentaux, caractéristiques de l’espèce humaine, et par conséquent de l’ensemble des sociétés humaines. On comprend dès lors que la personnalité « phallique narcissique », théorisée initialement par Wilhelm Reich, ait à se définir en niant la dépen‑ dance, la subordination, l’enfance et la féminité : Wilhelm Reich (1949) a été le premier à décrire le caractère phallonarcissique. En utilisant une terminologie différente – qui, je l’espère, reste fidèle au noyau central de ses intuitions  – je dirais que la personnalité phallique met ainsi l’accent sur ses caractéristiques « viriles » afin de nier ses propres aspects dépendants, enfantins et féminins. Il considère ces derniers comme nécessiteux (ou indigents), et, pour cette raison même, dégradés. Reich a raté un point très important : la visée antidépressive de la personnalité phallique narcissique, qui souhaite fondamentalement nier sa dépendance, car la dépendance est liée à une perte possible. La personnalité phallique souhaite éviter cette perte plus que toute autre chose. C’est un phénomène d’importance centrale  1.

John Bowlby a remarqué avec beaucoup de pertinence que le rapport parent-enfant, en tant qu’il est un rapport à la fois de protection et de domination (mais Bowlby n’insiste malheureusement pas sur ce point), déter‑ minait en grande partie le rapport mâle-femelle ou homme-femme : En fait, il se peut que certaines composantes et certains mécanismes causaux ne soient pas seulement communs à l’attachement et au compor‑ tement sexuel, mais fassent partie aussi du comportement parental. Nous avons déjà cité un exemple : le chevauchement entre le comportement sexuel et le comportement parental chez les oiseaux est la conduite alimentaire de courtisation où le mâle nourrit la femelle de la même façon que les deux nourriront les petits, tandis que la femelle est dans une attitude de mendicité à l’égard du mâle dans la posture utilisée par ailleurs seulement par les petits qui demandent la nourriture à leurs parents […]. Chez l’homme, les chevauchements entre le comportement d’attachement, le comportement parental et le comportement sexuel sont courants. Par exemple, il n’est pas rare qu’un individu offre un repas à un partenaire sexuel comme si le partenaire était un parent, et réciproquement il se peut que le partenaire adopte une attitude parentale en retour. Une explication possible, et même probable, du comportement du partenaire qui prend le rôle du petit est que, chez lui, non seulement le comportement d’attachement a persisté dans la vie adulte, ce qui est habituel, mais, pour une certaine raison, 1.  Speziale-Bagliacca 1991 : 37. Traduit et souligné par moi.

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a aussi persisté la possibilité de le susciter comme chez le petit, ce qui n’est pas habituel  1.

En France, le sociologue Michel Bozon, sans faire référence aux travaux de Bowlby, analyse les relations amoureuses comme des moments d’« abandon de soi » ou de « remise de soi » et de « pouvoir » ou d’« emprise sur l’autre », qui s’accompagnent d’une « dissymétrie dans les sentiments amoureux des hommes et des femmes, entraînant une dépendance affective des femmes, bien au-delà de leur dépendance matérielle  2 ». Il note, par ailleurs, très brièvement, que ces mécanismes ne sont pas propres à la relation amoureuse  : « Toute relation entre individus s’élabore à partir d’une suite ordonnée de remises de soi partielles, conscientes ou inconscientes. On s’en tiendra ici aux relations amoureuses, même si la notion de remise de soi peut s’appliquer mutatis mutandis aux relations d’amitié, aux relations de confidence, aux relations de voisinage, aux camaraderies, à l’amour entre parents et enfants, etc.  3. » Non seulement le rapport parent-enfant est présenté comme un type de rapport parmi d’autres, et non comme la matrice des autres types de relations de dépendance-domination, mais Bozon fait de la « dépendance affective » un produit de l’« idéologie amoureuse romantique », et donc d’une certaine « éducation donnée aux petites filles »  4, alors que les phénomènes de dépendance affective sont observables au niveau des relations parents-enfants dans l’ensemble des espèces altricielles (oiseaux comme mammifères). Mais le sociologue ne peut comprendre les raisons profondes des mécanismes généraux de dépendance affective, dans la mesure où il reste les yeux rivés sur un type de relation (amoureuse) plutôt que de chercher à mettre au jour les analogies entre de nombreuses relations de même nature, ainsi que la matrice génératrice de ces analogies  5. On doit aussi au sociologue Erving Goffman d’avoir saisi le lien entre la femme et l’enfance, même s’il n’a pas vraiment pris la mesure de l’importance anthropologique de cette relation, en faisant du modèle enfantin un simple schéma de comportement culturel et, du même coup, une réalité à caractère arbitraire. Que les interactions homme-femme prennent parfois la forme d’une relation parent-enfant signifie tout d’abord que le rapport hommefemme est, comme le rapport parent-enfant, un rapport de domination qui prend la forme d’une relation de dépendance et de protection. S’ils peuvent tendre vers le rapport de domination brutal, le rapport parent-enfant comme 1.  Bowlby 2002a : 316. 2.  Bozon 2016 : 26. 3.  Ibid. : 32. 4.  Ibid. : 26. 5.  Pour une analyse de la dépendance amoureuse qui ne sépare pas ce phénomène des rapports de dépendance parent-enfant, on peut lire l’ouvrage du psychiatre français François-Xavier Poudat, La Dépendance amoureuse (2005).

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le rapport homme-femme s’accompagnent néanmoins, et c’est ce qui en fait la spécificité, d’un lien affectif, d’un lien d’amour, qui prend la forme d’une protection et d’une admiration. Présentant l’apport de Goffman dans Gender Advertisements, Yves Winkin écrit : Ce qui est plus neuf, c’est l’introduction de la question de l’identifica‑ tion et de la déférence sexuelles : comment les acteurs se témoignent-ils mutuellement la reconnaissance de leur identité sexuelle ? Par l’utilisation de parades sexuelles (gender displays), définies par Goffman comme des styles comportementaux qu’emploient de façon distincte les hommes et les femmes participant à des situations sociales. Ces parades trouvent leurs sources, non tant dans les origines animales des acteurs, comme le suggèrent les éthologistes, que dans les rapports parents/enfants. Pour Goffman, « rituellement parlant, les femmes sont équivalentes […] à des enfants ». Les hommes sont tels des parents qui autorisent, contrôlent, pardonnent. En filigrane, se profilent les illustrations de Gender Advertisements où des photos d’enfants pelotonnés contre leurs parents sont suivies de photos de couples (couchés, assis, debout) où la femme est recroquevillée contre l’homme  1.

Le lien a été aussi souligné par l’écrivaine féministe étatsunienne Vivian Gornick dans son introduction à l’ouvrage : Mais la principale contribution de Goffman dans ce livre sur la « féminité dépeinte » (ce dont il est réellement question dans Gender Advertisements) est le lien continu et toujours plus profond qu’il établit entre notre image des femmes et le comportement des enfants. Dans une discussion astucieuse sur la relation enfant-parent, il note que le comportement d’un enfant indique souvent qu’« un protecteur aimant se tient dans les coulisses, permettant non pas tant la dépendance qu’un soulagement ou une libération par rapport aux “réalités”, c’est-à-dire par rapport aux nécessités et aux contraintes auxquelles les adultes en situation sociale sont soumis ». Il ajoute ensuite avec insistance : « Vous constaterez qu’il y a un prix évident à payer pour que l’enfant soit épargné (saved) du sérieux »  2.

Goffman voit dans la relation parent-enfant une « source de parade (display) » pour les relations homme-femme. Selon lui, les hommes et les femmes prennent modèle sur les rapports parent-enfant pour organiser leurs interactions : Il s’avère donc que, dans notre société, chaque fois qu’un homme a des relations avec une femme ou un homme subordonné (surtout un jeune), 1.  Winkin 1990 : 57‑59. 2.  Gornick 1987 : VIII.

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il est fort probable que l’application du complexe parent-enfant atténue dans une certaine mesure la distance, la coercition et l’hostilité potentielles. Ce qui implique que, rituellement parlant, les femmes sont équivalentes aux hommes subordonnés et que les deux sont équivalents aux enfants  1.

C’est un modèle qui est omniprésent puisque non seulement toutes les personnes ont été des « enfants pris en charge par leurs parents et/ou leurs frères et sœurs aînés », mais une grande partie d’entre eux finissent par « être des parents (ou des frères ou sœurs aînés) dans la position inverse »  2. Le « complexe parent-enfant est un fonds commun d’expérience  3 » dont les adultes s’inspirent dans leurs réunions sociales. Mais plutôt que de prendre au sérieux ce rapprochement des rapports parent-enfant et homme-femme, Goffman réduit le premier à n’être qu’une « source d’imagerie comportemen‑ tale  4 ». En écrivant cela, il contribue à déréaliser un fait social profondément ancré dans les données sociales de base de l’espèce. Car tout cela, comme les faits que nous rapportons ci-après sur les chimpanzés et les loups le montre‑ ront  5, n’est pas qu’une question d’image, mais de nécessité sociale, partagée par tous les hommes comme par nombre d’espèces animales. Goffman refuse explicitement toute considération phylogénétique, rédui‑ sant les proximités entre les animaux non humains et l’espèce humaine à de simples effets d’inspirations, les comportements humains n’étant que des sortes de copies culturelles des comportements animaliers pris comme modèles : […] lorsque l’affichage du comportement de genre s’inspire de la vie animale, il semble le faire non pas, ou pas simplement, dans un sens directement évolutif, mais comme une source d’images –  une ressource culturelle. Le règne animal – ou du moins certaines de ses parties – nous fournit (selon moi) des modèles mimétiques pour la représentation du genre, pas nécessairement des modèles phylogénétiques. Ainsi, dans la société occidentale, le chien nous a servi de modèle ultime de démonstra‑ tion d’affection, d’agressivité, et (avec des crocs apparents) de menace ; le cheval est un modèle, certes, de force physique mais de peu de relations interpersonnelles et interactionnelles  6.

Le rapprochement de la femme et de l’enfant est aussi, sur un tout autre plan, un fait objectif de dimorphisme sexuel, qu’il soit un effet de la sélection naturelle ou un effet de la sélection sexuelle, avec une part plus ou moins 1.  Goffman 1987a : 5. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 4. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 5. Traduit par moi. 4.  Ibid. : 4. Traduit par moi. 5.  Cf. infra « La domination sexuée : entre social sans culture et social culturalisé ». 6.  Goffman 1987a : 3‑4. Traduit par moi.

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importante de dimension culturelle dans les deux cas. En effet, le dimor‑ phisme sexuel se caractérise par des différences dans les organes génitaux, extérieurs chez les hommes, intérieurs chez les femmes, de même que des différences morphologiques telles qu’une taille plus grande et une pilosité plus visible chez les hommes que chez les femmes. Or ces caractéristiques de taille, et du même coup de poids, et de pilosité, tendent à rapprocher la femme de l’enfant. Dans d’autres espèces animales aussi, les mâles sont souvent plus gros (et plus colorés) que les femelles. Ainsi, les faisans mâles sont plus gros, plus grands et plus colorés que les faisans femelles, ce qui constitue un grand désavantage pour les mâles, beaucoup plus facilement repérables par les prédateurs (à l’état sauvage un faisan mâle vit environ 10 mois, soit deux fois moins que les femelles qui s’occupent seules de leurs petits). De même, chez un grand nombre de mammifères, le mâle est plus grand que la femelle. C’est le cas du putois (Mustela putorius) mâle qui pèse presque le double du poids de la femelle. D’autres se distinguent par des parties du corps utilisées dans les combats pour la dominance, comme les cornes, les bois et les défenses (les femelles éléphants d’Asie n’ont pas de défenses). Mais chez les insectes notamment, les femelles sont souvent plus grosses que les mâles à cause de la très grande quantité d’œufs qu’elles doivent pouvoir pondre. Le dimorphisme sexuel de taille et de poids est souvent à l’origine de la domination des mâles sur les femelles chez nombre de mammifères, les mâles s’imposant alors par la coercition, du fait de leur supériorité physique. Parmi les cas les plus frappants, on peut citer les babouins Hamadryas et les éléphants de mer (Mirounga angustirostris), chez qui les mâles peuvent peser respectivement deux fois plus et quatre fois plus que les femelles. Pour pouvoir s’accoupler, les mammifères mâles pratiquent diversement la copula‑ tion forcée, le harcèlement sexuel, l’intimidation ou l’infanticide  1. Il n’est donc pas exclu que les premiers mâles du genre Homo se soient imposés face aux femmes par des moyens de coercition du même type  2. Chez l’Homme, si l’on s’en tient à des mesures récentes concernant les hommes et les femmes de dix-huit à vingt-cinq ans issus de 126 pays, la masse moyenne adulte de l’homme est systématiquement plus élevée que celle de la femme (respectivement 86,1 kilos et 69,2 kilos pour les hommes et femmes 1.  Davidian, Surbeck, Lukas, Kappeler & Huchard 2022. 2.  Il faut ajouter à cela le fait que les hommes produisent plus de testostérone que les femmes (environ deux fois plus en moyenne) et que l’on sait désormais que cette hormone favorise les compor‑ tements (agressifs et non agressifs) destinés à atteindre et à maintenir le statut social ou la dominance. Il est toutefois difficile de dire si le taux d’hormone détermine le comportement ou s’il n’en est que la conséquence (par exemple, ceux qui sont en situation de compétition produisent davantage de testostérone que ceux qui n’y sont pas ; et les perdants d’une compétition voient leur taux de testos‑ térone généralement baisser par rapport aux vainqueurs). Cf. Mazur & Booth 1998 ; Dreher, Dunne, Pazderska, Frodl, Nolan & O’Doherty 2016.

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d’Europe de l’Ouest), de même que sa taille (respectivement 1,80  mètre et 1,66 mètre)  1. Par ailleurs, les hommes ont de façon générale une ossature plus robuste, des mâchoires plus carrées, davantage de poils visibles, surtout sur le visage, la poitrine, l’abdomen, les jambes et le dos, les femmes ayant autant de poils mais sous la forme de duvet  2, qui se remarque donc beaucoup moins. De telles caractéristiques distinguent assez nettement les hommes adultes des enfants, mais en revanche rapprochent objectivement les femmes des enfants. Rappelant les mêmes différences physiques hommes/femmes, auxquelles il ajoute, côté masculin, les crêtes sourcilières proéminentes, le menton saillant, les dents plus grandes en raison de la dentine, la cavité du larynx plus large, les cordes vocales plus épaisses (qui font des voix plus graves  3), la pomme d’Adam et le cou plus fort et plus court, le biologiste britannique David Bainbridge souligne le caractère enfantin des traits féminins : En revanche, les adolescentes conservent de nombreux traits enfantins – visages arrondis et « ouverts », petites dents et longs cous lisses. Cette conserva‑ tion des caractéristiques juvéniles à l’âge adulte est appelée « pédomor‑ phose », et elle conduit parfois les gens à porter des jugements injustifiés. La supposition la plus grossière est que les femmes sont non seulement intrinsèquement « enfantines », mais aussi « puériles »  4.

En 1995, David Brin remarquait lui aussi que si la néoténie est carac‑ téristique de l’espèce dans son ensemble sur certains points, dont la grande plasticité cérébrale qui permet des apprentissages tout au long de la vie, la pédomorphose est beaucoup plus marquée chez les femmes que chez les hommes, et ce, quelles que soient les différences raciales, ethniques et culturelles : « La différence de degré de pédomorphisme est l’une des rares dichotomies sexuelles humaines vraiment décisives, utilisée par la plupart d’entre nous pour distinguer visuellement les femmes des hommes  5. » Il va de soi que le dimorphisme sexuel est aussi renforcé par des traits culturels tels que la longueur des cheveux ou leur coupe, les vêtements, les bijoux, le maquillage, les pratiques d’épilation, etc. Mais cela n’efface pas les diffé‑ rences physiques entre les sexes. David Brin émet l’hypothèse d’une sélection 1. . Cf. aussi Rodriguez-Martinez et al. 2020. 2.  Si les femmes développent des poils moins épais que les hommes, c’est en raison de la différence de stimulation hormonale des androgènes, en particulier de la testostérone. 3.  À quoi il faut ajouter l’effet de la testostérone qui « aggrave » la voix des garçons par rapport à celle des filles à partir de l’adolescence. Toutes ces bases physiologiques et hormonales, qui sont à l’origine des différences vocales entre hommes et femmes, n’éliminent pas pour autant le rôle des modèles culturels qui peuvent contribuer à diminuer les écarts ou à les accentuer. Comme souvent, la culture « compose » avec la nature sans pouvoir s’en affranchir totalement. Cf. Ruppli 2015. 4.  Bainbridge 2009 : 61. Traduit et souligné par moi. 5.  Brin 1995 : 258. Traduit par moi.

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sexuelle des femmes gardant globalement des traits plus enfantins (excepté l’augmentation inédite des seins par rapport à leurs cousines chimpanzés) et déclenchant ainsi des « sentiments de tendresse et de protection chez les hommes  1 », ceux-là mêmes qui sont en jeu dans les rapports parents-enfants, et qui peuvent contribuer à la formation du couple monogame  : « Afin d’attirer des partenaires de qualité –  de type protecteurs  – les femmes ont commencé à prendre (ont été sélectionnées pour leur plus grande ressem‑ blance avec) les caractéristiques externes des objets de l’impulsion protectrice, à savoir les enfants  2. » Ce pédomorphisme des femmes comparées aux hommes n’est pas sans rappeler celui des animaux domestiqués par l’espèce humaine, comme nous l’avons vu précédemment  3. La juvénilisation des traits morphologiques et comportementaux des animaux non humains domestiqués, de même que celle des femmes prises dans des rapports de dépendance-domination avec les hommes ne font que souligner, une fois de plus, la puissance structurante du rapport parent-enfant dans le champ de l’expérience humaine  4.

La femme, enfant ou cadette « L’homme, sauf les exceptions contre nature, est appelé à commander plutôt que la femme, de même que l’être le plus âgé et le plus accompli est appelé à commander à l’être plus jeune et incomplet. » Aristote, Politique (Livre 1, 1259b).

Le rapport de domination parent-enfant a donc informé au cours de l’histoire humaine le rapport de domination homme-femme, en faisant de la femme, quel que soit son âge ou quel que soit son rang de naissance, une « mineure » et même une « fille » par rapport à son mari  5, ou une « cadette », et même parfois une « fille », par rapport à ses frères. Comme l’écrivait Françoise Héritier  : « le rapport sexué entre frères et sœurs [est] envisagé non pas en fonction de l’ordre relatif de succession des naissances, mais comme un rapport d’aînesse (aînesse signifiant autorité) du frère sur 1.  Ibid. : 265. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 265. Traduit par moi. 3.  Cf. supra « Domestication animale, domination des hommes ». 4.  Cela suggère que le dimorphisme sexuel de l’espèce humaine et notamment le pédomorphisme des femmes pourraient être le produit d’une sélection sexuelle des femmes par les hommes dans le cadre de rapports durables de domination. 5.  En Grèce antique, nous disait déjà Morgan en 1877, « l’épouse n’était ni la compagne ni l’égale de son mari, mais avait vis-à-vis de lui une relation de fille à père » (Morgan 1971 [1877]  : 546 ; passage retraduit par moi à partir de la version originale. Le traducteur français a introduit une notion de rang qui n’existait pas dans la version originale : « The wife was not the companion and the equal of her husband, but stood to him in the relation of a daughter »).

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la sœur, et ensuite du mari sur l’épouse (et plus généralement un rapport d’autorité des hommes sur les femmes)  1 ». Certaines langues ne permettent même pas « à un homme de dire “sœur aînée”, seulement “sœur cadette”. Un homme ne peut structurellement, puisque le mot n’existe pas, avoir des sœurs aînées  : il n’a que des sœurs cadettes. Inversement, une femme ne dispose pas de mot pour dire “mon frère cadet”, tout frère ne peut être désigné que par l’expression “frère aîné”  2 ».





Haut Puissant Parent Aîné Majeur Avant

Bas Faible Enfant Cadette Mineure Après

L’homme est à la femme ce que le haut est au bas…

Étudiant l’ensemble des « six grands types terminologiques de parenté » (Eskimo, Hawaïen, Iroquois, Omaha, Crow, Soudanais), l’anthropologue a établi le fait que les différences entre les sexes se traduisaient « dans le langage des générations ou dans le langage de l’aînesse. Qu’un cadet ne puisse être l’égal d’un aîné ou lui passer devant, c’est l’évidence même […] ; qu’une femme à génération égale ne puisse être au-dessus d’un homme ou son égale, c’est aussi l’évidence même, gravée au cœur des terminologies de parenté, pour la majeure partie d’entre elles  3 ». Ce constat est fondamental et il faut en souligner l’importance. Concentrée sur la valence différentielle des sexes, Françoise Héritier n’a peut-être pas suffisamment pris conscience de la centralité du rapport parent-enfant, même si elle en dégage les éléments essentiels. Si « le rapport homme/femme de même niveau (frères/sœurs, mari/ épouse) […] est rabattu conceptuellement soit sur le rapport entre générations consécutives, soit sur le rapport relatif d’aînesse, conçus tous deux comme modèles hiérarchiques qui expriment au mieux la dominance masculine  4 », c’est parce que le rapport parent-enfant, et son corrélat temporel avant-après, antérieur-postérieur, constitue la matrice de tout rapport de domination dans les sociétés humaines, et probablement dans toutes les sociétés d’espèces à progéniture altricielle. Il faut ici citer longuement Françoise Héritier dans un passage crucial de sa démonstration : 1.  Héritier 2010c : 7‑8. 2.  Héritier 2012a [1996] : 88. 3.  Héritier 2017 [1981] : 14. 4.  Ibid. : 71.

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Des équivalences de cette sorte ont été nettement vues et exprimées par différents auteurs en différents lieux, en dehors de toute référence à la parenté, surtout dans le rapport de l’épouse au mari. Ainsi, [le juriste italien Edoardo] Volterra (1966) analysant les effets de la conventio in manum (mariage légitime romain) déclare que son effet « serait de placer la femme fictivement dans la condition de fille légitime du mari, comme si elle avait été engendrée par ce dernier à la suite de iustae nuptiae » ; il ne fait d’ailleurs que reproduire le jugement [du juriste romain] Gaïus (Institutes, 108‑115) qui déclare textuellement que « l’épouse occupe la place de la fille » (obtinet locum filiae). Tout le droit français, des coutumes régionales du Moyen Âge dans les sociétés méditerranéennes comme dans les sociétés franques, aux juristes élaborant au xvie siècle la théorie de l’incapacité juridique de la femme mariée et au code civil, est bâti sur l’idée clairement exprimée que la femme est mineure de son père, de ses frères, de son mari, voire même de ses fils et petits-fils : « Les coutumes le rappellent en termes très nets : comme les enfants à leur père, les vassaux à leur seigneur, les femmes doivent porter révérence et honneur garder à leurs maris » […]. Margaret Mead parlant des Arapesh (1935) montre que « l’organisation de la société se fonde sur l’analogie entre les enfants et les épouses, qui représentent un groupe plus jeune et moins responsable que les hommes, et qui doit donc être guidé. Les épouses sont par définition dans la position d’enfants à l’égard de leurs maris, mais aussi des pères, oncles et frères de leur mari, et de fait à l’égard de tous les hommes plus âgés qu’elle du clan où elles se marient »  1.

Et poursuivant la présentation de sociétés dans lesquelles « un homme est toujours considéré comme plus âgé qu’une femme », Françoise Héritier cite les Dogon du Mali (« Toute femme chez les Dogon est conceptuelle‑ ment et statutairement une mineure par rapport à l’ensemble des hommes ; toute femme épousable ne peut être désignée en adresse que comme sœur cadette ou comme fille »), les Gonja du Ghana (chez qui « les hommes disent explicitement que “les femmes sont toujours des cadettes”  2 ») ou encore une petite société indonésienne de moins d’un millier de personnes à TanebarEvav, dans l’archipel des Moluques (« Nous retrouvons ici implicitement l’assimilation déjà rencontrée chez les Gonja notamment, frère = aîné, sœur = cadet  3 »). Les femmes, quel que soit leur âge, sont placées sous protection, responsabilité ou surveillance d’un père, d’un frère ou d’un mari. Et chez les Dogon comme chez les Gonja, « le rapport masculin/féminin de même génération est rabattu sur le rapport aîné/cadet : la femme, sœur ou épouse, est une cadette de l’homme  4 ». 1.  Ibid. : 71‑72. 2.  Ibid. : 75. 3.  Ibid. : 171. 4.  Ibid.  : 78. Christophe Darmangeat cite l’anthropologue australien Mervyn John Meggitt qui écrivait en 1964 à propos des Mae Enga de Nouvelle-Guinée : « Les hommes ont remporté la bataille

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L’anthropologue étatsunienne Dorothy L. Hodgson a montré, dans une étude portant sur les Maasai Kisongo de la région d’Arusha, en Tanzanie, que les femmes étaient considérées comme équivalentes à des enfants, et que cette équivalence permettait de maintenir les inégalités entre les femmes et les hommes dans la production économique comme dans le domaine politique  1. En leur prêtant des qualités enfantines, les hommes contribuent à les placer dans une situation d’irresponsabilité, qui permet de les exclure des charges économiques comme politiques. L’association des femmes au statut d’enfant s’exprime à la fois dans les manières de parler et dans les manières de faire (par exemple, les « codes de conduite », tels que les salutations). Ainsi, les maris utilisent le mot « enfant » pour parler de leurs épouses, et ce d’autant plus qu’ils sont généralement plus âgés qu’elles (« dix à quinze ans de plus que leurs épouses les plus âgées, et parfois trente à quarante de plus que leur épouse la plus jeune »). De même, une femme qui rencontre un homme de son âge ou plus âgé « doit le saluer de la même manière qu’un enfant masaï respectueux ». Elle doit plus généralement adopter un comportement analogue à celui des enfants : [On attend] d’une femme « respectueuse » qu’elle parle d’une voix douce, haute et enfantine lorsqu’elle répond ou parle à des hommes de son âge ou plus âgés, et on lui demande de quitter la maison pendant que les invités masculins mangent, comme le font les enfants. Ainsi, non seulement les hommes traitent les femmes d’enfants, mais ils attendent d’elles, pour leur témoigner du « respect », qu’elles agissent et parlent comme des enfants aux hommes de leur âge ou plus âgés  2.

Maurice Godelier a montré les mêmes logiques à l’œuvre chez les Baruya de Nouvelle-Guinée. Comme je l’ai déjà relevé, dans certains mythes mettant en scène Soleil (« père divin de tous les humains  3 ») et Lune, Lune est le frère cadet de Soleil, alors que dans d’autres mythes (réservés à une circulation masculine), Lune est l’épouse de Soleil. Cette simple permutation indique bien que, dans la vision du monde baruya, la femme est à l’homme ce que le cadet est à l’aîné. Godelier parle de « transmutation du féminin soumis (Lune épouse) en masculin subordonné (Lune frère cadet de Soleil)  4 ». Et c’est pour cela qu’elle demeure socialement la cadette de ses frères même quand elle est factuellement leur sœur aînée : et ont relégué les femmes dans une position inférieure. En termes juridiques, par exemple, une femme reste tout au long de sa vie une mineure (la pupille de son père, de son frère, de son mari ou de son fils), et on lui refuse tout droit à une propriété » (Meggitt 1964 : 220‑221, cité in Darmangeat 2012 : 118). 1.  Hodgson 1999. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 119. Traduit par moi. 3.  Godelier 1996 : 347. 4.  Ibid. : 154.

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Chez les Baruya, dès qu’un garçon est initié, toutes ses sœurs aînées cessent de l’appeler comme elles le faisaient jusque-là gwagwé, petit frère. Elles l’appellent désormais dakwé, grand frère. L’initiation masculine transforme donc toutes les femmes en sœurs cadettes de leurs frères cadets et, pour des raisons politiques et idéologiques, déplace vers le bas les places qu’occupent les femmes au sein des généalogies et des rapports de parenté  1.

Mais si, dans les systèmes Hawaïen et Iroquois, les filles sont traitées comme des cadettes, dans les systèmes de type Omaha, elles deviennent des « filles », ce qui constitue, précise Françoise Héritier, « un aboutissement particulièrement marqué de la dominance masculine  2 », puisqu’une femme est alors pensée comme la fille de son frère. Avec son sens précieux de la formalisation et de l’abstraction utiles, Françoise Héritier condense le résultat de ses analyses en disant que l’on peut écrire « l’équivalence logique suivante  : [Hommes/ Femmes] et/ou [Aînés/Cadets] = [Parents/Enfants], mais jamais l’équivalence suivante  : [Femmes/Hommes] et/ou [Cadets/Aînés]  = [Parents/Enfants]  3 ». Cela permet, du même coup, de faire apparaître la centralité du rapport parents-enfants, et le fait que c’est bien de lui que découlent les autres rapports de domination. Les situations varient autour de ces fondamentaux, qui manifestent la plus ou moins grande infériorisation des femmes par rapport aux hommes. Mais si « le rapport homme/femme, le rapport aîné/cadet peut être traduit dans le langage dans un rapport parent/enfant », on ne trouve en revanche « dans aucun système au monde un rapport femme/homme ou cadet/aîné – où le premier des deux termes est dans la position dominante – qui équivaudrait à un rapport parent/enfant  4 ». Dans les sociétés aborigènes d’Australie, les écarts d’âge entre mari et épouses (il s’agit de sociétés largement polyginiques) renforcent cette repré‑ sentation de la femme comme cadette ou même fille de son mari  5. Ainsi, Testart note que l’écart est « de vingt à trente ans dans le cas régulier des filles promises dès leur naissance » et les hommes « ne se mariant pas en général avant l’âge de trente ans tandis que les filles sont mariées dès leur puberté », la différence moyenne est au minimum de quinze ans au premier 1.  Ibid. : 126. 2.  Héritier 2017 [1981] : 91. 3.  Ibid. : 91. 4.  Héritier 2012a [1996] : 67. 5. « Un autre facteur consolidant la subordination des femmes dans le mariage est que presque invariablement les épouses sont plus jeunes que les maris, et parfois considérablement. Ainsi, un statut inférieur fondé sur le sexe est renforcé par un statut inférieur fondé sur l’âge. Ce fait extrêmement répandu, fondé peut-être en partie sur le début légèrement plus précoce de la puberté chez les femmes, souligne l'importance d’étudier les différences d'âge et de sexe les unes par rapport aux autres » (Van den Berghe 1973 : 94).

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mariage  1. Testart indique aussi que « l’âge du gendre et de la belle-mère est similaire, de sorte que les époux sont d’âges très différents » et que « chez les Tiwi, un père ne promettra jamais sa fille encore bébé à un homme âgé de moins de 25 ans  2 ». Les expressions indigènes employées sont révélatrices de cette conception des épouses en tant qu’enfants : Dans le cas du mariage, très courant, de filles promises dès leur petite enfance ou avant leur naissance, on dit du futur mari qu’il « a nourri » ou « a élevé » la fille, ce qui est à mettre en rapport avec les cadeaux de toute sorte, en particulier de nourriture, que le gendre doit fournir à sa belle-mère (« vraie ») dès qu’il y a eu une telle promesse  3.

L’anthropologue Germaine Tillion parlait aussi en 1966 du statut d’enfant ou de « mineure » attribué aux femmes : En France, même septentrionale, par l’intermédiaire du droit romain, de l’Église catholique et du code Napoléon, la Méditerranée oriente les mœurs, et il y a quelques années la femme mariée, encore légalement tenue pour mineure, se trouvait vis-à-vis de son mari dans la situation d’un enfant vis-à-vis de son père et ne pouvait revendiquer un passeport ni un compte en banque sans autorisation maritale  4.

Le fait que le rapport homme-femme soit organisé et pensé sur le mode du rapport parent-enfant, et donc dans la logique temporelle du rapport antériorité/postériorité ou comme un rapport de créateur à créature, ­ d’engendreur à engendré, se manifeste aussi dans les récits mythiques ou les textes religieux issus de nombreuses sociétés. Maurice Godelier a rappelé comment le texte biblique manifeste une telle structure, ce qui conduit logiquement à une contradiction redoutable, puisqu’elle vient à l’encontre de la loi des lois (selon Lévi-Strauss), à savoir le tabou de l’inceste : Voilà ce que dit la Genèse (2, 23‑24) de la naissance d’Ève, que Dieu a créée à partir du corps d’Adam  : « Alors Adam dit  : “C’est l’os de mes os, la chair de ma chair…” C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à son épouse, ils seront deux en une seule chair. » Cette thèse selon laquelle Ève, la première femme, était née d’un morceau du corps d’Adam et qu’il ne faisait donc qu’une seule chair, devait poser quelques problèmes aux théologiens chrétiens. Au ive  siècle après JésusChrist, saint Augustin (354‑430), dans son livre La Cité de Dieu, recon‑ naissait que la notion d’una caro l’obligeait à conclure que l’humanité 1.  Testart 2021 : 250. 2.  Ibid. : 252‑253. 3.  Ibid. : 251. 4.  Tillion 1966 : 165.

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tout entière est descendue d’une succession d’incestes, celui d’Adam et d’Ève une fois chassés du paradis, ainsi que ceux de leurs enfants et des enfants de leurs enfants  1.

En fait, il s’agit dans ce texte d’affirmer la domination masculine via l’analogie avec la domination parentale. Les prémisses d’une telle représen‑ tation sont les suivantes  : 1)  il y a une antériorité de l’homme (Adam) sur la femme (Ève) ; 2)  l’homme est à la femme ce que l’engendreur est à l’engendré, ce que le parent est à l’enfant  2 ; 3)  l’homme est majeur et la femme mineure. Si ce mythe remplit parfaitement sa fonction en incarnant la domination masculine, les théologiens ont cependant été obligés de faire face à une contradiction secondaire. L’analogie des rapports homme/femme et parent/enfant conduisait fatalement vers une déduction bien fâcheuse  : l’humanité est issue d’une relation incestueuse. Jean-Loïc Le  Quellec et Bernard Sergent ont abordé cette question, centrale, de la création des hommes et des femmes : apparition synchronique des deux sexes, antériorité de la femme ou antériorité de l’homme  3. Pour résumer ce qui ressort des nombreux mythes qu’ils citent, on pourrait dire que les femmes ne sont pas toujours pensées comme postérieures et secon‑ daires à l’homme, mais qu’à y regarder de plus près, on se rend compte que, lorsqu’elles sont créées en même temps que les hommes ou même avant eux, elles sont 1)  soit engendrées par des forces magiques ou divines qui semblent être représentées par des êtres plutôt masculins, 2) soit associées à des principes ou à des éléments plus faibles que ceux auxquels sont associés les hommes. Aucune société connue n’ayant instauré une domina‑ tion féminine, on ne voit pas comment les mythes de création pourraient ne pas être structurés par la domination masculine, d’une manière comme d’une autre. Par exemple, dans la rubrique consacrée aux mythes de l’« apparition synchronique des hommes et des femmes », on constate que nombre de co-créations de l’homme et de la femme ne s’accompagnent pas d’un statut égal des deux sexes. Par exemple, les auteurs rapportent qu’« en Iran, de la semence de l’homme primordial, Gayōmart, naquit, quarante ans après sa mort, le premier couple humain, Mašya et Mašyana, “Mortel” et “Mortelle” », ce qui indique une antériorité non de l’homme, mais de l’« homme primor‑ 1.  Godelier 2021 : 21. 2.  Ailleurs, Godelier a montré à propos des Baruya de Nouvelle-Guinée que, dans les représentations mythiques, le lait des femmes est censé naître du sperme des hommes, et que c’est Lune, frère cadet de Soleil, qui perce les femmes et les rend fécondables. Cela conduit à la pratique de l’ingestion du sperme par les femmes pour avoir du lait, et par les cadets (enfants) pour devenir des hommes. C’est donc le masculin qui gouverne tout  : les futurs hommes comme la fécondité des femmes, selon un rapport d’engendreur à engendré, d’antérieur à postérieur. Cf. Godelier 1996 : 116. 3.  Le Quellec & Sergent 2017 : 476‑480. L’ensemble des citations sont tirées de ces pages.

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dial » qui crée homme et femme. Ou bien encore, chez les Kacin du nord-est de l’Inde, les premiers êtres humains sont « sortis d’une gourde de forme humaine […] sexuellement indifférenciés » et c’est un être apparemment masculin, « le grand dieu, Phan-Ningsang, [qui] prit une hache et tailla les femmes ». C’est aussi vrai dans les mythes australiens : « un mythe Arranrta précise qu’une catégorie d’êtres primitifs était mi-homme, mi-femme, et se modifia pour former les premières femmes », la femme étant donc dérivée d’une forme première. Dans les mythes des Warlpiri d’Australie, il est question de « deux créatures originales pourvues de vulve et de pénis, et pouvant ainsi copuler ensemble, jusqu’à ce qu’elles se coupent le pénis, passent sous terre, et en ressortent définitivement femmes », ce qui montre, malgré tout, une postériorité de la femme, ou une création de la femme par ablation du pénis. On trouve encore en Australie « chez les Koko-Yalunyu, l’aigle-faucon Yalungur, qui fournit les esprits-enfants », et un mythe qui dit que c’est « l’Homme-Lune [qui] lui coupa les testicules, et lui aménagea vagin et matrice pour en faire une femme ». Concernant les différences de caractéristiques entre hommes et femmes créés de façon synchrone, on remarque que chez les Yoruba d’Afrique, « le premier homme a été fait de fer et la première femme de terre brune », ce qui peut laisser penser que l’homme est plus fort (ou plus solide) que la femme. De même, certains mythes de la Terre d’Arnhem, en Australie, font naître les hommes et les femmes ensemble mais ils racontent que « certains des enfants furent placés sur de l’herbe fine et couverts par des nattes, tandis que d’autres étaient simplement déposés sur des herbes dures… les premiers devinrent les femmes –  et c’est pourquoi elles sont douces  –, les second sont les hommes –  et c’est pourquoi ils sont rudes et barbus »  –, ce qui institue d’emblée une différence entre les durs et les douces, qui ne laisse aucun doute sur le statut des unes et des autres. Ou encore, en Papouasie Nouvelle-Guinée, « un mythe Qaqet de création dit qu’à l’origine, soleil et lune, qui étaient les deux seuls êtres vivants, eurent pour enfants des pierres et des oiseaux ; les premières se changèrent ensuite en hommes, tandis que les seconds devenaient des femmes) » : là encore, la pierre (qui peut frapper l’oiseau et le tuer) est plus dure et plus forte que le frêle oiseau. Enfin, « dans les mythes de l’Insulinde [Asie du Sud-Est insulaire], les figures féminines sont liées au bas, à la terre, au rocher, ou aux plantes, tandis que les hommes sont le plus souvent d’origine céleste ». La femme peut être aussi créée par l’homme, qui en est alors le construc‑ teur : « Un thème connu à Madagascar, et très répandu en Afrique, veut qu’un homme, ou bien Lièvre, Crapaud, Caméléon… se fabriqua une femme à partir de bois (euphorbe, bananier, parfois poteau de maison ou de véranda), et l’anima ensuite. » Le même thème s’observe en Afrique méridionale « au Nyasaland, chez les Luyia, les Nyanja, les Makua, les Lenje, les Tonga, les Lozi, les Venda, les Makonde, les Safwa ; en Afrique orientale chez les Swahili ;

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en Afrique centrale chez les Caga, au Rwanda ; en Afrique occidentale chez les Fang et les Kono ». Comme l’écrivent les auteurs : Ces motifs laissent penser que le célèbre mythe grec de Pygmalion, qui se fabriqua une femme en sculptant le bois, pourrait être un vieux mythe pré-hellénique de l’origine des femmes ; en Grèce même, une variante fait créer la première femme, Pandôrâ, de terre, par un dieu, Hèphaistos. Le traitement phylomémétique des versions africaines des mythes de Pygmalion pointe vers une origine possible dans l’aire nilo-saharienne […].

Du côté des mythes dans lesquels l’antériorité de la femme est très nette, on continue cependant parfois à voir la femme comme un être plus faible que l’homme, opposant la terre (féminine) au feu (masculin), et la femme non chasseuse à l’homme chasseur : « Un mythe répandu en Asie du Sud-Est, et sans doute d’origine Šan, fait naître la première femme de la terre ; elle crée les animaux, puis veut s’en débarrasser : alors l’élément feu crée le premier homme, qu’elle épouse à condition qu’il chasse […]. » Enfin, concernant les mythes dans lesquels les femmes sont clairement « postérieures aux hommes », celles-ci peuvent être créées par l’homme ou par un dieu, mais dans ce second cas de figure, seulement après création de l’homme. La postériorité de la femme apparaît ainsi chez les Ngaju ­d’Indonésie dont l’une des deux versions de l’origine des femmes raconte que « le premier homme s’est fait une femme d’argile ». De même, en Indonésie, « chez les Bugi, les femmes du premier homme, descendu du ciel, descendent à leur tour, trois mois après, mais son épouse principale surgit des eaux de l’océan ». Et parfois, la femme arrive non seulement après l’homme, mais avec un statut explicitement subalterne. Ainsi, en Amazonie, « chez les Arawak, un clan est issu de l’union d’un homme et de sa chienne devenue une femme ». Dans nombre de mythologies et de récits de création de par le monde, non seulement la femme arrive après l’homme, mais elle en est même issue, comme si celui-ci était son géniteur : C’est le cas dans la tradition hébraïque, au sujet d’Adam et d’Ève, puisque celle-ci a été faite de la côte d’Adam. Ce motif, aussi singulier qu’il soit, se retrouve ailleurs, par exemple chez les Nandi, d’Afrique orientale, où Mungu, le dieu créateur, ayant fait un petit garçon, se dit, une fois que celui-ci a grandi, qu’il lui faut une compagne, aussi tue-t-il le garçon et prend-il une de ses côtes avant de le ressusciter […] ; de même chez les Kenyah Lepo’ de Bornéo, la première femme a été faite de la côte du premier homme, lui-même sorte de dieu fait homme […]. Chez les Wayãpi de l’intérieur de la Guyane française, où une influence chrétienne est fort douteuse, on dit qu’après le déluge il ne restait qu’un seul homme ; aussi, pendant qu’il dormait, le dieu Yaneya lui prit trois côtes à droite et trois à gauche pour créer respectivement les hommes et les femmes […]. Et

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dans un mythe Šuar, après le déluge, le seul rescapé se fit une femme en plantant en terre un morceau de son propre corps d’où la femme poussa comme une plante […]. Des récits de création de la femme à partir d’un os de l’homme (pas toujours une côte) ont par ailleurs été recueillis en Inde, Lituanie, Sibérie (Tatar), Birmanie (Karen), Polynésie (îles Pelew et Carolines, Tahiti, Hawaii, et chez les Māori) […]. À Haïti, la femme est née d’une tumeur qu’on a ouverte […]. En Afrique, chez les Lendu et Hema, le premier homme est d’origine céleste, et le Créateur fabrique pour lui une femme […], ce qui rappelle la version grecque selon laquelle les hommes descendent d’un couple formé du Titan Épiméthée et d’une femme faite pour lui par les dieux, Pandôrâ. Chez les Bobo, la première femme a été créée pour aider le premier forgeron à attiser le feu, après que le vautour, chargé de cette tâche, eut quitté son poste […]. Dans un récit d’origine turque, une grotte, aux confins de la Chine, se remplit d’eau et déverse de la glaise dans une fosse de forme humaine, ce qui, sous l’action de la chaleur solaire, donne naissance à un homme au bout de neuf mois ; il reste seul quarante ans, et le processus recommence, mais cette fois incom‑ plètement, et cela donne alors naissance à un être imparfait : la première femme […]. Selon les Netsilik, les premiers hommes, nés de la terre, étaient deux sorciers : ils ne pouvaient donc pas faire d’enfants ; aussi l’un des deux se changea en femme, « et ils eurent beaucoup d’enfants » […]. Chez les Tatar, Bai Ülgän crée d’abord sept hommes, et un huitième appelé Maidere (cf. le Bodhisattva Maitreya) ; revenu les voir après sept ans, il s’étonne de ce qu’ils ne se soient pas multipliés, et Bai Ülgän donne à Maidere le pouvoir de créer une femme ; il s’exécute et crée le corps, puis s’absente pour aller demander une âme à Bai Ülgän ; pendant ce temps Erlik le mauvais s’approche du corps sans vie, souffle dans ses narines à l’aide d’une flûte à sept trous, et joue près de ses oreilles d’un instrument à neuf cordes : c’est pourquoi la femme a sept tempéraments et neuf humeurs […].

Ce qui est fascinant dans ces récits qui proviennent de sociétés très diffé‑ rentes, c’est le fait qu’ils font apparaître une combinatoire multiple, mais pas infinie, qui place systématiquement la femme en situation subalterne, avec une forte tendance à la mettre en position de postériorité, de fragilité, d’incomplétude et d’imperfection : autrement dit dans une relation d’enfant à parent. Une telle situation faisait dire à Lynne B.  Iglitzin, en 1980, dans un ouvrage comparant la condition des femmes dans un très grand nombre de sociétés (la liste des nations comprend l’Italie, l’Irlande, la France, l’Allemagne de l’Ouest, la Grande-Bretagne, le Ghana, l’Iran, l’Algérie, la Colombie, le Mexique, la Yougoslavie, l’Union soviétique, Hong Kong, Israël, la Norvège et la Suède, avec des discussions plus générales sur les femmes en Afrique noire, en Amérique latine et dans le monde musulman), que, dans toutes ces sociétés très largement patriarcales, l’une des grandes attitudes persis‑

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tantes consiste à traiter les « femmes comme des enfants », en considérant qu’elles « ne peuvent pas atteindre un statut pleinement indépendant sans aide », qu’« elles ont besoin d’une protection paternelle contre les rigueurs du monde » et que cette protection peut être apportée par les hommes  1.

L’écoulement du sang et la vulnérabilité Pour comprendre les raisons de l’omniprésence de la domination mascu‑ line, une autre hypothèse que celle du retournement du pouvoir féminin de reproduction du même et du différent a été formulée par Françoise Héritier. Elle touche à la question du sang, mais concerne en fait la vulnérabilité des femmes. L’anthropologue oppose le sang que les hommes font couler volontairement chez leurs ennemis ou chez les animaux qu’ils chassent, qu’ils voient aussi couler de leur propre corps quand ils sont blessés à la guerre ou à la chasse, au sang menstruel des femmes qui coule involontairement. Ce sang qui coule chaque mois du corps des femmes et s’accompagne parfois de douleurs fait d’elles des êtres régulièrement « blessés », et beaucoup plus vulnérables par rapport aux hommes. Françoise Héritier ajoute à cela les diffi‑ cultés de l’accouchement, qui a longtemps mis en danger la vie des femmes, avant que la médicalisation de l’acte – avec pratique de l’épisiotomie, de la césarienne, de l’anesthésie péridurale ou de la rachianesthésie – ne diminue considérablement les risques. C’est donc moins une affaire de sang que de signes de vulnérabilité qu’il faut mettre en avant dans la compréhension de l’origine de la domination masculine : Nous voici confrontés à l’ultime énigme. Parce qu’il me semble que la matière première du symbolique est le corps, car il est le lieu premier d’observation des données sensibles, et parce qu’à tout problème complexe il ne peut y avoir de solutions qui ne recourent à des explications dont l’enchaînement remonte à des données de plus en plus simples jusqu’à ce qu’elles butent sur des évidences élémentaires, j’avancerai que la raison en est peut-être une caractéristique ancrée dans le corps féminin (et qui n’est pas l’inaptitude à la coction du sperme). Ce qui est valorisé alors par l’homme, du côté de l’homme, est sans doute qu’il peut faire couler son sang, risquer sa vie, prendre celle des autres, par décision de son libre arbitre ; la femme « voit » couler son sang hors de son corps (ne dit-on pas communément « voir », en français, pour « avoir ses règles » ?) et elle donne la vie (et meurt parfois ce faisant) sans nécessairement le vouloir ni pouvoir l’empêcher. Là est peut-être le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffé aux origines sur le rapport des sexes  2.

1.  Iglitzin 1980 : 15. 2.  Héritier-Augé 1984‑1985 : 20.

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Alain Testart a développé une interprétation de la division sexuée du travail à partir de la question du sang. S’appuyant sur les travaux de George P. Murdock et Caterina Provost sur la division sexuelle du travail dans un très grand nombre de sociétés  1, Testart formule des lois à propos d’une « répartition traditionnelle des activités » qui « ne laisse pas d’étonner par sa constance, sa quasi-universalité jusque dans les temps présents  2 ». Dans toutes les sociétés connues, en effet, « on observe une même allure générale de la division du travail qui fait que l’homme s’adonne à la chasse, la femme à la cueillette  3 ». Et quand elles participent à la chasse, elles jouent essentiellement un rôle de rabatteuses et ne sont armées que de gourdins mais jamais d’armes tranchantes, à savoir « celles qui font couler le sang des animaux  4 ». Le sang qui coule apparaît donc comme un élément déterminant de l’exclusion des femmes : Tout se passe donc comme si la femme ne pouvait mettre en jeu le sang des animaux alors qu’il est question, en elle, de son propre sang. Tout se passe comme si ne pouvaient être mis en présence deux sangs. Tout se passe comme si l’on ne pouvait cumuler un sang et un autre. Le contrepoint de cette affaire est le suivant : si l’un des deux écoulements sanglants fait défaut, il n’y a plus cumul, il n’y a plus de problème. C’est ainsi que la chasse non sanglante peut être féminine, ainsi que nous l’avons vu. Mais aussi : si la femme ne saigne pas, elle peut faire la chasse, même sanglante  5.

En résumé, la femme ne peut faire couler le sang parce que le sang peut couler d’elle. Ces interdictions, que Testart fait remonter à la lointaine préhis‑ toire, et qui concernent aussi bien les Aborigènes d’Australie, les Pygmées, les Inuit ou l’ancienne Europe, sont si générales qu’elles ne peuvent être totalement arbitraires ou contingentes. Testart, qui cherche une cohérence symbolique interne en mettant en évidence l’évitement de la « conjonction du même avec le même  6 », de la mise en contact du même (le sang qui coule de l’animal) avec le même (le sang qui coule de soi), en oublie cependant que le sang qui coule est plus prosaïquement le signe d’une blessure, d’une atteinte à l’intégrité physique et d’une vulnérabilité  7. Or cette vulnérabilité 1.  Murdock & Provost 1973 : 203‑225. Les auteurs examinent 185 sociétés à propos de 50 tâches ou activités en se demandant si elles sont plutôt masculines ou plutôt féminines. 2.  Testart 2014a : 15. 3.  Ibid. : 17. 4.  Ibid. : 25. 5.  Ibid. : 28. 6.  Ibid. : 140. Il voit même dans la prohibition de l’inceste et l’exogamie la racine de ces croyances puisque, dans les deux cas, « la mise en présence de deux êtres pareillement affectés par le sang risque de déclencher des catastrophes » (ibid. : 143). 7.  Cet oubli est d’autant plus surprenant que Testart emprunte la piste interprétative de la symbo‑ lique du sang à Raoul et Laura Makarius (cf. Makarius & Makarius 1961), qui soulignent quant à

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n’est pas compatible avec la chasse ou le combat guerrier. En oubliant l’aspect et la signification pratiques du sang qui coule (comme d’une blessure), on fait de ce refus d’associer ou de cumuler les sangs une chose bien trop abstraite. Saigner, c’est être faible, faire saigner c’est être fort, et le faible ne peut accomplir un acte qui exige d’être fort. C’est pour cette raison que le sang qui coule de soi n’est pas compatible avec le sang qu’on fait couler d’autrui : question de faiblesse ou de force, et non pas de cumul du même avec le même. Que cette raison première puisse donner lieu à des développements métaphoriques pour finir par créer un univers symbolique de justifications de l’éloignement de la femme de certaines activités, même quand il n’est plus question de danger (éloignement du sang de l’animal mort, du vin rouge qui est un analogon du sang, etc.) n’a rien d’étonnant dans des sociétés où la différence entre les sexes est omniprésente : La femme s’est vue écartée de la chasse sanglante parce qu’elle-même saigne périodiquement, écartée de l’abattage du bétail et de la boucherie pour la même raison, écartée de la guerre et de la prêtrise dans toutes les religions qui mettent en jeu un sacrifice sanglant, écartée du four de fonderie parce que celui-ci semble être une femme qui laisse échapper sous son ventre une masse rougeoyante analogue à des menstrues ou à du placenta, écartée de la marine, des navires qui voguent sur les océans et de la pêche en haute mer parce que la mer est susceptible de violentes perturbations tout comme l’est le corps de la femme, écartée de tous travaux et outils qui, par des chocs répétés, font éclater la matière travaillée et révèlent son intérieur parce qu’il est question de l’intérieur lors de ses indispositions périodiques,  etc. La liste de tout ce dont la femme a été écartée est impressionnante  1.

Christophe Darmangeat a correctement posé le problème en disant que « nées de contraintes objectives, les croyances visant à éloigner les femmes de la chasse ont en quelque sorte outrepassé leur but premier  2 ». Mais ces contraintes objectives sont plus larges que ne le suggère l’anthropologue  3, touchant par plusieurs aspects à la question de la vulnérabilité, et sont d’emblée sociales plutôt que strictement biologiques. À supposer qu’elles aient été effec‑ tivement conçues pour préserver des dangers les femmes –  perçues comme eux cette association du sang et de la blessure ou de la faiblesse, incompatibles avec la chasse ou la guerre. Je dois cette remarque à Francis Sanseigne. 1.  Testart 2014a : 133‑134. 2.  Darmangeat 2012 : 217. 3.  Darmangeat écrit ainsi qu’« on peut donc supposer que ce sont certaines contraintes biologiques, vraisemblablement liées à la grossesse et à l’allaitement, qui ont fourni, à une époque inconnue, le substrat physiologique de la division sexuelle du travail et de l’exclusion des femmes de la chasse » (ibid. : 219).

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vulnérables (grossesses et accouchements, menstruations qui ressemblent à des blessures et qui s’accompagnent parfois de maux de ventre) ou effecti‑ vement chargées de s’occuper d’êtres vulnérables (enfants qu’il faut allaiter, soigner, protéger) –, les croyances autour du sang sont devenues des moyens de poursuivre l’exclusion ou la minorisation des femmes dans des situations où la vulnérabilité n’a plus aucune espèce d’importance puisqu’il n’y a pas de danger (l’exclusion des femmes des fonctions magico-religieuses). Les croyances ont même permis d’étendre les interdictions en métaphorisant le sang, et en faisant du feu qui jaillit ou du métal en fusion des équivalents symboliques du sang qui coule. Pour comprendre la logique de toutes les analogies qui traversent le monde social, il ne faut toutefois pas partir des plus métaphoriques et des plus éloignées de l’origine du problème. Parmi les différents essais de formula‑ tion du problème par Testart, on en trouve certains qui mettent à raison l’accent sur la « blessure » : « Pendant des millénaires, et probablement depuis la préhistoire, la division sexuelle du travail provient de ce que la femme a été écartée des tâches qui évoquaient trop la blessure secrète et inquiétante qu’elle porte en elle  1. » Mais, pour tenir compte de ce fait, il faudrait réorienter légèrement l’interprétation en intégrant la question de la vulnérabilité. Au lieu d’écrire, par exemple, que « la femme étant sujette à de graves perturbations qui l’affectent en l’intérieur de son corps, elle évitera de produire de telles perturbations dans l’intérieur des corps qu’elle travaille  2 », on devrait plutôt écrire que « la femme étant sujette à de graves perturbations qui l’affectent en l’intérieur de son corps, on pense qu’elle n’est pas en état (ou en mesure) de produire de telles perturbations dans l’intérieur des corps qu’elle travaille ». Comment les hommes auraient-ils pu se représenter ces saignements féminins réguliers, qui peuvent être accompagnés de douleurs ventrales, autrement que comme une forme de blessure, avant que la médecine n’établisse un lien rationnel entre ces saignements et le fonctionnement normal de l’utérus ? Testart offre un modèle de compréhension des logiques symboliques qui sous-tendent nombre de croyances portant sur la division sexuelle du travail. Mais on ne doit pas oublier, plus pragmatiquement, qu’il est question au départ de manipulation ou non d’armes létales et de l’état de celui ou de celle qui les manipule. Les femmes, qui paraissent être régulièrement blessées, n’apparaissent pas en mesure de chasser ou de combattre. Pour prendre un exemple beaucoup plus proche de nous, en mentionnant, dans l’article  14 de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, du 12 août 1949  3, l’obligation de « mettre à l’abri des effets 1.  Testart 2014a : 133. 2.  Ibid. : 92. 3. .

