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French Pages 352 Year 2010
Sous la direction de
EMMANUEL DURAND et VINCENT HOLZER
Les réalisations du renouveau trinitaire au XXe siècle
COGI TATIO FIDEI
LES ÉDITIONS DU CERF
Théologie et sciences religieuses Cogitatio Fidei Sous la direction de
Emmanuel Durand et Vincent Holzer
Les réalisations du renouveau trinitaire au XXe siècle On a beaucoup parlé d’un renouveau patristique et d’un renouveau biblique au XXe siècle, mais l’ampleur du renouveau trinitaire n’a pas encore été élucidée. Telle est la tâche poursuivie dans cet ouvrage, à la suite du précédent publié dans la même collection : Les Sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle (« Cogitatio fidei », n° 266). De nombreux théologiens qualifiés procèdent ici à l’examen minutieux des œuvres emblématiques dans lesquelles s’incarne le renou veau trinitaire au siècle dernier. La théologie trinitaire ne se donne plus sous la forme d’une doctrine et d’une langue univoques. Elle s’est très largement délestée de son lien au genre littéraire (lu manuel, pour s’épa nouir dans des œuvres qui portent la marque de leurs auteurs et des combats intellectuels qu’ils ont menés. Ce phénomène a provoqué non pas tant un éclatement qu’une extrême diversification des points de vue, la doctrine trinitaire déclinant désormais ses potentialités selon les requêtes suscitées par des questionnements qui ne l’avaient que partiel lement ou jamais atteinte. Cet état de fait se vérifie si l’on parcourt l’arc que dessine le présent volume, allant des questions propres à la théo logie spirituelle jusqu’aux recherches contemporaines en quête d’une grammaire capable de faire naître une nouvelle ontologie. L’ensemble des contributions de l’ouvrage rassemble, en ce deuxième volume, les fruits d’un programme triennal de recherche, mené à l’initiative d’enseignants-chercheurs de l’institut catholique de Paris. Il demeure en attente d’une troisième étape qui révélera les effets du renouveau tri nitaire dans l’existence et les pratiques chrétiennes.
Emmanuel Durand et Vincent Holzer, qui ont réuni ces études, sont enseignants-chercheurs au Theologicum de l’institut catholique de Paris. Ils sont tous deux spécialistes de théologie trinitaire, auteurs de plusieurs ouvrages et de nombreux articles scientifiques en ce domaine.
35 € ISSN 0587-6036 Sodis 8287917 2010-TV
DES MÊMES AUTEURS AUX ÉDITIONS DU CERF
Les Sources du renouveau trinitaire au XXe siècle, coll. « Cogitatio fidei » 266, 2008.
Sous la direction de
EMMANUEL DURAND et VINCENT HOLZER
LES RÉALISATIONS DU RENOUVEAU TRINITAIRE AU XXe SIÈCLE
LES ÉDITIONS DU CERF www.editionsducerf.fr
PARIS
2010
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Le Code de la propriété intellectuelle duler juillet 1992 interdit la photoco pie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement supérieur, provo quant une baisse brutale des achats de livres et de revues, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, de la présente publication est interdite sans autorisation de l’auteur, de son éditeur ou du Centre français d’exploi tation du droit de copie (CFC, 20 rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. Tél. : 01.44.07.47.70).
Imprimé en France © Les Éditions du Cerf, 2010 www.editionsducerf.fr (29, boulevard La Tour-Maubourg 75340 Paris Cedex 07) ISBN 978-2-204-09136-7 ISSN 0587-6036
Nos abréviations sont usuelles et suivent autant que possible les conventions du Dictionnaire critique de théologie (J.-Y. Lacoste et O. Riaudel (dir.), Paris, PUF, 32007, p. xxm-xxxix).
Emmanuel Durand
INTRODUCTION Les principaux foyers du renouveau trinitaire
Le vocabulaire du « renouveau » risque souvent d’être employé par mode de facilité ou d’incantation. On a beaucoup parlé d’un renouveau patristique et d’un renouveau biblique au XXe siècle, mais l’ampleur du renouveau trinitaire n’a pas encore été élucidée. Telle est la tâche poursuivie dans les recherches concertées dont le présent ouvrage est l’expression éditoriale. - Le renouveau trinitaire, dont les voix majeures sont ici réper cutées, ne se présente pas sous les atours de l’évidence et de la simplicité. Une vision rétrospective du XXe siècle théologique ne distingue qu’un nombre très limité de nouveaux « traités » consacres au mysiere de la Sainte Trinité. Seuls quelques théo logiens se sont formellement attelés à cette tâche-là ; notam ment Karl Barth, Michael Schmaus, Karl Rahner, Jürgen Moltmann et Gisbert Greshake1. Le diagnostic pourrait toute fois être largement trompeur ; il révèle, non pas un déficit, mais la volonté de dépasser le genre des traités De Trinitate, circons crits au risque d’être isolés. En effet, de nombreux théologiens novateurs ont inséré la considération du mystère trinitaire aux endroits clés de propositions dogmatiques de facture nouvelle, notamment Eberhard Jüngel, Hans Urs von Balthasar, Wolfhart 1. Voir K. Barth, Dogmatique 1/1, §8-12, Genève, Labor et Fides, 1953 C11932) ; M. Schmaus, Katholische Dogmatik, Munich, Max Hueber, 1953 ; K. Rahner, Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire du salut, Paris, Éd. du Cerf, 1999 (4971) ; J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu. Contribution au traité de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 123, 1984 (4980) ; G. Greshake, Der dreieine Gott. Eine trinitarische Théo logie, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 1997.
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Pannenberg et Robert Jenson1. De plus, de nombreux essais et monographies ont porté sur l’un ou l’autre aspect, l’une ou l’autre période du champ trinitaire. Il suffit de penser aux étu des extensives de Louis Bouyer, d’Yves Congar ou de Thomas F. Torrance. Enfin, l’activité remarquable de collections et de bulletins bibliographiques dédiés au champ trinitaire dénote la richesse de la production et sa continuité1 2. Dès lors, même si les nouveaux « traités » demeurent peu nombreux, le mouvement d’ensemble fut sensible et pénétrant, car le renouveau trinitaire possédait des racines profondes. Nous avons déjà tenté, dans une première phase de recherche, d’identifier les sources her méneutiques, philosophiques et patristiques d’un tel phéno mène3. Bien avant d’être envisagé sous l’angle du renouveau trini taire, le xxe siècle apparut comme « le siècle de l’Église4 ». Mais ce constat s’accompagnait de la vive conscience du fonde ment divin d’un renouvellement ecclésial multiforme, particu lièrement sensible dans la pratique. L’impulsion et l’élan prolongé du renouveau trinitaire ne sauraient être expliqués par les seules productions d’une corporation de théologiens acadé miques. En matière de foi vive, ceux-ci n’ont rien à penser qui ne leur soit offert par la Révélation, lorsqu’elle entre en réso nance avec la vie spirituelle et ecclésiale de ceux qui confessent Amci
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quait chez les chrétiens, à divers niveaux de la vie concrète du 1. Voir E. Jüngel, Dieu mystère du monde. Fondement de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme, t II, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 117, 1983 (4 977) ; H.-U. von Balthasar, La Dramatique divine IV. Le dénouement, Namur, Culture et Vérité, 1993 C11983) ; W. Pan nenberg, Systematische Théologie, B and I, Gottingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1988 ; R.W. Jenson, Systematic Theology, 2 vol., Oxford, OUP, 1997. 2. Voir les bulletins trinitaires tenus par B. Sesboüé puis Ch. Theobald dans les Recherches de science religieuse ; ainsi que celui assuré depuis le début des années 1990 par G. Emery dans la Revue thomiste. 3. Voir Les Sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, E. Durand et V. Holzer (dir.), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 266, 2008. 4. Voir O. Dibelius, Das Jahrhundert der Kirche, Berlin, Furche, 1926 ; Y. Congar, « Le siècle de l’Église », dans L’Église de saint Augustin à l’époque moderne, Paris, Éd. du Cerf, 1970, p. 459-477.
INTRODUCTION
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Peuple de Dieu, « la conscience nouvelle du fondement trini taire de l’Église1 ». Au plan de la vie ecclésiale, l’événement le plus marquant du XXe siècle fut assurément le concile œcuménique Vatican IL Or son apport dogmatique, liturgique, œcuménique et pastoral porte l’empreinte très nette d’un renouveau trinitaire. Cela saute aux yeux dans les prologues de plusieurs documents du concile, notamment Dei Verbum, Lumen gentium et Ad gentes. On y perçoit aisément la volonté de rapporter l’Église et l’Évangile à l’initiative divine du Père, relayée en plénitude par la double médiation du Christ et de l’Esprit. Au seuil de notre ouvrage, nous proposons la clé de lecture suivante : le renouveau de la théologie trinitaire décrit une figure dont les foyers principaux sont le mystère pascal et l’Église. En précurseurs, Ambroise Gardeil et Karl Barth figurent ensemble dans la section initiale de l’ouvrage sur les « prémi ces » du renouveau trinitaire. Comme le montre Camille de Belloy, Ambroise Gardeil fut l’artisan d’une connexion plus étroite entre la théologie trinitaire spéculative et la vie spiri tuelle. Ce rapport fécond constitue l’urudes facteurs durables du renouveau trinitaire, à plusieurs de ses étapes clés12. Il demeure aujourd’hui l’une des requêtes pressantes adressées à la théolo gie trinitaire par ceux qui l’étudient. La place de Karl Barth au seuil de l’ouvrage honore aussi sa foHUUUH u diliOiÇdgc. 1 di uiic iUviuic UdiiquiiiU la J\.u citticiit Dogmatik, on acquiert la conviction de son rôle matriciel à l’égard de plusieurs des intuitions trinitaires dominantes du XXe siècle. On le sait : le premier volume de la Dogmatique pro pose une théologie trinitaire de la Révélation. Elle inspire assez nettement les propos de Karl Rahner sur la Révélation comme autocommunication divine et prépare aussi l’unification des mystères chrétiens à partir de leur fondement trinitaire (reductio in mysterium). Outre la postérité fameuse de plusieurs apories trinitaires soulevées par Barth (les vestigia Trinitatis, le concept de personne), le très célèbre paragraphe 59 du quatrième ul
1. M.-D. Chenu, «La conscience nouvelle du fondement trinitaire de l’Église », Concilium 166, 1981, p. 29-39. 2. Sur l’attention féconde portée par K. Rahner à la vie spirituelle (sous la forme de la Frômmigkeit), voir Ch. Theobald, « Le passage de la théologie des manuels à de nouvelles formes de pensée », dans Les Sources du renou veau de la théologie trinitaire au XXe siècle, p. 33-53.
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volume de la Dogmatique comprend une section trinitaire à propos de la kénose, de l’obéissance et de l’humilité du Fils de Dieu. Elle favorisa l’émergence des théologies trinitaires de la Croix, non dénuées de références plus anciennes à Pascal, Luther et Hegel. Jusque dans la quête d’une « ontologie théolo gique », la référence barthienne est porteuse d’intuitions nou velles. Depuis l’an 2000, plusieurs théologiens anglo-saxons débattent farouchement des implications de la doctrine de l’élection divine (développée dans le second volume de la Dogmatique) sur la caractérisation de l’être trinitaire de Dieu. L’une des questions brûlantes est alors de savoir si l’être trini taire de Dieu est le résultat d’une autodétermination divine (contingente et étemelle) à l’égard du monde en lequel le Fils doit venir (voir la contribution d’Emmanuel Durand). L’écriture prolixe de Karl Barth a ainsi disséminé de multiples intuitions, reprises ou débattues par les deux générations suivantes, catho liques et protestants confondus. Au cœur de notre ouvrage, trois théologiens procèdent à l’analyse de trois propositions majeures du xxe siècle trinitaire, à savoir celles de Karl Barth, Karl Rahner et Hans Urs von Bal thasar. Dans son repérage minutieux des infléchissements de la Kirchliche Dogmatik en matière trinitaire, Benoît Bourgine montre qu’elle a d’emblée été polarisée par le mystère pascal, quitte à n’en tirer les leçons que de façon progressive. Il souli«ALÂOOj.
