Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle 2204086231, 9782204086233

À partir d'où et de quelle façon penser le mystère de la Trinité, non pour le rationaliser, mais pour le confesser,

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Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle
 2204086231, 9782204086233

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EMMANUEL DURAND et VINCENT HOLZER

Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle COGI TATIO FIDEI

LES ÉDITIONS DU CERF

Théologie et sciences religieuses Cogitatio Fidei

Sous la direction de

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Emmanuel Durand et Vincent Holzer Les sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle À partir d’où et de quelle façon penser le mystère de la Trinité, non pour le rationaliser, mais pour le confesser, en vivre et le prêcher - tel fut le souci initial des premières élaborations trinitaires, tel fut aussi l’aiguillon du renouveau dont le XXe siècle a été le cadre. Trinité et création, Trinité et grâce, Trinité et salut, et plus largement Trinité et histoire, tels sont les « lieux » théologiques que la foi trinitaire éclaire et structure, en vue de nouvelles synthèses et de plus fortes connexions. L’ensemble des contribu­ tions de l’ouvrage, qui rassemble les fruits d’une recherche menée conjoin- ' tement par des spécialistes reconnus, se saisit des œuvres et des conditions qui ont permis le renouveau multiforme de la doctrine trinitaire au XXe siècle. La complexité du dossier exigeait que l’on adoptât un objectif clair et délimité : la mise en lumière des sources et des facteurs qui ont par­ ticipé de manière décisive à la réalité de ce renouveau. Notre choix s’est donc tout naturellement porté sur des œuvres emblématiques, spécialement celles de Karl Barth, Hans Urs von Balthasar, Karl Rahner et Wolfhart Pannenberg. Un tel renouveau n’aurait pourtant pas été possible sans la mutation qui a affecté la rationalité philosophique, la théologie patrio­ tique et la référence médiévale dans certaines décennies du XXe siècle. Le vocabulaire du « renouveau » est parfois employé par mode de facilité. H doit assurément faire l’épreuve de sa pertinence. La recherche entreprise se propose précisément d’identifier les sources, de clarifier les contours et de vérifier le bien-fondé du nouvel élan des théologies trinitaires. Elle aboutit à une vision d’ensemble précise et offre un bilan prospectif des nouveaux défis qui sont les nôtres.

Emmanuel Durand et Vincent Holzer, qui ont réuni ces études aile belges, françaises, italiennes et suisses, sont enseignants-chercheur l’institut catholique de Paris. Ils s(|nt tous deux spécialistes de trinitaire, auteurs de plusieurs ouvrages et de nombreux articles fiques en ce domaine. 38.00 € Prix valable en France ISBN 978-2-204-08623-3

Sous la direction de

EMMANUEL DURAND VINCENT HOLZER

LES SOURCES DU RENOUVEAU DE LA THÉOLOGIE TRINITAIRE AU XXe SIÈCLE

LES EDITIONS DU CERF www.editionsducerf.fr

PARIS

2008

DANGER

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Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représen­ tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. Imprimé en France

© Les Éditions du Cerf, 2008 www. editionsducerf. ft (29, boulevard La Tour-Maubourg 75340 Paris Cedex 07)

ISBN 978-2-204-08623-3 ISSN 0587-6036

Nos abréviations sont usuelles et suivent autant que possible les conventions du Dictionnaire critique de théologie, J.-Y. Lacoste (dir.), Paris, PUF, 32007, xxm-xxxix.

Vincent Holzer

OUVERTURE

Le renouveau de la théologie trinitaire au xxe siècle

À un théologien de Halle, auteur d’une savante étude sur Les Origines spéculatives de la doctrine trinitaire dans l’Orient tardif1, Hegel adressa une lettre incisive, traduisant le dépit que lui inspirait la lecture d’une étude, certes érudite, mais dépourvue de cet « esprit plus élevé » qui recueille dans la foi trinitaire le mystère du Dieu vivant : L’éminente connaissance de Dieu comme Un et Trine ne méritet-elle pas un tout autre respect, que vous ne lui consacriez ainsi qu’un excursus superficiellement historique ? Dans votre écrit, je n’ai pu sentir et trouver trace d’un sens personnel pour cette doctrine. Je suis un luthérien et même pleinement affermi dans le luthéranisme par la philosophie. Sur une pareille doctrine fondamentale, je ne me laisse pas rassasier par un mode d’explication superficiellement historique. Il y a en elle un esprit plus élevé que cette seule tradition humaine. Il me fait horreur de voir expliquer de telles réalités de la même manière que, par exemple, la naissance et la propagation de la sériciculture, des cerises, de la variole, etc.1 2 L’appropriation hégélienne de la doctrine chrétienne de la Trinité est l’une des sources de son renouveau, comme en témoigne cette lettre, lassée d’une réduction de la foi trinitaire à

1. A. Tholuck, Die spekulative Trinitàtslehre des spàteren Orients, Eine religions-philosophische Monographie aus handschriftlichen Quellen der Leydener, Oxforder und Berliner Bibliothek bearbeitet, Berlin, Dümmler, 1826. 2. Briefe von und an Hegel, éd. par J. Hoffmeister, vol. IV, éd. par R. Flechsig, PhB 238, 29, cité par E. Jüngel, Dieu mystère du monde, Fonde­ ment de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, 1.1, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 116, 1983, p. 137 et 138.

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l’exposé d’une doctrine positive. Le présent volume n’a pas omis de donner à Hegel la place qui lui revient, grâce à l’exposé minutieux de Jean-Louis Vieillard-Baron. C’est au cours du semestre d’été de 1821 que G. W. F. Hegel se consacre expres­ sément à l’enseignement d’un cours de philosophie de la reli­ gion, à l’université de Berlin, deux décennies après le début de son activité académique à léna, en 1801. Ce domaine d’étude fut pourtant la préoccupation constante du philosophe, navré de voir Dieu réduit, dans la theologia naturalis de Wolff, à « une abstraite entité d’entendement », sans que l’automanifes­ tation du Dieu vivant ne soit recueillie (Andacht) en sa source révélée \ Hegel allait ouvrir une nouvelle page de l’histoire de la pensée ayant Dieu pour objet. C’est la doctrine trinitaire, désormais reliée et comprise à partir de l’incarnation et de la mort du Christ, qui allait infléchir le point de départ de la pensée philosophique sur Dieu, encore enfermée dans les limites de la « pure raison ». Un grand nombre de théologiens contemporains ont puisé dans la lecture des Leçons sur la philo­ sophie de la religion une vision historique et dynamique de la révélation trinitaire, vision prolongée dans une intelligence trinitaire de l’événement d’incarnation et de l’événement de la croix. L’ouvrage magistral d’Eberhard Jüngel, Dieu mystère du monde, en est probablement l’illustration contemporaine la plus coîi¥?.mcante. Du côté de la théologie allemande, l’ombre de Hegel n’est pas seulement ce qu’il convient de dissiper, mais son œuvre a laissé des traces indélébiles et inspirantes. Hegel représente incontestablement le projet le plus englobant d’une christologie de l’Esprit, à savoir une philosophie théologique dans laquelle l’Esprit est celui qui englobe tout, l’Alpha et l’Oméga, mais de manière à avoir son centre dans une christologie qui seule permet d’abord de l’appréhender comme Esprit. On peut supposer connu que Hegel comprenait sa philosophie comme étant coextensive à l’essence de la théologie chrétienne et, de même qu’il méprisait profondément toute théologie incapable de se hausser jusqu’à l’effort 1. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, lre partie, Introduction. Le concept de religion, Paris, PUF, 1996 ; trad. P. Gamiron, d’après l’édition de Walter Jaeschke (Hambourg, 1983). Nous nous référons essentiellement à l’introduction de 1824 {Einleitung nach der Vorlesung von 1824) et au cours de 1824, dans : G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Einleitung. Der Begriff der Religion. Neu herausgegeben von Walter Jaeschke, Hambourg, Félix Meiner Verlag, 1993.

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conceptuel philosophique comme « sel ayant perdu sa saveur », comme exégèse dépourvue d’esprit qui a son origine dans VAufklarung de l’entendement, comme « vacuité orgueilleuse se complaisant en elle-même » [...]. Ce n’est pas seulement la « droite hégélienne » de l’époque, mais bien les protagonistes de la théologie évangélique ou catholique contemporaine - Barth, Jüngel, Pannenberg, Moltmann, K. Rahner (peut-être plus proche de Kant-Fichte), Küng, Bruaire, Chapelle, Brito, A. Léonard, G. Fessard - qui sont inconcevables sans Hegel \ Si Hegel s’est insurgé avec véhémence contre la réduction de la Trinité à une positivité doctrinale, comme le confirme l’introduction (Einleitung) au cours de 1824 sur le concept de religion1 2, il semble pourtant méconnaître et sous-estimer le rôle décisif qu’a joué la théologie positive dans le renouveau de la théologie trinitaire, comme le rappelle opportunément Christoph Theobald dans la brillante synthèse qu’il esquisse. Depuis les travaux entrepris par Théodore de Régnon dans ses fameuses Etudes de théologie positive sur la Sainte Trinité, publiées en quatre tomes de 1892 à 1898, la théologie des premières décennies du xxe siècle s’est en effet engagée sur la voie d’un renouveau trinitaire. Il doit tout, dans un premier temps, à la « théologie historique » et à ses méthodes d’inves­ tigation, car la «théologie historique» est l’autre mot qui désigne et transforme, autour des années 1910-1920, les étroi­ tesses de la théologie positive. La paiulioiji, eu 1910, Je l’Histoire du dogme de la Trinité par Jules Lebreton, marque un tournant dans le destin de la théologie positive3. Elle n’est plus alors le condensé de la substance doctrinale de la foi parvenue à son explicitation épurée, mais une histoire de la formation et de l’objectivation doctrinales de la foi. Cette histoire ne fait l’impasse sur aucune période qui s’est illustrée dans la forma­ tion de la foi réfléchie. Certes, Jules Lebreton établit claire­ ment des seuils qui, dans cette longue histoire, sont à considérer 1. H. U. von Balthasar, La Théologique III, L’Esprit de vérité, Namur, Culture et Vérité, 1995, p. 32 et 33 (nous soulignons). 2. Hegel, Leçons sur la philosophie de la Religion, Introduction (1824), Le concept de religion, p. 36. 3. Il faut aussi mentionner d’autres œuvres de théologie historique, à l’instar des travaux de H. J. Schoeps, professeur à l’université d’Erlangen, titulaire de la chaire d’histoire des religions et des idées (Religions - und Geistgeschichte) : Théologie und Geschichte des Judenchristentums, Tübingen, Mohr, 1949.

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comme des progrès dans l’intelligence de la foi reçue des Apôtres et consignée dans les Ecritures inspirées. Mais déjà s’esquissent les traces d’un renouveau qui redonne à la Trinité son enracinement dans la vie baptismale et ecclésiale du chré­ tien : « Cette vie sociale intense est pour la foi chrétienne une sauvegarde éminemment efficace ; le chrétien ne poursuit pas, à l’écart des autres, des spéculations personnelles ; sa foi est celle de l’Église ; le symbole qu’il a souscrit au baptême en est la règle [...] ^ » On peut aujourd’hui sourire de la naïveté avec laquelle Jules Lebreton interprète la théologie des grands anténicéens, les apologistes du ne siècle en particulier. Leur pensée est jugée empreinte de maladresses, voire d’ambiguïtés ou d’erreurs. Mais elles sont excusables aux yeux de l’historien des dogmes qui sait, rétroactivement, qu’elles sont promises à des dévelop­ pements plus satisfaisants. Nous ne portons plus tout à fait le même jugement, ni le même regard sur la théologie de Justin, chef du didascalée de Rome, de Théophile d’Antioche ou d’Athénagore, ou plus tardivement d’Hippolyte ou de Tertul­ lien. L’une des contributions du présent ouvrage, signée par Michel Fédou, engage une herméneutique différente, en analy­ sant avec virtuosité l’un des textes les plus beaux de la tradition anténicéenne1 2, le Contre Noët d’Hippolyte. Certes, l’on peut craindre que la génération du Logos soit co-affirmée avec la production de la création, mais on peut aussi y discerner l’expression spéculative d’une théologie chrétienne et trinitaire de la création, celle qui, conformément aux hymnes pauliniennes des Éphésiens et des Colossiens, discerne en Christ, « premier-né de toute créature », une création promise à la filia­ tion. La grande tradition médiévale n’a pas dérogé à cette lecture trinitaire de la création. Elle est aujourd’hui l’une des pièces maîtresses de la théologie trinitaire contemporaine, comme l’atteste l’œuvre du théologien Balthasar, dans l’ultime étape de sa trilogie théologique : « Plus notre image de Dieu est 1. J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, Des origines au concile de Nicée, t. II, De saint Clément à saint Irénée, Paris, Beauchesne, coll. « Bibliothèque de théologie historique », 1928 (2e éd.), p. xiii. 2. Il faut lire le texte documenté que J. Wolinski consacre à la théologie des anténicéens : «Le paradoxe chrétien avant et après Nicée», dans : Y. M. Blanchard et G. Bady, De commencement en commencement, Le renouveau patristique dans la théologie contemporaine, Paris, Bayard, coll. « Theologia », 2007, p. 15-65.

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enrichie de manière trinitaire (Je trinitarisch-reicher unser Gottesbild ist), plus il est possible d’adhérer à l’affirmation de l’achèvement étemel en Dieu de la création et du monde rachetéb » On a beaucoup parlé d’un renouveau patristique et d’un renouveau biblique au xxe siècle, mais on a peu mesuré l’ampleur du renouveau trinitaire, déployé sur une période qui coïncide avec le siècle passé et qui atteint son apogée avec les grandes œuvres de Karl Barth, de Michaël Schmaus, de Hans Urs von Balthasar, de Karl Rahner, d’Yves-Marie Congar, de Louis Bouyer, de François-Xavier Durrwell, de Jürgen Moltmann, d’Eberhard Jüngel, de Wolfhart Pannenberg, de Dietrich Wiederkehr, de Joseph Moingt, et de tant d’autres. Quant aux travaux de Théodore de Régnon, ils ont abouti à des thèses herméneutiques qui finiront par s’imposer pour caractériser, voire opposer, une théologie trinitaire d’inspiration grecque et une théologie trinitaire d’inspiration latine d’origine augusti­ nienne. Cette classification, aussi simple que sommaire, aura paradoxalement un effet bénéfique sur les travaux des théolo­ giens, redécouvrant la richesse et la diversité des corpus, et du même coup faisant éclater les classifications en cours. Certes, qui pourrait nier qu’il existe bien une théologie grecque d’inspi­ ration antiochienne et cappadocienne qui, face au péril que représente le modalisme unitaire, et plus proche de la lettre de l’Écriture affirme d’abord la réalité ou “ l’hvpo®ta®e de chacune des Personnes distinctes entre elles, tandis que, de son côté, la théologie latine tend à affirmer en premier lieu l’unité de la « substance » à l’intérieur de laquelle se développent les processions des Personnes distinctes dans le but de garantir la divinité du Fils et de l’Esprit ? Un théologien aussi averti que Karl Rahner reconduira l’opposition popularisée par Régnon, manifestant ainsi sa préférence pour le modèle grec, censé être plus fidèle à la lettre de l’Écriture12. Cette fidélité invoquée n’est que le symptôme d’une théo­ logie qui cherche à fonder dans l’événement Jésus-Christ et le don de l’Esprit, tels qu’accessibles dans le donné néotestamen­ taire, l’ensemble de la doctrine trinitaire. Le renouveau trinitaire 1. H. U. von Balthasar, Theodramatik. IV, Das Endpsiel, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1983, p. 463. 2. K. Rahner, « Le Dieu Trinité fondement transcendant de F Histoire du Salut », Mysterium Salutis, VI, Paris, Éd. du Cerf, 1971, p. 22-28.

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est donc étroitement solidaire du renouveau christologique. Mais qu’on ne s’y trompe pas, le travail entrepris par les théo­ logiens est un travail de reconstruction onéreux et exigeant. Il s’est élaboré en deçà, et parfois à l’encontre des analogies tradi­ tionnelles qui servirent à justifier la divinité du Fils et sa géné­ ration étemelle, notamment la théologie de la procession du Verbe comme acte spirituel immanent à la vie divine, et plus généralement la distinction des personnes consubstantielles. L’étude de Vincent Holzer, consacrée à la théologie trinitaire de Balthasar, montre à quelle condition et selon quelles influences nouvelles, d’autres voies d’accès à l’intelligence de la révélation trinitaire sont possibles. La prise en compte de l’historicité radicale de la Révélation a scellé au plus près le destin de la christologie et de la doctrine trinitaire. Ainsi, la voie qu’ont choisie nombre de théologiens pour accéder au concept de Trinité est celle que préconisait Karl Rahner, il y a un demisiècle maintenant : « Pour concevoir la Trinité, nous pouvons sans crainte partir de l’expérience de Jésus et de son Esprit en nous telle qu’elle nous apparaît dans l’histoire du salut et de la foi : dans cette expérience est déjà donnée la Trinité imma­ nente \ » Cette voie n’a pas seulement été tracée par le théolo­ gien Karl Rahner, mais aussi par toute une génération de théologiens soucieux de sortir la Trinité de son isolement et d’en faire le lieu de convergence et d’intelligence de tous les traités de la théologie (Ch. Theobald). Cet acte d intégration manifeste qu’à la doctrine trinitaire est attachée la signification sotériologique la plus profonde : « La Trinité est un mystère qui concerne notre salut ; sinon, on ne verrait pas pourquoi elle nous a été révélée12. » Le bénéfice de cette réarticulation touchera d’abord la doctrine trinitaire elle-même, puisée dans l’Ecriture, nourrie de la théologie des Pères (B. Pottier et L. Gioia), enrichie par la spéculation des grands maîtres médiévaux (G. Emery), ample­ ment réformée par le phénomène contemporain de « concentra­ tion christologique » de la doctrine trinitaire. À la faveur de ces 1. K. Rahner, « Le concept du mystère dans la théologie catholique », Écrits théologiques, VIII, trad. R. Givord, Paris, Desclée, 1967, p. 99. 2. K. Rahner, « Dieu Trinité fondement transcendant de l’Histoire du salut », p. 28. Le théologien J. Moingt, dans l’œuvre puissante qu’il a consa­ crée à T autorévélation divine, retrace l’histoire récente de ce renouveau : Dieu qui vient à l’homme, De l’apparition à la naissance de Dieu, t. II, vol. 1, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 245, 2005, p. 105-122.

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facteurs déterminants, c’est le rapport Trinité économiqueTrinité immanente qui fait l’objet de nouvelles élaborations. Les paragraphes 8 et 9 du premier volume de la Dogmatique ecclé­ siale de Karl Barth, analysés avec une rare précision par Emma­ nuel Durand, sont assurément à considérer comme les textes-sources du renouveau. Les analyses qu’Olivier Riaudel consacre à la théologie trinitaire de Pannenberg viennent prolonger de manière critique les développements barthiens. D’autres noms sont attachés à ce renouveau, dont celui, emblé­ matique en catholicisme et cependant oublié, de Michael Schmaus \ La Katholische Dogmatik de Schmaus, écrite à partir de 1953, est probablement l’un des témoins les plus intéressants du renouveau trinitaire. Le plan d’exposition et le contenu de cette vaste dogmatique traduisent les orientations novatrices de la théologie au xxe siècle, centrée sur l’objet premier de la foi, à savoir l’autodévoilement de Dieu en Jésus-Christ, plénitude de la Révélation (die gôttliche Selbsterschliessung als Grundlage der Théologie). L’introduction (Einleitung) de la dogmatique, qui a pour objet la nature de la théologie, la définit d’emblée à partir de son objet révélé, et non à partir de principes épistémologiques puisés dans une science auxiliaire, qu’elle soit philosophique ou anthropologique, métaphysique ou appartenant à la science des religions. La théologie est fondée à partir de son expres­ sion S vITp LUI C4-XX w vv

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fondement qu’elle entre en relation avec d’autres sciences et se laisse éplairer par ces dernières. La théologie devient ainsi une théologie de la Révélation inscrite en condition d’historicité. La Révélation est son objet premier, non pas sous la forme d’un corps de doctrines, mais d’un événement de salut dont Dieu est à la fois le sujet et l’objet. L’influence de Karl Barth sur Michael Schmaus ne fait aucun doute, et peut-être plus en amont, celle de Schleiermacher, dont l’œuvre fait l’objet d’une fine analyse dans le présent volume, signée par Emilio Brito. La foi trinitaire s’inscrit cette fois dans les prolégomènes à la dogmatique ecclésiale. Elle en éclaire le contenu et la signi­ fication, sous le rapport de Dieu à l’histoire, non celui que 1. M. Schmaus, Katholische Dogmatik, Munich, Max Hueber Verlag, 1953. Erster Hauptteil : Gott der Dreieinige. Erster Abschnitt : Die Selbsters­ chliessung des Dreieinigen Gottes in bezug auf seine Tatsàchlichkeit, p. 143-164.

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l’homme délimite par les pouvoirs de sa raison, mais celui que Dieu ouvre en se révélant : « Il est donc urgent de repenser la création dans une perspective trinitaire, pour qu’elle remplisse à nouveau le rôle de chemin de l’homme vers Dieu que lui assigne la révélation, et de renouer à cet effet le lien entre l’acte créateur et les relations d’origine qui structurent l’existence trinitaire de Dieu » Trinité et création, Trinité et grâce, Trinité et salut, et plus largement Trinité et histoire, tels sont les « lieux » théologiques que la foi trinitaire éclaire et structure, en vue de nouvelles synthèses et de plus fortes connexions. L’ensemble des contri­ butions de l’ouvrage, premier volume qui rassemble les fruits d’une recherche menée à l’initiative d’enseignants-chercheurs de l’institut catholique de Paris, se saisit des œuvres et des conditions qui ont permis qu’éclose le renouveau de la doctrine trinitaire au xxe siècle. La complexité du dossier exigeait que l’on procédât à quelques choix clairs : la mise en lumière de facteurs qui ont participé de manière décisive à la réalité de ce renouveau. Notre choix s’est donc tout naturellement porté sur des œuvres emblématiques. Un tel renouveau n’aurait pourtant pas été possible sans la mutation qui a affecté la théologie posi­ tive dans les premières décennies du xxe siècle, mutation ayant abouti à la naissance d’une « théologie historique », comme celle de Iules Lebreton ou de Hans-Joachim Schoeps. Le voca­ bulaire du « renouveau » est parfois employé par mode de faci­ lité. Il doit assurément faire l’épreuve de sa pertinence, historique et épistémologique. La recherche entreprise se propose précisément d’en vérifier le bien-fondé, dans un programme de recherche qui dépasse le présent volume et qui est promis à une publication ultérieure.

1. J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme, De l’apparition à la naissance de Dieu, p. 294 et 295.

FAIT, ENJEUX ET DÉPLACEMENTS

Piero Coda

LE RENOUVEAU DE LA THÉOLOGIE TRINITAIRE AU XXe SIÈCLE : LE FAIT ET LES ENJEUX ■ l

Bien que la distance qui nous en sépare soit encore trop courte, il est cependant possible de tenter une première évalua­ tion de l’apport du xxe siècle à la théologie trinitaire et à son renouveau. Ce siècle, à peine achevé, représente probablement l’une des époques les plus fécondes de la réappropriation, par la foi chrétienne, de sa dimension intrinsèquement trinitaire. Pour­ tant, les voies tracées et les acquis obtenus doivent plutôt être considérés comme une rampe de lancement vers des horizons encore à découvrir, et non comme l’arrimage dans un port à l’abri, où il serait enfin possible de jeter l’ancre après une navi­ gation désormais achevée. C’est précisément à partir d’un point de vue dialectique entre vie et pensée que uuus clieicheions à circonscrire le thème de notre étude. Le xxe siècle fut un siècle profondément marqué, en théo­ logie contemporaine, par un ressourcement trinitaire aussi imprévisible que vivant, au sens d’une redécouverte du cœur battant de la foi chrétienne, correspondant à la révélation du Dieu qui est Amour en Jésus-Christ (1 Jn 4, 8.16). Un tel ressourcement n’a été possible que sur fond d’un renouveau plus large, le renouveau théologique comme tel, qui a traversé et structuré tout le siècle passé, de telle sorte qu’il est possible d’affirmer, sans risque d’erreur, que l’un, le renouveau trini­ taire, est conditionné par l’autre, et réciproquement. On pour­ rait se risquer à user d’une analogie audacieuse, en parlant de l’indéchirable circularité entre forme et contenu, méthode et objet. Pour s’en convaincre, il suffit de faire appel, par exemple, à la manière dont la vérité trinitaire de Dieu fut traitée comme relativement marginale pour la vie et la pensée chrétiennes,

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FAIT, ENJEUX ET DÉPLACEMENTS

dans la culture de l’Europe occidentale. Certes, selon des accen­ tuations et des points de vue divers, cette réalité affecte, et la théologie du premier concile du Vatican en catholicisme, et la théologie libérale pour les Églises de la Réforme. Du côté catholique, on ne peut cependant oublier la tentative d’un Antonio Rosmini, essayant de penser trinitairement Dieu et la foi à partir des « entrailles du christianisme », pour reprendre son audacieuse expression. Du côté protestant, pour reprendre les mots de Karl Barth, résonnent la promesse et la désillusion qu’inspirent les philosophies de Hegel et de Schelling puisant, elles aussi, leurs ressources dans la doctrine trinitaire. Il est cependant incontestable que, sous l’impact des tragédies qui marquent de leur empreinte le cours de l’histoire en Europe, la tonalité de la théologie, et de la pensée en général, change assez radicalement. La figure de Karl Barth est à ce sujet tout à fait emblématique d’un tel renversement. Il faut y inclure aussi, dans le domaine de la philosophie religieuse et de la théologie orthodoxe, les figures de Pavel Florensky et de Serge Bulgakov, du côté catholique, Yves-Marie Congar, Henri de Lubac, Ghislain Lafont, Karl Rahner, Hans Urs von Balthasar, puis du côté protestant, les noms de Wolfhart Pannenberg, Jürgen Moltmann et Eberhard Jüngel. Tous ont voulu, selon des accentuations diverses, mais avec une égale profondeur de conviction, emprunter cette voie ardue. Cette redécouverte aussi marquante du principe et de ia forme trinitaires de la foi chrétienne s’est déroulée en une période précise de l’histoire de l’Europe occidentale, période que l’on peut, avec le recul nécessaire, qualifier de change­ ment d’époque. Ce moment peut être qualifié, comme certains penseurs l’ont suggéré, de « terre du déclin » (la terra dei tramonto), ou à tout le moins de configuration très spécifique de l’histoire \ Sur le plan de la foi chrétienne, cela se traduit par la perception de plus en plus accrue et réaliste d’une perte de sa présence et de son efficacité culturelles en Occident, en même temps qu’apparaissent, à partir de cette krisis, les dimen­ sions toujours plus vastes d’un monde multipolaire et plura­ liste. L’Église catholique a commencé à s’en rendre compte, de manière formelle et collégiale, avec le concile Vatican IL Mais ce phénomène s’est accru de manière plus sensible depuis les 1. G. M. Zangk, Notte délia cultura europea, Agonia délia terra dei tramonto ?, Rome, Città Nuova, 2007.

LE RENOUVEAU : FAIT ET ENJEUX

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dernières décennies, certes de manière contrastée, jusqu’à devenir la conscience, communément partagée, du caractère inéluctable des défis, mais aussi des chances de cette nouvelle situation. C’est dans un tel contexte culturel qu’il est possible d’évaluer et de comprendre les enjeux les plus significatifs du renouveau trinitaire. C’est une tâche laborieuse, à l’évidence décisive pour l’avenir de la foi chrétienne : celle de remettre à jour, de façon cohérente et créatrice, une identité chrétienne capable d’insuffler et de promouvoir de nouveaux types de rela­ tions avec les cultures étrangères au christianisme. C’est ainsi que le cœur battant de la foi en Dieu Trinité se révélera comme le point décisif (« caso serio ») de l’identité de l’événe­ ment chrétien dans l’histoire de notre temps, identité que l’on peut dès à présent saisir sous la forme d’une coappartenance dans l’amour, faite d’unité et de distinction, de liberté et de communication, que ce soit sur le plan anthropologique ou théologique.