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de la guerre les blessés et les malades, les infirmes, les personnes âgées, les enfants de moins de quinze ans, les femmes enceintes et les mères d’enfants de moins de sept ans », ou dans l’article 16 de la même convention, la néces‑ sité « d’une protection et d’un respect particuliers » vis-à-vis des blessés, des malades, ainsi que des infirmes et des femmes enceintes, les Nations unies ne font-elles pas que perpétuer une pratique très ancienne de mise à distance des « vulnérables » et de ceux qui sont chargés de s’en occuper par rapport aux dangers des combats ? Mais éloigner les femmes des armes comme on en éloigne les enfants, c’est aussi contribuer à les « désarmer », à les rendre plus « vulnérables » ou plus « faibles » qu’elles ne sont, plus dépendantes aussi de la protection d’autrui (et notamment des hommes) pour leur survie ; en un mot, plus dominées. Les femmes sont donc affaiblies et constituées comme des êtres fragiles, quasi enfantins. Alain Testart conteste l’idée selon laquelle les femmes auraient été dominées par un effet du différentiel d’armes entre elles et les hommes. Mais il sous-estime alors la fonction d’augmentation de sa puissance (empowerment) conférée par les artefacts  1. Dans une note de lecture sur L’Amazone et la Cuisinière, Christophe Darmangeat a donc raison d’écrire : Il paraît difficile de nier que le monopole masculin de la violence a aussi été celui de la guerre, de la politique extérieure ; qu’il a de ce fait été une condition sine qua non de la transformation des femmes en êtres faibles, objets des stratégies masculines (et, au premier chef, de leurs stratégies matrimoniales). Si l’on n’en est pas convaincu, qu’on fasse l’effort de raisonner par l’absurde, et qu’on se demande par quelles voies, si les femmes avaient possédé les armes et s’en étaient servies au même titre que les hommes, ceux-ci seraient parvenus à établir leur domina‑ tion sur elles. Il est au demeurant assez étrange de lire que les hommes ne se serviraient pas de leurs armes pour opprimer les femmes. C’est sans doute vrai de nos sociétés, dans lesquelles la domination masculine s’appuie dorénavant sur bien d’autres canaux –  mais où, précisément, cette domination masculine est ébranlée. La question est de savoir si, dans les sociétés de type paléolithique ou néolithique, les armes des hommes leur servaient à dominer les femmes, non sur un plan individuel, comme se le demande Alain Testart, mais à titre collectif, au niveau où le problème se pose réellement. Et là, les témoignages, irréfutables, se comptent par centaines  2.

La place des outils et des armes dans le rapport de domination entre hommes et femmes a été, en revanche, très bien montrée par l’anthropo‑ logue Paola Tabet dans une étude devenue classique, et qui s’appuie sur les 1.  Cf. supra « Chapitre 14. Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire ». 2.  Darmangeat 2014.

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mêmes données ethnologiques de base qu’Alain Testart, à savoir l’enquête synthétique de Murdock et Provost. Pour elle, « le pouvoir des hommes sur les femmes est assuré par le monopole des armes-outils  1 ». Mais, là encore, l’origine de cette répartition des tâches et des artefacts reste mystérieuse, dans la mesure où la domination des mâles sur les femelles existe aussi dans des espèces animales qui n’ont que très peu d’artefacts. Dans quasiment tout le règne animal, et particulièrement chez les mammifères à progéniture altricielle, il existe des fonctions incontournables ou incompressibles de prises en charge 1) de la progéniture (soin, élevage), 2) de la protection (défense) et 3) de la nourriture d’origine animale (chasse) ou végétale (cueillette). Ces fonctions s’exercent d’autant mieux qu’elles reposent sur une certaine division du travail. Partant de ces fondamentaux qui concernent autant les animaux non humains que les humains, on peut poser plus correctement les problèmes. Pourquoi les femelles sont-elles davantage tournées vers le care vis-à-vis des enfants, sinon pour des raisons biologiques évidentes de gestation et d’allaitement ? Pourquoi les mâles sont-ils tournés vers la chasse ou la défense-guerre, sinon parce qu’il faut bien qu’une partie du groupe s’occupe de ces fonctions et que les femelles sont déjà chargées de s’occuper des petits ? Que tout cela implique des rapports de domination, cela ne fait aucun doute étant donné qu’une opposition s’instaure d’emblée entre le pôle des vulnérables et des dépendants (mères et enfants) et le pôle des puissants (adultes mâles), entre celles qui élèvent et ceux qui protègent, défendent ou font la guerre, entre celles qui s’occupent de cueillette (activité plus compatible avec l’élevage des enfants) et ceux qui sont chargés de la chasse (activité demandant une liberté de mouvement). Ces rapports s’accom‑ pagnent de toute évidence de représentations mythiques ou idéologiques qui les justifient (Testart) ou d’une répartition des artefacts tranchants (Tabet) qui accusent la faiblesse des unes et renforcent la puissance des autres. Mais la racine explicative ne peut résider ni dans les artefacts ni dans les représen‑ tations, puisque des espèces animales dépourvues de l’un comme de l’autre n’en connaissent pas moins des rapports de domination entre les sexes. En revanche, l’existence d’une division biologique des fonctions reproductives et d’une progéniture durablement dépendante crée les conditions d’une infério‑ risation des femelles/femmes. Par ailleurs, les autres types d’interdictions auxquels sont soumises les femmes de certaines sociétés, comme ceux « d’allumer un feu ou de travailler la pierre  2 », ce qui suppose d’un côté le risque de se brûler et de l’autre celui de se blesser en se servant d’outils métalliques sur une matière dure et d’où peuvent jaillir des éclats, ne renvoient-ils pas à des situations dont on écarte‑ rait tout aussi bien les enfants ? Une grande partie des exclusions renvoie à 1.  Tabet 1979 : 45. 2.  Darmangeat 2012 : 209.

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la fragilité, la vulnérabilité, la faiblesse, l’incompétence et, du même coup, à nouveau, au statut quasi enfantin attribué à la femme  1.

Le déni du biologique et de ses conséquences sociales Les sociologues considèrent le plus souvent que les propriétés biologiques (anatomiques, physiologiques, reproductives,  etc.) n’ont aucune espèce de conséquence sociale. Mais l’idée que l’espèce humaine repartirait culturel‑ lement sur des bases entièrement nouvelles par rapport à l’ensemble des mammifères, et notamment des primates, ne tient que par l’ignorance des homologies ou des analogies comportementales-sociales entre l’espèce humaine et les autres espèces. À lire les plus grands auteurs qui, de Freud à Lévi-Strauss, abordent explicitement la question des rapports entre « nature » et « culture », les humains auraient inventé ex nihilo l’évitement de l’inceste, l’exogamie, les artefacts, la communication, l’apprentissage et la transmission culturelle, les rapports de domination, l’ethnocentrisme,  etc. Les travaux éthologiques ayant fait tomber ces mythes les uns après les autres, pourquoi la domination masculine échapperait-elle à cette mise en cause du construc‑ tivisme culturaliste ? La question n’est absolument pas de remettre en cause l’aspect culturel de la domination masculine, puisque la culture est une dimension omniprésente de toute activité sociale humaine. Le problème se situe à un autre niveau, plus explicatif que descriptif. Si les formes variables de la culture étaient explicatives de tout ce que nous observons, alors les chercheurs devraient pouvoir constater une très grande variation dans les rapports sociaux entre les sexes  : des sociétés à forte domination féminine côtoieraient aussi bien des sociétés à forte domination masculine que des sociétés parfaitement égali‑ taires ou des sociétés dans lesquelles hommes et femmes domineraient des domaines différents de la vie sociale, et tout cela se succéderait dans l’histoire ou se développerait parallèlement dans divers espaces géographiques. Or ce n’est pas ce que la préhistoire, l’anthropologie, l’histoire et la sociologie nous apprennent, constatant bien au contraire l’écrasante domination masculine dans la quasi-totalité des sociétés humaines connues. Cela constitue une énigme que la thèse du tout-culturel devrait au moins tenter de résoudre. On pourrait penser que le caractère strictement culturel de la domination masculine n’est pas incompatible avec le fait qu’elle soit partout présente. Mais il faudrait alors se demander pourquoi la culture peine à infléchir des faits qui s’observent, par ailleurs, chez des espèces animales non culturelles, ce qui ne signifie pas que la solution de l’énigme soit biologique 1.  Pour les Baruya de Nouvelle-Guinée, « la femme, le féminin connotent la faiblesse physique, la passivité, l’ignorance », autant de traits qu’on associe aussi à la petite enfance (Godelier 1996 : 107).

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ou génétique. Ici, comme ailleurs, la confusion du social et du culturel est fatale à la compréhension : la domination des mâles sur les femelles est une question pleinement sociale, chez les animaux non humains comme chez les humains, et elle revêt un caractère particulièrement culturel chez l’homme. Pour ne s’en tenir qu’aux formes théoriques les plus sophistiquées de raisonnement sociologique sur la domination masculine, on peut voir chez un sociologue comme Pierre Bourdieu comment se déploie un certain déni du biologique, sans que ce « biologique » soit jamais défini précisément. Bourdieu écrit par exemple : Loin que les nécessités de la reproduction biologique déterminent l’orga‑ nisation symbolique de la division sexuelle du travail et, de proche en proche, de tout l’ordre naturel et social, c’est une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses usages et de ses fonctions, notamment dans la reproduction biologique, qui donne un fondement en apparence naturel à la vision androcentrique de la division du travail sexuel et de la division sexuelle du travail et, par là, de tout le cosmos. La force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce qu’elle cumule et condense deux opérations : elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans une nature biologique qui est elle-même une construction sociale naturalisée  1.

Pour Bourdieu, « le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principes de vision et de division sexuants  2 ». Considéré du point de vue de la biologie, le propos fait abstraction du fait que la partition sexuée est une donnée biologique incontournable et qu’il n’est aucunement une construction sociale arbitraire. Et, bien sûr, Bourdieu, comme la grande majorité des chercheurs en sciences sociales, raisonne comme si ce fait biolo‑ gique n’avait aucune espèce de conséquence sociale sur les rapports qu’en‑ tretiennent les hommes et les femmes entre eux. Ou, pour rester prudent, si l’on peut imaginer que Bourdieu savait que la structuration biologique des organismes et de leurs fonctions –  ici la partition sexuée  – a d’emblée des conséquences sur la vie des sociétés, force est de constater qu’il n’en fait pas état et qu’il ne s’intéresse qu’à l’élaboration symbolique qui est faite sur la base d’une donnée biologique ne représentant à ses yeux qu’un support des différentes constructions culturelles. S’inscrivant dans le cadre de l’opposition nature/culture qui structure classiquement les sciences sociales, les différences culturelles qu’il évoque se construisent sur la base d’un substrat biologique qui n’a aucune importance dans l’analyse. Pour lui, « la différence biologique 1.  Bourdieu 1998a : 29. Souligné par moi. Dans la version publiée sous forme d’article Bourdieu écrit « construction sociale biologisée » au lieu de « construction sociale naturalisée ». Cf. Bourdieu 1990 : 14. 2.  Bourdieu 1998a : 16.

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entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et, tout parti‑ culièrement, la différence anatomique entre les organes sexuels » n’exercent aucune forme de contrainte sur les rapports sociaux de sexe, mais sont simple‑ ment des faits convoqués par les discours de « justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres  1 ». Pourtant, la partition sexuée et les fonctions reproductives réparties entre les sexes sont, d’abord et avant tout, les produits d’une sélection naturelle de longue durée  : même s’ils prédominent largement dans le vivant  2, tous les organismes vivants ne sont pas sexués ; les organismes vivants sexués ne sont pas toujours assignés une fois pour toute à la naissance à un seul sexe, certains passant de l’un à l’autre au cours de leur vie (e.g. poisson-clown et daurade), d’autres étant hermaphrodites, chaque individu étant à la fois mâle et femelle (e.g. escargot et lombric) ; tous les organismes vivants sexués n’ont pas besoin de s’accoupler, certains se reproduisant par parthénogenèse (reproduction sans intervention d’un mâle dans une espèce caractérisée par l’existence de deux sexes) ; tous les organismes sexués qui s’accouplent ne le font pas par un acte de pénétration, certains pratiquant le baiser cloacal, d’autres la fécondation externe ou même la fécondation interne mais sans pénétration,  etc. ; et, enfin, si les femelles portent en général leur œufs ou leurs embryons, il existe quelques exceptions telles que les Syngnathidés, dont font partie les hippocampes et les dragons de mer, avec des grossesses masculines. Tous ces faits, ainsi que la durée de gestation, la durée de dévelop‑ pement après accouchement pour les vivipares, etc., contribuent à structurer, pour chaque espèce, la nature des relations entre les parents et les enfants, et entre les mâles et les femelles. Mais les chercheurs en sciences sociales les ignorent le plus souvent souverainement, se faisant un point d’honneur de ne parler que de ce qu’ils considèrent comme central pour eux : les faits d’ordre culturel. Et comme la culture s’insère partout dans le cas d’une espèce aussi fortement culturelle que l’espèce humaine, tout est fait pour rendre possible le déni ou l’effacement des conséquences sociales du biologique. Le « biologique » étant ramené à une « construction sociale naturalisée », pour reprendre l’expression de Bourdieu, il est donc réduit à n’être qu’une « construction arbitraire », le pur produit d’une vision culturelle  3. Mais on peut se demander de quel « biologique » parle Bourdieu. S’il s’agit du « biolo‑ 1.  Ibid. 2.  « Le sexe est une innovation de l’évolution reconnue vers 600 millions d’années (600 Ma), peut-être même un peu plus tôt vers 850 Ma. N’existant que chez les Eucaryotes pluricellulaires (Plantes, Champignons, Animaux) dont il représente le mode prédominant de multiplication […], le sexe est le mode de multiplication le plus répandu sur Terre car les Eucaryotes, avec 8,7 millions d’espèces estimées, dominent largement le monde vivant comparés aux 10 000 espèces de Procaryotes comme les Bactéries […] » (Peyre 2015 : 19). 3.  Bourdieu parle ailleurs de la « transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel en naturel » (Bourdieu 1998a : 8).

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gique » des biologistes, alors on peut s’étonner du fait qu’il soit réduit à une « construction arbitraire ». La science donne accès au réel et, sauf exception plus ou moins rapidement condamnée à disparaître, n’est pas une construc‑ tion idéologique, fantaisiste du réel, parce qu’elle repose sur des méthodes, des contrôles, des confirmations réitérés par des chercheurs différents, etc. Les propos de Bourdieu ne sont pas isolés et l’on peut partager la critique que formule l’anthropologue Priscille Touraille à propos d’une partie des études de genre qui, explicitement ou implicitement, remettent en cause les travaux biologiques sur les différences de sexe, en faisant comme si aucun fait biologique n’existait vraiment dans le réel : Dans ce nouveau paradigme des études de genre, le sexe n’est plus « un produit de la nature, mais le produit de discours scientifiques donnés »  […]. Les auteurs du manuel français [Introduction aux gender studies] vont jusqu’à conclure que « le sexe lui-même n’est plus appré‑ hendé comme une réalité naturelle ». C’est la légitimité de la biologie à dire quelque chose sur le réel qui est remise en question : « la biologie » est clairement envisagée comme « dispositif social » […]. À partir d’une unique critique provenant du champ de la biologie, ils enseignent que ce que ces sciences disent sur le réel est équivalent à ce qu’en dit la pensée ordinaire. Des corpus entiers de recherches en biologie évolutive, dont les sciences sociales n’imaginent ni l’existence ni la richesse épistémique, sont ainsi balayés d’un revers de la main. Dire aux biologistes qu’ils ont construit une réalité de toutes pièces avec le concept de sexe n’est pas recevable. Il ne peut pas y avoir de dialogue sur cette base. [La philosophe Judith] Butler, quoi qu’elle ait entrepris pour s’expliquer sur sa négation de la matérialité des corps […], s’enferme toujours un peu plus dans le paradigme antinaturaliste […]  1.

À prendre des réalités objectives concernant le fonctionnement des organismes sexués, qui est le produit d’une longue histoire évolutive, pour de simples constructions symboliques et discursives, non seulement on dissout toute science dans le bain acide du constructivisme (le peu de cas que fait une autrice comme Judith Butler de ce que les sciences naturelles peuvent établir n’est sans doute pas sans lien avec le fait qu’elle soit philosophe), mais en plus on s’interdit de comprendre ce qui distingue des espèces sociales mais non culturelles de l’espèce humaine, qui est à la fois sociale et culturelle : Sans l’existence du sexe, le genre ne pourrait simplement pas s’exercer, parce que le genre représente ce travail de la pensée sur le biologique. Il s’agit bien de deux ordres de réalité différents. Si l’anthropologie du genre suit aveuglément Butler en postulant que « le sexe est du genre de part 1.  Touraille 2011b : 58‑59.

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en part » […], elle renonce à penser la réalité, elle renonce à faire science. Les retombées, en termes d’action politique, ont de fortes chances d’être à l’opposé de celles souhaitées par Butler elle-même  1.

Ce dont veut sans doute parler Bourdieu dans le passage cité, mais peut-être aurait-il été préférable de le préciser, c’est davantage de la manière dont le sens commun parle de la « nature » ou du « biologique ». En renvoyant toute situation (inégalitaire par exemple) à la « nature », les acteurs ordinaires, et tout particulièrement les discours conservateurs, contribuent à effacer son caractère culturel et à légitimer, du même coup, l’ordre existant des choses. Mais à ne pas préciser de quelle « nature » ou de quel « biologique » il parle, Bourdieu peut se débarrasser à la fois du sens commun et de la science biologique. Sa position classiquement constructiviste montre en tout cas qu’il n’a aucunement conscience du fait que les biologistes établissent des faits fondamentaux du point de vue de leurs conséquences sociales. Comment expliquer que des rapports de domination mâles-femelles puissent exister dans différentes espèces animales non humaines si l’on considère que, pour le cas de l’espèce humaine, ces rapports sont les purs effets de constructions culturelles ? Et si ces rapports étaient biologiquement déterminés pour les espèces non culturelles, mais strictement culturellement déterminés pour l’espèce humaine, comment expliquer alors l’universalité de la domination masculine qui semble répéter, dans l’ordre culturel, ce qui se construit par ailleurs sans culture ? Bourdieu répond à cette question en supposant que l’universalité de la domination masculine ne tient qu’à la répétition de l’histoire, c’est-à-dire à la victoire réitérée des hommes sur les femmes, manière d’enfermer l’expli‑ cation dans les limites de la culture, et sans aucune prise en compte des faits sociaux non culturels observables dans d’autres espèces : C’est là qu’il faut affronter un nouveau paradoxe, propre à contraindre à une révolution complète de la manière d’aborder ce que l’on a voulu étudier sous les espèces de l’« histoire des femmes »  : les invariants qui, par-delà tous les changements visibles de la condition féminine, s’observent dans les rapports de domination entre les sexes n’obligent-ils pas à prendre pour objet privilégié les mécanismes et les institutions historiques qui, au cours de l’histoire, n’ont pas cessé d’arracher ces invariants à l’histoire  2 ?

Non seulement on ne voit pas en quoi faire l’étude des institutions histo‑ riques constituerait une révolution scientifique dans la mesure où c’est le fondement même de toutes les sciences sociales, mais l’explication a quelque chose de tautologique dans la mesure où elle se contente de dire que l’uni‑ 1.  Ibid. : 65. 2.  Bourdieu 1998a : 10.

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versalité de la domination suppose des institutions historiques qui la rendent possible. Pourquoi ces institutions sont-elles à peu près systématiquement biaisées, en tout temps et en tout lieu, au profit des hommes et en défaveur des femmes ? L’ouvrage n’en dit pas un mot et le lecteur doit simplement croire que l’histoire a réussi ce miracle permanent de la reproduction de la domination masculine malgré la variation culturelle de ses formes ou de ses modalités : En fait, il est clair que l’éternel, dans l’histoire, ne peut être autre chose que le produit d’un travail historique d’éternisation. Ce qui signifie que, pour échapper complètement à l’essentialisme, il ne s’agit pas de nier les permanences et les invariants, qui font incontestablement partie de la réalité historique [« Il suffit, pour se convaincre que c’est bien le cas, de lire attentivement les cinq volumes de L’Histoire des femmes, dirigée par Georges Duby et Michèle Perrot (Paris, Plon, 1991, 1992). »] ; il faut reconstruire l’histoire du travail historique de déshistoricisation ou, si l’on préfère, l’histoire de la (re)création continuée des structures objectives et subjectives de la domination masculine qui s’est accomplie en permanence, depuis qu’il y a des hommes et des femmes, et à travers laquelle l’ordre masculin s’est trouvé continûment reproduit d’âge en âge. Autrement dit, une « histoire des femmes » qui fait apparaître, fût-ce malgré elle, une grande part de constance, de permanence, doit, si elle veut être consé‑ quente, faire une place, et sans doute la première, à l’histoire des agents et des institutions qui concourent en permanence à assurer ces permanences, Église, État, École, etc., et qui peuvent être différents, aux différentes époques, dans leur poids relatif et leurs fonctions  1.

Mais Bourdieu ne se pose pas la question de ces permanences, y compris dans les sociétés qui n’ont ni État, ni École, ni Église. Les sciences sociales peuvent bien sûr, et c’est une grande partie de leur travail, montrer comment la domination masculine peut varier en fonction de la nature des institu‑ tions en jeu, et de l’état des rapports de force entre ces institutions. Mais elles devraient aussi pouvoir répondre vraiment à la question fondamen‑ tale que soulève le sociologue (tout en proposant immédiatement une voie, celle de l’étude des institutions, qui est une manière de ne pas y répondre). Bourdieu ne se demande pas si les institutions ne pourraient pas prolonger et formaliser, dans une sorte de « reprise synthétique » (pour reprendre les termes de Lévi-Strauss révisant ses anciennes conceptions sur l’exceptionnalité humaine  2), des propriétés sociales initiales qui s’observent par ailleurs dans d’autres parties du monde animal. Et s’il ne s’interroge pas sur ce point, c’est parce que tout son raisonnement repose sur une conception indiscutée 1.  Ibid. : 90. 2.  Lévi-Strauss 2002 [1967] : XVII.

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(et fausse) du rapport entre le « biologique » et le « social » (confondu avec le « culturel »), et sur une totale absence de prise en compte des apports de la biologie évolutionniste et de l’éthologie, qui permettraient pourtant de replacer le social humain dans une très longue histoire des espèces sociales. Bourdieu, comme nombre de chercheurs en sciences sociales, travaille avec la conception d’un biologique parfaitement amorphe, c’est-à-dire socia‑ lement neutre, sans conséquence, non déterminant, non limitant ou non contraignant. L’usage du terme « arbitraire », qui renvoie à des choix non discutés et qui auraient très bien pu être différents, constitue de ce point de vue un énorme problème. Certes, les rapports entre le masculin et le féminin varient dans le temps et dans l’espace, et, certes, on a bien toujours affaire à des constructions culturelles. Mais faire du culturel un principe de variation infinie est une erreur fatale à la compréhension. Car il y a bien un fait, forcément plus général, qui ne varie pas, et qui demeure une énigme anthropologique tant que l’on demeure dans l’explication culturelle au sens strict : l’existence d’une division sociale très cohérente du travail et des rôles entre le masculin et le féminin, et, plus précisément encore, d’une domination du masculin sur le féminin dans toutes les sociétés connues. Car, comme l’admet très prudemment Bourdieu, « bien que toutes les sociétés n’aient pas été étudiées et que celles qui l’ont été ne l’aient pas nécessairement été de manière à éclairer complètement sur la nature des relations entre les sexes, on peut admettre que, selon toute probabilité, la suprématie masculine est universelle  1 ». Bourdieu résume ici avec ses mots le constat, à la fois précau‑ tionneux et ferme, que fait Françoise Héritier à propos des sociétés connues par les recherches anthropologiques : Il n’est pas sûr du tout que l’on dispose d’un recensement exhaustif de toutes les sociétés humaines existantes ou ayant existé. Il est certain que toutes les sociétés connues ne sont pas pour autant toutes décrites. Et quand elles le sont, ce n’est pas nécessairement d’une manière qui met en évidence la nature du rapport établi par chacune entre les hommes et les femmes. Ces réserves faites, qui impliquent l’absence de preuve scientifique absolue, il existe une forte probabilité statistique de l’univer‑ salité de la suprématie masculine, qui résulte de l’examen de la littérature anthropologique sur la question  2.

Mais les propos de Françoise Héritier auraient dû rendre Bourdieu plus circonspect sur la question des rapports entre le « biologique » et le « culturel ». En effet, Héritier voit, à l’époque de cet article, l’une des sources de la domination masculine dans le fait que « la femme enceinte ou qui allaite a

1.  Bourdieu 1990 : 7. 2.  Héritier-Augé 1984‑1985 : 8.

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une moins grande aptitude à la mobilité que l’homme  1 », qu’elle est chargée de la grande majorité des tâches liées aux enfants et que cela affecte le type de tâche qu’elle va pouvoir faire (plutôt de cueillette que de chasse ; plutôt de soin et d’élevage des enfants que de guerre, etc.). La domination masculine n’a donc à voir ni avec une pure infériorité physique, ni avec une infériorité intellectuelle, ni avec des prédispositions psychologiques ou biologiques des femmes à être dominées, mais avec les contraintes de soins à apporter à l’enfant, conjuguées au fait biologique massif que seules les femmes portent les enfants et les allaitent : Aux hommes la chasse aux gros animaux et la protection des désarmés contre les prédateurs de tous ordres, aux femmes la surveillance des jeunes non sevrés et la collecte des ressources alimentaires d’accès plus facile que le gros gibier (on ne chasse pas aisément avec un bébé accroché au flanc) : répartition qui naît de contraintes objectives et non de prédispositions psychologiques de l’un et l’autre sexes aux tâches qui leur sont de la sorte imparties, ni d’une contrainte physique imposée par un sexe à l’autre. Répartition qui ne comporte en soi aucun principe de valorisation  2.

Il faut mettre en rapport ce fait avec le mode de reproduction sexuée de l’espèce humaine, et avec certaines caractéristiques attachées à l’existence de fonctions biologiquement prédéterminées, eu égard à la gestation et à l’allaitement, fonctions qui deviennent des « rôles » si l’on se place d’un point de vue strictement sociologique. Ce fait n’a rien de purement arbitraire. Si, comme le prétend Bourdieu dans l’extrait cité, le masculin et le féminin n’avaient rien à voir avec l’organisation de la réalité biologique, d’où cette division pourrait-elle venir et pourquoi serait-elle si répandue dans l’ensemble des sociétés ? La thèse constructiviste ou culturaliste forte, celle de l’arbitra‑ rité et du caractère intégralement construit, culturellement, historiquement, des faits de domination masculin/féminin, bute contre le caractère massif et universel de cette domination. Seuls les degrés, les formes ou les modalités de cette domination n’ont cessé de varier dans l’histoire  3. 1.  Ibid. : 18. Elle s’appuie sur des données objectives concernant un peuple de chasseurs-cueilleurs : « On a pu ainsi montrer que chez les Bushman, chasseurs-cueilleurs nomades, sans animaux domes‑ tiques pour fournir du lait, un homme parcourt entre cinq et six mille kilomètres par an, une femme entre deux mille cinq cents et trois mille » (ibid.). De même, dans leur étude portant sur les Ache des forêts tropicales de l’est du Paraguay, chasseurs-cueilleurs avec forte division sexuée du travail, Kim Hill et Ana Magdalena Hurtado calculent que les hommes sont en quête de nourriture plus de six heures par jour, les femmes moins de deux heures, étant chargées de l’élevage des enfants (Hill & Hurtado 2009). 2.  Héritier-Augé 1984‑1985 : 19. 3.  Il faudrait consacrer un long développement à l’anthropologue Margaret Mead, qui porte une énorme responsabilité à la fois dans le refus d’admettre le caractère universel de la domination masculine (elle écrit, par exemple, dans Mœurs et sexualité en Océanie [1969], que « chaque société a, d’une façon ou d’une autre, codifié les rôles respectifs des hommes et des femmes, mais cela

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La domination sexuée : entre social sans culture et social culturalisé Pour montrer pourquoi Bourdieu et un grand nombre de chercheurs en sciences sociales avec lui attribuent trop rapidement à la culture, à l’histoire, à l’arbitrarité culturelle ou historique la « responsabilité » des rapports de domination hommes-femmes, je vais m’appuyer sur des faits éthologiques –  concernant notamment les écrevisses, les chimpanzés et les loups  – qui montrent à quel point ce que nous observons dans les sociétés humaines peut être analogue à ce qui est observé dans des sociétés animales ne possédant ni langage symbolique ni institution culturelle. Cela permet d’interroger en retour le tout-culturel de l’explication la plus fréquente dans les sciences sociales et de montrer l’intérêt que la science sociale peut avoir à distinguer le social du culturel. Les premiers exemples vont porter sur des comportements que l’on qualifie souvent de pseudo-copulation, et qui sont mobilisés par des mâles de certaines espèces vis-à-vis d’autres mâles, non pas dans une intention sexuelle (les comportements homosexuels existant aussi dans le monde animal), mais pour « signifier » ou marquer leur statut de dominant ou leur statut de dominé. Voici en résumé les différents éléments qui sont centraux pour comprendre ce qui sous-tend ces comportements : 1) les mâles qui utilisent entre eux la pseudo-copulation (ou le simulacre de copulation) pour marquer leur statut de dominant ou de dominé font un usage déplacé du comportement de copulation mâle-femelle, et donc un usage rituel et quasi symbolique de la sexualité ; 2) la pseudo-copulation suppose que le comportement de base, celui qui est déplacé (copulation mâle-femelle), soit « codé » par les individus euxmêmes comme un rapport de domination et que, par conséquent, il va de soi que le mâle domine la femelle dans le rapport sexuel et que le déplacement de ce comportement est utilisé comme un moyen de signifier ce même rapport mais dans un autre contexte (relation mâle-mâle) ; 3)  cela signifie que la relation mâle-femelle est bien « perçue » par les intéressés eux-mêmes comme un rapport de domination ; et que, par consé‑ quent, les rapports de domination mâle-femelle, qui sont des rapports pleinement sociaux, ne sont pas forcément de nature purement culturelle. La domination masculine propre à l’espèce humaine, qui possède toujours une dimension culturelle, peut être fondée sur un rapport social de domina‑ tion générique, présent chez un grand nombre d’animaux à partition et à reproduction sexuées. n’a pas été nécessairement en termes de contrastes, de domination ou de soumission ») et dans l’approche exclusivement culturaliste, avec un complet déni du biologique. Je dois cette remarque à Laure Flandrin.

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Le raisonnement que je développe suppose de bien comprendre un fait central du fonctionnement humain, à savoir que le langage ou les institutions culturelles ne sont pas les causes des comportements, mais des pratiques d’expression, de formalisation, d’accompagnement, de justification, etc., de rapports sociaux ou de mécanismes sociaux qui sont tout autant observables dans des sociétés dépourvues de représentations  1. Des éthologues travaillant sur des invertébrés ont mis en évidence des comportements de pseudo-copulation entre mâles chez les écrevisses. Ce type de comportement est « ritualisé » et « signifie l’établissement d’une relation de dominance et une réduction rapide de l’agression par le nouveau dominant entre les écrevisses mâles  2 » : Les comportements ritualisés qui signifient l’acceptation d’une relation de dominance et réduisent l’agressivité entre rivaux sont une caractéristique commune du comportement social des vertébrés. […] Or nous avons constaté que les écrevisses affichent un rituel aussi complexe lorsque deux mâles se livrent à un comportement pseudo-copulatoire pour signifier leur relation de dominance. Cela a été suivi d’une réduction de l’agressivité et d’une probabilité accrue de survie du subordonné. La pseudo-copulation était engagée par l’éventuel dominant et pouvait être acceptée ou refusée par l’éventuel subordonné. La fréquence des comportements agressifs a diminué de manière significative au cours de la première heure chez tous les couples ayant pseudo-copulé, mais est restée élevée chez les couples qui ne l’ont pas fait. Alors que tous les membres subordonnés des paires qui ont pseudo-copulé ont survécu aux premières 24  heures d’apparie‑ ment, la moitié des subordonnés qui n’ont pas pseudo-copulé ont été tués pendant cette période. Cette mortalité différentielle indique que la réduction de l’agression induite par le rituel pseudo-copulatoire améliore directement la survie différentielle des écrevisses mâles qui s'engagent dans ce comportement  3.

Dans leur étude, ces chercheurs ont donc établi que non seulement ces comportements étaient analogues à ceux mis en œuvre dans la copulation mâle-femelle – le mâle dominant déposant même un « spermatophore » sur le subordonné  –, mais que lorsque cette pseudo-copulation était acceptée par le subordonné, qui prenait acte ainsi de sa défaite, son statut de vaincu, et donc de dominé, calmait l’agressivité du dominant et lui évitait la mort (promise à pas moins de la moitié de ceux qui refusaient de s’avouer vaincus) : 1.  Cf. supra « Chapitre 13. Capacité langagière-symbolique, déplacement et fiction ». On retrouve cette manière de penser les questions de continuité évolutive chez Bernard Chapais, lorsque celui-ci parle, par exemple, d’« une version embryonnaire et strictement comportementale (c’est-à-dire prélinguistique et non normative) de l’exogamie réciproque » (Chapais 2007 : 26). 2.  Issa & Edwards 2006 : 2220. Traduit par moi. 3.  Ibid. : 2217. Traduit par moi.

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Avant une tentative de monte, le dominant a souvent joué un comporte‑ ment de cour typique des mâles en s’approchant du subordonné par-derrière avec une posture abaissée, des chélipèdes (griffes) tenues près du corps, et en fouettant le subordonné avec ses antennes. Le dominant grimpe alors sur le subordonné et utilise ses chélipèdes et ses pattes de marche pour retourner le subordonné, côté ventral vers le haut. Lorsque le subordonné accepte l’approche et la monte du dominant, il étend son abdomen et place ses chélipèdes et ses pattes de marche vers l’avant et parallèlement à son corps dans une posture couchée caractéristique du comportement d’accouplement des femelles. Le subordonné devient très passif lorsque le dominant saisit les chélipèdes du subordonné avec les siens, serre le céphalothorax du subor‑ donné avec ses pattes de marche, et étend son abdomen parallèlement et face à l’abdomen étendu du subordonné. Le dominant érige ses gonopodes et les pousse de manière rythmique vers les gonopodes du subordonné, qui restent immobiles. Les épisodes de pseudo-copulation ont duré de 7  secondes à 9  minutes et 3  secondes […] une période significativement plus courte que les durées de 30‑90 minutes mesurées pour la copulation mâle-femelle. La pseudo-copulation se termine de la même manière que les femelles terminent les épisodes de copulation, lorsque le subordonné fléchit lentement son abdomen, se libère de l’emprise du dominant et se retire. La relation de dominance au sein de chaque paire est devenue évidente dans l’équilibre des comportements, lorsqu’un animal est soudainement devenu agressif (attaques, approches et coups de queue offensifs) et que l’autre est devenu défensif (coups de queue de fuite et retraite). Les relations de dominance dans les paires qui ont pseudo-copulé se sont établies rapidement […] et sont restées stables pendant 5 jours pour onze des douze paires. Les relations dans trois des huit paires qui n’ont pas pseudo-copulé ou qui n’ont pas réussi à pseudo-copuler ont été inversées au cours de la première heure d’interactions, et la relation de dominance d’une paire n’a jamais été établie. […] Bien que les animaux plus grands aient eu tendance à dominer, les animaux plus petits ont toutefois dominé les plus grands (la différence maximale de taille corporelle ne dépassait pas 6 %) dans six des vingt paires  1.

La ritualisation du comportement constitue donc un déplacement protosymbolique du comportement de copulation, et, étant donné sa fonction de marquage du rang de chacun des individus (dominant-dominé), elle ne laisse aucun doute sur le fait que la copulation est bien elle-même une relation de domination. Comme ces comportements peuvent se dérouler sous les yeux d’autres écrevisses, ils permettent plus largement de fixer les hiérarchies entre les différents membres du groupe. Les auteurs écrivent : Lorsqu’un animal assume le rôle de mâle dominant et que l’autre assume un rôle de femelle soumise, la pseudo-copulation fonctionne comme un 1.  Ibid. Traduit et souligné par moi.

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signal mutuel honnête du rang social relatif des adversaires. Par consé‑ quent, les conflits de dominance sociale sont résolus plus rapidement, ce qui entraîne une réduction du temps passé à se battre et des coûts énergétiques. […] La pseudo-copulation au sein de grands groupes peut servir d’affichage de victoire pour les observateurs tiers, comme c’est le cas chez de nombreuses espèces animales (connu sous le nom d’« écoute indiscrète »). Cette stratégie comportementale permet aux membres du groupe d’évaluer la force et la faiblesse des individus par l’observation de leurs interactions agonistiques et ainsi de minimiser les conflits sociaux directs et les coûts énergétiques associés  1.

Les parades nuptiales sont courantes chez les invertébrés, de même que les postures ritualisées de domination et de soumission, qui s’observent chez les homards, les grillons, les fourmis et les guêpes, mais plus rares sont les cas de rituels de dominance sous la forme de pseudo-copulations tels que décrits ici. Ils sont plus fréquents chez les mammifères sociaux, particulièrement chez les primates, et les auteurs signalent la convergence comportementale (méta-loi Conway Morris de la convergence) à l’œuvre : La similitude de la forme et de la fonction de la pseudo-copulation et de la copulation chez les écrevisses et les mammifères est frappante, étant donné les formes corporelles, les structures cérébrales et les lignées très différentes de ces animaux. Cette similitude permet à ces comportements de fournir un exemple de l’évolution convergente des comportements sociaux et sexuels chez les animaux à travers le règne animal  2.

Un phénomène très semblable a été observé chez les chimpanzés sauvages du parc national de Gombe en Tanzanie. Jane Goodall a mené une longue étude éthologique dans les années  1960 auprès d’un groupe de 100 à 150 chimpanzés qui y vivaient. D’après ses observations, les manifestations d’agressivité relèvent souvent plus de la menace que du passage à l’acte et Jane Goodall remarque qu’elles sont souvent « très proches des manifestations humaines d’agressivité » : Les chimpanzés, comme la plupart des animaux, règlent le plus souvent leurs conflits par des menaces plus que par des combats réels. Un chimpanzé dominant peut fixer longtemps et intensément son subordonné, lever légèrement le menton en faisant entendre une sorte d’aboiement étouffé, lever rapidement le bras ou, debout, foncer sur l’adversaire en agitant les bras et en poussant des cris aigus  3. 1.  Ibid. : 2220. Traduit par moi. 2.  Ibid. Traduit par moi. 3.  Van Lawick-Goodall 1971 : 103.

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De son côté, lorsqu’il est attaqué, le subordonné « peut soit s’aplatir sur le sol en poussant des cris jusqu’à ce que tout soit terminé, soit tenter de s’échapper et de fuir  1 ». Là encore, ces comportements n’ont rien d’étonnant pour des humains. On dit de quelqu’un qui a montré sa soumission ou sa défaite qu’il s’est « aplati » ou qu’il s’est « couché », qu’il a « courbé l’échine », qu’il s’est « écrasé », qu’il s’est « fait petit » : autant de postures corporelles qui s’observent dans le monde social humain – et notamment dans les rapports parents-enfants, grands-petits, hommes-femmes  – comme dans le monde social non humain. Dans Le Sens pratique, Bourdieu a souligné le fait que la femme kabyle est du côté du « courbé », des « yeux baissés », alors que l’homme est du côté du « droit » et du « regard franc » : C’est ainsi par exemple que l’opposition entre le droit et le courbe, dont on a vu la fonction dans la division incorporée du travail entre les sexes, est au principe de la plupart des marques de respect ou de mépris que la politesse utilise, en beaucoup de sociétés, pour symboliser des rapports de domination  : d’un côté, on baisse ou courbe la tête ou le front en signe de confusion ou de soumission, on baisse les yeux, par humilité ou par timidité mais aussi par pudeur ou par honte, on regarde en dessous ou par-dessous, on se plie, on se couche, on se soumet, on s’incline, on s’abaisse, on fait des courbettes, des bassesses, des révérences, on se prosterne (devant un supérieur ou un dieu) ; à l’opposé, on regarde de haut, ou dans les yeux (le regard droit), on dresse, redresse, lève ou relève la tête ou le front, on refuse de courber la tête, on se dresse contre, on fait face (au sens de résister), on prend le dessus. Mouvements vers le haut, masculins, mouvements vers le bas, féminins, droiture contre souplesse, volonté d’avoir le dessus, de surmonter, contre soumission, les oppositions fondamentales de l’ordre social, tant entre dominants et dominés qu’entre dominants-dominants et dominants-dominés, sont toujours surdétermi‑ nées sexuellement, comme si le langage corporel de la domination et de la soumission sexuelles avait fourni au langage corporel et verbal de la domination et de la soumission sociales ses principes fondamentaux  2.

Dans un paragraphe intitulé « Comportements destinés à montrer sa soumission et à rassurer », Jane Goodall note que les comportements du dominant comme ceux du dominé sont de deux types : les comportements liés au rapport mâle-femelle et ceux liés au rapport parent-enfant, indiquant ainsi que la ritualisation des rapports sociaux de domination puise dans le registre comportemental des deux grands modèles de domination structurant la vie sociale  3 : 1.  Ibid. : 104. 2.  Bourdieu 1980a : 121. 3.  Jane Goodall n’envisage cependant pas que le rapport mâle-femelle puisse être lui-même dérivé en partie du rapport parent-enfant.

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Souvent, après avoir été menacé ou attaqué, un subordonné s’approche de son agresseur pour lui exprimer sa soumission ou l’apaiser. Cela implique un certain nombre de gestes et de postures : il peut notamment tourner la croupe en direction de son agresseur, se coucher sur le sol devant lui, lui tendre la main, le toucher ou l’embrasser. Le chimpanzé dominant, bien souvent, répond en faisant un geste pour toucher son subordonné, lui tend la main, lui caresse doucement la tête, le dos ou une autre partie du corps, l’embrasse, l’épuce un moment ou le prend dans ses bras. Ce genre d’attitude de la part de l’agresseur est destiné à rassurer le subordonné : le jeune singe qui était couché par terre hurlant et tendu se détend progressivement et se calme sous la caresse amicale d’un mâle qui, quelques instants plus tôt, le cognait par terre à tour de bras. […] Il est intéressant de noter à quel point tant de gestes et de postures qui, chez les chimpanzés, traduisent la soumission ou la volonté de rassurer, ressemblent aux nôtres –  et ce, non seulement dans leur apparence, mais, fait plus significatif, dans le contexte où ils se placent  1.

Chez les chimpanzés étudiés par Goodall, mais aussi chez les babouins et les macaques rhésus, lorsque deux mâles rivaux se battent ou se préparent à se battre, l’un d’entre eux peut ainsi présenter sa croupe à l’autre, à la manière d’une femelle qui tend sa croupe à un mâle pour engager l’accouple‑ ment, en signe de soumission. Cette posture lui permet d’éviter un combat potentiellement mortel. Il existe ainsi des simulacres d’accouplement entre mâles pour signifier la dominance de celui qui fait le geste de pénétrer et la subordination de celui qui est en position d’être pénétré. Cela signifie donc que, au moins pour certaines espèces, l’acte de pénétration par les mâles sur les femelles est bien déjà comportementalement, pré-symboliquement, perçu comme un acte de domination. Chez les loups et les chiens, il existe aussi des relations de dominationsoumission entre mâles dans lesquels ceux-ci « ritualisent » et, d’une certaine manière, « symbolisent » des comportements qui sont typiques de ceux de louveteaux ou de chiots vis-à-vis de leurs parents. Ces comportements sont « dérivés » de ceux adoptés dans des rapports parents-enfants. Par exemple, ainsi que l’a décrit le zoologiste allemand Rudolf Schenkel, les mâles dominés peuvent se comporter comme des petits quémandant du lait à leur mère ou stimulant leur parent pour qu’il régurgite de la nourriture : Généralement, la soumission active se développe comme une branche secondaire de la mendicité infantile pour se nourrir. Cette activité de mendicité elle-même remonte à la situation d’allaitement. […] De toute évidence, la scène sociale dans laquelle le partenaire inférieur montre une soumission active est une scène d'alimentation ou d’allaitement légère‑ 1.  Van Lawick-Goodall 1971 : 106.

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ment transformée entre le parent ou la mère et son petit. L’activité de soumission est, dans son essence, une activité de louveteau. […] D’autre part, la scène est fonctionnellement transformée. Elle a perdu la fonction nutritionnelle et met l’accent sur la fonction sociale  1.

Les mêmes mâles dominés peuvent aussi se comporter comme des petits en quête d’amour ou d’affection, poussant avec le museau, léchant et tapotant avec les pattes antérieures. Ils peuvent aussi se laisser traiter par un mâle dominant comme un louveteau se laissant renifler et nettoyer par sa mère  2 : « Nous avons mentionné que, dans les scènes de soumission passive, le supérieur renifle souvent l’inférieur, surtout dans la région génitale. C’est dans cette situation que l’inférieur lève une patte arrière. Cette variation de la scène a un parallèle dans le contact mère-petit qui consiste en une inves‑ tigation olfactive et un léchage ano-génital par la mère  3. » Dans ces deux types de scènes, le comportement de soumission chez le loup et le chien peut être analysé comme un « comportement de louveteau symbolisé et ritualisé » : La mendicité de lait ou de nourriture joue un rôle important dans la communauté alimentaire entre la mère (ou le parent) et son petit. En « représentant » cette scène, le loup soumis implore activement la tolérance et l’« amour ». Si le loup supérieur est plus curieux, l’inférieur adopte le rôle plus passif du louveteau : il « représente » le louveteau exploré olfac‑ tivement et léché par sa mère, notamment dans la région ano-génitale  4.

Le fait que les mâles dominés « répètent » des scènes de relations enfantparent, montre qu’il s’agit de relations de tendresse, d’affection ou d’« amour », pour utiliser le vocabulaire de Schenkel, qui manifestent à la fois une dépen‑ dance affective et des rapports de domination. Cela ne peut donc se produire que « dans les espèces où les individus peuvent être attachés les uns aux autres par une tendance sociale positive –  l’“amour”  – et où, entre les individus, on peut trouver une différenciation hiérarchique  5 ». Mais Schenkel fait une remarque importante sur le fait que, chez d’autres espèces pour lesquelles les relations de domination entre mâles et femelles sont plus nettes que chez les loups (pour qui c’est le couple pris dans son ensemble qui est dominant), en plus du rapport parent-enfant, c’est le rapport mâle-femelle qui sert de modèle pour signifier les statuts de dominant et de dominé :

1.  Schenkel 1967 : 325‑326. Traduit par moi. 2.  Le fait que la mère puisse incarner pour son petit une figure puissante n’est pas incompatible avec le fait qu’elle soit elle-même dominée dans le rapport mâle-femelle. 3.  Ibid. : 326. Traduit par moi. 4.  Ibid. Traduit par moi. 5.  Ibid. Traduit par moi.

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Le comportement de soumission fait partie d'une scène sociale. Cette scène doit témoigner d’un « amour » mutuel et d’une relation de supériorité-infériorité. De toute évidence, le loup et le chien ne sont pas dotés d’un ensemble original de comportements réservés uniquement à cette scène. La scène et, avec elle, les rôles sont dérivés des interactions mère (parent)-petit. Ces derniers se caractérisent à la fois par l’« amour » et par une différenciation fonctionnelle. Dans la scène dérivée de la tolérance-soumission, la différenciation fonctionnelle a développé un aspect hiérarchique. L’amour et la différenciation fonctionnelle sont égale‑ ment caractéristiques du contact mâle-femelle et, en effet, des éléments de cette scène à fonction altérée se retrouvent également dans les scènes de tolérance-soumission. Chez de nombreux vertébrés où le mâle est dominant sur la femelle comme chez différents singes, certains rongeurs, de nombreux oiseaux et cichlidés, l’individu soumis « joue » la femelle ; le partenaire supérieur et tolérant adopte le rôle du mâle. […] Ces espèces ont besoin d’une scène ritualisée représentative qui confirme la relation tolérance-soumission. Les formes comportementales de cette scène sont dérivées de deux sources, à savoir les interactions mère (parent)-enfant et les interactions mâle-femelle. La soumission s’exprime par des rôles symbolisés de petits ou de femelles, et la supériorité tolérante par les rôles de mère (parent) ou de mâle  1.

Il va de soi, et c’est un fait absolument central qui est ainsi établi indirectement de façon très claire, que, pour que ces éléments du répertoire comportemental puissent fonctionner comme des signaux de soumission ou de domination, il faut que les rapports parents-enfants et mâles-femelles soient « vécus » pratiquement, par les animaux mêmes, comme des rapports de dominance, le parent dominant son enfant et le mâle dominant la femelle  2. 1.  Ibid. : 327. Traduit et souligné par moi. 2.  Les recherches ont montré aussi chez les chimpanzés que les rapports difficiles entre la mère et l’enfant au moment du sevrage – la mère manifestant son pouvoir de refuser la demande d’allai‑ tement de son enfant et l’enfant manifestant la détresse et la colère de celui qui se voit déposséder d’un droit  – constituent un modèle de comportement dans les relations entre adultes lorsque l’un d’entre eux est rejeté par un rival dominant  : « Le lien entre le comportement infantile et le comportement adulte est fascinant à observer. Les chimpanzés mâles arrivés à maturité peuvent se rouler par terre en criant et en frappant le sol lorsqu’un rival dominant repousse leurs ouvertures de réconciliation après une bagarre. Ils se comportent comme des enfants rejetés. Curieusement, le hululement (la vocalisation avec laquelle les chimpanzés mâles affrontent et provoquent leurs rivaux) comporte la même expression boudeuse que celle d’un nourrisson affamé, et les doux sons de huu-huu avec lesquels une parade de hululements commence ressemblent aux geignements du nourrisson (bien que la voix du mâle adulte soit évidemment beaucoup plus grave). Bref, il semble exister une continuité psychologique entre le processus de sevrage et les remises en cause de statut parmi les adultes. C’est peut-être parce que le sevrage est aussi une question de pouvoir ; c’est un renversement de la direction du contrôle social entre la mère et l’enfant. Au cours du sevrage un individu acquiert sa première expérience d’un changement fondamental dans une relation qu’il a besoin de conserver » (De Waal 1992 : 70).

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Tous ces faits que j’ai rapportés, à propos des écrevisses, des chimpanzés et des loups, et qui sont à peu près totalement ignorés par les chercheurs en sciences sociales  1, montrent que la domination des mâles sur les femelles n’est pas qu’une affaire culturelle et historique, bien que la culture et l’histoire ajoutent leur propre force et leur propre inertie au rapport social de domina‑ tion. Ces faits de domination sont – comment le dire autrement ? – indissocia‑ blement biologiques et sociaux, mais pas strictement culturels ou historiques. Pierre Bourdieu se trompait donc en faisant de la domination masculine un produit purement arbitraire, culturel et historique. L’observation des rapports de domination entre mâles et femelles dans de nombreuses espèces prouve que de tels rapports précèdent de loin l’avènement des capacités de symbolisation, de la culture et donc de l’histoire. Mais que faire alors devant les faits établis par l’éthologie qui montrent que, dans le monde animal aussi, les différences entre le dessus et le dessous, l’actif et le passif, le haut et le bas, le mâle et la femelle, sont autant de signes comportementaux présymboliques de la domination et de la soumission ? Pourquoi, si l’acte sexuel était codé en fonction d’un rapport purement arbitraire et culturel, retrouverions-nous l’usage de la pseudo-copulation dans le monde animal pour signifier la domination de l’un et la soumission de l’autre ? Pour des animaux présymboliques ou proto-symboliques aussi, « avoir le dessus » est comportementalement le signe d’une domination, d’une victoire, d’une prise de pouvoir sur l’autre, et « avoir le dessous » est comportementalement le signe d’une soumission, d’une défaite et d’une absence de pouvoir sur l’autre. Pourquoi celui qui est « actif » est-il, de toute évidence, perçu et traité comme un dominant, et pourquoi celui qui est « passif » est-il perçu et traité comme un dominé ? L’interprétation des comportements humains ne peut faire l’économie, si elle prétend à une vérité un tant soit peu objective, de ces faits extra-humains. Ils interdisent en tout état de cause de faire des rapports entre hommes et femmes des rapports purement culturels (sachant qu’on ne distingue jamais le « social » du « culturel » et qu’on parle souvent de « construction sociale » là où il serait préférable de parler de « construction culturelle »). Si, dans une société traditionnelle telle que la Kabylie, « l’opposition entre les sexes s’inscrit dans la série des oppositions mythico-rituelles  : haut/bas, dessus/ dessous, sec/humide, chaud/froid […], actif/passif, mobile/immobile (l’acte sexuel est comparé à la meule, avec sa partie supérieure, mobile, et sa partie inférieure, immobile, fixée à la terre, ou au rapport entre le balai, qui va 1.  Font exceptions quelques sociologues étatsuniens travaillant à un rapprochement, pas toujours très heureux, avec la sociobiologie. Par exemple, Joseph Lopreato et Timothy Crippen notent que « les chimpanzés, les babouins et les macaques, où les mâles dominants affirment leur supériorité par une forme ritualisée de saillie homosexuelle, tandis que les subordonnés présentent leur postérieur en signe de soumission absolue, ou de désir de réconciliation si l’animal supérieur a commis une offense […] » (Lopreato & Crippen 2002 : 238 ; traduit par moi).

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et vient, et la maison) » et « s’il s’ensuit que la position [sexuelle] consi‑ dérée comme normale est logiquement celle dans laquelle l’homme “prend le dessus” »  1, force est de constater qu’une grande partie de ces positions et de ces oppositions sont actées par des espèces animales non humaines. Dès lors, plutôt que de parler de la « construction sociale des organes sexuels » et de faire comme si les hommes avaient « transmué l’arbitraire du nomos social en nécessité de la nature (phusis)  2 » dans les mythes, en accordant par là même une considérable puissance créatrice à la culture, on est obligé d’inverser la causalité et de prendre acte du fait que des rapports sociaux préculturels sont au fondement des mythologies et des idéologies qui les accompagnent et les expriment, de façon plus ou moins transfigurée. Ce n’est pas un hasard si les éthologues qui décrivent les rapports de domination entre mâles, comme les rapports de domination mâles-femelles, dans des sociétés animales éloignées des sociétés humaines, sont obligés d’uti‑ liser un vocabulaire qui est précisément celui qui structure les représentations mythiques ou idéologiques de ces rapports. Car ce n’est pas qu’une simple question de construction arbitraire androcentrique. Les humains ont mis en mots des significations comportementales présymboliques ; et ce n’est que par un idéalisme non conscient que l’on renverse l’ordre des choses en faisant des discours des principes d’engendrement ou de construction de la réalité des pratiques. En toute connaissance éthologique de cause, il est impossible de ne pas lire dans certains passages de La Domination masculine la description de l’expression symbolique de comportements qui sont aussi observables dans des espèces animales non humaines. Ainsi, lorsque Bourdieu écrit que « dessus ou dessous, actif ou passif, ces alternatives parallèles décrivent l’acte sexuel comme un rapport de domina‑ tion. Posséder sexuellement, comme en français “baiser” ou en anglais “to fuck”, c’est dominer au sens de soumettre à son pouvoir, mais aussi tromper, abuser ou, comme nous disons, “avoir” (tandis que résister à la séduction, c’est ne pas se laisser tromper, ne pas “se faire avoir”)  3 », ou lorsqu’il affirme que, dans ces sociétés, « la pire humiliation, pour un homme, consiste à être transformé en femme », et qu’il évoque les témoignages de ces hommes qui subissent des « tortures » organisées « en vue de les féminiser, notamment par l’humiliation sexuelle, les plaisanteries sur leur virilité, les accusations d’homosexualité, etc., ou, plus simplement, la nécessité de se conduire comme s’ils étaient des femmes  4 », il est difficile de ne pas penser à l’usage de la pseudo-copulation chez les animaux, qui suppose pour le dominé d’accepter de jouer le rôle de la femelle ou de se soumettre lui-même dans la position 1.  Bourdieu 1998a : 23‑24. 2.  Ibid. : 19. 3.  Ibid. : 25. 4.  Ibid. : 27‑28.

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sexuelle d’une femelle. Comment ne pas voir dans ces postures animales des équivalents comportementaux, présymboliques, du « je t’ai baisé », du « je t’encule » ou de l’insulte homosexuelle dont parlait Bourdieu ? Et comment ne pas saisir, enfin, que « l’universalité de la reconnaissance accordée à la mythologie androcentrique », qui place le « rapport de domination du principe masculin (actif, pénétrant) sur le principe féminin (passif, pénétré)  1 » au cœur de la vision du monde, est dans la continuité évolutive des comportements présents dans de nombreuses autres espèces ? Les hommes ont exprimé des processus sociaux qui les dépassent et les précèdent dans l’ordre de l’évolution. Et ayant mis en mots ces processus sociaux objectifs, ils croient en être les inventeurs, les créateurs, les « construc‑ teurs ». Bourdieu parle ainsi du « poids de la tradition aristotélicienne qui fait de l’homme le principe actif et de la femme l’élément passif  2 », comme si Aristote, parmi d’autres, jouait un rôle dans la structuration des rapports hommes-femmes. Mais on pourrait dire avec un peu d’humour, ou de réalisme matérialiste, qu’aucune écrevisse ni aucun chimpanzé n’a jamais lu Aristote. Une fois n’est pas coutume, le sens commun dit (sans le savoir) plus justement les choses que les chercheurs constructivistes, en pensant que les rapports entre les sexes ont quelque chose de « naturel ». Mais il s’agit bien d’un naturel « social », qui traverse les espèces.