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d’« identité narrative », promise aux développements les plus actuels. Luis F. Ladaria livre une présentation synthétique de l’apport propre de Karl Rahner à la théologie trinitaire contem poraine ; il rend compte des principaux débats qu’elle a suscités et propose avec sagesse un bilan équilibré qui valorise le meilleur de la contribution rahnérienne. Vincent Holzer intro duit enfin au renouvellement profond de la théologie trinitaire par les théologies de la Croix (theologia crucis). Elles identi fient la kénose du Christ comme le lieu par excellence de la Révélation trinitaire. De la sorte, le recours aux images et aux analogies tirées des traces de la Trinité dans la création est relayé par une attention nouvelle aux événements mêmes du salut, en lesquels la Trinité se manifeste tout en se communi cant au plus haut point. Pour affiner la perception de la dimension pascale du renou veau trinitaire, la section sur la messianité et la résurrection du Christ explore la corrélation entre la théologie trinitaire et une
INTRODUCTION
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christologie des états du Christ (abaissement-exaltation). Le diagnostic d’ Yves Congar et la proposition de François-Xavier Durrwell permettent de mesurer combien le recentrement de la sotériologie sur la résurrection et la foi pascale a stimulé une authentique christologie trinitaire. François-Marie Humann décrypte ainsi la christologie pneumatique projetée par Yves Congar pour pallier un certain déficit historique et pneumatolo gique des christologies du Verbe incarné. Gérard Remy esquisse une synthèse sur la contribution originale de FrançoisXavier Durrwell, auteur de l’une des théologies francophones les plus nourries. La réflexion s’enchaîne ensuite par une section qui explore la corrélation entre la Trinité, l’Église et la société en ses ques tionnements politiques. Gilles Routhier mène alors une étude novatrice du « renouveau ecclésiologique de la théologie trini taire » dans le texte et le sillage de Vatican IL L’analyse dia chronique de la constitution dogmatique sur l’Église (Lumen gentium) révèle la richesse des perspectives d’ecclésiologie tri nitaire assumées par le concile. Certains de ces chemins appa raissent toutefois encore peu fréquentés. La contribution de Jean-Louis Souletie permet de mesurer la fécondité du débat en cours sur la légitimité des théologies trinitaires dites « conununionnelles » et par extension « politiques » - exemplifiées par les propositions très débattues de Jurgen Moltmann1. Enfin, uc idçon piut>pcuiivc ci uuvciic, id uciiiicic acctiun uc
l’ouvrage prend acte de nouvelles lectures, tentatives diverses d’approcher le mystère trinitaire à partir de la culture contem poraine. Jean-Baptiste Sèbe analyse la stimulation littéraire dont Hans Urs von Balthasar a su tirer parti au contact de la dramaturgie classique. Benoît-Marie Roque met le doigt sur l’aporie du discours spéculatif face à la souffrance, soulevée avec force par Jean-Baptiste Metz. Enfin, Maxime Allard explore la dérivation du motif trinitaire dans les régimes de la philosophie analytique ou de la pensée postmodeme. Nous sommes alors introduits dans un champ très vaste et largement ouvert, souvent méconnu du public francophone. On se situe ici 1. La prévalence des notions de relation et de communion se laisse perce voir bien avant les années 1980 ; voir, entre autres, Y. Congar, Chrétiens désunis. Principe d’un œcuménisme catholique, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Unam Sanctam » 1, 1937, p. 59 ; H. de Lubac, La Foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des Apôtres, Paris, Aubier, 1969, p. 13.
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aux entrecroisements stimulants de corpus littéraires et d’expé riences de pensée, sinon au bénéfice direct de la théologie trini taire, du moins en vue de ménager des accès décalés et renouvelés, aujourd’hui très bienvenus. L’ensemble des contributions de l’ouvrage rassemble en ce deuxième volume les fruits d’un programme triennal de recherche, mené à l’initiative d’enseignants-chercheurs de l’institut catho lique de Paris. Il demeure en attente d’une troisième étape qui tentera d’identifier les effets du renouveau trinitaire dans l’exis tence et les pratiques chrétiennes. Nous espérons, à travers cette suite d’ouvrages, élargir le cercle de ceux qui contribuent à ces recherches et laisser croître la dimension doxologique de toute théologie trinitaire.
PRÉMICES ET RENOUVELLEMENT
Camille de Belloy
AMBROISE GARDEIL Un ressourcement de la théologie spirituelle par la théologie trinitaire spéculative
La Structure de l’âme et l’expérience mystique. Qu’ai-je donc entendu faire en composant la Structure de l’Ame et rExpérience mystique! Une théologie mystique de plus? - Pas le moins du monde ! Des théologies mystiques (ou mieux de la Mysti que), nous en avons en surnombre, et, parmi elles, il y a des chefsd’œuvre. Tels ces ouvrages si documentés, si fouillés, si savants, si pieux, de l’École carmélitaine qui, malgré leurs divergences, demeu rent le fonds commun de toute étude théologique de la Mystique1.
Voilà en quels termes le dominicain Ambroise Gardeil K — QSQ_ !-- - 1 QQ - - 1 /A nntifiîiit ' .......... n --
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que son livre de 1927 n’était pas et n’avait pas prétendu être : un traité de théologie mystique. Il faut croire pourtant que le titre de l’ouvrage, La Structure de l’âme et l’expérience mysti que, en avait égaré plus d’un, et sans doute parmi les disciples les plus proches, pour que le vieux maître éprouvât ainsi le besoin d’opérer une telle rectification. L’hommage ici rendu à l’école carmélitaine, illustrée notamment au xvne siècle par un Joseph du Saint-Esprit et son monumental Cursus theologiae mystico-scholasticae12, cet hommage sincère n’en était pas moins pour le père Gardeil une manière élégante, mais ferme de s’en démarquer. C’était aussi, du même coup, l’occasion de dis 1. A. Gardeil, «Examen de conscience. Question ni : l’habitation de la Sainte Trinité », Revue thomiste 34/3, 1929, p. 270-287, ici p. 274. 2. Ioseph A Spiritu Sancto, Cursus theologiae mystico-scholasticae, in sex tomos divisus, Anastasius a S. Paulo (éd.), Bruges, Beyaert, 1924-1934 (cinq volumes parus dont les trois derniers en fascicules séparés).
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PRÉMICES ET RENOUVELLEMENT
tinguer son œuvre propre de l’entreprise alors menée depuis Rome par son ancien élève, le père Garrigou-Lagrange, et qui consistait à manifester une sorte d’harmonie préétablie, une par faite connaturalité entre les principes théologiques de saint Tho mas d’Aquin et les écrits mystiques de saint Jean de la Croix1. Gardeil, toutefois, ne s’en tenait pas aux considérations négati ves ; il poursuivait en indiquant positivement quelle avait été l’intention véritable de son livre : Ce que j’ai voulu faire, écrivait-il, est quelque chose de bien moins sensationnel et de bien plus humble. J’ai voulu compléter et achever, du seul côté qui demeurât inexploré, l’explication scientifique tant de l’Habitation de Dieu dans l’âme juste que de la contemplation mysti que [...]. Ce côté inexploré c’est le sujet récepteur en qui ces deux choses se réalisent, [...] l’âme spirituelle1 2.
Ainsi donc, pas de théologie mystique, pas même de théolo gie de la mystique, mais une « explication scientifique » de ce qui constitue le cœur de la mystique, ou disons, plus simple ment, de la vie spirituelle : l’inhabitation de Dieu Trinité dans l’âme sanctifiée par la grâce, et la contemplation qui en découle. Le mot de science, qui nous paraît aujourd’hui si incongru et déplacé en de pareilles matières, était néanmoins martelé avec insistance par ie pèic Gd/dci! dès la et l’introduction générale de La Structure de l’âme. Se référant au Commentaire de saint Thomas sur les Seconds Analytiques d’Aristote, il donnait de ce terme une définition aussi large que précise, aussi parfaitement inactuelle que durablement perti nente : « Il n’y a de science, écrivait-il, que lorsque l’on connaît la cause par laquelle est une chose, au point que l’on voit, dans 1. Voir R. Garrigou-Lagrange, Perfection chrétienne et contemplation, selon saint Thomas d’Aquin et saint Jean de la Croix, 2 t., Saint-Maximin, Ed. de La Vie spirituelle, 1923 ; Id., L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus. Etude de théologie mystique sur le problème de l’amour et les purifications passives, d’après les principes de saint Thomas d’Aquin et la doctrine de saint Jean de la Croix, 21., Juvisy, Éd. du Cerf, 1929. Il faudrait aussi se reporter aux nom breux articles du même auteur parus à cette époque dans la jeune revue La Vie spirituelle et dans son Supplément. 2. A. Gardeil, « Examen de conscience. Question III : l’habitation de la Sainte Trinité », Revue thomiste 34/3, 1929, p. 274.
UN RESSOURCEMENT DE LA THÉOLOGIE SPIRITUELLE
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cette cause, que cette chose ne saurait être autrement1. » Il n’était donc pas question pour Gardeil de se livrer à une énième description ou à un nouveau classement des degrés d’oraison et d’expérience mystique, comme on le fit abondamment, passion nément, durant ces années 1920, en particulier chez les Jésuites, dans la lignée du père Poulain12. Il s’agissait bien plutôt de trou ver enfin la cause explicative, « scientifique », d’une des cons tantes les plus fondamentales de la vie spirituelle, mais qui semblait devoir échapper pour toujours aux prises rationnelles de la théologie, à savoir la relation de connaissance immédiate, sans intermédiaire conceptuel ou représentatif, qui, aux dires des mystiques, s’établit de l’âme à Dieu. Et si cette cause était à chercher du côté, encore « inexploré », du sujet récepteur de la grâce, c’est-à-dire dans la structure même de l’esprit humain ? C’est ainsi qu’au long des quelque sept cent soixantedix pages de son dernier livre, le père Gardeil a inlassablement travaillé à développer une intuition, d’abord inspirée par la lec 1. A. Gardeil, La Structure de l’âme et l’expérience mystique [désormais Structure], 2 t. Paris, Gabalda, 1927,1.1, Préface, p. xn (souligné par Gardeil) ; citation de saint Thomas d’Aquin, In Poster, anal., lib. I, lect. 4, mise en exer gue du livre : « Scire autem opinamur unumquodque simpliciter [...] cum caüsam arbitramur cognoscere propter quam res est, et quoniam illius causa est, et non est contingere hoc aliter se habere » (souligné par Gardeil). Voir les diffé rences avec le texte établi par le père (àautiuer dans i naïuon jucoiûhc, 3. Tnomae de Aqvino, Expositio Libri Posteriorum, R.-A. Gauthier (éd.), éd. Leon., 1.I*-2, Rome-Paris, Commissio Leonina-Vrin, 1989, p. 17. La même citation se trouve à nouveau traduite par Gardeil, et plus exactement, à la fin de l’introduc tion de Structure, 1.1, p. xxxm et xxxiv : « Nous jugeons que nous savons une chose lorsque nous sommes fondés à penser que nous avons trouvé la Cause par laquelle est cette chose, et que c’est bien sa cause, et qu’il ne peut dès lors arriver que cette chose soit autrement » (souligné par Gardeil). 2. Voir A. Poulain, Des grâces d’oraison. Traité de théologie mystique, Paris, Retaux, 1901 ; 10e éd. avec une Introduction par J.-V. Bainvel, Paris, Beauchesne, 1922. L’Introduction de Bainvel, parue en tiré-à-part l’année sui vante chez le même éditeur, donne un bon aperçu des questions alors disputées sur le sujet. On peut citer, parmi cette fourmillante littérature de théologie mystique, les travaux du père Joseph de Guibert, qu’il a lui-même recueillis dans : J. de Guibert, Études de théologie mystique, Toulouse, Éd. de la Revue d’ascétique et de mystique, 1930. Les débats étaient souvent vifs et s’expri maient par le truchement de revues concurrentes, aux lignes théologiques bien arrêtées, comme La Vie spirituelle des Dominicains et la Revue d’ascétique et de mystique des Jésuites, fondées respectivement en 1919 et en 1920.
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PRÉMICES ET RENOUVELLEMENT
ture du commentateur Jean de Saint-Thomas, puis vérifiée et étayée par la fréquentation directe des textes de l’Aquinate, eux-mêmes adossés à ceux de saint Augustin. Cette intuition centrale pourrait se formuler ainsi : l’immédiateté de la connais sance de Dieu par l’âme juste, pleinement ouverte à la grâce et à la présence d’habitation en elle, trouve son pendant naturel et comme son fondement structurel dans la perception immé diate que cette même âme a d’elle-même par simple présence à soi, habituelle et préréflexive. « Ma pensée, écrivait le père Gardeil dans l’introduction de son livre, est que l’immédiation de l’expérience mystique de Dieu rencontre dans la structure essentielle de l’âme, non pas seulement un modèle, mais la cause qui la rend possible, et qui, autant que peut le faire un sujet récepteur - simple cause matérielle - l’explique et la fonde1. »
« Mens », lieu propre de la vie spirituelle. « Âme » possède chez Gardeil un sens à la fois très précis et délicat à bien saisir. Ce n’est pas ici l’âme comme forme du corps dans le composé humain, anima, selon l’hylémorphisme aristotélicien que, par ailleurs, il professe. Ce n’est pas non plus un équivalent vague et suranné de ce qu’on appellerait plus volontiers aujourd’hui le « cœur », en se persuadant - un peu vite - qu’on a ainsi rejoint l’anthropologie concrète de la Bible et qu’on est nécessairement de plain-pied avec le langage imagé, affectif et sensible dont usent les mystiques. Non, c’est l’âme en tant que mens, esprit tout à la fois intelligent et intel ligible, aimant et aimable, sujet et objet immanent à lui-même. C’est la partie supérieure, ce qu’il y a de plus excellent dans l’âme, selon les qualifications jadis employées par saint Augus tin au De Trinitate12 lorsqu’il transposait, pour l’adapter à la 1. A. Gardeil, Structure, 1.1, Introduction, p. xxni. 2. Voir saint Augustin, De Trinitate XV, vn, 11 : «Detracto etiam corpore, si sola anima cogitetur, aliquid ejus est mens, tanquam caput ejus, vel oculus, vel fades : sed non haec ut corpora cogitanda sunt. Non igitur anima, sed quod excellit in anima mens vocatur » (BA 16, p. 446-448) ; ibid., XV, xxvn, 49 : « [id] quod ipse homo in sua natura melius caeteris animalibus, melius etiam caeteris animae suae partibus habet, quod est ipsa mens » (BA 16, p. 558).