Le renouveau trinitaire comme fait. Après cette conceptualisation brève et partielle, venons-en au premier moment de notre réflexion. En quoi consiste théolo­ giquement et quel est l’héritage théologique de ce renouveau au vye çiÀoIa 9 Pnnr t/=»r>tAr dp rpnnndrA à ppttp mipctinn — carhqnt

qu’il s’agit d’une mise en perspective -, il est possible de distin­ guer deux étapes dans la recherche et les propositions qui carac­ térisent la théologie trinitaire du xxe siècle, sans que l’on puisse les considérer en omettant leur diversité interne et sans qu’il soit pensable de les traiter de manière purement chronologique. Ces deux étapes ont abouti à des résultats provisoires, ouvrant sur de nouvelles avancées. La première étape, sans doute la plus fondamentale, est celle qui provient de la reconquête décisive du principe christocentrique de la révélation, de Karl Barth à la constitution Dei Verbum de Vatican IL Grâce à ce phénomène, la théologie accède de nouveau au principe de son originalité épistémolo­ gique et à la spécificité de son objet et de son sujet, autrement dit la foi se comprend comme correspondance à la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Cette donnée peut être comprise en recou­ rant à l’image de la parabole, structurée épistémologiquement à partir du Grundaxiom de Karl Rahner, en passant par la mise en

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valeur de l’historicité de l’événement Jésus lié aux résultats décisifs de l’exégèse, puis conduisant à la centralité de l’événe­ ment pascal comme lieu eschatologique de la révélation dans l’histoire du Deus Trinitas. C’est de cette manière qu’a pu être assumé à nouveau le scandalum crucis et resurrectionis de la singularité et de l’excès (1 Co 1, 24) que constituent, pour l’intelligence de Dieu, l’événement de l’incarnation, de la croix, de l’abandon, de la mort, de la descente aux enfers et de la résurrection de Jésus-Christ, Fils de Dieu venu dans la chair, mais aussi de l’Esprit répandu « sans mesure », par Lui et en Lui. Cette structuration met précisément en lumière le dyna­ misme intrinsèquement interpersonnel de l’autocommunication de Dieu qui s’exprime sous la forme d’une « livraison » (paradosis) trinitaire à l’histoire des hommes. De telles connexions ont permis de parer aux dérives du christomonisme, en articu­ lant mieux les dimensions christologique et pneumatologique de la révélation trinitaire. La riche moisson qui en a résulté s’est concentrée sur deux tâches particulièrement décisives. La première consiste à penser le Deus Trinitas de manière rigoureuse, à l’horizon moderne de la subjectivité, sans succomber aux emphases d’une monologie de mauvais aloi, mais en découvrant l’épaisseur dyna­ mique d’une communia périchorétique. On peut se référer au débat intérec«ant que nourrirent, à quelques années de distance, des auteurs comme Karl Barth et Jurgen Moltmann, débat qui a abouti à l’essai de synthèse qu’a tenté un théologien comme Gisbert Greshake \ La seconde tâche qui émerge de cette première étape du renouveau trinitaire au xxe siècle est celle que, en paraphrasant Jüngel, nous pouvons définir comme le dépassement, à partir de l’événement pascal, de l’opposition abstraite qui s’est instaurée entre théisme et athéisme, opposition qui a profondé­ ment marqué la modernité occidentale. Il s’agit là d’une orientation directionnelle tout à fait capitale. Cette opposition manifeste que la critique et la désaffection qui ont atteint la pensée de Dieu et sa dimension pratique trouvent leur cible privilégiée dans une représentation objective et réductionniste du divin, ce que Martin Heidegger a appelé, à la suite de Kant, une représentation ontothéologique. Cette critique,^lorsqu’elle 1. G. Greshake, Der dreieine Gott, Eine trinitarische Théologie, Fribourg, Herder, 1997.

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agit telle une présupposition à la représentation du Dieu de Jésus, ne la touche pas en vérité, mais exige plutôt une expé­ rience et une pensée nouvelles, capables de répondre de manière créatrice aux requêtes les plus profondes et les plus cachées de la modernité et de la postmodemité. Venons-en maintenant à la seconde étape du renouveau trinitaire qui, par certains aspects, précède la première, et d’une autre façon, l’accompagne et dessine avec elle l’arc de ce «siècle bref» (« secolo breve »). Le fait est que la magna quaestio avec laquelle lutte la modernité et qui, paradoxale­ ment, tend aussi à s’exténuer avec elle, comme l’avait déjà perçu Karl Barth avec la lucidité qui le caractérise, concerne l’être-Dieu de Dieu et l’être-créé de l’homme, à la lumière de l’événement Jésus. À chaque fois que la théologie du siècle écoulé perd de vue cet aiguillon qui stimule irrémédiablement l’identité de l’homme et de son histoire, le danger mortel est que l’on se retranche et que l’on reste prisonnier d’une identité qui se veut chrétienne, mais qui, en réalité, s’isole dans le cercle d’une identité sourde à l’appel de l’altérité, appel qui retentit à partir de la différence d’avec Dieu et de Dieu, d’avec l’autre et de l’autre. C’est aussi dans cette direction que se manifestent deux autres tâches dévolues à l’intelligence chrétienne du Deus Trinitas. D’un côté, nous assistons à la rencontre inédite - dans çaç

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primis la religion juive et la religion islamique qui professent la foi dans le Dieu Un et unique et qui demandent de la part de la foi chrétienne, selon des modalités certes différentes, un dialogue exigeant. D’un autre côté, et selon des motifs qui paraissent opposés, réclamant par le fait même un discerne­ ment également exigeant, il y a la confrontation avec la critique « néo-païenne » du monothéisme, caractérisée quant à elle par une revitalisation de l’expérience subjective et gratifiante du divin1. D’un autre point de vue, si l’on s’en tient à la conscience critique et aux requêtes existentielles qui la caractérisent, on retrouve un thème présent dans l’ensemble de l’aventure trini­ taire ayant marqué le siècle passé, celui d’une compréhension du mystère de Dieu anthropologiquement pertinente et de*Il 1. Je me permets de renvoyer, à ce sujet, à mon ouvrage : P. Coda, Il Logos et il nulla, Trinità, religioni, mistica, Rome, Città Nuova, 2004.

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portée universelle, qui travaille de l’intérieur le désir d’unité de Yhumanum, ‘à\jtc son irréductible altérité, sous la conduite de l’Esprit. Ce qui, en somme, refait surface, quoiqu’il convienne à ce sujet d’indispensables précisions, c’est la question de l’arti­ culation correcte, incisive et rénovée entre le De Deo Uno et le De Deo Trino. Ce n’est pas un hasard si ce thème a fait l’objet de la leçon d’adieu que Jean-Baptiste Metz a donnée à Munster en 1993, à la surprise générale. Le fait même du renouveau trinitaire au xxe siècle, grâce aux modalités par lesquelles il s’est réalisé et grâce aux points d’équilibre et de recherche qu’il a engagés, manifeste par soi la tâche qui est réellement en jeu : quel est en somme l’héritage que nous portons désormais entre les mains ? Nous voici main­ tenant conduits à évaluer les enjeux de ce renouveau. Il s’agit, bien entendu, d’une mise en question qui possède de multiples facettes et qu’il serait présomptueux, sinon ridicule, de vouloir réduire à une seule dimension. Nous choisissons d’emprunter une voie qui, entre beaucoup d’autres, nous paraît des plus importantes, dans la mesure où, à elle seule, elle ouvre sur un chemin qui est long à parcourir.

Les enjeux du renouveau. Les résultats que nous avons enregistrés peuvent être synthétiquement repris : l’accès christologique au Dieu Trinité et le lien de conditionnement entre économie et théologie ; la centralité et l’épaisseur théologique et anthropologique de l’événement pascal comme voie d’entrée, par la médiation de l’Esprit, dans la communion trinitaire et les relations interper­ sonnelles ; la réactivation d’une lecture trinitaire de la diffé­ rence et de l’altérité de l’expérience de Dieu à l’horizon de son universalité et de ses formes plurielles de réalisation. Tous ces éléments sont susceptibles de déterminer, avec une conscience critique et une ingénuité évangélique, le lieu origi­ naire de l’expérience et de la pensée du Dieu que Jésus annonce et dont nous sommes, par l’Esprit, rendus participants. La grande leçon du renouveau trinitaire ne peut être poursuivie avec réalisme et vitalité que sous un tel horizon de compréhen­ sion. En outre, il convient de comprendre ce renouveau en l’articulant plus profondément encore avec l’actualité vive de

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son surgissement néotestamentaire, précieusement conservé et interprété tout au long de sa traditio. Qu’entendons-nous exactement par «lieu» (locus) de l’expérience et de l’intelligence du Dieu Trinité ? Nous essaierons de répondre à cette question en présentant une hypothèse de travail à peine élaborée pour le moment. Nous procéderons en deux étapes. Dans la première, nous nous réclamons de la traditio léguée par l’expérience et la théologie trinitaire relue à partir des apports de la théologie du xxe siècle1 ; dans la seconde, nous reviendrons au témoignage néotestamentaire. Le locus de la révélation trinitaire - comme don et expé­ rience - est sans aucun doute la « chair » de Jésus : « Et le Logos est devenu chair et il a habité au milieu de nous ; et nous avons contemplé sa Gloire, Gloire qu’il tient comme Mono­ gène du Père, plein de grâce et de vérité » (Jn 1, 14). Mais que signifie rencontrer la chair de Jésus pour « contempler » DieuAbba dans l’Esprit ? Cela signifie, comme nous le rappelle la théologie trinitaire au xxe siècle, que nous sommes appelés à regarder Dieu dans la chair de Jésus-Christ, et, en fin de compte, dans sa chair crucifiée et ressuscitée. La chair est le lieu de la relation entre les créatures. Or, n’est-ce pas cette chair, précisément, qui nous renvoie à ce locus - la relation comme ce qui, étant habité en plénitude par le Fils dans l’Esprit, nous donne accès, dans l’histoire, à la vie et à l’intelligence du Dieu Trinité, dans la quOcidiCiin^v noo liiiviiïumaines ? N’est-ce pas aussi cela la grâce et la responsabilité qui se transmet dans la chair eucharistique de Jésus, sommet et source de la vie chrétienne ? Il est stimulant de relire l’histoire de l’expérience et de la théologie trinitaire de l’Église dans cette perspective. Prenons, à titre d’exemple, Augustin et son De Trinitate*2. Le point crucial de son itinerarium - la critique est à ce sujet pratique­ ment unanime - se trouve au livre VIII de son opus magnum. l.Voir P. Coda, « L’esperienza e l’intelligenza di Dio Trinità da San’Agostino a Chiara Lubich », Dio che dice Amore. Lezioni di teologia, Rome, Città Nuova, 2007, p. 131-164. 2. Voir P. Coda, « Il “De Trinitate” d’Agostino e la sua promessa », Nuova Umanità 24, 2002, n. 140-141, p. 219-248 ; «L’anima et il suo oltre. La teologia trinitaria di San Agostino tra interiorità e reciprocità », dans : AA.W., Luoghi dei pensare, Contributi in onore di Vicenzo Vitiello, Milan, Associazione Culturale Mimesis, 2005, p. 117-128 ; voir P. Sguazzardo, San Agostino e la teologia trinitaria dei XX secolo, Rome, Città Nuova, 2006.

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Après avoir exposé la doctrina fidei, et en avoir perçu une intel­ ligence destinée à marquer profondément l’histoire postérieure des évolutions de la doctrine trinitaire, notamment en repensant la catégorie ontologique de relation selon les exigences propres à la foi, le docteur de la charité se tourne vers l’expérience, afin d’y puiser le locus dans lequel il puisse contempler, à travers le miroir de la créature, la lumière éblouissante du Dieu Trinité. Il y est reconduit sans tergiverser, avec stupeur et gratitude. C’est dans la dilectio mutua et erga omnes des disciples qu’il retrouve ce locus, selon le commandement du Seigneur. C’est là, désormais, que demeure le Deus Caritas, comme l’illustre la première lettre de Jean (1 Jn 4, 8.16). L’intuition d’Augustin est des plus lumineuses, pour lui-même d’abord, comme l’atteste une analyse du langage dont il se sert pour décrire cette expé­ rience, très proche, pour ne pas dire identique à celui par lequel, au livre VII des Confessions, il raconte sa première rencontre avec Dieu (cum primum te cognovi)Augustin reconnaît avoir trouvé, non pas « ce qu’il cherche » (quod quaerit), mais le lieu où il doit chercher (locus ubi quaerendum est12). Et pourtant, dans les livres qui suivent, ce n’est pas cette voie qu’il choisit de suivre, la via caritas. Il en explique lui-même les raisons au livre XV du De Trinitate. La lumière qui l’a investi à cet instant est trop intense, et son intelligence est sommée, pour trouver le repos, de se tourner vers des objets plus familiers. Dans le passage qu’Augustin consacre a ia description de cette intuition, un aspect symptomatique mérite d’être relevé. Pour atteindre Dieu dans les hauteurs, autrement dit le secret de la Trinité qui est cachée dans l’expérience de l’amour entre celui qui aime, celui qui est aimé et l’amour même qui circule entre eux, il convient que « calcata came, ascendamus ad animum3 » ; « Foulons aux pieds la chair et élevons-nous jusqu’à l’âme ». Il ne s’agit pas ici de la chair du Christ. Et cependant, nous ne pouvons en finir avec cette chair humaine, car c’est elle « semblable à une chair de péché » (Rm 8, 3), que le Fils a assumée dans l’incarnation jusqu’à l’abîme de la croix. Et si cette chair venait à être abandonnée, il ne serait plus possible de retrouver le Deus Trinitas parmi les hommes au milieu desquels le Verbe devenu chair a demeuré, sans 1. Augustin, De Trinitate, VII, 10, 16. 2. Augustin, De Trinitate, VIII, 10, 14. 3. Ibid.

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oublier bien sûr qu’il demeure, ressuscité, dans les hauteurs des cieux. Notre intention n’est pas de prendre Augustin en défaut. Nous attirons l’attention sur le fait que, faute de prendre cette chair en considération, il devient difficile d’entrer et de demeurer dans ce lieu (locus) de l’expérience et de l’intelli­ gence de la Trinité qui est précisément la relation par excellence avec et entre les hommes, dans l’épaisseur tangible et drama­ tique de la liberté, de la différence et du péché que le Christ a vaincu. L’histoire de la théologie trinitaire au long des siècles peut être lue comme l’entrée progressive et décisive de cette chahdans les catégories de la pensée et de l’existence, non seule­ ment de la pensée chrétienne, mais de celles qui se nourrissent d’elle et qui, en Occident, ont été marquées par la rencontre entre la philosophie grecque, l’expérience d’Israël et l’événe­ ment de Jésus-Christ. Pour n’en rester qu’à la seule théologie, les avancées ont été considérables si l’on considère le chemin parcouru d’Augustin à Thomas d’Aquin, et, sur les pas de François d’Assise, à Bonaventure, pour la période médiévale, et plus tard, d’Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix à la modernité. L’on accorde peut-être encore trop peu d’impor­ tance au fait que, chez Thomas, sa prodigieuse intelligence spéculative de la foi trinitaire est étroitement liée à l’affirma­ tion de l’humanité du Christ et à la forme eucharistique de sa pensée : « Humana natura pervenit [in Christo] ad ipsam veri­ tatem divinam \ » Bonaventure, quant à lui, ayant médité sur l’image de François identifié au Christ en ses stigmates charnels, pourra affirmer que « nemo intrat recte in Deum nisi per Crucifixum1 2 ». Dans la modernité, seule Thérèse d’Avila parviendra à l’affirmation éprouvée que, même au sommet de l’ascension qui mène à la montagne de Dieu, rien d’autre, sinon l’humanité du Christ, ne peut conduire à la contemplation de 1. Thomas d’Aquin, Sup. lo. I, 14, Marrieti 188. Voir P. Coda, « Metafisica e Trinità. Il contributo metodologico di San Tommaso d’Aquino », Hermeutica (N.S.), 2005, p. 87-106 ; « Competenza e rilevanza ontologica délia rivelazione in San Tommaso d’Aquino », PATH 5, 2006/2, p. 365-381. Nous recommandons, dans cette ligne d’interprétation, l’essai récent de R. Ferri, Ille homo ipsa divina veritas, Cristo-verità nell’interpretazione di Tommaso d’Aquino : sviluppo e novità rispetto ad Agostino d’Ippona, Rome, Città Nuova, 2007. 2. Bonaventure, Itinerarium mentis in Deum, Prol., 3.

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l’éblouissement trinitaire. Plus tard, ce sont d’autres instru­ ments conceptuels qui seront offerts à la théologie, notamment le principe philosophique forgé par Hegel de la « dialectique de la reconnaissance1 », ou bien encore la phénoménologie de l’empathie et de l’intersubjectivité d’Édith Stein. Tous ces apports doivent encore faire l’objet d’une évaluation manifes­ tant leur capacité à éclairer, de manière plus complète, la vérité de ce locus que la chair du Christ a mis en lumière. Bien entendu, en ce xxe siècle, le terrain fut déjà bien préparé pour qu’un tel pas puisse être franchi. Songeons à la redécouverte de la centralité de la Parole de Dieu en Christ et de l’Église communion ; la nécessité de dépasser une conception individualiste de l’être humain au profit d’une conception personnaliste et dialogique ; l’expérience tragique de la dispari­ tion de Dieu dans la nuit de la Seconde Guerre mondiale et l’intuition qu’en elle se cachait le visage du Crucifié (Dietrich Bonhoeffer, Simone Weil, Édith Stein, Chiara Lubich) ; la préfiguration d’une nouvelle époque dans laquelle la force centripète de l’identité des différentes civilisations, à partir de leurs matrices religieuses respectives, est comme rééquilibrée par la force centrifuge de leurs capacités insoupçonnées à entrer en relation mutuelle.

Horizon de la recherche : découvrir le Dieu Trinité en dia-loguant (« dia-logando »). Risquons-nous maintenant à une conclusion provisoire, en nous centrant, comme annoncé, sur la source néotestamentaire de la foi trinitaire. Cette ultime perspective entend penser à partir de ce « lieu » où nous introduit, par grâce, l’événement de Jésus-Christ dans la suite personnelle et communautaire qu’il inaugure1 2. Que voulait suggérer l’apôtre Paul en ce passage complexe de la première lettre aux Corinthiens (1 Co 2, 9-16), dans lequel il affirme avec certitude qu’il est désormais possible - et définitivement réel - de pouvoir abriter en soi le noûs du Christ lui-même ? Il s’agit de l’intelligence selon laquelle les 1. Voir P. Coda, La percezione délia forma, Fenomenologia e cristologia in Hegel, Rome, Città Nuova, 2007. 2. On trouvera un développement de ce parcours dans : P. Coda et M. Donà (éd.), Dio Trinità trafilosofi e teologi, Milan, Bompiani, 2007.

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profondeurs du Mystère ne sont plus retranchées, avec indiffé­ rence et nostalgie, en une inaccessible distance, mais s’offrent à notre connaissance et notre découverte en leurs incidences historiques, sans que, pour autant, elles ne soient captées ou dénaturées, mais de telle sorte que nous puissions, en un échange toujours nouveau, en jouir dans une réelle et effective convivialité. Telle est peut-être la nature de cette pensée et de cette connaissance « selon l’Esprit et en discours spirituels » (1 Co 2, 13), de cet Esprit dont Paul nous dit que nous sommes devenus les héritiers dans le Logos devenu chair. L’argumentation de Paul est serrée. De même que seul l’esprit de l’homme est capable de connaître vraiment ce qui se passe dans le cœur et l’âme, de la même manière seul l’Esprit de Dieu « est capable de scruter les profondeurs de la divinité ». Dieu demeure en effet retranché dans le secret de la «nuée d’inconnaissance » pour celui qui est autre que lui, à moins qu’il ne consente à donner part à son propre Esprit. Là réside le caractère inouï de l’identité du Logos et de Jésus. C’est aussi ce qui arrive dans la mort qui marque la chair crucifiée de Jésus, mort vécue comme agapè dans la « remise de l’Esprit » (Jn 19, 30). C’est précisément par cette donation, conclut Paul, que « nous avons le nous du Christ ». Ainsi, la « nuée d’inconnais­ sance » est comme déchirée, même si le mystère demeure et se manifeste comme inépuisable. La « nuée d’inconnaissance » est cependant déchirée, comme il en est advenu du rideau du Temple dans l’abandon et l’acte de mourir du Logos devenu chair. Du milieu du Sancta Sanctorum, la présence de Dieu enveloppe les tentes des hommes, parce que, désormais, le Logos crucifié a posé sa tente au milieu d’eux, en particulier des plus petits, des marginaux et de ceux qui sont blessés. Sur le calvaire, désormais aux dimensions du monde, parce que Jésus s’est fait « un » avec tous et chacun (1 Co 9, 19-22), c’est l’espace de Vagapè qui ouvre à chacun la possibilité de s’ouvrir à l’autre. Mais ce don qui est grâce (charis) ne peut se réaliser et ne peut être identifié historiquement si la « forme » du Logos crucifié, et la contemplation de Dieu qu’elle autorise, n’est pas reproduite là où désormais elle a pris corps : « au milieu de nous », dans nos rapports interpersonnels, en nous accueillant mutuellement, en « dia-loguant » (dia-logando). Cette attitude comprend le risque d’une ouverture à l’autre faite de récipro­ cité, sans condition et sans arrière-pensée, car c’est là que nous atteignons et que nous accueillons le Logos qui, dans l’Esprit,

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est devenu chair. La vérité du Deus Trinitas advient et se mesure dans la vérité éprouvée de notre être et de notre pensée. C’est ce lieu de la pensée (luogo dei pensare) qui doit patiemment et sérieusement être construit et accueilli, car en dialoguant on ne s’éloigne plus les uns des autres, comme si nos voix se perdaient sans que nous puissions en recueillir l’écho. Nous nous rapprochons plutôt, non pas dans le but d’une plate uniformisation, mais pour que la parole de chacun, dans sa diversité même, puisse être entendue et recueillie comme l’écho de l’Unique Parole - d’une inépuisable richesse - qui sourd du Silence dans le souffle de l’Esprit. Nous sommes tous capables d’atteindre ce but par l’acte de parler, parole qui, rappelons-le, au temps fixé s’est faite chair et fut crucifiée, non pour demeurer un unicum, mais pour indiquer la voie d’un dialogos aux dimensions de l’histoire, en se donnant aussi sous les espèces d’un pain à partager et d’un vin de consolation à goûter. La voie que nous préconisons n’est pas une voie facile à emprunter, car dans le partage de l’interrogation mutuelle résonnent encore le cri et le « pourquoi » du Crucifié aban­ donné, parole ultime dans laquelle s’exprime le Logos crucifié s’offrant au Père dans l’Esprit. Il est maintenant possible de contempler Dieu, en Jésus abandonné, dans la chair des hommes. Comme l’a écrit avec une rare intensité mystique, Chiara Lubich : «La blessure de l’abandon est la pupille de l’œil de Dieu sur le monde, un vide infini à uaveis lequel Dieu nous regarde. La fenêtre de Dieu dressée sur le monde est la fenêtre de l’humanité à travers laquelle on peut voir Dieu. » Dieu regarde le monde à travers l’abandon vécu par Jésus, quand il récapitule en lui l’humanité. C’est ainsi que le Père voit toute chose en Lui et dans l’Esprit qui enveloppe, irrigue et recueille toute chose en son Amour. C’est Jésus qui est en quelque sorte cette « pupille » de Dieu, ce « vide infini » aux dimensions d’un Amour incomparable, appelé à juste titre « Néant d’Amour » (Nulla d’Amore). Ce « vide » par excès est l’expression d’un amour qui peut mettre chaque homme en contact immédiat avec Dieu. La contradiction, dans ses multiples formes, n’est pas résolue pour autant, mais elle est déposée et confiée à Vagapè. Elle peut trouver une réponse en se confiant à l’Esprit qui vient du Père et qui, du dedans, la vivifie par le moyen du dia-logos que nous faisons advenir de manière responsable. La voie qui mène à la pensée du Dieu Trinité en dialoguant (dia-logando)

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peut ainsi réintégrer son lieu, là où elle découvre sa pleine vérité. Le défi qui s’impose à nous est précisément de ne pas déserter ce lieu où peut croître une ontologie trinitaire de la rencontre.

(Traduit de l’italien par Vincent Holzer.)

Christoph Theobald

LE PASSAGE DE LA THÉOLOGIE DES MANUELS À DE NOUVELLES FORMES DE PENSÉE

« Au concile de Florence (1439 et 1441), le progrès dogma­ tique est terminé, jusque dans les formules. La théologie ne fera donc que reproduire et commenter la doctrine des chefs d’école et, si les auteurs s’avisent d’introduire quelques opinions personnelles, ce sera toujours sur des points se ratta­ chant à la curiosité théologique plutôt qu’à la théologie ellemême. » C’est ainsi que l’abbé Albert Michel1, un des deux auteurs de l’article «Trinité» du Dictionnaire de théologie catholique2, caractérise en 1950 l’état de la théologie trinitaire. Venant à la fin d’un parcours historique, remarquablement bien documenté, son diagnostic introduit une vue globale sur les écoles dominicaines, scotistes, jésuites, et sur les manuels publiés depuis le concile Vatican I : s’il laisse paraître quelques questions nouvelles, notamment quand il traite de l’inhabitation des Personnes de la Trinité dans l’âme juste, il se méfie de toute « curiosité théologique » et continue à inscrire sa propre synthèse dans la structure classique du traité De Deo Trino, fournie depuis le xme siècle par la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Dix ans plus tard, en 1960, Karl Rahner constate lui aussi, dans ses célèbres Remarques sur le traité dogmatique « De Trini­ tate », qu’« un travail considérable a été accompli en histoire du dogme de la Trinité » ; « mais, ajoute-t-il, il faut reconnaître, peut-être avec étonnement et un peu de résignation (est-ce trop pessimiste ?, se demande-t-il), que, jusqu’à aujourd’hui, ce retour 1. Voir la notice sur l’auteur, rédigée par Étienne Fouilloux dans : & F. Laplance (dir.), Les Sciences Religieuses. Dictionnaire du monde religieux r dans la France contemporaine 9, Paris, Beauchesne, 1996, p. 472 s. »j 2. Art. « Trinité - La théologie latine du vr au xx= siècle », DTC XV/2 lgP-950), col. 1702-1830 ; citation : col. 1803.

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à l’histoire du dogme n’a pas eu beaucoup d’effets pour pousser cette histoire elle-même en avant1 ». La même année - et après le débat avec Karl Rahner -, Henri de Lavalette, futur professeur à l’institut catholique de Paris, Hugo Rahner et Josef Felderer d’Innsbruck se partagent l’article Dreifaltigkeit du Lexikon fur Théologie und Kirche1, dictionnaire qui ajoutera en 1965, dans son dernier volume, un deuxième article sur le sujet, avec le titre Trinitdtslehre (« doctrine de la Trinité, point de vue épistémo­ logique 123 »), où Wilhelm Breuning de Trêves annonce déjà les grandes lignes des évolutions ultérieures de la théologie trinitaire, et cela jusqu’à nos jours. Au cours de ces quinze années, entre 1950 et 1965, s’est donc opérée une véritable mutation, concomitante à celle qu’a connue le catholicisme préconciliaire et conciliaire. Mais l’enjeu de ces réflexions sur le passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée n’est pas seulement d’ordre historique. Je voudrais comprendre les facteurs encore actuels d’une « prise de conscience » spectaculaire qui, pendant ces années si décisives, aboutit à considérer la synthèse trini­ taire des manuels comme une forme de pensée parmi d'autres, désuète pour la plupart, et à envisager d'autres manières d’aborder le mystère de la Trinité. Dans un premier temps, je tenterai donc de caractériser la forme spécifique de la théologie des manuels, avant de montrer, dans un deuxième temps, comment on a pu « sortir » de l’espace plusieurs fois séculaiit qu’ils ont dessiné, pour ouvrir, en fin de parcours, notre regard sur les nouvelles formes de pensée qui sont en train d’émerger à cette époque.

La théologie des manuels. Le genre « manuel » fait partie du dispositif doctrinal de l’Église catholique : contrôlé par la hiérarchie, il est au service de la transmission de la doctrine de la foi aux futurs clercs et

1. K. Rahner, « Quelques remarques sur le traité dogmatique “De Trini­ tate” (1960) », Écrits théologiques, VIII, Paris, DDB, 1967, p. 107 s. ; voir aussi la note 1 de cet article qui fait état de l’échange amical entre K. Rahner et H. de Lavalette. 2. Art. « Dreifaltigkeit », LThXf III, 1959, col. 543-560. 3. Art. « Trinitâtslehre », LThK\ X, 1965, col. 360-362.