La domination des mâles sur les femelles Dans la grande majorité des espèces de mammifères connues, « les adultes dominent les juvéniles et les mâles dominent généralement les femelles ». Edward O.  Wilson constatait que c’est seulement dans quelques rares espèces que les femelles dominent les mâles, citant « le fou brun Sula leucogastei  […], la hyène […], le vervet (Cercopithecus aethiops) et le singe de Sykes (C. mitis) […]  3 ». Du côté des primates non humains, l’exemple de la pseudo-copulation chez les chimpanzés de Gombe prouvait qu’un rapport de domination mascu‑ line prédominait dans cette espèce. La domination des mâles sur les femelles est de fait assez généralement répandue chez les primates. Étudiant les rares cas de dominance des femelles primates (e.g. les espèces de primates strepsir‑ rhiniens), « définie comme la capacité des femelles à susciter régulièrement des comportements de soumission de la part des mâles au cours d’inter­actions agonistiques dyadiques », et qui peut se manifester diversement « d’une simple priorité alimentaire à une dominance avérée dans tous les contextes compor‑ 1.  Ibid. : 130. 2.  Ibid. : 94. 3.  Wilson 1978b : 291. Traduit par moi.

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tementaux […] », Jane Foltz note que « cette caractéristique est rare chez les mammifères et notamment chez les primates […]  1 ». Toutefois, si chez les chimpanzés la domination des mâles est nette, chez les bonobos la domination semble inversée. Frans de Waal remarque le caractère rare d’une telle situation car « la domination masculine reste la norme chez la plupart des mammifères » : « Comparée à la société chimpanzé articulée autour du mâle, la société bonobo, érotique et pacifique, centrée sur la femelle, nous offre de nouveaux axes de réflexion sur notre ascen‑ dance humaine  2. » Le primatologue n’a pas d’explication particulière sur ce fait, mais fait remarquer qu’« un long passé d’attachement entre femelles, qui s’exprime par beaucoup d’épouillages et d’activités sexuelles, a fait plus qu’entamer la suprématie des mâles : il a retourné la situation et fait naître une organisation foncièrement différente  3 ». La compétition pour la nourri‑ ture, par exemple, montre que les femelles bonobos s’allient pour chasser les mâles (parfois avec beaucoup d’agressivité) et se partager les fruits, alors que les chimpanzés mâles, plus agressifs, parviennent à s’imposer dans le même genre de situation. Et « même quand il n’y a pas de vivres dans les parages, des mâles pleinement adultes réagissent avec crainte et soumission à la simple présence d’une femelle de rang supérieur  4 ». De même, si « les meutes de chasse formées par les chimpanzés sont exclusivement composées de mâles », les mêmes chasses sont observées chez les bonobos « mais les deux sexes participent à l’action  5 ». On ne dispose, à ce jour, d’aucune explication stabilisée, ni de l’activité sexuelle très fréquente, ni de la grande solidarité inter-femelles (malgré une philopatrie mâle, comme chez les chimpanzés)  6, ni de la moindre agressivité des mâles ou de la moindre recherche de statut, ni de la participation des femelles à l’activité de chasse, ni de la domination des femelles sur les mâles dans nombre de situations  7. La seule chose dont on soit sûr, c’est du fait 1.  Foltz 2009 : 153. On notera que, même dans ces rares cas de domination des femelles, le rang de dominance est directement lié à l’âge, confirmant l’importance de la domination des vieux sur les jeunes dans les sociétés de primates : « [Chez Propithecus edwardsi] la femelle dominante est systéma‑ tiquement la plus âgée et la femelle qui occupe le second rang de dominance serait sa première fille. Si la femelle dominante meurt, la plus âgée de ses filles la remplacerait » (ibid. : 183). 2.  De Waal 2006 : 22‑23. 3.  Ibid. : 83. 4.  Ibid. : 85. Cf. aussi Wrangham & Peterson 1996 : 200‑219. 5.  Wilson 2013 : 60. 6.  L’étude des hyènes tachetées montre que la dominance des femelles dépend, là encore, de la solidarité entre les femelles. Cf. Frank 2006 ; Vullioud et al. 2019. 7.  Des chercheurs font cependant l’hypothèse qu’une auto-domestication de l’espèce a eu pour effet, comme toute domestication, de diminuer l’agressivité de ses membres et de produire des traits morphologiques et comportementaux plus juvéniles (pédomorphisme). On peut ainsi imaginer que cette évolution, rendue possible par un certain isolement géographique et une moindre concurrence pour l’accès aux ressources alimentaires, tend à diminuer l’agressivité des mâles et à rééquilibrer la balance des pouvoirs entre les sexes (Hare, Wobber & Wrangham 2012 : 573‑585).

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que les premières sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs ont des structures plus proches de celles des chimpanzés que de celles des bonobos, avec une domination masculine très nette et une division du travail qui réserve la chasse et la protection du groupe aux hommes, et qui en exclut les femmes.

La domination masculine à travers l’histoire Sur environ dix mille sociétés humaines passées ou présentes étudiées par les sciences sociales, aucune n’a organisé la domination nette des femmes sur les hommes. On observe quelques cas de polyandrie (mariages d’une seule femme avec plusieurs hommes) et des rapports parfois moins déséquilibrés pour les femmes  1, mais jamais de matriarcat au sens d’une société où le pouvoir serait concentré entre les mains des femmes  2. La division sexuelle du travail est une propriété centrale des sociétés faiblement différenciées et s’est perpétuée sous des formes différentes mais avec des constantes dans tous les autres types de sociétés. Les femmes sont, de façon générale, très largement écartées des fonctions guerrières, politiques, magico-religieuses  3 et techniques les plus hautes. Si elles détiennent parfois certaines fonctions économiques ou si, bien sûr, elles peuvent avoir un certain pouvoir domestique  4, c’està-dire un pouvoir secondaire dans un espace dévalorisé par rapport aux univers extra-domestiques, professionnels, publics, etc., elles restent largement cantonnées dans des positions subalternes : Partout, depuis le paléolithique, ce sont donc les hommes qui détiennent les armes les plus efficientes et qui sont formés et organisés pour les utiliser. Partout, ce sont les hommes qui se sont attribué l’essentiel ou la totalité des fonctions politiques (mais aussi religieuses), n’en concédant le plus souvent aux femmes que la portion congrue. Partout, les hommes ont bénéficié là d’un point d’appui qui a pu leur permettre de soumettre les plus faibles –  les femmes ou d’autres hommes  – afin de capter leur travail ou de renforcer leur puissance sociale. C’est la raison pour laquelle, nulle part, on n’a vu les femmes diriger la société dans un « matriarcat » qui aurait été le miroir inversé du « patriarcat ». C’est aussi la raison pour laquelle, dans bien des sociétés, les hommes ont concentré entre leurs mains tous les pouvoirs et tous les prestiges. Maîtres des armes, de 1.  Darmangeat 2012. 2.  Demoule 2017 : 176. Cf. aussi Patou-Mathis 2020. 3.  Je signale à plusieurs reprises dans ce chapitre l’éloignement des femmes par rapport au sacré, qui n’est autre que la forme que prend le pouvoir après avoir été symboliquement transfiguré. L’interdiction faite aux femmes de posséder des objets sacrés (flûtes et rhombes) chez les Baruya, leur éloignement par rapport au foyer sacré en Grèce antique, etc., et plus généralement l’éloignement ou l’exclusion des femmes par rapport aux fonctions magico-religieuses les plus prestigieuses sont des faits quasi universels. Cf. supra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 4.  Demoule 2017 : 185.

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la guerre, de la politique et de la magie, ils y sont également maîtres du gibier, des champs, du bétail et du commerce ; de toutes parts, ils exercent des droits non réciproques sur les femmes, sur leur travail comme sur leurs alliances matrimoniales et leurs corps  1.

Françoise Héritier résumait la situation globale des femmes dans l’histoire des sociétés les plus variées de la façon suivante : À l’échelle de l’humanité, les organisations symboliques et les organisa‑ tions sociales qui en découlent impliquent, on le sait, et la démonstration ethnologique n’a plus à être faite, une étroite mise en dépendance des femmes dans tous les secteurs  : une exclusion des domaines politique, économique, culturel, religieux ; une affectation quasi exclusive à la sphère du domestique (au double sens que les femmes y sont attachées et que les hommes n’y sont pas) ; une privation parfois radicale de l’éducation, de la pensée, de la parole, de la libre décision ; une dévalorisation de leurs activités et de leur être propre qui peut même être qualifiée de dénigre‑ ment systématique ; une assignation à n’exister que comme épouses et surtout mères, jamais comme individus à part entière et à égalité avec les hommes  2.

Stephen K. Sanderson dressait quant à lui une longue liste de situations en rapport avec la question hommes-femmes n’ayant jamais existé dans l’histoire des sociétés humaines. Dans cette liste apparaissaient les cas de figure suivants : des sociétés sans différenciation sexuelle ; des sociétés de chasseurs-cueilleurs dans lesquelles les femmes chassent et les hommes cueillent ; des sociétés agraires dans lesquelles les femmes labourent et les hommes effectuent les travaux domestiques ; des sociétés dans lesquelles la plupart des guerriers sont des femmes ; des sociétés industrielles dans lesquelles les professions à forte compo‑ sante éducative sont principalement occupées par des hommes ; des sociétés dans lesquelles les hommes cherchent comme compagnes des femmes de statut supérieur et les femmes des hommes plus jeunes qu’elles ; des sociétés dans lesquelles les hommes assument la plupart des soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes investissent davantage dans la copulation que dans les soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes se font concurrence plus vigoureusement que les hommes pour les « postes » de haut niveau  3. Renversant la thèse de Friedrich Engels selon laquelle l’égalité économique des premières sociétés (le communisme primitif) signifierait égalité entre les 1.  Darmangeat 2012 : 265‑266. 2.  Héritier 2002 : 249‑250. 3.  Sanderson 2015  : 259. Claude Meillassoux résumait ses analyses sur les sociétés africaines en écrivant : « Dans toutes les analyses qui précèdent, la femme, malgré sa fonction irremplaçable dans la reproduction, n’intervient jamais comme vecteur de l’organisation sociale. Elle disparaît derrière l’homme : son père, son frère ou son époux » (Meillassoux 1991 : 116).

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hommes et les femmes, Christophe Darmangeat a magistralement démontré que non seulement la domination masculine est attestée dans toutes les sociétés (sans État ou à État, sans richesse ou à richesse, sans classes ou de classes, etc.), à quelques rares exceptions près qui ne sont jamais des inver‑ sions complètes, mais le plus souvent des atténuations de l’oppression avec rééquilibrage de pouvoirs distincts ; mais qu’elle est souvent particulièrement forte dans les sociétés sans richesse. Même la filiation matrilinéaire n’est « en rien le gage d’une “prédominance” des femmes, ni même d’une position moins défavorable pour elles » : « Le fait que la filiation clanique passe par les femmes n’a jamais empêché celles-ci de pouvoir être placées sous l’autorité plus ou moins abrupte des hommes. Dans la plupart des sociétés matri­ linéaires, en effet, ce sont bel et bien ces derniers qui détiennent le pouvoir, tant au sein du cercle familial que dans la sphère publique  1. » La matrilocalité, elle, renforce le pouvoir des femmes et peut atténuer la domination masculine mais jamais l’effacer totalement. Quant au cas, assez unique, de la société que formaient jusque vers la fin du xxe siècle les Na de Chine, l’absence de père et de mari n’empêche pas les hommes de garder la main sur les plus hautes fonctions politiques, militaires et religieuses, avec un rôle prédominant de l’oncle maternel de l’enfant au sein de la famille  2. Chaque lignée était dotée d’un chef masculin et d’un chef féminin, mais le premier était classiquement chargé des affaires extérieures et le second des affaires intérieures, et le premier était nettement plus influent que le second  3. Darmangeat revient aussi sur des cas un peu particuliers, qui sont riches d’enseignement, dans lesquels la division sexuelle du travail ordinaire est modifiée, et parfois même la domination masculine mise à mal. Le premier exemple est celui des Inuit, qui permet de comprendre que la ligne de force de la domination masculine structurant la division sexuelle des tâches est placée sous contraintes de circonstances, ici démographiques, avec une pénurie d’hommes qui oblige à une redistribution des rôles. On peut dire que la loi (biologique et sociale) de la conservation-reproduction-extension prime alors sur les logiques de la domination masculine : 1.  Darmangeat 2012 : 97‑98. 2.  Les « ruses » de la domination masculine font que, lorsqu’on constate que les pères ont perdu la main sur leurs enfants et sur un certain nombre de prérogatives, et que l’on est tout prêt à en conclure que la domination masculine a perdu de sa force, on découvre alors que c’est l’oncle maternel qui devient une figure (masculine) centrale. Comme l’écrit Maurice Godelier : « J’observe que les sociétés ont fait des choix, en sorte que ce soit aux hommes ou aux femmes qu’on rattache les enfants. Mais, quand c’est aux femmes, l’oncle maternel prend une position importante qu’il n’a pas en général dans un autre système » (Godelier 2019 : 51). 3.  Hua 1997. Darmangeat écrit : « Cette mainmise universelle des hommes sur la sphère politique et militaire, dont seul le degré varie d’un peuple à l’autre, explique aussi pourquoi, même dans les sociétés les plus proches du “matriarcat”, les rapports entre les sexes ne vont jamais au-delà d’un certain équilibre et ne basculent jamais vers une domination féminine qui serait, à un degré ou à un autre, le miroir inversé des sociétés patriarcales » (Darmangeat 2012 : 231).

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Quelques exemples semblent violer les principes généraux qu’on vient d’exposer. Il s’agit de femmes qui, en raison de circonstances exception‑ nelles, ont été amenées à assumer des rôles masculins. Ainsi, il arrivait que certaines filles inuites soient élevées comme des garçons, et donc formées aux techniques de chasse. Cela restait toutefois un cas d’espèce, manifestement dû à l’étroitesse de ces groupes locaux dont la subsistance dépendait quasi exclusivement de la chasse ; dans certains d’entre eux, il pouvait y avoir pénurie d’hommes et donc risque de disette. On dérogeait donc aux règles de la division sexuelle du travail en raison d’un impératif plus essentiel, celui de ne pas mourir de faim  1.

Un deuxième exemple est celui de certaines sociétés particulièrement guerrières « où les femmes ont accédé à une position économique et sociale enviable ; les hommes, souvent absents pour de longues périodes, n’avaient d’autre choix que de laisser à la fraction féminine de la tribu l’essentiel des responsabilités de la gestion des biens matériels, à l’image des Iroquois  2 ». Des circonstances particulières (en l’occurrence, le fait que les hommes soient conduits à laisser les femmes seules pendant longtemps pour aller faire la guerre) peuvent ainsi contraindre les femmes à occuper des positions de responsabilité attribuées en temps normal aux hommes. De même, la domination masculine peut être remise en question sous l’effet d’une intervention extérieure qui brise le fondement du pouvoir des hommes, comme dans le cas de la tribu des Chambuli de Nouvelle-Guinée, étudiée par Margaret Mead : Si matriarcat il y a chez les Chambuli –  pour sa part, Mead s’abstient soigneusement d’employer le terme – il s’agit donc d’un matriarcat bien particulier, où les femmes exercent une domination qui n’a pas été officia‑ lisée et où, à l’inverse, ce sont les hommes que la coutume désigne comme les dirigeants. Il semble que cette situation tienne aux circonstances toutes particulières de l’histoire des Chambuli. Au moment où ils furent étudiés par Mead, ceux-ci revenaient d’un exil de vingt ans suite à une guerre perdue, dans laquelle leurs villages avaient été brûlés et leurs possessions cérémonielles détruites. La position traditionnellement dominante des hommes au sein des Chambuli était en grande partie assise sur leurs activités guerrières et sur la chasse aux têtes à laquelle ils se livraient. Or celle-ci avait été stoppée net par l’intervention de l’État colonisateur qui, comme partout ailleurs, avait mis un terme aux guerres tribales et aux vendettas. La société chambuli observée par Mead était en quelque sorte brisée. Elle traversait un moment très particulier, où le rôle économique des femmes leur permettait de vider de son contenu la domination des hommes qui représentait encore l’ordre social traditionnel et légitime. 1.  Darmangeat 2012 : 201. 2.  Ibid. : 272.

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Toutes ces remarques nuancent donc sérieusement la nature et la portée du « matriarcat » des Chambuli  1.

Ce dernier cas montre bien qu’il existe une ligne invariante de force autour de la domination masculine, mais que celle-ci se trouve toujours soumise à d’autres forces et que, par conséquent, elle se développe tant que les conditions le permettent, mais qu’elle peut être inhibée, voire contre‑ carrée, lorsque les conditions freinent son expression ou lui font obstacle. C’est de la combinaison de l’ensemble des lignes de force et des lois que résultent les pratiques observées. Les recherches ethnologiques et histo‑ riques permettent de faire apparaître les régularités au travail. Et toutes les exceptions constatées permettent de leur côté de comprendre quelles autres forces viennent contrarier leur expression. Non seulement il n’y a jamais de cas purs, qui montreraient l’effet brut de l’expression d’une loi ou d’une ligne de force, mais il se trouvera toujours des exceptions, qui permettent d’identifier les conditions pouvant suspendre –  plus ou moins durablement – l’action des lignes de force et des lois. L’exception n’autorise ni à faire comme si les  forces structurantes n’existaient pas (c’est le plus souvent ce que pensent les chercheurs en sciences sociales, qui brandissent des contre-exemples comme preuve de l’impossibilité de formuler des lois) ni à négliger leur examen en considérant qu’elle ne fait que confirmer la règle. Mais, dans le cas de la domination masculine (comme dans celui des phénomènes de reproduction sociale), ce qui devrait frapper les chercheurs, c’est leur omniprésence historique indépendamment des circonstances ou des conditions qui ne cessent de varier. Ainsi, à propos des Baruya de Nouvelle-Guinée, société lignagère patri‑ linéaire, Maurice Godelier a montré de façon très détaillée la manière dont la domination masculine structurait tous les moments de la vie sociale. Les hommes sont seuls à exercer des fonctions politiques, seuls propriétaires des terres, seuls fabricants d’outils, seuls producteurs, propriétaires et usagers d’armes (casse-tête, boucliers, arcs et flèches), « puisque la guerre et la chasse sont l’affaire des hommes  2 », et seuls propriétaires et usagers des objets sacrés  3, c’est-à-dire « des moyens matériels surnaturels de contrôler la reproduction de la force et de la vie sociale  4 ». Les femmes, quant à elles, sont chargées de l’élevage des enfants, de la cueillette (« La collecte de baies, champignons, 1.  Ibid. : 108. 2.  Godelier 1996 : 33. 3.  C’est le cas aussi chez les Aborigènes d’Australie : « Au niveau religieux, leur soumission est tout aussi massive. Elle se lit dans l’exclusion de tout ce qui est associé aux objets sacrés, aux rituels sacrés et secrets (tel l’intichiuma). Tout comme les jeunes enfants, elles ne sont donc pas initiées. La peine de mort est prévue et appliquée aux femmes et aux enfants qui auraient vu, même par inadvertance, ces objets sacrés » (Testart 2021 : 259). 4.  Godelier 1996 : 59‑60.

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fougères, œufs de fourmis, etc., est l’affaire des femmes  1 ») et de la préparation des repas. Elles sont dominées du point de vue de la parenté, faisant l’objet d’échanges entre hommes (pères et futurs époux) et, même s’il existe aussi des « femmes “plus grandes” que les autres », parce qu’elles cumulent de l’expé‑ rience dans le chamanisme qui leur est accessible ou qu’elles se distinguent dans des activités proprement féminines, elles restent toujours plus « petites » que les hommes  2. Ainsi, non seulement les femmes ne possèdent pas d’objets sacrés, mais elles « occupent dans la pratique chamanique une place subor‑ donnée à celle des hommes  3 ». Même l’usage de l’espace, structuré par un « haut » et un « bas », est marqué par la domination masculine : Autrefois l’espace était couvert de chemins dédoublés  : le chemin des femmes était en contrebas de celui des hommes. Dominant le village, une ou plusieurs maisons d’hommes entourées d’une palissade délimitent un espace strictement interdit aux femmes. […] Tout en bas du village, dans une zone de taillis et de fourrés, les femmes mettent au monde leurs enfants dans des abris de branches et de feuillages qu’elles brûlent après usage. […] Entre ce haut et ce bas du village sont dispersées, dans un espace cette fois bisexuel, les maisons où vivent les familles, qui comprennent le mari, sa ou ses femmes, ses filles non mariées et ses garçons initiés  4.

Par ailleurs, l’échange des femmes dans une grande majorité de sociétés primitives, mis en avant par Lévi-Strauss, est l’indice très net d’une domina‑ tion masculine, puisque des hommes décident du sort ou du destin de la vie des femmes, et que l’inverse n’est évidemment pas envisageable. Par exemple, les sociétés aborigènes d’Australie font des femmes un enjeu d’échanges et de luttes (les conflits violents touchant souvent à la question des femmes, notamment dans le cas de viols par des hommes venant d’une autre tribu). Dans les sociétés sans richesse et sans État, celles dans lesquelles d’autres formes de domination (économique et politique notamment) ne se sont pas encore très développées, les femmes font l’objet d’échanges entre groupes et la domination des hommes sur les femmes y est là aussi particulièrement visible  5. Dans la Grèce et la Rome antiques, la situation des femmes décrite par l’historien Fustel de Coulanges n’est pas moins marquée par la domination masculine que celles des sociétés sans État. À Rome, la « puissance paternelle ou maritale » est centrale et le chef de famille a pouvoir de vie et de mort sur sa femme : 1.  Ibid. : 35. 2.  Ibid. : 133. 3.  Ibid. : 158. 4.  Ibid. : 31. 5.  Testart 2012 : 400‑401.

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Ce droit de justice que le chef de famille exerçait dans sa maison, était complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le magistrat dans la cité ; aucune autorité n’avait le droit de modifier ses arrêts. « Le mari, dit Caton l’Ancien, est juge de sa femme ; son pouvoir n’a pas de limite ; il peut ce qu’il veut. Si elle a commis quelque faute, il la punit ; si elle a bu du vin, il la condamne ; si elle a eu commerce avec un autre homme, il la tue »  1.

En Grèce, chaque famille composée d’un père, d’une mère, d’enfants et d’esclaves possède sa religion domestique, incarnée par un foyer-maître. Or hommes et femmes occupent des positions très inégales par rapport à ce feu sacré, et la femme reste une « mineure » vis-à-vis de tous les hommes, quel que soit son âge : Le père est le premier près du foyer ; il l’allume et l’entretient ; il en est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute fonction ; il égorge la victime ; sa bouche prononce la formule de prière qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille et le culte se perpétuent par lui ; il représente à lui seul toute la série des ancêtres et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur lui repose le culte domestique ; il peut presque dire comme le Hindou : c’est moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin que les descendants invoqueront. La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé. La femme, à la vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n’est pas la maîtresse du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance ; elle y a été seulement initiée par le mariage ; elle a appris de son mari la prière qu’elle prononce. Elle ne repré‑ sente pas les ancêtres puisqu’elle ne descend pas d’eux. Elle ne deviendra pas elle-même un ancêtre ; mise au tombeau, elle n’y recevra pas un culte spécial. Dans la mort comme dans la vie, elle ne compte que comme un membre de son époux. Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui dérivent de ces croyances religieuses, s’accordent à considérer la femme comme toujours mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer à elle ; elle n’est jamais chef de culte. À Rome, elle reçoit le titre de mater familias, mais elle le perd si son mari meurt. N’ayant jamais un foyer qui lui appartienne, elle n’a rien de ce qui donne l’autorité dans la maison. Jamais elle ne commande ; elle n’est même jamais libre ni maîtresse d’elle-même. Elle est toujours près du foyer d’un autre, répétant la prière d’un autre ; pour tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les actes de la vie civile un tuteur. La loi de Manou dit : « La femme pendant son enfance dépend de son père ; pendant sa jeunesse, de son mari ; son mari mort, de ses fils ; si elle n’a pas de fils, des proches parents de son mari ; car une femme ne doit jamais se gouverner à sa guise. » Les lois grecques et romaines disent la même chose  2.

1.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 112. 2.  Ibid. : 102‑104. Souligné par moi.

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Les limites du possible On pourrait poursuivre longuement cette présentation d’une grande variété de situations culturelles concernant les rapports hommes-femmes. C’est évidemment l’une des tâches aussi inlassable qu’incontournable des sciences sociales (préhistoire, archéologie, histoire, anthropologie, sociologie) que de décrire et d’interpréter des types de rapports sociaux ou de pratiques dans des sociétés particulières. Mais cela ne devrait constituer qu’un travail préparatoire à celui consistant à dégager des constantes et à formuler des lois générales de fonctionnement des sociétés humaines. Le caractère singulier de chaque société historiquement située, que se plaisent à rappeler tous les chercheurs relativistes, en théorie ou en pratique, n’est pas incompatible avec l’existence d’invariants, de constantes et de lois qui, combinés dans des circonstances données, donnent lieu à des complexes sociaux toujours particuliers. La domination masculine, à la fois universelle et prenant des formes culturelles très variables d’une société à l’autre, est un cas exemplaire montrant la nécessité de conjuguer les travaux des sciences sociales particu‑ lières et la synthèse d’une science sociale générale visant à mieux organiser et à accroître la cumulativité scientifique. Je me suis efforcé de montrer que certaines propriétés biologiques de l’espèce (altricialité secondaire, partition et reproduction sexuées, dimor‑ phisme sexuel, menstruations, gestation, accouchement et allaitement féminins), qui sont le produit d’une longue histoire évolutive, ont eu des conséquences majeures sur des traits centraux de l’organisation des sociétés humaines, et notamment sur les rapports entre les hommes et les femmes. Ces propriétés ont pesé de tout leur poids sur l’organisation sociale des êtres humains, d’autant plus fortement qu’à l’aube de l’humanité, quand Homo sapiens commença à se distinguer des Australopithèques, le processus d’accu‑ mulation culturelle n’en était qu’à ses débuts et resta pendant longtemps très lent  1. La culture – les savoirs, les artefacts, les institutions – s’est donc développée dans des cadres sociaux déjà largement fixés par l’interaction entre les propriétés biologiques de l’espèce et des conditions écologiques données. Puis elle a continué à s’accumuler toujours plus rapidement en étant déterminée, à chaque moment, à la fois par les conditions culturelles antérieures et par les pressions invariables des mêmes propriétés biologiques qui n’ont jamais cessé d’exercer leur action différenciatrice. Dans une telle situation, il est facile de tomber dans l’un ou l’autre des deux grands réduc‑ tionnismes en ramenant toute l’explication des différences hommes-femmes à des propriétés biologiques invariantes (biologie), ou bien aux seuls produits de l’histoire (sciences sociales). 1.  Cf. supra « Chapitre 14. Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire ».

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J’ai aussi rappelé que les grands butoirs pour l’action ne sont pas directe‑ ment modifiables, mais peuvent néanmoins être contournés par des moyens artefactuels : la technique et le savoir rendent possible une certaine émanci‑ pation par rapport à la biologie de l’espèce. De même que l’avion nous a permis de voler alors que nous sommes dépourvus d’ailes ou que les sousmarins nous permettent de vivre sous l’eau alors que nous n’avons pas de branchies, les méthodes de contraception ou les techniques d’avortement ont permis de contrôler et de limiter la reproduction, et ainsi de dissocier les rapports sexuels de la procréation, la césarienne a permis d’accoucher en diminuant les risques de décès de l’enfant ou de la mère, la péridurale d’accoucher sans douleurs, le biberon et les laits artificiels ont donné la possibilité de desserrer le lien entre la mère et l’enfant et d’autoriser un lien entre le père (ou toute autre personne) et l’enfant, et l’idée d’un utérus artificiel rend imaginable à l’avenir une gestation extracorporelle qui serait susceptible de libérer les femmes de leur fonction naturelle initiale. C’est dire à quel point les choses ne sont jamais figées pour une espèce aussi culturelle que l’est l’espèce humaine. Toutefois, plus on touche aux fondamentaux de la biologie de l’espèce et plus il est difficile d’inventer et de fabriquer des artefacts compensateurs ou émancipateurs. Les exemples de l’avion et du sous-marin (qu’on pourrait remplacer par un équipement de plongée) nous montrent que nos limites ne sont dépassables que temporairement, souvent par très peu d’individus (quel pourcentage de la population prend régulièrement l’avion ou, pire, un sous-marin ?) et que les artefacts inventés n’ont jamais la stabilité et la praticité des ailes ou des branchies. Pour qu’une possibilité technique ait des conséquences sociales générales et durables sur le réarrangement des rapports sociaux fondamentaux, il faut qu’elle soit de diffusion universelle. Sinon, quelques petites poches d’humanité s’émanciperont, tandis que l’écrasante majorité des individus et des sociétés, poursuivront leur développement sur les mêmes rails, sans dévier de leur route. Comprendre ce qui a été et reste au cœur de la fabrique de la domination masculine, c’est pouvoir développer l’imagination pour mettre en place les contrepoids, les contre-feux ou les contre-forces souhaités et poser les aiguillages autrement.

20.

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L’altricialité secondaire est, selon toute probabilité, la propriété centrale de l’espèce humaine qui a exercé une pression dans le sens d’un traitement plus collectif de la progéniture, et du même coup de la formation d’un groupe stable d’entraide autour de l’aide au couple mère-enfant. Nous avons vu que les soins parentaux sont souvent apportés exclusivement par les mères chez les espèces de mammifères altriciels  1. Mais la plus grande vulnérabilité de l’enfant humain et sa plus longue période de dépendance conduisent irrémé‑ diablement à desserrer le lien exclusif mère-enfant pour faire entrer d’autres acteurs de confiance dans le pool d’éleveurs ou d’éducateurs : en commen‑ çant par les pères (ce qui pousse à adopter un comportement monogame) et en continuant avec les frères et sœurs aînés, les grands-mères, les oncles maternels, etc. Tout cela n’est bien sûr possible que s’il existe un mécanisme d’attache‑ ment entre les parents et les enfants, qui fait que les enfants ne sont pas traités comme des étrangers  2, mais considérés comme des êtres importants, de valeur, à protéger en priorité (loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » ou loi de l’attraction des semblables) : Tout comme les autres mammifères femelles, les femmes sont prédispo‑ sées à s’investir énormément auprès de leurs enfants. Chez les humains, la grossesse dure neuf mois et, dans les sociétés traditionnelles, l’allaite‑ ment se poursuit au moins pendant un an et souvent plus longtemps. L’investissement parental se prolonge bien au-delà du sevrage, puisque les enfants ne deviennent pas entièrement indépendants avant d’atteindre l’adolescence. Dans la plupart des sociétés humaines, la mère et le père élèvent conjointement leurs propres enfants. Tout cela semble si normal et si évident qu’il est facile d’oublier la possibilité que des sociétés puissent 1.  Cf. supra « Sexe et soins parentaux ». 2.  Cf. infra « Chapitre 21. Eux/nous : ethnocentrisme, racismes ».

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être organisées autrement. Par exemple, les bébés pourraient être achetés et vendus comme des animaux domestiques. Un tel système aurait de nombreux avantages pratiques. Il serait facile d’ajuster la taille de votre famille, l’ordre de succession des garçons et des filles et de réguler l’espa‑ cement entre les enfants. Les femmes qui préféreraient ne pas subir de grossesse et d’accouchement, ou qui seraient incapables d’avoir des enfants pourraient avoir une famille aussi facilement que n’importe qui d’autre. Certaines personnes pourraient même décider d’éliminer les plaisirs douteux des changements de couches et des tétées en pleine nuit, et acquérir des enfants de deux ou trois ans. Mais il n’existe pas de sociétés dans lesquelles cela se produit. Au contraire, dans pratiquement chacune d’entre elles, la plupart des individus élèvent leurs propres enfants. Il est probable que les individus agissent ainsi car leur psychologie évoluée les pousse à attribuer à leurs propres enfants une valeur très différente de celle qu’ils accordent aux enfants des autres  1.

Les formes de famille non humaines La primatologie permet de voir que les combinaisons autour de la sexua‑ lité et entre parents et enfants sont très variables chez les différentes espèces de primates  2. On trouve des groupes polygynes composés d’un mâle et de plusieurs femelles (avec leurs progénitures), comme dans le cas des gorilles, des singes araignées, des patas, des langurs et des colobes. D’autres groupes sont formés de plusieurs femelles avec leurs petits et de plusieurs mâles (chimpanzés, certains lémuriens et certains singes araignées, macaques, mangabeys, babouins des savanes, vervets, singes écureuils). D’autres encore sont polyandres, avec une femelle et deux mâles (ouistitis et tamarins), les mâles participant aux soins des nourrissons  3. Le cas le plus rare est celui des groupes formés de couples « monogames » avec leurs petits (cas des siamangs, des gibbons, des indris, des titis, des sakis, des singes hiboux et pottos) – ce qui n’empêche pas les accouplements avec des individus autres que les parte‑ naires. Comme dans les situations de polyandrie, les mâles peuvent participer directement aux soins des nourrissons. Le cas des gibbons et des siamangs est assez typique de cette situation : L’unité sociale de base des gibbons et des siamangs comprend un mâle et une femelle adultes avec une progéniture dépendante. Bien qu’ils

1.  Boyd & Silk 2004 : 529‑530 (traduction modifiée). 2.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon & Bartelink (dir.) 2018 : 190. 3.  L’une des raisons de cette polyandrie est le fait que les femelles donnent fréquemment naissance à des jumeaux et sont dans l’incapacité de les élever seules. Du coup, « les jeunes passent le plus clair de leur temps accrochés aux mâles qui leur prodiguent l’essentiel des soins parentaux » (Cézilly, Giraldeau & Théraulaz 2018 : 113).

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aient été décrits comme monogames, en réalité, les membres d’un couple s’accouplent parfois avec d’autres individus. Comme les ouistitis et les tamarins, les gibbons et les siamangs mâles sont très impliqués dans l’élevage de leurs petits. Les mâles et les femelles sont très territoriaux et protègent leurs territoires avec des cris élaborés et des « chants » ressemblant à des sirènes, qui leur valent le nom de « singes chanteurs d’Asie »  1.

La femelle n’est donc aidée dans l’élevage des petits que dans les situations de polyandrie et de monogamie ; dans la grande majorité des cas, elle est souvent seule à s’occuper le plus fréquemment des petits. On comprend donc que, pour l’espèce humaine avec une progéniture encore plus dépendante, la monogamie (au sens large du terme, qui indique un lien préférentiel mais pas exclusif) se soit imposée comme une solution particulièrement viable pour la survie de l’espèce, la polyandrie étant rendue plus difficile du fait de la domination masculine. Chez les primates non humains le lien mâlefemelle a pu entraîner une augmentation du succès de reproduction pour les deux sexes. Pour le mâle, la probabilité qu’il soit le père des enfants que la femelle conçoit est accrue, ce qui peut par ailleurs contribuer à le concerner davantage en matière de protection et de soin des petits. Et pour ce qui est de la femelle, non seulement elle bénéficie d’une protection du mâle contre les prédateurs ou d’autres membres agressifs de son groupe, mais elle peut obtenir dans certains cas une assistance concernant l’alimentation, le soin et la protection de sa progéniture  2. La monogamie est d’autant plus associée à un meilleur succès reproductif que l’altricialité s’accentue et se prolonge (comme dans le cas de l’espèce humaine), que les femelles sont unipares, que la durée d’allaitement est longue, et que, par conséquent, la stratégie de reproduction de type « K » est très poussée, les occasions de se reproduire avec succès n’étant pas très nombreuses comparées à nombre d’autres espèces.

La famille comme matrice fondamentale Bernard Chapais s’autorise de sa riche expérience dans le domaine de la primatologie et de l’anthropologie de la parenté pour affirmer que la struc‑ ture sociale profonde des sociétés humaines est fortement dépendante de la parenté : « Il appert que la structure profonde des sociétés humaines est, pour l’essentiel, une structure de parenté, celle, d’ailleurs, qui a donné naissance à l’ensemble des systèmes de parenté humains. C’est donc dire que s’il est un sujet au cœur des sociétés humaines, et par conséquent de l’anthropologie, 1.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon & Bartelink (dir.) 2018 : 167. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 198.

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c’est bien celui de la parenté  1. » Les sociétés humaines partagent certains traits avec les sociétés de chimpanzés –  et notamment la pratique de l’exogamie des femelles (ou de la philopatrie mâle)  – mais ajoutent à cela un lien de couple de longue durée, relativement stabilisé, entre hommes et femmes : La structure profonde de la société humaine serait, fondamentalement, le produit de la fusion pendant l’hominisation d’un système social de type chimpanzé et d’un nouveau système de reproduction fondé sur des liens sexuels stables. Cette intégration produit en effet plusieurs des composantes majeures de l’exogamie réciproque, dont les suivantes  : (i) des groupes sociaux de type multifamille qui sont la norme chez l’humain mais rares chez les autres primates ; (ii) un patron de résidence de type « patrilocal » avec circulation des femelles entre groupes d’agnats, formation de liens sexuels stables dans le groupe d’adoption, le tout correspondant à une exogamie de facto et dépourvue d’élément d’échange ; (iii) la reconnais‑ sance de la parenté agnatique et, de là, l’existence d’un réseau de relations préférentielles entre consanguins primaires et secondaires reconnus aussi bien matrilatéralement que patrilatéralement ; (iv) un patron d’évitement de l’inceste entre consanguins primaires et secondaires ; et (v) les prérequis structuraux principaux de la filiation patrilinéaire  2.

Pas de société humaine sans parenté quel qu’en soit le système, pas de société sans famille, quelles qu’en soient la forme et la composition (monogame, polygame – polygyne ou polyandre – ou monoparentale). L’attrait pour les différences culturelles empêche souvent de voir l’essentiel d’un phénomène. Pourtant, comme le dit l’anthropologue allemand Christoph Antweiler, « la famille de base, au sens spécifique d’une unité composée d’une mère et d’un enfant ou de plusieurs enfants, est universelle  3 ». La raison de cette univer‑ salité est facile à saisir si l’on tient compte du fait, longuement développé précédemment, de l’altricialité secondaire de notre espèce  4. L’extrême dépendance de la progéniture et l’énergie qu’elle exige pour être nourrie, soignée, protégée, portée, éduquée pendant de longues années a aussi exercé une poussée dans le sens d’une extension des personnes concernées par le soin et l’attention portés aux enfants : père ou oncle maternel, grands-mères ou tantes, sœurs ou frères aînés,  etc. L’allo-parentalité est un phénomène observable chez bien d’autres mammifères, mais l’ontogénie propre à l’espèce humaine, qui accentue la difficulté rencontrée par tous les mammifères à progéniture altricielle, fait peser une exigence supplémentaire en termes de coopération autour des enfants ou, plus généralement, de la configuration 1.  Chapais 2007 : 25. 2.  Ibid. : 26. 3.  Antweiler 2016 : 109. Traduit par moi. 4.  Cf. supra « Chapitre 15. Altricialité secondaire  : vulnérabilité et dépendance de l’enfant humain ».

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mère-enfants. Au-delà de l’universalité du lien mère-enfants, on constate une forte pression, dans l’histoire de l’humanité, à constituer des unités familiales stables en vue d’élever, de nourrir, de protéger, d’éduquer ses enfants, tout en constituant des unités de coopération et d’entraide affectives, sexuelles et économiques. La famille est principalement le lieu de la solidarité, de la coopération et du partage plutôt que de la concurrence ou de l’égoïsme  1. Dans les sociétés dites « primitives », qu’ont longtemps étudiées les ethno‑ logues, la parenté constitue l’une des armatures principales du groupe social. Les membres du groupe sont, à un degré ou à un autre, tous parents, et se distinguent des autres groupes qui ne sont pas parents. Dans ces petites sociétés, sans écriture ni État, à faible division du travail et à faible propension à l’évolution technologique, telles que la société des Aborigènes d’Australie, la famille (et le système de parenté) prédomine en tant que lieu central où se définit ce qu’Alain Testart appelle le « rapport social fondamental » : « Dans le cas de l’Australie, la parenté domine (au sens althussérien) l’ensemble de la vie sociale. Non seulement elle imprègne la moindre manifestation, mais, qui plus est, la plupart des rapports sociaux ne peuvent être définis que par référence à elle  2. » Radcliffe-Brown affirmait déjà que : 1 – Dans la plupart des sociétés que nous appelons primitives, la parenté est la base essentielle de la réglementation des conduites des individus les uns envers les autres, grâce à des modèles de comportement déterminé et correspondant à chaque type de relation de parenté. 2  – On trouve quelquefois associée à cette caractéristique, une organisation segmentaire de la société globale (lignée, clans)  3.

Dans ces sociétés, le rapport à autrui comme le rapport à la nature sont personnels et moraux parce que, comme le souligne Claude Meillassoux, ce sont les relations familiales qui en forment la base : Limitée à l’économie domestique, la notion de réciprocité rend compte idéologiquement du mode de circulation identique et égalitaire que j’ai essayé de mettre au jour. Cette idéologie est d’ailleurs projetée dans ce type de société, au-delà des rapports sociaux, sur les rapports entre l’homme et la terre. Pour un agriculteur, rien ne peut venir de la terre sans contre‑ partie  : il y investit son travail et la semence, il en retire la subsistance. Les activités prédatoires ou extractives, dans cette perspective, l’inquiètent : elles doivent être compensées par un « sacrifice » qui rétablit l’équilibre, car toute ponction exercée sur la nature est en contravention avec le principe d’avances et de restitutions qui préside à l’économie agricole  4. 1.  Godelier 2010a : 174‑175. 2.  Testart 2021 : 119. 3.  Radcliffe-Brown 1972 : 90. 4.  Meillassoux 1991 : 105.

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Mais l’on a vu que ce qui définit l’humain, c’est principalement le rapport de dépendance et, par conséquent, de domination, intense et durable entre parents et enfants, de même que le rapport de domination entre hommes et femmes, et secondairement entre aînés et cadets. Pour cette raison, tous les autres rapports (économique, politique, religieux, etc.) sont profondément marqués, quel que soit le type de société, par ces rapports universels de dépendance-domination. Les trois grands rapports de domination parents-enfants, hommes-femmes et aînés-cadets sont liés aux trois grandes relations que Claude Lévi-Strauss retient pour définir une structure de parenté  : « Pour qu’une structure de parenté existe, écrit-il, il faut que s’y trouvent présents les trois types de relations familiales toujours données dans la société humaine, c’est-à-dire  : une relation de consanguinité, une relation d’alliance, une relation de filia‑ tion ; autrement dit, une relation de germain à germaine, une relation d’époux à épouse, une relation de parent à enfant  1. » Domination paren‑ tale, domination masculine et domination des aînés sur les cadets sont trois grandes constantes des rapports de domination. Mais de domination ou de dépendance, il n’en est malheureusement pas question chez le fondateur de l’anthropologie structurale, qui efface cette dimension centrale de toute société humaine. Françoise Héritier insiste, elle aussi, sur les mêmes données de base univer‑ selles qui définissent la parenté, quel que soit le type de société. Il s’agit pour elle « de l’engendrement, c’est-à-dire de la succession des générations qui s’enchaînent ; du sexe des individus et de ce qui s’ensuit, à savoir le caractère parallèle ou croisé des situations de consanguinité ; des naissances multiples à partir d’un même parent, c’est-à-dire de la collatéralité, et plus généralement de la succession des individus au sein d’une même génération, c’est-à-dire du caractère relatif d’aîné et de cadet  2 ». Cela peut s’exprimer sous la forme de trois grands énoncés simples qu’elle formule de la façon suivante : « – il y a seulement deux sexes, le sexe masculin et le sexe féminin ; – la procréation entraîne une succession naturelle de générations ; – un ordre de succession des naissances au sein d’une même génération fait reconnaître des aînés et des cadets  3 ». Elle insiste sur l’évidence et la « très grande banalité » de ces faits, mais qui fonctionnent pourtant comme « les éléments de base de la combinatoire propre à tout système de parenté  4 ». La différence entre elle et Lévi-Strauss, c’est le fait qu’elle réintroduit la question de la domination de ceux qui viennent avant sur ceux qui viennent après (les parents sur leurs enfants, les aînés sur leurs cadets) et, ce qu’elle développera le plus dans son 1.  Lévi-Strauss 1958 : 56. 2.  Héritier 2017 [1981] : 22. 3.  Ibid. 4.  Ibid. : 23.

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travail, la domination des hommes sur les femmes (la « valence différentielle des sexes », c’est-à-dire la « dominance du principe masculin sur le principe féminin »). Plus la société s’agrandit, plus la division du travail s’étend, avec une séparation-différenciation-autonomisation progressive des diverses sphères d’activité et une expansion technique toujours plus grande qui augmente le pouvoir des Hommes sur la nature et sur autrui, et plus les sphères extrafamiliales prennent de l’importance, faisant de la famille l’« agence psycho‑ logique de la société » selon l’expression du psychanalyste Erich Fromm, c’est-à-dire le relais de « rapports sociaux fondamentaux » qui, tout en demeu‑ rant des rapports de dépendance et de domination ayant pour matrice origi‑ nelle le rapport parents-enfants, définissent désormais leurs modalités ailleurs (par exemple, dans l’ordre politique pour le rapport personnel féodal, ou dans l’ordre économique pour le rapport impersonnel entre classes). Par consé‑ quent, non seulement la parenté demeure centrale tant que les différentes sphères d’activité –  politique, économique, religieuse, esthétique, scienti‑ fique, etc. – n’ont pas trouvé les conditions de leur déploiement et de leur autonomisation, mais même quand elle perd progressivement la place centrale qui était initialement la sienne dans le monde social, les rapports parentsenfants continuent à structurer les rapports de domination-dépendance qui se déploient au sein des différentes sphères d’activité relativement autonomes. Les travaux sur la socialisation familiale dans des sociétés très différentes font clairement apparaître que la famille est le cadre premier (dans l’ordre des expériences personnelles comme dans l’ordre historique) et principal (en tant qu’il est le plus universel, systématique et durable) d’apprentissage, et donc de reproduction, des rapports sociaux de dépendance-domination fondamen‑ taux de la société : des rapports de clan, de lignage, d’ordre, de caste ou de classe,  etc. Tout se passe donc comme si, d’une part, les rapports parentsenfants et hommes-femmes conditionnaient universellement l’ensemble des autres rapports de dépendance (et de domination) qui vont se déployer dans des sphères de plus en plus autonomes, mais que, d’autre part, le développe‑ ment historique de ces sphères engendrait des modalités spécifiques, toujours nouvelles, de la dépendance-domination qui rejaillissent à leur tour sur les modalités de la socialisation familiale. Autrement dit, les rapports parentsenfants et les rapports hommes-femmes constituent la matrice fondamentale et universelle qui fixe la nature générale (de dépendance-domination) de tous les autres rapports sociaux de domination. Mais l’état historique (culturel) des différentes lignes de force fixe la modalité particulière de ces rapports, qui informe en retour la modalité des rapports parents-enfants (et, par consé‑ quent, des rapports aînés-cadets) et des rapports hommes-femmes (loi de l’isomorphisme des domaines). Pour ne prendre qu’un exemple, il faut attendre un état historique parti‑ culier de la ligne de force de la production des artefacts pour commencer à voir

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se modifier des rapports sociaux de domination entre hommes et femmes, qui étaient jusque-là incontournables : techniques d’avortement, de contraception ou d’insémination, biberon, tire-lait, lait maternisé, etc. rendent possibles de nouveaux rapports homme-femme et parent-enfant. De même, il faut atteindre un certain niveau de développement économique (ligne de force des modes de production) et de division du travail (ligne de force de la différenciation sociale des fonctions [ou de la division sociale du travail]) pour pouvoir imaginer la création d’institutions telles que les crèches ou les garderies, les écoles ou les associations culturelles et sportives, qui déchargent partiellement les parents, et tout particulièrement les mères, des tâches de protection et de soin, d’éducation et d’instruction. Comme le soulignait Erich Fromm : La psychanalyse explique le destin pulsionnel à partir […] du destin d’une existence dans les premières années de l’enfance, à partir d’une période donc où l’homme a encore à peine affaire avec « la société », mais vit presque exclusivement dans le cercle de la famille. […] À coup sûr les premières influences décisives exercées sur l’enfant en train de grandir viennent de la famille, mais toutes les relations affectives typiques qui se nouent en son sein, tous les idéaux pédagogiques qu’elle représente sont eux-mêmes conditionnés à leur tour par l’arrière-plan social de classe de la famille, par la structure sociale dont elle provient. […] La famille est le maillon intermédiaire à travers lequel la société ou la classe imprime à l’enfant, et par là même à l’adulte, la structure qui lui correspond et qui lui est spécifique : la famille est l’agence psychologique de la société  1.

Pour être plus précis, il faudrait dire que la famille a toujours été la première agence socialisatrice de reproduction de la société et qu’elle condi‑ tionne le type d’expériences que peuvent vivre les enfants dans les différentes autres « agences » qu’ils auront à fréquenter tout au long de leur vie (dans nos sociétés, l’école, l’institution religieuse, l’association culturelle, le club sportif, le milieu professionnel, le parti politique, le syndicat, etc.). Fromm dit ailleurs, à propos des sociétés de classes, que « la famille est le moyen, l’inter‑ médiaire par lequel la société, en l’occurrence la classe, imprègne l’enfant de cette structure spécifique qui lui correspond, et façonne ainsi l’adulte  2 ». Il manque cependant à l’explication de Fromm deux choses : 1) une précision sur les rapports de dépendance-domination universels qui s’instaurent dans les rapports intra-familiaux humains et impriment leur marque sur l’ensemble des autres rapports sociaux, et 2) une perspective dynamique qui rend compte du fait que, plus les différentes sphères d’activité s’autonomisent par rapport à la sphère familiale, plus elles affirment leur puissance propre, et plus la famille 1.  Fromm 1973 : 152. 2.  Fromm 1989 [1932] : 303‑304.

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devient une agence socialisatrice, c’est-à-dire un relais, au service de la reproduction des rapports sociaux de dépendance-domination dont les modalités se définissent au sein des autres domaines (loi de l’isomorphisme des domaines)  1. Concernant ce second point, Marx et Engels avaient déjà parfaitement saisi la logique de mise sous tutelle progressive de la famille (quelle qu’en soit la forme), pourtant à la fois première historiquement dans l’ordre des matrices sociales, et omniprésente dans toutes les sociétés humaines : Les hommes, qui renouvellent chaque jour leur propre vie, se mettent à créer d’autres hommes, à se reproduire ; c’est le rapport entre homme et femme, parents et enfants, c’est la famille. Cette famille, qui est au début le seul rapport social, devient par la suite un rapport subalterne […] lorsque les besoins accrus engendrent de nouveaux rapports sociaux et que l’accroissement de la population engendre de nouveaux besoins  2.

« Communisme primitif », mode de production antique (esclavagiste), mode de production asiatique, féodalisme, capitalisme, aucun type de société n’a jamais pu se passer de la famille pour reproduire ses rapports sociaux fondamentaux, ce qui permet de prendre conscience de l’importance centrale de cette agence socialisatrice qui assure une double reproduction  : repro‑ duction biologique de l’espèce et reproduction culturelle du type de société dans laquelle l’espèce vit à un moment de son développement. C’est ce que souligne très bien Claude Meillassoux : « Il s’agit de reconnaître que jusqu’à présent les rapports domestiques et la famille sont intervenus comme rapports nécessaires au fonctionnement de tous les modes de production historiques postérieurs à l’économie domestique  3. » Par exemple, la communauté domes‑ tique agricole, « par ses capacités ordonnées de production et de reproduction, représente une forme d’organisation sociale intégrale qui persiste depuis le Néolithique et sur laquelle repose encore une part importante de la repro‑ duction de la force de travail nécessaire au développement capitaliste  4 ». Même le capitalisme, qui a « noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque et de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste  5 » dépend de la famille – espace qui résiste encore à la logique du donnant-donnant et du calcul d’intérêt – pour sa reproduction. 1.  Par exemple, William Stephens a observé une relation étroite entre « État autocratique » et « structure familiale autocratique ». Cf. Stephens 1963. Et, comme le remarque Pierre Van den Berghe, Stephens suggère que c’est « l’autocratie de l’État [qui] s’étend à la famille, plutôt que le modèle de base de la tyrannie familiale [qui] s’élabore sous des formes gouvernementales » (Van den Berghe 1973 : 92). 2.  Marx & Engels 1982 [1845] : 87. Souligné par moi. 3.  Meillassoux 1991 : 11. 4.  Ibid. : 14. 5.  Marx & Engels 1973 [1848] : 8.

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La balance des pouvoirs entre la famille et les autres sphères d’activité a progressivement varié au cours de l’histoire pour finir par pencher nettement du côté des sphères extra-familiales  1. Ce n’est évidemment pas un hasard si, dans une société telle que celle des Aborigènes d’Australie où la parenté prédomine, l’évolution technologique soit si peu avancée (avec un rapport à la nature qui ne peut être d’exploitation) et ne permette pas l’autonomisation de la sphère productive, que les rapports de pouvoir soient moins verticaux que dans les sociétés à État  2 et que la domestication animale soit si faiblement développée  3. Chez les Aborigènes d’Australie, « la parenté sature la société  4 » et c’est « en fonction des catégories de parenté qu[e ces sociétés] définissent leur économie, leur rituel, leur religion, leurs échanges, les actions possibles des hommes et des femmes  5 ». La balance des pouvoirs a changé d’équilibre au fur et à mesure que les sociétés se sont étendues en macrostructures et se sont différenciées. La détermination, en dernière instance, selon l’expression marxiste consacrée, est passée du familial au politique, et du politique à l’économique, au fur et à mesure que les sphères extra-familiales affirmaient leur autonomie et leur puissance. On commettrait donc une erreur en voulant faire une lecture de l’ensemble des sociétés humaines à partir des modalités du rapport social fondamental propre aux sociétés industrielles capitalistes, qui se définissent essentiellement dans la sphère économique, et en ne prenant pas conscience du fait que les modalités de ce rapport social fondamental changent de lieu de définition en fonction des rapports de force entre les différents univers. Cela étant dit, le domaine de la parenté est très longtemps resté prédomi‑ nant dans de nombreuses sociétés au cours de l’histoire, comme le rappelle Alain Testart : Le monde moderne est celui du contrat, de la liberté. Toutes les autres sociétés, les sociétés traditionnelles, les sociétés primitives ou les grecques d’avant l’âge de la cité, sont marquées par l’importance exorbitante de 1.  « Il est clair que dans les sociétés les plus indifférenciées, comme les pygmées de la forêt tropi‑ cale du Congo, où les relations sociales sont presque entièrement définies par le mariage, la parenté, l’âge et le sexe, ces deux derniers éléments sont très importants. À l’inverse, dans les sociétés agraires complexes comme en Inde, où l’on trouve une différenciation et une stratification par la religion, la langue, la caste et la classe, l’importance des différences d’âge et de sexe est relativement moindre » (Van den Berghe 1981 : 95. Traduit par moi). 2.  Comme l’écrit Christophe Darmangeat, dans un passage qui rappelle la domination des anciens sur les jeunes et des hommes sur les femmes  : « On peut certes y identifier des transferts de biens organisés, essentiellement en direction des hommes âgés, dépositaires du savoir religieux et de l’autorité séculière […]. Mais outre leur magnitude somme toute limitée, ces transferts ne déterminent pas une coupure entre plusieurs catégories de la population (à tout le moins, de sa fraction masculine) : tout jeune homme a la perspective de devenir un ancien respecté […] » (Darmangeat & Pétillon 2015). 3.  Cf. Testart 1985a et 2012. 4.  Testart 1996 : 8. 5.  Ibid. : 12.

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la parenté. C’est la grande découverte des années  1860 où s’illustrent des gens qui ne sont pas stricto sensu des anthropologues  : [le juriste britannique Henry Summer] Maine lui-même, pour les Indes et l’ancien droit, Morgan et Fustel de Coulanges, pour ne citer que les principaux. Maine exprime parfaitement cela dans sa formule [from status to contract] : le statut, et en particulier ce statut de naissance, est ce qui commande la position sociale dans toutes ces sociétés. Dans l’esprit de l’œuvre de Maine, qui certes ignore les données australiennes, l’Australie se tiendrait du côté du statut  1.