UN RESSOURCEMENT DE LA THÉOLOGIE SPIRITUELLE
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psychologie chrétienne, la grandiose cosmologie de Plotin1. C’est enfin, pour parler cette fois comme saint Thomas d’Aquin au De veritate, l’essence même de l’âme, en tant que d’elle émane sa puissance la plus haute, la puissance intellectuelle ou intellective, intellectus1 2. Tel est, pour Ambroise Gardeil, le lieu propre de la vie spirituelle, car, explique-t-il, du fait même de
1. Voir, par exemple, Plotin, Ennéade III, vin, 4-5, É. Bréhier (éd. et trad.), Paris, Les Belles Lettres, 1925, p. 157-160 ; Ennéade IV, i et n, 1927, p. 3-11 ; Ennéade N, m, 9, 1931, p. 60 et 61. Nous empruntons ces quelques références plotiniennes à Ambroise Gardeil lui-même qui les indique au début de Structure, 1.1, p. 22, n. 3 et p. 23, n. 1, en même temps qu’il renvoie au De Trinitate d’Augustin. Venant d’un thomiste aussi « orthodoxe » que Gardeil, de telles ouvertures, discrètes mais réelles, vers l’univers platonicien constituent à elles seules un profond renouveau dans l’étude de saint Thomas. Il n’est pas indifférent, non plus, que les traduc tions de Plotin par Émile Bréhier, si criticables ou imparfaites qu’elles puissent paraître aujourd’hui, aient vu le jour dans ces années 1920-1930, contemporaines des travaux de tant de théologiens et de philosophes sur la mystique. Aujourd’hui, on se référera en priorité à Plotin, Traité 49 (V, 3), « Ce qui pense soi-même doit-il être différencié ? », B. Ham (trad. et commentaire), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Les Écrits de Plotin », 2000. 2. Voir saint Thomas d’Aquin, De veritate, q. 10, a. 1, resp. : «Anima humana pertingit ad altissimum gradum qui est inter potentias animae, et ex hoc denominatur ; unde dicitur intellectiva, et quandoque etiam intel lectus, et similiter mens, inquantum scilicet ex ipsa nata est effluere talis potentia [...]. Patet ergo, quod mens in anima nostra dicit illud quod est altissimum in virtute ipsius [...] vel si nominat essentiam, hoc non est nisi inquantum ab eafluit talis potentia. » La pensée de saint Thomas sur l’âme intellective est d’une grande complexité et ne semble pas avoir été fixée d’emblée. Aussi perçoit-on des hésitations, des glissements ou des évolu tions d’un texte à l’autre, voire au sein d’un même ouvrage. La mens estelle l’âme tout entière ou sa partie la plus haute ? Désigne-t-elle l’essence de l’âme composant avec les facultés qui sourdent d’elle ou bien sa puis sance intellectuelle elle-même ? Quel rapport cette puissance entretientelle alors avec les autres puissances de l’âme ? Et s’il est vrai que mens et intellectus ne sont pas identiques, pourquoi Thomas traite-t-il aussi sou vent de la connaissance et de l’autoconnaissance de l’âme (mens) en se fondant sur la seule considération de l’intellect possible et de l’intellect agent ? Pour un état de la question et un essai approfondi de réponse phi losophique, on se reportera à l’ouvrage de F.-X. Putallaz, Le Sens de la ^flexion chez Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale » 66, 1991. Le travail de recherche que nous avons entrepris sur Gardeil interprète de saint Thomas nous amènera à reprendre ce problème
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PRÉMICES ET RENOUVELLEMENT
cette « scissure congénitale1 », de cette « brisure » interne et structurelle entre l’âme connaissante et l’âme connaissable, et, par suite, entre l’âme aimante et l’âme aimable, « il existe, de fon dation, écrit-il, une connaissance habituelle de l’âme par ellemême, avec un amour correspondant pour soi, et partant une place pour cette vie intérieure spirituelle* 12 ». Introduisez maintenant Dieu dans la place, au creux de la scissure, comme à l’emboîture de la hanche de Jacob, et vous trouverez cette âme, cette mens, toute prête - radicalement, vir tuellement s’entend - à connaître et à aimer Dieu comme elle se connaît et s’aime elle-même, de façon certes obscure, mais réelle, habituelle et native. À dire vrai, point n’est besoin d’introduire Dieu, car il est déjà dans la place ; il l’occupe de plein droit et de plein exercice, par sa seule présence créatrice, par cela même qu’il donne l’être à sa créature et la soutient continuellement dans l’être, par sa présence intime et substan tielle en toutes choses, présence très profonde3, mais trop sou vent négligée aujourd’hui, que les théologiens d’autrefois appelaient « présence d’immensité ». Cependant cette structure de l’âme et cette présence du Dieu immense ne nous autorisent pas encore à parler d’une habitation de la Sainte Trinité dans l’âme. Il faut pour cela un autre don, un don divin et sanctifiant, nommé « grâce », qui rende cette âme capable d’atteindre, par uuiiMdissâiicc de foi et ameur de charité, 113 ni™ nui déjà, de l’intérieur, lui est substantiellement présent et qui, de toute éter nité, se connaît et s’aime lui-même dans la génération du Verbe et la procession de l’Esprit. philosophique capital pour éprouver la valeur des intuitions déployées par notre théologien. Qu’il nous suffise d’indiquer ici que, si la perspective de lec ture du père Gardeil n’était assurément pas historique ou historicisante, son extrême attention aux textes lui a néanmoins permis de mettre au jour la plu part de ces difficultés d’interprétation, de s’y confronter et d’en proposer une explication qui, à défaut peut-être de convaincre les exégètes modernes de saint Thomas, ne laisse pas de forcer, aujourd’hui encore, l’admiration. Voir, en particulier, A. Gardeil, « Le “Mens” d’après S. Augustin et S. Thomas d’Aquin », RSPhTh 13/2, 1924, p. 145-161, remarquable étude comparative reprise dans Structure, 1.1, p. 21-45. 1. A. Gardeil, Structure, 1.1, p. 74. 2. A. Gardeil, « Examen de conscience. Question III : l’habitation de la Sainte Trinité », Revue thomiste 34/3, 1929, p. 281 (souligné par Gardeil). 3. Voir saint Thomas d’Aquin, Sum. theol. F, q. 8, a. 1, resp. .
UN RESSOURCEMENT DE LA THÉOLOGIE SPIRITUELLE
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Penser l’inhabitation trinitaire. En 1927, le père Gardeil estimait qu’il n’avait besoin, avec saint Thomas, que de ces deux réalités conjuguées et tenues ensemble, la présence de Dieu à l’intime de toütés choses et la puissance de saisie cognitive et amoureuse qu’est la grâce sanc tifiante, pour faire surgir « le spectacle total de l’intérieur de l’âme juste1 » habitée par la Trinité sainte. Nous avons tenté de manifester ailleurs1 2 la fécondité de cette conception de l’inhabitation trinitaire qui intègre, sans séparation ni confusion, les différents modes de la présence divine aux créatures, liant étroitement théologie de la création et théologie de la grâce. Gardeil, cependant, sentait bien qu’une objection de taille pou vait lui être faite et il avait cherché à la prévenir en se la posant à lui-même pour mieux la dissiper. Voici ce qu’il écrivait dans la troisième partie de La Structure de l’âme : On dira peut-être : La relation nouvelle introduite par la grâce, vis-àvis de la substance divine intimement présente dans l’âme par l’immen sité, ne saurait être une relation à Dieu tel qu’il est en lui-même, au Dieu trinitaire. Car c’est un Dieu un, cause de l’âme et de sa grâce, qui est en nous substantiellement présent par la présence d’immensité3. vvjvvvxvii
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VlUûûlc tbéologiaues apparaissent et que le critère chalcédonien (unité du sujet ontologique et dualité des natu res) intervient comme interprétation possible et nécessaire de ce rapport. Sur ce point précis, les théologies de la Croix offrent des lectures contrastées, voire contradictoires. Jürgen Moltmann, en raison même de sa critique du schème de pensée chalcédonien, offre une théologie de la Croix qui détermine immé diatement une pensée trinitaire de l’être de Dieu. La « négativité » hégélienne y occupe le rang de concept structurant. Son origine christologique est évi demment rappelée et immédiatement transposée en Dieu. Pour Moltmann, il est clair que la doctrine des deux natures a empêché la théologie de « voir Dieu dans la mort du Christ », en dépit de la thèse classique de la communi cation des idiomes. J. Moltmann, Le Dieu crucifié, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 80, 1990, p. 283 : « Nous avons interprété l’événement de la croix d’une manière trinitaire, comme événement mettant en relation deux personnes, et dans lequel ces personnes se constituent elles-mêmes les unes envers les autres dans leur relation même. Dans l’événement de la croix, nous n’avons pas seulement vu la passion d’une personne de la Trinité, comme si la Trinité existait préalablement comme telle dans la nature divine. Nous avons interprété la mort de Jésus non comme un événement divino-humain, mais comme un événement trinitaire entre le Père et le Fils. »
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logique dans l’œuvre du théologien luthérien Eberhard Jüngel, Gott als Geheimnis der Welt. Il s’agit littéralement d’une reprise de la fonction instauratrice de la theologia crucis de Luther pour toute théologie authentiquement évangélique, sépa rée en quelque sorte de toute notitia dei naturalis. La theologia crucis est devenue en modernité l’indice d’un savoir critique, une « relève » et un dépassement de la théodicée philosophique, magistralement conduite par Hegel. L’influence de ce dernier se mesure à partir de l’étroite liaison qu’il a établie entre la doc trine chrétienne de la Trinité et la raison qui cherche à connaître Dieu. Pour parvenir à une telle fin, la theologia naturalis de l’ancienne métaphysique n’est d’aucun secours. Elle n’apparaît, au bout du compte, que comme « une abstraite entité d’entende ment ». Dieu est tombé au rang d’un « abstractum sans contenu ». Il n’est pas connu comme le Dieu vivant. La « pure raison » se refuse encore à la Révélation, c’est-à-dire à la « manifestation de soi » de Dieu, autrement dit de l’esprit, cet « esprit » (Geisf) qui « n’est pas seulement l’essence qui se maintient dans la pensée, mais ce qui apparaît (das Erscheinende), ce qui s’autorévèle (das sich Offenbarung), ce qui se donne objectivité (Gegenstandlichkeit)1 ». Le procès d’automa nifestation de l’esprit a été pensé, chez Hegel, dans la sphère de la religion accomplie, cette dernière étant en tous points identi que à l’événement central de la foi chrétienne, la mort rédempinvu uu
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de la Croix va produire une réforme profonde du De Trinitate, en somme une refondation de la doctrine trinitaire comme telle. Nous reviendrons sur ce point d’exégèse hégélienne puisque la théologie de la Croix comme thème théologique occupe une place décisive dans la période moderne et contemporaine. Elle naît bien entendu à partir de l’opposition instaurée par Luther entre theologia crucis et theologia gloriae, dans la controverse de mai 1518 à Heidelberg. L’opposition sera promise à une postérité inattendue sur le plan philosophique, la theologia cru cis refluant en quelque sorte vers la doctrine de Dieu et la conditionnant de manière assez radicale1 2. 1. G. W. F. Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Religion. Einleitung (1824). Der Begriff der Religion, Hambourg, Félix Meiner, 1993, p. 35. 2. M. Luther, Œuvres, 1.1, Genève, Labor et Fides, 1957, proposition (conclusion p. 19 ; p. 20 ; p. 21 : « On ne peut appeler à bon droit théologien
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TROIS PROPOSITIONS MAJEURES
La mort en croix est finalement comprise comme l’événement dans lequel la plus importante catégorie de Hegel a, pour ainsi dire, son « Sitz im Leben » : dans la mort de Jésus-Christ a lieu « la mort de cette mort elle-même, la négation de la négation » [...]. Cette pointe de toute l’entreprise de traduire la théologie en philosophie est aussi, d’autre part, le point à propos duquel théologie et philosophie tombent dans une tranchante opposition. Sans doute, le fait que Hegel ait com pris le dogme trinitaire comme explication de la signification de la mort de Jésus peut-il être jugé comme la preuve d’une remarquable conscience du problème aussi bien du point de vue historique que dogmatique. La Philosophie de la religion enseignée par Hegel repré sente en tout cas un sommet théologico-historique de première gran deur dans la mesure où, ici, theologia crucis et doctrine de la Trinité s’appellent et se fondent réciproquement l’une l’autre* 1.
Du côté catholique, cette fonction instauratrice de la théolo gie de la Croix, opposée à la theologia gloriae, n’a pas été rete nue comme telle, bien que son influence soit incontestable, surtout si l’on considère la théologie de la Croix à partir de la distinction traditionnelle, d’origine luthérienne, ou de facture pascalienne, entre le Dieu caché et le Dieu révélé. Dans ce contexte, la Croix est d’abord l’indice ou le signe obscur du Dieu caché. Ni Jüngel, ni Balthasar ne s’inscrivent parfaitement dans cette théologie de T Incompréhensibilité divine, qu’ils esti ment sans dont? frnp inféodée à un thème de la théologie néga tive d’inspiration philosophique. Ils n’en recueillent pas moins une commune inspiration. L’un et l’autre incarnent cependant deux courants de théologie trinitaire de la Croix, le premier ayant fait du Crucifié l’indicatif d’une théologie de l’humanité et de l’historicité de Dieu (Menschlichkeil und Geschichtlickeit Gottes), alors que le second tentera d’établir une ligne de conti nuité entre l’événement de la mort du Fils, sommet de son obéissance filiale, et le mode par lequel se constitue en Dieu la celui qui considère que les choses invisibles de Dieu peuvent être saisies à par tir de celles qui ont été créées ; mais plutôt celui qui saisit les choses visibles et inférieures de Dieu en les considérant à partir de la Passion et de la Croix ; le théologien de la gloire dit que le mal est bien et le bien mal, le théologien de la Croix dit les choses telles qu’elles sont véritablement » (trad. établie sur le texte latin de l’édition de Weimar). 1. E. Jüngel, Dieu Mystère du monde. Fondement de la théologie du Cru cifié dans le débat entre théisme et athéisme, 1.1, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 116, 1983, p. 143 et 144.