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suppose, à ce titre, une articulation de ce qui est « de foi » (le dogme) et de ce qui relève de la théologie et des opinions des docteurs catholiques (qualifié rigoureusement selon différents degrés de certitude). Saint Thomas est, en la matière, une auto­ rité incontestée, surtout depuis l’encyclique Aetemi Patris (1879) de Léon XIII, qui rappelle que les Pères du concile de Trente « voulurent qu’au milieu de la sainte assemblée, avec le livre des divines Écritures et des décrets des Pontifes suprêmes, sur l’autel même, la Somme de Thomas d’Aquin fût déposée ouverte1 ». L’article du Dictionnaire de théologie catholique nous prévient contre la tentation de caricaturer le phénomène « manuels ». Sur trois points essentiels, leur « lieu » au sein du catholicisme du concile Vatican I, l’importance qu’ils accordent à la théologie positive - et donc à l’histoire -, et leur structure interne - nous dirions « leur forme de pensée » -, son auteur l’abbé Michel apporte des éclaircissements qui méritent d’être relevés. La connaissance du mystère de la Trinitésejon Vatican I. Après avoir décrit les écoles dominicaine, scotiste et jésuite et honoré quelques grands auteurs, non sans remarquer la capa­ cité des uns d’examiner et d’approfondir les questions scolas­ tiques «avec un luxe de précisions qu’on serait parfois tenté de trouver superflu », et le souci des autres « d’adapter la doctrine aux besoins des temps nouveaux12 », il présente les très nombreux manuels publiés depuis le concile Vatican L À la suite de ce concile qui n’a pas pu aborder le projet d’une consti­ tution dogmatique sur la Trinité, ceux-ci s’accordent tous autour d’une polémique contre le « rationalisme », qui est l’envers d’une question nouvelle, celle de la connaissance du mystère de la Trinité. Selon l’enseignement de Vatican I et des manuels, le protestantisme et les théologiens catholiques qui s’en inspirent suivent une courbe qui n’aboutit pas nécessairement à l’aboli­ tion de la Trinité, mais à une interprétation qualifiée de « ratio­ naliste » ; Schleiermacher en serait l’initiateur, ayant envisagé 1. « Lettre encyclique de N. T. S. P. Léon XIII sur la philosophie chré­ tienne Aetemi Patris » (4 août 1879), dans Lettres apostoliques de S. S. Léon XIII, 1.1, Paris, Bayard, p. 66 s. 2. DTC XV12, col. 1803.

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la Trinité comme « description et explication des phénomènes de la conscience chrétienne ». « C’est de l’impression que lui laisse la personne du Christ que [cette conscience] conclut à l’union de Dieu avec l’humanité en Jésus-Christ. C’est des effets divins produits au sein de l’Église qu’elle peut remonter à leur causalité divine, c’est-à-dire à l’œuvre de Dieu accom­ plie dans l’humanité par l’Esprit de Dieu. La conscience reli­ gieuse affirme donc ces deux faits [...]. Mais elle ne saurait aller au-delà et transformer ces faits de l’expérience subjective en relations immanentes dans l’être divin [...]. La Trinité d’essence doit donc être sacrifiée à la Trinité de la révélation, c’est-à-dire à la Trinité économique \ » En opposition polé­ mique par rapport à cette tendance qualifiée de moderniste, le projet De praecipuis mysteriis fidei de Vatican I1 2 et les manuels réaffirment que le mystère de la Trinité est une « vérité conçue en dehors de nous et de nos expériences religieuses3 », que la raison est donc incapable de parvenir à la connaissance de cette vérité par ses seules lumières naturelles. Contrairement à leurs devanciers du Moyen Age, les rédacteurs des manuels ne voient dans les textes de l’Ancien Testament que d’« obscures indica­ tions » du mystère de la Trinité, qui est formellement et explici­ tement révélé dans le Nouveau Testament : le Christ nous l’a enseigné, selon le « modèle d’instruction4 » qui domine la théoingip de la Révélation et l’ecclésiologie du concile Vatican I. L’importance accordée à la théologie positive.

Ces remarques sur l’accès au mystère nous ont déjà conduits vers un deuxième aspect caractéristique de la théologie des manuels : tout en suivant le parcours inauguré par la Somme théologique, de plus en plus d’auteurs ouvrent l’exposé scolas­ tique de la Trinité par un parcours de « théologie positive » qui établit précisément la révélation du mystère. Selon Albert Michel, c’est une question de proportions : l’œuvre du jésuite Denys Pétau (1583-1652) a fait école en la matière, en particulier son De Trinitate avec sa célèbre préface qui met très clairement le doigt sur la difficulté principale de l’histoire du dogme 1. Ibid., col. 1790. 2. Ibid., col. 1797-1799. 3. Ibid., col. 1790. 4. Voir M. Seckler, Aufklàrung und Offenbarung, Fribourg, Herder, coll. « Christlicher Glaube in modemer Gesellschaft » 21, 1980, p. 56.

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trinitaire, à savoir le prétendu subordinatianisme des pères anté­ nicéens, apparemment si éloigné de la définition postnicéenne de la « consubstantialité des trois Personnes distinctes ». Si la difficulté est bien repérée, l’ensemble des manuels s’efforce d’établir la continuité de l’histoire doctrinale en y projetant plus ou moins la forme scolastique du dogme trinitaire ; ce qu’Albert Michel affirme très spontanément : « Cette part légitime faite à la théologie positive prépare avec une autorité accrue l’exposé scolastique sur les processions, les relations, les personnes \ » Une «forme de pensée ».

Ces trois termes clé de la théologie trinitaire médiévale structurent en effet ce qui constitue, depuis les premiers commentateurs de saint Thomas (notamment Cajetan), la «forme » même de pensée des traités et manuels De Trinitate, consacrés à penser le mystère de la Trinité interne. D’abord, les processions : à savoir la génération du Verbe et la procession du Saint-Esprit, qui soulèvent la question : pourquoi n’y en a-t-il que deux et pourquoi celle du Saint-Esprit n’est-elle pas une génération ? Problème résolu à partir d’une forme de théorie « psychologique » qui identifie respectivement l’intelli­ gence et la volonté en Dieu comme principe formel de la géné­ ration, d’un côté, et de la spiration, de l’autre. Ensuite, les relations qui en résultent : Paternité, Filiation, Spiration active et Spiration passive, établies sur la base des Ecritures et conçues comme relations subsistantes (et non comme accidentelles), pour pouvoir concilier l’existence de ces relations en Dieu et son unité d’essence, selon la formule du concile de Florence : « tout est un, là où n’existe pas l’opposition des relations ». Et enfin, les trois Personnes : elles résultent de ce jeu de relations, l’idée d’« incommunicabilité », introduite par saint Thomas dans la définition de la « personne », étant l’ultime garantie de la non-identité entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit au sein même du Dieu un. Cette forme de pensée, parfaitement déductive, suppose donc en amont l’établissement de l’unité de Dieu ; ce qui, depuis saint Thomas, est la fonction du traité De Deo Uno. En aval, le traitement de la Trinité interne conduit vers les missions des Personnes et vers leur habitation dans l’âme juste. Ce qui 1. DTC XV/2, col. 1808.

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caractérise, en ultime instance, la forme de pensée déductive des manuels, c’est le traitement en annexe, voire à part, de ce chapitre qui nous semble pourtant être essentiel \ Puisque, pour être « envoyée », la Personne divine doit, recevoir une mission et qu’en Dieu cette mission ne peut être que la procession d’origine, le Père, principe sans principe, ne saurait être envoyé. La mission est propre au Fils et au Saint-Esprit. Pour penser l’effet ad extra de ces deux missions, les manuels les divisent en missions visibles et invisibles, selon que la personne envoyée acquiert dans le monde créé un nouveau mode de présence visible ou invisible : mission visible dans l’incarnation du Fils et dans les langues de feu à la Pentecôte ; mission invisible du Fils dans l’âme où il vient habiter avec le Père et présence invisible du Saint-Esprit par les effets de la grâce sous toutes ses formes. Les manuels discutent si cette présence invisible se réduit à la grâce créée ou si elle implique la présence substan­ tielle des Personnes dans l’âme du juste, voire une présence plus spéciale encore du Saint-Esprit12. Mais ce débat reste marqué, voire hypothéqué - et j’y reviendrai -, par l’affirma­ tion doctrinale qui exige que toute opération divine ad extra, émanant de la nature divine comme telle, soit numériquement une comme la nature divine elle-même. Il est donc impossible de rapporter une de ces présences visibles ou invisibles à une Personne déterminée de la Trinité ; chacune des missions est toujours réalisée par les trois en même temps, en vue d'une manifestation personnelle visible ou invisible. C’est le point central de cette argumentation qui reste jusqu’au bout déductive et descendante, en tout cas à l’opposé du raisonnement pure­ ment économique d’un Schleiermacher. Si celui-ci est accusé d’avoir sacrifié la Trinité d’essence à la Trinité de la révéla­ tion, l’antidote consiste précisément à déduire cette dernière de la Trinité interne. Comment caractériser finalement cette forme de pensée ? Supposant une culture latine inconsciente de sa propre particu­ larité, cette forme se transmet sur la base d’une « science normale3 » qui, certes, laisse la place à des opinions sur des 1. A. Michel, art. «Trinité (Missions et habitation des personnes de la) », DTCXN/2 (1950), col. 1830-1855. 2. Ibid., 1841-1854. 3. J’adopte ici les catégories des historiens des sciences et de l’enseigne­ ment des sciences : Th. S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques,

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questions de « curiosité théologique », mais sans jamais toucher à la structure fondamentale tenue pour évidente. Au moment où intervient la contestation de la part des adaptations dites « modernistes », le système se défend ; la limite extrêmement sensible du visible et de l’invisible, de l’histoire et de ce qui relève d’une ontologie trinitaire quasiment confondue avec les affirmations dogmatiques, se met subitement à bouger, suscitant des « stratégies d’immunisation » : on laisse certes entrer la théo­ logie positive, mais en la mettant sous surveillance et en l’empê­ chant de toucher à la primauté occidentale de l’unité divine pas plus qu’au modèle déductif dont le noyau dur est désormais l’incapacité de la raison naturelle d’accéder au mystère trinitaire, enseigné par le Christ. Comment a-t-on pu sortir de cette forte­ resse et laisser advenir d’autres formes de pensée ?

La « sortie ». Préparée de longue date, cette « sortie » s’opère grosso modo entre 1950 et 1965. Incontestablement, Karl Rahner en est l’acteur principal : il agit en chef d’orchestre, soucieux d’une mutation globale (comme le montre son immense travail à la direction de la deuxième édition du LThK) ; ce qui ne l’empêche pas de proposer lui-même quelques pierres essen­ tielles, voire la clé de voûte pour un nouvel édifice dont il dessine le plan, sans le construire tout seul. Sans aucun doute le premier volume de La Dogmatique ecclésiale de Karl Barth, publié en 1932 \ y a joué un rôle décisif. On y reviendra après avoir rassemblé les quatre facteurs de cette mutation gigan­ tesque et en avoir montré le dessein unifié, tel qu’il apparaît chez Rahner. Les quatre facteurs d’un changement paradigmatique. J’ai déjà souligné l’importance extrême que Rahner attache à la théologie positive et à l’histoire du dogme, cultivée à Fourvière, au Saulchoir et à Innsbruck, mais aussi sa profonde Paris, Flammarion, 1983 ; voir aussi Ch. Theobald, «Les “changements de paradigmes” dans l’histoire de l’exégèse et le statut de la vérité en théologie », Revue de l’institut catholique de Paris 24, 1987, p. 79-111. 1. K. Barth, Dogmatique, 1/1 et 2 : La Doctrine de la Parole de Dieu (1932), Genève, Labor et Fides, 1953 et 1954.

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insatisfaction quant à la prise en compte des impulsions venant de cette histoire pour la pousser plus loin : le point essentiel est ici, à la suite des travaux de Théodore de Régnon, la distinction entre le modèle latin, d’un côté, et le modèle grec, anté- et postnicéen, de l’autre \ Ce premier facteur est immédiatement doublé d’un second : l’attention de Rahner à la spiritualité et à la piété chrétiennes (Frômmigkeit). Certes, il ne cesse de référer la théologie à la prédication, mais celle-ci est renvoyée à l’expérience du récep­ teur. Les forces et faiblesses de la « piété » de l’auditeur de la Parole refluent à leur tour sur la théologie qui l’a « produite » et en permettent ainsi une critique interne. Cet argument « pratique » qui s’appuie sur l’expérience pastorale de Rahner le conduit, dans ces Remarques de 1960, vers un diagnostic sévère : « Son sentiment, comme il dit, que les chrétiens, en dépit de la parfaite orthodoxie de leur profession de foi en la Trinité, sont pratiquement "monothéistes” dans le concret de leur vie religieuse. J’irai jusqu’à dire, ajoute-t-il, que si l’on s’avisait de débarrasser les écrits religieux de ce qui a trait à la doctrine de la Trinité (en supposant que cette doctrine soit fausse), la plus grande partie de ces écrits demeurerait pratique­ ment inchangée12. » Par là, deux points clés de la théologie des manuels sont mis immédiatement en difficulté : premièrement, la manière de comprendre l’incarnation comme devenir homme de Dieu en general, sans prendre vraiment au sérieux « que ce soit le Logos, en tant qu’il est précisément lui à la différence des autres personnes divines, qui ait pris chair3 » ; et deuxième­ ment, la façon de comprendre la grâce comme participation à la nature divine en général, sans mettre en valeur qu’il s’agit à proprement parler de la grâce du Christ incarné qui consiste à nous établir dans une relation immédiate avec chacune des trois Personnes trinitaires dans leur différence respective. Ni la chris­ tologie ni la théologie de la grâce des manuels, attachées à l’adage qui veut que les œuvres de la Trinité ad extra, les missions, soient indivises, ne sont donc d’une quelconque utilité dans l’initiation spirituelle des chrétiens au mystère de la 1. Th. de Régnon, Études de théologie positive sur la Sainte Trinité, 4 vol., Paris, Victor Retaux, 1892-1898 ; voir surtout vol. I : Exposé du dogme, 1892 ; voir plus loin n. 3, p. 41. 2. K. Rahner, Écrits théologiques VIII, p. 109 s. 3. Ibid., p. 110.

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Trinité. Il est hautement significatif que le seul article trinitaire dans le LThK, signé par Karl Rahner, soit celui de « Mystique trinitaire1 », trop peu présente dans la tradition spirituelle, mais ô combien sensible à l’inhabitation de chacune des trois personnes divines dans l’homme gracié ; elle constitue un véri­ table « lieu » de résistance par rapport à là théologie des manuels. Deux autres facteurs doivent être au moins signalés, tout d’abord la place centrale donnée à l’Écriture des deux Testa­ ments, dont Rahner pense dès 1956 l’inspiration en la situant au sein même de l’économie trinitaire1 2. Son article de théologie biblique, Theos dans le Nouveau Testament, déjà paru en 1950, fait un pas absolument décisif pour « sortir » de la théologie des manuels. Le théologien y établit, non sans une longue réflexion herméneutique, que « les auteurs du Nouveau Testament, quand ils pensent à “Dieu”, ont dans l’esprit une personne concrète individuelle, insubstituable : le Père au sens propre qu’ils appel­ lent “o'Oeôç”. Si bien qu’inversement, quand il est question de “o'Oeoç”, les auteurs n’ont pas d’abord en vue l’unique essence divine qui subsiste en trois hypostases, mais bien la personne concrète qui possède l’essence divine sans la recevoir d’aucune autre et qui la communique à son Fils par génération étemelle et à l’Esprit par spiration. [...] La conception trinitaire que, depuis de Régnon, on a coutume d’appeler, avec quelque inexactitude d’ailleurs, la coiiccptiùü gicuquc demeure plus proche du langage biblique que la conception dite latine ou scolastique3 ». Et il ajoute plus loin : « Sans doute pour quelqu’un qui vient de l’étude du Nouveau Testament [cette] thèse constitue-t-elle plus ou moins une évidence [...]. Mais pour quiconque vient de l’étude de la théologie scolastique occidentale et est habitué à lire le Nouveau Testament à la lumière de l’a priori que constitue le matériel théologique fourni par cette théologie, la démonstration n’est nullement superflue. Elle permet d’établir que la théologie grecque de la Trinité doit être prise au sérieux par toute théologie pour des raisons qui reposent

1. Art. « Dreifaltigkeitsmystik », LThK?, III, 1959, col. 563 s. 2. K. Rahner, Über die Schriftinspiration, Fribourg-Bâle-Vienne, ferder, coll. « Quaestiones disputatae » 1, 1958. 3. K. Rahner, « “Theos” im Neuen Testament » (1950), dans Écrits Géologiques I, Paris, DDB, 1959, p. 108.

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sur l’autorité de l’Écriture \ » Après Vatican II qui a plutôt pris cette orientation scripturaire, Rahner louera certes le « biblicisme » du concile mais notera en même temps que celui-ci est « impuissant par lui-même à provoquer une révision vraiment théologique de la façon dont on enseigne couramment ce dogme1 2 ». Le dernier facteur de mutation est donc d’ordre « philoso­ phique » et concerne la connaissance expérimentale du mystère trinitaire, traitée dans les manuels, on s’en souvient, de manière purement extrinséciste. Or, Rahner fait sauter cet ultime verrou par un changement de perspective à la fois théologique et philo­ sophique : une considération théologique concernant la « nature humaine » qui implique une approche philosophique nouvelle et, inversement, une pensée philosophique qui suppose une nouvelle perspective théologique, leur unique « lieu » de jonction étant l’expérience spirituelle de l’homme moderne, informée par les Écritures et permettant finalement de les lire aujourd’hui. D’un point de vue théologique, ou plus précisé­ ment christologique et anthropologique, il faut oser penser « en dernière instance la nature humaine à partir du Logos s’extério­ risant et se dépouillant lui-même3 » : « l’homme est possible parce que T extériorisation du Logos est possible4 » ; sinon, on ne pourrait tenir que celui-ci se montre réellement lui-même par et dans l’humanité de Jésus. Mais si cela est vrai, notre humanité est déjà portée par Celui et coiisiiiuiivemcni orientée vers Celui qui s’est extériorisé depuis toujours dans sa Parole, et nous pouvons y faire l’expérience spirituelle de sa présence. C’est ce qu’une approche philosophique - déployée au sein même de la théologie - est apte à montrer. Et on retrouve, à cet endroit, la démarche inaugurée par L’Esprit dans le monde (1939) et L’Homme à l’écoute du Verbe (1941) ; deux parcours qui, dans une perspective rigoureusement moderne, compren­ nent l’expérience de Dieu comme pure ouverture et absence de tout objet (Gegenstandslosigkeit) : il n’y a plus « aucun objet » mais l’attraction de toute la personne, avec le fond de son être, dans l’amour, par-delà tout objet déterminé et définissable, vers 1. Ibid.., p. 108-111 (je souligne). 2. K. Rahner, Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut (1967), Paris, Éd. du Cerf, 1999, p. 17. 3. Ecrits théologiques, VIII, p. 127, n. 21. 4. Écrits théologiques, VIII, p. 128.

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l’infinité de Dieu en tant que Dieu ; ce n’est que dans la rencontre concrète historique du « réel » sous toutes ses formes _ le catégorial dans son incontournable sécularité, y compris le texte des Écritures - que s’ouvre l’horizon infini de silence où l’homme peut effectivement entendre la Parole de Dieu. Vers une nouvelle forme de pensée.

Chacun de ces quatre facteurs herméneutiques étant repéré, comment ont-ils pu provoquer un véritable changement para­ digmatique et conduire vers une nouvelle forme de pensée trinitaire ? On ne peut pas ne pas se poser cette question quand on observe comment Rahner, dès 1939, l’année de la parution de L’Esprit dans le monde, explore progressivement tous les points de la théologie des manuels susceptibles d’être reconsidérés selon les critères herméneutiques présentés à l’instant : en 1939, la notion scolastique de la grâce incréée \ en 1950 la signifi­ cation de Theos dans le Nouveau Testament1 et, en 1954, les problèmes de christologie que pose la définition de Chalcédoine3 ; à cela s’ajoutent en 1959 les deux grands textes hermé­ neutiques sur le concept de mystère dans la théologie catholique4 et sur la théologie du symbole5, avant la publica­ tion en 1960 de ses remarques sur le traité dogmatique « De Trinitate » qui achèvent la mutation. Le célèbre axiome de Rahner, « La Trinité de l’économie du salut est la Trinité imma­ nente et inversement », se trouve déjà de manière embryonnaire dans le texte sur la grâce incréée de 19396 et, de manière plus explicite, dans l’article « Theos » de 1950 - « Dieu se comporte à l’égard de l’homme justifié comme Père, Verbe, Esprit et il est en même temps cela en soi et pour soi7 » -, avant de trouver dans les derniers textes de 19598 et de I9609 sa forme défini­ tive. Désormais, nous sommes au-delà d’une démarche pure­ ment inductive qui sacrifierait la Trinité d’essence à la Trinité K------------

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1. Écrits théologiques, IH, Paris, DDB, 1963, p. 35-69. 2. Ibid., I, Paris, DDB, 1959, p. 11-111. 3. Ibid., I, p. 113-181. 4. Ibid., VIII, p. 51-103. 5. Ibid., IX, Paris, DDB, 1968, p. 7-47. 6. Ibid., III, p. 68 s. 7. Ibid., I, p. 111. 8. Ibid., VIII, p. 98-102. 9. Zbid., m, p. 129-134.

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économique et d’une démarche purement déductive qui, comme dans les manuels, reconduirait la foi trinitaire vers un mono­ théisme préchrétien \ Sans doute fallait-il connaître parfaitement cette théologie des manuels pour désarmer, sans violence aucune, leurs stra­ tégies d’immunisation et les ouvrir, en quelque sorte de l’inté­ rieur, vers de nouveaux horizons. L’impulsion de ce passage est clairement désignée en 1959 : non seulement la volonté de sortir le traité de la Trinité de l’isolement par rapport aux autres traités théologiques, dans lequel l’avait enfermé la scolastique, mais aussi et surtout le dessein de reconduire la pluralité des mystères, en particulier les mystères de la Trinité, de l’incarna­ tion et de la grâce vers leur unité dans un seul et unique mystère - la reductio in mysterium - ; condition absolue pour une prédi­ cation capable de rendre possible, en l’homme moderne, une véritable expérience de Dieu. Ce seul et unique mystère au sens le plus strict du terme est la communication que Dieu fait de luimême (Selbstmitteilung). «Que le fini puisse recevoir en don l’infini comme tel (sans de nouveau être transmis et représenté par un don fini par la seule possession duquel on “participerait” à Dieu), voilà ce qui constitue le caractère incompréhensible de l’incarnation et de la grâce1 2.» «Le premier des trois mystères, la Trinité, continue Rahner, apparaît donc comme le côté tourné vers Dieu (si nous pouvons dire ainsi) de ces deux communications absolues de Dieu dans F union hypostatique et dans la grâce qui s’épanouit en gloire. Il est d’une certaine manière identiquement le “en soi” réellement immanent à ce double “pour nous”3.» Par cette reductio, Rahner réussit à « sortir » du schéma hiérarchique à trois étages des manuels qui situe ces trois mystères entre les propositions évidentes de la connaissance naturelle et le mystère incompréhensible de Dieu, pour les recevoir désormais « comme le déploiement de l’unique mystère de Dieu et comme radicalisation de son carac­ tère mystérieux, à la fois unique et englobant, dans la mesure où, en Jésus Christ, est apparu visiblement que ce mystère absolu et permanent peut nous être donné non seulement sous le mode de l’éloignement et du refus, mais aussi sous celui de la

1. Écrits théologiques, III, p. 68 s. 2. Ibid., VIII, p. 95 s. 3. Ibid., Vin, p. 101 s.

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proximité absolue1 ». L’Écriture est davantage respectée par ce déploiement à la fois économique et théologique qui s’inscrit plutôt dans le schéma grec de la théologie trinitaire ; mais c’est surtout la volonté de tracer un chemin d’accès à ce mystère au sein même de l’histoire moderne, dans sa sécularité, qui a rendu possible ce geste à la fois expérientiel et spéculatif.

L’influence exercée par Karl Barth.

Avant de relire ce parcours impressionnant dans un cadre plus large et d’esquisser ce qu’il a engendré, notons encore qu’en amont le premier volume de la Dogmatique de Karl Barth, publié en 1932, a sans doute exercé une certaine influence sur Rahner, difficile cependant à déterminer avec précision. Il faudrait revenir ici à la réception de l’œuvre du Bâlois par la théologie catholique, ses débats avec Przywara1 2 et les trois grands travaux de Balthasar, de Bouillard et de Küng datant respectivement des années 1951 et 19573. Rahner luimême mentionne Barth dans ses Remarques de 1960, à propos des malentendus véhiculés par le concept de « personne » en théologie trinitaire4. On trouve en effet chez ces deux auteurs une même concentration ultime du christianisme sur son principe : Karl Barth perçoit toute la doctrine de la Trinité impliquée dans l’affirmation biblique «Dieu se révèle comme Seigneur5 » tandis que Rahner la concentre dans l’expérience de la grâce comme autocommunication de Dieu. Par ailleurs, tous deux manifestent une même résistance à utiliser naïvement le concept

1. Écrits théologiques, VIII, p. 101 s. 2. Voir P. Corset, « Premières rencontres de la théologie catholique avec l’œuvre de Barth (1922-1933) », dans Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, textes traduits par P. Corset et présentés par P. Gisel, Genève, ... Labor et Fides, 1987, p. 151-190. 3. H. U. von Balthasar, Karl Barth. Darstellung und Deutung seiner a Théologie, Cologne, Jakob Hegner, 1951 ; H. Bouillard, Karl Barth, I : La genèse et l’évolution de la théologie dialectique ; II : Parole de Dieu et exis­ tence humaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1957 ; H. Küng, Rechtfertigung. Die Açhre Karl Barths und eine katholische Besinnung, Einsiedeln, Johannes■fl iterlag, 1957. • 4. K. Rahner, Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du ïte (1967), p. 123 s. 5. K. Barth, Dogmatique 1/ 2 : La Doctrine de la Parole de Dieu 32), p. 10-38.