Par ailleurs, malgré la variation du rapport social fondamental propre à chaque type de société, la famille –  avec principalement le rapport de dépendance-domination parents-enfants et le rapport de domination entre les sexes – reste centrale pour saisir les grandes caractéristiques transhistoriques de toutes les sociétés humaines, y compris les sociétés marchandes ou capita‑ listes. Même quand elle semble avoir complètement perdu la main, c’està-dire sa prédominance au sein de la société, la famille continue à imprimer profondément sa marque sur l’ensemble des rapports sociaux de domination proprement humains. On ne peut donc faire de la famille une simple caisse de résonance vide qui n’attend qu’à être investie par des rapports sociaux extra-familiaux englobants d’une autre nature ou une institution amorphe qui se met simplement au service des autres sphères sociales  2. L’anthropologue Maurice Godelier est tout près de reconnaître la double détermination 1)  du familial sur l’ensemble des rapports sociaux qui se manifestent dans tous les domaines différenciés de la société (écono‑ mique, politique, religieux, esthétique, etc.) et, en retour, 2)  de l’état de développement des domaines en question sur le familial, mais s’en tient malheureusement à la seconde partie du problème, à savoir la pénétration de logiques extra-familiales dans les rapports familiaux. Or il s’agirait de décrire les effets croisés des contraintes familiales universelles, fondées sur des données biologiques incompressibles, sur la structuration des lignes de force, et, inversement, des états historiques de ces lignes de force sur la sphère familiale. Mais, pour cela, il faudrait pouvoir reconnaître l’impor‑ tance des conséquences sociales de quelques propriétés biologiques fonda‑ mentales de l’espèce, ce qui fait partie des grands interdits de la discipline. L’économique, le politique, le religieux, l’esthétique,  etc., n’existent que sur des bases biosociales concernant principalement les rapports parents1.  Testart 2021 : 129. 2.  En réduisant la famille à un vocabulaire de la parenté, certains anthropologues peuvent donner l’illusion que les rapports qui se nouent au sein d’une famille ne servent qu’à exprimer des rapports extra-familiaux. Maurice Godelier écrit ainsi que « certains anthropologues, comme Leach, ont pu prétendre que la parenté n’était qu’un langage avec lequel on parlait toujours d’autres choses, de la propriété du sol par exemple […] » (Godelier 2010a : 429‑430).

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enfants (et leurs conséquences sur les rapports aînés-cadets) et les rapports hommes-femmes (Godelier sépare étrangement la parenté du sexuel, comme s’il s’agissait de deux réalités indépendantes, et comme si la parenté n’était pas elle-même structurée par la différence entre les sexes). C’est seule‑ ment dans un second temps, ou secondairement, que leur développement relativement autonome vient en retour transformer les rapports de parenté, rétroagir sur eux : Des réalités sociales et matérielles qui n’ont rien à voir avec la parenté ni avec la sexualité, comme la propriété privée de la terre, l’accès à des fonctions rituelles ou politiques, vont pénétrer dans les rapports de parenté pour les mettre à leur service, au service de leur propre reproduction. Celui qui héritera de la terre sera un fils aîné, mais pas un cadet ; celle qui, chez les Tetum, héritera des fonctions religieuses sera l’aînée des femmes du matrilignage, etc. Bref, des rapports économiques, des fonctions sociales se métamorphosent en attributs de certains rapports de parenté, et finale‑ ment en attributs des personnes qui occupent telle ou telle place dans ces rapports. […] Du social devient du parental, et du parental devient finalement du sexuel  : un attribut des personnes selon leur sexe, leur âge et leur place dans la famille, dans le lignage, le clan,  etc. Par cette double métamorphose, présente dans toute société, des réalités sociales qui n’ont rien à voir avec la parenté pénètrent dans sa structure et font de la parenté le premier lieu où se fabrique la socialisation de l’individu, son appropriation par sa société  1.

L’anthropologue voit bien comment « le corps sexué des individus fonctionne comme une machine ventriloque de la société où ils sont nés » et comment la parenté et le sexuel sont subordonnés à la « reproduction de domaines de la vie » tels que ceux des rapports avec les dieux, du pouvoir politique, de la puissance économique, etc.  2, mais il ne voit pas en quoi les domaines politique, économique et religieux, entre autres, sont plus fonda‑ mentalement encore liés aux rapports parents-enfants et hommes-femmes dans l’ensemble des sociétés humaines. Plus que cela, il soutient qu’« il n’existe pas et [qu’]il n’a jamais existé de sociétés fondées sur la parenté, comme le croient et l’affirment encore trop d’anthropologues et de philosophes à propos des sociétés qu’on disait autrefois “primitives”  3 ». Il se sépare en cela d’anthropologues tels que Morgan, Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss ou Testart. Si Godelier a raison de dire qu’une société est toujours plus qu’une famille ou qu’un système de parenté et que les groupes familiaux s’insèrent toujours dans des « rapports politico-religieux » qui « les englobent, les traversent et en 1.  Godelier 2021 : 67‑68. 2.  Ibid. : 68. 3.  Ibid. : 111.

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même temps les font évoluer  1 », il commet l’erreur de ne pas voir en quoi les rapports de parenté ont marqué durablement les sociétés, et que cette marque s’est donnée à voir d’autant plus nettement que les autres domaines n’étaient pas suffisamment développés (pas de richesse, pas de pouvoir séparé très fort, pas de technologie sophistiquée, etc.) pour imprimer leurs marques en retour. Alain Testart a qualifié de « découverte scientifique fondamentale » la mise en évidence par l’anthropologue étatsunien Lewis Morgan de l’« importance de la parenté dans les sociétés primitives  2 ». Pour Morgan, la parenté est centrale dans des sociétés qui ne sont pas encore très développées techno‑ logiquement comme économiquement, qui ne disposent pas d’institutions de pouvoir séparé très puissantes et qui ne sont que très peu différenciées (la division du travail étant d’abord et avant tout fondée sur une division entre les sexes). Ce n’est que lorsque l’état de développement de la société le permet que la parenté est supplantée par d’autres sphères d’activité. Comme le résume Raoul Makarius : L’activité économique étant faible et la division du travail insuffisante à assurer l’interdépendance fonctionnelle des membres de la société, la cohésion de celle-ci est maintenue par les relations de parenté qui fournissent, à ce stade, les cadres de la structure sociale. Au fur et à mesure que les forces productives se développent, entraînant une plus grande division du travail, les relations de production s’enchevêtrent aux anciens liens de parenté, qui, dès lors, entrent dans une phase de désintégration  3.

Mais les grands principes structurant les relations familiales primordiales (les relations parents-enfants, hommes-femmes et aînés-cadets) sont absents de la conception de Morgan. S’appuyant sur le travail de Morgan, Friedrich Engels a, lui aussi, compris l’importance de la parenté dans les premières sociétés, sans toutefois saisir les effets sur l’ensemble de la société des trois grands points névralgiques que sont les rapports parents-enfants, les rapports hommes-femmes et, secondai‑ rement, les rapports aînés-cadets : Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production : par le stade de développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille. Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société,

1.  Ibid. : 112. Sur cette idée que la famille n’a jamais « fondé » aucune société, cf. aussi Godelier 2010a et 2010b. 2.  Testart 1985b : 1. 3.  Makarius 1971a : X-XI.

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plus aussi l’influence prédominante des liens du sang semble dominer l’ordre social. Mais, dans le cadre de cette structure sociale basée sur les liens du sang, la productivité du travail se développe de plus en plus et, avec elle, la propriété privée et l’échange, l’inégalité des richesses, la possibilité d’utiliser la force de travail d’autrui et, du même coup, la base des opposi‑ tions de classes : autant d’éléments sociaux nouveaux qui s’efforcent, au cours des générations, d’adapter la vieille organisation sociale aux circons‑ tances nouvelles, jusqu’à ce que l’incompatibilité de l’une et des autres amène un complet bouleversement. La vieille société basée sur les liens du sang éclate par suite de la collision des classes sociales nouvellement développées : une société nouvelle prend sa place, organisée dans l’État, dont les subdivisions ne sont plus constituées par des associations basées sur les liens du sang, mais par des groupements territoriaux, une société où le régime de la famille est complètement dominé par le régime de la propriété, où désormais se développent librement les oppositions de classes et les luttes de classes qui forment le contenu de toute l’histoire écrite, jusqu’à nos jours  1.

De même, bien que fort éloigné du marxisme, Claude Lévi-Strauss s’inscrit dans la même ligne de pensée que Morgan et Engels en remarquant tout d’abord que le système de parenté occupe une place prépondérante dans les sociétés qui n’ont vu se développer ni formes étatiques ni richesse, et encore moins de marché et de classes sociales : Observons d’abord que le système de parenté ne possède pas la même importance dans toutes les cultures. Il fournit à certaines le principe actif qui règle toutes les relations sociales, ou la plupart d’entre elles. Dans d’autres groupes, comme notre société, cette fonction est absente ou très diminuée ; dans d’autres encore, comme les Indiens des Plaines, elle n’est que partiellement remplie. Le système de parenté est un langage ; ce n’est pas un langage universel ; et d’autres moyens d’expression et d’action peuvent lui être préférés  2.

Cela le conduit à remarquer, en s’appuyant sur Marx et Engels, que les rapports de production et l’économie n’ont pas toujours été le lieu central de la structuration de ce qu’Alain Testart appelait les rapports sociaux fonda‑ mentaux : « C’est, en effet, chez Marx et chez Engels, une idée fréquemment exprimée que les sociétés primitives, ou censées telles, sont régies par des liens de consanguinité (que nous appelons aujourd’hui structures de parenté) et non par des rapports productifs  3. » Testart désignait la question de l’articula‑ tion entre la détermination en dernière instance par l’économie et la parenté 1.  Engels 1972 [1884] : 18. Souligné par moi. 2.  Lévi-Strauss 1958 : 58. 3.  Ibid. : 369.

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dominante dans les sociétés primitives comme « le problème le plus général qu’ait à affronter le marxisme face aux sociétés primitives  1 ». Dans une veine marxiste, Christophe Darmangeat souligne bien l’impor‑ tance dans les sociétés primitives des relations de parenté en rappelant que « les sociétés primitives ne sont structurées ni par l’État ni par le marché » et qu’« une forme privilégiée que prennent les rapports sociaux – y compris les rapports politiques et économiques  – est celle de la parenté, d’une parenté souvent organisée différemment de la nôtre, définissant des catégories et des groupes »  : « Ceux-ci, chose inconnue dans nos sociétés, forment de véritables organisations, des personnes morales, pour employer un terme juridique moderne, reconnues comme telles et agissant solidairement sur le terrain économique, politique ou religieux. C’est par exemple l’appartenance à tel groupe de parents qui détermine un droit sur une terre ou celui d’être protégé ou vengé en cas d’agression  2. »

De la famille à la grande famille Les premiers types de sociétés humaines, basés sur la chasse ou la pêche et la cueillette, avaient « une structure flexible et fluide composée de 30 à 100 individus  3 ». Tout porte à croire qu’elles avaient déjà resserré les liens entre hommes et femmes autour d’une progéniture particulièrement dépen‑ dante, ce qui conduisait à un minimum de collaboration entre eux et à une division sexuelle des tâches. Les macrostructures se sont bâties en s’appuyant sur les propriétés de base –  rapports de dépendance-domination parents-enfants, hommes-femmes, aînés-cadets  – de la structure familiale. De la famille au clan, du clan à la tribu qui rassemble des clans, et des tribus aux nations, à l’État ou à la confé‑ dération d’États,  etc., les macrosociétés se sont constituées par intégration successive d’unités de plus en plus grandes (loi de la connexion-combinaisonsynthèse de différents produits objectivés ou incorporés). Au cours de ce long processus historique, les « briques élémentaires » ne sont évidemment pas restées inchangées, mais se sont transformées par le 1.  Testart 1985b : 9. Cela n’apparaît néanmoins comme un problème que si, comme une partie des marxistes et de leurs critiques, on tient « économie » et « famille » comme deux entités séparées, qu’on cherche dans un second temps à relier. Si un mode de production constitue la manière dont les conditions d’existence sont produites, il ne peut être logiquement dissocié à l’origine des rapports d’alliance et de filiation. Et pour ne prendre qu’un exemple tardif dans l’histoire de l’humanité, ce n’est pas un hasard si oikos signifie en grec « maisonnée » (au sens d’unité familiale élargie, comprenant les esclaves) et renvoie en même temps à une unité de production agricole ou artisanale que l’on gère (le terme « économie » venant du grec oikonomía). Cf. Xénophon 1949. Je dois cette remarque à Francis Sanseigne. 2.  Darmangeat 2012 : 355. 3.  Maryanski 1992 : 25.

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simple fait de n’être pas totalement indépendantes des autres, de ne plus appartenir au même ensemble, et d’être ainsi soumises aux effets en retour des structures de pouvoir englobantes. Par exemple, la famille comporte des caractéristiques spécifiques dans une société à État, où ce dernier intervient dans la vie quotidienne des membres de la famille, dans la santé des enfants, dans les aides attribuées, dans les obligations sanitaires ou scolaires, dans les devoirs des parents vis-à-vis de leurs enfants et des enfants vis-à-vis de leurs parents, dans les conditions de transmission du patrimoine, dans la légalisation de l’union des deux conjoints, dans l’encadrement juridique de leur séparation, etc. Comme la famille, le clan n’a pas de fonctionnement autonome et dépend de la formation sociale globale dans laquelle il s’insère. Comme le dit très bien Christophe Darmangeat, « il n’existe pas de fonctions universelles du clan » car « s’il peut facilement être défini du point de vue de sa forme (un groupe de parenté à filiation unilatérale), [il] ne peut pas l’être par ses fonctions ; celles-ci changent radicalement d’une société à l’autre  1 ». Les clans peuvent apparaître autant dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs égalitaires que dans des sociétés stratifiées préétatiques ou des sociétés à État, de même que les systèmes de parenté hawaïen, eskimo ou iroquois se retrouvent aussi bien dans des sociétés de chasse-cueillette que d’agriculture ou d’agriculture intensive  2. Le type de parenté qu’on trouve chez les Inuit se retrouve dans l’Europe romaine, dans l’Europe du Moyen Âge comme dans nos sociétés contemporaines  3. Un clan se compose cependant d’un ensemble de familles associées par une parenté réelle ou fictive, fondée sur l’idée de descendance d’un ancêtre commun historique ou mythique. L’origine même du mot « clan », du gaélique écossais clann signifiant descendance ou famille, est révélatrice de la place prépondérante de la famille dans les premières sociétés. Les clans – comme leur équivalent latin gens-gentis qui a donné le français « gente » – sont des familles élargies ou des ensembles de familles qui se reconnaissent un ancêtre commun. Même fictivement, la société commence par s’élaborer, s’organiser et se justifier sur le modèle de la famille avec ses ancêtres, ses parents, ses enfants et ses petits-enfants. La famille étant le modèle du groupe uni par des liens forts – groupe d’entraide, avec la protection et le soin des enfants par les parents, mais aussi la bienveillance et l’autorité des parents sur les enfants, le lien privilégié entre conjoints, la fraternité entre frères et sœurs, etc. –, elle constitue la matrice symbolique de toute société. Combien de chefs de clan, de tribu, de groupe, d’entreprise, de nation, d’État à avoir usé dans l’histoire de la métaphore familiale de la « grande famille », du 1.  Darmangeat 2012 : 372. 2.  Ibid. : 379‑386. 3.  Godelier 2010a : 257‑258.

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« père » ou de la « mère de famille » (« père des peuples », « père des nations », « Mère-patrie ») et de ses enfants ? Combien de religions universelles à faire de ses membres des frères, de leurs dieux des pères ou de leurs déesses des mères ? Combien de discours politiques internationaux évoquant les autres nations sur le mode du cousinage (« nos cousins allemands », « nos cousins québécois », etc.) ? Lors même qu’il soutient que la parenté et la famille n’ont jamais contribué à fonder quelque ordre social que ce soit, Maurice Godelier rappelle néanmoins le rôle central de ce vocabulaire de la parenté dans diverses sociétés. Les exemples qu’il prend disent le contraire de ce qu’il leur fait dire, à savoir la permanence des grandes déterminations de nature familiale sur les structures sociales plus générales. Pourquoi, en effet, se référerait-on à des rôles familiaux si ceux-ci n’étaient pas aussi importants ? L’exemple du royaume de Tonga montre une fois de plus que les rapports politico-rituels débordent la sphère des rapports de parenté tout en les pénétrant et en les manipulant à leur service. Il est intéressant de savoir que le Tu’i Tonga se présentait comme chef et père (« tamai ») de tous les Tongiens. Le vocabulaire de la parenté, ses images et ses valeurs étaient donc détournés pour symboliser, représenter le pouvoir. […] Pour revenir à l’Occident, on ne peut oublier que, au xxe siècle, un dictateur sanglant, Joseph Staline, était appelé affectueusement le « petit père des peuples » par ceux qui lui vouaient un culte  1.

De même, Christophe Darmangeat pense que ces usages métaphoriques des termes de parenté ne sont pas très signifiants socialement. Il écrit ainsi : Dans la société moderne, où les relations de parenté jouent un rôle relati‑ vement secondaire hors du cercle familial, où les rapports sociaux sont organisés par une série d’institutions (le marché, l’État...) situées hors de la parenté, celle-ci n’est employée pour désigner des liens sociaux que sous la forme de métaphores  : je dirai ainsi que tel bienfaiteur est « un père » pour moi, ou qu’un ami cher est « un frère ». Ces métaphores, même si elles expriment des sentiments individuels profonds, n’obligent pas à grand-chose et surtout, elles restent rares et possèdent même un petit air désuet  2.

Si l’on considère la place de la parenté dans une société comme la France du xxie siècle par rapport à la place qu’elle a eue dans des sociétés de chasseurscueilleurs, la remarque est très juste. Mais si l’on se situe, en revanche, dans la perspective plus large du rôle des propriétés biologiques et sociales 1.  Godelier 2021 : 115‑116. 2.  Darmangeat 2012 : 355‑356.

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de l’espèce dans la structuration des rapports de dépendance-domination qui traversent l’ensemble des sociétés humaines, alors ces usages métapho‑ riques ne sont que des traces infimes, infinitésimales –  et qu’il faut savoir interpréter – d’une structure sociale profonde que la nature de nos sociétés différenciées, qui ont recouvert le fait familial de nombreuses déterminations extra-familiales (politiques, juridiques, économiques, religieuses,  etc.), rend invisible au premier regard. En élargissant, même fictivement par des ancêtres mythiques, le groupe au sein duquel on se reconnaît des obligations de solidarité, d’assistance et de protection mutuelle, mais aussi de vengeance, dans la logique de la vendetta (toucher à un membre du groupe, c’est toucher à l’ensemble de celui-ci, et la vengeance peut s’abattre sur n’importe quel autre représentant du groupe auquel appartient celui ou celle qui a commis le crime), les Hommes ont réussi à faire que les « instincts sociaux », comme disait Darwin, passent progressivement de l’entre-soi familial restreint à la famille élargie, au clan, à la tribu, à l’ethnie, à la nation,  etc. C’est en partie  1 grâce aux propriétés du langage humain, grâce notamment à sa capacité à représenter des réalités absentes (l’ancêtre disparu) ou purement fictives (l’ancêtre mythique) que des groupes de plus en plus larges ont pu se constituer et se maintenir. Vus sous cet angle, les mythes, les rites (ou les cérémonies) et les idéologies ne sont pas des suppléments d’âme dont les groupes ou les sociétés pourraient se passer, mais des conditions sine qua non et quasi naturelles de l’existence du groupe, le ciment ou la colle qui maintient ensemble des parties soumises à de potentielles forces de fission. Familles, clans, tribus, ethnies, nations, etc., conjuguent toujours une série plus ou moins longue de propriétés communes, que ne cessent de rappeler et d’exalter les discours mythiques ou idéologiques pour faire tenir le groupe : des ascendances ou des histoires, plus ou moins historiques ou mythiques, une maison ou un territoire, une langue, des fêtes et des cérémonies, des coutumes, des éléments de religion, de culture (cuisine, habillement, musique, etc.).

1.  En partie seulement, car les sociétés tiennent aussi par les fonctions pratiques des institutions qui les composent. Pour ne prendre que deux exemples emblématiques, la formation d’un corps militaire en mesure de protéger le groupe des attaques extérieures, de même que la monnaie garantie par l’État permettant des échanges économiques entre tous ses usagers, contribuent activement à faire l’unité du groupe.

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« La plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion, c’est-à-dire au sentiment de différence attaché à ceux qui ne sont pas “nous”. » Richard Hoggart, La Culture du pauvre (1970 : 117). « – Il a l’habitude de considérer tous les étrangers comme des inférieurs, comme des êtres pas tout à fait humains. » Ursula Le Guin, Les Dépossédés (1975 : 25).

Dans l’histoire des sociétés humaines, l’un des grands invariants réside dans l’opposition entre un « nous », chargé de toutes les valeurs positives imaginables, et un « eux » associé à tout ce qui est perçu comme négatif  1. Le renvoi de l’« autre » (clan, tribu, société, ethnie, race, classe, caste, ordre, groupe, catégorie,  etc.) du côté de la laideur, de l’ignorance, de l’anima‑ lité, de la « barbarie » ou de la « sauvagerie » est le principe de tout ethno­ centrisme. L’absolutisation et la sublimation (au sens d’une image « portée au sublime ») des traits de son propre groupe (qu’il soit familial, amical, religieux ou national) conduisent classiquement à découper tous les beaux costumes (bonnes mœurs, bon goût, vraie culture, pleine humanité, etc.) à sa taille et à juger de la grandeur des « autres » à partir de ces costumes faits sur (sa propre) mesure : Que les Walbiri [Aborigènes d’Australie] considèrent d’autres tribus sous un jour favorable ou non, leurs opinions traduisent toujours une conviction inébranlable en leur propre supériorité. Comme on pourrait s’y attendre, ils évaluent le comportement et les usages des autres à l’aune de leur adéquation avec les normes Walbiri, et ils considèrent toute diver‑ 1.  L’ethnocentrisme, défini comme « conscience positive de son groupe et point de vue négatif sur les autres », est tenu pour l’un des grands universaux par Christoph Antweiler (2016 : 117).

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gence notable entre les deux comme une preuve des défauts des étran‑ gers. Le fait que le rituel mortuaire de Warramunga diffère de celui des Walbiri, ou que les Pintupi soient dépourvus d’un système élaboré de sous-sections de mariage, est interprété comme un reflet de l’infériorité foncière des groupes en question. Inversement, le plus grand compliment dont les Walbiri puissent gratifier des voisins qu’ils apprécient, comme les Walmanba ou les Yanmadjari, est de parler d’eux comme « à demi Walbiri »  1.

L’ethnocentrisme est ainsi toujours une manière de boucler sur soi (sa civilisation, sa nation, sa classe, son groupe, etc.) les limites de l’existence considérée comme étant digne d’être vécue, et de tenir à distance, discrè‑ tement ou rageusement, ceux qui sont placés hors de l’entre-soi. Claude Lévi-Strauss écrivait ainsi à propos de l’ethnocentrisme : L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou d’« œufs de pou »  2.

Et André Leroi-Gourhan renchérissait quelques années plus tard : Dans de très nombreux groupes humains, le seul mot par lequel les membres désignent leur groupe ethnique est le mot « hommes ». L'assimilation de l’ethnie à une sorte de « moi » idéal, réunissant les qualités du bien et du beau, fait opposition à la tendance à placer au-delà du monde familier les peuples monstrueux qui réalisent dans leur aspect et dans leurs mœurs, au maximum, le mal et la laideur  3.

Quoi de plus fort que de décider de contenir l’humanité ou l’excellence humaine dans les limites de son « territoire » en renvoyant le hors-limite à du « non-humain » ou à du « moins qu’humain » ? Les constats de Lévi-Strauss et de Leroi-Gourhan se vérifient ainsi, par exemple, chez les Aborigènes d’Australie : Selon une tendance très banale dans le monde, les tribus australiennes se concevaient et se désignaient souvent comme rassemblant les seuls 1.  Meggitt 1971 : 44, cité in Darmangeat 2021a : 262‑263. 2.  Lévi-Strauss 1987 [1952] : 21. 3.  Leroi-Gourhan 1964 : 12.

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véritables êtres humains, tout en déniant cette qualité aux autres. Les sobriquets par lesquels on qualifiait les étrangers traduisaient souvent la peur et l’inimitié qu’ils inspiraient. Ainsi, tandis que les Kurnai étaient littéralement les « humains », l’ensemble de leurs voisins détestés étaient les Brajerak, c’est-à-dire « ceux qui sont en colère » et ceux de la tribu de l’ouest du Victoria les Thurung, les « serpents-tigres », car ses membres « se faufilent pour venir nous tuer »  1.

Cette opposition entre « eux » et « nous » peut conduire, dans le moins sérieux des cas, à des railleries rituelles (e.g. les blagues qui visent à ridiculiser une ethnie, une nation ou une catégorie de personnes comme les « blondes »), et dans le pire à des conflits interethniques violents ou à des entreprises de destruction massive de l’« autre ». Ce que je vais m’efforcer ici de montrer, c’est le fait que l’opposition eux/ nous n’est que la traduction et le prolongement, dans l’ordre symbolique propre à notre espèce, d’un mécanisme de « défense » présent dans l’ensemble du vivant, défense du proche par rapport à tout ce qui est perçu comme lointain, étranger, extérieur à son propre groupe. Dans les espèces animales à partition sexuée, cela commence avec la défense  – par la mère seule, la mère et le père, ou plus rarement le père seul – de sa progéniture contre les attaques extérieures (prédateurs, infanticides perpétrés par des mâles). C’est ensuite la défense des plus proches (père et mère, frères et sœurs, oncles et tantes, grands-pères et grand-mères, etc.) ou la préférence qui leur est accordée dans de nombreux cas de figure de coopération, de partage ou d’entraide  2. Dans le cas des insectes eusociaux (fourmis ou abeilles notam‑ ment), l’ensemble des membres œuvrant et veillant à la bonne reproduction du groupe, l’entre-soi s’élargit à l’ensemble de la colonie, et les membres de ces sociétés ont des moyens chimiques de reconnaître immédiatement l’appartenance ou la non-appartenance d’un individu à leur groupe  3. La logique de défense du « même » et de méfiance vis-à-vis de l’« autre » est une loi générale qui structure les relations sociales dans l’ensemble du vivant. Avec les animaux eusociaux –  qui fonctionnent sur la base d’une seule reproductrice et d’une organisation collective qui tourne autour de cette reproduction – on assiste à une sorte de généralisation à l’ensemble du groupe d’un mécanisme concernant, chez les animaux sociaux mais non eusociaux, les « physiquement proches », c’est-à-dire ceux qui sont en interaction directe. Nous allons voir que les biologistes ont eu ici tendance à expliquer le mécanisme sur la base de proximités génétiques, par ailleurs tout à fait 1.  Darmangeat 2021a : 263‑264. 2.  Boyd & Silk 2004 : 216‑217. 3.  Charles Darwin a émis l’hypothèse le premier d’une sélection familiale (de groupe) pour le cas des insectes sociaux, ce qui expliquait que les individus n’étaient pas dans une recherche égoïste de survie personnelle et qu’il pouvait exister des individus stériles. Cf. Darwin 2009 [1859] : 591‑592.

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réelles dans un certain nombre de cas, dans ce qui a été appelé la « théorie de la sélection de parentèle  1 ». Mais en plaçant l’explication du côté de la maximisation de son capital génétique (en défendant ceux qui possèdent en partie les mêmes gènes que soi, on se défend soi-même), les biologistes ont fait comme si les animaux étaient capables de détecter les gènes de leurs congénères. Or le fait que les mâles de certaines sociétés ne soient pas capables de reconnaître leur paternité lorsque les femelles ont des rapports sexuels avec de multiples partenaires, et qu’ils ne s’investissent pas autant dans le soin des petits que les mâles qui, parce que monogames, en sont pratiquement sûrs, montre bien que l’animal n’a absolument aucun sens pratique ou aucune intuition sensible de la proximité ou de l’éloignement génétique, mais qu’il se fie simplement à sa connaissance et à sa fréquentation de l’autre, à l’expé‑ rience qu’il en a. Derrière la proximité génétique se trouve une variable cachée qui est bien plus explicative : la proximité sociale précoce, qui réside dans le fait d’avoir vécu avec l’individu depuis longtemps, et même depuis le début de la naissance de l’un ou de l’autre ; ou, dit autrement, d’avoir entretenu précocement un niveau élevé d’interactions avec l’individu en question. Cela est un point particulièrement important dans le cas des espèces altricielles qui implique une longue durée de coexistence des parents (au moins l’un d’entre eux, même s’il s’agit d’un parent adoptif) et des enfants. Dans le cas des sociétés humaines, le « nous » (et donc le « eux ») peut prendre des formes culturellement très variables et l’on peut dire que l’on passe de proches concrets (même colonie pour des animaux eusociaux grâce aux marqueurs chimiques, même « famille » pour des animaux non eusociaux) à un ensemble de proches plus étendu, et même à des proches construits sur la base de symboles ou de fictions mythiques ou idéologiques (les membres du même lignage, les membres du même clan avec un ancêtre mythique commun, les membres d’un groupe qui se réfère à un même dieu, les citoyens d’une même patrie ou d’une même nation, les membres d’un même parti politique, les supporters d’un même club de football, les anciens élèves d’une grande école, etc.). Le « nous », qui était un nous de proximité physique (les personnes dont je suis le plus proche, avec qui j’interagis fréquemment), devient, grâce aux capacités de symbolisation, un « nous » de proximité symbolique, cultu‑ rellement construite. Avec une division sociale du travail de plus en plus forte, les sociétés humaines n’ont cessé de multiplier les types d’oppositions eux/nous, de même qu’elles ont réussi à rassembler des millions d’individus dans des royaumes ou des républiques, unes et indivisibles, avec leurs langues, leurs drapeaux, leurs devises et leurs hymnes nationaux. Si les primates non humains préfèrent leurs apparentés ou les membres de leur groupe élargi et s’ils constituent les autres groupes en ennemis potentiels, 1.  Pour une présentation générale, cf. Clutton-Brock 2016 : 1‑46.

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leurs oppositions sont relativement simples comparées à celles qui s’observent dans les sociétés humaines. Comme l’écrit Bernard Chapais : « Les groupes humains font toujours partie d’entités sociales plus inclusives, qui elles-mêmes appartiennent à des structures encore plus inclusives. En revanche, la grande majorité des sociétés de primates sont des structures indépendantes à groupe unique  1. » En multipliant les lignes de différenciation entre des « eux » et des « nous », les Hommes ont multiplié les occasions de railler, de dénigrer, de détester autrui ou même de lui faire la guerre. Même des supporters de clubs de football adversaires peuvent en arriver à se battre violemment entre eux sur la base de différences municipales, régionales ou nationales.

Théorie de la sélection de parentèle Le biologiste britannique William Donald Hamilton a théorisé le concept de sélection de parentèle (kin selection) permettant de comprendre pourquoi la sélection naturelle favorise les comportements « altruistes » ou généreux entre apparentés. Cette théorie est associée aussi aux noms de George Price  2, d’Edward O. Wilson  3, de John Maynard Smith et de Robert Trivers et Hope Hare  4. Pour Hamilton, qu’ils soient oiseaux ou mammifères, si les parents donnent du temps à leur progéniture, les nourrissent et les protègent, parfois au péril de leur vie, si les frères et sœurs pratiquent plus volontiers l’entraide ou le partage entre eux qu’avec des membres non apparentés de leur groupe ou des étrangers, c’est parce qu’en adoptant des comportements qui augmen‑ tent leur survie, et donc l’aptitude reproductive (fitness) des individus qui leur sont génétiquement apparentés, les individus augmentent leur aptitude reproductive globale (inclusive fitness). On pourrait dire brièvement qu’ils veillent à la fructification de leur patrimoine génétique, le leur (compor‑ tement égoïste) comme celui de leurs enfants ou de leurs frères et sœurs (comportement altruiste). Assez rapidement toutefois, la question s’est posée de savoir quels étaient les mécanismes de reconnaissance entre apparentés (kin recognition)  5, question difficile dans la mesure où, pour beaucoup d’espèces sociales, la proximité génétique est fortement corrélée à la proximité spatiale et à 1.  Chapais 2011 : 1276. 2.  Pour Price, la théorie de sélection de parentèle de Hamilton confirmait ce qu’il constatait partout dans le monde animal, à savoir que le comportement altruiste décroît de la famille immédiate au groupe, et cède la place à la méfiance ou à l’agression entre individus de groupes différents. Cf. Price 1970 : 520‑521. 3.  Initialement défenseur de la théorie de la sélection de parentèle formulée par Hamilton, Wilson l’a en partie réformée pour permettre de comprendre la genèse de l’eusocialité de certaines espèces d’insectes. Il a insisté alors sur la sélection de groupe. 4.  Trivers & Hare 1976. 5.  Aron & Passera 2000 : 79.

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l’intensité des contacts dès la petite enfance. Selon les espèces, les signaux de reconnaissance sont chimiques (les plus répandus)  1, sonores ou visuels, et, dans de très nombreux cas, ils dépendent de l’interaction et, plus exacte‑ ment, de la mémoire de l’interaction. Si le lien est particulièrement fort entre la mère et ses enfants chez les mammifères et chez les oiseaux à progéniture altricielle, ce n’est pas qu’une affaire de génétique, mais une question liée au fait que les enfants sont comme des parties d’elle-même : elle les a portés ou couvés, puis les a allaités ou nourris, réchauffés, nettoyés, protégés, etc. En revanche, dans toutes les sociétés animales – nombreuses – où les mâles ne s’occupent pas de ceux qui pourraient être leurs enfants, l’argument ne tient pas vraiment. L’investissement, quand il existe, suppose une proximité interactionnelle plutôt qu’il ne repose sur une proximité génétique, indétectable par les mâles non monogames  2. Dans certains cas, c’est le lieu qui définit l’apparentement. Par exemple, chez la mouette, il suffit de déplacer l’œuf de quelques centimètres du nid pour qu’il soit considéré par ses parents comme un étranger, et laissé du même coup à l’abandon, malgré des signes de détresse ; inversement, il suffit de placer un œuf étranger dans le nid pour qu’il soit immédiatement traité comme leur enfant par les propriétaires du nid. De même, chez les rats, le fait de placer dès la naissance des petits non apparentés parmi la progéniture va faire de ceux-ci des partenaires d’interaction reconnaissables comme des apparentés, et qui seront traités comme tels par les autres  3. Et, enfin, on peut noter qu’isolées à la naissance pendant quelques heures, les jeunes guêpes ne sont plus capables ultérieurement de discriminer apparentés et non apparentés sur la base d’une odeur, preuve de la fragilité des moyens de reconnaissance dans certains cas. Cela ne remet cependant pas en cause cette primauté donnée aux apparentés, qui s’observe jusque dans le règne végétal. Ainsi, une étude des Canadiennes Susan A. Dudley et Amanda L. File a mis en évidence l’existence 1.  Par exemple, la souris reconnaît ses proches parents par l’odeur de l’urine, et a tendance à nicher avec des femelles qui ont la même odeur qu’elle. Ce même moyen est utilisé pour l’évitement de l’inceste, la souris s’accouplant avec un mâle porteur d’une odeur différente. Cf. Hurst et al. 2001. 2.  Le biologiste britannique John Maynard Smith écrivait ainsi plus prudemment que certains de ses confrères que « les interactions sociales au sein d’un groupe d’animaux supérieurs dépendent  de la reconnaissance individuelle, et que le comportement d’un individu à l’égard d’un autre animal dépend à la fois de l’apparentement génétique et de la mémoire d’interactions précédentes » (Smith & Szathmary 2000 : 157). 3.  On observe le même phénomène chez les fourmis : « Même les fourmis qui mettent les autres fourmis dans deux catégories, les amis ou les ennemis, et les traitent très différemment, doivent apprendre qui est leur ami et qui est leur ennemi. Si pour une expérimentation elles sont élevées dans une colonie d’une autre espèce, elles les traitent en amis et traitent les membres de leur espèce en ennemis. Le comportement instinctif n’est pas hérité : ce qui est hérité, c’est le potentiel qui permet de développer certaines sortes de systèmes, appelés ici systèmes de comportement, dont la nature et la forme diffèrent dans une certaine mesure suivant l’environnement particulier dans lequel se situe le développement » (Bowlby 2002a : 72‑73).

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d’un mécanisme de reconnaissance des apparentés pour une plante  1. Leur étude a porté sur le caquillier édentulé (Cakile edentula). Dans la nature, les plantes sont généralement en compétition pour la lumière, l’eau et les différents nutriments qui se trouvent dans le sol. Les deux chercheuses ont mis les caquilliers édentulés en pots. Elles ont utilisé des plantes issues de huit familles différentes. Une partie des plantes étaient cultivées par quatre. Les pots de quatre plantes étaient constitués soit de quatre plantes provenant de quatre familles différentes parmi les huit, soit de quatre plantes provenant de la même famille. Les chercheuses ont montré les effets de la compétition pour les ressources qui se déroule sous terre  : dès lors que les pots contiennent des plantes issues de familles différentes, on constate une augmentation significative de la masse des racines comparativement à ce qui se passe lorsque les quatre plants sont issus de la même famille. L’importance des racines indique le degré de concurrence pour l’appropriation des ressources (nutriments et eau notamment). Avec un moindre développement des racines en cas d’apparte‑ nance à la même famille, cela signifie que la concurrence est moins vive entre apparentés qu’entre plants de familles différentes. Ainsi, les conclusions de cette étude se révèlent conformes aux prédictions de la théorie de la sélection de parentèle (kin selection) et mettent en lumière l’existence de mécanismes de reconnaissance de la parenté (kin recognition) via le système racinaire. La théorie de la sélection de parentèle se vérifie dans quasiment tous les groupes zoologiques, des amibes aux mammifères en passant par les insectes, les poissons ou les oiseaux. Par exemple, les plus jeunes oiseaux imitent en général le chant de mâles plus âgés « avec lesquels ils sont apparentés ou familiers », ce qui conduit à former des sortes de « dialectes régionaux ». Or « les dialectes ont un rôle dans la défense des territoires, les mâles adoptant des attitudes plus agressives envers des mâles produisant des dialectes étrangers qu’avec leurs voisins  2 ». Dans les sociétés d’oiseaux et de mammifères, les liens privilégiés entre parents et enfants sont particulièrement nets  3, même si l’élar‑ gissement du champ d’application de comportements altruistes s’observe : Le plus fondamental des comportements altruistes, protéger la progéniture dépendante, est omniprésent chez les mammifères et les oiseaux ; chez la plupart des espèces, les actes altruistes sont restreints à ce contexte. Parmi les primates, cependant, les destinataires d’actes altruistes peuvent inclure des individus qui ne sont pas des descendants et qui peuvent même ne pas être étroitement liés à l’individu altruiste. Les chimpanzés viennent régulièrement en aide à leurs parents et amis, les femelles langurs 1.  Dudley & File 2007. 2.  Emery 2017 : 81. 3.  Par exemple, comme prédit par la théorie de la sélection de parentèle, chez les rats-taupes nus, les comportements d’agression sont inversement proportionnels au lien de parenté. Desor 1999 : chap. 10.

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d’Hanuman unissent leurs forces pour protéger les nourrissons des mâles infanticides, et les babouins mâles protègent les nourrissons et coopèrent pour chasser les prédateurs. En fait, la littérature sur les primates regorge d’exemples d’actes altruistes –  des individus se mettant en danger pour protéger les autres des attaques  1.

Et lorsque l’on constate des formes d’altruisme entre non-apparentés, c’est tout simplement parce que l’altruisme originellement lié à la parenté peut trouver des contextes dans lesquels il peut s’étendre à certains types de relations entre non-apparentés  2. Qu’il s’agisse de compagnons de chasse collective chez les loups ou chez les primates non humains, de dons et de contre-dons entre chauves-souris qui peuvent régurgiter du sang pour nourrir certaines de leurs congénères non apparentées mais qui leur ont déjà rendu ce service, de l’aide de certaines femelles cétacées pour la surveillance de la progéniture d’une congénère qui va chercher de la nourriture en laissant seuls ses petits, de cris ou de chants d’alarme avertissant tout le groupe d’un danger chez les mammifères comme chez les oiseaux, etc., les formes d’altruisme au-delà des parentés génétiques sont observables chez des espèces qui ont déjà développé des comportements sociaux très structurés, et qui s’avèrent avantageux pour la survie, y compris d’un strict point de vue individuel. La primatologie fait le constat que des formes d’ethnocentrisme, fondées sur la parenté ou, au-delà, sur le groupe, sont observables chez les primates non humains. Michael Tomasello écrivait ainsi dans un livre consacré à la coopération : En guise de point de départ, nous savons, d’après le travail de Joan Silk et d’autres, que les sociétés de primates non humains fonctionnent en grande partie sur la base de la parenté et du népotisme, avec une bonne dose de dominance en prime dans la plupart des cas. Il y a donc de grandes chances que la coopération dont les primates non humains font preuve soit fondée sur la parenté ou la réciprocité directe  3.

Au-delà de la parenté, les groupes de chimpanzés, par exemple, se montrent très méfiants et même hostiles vis-à-vis des autres groupes, et peuvent faire une véritable surveillance territoriale afin de ne pas laisser entrer sur leur territoire des membres d’un autre groupe  : « Nos plus proches parents, les chimpanzés et les bonobos, vivent en grands groupes mixtes. Ils sont terri‑ 1.  Jurmain, Kilgore, Trevathan, Ciochon & Bartelink (dir.) 2018 : 219. Traduit par moi. 2.  C’est la position de l’éthologue français Michel Kreutzer qui écrit qu’« une fois que l’altruisme entre apparentés est apparu, rien n’empêche que cette propriété ait été utilisée dans un autre cadre que celui où elle a été sélectionnée à l’origine et pour d’autres raisons. De la même manière que chez l’humain, la main peut être utilisée pour écrire et jouer du piano, alors qu’il ne s’agit pas là des raisons qui ont prévalu lors de sa sélection chez nos ancêtres primates et hominidés » (Kreutzer 2012 : 223). 3.  Tomasello 2015 : 38.

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toriaux, les chimpanzés mâles attaquant les étrangers  1. » Jane Goodall dit à propos des chimpanzés qu’ils font une claire différence entre les individus qui appartiennent au groupe et ceux qui sont étrangers au groupe, entre amis ou alliés et ennemis  2, et Frans de Waal n’hésite pas à parler à leur sujet de xénophobie, tant l’agressivité peut être forte à l’égard des étrangers : Les mâles procèdent à des actions meurtrières très coordonnées contre des individus isolés d’un autre groupe […]. Les chimpanzés sont, de toute évidence, xénophobes. Lorsqu’on tenta un jour de réintroduire dans la forêt des chimpanzés élevés en captivité, les chimpanzés sauvages de l’endroit réagirent avec une telle brutalité que le projet dut être abandonné. Les chimpanzés se comportaient presque comme avec une proie, traitant l’ennemi comme s’il appartenait à une autre espèce  3.

Dans sa lutte contre la sociobiologie d’Edward O.  Wilson, l’anthropo‑ logue Marshall Sahlins a eu raison de pointer les faiblesses du raisonne‑ ment génétique lorsqu’il consiste « à transmuter l’altruisme social en égoïsme génétique, en se fondant sur l’observation que, dans bien des cas, lorsqu’un animal se sacrifie, ses “parents” – partageant avec lui un certain lot de matériel génétique  – profitent de son acte. D’où l’on voit que, dans les faits, il se peut qu’un service rendu à autrui permette à ego d’optimiser son “aptitude globale”, c’est-à-dire la proportion de ses gènes transmise aux générations suivantes  4 ». Sahlins s’interroge, comme je viens de le faire, sur la manière dont les membres d’une société donnée peuvent se reconnaître comme généti‑ quement apparentés : Cependant, Wilson reste peu clair, indécis à tout le moins, pour ce qui est du degré de conscience de la sélection de parenté qu’il convient d’accorder à l’individu. Évoquant d’une part le sujet qui opère, par l’esprit, le « calcul intuitif des liens de consanguinité » –  une expression qui ne laisse pas d’être contradictoire  – il se réfère par ailleurs à la conscience attentive que les individus auraient de ces liens  5.

Marshall Sahlins a raison de souligner le fait que, dans nombre de sociétés humaines, le « proche » ne se définit pas sur des bases généalogiques (et donc génétiques), mais sur des bases culturelles qui tiennent à leur histoire. Il prend l’exemple de l’île de Rangiroa, dans les Touamotou, étudiée par Paul 1.  Chapais 2011 : 1276. 2.  Goodall 1986. 3.  De Waal 2006 : 170‑171. 4.  Sahlins 1980 [1976] : 52. 5.  Ibid.  : 58‑59. Sahlins écrit plus loin  : « Quant à savoir comment des animaux s’y prennent pour déterminer que r [ego, cousins au premier degré] = 1/8 – je pense que tout commentaire sera superflu » (ibid. : 92).

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Ottino, où « les parents corésidents sont, indépendamment de leur position généalogique, considérés “plus proches” que les non-résidents  1 ». De la même façon, dans des sociétés situées dans les îles Fidji, on observe une valorisa‑ tion du cousin croisé, de préférence au frère, « ce qui va manifestement à l’encontre de la bienséance génétique, et ne saurait s’expliquer que par le système culturel d’alliance de filiation  2 ». Il conclut donc qu’il existe, pour les sociétés humaines, un découplage du « proche » et du « génétiquement apparenté » : Ces conceptions humaines de la parenté peuvent s’écarter à ce point de la biologie, qu’elles excluent de la catégorie de « proche parenté » toutes les relations généalogiques d’un individu, une faible fraction exceptée ; alors même qu’ils incluront dans cette catégorie, comme participant du même sang, des personnes apparentées de façon fort lointaine, voir absolu‑ ment non apparentées. Au nombre de ces non-apparentés (en termes génétiques), on trouvera éventuellement les propres enfants (en termes culturels) de l’intéressé. En deuxième lieu, comme ce sont les rapports de parenté, constitués sur le plan culturel, qui président aux processus effectifs de coopération à la production, de propriété, d’aide mutuelle, et d’échange matrimonial, les systèmes ordonnant l’avantage reproductif chez l’homme ne relèvent aucunement d’un mode de calcul prévu par la sélection de parenté, ni – conséquence logique – par une sélection naturelle répondant aux canons de l’égoïsme. […] Si ce sont les parents proches qui vivent ensemble, alors ceux qui vivent ensemble sont proches parents  3.

Toutefois, si la génétique n’est visiblement pas explicative dans un certain nombre de cas, la théorie de la sélection de parentèle a tout de même réussi à mettre le doigt sur une loi générale de préférence donnée au « proche ». Le seul problème de cette théorie est d’avoir généralisé un cas particulier de détermination de la proximité en question. S’intéressant à toutes les formes de vie, la théorie de la sélection de parentèle a bien repéré que l’apparen‑ tement génétique était à la base du mécanisme qu’elle mettait au jour chez de nombreuses espèces. Mais plus les espèces s’organisent sous la forme de sociétés complexes, plus les proximités s’émancipent des apparentements génétiques, qui s’opèrent essentiellement sur la base de signaux chimiques. Ce sont d’ailleurs les biologistes eux-mêmes qui ont mis en évidence des découplages entre « proches » et « génétiquement apparentés » chez les oiseaux et les mammifères, notamment lorsque la reconnaissance se fonde sur des critères d’interaction précoce ou de présence précoce dans le bon lieu, autori‑ sant ainsi des proximités entre non-apparentés. 1.  Ibid. : 65. 2.  Ibid. : 75‑76. 3.  Ibid. : 111‑112.

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Les anthropologues qui, comme Sahlins, s’en prennent à l’explication génétique semblent oublier tout de même les nombreux faits établis sur lesquels repose la théorie de la sélection de parentèle, et ne se demandent pas pourquoi les coopérations et les échanges dans les sociétés humaines sont malgré tout privilégiés entre les proches, même si ces proches ne sont pas génétiquement apparentés. Ils ne se demandent pas davantage pourquoi les sociétés humaines offrent de multiples manifestations d’ethnocentrisme, de népotisme, de racisme, de patriotisme, de nationalisme,  etc., qui devraient obliger à s’interroger sur le mécanisme général qui est à l’œuvre. La question pertinente à adresser à la théorie de la sélection de parentèle consiste à lui demander comment le « proche » se définit pour les bactéries, pour les plantes, pour les espèces animales non culturelles ou faiblement culturelles et pour une espèce particulièrement culturelle comme l’est l’espèce humaine. Sahlins voit bien la faille de raisonnement mais s’en tient à ce constat critique parce qu’il ne croit pas que les connaissances produites par la biologie puissent apporter des lumières sur des questions proprement anthropologiques. Je pense, tout au contraire, qu’il aurait dû profiter de sa critique de la biologie pour saisir des phénomènes centraux qui concernent toutes sortes de sociétés, dont les sociétés humaines. En dépit du fait qu’il soit convaincu qu’en matière de sociétés humaines il ne peut exister de loi générale et que tout est possible  1, en répondant aux biologistes, Sahlins n’est pas loin de formuler une loi générale sur le comportement social humain qui pourrait s’énoncer de la manière condensée suivante  : l’appartenance à un groupe implique immédiatement de considérer que les autres membres du groupe sont faits de la même « substance  2 » que soi – l’idéologie du sang n’étant qu’une façon imagée d’incarner cette identité avec les « liens de sang » ou les « frères de sang » – et que la préférence doit leur être donnée en différentes occasions de partage, d’entraide, de coopération ; inversement, l’appartenance de personnes à un autre groupe fait d’eux automatiquement des « étrangers » dont il faut se méfier, et même se protéger. Cette idée de « substance » du groupe avait été déjà formulée par l’historien Paul Lacombe à la fin du xixe siècle : L’homme ne vit pas seul ; il vit au milieu de groupes concentriques de plus en plus larges, famille, tribu, caste, classe, nation, etc. Les groupes dont il fait partie sont, aux yeux de chacun, comme des extensions de sa propre personne. De même qu’il est jaloux de sa dignité personnelle, l’homme est jaloux de celle des divers groupes concentriques où il se trouve placé : il peut donc y avoir, et il y a généralement pour un même 1.  Cf. supra « La théologie de la création culturelle de l’homme par l’homme ». 2.  « Les individus d’un même groupe sont, dès lors, perçus comme manifestation particulaire d’une même substance, à eux inhérente : leur coefficient de liaison est 1, quelle que soit leur distance généalogique » (Sahlins 1980 [1976] : 117).

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homme l’amour-propre de famille, de profession, de caste ou de classe, de nationalité, de sexe  1.

Mais on retrouve l’une des racines de cette idée chez Aristote. Dans l’Éthique à Nicomaque, le philosophe grec écrit que nos enfants font quasi‑ ment partie de nous, le constat étant plus vrai pour les mères que pour les pères (à la fois du fait de la gestation et de l’allaitement, et parce qu’elles sont plus sûres de leur progéniture que les pères). En disant cela, Aristote exprime parfaitement l’une des manifestations de la loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » ou loi de l’attraction des semblables, qui fait que lorsqu’on perçoit quelqu’un comme étant proche de soi, on développe plus de confiance, moins de méfiance, plus de générosité, de don ou de sacrifice de soi. Au fond, ce que le parent aime dans son enfant, c’est lui-même, dit en substance Aristote  2 : § 2. L’amitié, l’affection qui naît de la parenté semble avoir également plusieurs espèces. Mais toutes les affections de ce genre paraissent dériver de l’affection paternelle. Les parents aiment leurs enfants, comme étant une partie d’eux-mêmes ; et les enfants aiment leurs parents comme tenant d’eux tout ce qu’ils sont. Mais les parents savent que les enfants sont sortis d’eux, bien mieux que les êtres qu’ils ont produits ne savent qu’ils viennent de leurs parents. L’être de qui procède la vie est bien plus intimement lié à celui qu’il a engendré, que celui qui a reçu la vie n’est lié à celui qui l’a fait. L’être sorti d’un autre être appartient à celui d’où il naît, comme nous appartient une partie de notre corps, une dent, un cheveu, et, d’une façon générale, comme une chose quelconque appartient à celui qui la possède. Mais l’être qui a donné l’existence n’appartient pas du tout à aucun des êtres qui viennent de lui ; ou du moins il leur appartient moins étroi‑ tement. Ce n’est d’ailleurs qu’après un temps bien long qu’il peut leur appartenir. Loin de là ; les parents aiment sur-le-champ leurs enfants, et dès le premier moment de leur naissance, tandis que les enfants n’aiment leurs parents qu’après bien des progrès, bien du temps et quand ils ont acquis intelligence et sensibilité. Et voilà bien encore ce qui explique pourquoi les mères aiment avec plus de tendresse. – § 3. Ainsi, les parents aiment leurs enfants comme eux-mêmes. Les êtres qui sortent d’eux sont en quelque sorte d’autres eux-mêmes, dont l’existence est détachée de la leur. Mais les enfants n’aiment leurs parents que comme étant issus d’eux. Les frères s’aiment entre eux, parce que la nature les a fait naître des mêmes parents. Leur parité relativement aux parents de qui ils tiennent le jour est cause

1.  Lacombe 1894 : 79‑80. Souligné par moi. 2.  Tous les analogons de soi peuvent faire l’objet d’un traitement préférentiel et il serait intéressant de voir, en cas de conflit de loyauté ou de priorité, qui est préféré : le membre de la famille – même s’il s’est éloigné religieusement, politiquement, etc.  – ou le membre du parti, de la communauté religieuse, etc., non apparenté ?

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de la parité d’affection qui se manifeste entre eux. Aussi dit-on qu’ils sont le même sang, la même souche, et autres expressions analogues ; et, de fait, ils sont en quelque sorte la même et identique substance, bien que dans des êtres séparés. –  § 4. Du reste, la communauté d’éducation et la conformité de l’âge contribuent beaucoup à développer l’amitié qui les unit. « On se plaît aisément, quand on est du même âge. » Et quand on a les mêmes penchants, on n’a pas de peine à devenir camarades. Voilà pourquoi l’amitié fraternelle ressemble beaucoup à celle que des camarades forment entre eux. Les cousins et les parents à d’autres degrés n’ont d’attachement réciproque que grâce à cette souche commune d’où ils sortent, c’est-à-dire qui leur donne les mêmes parents. Ceux-ci deviennent plus intimes, ceux-là plus étrangers, selon que le chef de la famille est pour chacun d’eux plus proche ou plus éloigné  1.

Enfin, on notera que la théorie de la sélection de parentèle, étendue dans une loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » ou loi de l’attraction des semblables pour tenir compte de classes de faits incompa‑ tibles avec la seule hypothèse génétique dans une espèce culturelle telle que l’espèce humaine, permet de comprendre les cas atypiques (statistiquement rares) d’infanticide, de même que la loi Westermarck de l’attraction sexuelle des physiquement distants permet de comprendre les rares cas d’inceste parentenfant. Une étude de ces faits d’infanticide dans des sociétés traditionnelles très variées (soixante sociétés) met en évidence le fait que l’infanticide se produit soit lorsqu’un enfant n’a aucune chance de survie, soit lorsque les parents ne peuvent, pour une raison ou pour une autre, s’en occuper, soit, dans le cas où l’infanticide est commis par l’homme, lorsque l’enfant n’est pas le sien mais qu’il est l’enfant d’un précédent mariage ou d’une liaison extra-conjugale  2. Cela signifie que la préférence donnée au proche peut être levée lorsque la loi de la conservation-reproduction-extension appliquée aux parents est sévèrement mise en difficulté ou que le proche n’est pas aussi proche que l’analyste le croyait.

Ethnocentrisme dans les sociétés humaines Dans le cas d’une espèce culturelle comme l’espèce humaine, la théorie de la sélection de parentèle manque de pertinence parce qu’elle ne prend pas en compte le fait que le mécanisme qu’elle a mis au jour s’est consi‑ dérablement étendu au cours de la longue histoire du vivant. La variation culturelle est, j’ai plusieurs fois insisté sur ce point crucial, la suite logique de la variation génétique sur la base de laquelle opère classiquement la sélec‑ 1.  Aristote 1992 : 347‑348. Souligné par moi. 2.  Daly & Wilson 1984 : 487‑502.