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communication de la divine essence en une trinité de Personnes distinctes. Il convient cependant d’ajouter cette précision. La ligne de continuité n’est pas immédiate. La croix n’est pas l’acte par lequel Dieu accomplit dialectiquement, dans le temps, sa propre essence. Loin de refuser toute forme de théologie négative, Balthasar fait concourir la theologia crucis à la dialec tique entre Deus revelatus et Deus absconditus. En Jésus-Christ, la révélation de Dieu (Gottes Offenbarkeif) s’achève dans le voilement (Verhüllung). Et cela, non pas seulement dans la Passion, mais dès l’incarnation. Dans le seul fait que le Verbe se fait chair. Paradoxe inconcevable, vers lequel convergent tous les paradoxes de la création et de l’histoire du salut. Ici s’accomplit sura bondamment ce que la création avait inauguré : Dieu s’exprime et se présente, l’Esprit libre et infini se crée un corps d’expression (Ausdrucksleib schaffi) dans lequel il peut certes se révéler mais plus encore se voiler (verhüllen) comme étant celui qui est indiciblement élevé au-dessus de tout ce qui est et peut être conçu en dehors de lui (Dz., 1782). Et ici s’accomplit surabondamment ce que Dieu lui-même avait commencé en Israël : à s’exprimer de plus en plus profondément et à se livrer de plus en plus désarmé, dans sa Parole proférée dans l’histoire [...] Mais incarnation de la Parole cela veut dire avant toute considération particulière, ouverture la plus haute dans le voilement le plus profond (hôchste Offenbarkeit in tiefster Verhüllung)1.
à associée à celle de Hegel12 et de Schelling, sans omettre celle de Karl Barth, constitue la source commune qui préside, et à la Théodramatique balthasarienne, et à la théologie de l’humanité de Dieu de Jüngel, comme le confirme le texte précédemment cité, mais pour des résultats somme toute très différents, voire divergents. Ainsi, Jüngel n’exploite pas la distinction entre Deus absconditus et Deus revelatus au profit d’une théologie négative de l’Indicibilité de Dieu que la croix du Christ mène à son paroxysme. Le Dieu Trinité ne saurait être pensé sous le iNÜLlC liypuÜiCbC
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1. H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. Apparition, I, Paris, Aubier, 1965, p. 386 ; Herrlichkeit. Eine theologische Asthetik. Schau der Gestalt, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1961, p. 440. 2. Nous renvoyons à notre étude : V. Holzer, « Hegel et la théologie. Un Dieu sans transcendance ou une “philosophie” de YUnio mystica 1 », Recher ches de science religieuse 95/2 (2007) p. 199-225.
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TROIS PROPOSITIONS MAJEURES
concept du Deus absconditus, et la croix du Christ sous le prin cipe du Deus sub contrarii specie. La distinction entre Dieu caché et Dieu révélé devient illégitime si elle débouche sur un redoublement de l’Indicibilité de Dieu. Chez Jüngel, la theolo gia crucis est d’abord l’indice de l’humanité de Dieu, la geste de la croix [Kreuzestat] étant l’expression la plus concise de la vie trinitaire. Pour Jüngel, il ne s’agit pas d’une expression conceptuelle, mais d’un vestigium au sens empirique d’empreinte, de trace (Spur) ou de signe. C’est ici que de prudentes corrections à la forme traditionnelle de la doctrine trinitaire sont indispensables [...] Dans la doctrine trinitaire économique qui réfléchit sur l’histoire de Dieu avec l’homme, la dia lectique loi et Évangile est mise en valeur par la distinction entre Deus revelatus et Deus absconditus. Mais il faut que cette dialectique soit également rendue féconde par la doctrine trinitaire immanente [...] Si la doctrine trinitaire économique parle de V histoire de Dieu avec l’homme, la doctrine trinitaire immanente doit parler de l’historicité de Dieu. L’histoire de Dieu est sa venue vers l’homme. L’historicité de Dieu est l’être de Dieu en venue [..J1.
On peut affirmer ici avec certitude que l’expression « his toire de Dieu » (die Geschichte Gottes), en lien avec la théolo gie de la Croix, est d’origine hégélienne. La présupposition de la théologie trinitaire de Juiigcl sciüblc d’inspiration hégé lienne, sous ses deux principes les plus fondamentaux, d’une part, celui de la mort du Christ comme expression de l’amour divin aliéné en son autre fini, d’autre part, celui de la mort du Christ comme expression de l’étemelle histoire divine : « Le Christ est ressuscité. La négation de la négation est ainsi moment de la nature divine [...]. Dans cette histoire, donc, la nature de Dieu, l’esprit, a été entièrement développée (durchgeführt), interprétée (ausgelegt), expliquée (expliziert) pour la communauté12. » La theologia crucis de Jüngel ne débouche pas pour autant sur une ontologie trinitaire de la Croix. Autrement 1. E. Jüngel, Dieu mystère du monde, t. Il, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 117, 1983, p. 197. 2. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion. 3e partie. La Religion accomplie, trad. P. Gamiron, Paris, PUF, 2004, p. 147. Vorlesungen über die Philosophie der Religion, t. UL Die vollendete Religion, W. Jaeschke (éd.), Hambourg, Félix Meiner, 1995, p. 151.
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dit, la croix comme événement, donation et sacrifice n’est pas interprétée à partir d’une vision sacrificielle de la vie trinitaire1 projetée dans l’événement de la croix, vision exprimée en ter mes de « dessaisissement » de soi (Selbstenteignung), de « dépouillement » de soi (Selbslentleerung) chez les kénoticiens. Ce vocabulaire, à forte charge kénotique, vise à qualifier les processions intratrinitaires en opérant une transposition ana logique de la kénose christologique dans l’être de Dieu. Ce mouvement de transposition est immédiat chez Hegel, mais il ne transgresse pas nécessairement les limites d’une analogia crucis chez les théologiens qui s’en inspirent. C’est pourquoi il est préférable de parler, à propos de Balthasar, non d’une Tri nité kénotique ou d’une ontologie trinitaire de la Croix, mais d’une logique trinitaire de la Croix fondée sur une analogia crucis christologique. Méconnaître cette limite fondamentale, c’est donner à Yanalogia crucis une portée ontologique telle qu’elle s’identifierait à la « négativité » hégélienne2.
Croix et Idée divine chez G. W. F. Hegel I l’intuition de l’amour. L’influence décisive de Hegel sur les théologies contempo raines de la Croix n’est plus à démontrer. Balthasar lui-même n’y échappe pas et le reconnaît volontiers, tout en s’en démar quant sur des points décisifs. Une lecture attentive des Leçons sur la philosophie de la religion permet de cerner avec préci sion le lien que Hegel a expressément établi entre croix et doc trine trinitaire. Précisons que le philosophe des leçons berlinoises de 1827 assimile le Dieu trinitaire, Dieu qui est 1. C’est en effet ce que souligne E. Jüngel en se référant à l’œuvre emblé matique de B. Steffen, Das Dogma vom Kreuz. Il en adopte la ligne direc trice, tout en marquant la distance qui l’en sépare à propos de l’usage du vocabulaire victimaire. E. Jüngel, Dieu mystère du monde, t. n, p. 204, n. 157 (p. 481 de l’éd. allemande) : « Steffen interprète “l’action divine de la croix” comme une action “dans laquelle le Père fait se sacrifier le Fils par l’Esprit” [...] Cela touche de très près les pensées que nous exposerons par la suite, même si nous ne parlons pas d’une victime, malgré les attestations bibliques en ce sens, à cause des malentendus presque impossibles à détruire qui s’asso cient à cette expression. » 2. Hegel, Die vollendete Religion, p. 60 ; p. 61 de l’édition française.
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esprit, au Mystère de Dieu, « puissance infinie se séparant et se retournant en elle-même » : Dieu est esprit, c’est-à-dire ce que nous appelons le Dieu trinité (dreieinigen Gott). Pur contenu spéculatif, c’est-à-dire M de Dieu ; Dieu est esprit, l’activité absolue, actus purus, c’est-à-dire sub jectivité, personnalité infinie, infinie distinction de soi d’avec soimême, génération absolue en tant que pour soi identique à soi dans sa différence [...] mais ce qui est distingué [...] est maintenu dans le concept étemel de l’universalité en tant que subjectivité absolue ; il est ainsi posé dans sa distinction infinie, n’est pas arrivé aux ténèbres, c’est-à-dire à l’être-pour-soi (Fürsichsein), à l’opacité, à l’impénétra bilité, à la finité, il est au contraire en même temps en tant que demeu rant en sa différence dans cette unité immédiate, étant ainsi en sa différence en lui-même le concept divin total - Fils et Dieu ; cette unité absolue en tant que pour soi identique à soi dans sa différence est l’amour étemel1. ystère
Le texte, issu des premiers paragraphes du manuscrit auto graphe de 1821, est capital. Il est l’expression conceptuelle la plus forte de l’existence d’une Trinité transcendante consti tuant le pur rapport à soi que Dieu accomplit dans un acte contenant déjà le jeu de la différence comme expression de l’amour étemel. Dieu n’est pas monade, mais vie interperson nelle. Ce haut niveau de différenciation est l’expression immédiate de l’amour et deviendra la présupposition théologi que d’une manifestation de soi de Dieu à la créature, c’est-àdire à son autre fini et contingent. Le texte porte la trace de cette séparation initiale et primordiale d’avec la réalité finie. Dieu demeure en sa différence. Rien ne laisse supposer que cette différence soit la marque d’une carence, ou d’une défi cience. La différence (unendliche Unterscheidung) est bien plutôt le « concept divin total » (der ganze gôttliche Begriff), unité de l’amour étemel dans un acte de différenciation per sonnelle. Cette interprétation est par ailleurs confirmée dans les versions de 1824 et de 1827 : « La différence par laquelle passe la vie divine n’est pas une différence extérieure, elle doit être déterminée seulement comme intérieure, de sorte que ce qui est premier, le Père, doit être compris comme ce qui est dernier. Le processus n’est ainsi qu’un jeu de conservation de 1. La Religion accomplie, p. 18 (trad. modifiée) ; p. 16 de l’édition allemande.
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soi (Selbsterhaltung), de la certification de soi (Vergewisserung seiner selbst)1. » Dans ce contexte, comment peut-on définir la « négativité » hégélienne dans son rapport à la théologie de la Croix ? Ce rap port apparaît avec le plus de clarté et de précision dans les leçons berlinoises du cours de 1824 consacré à la Vollendete Religion. Il y a un fait philosophique dont les répercussions théologiques seront considérables. Hegel a, en effet, relié la mort du Christ à la doctrine trinitaire. Sous la plume du philo sophe, cette liaison ne relève pas de considérations sotériologiques classiques, mais plutôt de considérations anthropologiques et théologiques. Pour comprendre ce point d’exégèse hégé lienne, il faut d’emblée préciser ceci. Les différentes versions des Leçons berlinoises de Philosophie de la religion usent cer tes de l’expression « histoire de Dieu » (Geschichte Gottes), mais en lien avec une exploration de la subjectivité et de la conscience. Il n’est pas question chez Hegel d’hypostasier une quelconque « Raison historique » accomplissant comme dans « le dos » de l’homme sa tâche unificatrice des consciences au profit de l’Etat. L’avènement de la « communauté spirituelle » passe par des tâches à chaque fois individuelles de dessaisisse ment au profit de la communauté. La forme politique de l’État et le règne du droit constituent alors la forme achevée de ce que Hegel appelle la « subjectivité universelle » sortie de sa natura lité. Hegel a donné de ce processus une interprétation théoiogique, repérable avec clarté jusque dans les Leçons sur la philosophie de la religion. La subjectivité universelle, dans la langue de Hegel, c’est Dieu en tant qu’il est « su » comme moment de la conscience. Dans cette extrême coïncidence entre la conscience et Dieu, la subjectivité singulière s’ouvre à sa destination infinie, étemelle. La vérité à laquelle les hommes sont parvenus au moyen de cette histoire - ce dont ils ont pris conscience dans toute cette histoire c’est que l’idée de Dieu a pour eux certitude (Gewissheit), que l’homme a atteint la certitude de son unité avec Dieu, que l’humain est immédiatement Dieu présent [...]. La conscience de la commu nauté qui fait ainsi la transition (LTbergang) de l’homme pur et simple au Dieu-homme -à l’intuition, à la conscience, à la certitude de l’union, de l’unité de la nature divine et de la nature humaine -, est ce 1. Ibid., p. 126 ; p. 129 de l’édition allemande.