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de « personne » pour désigner ce qui est distinct en Dieu ; par crainte du « trithéisme vulgaire1 » qui s’introduit subrepti­ cement si on applique le concept moderne de personne en présupposant en Dieu trois consciences distinctes, trois vies spirituelles, trois centres d’action, etc. Rahner refuse, certes, de remplacer simplement le concept de « personne » (au pluriel), consacrée par l’histoire doctrinale du christianisme. Mais dans sa contribution à Mysterium salutis, en 1967, il propose de commenter l’expression traditionnelle en utilisant celle, égale­ ment connue chez les Pères, de « trois modes distincts de subsister1 2», au lieu d’adopter celle de Barth qui préconise la formule (plus modaliste) de « trois modes d’être3 ». Cette ressemblance, qualifiée en 1980 par Jurgen Moltmann de «stupéfiante4», conduit dès lors à faire remarquer que « Barth et Rahner n’ont rejeté qu’en apparence le concept moderne de personne comme inutilisable ; en réalité, ils l’ont intégrée de manière tout à fait décisive. C’est précisément parce qu’ils ne recevaient plus Dieu à l’instar de l’Antiquité et du Moyen Âge comme substance absolue, mais comme sujet absolu, qu’il n’y a plus pour eux de la place pour trois sujets, mais seulement pour trois modes d’être ou modes distincts de subsistance5 ». C’est ainsi qu’en 1982 Walter Kasper résume la prise de conscience qui vient de s’opérer en théologie réformée (Mnltmann et Pannenberg) comme en théologie catholique, non sans laisser paraître, à l’arrière-plan de la théologie trinitaire de g Barth et de Rahner, l’ombre de Hegel dont certains veulent se i débarrasser. fl

Une pluralité de « formes de pensée ». On peut en effet se demander si, en quittant la forteresse des manuels scolastiques, Rahner réussit vraiment à proposer 1. Écrits théologiques, VIII, p. 137 s. 2. K. Rahner, Dieu Trinité. Fondement transcendant de l’histoire du salut (1967), p. 123-129. 3. K. Barth, Dogmatique, 1/ 2 : La Doctrine de la Parole de Dieu (1932), p. 62 s. 4. J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu (1980), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 123, 1984, p. 161. ; 5. W. Kasper, Le Dieu des chrétiens, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogi-s tatio fidei » 123, 1984, p. 416. ]

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une « nouvelle forme de pensée ». C’est ce qu’à partir de 1976 plusieurs travaux décisifs contestent ; Jurgen Moltmann en tête, qui, dans Trinité et Royaume de Dieu (1980), fustige le concept individualiste de «personne» présupposé par Rahner. Celui-ci aurait oublié les combats philosophiques et théologiques des xixe et xxe siècles pour une conception plus personnaliste, communautaire et sociale de la personne ; ce n’est pas le trithéisme qui serait le véritable danger mais son «modalisme idéaliste » qui aboutirait à la solitude mystique de Dieu et obscur­ cirait l’histoire du Père, du Fils et de l’Esprit, telle qu’elle est attestée dans l’ÉcritureAyant déjà placé la question de la théo­ dicée au centre de la théologie et fait d’Auschwitz le point de départ de sa réflexion sur le Dieu crucifié, la critique de Molt­ mann est en effet l’expression d’un nouveau rapport, plus distant, à la modernité et à ses effets terriblement pervers. La même année paraît le troisième tome de la Théodramatique de Balthasar qui, lui aussi, prend position par rapport à l’arrière-plan hégélien de la théologie trinitaire de Rahner, lui reprochant de laisser le processus d’autocommunication en Dieu dans une «formalité étrange », sans pouvoir « le rendre crédible comme figure origi­ naire de la donation surabondante de Dieu dans l’économie123». Ces critiques plus ou moins polémiques se trouvent à côté d’autres qu’on peut qualifier de plus prudentes. Dans Dieu mystère du monde (1977), Jüngel reçoit l’axiome de Rahner tout en y introduisant sa théologie uC ±a ciûix . c^ougai, uans ie troi­ sième tome de son Je crois en l’Esprit Saint (encore en 1980), accepte l’axiome tout en limitant fortement son caractère absolu4 : « La Trinité économique révèle la Trinité immanente. Mais la révèle-t-elle toute ? [...] Si la forma servi appartient à ce qu’est Dieu, forma Dei lui appartient aussi ! Or elle nous échappe ici-bas dans une indicible mesure. [...]. Cela doit nous rendre discrets quand nous disons : “et réciproquement”5. » Kasper, enfin, exprime en 1982 tout son respect devant ce qu’il 1. J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu, p. 165. 2. H. U. von Balthasar, La Dramatique divine. IIL L’Action (1980), mur, Culture et Vérité, 1990, p. 295-297. 3. E. Jüngel, Dieu mystère du monde. Fondements de la théologie du icifié dans le débat entre théisme et athéisme (1977), t. II, Paris, Ed. du f coll. « Cogitatio fidei » 117, 1983, p. 232-235. 4. Y. Congar, Je crois en l’Esprit Saint. Le Fleuve de Vie coule en rent et en Occident, Paris, Éd. du Cerf, 1980, p. 37. 5. Ibid., p. 42 s.

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appelle «un grand projet réussi, qu’on ne peut mesurer qu’à d’autres grandes figures de la théologie chrétienne1 ». Mais il redoute les « conséquences immenses » de ce nouveau point de départ de Rahner, en particulier la disparition de la dimension doxologique de la doctrine trinitaire : « Des modes distincts de subsister ne peuvent être invoqués, adorés et glorifiés1 2. » Une nouvelle mutation et sa signification.

Il est incontestable que ces critiques des années 1980 sont le signe d’une mutation à la fois « climatique » et théologique. Relativisent-elles pour autant la « sortie » de la théologie des manuels, opérée par Rahner et ses collaborateurs ? Je ne le pense pas. Pour une part, ils la confirment, tout en montrant qu’elle conduit effectivement vers une pluralité de formes de pensée ; ce qui n'a pas encore été perceptible avant 1965. Pour une autre part, ces relectures critiques déplacent nettement le centre de gravité du modèle rahnérien : si elles s’expriment toutes sur son axiome - qu’elles refusent, reçoivent ou accep­ tent juxta modum -, leur intérêt majeur porte désormais sur le concept de « personne » et son soubassement culturel et philo­ sophique, traité par Rahner plutôt en annexe ou en marge de sa théologie trinitaire. C’est ce nouveau centre de gravité, anticipé par Wilhelm Breuning dans son article du LThK de 19653, qui jouera désormais comme principe de différenciation de® posi­ tions, élaborées dans le sillage des quatre facteurs herméneu­ tiques explicités plus haut. La question de l'expérience spirituelle des fidèles (1er facteur), sous-jacente à la théologie trinitaire, reste décisive et le deviendra de plus en plus, comme il ressort de l’insistance de Moltmann sur la Passion de Dieu dans l’histoire indivi­ duelle et collective, ou encore de la critique virulente, par Balthasar, de l’absence du « dramatique » dans la théologie trinitaire de Rahner et de ses élèves. Le « renouveau pneumatologique », inauguré en Occident par Heribert Mühlen4 et Yves Congar, est sans aucun doute la manifestation la plus forte de cette recherche « spirituelle » des chrétiens. Par ailleurs, aucun 1. W. Kasper, Le Dieu des chrétiens, p. 436. 2. Ibid., p. 436 s. 3. Art. « Trinitatslehre », LThK?, X, 1965, col. 362. 4. H. Mühlen, L’Esprit dans l’Église (1964, 19672), 2 vol., Paris, Éd. du Cerf, 1969.

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des théologiens des années 1980 qui ont été évoqués ne se contente de la percée biblique {T facteur) opérée par l’article « Theos » de Rahner, chacun tentant de se réapproprier l’ensemble de l’économie biblique, Balthasar y donnant sans doute le plus d’ampleur. Ces deux facteurs, qui jouent déjà en faveur d’une différenciation de plus en plus forte, se combi­ nent ensuite avec la question philosophique et théologique de l’accès au mystère trinitaire (3e facteur), terrain où l’on retrouve non seulement le rapport entre Trinité économique et Trinité interne mais aussi la problématique de l’analogie, abordée tantôt en termes de « figure originaire » et « dérivée » (Abbild-Urbild), tantôt en termes de « périchorèse », ainsi que le concept décisif de « personne » et des « personnes en communion ». En même temps, l’intérêt pour l’histoire du dogme et des théologies trinitaires (4e facteur) se déplace, certaines figures médiévales comme Richard de Saint-Victor prenant de plus en plus d’importance par rapport aux débats de la première moitié du xxe siècle sur les distinctions entre les modèles de pensée grecque et latine. Faute de pouvoir affiner la typologie qui se dégage de ce processus de différenciation, je voudrais, pour finir, indiquer trois lignes de pensée qui se dessi­ nent au tournant de 1980. Trois lignes de pensée.

1. Notons d’abord que des théologiens comme Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar, qui sont de la même généra­ tion que Rahner, restent étonnamment silencieux par rapport aux questions trinitaires posées par les manuels qu’ils ne semblent guère connaître. Sous réserve d’une enquête plus approfondie, on peut dire que leur exploration de l’histoire de la théologie à partir d’Origène les a en quelque sorte rendus insen­ sibles à l’étroitesse de ces productions de l’enseignement théo­ logique de base ; j’oserais dire que, pour cette raison, ils se sont aussi sentis à l’étroit dans beaucoup de débats, menés au concile Vatican II qui a dû opérer, plus globalement et en lien avec la base épiscopale, la « sortie » dont il a été question plus haut. Balthasar ne discute et ne critique la théologie trinitaire de Rahner qu’en 1980, mais sans prendre la peine de la situer dans le « passage » d’un monde à un autre. Avant d’y arriver, il s’est principalement occupé de sa grande Esthétique, qui ne louche pas vraiment aux questions trinitaires. Henri de Lubac

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avait publié dès 1969 son Essai sur la structure du Symbole des Apôtres, avec un long chapitre sur la « Trinité économique ». Il cite l’axiome de Rahner et sa proposition linguistique concer­ nant le concept de personne avec beaucoup de nuances et sans la moindre critique1, tout en introduisant, à partir de son enquête positive (qui ignore, elle aussi, la théologie des manuels), une formule qui fera florès : « Si, même sans éduca­ tion philosophique, nous pouvons résister à ceux qui nous disent que le fond de l’être est matière, et si nous dépassons spontanément les vues trop abstraites de ceux qui nous disent que le fond de l’être est esprit, ou l’un, c’est que ce mystère de la Trinité nous a ouvert une perspective nouvelle : le fond de l’être est communion1 2. » Le cas de Joseph Moingt mérite d’être mentionné dans ce contexte : pour une part, il appartient à la même tradition que Balthasar et de Lubac, comme il ressort de sa monumentale thèse sur la Théologie trinitaire de Tertullien en quatre volumes, parue entre 1966 et 19693. Mais Joseph Moingt a dû s’affronter aux manuels en enseignant entre 1955 et 1968 à Lyon-Fourvière, où il tente d’ouvrir le cadre conceptuel des manuels en l’inscri­ vant dans une histoire longue du discours chrétien et trinitaire (1957) à laquelle il donne la forme, inspirée de Hegel, d’une « logique de l’histoire » propre à procurer une intelligence de la foi pour aujourd’hui4. Le tournant de Mai 68 signe l’arrêt de mort de ce type de discours ; Joseph Moingt se trouve désormais dans un milieu intellectuel nouveau et plus ouvert, fortement secoué et fécondé par les évolutions culturelles récentes, en philosophie, dans les sciences de l’homme et en théologie. Il faudra attendre la troisième phase postconciliaire des évolutions théologiques pour qu’il retrouve, avec sa christologie de 19935 et sa théologie systématique désormais achevée, les grands débats contemporains de théologie trinitaire6. 1. H. de Lubac, La Foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des Apôtres, Paris, Aubier, 1969, p. 81 s. et p. 96. 2. Ibid., p. 13. 3. J. Moingt, Théologie trinitaire de Tertullien, Paris, Aubier, coll. « Théologie » 68-71, 1966-1969. 4. Voir surtout deux de ces cours publiés par la faculté de Lyon-Four­ vière : La Constitution du discours chrétien (1957), De Trinitate (1957). 5. J. Moingt, L’homme qui venait de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 176, 1993. 6. J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme. 1 : Du deuil au dévoilement de

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2. Une deuxième ligne de pensée s’engage à partir des multiples travaux sur le concept de personne qui, depuis les années 1980, s’inspirent de plus en plus de la conception de Richard de Saint-Victor - l’idée de la condilectio*1 - pour défendre un concept « communicationnel » de la personne. Dans cette perspective, l’ouvrage souvent cité de Bernd Jochen Hilberath, de 1987, sur Le Concept de personne de la théo­ logie trinitaire dans une relecture de l’« Adversus Praxean » de Tertullien à partir de Karl Rahner tente de déplacer l’oppo­ sition entre un concept ancien et un concept moderne de «personne» : en s’appuyant sur le Tertullien de J. Moingt, Hilberath réhabilite la conception plus grammaticale et interac­ tive de son auteur de référence qui se serait progressivement perdue, notamment après Nicée et chez Boèce, avant d’émerger à nouveau chez Richard et dans la culture d’aujourd’hui2. La question de fond qui se pose alors, dans cette deuxième ligne, est celle de l’application analogique de ce concept « communicationnel » de personne aux « trois Personnes » de la Trinité : les images sociales, amicales et familiales qu’on y introduit désormais ne risquent-elles pas d’induire une vision trithéiste de Dieu que Moltmann redoutait moins ? Et, deuxième difficulté, comment éviter des discours qui fonctionnalisent la foi en la Trinité pour légitimer telle conception « communionnelle » de l’Église ou telle vision alternative ou « communau­ tariste * de la «ocié^é 7 Comment enmnrp.ndrp par exemnle l’affirmation de L. Boff dans son ouvrage Trinité et société : « À partir de la foi en Dieu trine, les chrétiens postulent une société qui puisse être à l’image et à la ressemblance de la Trinité3 » ?

3. Une troisième ligne de pensée tente d’échapper à cette difficulté par la proposition d’une nouvelle « ontologie trini­ taire ». Celle-ci est déjà impliquée dans l’affirmation du père de

Dieu ; 2/1 : De l’apparition à la naissance de Dieu. Apparition ; 2/2 : De l’apparition à la naissance de Dieu, Paris, Ed. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 222, 245 et 257, 2002, 2005 et 2007. L Richard de Saint-Victor, La Trinité, Paris, Éd. du Cerf, SC 63, 1999. , 2. B. J. Hilberath, Der Personbegriff der Trinitatstheologie in Rückfrage von Karl Rahner zu Tertullians « Adversus Praxean », InnsbruckVienne, Tyrol, « Innsbrucker theologische Studien » 17, 1986. ? 3. L. Boff, Trinité et société, Paris, Éd. du Cerf, 1990, p. 19.

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Lubac rappelée plus haut : « le fond de l’être est commu­ nion ». Klaus Hemmerle l’a mise en œuvre dans ses désormais célèbres Thèses pour une ontologie trinitaire \ offertes en 1976 à Hans Urs von Balthasar, mais en la formalisant, précisément pour éviter toute fonctionnalisation indue de la Trinité. Il part du concept de « co-originarité » (Gleich-ursprünglichkeit), forgé par Heidegger*2 pour comprendre la temporalité au sein d’un espace philosophique où l’on ne peut plus conclure de l’expérience de l’« indérivabilité » (Unableitbarkeit) - terme négatif pour dire l’origine - à la simplicité de celle-ci. On comprend l’intérêt de ce concept dans une théologie trinitaire qui veut penser personne et relation comme simultanément constitutives (gleichursprünglich). En substituant la «plurioriginarité » à la « co-originarité », Hemmerle pense T origina­ lité à partir de la nouveauté de l’amour trinitaire comme donation de soi (Sich-Geben)3 ; en montrant précisément que seul le processus relationnel d’une mutuelle constitution - la pluri-originarité - permet de sauvegarder à la fois l’absolue simplicité ou l’unité de Dieu et la nouveauté d’un « plus » de «chacun» (Steigerung) et d’une mutuelle transfiguration (Verwandlung) 4.

L’objectif de ces quelques réflexions n’est pas de faire une histoire complète de la théologie trinitaire du xxe siècle et encore moins d'aboidei sa phase la plus iccciiie qui débute pendant la dernière décennie du deuxième millénaire. Il me semble - et je conclus par là - que le contexte nouveau qui émerge à partir des années 1980 (et qui est, pour une part, encore le nôtre) nous invite à nous souvenir du passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée. L’impressionnante « concentration » spirituelle et spéculative de Rahner est sans doute à repenser aujourd’hui. Mais son geste de pensée, à la jonction de la Trinité interne et économique, facilement confondues ou disjointes à l’époque moderne, nous reconduit vers les deux questions qui restent sous-jacentes aux

l.K. Hemmerle, Thesen zu einer trinitarischen Ontologie, Einsiedeln, Johannesverlag, 1976. 2. M. Heidegger, Être et temps, § 65, trad. Martineau, Authentica, 1985, ’ p. 231. 3. K. Hemmerle, Thesen zu einer trinitarischen Ontologie, p. 38-44. 4. Ibid., p. 44-48.

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lignes de pensée esquissées à l’instant : la question de l’accès expérimental au mystère de la Trinité et la distinction entre l’acquis dogmatique (en lui-même pluriel) et le discours théologique, désormais tributaire de contextes culturels extrêmement diversifiés. La fonction régulatrice du discours dogmatique dont Rahner souligne le caractère plus formel et négatif doit en effet rester modeste aujourd’hui, pour rendre possible une créativité théologique proche de la prédication ecclésiale et de l’expé­ rience trinitaire qu’elle veut susciter ou, dit autrement, pour garantir effectivement une pluralité de formes de pensée.

SOURCES PATRISTIQUES ET MÉDIÉVALES

Le renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle fut soli­ daire d’un vaste mouvement de retour aux sources, relues à la fois dans leurs diversités et dans leurs convergences. Les contri­ butions de la présente section le manifestent de façon vigou­ reuse à partir de quatre champs complémentaires. Avec Michel Fédou, la visite de théologies anténicéennes parfois méconnues (notamment chez Novatien et Hippolyte) alimente une réflexion renouvelée autour de la génération du Verbe comme Fils et de son rapport étroit à l’activité créatrice deLÜieu. L’enjeu est alors de dégager les ressources et intuitions fécondes d’une telle théo­ logie par-delà les risques réels d’ambiguïté, amplifiés par les perceptions anachroniques du langage des anténicéens. Bernard Pottier mobilise ensuite les Cappadociens, spécia­ lement Basile de Césarée et Giéguiie Je Nyt.se, dans ie champ de la pneumatologie. Celle-ci s’est en effet largement déve­ loppée au xxe siècle dans le contexte du dialogue œcuménique entre les diverses confessions chrétiennes. Les Pères cappado­ ciens sont ici considérés à travers les multiples interprètes d’envergure qui les ont investis. On observe ainsi un phéno­ mène caractéristique du rapport herméneutique à une tradition patristique : la référence et l’interprétation ne sont jamais vierges d’une certaine tradition de lecture au sein d’une confes­ sion ou d’une école théologique. L’objectivité matérielle des .textes ne permet pas à elle seule de trancher les différends œcuméniques ; le recours au texte implique toujours les théo­ logies en présence qui doivent elles-mêmes dialoguer. Cela se vérifie singulièrement dans le rapport de la tradion occidentale à l’une de ses sources principales. Il est en ffet devenu bien difficile de parcourir à frais nouveaux le De trinitate d’Augustin, sans se soustraire incidemment à la péda}gie d’Augustin lui-même, tant la réception de cette œuvre

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SOURCES PATRISTIQUES ET MÉDIÉVALES

magistrale est marquée par des stéréotypes de lectures. Luigi Gioia parvient pourtant à mettre un moment à distance les inter­ prétations de Karl Barth, Karl Rahner et Olivier Du Roy, afin de proposer une nouvelle approche du Dieu Trinité d’Augustin, par-delà l’embarras issu de logiques parfois trop contraignantes. Enfin, Gilles Emery convoque les sources médiévales, dont au premier chef Thomas d’Aquin, déterminantes au sein de plusieurs courants de la théologie trinitaire du xxe siècle. Il propose une lecture tout à fait novatrice de la théologie trinitaire spéculative, conçue par Thomas comme un véritable « exercice spirituel », dont la finalité est à la fois la perception sapientielle de la vérité, la consolation des croyants et la défense ration­ nelle de la foi. Thomas s’inscrit alors dans une filiation profonde qui remonte à Hilaire de Poitiers et Augustin. Ainsi, Thomas d’Aquin n’apparaît pas seulement comme le point de départ d’une tradition thomiste, mais aussi et surtout comme l’héritier génial de la tradition des Pères latins. Une fois identifiées leurs multiples différences, les sources patristiques et médiévales se révèlent ici marquées par d’étonnantes continuités. Guidé par les quatre contributions qui suivent, on perçoit sur pièces que le renouveau trinitaire contemporain a puisé à ces sources durablement fécondes en vertu d’une synergie créative entre ces textes, leurs traditions et certaines de nos requêtes intellectuelles et spirituelles.

Michel Fédou

LA REDÉCOUVERTE DES ANTÉNICÉENS ET SES ENJEUX POUR LA THÉOLOGIE TRINITAIRE

« Une substance, trois hypostases » ; « une nature, trois personnes » : ces formulations du dogme sont le fruit de l’intense effort de réflexion qui a été mené au IVe siècle contre l’arianisme et restent pour nous la référence majeure de la théo­ logie trinitaire. Mais elles sont plus des points d’aboutissement que des points de départ. Et, à les considérer isolément, on risque toujours de buter sur les difficultés bien connues : diffi­ cultés d’ordre logique (comment concilier un et trois ?) ; diffi­ cultés au nom d’une insistance radicale sur l’unité et l’unicité divine (le dogme chrétien étant alors soupçonné d’« associer » un autre Dieu au Dieu unique - comme on le voit dans le Coran) ; difficultés, encore, au regard de sagesses ou de spiritnalité^ q11’ (dan« le c?.c du bouddhisme en particulier) plaident pour l’effacement de toute distinction entre les « trois » au profit de la Réalité ultime. Difficultés telles que, dans l’histoire du christianisme lui-même, on a régulièrement tenté de les amoindrir ou de les supprimer, soit en réduisant le mystère du Christ pour ne voir en lui qu’une créature supérieure ou qu’un homme « adopté » par Dieu, soit en glissant subrepticement vers quelque forme de « trithéisme » qui ne faisait plus droit à la Révélation biblique. Ces difficultés mêmes invitent à reprendre conscience de ce qu’ont été les approches du mystère trinitaire avant l’aria­ nisme et les grands conciles de Nicée et de Constantinople, dans ces décennies du ne et du me siècle où le christianisme était déjà en butte à toutes sortes de débats et, dans cette situation même, se frayait des chemins pour rendre compte du mystère trinitaire dans la fidélité à la règle de foi baptismale. Le parcours que je propose ne se veut évidemment pas exhaustif ; il voudrait plutôt rendre sensible à l’itinéraire de pensée dont

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SOURCES PATRISTIQUES ET MÉDIÉVALES

témoignent les écrits patristiques de cette période, dans l’espoir qu’il y ait là quelques éclairages précieux par rapport aux diffi­ cultés de la théologie ultérieure. J’ai conscience que certains de ces écrits sont bien connus - en particulier VAdversus haereses d’Irénée. C’est pourquoi, tout en faisant référence à ces écrits, je m’appuierai plutôt sur des écrits moins connus de notre période et qui méritent eux aussi toute notre attention. Je commencerai par rappeler brièvement les présupposés du discours trinitaire chez les auteurs chrétiens des ne et me siècles, puis j’aborderai le problème central de l’unité et de la distinc­ tion en Dieu à partir d’un texte important d’Hippolyte de Rome, et je tenterai enfin de répondre aux objections que l’on pourrait être tenté d’adresser à la réflexion anténicéenne sur la Trinité \

Les présupposés du discours trinitaire. Il importe d’abord de rappeler deux présupposés fondamen­ taux du discours trinitaire chez les auteurs des ne et nr siècles. Le premier est l’affirmation de la divinité du Christ (et aussi de l’Esprit, mais je m’arrêterai ici principalement sur la divinité du Christ). On se rappelle comment Irénée expose le thème contre Marcion et les gnostiques : il y a un seul Christ, qui est vrai homme et vrai Dieu ; l’une et l’autre formules - « vrai liüiiiiiïc » et victi Dieu » — sont développées avec un parfait équilibre, mais dans la ligne de notre réflexion, il nous faut retenir de manière privilégiée l’affirmation de la divinité du Christ. Certes, Irénée doit souligner contre les docètes la véri­ table humanité du Christ ; mais si le Christ était seulement homme, il n’y aurait pas de problème trinitaire ; le problème trinitaire présuppose avant tout l’affirmation de la divinité du Christ, affirmation qu’Irénée oppose notamment aux courants adoptianistes de son temps. On retrouve la même affirmation chez Tertullien, mais je retiendrai surtout l’exemple de Novatien à qui nous devons (un peu avant le milieu du nr siècle) le

1. Pour le sujet qui nous retient, on se reportera avec grand profit à J. Wolinski, « Le monothéisme chrétien classique. Principalement au IVe siècle », dans : G. Emery et P. Gisel (dir.), Le Christianisme est-il un monothéisme ?, Genève, Labor et Fides, 2001, p. 141-183 ; même si cette étude porte avant tout sur le iv= siècle, elle contient des pages fort importantes sur la période anténicéenne (p. 141-156).

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premier De Trinitate de la littérature latine : il est en effet carac­ téristique que ce traité contienne un long développement sur la divinité du Christ, développement scandé par la reprise d’une même expression : « si le Christ est seulement homme », comment peut-il dire « Avant qu’Abraham fût, je suis » ? « si le Christ est seulement homme », comment F Écriture peut-elle dire que « tout a été fait par lui » ? Il s’agit d’un développement avant tout scripturaire (comme c’est si souvent le cas chez les anténicéens), le propos de Novatien étant de montrer comment toute la révélation biblique - non seulement le Nouveau Testa­ ment, mais déjà F Ancien - rend témoignage à la divinité du ChristEt vers la fin du De Trinitate, Novatien rassemble aussi un certain nombre de textes bibliques qui laissent entendre la divinité de l’Esprit12. Mais cette affirmation de la divinité du Christ et de l’Esprit ne met pas en cause une autre affirmation, qui constitue le second présupposé du discours trinitaire, à savoir que Dieu est un. Cette seconde affirmation, qui se fonde sur les premiers mots de la règle de foi baptismale (« je crois en un seul Dieu »), est constante chez nos auteurs des ir et ur siècles. On sait son importance chez Irénée et Tertullien, dans le contexte de leur opposition au marcionisme et aux courants gnostiques. On la retrouve aussi bien chez Novatien, dont le De Trinitate commence de manière très significative par un long et magni­ fique développement sur Dieu - entendons par là, Dieu Père et Seigneur, créateur de toutes choses3. Je reviendrai plus loin, à propos d’Hippolyte, sur la portée de cette dernière remarque ; retenons pour l’instant la claire affirmation du monothéisme, qui ne saurait donc être mise en cause par le dogme trinitaire, et qui marque plutôt la différence entre la foi chrétienne et les croyances grecques, romaines ou égyptiennes en une pluralité de dieux. Cela nous est encore confirmé par un passage 1. Novatien, De Trinitate, 11 s., CChr.SL IV, p. 28 s. 2. Ibid., 29, CChr.SL IV, p. 69-72. Novatien écrit certes que le Paraclet est « plus petit que le Christ », et l’hérésie macédonienne, au siècle suivant, a tiré cette page à elle pour contester la divinité de l’Esprit ; mais l’expression se réfère au rôle ministériel de l’Esprit et n’implique pas une infériorité d’essence. De la même manière, l’expression johannique « le Père est plus grand que moi », dont Novatien donne le commentaire, ne doit pas être entendue dans le sens d’un arianisme avant la lettre ; voir A. d’AlèS, Nova­ tien, Paris, Beauchesne, 1924, p. 119. 3. Novatien, ibid., 1-8, p. 11-25.

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d’Origène dans son Contre Celse. Le philosophe Celse, qui ne professait pas un polythéisme traditionnel mais - comme d’autres représentants du moyen platonisme - préconisait à la fois la reconnaissance d’un Dieu transcendant et le culte de divinités ou « daimones » intermédiaires entre ce Dieu et le monde, reprochait aux chrétiens de rendre un culte excessif au Christ au détriment du Dieu suprême. Or Origène répond : « si Celse avait compris la parole : “Le Père et moi nous sommes un”, et celle du Fils de Dieu dans sa prière : “Comme toi et moi nous sommes un”, il ne penserait pas que nous rendons un culte à un autre que le Dieu suprême, car Jésus a dit : “Le Père est en moi et je suis dans le Père” \ » L’affirmation de la divinité du Fils n’est donc pas un retour à une forme de polythéisme, elle n’est pas négation de l’unité de Dieu. Mais c’est justement cela même qui conduit à poser le problème trinitaire. Origène, de fait, ajoute aussitôt - comme pour prévenir une objection : Si l’on craignait que ces paroles nous amènent au parti de ceux qui nient l’existence de deux hypostases, un Père et un Fils, que l’on considère la parole : « Tous ceux qui croyaient n’avaient qu’un cœur et qu’une âme », afin de comprendre : « Le Père et moi sommes un ». C’est donc à un seul Dieu, comme on vient de l’expliquer, le Père et le Fils, que nous rendons un culte [...]1 2.

Et pour rendre compte de la distinction sans mettre en cause l’unité divine, il introduit alors le langage de Fhypostase dans le sens technique qu’il aura après le concile de Nicée :

C’est pourquoi nous rendons un culte au Père de la Vérité et au Fils qui est la Vérité : ils sont deux réalités par l’hypostase, mais une seule par T unanimité, la concorde, l’identité de la volonté ; en sorte que celui qui a vu le Fils, rayonnement de la gloire, empreinte de la substance de Dieu, a vu Dieu en lui qui est l’image de Dieu3. La précision qu’apporte Origène témoigne du problème central auquel conduisent les deux affirmations susdites, celle de la divinité du Christ et de l’Esprit, celle de l’unité de Dieu. Ces 1. Origène, Contre Celse, VIII, 12, SC 150, 1969, p. 199 ; voir Jn 10, 30; 17, 21-22; 14, 10-11 ; 17, 21. 2. Ibid., SC 150, p. 199-201 ; voir Ac 4, 32. 3. Ibid., SC 150, p. 201 ; voir Jn 14, 9 ; He 1, 3 ; Col 1, 15 ; 2 Co 4, 4.