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tion naturelle. Elle est un moyen plus souple et plus rapide de s’adapter à son environnement et, par conséquent, une solution adaptative encore plus efficace que la variation génétique. Du coup, on peut dire que la culture est une continuation de l’adaptation par d’autres moyens que ceux de la génétique, et que la préférence donnée au proche (appartenance au même groupe), de même que la méfiance à l’égard du lointain (existence hors du groupe) se définissent essentiellement sur des bases culturelles dans les sociétés humaines, même si elles trouvent leur origine dans la matrice des rapports parents (ou allo-parents)-enfants. La parenté peut être tout d’abord considérablement élargie par rapport aux liens de parenté reconnaissables dans les sociétés de mammifères, et notamment les sociétés de primates non humains. Elle s’étend grâce à la « parenté affinale » (par alliance), résultant de la conjugalité (ou de l’alliance), mais bien au-delà encore, au point de se reconnaître un ancêtre mythique commun pour souder l’ensemble du groupe. Et même lorsque plus aucun lien de parenté, réel ou mythique, n’est revendiqué, c’est encore le modèle familial qui est mobilisé métaphoriquement comme matrice productrice de rapprochement, de rassemblement et de solidarité. Népotisme, esprit de corps, esprit de clocher, régionalisme, nationalisme, patriotisme, chauvinisme ne sont que des formes différentes d’un même phénomène  1. En faisant des non-apparentés des frères (« nous sommes tous frères », disent les chrétiens), en faisant d’une patrie (étymologique‑ ment « pays des pères ») l’objet d’une attache émotionnelle et du don de soi (« Mère-Patrie », « amour de la patrie », « mourir pour la patrie »  2), etc., en faisant d’une entreprise une « grande famille » ou en inventant des « frater‑ nités » ou des « sororités », les sociétés humaines ne font que rappeler l’origine familiale des comportements altruistes. Même l’usage du terme de « parenté culturelle » chez certains auteurs est une sorte d’hommage rendu à la parenté originelle. L’anthropologue étatsunien Michael Alvard a parfaitement bien exprimé la situation de l’espèce humaine par rapport aux espèces animales non culturelles : Les mécanismes culturels qui sont présents sous une forme reconnaissable chez les primates non humains et d’autres animaux […] fonctionnent chez les humains pour augmenter la complexité sociale au-delà du niveau que la parenté génétique fournit généralement chez ces autres créatures. Alors que la parenté génétique reste importante dans les sociétés humaines, les mécanismes de parenté culturelle et d’autres formes d’identité de groupe sont capables de créer des sociétés plus vastes et hiérarchique‑ ment structurées […]. Les relations génétiques, par exemple, fournissent

1.  Des auteurs ont parlé d’« altruisme paroissial » (Bernhard, Fischbacher & Ernst Fehr 2006). 2.  Kantorowicz 2004.

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une structure de parenté qui associe les individus et facilite le népotisme chez les humains et d’autres espèces sociales. Chez les autres organismes hautement sociaux, en particulier les insectes eusociaux, les similitudes génétiques fournissent la structure permettant à l’ultrasocialité d’évoluer via le processus de sélection de la parenté […]. Mais l’assortiment selon le degré de parenté génétique n’est pas le seul mécanisme qui peut rapprocher les altruistes […]. Tout en acceptant la nature essentielle de la théorie darwinienne, il est de plus en plus clair que la culture joue un rôle clé dans la structuration du comportement social humain au-delà du niveau de la famille  1.

Les clans, les tribus, les lignages, les ethnies, les religions, les castes, les classes, les ordres, les nations, les régions, les villes ou les villages, les quartiers, les familles, les clubs sportifs, les groupes de pairs, les bandes ou les gangs constituent autant de principes de rapprochement des individus qui se recon‑ naissent une même appartenance et s’identifient au même groupe, portent un même nom (en commençant par le nom de famille) ou s’attribuent un même qualificatif (français, breton, marseillais, etc.). Qui dit rapproche‑ ment dit possibilité ouverte de coopération, d’alliance, d’entraide, de partage. L’altruisme s’exerce d’abord et avant tout dans les limites de ces entre-soi, plus ou moins étendus. L’aide qu’on apporte, la coopération ou le partage qu’on accepte sont tournés avant tout vers les « siens », les proches, et c’est pour cette raison que l’altruisme a parfois pu être considéré comme une forme étendue d’égoïsme social. Protéger ses enfants, au péril parfois de sa vie, leur accorder la préférence, est bien une forme de sacrifice ou de don de soi (de son temps, de son argent, de son énergie, et parfois aussi de sa vie), mais c’est aussi une forme de défense de son groupe conçu comme une sorte d’extension de soi. Comme l’écrivent Hal Whitehead et Luke Rendell : « Les individus coopèrent avec ceux appartenant à “leur groupe” qu’ils perçoivent comme eux-mêmes et peuvent être antagonistes envers ceux qu’ils perçoivent comme appartenant à un groupe différent  2. » Dans l’ensemble du vivant, selon la nature notamment des liens entre progéniture et adultes protecteurs, les contours des groupes à l’intérieur desquels l’altruisme est de rigueur ne seront pas les mêmes. Par exemple, la prise en charge collective des larves dans les colonies eusociales de fourmis ou d’abeilles diffère nettement de la prise en charge quasi exclusivement individuelle-maternelle chez la plupart des mammifères, et notamment chez les chimpanzés, de même que de celle, plus étendue mais ne concernant pas la société dans son ensemble, que l’on observe dans les sociétés humaines de chasseurs-cueilleurs. Comme nous l’avons vu, les difficultés d’accouchement

1.  Alvard 2012 : 585‑586. Traduit par moi. 2.  Whitehead & Rendell 2015 : 36.

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spécifiques à l’espèce humaine et la longue dépendance des enfants humains ont exercé une pression dans le sens d’une plus grande solidarité collective autour des femmes et des enfants. Les aides à l’accouchement ou à l’élevage des enfants constituent une donnée de base des sociétés humaines. Tant et si bien que l’on a été amené à parler de « reproducteurs communautaires » ou d’« élevage coopératif » pour désigner le fait que les mères doivent avoir l’aide des autres pour accoucher et élever leurs enfants  1. Mais il aura fallu une longue histoire culturelle avant que les sociétés humaines puissent s’appro‑ cher, à leur manière, du modèle des espèces eusociales. Si aujourd’hui un enfant humain vivant dans des sociétés développées est, à un degré ou à un autre, élevé-protégé-soigné par un réseau très étendu d’acteurs individuels ou institutionnels (parents, frères et sœurs, grands-parents et autres membres de la famille, nourrices, crèches, écoles, pédiatres, psychologues, orthophonistes, services de protection maternelle et infantile, sécurité sociale, caisses d’allo‑ cations familiales, centres socio-culturels, clubs sportifs, associations en tout genre, etc.), cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire de l’humanité. De même que certaines espèces de mammifères développent des formes de socialité –  et notamment de coopération et d’entraide  – au-delà des apparentements génétiques, comme dans le cas des chasses collectives ou de la défense collective d’un territoire, les hommes des sociétés traditionnelles ont organisé la coopération de façon élargie en fabriquant culturellement des « nous » de plus en plus étendus. Par exemple, les habitants de Lamalera, un village de l’île de Lembata en Indonésie, sont des chasseurs-cueilleurs qui chassent en coopération de grands animaux marins tels que le cachalot et la raie manta. Or Michael Alvard note que « si la sélection de parentèle était le seul mécanisme à l’œuvre, les habitants de Lamalera auraient du mal à s’organiser en groupes suffisamment grands pour chasser la baleine ». Dans de tels groupes humains, « les identités socialement construites et transmises culturellement comme les patrilignages  2 » peuvent jouer un rôle plus impor‑ tant que le strict apparentement génétique. Comme le rappelait l’anthropologue étatsunien Robert Lowie, le « clan » des sociétés primitives est une unité qui « institue une parenté soit avec le père, soit avec la mère » et rend tous les membres du clan parents au même degré, rendant possibles des coopérations sur une base plus élargie que si l’on avait affaire à une parenté génétique : Chez nous, un cousin au troisième ou quatrième degré ne fonctionne plus guère comme membre de la famille ; cependant, pour les primitifs, grâce à la fixité du lien clanique, même le parent le plus éloigné passe 1.  Hrdy 2005 ; Hill & Hurtado 2009. Cf. supra « L’importance de la reproduction communau‑ taire ». 2.  Alvard 2012 : 588. Traduit par moi.

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toujours pour un membre de la même unité ; celle-ci est le plus souvent désignée par un nom porté en commun par tous ses membres, ce qui ne laisse ainsi subsister aucun doute quant à la filiation clanique. Le sentiment de communauté qui naît alors se reflète dans la terminologie. Les camarades de clan de la même génération s’appellent en général frères et sœurs […]  1.

Par exemple, chez les Indiens Crow divisés en treize clans utérins exoga‑ miques, « non seulement les ressortissants du même clan s’interpellent les uns les autres comme s’ils étaient parents, même lorsqu’ils ne sont pas apparentés entre eux, mais ils se comportent véritablement comme tels les uns envers les autres, s’entraidant volontiers lorsque l’occasion s’en présente  2 ». L’apparentement culturel est attesté par le nom commun porté par tous les membres du clan, qui fonctionne, à l’instar du signal chimique chez beaucoup d’espèces, comme signe de reconnaissance et de proximité. Malgré l’élargissement du sentiment communautaire rendu possible par des moyens culturels (nom, mythes et rites, ancêtres, etc. communs), les sociétés humaines n’échappent pas à la logique de la préférence accordée au « nous » pointée par la théorie de la sélection de parentèle. Listant les types de sociétés humaines qui n’ont jamais existé, et qui ont bien peu de chances d’exister un jour, le sociologue étatsunien Stephen K.  Sanderson évoque des « sociétés dans lesquelles les gens préfèrent systématiquement les non-parents aux parents et les parents éloignés aux parents proches », celles « qui n’ont pas le sens de l’identification ethnique », ou celles « présentant un niveau élevé d’hétérogénéité ethnique et dans lesquelles il n’y a pas de conflit ethnique »  3. Natalie et Joseph Henrich s’interrogent sur les raisons pour lesquelles l’ethnicité est si fortement structurante dès lors qu’il est question de coopération ou de conflit : L’énigme la plus générale est peut-être de savoir pourquoi les groupes ethniquement marqués semblent si importants dans le monde par rapport à d’autres types de groupes humains. Pourquoi les frontières ethniques –  et non d’autres frontières possibles  – marquent-elles si souvent les lignes de faille des guerres, des génocides, de l’oppression, du favoritisme entre groupes,  etc. Les gens pourraient se répartir en fonction de leur taille (les grands contre les petits), de leur profession (les plombiers contre les caissiers) ou de leur appartenance au Lions Club, mais ils ne le font pas. Pourquoi les gens soutiennent-ils souvent les candidats politiques qui partagent leurs marqueurs ethniques ? Pourquoi l’ethnicité est-elle si importante dans le mariage, le sexe, l’éducation des enfants et la santé  4 ? 1.  Lowie 1969 [1936]. Souligné par moi. 2.  Ibid. 3.  Sanderson 2015 : 259‑261. 4.  Henrich & Henrich 2007 : 73. Traduit par moi.

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La réponse à cette question réside sans doute dans l’aspect composite de l’ethnicité par rapport aux autres types de groupes ou de catégories évoqués. Une ethnie est généralement définie comme une population humaine ayant en commun une ascendance, une histoire (réelle ou mytho‑ logique), une langue, une religion, une culture (qui peut être musicale, culinaire, vestimentaire, etc.), et le plus souvent tout cela à la fois. En ce sens, elle condense de nombreux principes de différenciation par rapport au reste du monde, et elle se retrouve, de fait, présente dans nombre de faits de « préférence » ou, inversement, de conflits  1. Mais les auteurs ont tendance à se focaliser sur les rapprochements intra-ethniques et les conflits interethniques en minorant les différences d’un autre genre, alors que la classe sociale, la nation, la région, le village, le quartier, la famille, la bande ou le gang fonctionnent aussi, dans bien des cas, comme des principes de rapprochement et de division. Un dernier point mérite d’être soulevé. Si, selon toute vraisemblance, le principe de l’ethnocentrisme et de la préférence donnée aux membres de son groupe s’origine dans les relations entre les parents et leur progéniture – ce qui explique les nombreuses confirmations de la théorie de la sélection de parentèle –, la capacité proprement humaine à faire groupe sur des bases culturelles ou symboliques, au-delà des bases familiales, a, du même coup, rendu possible une pacification de l’espace social en repoussant toujours plus loin les limites de son entre-soi ou, pour le dire autrement, en constituant des entre-soi toujours plus étendus (de la famille au clan, du clan à la tribu, de la tribu à l’ethnie, de l’ethnie à la nation, etc.). D’où l’on voit que la solution logique aux tensions et aux conflits entre groupes est de promouvoir l’intégration de ces groupes dans des unités plus grandes, faisant d’anciens étrangers ou d’anciens ennemis des membres de la même communauté. Les pages les plus sociologiquement pertinentes ayant été écrites sur ce point ne se trouvent pas dans un livre de sciences sociales, mais chez le père de la théorie de la sélection naturelle : À mesure que l’homme avance en civilisation, et que les petites tribus se réunissent en communautés plus larges, la plus simple raison devrait aviser chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et ses sympathies à tous les membres d’une même nation, même s’ils lui sont personnellement inconnus. Une fois ce point atteint, il n’y a plus qu’une barrière artificielle

1. Dans une grande étude fondée sur 178 pays pluriethniques, le sociologue finlandais Tatu Vanhanen a mesuré le degré d’hétérogénéité ethnique des pays et l’a mis en relation avec les conflits ethniques, et en a conclu que « le népotisme ethnique est le facteur d’arrière-plan interculturel commun qui soutient la persistance des conflits ethniques dans le monde » (Vanhanen 2014 : 143.). Il s’appuie sur les travaux de Van den Berghe pour qui les sentiments ethniques ont évolué comme une extension du népotisme, en tant que propension à favoriser les parents par rapport aux non-parents. Cf.  Van den Berghe 1981.

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pour empêcher ses sympathies de s’étendre aux hommes de toutes les nations et de toutes les races. Il est vrai que si ces hommes sont séparés de lui par de grandes différences d’apparence extérieure ou d’habitudes, l’expérience malheureusement nous montre combien le temps est long avant que nous les regardions comme nos semblables  1.

L’extension des petits entre-soi ne joue cependant un rôle de pacification qu’à condition que le mouvement s’accompagne d’une monopolisation de la violence physique légitime par un groupe spécialisé au sein de la société. Mais si, dans les rapports inter-groupes au sein de la société, les agressions physiques ont tendance à s’estomper sous l’effet de l’unification relative et de la monopolisation de la force physique, dans le même temps, la concentration des forces qui résulte de l’extension du périmètre de la société est grosse de plus grandes manifestations potentielles de violence inter-sociétés (e.g. les deux grandes guerres mondiales opposant des États-nations puissamment armés). Et, par ailleurs, l’unité des grandes sociétés reste toujours très fragile et se trouve menacée en permanence par des forces de fission. Ainsi, dans l’histoire, nombre de larges entités politiques (e.g. empires romain ou mongol, sociétés plurinationales, etc.) ont fini morcelées ou ont dû affronter d’importantes tensions internes. C’est au prix parfois d’un travail symbolique et matériel gigantesque, et parfois même d’une violence exercée à l’égard des tentatives de séparatisme que l’unité parvient péniblement à se maintenir. Le mouvement d’extension des entre-soi ne va pas sans une tendance contraire, notamment dans les périodes de crise économique, de repli vers des unités plus petites qui cherchent à se distinguer des autres (e.g. mouvements nationalistes).

Mépris ou haine de l’autre Tout groupe est un principe de rassemblement et permet, en général, de faire baisser les tensions entre les sous-groupes le composant. Les sociétés qui prédominent aujourd’hui sont composées de nombreuses subdivisions (régionales, municipales, socio-professionnelles, ethniques, religieuses, etc.) qui cohabitent souvent sans grands conflits, même si des concurrences, des railleries, des tensions peuvent toujours être réactivées en certaines occasions et se traduire en actes de violence. Mais tout groupe définit aussi son horsgroupe, et est donc porteur de conflits potentiels avec d’autres groupes de même niveau. Les conflits entre familles, entre bandes ou gangs, entre quartiers, entre classes, entre ethnies ou entre nations sont des manifestations sociales de l’ethnocentrisme. Le « nous » à la fois rassemble ses membres et divise le monde en deux camps  : les membres du groupe et les étrangers 1.  Darwin 2013 [1871] : 266.

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au groupe, les amis auxquels on peut faire confiance et les ennemis dont il faut se méfier, etc. L’amour du proche ou la loyauté à l’égard des membres de son groupe sont indissociables de la haine ou du mépris de l’autre (de l’étranger, du hors-groupe, etc.). Marshall Sahlins reprochait à la sociobiologie sa vision du monde ou, si l’on veut, son anthropologie hobbesienne  1. « L’homme est un loup pour l’homme », disait Thomas Hobbes dans son Léviathan, où il parlait encore de la « guerre de tous contre tous » (Bellum omnium contra omnes). L’anthropologue a beau jeu de rappeler que cela n’a rien d’un fait de nature et que tout ne se réduit pas à cela dans les sociétés humaines. Mais on peut dire que Hobbes exprime pourtant indéniablement quelque chose de juste sur le monde social. Il faudrait simplement enrichir cette anthropologie sommaire en disant que, dans certaines conditions, l’homme est un loup pour l’homme (si l’on reprend le stéréotype associé au loup), que dans d’autres conditions l’homme se conduit à l’égard de ses semblables comme une louve avec ses petits ou comme un loup chassant de façon coopérative. Hobbes et tous ceux qui reprennent la formule « l’homme est un loup pour l’homme » se trompent donc en réalité deux fois : sur le loup et sur l’homme. Ils développent une vision monolithique et univoque des comportements en société  2. La question est donc de savoir quelles sont les conditions d’une coopération et quelles sont les conditions d’un dénigrement, d’une hostilité ou d’un conflit. Par exemple, chez les Aborigènes d’Australie, chaque tribu entretenait un « sentiment de supériorité » à l’égard des tribus étrangères : On était convaincu tant de sa propre grandeur morale et culturelle que du caractère plus ou moins dépravé ou méprisable des usages des autres dans ce qu’il faut bien appeler, même si ces mots sont en partie inappropriés s’agissant de groupes humains de quelques centaines de personnes, un mélange d’ethnocentrisme et de xénophobie. C’est ainsi, par exemple, que les Nyul–Nyul du Kimberley ne manquaient pas de dire de leurs voisins les Bard, avec lesquels ils entretenaient pourtant d’étroites relations et nouaient de fréquents intermariages, qu’ils ne possédaient pas de lois et qu’ils leur étaient bien inférieurs  3.

1.  Sahlins 1980 et 2009. 2. On notera que, pour Darwin, l’expression « lutte pour la vie », qu’il reprenait à Malthus, n’était qu’une métaphore qui ne l’entraînait pas vers l’idée que les différentes espèces ou les différents membres d’une même espèce se font perpétuellement la guerre. Il indiquait seulement une évidence du vivant  : chaque organisme cherche à se maintenir en vie, et c’est forcément, dans certains cas, aux dépens d’autres organismes vivants de la même espèce ou d’espèces différentes : parce qu’il faut bien se nourrir et que parfois la nourriture est constituée de la chair des autres, ou parce que les ressources sont en nombre limité et qu’il y a donc une concurrence objective entre tous pour l’accès à la nourriture, à l’eau, au territoire, etc. 3.  Darmangeat 2021a : 262.

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Parmi les nombreux exemples d’ethnocentrisme rapportés par les ethno‑ logues et mentionnés par Darmangeat, on peut citer les Yaraldi d’AustralieMéridionale pour qui les Nukunu étaient accusés de sorcellerie, d’incestes, de viols et de copulation durant les règles, ou bien les Tiwi qui considéraient les étrangers comme n’étant « pas de vrais êtres humains ». Et, de manière générale, la violence peut s’exercer sur les étrangers à la tribu, excepté les cas où ils sont connus et entretiennent déjà des liens d’amitié avec des membres de la tribu  1. Dans son célèbre livre sur la cité antique, Fustel de Coulanges nous livre un cas détaillé de traitement de l’« étranger » dans le monde antique, avec une base religieuse très familiale : « Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison, chacun avait ses dieux ; chaque dieu ne protégeait qu’une famille et n’était dieu que dans une maison  2. » Au sein de chaque famille, il y avait un foyer, un « feu sacré » associé au « culte des morts », et « chaque foyer protégeait les siens et repoussait l’étranger  3 ». D’« infranchissables lignes de démarcation entre les familles  4 » étaient établies, et l’étranger était donc défini comme étant celui qui n’appartient pas à sa famille : La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique ; la morale l’était aussi. La religion ne disait pas à l’homme, en lui montrant un autre homme : voilà ton frère. Elle lui disait : voilà un étranger ; il ne peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille, il a d’autres dieux que toi et il ne peut pas s’unir à toi par une prière commune ; tes dieux repoussent son adoration et le regardent comme leur ennemi ; il est ton ennemi aussi. Dans cette religion du foyer, l’homme ne prie jamais la divinité en faveur des autres hommes ; il ne l’invoque que pour soi et les siens. Un proverbe grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de l’homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à l’égoïste  : tu sacrifies au foyer […]. Cela signifiait  : tu t’éloignes de tes concitoyens, tu n’as pas d’amis, tes semblables ne sont rien pour toi, tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l’indice d’un temps où toute religion était autour du foyer, où l’horizon de la morale et de l’affection ne dépassait pas le cercle étroit de la famille  5.

Ce n’est qu’en fusionnant, peu à peu, les familles en phratries, et les phratries en tribus, que les hommes des sociétés antiques ont pu diminuer le nombre d’étrangers qui était généré par une organisation sociale fondée sur la famille. Désormais, l’étranger était seulement celui qui n’était pas de 1.  Ibid. : 263‑265. 2.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 39. 3.  Ibid. : 37. 4.  Ibid. : 154. 5.  Ibid. : 114.

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la même tribu que soi  : « Mais de même que plusieurs phratries s’étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent s’associer entre elles, à la condi‑ tion que le culte de chacune d’elles fût respecté. Le jour où cette alliance se fit, la cité exista  1. » Et, une fois encore, le même mécanisme d’exclusion se déplaça de la tribu à la cité pour faire de l’étranger une personne extérieure à la ville. Par exemple, Rome « qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu’elle protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu’elle fût adorée par eux  2 ». Fustel de Coulanges souligne le rôle politique du christia‑ nisme dans la transformation de vieilles sociétés au sein desquelles « chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une cité » en des sociétés qui, potentiellement, pouvaient contenir toute l’humanité : « Il n’était la religion domestique d’aucune famille, la religion nationale d’aucune cité ni d’aucune race. Il n’appartenait ni à une caste ni à une corporation. Dès son début, il appelait à lui l’humanité entière. Jésus-Christ disait à ses disciples : Allez et instruisez tous les peuples  3. » Religion universelle, à l’instar de l’islam ou du bouddhisme, le christianisme n’a pu cependant atteindre son but, et n’a pas manqué d’engendrer à son tour la haine de l’autre (du non-chrétien, de l’infidèle, de l’incroyant). Dans certains cas, quand l’opposition eux-nous prend la forme d’une opposition non-humain/humain, toutes les formes d’exploitation, de négation ou de destruction se trouvent légitimées. Déshumaniser l’« autre » est la façon la plus commune de justifier de le traiter comme une chose ou comme un animal (dans les sociétés qui traitent différemment un animal humain d’un animal non humain)  4. Comme le rappelait Claude Meillassoux, « dans le droit romain primitif, l’esclave est explicitement un objet et non une personne  5 ». Et, dans bien des cas, les esclaves sont considérés par les esclavagistes comme des bêtes. On leur attribue « une rusticité qui confine à la bestialité et qui se manifeste par la grossièreté, l’ignorance, l’infériorité intellectuelle, l’amoralité et la pratique d’actes de sauvagerie (comme le cannibalisme, généralement), traits qui les prédisposeraient donc à la capture et à une exploitation semblable à celle que subissent les animaux  6. » L’esclave est exclu de la citoyenneté et placé hors-groupe : Ainsi, la fermeture de la communauté autour des hommes qui ont crû conjointement en son sein –  c’est-à-dire autour de congénères (au sens

1.  Ibid. : 156. 2.  Ibid. : 188. 3.  Ibid. : 513. 4.  Dans le cas récent du génocide des Tutsis au Rwanda (entre avril et juillet 1994), la recherche montre que la violence qui s’abat est rendue possible par des processus d’animalisation ou de chosi‑ fication des victimes. Cf. Dumas 2014. 5.  Meillassoux 1998 : 9. 6.  Ibid. : 75.

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très précis du terme)  – est la condition lointaine et immanente d’une relation esclavagiste possible par la distinction latente qu’elle permet d’établir organiquement entre ingénu et étranger. L’individu qui n’a pas été formé dans ce double cycle productif et reproductif serait donc l’étranger. Il s’opposerait sur cette base à l’ingénu, celui qui est né et qui a crû dans la communauté  1.

L’esclave vient d’ailleurs souvent d’un groupe étranger aux groupes des maîtres, comme dans le cas des guerres qui s’achèvent par la mise en esclavage des vaincus survivants  2. Germaine Tillion montrait de son côté à quel point le monde arabe, comme bien d’autres, a été traversé par des désirs de pureté ethnique  : sa célèbre étude, Le Harem et les Cousins, aurait pu s’intituler, écrit-elle, « “Vivre entre soi”  3 ». Le grand penseur du xive siècle Ibn Khaldoun, cité par l’anthropo­logue, émet le jugement selon lequel « la noblesse, l’honneur ne peuvent résulter que de l’absence de mélange  4 » et se plaint du fait que « les Arabes établis sur les Hauts-Plateaux, régions qui offrent de riches pâturages aux troupeaux, et qui fournissent tout ce qui peut rendre la vie agréable, ont laissé corrompre la pureté de leur race par des mariages avec des familles étrangères  5 ».

Le cas Winston Parva Dans leur livre The Established and the Outsiders, paru an anglais en 1965  6, Norbert Elias et John Scotson étudient un cas particulièrement intéressant pour comprendre comment l’ethnocentrisme et l’opposition eux/ nous peuvent fonctionner sur des bases qui ne sont liées ni à la famille, ni à la classe sociale, ni à l’ethnie, ni à la « race ». Elias juge à juste titre que la « tendance d’un groupe à stigmatiser l’autre » joue un très grand rôle « dans les relations entre les différents groupes à travers le monde », certains ayant le pouvoir d’« épingler un badge d’infériorité humaine sur un autre »  7. Il s’agit plus précisément de « formes de stigmatisation des groupes puissants face aux intrus  8 ». Toutefois, dans les termes que j’ai utilisés tout au long de ce travail, le cas étudié par les auteurs renvoie à la fois à une ligne de force (ligne de force 1.  Ibid. : 25. 2.  Maffi 2007. 3.  Tillion 1966 : 63. 4.  Ibid. : 148. 5.  Ibid. : 147. 6.  Elias & Scotson 1997. 7.  Ibid. : 34‑35. 8.  Ibid. : 41. Souligné par moi.

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des rapports de domination) et à deux lois générales  : la loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur et la loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » ou loi de l’attraction des semblables. Il faut, en effet, garder à l’esprit que tous les rapports eux/ nous ne sont pas fondés sur des rapports de domination entre les groupes. Par exemple, la préférence accordée à ses propres enfants par rapport à ceux de ses voisins ou, pire encore, à ceux de parfaits étrangers n’implique pas forcément un rapport de domination entre les familles. Le cas de Winston Parva, nom inventé pour anonymiser un faubourg de Leicester, combine donc un rapport de domination entre des « établis » et des « marginaux », et un rapport ethnocentrique eux/nous. Winston Parva comprend trois quartiers : un premier quartier « bourgeois », où résident plutôt des cadres, des professions libérales, hommes d’affaires, etc., un deuxième quartier (le « village »), essentiellement ouvrier, et un troisième quartier, lui aussi largement ouvrier, mais de composition plus récente, qui jouxte le « village ». Grâce à leur ancienneté, les deux premiers quartiers ont pu bâtir des normes communes et sont parvenus à créer un « nous » en jugulant les problèmes de déviance. Les habitants du troisième quartier, qui sont de nouveaux arrivants pas encore modelés par ces normes, ne peuvent que constituer aux yeux de ce « nous » un danger et un principe de désordre (loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur). Ce sont des « étrangers » ne partageant pas les valeurs des « établis » et leur mode de vie, et qui sont tenus pour cette raison à distance des églises, des associations de loisirs, des clubs ou des divers lieux de décision. Dans une logique de défoulement de l’agressivité sur une « tête de Turc », les « établis » de longue date renforcent leur cohésion sociale en excluant les « marginaux ». Rumeurs, commérages et potins se chargent de faire des derniers arrivants les responsables de tous les maux. Les logiques de l’exclusion que mettent au jour Elias et Scotson montrent que le rejet, les discriminations, la « disgrâce collective » dont sont victimes les « outsiders » ne sont pas fondés sur des différences socio-économiques ou ethniques. L’intérêt du cas étudié par Elias et Scotson réside dans le fait qu’en éliminant les facteurs de classe et de « race », qui sont les plus souvent en jeu dans les phénomènes d’ethnocentrisme et de situations conflictuelles, il permet de faire apparaître « sous une forme particulièrement pure, une source de différentiels de pouvoir entre groupes étroitement liés qui joue aussi un rôle dans bien d’autres cadres (settings) sociaux, mais qui est alors souvent dissimulée aux yeux de l’observateur par d’autres traits saillants comme la couleur ou la classe sociale  1 ». L’important c’est le déséquilibre de pouvoir entre les « installés » et les « marginaux » : 1.  Ibid. : 33. Souligné par moi.

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Ce n’est pas un hasard si l’on découvre des traits similaires dans toutes sortes de relations installés-marginaux, qu’elles soient ou non associées à des différences ethniques ou raciales. Tout suggère que, même dans le premier cas de figure, ces similitudes ne sont pas dues aux différences ethniques elles-mêmes, mais au fait que l’un des groupes en question soit un groupe installé, disposant de ressources supérieures, alors que l’autre est un groupe marginal, très inférieur en termes de rapport de force et face auquel les installés peuvent serrer les rangs. Les « relations de races », comme on dit, ne sont jamais que des relations établis-marginaux d’un type particulier  1.

Ce sont des logiques sociales qui sont à l’œuvre, indépendamment de la conscience des acteurs, dès lors qu’une opposition eux/nous existe et qu’un « nous » rend responsable un « eux » de ses problèmes (e.g. la délinquance). Les membres d’un groupe donné ont tendance à considérer les membres étrangers à ce groupe comme « moins bien », « moins accomplis ». Sur la question des différences socio-économiques, Elias tient visiblement à se distin‑ guer des conceptions marxistes en soulignant « les limites de toute théorie qui n’explique les différentiels de pouvoir qu’en termes de possession monopolis‑ tique d’artefacts – armes et moyens de production, par exemple – et fait fi des aspects liés à la représentation des différentiels de pouvoir purement dus aux différences touchant le degré d’organisation des êtres humains concernés  2 ». Pour lui, Marx a mis l’accent sur les avantages matériels et économiques dont bénéficient ceux qui sont en position de pouvoir, alors que ce n’est pas le seul avantage, comme cela se voit lorsque les écarts purement économiques entre les groupes ne sont pas importants. Il pense notamment à l’inégal accès à une valeur sociale ou au respect, qui suppose néanmoins des positions de pouvoir dans des institutions (clubs, conseils, église). Il ne s’agit certes pas d’appropriations d’artefacts, mais de prises de pouvoir institutionnel. Stigmatisation, disgrâce, exclusion, marginalisation, violence sont au cœur de cette logique de différenciation ethnocentrique du « eux » et du « nous », qui peut opérer sur des bases géographiques locales, régionales, nationales, sur des bases religieuses, politiques, ethniques, familiales, amicales, à partir de différences de classes, de genre, d’âge,  etc. La dispersion des travaux sociologiques, qui font que ceux qui travaillent sur la famille ne sont pas les mêmes que ceux qui travaillent sur la religion, les groupes ethniques, les classes sociales, les phénomènes de bandes ou de gangs, etc., expliquent que le mécanisme général ne soit que rarement formulé comme tel. L’intérêt de la réflexion d’Elias consiste précisément à voir dans le « micro‑ cosme de Winston Parva » des logiques à l’œuvre qui sont très générales

1.  Ibid. : 46. Souligné par moi. 2.  Ibid. : 33.

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(« susceptibles de servir de guide jusque dans les enquêtes macrosocio­ logiques  1 »). Il écrit ainsi : On retrouvait donc dans cette petite communauté de Winston Parva, pour ainsi dire en miniature, un thème humain universel. Les occasions ne manquent pas d’observer que les membres des groupes qui, en termes de pouvoir, sont plus forts que d’autres groupes interdépendants s’ima‑ ginent, humainement, meilleurs que les autres. Le sens littéral du mot « aristocratie » peut nous aider à le comprendre. C’est le nom que la classe supérieure des guerriers maîtres d’esclaves à Athènes appliquait au type de rapport de force qui leur permettait d’assumer un rôle dirigeant. Mais, littéralement, ce mot signifiait le « pouvoirs des meilleurs ». Aujourd’hui encore, l’adjectif « noble » conserve un double sens, renvoyant à un rang social élevé et à une attitude humaine qui force l’admiration  : ainsi lorsqu’on parle d’un « geste noble ». De même, « vilain », dérivé d’un terme qui s’appliquait à un groupe social de basse condition et, en consé‑ quence, de piètre valeur humaine, conserve cette dernière signification et s’applique toujours à une personne de mœurs dépravées. On trouverait sans mal d’autres exemples. Telle est l’image normale qu’ont d’eux-mêmes les groupes qui, en raison de leur pouvoir, sont persuadés d’être supérieurs à d’autres groupes interdépendants. Les groupes les plus puissants se consi‑ dèrent toujours comme les « meilleurs » lorsqu’il existe des cadres sociaux : ainsi les seigneurs féodaux avec les vilains, les « Blancs » avec les « Noirs », les « Gentils » avec les Juifs, les protestants avec les catholiques et inver‑ sement, les hommes avec les femmes (dans l’ancien temps), les Étatsnations grands et puissants avec leurs homologues petits et relativement démunis ou, comme à Winston Parva, un groupe de la classe ouvrière établi de longue date avec une population ouvrière installée depuis peu dans le voisinage. Les plus puissants s’imaginent pourvus d’une espèce de charisme collectif, doués d’une vertu spécifique que partagent tous leurs membres quand elle fait défaut aux autres. Et qui plus est, à chaque fois, les « supérieurs » sont en mesure de faire sentir aux moins puissants que ces qualités leur font défaut, qu’ils leur sont humainement inférieurs  2.

Elias est à la recherche d’une loi sociologique générale, c’est-à-dire d’une « constante universelle de la configuration établis-marginaux », et revendique le fait qu’on puisse « construire, sur une petite échelle, un modèle explicatif de la configuration qu’on croit universelle  : un modèle prêt à être testé, élargi et, au besoin, révisé à la lumière d’autres enquêtes relatives à des représentations apparentées sur une plus grande échelle  3 ». Une fois que la loi a été mise au jour dans un cas particulier, on peut chercher à voir 1.  Ibid. : 27. 2.  Ibid. : 30. 3.  Ibid. : 31‑32.

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comment « dans d’autres conditions » les configurations « fonctionnent et se développent suivant des lignes différentes »  1. Elias a parfaitement saisi le lien qu’il s’agit de concevoir entre lois générales et cas empiriques. Les lois générales sont toujours enchâssées dans des cas empiriques qui se présentent à l’observateur sous la forme d’un enchevêtrement complexe de différentes lois prises dans des contextes particuliers. Quand il est mené à son terme, le travail sociologique consiste à démêler les lignes de force et à démonter la mécanique de combinaison de lois générales qui sont impliquées dans le cas étudié, plutôt qu’à reproduire, dans une écriture narrative ou descriptive, l’état enchevêtré et insaisissable sous lequel il se présente : Aujourd’hui encore, la représentation de maintes données sociales demeure à un niveau conceptuel comparable à celui de nos ancêtres quand ils distinguaient entre quatre et cinq pommes, ou entre dix et vingt éléphants, mais ne savaient pas encore opérer à un niveau d’abstraction supérieur, pour faire des chiffres –  trois et quatre, dix et vingt  – des symboles de relations pures sans référence aucune à un objet spécifique, tangible  2.

Toutefois, s’il est question de formuler une loi générale, il me semble qu’on peut contester les termes trop particuliers d’« installés » (ou d’« établis ») et de « marginaux » (ou d’« intrus ») qui désignent un cas de figure très singu‑ lier du rapport eux-nous (couplé aux oppositions du type méfiance/confiance, ennemi/ami, mauvais/bons, etc.). Les ouvriers ne sont pas des intrus ou des marginaux par rapport aux bourgeois, de même que les Indiens d’Amérique ne sont pas des intrus par rapport aux véritables « intrus » que sont les Blancs venus d’Europe et qui vont les dominer. Plutôt que de parler d’« installés » ou d’« établis » et d’« intrus » ou de « marginaux », Elias gagnerait en clarté à parler de « dominants » et de « dominés ». Les dominants ont la capacité de définir le dominé par sa minorité la plus stigmatisée et stigmatisante (e.g. les délinquants), alors qu’eux-mêmes se définissent et sont définis socialement à partir de leur minorité la plus noble ou distinctive. Elias saisit aussi les logiques magico-religieuses  3 qui font que les exclus deviennent aux yeux des établis des espèces de parias dont on cherche à éviter le contact par « peur de la pollution  4 ». J’ai eu l’occasion de montrer que cette crainte de la contagion par rapport aux populations stigmatisées a été parfaitement bien exprimée par un auteur comme Kafka, qui savait, en tant que Juif, par quelles voies s’exerçaient les processus de stigmatisation : fréquenter les parias, c’est risquer d’en devenir un ; fréquenter les puissants, 1.  Ibid. : 32. 2.  Ibid. : 55‑56. 3.  Cf. supra, « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 4.  Ibid. : 39.

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c’est espérer pouvoir bénéficier de leur charisme ou de leur aura  1. Mais ces logiques de disqualification d’un groupe par un autre et de maintien des distances entre groupes sont clairement articulées à des rapports de domina‑ tion qu’il serait préférable de présenter plus clairement comme tels. Grand lecteur de Freud, et Juif comme lui, ce n’est pas un hasard si cette question du groupe stigmatisé a conduit Elias à s’interroger sur ses mécanismes. Freud soulignait ce fait humain central qui consiste, pour un groupe donné, à établir une opposition avec un autre groupe constitué ainsi en ennemi. L’hégémonisme allemand a eu « l’antisémitisme pour complément », de même que la chrétienté qui prêche l’amour du prochain a eu comme « conséquence inévitable » une « extrême intolérance » à l’égard de tous ceux qui se tenaient hors communauté. Le cas étudié par Norbert Elias relève de ce que Freud appelait le « narcissisme des petites différences », et qui fait que des groupes que tout paraît rapprocher peuvent s’opposer, et parfois même se battre ou se faire la guerre  2. Mais l’étude de cas banals permet précisément de dégager des logiques sociales très générales qui pourraient être cachées par l’évidence des grandes différences sociales (de classe, d’ethnie ou de « race »).

Les fondements de la guerre : des chimpanzés et des hommes Les mêmes logiques d’opposition entre « nous » et « eux » s’observent aussi bien chez les primates non humains (notamment les chimpanzés) que chez les humains, et peuvent dans les deux cas conduire à des logiques de guerre. « Humains et chimpanzés font preuve d’un caractère aimable, en tout cas réservé, vis-à-vis de membres de leur propre groupe, or les uns comme les autres peuvent se comporter en monstres envers des éléments extérieurs au groupe  3. » L’une des grandes différences réside dans le fait que, là où les humains peuvent exprimer symboliquement leur détestation en traitant l’« autre » de « moins qu’humain », de « bête », de « sauvage », les chimpanzés ne font qu’exprimer par leur comportement les mêmes logiques. C’est Jane Goodall qui a été la première à souligner, sur la base d’une obser‑ vation de longue durée auprès des chimpanzés de Gombe (Tanzanie), notam‑ ment à la suite de la scission d’une communauté en deux groupes, l’analogie des logiques sociales humaines et non humaines. La déshumanisation de l’« autre », côté humain, trouve son corollaire dans la « dé-chimpanzéisation » du groupe ennemi, côté chimpanzé, et ce processus semble autoriser les membres de ces 1.  Lahire 2010, chap. 12 : 475‑575. 2.  Freud 2012 [1921] et 2010 [1930]. 3.  De Waal 2006  : 174. Dans une étude portant sur le phénomène des gangs aux États-Unis, le sociologue Martin Sanchez-Jankowski notait lui aussi le parallèle entre primates non humains et humains (Sanchez-Jankowski 1991 : 92).

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groupes à traiter les « étrangers » (les « intrus », les « ennemis », etc.) comme les membres d’une espèce différente sur laquelle peut s’abattre une violence sans commune mesure avec les actes d’agression intra-groupe. Le mécanisme universel de distinction en un « nous » et un « eux » fait que l’inhibition de l’agressivité est grande à l’intérieur du groupe et plus faible vers l’extérieur. Concernant les sociétés humaines, il est clair que « toutes distinguent entre le fait de tuer à l’intérieur de sa propre communauté, acte jugé et puni en tant que meurtre, et le fait de tuer des étrangers, acte souvent considéré comme un service rendu à la communauté  1 ». Mais la situation est analogue chez les chimpanzés, à propos de qui Goodall parle d’une « attitude exception‑ nellement hostile et violemment agressive envers les individus n’appartenant pas au groupe  2 » : Premièrement, leur sens de l’identité de groupe est fort ; ils font clairement la différence entre les individus qui « appartiennent » au groupe et ceux qui n’y appartiennent pas. Les nourrissons et les femelles qui font partie du groupe sont protégés, même si les nourrissons ont été engendrés par des mâles d’autres communautés. Les enfants et les femelles qui ne font pas partie du groupe peuvent être tués. Ce sentiment d’identité de groupe est bien plus sophistiqué qu’une simple xénophobie. Les membres de la communauté Kahama avaient, avant la scission, entretenu des relations étroites et amicales avec leurs agresseurs. En se séparant, c’est comme s’ils avaient renoncé à leur « droit » d’être traités comme des membres du groupe –  au lieu de cela, ils ont été traités comme des étrangers. Deuxièmement, les membres n’appartenant pas au groupe peuvent non seulement être violemment attaqués, mais les modèles d’attaque peuvent en fait différer de ceux utilisés dans les agressions intracommunautaires typiques. Les victimes sont traitées davantage comme des animaux de proie ; elles sont « déchimpanzéifiées »  3.

Frans de Waal résume, quant à lui, l’analogie des situations entre humains et chimpanzés en disant que nous partageons avec nos cousins « la haine du groupe “eux”, allant jusqu’à la déshumanisation (ou la “déchimpanzéisa‑ tion”) ». Il souligne, à propos de l’épisode de la guerre entre les deux parties de ce qui formait jusque-là un même groupe à Gombe, le caractère surpre‑ nant d’une hostilité fondée uniquement sur la séparation, alors même que les individus des deux communautés s’étaient côtoyés plutôt pacifiquement lorsqu’ils faisaient partie de la même horde : 1.  De Waal 1992 : 26‑27. 2.  Goodall 1986 : 534. Traduit par moi. 3.  Ibid.  : 532. Traduit par moi. Depuis l’observation de Goodall, l’enregistrement systématique d’attaques mortelles (N = 152) dans des populations de chimpanzés (N = 18) et de bonobos (N = 4) a confirmé que les agresseurs (92 %) comme les agressés (73 %) sont très majoritairement des mâles, et que les conflits sont principalement intercommunautaires (66 %). Cf. Wilson et al., 2014.

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L’autre phénomène relatif au groupe « eux », encore plus dérangeant, qui a été observé à Gombe mettait en jeu des chimpanzés qui se connaissaient. Au fil des années, une communauté se scinda en faction du Nord et faction du Sud, avant de former deux communautés distinctes. Ces chimpanzés avaient joué ensemble, s’étaient épouillés, disputés et réconciliés, avaient partagé leur nourriture et vécu en bonne harmonie. Mais les factions n’en commencèrent par moins à se battre. Des chercheurs en état de choc voyaient désormais d’anciens amis s’abreuver mutuellement de leur sang  1.

Cela prouve qu’une logique sociale structurelle au niveau du fonctionne‑ ment des groupes, logique indépendante des habitudes de comportements antérieures des chimpanzés de Gombe, se met en œuvre dès lors qu’elle trouve les conditions favorables, et qu’elle transcende les comportements individuels, chez les primates non humains comme chez les humains : Chez les chimpanzés, donc, « nous contre eux » est une distinction socia‑ lement construite, en vertu de laquelle même des individus bien connus peuvent devenir des ennemis s’ils fréquentent la « mauvaise » bande ou vivent dans le « mauvais » secteur. Chez les humains, des groupes ethniques qui parvenaient à s’entendre raisonnablement bien peuvent soudain s’en prendre les uns aux autres, comme les Hutus et les Tutsis au Rwanda, ou les Serbes, les Croates et les musulmans en Serbie  2.

L’une des grandes erreurs d’interprétation des faits lorsqu’ils concernent les animaux non humains réside dans le fait de penser qu’ils sont néces‑ sairement de nature biologique. Par exemple, l’archéologue et préhistorien français Jean-Paul Demoule émet l’hypothèse que, si le comportement guerrier remonte aux primates ou aux formes humaines précédant sapiens, alors il s’agirait d’apporter une « explication biologique à la violence guerrière  3 ». L’erreur repose classiquement sur une confusion entre le « culturel » et le « social » : les chimpanzés n’ont pas (ou très peu) de culture, mais ont une vie sociale qui concerne un niveau d’organisation de la réalité différent du niveau d’organisation biologique. En tirant la conclusion que, parce que des violences intergroupes s’observent chez les primates non humains, la violence guerrière a des fondements biologiques, on place les animaux non humains entièrement du côté du biologique alors même qu’ils sont autant sociaux que nous. Il ne s’agit donc ni d’expliquer un fait social –  humain ou non humain  – par une cause biologique ni de nier ou de négliger l’étude des variations culturelles de ce fait social, mais de montrer que les variations ne se comprennent vraiment que si l’on saisit les lois générales. 1.  De Waal 2006 : 172‑173. 2.  Ibid. : 173. 3. Demoule 2021 : 11. Cf. Darmangeat 2021a : 267.

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L’un des points fondamentaux pour comprendre ces conflits est l’oppo‑ sition eux/nous, qui fonctionne comme une machine à trier les individus en « ennemis » et « amis », « étrangers » et « proches », « infra-chimpanzés » ou « infra-humains » et « chimpanzés ou humains ». Dès lors que l’autre est perçu (chez les chimpanzés comme chez les humains) ou même nommé (chez les humains) comme un « ennemi » ou un « étranger », un mécanisme se met en place qui autorise sa destruction sans inhibition. Comme je l’ai déjà rappelé, ces comportements de nature ethnocentrique, qui ont fondé la théorie de la sélection de parentèle sont très répandus, et peut-être même universels, dans le règne animal : Les lions de mer femelles saisissent des petits étrangers qui essaient de les téter, souvent très brutalement, et les jettent de côté. Les oies cendrées attaquent des oisons étrangers, et les goélands argentés tuent même des poussins étrangers qui se sont égarés sur leur territoire. Dans de tels cas, seule la connaissance inhibe les sentiments agressifs. Ce schéma  : « connu = ami », « inconnu = ennemi » détermine aussi généralement la vie sociale des adultes  1.

Cela a des conséquences sur les sociétés humaines, qui n’échappent pas à ces logiques très générales, trans-spécifiques, mais qui se modulent en fonction des particularités propres à chaque espèce. En l’occurrence, l’accrois‑ sement démographique inédit de l’espèce humaine chez les mammifères, qui a engendré une multitude de sociétés, une différenciation des fonctions et une multiplication des principes de différenciation (religieux, ethniques, cultu‑ rels, économiques, politiques, etc.), la production d’artefacts, et parmi eux d’armes de plus en plus puissantes, fait des sociétés humaines des puissances meurtrières sans commune mesure. Comme l’écrivait encore l’éthologue autri‑ chien Irenäus Eibl-Eibesfeldt : Nous sommes enclins à faire jouer aux membres d’un groupe étranger le rôle d’ennemis, ce qui soulève la question de savoir si nous adoptons involontairement certaines attitudes d’esprit. Pour ceux qui sont engagés dans la recherche de la paix, la mise en lumière de ces processus est d’une grande importance. L’homme a généralement moins de sentiments pour les étrangers, et du même coup son agressivité à leur égard est moins inhibée. C’est l’une des raisons pour lesquelles les conflits entre les diffé‑ rents groupes ont tendance à s’aggraver  2.

On considère souvent la guerre comme une caractéristique propre aux sociétés humaines, et même comme une pratique relativement récente dans 1.  Eibl-Eibesfeldt 1971 : 125. Traduit par moi. 2.  Ibid. : 6. Traduit par moi.

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l’histoire du genre Homo. Les animaux ne possédant pas d’armes et n’ayant pas d’idéologies belliqueuses, ils seraient préservés d’une telle activité. Mais, depuis les travaux de Goodall, les preuves d’agressions collectives dans les espèces animales se sont accumulées. Comme l’écrit l’anthropologue et primato­logue Richard Wrangham : De plus en plus de preuves suggèrent, cependant, que le meurtre en coali‑ tion d’adultes dans les groupes voisins se produit également régulièrement chez d’autres espèces, y compris les loups et les chimpanzés. Cela implique que la sélection peut favoriser des éléments d’agression intergroupes impor‑ tants pour la guerre humaine, y compris les raids meurtriers  1.

Wrangham a émis ce qu’il a appelé l’« hypothèse du déséquilibre des pouvoirs » ou « des forces », qui explique les attaques meurtrières inter‑ groupes, d’une part, par un état d’hostilité intergroupe permanent (qu’on peut rattacher à l’ethnocentrisme) et, d’autre part, par des « déséquilibres de pouvoir suffisants entre les parties pour que l’une puisse attaquer l’autre en toute impunité ». Le cas de Winston Parva, qui conjugue ethnocentrisme et déséquilibre de la balance des pouvoirs tend à confirmer en tout cas que les deux conditions sont nécessaires pour qu’au minimum un processus de stigmatisation ou d’exclusion de l’une des parties puisse se mettre en place. Mais la situation plus pacifique du cas analysé par Elias et Scotson prouve que les deux conditions énoncées par Wrangham ne conduisent pas mécaniquement à des logiques de guerre, qui doivent découler sans doute de conditions supplémentaires, au moins dans le cas de l’espèce humaine. Les travaux menés sur les chimpanzés tendent malgré tout à établir le fait que « le meurtre en coalition a une longue histoire dans l’évolution des deux espèces  2 ». Par ailleurs, Wrangham rappelle que des études ont montré diver‑ sement que l’infanticide par des non-apparentés est fréquent dans le règne animal, de même que les meurtres entre araignées pour accéder à certaines ressources, que les attaques entre fourmis issues de groupes différents  3 ou les combats entre cerfs pour accéder aux femelles en période de rut. Cependant les « meurtres » sont le plus souvent interindividuels –  même si fondés sur des différences intergroupes – plutôt qu’intergroupes. Les attaques collectives s’observent toutefois chez les loups, les hyènes, les insectes sociaux et certains oiseaux, les chimpanzés et les humains étant les seuls mammifères à pratiquer le meurtre en groupe de façon régulière. 1.  Wrangham 1999 : 1. Traduit par moi. 2.  Ibid. Traduit par moi. 3.  À propos des insectes sociaux, le biologiste Edward Wilson a noté que « l’histoire naturelle des animaux primitivement eusociaux, en particulier la structure de leurs nids et la férocité avec laquelle ils les défendent, fait penser qu’un élément clé du début de l’eusocialité est la défense contre les ennemis, notamment les parasites, les prédateurs et les colonies rivales » (Wilson 2013 : 241).

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Chez les chimpanzés, les raids meurtriers interviennent dans une logique de défense territoriale et de patrouilles frontalières. Toute incursion d’« étran‑ gers » déclenche des attaques et parfois des meurtres collectifs. Sont impli‑ qués dans ces actions violentes quasi exclusivement des mâles, qui attaquent d’autant plus volontiers leurs « ennemis » qu’ils sont nombreux et qu’ils peuvent bénéficier de la protection de leurs congénères. Et une dernière chose importante à souligner est le fait que l’une des causes des attaques létales, chez les chimpanzés comme chez les humains des sociétés de chasseurs-cueilleurs sans richesse, est l’accès ou la défense d’accès aux femelles  1. Comme je l’ai indiqué, la grande différence dans les déséquilibres de pouvoir entre groupes humains et groupes de primates non humains, c’est la fabrication et l’usage d’artefacts en vue d’un usage guerrier. Mais cette apparition est plutôt récente dans l’histoire de l’humanité, comme le rappelle la préhistorienne Marylène Patou-Mathis : « Ce n’est qu’à l’Âge du Bronze qu’apparaissent les véritables armes de guerre offensives (hache de combat, épée, etc.), mais aussi défensives (bouclier, casque, etc.) et ce sont elles qui distinguent véritablement le chasseur du guerrier  2. » Par ailleurs, l’arme ne fait pas la guerre. Elle n’est qu’un moyen de la conduire plus efficacement. Les fondamentaux que nous partageons avec d’autres espèces animales (l’opposition eux/nous avec une perception du type ennemi/ami, le déséqui‑ libre de la balance des pouvoirs) sont investis culturellement, traduits sous la forme d’artefacts. Par exemple, le déséquilibre des forces peut désormais être objectivé dans des différentiels de puissances armées (avoir davantage d’armes ou des armes plus mortelles est déterminant dans les conflits inter-groupes). De même, la constitution d’une frontière entre « eux » et « nous », et la logique de défense d’un territoire, toutes deux présentes dans les groupes de chimpanzés, s’objectivent au cours de l’histoire humaine dans des dispositifs architecturaux (e.g. remparts, murailles, etc.) et des moyens de représen‑ tation (e.g. frontières sur une carte). Ainsi, « entre 5500 et 5000 avant le présent, les premières fortifications des villages apparaissent : fossés doublés d’une palissade ou d’une muraille. […] opposition d’un “intérieur” à un “extérieur”, frontières “mentales” donnant lieu à des constructions exagérées ou, au contraire, à des aménagements à faible efficacité protectrice  3 ». Des conflits violents intergroupes ont existé dans des sociétés humaines sans armes très sophistiquées, car la guerre est une dynamique sociale qui n’est pas une conséquence mécanique de l’existence d’instruments de combat. Ceux-ci sont davantage le signe de l’existence d’artisans qui les fabriquent, et donc d’une certaine division du travail et d’une spécialisa‑ tion, qui supposent elles-mêmes l’agriculture, l’élevage et le stockage de 1.  Manson & Wrangham 1991. 2.  Patou-Mathis 2013 : 148. 3.  Ibid. : 55.

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denrées pour permettre de nourrir des personnes exerçant des métiers non directement « productifs ». Dans un ouvrage consacré aux questions de justice et de guerre chez les Aborigènes d’Australie et au-delà, Christophe Darmangeat montre que la guerre, au sens large du terme (conflit entre groupes conduisant à la mort plus ou moins régulée, contrôlée, de l’ennemi), est présente autant chez les chasseurs-cueilleurs sans richesse que chez les chasseurs-cueilleurs possédant déjà des richesses, et donc autant dans les sociétés sans État n’utilisant que des armes en pierre, en bois et en os, que dans les sociétés étatisées et dotées d’armes sophistiquées et d’armées plus ou moins professionnelles  1. Bien sûr, d’un type de société à l’autre les « motifs » de la guerre (vengeance suite à la mort d’un membre du groupe ou au vol de femmes, agression en vue de l’appropriation de territoires, de ressources matérielles, d’argent, d’hommes et de femmes réduits à l’état d’esclaves, etc.) varient, mais les conflits violents entre groupes n’ont cessé de ponctuer la vie des sociétés depuis les débuts de l’humanité. Le souci de ne pas tomber dans un anhistoricisme conduit parfois à une forme d’ethnocentrisme savant qui réserve les mots d’économie, d’art, de littérature, de religion, de politique, de droit ou de guerre à des formes cultu‑ relles extrêmement récentes dans l’histoire. Bourdieu, par exemple, attribuait exclusivement les termes d’art ou de littérature à des productions culturelles issues de champs relativement autonomes. Mais alors on peut se demander ce qui précède tous ces domaines de la pratique et comment nommer des formes d’économie, d’art, de littérature, de religion, de politique, de droit ou de guerre antérieures à leur autonomisation. À trop vouloir les réserver à des sociétés où ces fonctions se sont autonomisées, spécialisées, etc., on finit par perdre le sens des lignes de force qui contribuent à structurer l’évolution des sociétés humaines et, du même coup, le sens des continuités. On retombe alors, au niveau de l’histoire, dans le même piège que celui consistant à faire de chaque attribut emblématique de l’espèce humaine une singularité dans l’histoire des espèces, en refusant de donner les mêmes noms à des faits analogues ou homologues. Pourtant, comme le dit très bien Darmangeat : « Il ne viendrait à l’idée de personne de prétendre que les sociétés de chasseurscueilleurs auraient été dépourvues d’artisanat au motif qu’elles n’avaient pas d’artisans professionnels, ou de religion au motif qu’elles étaient dépourvues 1.  Armées professionnelles qui supposent une division du travail et une formation spécifique de ceux qui sont chargés de faire la guerre. Toutefois, même dans les sociétés sans armée, les enfants peuvent apprendre à combattre. Christophe Darmangeat note ainsi à propos des Aborigènes d’Australie que « selon Edward Eyre, très jeunes, les garçons s’affrontaient avec des sagaies de roseau fabriquées pour eux par leurs parents, et dont l’extrémité était enveloppée d’herbe afin d’éviter les blessures. En grandissant, ils pratiquaient intensivement cette activité : “Entre eux, des simulacres de combats surviennent fréquemment, encouragés par les adultes, au cours desquels ils peuvent acquérir l’habileté pour la guerre” » (Darmangeat 2021a : 226).