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par quoi la communauté commence et ce qui constitue la vérité sur laquelle la communauté est fondée. C’est là l’explication de la récon ciliation, à savoir que Dieu est réconcilié avec le monde ou plutôt que Dieu s’est montré comme devant être réconcilié avec le monde, que l’humain précisément n’est pas pour lui chose étrangère, mais que cet être-autre, ce fait de se distinguer, la finitude -ainsi qu’on l’exprime - est un moment en lui-même, mais à vrai dire disparais sant. Telle est pour la communauté l’histoire de l’apparition de Dieu (die Geschichte der Erscheinung Gottes). Cette histoire est l’histoire divine, ce par quoi la communauté est parvenue à la certitude de la vérité. C’est à partir de là que s’est formée la conscience consistant à savoir que Dieu est le Dieu trinitaire (der Dreieinige). La réconcilia tion dans le Christ en laquelle on croit n’a pas de sens si Dieu n’est pas su comme le Dieu trinitaire, à savoir qu’il est, mais qu’il est aussi comme l’autre, comme ce qui se différencie, de sorte que cet autre est Dieu lui-même, a en soi la nature divine en lui, et que la suppression (das Aufheberi) de cette différence, de cet être-autre, que ce retour de l’amour est l’Esprit [...] L’histoire étemelle (die ewige Geschichte), le mouvement étemel qui est Dieu lui-même est parvenu à la conscience de l’homme1.
Issu de la version des Leçons berlinoises de 1827, ce texte rend aléatoire une interprétation dite « sécularisante » de la pen sée de Hegel. L’« étemelle histoire divine » est identique, sous la plume du philosophe, à la nature trinitaire de Dieu, c’est-àdire au processus pdi lequel le divin s’autodifférencie en autre fini, lui-même posé comme « moment disparaissant » (ein verschwindendes). La conscience de l’homme n’a pas le pou voir de faire disparaître Dieu. Le savoir absolu est l’élévation de la conscience à la connaissance de Dieu, au sens du génitif subjectif. On le voit bien, la phénoménologie de l’Esprit absolu ne contient aucune eschatologie. Elle est d’abord une phénomé nologie du contingent qui tente de surmonter la dichotomie entre l’Absolu et l’histoire par l’élévation de la conscience à sa dimension infinie. Hegel réactive une antique tradition mysti que représentée par Jacob Boehme, pensant l’Absolu non comme un Étant suprême figé, mais comme un mouvement d’ontogenèse dramatique: «[...] En tant qu’esprit, Dieu consiste essentiellement à être pour un autre, c’est-à-dire à se révéler ; il ne crée pas le monde une fois, il est le créateur éter 1. La Religion accomplie, p. 242 et 243 ; p. 250 et 251 de l’édition alle mande.
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nel, cette activité étemelle de se révéler ; il est cela, cet actus [...] Dieu est ce processus, il pose l’autre et le supprime dans son mouvement étemel1. » La mort du Christ est le « moment » divin dans lequel s’accomplit le processus précédemment décrit. En effet, dans la mort éprouvée par le Christ, Dieu est « auprès de soi-même » (bei sich selbst), il « fait retour sur soi » (Rückkehr zu sich selbst). C’est la raison pour laquelle la mort du Christ comme « mort de Dieu » exprime ou manifeste l’être de Dieu dans sa relation constitutive à l’homme, ce que Hegel appelle Vunio mystica. Le « négatif » est souvent invoqué comme l’indicatif d’une philosophie ayant placé la contradiction, la scission ou la mort au centre de ses développements. Cette représentation court le risque de la méprise et se prête à de redoutables contresens. Il faut préciser que, chez Hegel, la mort du Christ est l’intuition suprême de l’amour, parce qu’elle scelle l’unité de la nature divine et de la nature humaine. L’identité du divin et de l’humain consiste précisément en « ce que Dieu est auprès de soi-même dans l’humain, dans le fini, et que ce fini est luimême dans la mort, une détermination de Dieu (Bestimmung Gottes)1 2 ». Hegel a ainsi relié la kénose, qu’il traduit par Entàusserung, comme le fit Luther, à l’intelligence de l’idée divine. Il opère un transfert de la mort dans l’idée divine et y perçoit l’intuition du suprême amour. L’intelligence kénotique de la vie trinitaire, comme forme la plus haute de l’amour, est une intuition hégélienne, comme le confirme la version manus crite et les cours de la vollendete Religion. L’identité du divin et de l’humain n’est pleinement saisissable et intelligible que dans l’événement de la croix, « suprême dessaisissement de l’idée divine comme dessaisissement de l’idée elle-même (hôchste Entàusserung der gôttlichlen Idee als Entàusserung IHRER SELBST) ». Cette mort est en même temps en cela, dans cette mesure, l’amour suprême (die hôchste Liebe) -l’amour est précisément cette cons cience de l’identité du divin et de l’humain-, et cette finitisation (Verendlichung) est poussée jusqu’à son extrémité, la mort ; il y a donc ici intuition de l’unité à son degré absolu, l’intuition suprême de 1. Ibid., p. 103. 2. Die vollendete Religion, p. 150.
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l’amour - car l’amour consiste dans l’abandon de sa personnalité, de sa propriété [...J1.
Pour mémoire, rappelons que, chez Hegel, « la mort du Christ est d’une part la mort d’un homme, d’un ami qui a été tué par violence ; mais appréhendé spirituellement, c’est cette mort même qui devient le Salut, le centre de la réconcilia tion1 2 ». L’interprétation spirituelle requiert impérativement une interprétation trinitaire. Cette connexion a été méthodiquement développée par Hegel, au point qu’elle constitue le contenu de la religion accomplie (yollendete Religion). La réconciliation dans le Christ en laquelle on croit n’a aucun sens si Dieu n’est pas su comme le Dieu trinitaire, à savoir qu’il est, mais aussi qu’il est comme l’autre, comme ce qui se différencie, de sorte que cet autre est Dieu lui-même, a en soi la nature divine en lui, et que la suppression de cette différence, de cet être-autre, que ce retour de l’amour est l’Esprit3.
C’est dans l’événement de la mort du Christ que l’Absolu se donne un être-autre. Non seulement il se donne un être-là, c’està-dire un être fini - car c’est le sort de la finitude humaine de mourir - mais dans cette mort, il se conserve en quelque sorte : L’êuc-autïc, le négatif est su en tant que. moment de la nature divine elle-même [...]. L’extérieur, le négatif se convertit de cette manière en l’intérieur. La mort a d’une part ce sens, cette signification que grâce à elle, l’humain est dépouillé et que la gloire divine apparaît de nouveau - elle est un dépouillement de l’humain, du négatif [...]. On dit : « Le Christ est mort pour tous. » Ce n’est pas là quelque chose de singulier, mais l’étemelle histoire divine ; c’est là un moment dans la nature de Dieu même, cela s’est passé en Dieu même4.
La mort du Christ, telle qu’elle est exploitée dans la Religion accomplie, est l’acte par lequel Dieu assume et dépasse la scis sion ou la séparation entre lui et l’homme. Dans cette partie de l’œuvre, Hegel ne mentionne la Résurrection que dans une 1. 2. 3. 4.
Die vollendete Religion, p. 60. La Religion accomplie, p. 241 (nous soulignons). Ibid., p. 242 et 243. Ibid.
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seule phrase. La mort étant la mort de Dieu même, dans le Christ elle accède ipso facto à une signification spirituelle : La mort du Christ est d’une part la mort d’un homme, d’un ami qui a été tué par violence ; mais appréhendée spirituellement, c’est cette mort même qui devient le salut, le centre de la réconciliation [...]. La mort du Christ se définit ainsi, sous cet aspect, comme la mort qui constitue la transition à la gloire, à la glorification, laquelle n’est que le rétablissement de la gloire originelle1.
Comme le confirment plusieurs passages de la Religion accomplie, dans la mort du Christ, c’est Dieu qui fait mourir la mort en tant qu’il en sort. Autrement dit, Dieu s’est posé iden tique avec ce qui lui est étranger pour le faire mourir. Cette ultime considération appelle les longs développements que Hegel consacre à l’avènement de la communauté, c’est-à-dire à la suppression des individualités juxtaposées : « La commu nauté, ce sont les sujets singuliers empiriques qui sont dans l’esprit de Dieu12. » Cette unification semble se faire au profit d’un Dieu qui accomplit dialectiquement dans le temps sa pro pre essence et devient le tout. Ce sacrifice (Entaüsserung), que Hegel définit comme la suppression du naturel ou de l’êtreautre, est d’abord l’expression de l’étemelle histoire divine. Ce qui importe chez Hegel, c’est la relation de Dieu à Dieu, autre ment dit le processus par lequel l’Absolu se sait dans le savoir de l’homme. Pour accéder à cette vérité, Hegel reçoit la doctrine chré tienne comme un objet de pensée constitué, comme l’expres sion de la vérité révélée. Certes, la prise en charge philosophique d’une doctrine au contenu théologique constitue une énigme pour l’interprète. Pourquoi Hegel hausse-t-il une vérité théologique au rang de vérité de la philosophie ? Il est possible que la théologie, comme forme du savoir, ne soit pas adéquate à la vérité de l’idée. Trop dépendante de représenta tions « puériles », elle exige un dépassement philosophique. De ce point de vue, Hegel resterait proche de Spinoza et de tout un courant de pensée critique à l’égard de la théologie, inauguré notamment par Descartes. Ce point est important. Hegel repro che à la dogmatique classique une tendance à l’extrinsécisme, 1. Ibid., p. 241. 2. Ibid., p. 243.
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même s’il n’emploie pas cette terminologie. Elle nous paraît cependant légitime, dans la mesure où les griefs hégéliens tou chent à l’intelligence théologique de l’acte créateur et au lien de la Trinité au monde. Toute relation extérieure, tout lien de dépendance de type causal sont dépassés. Hegel a certes voulu épurer les représentations les plus grossières, notamment celles de Jacob Boehme, qu’il n’a pourtant pas manqué de louer tout en voulant les élever à une représentation conceptuelle plus digne de la vérité qu’elles contiennent : « En tant qu’esprit, Dieu consiste essentiellement à être pour un autre, c’est-à-dire à se révéler ; il ne crée pas le monde une fois, il est créateur éter nel, cette activité étemelle de se révéler (dies ewige sich Offenbaren) ; il est cela, cet actus. C’est là son concept, sa détermination (seine Bestimmungf. » Cette précision, à laquelle Hegel consacre des développements constants, nous éloigne de toute forme de panthéisme. Certes, nous n’ignorons pas que la relation de l’infini au fini se pose sous la forme d’une commu nion spirituelle, contenue de la religion manifeste qui est « esprit pour l’esprit (sie ist Geist fur den Geist) ». Ce proces sus (Prozess) est identique à l’être de Dieu, il consiste à « s’apparaître à soi-même (sich selbst zu erscheinen, sich zu manifestieren1) ». Une telle relation instaurée entre théologie et philosophie buuîcvcisc radicalement les distinctions kantiennes élaborées dans la septième section de la dialectique transcendantale. Hegel transgresse les limites que Kant assigne à la relation du concept à son effectivité. Cette opération repose sur une rela tion singulière et inédite du rapport philosophie-théologie. En son centre, la philosophie de la religion est une christologie, dans la mesure où le concept de l’idée ou de la pensée pure qui s’autodéploie se fonde sur une jésuologie qui s’est transformée en christologie. En somme, le concept c’est l’être effectif, Dieu se rendant manifeste ou se révélant lui-même en sa déterminité christologique. En commentant les formules d’inhabitation johanniques, selon lesquelles le Père est dans le Fils et récipro quement, Hegel s’écarte de toute conception adoptianiste. Elle est rejetée avec une véhémence inattendue. Dès qu’il s’agit d’interpréter le mode de relation du Christ avec Dieu, Hegel1 2 1. La Religion accomplie, p. 103 ; p. 105 de l’édition allemande. 2. Ibid., p. 103 et 104 ; p. 105 et 106 de l’édition allemande.
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s’écarte d’une réduction de la christologie à la jésuologie d’ins piration romantique et kantienne. c
Ce qui importe dans ce propos et dans les autres n’est pas de savoir si l’exégèse peut réduire ces expressions prises pour elles-mêmes à la platitude (yerflachen) - de cette manière le Christ serait seulement agréable à Dieu, tous seraient enfants de Dieu, comme toutes les pier res, les animaux, toutes les créatures le seraient, de façon pieuse - c’est la vérité de l’idée, ce que le Christ a été pour sa communauté, et l’idée supérieure qui a été en lui dans sa communauté1.
L’identité divino-humaine du Christ est essentielle à la com préhension de la vérité de l’idée et de sa manifestation. Chris tologie et autorévélation divine sont dès lors inséparables. Si cette interprétation est exacte, cela confirme la thèse selon laquelle Hegel ne part pas d’une conception a priori de F auto révélation divine, mais qu’il la fonde sur une présupposition christologique et trinitaire reçue de la tradition dogmatique chrétienne. Certes, le lien entre christologie et doctrine de la nature divine s’automanifestant est une création inédite, une nouveauté, dans la mesure où ce lien est d’abord pensé à partir d’une théologie de la Croix, comme le confirment de nombreux textes. JUv ôUplviiiv Qvoodîôidovillviil Civ i ILiUv Cilviliv vii Ldiil
UCdôdibid-
sement (Entaüsserung) de lui-même, c’est-à-dire qui est encore ce dessaisissement, s’exprime ainsi : Dieu mourut, Dieu lui-même est mort -c’est une représentation prodigieuse (ungeheuré), terrible (fürchterliché), qui met la représentation en présence de l’abîme de scission (tiefsten Abgrund der Entzweiung) le plus profond [...]. Le spéculatif consiste en ce que le Fils en tant qu’il est le divin - un ren versement (ein Umschlagen) du divin en lui - va dans la mort - lui, qui pour soi est l’amour absolu2.
La religion révélée passe à la religion accomplie sous une présupposition christologique. Sous le langage ultraconceptuel, se dissimule une mystique de l’union à Dieu, là où « l’esprit est pour l’esprit », là où « l’esprit a soi-même pour objet ». Cette ultime coïncidence exige que Dieu élève à lui le fini. L’identité 1. Ibid., p. 58 ; p. 57 de l’édition allemande. 2. Ibid., p. 61 ; p. 61 de l’édition allemande.