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deux affirmations conduisent en effet à poser la question : comment tenir unité et distinction en Dieu ? C’est pour répondre à cette question que, vers la fin du ne siècle, les courants dits « monarchiens » (représentés par Sabellius, Praxéas et Noët) avaient vu dans le Père, le Fils et l’Esprit de simples modalités du Dieu un et unique ; mais, par là même, ils ne faisaient pas vraiment droit à la distinction réelle des Trois. Origène se trouve donc conduit à préciser que son affirmation de l’unité divine ne l’assimile pas aux tenants d’un tel « monarchianisme », et c’est à cette fin qu’il présente le Père et le Fils comme étant « deux réalités par l’hypostase » ; dans un passage du Commentaire sur Jean, il parle même du Père, du Fils et de l’Esprit comme de « trois hypostases1 ». Mais il nous faut découvrir comment, en amont d’Origène, les anténicéens ont pu répondre à cette ques­ tion centrale de la théologie trinitaire : étant présupposées la divi­ nité du Fils et celle de l’Esprit, étant présupposée aussi l’unité de Dieu, comment penser unité et distinction en Dieu, et plus préci­ sément comment penser unité et distinction sans tomber dans l’écueil du « monarchianisme » ?

Unité et distinction en Dieu : l’apport d’Hippolyte. Il serait possible de répondre à cette question en s’appuyant cil y lo rlr*W A. WA VtXXXVll • W 4. 1 W PIvzïvWiO /zio O 1 Q on JU1 AW IXtiÀUV Ull J— X 1 C

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peu après : alors que Praxéas identifiait le Dieu créateur au Christ pour sauver la « monarchie » divine, Tertullien explique que la doctrine trinitaire, bien comprise, n’implique aucun retour au polythéisme : «[...] nous reconnaissons le Fils non divisé et non séparé du Père, non pas différent en constitution mais en degré (nec statu sed gradu)12 ». Mais je m’appuierai plutôt sur un écrit qui nous a été conservé en grec, un fragment du Syntagma contre trente-deux hérésies attribué à Hippolyte et qui date lui aussi des premières décennies du me siècle. Noët défendait cette forme radicale de monarchianisme qu’on appelle le patripassianisme : il soutenait que « le Christ est lui-même le Père et que c’est le Père qui est né, qui a souffert et qui est

1. Origène, Commentaire sur Jean, II, 10, 75, SC 120 bis, 1966, p. 259. 2. Voir l’ensemble du développement : Tertullien, Adversus Praxean, XIX, 7-8, CChr.SL II, p. 1185.

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mort1 ». Or, Hippolyte, dans le cadre de sa réponse à Noët et à ses partisans, nous donne tout un exposé sur Dieu et sur la géné­ ration du Verbe. Il déclare d’abord qu’il entend s’appuyer sur les divines Ecritures, puis il écrit : Dieu qui était seul et qui n’avait rien de contemporain à lui-même a voulu créer le monde. Par son Intelligence, sa Volonté et sa Parole il fit le monde, et il eut aussitôt les êtres qu’il voulut, quand il voulut, comme il voulut : il nous suffit de savoir seulement qu’il n’y avait rien de contemporain à Dieu que lui-même. Mais tout en étant seul, il était multiple, car il n’était pas sans Raison (Verbe) ni Sagesse, sans Puissance ni Décision ; mais tout était en lui et il était le Tout. Et quand il voulut, comme il voulut, il engendra sa Parole (Verbe), par le moyen de qui il fit tout aux temps fixés par lui-même. Lorsqu’il veut il fait, et lorsqu’il désire il réalise ; lorsqu’il use de sa Parole (Verbe) il produit, et lorsqu’il forme il use de sa Sagesse, car il fabrique tout avec sa Parole (Verbe) et sa Sagesse, créant avec sa Parole (Verbe) et ornant avec sa Sagesse : il a donc fait ce qu’il a voulu ; Dieu, en effet, est un, mais comme c/ze/des êtres, conseiller et ouvrier il engendra sa Parole (Verbe)12.

Pour entrer dans la pensée de l’auteur, il faut d’abord entendre cette affirmation capitale : Dieu est un, au sens où il y a un seul qui soit à l’origine de tout. L’insistance porte sur le fçiît hua fnnt t-aIava ■- H —a- l- ’înîtiqfîvp~ Ha pa caiiI Dieu nui fait --- pa _ qu’il veut, quand il veut et comme il veut. Il n’y a pas là une affirmation propre à Hippolyte : elle est caractéristique des anténicéens, dont le monothéisme est avant tout une prise de position sur l’initiative absolue de Dieu par rapport au monde - en conformité avec les premiers mots du Symbole : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre. » C’est cette Origine première qui reçoit de fait le nom de Père. Plus tard, certes, l’affirmation nicéenne de la consubstantialité du Fils avec le Père conduira à envisager la nature divine comme principe de la création ; quand on parlera de l’unité de Dieu, on pensera d’abord à l’unité de cette nature divine ; et dès lors le nom de Père désignera d’abord la relation de paternité du 1. Hippolyte, Contre les hérésies. Fragment, étude et édition critique par P. Nautin, Paris, Éd. du Cerf, 1949, p. 234. Dans ce qui suit, nous nous appuyons sur le commentaire très précis que Nautin a donné du texte, ibid., p. 153 s. 2. Ibid., p. 250-252.

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Père vis-à-vis du Fils. Mais pour Hippolyte et plus largement pour les anténicéens, l’unité de Dieu est envisagée comme l’unité d’origine et de puissance, celle du «Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre ». Seulement - et c’est ici que s’amorce la réponse au monarchianisme -, Hippolyte nous dit à propos du Dieu qui est un : « par son Intelligence, sa Volonté et sa Parole il fit le monde » ; mot à mot « c’est en pensant, voulant et énonçant qu’il fit le monde ». Il ne s’agit donc pas de n’importe quelle volonté, mais d’une volonté qui est pensée et parole ; plus loin, Hippolyte dira explicitement que « la volonté du Père c’est Jésus Christ1 ». L’affirmation de l’unité de Dieu (qui « n’avait rien de contem­ porain à lui-même ») n’exclut donc pas l’existence du Verbe avec le Père ou auprès du Père ou dans le Père. Et peu après, Hippolyte ajoute : ce Dieu qui est un «n’était pas sans Verbe ni Sagesse » ; on ne peut pas ne pas penser ici à Irénée (dont Hippolyte se réclamait d’ailleurs) et qui avait écrit : « Depuis toujours, en effet, il y a auprès de lui le Verbe et la Sagesse, le Fils et l’Esprit. C’est par eux et en eux qu’il a fait toutes choses, librement et en toute indépendance12. » Parler ainsi de la Sagesse à côté du Verbe, c’est parler du Saint-Esprit. Il y a donc, alors même que Dieu est un, présence intérieure du Verbe et de l’Esprit (Théophile d’Antioche avait parlé à ce sujet du Logos immanent - logos endiathetos -, mais on notera que Hippolyte n’usc pas ici d’une telle expression pour evoquet la présence intérieure du Verbe). De là, Hippolyte évoque la génération du Verbe « par le moyen de qui il fit tout aux temps fixés par lui-même » : remar­ quons que cette génération est toute tournée vers la création du monde, et qu’ici encore l’auteur fait également référence à la Sagesse : c’est donc avec le Verbe et l’Esprit que le seul Dieu a créé le monde, selon ce qu’il a voulu. Puis Hippolyte évoque la manifestation du Verbe : Et sa Parole (Verbe) qu’il tenait en lui-même et qui était invisible au monde créé, il la rend visible. L’énonçant d’abord comme voix et

1. Ibid., p. 254. 2. Irénée, Contre les hérésies, IV, 20, 1, SC 100, 1965, p. 469 : « Adest enim semper Verbum et Sapientia, filius et Spiritus, per quos et in quibus omnia libéré et sponte fecit. » Sur le rapport d’Hippolyte avec Irénée, voir Photius, Bibliothèque, 121, BL II, 1961, p. 95.

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l’engendrant lumière issue de lumière, il émit comme Seigneur pour la création sa propre Intelligence, et celle-ci qui était d’abord visible à lui seul et invisible au monde créé, il la rend visible, afin que le monde en la voyant grâce à cette épiphanie puisse être sauvé. Et ainsi il eut un autre. Mais en disant un autre je ne dis pas deux dieux, mais comme la lumière issue de la lumière ou comme l’eau issue de la source ou comme le rayon venant du soleil. Car il y a une seule Puissance, celle qui est issue du Tout : le Tout c’est le Père, et la Puissance issue du Tout, le Verbe ; celui-ci est l’intelli­ gence de Dieu, et entrant dans le monde il se montra son Serviteur. « Toutes choses » sont donc « par son moyen », mais lui seul est issu du Père [...] \

Ainsi, cette Parole que Dieu « tenait en lui-même », Dieu « la rend visible » pour que le monde puisse être sauvé. Et c’est seulement à ce moment-là - quand Hippolyte a en vue l’incarna­ tion - qu’il a cette formule : « ainsi il eut un autre ». Non pas que le Verbe ne fût pas avant l’incarnation, mais c’est seulement entre le Père et le Verbe fait chair que se manifeste en pléni­ tude l’altérité de l’invisible et du visible. Par là se trouve réfutée la thèse monarchianiste ou patripassienne : le Fils n’est pas iden­ tique au Père, il est autre. Ce qui ne veut pas dire un retour à quelque forme de polythéisme, comme le précise aussitôt l’auteur : « en disant un autre je ne dis pas deux dieux » ; et il justifie cela en reprenant les images traditionnelles de l’eau issue de la source et du rayon venant du soleil : la génération du Verbe n’implique nullement une division de Dieu. Nous avons ainsi atteint, après l’affirmation capitale de l’unité de Dieu (mais d’un Dieu qui n’est pas sans Verbe ni Sagesse), l’autre affirmation majeure d’Hippolyte : Jésus est lui-même né de Dieu, il n’est autre que le Verbe de Dieu qui était jusque-là préexistant. Hippolyte s’exprime dans un langage qui rappelle le langage d’Irénée sur le Fils comme manifestation ou visibilité du Père, et, ici encore, n’omet pas de mentionner l’action propre de l’Esprit : - Si donc le Verbe était auprès de Dieu étant Dieu, eh bien ! pourra-t-on dire, tu parles de deux dieux ? - Je ne parlerai certes pas de deux dieux, mais d’un seul, et de deux personnes par l’Économie, et, en troisième, de la grâce du SaintEsprit. Car le Père est un, mais les personnes sont deux, parce qu’il y 1. Hippolyte, ibid., p. 252.

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a aussi le Fils, et en troisième il y a le Saint-Esprit. Le Père commande et le Verbe réalise ; et le Fils est montré, par le moyen de qui le Père est cru. L’économie se concilie harmonieusement avec le Dieu unique. Il y a en effet un seul Dieu, car il y a le Père qui ordonne, le Fils qui obéit et le Saint-Esprit qui fait comprendre : le Père qui est sur tout, le Fils par tout, et le Saint-Esprit en tout. Et nous ne pouvons pas penser le seul Dieu, si nous ne croyons pas au Père et au Fils et au Saint-Esprit \

Ainsi le Fils est « montré » tandis que le Père est « cru », mais l’unité est sauve, car le Verbe exécute ce que le Père commande : « l’Économie » (par laquelle Dieu a un Fils) « se concilie harmonieusement avec le Dieu unique ». Irénée disait de son côté : « Le Père décide et commande, le Fils exécute et modèle, l’Esprit nourrit et fait croître, et l’homme progresse peu à peu et s’élève vers la perfection [...]12. » Et Irénée affirmait encore que, si le Père est invisible, il est cependant connu grâce à son Fils : Le Père, tout invisible et illimité qu’il soit en comparaison de nous, est connu de son propre Verbe et, touLinexprimable qu’il soit, est exprimé par lui ; réciproquement, le Verbe n’est connu que du Père seul : telle est la double vérité que nous a manifestée le Seigneur. Et c’est pourquoi le Fils révèle la connaissance du Père par sa propre manifestation : c’est la connaissance du Père que cette manifestation du Fils, car toutes choses sont manifestées par l’entremise du Verbe3.

C’est avec l’incarnation, nous l’avons vu, que l’altérité du Père et du Fils est pleinement réalisée ; or cela conduit même Hippolyte à réserver au Verbe fait chair le nom de Fils - le « nom nouveau » de Fils : [...] Quel est donc ce propre Fils que Dieu a envoyé dans la chair, sinon le Verbe, qu’il appelait Fils parce qu’il devait devenir homme ? Et c’est le nom nouveau de l’amour pour les hommes, qu’il a pris en s’appelant Fils, car sans chair et en lui-même le Verbe n’était pas vrai Fils, bien qu’il fût vrai Monogène ; ni la chair en elle-même sans le Verbe ne pouvait exister, car c’est dans le Verbe qu’elle a son soutien. Il s’est donc manifesté seul vrai Fils de Dieu4. 1. Ibid., p. 254-256. 2. Irénée, Contre les hérésies, IV, 38, 3, SC 100, p. 553. 3. Ibid., IV, 6, 3, SC 100, p. 419 et 420. 4. Hippolyte, ibid., p. 258.

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De fait, dans l’évangile de Luc, le nom de Fils était relié à la naissance virginale : « [...] c’est pourquoi l’être saint qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu » (Le 1, 35). Pour Hippo­ lyte, en tout cas, le nom de Fils convient au Verbe à partir du moment où il s’incarne (et s’il est employé plus tôt, c’est dans un sens qui annonce de façon figurative ou prophétique le Verbe fait chair). L’affirmation du Fils dans son altérité va ainsi jusqu’au bout de la réponse aux monarchiens. Mais Hippolyte prend soin de préciser que l’unité de Dieu n’est pas pour autant mise en cause : en affirmant que le Verbe, avant l’incarnation, « n’était pas vrai Fils », il ne revient pas sur ce qu’il avait dit par ailleurs, à savoir que le Verbe était présent auprès de Dieu, intérieur à Dieu : c’est dans le Verbe que la chair a son soutien ou son fondement (même si le mot grec ici employé [hypostanai] n’a pas encore le sens technique qu’il aura plus tard). C’est d’ailleurs ce qu’implique le langage de la « manifesta­ tion » sur lequel se termine ce passage : celui qui s’est mani­ festé visiblement, c’est le Verbe même qui était (et il est « seul » à être en ce sens « Fils de Dieu », quand bien même on peut donner le nom de « fils de Dieu » à d’autres êtres) ; on pense ici encore à Irénée : « le Fils de Dieu préexistant auprès du Père, engendré avant toute la création et manifesté au monde entier à la fin des temps sous forme d’homme1 ». Le texte d’Hippolyte est particulièrement révélateur de ce que fut la théologie trinitaire avant Nicée, en particulier dans sa préoccupation de répondre au monarchianisme et, contre celui-ci, de penser unité et distinction en Dieu. Cette théologie, il est vrai, paraît se heurter à plusieurs objections, surtout si on l’évalue à la lumière des développements ultérieurs du dogme trinitaire. Mais il vaut justement la peine de s’arrêter à présent sur ces objections : leur examen même aidera à préciser certains enjeux de la théologie anténicéenne.

Réponse aux objections. On peut être d’abord surpris par l’insistance d’Hippolyte sur la volonté de Dieu : Dieu « a voulu créer le monde » ; il eut « les êtres qu’il voulut, quand il voulut, comme il voulut » ; 1. Irénée, Démonstration de la prédication apostolique, 30, SC 406, 1995, p. 127.

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« quand il voulut, comme il voulut, il engendra sa Parole » ; « lorsqu’il veut, il fait, et lorsqu’il désire il réalise » ; « il a fait ce qu’il a voulu »... Cette insistance s’éclaire cependant par ce que nous avons dit sur le monothéisme de l’auteur : F affirma­ tion de l’unité divine, pour celui-ci et plus généralement pour les anténicéens, est affirmation d’une unité d’origine et de puis­ sance ; elle pose avant tout que le Dieu un est à l’origine de tout, et cela non point par nécessité, mais parce qu’il le veut. Ce rappel devrait corriger la manière dont on interprète couram­ ment la référence au Logos dans la théologie trinitaire des Grecs : certes, cette référence est capitale, et je vais à l’instant y revenir, mais le primat ici donné à l’initiative de Dieu et à sa volonté toute-puissante doit être également pris en compte : la théologie trinitaire des anténicéens n’est pas simplement une théologie du Logos - Raison et Parole -, elle est aussi (et même d’abord dans le cas d’Hippolyte) une théologie de la Volonté ; ou pour le dire plus exactement : pour les anténicéens, le Logos de Dieu n’est présent à Dieu et engendré par Dieu que parce c[u’il est d’abord voulu. On oppose parfois, à propos du Moyen Age, une théologie intellectualiste (dans la ligne de saint Thomas) et une théologie de la volonté (dans la ligne de Bonaventure et surtout de Duns Scot) : peut-être ne serait-il pas erroné de trouver dans la vieille théologie des anténicéens de quoi surmonter cette opposition, l’affirmation du Logos étant elle-même enr l’affirmation de la Volonté divine. Mais il faut en venir à une objection majeure qui a été de longue date soulevée par des historiens du dogme, celle qui concerne la génération du Verbe. Certains anténicéens, dit-on, n’auraient pas reconnu cette génération comme une génération étemelle, ouvrant ainsi la voie à la doctrine ultérieure d’Arius. L’objection ne porte pas sur Irénée, assurément, mais elle porte sur certains apologistes du ne siècle, ainsi que sur des auteurs du nr siècle, y compris Origène. Pour nous en tenir au cas d’Hippolyte, il est aisé de voir ce qui, en première apparence justifie une telle objection : s’il est compréhensible que l’auteur insiste sur la volonté de Dieu à l’origine de tout, son propos ne devient-il pas indéfendable lorsqu’il écrit que Dieu, « quand il voulut, comme il voulut, engendra sa Parole » ? N’est-ce pas dire que le Verbe de Dieu a été engendré non pas de toute éternité mais seulement à un moment du temps, quand bien même ce moment aurait été antérieur à la naissance des autres créatures ? C’est ainsi que Denys Pétau, au xvne siècle, accusait

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formellement les anténicéens d’arianisme avant la lettre ; et si des historiens du dogme comme Jules Lebreton ne vont pas jusque-là, ils émettent néanmoins des réserves à propos de cette manière de penser qui leur semble entachée d’un regrettable subordinatianisme. Certes, au regard des formulations ultérieures, la formule d’Hippolyte que je viens de rappeler n’est pas acceptable ; mais le jugement ainsi porté est anachronique car il ne prend pas en compte le changement de sens qui a marqué le mot « généra­ tion ». À partir du ive siècle, ce mot devait désigner (en réponse à l’arianisme) la relation étemelle du Verbe au Père ; mais à l’époque des anténicéens, il désignait l’émission du Verbe comme parole créatrice. C’est en ce sens qu’Hippolyte parle de génération, comme le montre la fin de la phrase : Dieu « engendra sa Parole (Verbe), par le moyen de qui il fit tout aux temps fixés par lui-même ». La génération du Verbe est, dans ce sens, directement ordonnée à la création du monde. Mais cela ne veut pas dire que le Verbe n’était pas auparavant : Hippolyte, on l’a vu, précise explicitement que Dieu « n’était pas sans Raison (Verbe) ni Sagesse », et il affirme que le Verbe fait chair s’est manifesté « seul vrai Fils de Dieu » - cette unicité renvoyant précisément au fait qu’il n’est pas au nombre des créatures. C’est la même idée que l’on trouvait chez Justin, qui certes pdllcllt du LX W^XX.W.-W de la théologie et de l’économie. 5) Mais la pleine redécou­ verte des Personnes est due à Guillaume de Saint-Thierry et Thomas d’Aquin, réagissant contre le modalisme d’Anselme. Le thomisme surmonte définitivement l’essentialisme cappadocien, pour lequel les caractéristiques personnelles n’étaient que des qualités de l’essence. La Personne divine comme relation subsistante redevient vraiment un sujet ultime d’attribution, un id quod. 6) Enfin, selon Le Guillou, Grégoire Palamas, avec sa théorie des énergies, se convertit à la tradition prénicéenne, augustinienne et thomiste. Cette prétendue conversion, dont

tradition latine du premier millénaire», Contacts 23, 1971, p. 283-309 ; et « Procession et ekporèse du Saint-Esprit », Istina 17, 1972, p. 345-366. 1. Voir M.-J. Le Guillou, Le Mystère du Père, Paris, Fayard, 1973, p. 57-130. 2. De Hat,t.eux, « Du personnalisme en pneumatologie », p. 29. 3. Voir ibid., p. 23.

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l’idée est tacitement reprise au père Jugie, commente de Halleux, paraît particulièrement scandaleuse à beaucoup d’orthodoxes. Nouvelle accusation d’essentialisme, donc, dirigée contre ces Cappadociens que vénère l’Orient, et qui appartiennent à notre tradition commune. Lafont et Le Guillou répondent ainsi en la retournant, à l’accusation d’essentialisme et de nonpersonnalisme que Lossky, à la suite de Photius, avait à nouveau lancée contre l’Occident, Augustin et Thomas en tête.

Jean Zizioulas et le prétendu hyperpersonnalisme des Cappadociens. Dans un article grec de 1976, repris en français dans l’ouvrage L’Être ecclésial en 1981, puis dans un autre article plus précis de 1984 \ adoptant une perspective nettement plus ouverte et œcuménique, le théologien orthodoxe Zizioulas (né en 1931) prétend, quant à lui, que les Cappadociens dégagent au contraire l’ontologie authentique de la personne, tant divine qu’humaine : la personne est l’hypostase même de l’être. La substance de Dieu n’a d’être véritable si ce n’est en tant que communion. Les Cappadociens voyaient le principe ontolo­ gique de l’unicité de Dieu dans la Personne du Père. Le tropos tes huparxeôs actualise le logos tès phuseôs. Leur théologie, selon Zizioulas, résonnerait déjà des aspirations personnalistes et existentielles de notre temps. L’intention est généreuse, la thèse approche peut-être davantage la vérité, mais l’argumentation est-elle solide ? C’est la question que se pose le professeur de Halleux. Zizioulas défend sa thèse en trois temps, en étudiant la notion de commu­ nion, puis celle de cause appliquée aux relations d’origine intratrinitaires, et enfin en commentant deux omissions des Pères conciliaires de Constantinople I par rapport aux textes de Nicée de 325.

1. J. D. Zizioulas, «The Teaching of the Second Ecumenical Council on the Holy Spirit in Historical and Ecumenical Perspective », dans Credo in Spiritum Sanctum. Pisteuô eis to Pneuma to Hagion. Atti dei Congresso teologico intemazionale di pneumatologia in occasione dei 1600° anniversario dei I Concilio di Costantinopoli e dei 1550° anniversario dei Concilio di Efeso, Rome, 22-26 mars 1982,1.1, Vatican, 1984, p. 29-54.

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Zizioulas, séduit par cette magnifique formule de Basile, « C’est dans la koinônia de la divinité qu’est l’unité (henôsis)1 », pense que les réflexions de Basile sur la « communion » sont un argument en faveur du personnalisme de sa théologie. Malheureu­ sement, c’est plutôt l’inverse. Cette koinônia ne désigne rien d’autre que la communauté d’essence et ne vise pas les Personnes comme telles. Il s’agit tout simplement du kata ton koinon tès phuseôs. Le père de Halleux examine les vingt-six occurrences de koinônia dans le traité de Basile Sur le Saint-Esprit et conclut que « la koinônia en cause ici désigne donc une communauté de nature1 2», «contrairement à ce que comprend Zizioulas3». La même conclusion est tirée lorsqu’on se tourne vers Grégoire de Nysse. Avec l’introduction de la catégorie de cause (aitia) en théo­ logie trinitaire, nous touchons un sujet délicat. Athanase n’utilise jamais aitia ou ses dérivés pour la Trinité4. « Basile, qui connaît la théorie stoïcienne des causes, applique le terme aitia aux trois Personnes divines pour désigner non pas leurs relations mutuelles, mais uniquement leur fonction cosmogo­ nique, dans laquelle le Père est qualifié de; cause principielle (prokatarktikè), le Fils de cause démiurgique et l’Esprit de cause perfectionnante5. » Grégoire de Nazianze en a peu d’occurrences67 . « C’est surtout l’évêque de Nysse qui utilise le couple aitios et aitiatos pour caractériser les rapports intratri­ nitaire s2 Afais en fait le mN eau®**» dAcitmp rîpn d’autre, pour Grégoire de Nysse et quelques Pères grecs, que ce qui est visé par cet autre terme beaucoup plus acceptable : « principe » ou arche8. Ce terme principium que les Latins avec Épiphane et Maxime préfèrent, permet d’éviter le mot cause qui pour eux est réservé au rapport avec la création. Bon nombre d’Occidentaux, et par exemple le professeur presbyté­ rien T. F. Torrance, reprochent aux Cappadociens cet usage de 1. Basile de Césarée, Sur le Saint-Esprit, XVIII, 45, 23, SC 17 bis, 1968, p. 406. 2. De Halleux, « Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les pères cappadociens ? », p. 143. 3. Ibid., p. 144, n. 64. 4. Ibid., p. 148, n. 85. 5. Ibid., p. 149. 6. Ibid., p. 149. 7. Ibid., p. 149 et 150. 8. Ibid., p. 138 et p. 140.

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la catégorie aristotélicienne de cause. Il faut bien constater que, de fait, elle est utilisée. Mais il convient ensuite de se demander ce qu’elle signifie dans l’esprit de ceux qui s’en servent. D’après Zizioulas, le mot cause est réservé au Père seul. Il fut introduit pour prendre distance par rapport aux images du soleil, du parfum ou de la source, utilisées en théologie trini­ taire, mais qui étaient chargées de connotations émanationnistes. « Les Pères cappadociens auraient corrigé les vieilles images émanationnistes de la théologie trinitaire en introdui­ sant la catégorie “personnaliste” de Vaitia1 », selon Zizioulas. Ce dernier a raison de défendre cette catégorie, car « la méta­ physique de la cause et du principe est ici mise entièrement au service de la révélation du Nouveau Testament et de la “monar­ chie” du Père1 2 ». Mais il force un peu la note en lui trouvant un caractère particulièrement personnaliste. « Ainsi donc, l’adop­ tion de la catégorie de Vaitia en théologie trinitaire n’est-elle pas par elle-même l’indice d’une personnalisation de la concep­ tion des relations intradivines3. » - Même réserve, donc, que pour la koinônia. La discussion de l’anathème et de l’incise de Nicée, omis à Constantinople selon le vœu exprès des deux Grégoire, comme le suggère Zizioulas, est plus difficile à exposer en peu de mots. Résumons pourtant le raisonnement aussi brièvement que possible. Zizioulas estime que les Cappadociens se méfiaient du consubstantiel de Nicée à cause de sa possible interprétation sabellienne. C’est pourquoi ils évitèrent de proclamer formellement l’homoousie de l’Esprit ; c’est pour cette raison aussi qu’ils écartèrent l’incise de Nicée qui faisait dériver la naissance étemelle du Fils « à partir de l’ousie du Père », de même que l’anathème contre quiconque dirait que le Fils provient « d’une autre ousie ou hypostase ». On sait qu’en 325 règne une synonymie entre hypostase et ousie, et que c’est précisément la levée de cette ambiguïté vers 362 par Athanase qui permettra le ralliement des nicéens et des antinicéens à Constantinople. Mais le commentaire de l’anathème et de l’incise que faisait Basile dans sa Profession de foi 1254 ne connote pas cette prétendue méfiance viscérale pour le langage 1. Ibid., p. 148. 2. Ibid., p. 283. 3. Ibid., p. 150. 4. Voir ibid., p. 147 et p. 153.