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de clergé. […] on ne voit pas pourquoi il devrait en aller autrement de la guerre  1. » Comme chez les chimpanzés, l’un des grands motifs de conflits dans les sociétés sans richesse concernent les femmes  : « Le fait que la plupart des litiges aient porté sur les droits que les hommes (pères, frères ou maris) exerçaient sur les femmes n’a rien pour surprendre. Dans ces sociétés, les questions matrimoniales et sexuelles représentaient un enjeu essentiel, formant un domaine extrêmement codifié où les stratégies masculines se déployaient parfois sur des décennies  2. » À cela s’ajoutent les questions de vengeance à la suite d’une agression sur un membre de son groupe. En fait, les hommes se battent entre eux – entre groupes – pour s’approprier ce qui a de la valeur à leurs yeux et qui fait capital pour eux, dans le cadre de leurs rapports sociaux. Cela peut être les femmes, les objets, les territoires, divers types de ressources, l’argent ou l’honneur. Mais quand il n’y a ni argent ni richesse, ce sont les femmes et la vengeance qui sont à l’origine des conflits : Que l’on envisage les chasseurs-cueilleurs mobiles tels que les Aborigènes, les Inuits, les San ou les Hadza ou les cultivateurs d’Amazonie non diffé‑ renciés par la richesse, dont les Yanomami, si fameux dans la littérature ethnologique sur le thème de la guerre primitive, ce sont ces deux motifs qui, partout, tissent la trame des conflits armés. Inversement, et sans surprise, les objectifs économiques, avec la guerre de pillage, sont l’apanage des peuples marqués par les inégalités de richesses, qu’ils vivent de chasse, de pêche ou d’agriculture. Très logiquement, la guerre et ses objectifs sont tributaires des structures sociales et non, en elle-même, de l’importance des espèces animales ou végétales domestiquées dans l’alimentation  3.

Les cas de violence maîtrisée J’ai souligné le fait que la multiplication des principes de différenciation dans des sociétés hautement différenciées était aussi potentiellement l’une des causes d’apparition de conflits d’ordres multiples. Mais certains des micro‑ cosmes relativement autonomes qui sont apparus au sein des macrocosmes ont une fonction de « divertissement », au sens large du terme, incluant les activités ludiques, sportives, artistiques,  etc., qui contribuent à pacifier les macrocosmes ou les rapports entre divers macrocosmes nationaux. On peut penser notamment aux compétitions sportives internationales qui sont des façons de mettre en scène, dans des pratiques réglées et pacifiées, des concurrences entre nations. De même, les tensions régionales ou municipales 1.  Ibid. : 232. 2.  Ibid. : 102. 3.  Ibid. : 256.

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sont traduites, transposées dans des compétitions inter-clubs au sein d’un même espace national. Si le sport « est censé annuler, et non reproduire, les différences qui traversent et organisent le monde social », l’égalité formelle des joueurs d’équipes municipales ou nationales durant le temps d’un match « ne signifie évidemment pas que les affrontements sportifs ne soient pas aussi l’expres‑ sion ou la transposition d’oppositions multiples (nationales, raciales, sociales, religieuses, etc.) » : Même s’il refuse la mise en jeu explicite des oppositions qui traversent les sociétés, le sport moderne ne peut pas échapper aux déterminations qui réintroduisent, dans sa pratique, les propriétés sociales des compétiteurs et de leurs supporters. Mais ce retour du social (ou du national) a pour condition première la rupture qui a différencié le sport des formes rituelles et communautaires d’affrontement  1.

La loi des affrontements entre groupes opposés peut conduire toutefois à reproduire des situations de conflits violents entre supporters, à propos de matchs qui étaient pourtant conçus à l’origine pour simuler des tensions réelles (qui donnent lieu parfois à des affrontements tels que bagarres ou guerres) entre groupes ou nations  2. L’exemple de la canalisation de la violence dans des microcosmes où se jouent des compétitions qui n’ont plus la vie ou la mort des participants pour enjeu a pour vertu de montrer que si la loi sociologique est universelle, si elle s’applique en tout temps et en tout lieu, si elle est indépendante de la volonté des individus qui composent les groupes sociaux et si elle ne peut être abolie (comme peut l’être une loi juridique), on peut cependant la réorienter, la canaliser en faisant jouer d’autres forces, d’autres lois ou en modifiant les conditions de son expression. La logique de la compétition économique ou de la guerre a ainsi été réorientée vers des espaces tels que les joutes ou combats rituels ou les sports. Tout le travail de Norbert Elias sur le sport peut ainsi se comprendre comme l’étude de la canalisation, de la maîtrise et, d’une certaine façon, du détournement des forces destructrices vers des types d’affrontements ou de luttes plus pacifiques  3. 1.  Chartier 1994 : 15. 2.  Frans De Waal rapporte une expérience faite avec des supporters de football qui voient des supporters de leur propre club ou du club rival recevoir de (fausses) décharges électriques : les supporters de son club déclenchent l’empathie, les supporters du club rival un certain plaisir. Le même mécanisme s’observe chez les souris. Une souris souffre de douleurs à l’estomac (provoquées par les chercheurs avec de l’acide acétique dilué) et une autre souris qui la regarde se montre sensible à la souffrance de l’autre : « Mais cette expérience sur la compassion ne fonctionne qu’entre des souris qui ont vécu ensemble. Voir souffrir une étrangère les laisse de marbre » (De Waal 2013 : 197). L’étude citée par De Waal est la suivante : Langford et al. 2006. 3.  Elias & Dunning 1994.

22.

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« Dans mon travail d’élaboration de la notion de champ, j’ai insisté sur ce processus que Durkheim, Weber et Marx ont décrit, à savoir que, à mesure que les sociétés avancent dans le temps, elles se différencient en univers séparés et autonomes – c’est une des seules lois tendancielles sur laquelle, je pense, on peut s’accorder. » Pierre Bourdieu, Sur L’État. Cours au Collège de France (1989‑1992) (2012 : 318).

La différenciation sociale des fonctions ou, sous un angle plus économique, la division sociale du travail, constitue l’un des grands thèmes classiques des sciences sociales depuis les fondateurs (Adam Smith, Karl Marx, Émile Durkheim, Max Weber,  etc.), jusqu’aux auteurs les plus récents (École de Chicago, Norbert Elias, Niklas Luhmann, Pierre Bourdieu, Alain Testart, etc.). Elle s’est rapidement imposée comme une caractéristique centrale et générale des sociétés humaines quel qu’en soit le type. Si l’on parle de sociétés sans État et sans richesse faiblement différenciées, pour les distinguer des sociétés dans lesquelles nous vivons, qui comportent une division du travail (ou des fonctions) particulièrement poussée, c’est pour reconnaître d’emblée l’existence d’une division sexuelle du travail, d’une différenciation des rôles selon l’âge et des premières formes de séparation des fonctions religieuse, politique, esthétique ou économique. Pourquoi une telle propriété qui nous rapproche de certaines sociétés d’animaux eusociaux, telles que les fourmis ou les abeilles ? Pourquoi observe-t-on une loi tendan‑ cielle de différenciation sociale toujours plus poussée dans la très longue durée des sociétés humaines ? Sur quelles bases se fonde cette différenciation sociale et quelles en sont les conséquences pour les sociétés humaines et leurs membres ? Voilà les questions auxquelles il me semble important de pouvoir répondre.

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Différenciation par âge et par sexe dans les premières sociétés humaines La différenciation sociale des fonctions dans les sociétés humaines a commencé par suivre des lignes de partage liées aux grandes contraintes de l’espèce, contraintes biologiques qui ne sont pas optionnelles mais qui conditionnent la survie de l’espèce humaine, comme de toute autre espèce. Le premier grand principe de différenciation sociale est la différencia‑ tion par âge. Tout d’abord, l’altricialité secondaire caractéristique de l’espèce humaine, qui conditionne la totale dépendance du petit à l’égard de ses parents, et plus généralement des adultes du groupe, instaure une première différenciation entre les enfants, dépendants improductifs, et les parents, autonomes productifs, qui sont chargés de produire les conditions (écono‑ miques ou en matière de soin et de protection) de la survie des enfants. Cette première grande différenciation sociale par âge est aussi, nous l’avons vu, à la base d’une division entre dominants et dominés, qui se double par ailleurs symboliquement d’une division entre le sacré et le profane  1. Ces longues années de dépendance des enfants, et en grande partie des adoles‑ cents, vis-à-vis de leurs parents, se traduisent potentiellement par des liens de domination, d’autorité, de sanction, mais aussi de protection, de bienveillance et d’amour du côté des parents, et de soumission, d’obéissance, de crainte, mais aussi d’apaisement, d’admiration et d’amour du côté des enfants. La différenciation sociale par âge, et notamment celle organisée selon le principe de division entre productifs et improductifs, se prolonge ensuite du fait des contraintes, biologiques et culturelles, liées à la longévité de l’espèce, qui engendre une nouvelle dépendance des plus vieux (improductifs) à l’égard de leurs cadets adultes (productifs). Lorsque les plus âgés deviennent incapables, par la maladie ou la fatigue, de subvenir à leurs propres besoins, lorsqu’ils perdent leur autonomie, les adultes autonomes et productifs sont, là aussi, chargés de s’occuper d’eux. La vie humaine est ainsi encadrée par des dépendances  : on commence dépendant et on termine dépendant. Ce second aspect, même s’il paraît parfaitement symétrique au premier, est toute‑ fois assez différent, reposant sur un lien de solidarité intergénérationnel qui n’est pas rendu nécessaire pour la survie de l’espèce. Si délaisser les enfants les condamnerait à une mort certaine, délaisser les plus vieux ne mettrait en péril ni la survie du groupe ni celle de l’espèce. Prendre en charge les « anciens », et plus généralement toutes les personnes temporairement ou durablement dépendantes et vulnérables (malades ou handicapés), suppose une forte empathie dont ne font pas preuve toutes les sociétés animales non humaines. Cela tient encore, selon toute probabilité, au lien fort qui unit, 1.  Cf. supra « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ».

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dans les premières années, les enfants altriciels, dépendants et vulnérables, à leurs parents –  ce lien qui est à la base du puissant « instinct social » dont parlait Darwin. Comme le souligne le paléoanthropologue français Jean-Jacques Hublin  1, à la différence des chimpanzés qui consomment ce qu’ils « produisent » (ou, plus exactement, ce qu’ils trouvent en chassant et en cueillant) tout au long de leur vie (excepté les toutes premières années de vie des bébés chimpanzés), les humains, pendant de nombreuses années, consomment sans produire euxmêmes, puis produisent bien au-delà de ce qu’ils consomment durant leur vie d’adulte, et terminent leur vie en consommant sans pouvoir produire. Ce fait, lié à l’altricialité secondaire d’un côté et à l’allongement de la durée de vie d’un autre côté, n’est possible que si les enfants et les vieillards sont nourris, soignés, protégés par des adultes en état de produire, soigner, protéger. Cela force donc à une solidarité intergénérationnelle et même, au-delà, à une socialité qui fait que tout le monde (les enfants, les vieux, les handicapés, les malades ou les blessés, les femmes enceinte, etc.) dépend, à un moment ou à un autre, d’autrui. Chez les chimpanzés par exemple, ce sont les mâles chasseurs qui mangent la viande de leur proie, mais aucun système de partage n’existe qui obligerait les chasseurs à distribuer une partie de leur butin : Chez les chimpanzés, les échanges de nourriture sont très limités. L’analyse isotopique a montré que, au sein d’un groupe de chimpanzés de la forêt de Taï, seuls les mâles qui se montrent les plus efficaces durant les chasses aux petits singes colobes consomment une quantité significative de viande […]. En fonction des stratégies de chasse, cette proportion peut fortement varier d’une population de chimpanzés à l’autre. Au contraire, dans les sociétés humaines, le partage de nourriture entre individus et, singuliè‑ rement, entre adultes et enfants, est très important. Tout au long de sa vie, un chimpanzé extrait de son environnement exactement la quantité d’énergie dont il a besoin à titre individuel. Chez l’homme, les besoins énergétiques individuels sont plus grands. Mais, jusqu’à l’orée de l’âge adulte, un enfant mâle de chasseur-cueilleur reste bénéficiaire net des échanges de nourriture. Il va ensuite lui-même extraire de la nature de l’énergie bien au-delà de ses besoins individuels pour la redistribuer à autrui […]. Le monde des hommes, c’est bien celui de la redistribution, et les transferts d’énergie vers les enfants, sous forme de nourriture notam‑ ment, s’échelonnent, non seulement depuis la mère, mais aussi depuis le père, le grand-père, la grand-mère tout au long de leur vie d’adulte […]. La structure de la parenté et celle des réseaux d’échanges et de solidarité entre adultes et entre générations, objets d’étude de l’anthropologie sociale, sont au cœur même de la condition humaine  2.

1.  Hublin 2016. 2.  Hublin 2017 : 42‑44. Voir aussi Boyd & Silk 2004 : 323.

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L’anthropologue Claude Meillassoux a bien noté la différenciation socia‑ lement structurante, au sein des communautés domestiques, entre les adultes productifs et les improductifs (très jeunes : futurs productifs, ou très vieux : anciennement productifs). Il distinguait ainsi la « période préproductive de l’enfance », la « période productive de l’adulte » et la « période postproductive de la vieillesse »  1, tout en nuançant un peu le tableau dans la mesure où, dans de nombreuses sociétés, enfants comme personnes âgées peuvent développer, malgré tout, une activité productive : « La division en âges productifs et non productifs n’est pas dans la réalité nettement tranchée : un enfant participe très tôt à certaines activités agricoles (gardiennage des champs, petits travaux ménagers, etc.) avant d’être un producteur accompli. De même le vieillard continue souvent à travailler selon ses moyens jusqu’à un âge avancé  2. » Ces rapports de dépendance sont si fondamentaux qu’ils sont thématisés dans les expressions et les proverbes populaires comme dans la philosophie savante : Il se noue ainsi entre productifs et non-productifs au plan social, entre producteurs d’âge différent au plan du travail, des rapports viagers et d’antériorité sans cesse renouvelés, par lesquels les générations successives s’assurent leurs lendemains. « On creuse le puits d’aujourd’hui pour la soif de demain », disent les Maninka. Cet enchaînement des générations s’exprime aussi par le dicton mossi  : « Quelqu’un s’est occupé de toi jusqu’à ce que tes dents poussent, occupe-toi de lui dès que ses dents tombent. » C’est, en termes plus élégants, ce qu’Aristote énonce laborieu‑ sement [dans les Économiques] : « S’ils possèdent des enfants… (c’est) pour en retirer un avantage car toute la peine qu’ils se donnent dans le plein de leur force pour élever leurs enfants encore dépourvus de vigueur, ils la récupèrent, ces derniers devenus forts à leur tour, tandis qu’eux-mêmes ressentent l’impuissance de la vieillesse » […]  3.

La différenciation sociale selon l’âge (ou la génération), fondée sur des propriétés biologiques de base, est un invariant de toute société humaine, comme l’a bien vu Alain Testart sans en tirer, de mon point de vue, toutes les conséquences sociologiques nécessaires en matière de rapports sociaux de dépendance et de domination dans l’ensemble des sociétés humaines. Testart écrit ainsi : Il y a dans toute société des improductifs, des enfants en bas d’âge et des vieillards, qu’il faut bien nourrir, avec lesquels il faut bien partager. 1.  Meillassoux 1991 : 86. 2.  « Dans le cadre de notre définition de la communauté domestique, pour que la cellule productive fonctionnelle soit capable de se reproduire, il faut que le volume de subsistance produit par chaque producteur soit égal ou supérieur aux volumes nécessaires à l’entretien du producteur lui-même et à la formation des futurs producteurs, ainsi qu’à la retraite d’un postproductif » (ibid. : 85‑86). 3.  Meillassoux 1998 : 24.

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Lorsqu’il y a dans la société une classe de non-producteurs, classe de propriétaires fonciers, caste de prêtres ou de guerriers, il faut bien qu’une part de la production leur revienne. Les formes que prennent ces partages et les lois qui les régissent sont éminemment différentes d’une société à l’autre, et l’on peut dire que chaque société a inventé ses formes et ses lois propres en cette matière, mais la loi selon laquelle ceux qui ne produisent pas ne peuvent survivre biologiquement et socialement qu’en prélevant une part sur ceux qui produisent est aussi triviale que contraignante  : personne n’a eu à l’inventer  1.

Le second grand principe de différenciation sociale est la différenciation par sexe. La partition sexuée, avec la division sexuelle-naturelle (gestation, parturition, allaitement) des fonctions, forme la base de la division du travail dans toutes les sociétés primitives connues. Les femmes sont assignées par la nature à la gestation, à l’accouchement et à l’allaitement, et continuent, de ce fait, à être assignées par la culture à toutes les tâches de protection, de soin et d’éducation des enfants et à toutes les tâches compatibles avec cette nécessité de s’occuper d’enfants ultra-dépendants (cueillette, préparation de la nourriture, entretien de l’espace domestique, etc.), tandis que les hommes, délestés de toute contrainte biologique en rapport avec leur progéniture, sont chargés de la chasse, de la défense à l’intérieur du groupe ou de la guerre contre d’autres groupes. Ce fait a été unanimement souligné par les anthropologues  2 et continue à produire des effets dans les sociétés les plus modernes, avec l’attribution aux femmes de fonctions de soin, de protection, d’éducation liées à l’enfance, de même que l’attribution de fonctions d’aides à la personne, de soins (médicaux), de protection sociale, etc. L’âge et le sexe, ainsi que le rang de dominance (les structures hiérar‑ chiques étant une forme d’extension à l’ensemble du groupe du rapport de dépendance-domination parent-enfant), ont même été repérés comme des critères majeurs de différenciation sociale dans les sociétés de primates non humains  3. Notre proximité phylogénétique avec les chimpanzés, le fait que nous soyons, comme eux, des mammifères à partition sexuée, marqués par la domination masculine, que nous ayons aussi, comme eux, une progéniture altricielle (ce trait étant encore bien plus marqué du côté de l’espèce humaine) qui reste plusieurs années dépendante d’adultes plus puissants qu’elle, tout cela conditionne massivement les lignes de structuration de l’organisation sociale. Marshall Sahlins énonce les fondamentaux de ces « sociétés organi‑ sées, pour l’essentiel, en fonction de la parenté », en rappelant qu’avec une 1.  Testart 1991a : 64‑65. 2.  « Les anthropologues reconnaissent depuis longtemps que la division du travail par sexe et par âge est une propriété universelle des sociétés humaines à petite échelle » (Kuhn & Stiner 2006 : 953. Traduit par moi). 3.  Cf. Sahlins 1959 ; Chapais 2017a [2015] : 135.

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économie qui « ne dépend ni d’une technologie complexe ni d’une division complexe du travail », le mode de production est largement domestique, avec « la maisonnée comme unité de production », une « division du travail par sexe » et une « autorité dévolue à l’âge »  1. Par exemple, dans une société lignagère comme celle des Bambara, on observe même une division du travail éducatif entre lignage paternel et lignage maternel, qui attribue au premier la fonction de gouvernement-sanction-répression (autorité) et au second la fonction de protection-soin-nourrissage (affectivité), manifestant à la fois un rapport de domination entre père (lignage paternel) et mère (lignage maternel) et un rapport de domination entre adultes et enfants : Le père peut avoir un rôle plus précis dans l’éducation de l’enfant  : un père guérisseur transmettra ses secrets à son fils. Cependant d’une façon générale, le père n’intervient pas, il a un rôle répressif dépourvu d’affectivité. Il est le garant de l’ordre dans la famille ; son autorité, quoique très forte, est formelle : elle ne doit pas être contestée ouvertement. Mais l’autorité n’est pas incarnée par une seule personne  : elle est assumée par tout le lignage paternel. Les membres du lignage maternel (mère, oncle…) en revanche portent la marque de l’affectivité. D’une façon générale, c’est l’ensemble des aînés qui détient l’autorité du point de vue de l’enfant. Ce dernier appartient à tout le groupe familial […] les enfants peuvent être confiés ou échangés entre gens d’une même famille  2.

La division sexuelle du travail comme forme première de division sociale du travail a été bien relevée par les auteurs de L’Idéologie allemande. Marx et Engels affirment non seulement que la division du travail dans les premières sociétés « n’était primitivement pas autre chose que la division du travail dans l’acte sexuel  3 », mais qu’elle « se borne à une plus grande extension de la division du travail naturelle telle que l’offre la famille  4 ». Sahlins ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que la division du travail par sexe est la « forme dominante de division du travail » dans les sociétés primitives, « celle qui transcende toute autre spécialisation »  5. Il faut toutefois ajouter à cette division sexuelle du travail la division entre parents dominants et enfants dépendants et, plus précisément encore, étant donné le rapport de domination entre hommes et femmes, celle entre l’homme, chef de famille, et le reste des membres de la famille, qui préfigure la division entre ceux dotés de respon‑ sabilités politiques, religieuses et militaires et les autres membres du groupe.

1.  Sahlins 2017 : 426‑427. 2.  Fellous 1981 : 202‑203. 3.  Marx & Engels 1982 [1845] : 90. 4.  Ibid. : 73. 5.  Sahlins 2017 : 210.

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Les trois fonctions de Dumézil et au-delà À l’âge, au sexe et au rang, selon l’âge ou le sexe, viennent s’ajouter quelques grandes fonctions sociales tout aussi vitales et contraignantes, qui plongent leurs racines dans des fonctions élémentaires présentes dans les rapports intra-familiaux, et que Georges Dumézil a su mettre au jour dans les mythes indo-européens. Le mythologue y décèle une vision du monde tripartite, ou ce que l’on peut appeler une trifonctionnalité, qui articule, selon un ordre hiérarchique, la fonction sacerdotale et de souveraineté, la fonction guerrière et la fonction productrice-reproductrice. La première fonction rassemble tout ce qui concerne l’exercice du pouvoir symbolique (magique, religieux ou juridique) et de la souveraineté, la seconde recouvre la protection et la défense physiques du groupe, et la troisième tout ce qui a trait à la production et à la fécondité. Par exemple, dans la mytho‑ logie romaine on retrouve Jupiter (dieu souverain et céleste), Mars (dieu de la guerre) et Quirinus (dieu de l’ensemble du peuple, de la fécondité, de l’abondance agricole). En Inde, il y a les bràhmana, prêtres qui « étudient et enseignent la science sacrée et célèbrent les sacrifices », les ksatrya (ou ràjanya), guerriers qui « protègent le peuple par leur force et par leurs armes » et les vaisya à qui revient « l’élevage et le labour, le commerce, et généralement la production des biens matériels »  1. Et chez Platon, les trois classes de la République idéale sont « les philosophes qui gouvernent, les guerriers qui défendent, le tiers-état qui crée la richesse  2 ». Cependant, Dumézil aurait dû prendre conscience du fait que ces fonctions, qu’il saisissait au niveau des seules représentations (il s’est quasi exclusive‑ ment interrogé sur un « principe de classification » ou une « idéologie » et non sur une « organisation sociale tripartie ») et qu’il n’étudiait que dans un nombre, certes important, mais tout de même limité de mythes, étaient en fait des fonctions objectives – observables dans les faits – universelles, c’està-dire présentes, d’une manière comme d’une autre, dans toutes les sociétés humaines, et dans une grande partie des sociétés animales non humaines. Les commentateurs de l’œuvre dumézilienne ont souvent relevé le fait que, même considérées dans les seuls mythes, et pas dans les faits d’organisation des sociétés, ces trois fonctions manifestaient leur présence bien au-delà du corpus de mythes indo-européens constitué par l’historien, corpus pourtant jugé déjà bien trop étendu par les spécialistes des différentes aires civilisa‑ tionnelles : De fait, on a observé des cas de tripartition rappelant de plus ou moins près celle étudiée par Dumézil chez les Indo-Européens : au Japon […], 1.  Dumézil 1958 : 7. 2.  Ibid. : 16.

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en Afrique chez les « Bambara » […] et en Éthiopie […] où des stèles présentent un décor organisé de la même façon que certaines du Val Camonica, en Italie, où Dumézil […] avait discerné une répartition de SYMBOLES trifonctionnels, en Amérique chez les Karajá du Brésil […], chez les Péruviens […] ou les Bribri du Costa-Rica… Mais ce qui est original chez les Indo-Européens, c’est l’extrême importance prise par ce système de pensée, avec la richesse étonnante d’applications ou la possi‑ bilité d’expansion, ce qui n’a de parallèle nulle part ailleurs  1.

Tranchant, comme à son habitude, dans le vif du problème, Alain Testart laissait entendre que c’est toute l’entreprise dumézielienne qui s’effondrerait si l’on montrait –  et cela a été fait  – que ces trois fonctions apparaissaient ailleurs que dans le domaine indo-européen. L’anthropologue écrivait ainsi dans sa dernière œuvre : Toute pensée qui s’abîme dans la contemplation d’un seul objet est vouée à dire à son propos des banalités et à passer à côté de sa spécificité. Penser A, c’est penser non-A ; penser A, c’est dire que telle ou telle caractéristique le spécifie parce qu’on ne la retrouve pas en non-A. L’oubli de ce réquisit méthodologique marque la limite de maintes théories des sciences sociales du xxe  siècle. Par exemple, on n’est jamais bien convaincu de ce que la tripartition dumézilienne caractérise bien le domaine indo-européen dans la mesure où Dumézil ne s’est jamais donné la peine de montrer qu’en dehors de ce domaine on ne pourrait pas trouver de tripartition (nous pensons du reste qu’il en existe ailleurs, ce qui, si tel était le cas, suffirait à anéantir toute l’entreprise dumézilienne ; il est à tout le moins étrange que personne ne se soit préoccupé du problème)  2.

Mais, une fois n’est pas coutume, on peut reprocher ici à Testart de réduire à néant l’apport de Dumézil au lieu de voir en quoi il mérite, bien au contraire, d’être très largement étendu : étendu aux faits, et pas seulement aux discours ; étendu à l’ensemble des sociétés humaines, et pas seulement à une aire civili‑ sationnelle. Le fait que Dumézil ne retrouve pas le schème tripartite dans les récits mythiques de toutes les sociétés humaines prouve seulement l’écart possible, et souvent constaté en sciences sociales, entre la représentation et la réalité  3. Mais le plus important à mon sens est le fait que Dumézil a mis le doigt sur une réalité bien plus fondamentale encore qu’il ne le pensait. Dumézil dit lui-même que les mythes ne doivent pas être « coupés de la vie des hommes qui les racontent » et qu’ils ne sont pas « sans rapport avec 1.  Le Quellec & Sergent 2017 : 1299. 2.  Testart 2021 : 41. 3.  L’absence dans certaines idéologies ou dans certains mythes de ce découpage en trois fonctions hiérarchisées devrait être étudiée en tant que telle, mais cela n’est pas le problème que je cherche à résoudre ici.

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l’organisation sociale ou politique, avec le rituel, avec la loi ou coutume », mais que « leur rôle est au contraire de justifier tout cela, d’exprimer en images les grandes idées qui organisent et soutiennent tout cela »  1. Cependant, pour Dumézil, l’« idéologie tripartie » ne s’accompagne pas toujours « dans la vie d’une société, de la division tripartie réelle de cette société, selon le modèle indien » car « elle peut au contraire, là où on la constate, n’être (ne plus être, peut-être n’avoir jamais été) qu’un idéal et, en même temps, un moyen d’analyser, d’interpréter les forces qui assurent le cours du monde et la vie des hommes »  2. Le mythe est le type de connaissance propre aux sociétés préscientifiques. Il était le moyen à la disposition des membres de ces sociétés pour penser le monde dans lequel ils étaient et lui donner un sens. Qu’il y parvienne ou pas, le mythe, comme la science, cherche malgré tout à énoncer une vérité sur le monde social. Mais que les mythes mettent en scène ces trois grandes fonctions ou non, que la société s’organise symbo‑ liquement, juridiquement, institutionnellement en trois groupes (ordres ou castes notamment) correspondant à celles-ci ou non, nous allons voir que ces trois fonctions sont forcément présentes, sous une forme ou sous une autre, dans toute société humaine. Dumézil a d’ailleurs montré que les trois fonctions sont, selon la mytho‑ logie considérée, représentées par des personnages ou des groupes de person‑ nage différents. Soit ils sont contemporains et collaborent, sont en conflit, passent du conflit à la collaboration, ou sont simplement hiérarchisés, soit ils se succèdent. Parfois, toutes les fonctions concernent un seul et même personnage, soit simultanément, soit progressivement (passant d’une fonction à l’autre, puis à une troisième), soit encore parce qu’il doit faire un choix entre les trois fonctions  3. Toutes les possibilités logiques ou virtuelles sont exploitées par les différents récits, et Dumézil a su, malgré cette complexité, dégager les éléments de base de cette combinatoire symbolique. Le rapport des trois fonctions et du « roi », qui se tient parfois à l’exté‑ rieur de la structure trifonctionnelle, mais qui apparaît souvent comme le représentant principal de la première fonction (souveraineté et spiritualité), ou qui condense en sa personne les trois fonctions –  montre bien toute la complexité de cette combinatoire. On aperçoit aussi sous la structure tripartie –  mais il fallait d’abord avoir dégagé celle-ci avant de pouvoir se rendre compte du reste  – la dualité qui oppose les représentants des deux premières fonctions, les plus nobles, à ceux de la troisième, plus ordinaire  4. 1.  Dumézil 1968 : 10. 2.  Ibid. : 15. 3.  Ibid. : 630‑631. 4.  Dumézil 1958 : 56. Comme l’écrit Pierre Lévêque « globalement les dieux des deux premières fonctions dominent ceux de la troisième de tout leur poids » et « la troisième fonction représente un danger pour la société des dieux, qui n’acceptent ses représentants dans la communauté divine qu’avec beaucoup de réticence. Le cas de l’Inde est très éclairant : les Nasatya sont difficilement admis

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Pourquoi une telle dualité ? Et surtout pourquoi une telle hiérarchie entre des fonctions nobles (et parfois sacrées) et une fonction ordinaire (et souvent profane), entre des fonctions plutôt réservées aux hommes et une fonction où la présence féminine est plus marquée (avec tout ce qui tourne autour de la fécondité, de l’élevage des enfants, du soin, de l’éducation, etc.) ? La réponse est assez simple si l’on situe l’origine des deux premières fonctions dans les rapports d’autorité entre parents (qui gouvernent, sanctionnent, protègent physiquement) et enfants (qui respectent, obéissent, admirent), et dans les rapports de domination entre hommes et femmes. Même si Dumézil souligne, d’une façon toute matérialiste qui pourrait être celle d’un Marx, que « si la troisième fonction est la plus humble, elle n’en est pas moins le fondement et la condition des deux autres : comment vivraient les sorciers et les guerriers si les pasteurs-agriculteurs ne les entre‑ tenaient pas  1 ? », il n’en reste pas moins que le rapport de dépendance entre improductifs nobles et productifs ordinaires est un rapport de domination, et que ceux qui acceptent de produire pour faire vivre ceux qui les guident spirituellement, les gouvernent ou les protègent physiquement sont comme des enfants obéissant à leurs parents. Le paradoxe est que les termes du rapport de domination sont inversés : entre parents et enfants, c’est le dépen‑ dant improductif qui est dominé, alors qu’entre guerriers, rois ou prêtres et producteurs, les dépendants improductifs sont les dominants, parce qu’ils sont dans une position structuralement homologue à celle de parents vis-à-vis de leurs enfants. S’il n’en allait pas ainsi, il y a longtemps que les productifs auraient renversé l’équilibre des pouvoirs puisque, comme l’a bien montré Marx pour le mode de production capitaliste, ce sont eux qui produisent la richesse dont profitent leurs exploiteurs  2. Dumézil s’est interrogé lui-même sur la possible universalité de ces trois fonctions. Dans un passage intitulé « Les trois fonctions et “la nature des choses” », il écrit ainsi : De telles formules, objecte-t-on parfois, ne sont-elles pas trop naturelles, trop bien modelées sur l’uniforme et inévitable disposition des choses, pour aux sacrifices ; dans un autre récit, “ils sont d’abord tenus à distance par les dieux, parce que trop mêlés aux hommes”, et, dans la littérature postérieure, ils seront même considérés comme des dieux d’abord sudra, “des dieux de ce qu’il y a de plus bas, hors classe, par rapport à la société ordonnée” » (Lévêque 1984 : 53). 1.  Dumézil 1958 : 88. 2.  Cette situation de dépendance des dominants à l’égard de leurs dépendants, qui n’est paradoxale qu’en apparence, s’observe tout au long de l’histoire humaine. S’appuyant sur le travail de Norbert Elias, Bourdieu le soulignait à propos de l’État absolutiste : « [Elias] développe une sorte d’antinomie du pouvoir central  : plus le roi étend son pouvoir et plus il étend sa dépendance à l’égard de ceux qui dépendent de son pouvoir. […] Il y a des contradictions dans la genèse même de l’État, qui sont importantes pour comprendre ce qu’est l’État. Le détenteur du pouvoir devient de plus en plus dépendant de ses dépendants, qui deviennent de plus en plus nombreux » (Bourdieu 2012 : 207‑208).

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que leur accumulation et leurs similarités prouvent une origine commune et l’existence d’une doctrine caractéristique des Indo-Européens ? Une réflexion même élémentaire sur la condition humaine et sur les ressorts de la vie collective ne doit-elle pas, en tout temps et en tout lieu, aboutir à mettre en évidence trois nécessités  : une religion garantissant une administration, un droit et une morale stables ; une force protectrice ou conquérante ; enfin des moyens de produire, de manger et généralement de jouir  1 ?

Mais, tenant à rester sur un plan strictement mythologique, Dumézil répond à l’objection sur l’universalité des trois fonctions que l’on ne retrouve cette idéologie ou cette vision du monde « dans aucun texte égyptien, sumérien, accadien, phénicien ni biblique, ni dans la littérature populaire des peuples sibériens, ni chez les penseurs confucéens ou taoïstes  2 » : Pour une société, ressentir et satisfaire des besoins impérieux est une chose ; les amener au clair de la conscience, réfléchir sur eux, en faire une structure intellectuelle et un moule de pensée est tout autre chose ; dans l’ancien monde, seuls les Indo-Européens ont fait cette démarche philosophique et, puisqu’elle s’observe dans les spéculations ou dans les productions littéraires de tant de peuples de cette famille et chez eux seuls, l’explication la plus économique, ici comme pour la division sociale proprement dite, est d’admettre que la démarche n’a pas eu à être faite et refaite indépendamment sur chaque province indo-européenne après la dispersion, mais qu’elle est antérieure à la dispersion, qu’elle est l’œuvre des penseurs dont les brahmanes, les druides, les collèges sacerdotaux romains sont, pour une part, les héritiers  3.

Cette « idéologie tripartie », qui n’est de mon point de vue que la traduc‑ tion symbolique d’une trifonctionnalité sociale, que Dumézil met au jour à propos des sociétés indo-européennes (de l’Inde historique à la Rome antique), renvoie en définitive aux trois grandes fonctions de base exercées par les parents humains – et parfois aussi non humains – à l’égard de leurs enfants : Guider-Diriger, Protéger et Nourrir. Ce sont ces grandes fonctions sociales incontournables qui se sont séparées, développées et autonomisées, puis subdivisées en sous-fonctions. Par exemple, la religion s’est séparée de la politique, du droit, de la morale ou de la sagesse, de la science et de l’esthé‑ tique : La vie religieuse, par exemple, est riche d’une multitude de formes de pensées, d’activités de toutes sortes. Dans l’ordre de la pensée, elle 1.  Dumézil 1958 : 22‑23. 2.  Ibid. : 23. 3.  Ibid. : 32.

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renferme  : 1º  les mythes et les croyances religieuses ; 2º  une science commençante ; 3º  une certaine poésie. Dans l’ordre de l’action, on y trouve  : 1º  les rites ; 2º  une morale et un droit ; 3º  des arts, des éléments esthétiques, chants et musique notamment. Tous ces éléments sont ramassés en un tout et il paraît bien malaisé de les séparer : science et art, mythe et poésie, morale, droit et religion, tout cela est confondu ou plutôt fondu l’un dans l’autre. On peut faire la même observation à propos de la famille primitive : elle est à la fois groupe social, religieux, politique, juridique, etc. Ainsi, la forme primitive de toute réalité est une concentration d’énergies de toutes sortes, indivises en ce sens qu’elles ne sont alors que des aspects divers d’une seule et même chose. L’évolution consiste en une séparation progressive de toutes ces fonctions diverses et cependant primitivement confondues : la Pensée laïque et scientifique s’est séparée de la pensée mythique et religieuse ; l’art s’est séparé du culte ; la morale et le droit se sont séparés du rite. Le groupe social s’est divisé en groupe familial, groupe politique, groupe économique, etc.  1.

Au départ, toutes les fonctions sont liées, parce que tout le monde fait à peu près tout et sait à peu près tout faire, hormis les tâches qui sont réparties selon une division sexuelle du travail. Puis, progressivement, chacun se spécia‑ lise et y consacre « professionnellement » une grande partie de son temps, la famille demeurant cependant le lieu de vie non spécialisé où l’on dirige (exerce l’autorité, dicte le bon comportement), protège et nourrit, soigne ou apprend dans de nombreux compartiments de la vie. La division sociale du travail n’est, au fond, que le prolongement de ce qui se dessine dans les différents gestes, les différents actes de la vie familiale et, plus exactement, des différentes fonctions accomplies dans les rapports parents-enfants ou les rapports hommes-femmes. Mise à part la dimension symbolique-religieuse attachée à la première fonction, les trois fonctions ne sont pas non plus absentes des sociétés animales non humaines. Il suffit de lire les travaux des éthologues pour constater que les sociétés les plus différentes comportent des rapports de dominance, avec des leaderships, des hiérarchies et des rangs, une fonction individuelle ou, plus souvent, collective de protection vis-à-vis de l’extérieur du groupe (prédateurs d’autres espèces ou individus de la même espèce mais issus d’un groupe différent) et une fonction de recherche individuelle ou collective (e.g. les chasses collectives) de nourriture. Ces fonctions correspondent à trois grands impératifs transhistoriques de tout groupe social humain, et en grande partie aussi des groupes sociaux non humains. Ainsi, la première grande fonction dumézilienne est la fonction sacerdotale, qui inclut la souveraineté et la spiritualité, recouvrant des dimensions que nous qualifierions aujourd’hui de politiques, de religieuses ou de juridiques. 1.  Durkheim 1955 [1913‑1914] : 191‑192.

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Cette fonction est incarnée diversement par des rois, des législateurs ou des « juristes », des prêtres ou des magiciens qui dirigent, orientent le groupe, disent le droit, sanctionnent,  etc. Le caractère élastique de cette fonction chez Dumézil s’explique par le fait que non seulement certains rois (pouvoir temporel) ont souvent cumulé dans l’histoire la fonction de prêtre (pouvoir spirituel), quand ils n’étaient pas eux-mêmes considérés comme des dieux ou des demi-dieux  1, mais que le sacré et la domination (le pouvoir ou la puissance) sont indissociables  2. Vere Gordon Childe notait ainsi à propos des chefs de tribu combinant des fonctions magico-religieuses, politiques et guerrières que « la puissance magique était vraisemblablement considérée comme le corrélat de la puissance physique. Il fallait un chef viril et sain pour garantir l’efficacité des rites  3 ». Et Fustel de Coulanges soulignait la confusion du sacerdoce et du pouvoir dans la Grèce et la Rome antiques : De même que dans la famille l’autorité était inhérente au sacerdoce et que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge et maître, de même le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef politique. L’autel, suivant l’expression d’Aristote, lui conféra la dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n’a rien qui doive surprendre. On la trouve à l’origine de presque toutes les sociétés, soit que dans l’enfance des peuples il n’y ait que la religion qui puisse obtenir d’eux l’obéissance, soit que notre nature éprouve le besoin de ne se soumettre jamais à d’autre empire qu’à celui d’une idée morale. Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses. L’homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux et par conséquent de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C’était ce prêtre qui veillait sur le feu sacré  4 […].

Cette fonction a pour base anthropologique initiale le rapport entre les parents (puissants et respectés) et les enfants (vulnérables et obéissants), étendu au rapport entre les ancêtres morts et les présents vivants, les anciens et les jeunes, les adultes et les enfants, les aînés et les cadets ; et les rapports de domination entre hommes et femmes. Et, là encore, comme nous l’avons vu, les prémices de cette fonction sont présentes dans une grande partie des 1.  Vere Gordon Childe écrit à propos de Ménès, roi égyptien considéré comme le fondateur de la Ire dynastie thinite, de 3185 à 3125 avant notre ère : « Ménès, chef du clan du Faucon, s’est identifié par la magie à son totem, le Faucon divin (Horus) ; il a conquis le reste de la vallée et du delta et réuni en un seul État les villages et les clans indépendants. Le chef de cet État n’est pas le représentant d’un dieu, mais dieu lui-même. Ses rites magiques l’ont rendu immortel et garantissent la fécondité de la terre et celle des troupeaux » (Childe 1961 [1942] : 106). 2.  Cf. supra. « Chapitre 18. Magico-religieux et dépendance-domination ». 3.  Childe 1964 [1936]  : 154. Il écrit ailleurs que les hommes de ces sociétés « reconnaissent pour chefs des hommes dont l’autorité se fonde autant sur des pratiques magiques que sur la valeur militaire » (Childe 1961 [1942] : 62). 4.  Fustel de Coulanges 1866 [1864] : 223.

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sociétés de primates non humains, et même des sociétés de mammifères, avec une domination des adultes sur les enfants et des mâles sur les femelles. Dépourvues de capacités symboliques-langagières, les espèces animales non humaines sont, bien entendu, dépourvues de dimension magico-religieuse, mais les dominants (ou les dominantes) peuvent jouer un rôle d’arbitrage dans les conflits entre les membres du groupe, et les hiérarchies sociales manifestent l’existence de formes élémentaires de pouvoir. De même, tout groupe social doit assurer sa protection, sa défense à l’égard de tous les ennemis extérieurs, prédateurs appartenant à d’autres espèces ou membres d’autres groupes de la même espèce. Les fonctions de surveillance du territoire sont ainsi systématiquement assurées par les mâles dans les sociétés de chimpanzés ; ce sont eux qui patrouillent pour empêcher tout étranger de s’aventurer trop près du groupe, et notamment des femelles et de leur progéniture  1. Dans les sociétés humaines aussi, la fonction guerrière d’attaque ou de défense, associée à la force physique, est le plus souvent une prérogative des hommes. Cette nécessité de la fonction de protection du groupe s’observe de façon très nette dans une société à forte division du travail comme celle que composent les fourmis, où des fourmis morphologiquement différentes (appelées « soldats ») sont chargées de la défense de la colonie. Enfin, la troisième fonction mise en évidence par Dumézil est encore plus évidemment nécessaire, puisqu’elle touche à la question de la survie immédiate de l’espèce. Il s’agit de la fonction productrice-reproductrice, fonction nourricière incarnée notamment par les agriculteurs et les éleveurs, dans les sociétés étudiées par le mythologue issues de la révolution néolithique  2, mais plus largement incarnée par les chasseurs, les pêcheurs, les cueilleurs ou les horticulteurs. C’est une fonction souvent associée à la sexualité, à la fécondité/fertilité, à la santé, à la beauté, à la volupté, à l’amour, à la paix, à la richesse et à l’abondance des biens comme des Hommes. Ici aussi, on sait que cette fonction a été distribuée de façon non aléatoire entre les sexes, avec des femmes essentiellement cueilleuses et des hommes essentiellement chasseurs, les femmes ne participant à la chasse que de façon annexe (en faisant par exemple un travail de rabattage du gibier) ou sans utilisation d’armes tranchantes (usage de gourdins pour assommer, mais ni de couteaux, ni de haches, ni de lances). Ce sont aussi les femmes qui enfantent et prennent soin des enfants, tandis que les hommes sont davantage associés aux activités extra-domestiques. 1.  Robin Fox et Lionel Tiger écrivent notamment que « chez les primates qui vivent au niveau du sol, une division du travail pour les mâles adultes, les femelles et les jeunes mâles existe déjà. Les grands mâles contrôlent et défendent le groupe ; les femelles prennent soin de la future génération ; et les jeunes mâles, à la périphérie, jouent les sentinelles et les chiens de garde » (Fox & Tiger 1973 : 135). 2.  L’expression de « révolution néolithique » a été utilisée par Vere Gordon Childe (1964 [1936] et 1961 [1942]).

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Au sein d’une colonie de fourmis, celles que l’on appelle les « ouvrières » sont chargées de collecter de la nourriture, de construire et d’entretenir le nid, d’élever des pucerons dont elles prélèvent le miellat, de faire pousser des champignons qui font aussi partie de l’alimentation, etc.  1. Chez les primates non humains (tels que les chimpanzés ou les babouins) comme chez les humains, les chasses (individuelles ou collectives) au gibier sont d’abord et avant tout le fait des mâles. Pour ces deux espèces, « femelles et jeunes chassent moins que les mâles adultes et sont davantage impliqués dans des épisodes simples de capture sur de petits gibiers  2 ». Les données publiées par Jacqueline et Albert Ducros à propos de ces deux espèces font clairement apparaître la division sexuelle du travail. Les chimpanzés mâles de Gombe (Tanzanie) capturent environ 6 fois plus de proies (colobes, potamochères ou guibs) que les femelles ; les babouins adultes mâles de Kekopey (Kénya) capturent 4,6 fois plus de proies que les femelles, 15 fois plus de grandes proies que les femelles ; et les femelles ont quasiment le même niveau d’acti‑ vité que les jeunes (adolescents) du groupe, ce qui contribue à les renvoyer à un statut subordonné d’adolescentes par rapport aux mâles.

Des sociétés hautement différenciées Plus les sociétés voient leur taille augmenter (loi Malthus d’accroissement démographique tendanciel), plus la différenciation sociale des fonctions s’accroît (loi de différenciation tendancielle), et plus les trois grandes fonctions évoquées se subdivisent en sous-fonctions : les fonctions guerrières se différencient en corps spécialisés, l’élevage se sépare de l’agriculture, de même que les diffé‑ rents types d’élevage et d’agriculture se séparent entre eux, un artisanat se spécialise selon le type d’artefact produit (potier, vannier, forgeron, etc.), le religieux se sépare du politique et du juridique, de même que l’esthétique ou le scientifique se sépare du politique et du religieux, et ainsi de suite. La première fonction qui semble s’autonomiser plus nettement que les autres est la fonction magique ou religieuse. Charles Stépanoff écrit ainsi à propos des sociétés traditionnelles sibériennes nomades, qui se caractérisent par « une forte autonomie de chaque famille dans la production de sa nourri‑ ture, son habitat, ses vêtements et ses outils », que l’on y trouve parfois des forgerons  3, parfois aussi « des chefs, une noblesse et des seigneurs », mais que 1.  Wilson 2013 : 146. 2.  Ducros & Ducros 1992 : 253. 3.  « Il est improbable que la métallurgie n’ait jamais été une industrie domestique pratiquée dans l’intervalle des tâches agricoles. Le forgeron primitif contemporain est un spécialiste œuvrant à plein temps et il dut toujours en être ainsi. En conséquence, il est parfaitement plausible que l’activité de métallurgiste soit le plus ancien emploi spécialisé avec celui de magicien. Mais une communauté ne peut entretenir un spécialiste qu’à la condition de disposer d’un surproduit alimentaire en suffisance. Soustrait à la production directe de nourriture, le forgeron dépend pour sa subsistance des réserves

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« la seule forme de spécialisation universellement connue en Asie du Nord est celle d’expert de l’invisible, celle de chamane, à qui le groupe confie une part de la gestion de ses rapports au monde »  1 : « Dans plusieurs sociétés de Sibérie, la position de chamane est le seul statut notable, la seule manifestation de division sociale du travail au-delà de la répartition universelle des tâches entre catégories de sexe et d’âge  2. » Cette thèse était déjà exprimée, en 1936, par Vere Gordon Childe qui écrivait : « Le magicien fut peut-être le premier spécialiste indépendant, et partant le tout premier individu à pouvoir reven‑ diquer une part des surplus communaux sans participer à leur production par son activité physique. Le bâton du magicien est déjà un embryon de sceptre, et les rois historiques conservèrent différents signes de leurs anciens attributs magiques  3. » Mais il est bien difficile de savoir néanmoins, concernant les sociétés situées entre la fin du Paléolithique moyen et le début du Paléolithique supérieur, si c’est le religieux qui commence à connaître un début de spécia‑ lisation ou si c’est un ensemble de spécialisations qui s’amorcent. Entre – 40000 et – 30000, en Europe, la différence devient de plus en plus nette, par exemple, en matière de réalisation technique, entre armes de chasse et outils, indiquant peut-être des « divisions du travail d’ordre sexuel ou générationnel, bien connues chez les chasseurs cueilleurs d’aujourd’hui », mais aussi un probable prestige individuel associé à certaines réalisations remarquables (telles que les « feuilles de laurier » solutréennes). Par ailleurs, durant la même période apparaissent des objets de parure, ainsi que des images gravées, sculptées, peintes, qui supposent des spécialisations et même des apprentissages et des entraînements plus ou moins longs  4. Pour la période du Paléolithique supérieur, le domaine esthétique semble être aussi le lieu d’une spécialisation accrue : Si l’on considère le degré de savoir-faire mis en jeu dans la réalisation de certaines fresques ou sculptures et l’investissement que ces œuvres requièrent en termes d’apprentissage, de temps et de matériaux investis dans leur réalisation, ce sont autant d’indices désignant l’art paléolithique comme lié, au moins occasionnellement, à l’existence de « spécialistes » au sein de ces sociétés. Et il n’est pas anodin que ce soit dans ce domaine de l’art, donc de l’idéologie et sans doute du religieux, que se lisent le mieux les premiers signes tangibles d’une division des tâches  5. de vivres non consommés par les cultivateurs. L’exploitation du métal est donc l’indice certain d’une production excédant les besoins immédiats » (Childe 1964 [1936] : 117). 1.  Stépanoff 2022 [2019] : 19. 2.  Ibid. : 438. 3.  Childe 1964 [1936] : 133. 4.  Guy 2017. 5.  Valentin & Bon 2012 : 176‑183. Concernant la spécialisation « artistique », on renverra aussi à l’excellent livre d’Emmanuel Guy, Ce que l’art préhistorique dit de nos origines (2017).

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Tous les principes de différenciation (selon l’âge, le sexe et le rang) et toutes les fonctions (politique-religieuse-juridique, guerrière, nourricière, esthétique, etc.) que nous avons évoqués se manifestent d’une façon comme d’une autre dans toutes les sociétés humaines connues, mais la séparation des fonctions et plus encore leur existence en tant que fonctions spécialisées, réservées à des sous-groupes particuliers d’individus, dépendent de l’état de développement technique et économique de la société, ainsi que de sa taille. Impossible de différencier-spécialiser les fonctions dans des sociétés trop faibles démogra‑ phiquement, encore pauvres en artefacts et économiquement trop pauvres pour pouvoir permettre à une partie de la société de se dédier entièrement à des fonctions non productives de types magico-religieux, politique, guerrier, technique, esthétique, etc. Maurice Godelier souligne la séparation des fonctions productives (agriculteurs-éleveurs et artisans, puis commerçants), religieuses-politiques, guerrières dans les sociétés au sein desquelles commencèrent à se former des classes sociales. La spécialisation de certains membres de ces sociétés dans les fonctions non directement productives suppose que de nouveaux improductifs (autres que les enfants, les malades, les femmes enceintes, les handicapés et les personnes très âgées) puissent vivre grâce au travail des productifs : À l’issue de cette analyse d’une société sans classes, on peut imaginer – et d’autres l’ont fait avant nous – que les anciennes sociétés sans classes se sont lentement transformées en sociétés de classes lorsqu’il a été reconnu comme socialement avantageux que des groupes de parenté ou des groupes ethniques se spécialisent dans des fonctions distinctes. Pourtant, cela ne peut suffire à développer les inégalités de classe. Il a certainement fallu en outre que certaines de ces fonctions, fonction religieuse ou fonction guerrière, soient conçues comme tellement importantes pour la repro‑ duction de tous que ceux qui les exerçaient, devant s’y consacrer à plein temps, ont cessé de participer au procès de production. C’est dans ces conditions qu’une partie du travail que toute la société sans classes consacre à sa reproduction est devenue du surtravail  1.

Mais la question demeure de savoir « dans quelles conditions des groupes entiers sont devenus exclusivement des guerriers, d’autres des prêtres, d’autres des artisans, le reste enfin des agriculteurs, pour reprendre les distinctions qui, chez les Baruya, font les grands hommes mais non des castes ou des classes (l’aoulatta, le koulaka, le tsaimayé, le tannaka)  2 ». On remarquera, dans les descriptions que fait Godelier de la société baruya (sans classes ni État jusqu’en 1960, et très marquée par la domination masculine), les éléments constitutifs des trois fonctions duméziliennes. Dans les années  1980, cette 1.  Godelier 1996 : 359. 2.  Ibid. : 359.

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société est déjà caractérisée par une forte division du travail avec la chasse, la cueillette, l’agriculture, l’élevage, la production du sel, la fabrication des outils, des armes, des vêtements et des parures, la construction des maisons, la pratique du chamanisme, etc., chaque activité étant pratiquée en fonction de son sexe et de son âge, en fonction aussi, pour certaines, de son clan  1. Ainsi, il existe « un vaste domaine où peuvent s’exprimer les capacités inégales des divers individus de chaque génération à assumer trois fonctions indispensables à la reproduction de la société  : la guerre, la chasse et le chamanisme. Ces activités sont le domaine par excellence de la sélection et de la promotion d’hommes qui se distinguent au cours de leur vie de la masse des hommes ordinaires, que les Baruya désignent du terme assez peu flatteur de wopaié, patates-douces  2 ». Les trois grands domaines où se jouent des processus de distinction sociale sont ceux recouvrant les deux premières fonctions dumézi‑ liennes les plus nobles (chamanisme et guerre, essentiellement masculines) et la partie la plus noble (la chasse, réservée aux hommes) de la fonction productrice-nourricière, qui est la plus basse dans la hiérarchie des fonctions. Si l’on réserve le terme de division du travail pour des situations dans lesquelles la spécialisation est de mise, et pas seulement la différenciation des fonctions (qui peuvent être exercées à temps partiel par quelques-uns ou même par quasiment tous les membres de la société), alors on peut dire sans hésiter, avec Alain Testart, que les sociétés primitives sont sans division du travail, excepté la division sexuelle  3. Les sociétés dans lesquelles les potiers ne savent pas cultiver, les cultivateurs ne savent pas forger, les forgerons ne savent pas construire des maisons, les gouvernants n’exercent pas de fonctions religieuses, etc., sont des sociétés beaucoup plus récentes dans l’histoire de l’humanité : Assurément, il y a des gens qui sont meilleurs pour fabriquer les canots, d’autres qui sont réputés comme sculpteurs, d’autres enfin qui sont les seuls à exercer la médecine (chamanes ou medicine men, lesquels sont payés). Mais que ce soit en Mélanésie, en Amérique du Nord ou, de façon plus partielle, en Afrique noire, aucun de ces hommes ne s’abstient de cultiver la terre. Il n’y a pas de spécialistes à plein temps et tout un

1.  Ibid. : 25. 2.  Ibid. : 132. 3.  Comme c’est souvent le cas, la volonté permanente de distinguer les situations et les cas de figure (la différenciation sociale, la division du travail, la spécialisation, la spécialité, la répartition, etc.) peut finir par constituer un obstacle épistémologique à la compréhension des principaux mécanismes sociaux. Par exemple, l’anthropologue Claude Meillassoux fait la différence entre « spécialité » et « spécialisation », la première n’impliquant pas la seconde, à savoir la pratique exclusive d’une activité productive. Et il suggère par ailleurs de parler de « répartition des tâches » plutôt que de « division du travail » pour parler de la « société domestique ». Il écrit ainsi : « Il y a division sociale du travail lorsque les cellules de production ne peuvent subvenir à leurs besoins qu’à travers l’échange équivalent de leurs produits. Dans la société domestique, il y a répartition des tâches » (Meillassoux 1991 : 63).