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divino-humaine du Christ en est la condition. La relation du Christ à l’idée divine est clairement posée dans le manuscrit de 1821 : « Par quoi cet individu accrédite-t-il aux yeux des autres qu’il est l’idée divine ? » Un aspect fondamental de l’enseigne ment du Christ, tiré essentiellement des maximes évangéliques matthéennes, vient étayer la thèse hégélienne de l’identité du Christ et de l’idée divine. Il réalise l’idée divine par une parole qui accomplit ce qu’elle annonce et dont le contenu est le « Royaume de Dieu - non pas une essence universelle mais une vie spirituelle vivante, une communauté divine1 », à laquelle la mort du Christ apporte son sceau. Le dessaisissement {Entaüsserung) est l’œuvre de l’amour, que Hegel appelle le sérieux du négatif. Le thème de l’union possible des individus avec Dieu dans une communauté spirituelle vivante est traité à partir d’une christologie du dessaisissement de soi (Entausserung'), c’est-àdire du sacrifice de soi culminant dans le consentement à la mort. L’amour n’est vrai que s’il est pensé comme l’identité du divin et de l’humain, puisqu’en cette identité l’étemel se nie en son autre fini et l’élève à lui. Hegel insiste sur le fait que la vérité de cet amour doit se dégager de toute fin particulière ou de tout intérêt. Il est pure gratuité : « On n’est pas dans le cas où chacun aurait une occupation particulière, un intérêt ou un mode de vie particulier, et, à côté de cela, serait aimant [...]. L’amour des ennemis se trouve ainsi impliqué là ; iis doivent aimer, et rien d’autre, se dégager de tout, ils ne doivent prendre pour fin que cette unité, cette communauté en et pour ellemême, et non pas la libération de l’homme - fin politique - et s’aimer les uns les autres dans l’intérêt de cette fin12. » Cet exhaussement « anthropologique » et « mystique » de la vie tri nitaire a été philosophiquement aperçu, selon Hegel, par Jacob Boehme, selon une approche certes insuffisante et puérile, encore éloignée de la rigueur du concept. Jacob Boehme a été le premier à avoir reconnu la Trinité d’une autre manière, à savoir comme universelle. Son mode de représenta tion, de pensée, est plutôt fantastique et barbare ; il ne s’est pas élevé à des formes pures de penser. Mais la base dominante de sa pensée en effervescence, de son combat, a été de reconnaître la Trinité en toutes 1. La Religion accomplie, p. 59. 2. Ibid., p. 55.
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choses et partout. Il disait par exemple qu’elle doit naître dans le cœur de l’homme. Elle est la base universelle de tout ce qui est considéré selon la vérité certes comme du fini, mais, dans sa finitude même, comme la vérité qui est en lui. C’est ainsi que Jacob Boehme a tenté de se représenter la nature et le cœur, l’esprit de l’homme, à sa manière certes, mais selon les déterminations de la Trinité1.
Cette présence trinitaire effective, schème de toute réalité, est cependant une pensée insuffisante pour Hegel. La Trinité n’est pas d’abord ni seulement le symbole du monde et ne saurait être réduite à un schème de la représentation. C’est là le défaut principal de la philosophie kantienne ayant lié Dieu à l’entende ment, par la médiation de la raison théorique : « Nous sommes habitués à dire de Dieu : Dieu est le créateur du monde, il est souverainement juste, omniscient, souverainement sage. Mais ce n’est pas là la véritable connaissance de ce qu’est la vérité, de ce que Dieu est ; c’est le mode de la représentation (die Weise des Vorstellens), de l’entendement (des Verstandes). C’est une chose nécessaire de déterminer le concept aussi par des prédi cats ; mais c’est un penser réfléchissant (ein reflektierendes Denkeri), imparfait, et non le penser au moyen du concept, le penser du concept de Dieu, de l’idée12. » H. Urs von Balthasar a parfaite ment perçu l’effort hégélien de « dépassement » (Aufhebung) nécessaire de la représentation attachée aux noms concrets de Père et de Fils, relation « puérile » (kindliches Verhaltniss') que la philosophie a la charge de penser comme un «moment» du concept. Cette appropriation philosophique engage une lecture très précise du rapport Trinité immanente-Trinité économique. C’est sans doute sur ce point que la lecture théologique, notam ment celle de Balthasar, s’éloigne le plus de la logique hégé lienne. Il semble fondé d’affirmer que Hegel dispose, dans le concept d’idée ou d’esprit, une représentation conceptuelle immédiate de la Trinité, à laquelle correspond ce que la théologie chrétienne a désigné sous le nom de theologia ou, dans la période contemporaine, de Trinité immanente. Si l’idée est la représenta tion conceptuelle de la Trinité, celle-ci est subordonnée, voire déduite de l’idée, c’est-à-dire du processus par lequel l’idée s’autodifférencie et doit être pensée comme ce processus de la différence, de la « négativité ». C’est un point délicat d’exégèse 1. Die vollendete Religion, p. 214 et 215. 2. Ibid., p. 195 ; p. 190 et 191 de l’édition française.
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hégélienne. L’Idée est l’Absolu qui s’autopossède dans les diffé rentes phases de son apparaître, la religion étant la représentation suprême de cet acte. Le christianisme en est la forme achevée dans l’ordre de la représentation. C’est à ce stade que la philoso phie de l’Absolu phénoménologique reprend la main pour qu’advienne l’ultime dépassement de la représentation et que le savoir pur de l’idée puisse s’exposer en son concept. C’est la rai son pour laquelle Hegel considère que les noms concrets de Père et de Fils sont les résidus de la représentation religieuse de la dif férence originaire qui marque l’autodéploiement de l’Absolu. Il est donc possible que la Trinité économique, pour Hegel, soit d’emblée absorbée dans une phénoménologie de T Absolu.
La théologie de la Croix et son horizon vétérotestamentaire : le lieu de naissance de la « theologia crucis ». La théologie balthasarienne de la Croix n’est que très indi rectement influencée par la fascination qu’a pu exercer la logi que spéculative de Hegel, consacrant la staurologie comme « moment de la nature divine ». La dramatique divine ne prend pas la forme d’une dramaturgie étemelle. Hegel ignore l’argu mentation pascalienne du Deus absconditus à laquelle se ratta che plutôt Balthasar : « Dieu s’est voulu cacher [parce que 1’] on se fait une idole de la vérité même1 [...J. » En revanche, que l’estime balthasarienne pour le principe luthérien du Deus sub contrarii specie soit plus facile à démontrer, cela ne fait aucun doute. Il faut cependant rappeler que la theologia crucis est l’expression d’une théologie négative d’un genre particulier, là où la « non-figure » (Un-Gestalt) de la Croix est l’expression de la « supra-figure » (Über-Gestalt) trinitaire. C’est maintenant que devient pour la première fois compréhensible le vrai sens chrétien de ce qu’est la « théologie négative ». Ce n’est plus l’expérience sublime que la majesté de Dieu réside au-delà de toute perception et compréhension. Il s’agit de voir que, sur la croix, la contradiction (Widerspruch) du péché, son mensonge et sa déraison s’inscrivent dans la logique de l’amour trinitaire, non pas évidemment 1. B. Pascal, Œuvres complètes, Paris, NRF-Gallimard, coll. « Pléiade », 1969, p. 1277, cité par J.-L. Vieillard-Baron, Platon et l’idéalisme allemand (1770-1830), Paris, Beauchesne, 1979, p. 332, n. 40.
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pour y trouver place, mais pour être en toute vérité « condamnés dans la chair (du Fils) » {katakrinein Rm 8, 3)1.
On le voit bien, Balthasar relie de manière immédiate théolo gie de la Croix et théologie négative sous le primat de la raison sotériologique. Toute theologia crucis doit demeurer englobée dans la dialectique du Deus revelatus et du Deus absconditus et ne jamais s’en extraire. Seule cette perspective permet une juste distanciation d’avec Hegel. Il ne s’agit pas de planter la croix au cœur de l’être divin et d’en extraire une définition d’essence, mais de répondre à la question à laquelle toute théologie chré tienne est confrontée : comment peut-on interpréter la mort du Christ ? C’est la raison pour laquelle les thèmes connexes de la souffrance de Dieu et de l’immutabilité divine sont relativement périphériques dans la théologie balthasarienne. Comment la croix peut-elle avoir une dimension épiphanique, ou comment peut-elle constituer un principe de connaissance pour l’être de Dieu, de tel les questions ne peuvent être résolues que dans un dépassement des analogies qui servent à circonscrire l’être de Dieu. Dans un tel contexte, le théologien de Lucerne se refuse à traiter la doc trine trinitaire indépendamment de l’événement de la croix relié aux figures vétérotestamentaires de la « colère », de la « justice » et de la « sainteté » divines confrontée au péché de l’homme. La question directrice de la sotériologie balthasarienne va déterminer l'extension qu'il accorde à l'événement de îa croix et à son intel ligence théologique : « À partir de quoi peut-on interpréter l’évé nement de la croix ? » Une christologie de l’Unique ou de l’unicité {einmalig - Einmaligkeit) dépend d’une interpréta tion de l’événement de la croix reliée aux représentations vétéro testamentaires, reprises par Paul, de « colère » (Rm 5, 9), de « malédiction » (Ga 3, 13) et de « condamnation » (Rm 8, 3). Jésus n’est pas seulement solidaire {Mittrâger) du destin commun à tous {des allgemeinen Schicksals), mais l’unique porteur du péché du monde {einmaliger Trager der Weltsünde), parce que son obéis sance n’exprime pas seulement la condition d’existence de l’homme livré à la mort, mais sa relation unique au Père12. 1. H. U. von Balthasar, Theologik n. Wahrheit Gottes, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1985, p. 296 ; p. 363 de l’édition française. 2. Ha U. von Balthasar, Herrlichkeit. Bd. III/2. Théologie, t. Il Neuer Bund, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1969, p. 197.
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Dans ce contexte, la kénose en tant qu’abandon (Preisgabe) de la « figure de Dieu » (Gottgestalt) devient l’acte distinctif de l’amour du Fils qui «fait passer sa génération (Gezeugtsein) dans la forme expressive (Ausdrucksform) de l’obéissance créée1 ». C’est là l’exacte définition de Vanalogia crucis. Cette « forme expressive » est une réalité du monde. Elle peut donc servir de « mesure » (Mass) à la créature dans son rapport à Dieu, et de surcroît elle accède au rang de vestigium trinitatis. Il s’agit bien d’une analogie fondée par en haut, la forme d’obéissance que le Fils doit revêtir dans l’incarnation prenant les traits paradoxaux de la « séparation » d’avec Dieu. C’est à la croix et dans l’abandon de Jésus que la distance entre le Fils et le Père devient pour la première fois tout à fait manifeste ; et même l’Esprit, qui les unit tous les deux en formant leur « nous », apparaît, précisément dans le dévoilement de l’unité, comme pure dis tance. Le Fils portant le péché, c’est-à-dire ce qui constitue l’écart pur et simple par rapport à Dieu, semble avoir perdu le Père du sein de son abandon ; ainsi tout se passe comme si cette Révélation de la Tri nité au plan de l’économie faisait aboutir à son dernier achèvement toute la gravité de ce qu’implique la Trinité immanente1 2.
Le Fils livré est en quelque sorte le « lieu » de la rencontre entre Dieu et l’humanité pécheresse, là où le péché qui devait atteindre Dieu, est « transformé pai le Fils et transmis au Père sous la forme de son amour filial3 ». L’effet de la Passion sur la condition filiale du Christ est rendu par la métaphore (ein bildhaftes, anthropomorphes Moment) de la déposition (Hinterlegung) de sa divinité auprès de Dieu : le renoncement à sa gloire au point de ne plus rien en vouloir savoir. La croix, au terme et au sommet de la mission (Auftrag) du Fils, est l’occultation « économique » de la Gloire dans l’abandon du Fils, qu’inaugure son engendrement (terme d’une kénose ori ginaire) et qu’achève sa substitution aux pécheurs jusque dans les ténèbres de sa descente aux enfers. On ne peut approcher cet événement que si on inclut le thème de la colère ou de 1. H. U. von Balthasar, Herrlichkeit, p. 199. 2. H. U. von Balthasar, La Dramatique divine, III. L’action, Namur, Culture et Vérité, 1990, p. 296. 3. A. von Speyr, Jean naissance de l’Église, Paris, Lethielleux, 2000, p. 197.
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l’aversion de Dieu à l’égard du péché de l’homme. Cet hori zon vétérotestamentaire est le milieu hors duquel l’événement de la croix est théologiquement inintelligible. Les récits évan géliques de la Passion déroulent implicitement un vaste hori zon théologique vétérotestamentaire de notions et d’images qui ne peuvent être synthétisées sur leur propre plan et qui ne peuvent offrir que des orientations pour l’intelligence d’une réalité qui les dépasse toutes et qui s’accomplit précisément dans le mysterium crucis. Balthasar précisera, par ailleurs, que la tradition unanime de l’Occident et de l’Orient a interprété le sens de l’incarnation, non dans l’assomption de l’état de créature comme tel, mais du destin humain concret qui est tombé sous la « malédiction » du péché et de la mort. L’incar nation est ainsi ordonnée à la croix1. Ce point doit être com plété et éclairé par le mystère trinitaire. On ne pourra approcher correctement le mystère que si on inclut toute la violence vétérotestamentaire de la « colère divine » (die Wucht des altestamentlichen « Gotteszomes ») en raison de la rupture de F Alliance dans la violence plus grande encore (in der noch weit grôsseren Wucht) de l’Amour néotestamentaire de Dieu - du Père aussi bien que du Fils [...]1 2.