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de l’essence. L’anathème, dit-il en résumé, dirigé contre quiconque dirait que le Fils provient « d’une autre ousie ou hypostase », est là pour le rejet de l’opinion mauvaise, tandis que l’incise « c’est-à-dire né de l’ousie du Père », finalement omise à Constantinople, manifeste positivement le dogme, disait Basile. Ainsi le terme le plus essentialiste.de Nicée est-il entièrement assumé par Basile qui l’interprète favorablement. Il ne faut donc pas majorer la prétendue méfiance des Cappadociens pour le langage de l’essence, même dans le but de souligner leur personnalisme. Et de Halleux ira jusqu’à conclure cette lecture des deux articles du théologien grec par ces mots : « Rien ne recommande plus l’interprétation du dogme trinitaire du IIe concile œcuménique proposée par M. Zizioulask »

Retour aux textes de Basile de Césarée et de Grégoire de Nysse. Essentialisme ou personnalisme des Pères cappadociens : voilà la question qui nous occupa jusqu’ici, non pas en exami­ nant directement Basile ou les deux Grégoire, mais le débat entre orthodoxes et catholiques en cette seconde moitié du xxe siècle. Nous avons évoqué rapidement Lossky, Lafont, Le Guillou et Zizioulas, pour con®tater que tou® tâchent de ré?le^ question du Filioque comme en amont du questionnement sur la spiration, en obérant par avance le schéma trinitaire général d’un indice essentialiste ou personnaliste. Essayons maintenant de reprendre quelques textes signifi­ catifs plus directement orientés sur la question du Filioque, chez Grégoire de Nysse surtout, car il se trouve très réguliè­ rement au centre de la polémique. Basile commence son traité Sur le Saint-Esprit en s’interro­ geant sur les doxologies proclamées dans la liturgie : faut-il glorifier le Père «par (dia) le Fils dans (en) le Saint-Esprit» ou «avec (meta) le Fils, avec (sun) l’Esprit saint1 2»? Cette 1. Ibid.., p. 152. 2. Basile de Césarée, Sur le Saint-Esprit, I, 3, 2-4, SC 17 bis, p. 256. Voir de Halleux, « Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les pères cappadociens ? », p. 138. On ne peut opposer ces deux doxologies, comme le fait Zizioulas, en disant que la première en dia-en est alexandrine et écono-

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question prit vite un tour plus dogmatique, où l’usage des prépositions revêt la plus grande importance dans les relations des Personnes entre elles. Grégoire de Nysse, dans son immense Contre Eunome, précise la propriété de l’Esprit qui est « de ne pas subsister comme le Monogène à partir du Père (en tôi mète monogenôs ek tou patros), mais d’apparaître à travers le Fils lui-même (di’ autou tou huiou pephènenai)1 ». Le CE I 378-379 nous enseigne la même leçon : Père et Fils sont toujours pensés simultanément, et l’Esprit, qui a sa cause dans le Père par le Monogène et avec lui (di’ autou de kai met’ autou)*12, n’a aucun retard d’existence sur le Fils. Des spéculations semblables peuvent aussi se passer complè­ tement de toute préposition en utilisant le génitif seul après le verbe avoir (« avoir de quelqu’un ») ou le verbe être (« être de quelqu’un »), dans le sens du « recevoir » de Jean 16, 14 : Comme le Fils est joint au Père et reçoit de lui son être (to ex autou einai echôn), sans être postérieur à lui dans son existence, ainsi le Saint-Esprit à son tour se reçoit du Fils (tou monogenous echetai) qui est contemplé avant l’hypostase de l’Esprit selon la seule raison de causalité, sans qu’il y ait place pour des intervalles de temps dans cette vie éternelle. Ainsi donc, si l’on excepte la raison de causalité, la sainte Trinité ne comporte en elle-même aucune distinction3. Ailleurs, ou lit . l’Esprit «est à partir de Dieu et est du Christ », « ek tou theou esti kai tou christou esti4 ». Tout comme les quatre Lettres à Sérapion d’Athanase, vers 359, et le Traité du Saint-Esprit de Basile de 375, Grégoire de Nysse argumente le plus souvent en faveur de la divinité de l’Esprit à partir de l’Ecriture elle-même. Rappelons l’étonnante originalité du petit traité trinitaire appelé VAdversus Macedonianos : celui-ci présente une description de l’Esprit, sous mique, en lien avec la mémoire historique, tandis que la seconde en meta-sun est antiochienne et théologique, et liée à l’expérience liturgique (ibid., p. 151). 1. Grégoire de Nysse, Contre Eunome (= CE), I, 280. 2. Pour E. Moutsoulas, « B’ oikoumenikè sunodos kai Grègorios ho Nussès », Theologia (Athènes) 55, 1984, p. 394 et 395, n. 73, le seul fait que Grégoire indique le Père comme cause de l’Esprit « exclut tout soupçon d’acceptation de sa part du. filioque ». 3. Grégoire de Nysse, CE I, 691 (dernier § du traité), trad. J.-M. Garrigues, citée à trois reprises dans son livre L'Esprit qui dit « Père ! », Paris, Téqui, 1982, p. 76, p. 93 et p. 112. 4. Grégoire de Nysse, Maced 2, GNO III, 1, p. 89 et 90.

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forme d’énumération d’attributs, qui fait penser à Sagesse 7, 22-30 ou au chapitre IX (§ 22-23) du traité Sur le Saint-Esprit de Basile1 ; il offre également un commentaire de la glorifica­ tion mutuelle des Personnes divines à partir de l’évangile de Jean. Voici la traduction d’un extrait de la seconde partie du paragraphe 22 de Maced : L’Esprit glorifie donc le Père et le Fils [cf. Jn 16, 14]. Mais celui qui dit : « Je glorifie qui me glorifie » [1 Sm 2, 30], n’a pas menti. « Je t’ai glorifié » [Jn 17, 4], dit le Seigneur au Père, et de nouveau : « Glorifie-moi de la gloire que j’avais depuis le commencement auprès de toi, avant que le monde fût » [cf. Jn 17, 5]. La voix divine répond : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai à nouveau » [Jn 12, 28]. Vois-tu le mouvement circulaire (tèn egkuklion periphoran) de la gloire à travers les semblables ? Le Fils est glorifié par l’Esprit. Le Père est glorifié par le Fils. De nouveau le Fils reçoit la gloire d’auprès du Père et le Monogène devient la gloire de l’Esprit. Car par quoi sera glorifié le Père sinon par la gloire véritable du Mono­ gène ? Et en quoi de nouveau le Fils sera-t-il glorifié, si ce n’est dans la magnificence de l’Esprit ? Ainsi la parole, en retour, glorifie le Fils par l’Esprit et le Père par le Fils1 2.

Remarquons tout d’abord que le Fils est constamment médiateur de cette unification circulaire par la gloire. Si chaque flèche signifie « glorifie », nous aurions le schéma suivant : E>F>P>F>E. L’Esprit ne semble jamais en contact immé­ diat avec le Père. L’Esprit n’a de contact avec le Père que par le Fils. La pensée de Grégoire est constamment cohérente sur ce point, même s’il écrit aussi au début de notre extrait, mais en supposant la médiation du Fils : « L’Esprit glorifie donc le Père et le Fils. » Sa pensée est à la fois linéaire et comme circulaire - ce qui n’est pas tout à fait inimaginable, il suffit de penser à l’arc de cercle. Dans notre extrait, la vie trinitaire est conçue tout entière comme une puissante doxologie mutuelle des Personnes divines. Ce qui rejoint notre point de départ liturgique. D’ailleurs, la connaissance de Dieu et la vie de grâce

1. Basile de Césarée, Sur le Saint-Esprit, IX, 22-23, SC 17 bis, p. 322-331. 2. Grégoire de Nysse, Maced 22, GNO III, 1, p. 108-109. Voir le commentaire de M. Parmentier, « Saint Gregory of Nyssa’s Doctrine of the Holy Spirit », Ekklesiastikos Pharos (Alexandrie) 58, 1976, p. 414-423.

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- pour quitter quelque peu la théologie l’économie - ont, elles aussi, cette même forme.

et rejoindre

Ayant atteint ce sommet de la connaissance divine - je parle du Dieu au-dessus de tout -, nous rebroussons chemin comme dans une course aller-retour, et nous repassons en pensée par les proches et les familiers, pour revenir ainsi à partir du Père par le Fils vers l’Esprit (ek tou patros dia tou huiou pros to pneuma) \ La lettre 5 nous parle ainsi du baptême : « Unique est la vie qui vient en nous par la foi en la Sainte Trinité, elle qui prend sa source dans le Dieu de tous, progresse par le Fils et accomplit son œuvre par le Saint-Esprit1 2. » Et Abl complète en inver­ sant : « C’est la même vie qui est aussi bien opérée par le SaintEsprit, préparée par le Fils, et suspendue à la volonté du Père3. » Chez Grégoire de Nysse, l’affirmation de la médiation du Fils entre le Père et l’Esprit est constante, mais ne se cristallise jamais dans un Filioque. « Il n’y a pas de doute que l’Esprit est issu du Père (ek tou patros einai), puisque la médiation (mesiteia) du Fils lui conserve son titre de “Monogène” sans exclure l’Esprit de sa relation de nature avec le Père4 », dit-il encore. Le schéma de pensée de Grégoire est toujours linéaire et non triangulaire : du Père au Fils, puis du Fils à l’Esprit, et retour dans l'auiie sens. Ainsi sc prouve la divinité de la troisième Personne : parce que celle-ci est l’Esprit du Fils, qui lui-même est Dieu à cause du Père. Quant à la procession (ekporeusis), Grégoire ne s’y arrête guère. L’ekporeusis n’est pas un terme grégorien5, et le verset fameux de Jean 15, 26, to pneuma tes aletheias ho para tou patros ekporeuetai, est bien rare chez 1. Grégoire de Nysse, CE I, 532. 2. Grégoire de Nysse, Epist 5, GNO VIII, 2, p. 33, trad. Maraval, SC 363, 1990, p. 161. 3. Grégoire de Nysse, Abl 9, GNO III, 1, p. 48, trad. Th. Ziegler, Les Petits Traités trinitaires de Grégoire de Nysse. Témoins d’un itinéraire théologique (379-383) L Thèse, II. Traductions, Thèse inédite de Strasbourg, 1987, ici t. II, p. 32. 4. Grégoire de Nysse, Abl 15, GNO III, 1, p. 55-56, trad. Ziegler, t. Il, p. 40, légèrement modifiée. 5. K. Holl, Amphilochius von Ikonium in seinem Verhaltnis zu den grofien Kappadoziem, Tübingen, Mohr, 1904, p. 139, p. 161 et p. 213, montre que le terme est créé comme concept théologique par Grégoire de Nazianze. Mais selon Holl, ce terme ne définit rien, c’est une pure « fuga vacui ».

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Grégoirex. Il mentionne donc le plus souvent le Fils dans le sens de la formule de Tertullien, a pâtre per filium. Pour la théologie latine du Filioque, le Fils est origine de l’Esprit avec le Père, étant ensemble un unique principe. Cette spéculation est tout à fait étrangère à la pensée de Grégoire, mais il ne l’exclut pas non plus formellement ; de fait, il n’envisage jamais cette conception des choses. Le dia trinitaire se traduira donc lui aussi par un « à travers » ou un « par » relativement mysté­ rieux, mais différent du Filioque qui suppose, dans le Credo du moins, un ek préalable. En résumé, Grégoire est assez proche de la formule de Tertullien, a pâtre per filium de VAdv. Praxeam 412, reprise par Hilaire3. Il ne présente jamais la formulation d’Ambroise procedit a Pâtre et Filio4.

Essentialisme ou personnalisme ? Finalement, les Pères cappadociens étaient-ils essentialistes ou personnalistes ? Pour ne pas succomber à l’anachronisme qui projette une dimension subjective dans le concept de Personne, « il faudrait pondérer soigneusement l’ensemble de leurs écrits conservés, lesquels sont d’ailleurs loin de repré­ senter tout ce qu’ils écrivirent et pensèrent, de manière à dégager des constantes susceptibles de traduire les lignes de

1. Dans ce verset, l’Écriture utilise avec le verbe ekporeuetai la préposi­ tion para et non ek. Le troisième article du Credo de 381, dans sa seule réfé­ rence biblique indéniable, utilisera ek et non para. « Dans la citation implicite de Jn 15, 26 que constitue cette clausule [du symbole de C.], la transformation de la préposition para de l’évangile en ek suggère que la pointe de l’affirma­ tion porte moins, désormais, sur la mission pentecostale de l’Esprit que sur sa procession originaire, encore que le participe ekporeuomenon n’ait pas été mis à l’aoriste, comme le gennèthenta marquant la génération étemelle du Fils dans le deuxième article... En d’autres termes, le symbole transcende l’oppo­ sition du monopatrisme et du filioquisme » (de Halleux, « Pour un accord œcuménique sur la Procession de l’Esprit saint et l’addition du Filioque au Symbole », p. 439). Le ek est beaucoup moins personnaliste que la préposition biblique para ; voir de Halleux, « Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les pères cappadociens ? », p. 154. 2. Voir de Halleux, « La profession de l’Esprit saint dans le symbole de Constantinople », Revue théologique de Louvain 10, 1979, p. 22 et p. 36. 3. Hilaire de Poitiers, Trin. XII, 55-57. 4. Ambroise, De Spiritu sancto I, 11, 120.

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faîte de leur pensée trinitaire. On en est encore loin1 ». Pour eux, il s’agissait dans cette réflexion... [...] d’un Dieu considéré comme la Réalité transcendante plutôt que comme le Sujet absolu. C’est pourquoi les hypostases ellesmêmes étaient comprises comme trois objets, ou modes d’être objectifs, plutôt que comme trois modes d’existence ou personnes en communion [...]. Leur mérite fut plutôt celui d’une égale loyauté à deux traditions ecclésiastiques, c’est-à-dire au dogme nicéen de l’unique ousie et au dogme antiochien des trois hypostases. Les caté­ gories philosophiques auxquelles ils recouraient pour concilier en raison cette double terminologie étaient simplement empruntées aux écoles profanes de leur temps* 2. Elles étaient éclectiques, les principales étant celles de causalité, de relation et de mode. Or, comment équilibrer la fidélité à ces deux traditions ? Ils furent taxés de trithéistes par Zahn, von Harnack et Kelly contre Lebon, Prestige, Ritter3. Nous ne citons ici que des érudits éprouvés et reconnus. Ziegler, qui a étudié les petits traités trini­ taires, considère l’un d’entre eux, Ad Eustathium. De Sancta Trinitate, comme l’échec et la « bévue » d’un polémiste témé­ raire et maladroit4. Il se peut que tel ou tel exemple ait vraiment été mal choisi. Mais l’ensemble de l’œuvre des Cappadociens n’est nas de cette venue. C’est dans le feu de la controverse que ces Pères ont progressi­ vement précisé leur pensée, et la polémique les a souvent engagés dans des argumentations de circonstance et dans des réponses ad hominem, qui ne traduisent pas nécessairement leurs convictions les plus profondes [...]. On comprend donc aisément que les circons­ tances leur aient fait poser suffisamment d’affirmations d’apparence opposée pour qu’ils soient aujourd’hui encore accusés d’essentialisme par les uns et exaltés par les autres pour leur personnalisme5.

I.De Halleux, «Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les pères cappadociens ? », p. 284. 2. Ibid., p. 290. 3. Voir de Halleux, « Du personnalisme en pneumatologie », p. 28, n. 68. 4. Voir Ziegler, Les Petits Traités trinitaires, 1.1, p. 191, 270, 295, 312, 314 et 354. 5. De Halleux, « Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les pères cappadociens ? », p. 284.

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Le principal est leur volonté constante, et ils y ont réussi, de rester fidèles à ces deux traditions à la fois. « Plus on insiste sur la révolution conceptuelle et théologique que les Pères cappadociens auraient introduite en distinguant l’hypostase de l’ousie, plus il devient difficile d’apercevoir la continuité doctri­ nale profonde qui relie ces mêmes Cappadociens à Athanase et aux Pères de 325 '. » Au fond, les raisons de la lecture person­ naliste de leurs œuvres est qu’on y décèle déjà les développe­ ments futurs, ébauchés peut-être dans la polémique avec Apollinaire et qui conduiront à Chalcédoine et à la théologie trinitaire et christologique telle qu’elle s’est déployée jusqu’à nos jours. Pourquoi les accuse-t-on d’essentialisme si ce n’est parce qu’on perd de vue que la question de 381, malgré tout, est encore celle de la consubstantialité de l’Esprit que l’on veut traiter sans écarter brutalement des chrétiens sincères tentés peut-être par la dérive pneumatomaque ?

La question du « Filioque ». Revenons, pour terminer, à la question du Filioque. On peut régler la question de deux manières : en recourant à des formules figées matériellement dans tel ou tel texte, ou en tâchant de les penser spéculativement en théologiens ouverts au dialogue : tradition manuscrite ou tradition théologique. Les formules que nous avons essayé de repérer dans l’œuvre des Pères n’ont pas toujours été respectées dans leur matérialité même, dans leur littéralité. Au-delà de ces formules que l’on espère authentiques, il y a le sort qu’elles ont subi au cours des siècles. De Halleux écrit en effet : « Il est donc abusif de vouloir annexer ces Pères au filioquisme, et les textes produits dans ce sens par les polémistes latins à partir d’anciens manuscrits de Basile ou de Grégoire de Nysse paraissent bien, en définitive, avoir été interpolés1 2. » Produisons deux exemples de ces interpolations possibles. Dans son article de 1967, « Quelques remarques à propos d’un texte controversé de saint Basile au concile de

1. Ibid., p. 142. 2. De Halleux, « Pour un accord œcuménique sur la Procession de l’Esprit saint et l’addition du Filioque au Symbole », p. 464.

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Florence1 », le père Van Parys montre que, tout au long du mois de mars 1439, le dominicain Jean de Montenero et le métropolite d’Éphèse Marc Evgènikos se sont opposés en partant de deux traditions différentes d’un même texte de Basile (CE). Alors que les Grecs lisent simplement « Car qu’il [l’Esprit] vienne après le Fils, cela l’Écriture et la Tradition le disent peut-être », les Latins ont sous les yeux : « Car qu’il vienne après le Fils, tenant de lui son être et recevant de son bien pour nous en faire part et dépendant complètement de cette cause, cela l’Écriture et la Tradition le disent12. » Faut-il conclure à une interpolation latine pour faire dire aux textes ce qui leur manque pour appuyer le Filioque 1 Le père Van Parys le pensait. Le père Sesboüé en 1983, éditant le Contre Eunome basiléen, note, sur le fondement de nouvelles investigations du père G. M. de Durand : « On ne peut qu’en conclure à un état diversifié déjà très ancien de la tradition manuscrite du Contre Eunome, et que la divergence n’est pas le fait de “manipulations frauduleuses”3. » Semblablement, un long fragment du commentaire de Grégoire sur le Notre Père, VOratio dominica, semble manquer dans l’édition de Migne à la colonne 1160C du volume 44. Une partie en est reproduite parmi les « ex operibus S. Gregorii deperditis » en PG 46 1109. Jaeger publia en 1966 le fragment complet, le traduisit45et interpréta l’histoire de cette interpola­ tion dogmatique' . Les avatars de ce texte, à nouveau, s'expli­ quent par le Filioque qu’il semble contenir6. Le cardinal Angelo Mai publia cette « interpolation » pour la première fois en 18337. Une péripétie historique nous montre que ce texte cristallisa l’attention des polémistes du Filioque. Au xnr siècle, 1. M. Van Parys, « Quelques remarques à propos d’un texte controversé de saint Basile au concile de Florence », Irénikon 40, 1967, p. 6-14. 2. Ibid., p. 9. 3. Voir la note de B. Sesboüé relative à Basile de Césarée, CE III, 1, SC 305, 1983, p. 146-147, n. 1. 4. Voir W. Jaeger, Gregor von Nyssa’s Lehre vom heiligen Geist, H. Dôrrie (éd.), Leyde, Brill, 1966, p. 133-135. 5. Voir Jaeger, « Eine dogmatische Interpolation im Text von Gregors Schrift De Oratione Dominica und ihr kirchenpolitischer Hintergrund », p. 122-153. 6. Jaeger, p. 134. J.-M. Garrigues, L’Esprit qui dit « Père ! », p. 76, se sert de ce passage pour montrer que Grégoire « proclame l’irréversibilité de l’ordre trinitaire ». 7. Jaeger, p. 122.

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un référendaire du nom d’Eskamatismenos effaça le ek qu’il lut dans cette homélie, puis, étant passé du côté catholique, confessa sa falsification devant le concile de Constantinople de 1280 présidé par le patriarche Bekkos h L’épisode est éclairant, et Mai forgea l’hypothèse que ce fragment avait disparu de la tradition manuscrite par les soins des orthodoxes qui voyaient d’un mauvais œil l’appui que Grégoire de Nysse fournissait aux catholiques. Le protestant K. Holl, en 1904, jugea l’affaire différem­ ment. Pour lui, l’extrait tout entier est, au contraire, un ajout occidental ; Grégoire ne pouvait écrire de la sorte pour des raisons tant dogmatiques que littéraires (le grec lui-même est déficient)1 2. De Mai ou Holl, qui a raison ? Jaeger croit pouvoir renvoyer dos à dos les deux scénarios. Grégoire serait l’auteur de l’extrait, mais les faussaires se trou­ veraient dans les deux camps. Au texte grégorien sans ek, donc sans Filioque latin, des Occidentaux auraient ajouté la préposi­ tion seulement, que des Orientaux auraient ensuite effacée. Le second mensonge aurait rétabli la vérité primitive3. « En fait, avec son ek tou huiou, Grégoire serait le seul dans la tradition grecque, si ce ek était authentique4. » Ainsi Jaeger refuse-t-il d’attribuer à Grégoire le ek litigieux, mais pour le reste, il accepte l’authenticité grégorienne. Une étude que nous avons menée5 nous fait penser que Holl aurait pOu.rtcu.ii. iuISou voiiiiv ±via± ci vuiiiic jaeget. zv ïiotte avis, l’ensemble du texte est une interpolation à interpréter comme une addition occidentale qui, en raison de son caractère polémique, a suscité l’irritation des Orientaux qui, à leur tour, l’ont défigurée. Mais le père Paramelle s. j. nous a récemment parlé de manuscrits qui jetteraient une nouvelle lumière sur la question. Ces deux exemples, qui n’ont rien d’apodictique, ont en tout cas le mérite de nous avertir que les textes grecs en faveur du Filioque ont fait l’objet depuis longtemps de toutes sortes

1. Jaeger, p. 137-138. 2. K. Holl, Amphilochius..., p. 215, n. 1. Malheureusement, l’auteur ne développe pas ses arguments. 3. Jaeger, p. 144 et p. 147. 4. Jaeger, p. 147. 5. B. Pottier, Dieu et le Christ selon Grégoire de Nysse, p. 387-394.

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de traitements abusifs, qui ne sont peut-être pas seulement spéculatifs.

Deux propositions de conciliation sur le « Filioque » : Garrigues et de Halleux. En guise de conclusion, je voudrais m’interroger une nouvelle fois sur la possibilité d’un accord entre orthodoxes et catholiques sur la question du Filioque. Le père Jean-Michel Garrigues propose une formulation du troisième article qui pourrait satisfaire, pense-t-il, les deux parties : « Je crois au Saint-Esprit, Seigneur et vivifiant, qui issu du Père (ek tou patros ekporeuomenon), procède du Père et du Fils (ex Pâtre Filioque procedit, ek tou Patros kai tou Huiou proion) \ » À défaut d’être traditionnelle, la proposition est audacieuse et ne manque pas d’intérêt. De Halleux lui trouve cependant une faiblesse. Elle fonctionne comme si dans le procedit était signifié tout et seulement ce qui concerne la communion consubstantielle, et comme si l’ekporèse exprimait seulement et exhaustivement le caractère hypostatique12. Le père Garrigues s’en défend en ajoutant ceci qui donne à penser : la clausule qui affirme la procession de l’Esprit à partir du Père est bien plus qu’une affirmation de la divinité de l’Esprit, mais vraiment une définition hypostatique de la troisième Personne, dans son rapport aux deux autres évoquées par la seule mention du mot « Père ». En effet, « si c’est en tant que Père qu’il est l’origine de l’Esprit, cela implique qu’il l’est comme Père engendrant le Fils3 ». D’ailleurs, cette explication conciliatrice de Garrigues, qui dit que si l’ekporèse est du Père en tant que Père, elle implique nécessairement le Fils du Père, est reconnue par plusieurs orthodoxes. Pour Bobrinskoy ou Zizioulas, le Fils n’est pas étranger à l’ekporèse de l’Esprit, ce que Photius limitait à l’économie ou à la rigueur aux énergies divines. «M. Zizioulas reconnaît, avec Grégoire de Nysse et Cyrille d’Alexandrie, un rôle médiateur du Fils dans la procession 1. J.-M. Garrigues, «Procession et ekporèse du Saint-Esprit», dans Istina 17, 1972, p. 366. Cette formule est peut-être inspirée en partie de Maxime le Confesseur, Theol. Pol. X, PG 91, col. 136 AB. 2. De Halleux, « Du personnalisme en pneumatologie », p. 21 et 22. 3. J.-M. Garrigues, L’Esprit qui dit « Père ! », p. 112.

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étemelle de l’Esprit1.» «Zizioulas admet que Grégoire de Nysse attribue une relation de causalité instrumentale au Fils dans la procession de l’Esprit1 2. » Quoi qu’il en soit, de Halleux estime qu’il y a là une simplification qui va de pair avec la vision de l’histoire quelque peu accélérée du père Garrigues3. Le père de Halleux plaide, quant à lui, pour la reconnais­ sance de la « complémentarité foncière entre les approches dites grecque et latine du mystère de la trinité de Dieu4 ».

Plutôt que de reprocher à l’interlocuteur une priorité différente dans l’approche théologique, il conviendrait donc de prendre acte qu’il ne néglige pas le correctif de l’affirmation complémentaire : les Latins, qui ont d’abord le souci de l’unité de la nature divine, ne sont pas plus sabelliens que les Grecs ne sont trithéistes en raison de leur préoccupation première pour la trinité des hypostases [...]. Remise dans ce contexte de la foi économique et trinitaire commune, la ques­ tion d’une participation du Fils à la spiration de l’Esprit par le Père ne saurait plus passer pour le nœud de contradiction de deux pneumatologies inconciliables, mais il [elle] devrait, au contraire, se réduire à la dimension d’une divergence périphérique sur le fond d’une tradition foncièrement identique5. De Halleux va donc jusqu’à proposer de supprimer du Credo latin le Filioque, ou pour mieux dire, il propose de 1. De Halleux, «Personnalisme ou essentialisme cnmtaire cnez les pères cappadociens ? », p. 140. 2. Ibid., p. 151. 3. Voici les cinq étapes de Garrigues, d’une ingéniosité trop artificielle, sans aucune preuve documentaire, estime de Halleux, « Du personnalisme en pneumatologie », p. 22 : 1) l’ancienne conception latine avec dérivation de l’essence d’une personne à l’autre et communion consubstantielle par récipro­ cité - on distingue mal l’ekporèse de la génération, mais on maintient bien l’analogie théologie-économie ; 2) la triadologie grecque se développe en rapport avec les controverses sur la distinction des Personnes - l’hypostase se définit dès lors dans un rapport d’opposition et non plus de communion ; 3) les théologies latine et grecque sont canonisées séparément vers 381-382 ; 4) à Chalcédoine éclate l’existence du simple malentendu entre ekporeuomenon et procedit ; 5) ce malentendu devient schisme au IXe siècle à cause de Charlemagne et de Photius chacun de leur côté. 4. De Halleux, « Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les pères cappadociens ? », p. 289 ; voir aussi le titre « Deux traditions complé­ mentaires », dans : de Halleux, « Pour un accord œcuménique sur la Proces­ sion de l’Esprit saint et l’addition du Filioque au Symbole », p. 463. 5. De Halleux, « Pour un accord œcuménique sur la Procession de l’Esprit saint et l’addition du Filioque au Symbole », p. 457-459.

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renoncer à l’y ajouter encore unilatéralement, dans la mesure où il s’agit d’un texte qui fut rédigé comme tel par un concile œcuménique à un moment précis d’une histoire commune. Tant que le constantinopolitanum reste ce qu’il est pour chacune des deux Eglises, mieux vaudra donc, après l’accord théologique, le restaurer dans sa forme originelle, afin que catholiques et orthodoxes puissent désormais le proclamer ensemble. Il reviendrait donc à l’Église catholique romaine de supprimer le Filioque du symbole, comme un gage de réconciliation avec l’Église orthodoxe, mais sans marquer par ce renoncement aucun déni de son authentique tradition [...]. l’Église catholique romaine pourra restaurer le symbole et recon­ naître la vérité foncière du monopatrisme dès lors que l’Église ortho­ doxe reconnaîtra semblablement l’authenticité du Filioque, compris au sens du di'Huiou traditionnel \

Il y aurait dans ce geste, non seulement la reconnaissance d’une vérité étemelle, mais la reconnaissance de l’histoire tortueuse des hommes : L’Église catholique, qui prétend imposer aux orthodoxes la reconnaissance du Filioque, ne saurait en exiger la répudiation de leur propre tradition. Après avoir si longtemps affirmé que le di’Hyiou équivaut au Filioque, ne pourrait-elle enfin, par réciprocité, admettre que le Filioque revient au di’Hyiou, c’est-à-dire reconnaître l’authen­ ticité foncière du monopatrisme ? [...] Le Filiùqiic, par contre, n’est, tout comme le ek monou tou Patros, qu’une mauvaise expression du « par le Fils » ; l’un et l’autre ne deviennent acceptables que grâce aux correctifs qu’ils sous-entendent et qui pourraient se ramener, des deux côtés, au principaliter augustinien1 2. Autrement dit, appliquer le ek grec au rapport de l’Esprit au Père et comprendre le ex latin du Filioque au sens de per-dia pourraient bien constituer l’interprétation la plus fidèle de la tradition patristique commune3.