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chacun produit lui-même la plus grande part de ce qu’il consomme. Cela limite grandement la portée des échanges dont on a trop tendance à dire aujourd’hui qu’ils sont présents partout, dans toutes les sociétés. Dans des sociétés sans division du travail, ils ne peuvent concerner que des produits dont on dirait aujourd’hui qu’ils sont « internationaux ». Il y a un commerce entre gens de la côte qui ont du poisson et gens de l’intérieur qui élèvent des porcs, mais il n’y a rien d’analogue à ce qui existe chez nous depuis l’Antiquité : des artisans qui vendent leurs produits pour acheter du pain chez un boulanger  1.

Maurice Godelier insiste sur le moment de bascule que représente la dépendance alimentaire (entre autres) de certaines catégories de la population (devenant improductives) à l’égard des groupes de producteurs-prédateurs. Certaines catégories de la population ne peuvent se dédier à leurs fonctions (religieuses, politiques, esthétiques, guerrières, techniques, commerciales, etc.) qu’en s’appuyant sur le travail de ceux qui peuvent les nourrir et, au-delà, fabriquer tous les artefacts dont ils ont besoin (de l’habitat aux ustensiles quotidien en passant par les armes). On pourrait penser que ceux qui incarnent la fonction productive-nourricière détiennent alors le pouvoir sur les autres qui dépendent d’eux pour vivre, mais ce serait mal comprendre la logique d’une telle dépendance, qui repose sur le rapport d’autorité entre ceux qui incarnent la fonction sacerdotale et de souveraineté ou la fonction guerrière et ceux qui produisent les richesses : Il existe en gros deux grandes catégories de société  : les sociétés où il n’existe pas de division sociale de travail, mais où celui-ci se répartit diffé‑ remment entre les sexes et les générations, et les sociétés qui pratiquent une véritable division sociale du travail en vertu de laquelle certains groupes sociaux ne participent pas directement à la production et se consacrent entièrement à d’autres fonctions sociales, exercées au bénéfice de tous, telle la caste des sacrifices aux dieux et déesses, ou celle des Kshatrya, caste guerrière au service des Raja, des rois. Mais le problème est évidemment que, si certains groupes ne participent pas du tout à la production de leurs propres conditions matérielles d’existence, il faut bien que d’autres le fassent pour eux. Ceci a pour conséquence que ceux qui assument cette tâche produisent en quelque sorte deux fois, et pour eux-mêmes et pour ceux qui ne produisent pas. Il faut donc qu’ils produisent régulièrement un surplus par rapport à leurs besoins pour que les autres castes ou classes continuent d’exister matériellement. Avec ces sociétés, nous ne sommes plus dans le cas de figure des Baruya, dans la mesure où les rapports sociaux qui organisent la production et la distribution de biens et des services sous-tendent désormais toute la société et lient entre elles, socialement mais aussi matériellement, toutes les castes. Si les paysans et 1. Testart 2001a : 42.

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les castes d’artisans cessaient de produire pour les autres pendant un an ou deux, la base matérielle de hiérarchie sociale s’effondrerait et entraînerait la disparition de l’architecture globale de la société  1.

Vere Gordon Childe avait parfaitement compris que certains artefacts n’existeraient pas sans la division du travail qui implique, selon les cas, des dizaines, des centaines ou des milliers d’êtres humains qui sont tous comme des enfants dépendants d’autrui pour pouvoir se nourrir. Les uns sont dépen‑ dants par manque de maturité physique et psychique, les autres le sont parce que leur tâche les absorbe à temps plein en les détournant de la recherche ou de la production de nourriture. Lorsque l’on considère un artefact complexe, la première pensée est d’imaginer les capacités cognitives nécessaires à sa conception et à sa confection. Mais ce qui se cache derrière, c’est aussi toute une structure sociale coopérative et, dans le même temps, tout un réseau de rapports de dépendance (et de domination) entre les différents groupes sociaux : Un bateau et l’outillage employé pour le construire symbolisent tout un système économique et social. Le navire moderne suppose le rassem‑ blement en un lieu donné d’une multitude de matériaux transportés d’endroits divers souvent fort éloignés. Sa construction implique un vaste réseau de communications efficaces, elle dépend de la coopéra‑ tion de grands corps de métier, spécialisés chacun dans un domaine particulier mais agissant tous de concert d’après un plan commun et sous une direction centrale. De plus, aucun travailleur ne produit sa propre nourriture en chassant, pêchant ou cultivant son champ. Le personnel œuvrant à la construction du navire est nourri sur les excédents produits à une distance souvent très éloignée par d’autres spécialistes, qui se consacrent exclusivement à la production ou au rassemblement de denrées alimentaires. Ancêtre de notre paquebot, la pirogue implique également une organisation économique et sociale, mais très différente et beaucoup moins complexe. Le seul outil nécessaire pour la fabriquer est une doloire de pierre que son propriétaire peut façonner dans un galet trouvé sur place. Le bois est fourni par un arbre voisin. Pour abattre l’arbre, l’évider, et le traîner au bord de l’eau, plusieurs hommes doivent conjuguer leurs efforts. Mais leur nombre est faible et ne dépasse pas le cercle familial. Et une pirogue peut être construite par des pêcheurs ou des cultivateurs en marge de leur occupation principale, la recherche de la nourriture. Sa confection ne demande pas d’importation alimentaire ni même l’accumulation d’excédents communaux ; elle symbolise l’autarcie économique dite domestique qu’on observe encore de nos jours dans certaines tribus  2. 1.  Godelier 2010b : 123‑124. 2.  Childe 1964 [1936] : 13.

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L’interdépendance de toutes les fonctions se traduit, à l’échelle individuelle, par un sentiment de dépendance à l’égard de la quasi-totalité de la société. Dans les sociétés hautement différenciées tout particulièrement, mais le fait est vrai aussi pour des sociétés moins différenciées, chaque vie individuelle ne peut se mener indépendamment de celle des autres  : elle dépend de l’existence et du travail du potier, du forgeron, du tisserand, de l’éleveur, de l’agriculteur, du commerçant, etc. La société s’impose donc à chacun comme une force transcendante dont il dépend, ce qui fait de l’être humain un être en permanence dépendant d’autrui et, par conséquent, en situation qu’on peut qualifier d’altricialité tertiaire. Même dans les sociétés très hautement différenciées, au sein desquelles les individus peuvent se sentir indépendants et libres  1, les différents groupes et institutions ne cessent de rappeler leur présence dès lors que des problèmes (techniques, administratifs, juridiques, économiques, médicaux, etc.) se présentent à chacun, qui ne peuvent être résolus individuellement mais par d’autres agents individuels ou collectifs (entreprises, services administratifs, hôpitaux, cabinets d’avocats, corps profes‑ sionnels spécialisés, etc.). Si la division du travail est présente dans toutes les sociétés humaines, c’est au moment où elle prend une forme industrielle exacerbée  2 qu’elle commence à apparaître aux yeux des observateurs de la société. Là encore, la formule imagée de Marx sur le fait que l’anatomie de l’homme est une clé pour comprendre l’anatomie du singe révèle sa pertinence. Un phénomène universel comme la division du travail, présent dès l’origine de l’humanité, n’apparaît en tant que tel qu’au moment où le processus de développement historique l’a accentué au point de le rendre incontournable. Faisant une estimation de l’état de la division du travail au début du xxe siècle, le socio‑ logue français Célestin Bouglé relevait le processus continu de différenciationspécialisation sur quelques milliers d’années. Partant de civilisations déjà bien avancées en matière de division du travail, il écrivait ainsi : Qu’est-ce que la douzaine de professions qu’on discerne au début de la civilisation hindoue ou de la civilisation hellène, auprès des milliers qui pullulent chez nous ! En chiffres ronds il n’y aurait pas moins aujourd’hui de 10 000 modes d’activité humaine dont chacun, dans notre société moderne, pourrait occuper un individu toute sa vie. Et l’on sait avec quelle rapidité ce nombre s’accroît. En treize ans, de 1882 à 1895, le chiffre des désignations de professions dans la statistique allemande s’est accru de plus de 4 000. Dans une seule ville, à Leipzig, un statisticien a relevé, de 1860 à 1890, l’apparition de plus de 200 professions nouvelles. 1.  Elias 1991a. 2.  « Tandis que la division sociale du travail, avec ou sans échange de marchandises, appartient aux formations économiques des sociétés les plus diverses, la division manufacturière est une création spéciale du mode de production capitaliste » (Marx 1977 [1867] : 261).

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La décomposition des opérations croît peut-être encore plus vite, stimulée qu’elle est par le progrès du machinisme. On a depuis longtemps dédoublé les 18 phases qu’admirait Adam Smith dans la fabrication des épingles. Dans la cordonnerie une machinofacture compte aujourd’hui près de 50  opérations distinctes. On dit qu’il en faut 1 662 pour la confection d’une montre. Quant au sectionnement de la production, il marche de pair avec le perfectionnement du commerce. Ce n’est pas seulement du produc‑ teur au consommateur que l’intermédiaire porte les produits achevés, c’est d’un producteur à l’autre qu’il fait circuler les matières premières ou inégalement façonnées. Les cas deviennent de plus en plus rares où le « fabricat » est conduit, par une même entreprise, de l’état primitif à l’état ultime. Les mains par lesquelles il passe avant d’être livré au public deviennent de plus en plus nombreuses. Ainsi, quelle que soit celle de ses formes techniques que nous considérons, nous pouvons dire que sur tous les points la division du travail progresse en effet dans notre civilisation  1.

Une dizaine d’années auparavant, Durkheim faisait d’ailleurs remarquer que « quoique la division du travail ne date pas d’hier, c’est seulement à la fin du siècle dernier que les sociétés ont commencé à prendre conscience de cette loi, que, jusque-là, elles subissaient presque à leur insu  2 ». Et c’est à Adam Smith qu’il attribuait le mérite essentiel d’en avoir formulé la théorie  3, même si Smith avait les yeux rivés sur le monde économique (et sur les questions de productivité, de croissance et de rentabilité économiques liées à la division du travail) alors que Durkheim, considérant l’ensemble du monde social, soulignait que la division du travail s’observait aussi bien dans le monde économique que dans les univers politique, administratif, juridique, artistique ou scientifique  4. Mais qu’est-ce qui, dans le monde social, pousse dans le sens d’une différenciation croissante, d’un passage « de l’homogène vers l’hétérogène », pour parler comme Herbert Spencer ? Pour Durkheim la réponse à cette question tient à la densité et à l’étendue démographiques des sociétés : « La division du travail, écrit-il dans son célèbre De la division du travail social, varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés, et si elle progresse d’une manière continue au cours du développement social, c’est 1.  Bouglé 1904 : 149‑150. 2.  Durkheim 1991 [1893] : 1. 3. Adam Smith ne faisait cependant lui-même que synthétiser des travaux et réflexions déjà existants : « Les historiens de l’économie attribuent à Adam Smith la paternité du concept de division du travail qui est en fait lié à une longue histoire lorsque celui-ci le reprend car son élaboration a commencé bien plus tôt. On en trouve trace dans les ouvrages des philosophes qui font de la division du travail le mécanisme du lien social. Ainsi David Hume introduit la division des tâches dans un passage dans lequel il s’interroge sur les fondements de la société et il l’associe à l’aide mutuelle. Mais c’est B. de Mandeville qui, le premier, a utilisé l’expression dans des textes rédigés en 1730 [La Fable des abeilles] » (Elleboode, 2006 : 37). 4.  Durkheim 1991 [1893] : 2.

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que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses  1. » Mais le rôle de l’expansion et de la densité démogra‑ phiques n’a de sens que si l’on fait l’hypothèse, que Durkheim ne formule pas explicitement, de l’existence d’une loi de concurrence entre individus et de lutte pour la survie sociale (loi Marx (2) de la lutte entre groupes ou individus). Pour résumer le propos de Durkheim, densité et volume croissants posent un problème de place sociale et symbolique aux différents individus composant la formation sociale. Empruntant une métaphore utilisée par Bourdieu, on pourrait dire que si tout le monde « courait » après un petit nombre d’objec‑ tifs communs, la grande majorité des « coureurs » seraient des perdants. En revanche, si une série de concurrences spécifiques, différenciées, s’organise, alors chacun peut courir avec une chance plus grande de ne pas être trop mal classé dans le sous-univers où il se présente. Interprétée de cette façon, la différenciation sociale des fonctions, ou la division du travail, apparaît comme une façon de baisser le taux général de frustration, en multipliant les possibilités d’être reconnu socialement : « La division du travail est donc un résultat de la lutte pour la vie : mais elle en est un dénouement adouci. Grâce à elle, en effet, les rivaux ne sont pas obligés de s’éliminer mutuelle‑ ment, mais peuvent coexister les uns à côté des autres  2. » Pierre Bourdieu ne disait pas autre chose lorsque, appuyant son propos sur les travaux d’un historien du droit à propos de l’Italie du Moyen Âge, il écrivait  : « [Alexander] Gerschenkron montre que, dès que les juristes ont eu conquis leur autonomie par rapport aux princes, chacun a commencé à diviser la spécialité de manière à être le premier en son village plutôt que d’être le deuxième à Rome  3. » Créer un sous-univers a pour conséquence de diminuer les tensions qui résultaient du nombre trop élevé de concurrents, et donc de vaincus ou de perdants. Chaque microcosme possède ses enjeux propres et son prestige spécifique, ce qui explique que le soldat puisse rechercher la gloire militaire et rester indifférent à la renommée scientifique ou qu’on ne puisse « faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes  4 », selon l’expression de Bourdieu, prolongeant l’analyse de Durkheim : Le soldat recherche la gloire militaire, le prêtre l’autorité morale, l’homme d’État le pouvoir, l’industriel la richesse, le savant la renommée scien‑ tifique ; chacun d’eux peut donc atteindre son but sans empêcher les autres d’atteindre le leur. Il en est encore ainsi même quand les fonctions sont moins éloignées les unes des autres. Le médecin oculiste ne fait pas 1.  Ibid. : 244. 2.  Ibid. : 253. 3.  Bourdieu 1987 : 53. 4.  Bourdieu 1980b : 114.

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concurrence à celui qui soigne les maladies mentales, ni le cordonnier au chapelier, ni le maçon à l’ébéniste, ni le physicien au chimiste, etc.  1.

Durkheim évoque deux grands types de luttes ou de concurrences, les deux termes étant employés dans l’ouvrage, selon que les acteurs appartiennent ou non au même univers. Le premier type de lutte mentionné met en scène des individus qui remplissent des fonctions relativement proches sans pour autant participer au même milieu professionnel. C’est le cas de la concur‑ rence que peuvent se faire « le brasseur et le vigneron, le drapier et le fabri‑ cant de soieries ou le poète et le musicien » qui « s’efforcent souvent de se supplanter mutuellement ». Il désigne ici des luttes analogues à celles obser‑ vables aujourd’hui, par exemple, entre les différentes catégories de prétendants au statut d’« intellectuel » : engagés dans des univers spécifiques, philosophes, sociologues, politistes, éditorialistes, entre autres, n’en sont pas moins, parfois, en concurrence pour l’accès au statut de « grand penseur public » : « Comme […] [ces fonctions] satisfont par des moyens différents des besoins semblables, il est inévitable qu’elles cherchent plus ou moins à empiéter les unes sur les autres  2. » Le second cas de lutte mentionné par Durkheim correspond aux luttes internes à chaque microcosme professionnel, qui peuvent être à l’origine de nouvelles subdivisions. Plus l’on est proche et plus la concurrence est vive, plus on se sent loin et plus l’indifférence relative diminue les tensions : Quant à ceux qui s’acquittent exactement de la même fonction, ils ne peuvent prospérer qu’au détriment les uns des autres. Si donc on se représente ces différentes fonctions sous la forme d’un faisceau ramifié, issu d’une souche commune, la lutte est à son minimum entre les points extrêmes, tandis qu’elle augmente régulièrement à mesure qu’on se rapproche du centre  3.

S’il existe une loi de différenciation tendancielle (de transformation tendancielle des sociétés « de l’homogène vers l’hétérogène » [Spencer] ou « de l’hétéro­gène à l’état de confusion » à l’hétérogène distingué, séparé [Durkheim]), on peut alors avancer que, même si ce mouvement n’est pas linéaire et inéluctable (certaines sociétés ont arrêté leur développement pour se maintenir dans un état moins avancé de la différenciation sociale des fonctions), on tient là, avec le développement du progrès technique (loi Marx  [1] de l’objectivation cumulée), une loi évolutive importante. Même s’il pensait qu’« au cours de l’histoire des sociétés, on ne distingue aucune 1.  Durkheim 1991 [1893]  : 249. Georg Simmel écrit de son côté que chaque « cercle social » produit un « honneur spécifique » (familial, militaire, commercial, etc.) (Simmel 1999 : 422). 2.  Durkheim 1991 [1893] : 249. 3.  Ibid.

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loi générale de complexification croissante ni de différenciation croissante », Alain Testart concédait tout de même que la « complexification technique » croissante se traduit « par le développement de la division sociale du travail » et que « le corps social en est plus différencié »  1.

Macrosociétés et division du travail chez les insectes eusociaux et les humains Les macrosociétés, caractérisées par une division du travail complexe, sont des formes plutôt récentes de sociétés, apparues autour de 10000 av.  J.-C. Durant la longue histoire du genre Homo, ce sont les petites sociétés de chasseurs-cueilleurs (dont les membres se comptent par dizaines ou par centaines) qui ont prédominé. Les sciences sociales sont apparues dans des macrosociétés industrielles, et ce n’est pas un hasard si les grands penseurs de la société (Spencer, Smith, Marx, Durkheim, Weber, etc.) ont tous réfléchi à cette macrosocialité et à sa division du travail si caractéristique  2. Mais la macrosocialité a précédé l’homme d’environ 200 millions d’années chez les insectes eusociaux (fourmis, abeilles, guêpes et termites). La question se pose donc de savoir pourquoi la macrosocialité et la division du travail ont été si rares dans l’ensemble des espèces, et pourquoi elles sont apparues dans des espèces aussi phylogénétiquement distantes que l’espèce humaine et certains types d’insectes. Aucun autre vertébré que l’Homme n’a développé ce genre de société. L’existence plurispécifique de macrosociétés à division du travail prouve que celles-ci peuvent « représenter des solutions comparables à des problèmes communs  3 » d’organisation sociale, malgré la grande différence d’organisme entre fourmis et êtres humains. Les sociétés de fourmis  4 possèdent un répertoire limité de 25 à 60 actes largement instinctifs, alors que la plasti‑ cité cérébrale humaine permet aux individus d’être socialisés à des métiers extrêmement divers. Les fourmis utilisent des signaux de communication chimiques, tactiles alors que les hommes utilisent essentiellement des signaux visuels et auditifs. Parmi les grands types d’activités chez les fourmis, on trouve celles relevant de la fonction de production-reproduction (la recherche ou la production de nourriture et sa distribution, les soins de la couvée, le toilettage mutuel, la maintenance du nid, etc.), celles se rapportant à la fonction guerrière (la défense d’un territoire et du nid) et quasiment aucune fonction de souveraineté malgré le fait qu’on parle de reine (qui ne dirige 1.  Testart 2012 : 74. 2. Le Dictionary of Occupational Titles (1977) ne dénombre pas moins de 20 000 professions différentes. 3.  Machalek 1992 : 34. 4.  Hölldobler & Wilson 1990.

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pas vraiment, même si elle est au centre de toute nouvelle colonie et qu’elle est nourrie par les « ouvrières »). Toutefois, des travaux montrent que même les insectes eusociaux, dont le comportement paraît génétiquement contraint, savent s’adapter en cas de besoin. Par exemple, chez les guêpes sociales du genre Polistinae, le compor‑ tement de chaque individu est très flexible, et lorsque la taille de la colonie augmente ou diminue drastiquement, la division du travail est modifiée. Ainsi, dans les petites colonies, les guêpes sont généralistes pour faire face à l’ensemble des besoins du groupe, mais dès que la taille de la colonie s’accroît, elles redeviennent des spécialistes : « Lorsque plusieurs guêpes se retrouvent en compétition pour exécuter une même tâche, il suffit que l’une d’entre elles la réalise pour que les autres ne puissent plus le faire. […] Par contre, ils pourront être incités à en exécuter d’autres. Ce mécanisme très simple permet aux guêpes de se différencier et de se spécialiser  1. » Les macrosociétés à forte division du travail supposent des ressources suffisantes pour nourrir une large population. Chez les fourmis, la pratique de la culture de champignons et de l’élevage de pucerons (pour leur miellat), combinée à une recherche d’insectes extérieurs à la colonie ont rendu possible la survie de très grandes colonies dans lesquelles toutes les fourmis ne parti‑ cipent pas à la recherche ou à la production de nourriture. Quant aux sociétés humaines, si l’abondance en ressources naturelles et les bonnes conditions climatiques sont propices à l’amorçage d’un processus de démographisation, en développant un comportement de stockage, en créant des artefacts permet‑ tant de prélever des ressources en plus grandes quantités et en inventant l’agri‑ culture et l’élevage, elles sont parvenues à assurer des ressources régulières pour de très grandes populations. Environnement riche en ressources alimentaires, stockage, croissance démographique, multiplication des artefacts et division du travail sont les ingrédients principaux du cocktail rendant possible le type de trajectoire historique de nos sociétés depuis le Néolithique.

1.  Cézilly, Giraldeau & Théraulaz 2018 : 163.

CONCLUSION GÉNÉRALE VERS UNE SCIENCE SOCIALE

L’ambition de cet ouvrage – saisir les grands faits biologiques et sociaux structurant l’ensemble des sociétés humaines, leurs lignes de force et les lois générales de leur fonctionnement – avait davantage pour obstacle une cécité collective à l’égard de nos conditions générales d’existence en tant qu’humains qu’un manque de savoirs. La résolution des problèmes que j’ai soulevés ici suppose donc un changement de regard ou de cadre pour savoir où et comment regarder, plus qu’un simple complément de connaissances. L’humanité reste très largement ignorante des fondements sur lesquels reposent ses structures sociales fondamentales. L’histoire, la sociologie, l’anthropologie ont été une première façon d’en prendre conscience. Mais ces disciplines, pas toujours convaincues de leur scientificité, se sont souvent noyées dans les enjeux politiques de leur époque et ont perdu le sens des réalités les plus fonda‑ mentales au croisement de l’histoire évolutive, des propriétés générales de l’espèce humaine et de celles des sociétés dans lesquelles elle a vécu jusqu’ici.

Réflexions sur un bilan scientifique personnel Après avoir construit un cadre général et avoir fait ce long voyage, je me suis rendu compte, en passant en revue l’ensemble de mes travaux antérieurs, que chacun d’entre eux prenait un sens nouveau. J’ai pris conscience que ces différentes recherches n’étaient que des manières, guidées par le seul sens pratique du chercheur (ce qu’on appelle communément l’intuition), de retrouver quelques-uns des nœuds principaux d’une structure sociale fonda‑ mentale. Comme l’écrasante majorité de mes collègues, j’ai longtemps pensé que les sciences sociales avaient pour seul objectif d’étudier l’ensemble des variations culturelles du comportement et de la pensée des acteurs sociaux, et qu’il fallait donc laisser à la biologie et aux sciences cognitives (neurosciences ou psychologie cognitive) le soin de décrire et d’analyser les grandes caracté‑

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ristiques de l’espèce Homo sapiens. J’ai même exprimé le fait que déroger à ce principe d’étude des variations serait une manière de « succomber au charme trompeur du chant des sirènes naturalistes  1 ». Comme la plupart de mes collègues, j’ai aussi pensé qu’il n’y avait guère d’avenir pour une science nomologique ou pour l’étude des « formes élémentaires ou invariantes du lien social qui caractériserait l’ensemble des sociétés  2 », avant de commencer à découvrir peu à peu l’existence de mécanismes universels (tels que les multiples formes de magie sociale, l’extrême dépendance du petit humain ou le fonctionnement analogique du rêve  3). Je connais donc intimement la nature des résistances – puissantes et particulièrement répandues – auxquelles ce travail ne peut manquer de se heurter. J’espère seulement que certains lecteurs plus curieux que d’autres auront accepté de se défaire, au moins le temps d’une lecture attentive, de leurs certitudes et de leurs préventions. Cet ouvrage est malgré tout autant dans la continuité de mes travaux antérieurs qu’un moment de rupture. Il serait fastidieux d’en faire la démons‑ tration détaillée ici, mais disons tout d’abord que, au cours de mes différents chantiers de recherche, j’ai travaillé sur des questions qui touchent à des points nodaux présentés dans cet ouvrage  : le rapport au langage, et notamment le rapport à l’écriture comme artefact apparu tardivement dans l’histoire de l’humanité ; le lien entre l’accumulation culturelle des savoirs rendus possibles par l’écriture et l’apparition de la forme scolaire d’apprentissage ; le lien entre les variantes de la forme scolaire et les formes d’exercice du pouvoir ; le rapport des classes sociales aux savoirs écrits et à l’institution scolaire, et la question des inégalités scolaires ; la division sexuelle du travail d’écriture domestique et les héritages sexués ; les processus de socialisation, d’appren‑ tissage ou de formation des dispositions ; les questions de transmission et de « brouillage » de transmission du capital culturel ; les modes d’appropriation différenciés des textes ; le transfert ou non-transfert des schèmes ou des dispo‑ sitions et le rôle de l’analogie pratique dans les processus de socialisation et d’activation des dispositions ou des schèmes incorporés ; la différenciation sociale des fonctions (et la division du travail) étudiée dans l’espace social de l’enseignement supérieur ; la très grande différenciation des sphères d’acti‑ vité et ses effets sur les variations interindividuelles et intra-individuelles des comportements ; la situation particulière des écrivains à second métier vivant 1.  Lahire 2004 : 696. 2.  Lahire 2012 : 32. Mais à la suite de la critique des abstractions creuses, qui visaient implicitement certaines tentatives relevant de ce que l’on peut appeler la « théorie théoricienne » (comme il existe une « politique politicienne ») et qui me paraissent toujours de faible intérêt, je n’en pointais pas moins l’existence « dans toutes les sociétés humaines » de groupes, de formes de vie et d’activités collectives et d’individus qui sont socialisés et agissent dans ces groupes ou ces formes de vie, en soulignant le fait que l’universalité de l’articulation des dispositions et des contextes d’action n’est « pas sans lien avec les capacités naturelles, biologiques de l’homme, avec ses capacités mnémoniques, le type de cerveau dont il dispose et qui le différencie d’autres animaux » (ibid. : 32‑33). 3.  Cf. Lahire 2015a, puis 2018a et 2021.

CONCLUSION GÉNÉRALE

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entre jeu littéraire et univers professionnel ; l’articulation entre patrimoines de dispositions et formes d’expression symboliques (littéraire ou onirique) ; les rapports entre domination, art, magie et sacré ; ou encore la formation et le sens des inégalités sociales. Par ailleurs, parti d’un travail doctoral sur la forme scolaire, la culture écrite et la question des inégalités scolaires, qui impliquait déjà la lecture pluridisciplinaire de travaux d’anthropologie, d’histoire, de linguistique, de sociolinguistique, de psychologie et de sociologie, je suis parvenu, trente ans plus tard, à étudier le rêve, ce qui m’a amené à m’approprier des c­ onnaissances issues de la psychanalyse, de la psychologie cognitive, des neurosciences et de la linguistique, en plus des travaux relevant des sciences sociales. Entre-temps, j’ai mené plusieurs recherches qui m’ont conduit à remettre en question la division du travail scientifique, à pratiquer l’histoire régressive de longue durée à propos de la trajectoire d’un tableau de Nicolas Poussin, en mobilisant des domaines de recherche qui vont de l’anthropologie des sociétés sans État à l’histoire de l’art, en passant par l’assyriologie et l’analyse des premières formes d’État en Mésopotamie, l’histoire de la Grèce antique, l’histoire médiévale (et notamment de la théologie sacramentaire), l’histoire des religions et du sacré ou encore l’histoire des faux et des faussaires, et en m’appuyant théori‑ quement sur les réflexions pluridisciplinaires à propos du poids de l’histoire objectivée, de la magie, de la sécularisation, de la domination et du pouvoir, des actes  de langage, des rites d’institution et des faits de légitimité, de la croyance, de la valeur économique, ou encore de la vie sociale des objets et de leurs « biographies ». Par goût « personnel » enfin – qui est en fait largement déterminé par une formation scientifique initiale  1  – et sans aucune néces‑ sité liée à des objectifs particuliers de recherche, je me suis aussi intéressé à l’histoire des sciences, physiques, mathématiques et biologiques notamment, et particulièrement à l’histoire de leurs révolutions, ainsi qu’aux processus de création scientifique. L’ensemble de ce parcours, et tout particulièrement la régulière fréquen‑ tation des travaux des autres disciplines sur des objets qui m’intéressaient en tant que sociologue, a contribué à forger deux grandes convictions qui sont à la base de cet ouvrage : d’une part, le fait que les sciences ne sont pas des constructions culturelles comme les autres, mais qu’elles parviennent à saisir des propriétés du réel nous permettant d’agir sur lui en connaissance de cause ; et d’autre part, étant donné que les propriétés du réel préexistent aux points de vue scientifiques construits pour les appréhender, des disciplines aussi différentes que les sciences sociales, la psychologie et la biologie ne 1.  Entré dans un lycée technique « réputé » de ma région dans le but de suivre une filière « électro‑ nique », j’ai bifurqué et choisi la « voie royale » qu’offrait ce même lycée (un baccalauréat « E », mathématiques et techniques), et qui formait essentiellement des élèves destinés à poursuivre leurs études dans des écoles d’ingénieurs.

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peuvent pas produire des connaissances contradictoires entre elles à propos de la réalité. Mes recherches antérieures, par la nature des objets et le type de démarche engagé, ont donc été autant de préparations de cette nouvelle étape de ma recherche. La seule chose vraiment nouvelle pour moi, mais elle est bien sûr décisive, réside dans le fait que j’ai ajouté à la liste de mes lectures de travail, les productions scientifiques de disciplines telles que la biologie, l’éthologie, la paléoanthropologie et la préhistoire, qui représentent près d’un tiers des références (qui en comptent près de mille) mobilisées dans cet ouvrage  1. Je ne pensais pas notamment un jour pouvoir trouver le moyen de relier ou de raccorder la biologie (au sens large du terme incluant autant la biologie évolutive que l’éthologie) – cette science à la fois si mal vue et si méconnue de la majorité des anthropologues, historiens et sociologues – et les sciences sociales, en ne tombant jamais dans le réductionnisme de l’explication du social par le biologique  2. En faisant cela, j’ai ressenti la grande satisfaction de comprendre quelques faits sociaux humains majeurs qui restaient large‑ ment pour moi des énigmes, même quand ils donnent lieu à de multiples descriptions et analyses. J’ai aussi compris pourquoi deux jeunes penseurs allemands des sciences sociales, Karl Marx et Friedrich Engels, avaient immédiatement ressenti une profonde sympathie, qu’on pourrait qualifier de « matérialiste », à la lecture de L’Origine des espèces de Charles Darwin, et pourquoi Marx avait l’incroyable intuition que « les sciences de la nature englober[aient] plus tard la science de l’homme, tout comme la science de l’homme englober[ait] les sciences de la nature » et qu’il n’y aurait dès lors « plus qu’une seule science »  3. Suivant le conseil de Pierre Bourdieu, j’ai, tout au long de mon parcours de recherche, investi les « questions théoriques les plus décisives » dans « des études empiriques minutieusement menées »  4. Mais, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’expliquer en début d’ouvrage, la question est précisément de savoir comment (sur quelle base) on détermine ce que sont ces questions théoriques décisives. Les jeunes chercheurs qui entrent dans les sciences sociales n’ont le plus souvent pas eu le temps de lire suffisamment de travaux dans divers domaines (la division du travail scientifique décourageant même les plus curieux d’entre eux) pour avoir un sens pratique de ce qui a émergé collectivement comme décisif au cours de l’histoire plus que centenaire des 1.  L’anthropologie, la sociologie, l’histoire et la linguistique représentent environ la moitié de l’ensemble des références (51 %), tandis que préhistoire, paléoanthropologie, éthologie et biologie composent un peu moins d’un tiers (30 %), le reste se répartissant essentiellement entre les différents types de « psychologie », les neurosciences, l’épistémologie et l’histoire des sciences (13 %) ; la philo‑ sophie et la littérature ne représentant qu’une petite partie du corpus (3,3 %). 2.  Ce qui est explicitement revendiqué par un anthropologue comme Pascal Boyer (2022). 3.  Marx 1996 : 154. 4.  Bourdieu 1992 : 250.

CONCLUSION GÉNÉRALE

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sciences sociales. Et le terme de « théorique » peut même laisser penser que tout n’est ici qu’une question de « point de vue », alors qu’il serait préférable de parler de « grands problèmes de l’humanité » ou de « faits centraux de la vie des sociétés humaines ». Étudier les grands problèmes de l’humanité ou les faits centraux de la vie des sociétés humaines en menant des enquêtes empiriques minutieuses, voilà, me semble-t-il, la bonne manière de définir le travail des sciences sociales, lorsque celles-ci produisent ce que l’on a coutume d’appeler des « monographies » ou des « études de cas ».

Un livre en forme de carte Mais, dans tous les domaines savants, l’accumulation des études de cas appelle régulièrement des synthèses créatrices –  c’est-à-dire à visée scienti‑ fique et non « pédagogique »  – qui récapitulent, coordonnent, clarifient, reformulent et orientent la recherche afin de féconder de nouveaux travaux théorico-empiriques riches du patrimoine accumulé et conscients de ce qu’ils peuvent apporter de neuf dans un paysage clairement dessiné. L’intuition des chercheurs, qui n’est bien sûr elle-même que le produit synthétique d’une riche expérience, ne pouvant être utile qu’aux plus savants d’entre eux, les chercheurs ont besoin d’une carte pour savoir où ils se trouvent, où ils vont et quels sont les principaux points qui structurent le territoire qu’ils cherchent à connaître. Ce livre est donc une carte. Et une carte qui ne prétend pas se substi‑ tuer aux études de cas. Nous avons simplement besoin des deux, comme la physique ou la biologie ont besoin autant de la théorie de la relativité générale ou de la théorie de l’évolution que de micro-analyses de cas précis. Le travail de réflexion que j’ai mené a consisté à revenir à la racine d’un certain nombre de caractéristiques propres aux sociétés humaines. Cela signifie, avant toute autre considération, d’accepter que de telles caractéristiques générales puissent exister, ce qui est loin d’être admis dans les sciences sociales. Si l’on pense que, malgré leur diversité, toutes les sociétés humaines ont des propriétés générales, alors on peut se mettre en quête de ces propriétés par des compa‑ raisons inter-sociétés humaines et par des comparaisons inter-espèces ou, plus exactement, inter-sociétés humaines et non humaines. J’ai procédé ici en dégageant une série de lignes de force présentes, de manière plus indistincte, dès les premières sociétés humaines, de lois générales de fonctionnement des individus et des groupes, mais aussi quelques grands faits anthropologiques, tels que l’altricialité secondaire, la partition sexuée (et la gestation et l’allaitement exclusivement féminins), la longévité, la socialité et l’historicité, qui ont d’emblée conditionné l’organisation sociale qu’ont pu développer les humains. Une telle entreprise n’a aucune ambition d’exhaustivité, même si je crois que des éléments essentiels du puzzle ont été mis en place. Il

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appartiendra à chaque lecteur, s’il le désire, de poursuivre les pistes dégagées ou de mettre au jour des points cruciaux négligés. Au cours de ce long parcours durant lequel j’ai intentionnellement mêlé des références aux sciences naturelles et aux sciences sociales, j’insiste sur le fait qu’il n’a jamais été question de déterminisme génétique, car la biologie de l’espèce pèse sur le monde social essentiellement à un autre niveau de complexité que celui où se situent les gènes. Et je n’ai nié ni l’importance de la culture ni le poids de l’histoire dans l’appréhension des sociétés humaines. Ce que j’ai essayé en revanche de montrer, c’est l’indis‑ sociabilité de certaines propriétés biologiques plus ou moins propres à notre espèce et de certaines propriétés sociales persistantes (la récurrence des faits de dépendance-domination, de la domination masculine, de l’hyper-socialité humaine, de la cumulativité culturelle, de la division du travail, etc.) ; le fait aussi que la culture et l’histoire ne peuvent pas se développer dans n’importe quelle direction et de n’importe quelle manière, et qu’elles sont contraintes en permanence par des bornes constitutives de notre espèce. J’espère que les nombreuses preuves cumulées et présentées sauront faire changer d’avis des collègues saisis par le relativisme et l’hyper-constructivisme ; pris aussi par le doute quant à la scientificité de leurs disciplines ou à l’exis‑ tence d’une cumulativité scientifique, ou, plus souvent encore, n’ayant préci‑ sément aucun doute quant au statut « à part » des sciences sociales et à l’impossibilité pour elles d’une cumulativité de leurs connaissances. J’espère que les réactions que ne manquera pas de susciter cet ouvrage, qui s’efforce de sortir du « cercle impérieux et invisible » (Grothendieck) délimitant l’univers actuel des sciences sociales, ne se réduiront pas aux classiques ricanements contre ce que d’aucuns s’obstinent à percevoir comme un naturalisme naïf, un positivisme d’un autre âge ou, pire, un « simple » travail de bureau, théorique ou livresque, façons radicales de disqualifier tout travail scienti‑ fique  1. Pendant longtemps, les résistances antiscientifiques auxquelles les savants étaient confrontés se tenaient pour l’essentiel à l’extérieur de la science –  qu’elles se nomment religion, morale ou politique  –, mais force est de constater que ces résistances sont désormais bien autant internes qu’externes et qu’elles s’expriment au nom d’une conception – « réaliste » ? « modeste » ? « pragmatique » ? ou que sais-je encore ? – de la science. 1.  Alors que j’écrivais cet ouvrage, j’ai lu un compte rendu d’un très bel ouvrage de Christophe Darmangeat (2021), compte rendu qui, une fois n’est pas coutume, souligne l’importance du travail de collecte d’informations et de synthèse réalisé. Son auteur, Gregory Salle, écrit que « l’impressionnant savoir déployé par Christophe Darmangeat est essentiellement livresque », que « rien, dans le livre, ne laisse supposer qu’il ait jamais mis les pieds en Australie » et que « l’on peut dire sans provocation aucune que cela n’a pas d’importance ». Il ajoute  : « Un raisonnement rigoureux appuyé sur un examen attentif des sources, fussent-elles secondaires, peut ainsi faire incomparablement mieux qu’une observation directe transcrite de manière narrative-descriptive plutôt qu’interprétative. On lit là les vertus d’une anthropologie de bureau […] » (Salle 2022).

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Les lecteurs honnêtes verront toutefois que dans ce travail, bien que j’aie été un sociologue d’enquête pendant plus de trente ans et que j’aie multi‑ plié les occasions de produire des données, je n’ai jamais autant apporté de preuves empiriques – provenant de domaines de savoirs très divers et pourtant congruentes entre elles –, synthétisées et coordonnées dans un cadre cohérent. Darwin ou Marx, deux auteurs que j’ai beaucoup cités dans cet ouvrage, n’ont pas procédé autrement quand ils écrivaient L’Origine des espèces ou Le Capital. En citant ces auteurs, je ne revendique rien d’autre qu’une commu‑ nauté de démarche et une même foi scientifique. Et comme eux-mêmes l’ont souhaité pour leur propre recherche, j’espère que ce travail coûteux, et sans doute le plus risqué scientifiquement qu’il m’ait été donné de faire, rendra service à d’autres et leur fera gagner un temps précieux dans leur recherche. Pierre Bourdieu a déclaré un jour qu’étant donné le fait que, dans les sciences sociales, « les choses essentielles sont floues, ne sont pas encore constituées » et qu’elles sont « très longues à acquérir », on n’a aucune chance de devenir un « bon sociologue », et encore « à condition d’avoir très bien travaillé », avant l’âge de cinquante ans  1. Or il me semble que l’on pourrait travailler collectivement à faire baisser cet âge moyen en organisant autrement la vie scientifique et en veillant à dégager une cumulativité de nos savoirs. Peut-être que ce travail donnera l’opportunité à certains jeunes chercheurs indépendants, qui ne se satisfont pas de la doxa ambiante, d’être de très bons sociologues avant cinquante ans. Je me suis efforcé de montrer que l’ambition d’une science sociale générale n’était ni un vœu pieux ni une chimère, mais une réalité concrètement atteignable. Si beaucoup plus de chercheurs œuvraient dans la même direc‑ tion, le type de travail que j’ai réalisé ici aurait été moins coûteux et moins difficile à mener. J’espère que ce livre, qui n’est qu’une première étape vers l’avènement d’une science sociale digne de ce nom, permettra à d’autres de réaliser des travaux qu’ils n’auraient pas pensé pouvoir réaliser sans lui. Cela suffirait très largement à mon bonheur.

L’évolution, l’histoire L’un des points qui ressort de ce travail, et qu’il m’aurait été impossible de prévoir avant d’être très avancé dans la recherche, est le fait que les sociétés humaines sont travaillées à la fois par des propriétés biologiques quasi constantes qui pèsent sur leurs structures profondes et par le poids de l’histoire, c’est-à-dire de l’accumulation culturelle au sens large du terme (savoirs et savoir-faire, artefacts, rites, institutions, etc.) et des transforma‑ tions culturelles qui la ponctuent. Pour faire comprendre l’essentiel de mon 1.  Bourdieu 1998c.

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propos, je dirais que les sociétés humaines ont été d’emblée placées sur des rails du fait de propriétés de départ fortement dépendantes des propriétés biologiques de l’espèce, mais que les accumulations-transformations culturelles successives n’ont cessé de créer leur propre inertie (ce qui peut laisser penser, à tort, que tout vient de la culture et de l’histoire), avec cependant des rails qui sont toujours là et qui continuent à limiter l’action de la culture, même si celle-ci parvient parfois à déplacer quelques limites biologiques. Ma position dans cet ouvrage peut être qualifiée d’uniformitariste, même si ce terme est d’usage peu fréquent dans les sciences sociales. L’uniformitarisme est un des principes de base de la géologie moderne, qui postule que les processus qui étaient à l’œuvre dans un passé lointain se déroulent toujours dans le présent. C’est une manière de dire que les phénomènes que nous observons aujourd’hui ne sont pas radicalement différents de ceux qui se déroulaient dans les premiers temps de l’humanité ou dans les différents types de sociétés étudiés, et que s’ils paraissent à première vue très différents, les logiques profondes qui les travaillent sont les mêmes. Cela signifie encore que des lois générales de fonctionnement œuvrent, en tout temps et en tout lieu, depuis les premières sociétés jusqu’à nos sociétés actuelles. C’est ce principe que mettait en œuvre, sans le nommer, Alain Testart dans son travail de recherche et qui lui faisait écrire qu’« il revient, en quelque sorte, à admettre que les mêmes causes que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui ont pu jouer aussi dans le lointain passé de l’humanité » et « que l’ethnographie peut être utile pour reconstituer l’histoire »  1.

Pensée des invariants, pensée conservatrice La réticence des sociologues, des anthropologues ou des historiens face aux « lois de l’économie », et ce d’autant plus qu’elles sont présentées comme des « lois naturelles », les hésitations exprimées par Bourdieu lorsqu’il s’agit de formuler des lois générales, sa remarque notamment sur le fait que les socio‑ logues n’aiment « pas beaucoup l’universel, l’anthropologique, le naturel  2 » en disent long sur ce qui pèse historiquement sur les chercheurs en sciences sociales en matière de droit à la généralisation. Les interdits sont scientifiques mais aussi politiques, et la peur de « naturaliser », de « fataliser » ou de « déses‑ pérer » toutes celles et ceux qui luttent contre toutes les formes d’inégalité et de domination est présente jusque dans les rappels rituels du caractère historique des « lois ». Pourtant, le chercheur est bien embarrassé lorsqu’il est obligé de constater, par exemple, que la domination ou la violence n’ont épargné aucune des sociétés connues par l’ethnologie, l’histoire et la  socio‑ 1.  Testart 2004a : 233. 2.  Bourdieu 2017 : 49‑50.

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logie, et que ce qui a varié, ce sont les types et les formes de cette domination ou de cette violence. Il est même franchement atterré quand il enregistre le caractère quasiment universel de la domination masculine. Que faire de si lourds constats ? Pour beaucoup, l’invariant, la loi, l’universel sont du côté de la nature, de l’immuable, de l’anhistorique, et donc du côté des forces de la conservation, de l’ordre ou de la réaction (opposées aux forces du progrès, du changement et de l’émancipation). Or, s’il est important d’établir des lois, ce n’est pas pour glorifier leur caractère éternel ou baisser les bras devant le spectacle des multiples inégalités devenues historiquement insupportables, mais pour pouvoir imaginer comment s’en dégager, comment les maîtriser et ne pas en être les victimes inconscientes. Comme le disait fort bien Bourdieu : Personne n’a jamais eu l’idée de reprocher à Galilée de détruire le rêve de vol ; c’est au contraire parce que Galilée a découvert la loi de la pesanteur que l’on a pu voler. C’est en tout cas dans la mesure où nous connaissons les lois selon lesquelles le capital culturel se transmet d’une génération à une autre, que nous avons quelque chance de suspendre partiellement les effets de ces mécanismes  1.

Mais on aurait surtout envie de dire que les lois, et plus généralement les vérités, si elles sont correctement établies, ne sont ni de droite ni de gauche, ni du côté de l’ordre ni de celui du changement. Elles s’imposent à toutes et tous et ne dépendent que très peu de notre volonté individuelle, mais d’états de fait  2 que nous apprenons peu à peu à connaître. On aimerait pouvoir affirmer, comme le socialiste et féministe allemand August Bebel en 1883 : « La véritable science n’a en rien à se préoccuper de savoir si ses conséquences mènent à telle ou telle institution politique, à telle ou telle situation sociale. Elle a à examiner si les théories sont justes, et, si elles le sont, on doit les accepter avec toutes leurs conséquences  3. » On sait cependant que les choses sont toujours plus compliquées qu’elles n’en ont l’air, et notamment que les pensées de la structure, de la longue durée ou de l’invariant ont très souvent capté l’attention d’auteurs aux inclinations politiques plus conservatrices et, dans certains cas, clairement réactionnaires. Or l’opposition entre les penseurs de la structure, de la permanence ou de l’invariant et les penseurs de la liberté, du surgissement de l’événement, de l’incertitude, du mouvement, etc., est fatale à une compréhension juste du monde social. On peut heureusement s’appuyer sur quelques grands penseurs de la structure et de la sédimentation du passé, qui – comme Marx, 1.  Bourdieu 1983a. Souligné par moi. 2.  Lahire 2015a, chap. 1 : 31‑65. 3.  August Bebel, Die Frau und der Sozialismus (La Femme et le Socialisme), 1883, cité in Pannekoek & Tort 2011 : 89‑90.

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Durkheim, Weber ou Bourdieu, entre autres – ont suffisamment prouvé, me semble-t-il, par leur sensibilité aux faits de domination notamment, qu’ils étaient politiquement situés du côté du progrès, des Lumières, de la volonté d’éclairer les individus sur les contraintes qui échappent à leurs consciences et de leur donner une chance de s’émanciper. Les vrais révolutionnaires ne sont paradoxalement pas ceux qui nient les déterminismes physiques, biologiques, psychologiques ou sociaux, refusent toute idée de loi ou d’invariant et ne veulent voir dans l’histoire que des potentialités infinies de changements. On rappellera ici ce formidable passage de Marx et Engels dans la préface à L’Idéologie allemande qu’on voudrait pouvoir citer devant tant de débats contemporains : Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes  1.

Aujourd’hui comme hier, les combats émancipateurs se nourrissent avide‑ ment de toutes les recherches, même les moins bien fondées et peut-être surtout elles, qui pourraient leur apporter la preuve qu’avant, dans d’autres sociétés, cela (la violence interpersonnelle ou intergroupe, la xénophobie, la domination et notamment la domination masculine, etc.) n’existait pas, et l’espoir que tout peut changer avec un peu de bonne volonté politique  2. Mais les faits sont têtus, et souvent un peu désespérants, quand on croit en la nécessité historique de l’émancipation ou de la pacification des mœurs. En tant que scientifiques, nous n’avons d’autre choix que de nous confronter au réel, d’être prêts à remettre en question nos conceptions si elles se révèlent fausses et de chercher à rendre raison des constats quand ils sont à peu près établis ; mais en tant que réformateurs ou révolutionnaires, nous nous devons aussi de ne pas mépriser les faits, même si nous pouvons éprouver une jouissance quasi enfantine à les détruire par un simple effort d’imagination, et de nous interroger sur ce que nous pouvons en faire pour nous donner une chance de les contester dans la réalité.

1.  Marx & Engels 1982 [1845] : 60. 2. Sans avoir les compétences pour intervenir dans un débat portant sur l’existence ou non de hiérarchies sociales au Paléolithique, je souligne le fait qu’Emmanuel Guy pose malgré tout de bonnes questions à ses contradicteurs dans Guy 2020 : 251.

POST-SCRIPTUM LA CONVERGENCE DES FORMULES BIOLOGIQUE, PSYCHOLOGIQUE ET SOCIOLOGIQUE J’ai déjà eu l’occasion d’établir un parallèle entre la formule expli‑ cative des pratiques de la sociologie dispositionnaliste-contextualiste (« Individu  ⇔  Contexte culturel, produit de l’histoire humaine et exerçant un effet socialisateur  = Être culturellement-historiquement transformé ») et la formule explicative sous-jacente de la biologie évolutive darwinienne (« Organisme vivant  ⇔  Environnement biotique et abiotique, exerçant une pression sélective = Organisme vivant sélectionné ») en expliquant que la première n’était qu’une suite logique, pour une espèce culturelle, de la seconde  1. Au cours de la longue histoire évolutive du vivant, la culture (et donc la trans‑ mission culturelle ou l’apprentissage) est apparue comme une solution évolutive avantageuse, prolongeant le rôle adaptatif de la sélection naturelle. La mutation permanente des organismes permet à une partie d’entre eux d’être mieux adaptés aux conditions d’un nouvel environnement, de vivre plus longtemps et de se repro‑ duire davantage, transmettant à leur progéniture des caractéristiques génétiques favorables par rapport à l’environnement (si celui-ci se maintient suffisamment longtemps pour pouvoir profiter aux porteurs de ces caractéristiques). Par ce jeu permanent de sélection des organismes porteurs des « bonnes » propriétés génétiques, les organismes peuvent progressivement évoluer sur un temps très long. L’évolution qui conduit peu à peu vers de nouvelles espèces suppose beaucoup de perdants dans la lutte pour la survie. En revanche, l’adaptation par la voie culturelle rend possible une survie plus immédiate en apportant une plus grande flexibilité par rapport aux variations du contexte environnemental que le simple jeu des mutations génétiques en partie aléatoires, les savoirs et savoir-faire, de même que les artefacts permettant de compenser les faiblesses de l’organisme  2. 1.  Cf. supra l’introduction de « Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant ». 2.  Il faut noter toutefois qu’entre la « stratégie » d’adaptation lente par la sélection naturelle sur la base d’une variabilité génétique et la « stratégie » d’adaptation plus rapide par la fabrication de savoirs et d’artefacts et la transmission culturelle, on trouve la « stratégie » d’adaptation épigénétique

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Mais à cela s’ajoute encore une autre formule explicative  : celle de la psychologie, telle qu’on la trouve implicitement ou explicitement à l’œuvre chez des auteurs tels que Jean Piaget, Henri Wallon, Donald W. Winnicott ou Albert Bandura. Il est temps désormais de montrer que l’analogie des formules explicatives biologiques, sociologiques et psychologiques n’est pas un simple hasard ou un effet de « point de vue » – des chercheurs partageant, pour des raisons culturelles arbitraires, des modèles ou des schèmes d’intel‑ ligibilité. Cette proximité s’explique davantage par les propriétés mêmes du réel biologique, psychologique ou sociologique. D’une part, l’organisme biologique est transformable et adaptable, de même que le psychisme individuel et l’individu socialisé : l’organisme biolo‑ gique est en constante adaptation génétique sur la longue durée, le psychisme se construit en permanence à travers les expériences individuelles, et c’est le cas aussi du patrimoine individuel de dispositions sociales incorporées. D’autre part, ces organisme, psychisme et disposition sociale se transforment sous l’effet des contextes dans lesquels ils sont amenés à évoluer  : pour le vivant biologique, il s’agit de l’environnement, c’est-à-dire des condi‑ tions biotiques (l’ensemble des autres espèces en relation d’interdépendance ou d’interaction avec l’espèce en question) et abiotiques (l’ensemble des conditions climatiques, géologiques, physiques et chimiques auxquelles sont soumis les organismes biologiques) ; pour le psychisme individuel, il s’agit de l’ensemble des situations-interactions-problèmes auxquels il est confronté dans ses relations directes avec le monde des objets et des personnes de son entourage ; et pour l’individu socialisé, il s’agit, selon les cas, des grands rapports sociaux (de lignage, de clan, de caste, d’ordre, de classe, de genre, de générations, d’ethnie, etc.), des cadres institutionnels, des domaines d’acti‑ vité, des types de situations dans lesquels il est amené à voir, sentir, penser et agir, en y occupant une place particulière. Enfin, on notera que, si l’organisme, le psychisme ou l’individu socia‑ lisé sont modifiés sous l’effet de l’environnement, des situations ou des contextes culturels, ils ne sont pas eux-mêmes sans effet sur ces environne‑ ment, situation ou contexte qu’ils contribuent à produire ou à construire qui modifie, de façon à la fois réversible et transmissible d’une génération à l’autre, l’expression des gènes. Les mécanismes épigénétiques permettent de comprendre aussi bien comment les cellules de notre corps peuvent, à partir d’un même patrimoine génétique, s’exprimer différemment selon le tissu (osseux, musculaire,  etc.) et l’organe au sein duquel elles s’insèrent, comment une même larve d’abeille peut devenir reine ou ouvrière en fonction de son alimentation, comment des poissons ou des mammifères peuvent changer de couleur en fonction des saisons et des environnements dans lesquels ils évoluent pour échapper à leurs prédateurs, ou comment une souris ayant vécu un stress durant sa petite enfance peut laisser une empreinte de celui-ci sur sa descendance (durant plusieurs générations). Sachant que la variation de l’expression des gènes dépend des interactions avec l’environnement, et, pour une espèce culturelle comme l’espèce humaine, des interactions avec un environnement culturel, on voit bien comment la culture peut peser sur le phénotype d’une espèce. Cf. notamment Jablonka & Lamb 2014.

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par leurs actions propres. Les dialectiques organisme-environnement, psychisme-situation, disposition-contexte  1 imposent de considérer les effets des organismes sur leurs environnements, des psychismes sur les situations et des individus socialisés sur les contextes d’action, autant que les effets, classiquement considérés, des environnement, situation ou contexte sur les organisme-psychisme-disposition. On pourrait se dire que, dès lors que le chercheur, quel qu’il soit, distingue un objet (e.g. une particule) de l’ensemble dans lequel il se trouve placé (e.g.  un champ électrique ou un champ magnétique), il est nécessairement amené à se poser le même type de questions, concernant à la fois l’effet de l’ensemble sur l’objet (sur son « comportement » et ses propriétés spécifiques) et, inversement, l’effet de l’objet sur l’ensemble. En ce sens, un physicien peut tout aussi bien poser, par exemple, la formule suivante : « Particule ⇔ Champ électrique  = Comportement de la particule ». Cela ne fait que rappeler le caractère fondamentalement relationnel du réel, bien au-delà du réel biotique (méta-fait de l’interdépendance des organismes vivants). Une différence cruciale sépare toutefois la physique ou la chimie, qui travaillent sur de la matière inorganique, de la biologie, de la psychologie ou de la sociologie, qui travaillent sur des réalités organiques : la caractéristique fondamentale des organismes vivants – qu’on les considère en tant qu’indi‑ vidus biologiques, psychologiques ou sociaux – réside dans le fait qu’ils ont à la fois une structure interne propre, dotée d’une relative autonomie de fonctionnement et puisant dans le milieu extérieur à eux les éléments néces‑ saires à leur conservation-reproduction-extension (loi [biologique et sociale] de la conservation-reproduction-extension), une capacité à se reproduire et une capacité plastique à s’adapter, et donc à se transformer en fonction de leurs interactions avec leur environnement. Le caractère relationnel et dialectique des trois formules qui mettent toutes en relation et envisagent les effets de transformation mutuelle d’un intérieur et d’un extérieur, d’une structure interne et d’un milieu externe est donc fondamentalement ancré dans les propriétés de ce qu’on appelle la « vie ».