Croix et Trmitc . les ressources ontologiques d’une « analogia crucis ». L’analogia crucis nourrit d’autres ambitions. Elle s’insère dans les thèses métaphysiques du théologien et dans sa théolo gie de la création. L’idée de base de cette dernière repose sur l’axiome selon lequel la création se conclut à partir de la géné ration du Fils. Cette représentation de la création est classique à l’âge d’or de la période scolastique. 1. Léon le Grand, Sermo 71, 2, PL 54C, 387, cité par H. U. von Baltha Gloire et la Croix. Nouvelle Alliance, HI/2, Paris, Aubier, 1975, p. 183 « In nostra descendit, ut non solum substantiam, sed conditionem naturae peccatricis assumeret ; nec aliafuit Dei Filio causa nascendi quam ut cruci pas se* affigi. » 2. H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix. Nouvelle Alliance, HI/2, P- 177 (trad. modifiée) : Herrlichkeit. Neuer Bund, Bd m/2. Théologie, t. D, p. 189. sar, La
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Dieu le Père n’a pas créé le monde comme s’il le jetait « audehors » de lui, il l’a créé vers le Fils au sein de la vie divine. Cela signifie que, lorsque le Fils entrera définitivement dans le monde par son incarnation, il n’abandonnera pas la vie étemelle du fait qu’il entre dans le temps1.
Si Balthasar s’inscrit dans la tradition scolastique, il n’en élargit pas moins les dimensions en les reliant à une théologie de la Croix. H ne se contente pas de dire que la cause et la raison de la production des créatures sont préformées dans la vie tri nitaire, mais en outre que la Croix elle-même y est préformée. Elle l’est dans une conception de l’engendrement du Fils par le Père traduit en termes de distance (Abstàndigkeit) et d’obéissance (Gehorsam). L’événement de la croix, comme « figure » accomplie de la mission du Christ, ouvre à une ontologie du divin. Différence dans l’être (Differenz ; Unterschied) et « kénose » sont étroitement liées entre elles, comme l’atteste sans aucune ambiguïté un passage central de la Théo logique1. Cela ne peut être vu comme possible que si l’on ose parler, avec Boulgakov d’une première « kénose » intratrinitaire, laquelle n’est rien d’autre que le « dépouillement » de soi positif de Dieu (positive Selbstentaüsserung Gottes) dans le don suprême (Übergabe) de la divine essence dans les processions, ou bien, avec Ferdinand Ulrich, de l’unité de la « pauvreté » (Ârmut) et de la « richesse » (Reiuhlurn) déjà dans l’être absolu [...]1 23.
Pour rendre compte de l’étendue du champ d’application de l’analogie de la croix, il conviendrait d’analyser la conception balthasarienne de la Personne trinitaire et de la raison de dis tinction qu’elle promeut pour en rendre compte sur le plan tri nitaire. Toute la difficulté de l’entreprise réside probablement dans une conception de la Personne trinitaire comme « perte de soi », autrement dit comme pure relation de désintéressement (Selbstlosigkeit) et de dessaisissement (Selbstentaüsserung), 1. H. U. von Balthasar, Theodramatik IV, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1983, p. 223 ; p. 225 de l’édition française. 2. H. U. von Balthasar, Theologik II, Wahrheit Gottes, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1985, p. 163. C’est la référence à S. Bulgakov qui justifie la relation entre métaphysique de la différence et kénose. 3. Theologik II, p. 163.
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voire de désappropriation (Selbstenteignung). A cela s’ajoute une conception particulière de l’essence trinitaire, de laquelle semble procéder, ou dans laquelle semble s’enraciner ces rela tions étemelles de désappropriation. C’est un point très délicat d’interprétation. L’influence de l’analogie de la croix s’y révèle avec le plus de clarté, tout en posant de vraies difficultés d’interprétation pour la doctrine trinitaire. Ainsi, l’engendrement originaire (Ur-zeugnug) du Fils par le Père doit être pensé selon son contenu, de telle sorte que par là naisse le Tout-Autre. Le don gracieux de soi du Père (die Selbstpreisgabe) n’est pas seulement don de quelque chose ou même de tout ce qu’il a, mais de tout ce qu’il est [...], don qui passe sans reste au Fils engen dré [...] Ce don de soi total et sans prix, auquel le Fils et l’Esprit par ticiperont pleinement par leur réponse, signifie une sorte de « mort », une première « kénose » radicale, si l’on veut (wenn man will) : c’est une supra-mort (Über-Tod), qui est un moment dans chaque forme d’amour et qui, au sein de la création, peut devenir une forme de bonne mort (guter Todÿ.
Mais là encore, le vocabulaire balthasarien n’est pas cons tant. Les images kénotiques sont constamment compensées par une consolidation de l’autonomie des hypostases. Ces phéno mènes de compensation sont aisément repérables, grâce à l’emploi d’un vocabulaire qui, notamment pour le Fils, rééqui libre en termes d activité et d autonomie la passivité et la récep tivité qui affectent l’être-engendré. Chacune des Personnes est divinement aussi souverainement libre que l’autre, bien qu’elle y soit déterminée, et par l’ordo processionis, et par l’unité trinitaire. Nul ne peut dire d’avance, par exemple, com ment le Fils va mettre en exercice l’unique liberté divine pour susciter des pensées et des actes d’amour ; comme le Fils et l’Esprit sont consubstantiels au Père, c’est tout autant leur privilège que celui du Père de faire de l’unique liberté divine quelque chose d’inépuisable2.
Nous l’avons vu, l’influence implicite de la theologia crucis marque les thèses métaphysiques de Balthasar. Dans Theologik II, Balthasar récapitule avec soin les données acquises dans l’Esthétique au sujet du rapport entre « différence de 1. Theodramatik IV, p. 73 et 74 ; p. 71 de l’édition française. 2. Dramatique H71, p. 223.
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l’être » et « différence trinitaire1 ». La thèse balthasarienne peut être formulée de la manière suivante. La différence en Dieu et la différence dans le créé trouvent la possibilité d’une mise en comparaison. Cette relation ne doit pas être réduite au rapport formel de dépendance entre le Créateur et la créature. Elle inclut la distinction des hypostases trinitaires qui, de leur empreinte, marquent le créé. D’inspiration bonaventurienne1 2, cette ontologie trinitaire novatrice est développée à la lumière des Transcendantaux de l’être. Cette voie exige que l’on dépasse la perspective augustinienne de Y imago Trinitatis dans l’âme individuelle comme « amour de soi », pour s’en tenir à un point de vue plus objectif et plus universel. Ce point de vue est de nature métaphysique. Il concerne la philosophie de l’être. On ne doit, en aucun cas, partir de l’expérience existentielle du sujet, comme l’a fait le modèle augustinien de l’imago trinitatis in mente. En effet, il n’y a absolument aucun sujet individuel sans lien social (ohne soziale Zusammenhang) [...]. Il faut plutôt partir de quelque chose de beaucoup plus universel, et se demander comment l’être absolu de Dieu, qui ne peut exister que trinitairement [...] se reflète dans l’être du monde [...]. Ainsi, la différence (en) Dieu et la différence créée (dans le créé) admettent de manière certaine une mise en comparaison possible (eine gewisse Vergleichbarkeif). La créature n’est pas seulement « issue de Dieu » et donc avec tout son être (et ses propres différences) référée à lui comme à son origine, son soutien et sa finalité dans l’être (als Ursprung, Bewahrung und EndzieT), mais aussi explicitement aux hypostases : principiellement à l’image originaire de toutes les images dérivées (Urbild aller Abbild), c’est-à-dire le Fils rendant présent le Père, puis l’Esprit, fondement « personnel » de la libéralité créatrice du Dieu trinitaire3.
L’ontologie promue par Balthasar est dépendante d’une doc trine trinitaire éclairée par le mystère de la Croix. Cela s’expli que en raison de l’introduction du concept de « kénose » et du 1. Theologik II, p. 159-170. 2. Bonaventure, Breviloquium, I, 6 ; I, 13, Quaracchi, V, 215 a ; Hexaemeron, I, 13. Les références bonaventuriennes sont enrichies et complétées par les apports de Gustav Siewerth et Ferdinand Ulrich. 3. H. U. von Balthasar, Theologik n, p. 159 et p. 166 ; p. 187 et 188 et p. 196 de l’édition française.
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« transcendantal pur et simple » qu’est l’amour dans les déve loppements de l’ontologie trinitaire. On peut même parler d’une intégration de la « kénose » pour dire l’être premier. Il est cependant impropre d’affirmer, par exemple, que la croix est intérieure à l’être de Dieu. Il ne faut pas confondre l’évé nement factuel de la croix et l’intelligence « kénotique » de l’être premier. La kénose n’est ici qu’une variable de l’amour, c’est-à-dire du « transcendantal pur et simple » qu’est l’amour. Nous savons que Balthasar s’est explicitement opposé, dans sa théologie trinitaire, à l’axiomatique platoni cienne selon laquelle la connaissance est toujours réminis cence. On ne peut dès lors aimer que ce que l’on connaît préalablement. Cette opposition a orienté la pensée du théolo gien en direction d’un « kénotisme » assimilé à une doctrine chrétienne de l’amour censée s’épanouir pleinement dans un acte de dépossession ou de dessaisissement de soi. Cette orientation, nous l’avons noté, pose des difficultés en matière de doctrine trinitaire. Il en résulte une « exténuation » possible de la Personne trinitaire conçue comme pure relation de désin téressement. Ce point d’exégèse balthàsafienne mériterait un traitement autonome et méthodique. Que la croix soit préformée dans le rythme des processions intratrinitaires, cela ne fait aucun doute. Mais cette constatation ne suffit pas à qualifier la théologie balthasan>nne de kénoti que », à moins de l’assimiler de manière contraignante à l’école des kénoticiens. Balthasar s’en défend de manière véhémente. On peut cependant admettre que V analogie crucis n’est pas indifférente à l’ontologie balthasarienne, si l’on se réfère à la relation étroite que le théologien établit entre « différence de l’être » (Seinsdifferenz) et « différence trinitaire » (Trinitarische Differenz), comme l’attestent nombre de textes fondamentaux. A l’intérieur du monde il y a une différence qui traverse (eine durchwaltende Differenz) toute chose et qui constitue ce qu’il y a de plus mystérieux dont la philosophie ait à s’occuper : la différence entre l’unité (Einheit) de toutes les essences existantes (seienden Weseri) dans l’unité commune de l’être, et l’unité de chaque essence particulière dans l’unicité (Einmaligkeit) et l’incommunicabilité (Unmittelbarkeit) de son être [...]. Cette constitution ontologique spécifiquement créée (spezifisch kreatürliche Seinsverfassung) a manifestement quelque chose à voir avec la différence en Dieu, entre l’essence identiquement commune aux Personnes et les caractères distinctifs de ces dernières,
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même si la distinction réelle (Realdistinktion) caractérise le créé en son irréductible altérité par rapport à Dieu1.
La polarité dans l’être s’exprime non seulement sous la forme classique de la distinction entre l’être et l’essence, mais aussi sous la forme de l’unité disjonctive entre Erscheinung (manifestation) et Verborgenheit (dissimulation). Les virtualités de cette polarité seront exploitées dans le domaine de la chris tologie, pour aboutir à la notion balthasarienne d’analogia entis concrète. Cette dernière notion n’est pas accessoire chez Bal thasar. Elle est au centre du premier volume consacré à l’Esthé tique théologique. Le Christ est la « mesure » de l’ontologie naturelle et de la vie selon la grâce, autrement dit selon l’obéis sance de foi : « L’expérience esthétique unit la figure la plus concrète possible et la signification la plus universelle possible ; ou encore, elle est l’épiphanie du mystère de l’être dans cette figure individuelle1 2. » Cette ultime affirmation marque l’oppo sition implicite de Balthasar à Heidegger, dans la mesure où la différence ontologique entre l’être et l’étant semble ici se résor ber dans une figure qu’est l’étant-Christ.
Conclusions : les limites d’une « analogie de la croix ». Le kénotisme baithasarien a fait l'objet de nombreuses criti ques, la théologie de la Croix conditionnant de manière univo que le contenu de la doctrine trinitaire. Dans un passage central du troisième tome de la Dramatique divine, le théologien affirme clairement les rapports qu’il convient d’instaurer entre théologie de la Croix et doctrine trinitaire : « Que l’événement de la croix ne puisse être considéré que sur un arrière-fond tri nitaire (nur auf trinitarischen Hintergrund) et ne trouver sens que dans la foi, c’est ce que montre en toute clarté l’Écriture [.. .]3. » Cette relation intrinsèque a donné naissance à une théo logie de la Croix dont les ambitions servent à repenser de manière méthodique, et non sans radicalité, une théologie néga 1. Theodramatik IV, p. 59 et 60. 2. H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la Révélation. I. Apparition, Paris, Montaigne, 1965, p. 198. 3. H. U. von Balthasar, Theodramatik ni. Die Handlung, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1980, p. 297.