1. Ibid., p. 469. 2. De Halleux, « Du personnalisme en pneumatologie », p. 30, n. 74. 3. De Halleux, « Pour un accord œcuménique sur la Procession de l’Esprit saint et l’addition du Filioque au Symbole », p. 465.

Luigi Gioia

LA CONNAISSANCE DU DIEU TRINITÉ CHEZ SAINT AUGUSTIN PAR-DELÀ LES EMBARRAS DE L’ANALOGIE ET DE L’ANAGOGIE1

L’examen des griefs formulés à l’encontre de la théologie trinitaire d’Augustin (354-430) par de nombreux théologiens contemporains est une besogne dans l’ensemble peu gratifiante pour le chercheur augustinien. Plusieurs de ces critiqués trahis­ sent une connaissance plutôt sélective des sources ; ils ont coutume de faire remonter à Augustin une tradition jugée insatis­ faisante en théologie trinitaire, sans soumettre cette attribution à une vérification documentaire rigoureuse ; ils finissent par repro­ duire une même kyrielle de lieux communs, si souvent répétés qu’il devient parfois difficile même d’en retracer l’origine12. Par 1. litre de l’un des paragraphes de G. Madec, « inquisinone projicienie. Pour une lecture “saine” du De Trinitate d’Augustin », dans : J. Brachtendorf, Gott und sein Bild. Augustinus De Trinitate im Spiegel gegenwârtiger Forschung, Paderbom, Schôningh, 2000, p. 73-76 : « Les embarras de l’analogie et de l’anagogie ». L’argument de la présente étude est développé plus en détail dans : L. Gioia, The Theological Epistemology of Augustine’s De Trinitate, Oxford, Oxford University Press, 2008. 2. Pour une vue d’ensemble des critiques d’Augustin, voir R. Dodaro et G. Lawless (éd.), Augustine and his Critics, Essays in honour of Gerald Bonner, Londres, Routledge, 2000 et en particulier, dans ce volume, L. Ayres, « The fondamental grammar of Augustine’s Trinitarian theology », p. 71, où il prend en examen C. Lacugna, C. Plantinga, V. Lossky, J. Zizioulas. Pour une autre vue d’ensemble sur ce sujet, voir F. Bourassa, « Théologie trinitaire chez saint Augustin », Gregorianum 58, 1977, p. 675 s. Une réponse aux critiques de Lacugna est donnée par S. Heaner Lancaster, « Three-Personed Substance : The Relational Essence of the Triune God in Augustine’s De Trinitate», The Thomist 60, 1996, p. 123-139. Un des exemples les plus frappants de critiques infondées mais très influentes est offert par C. Gunton, « Augustine, the Trinity and the theological Crisis of the West », dans The Promise of Trinitarian Theology, Edimbourg, T&T Clark, 1997. La réponse la plus récente à Gunton est celle de R. Cross,

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bonheur, les mieux inspirés de ces commentateurs présentent parfois une version de ce qu’Augustin aurait dû faire, ayant l’avantage singulier et paradoxal de laisser entrevoir ce que l’auteur du célèbre De Trinitate a effectivement fait. C’est le cas, en particulier, des auteurs examinés dans la présente étude : deux théologiens des plus représentatifs, Karl Barth et Karl Rahner, et un chercheur augustinien, Olivier Du Roy, dont le travail semble tributaire des critiques rahnériennes à l’encontre d’Augustin \

Karl Barth : une impression de frivolité. Le célèbre théologien de Bâle dresse son bilan de la pensée trinitaire d’Augustin dans un paragraphe intitulé Vestigium Trinitatis, dans le premier volume de sa Dogmatique* 12. Ce titre est emprunté au De Trinitate3 et la doctrine qu’il est censé exprimer se réfère à ce que l’on a coutume d’appeler les « triades psychologiques » - une expression pouvant induire en erreur, mais que nous adoptons tout de même par commodité. Le uestigium trinitatis, déclare-t-il, désigne...

[...] un analogue de la Trinité, du Dieu trinitaire de la révélation chrétienne, dans une réalité créée distincte de lui, une réalité créée qui ne serait pas une forme assumée par Dieu dans sa lévélation mais qui, plutôt à l’écart de la révélation de Dieu, manifesterait dans sa propre structure créée une certaine ressemblance avec la structure du concept trinitaire de Dieu, de telle sorte qu’elle pourrait être consi­ dérée comme une image du Dieu trinitaire lui-même4. En filigrane, on reconnaît aisément dans cette citation la polémique de Barth contre ce qu’il appelle la « théologie natu­ relle », c’est-à-dire toute tentative d’ériger une voie alternative « Quid très ? On What Precisely Augustin Professes Not to Understand in De Trinitate 5 and 7 », Harvard Theological Review 100, 2007, p. 215-232. 1. Voir ici note 2, p. 113. 2. K. Barth, Dogmatique 1/1 : La doctrine de la Parole de Dieu. Prolé­ gomènes à la Dogmatique, Genève, Labor et Fides, 1953, § 8, p. 38-51. 3. Barth emprunte le titre de son paragraphe Vestigium Trinitatis au De Trinitate, voir VI, 12 (242) : « Oportet igitur ut creatorem per ea quae facta sunt intellecta conspicientes trinitatem intellegamus cuius in creatura quomodo dignum est apparet uestigium. » 4. Barth, Dogmatique, p. 39 (traduction modifiée).

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(ou même simplement complémentaire) à la Révélation - « plutôt à l’écart de la révélation de Dieu » - pour connaître Dieu. Cette polémique ne T empêche cependant pas de fournir une analyse pénétrante de la doctrine qu’il attribue, non sans quelques hésitations1, à Augustin. D’abord, dans la phrase à peine citée, il faut remarquer une précision concernant les analogues entre lesquelles la ressemblance est établie : d’une part, la structure d’une réalité créée et, de l’autre, non pas Dieu lui-même, mais la structure du concept trinitaire de Dieu. Nous y reviendrons. Ensuite, Barth semble entrevoir une distinction dont la portée nous apparaîtra décisive en vue d’une interprétation exacte des « triades psychologiques » qui ne les réduise pas à de simples analogies : « Plus qu’un uestigium - observe-t-il c’est Yimago Dei, c’est-à-dire l’image de la Trinité elle-même, qu’Augustin pensait trouver dans la structure de la conscience humaine12. » Nous reviendrons sur cela aussi. Bientôt, cepen­ dant, l’attention se concentre sur l’interprétation analogique des «triades psychologiques» : celle-ci, «plus qu’aucune autre, a fait impression et exercé son influence dans tous les siècles ultérieurs3 ». Barth ne néglige pas la valeur positive qu’une telle entreprise pourrait assumer dans un contexte où l’inten­ tion ne serait pas celle de « démontrer la possibilité de la révé­ lation dans le monde de la raison humaine » - ce qu’il appelle zz Qr»r»lr»crAtimiA w _

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monde de la raison humaine comme lieu de la révélation » - ce qu’il appelle « polémique »4. Persuadés qu’« il ne peut y avoir de véritable perception de la Trinité qu’en présence de la révé­ lation elle-même : trinitate posita5 », les Pères se gardaient bien de « surestimer [cette approche analogique], d’y voir des exposés théologiques, ni de les utiliser comme des preuves au sens strict du mot6 ». Dans la mesure, donc, où le recours à l’analogie ne joue pas un rôle apologétique, Barth est même disposé à en explorer les

1. Voir ibid., p. 39 : « L’expression [vestigium trinitatis] vient probable­ ment d’Augustin. » 2. Ibid., p. 42. 3. Ibid., p. 42. 4. Ibid., p. 45 (traduction modifiée). 5. Ibid., p. 44. 6. Ibid., p. 43.

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virtualités théologiques, y voyant un moyen de façonner un langage pour exprimer le mystère de Dieu :

La révélation - affirme-t-il -, celle-là même comprise de façon correcte et normative dans les formulations dogmatiques, peut saisir le langage, c’est-à-dire que, sur la base de la révélation, on peut trouver dans le langage familier, utilisé par tous, assez d’éléments pour pouvoir parler de la révélation \ Les « triades psychologiques » pouvaient ainsi être adoptées pour parler de Dieu « non pas parce qu’elles auraient été appropriées par elles-mêmes pour cela, mais parce qu’elles étaient adaptées en vue d’être appropriées1 2 ». En un mot, dans le cas du De Trinitate, la vie de l’esprit était interprétée à la lumière du mystère de la Trinité, de façon à pouvoir fournir en retour un analogue apte à illustrer le mystère de la Trinité : « La démarche de leur pensée ne consistait donc pas à essayer d’expliquer la Trinité en partant du monde, mais inversement à essayer d’expliquer le monde à partir de la Trinité, afin de pouvoir parler de la Trinité dans le cadre de ce monde3. » Avec sa pénétration coutumière, Barth est donc tout à fait capable de mettre en lumière le bien-fondé de cette méthode analogique. Cependant, le changement de la « polémique » en « apologétique » - selon sa terminologie - qu’il détecte dans la tradition th^n^r“T’ni1p nnctéripnrf* aux Pères le conduit non seulement à plaider pour l’insuffisance de cette méthode, mais à en stigmatiser résolument le danger, avec l’intransigeance rendue célèbre par sa controverse avec Brunner4. Ce change­ ment est en effet une expression de plus du virage anthropo­ logique de la pensée théologique de la modernité : le uestigium cesse d’être l’utilisation de réalités humaines pour parler de Dieu et devient une instrumentalisation d’aspects de la théo­ logie, sinon de Dieu lui-même, pour parler de l’homme. D’ailleurs, en dépit des bonnes intentions des Pères, cette dérive était prévisible et même inévitable dès le moment où la théologie avait enfreint les limites d’une humble et fidèle « interprétation » de la Révélation et s’était aventurée dans son Ibid., p. 44 (traduction modifiée). Ibid., p. 45. Ibid., p. 45. Voir K. Barth, « No ! Answer to Emil Brunner », dans : K. Barth et E. Brunner, Natural Theology, Londres, 1946. 1. 2. 3. 4.

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« illustration ». Ce faisant, en effet, la théologie trahissait un manque de confiance dans l’évidence propre de la Révélation. En outre, une « illustration », « plus proche de l’homme que la révélation, parce qu’en définitive il s’agit de son propre être et de sa propre nature, devient inévitablement une menace pour son attention à la révélation, une limitation du sérieux avec lequel il l’embrasse1 ». Enfin, la critique peut-être la plus perspicace à l’encontre d’une utilisation des « triades psychologiques » dans une pers­ pective analogique est émise presque en passant dans la phrase suivante : « Voilà la raison évidente de l’impression de futilité et même de frivolité que l’on éprouve quand on réfléchit sur ce theologumenon, quelque plaisant et crédible qu’il apparaisse au premier abord12. » Cette remarque touche au cœur de la ques­ tion. Indéniablement, le De Trinitate contient des rapproche­ ments, des « analogies » si l’on veut (quoique le mot ne soit jamais employé dans ce traité34 ), entre la structure du concept trinitaire de Dieu et celle de l’esprit humain ou, plus précisé­ ment, du processus de connaissance. Cependant, loin de consti­ tuer l’argument principal de la deuxième moitié du traité ou d’obéir à un propos systématique, de tels rapprochements font partie de la rhétorique de cet ouvrage et, plus généralement, de la manière habituelle qu’ont Augustin et les Pères de faire de la théologie. Jamais Augustin ne fait qu’enseigner, exposer une théorie, poursuivre une idée. En nicicui consommé, ii a toujours un auditoire idéal ou réel en face de lui, qu’il faut délecter et « mouvoir », selon la description bien connue de la rhétorique donnée par Cicéron et à laquelle Augustin souscrit dans son De doctrina christiana^. Pour revenir, donc, à l’aspect rhétorique que l’on peut détecter dans l’usage analogique des « triades

1. Barth, Dogmatique, p. 49 (traduction modifiée). 2. Ibid., p. 48 (traduction modifiée). 3. Voir L. Ayres, « Remember that you are Catholic (serm. 52.2) : Augustine on the Unity of the Triune God », Journal of Early Christian Studies 8, 2000, p. 61 : «Augustine never directly uses analogia orproportio to describe the relationship between God and any aspect of création (and interestingly neither term even appears in the De Trinitate) ». 4. Voir Augustin, De doctrina christiana, 4, xii, 27 (CChr.SL 32,135) : « Dixit enim quidam eloquens, ut uerum dixit, ita dicere debere eloquentem, ut doceat, ut delectet, ut flectat. Deinde addidit : “Docere necessitatis est, delectare suauitatis, flectere uictoriae” » (Citation de Cicéron, Orator 21, 69).

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psychologiques », Barth a raison d’observer qu’il n’est qu’un pas, parfois, de la rhétorique à la « frivolité », surtout quand des éléments conçus à l’intérieur d’un projet pédagogique et mystagogique d’ensemble et en vue d’un certain type de public, sont extrapolés de leur contexte et suivent une carrière indépendante.

Karl Rahner : une doctrine trinitaire philosophique et abstraite. Cette interprétation analogique du De Trinitate s’est effec­ tivement répandue dans la tradition théologique latine. Au cours des siècles, des générations de théologiens occidentaux ont pensé qu’il s’agissait là de la contribution principale d’Augustin à la théologie trinitaire, et les théologiens d’Orient s’en sont emparés pour y déplorer une malheureuse déviation par rapport à l’approche traditionnelle du mystère de la Trinité. Même un théologien de la stature de Karl Rahner parle indistinctement de... [...] la conception augustinienne et occidentale de la Trinité, qui s’oppose à la conception grecque [...] : on s’occupe d’abord du Dieu unique, d’une seule essence dans son ensemble ; et, seulement après, on le constitue en trois personnes (malgré tous les efforts que l’on doit prendre pour se defendre de mettre à pari i esscntia cOiimiC si elle était une « quatrième » chose, antérieure aux trois personnes divines) \

À cause de ce point de départ dans l’unique essence ou substance, la doctrine trinitaire devient très philosophique et abstraite, avec peu de références concrètes à l’histoire du salut, et se modèle plutôt sur les attributs métaphysiques nécessaires de Dieu - une faute de plus à mettre sur le compte d’Augustin, qui aurait de plus accordé aux philosophes une certaine connais­ sance de la Trinité, avec une « générosité qui aujourd’hui ferait scandale1 2 ». Dans la narration induite par cette polarisation, les Pères grecs exposaient le dogme trinitaire en conformité avec sa

1. K. Rahner, « Quelques remarques sur le traité dogmatique De Trini­ tate», dans Écrits théologiques, Paris, DDB, 1967, vol. 7, p. 116 (FA. souligne). 2. Ibid., p. 119.

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forme scripturaire et la formule baptismale mentionnant le Père, le Fils et l’Esprit Saint. Le principe de l’unité dans la Trinité était pour eux le Père, et la distinction entre ousia et hupostasis, développée par les Cappadociens, aurait représenté une percée conceptuelle capitale dans l’histoire de la théologie. Pour certains théologiens orthodoxes, bientôt relayés par bon nombre de théologiens occidentaux, hupostasis aurait acquis non seule­ ment le sens de « individu », mais aussi celui de « personne » dans le sens moderne du mot, présupposant une vision plus « communionnelle » et personnaliste de la vie trinitaire \ Pour les Pères grecs, en effet, la vie de la Trinité aurait son origine dans la personne-hupostasis du Père et non pas dans une divi­ nité impersonnelle ou dans la substance divine. Par consé­ quent, les relations intratrinitaires seraient définies par V origine du Fils et du Saint-Esprit par rapport au Père, et la distinction entre génération et procession serait suffisante à servir de soubassement pour la différenciation entre le Fils et l’Esprit saint. Au contraire, l’introduction du filioque dans la théologie trinitaire latine, dans le sillage du De Trinitate d’Augustin, déno­ terait exactement la tendance opposée : le « point de départ » de la vie de la Trinité deviendrait la substance divine, présentant les Personnes de la Trinité comme un système de relations à l’intérieur de l’unique essence et venant logiquement après celle ci Ainsi au lieu d’être dec Hac tA/nnctncAç

1. V. Lossky, The Mystical Theology of the Eastem Church, Londres, James Clarke, 1957, p. 52 et J. D. Zizioulas, Being as Communion, Londres, St Vladimir’s Seminary Press, 1985, p. 4L Les positions de ces deux auteurs ont été critiquées de façon sévère et convaincante par A. de Halleux, « Du personnalisme en prieumatologie », Revue théologique de Louvain 6, 1975, p. 3-30. Réimprimé dans Patrologie et œcuménisme, Louvain, Peeters, 1990, p. 396-423 ; « Hypostase et personne dans la formation du dogme trinitaire », Revue d’histoire ecclésiastique 19, 1984, p. 5-24. Réimprimé dans Patrologie et œcuménisme, p. 113-214 ; « Personnalisme ou essentialisme trinitaire chez les Pères Cappadociens », Revue théologique de Louvain 17, 1986, p. 129-155 et p. 256-292. Réimprimé dans Patrologie et œcuménisme, p. 215-268. Voir aussi la série plus récente et très instructive des articles de R. Cross, « Two models of the Trinity», dans Heythrop Journal 18, 2002, p. 275-294; « Gregory of Nyssa on universals », dans Vigiliae Christianae 56, 2002, p. 372-410 ; « On generic and dérivation views of God’s Trinitarian subs­ tance », Scottish Journal of Theology 56, 2003, p. 464-480 ; « Quid très ? On What Precisely Augustin Professes Not to Understand in De Trinitate 5 and 7 », Harvard Theological Review 100, 2007, p. 215-232.

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les relations sont identifiées à celles-ci. Les relations sont alors mutuelles - et non pas d’origine - et la seule possibilité de distin­ guer le Fils de l’Esprit Saint serait de postuler une relation ulté­ rieure entre eux. Ainsi, le filioque serait le résultat d’une nécessité logique dans la mesure où il représenterait la seule manière d’établir une distinction entre le Fils et l’Esprit saint par rapport au Père, selon le modèle suivant : (i) le Père seul engendre et n’est pas engendré ; (ii) le Fils seul est engendré et co-engendre avec le Père ; (iii) l’Esprit saint seul est engendré (c’est-à-dire qu’il « procède ») sans engendrer ni co-engendrer à son tour. Sans le filioque, le Fils serait, formellement, exactement dans la même situation que l’Esprit Saint, c’est-à-dire engendré sans engendrer ni co-engendrer \ Donc, dans la théologie occidentale, l’unité de Yarchè (le Principe) est ou bien compromise par l’assertion de deux prin­ cipes - le Père et le Fils -, ou bien elle doit être située non pas dans le Père, mais dans la substance, donnant ainsi lieu à une théologie trinitaire à tendance modaliste. En outre, en identi­ fiant Yarchè à la substance et non pas au Père, on aboutit à une notion finalement impersonnelle de Dieu que trahit le langage imagé utilisé pour parler de la Trinité. Dans le cas des « triades psychologiques », l’image des facultés appartenant à un seul esprit est un exemple clair de cette notion imperson­ nelle de l'i Trinité1 2, comme pourrait l’être aussi la représenta­ tion de l’Esprit saint comme un « lien » entre le Père et le Fiis, c’est-à-dire en recourant à des termes plus fonctionnels que personnels3. La forme occidentale de la théologie trinitaire héritée d’Augustin se solde donc par une notion très formalisée de la Trinité, éloignée de l’Écriture. Pour Rahner, « dans une certaine théologie “psychologique” de la Trinité, d’espèce augustinienne, on s’efforce d’enrichir de contenu les concepts formels de procession, communication, essence divine, relation, subsis­ tance relative4 ». Alors que la partie formelle de la théologie de la Trinité

1. D. Brown, The Divine Trinity, Londres, Open Court, 1985, p. 282. 2. V. Lossky, The Mystical Theology, p. 57 et p. 78, qui cite Th. DE Régnon, Études de théologie positive sur la Sainte Trinité, Paris, 1892-1898, 4 tomes, voir vol. 1, p. 433. 3. V. Lossky, The Mystical Theology, p. 61. 4. K. Rahner, « Quelques remarques », p. 117.

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- qui s’occupe de questions comme l’unité, la pluralité, la consubstantialité, etc. - jouait seulement un rôle marginal dans la théologie grecque, l’Occident « en a fait la doctrine trinitaire tout entière ». Cela explique pourquoi la théologie occidentale

[...] est [à la différence de celle d’Orient] obligée de remplir de contenu cette théologie trinitaire formalisée d’une manière presque mathématique, et de la rendre plus concrète justement au moyen de ce que, déjà, saint Augustin a développé en fait de théologie trinitaire « psychologique »x.

La réticence bien connue d’Augustin à sanctionner l’usage de la notion de personne en théologie trinitaire1 2, est elle aussi considérée comme la conséquence d’un éloignement de l’imagerie interpersonnelle du Nouveau Testament au profit de celle de la vie de l’esprit humain. Enfin, l’issue la plus inquié­ tante de l’approche augustinienne serait que chacune des Personnes divines pourrait se faire homme et, partant, « l’incar­ nation de la seconde Personne en particulier n’exprime rien sur la caractéristique intradivine de cette Personne précisément3 ». 1. K. Rahner, « Quelques remarques », p. 117. 2. Voir Augustin, De Trinitate V, 10 (217) : « Dictum est tamen très personae non ut illud diceretur sed ne taceretur » ; VII, 7 (255) : « ita dici ut diceretur aliquid cum quaereretur quid tria sint » ; VII, 12 (267) : c’est seule­ ment « propter aisputandi necessitatem [...] ui uno nomine respondeatur cum quaeritur quid tria » que nous parlons de « très substantias siue personas ». L’absence dans l’Écriture de tout mot visant à englober « ce qui est trois » en Dieu sous une seule catégorie est la raison principale de cette réticence visà-vis de la notion de personne. A la différence des noms « père » et « fils », celui de «personne» ne peut pas être prédiqué relativement (ad aliquid). Quand il est appliqué au Père, il n’implique pas son unité et sa relation au Fils. Cette critique est valable quelle que soit la définition de personne avec laquelle on aborde la question. Augustin aurait certainement souscrit à la remarque si pénétrante de Rahner : « la différence [entre les trois personnes] est si grande qu’elle ne permet qu’avec une analogie très lâche d’appliquer de la même manière aux trois personnes le concept de personne », K. Rahner, « Quelques remarques », p. 125. 3. K. Rahner, « Quelques remarques », p. 110 et 125. Encore récem­ ment, cette position a été défendue par A. Louth, « Love and the Trinity : St. Augustine and the Greek Fathers », Augustinian Studies 33, 2002, p. 1-16. Voir en particulier p. 15 : «[...] we are well on the way to a kind ofmythological notion ofthe Trinity, which will cause the problems Augustine is already somewhat at a loss to answer, such as whether any other “members ” of the Trinity could hâve become incarnate ». Cette position est critiquée par F. Bourassa, « Théologie trinitaire chez saint Augustin », Gregorianum 58,

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Voilà donc expliqué le penchant modaliste qui affecterait la théologie trinitaire occidentale et qui, en termes épistémolo­ giques, engendrerait une opposition entre la prééminence donnée à la philosophie de l’essence par Augustin et l’Occident, par opposition à l’approche apophatique ou « communionnelle » de l’Orient.

Olivier Du Roy : une série d’échecs. En parallèle ou en alternative avec la ligne d’interprétation « analogique » de la pensée trinitaire d’Augustin décrite jusque-là, un certain nombre de commentateurs ont élaboré un autre critère explicatif global de l’approche augustinienne du mystère de la Trinité suivant une sotériologie ascendante d’inspiration plotinienne que nous appellerons la ligne d’inter­ prétation « anagogique ». Une formulation intéressante de celle-ci est offerte par Cavadini :

La visite guidée de l’esprit humain que nous recevons dans les livres 9-14 n’est rien de moins qu’une tentative d’ascension directe (avec plusieurs détours) à partir de la considération du créé jusqu’à la contemplation - la noesis plotinienne - du Créateur. Ces livres sont, en effet, un long exercice de l’esprit dans un mode de pensée « non corporel// par lequel la Trinité pourra a la fin être saisie. Peut-être, comme une unité, ces livres pourraient-ils être considérés comme un des meilleurs exemples hérités du monde ancien de ce que l’on pour­ rait appeler l’anagogie néo-platonicienne \ Selon cette exégèse, l’ascension serait tentée deux fois : la première fois au livre 8 en partant de l’amour, la seconde dans la section des livres IX à XIV, à partir de la structure triadique de notre esprit. Cependant, « aucune [de ces deux tentatives] ne nous conduit à la contemplation de la Trinité sur laquelle nous avions compté tout au long*12 » et deux raisons possibles sont invoquées pour motiver cet échec. Dans la première, cet 1977, p. 675-725. Pour une discussion des vues de Rahner sur le De Trinitate, voir aussi E. Hill, « Karl Rahner’s Remarks on the Dogmatic Treatise De Trinitate and St. Augustine », Augustinian Studies 2, 1971, p. 67-80. 1. J. Cavadini, « The structure and intention of Augustine’s De Trini­ tate », Augustinian Studies 23, 1992, p. 105. Notre traduction. 2. Ibid., p. 106.

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échec résulterait d’un choix délibéré d’Augustin pour corriger l’optimisme épistémologique des dialogues de ses jeunes années à Cassiciacum. Dans ses œuvres de jeunesse, il croyait encore que la sotériologie de l’ascension néoplatonicienne pouvait conduire à la contemplation de la vérité, c’est-à-dire de Dieu ; dans le De Trinitate, au contraire, il veut conduire son lecteur à faire l’expérience de l’inefficacité de toute entre­ prise anagogique et le persuader ainsi qu’il n’y a aucune « connaissance de la Trinité correcte ou salvifique sans la foi dans le Christ1 ». Plus prosaïquement, selon une deuxième explication possible des raisons de cet échec, Augustin tenterait son approche anagogique du mystère de la Trinité au fur et à mesure qu’il écrit le De Trinitate, faisant libre étalage de ses hésita­ tions et erreurs même quand, de toute évidence, il tombe sur des impasses ! Lorsque, enfin, Augustin doit se rendre à l’évidence qu’il n’y a pas moyen de réconcilier une sotériologie de l’ascen­ sion avec la nature libre et descendante de la grâce chrétienne, il se replie sur une ligne franchement analogique fondée sur les ressemblances entre les « triades psychologiques » et le mystère de la Trinité. Cette dernière explication mérite d’être plus longuement examinée, surtout parce qu’elle a été défendue par le chercheur qui, au cours des quarante dernières années, a exercé l’influence la plus préjudiciable sur l’interprétation de la o trinifairo ri ’ Aiirmctm • fAli-vr-i TYi O ra t ùxxxàxîxxxx^ ZKVJ .