Une formule biologique Pour Darwin, la variabilité entre les différents individus d’une même génération est aléatoire –  dans le sens où l’on en ignore généralement les causes  – et le milieu favorise simplement certains porteurs de caractères par rapport à d’autres, en termes de chances de survie et de probabilité 1.  Pour chacun de ces couples, chaque discipline et même des théories différentes au sein d’une même discipline définissent spécifiquement ce qu’il faut entendre par « environnement », « situation » ou « contexte ».

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de descendance. De génération en génération, si les mêmes conditions sont maintenues, le tri se fait en faveur des uns et en défaveur des autres, ce qui peut conduire à la disparition progressive ou totale de certains porteurs de caractéristiques, de certaines variétés, voire d’espèces entières. Le raisonnement repose donc sur le caractère aléatoire de la variation et sur le tri opéré par les conditions d’existence. Dans L’Origine des espèces, Darwin ne cesse d’articuler « conditions d’exis‑ tence » et « nature de l’organisme » (ou « unité de type ») pour rendre compte de l’évolution des espèces. Les conditions d’existence (il parle indistinctement de « conditions extérieures ») renvoient à des réalités abiotiques-inorganiques telles que les conditions physico-chimiques, climatiques, géologiques ou géographiques et à des réalités biotiques-organiques, telles que la présence de végétaux, de prédateurs, de proies ou de concurrents pour la même nourriture. Impossible de comprendre les évolutions sans tenir compte à la fois de l’état présent de l’organisme, qui est toujours le produit d’une histoire évolutive, et des conditions extérieures qui peuvent se transformer. Les modifications des organismes observées sont à la théorie évolutive ce que les effets de socialisation sont à la théorie dispositionnaliste-contextualiste des pratiques. Le rôle des conditions d’existence (de l’environnement, du milieu, des conditions extérieures, etc.) ne se voit jamais aussi bien que lorsque, par une situation quasi expérimentale, une même espèce se trouve placée dans des conditions très différentes. Un même organisme (ou une même « unité de type ») est alors soumis à des pressions sélectives très différentes, et les espèces se mettent à évoluer différemment (à diverger en se spécialisant) sous l’effet d’environnements différents  1. Darwin écrit que l’« on reconnaît en général que tous les êtres organiques ont été formés suivant deux grandes lois : l’Unité de Type et les Conditions d’Existence » et que « par unité de type, on entend cette concordance fonda‑ mentale dans la structure que nous constatons chez les êtres organiques de la même classe, et qui est tout à fait indépendante de leurs habitudes de vie ». Avec l’unité de type, on est du côté de l’« unité de filiation », de l’histoire de l’organisme, et donc du côté des produits de toutes les adapta‑ tions passées à des conditions d’existence successives : « La sélection naturelle agit soit en adaptant actuellement les parties variantes de chaque être à ses conditions de vie organiques et inorganiques, soit en les ayant adaptées au cours de périodes passées  2 ». Ces conditions extérieures de vie sont ainsi déjà incluses dans les structures présentes de l’organisme et continuent de jouer un rôle central dans la sélection des caractéristiques favorables à l’adapta‑ 1.  Le cas des évolutions en contexte insulaire – avec des effets de gigantisme ou de nanisme dus à l’absence de prédateurs ou à une rareté alimentaire  – est particulièrement parlant pour prendre conscience des effets des conditions de vie sur la sélection des organismes. Cf. Losos 2021. 2.  Darwin 2009 [1859] : 508.

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tion  1. On a donc affaire à une double présence des conditions d’existence : 1)  passées et apparaissant sous la forme notamment de traits anatomiques spécifiques ayant été sélectionnés ou 2) présentes sous la forme de contraintes extérieures nouvelles. Commentant Darwin, le paléontologue Stephen Jay Gould souligne bien cette double présence, dans le passé et dans le présent, des conditions d’existence : [Darwin] soutient que les structures ancestrales, formant les grandes homologies recouvertes par la notion d’unité de type, sont à l’origine apparues sous l’action de la sélection naturelle en tant qu’adaptations aux « conditions organiques et inorganiques de l’existence » dans les milieux ancestraux. Ainsi, les deux pôles de la dichotomie, l’unité de type et les conditions d’existence, reçoivent une seule et même explication sous les hospices de la sélection naturelle : ils correspondent soit à des adaptations immédiates à des environnements actuels (cas des « conditions d’exis‑ tence »), soit à des adaptations à d’anciens environnements, transmises par la voie de l’hérédité à la lignée diversifiée des descendants (cas de l’« unité de type »). La vieille dichotomie des termes opposés, en fait, ne repré‑ sente absolument pas un conflit entre des termes opposés, mais traduit seulement l’expression à des moments différents d’un unique mécanisme qui domine l’évolution : l’adaptation par la sélection naturelle. Autrement dit, puisque l’adaptation incarne le principe des « conditions d’existence », et puisqu’elle est présente aux deux pôles de l’ancienne dichotomie, c’est donc bien la notion de « conditions d’existence » qui sort victorieuse de la vieille opposition ou, comme le dit Darwin, constitue « la loi supérieure, puisqu’elle comprend, par l’hérédité des adaptations antérieures, celle de l’unité de type »  2.

Mais on sait aussi, depuis Darwin, que les propriétés sociales de base d’une espèce ne se laissent pas modifier facilement par des variations écologiques et résistent souvent assez fortement aux effets des différents contextes de vie dans lesquels elles sont plongées : Toutes les variations observées dans l’organisation et le comportement social ne correspondent pas aux prédictions issues des modèles socio-écologiques, peut-être parce que la phylogénie contraint l’évolution sociale. Bien que de nombreuses comparaisons entre deux espèces étroitement apparentées apportent du crédit aux modèles socio-écologiques, on peut également trouver des exemples qui ne correspondent pas bien au modèle. Ainsi, les babouins occupent des habitats extrêmement diversifiés en Afrique, mais la structure de base de leur organisation sociale reste remarqua‑ blement constante selon l’habitat et le groupe. Le rôle de l’environne‑ 1.  On trouve là l’équivalent du passé incorporé dans la théorie sociologique dispositionnaliste. 2.  Gould 2006 : 358.

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ment dans le modelage de l’organisation sociale a également été remis en question par les études comparatives qui prennent explicitement en compte la phylogenèse. Anthony di Fiore de l’université de New York et Drew Rendall de l’université de Leithbridge montre que la plupart des caractéristiques associées à la compétition de luttes intra-groupe, ainsi qu’aux hiérarchies de dominance linéaires, aux alliances népotistes et à la philopatrie femelle, se trouve chez presque toutes les espèces actuelles de cercopithèques même si elles occupent aujourd’hui un éventail d’habitats très large. Ces découvertes suggèrent qu’il existe une inertie considérable en évolution sociale  1.

Le modèle de Darwin est profondément historique, en ce qu’il pense chaque organisme comme le produit des adaptations passées dans l’histoire du vivant et comme le travail toujours en cours d’adaptation aux conditions d’existence présentes. On a donc exactement le même type de dialectique entre organisme et conditions d’existence qu’entre dispositions (internes) et contexte (externe). Cette correspondance n’est pas fortuite mais renvoie à des propriétés centrales du vivant, dans ses dimensions biologique et culturelle, sachant que, comme nous l’avons vu au cours de notre longue enquête, la culture est un produit et un prolongement de l’évolution biologique dans sa quête objective de solutions à des problèmes d’adaptation. Dans la vie sociale, si le contexte est trop contraignant, il emporte presque toute l’explication (on peut penser à la différence entre un champ mathéma‑ tique très contraignant et un jeu littéraire beaucoup plus ouvert, le premier exerçant une pression beaucoup plus forte sur les dispositions des membres du champ que le second ; à la différence entre un contexte carcéral et un contexte informel de vie ordinaire ; ou encore à toutes les « catastrophes » biogra‑ phiques marquantes qui font brutalement irruption dans la vie des individus – déportation, situation de guerre, accident ou maladie graves, etc. – et qui bouleversent de nombreux pans de l’existence). Si le contexte reste plus flou, plus incertain ou plus ouvert, ce sont les dispositions seules qui semblent être aux commandes des comportements. Or, dans l’histoire du vivant, le problème est du même type et Darwin s’efforce de tenir compte à la fois des contraintes internes propres à chaque organisme et des contraintes externes de l’environnement, même s’il privilégie les effets de contraintes longues et répétées : Puisque Darwin se réfère principalement à un mécanisme « d’essais et d’erreurs » (les organismes proposant et l’environnement disposant) dans sa théorie du changement fondée prioritairement sur des facteurs externes, l’environnement (biotique et abiotique) tient un plus grand rôle dans la théorie de la sélection naturelle que dans la plupart des autres 1.  Boyd & Silk 2004 : 170.

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théories évolutionnistes du xixe  siècle. Pour Darwin, le changement dans l’environnement ne doit être ni trop petit, sans quoi l’aiguillon externe risque d’être inefficace, ni trop grand, sans quoi l’aiguillon externe devient le déterminant à lui tout seul, ce qui dénie alors tout rôle à l’organisme  1.

L’importance des changements radicaux a été défendue par le « catas‑ trophisme », qui aurait été vainqueur contre Darwin s’il s’était avéré que la fréquence des grandes catastrophes (les « extinctions de masse » qui introduisent un profond désordre) pouvait expliquer à elle seule les évolu‑ tions. Mais Darwin a eu raison de donner la priorité à la « marche lente et constante », aux changements graduels, progressifs, sur de longues périodes (en s’appuyant sur la vision d’un temps profond chez Charles Lyell), par rapport à la « roue de la fortune tournant de façon capricieuse et imprimant son influence sur le développement de l’évolution  2 ».

Une formule sociologique La proximité des formules explicatives de la biologie évolutive et de la sociologie dispositionnaliste-contextualiste n’est donc pas fortuite. Les deux éléments centraux de la formule d’explication sociologique des pratiques (« dispositions » et « contextes ») et leur relation dialectique n’ont rien d’arbi‑ traire ou de « relatif » à un point de vue théorique singulier. Ils sont fonda‑ mentalement liés aux propriétés réelles centrales d’une grande partie du règne animal en général, et de l’espèce humaine en particulier. Produit d’une longue histoire évolutive, la transformabilité dispositionnelle de l’espèce humaine est liée à ses capacités d’apprentissage et de mémorisation. Quant aux contextes socialisateurs susceptibles de former ou transformer les dispositions sociales incorporées, ils sont indissociables des lignes de force centrales propres aux sociétés humaines  : tout particulièrement la division du travail (ou de la différenciation sociale des fonctions) qui spécifie ces contextes, les rites et les institutions qui les organisent, les artefacts et les genres discursifs ou d’expression symbolique plus ou moins spécifiques qui y sont mobilisés et les rapports de domination qui structurent l’ensemble des domaines de pratique et des institutions. On peut même remarquer que la formule sociologique correspond à la formule lamarckienne, dont la biologie évolutive a montré qu’elle n’était pas le moteur central de l’évolution des espèces, mais qui pourrait reprendre une certaine vigueur si les futurs résultats scientifiques de l’épigénétique confir‑ maient la possible hérédité d’une partie des caractères acquis. Lamarck formule 1.  Gould 2006 : 665. 2.  Ibid. : 666.

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deux lois, dont la pertinence sociologique ne peut échapper à personne – si l’on se donne la peine de les lire  1. La première pourrait être résumée en disant que le développement ou la disparition d’un organe dépend de la fréquence d’utilisation qui en est fait : Première Loi  : Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit, et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d’usage de tel organe, l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés, et finit par le faire disparaître  2.

Cette loi constitue la base même de tout dispositionnalisme sociologique pour qui les dispositions sociales incorporées ne s’usent que si l’on ne s’en sert pas, mais le mécanisme ne fonctionne qu’au niveau culturel et non au niveau de la transformation des organismes où prétendait se situer Lamarck. Quant à la seconde, il s’agit de la loi de la reproduction des dispositions acquises par transmission intergénérationnelle : Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée, et, par conséquent, par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe, ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie ; elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus  3.

Là encore, le mécanisme est très pertinent pour la culture, mais pas pour les caractéristiques organiques. La proximité de la formule sociologique et de la version lamarckienne de la formule biologique se voit jusque dans les raisonnements du natura‑ liste français. Ce dernier résume sa thèse par le proverbe  : « Les habitudes forment une seconde nature. » Or les sociologues connaissent la définition de l’habitus (système de dispositions) par Bourdieu comme une « seconde nature ». Lamarck a même une explication des organes et des facultés par les habitudes imprimées par les conditions de vie, qui rappelle celle de Marx à 1.  Cette proximité n’a pas échappé à un lecteur aussi sagace que Stephen Jay Gould, qui parlait des « moteurs lamarckiens de notre histoire culturelle » et écrivait : « L’évolution darwinienne fonctionne assez bien, même si elle procède lentement et par voie indirecte. Le changement culturel, en revanche, est un processus potentiellement lamarckien. Tout savoir acquis par une génération est susceptible d’être transmis à la génération suivante grâce à ce que nous désignons du très noble mot d’éducation » (Gould 1997b : 272). 2.  Lamarck 1809 : 235. 3.  Ibid.

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propos des expressions de la conscience. Pour Marx, ce n’est pas la conscience qui détermine l’existence mais les conditions d’existence qui déterminent les formes que peuvent prendre la conscience, et pour Lamarck ce sont les habitudes qui créent les organes et non les organes qui créent les habitudes : Si l’on considère sérieusement tout ce que je viens d’exposer, on sentira que j’étais fondé en raisons, lorsque dans mon ouvrage intitulé, Recherches sur les corps vivants, j’ai établi la proposition suivante : « Ce ne sont pas les organes, c’est-à-dire, la nature et la forme des parties du corps d’un animal, qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés particulières ; mais ce sont, au contraire, ses habitudes, sa manière de vivre, et les circonstances dans lesquelles se sont rencontrés les individus dont il provient, qui ont, avec le temps, constitué la forme de son corps, le nombre et l’état de ses organes, enfin, les facultés dont il jouit »  1.

Le lamarckisme est donc un dispositionnalisme-contextualisme socio­ logique qui s’ignore. Pour Lamarck, la transformation des espèces procède d’une adaptation au milieu (environnement ou conditions d’existence), ce qui suppose une modification des habitudes, qui sont donc acquises. Ces habitudes constituent un acquis transmissible par hérédité à la descendance (ce point a été en partie invalidé par les recherches ultérieures qui ont prouvé que les caractères acquis ne se transmettent pas, même si les travaux ­épigénétiques sont venus plus récemment nuancer cette thèse  2), et les espèces se transforment ainsi de modifications des habitudes en « hérédité des carac‑ tères acquis ». On dit souvent que, pour Lamarck, l’usage crée la fonction ou, inversement, que la fonction peut disparaître faute d’usage. Et l’on pourrait dire aussi que la fonction (et l’organe) ne s’use (ou ne s’affaiblit) que si l’on ne s’en sert pas. Autant de formules qui conviennent très bien à la vie des dispositions sociales incorporées. Une grande partie de ce qui est au cœur des travaux sociologiques contem‑ porains se donnant pour objectif de comprendre pourquoi les individus agissent comme ils agissent, pensent comme ils pensent, sentent comme ils sentent, peut se résumer en une formule scientifique relativement simple  3 : Passé incorporé ⇔ Contexte d’action présent (considéré comme déclencheur ou comme producteur de dispositions) => Pratiques observées ou effets de socialisation Dispositions ⇔ Contexte = Pratique et/ou être social historiquement transformé 1.  Ibid. : 237. 2.  On lira une position prudente sur ce sujet dans Heard 2013. 3.  Une partie du développement qui suit est repris de Lahire 2018b : 61‑71.

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Cette dernière condense l’intention de recherche consistant à penser les pratiques au croisement des dispositions et compétences incorporées (produits de la fréquentation plus ou moins durable de cadres socialisateurs passés) et du cadre toujours spécifique de l’action dans lequel elles se déploient. Elle a l’avantage de s’appliquer aussi bien à une échelle microsociologique (les actions individuelles dans les cadres de l’interaction) qu’à une échelle plus macrosociologique (les pratiques à l’échelle d’un groupe, d’une sphère d’action déterminée ou d’une formation sociale dans son ensemble) et à couvrir tous les types de sociétés imaginables. Elle se situe ainsi à un niveau anthropo‑ logique fondamental  : les êtres humains sont une espèce dont la plasticité cérébrale les rend capables d’apprentissage tout au long de l’existence ; et ces êtres humains agissent dans des cadres sociaux plus ou moins variés et plus ou moins organisés (institutionnalisés). Mais les termes de la formule – cadres et modalités de socialisation, dispositions et compétences, contextes d’actions, types de pratiques – sont variables historiquement. Dans toutes les sociétés humaines connues, il y a des groupes, des formes de vie et d’activité collectives et des individus qui sont socialisés et agissent dans ces groupes ou ces formes de vie collectives. Dans toutes les sociétés humaines s’articulent des dispositions et compétences (produits d’une socia‑ lisation implicite autant que d’apprentissages express) et des « contextes d’action », dont la nature varie selon le type de société et au sein même d’une société donnée. L’« universalité » d’une telle articulation n’est donc pas sans lien avec les capacités naturelles, biologiques de l’homme, et notamment avec ses capacités mnémoniques, le type de cerveau dont il dispose et qui le différencie d’autres animaux. Une telle formule est bien sûr très simplifiée. Elle s’avère plus complexe quand on veut la mettre en œuvre dans une perspective dynamique. Il est, par exemple, évident que ce que l’on désigne par contexte d’action peut être vu, soit comme un contexte déclencheur de dispositions déjà constituées, soit comme un contexte de socialisation, c’est-à-dire de formation des dispositions. Comme les traits anatomiques de l’organisme qui ne sont que les produits d’une longue histoire de sélection sous l’effet des conditions d’existence, les dispositions et compétences ne sont que les effets d’une socialisation à l’état incorporé engendrés par la fréquentation plus ou moins durable, intense et systématique, de contextes culturels variés. Mais, dans sa forme simplifiée, elle permet tout d’abord de prendre conscience du déséquilibre que représente toute tentative de réduction de l’explication au contexte (contextualisme pragmatique, contextualisme du champ, de l’institution, de l’organisation ou du système d’action) ou aux propriétés incorporées des acteurs (essentialisme des théories du caractère ou de la personnalité, dispositionnalisme mécaniste,  etc.). Si l’analyse des contextes d’action permettait de déduire les pratiques des acteurs, la sociologie pourrait se contenter d’être une science des contextes. Et si, inversement, l’ana‑

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lyse des dispositions et compétences permettait de prédire les comportements des acteurs quels que soient les contextes de leur action, la sociologie pourrait être une science des propriétés incorporées. La formule générale d’explication des pratiques forme un tout logique et rompre les liens dynamiques entre ses différents composants est fatal à la compréhension. Le parallèle avec la formule biologique darwinienne s’impose dans la mesure où, pour être comprise, l’évolution des espèces ne peut être ni simple science des environ‑ nements (et des pressions sélectives qu’ils exercent sur les organismes) ni simple science des organismes (et des homologies entre les espèces). La seule question pertinente concernant le rapport entre passé incorporé et contexte présent d’action est de savoir, d’une part, quel est le degré de contrainte exercé par le contexte sur l’action des individus et, d’autre part, quel est le degré de force ou de puissance de leurs dispositions incorporées. Tout d’abord, il y a des contextes forts et des contextes faibles, des contextes fermés ou rigides et des contextes ouverts ou souples, des contextes institutionnalisés et même codifiés (e.g. un discours officiel ou une plaidoirie dans un tribunal) et des contextes flous, lâches ou faiblement institutionnalisés (e.g. une discussion entre amis). Ensuite, les dispositions incorporées sont plus ou moins fortement constituées, et leur force dépend du degré de renforce‑ ment qu’elles ont connu  : les dispositions qui ont bénéficié d’une mise en place précoce, systématique et durable sont infiniment plus fortes et actives que les dispositions constituées plus tardivement, plus occasionnellement et sur une période plus courte. Selon le degré de contrainte ou de coercition du contexte, les dispositions peuvent être plus ou moins fortement sollicitées, inhibées ou laissées à une plus « libre » expression. Et selon leur degré de constitution-renforcement et de puissance, les dispositions sont plus ou moins facilement mobilisables ou activables par les contextes qui les sollicitent. Elles peuvent être aussi plus ou moins difficilement inhibées ou mises en veille par les contextes. Davantage que des liens de causalité univoques, c’est l’équilibre dynamique des forces entre les dispositions et les contextes qui « décide » de ce qu’il est possible pour les individus de faire ou de dire. Les chercheurs peuvent ensuite se concentrer sur telle ou telle partie de la formule : chercher à éclairer les modalités de la socialisation et de l’incor‑ poration des dispositions, étudier la forme que prennent les patrimoines de dispositions et de compétences en fonction des effets de socialisation auxquels les acteurs ont été soumis, montrer comment se déclenchent concrètement les dispositions dans telle ou telle circonstance, faire la sociogenèse de ces contextes d’action (groupe, institution, champ, cadre d’interaction,  etc.) et mettre en évidence leurs logiques spécifiques, étudier les rapports structu‑ rels d’interdépendance entre les différents contextes d’action ou les passages individuels d’un contexte d’action à l’autre, etc. Le chercheur peut ainsi aller, selon les objets qu’il se donne et les problèmes qu’il entend résoudre, au plus fin des logiques mentales et comportementales individuelles, de même

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qu’il peut contribuer à l’analyse des structures sociales les plus larges et pluri­ séculaires, sans jamais cesser d’être sociologue, et sans jamais perdre de vue la formule d’ensemble qui, au bout du compte, permet de rendre raison le plus complètement possible des pratiques  1. On pourrait passer en revue un très grand nombre de travaux de sciences sociales et constater que c’est souvent la même formule explicative qui, impli‑ citement ou explicitement, sous-tend les interprétations. Je n’en prendrai qu’un seul exemple, apparemment très loin des travaux contemporains de sciences sociales, et qui pourtant exprime parfaitement le mouvement de pensée qui leur est propre, tout en manifestant son lien avec le mode de pensée de la biologie évolutive. L’anthropologue et préhistorien André Leroi-Gourhan s’est efforcé ainsi de penser le fait technique humain entre « Milieu intérieur » et « Milieu extérieur », ou encore entre « tendances » et « milieux » (interne et externe). Il s’inspire en cela de la dialectique darwinienne entre l’organisme et l’envi‑ ronnement, l’unité de type et les conditions d’existence extérieures : La paléontologie étudie des carapaces, des becs, des griffes, des dents qui se transforment au cours des âges comme s’ils avaient une vie intérieure, un but. Mais les tenants de cette vie échappent en grande partie et les théories se multiplient sur les mêmes témoignages. Les unes tiennent pour l’influence exclusive du milieu, l’existence des mollusques bivalves déterminant celle du bec aplati de certains oiseaux qui s’en nourrissent ; les autres tiennent pour l’impulsion interne des espèces, le bec aplati se créant pour la consommation plus commode des bivalves. […] les techniques sont implicitement conte‑ nues dans le jeu de deux milieux  : le milieu extérieur et le milieu intérieur du groupe humain. […] Les valeurs de milieu extérieur et de milieu intérieur sont claires. Par le premier terme, on saisit d’abord tout ce qui matériellement entoure l’homme : milieu géologique, climatique, animal et végétal. Il faut, avec des modalités que nous dégageons, étendre la définition aux témoins matériels et aux idées qui peuvent provenir d’autres groupes humains. Par le second terme, on saisit, non pas ce qui est propre à l’homme nu et naissant, mais à chaque moment du temps, dans une masse humaine circonscrite (le plus souvent incomplètement), ce qui constitue le capital intellectuel de cette masse, c’est-à-dire un bain extrêmement complexe de traditions mentales  2. 1.  Il me semble qu’on trouve chez un auteur comme Norbert Elias cette attitude qui lui a permis d’étudier le cas de Mozart (Elias 1991d) comme l’histoire de la constitution de l’État et de la pacifi‑ cation des mœurs (Elias 1973 et 1975). J’ai cherché moi-même à travailler aussi bien sur le plus singulier, par exemple avec l’étude de la création littéraire chez Franz Kafka (Lahire 2010) que sur le plus général avec l’étude sociologique du rapport entre art, magie, sacré et domination en Occident (Lahire 2015a). 2. Leroi-Gourhan 1973 [1945]  : 332‑334. Il est possible que Leroi-Gourhan se soit inspiré de Claude Bernard chez qui l’on trouve une même articulation entre « milieu intérieur » et « milieu extérieur ». (cf. Bernard 1885) pour insister sur l’autonomie relative de certains organismes par rapport aux conditions externes de vie. À moins que l’influence de Claude Bernard ne soit passée par Durkheim

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Avec le terme de « tendances », Leroi-Gourhan ajoute cependant un troisième terme qui correspond aux lois générales telles que nous avons essayé de les formuler dans cet ouvrage. Les tendances sont universelles et travaillent en permanence les milieux intérieur et extérieur, qui sont, quant à eux, toujours dans des états historiques déterminés. Ce sont elles qui expliquent l’existence de convergences techniques partout sur la planète, indépendam‑ ment des sociétés considérées : La tendance qui, par sa nature universelle, est chargée de toutes les possibilités exprimables en lois générales, traverse le milieu intérieur, baigné par les traditions mentales de chaque groupe humain ; elle y acquiert des propriétés particulières, comme un rayon lumineux acquiert en traversant des corps différents des propriétés diverses, elle rencontre le milieu extérieur qui offre à ces propriétés acquises une pénétration irrégulière, et au point de contact entre le milieu intérieur et le milieu extérieur se matérialise cette pellicule d’objets qui constituent le mobilier des hommes. Les théories d’explication exclusive apparaissent alors singulièrement partielles. Fondées tantôt sur l’intuition des tendances par la constatation des lois générales, tantôt sur l’observation des seuls objets (qui nous apparaissent maintenant comme un véritable accident, le plus important pour nous parce que le seul palpable), elles sont assurées, dès l’origine, d’une prise incomplète sur les faits. Il existe forcément une frange imprécise autour des arguments et cette frange sera saisie par ceux qui aborderont le trajet de la tendance sur des points différents, de sorte que, parlant des mêmes faits, les uns et les autres pourront apporter des réfutations également efficaces  1.

Une formule psychologique Du côté de la psychologie (ou des différentes formes de psychologie), on retrouve assez facilement le même genre de formule explicative. Dans son Manuel de psychologie différentielle, Michel Huteau synthétise les travaux de son domaine en parlant de « dispositions » et de « situations ». Il souligne le fait que les dispositions sont des adaptations aux situations, et que par conséquent de nouvelles situations peuvent forcer à former des dispositions nouvelles : Les traits sont des dispositions internes qui permettent d’expliquer la conduite dans de nombreuses situations. Pour préciser ce pouvoir explicatif des traits on doit s’interroger sur la nature et l’étendue des classes de situa‑ tions où se manifestent des conduites dont le trait rend compte. En d’autres qui parle lui aussi de « milieu social interne » et de « milieu social externe » dans Les Règles de la méthode sociologique (1981 [1895]). En tout état de cause, ces circulations sont le signe d’une convergence dans le réel entre les faits que cherchent à appréhender sociologie et biologie. Je remercie Francis Sanseigne d’avoir attiré mon attention sur ces parallèles. 1.  Leroi-Gourhan 1973 [1945] : 339.

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termes, on doit s’interroger sur le degré de cohérence de nos conduites. Cette interrogation paraît d’autant plus nécessaire que si l’on a bien le sentiment d’une certaine unité de nos comportements, donc de l’existence de dispositions internes, on a aussi le sentiment que nos conduites sont flexibles et souvent bien adaptées au caractère particulier des situations, donc qu’elles sont déterminées par les situations. À partir de 1968, à la suite de la publication d’un ouvrage de Walter Mischel, Personality and Assessment, mettant fortement en cause la cohérence de la conduite, une vive controverse a opposé ceux qui considéraient que la conduite s’explique principalement par des dispositions internes (les « personnologistes ») et ceux qui considéraient qu’elle s’explique principalement par les propriétés spécifiques des situations (les « situationnistes ») […]  1.

On retrouve ainsi chez les psychologues différentialistes les mêmes opposi‑ tions que celles qui structurent le champ des théories sociologiques  : les « personnologistes » sont des « dispositionnalistes » qui négligent les contextes, et les « situationnistes » sont des « contextualistes » (pragmatistes par exemple) qui négligent les dispositions. Mais c’est dans l’interaction entre les deux termes, ou plutôt entre les deux parties de la réalité, que se trouve bien évidemment la solution : « L’impossibilité d’opter pour des positions stricte‑ ment personnologiques ou strictement situationnistes a conduit aux dévelop‑ pements de points de vue interactionnistes où l’on considère que la conduite résulte à la fois de dispositions et de propriétés des situations en interaction  2. » De même, les notions piagétiennes d’assimilation (« intégration à des structures préalables ») et d’accommodation (« modification des schèmes d’assimilation sous l’influence de situations extérieures (milieu) auxquelles ils s'appliquent  3 ») n’ont de sens que dans la dialectique entre les schèmes (sensori-moteurs, cognitifs, etc.) et les situations dans lesquelles les sujets porteurs des schèmes se trouvent placés. Par exemple, Piaget dit que « le schème sensori-moteur s’applique à des situations nouvelles et se dilate ainsi pour embrasser un domaine plus large  4 ». À travers ses multiples expériences, l’enfant va, nous dit Piaget, « généraliser le schème  5 » en l’appliquant à d’autres objets, d’autres situations, d’autres problèmes. Mais il peut aussi modifier le schème en fonction des situations. On assiste donc à un processus équilibré d’assimilation des situations aux schèmes incorporés et d’accommodation (de « correction ») des schèmes antérieurement acquis aux nouvelles situations qui se présentent. L’assimilation est « reproductrice » ou « conservatrice » ; elle consiste à faire du vieux avec du neuf, c’est-à-dire à ramener toute situation 1. Huteau 1995 : 120‑121. 2.  Ibid. : 124. 3.  Piaget 1992 : 25. 4.  Piaget 1978 : 127. 5.  Ibid. : 202.

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nouvelle à de l’ancien (aux schèmes déjà constitués). L’accommodation, quant à elle, est « correctrice », dans le sens où elle consiste à adapter l’ancien pour tenir compte du nouveau. Les deux concepts renvoient à des mouvements inverses : du contexte vers les schèmes ou des schèmes vers le contexte. Les termes de la biologie évolutive sont encore plus nettement présents chez un auteur comme Henri Wallon, qui s’appuie sur eux pour rappeler aux psychologues de son temps l’importance du milieu, ou plus exactement des relations entre l’individu et son ou ses milieux d’appartenance. Le psychisme individuel ne peut se saisir indépendamment de ces relations : La vie doit être définie non seulement par l’organisme, mais aussi par le milieu. Leur unité est indissociable. Il est impossible, par conséquent, de déduire les réactions d’un être vivant en partant de son organisation physique ou psychique, même en admettant que l’analyse ait pu nous faire découvrir l’exacte combinaison et le dosage des facteurs qui s’y rencontrent. Car il y a encore les rapports avec le milieu, c’est-à-dire l’éventuel, l’accidentel, le contingent. Inversement, en présence d’un milieu où toutes les conditions seraient égales et connues, il y a la diversité des individus. Diversité origi‑ nelle, si tant est que ce mot puisse encore avoir un contenu appréciable, diversité due à la diversité des circonstances antérieurement rencontrées par chaque individu, à la diversité de ses réactions et des transformations qu’il en a subies lui-même. De telle sorte qu’il est impossible de prévoir avec une entière certitude, en partant de l’individu, ce qu’il fera, ce qu’il deviendra ; en partant d’une certaine situation, d’un certain milieu, les réactions qui s’ensui‑ vront. Dans les deux cas, il n’y a jamais qu’un certain degré de probabilité  1.

Du côté de la psychanalyse aussi, les deux composantes, individuelle et contextuelle, ne cessent d’apparaître dans la littérature. Par exemple, le pédiatre et psychanalyste britannique Donald Woods Winnicott a mis l’accent sur l’environnement dans la formation du moi, et cela n’est pas sans rapport avec sa lecture de l’œuvre de Darwin. Denys Ribas écrit : Mais […] l’influence de Darwin sur Winnicott s’est probablement exercée dans sa théorisation psychanalytique ultérieure d’une manière qui a pu être méconnue  : par l’importance donnée à l’environnement. La sélec‑ tion naturelle en fait l’élément déterminant du destin d’une espèce. Winnicott consacrera une part importante de son travail à élaborer le rôle de l’environnement sur le développement de la personnalité. À l’opposé de Lamarck, pour Darwin l’être vivant n’a que peu de possibilités de s’adapter à un environnement hostile. C’est un élément important qui permet de comprendre l’attachement de Winnicott à la responsabilité de l’environnement dans le développement du bébé […]  2. 1.  Wallon 2015 : 271. 2.  Ribas 2003.

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Pour lui, « ce n’est pas l’individu qui est la cellule, mais une structure (set-up) constituée par l’environnement et l’individu ». Et il ajoute  : « Le centre de gravité de l’être ne se constitue pas à partir de l’individu  : il se trouve dans la structure environnement-individu  1. » Pour conclure, je m’appuierai sur le travail de synthèse effectué en 2018 par le chercheur en sciences de l’éducation Philippe Carré  2, pour établir des liens systématiques entre des modèles psychologiques (dont celui du psycho‑ logue canadien Albert Bandura), ergonomique (par exemple, celui d’un des pères fondateurs de l’ergonomie française, Jacques Leplat) et sociologique (la formule dispositionnaliste-contextualiste que j’ai proposée  3), fondés sur trois termes plus ou moins équivalents. Carré commence par citer notamment le psychopédagogue d’inspiration marxiste Antoine Léon, qui propose en 1971 « une première version de l’équation “triadique” reliant comportements, personne et environnement » : L’activité intellectuelle dépend, comme tout comportement (C), de la personnalité du sujet (P) et de l’environnement (E). C = f (P, E) La personnalité désigne à la fois l’équipement biologique, l’histoire de l’individu, les variables intellectuelles ou affectives, et les phénomènes de prise de conscience. Quant à l’environnement, il englobe, au-delà de la situation immédiate d’examen, les divers éléments du contexte socioéconomique et culturel  4.

Puis, poursuivant sa quête, Carré croise la route du psychologue belge Joseph Nuttin qui, dans Théorie de la motivation humaine (1980), développe un modèle théorique des relations entre comportement, individu et environnement : Selon lui, le sujet est toujours un « sujet en situation » ; il s’ensuit que le comportement se comprend à partir de l’idée d’une « unité fonction‑ nelle I-E », dans laquelle il est impossible de séparer les deux termes, pour autant que « le comportement est une fonction de relation, c’est-à-dire une entrée en relation d’un sujet avec un environnement perçu et conçu. La motivation étant l’aspect dynamique de ce comportement, elle devra s’étudier […] dans le cadre des relations qui unissent l’être humain à son environnement physique et social »  5.

Chez Albert Bandura, on trouve un modèle de « causalité triadique réciproque » qui fait lui aussi jouer ensemble « comportement », « personne » 1.  Winnicott 1969 [1952] : 201. 2.  Carré 2018. Une grande partie des arguments sont repris dans le chapitre 3 de Carré 2020. 3.  Et notamment dans Lahire 2012. 4.  Léon 1971 : 76. 5.  Carré 2018.

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et « environnement »  1, et Philippe Carré montre la proximité entre le modèle de Bandura et ma propre formule de la manière suivante : Les facteurs personnels qui recouvrent chez Bandura l’ensemble des événe‑ ments vécus aux plans cognitif, affectif, conatif, biologique et leurs perceptions par le sujet, correspondent strictement aux dispositions de Lahire, produits de l’expérience incorporée des biographies individuelles et traduites en habitus, tendances, capacités, schèmes d’action, représen‑ tations et propensions à l’action. Le terme de comportement (Bandura) décrit dans le langage de la psychologie les schémas d’action observables, qu’ils soient en cours ou effectivement réalisés. Le terme est utilisé par Lahire comme un synonyme de celui de pratique, pour décrire l’ensemble des actions des sujets dont on peut faire le constat empirique au plan sociologique. Les propriétés de l’environnement social et organisationnel chez Bandura trouvent leur traduction en langage sociologique avec le concept de contexte chez Lahire. Pour le premier, d’un point de vue psychologique, ceux-ci seront construits, choisis ou imposés. Pour l’autre, il s’agira de l’ensemble des mondes que traverse ou a traversés le sujet social, du microcosme amoureux jusqu’au macroniveau de la classe sociale par exemple  2.

Enfin, Philippe Carré évoque le travail de l’ergonome Jacques Leplat dont le « cadre général pour l’analyse de l’activité » est fondé sur le « couplage entre “conditions internes” de l’agent et “conditions externes” de la tâche pour positionner l’action (“exécution”) aux interfaces de ces deux séries de facteurs »  3 et fournit un tableau comparatif résumant les trois modèles théoriques de la psychologie sociocognitive, de la sociologie dispositionnalistecontextualiste et de l’analyse ergonomique de l’activité. Facteurs

endogènes

exogènes

énactifs

Perspective

Auteurs Bandura (2003)

Personne

Environnement

Comportement

Lahire (2013)

Dispositions

Contexte

Pratique

Psychologie socio-cognitive Sociologie dispositionnaliste

Leplat (2006)

Conditions internes

Conditions externes

Exécution Action

Ergonomie

Tableau 1. La causalité triadique réciproque du fonctionnement humain 1.  Bandura 1986 et 1997. 2.  Carré 2018. 3.  Philippe Carré s’appuie notamment sur Leplat 2002.

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Il y aurait de nombreux commentaires à faire, pour souligner les diffé‑ rences entre ces trois modèles (et préciser, par exemple, que je ne considère pas que les pratiques soient un « facteur » parmi d’autres), mais là n’est pas le but de mon propos. Le seul objectif de ce post-scriptum était de montrer que le tableau construit par Philippe Carré, louable effort pour rapprocher des démarches existant parallèlement dans des univers disciplinaires séparés, pourrait être enrichi de très nombreux autres modèles biologiques, psycho‑ logiques et psychanalytiques, sociologiques, historiques ou anthropologiques, implicites ou explicites. Cette analogie profonde des termes du problème à résoudre et souvent des modes de raisonnement, malgré la diversité des formations disciplinaires, des générations et des préoccupations des diffé‑ rents chercheurs n’est ni le fruit du hasard ni le fait d’une culture théorique commune, mais bien le signe qu’une réalité, existant indépendamment du regard qu’on porte sur lui, s’impose à toutes celles et ceux qui cherchent à la connaître. Cette réalité est fondamentalement liée au méta-fait de l’interdépendance des organismes vivants, qui explique qu’un organisme, un psychisme ou un patrimoine de dispositions incorporées n’ont de sens qu’en rapport avec ce qui est extérieur à eux (un environnement, une situation ou un contexte) avec lequel ils interagissent dans un processus dialectique  : l’organisme, le psychisme ou la disposition s’adaptent autant qu’ils le peuvent à cette extério‑ rité, mais ils agissent aussi sur elle en la modifiant par leur action. Mais la réalité à laquelle renvoient ces formules de la biologie, de la psychologie et de la sociologie est aussi en rapport avec le fait de l’historicité de l’espèce humaine car tout organisme, tout psychisme ou tout patrimoine de dispositions incor‑ porées observés dans le présent de leur action sont le produit d’une histoire évolutive (génétique et épigénétique), d’une histoire personnelle et d’une histoire culturelle, qui sont elles-mêmes interdépendantes. On peut espérer que, dans un avenir peut être pas si lointain, les biologistes, les psychologues et les sociologues travailleront de concert à l’écriture de l’histoire du vivant, des mécanismes psychiques individuels (cognitifs ou émotionnels) et des mécanismes sociaux en offrant à l’humanité la possibilité d’être davantage maîtresse de sa destinée qu’elle ne l’est aujourd’hui.

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TABLE

Remerciements........................................................................................... 6 Préambule................................................................................................... 7 Introduction générale. L’oubli du réel................................................. 15 Construire un cadre général unificateur et intégrateur......................... 17 L’expérience Bourbaki............................................................................. 23 Contre-pente............................................................................................ 24 Que sont des variations sans invariants ?.............................................. 26 Les comparaisons inter-espèces et inter-sociétés comme leviers de compréhension....................................................... 27 Articuler biologie évolutive et sciences sociales....................................... 35

1) Une partie de la biologie est une sociologie qui s’ignore............... 35 2) La culture prend sens dans une longue histoire évolutive et a donc une origine biologique................................................... 40 3) Le culturel contribue à transformer le biologique.......................... 42 4) Le biologique contribue à structurer le social................................ 43

La thèse centrale de l’ouvrage................................................................. 44 Grands faits anthropologiques, lignes de force et lois générales............. 46 Écriture et plan de l’ouvrage.................................................................. 49

Première partie Des sciences sociales et des lois 1.  Guide de survie scientifique : remarques sur les conditions de la créativité scientifique................................................................ 55 Le temps retrouvé et les forces de dispersion.......................................... 55

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Temps, audace et ambition.................................................................... 58 Audace, persévérance et naïveté.............................................................. 60 Surmonter sa peur................................................................................... 63 2.  Lutter contre le relativisme et l’excès de nominalisme................ 67 Misère du relativisme et progrès dans les sciences sociales..................... 67 Relativisme et pluralité théorique irréductible....................................... 72 Impossibilité d’une synthèse intégratrice ?............................................... 73 Sisyphe sociologue ? La cumulativité en question.................................. 75 Spécialisation et réduction des ambitions............................................... 81 Consilience, synthèse et lois..................................................................... 87 « Seconde main », synthèse et méta-analyse........................................... 91 Conclusion............................................................................................... 94 3.  Des sciences pas comme les autres ?................................................ 96 Les sciences de la vie et de la matière sont-elles expérimentales ?......... 97 Les concepts sociologiques sont-ils si spécifiques ?................................... 99 Les faits sociaux sont-ils si singuliers et uniques ?.................................. 99 La réalité sociale est-elle plus complexe que la réalité matérielle ?....... 105 Les différences culturelles sont-elles constitutives de la réalité sociale ?.... 108 Une loi générale de l’impossibilité de lois générales dans les sciences sociales ?................................................................... 110 4.  Lois, principes, invariants.................................................................. 112 Lois physiques et biologiques................................................................... 113 Des principes et des lois.......................................................................... 114 Des chercheurs en sciences sociales sans foi ni lois................................. 118 Des sociétés sans lois ?.............................................................................. 122 5.  Des essais de lois en sciences sociales.............................................. 137 Les débuts de la science sociale............................................................... 140 Auguste Comte................................................................................... 140 Karl Marx........................................................................................... 142 Guillaume De Greef........................................................................... 146 Gabriel Tarde...................................................................................... 148 Émile Durkheim................................................................................. 151 Gaston Richard................................................................................... 156 Max Weber......................................................................................... 162

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Du côté de l’histoire................................................................................ 162 Paul Lacombe et l’histoire-science...................................................... 163 Passer très près des lois : Marc Bloch................................................. 164 Invariants : Paul Veyne....................................................................... 170 Big history, Deep history.................................................................... 173

Du côté de l’anthropologie...................................................................... 175 Lois : Radcliffe-Brown........................................................................ 176 Lois, invariants et butoirs pour la pensée : Claude Lévi-Strauss et Françoise Héritier...................................... 178 Les fondamentaux de Maurice Godelier............................................. 188 Lois : Alain Testart............................................................................. 191

Du côté de la sociologie........................................................................... 197 Pierre Bourdieu : lois, invariants et universalité.................................. 200

À la recherche des universaux ?.............................................................. 205 6.  Convergences anatomiques, comportementales, sociales et culturelles.......................................................................................... 210 Méta-loi Conway Morris de la convergence.......................................... 214 Convergences évolutives : de l’anatomie au comportement................... 215 Convergences culturelles.......................................................................... 227 Convergences des Néandertaliens et des Sapiens................................. 238 Convergences au sein des sociétés d’Homo sapiens.............................. 240

Conclusion : convergences culturelles autour du soin au petit enfant.... 243

Deuxième partie Ce que les sociétés humaines doivent à la longue histoire du vivant 7.  Un levier : la comparaison inter-espèces........................................ 257 De l’intelligence végétale à l’intelligence animale.................................. 264 Alfred Espinas et l’erreur historique d’aiguillage de la science sociale.... 268 Les prémices en question : entre anthropomorphisme et anthropocentrisme............................... 270 La théologie de la création culturelle de l’homme par l’homme........... 277 8.  Raccorder biologie et science sociale............................................... 280 Durkheim et la rupture avec la biologie................................................ 280 Le biologique dans ses conséquences sociales........................................... 282 Continuité évolutive des sociétés de primates non humains aux sociétés humaines................................................. 286

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L’homme et la page blanche................................................................... 290 Version enrichie de la biologie et corrélats sociaux................................ 292 Raccordement de la biologie et des sciences sociales et réalisme épistémologique................................................................ 299 Construction de niche et coévolution gène-culture................................. 300 9.  Les fondements universels des sociétés humaines......................... 307 L’existence d’une structure sociale humaine profonde............................ 309 Une socialité spécifiquement humaine................................................... 313 Les coordonnées du système social humain et les bases invariantes des variations............................................... 317 10.  Grands faits anthropologiques, lignes de force et lois générales.................................................................................... 325 Les grands faits anthropologiques........................................................... 326 Méta-fait de l’interdépendance des organismes vivants....................... 327 A. Fait de l’altricialité secondaire (Adolf Portmann).......................... 331 B. Fait de la séparation des deux sexes............................................... 335 C. Fait de la socialité de l’espèce humaine......................................... 336 D. Fait de l’historicité de l’espèce humaine........................................ 337 E. Fait de la grande longévité de l’espèce humaine............................ 339

Lignes de force......................................................................................... 342 1. Ligne de force des modes de production........................................ 345 2. Ligne de force des rapports de parenté, et notamment des rapports parents-enfants................................... 346 3. Ligne de force des rapports hommes-femmes................................. 347 4. Ligne de force de la socialisation/transmission culturelle............... 348 5. Ligne de force de la production d’artefacts (ou de construction de niches)...................................................... 349 6. Ligne de force de l’expressivité symbolique.................................... 351 7. Ligne de force des rites et institutions............................................ 353 8. Ligne de force des rapports de domination.................................... 360 9. Ligne de force du magico-religieux................................................. 362 10. Ligne de force de la différenciation sociale des fonctions (ou de la division sociale du travail).............................................. 363

Lois générales........................................................................................... 365 a. Loi (biologique et sociale) de la conservation-reproduction-extension..................................... 366 b. Loi du décalage ou de l’écart entre le « transmetteur » d’un capital culturel et le « récepteur », ou entre disposition et contexte d’action ou de réception............. 371 c. Loi d’accroissement démographique tendanciel.............................. 372 d. Loi de différenciation tendancielle.................................................. 375

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e. Loi de la succession hiérarchisée ou de la prévalence de l’antérieur sur le postérieur....................... 377 f. Loi Marx (1) de l’objectivation cumulée (ou de construction de niches durables et transformables)............ 378 g. Loi de la connexion-combinaison-synthèse de différents produits objectivés ou incorporés............................. 380 h. Loi de la conventionnalisation et de l’abstraction progressive des moyens de représentation du réel............................................ 386 i. Loi Tarde de l’imitation.................................................................. 388 j. Loi de la variabilité intergroupe, interindividuelle et intra-individuelle des conduites humaines................................. 388 k. Loi Marx (2) de la lutte entre groupes ou individus...................... 391 Lois Alexander Bain du fonctionnement de l’esprit et de l’action humaine................................................................... 393 l. Loi de la prévalence de la binarité des catégories (ou loi Alexander Bain de l’association par contraste)................... 393 m. Loi Alexander Bain de l’association par contiguïté........................ 396 n. Loi Alexander Bain de l’association analogique.............................. 396 o. Loi du rapport eux/nous et de la préférence donnée au « nous » ou loi de l’attraction des semblables.............................................. 401 p. Loi Westermarck de l’attraction sexuelle des physiquement distants.... 406 q. Loi de l’isomorphisme des domaines.............................................. 412

Combinaison des lois, entrecroisement des lignes de force et faits singuliers................................................................................ 416

Troisième partie De la structuration des sociétés humaines 11. Socialisation-apprentissage-transmission...................................... 429 Déprivation sociale chez l’animal : représentant d’une espèce ou membre d’une société ?....................... 434 Unicellulaires et végétaux....................................................................... 439 Vers, fourmis, abeilles, oiseaux, mammifères......................................... 444 Chez les humains.................................................................................... 451 12.  Le social dans tous ses états : des bactéries à Homo sapiens.... 454 Mutualisme, commensalisme, parasitisme.............................................. 459 Des amibes et des bactéries..................................................................... 461 Des plantes............................................................................................... 466 La vie sociale des animaux non humains.............................................. 467 Des insectes eusociaux et des hommes..................................................... 473 De l’accouchement solitaire à l’accouchement socialisé.......................... 475

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LES STRUCTURES FONDAMENTALES DES SOCIÉTÉS HUMAINES

L’importance de la reproduction communautaire................................. 478 Un être d’interaction : action conjointe, attention conjointe............... 484 13.  Capacité langagière-symbolique, déplacement et fiction.......... 492 Critique de l’idéalisme logocentrique..................................................... 492 Capacité de déplacement et rapport au réel........................................... 498 La communication hors langage humain............................................... 507 L’origine gestuelle du langage................................................................. 510 Langage et artefact.................................................................................. 514 14.  Puissances des artefacts, cumulativité culturelle et histoire..... 517 Artefacts, extension de soi et puissance................................................... 517 L’animal non humain et l’outil............................................................. 526 L’animal humain et l’artefact................................................................ 529 Histoire cumulative................................................................................. 533 Un processus lent puis en croissance exponentielle................................. 540 15.  Altricialité secondaire : vulnérabilité et dépendance de l’enfant humain.............................................................................. 547 La reconnaissance d’une situation singulière : néoténie et prématurité sociale.......................................................... 553 Altricialité secondaire de l’espèce humaine : Adolf Portmann.............. 558 Stratégie K versus stratégie r.................................................................. 562 Altricialité et dépendance........................................................................ 563 Toute-puissance parentale et sentiment de toute-puissance infantile.... 567 La perception culturelle de la vulnérabilité........................................... 583 Critique de la domination parentale..................................................... 592 Verticalisation de la structure sociale : le haut et le bas, les grands et les petits......................................................................... 598 Propositions générales sur les conséquences de l’altricialité secondaire... 604 16.  Dominer par l’antériorité................................................................ 615 Respect et imitation des aînés chez les animaux non humains............. 615 Respect des anciens, expérience et savoir dans les sociétés humaines..... 622 Les aînés et les cadets.............................................................................. 643 L’Afrique lignagère et la sortie de la logique gérontocratique............... 653

TABLE

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Le cas des cités-États (Grèce et Rome)................................................... 656 Le cas de la Chine classique................................................................... 661 Le cas de la société féodale...................................................................... 663 17.  Les formes de la domination.......................................................... 666 Dominations chez les non-humains....................................................... 671 Domestication animale, domination des hommes................................. 684 Les sociétés humaines............................................................................... 692 Les morts d’accompagnement, les dépendants, l’État............................. 704 Remarques conclusives sur les conditions d’émergence de l’État............ 709 18.  Magico-religieux et dépendance-domination............................... 714 Le chien de Darwin et le sentiment de dépendance.............................. 718 Le sacré, la puissance.............................................................................. 722 Le rapport à la mort et aux difficultés de la vie................................... 737 Le rapport parent-enfant, le sacré et la disposition humaine à la dépendance................................................................................. 744 19.  Partition sexuée et domination masculine................................... 754 Sexe et soins parentaux........................................................................... 758 L’association des femmes au pôle de dépendance : la dyade mère-enfant et la femme-enfant......................................... 763 La femme, enfant ou cadette.................................................................. 779 L’écoulement du sang et la vulnérabilité............................................... 789 Le déni du biologique et de ses conséquences sociales............................ 795 La domination sexuée : entre social sans culture et social culturalisé.... 803 La domination des mâles sur les femelles............................................... 813 La domination masculine à travers l’histoire........................................ 815 Les limites du possible............................................................................. 822 20.  Famille, parenté, société................................................................... 824 Les formes de famille non humaines...................................................... 825 La famille comme matrice fondamentale............................................... 826 De la famille à la grande famille.......................................................... 838

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LES STRUCTURES FONDAMENTALES DES SOCIÉTÉS HUMAINES

21.  Eux/nous : ethnocentrisme, racismes............................................ 842 Théorie de la sélection de parentèle........................................................ 846 Ethnocentrisme dans les sociétés humaines............................................. 854 Mépris ou haine de l’autre..................................................................... 860 Le cas Winston Parva............................................................................. 864 Les fondements de la guerre : des chimpanzés et des hommes.............. 869 Les cas de violence maîtrisée................................................................... 876 22.  De la division du travail.................................................................. 878 Différenciation par âge et par sexe dans les premières sociétés humaines................................................. 879 Les trois fonctions de Dumézil et au-delà.............................................. 884 Des sociétés hautement différenciées....................................................... 892 Macrosociétés et division du travail chez les insectes eusociaux et les humains.................................................................................... 902 Conclusion générale. Vers une science sociale.................................... 905 Réflexions sur un bilan scientifique personnel....................................... 905 Un livre en forme de carte..................................................................... 909 L’évolution, l’histoire............................................................................... 911 Pensée des invariants, pensée conservatrice............................................ 912 Post-scriptum. La convergence des formules biologique, psychologique et sociologique........................................................... 915 Une formule biologique.......................................................................... 917 Une formule sociologique........................................................................ 921 Une formule psychologique..................................................................... 927 Bibliographie.............................................................................................. 933

COLLECTION « SCIENCES SOCIALES DU VIVANT », dirigée par Bernard Lahire

La collection « Sciences sociales du vivant » a pour ambition de publier des travaux issus de disciplines très différentes mais pouvant tous contri‑ buer à éclairer les problèmes fondamentaux qu’affronte l’humanité en tant qu’espèce naturellement sociale ou biologiquement destinée à produire de la culture. Les grandes œuvres des sciences humaines et sociales ont toujours touché à des questions fondamentales ou à des points névralgiques concernant les propriétés de la réalité sociale. Leurs auteurs se sont nourris de travaux issus de nombreux secteurs du savoir et rêvaient même, pour certains d’entre eux, d’une unification des multiples disciplines dans une seule « science de l’homme » ou d’une grande « science sociale ». Mais les sciences sociales patentées (sociologie, anthropologie et histoire notamment) n’ont pas été les seules à s’intéresser aux sociétés et aux compor‑ tements sociaux humains  : biologie évolutionniste, éthologie comparée, paléoanthropologie, préhistoire, psychologie et neurosciences, pour ne citer qu’elles, n’ont cessé de produire des savoirs sur l’espèce humaine en tant qu’espèce ultra-sociale. Elles ont contribué à faire apparaître ce qui constitue le propre de l’espèce humaine, sur les plans mental et comporte‑ mental. En recadrant les capacités, les comportements et les formes de vie sociale propres à l’humanité par rapport à ceux des autres espèces animales, en mettant en évidence les particularités tant sociales que biologiques ou psychiques de l’espèce humaine depuis les débuts de l’humanité, tous ces savoirs disciplinaires ont œuvré à la compréhension des faits sociaux. La logique des spécialités et des spécialistes enfermés dans leurs territoires disciplinaires ou sous-disciplinaires doit être contrebalancée par celle des savants ancrés dans une pratique scientifique rigoureuse mais animés d’un esprit de synthèse et soucieux de répondre aux grandes questions qui se posent aux sociétés humaines. « Sciences sociales du vivant » entend créer l’espace d’un tel rééqui‑ librage des forces scientifiques et œuvrer ainsi à l’avènement d’un nouvel humanisme nourri de tous les acquis de la culture scientifique la plus avancée de notre temps.

Dans la même collection Julien d’Huy, Cosmogonies. La préhistoire des mythes, 2020. Charles Stépanoff, L’Animal et la Mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, 2021 (Prix de l’essai France Culture-Arte 2021, Prix François Sommer 2022). Kevin Laland, La Symphonie inachevée de Darwin. Comment la culture a façonné l’esprit humain, 2022. Jean-Loïc Le  Quellec, La Caverne originelle. Art, mythes et premières humanités, 2022.

# Cet ouvrage est imprimé sur du papier issu de forêts gérées durablement.