Le long ouvrage de ce dernier*2 sur la genèse de la théo­ logie trinitaire de l’évêque d’Hippone demeure, à ce jour, l’exposé le plus détaillé et le plus souvent cité sur le sujet. La comparaison entre le De Trinitate et les œuvres d’Augustin allant jusqu’à l’ordination de celui-ci en 391, constitue l’apport le plus pertinent, et peut-être le moins exploité, de cette étude. En effet, la texture du De Trinitate ne peut-être saisie dans toute sa profondeur et sa complexité sans la situer dans la plus large lumière de son arrière-fond polémique constitué en particulier par la controverse manichéenne3. l.ÆzJ.,p. 110. 2. O. Du Roy, L’Intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin, Paris, Études augustinieimes, 1966. 3. Mais aussi, surtout en ce qui concerne la doctrine de l’Esprit saint et de la dilectio, à la lumière des controverses donatiste et pélagienne, voir J. Plagnieux, « Influences de la lutte antipélagienne sur le De Trinitate ou : Christocentrisme de saint Augustin », dans Augustinus Magister. Congrès

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Du Roy1 a raison d’attirer l’attention sur l’importance capi­ tale, du point de vue épistémologique, de la lecture de VHortensius de Cicéron par Augustin en 372-373 : cette lecture inaugura une quête de la sagesse inséparable de celle de la vie heureuse (beatitudo) traversant toute l’œuvre d’Augustin et trouvant son aboutissement peut-être le plus accompli dans le livre XIV du De Trinitate. Cependant, la version de Du Roy sur la forme que prit cette quête est erronée. D’après lui, dès lors et jusqu’à la fin de sa vie, Augustin développa une approche de la connaissance, y compris la connaissance du Dieu Trinité, fondamentalement indépendante de sa foi. Le livre VII des Confessions confirmerait ceci : Augustin y déclarerait, en effet, avoir découvert l’intériorité spirituelle et la transcendance divine non pas à travers la foi, mais dans les livres platoniciens* 12. À partir de ce moment, la connaissance de Dieu aurait international augustinien, Paris, 21-24 septembre 1954, Paris, Études augusti­ niennes, 1954, vol. 2, p. 817-826 ; D. Dideberg, Saint Augustin et la première épître de saint Jean, Une théologie de Yagapè, Paris, Beauchesne, coll. « Théologie historique » 34, 1975 ; R. Dodaro, « Sacramentum Christi : Augustine on the Christology of Pelagius », Studia patristica 27, 1991, p. 274-280. 1. O. Du Roy, L’Intelligence, p. 414-420. 2. Cunfesôiu/iô VII, 9, 13 [CChr.SL 27, 101]. À cela, a faut répondre d’abord que l’identification de ces quosdam libros Platonicorum s’est avérée sujette à controverse (plutôt que des écrits de Plotin, il s’agirait de ceux de Porphyre, voir P. F. Béatrice, « Quosdam Platonicorum libros : The Platonic readings of Augustine in Milan », Vigiliae christianae 43, 1989, p. 248-281). Quoi qu’il en soit de ces auteurs, le « platonisme » qu’ils véhiculaient avait rejoint Augustin à travers la médiation de personnes comme Manlius Théo­ dore, « le pendant chrétien de [...] Symmaque et de Nicomaque Flavien [...], un fervent disciple de Plotin [qu’] Augustin crédite, au même titre qu’Ambroise, de propos édifiants dont il avait bénéficié sur Dieu et sur la nature de l’âme », à travers Simplicien, ancien disciple de Marins Victorinus (voir S. Lancel, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 124), et même à travers l’évêque Ambroise, voir De beata vita 1, 4 (CChr.SL 29, 67). Il s’agis­ sait en fait d’un type de « Platonisme » déjà teinté de christianisme et qui établissait des parallèles avec l’évangile de Jean. A l’époque de la lecture de ces livres, Augustin était déjà chrétien, car on oublie souvent que la conver­ sion décrite au livre VIII des Confessions, plus qu’une conversion au christia­ nisme, fut un saut de qualité dans la manière de vivre celui-ci. En réalité, donc, la rencontre avec le christianisme platonisant des cercles milanais aida Augustin à dépasser ses dernières résistances vis-à-vis du christianisme du point de vue philosophique, c’est-à-dire le matérialisme qu’il avait hérité du manichéisme et surtout le scepticisme lui venant de la lecture de Cicéron.

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assumé pour lui la forme d’une anagogie : une conversion de l’extériorité à l’intériorité suivie par un mouvement vers le haut, sous la conduite de la lumière de la Vérité. Au terme de cette anagogie, et toujours indépendamment de la foi, Augustin constate l’identité des hypostases plotiniennes avec la Trinité chrétienne. En même temps, la lumière d’une telle Vérité - identique avec la Trinité - s’avère tellement éblouissante que l’âme est incapable d’en soutenir longtemps la vision et, dès qu’elle atteint le sommet de ce mouvement anagogique, elle est arrachée à cette lumière par sa propre faiblesse et mutabilité. La frustration causée par la nature fugace du résultat de cette anagogie aurait alors persuadé Augustin de la nécessité de la compléter par la foi en l’incarnation. La foi et la purification permises par l’incarnation acquièrent ainsi le rôle subsidiaire de lui pourvoir un chemin (uia) sûr et stable vers cette même lumière (patria) perçue de façon autonome à travers l’anagogie plotinienne. Donc, le statut épistémologique de la foi consisterait simplement dans l’autorité avec laquelle elle nous aiguillonne à nous tourner vers l’intériorité à travers la purification morale et l’humilité, pour que le mode anagogique de connaissance prenne le relais. La connaissance du Dieu Trinité résulterait principalement de ce mode supérieur de connaissance \ fonda­ mentalement indépendant de la foi et à la portée des philocnnliac ovpuvu.

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augustinien bien connu de la patrie et de la voie : (i) la « patrie » serait le nom donné au but de la quête de l’homme, c’est-à-dire la sagesse ou la vie heureuse - perçues, quelque fugacement que ce fût, à travers l’anagogie ; (n) une seule « voie », cependant, donnerait un accès stable et assuré à cette patrie : la purification fournie par l’incarnation du Christ (qui n’aurait donc pas, en tant que telle, la portée révélatrice exclu­ sive que lui attribue, par exemple, le Prologue de l’évangile de Jean)* 2. 1.0. Du Roy, L’Intelligence, 419, parle même de « composante gnostique de la théologie augustinienne ». 2. G. Madec, La Patrie et la Voie. Le Christ dans la vie et la pensée de saint Augustin, Paris, Desclée, 1989, p. 48 et p. 240, critique l’interprétation de Du Roy et remarque que le modèle via-patria est constamment tributaire de l’opposition entre orgueil et humilité, entre présomption et confession. Le même auteur, dans « Inquisitione proficiente », p. 72 s., explique que le modèle uia/patria n’établit pas une relation extrinsèque entre l’intelligence et

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Du Roy étaie cette version de l’épistémologie d’Augustin à travers une analyse étendue et méticuleuse de ses œuvres. De façon très schématique, le résultat de cette analyse peut être résumé comme suit : l’anagogie demeure le seul outil épistémo­ logique jusqu’à ce que la controverse antimanichéenne oblige Augustin à se confronter à l’ontologie de la création. Cette confrontation inaugure une tension dans sa pensée entre l’ancienne approche anagogique du mystère de la Trinité et la nouvelle méthode fondée sur la doctrine de l’image de Dieu : i) l’ancienne approche anagogique présupposait la philoso­ phie plotinienne de l’Un : puisque, selon celle-ci, la production des êtres consiste dans une chute dans la multiplicité et l’exté­ riorité, le retour à l’Un ou à Dieu passe par une ascension (« anagogie ») de la multiplicité vers l’unité et de l’extériorité vers l’intériorité ; n) selon l’ontologie de la création biblique développée pendant la controverse antimanichéenne, la production des êtres résulte au contraire de la libre création ex nihilo et doit être comprise en termes de participation (c’est-à-dire de ressem­ blance entre la créature et sa cause efficiente et exemplaire, le Créateur). Dans cette lumière, le retour à Dieu coïncide avec la croissance dans la ressemblance avec le Créateur, rendue possible à travers le Christ, dans l’Esprit saint. Pour Du Roy, la tension entre ces deux ontologies irrécon­ ciliables est la cause fondamentale de l’échec final de T épisté­ mologie trinitaire augustinienne. Son analyse des œuvres de jeunesse d’Augustin, remarquablement détaillée et souvent de grande valeur, souffre d’avoir été orchestrée dans le but de fournir des preuves à l’appui de ce postulat. De même, l’adop­ tion de ce parti pris ne pouvait manquer d’avoir des consé­ quences fâcheuses dans l’interprétation de la structure et de l’argument du De Trinitate. Tout d’abord, l’attention de Du Roy pour l’aspect géné­ tique de la pensée trinitaire d’Augustin a le grand avantage de lui permettre de montrer opportunément l’inanité d’une approche purement analogique des « triades psychologiques ». Pour lui, les triades des livres VIII à XIV doivent être comprises à la lumière de la tension résumée ci-dessus entre

la foi, attribuant l’illumination à la première et la purification à la seconde, étant donné que les deux ont leur fondation dans le Christ ; voir aussi p. 66 s.

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l’anagogie plotinienne et la métaphysique trinitaire de la créa­ tion. Elles émergent à partir d’une anagogie sous-jacente carac­ térisée par le mouvement de conversion plotinien de l’extériorité à l’intériorité, du monde sensible à la dimension spirituelle de la réalité, de la multiplicité à l’unité. En même temps, à la lumière de l’évolution de l’intelligence de la foi d’Augustin, ces triades doivent aussi être comprises à l’intérieur du modèle métaphysique de la structure trinitaire de la créa­ tion. Cela veut dire que les « triades psychologiques » jouent un rôle également dans la découverte de la structure trinitaire de l’être créé. Donc, du moins au début, leur but serait d’illus­ trer les trois niveaux ontologiques - existence, connaissance et volonté - qui correspondent à la triple dépendance de la créa­ ture vis-à-vis de son Créateur1. Dans cette reconstitution, le De Trinitate devient la tenta­ tive la plus soutenue menée par Augustin pour résoudre la pola­ risation supposée entre ces deux approches de la connaissance de Dieu. Selon l’intention initiale du traité, le cogito éclairé par la Trinité, son Créateur, aurait été le point de départ non pas d’une simple analogie de la Trinité, mais d’un mouvement anagogique ayant pour but de conduire à la vision de Dieu Trinité, d’une manière apparentée à la vision extatique de l’Un chez Plotin. Cependant, tant la triade de l’amour que celle de la connaissance de soi auraient été incapables de soutenir cette

répété d’abord du livre VIII1 2, puis du passage entre le livre X et le livre XL À seule fin de remédier à ce double échec, Augustin aurait été obligé de se rabattre sur une nouvelle stratégie consis­ tant à chercher des images (ou « analogies ») de la Trinité dans les niveaux inférieurs de la création et dans l’esprit humain. De façon plus détaillée, comme le laissait prévoir l’inter» prétation du modèle patrie-voie adopté par Du Roy où la foi ; joue seulement le rôle de purification, la discussion du : livre XIII sur la rédemption est expliquée dans la même ligne : l’incarnation ne fait que nous purifier ; la connaissance de la 1. Un argument semblable se trouve chez R. D. Crouse, « St. Augustine’s De Trinitate : Philosophical Method», Studia patristica 16, 1985, p. 501-510. 2. O. Du Roy avait déjà diagnostiqué un « échec » à propos de l’issue du livre VIII du De Trinitate dans un article publié quelques années avant son livre, « L’expérience de l’amour et l’intelligence de la foi trinitaire selon saint iugustin », Recherches augustiniennes 2, 1962, p. 415-445.

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Trinité - la sapientia - transcende la foi ; la foi elle-même est au contraire assimilée au temporel et donc à la scientia provi­ soire. La tentative de conduire l’anagogie fondée sur l’ontologie de la création à son aboutissement est reprise de nouveau au livre XIV, mais, sans surprise, elle est encore couronnée par un autre échec : Augustin ne parvient pas à expliquer comment la présence de l’image de Dieu dans l’âme lui permet de retrouver la mémoire de Dieu. Ce dernier échec (cela en fait un certain nombre !) persuade définitivement Augustin de renoncer au mode anagogique et d’explorer l’approche analogique, cette fois, de la structure triadique de notre esprit par rapport à la Trinité, au livre XV. Voilà comment il finit par discuter l’attribution de la mémoire, la connaissance et l’amour à Dieu et par énumérer les similarités et différences entre les « triades psychologiques » et la Trinité \ En résumé, donc, Du Roy édifie sa version de la logique de la connaissance de Dieu chez Augustin selon trois lignes : anagogie, ontologie de la création et analogie. Dans la genèse de sa pensée trinitaire, on trouve d’abord le mode anagogique en tension avec l’ontologie de la création. Seulement, l’impossi­ bilité de réconcilier l’anagogie et l’ontologie de la création conduit à la prédominance finale de l’analogie. Pour couronner un aussi piètre bilan, le résultat final se serait révélé d’autant plus insatisfaisant que le fondement de cette analogie était constitué de formules de foi statiques : i? unité des trois Personnes dans une seule nature, l’unité des opérations ad extra et la primauté de l’unité de l’essence. Ainsi, le produit fini qu’Augustin lègue à la tradition est l’image analogique d’un Dieu unique en essence, dont la vie est représentée de façon abstraite à travers les relations de connaissance de soi et d’amour de soi. Sur le fondement d’une version aussi accablante, faite d’échecs répétés et quelque peu pathétiques pour élaborer une théologie trinitaire avec une épistémologie qui lui convienne, il devient aisé de faire remonter à la paternité d’Augustin presque toutes les impasses de la tradition théologique et philosophique occidentale, même les plus ultérieures : « Augustin a légué à l’Occident un schéma dogmatique de la Trinité qui tend à couper celle-ci de l’économie du salut1 2. » À lui revient d’avoir 1. O. Du Roy, L’Intelligence, p. 437-446. 2. Ibid., p. 460.

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créé une « conception du “Soi” divin à l’image du “moi” humain1 ». Finalement...

[...] V intellectus fidei augustinien de la Trinité recèle un risque de modalisme. Il mène à concevoir, non pas au niveau de l’adhésion de foi qui affirme l’existence des trois personnes en un seul Dieu, ni même au niveau de la pensée théologique réfléchie qui corrige les aspects trop unilatéraux de l’analogie psychologique, mais au niveau de la sensibilité religieuse et des représentations spontanées, un Dieu unique se pensant et s’aimant lui-même, comme un grand égoïste ou un « grand célibataire ». Le déisme des xviif et xixe siècles est peutêtre le dernier fruit de cet intellectus fidei de la Trinité, fondé sur une philosophie néoplatonicienne1 2.

En conclusion, donc, même si l’effort louable de Du Roy pour établir la genèse de la doctrine trinitaire d’Augustin mérite certainement d’être pris en considération - et nous allons le faire plus avant dans la présente étude -, la même chose ne peut pas être dite de son interprétation globale de l’évolution de la pensée trinitaire d’Augustin3. Les commentateurs examinés précédemment nous offrent donc l’exemple d’interprétations unilatéralement analogique et anagogique de la pensée trinitaire d’Augustin. Dans la suite de la présente étude, nous nous attacherons à réfuter ces vues réduc­ trices, tout Cil piucédcuii à un piciiiici pusiiioimcmeiit des compo­ santes analogiques et anagogiques effectivement présentes dans le De Trinitate au sein d’une approche proprement théologique. Avant de critiquer ces deux lignes séparément, il sera utile de résumer les points communs aux commentateurs considérés jusque-là : - ils ont peine à expliquer l’unité du De Trinitate ; ou bien ils s’appuient sur une section particulière de ce traité, ou 1. Ibid., p. 462. 2. Ibid., p. 463. Il est très intéressant de remarquer que, dans ce passage, Du Roy cite en note l’étude de K. Rahner, « Quelques remarques ». Tout laisse penser que cette étude de Rahner a été le point de départ de la thèse de Du Roy, ce que ce dernier s’est ingénié à prouver. 3. Voir L. Ayres, « Remember that you are Catholic », p. 44, note 11. Pour une longue discussion critique des thèses de Du Roy et surtout de sa méthode génétique, voir F. Bourassa, « Théologie trinitaire », Gregorianum 58, surtout p. 677 s.

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bien encore ils partent du présupposé que le traité n’est pas unifié ; - ils se concentrent presque exclusivement sur les livres VIII à XIV, considérant comme allant de soi qu’il y a un tour­ nant dans l’argumentation du traité à la fin du livre VIII ; - ils estiment qu’Augustin se borne à justifier des concepts trinitaires formels, que l’on déduit souvent des mêmes triades de l’esprit qui sont censées les illustrer. En particulier, cela s’applique à sa compréhension de la consubstantialité et explique le soupçon modaliste persistant qui pèse sur sa théologie trinitaire. En vérité, si tout ce qu’Augustin avait à dire sur la consubstantialité devait être déduit à partir de ces «triades psychologiques », ce soupçon serait probablement justifié. À l’encontre de ces interprétations, il faut présupposer l’unité et la cohérence du traité et éviter la tentation trop facile d’explications reposant uniquement sur des sections de celui-ci. Ensuite, les « triades psychologiques » ne peuvent pas être réduites à jouer un rôle simplement analogique par rapport au mystère de la Trinité, même si elles comprennent en effet des tentatives marginales de caractère rhétorique pour établir des ressemblances entre des aspects formels de la confession de foi trinitaire et des aspects formels du processus de connaissance. Quant à la ligne anagogique, elle est certainement présente et joue certes un rôle important, mais - comme cela deviendra vite évident - son statut épistémologique est d un type tout à fait particulier, en harmonie avec la doctrine de la création et le salut opéré par le Christ dans l’Esprit Saint. Ensuite, toute tentative d’établir la doctrine trinitaire d’Augustin à partir des « triades psychologiques » ne peut qu’induire en erreur, car elle découle d’une méprise fondamen­ tale quant au but réel de celles-ci. L’idée même que l’approche augustinienne du mystère de la Trinité se focalise autour de questions formelles comme celles de l’unité et de la Trinité, de la consubstantialité et des attributs divins, tels qu’ils sont déclinés en particulier dans la section des livres V à VII, est inexacte. En réalité, pour notre docteur de la charité, la Trinité est objet de connaissance dans la même mesure et de la même manière qu’elle est objet d’amour, et elle est considérée non pas comme une problématique à résoudre, mais comme ce dont nous sommes appelés à «jouir » (frui). La suite de la présente étude n’entend pas prouver en détail toutes ces affirmations, mais leur fournir un premier

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soubassement en formulant la question épistémologique - « Comment connaissons-nous la Trinité ?» - dans les termes mêmes d’Augustin. A cet effet, il faut suivre soigneusement le déploiement de cette question dans le dense et complexe livre VIII, le vrai pivot autour duquel tourne tout le De Trini­ tate. La possibilité de saisir l’argument d’Augustin dans son traité dépend entièrement d’une juste compréhension de ce livre.

Une épistémologie théologique. Dans les sept premiers livres du De Trinitate, tout en pour­ suivant plusieurs pistes de recherche préparant le terrain pour la deuxième moitié du traité, Augustin donnait à son argument une forme principalement polémique. Ses cibles étaient des vues sur la Trinité de caractère « arien1 » et il estimait devoir les réfuter à travers l’adoption au moins partielle du même style d’argument que celui de ses adversaires, c’est-à-dire à travers des considérations linguistiques et logiques. Les objets de cette section polémique, en particulier aux livres V à VII, étaient l’unité, l’égalité et la simplicité de la Trinité, la manière selon laquelle les attributs devaient être appliqués à Dieu et la ques­ tion de la consubstantialité12. An rl^1'"vii+ rlii liiT-ra XZTTT

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1. L’identification des «Ariens» du De Trinitate est complexe. Un exposé récent sur la question peut être trouvé dans : M. R. Barnes, « The Arians of Book V and the Genre of De Trinitate », Journal of Theological Studies n.s. 44, 1993, p. 185-195. 2. Même le choix des matériaux servant de base à l’argument des livres I à IV est dicté par la polémique, car la trame de ces livres est constituée par l’analyse des chaînes de citations scripturaires habituellement invoquées par les Ariens à l’appui de leur subordinatianisme radical. Cette trame n’est pas facilement reconnaissable à cause du génie littéraire et rhétorique d’Augustin. Au lieu d’imiter bien des polémistes anti-ariens qui se limitèrent souvent à réfuter l’interprétation arienne de ces passages scripturaires en les discutant les uns après les autres, Augustin les tisse à l’intérieur d’une solide armature théologique représentée par la doctrine des missions et la christologie. Ainsi, il ne répond pas seulement par une exégèse alternative (et pour cela souvent aléatoire) de ces passages, mais en reprenant la question pour ainsi dire d’en haut, en définissant des principes exégétiques théologiques ou, mieux, trinitaires orthodoxes.

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de ces recherches, une sentence clairement programmatique amorce un changement de perspective :

Nous avons dit cela, et si nous le répétons si souvent, c’est pour en rendre la connaissance plus familière. Cependant, il faut savoir se borner et prier Dieu, avec la plus grande ferveur, qu’il nous ouvre l’intelligence et mette fin à notre empressement pour la controverse, afin de pouvoir saisir par la pensée l’essence de la vérité immatérielle et immuable \

Cela laisse entendre que les critères formels laborieusement élaborés et critiqués au long des livres précédents ne traitaient pas encore de la connaissance de Dieu proprement dite, mais se rangeaient plutôt dans la catégorie de la contentio, la « controverse ». Et, en effet, les lecteurs du De Trinitate auraient eu raison de trouver la manière dont la question était abordée dans les livres V à VII plutôt abstraite. Peut-on réelle­ ment considérer comme une connaissance de Dieu des discus­ sions interminables sur les catégories d’unité, d’égalité, de consubstantialité, ou des mises en garde continuelles sur la nécessité de les appliquer à Dieu en conformité avec sa simpli­ cité, son incorporéité et son immutabilité ? Et de toute manière, 1. De Trinitate VIII, 1 (268 s.) : « Dicta sunt haec, et si saepius ucrscaïdo rcpctantur, fatrdüaritts quidem innotevm.mt ; ?ed et modus aJiquis adhibendus est deoque supplicandum deuotissima pietate ut intellectum aperiat et studium contentionis absumat quo possit mente cemi essentia ueritatis sine ulla mole, sine ulla mutabilitate. » Le lecteur français dispose de trois traductions du De Trinitate, la première datant de 1868, dans les Œuvres complètes de saint Augustin, traduction de l’abbé Duchassaing et de M. Devoille, la deuxième de 1955, dans la Bibliothèque augustinienne 15 et 16, par M. Meillet, T. Camelot et P. Agaësse et la troisième dans la Pléiade, trad. S. Dupuy-Trudelle : Saint-Augustin, Philosophie, catéchèse, polé­ mique, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2002. Malheureusement, la première traduction est caractérisée par l’approximation typique de celles que l’on a joliment baptisées les « belles infidèles » du xixe, et la deuxième est souvent fautive, avec parfois des omissions de phrases entières. Le connaisseur de l’anglais peut profiter d’une traduction méticuleusement fidèle par E. Hill dans la collection « The works of Saint Augustin. A translation for the 21st century», vol. 5, New York, 1991. En italien, voir également l’excellente traduction de G. Beschin, « Opéra Omnia di Sant’Agostino » de la Nuova Biblioteca Agostiniana [NBA], vol. 4, Rome, Città Nuova, 1987. Dans cette étude, nous donnons chaque fois une traduction modifiée tantôt à partir de celle du xixe et tantôt à partir de celle de la BA. En note, après la citation du texte, nous donnons le numéro de page de l’édition critique des volumes 50 et 50/A du Corpus Christianorum Latinorum (CChr.SL).

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plus fondamentalement, dans quel sens est-il possible de parler de la connaissance de ce Dieu, c’est-à-dire de la Trinité ? Augustin paraît se complaire dans les abstractions requises par une approche aussi formelle de la question en partie, du moins, avec une visée rhétorique : persuader son lecteur que, puisque nous ne pouvons pas nous passer de penser selon notre manière humaine de connaître caractérisée par la corporéité, la mutabilité, etc., lorsque nous avons à faire à un être simple, incorporel et immuable, nos catégories deviennent éthérées au point de perdre presque leur pouvoir de signifier. Il donne l’impression de frustrer à dessein son lecteur en accentuant les insuffisances de considérations génériques au sujet de l’incorporéité, de l’immutabilité et de la simplicité de Dieu : celles-ci, déclare-t-il, ne reviennent pas à « percevoir (cernere) l’essence de la vérité1». L’« accoutumance de la chair» (consuetudo camalis) est incapable de les comprendre puisqu’elles se réfè­ rent à des réalités spirituelles ou intelligibles1 2. Même notre esprit (animus), bien que spirituel et intelligible, parce qu’il ne possède pas la simplicité et l’immutabilité, ne peut pas comprendre une réalité simple et immuable3. Nous recourons donc à des notions comme celle de « personne », non pas tant parce qu’elles signifient vraiment quelque chose, mais simple­ ment pour ne pas être réduits au silence4. Le bilan de cette approche « formelle » s’avère donc plutôt maigre, puisque Dieu est différent de tout ce oue nou‘5 nnnvnnç évormar nn’il s’agisse de réalités corporelles, de la lumière, des anges ou de toute autre réalité spirituelle. Il nous reste, pour seule consolation, de savoir que ce n’est pas une petite chose, avant de connaître ce qu’est Dieu, d’être au moins capables de reconnaître ce qu’il n’est pas5. Les sept premiers livres du De Trinitate ont donc laissé une question fondamentale sans réponse : comment connaître Dieu ou, mieux, ce Dieu6 ? Le livre VIII se propose de répondre à la question d’abord en la rectifiant. En effet, cette manière de la formuler présuppose que l’on puisse se la poser avant d’avoir 1. De Trinitate VIII, 1 (268). 2. De Trinitate VIII, 2 (269). 3. De Trinitate VIII, 3 (270). 4. De Trinitate N, 10 (217), voir la note 2, p. 105. 5. De Trinitate VIII, 3 (270). 6. Même si le livre IV, sur la christologie et les missions, avait déjà commencé à répondre indirectement à cette question.

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effectivement commencé à connaître Dieu. En réalité, la première tâche d’une épistémologie qui se veut réellement théo­ logique est d’intégrer dans la formulation même de la question de départ une donnée incontournable : ce qui est connu n’est pas un objet semblable à tout autre objet, mais la racine même de notre capacité et de notre possibilité de connaître (et d’aimer). Voilà la tâche qu’Augustin se propose d’accomplir dans le livre VIII. Le développement de l’argument de ce livre est, il faut le reconnaître, très complexe. Ses articulations principales peuvent être déclinées comme suit : i) Le chemin vers la vision de l’essence de la vérité (« cernere essentiam ueritatis1 ») est d’abord simplement suggéré à travers un double « Vois donc si tu peux » ( « ecce uide si potes ») : le premier invite à reconnaître que Dieu est vérité comme il est lumière ; le second introduit à ce qui va devenir la ligne directrice de ce livre et de toute la deuxième moitié du De Trinitate : l’amour123. n) Le rôle de l’amour (amor) dans le processus de connais­ sance est décliné en référence aux « réalités bonnes » (bona) et au Bien lui-même (ipsum bonum). Après une description de la manière selon laquelle les réalités bonnes et le Bien lui-même sont connus, la fonction de l’amour (amor) est définie comme ce qui nous permet d’adhérer au bien connu et de devenir bons à notre tourJ. ni) Ce principe général est ensuite testé dans le cas des choses qui ne sont pas connues ou vues directement, mais sont objet de croyance. La ligne directrice, cependant, est toujours celle de l’amour (dilectio), comme cela apparaît dans la façon dont la question est constamment formulée : comment est-ce que nous aimons en croyant (credendo diligimus) ce que nous ne connaissons ni ne voyons ? (Connaissance et vision sont considérées comme équivalentes tout du long de ce livre4.) rv) La question est précisée ultérieurement et appliquée à la Trinité exactement dans les mêmes termes : « Comment est-ce que nous aimons en croyant (credendo diligimus) le Dieu Trinité que nous ne voyons pas ? » (c’est-à-dire « Comment 1. De 2. De 3. De 4. De

Trinitate VUI, Trinitate VIII, Trinitate VIII, Trinitate VIII,

1 (269). 3 (271) et VIII, 4 (271s .). 4-5 (271-274). 6-7 (274-277).

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aimons-nous Dieu 1 ») Cela est illustré à travers l’exemple, résumé quelques paragraphes plus bas, de l’amour pour l’apôtre Paul sur le fondement de la croyance en ce que l’Ecriture dit à son sujet ; et cet exemple revient deux fois à quelques para­ graphes de distance, de façon à inclure1 le vrai noyau de l’argu­ ment, c’est-à-dire l’amour (dilectio) pour la Trinité1 23. v) Enfin, le livre s’achève avec un autre changement de perspective qui ouvre la voie au thème de la forme triadique de l’amour (on « a revient à amor) et de ses applications à la vie de notre esprit . Dans la phrase citée plus haut, la question de la connais­ sance de Dieu était identifiée avec celle de la vision de l’essence de la vérité4. En effet, Dieu n’est pas simplement l’une des vérités (uera) que nous pouvons saisir, mais il est la Vérité (ueritas) dans laquelle tout a été créé5. Ce qui amène à la déclaration principale concernant la signification de Dieu comme vérité : « Vois donc si tu peux : Dieu est vérité. Car il est écrit Dieu est lumière, non pas la lumière que voient nos yeux, mais celle que voit le cœur, lorsqu’il entend dire : Il est la vérité6. » . Les familiers de la pensée d’Augustin détectent aisément ici sa théorie de l’illumination, laquelle joue un rôle majeur dans le De Trinitate. Dieu est vérité comme il est lumière, en ce sens qu’il est à la racine même de notre capacité de • ,

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