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tive d’inspiration chrétienne, développée de manière plus systé matique dans le deuxième tome de la Théologique, théologie négative très éloignée de ses sources néoplatoniciennes et tout entière centrée sur le thème christologique de VUn-Gestalt (non-figure) du Crucifié1. Une affirmation programmatique per met d’en saisir la ligne directrice : « Ce que la théologie néga tive interdit (au sens philosophique), l’oikonomia dans le Christ paraît l’exiger1 2. » L’usage de la notion patristique d’économie n’est pas sans importance pour notre propos. Elle doit être rap prochée du concept (Tanalogia crucis. C’est sur ce point précis que le théologien se sépare de Hegel, en posant un principe de discontinuité entre Trinité de l’économie et Trinité immanente. Cependant, cette « discontinuité » tend à se résoudre en un prin cipe de continuité plus englobant. En portant le péché des mul titudes, le Christ devient l’objet de la colère et du jugement divins. Cette situation présuppose une « kénose » originaire ou une « distance » (diastase) infinie entre le Père et le Fils qui rend possible aussi bien la création du monde que son éloigne ment coupable d’avec Dieu. La Trinité est la présupposition d’une telle sotériologie dramatique. Les limites de cette présup position doivent être relevées. Elle englobe, sans suffisamment les distinguer, création et salut, avec le risque de « neutraliser » cette histoire, non seulement préformée en Dieu, mais déjà « récapitulée » sous la forme d’un drame intradivin. Cette criti que légitimé ne doit pas masquer cependant les limites que Bal thasar assigne à Vanalogia crucis. Certes, la croix peut devenir la « révélation » (Offënbarung) de l’être le plus intime de Dieu, mais elle n’est pas un événement tombant du ciel à la verticale. Elle demeure « le point culminant d’une histoire d’Alliance entre Dieu et l’humanité (représentée par Israël) et donc réelle ment un Mystère d’Alliance3 ». On dénombre dans la trilogie théologique trois textes unifiés qui traitent expressément du rapport entre Trinité économique 1. Les commentateurs critiques se sont longuement penchés sur le thème de la substitution, sans suffisamment le délester de son influence luthérienne supposée. Us ont omis de prêter une attention suffisante au thème de la théo logie négative, solidaire de la théologie de la Croix d’inspiration trinitaire. Cette dimension traverse l’ensemble de l’œuvre balthasarienne. Elle fera l’objet de développements plus systématiques dans Théologique IL 2. Theodramatik HI, p. 302. 3. Theodramatik IV, p. 72.
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et Trinité immanente1. Tous trois répondent à la même ques tion : « Dieu peut-il entrer dans le jeu ? Ou bien ce jeu est-il un jeu théodramatique seulement dans la mesure où il est organisé par Dieu et est représenté devant lui et pour lui1 2 ? » Cette ques tion directrice permet de traiter de la théologie de la Croix selon deux niveaux distincts : un premier niveau se rapporte à la sotériologie comme telle, c’est-à-dire à l’œuvre du salut dont Jésus est le protagoniste en ses acta et passa ; un second niveau, que nous qualifierons d’ontologique, se rapporte à la doctrine trini taire comme présupposé de la staurologie. Balthasar distingue avec précision ces deux niveaux, en réservant au second des développements ramassés, dans des textes relativement autono mes, susceptibles d’être détachés de l’ensemble de la sotériologie dont il est impossible de fournir ici un exposé complet. L’exposé le plus détaillé et le plus équilibré de la sotériologie balthasarienne ne figure pas dans la Théodramatique, mais plu tôt dans Neuer Bund. La Théodramatique, quant à elle, a subi le reflux massif du second niveau, si bien que Balthasar s’y mon tre très prompt à décrire les relations intratrinitaires en usant d’un vocabulaire « économique » transféré dans le domaine de la Trinité immanente. En revanche, ce phénomène apparaît peu dans Neuer Bund, il ne fait qu’affleurer au profit d’un exposé christologique sobre, suivant pas à pas les données de l’Ecriture, lue et interprétée selon une vision unifiée, allant des synoptiques à la vaste litté rature paulinienne. Cette lecture organique et unifiée est com mandée par le thème johannique de l’Heure à laquelle Jésus ne saurait se soustraire et qui culmine dans l’événement de la croix. Le thème connexe et plus controversé de la « déréliction » et de l’abandon, au sens où le Christ est le « maudit du Père » identifié aux pécheurs jetés dans l’état où ils sont aban donnés de Dieu, ne fait l’objet que d’une allusion reportée en note et sur laquelle Balthasar ne s’appesantit guère3. En revan 1. Ces trois textes figurent respectivement dans Theodramatik II/2 (p. 463489), Theodramatik ni (p. 297-309) et Theodramatik IV (p. 463-476). 2. Theodramatik II. Die Personen des Spiels. 2 : Die Personen in Christus, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1978, p. 464 ; p. 402 de l’édition française. 3. Il s’agit de la note 27 et de la référence à l’œuvre de W. Popkes, Chris tus traditus. Eine Untersuchung zum Begriff der Dahingabe im NT, Atant 49 (1967), dans : H. U. von Balthasar, Herrlichkeit. Bd m/2 : Théologie, t. H, Neuer Bund, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1969, p. 208. Je note que Jürgen
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che, l’interprétation trinitaire de cet état radical d’abandon, d’asthénie, de silence et de déréliction fait l’objet de développe ments toujours plus vastes dans la Théodramatique. Ils seront repris spéculativement et clairement attribués à Adrienne von Speyr dans la Théologique, sous la section carro peccati (chair de péché). L’expression de cette forme extrême de théologie est inspirée par Erde und Himmel d’Adrienne von Speyr. Subsiste dans le souffrant une dialectique insurmontable (unüberwindliche Dialektik) entre la douleur infinie par laquelle il représente devant Dieu l’effet du péché, et la souffrance tout aussi infinie qu’il provoque en Dieu, parce qu’il est devenu celui qui a été « fait péché » (2 Co 5, 21), en raison de son union avec tous les pécheurs qui offen sent l’amour divin. A la limite, il ne s’éprouve plus comme représen tation de Dieu (Darstellung Gottes), comme « vérité », si bien que sa souffrance est vécue « comme une destruction (Zerstôrung) de la Tri nité» [..J1.
L’ample sotériologie néotestamentaire de Y Esthétique sem ble encore échapper à ce genre de développements. Ils seront également très atténués dans les synthèses plus spéculatives sur le rapport entre Trinité économique et Trinité immanente, bien qu’y reflue, comme nous l’avons noté, les ressources d’une logique trinitaire comme présupposé ontologique de l’événe ment de la croix.
Moltmann commente très exactement le même texte et produit une théologie trinitaire de l’abandon du Fils sensiblement très proche de celle de Balthasar, voir J. Moltmann, Le Dieu crucifié, p. 279 s. Moltmann organise et déploie toute son argumentation à partir de la mutation que Paul fait subir au verbe « livrer » (paradidonaï), dans la mesure où il annonce l’abandon du Fils non dans le contexte purement historique de sa vie, mais dans le contexte eschatologique de sa résurrection. Le Fils est livré à cette mort pour devenir le Sei gneur des morts et des vivants. 1. H. U. von Balthasar, La Théologique H. Vérité de Dieu, Bruxelles, Culture et Vérité, 1995, p. 363.
MESSIANITÉ ET RÉSURRECTION
L’un des traits les plus symptomatiques du renouveau trini taire au xxe siècle est perceptible par la place reconnue au mys tère pascal et au don de l’Esprit qui en actualise les effets et en assure la mémoire vive. La section consacrée à cet aspect central s’attache à la présentation de deux figures majeures qui en incarnent la mise en œuvre, Yves-Marie Congar, d’une part, et François-Xavier Durrwell, d’autre part. François-Marie Humann consacre un texte bref et dense à la relation entre christologie pneumatique et foi trinitaire dans l’œuvre d’Yves Congar. Deux aspects retiennent son attention : la correspon dance entre christologie et Ecriture, d’une part, et l’interpréta tion trinitaire de la notion de progrès et de perfectionnement de l’humanité du Christ, d’autre part. C’est précisément sous ce rj/aTjviA ÇlÇnppf flii prtrigpf l’imnnrfnnr'a rie» pneumatologique. On le sait, Yves Congar a appelé de ses vœux la refondation d’une christologie historique et messiani que pour laquelle le rôle de l’Esprit est essentiel. Soucieux de rompre avec une tendance au « christomonisme » affectant cer tains traits de la christologie classique, Congar ne cherche pas tant à rompre avec le traité du Verbe incarné, qu’à le compléter par une christologie messianique d’orientation pneumatologi que. Mais c’est sans doute dans l’œuvre moins connue et cepen dant plus systématique de François-Xavier Durrwell que la cen tralité du mystère pascal et la place concomitante de l’Esprit jouent le rôle le plus étonnamment structurant. Gérard Remy est sans conteste l’un des meilleurs interprètes de l’œuvre du théo logien de Metz. Il l’a fréquenté comme collègue de l’université £ messine et il lui a consacré nombre d’articles de premier plan. Î5 L’étude très détaillée qu’il livre dans le présent volume consti|L tue le fruit très abouti de ses recherches. Durrwell est soucieux
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MESSIANITÉ ET RÉSURRECTION
de « penser le mystère en référence à son sommet pascal », sans le fixer de manière trop circonscrite et restrictive à l’événement de la croix. Durrwell dénote dans la précédente « fixation » une difficulté tendancielle consistant à oublier l’arrière-fond trini taire qui illumine le sens filial de la mort du Fils débouchant sur la glorification pascale. Toute l’œuvre de Durrwell consiste à montrer comment la Révélation pascale de la condition filiale du Christ est inséparable de celle du Père qui l’engendre. Le sens filial de l’engendrement dans la mort devient ainsi l’un des axes clés de sa théologie trinitaire. En effet, le point culminant de la Révélation trinitaire est atteint dans la mort du Fils. Le Père y livre le Fils afin de l’engendrer dans une « mort filiali sante », selon un mouvement d’amour réciproque identifié à l’Esprit personnel. Le plan sotériologique est recoupé par le plan trinitaire, dans une interaction dynamisante et structurelle. On découvre ainsi l’une des théologies trinitaires les plus origi nales et les plus suggestives du xxe siècle.
François-Marie Humann
CHRISTOLOGIE PNEUMATIQUE ET FOI TRINITAIRE CHEZ YVES CONGAR
Le regain d’intérêt pour la place de l’Esprit saint en christologie. Le renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle compte, parmi ses réalisations les plus fécondes, un intérêt accru pour la place à accorder à l’Esprit saint en christologie. Si le fait de l’envoi de l’Esprit après la résurrection et l’ascension de Jésus a toujours été conscient dans l’Eglise et vécu dans l’expérience spi rituelle, la pratique chrétienne et la célébration liturgique, la théo logie a souffert, à certaines périodes de son histoire, d’une forme d’amnésie quant à cette action de l’Esprit. Plus particulièrement en christologie, la place donnée au dogme de l’union hypostatique a été si prépondérante, pour rendre compte de l’identité du Christ, que la mission de l’Esprit saint a semblé être négligée dans le discours théologique sur la filiation divine du Christ. Par exemple, c’est le cas du manuel de christologie du père Claude Chopin, Le Verbe incarné et rédempteur, publié en 1963, dans la collection « Le mystère chrétien », manuel de grande qualité, qui expose de manière précise l’état de la doctrine christologique classique, mais dans lequel il n’est fait aucune mention du rôle et de la place de l’Esprit dans la vie et l’existence du Christ, pas même en ce qui concerne la sainteté du Christ, laquelle est entiè rement fondée sur l’union hypostatique1. Pourtant, la théologie contemporaine, dans les diverses confessions chrétiennes et plus particulièrement dans le champ 1. Cl. Chopin, Le Verbe incarné et rédempteur, Paris, Desclée de Brouwer, 1963, p. 86-93.
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MESSIANITÉ ET RÉSURRECTION
catholique, souligne avec insistance l’importance que revêt dans le Nouveau Testament et dans la plus antique tradition patristique, l’onction de Jésus par l’Esprit saint lors du baptême dans le Jourdain, onction qui fait de lui le Christ, mettant ainsi en valeur la place de l’Esprit en christologie1. Dans la pensée théologique francophone, c’est le dominicain Yves Congar qui a le plus clairement souligné l’importance de cette question. La place de l’Esprit saint en christologie a fait l’objet d’un chapitre majeur dans son beau livre La Parole et le Souffle, de 1984. Et dans son maître ouvrage Je crois en l’Esprit saint, paru quatre ans plus tôt, Congar s’était même fait le promoteur d’une chris tologie pneumatologique. Préoccupation tardive, semble-t-il, dans l’immense œuvre de l’ecclésiologue. Cependant, il serait possible de montrer que la question du rapport entre le Christ et l’Esprit a été présente, telle une source souterraine, tout au long de la vie et de la pensée de Congar. En effet, à travers T ecclé siologie, Congar s’est intéressé très tôt à la pneumatologie. A la suite de Môhler, il entendait souligner la dimension proprement 1. Dans un ordre chronologique, et parmi les études les plus significatives : A. Orbe, La Unciôn dei Verbo. Estudios Valentinianos, Rome, PUG, coll. « Analecta Gregoriana » 113, 1961. H. Mühlen Der Heilige Geist als Person. In der Trinitàt, bel der Inkamation und im Gnadenbund. Ich-Du-Wir, Muns ter, Aschendnrff 1963 M. Stmonettl «Note di christologia pneumatica», Augustinianum 12, 1972, p. 201-232. W. Kasper, Jésus der Christus, Mayence, Matthias-Grünewald, 1974. W. Kasper, « Esprit-Christ-Église », dans Mélanges E. Schillebeeckx, Paris, Beauchesne, 1976. L. F. Ladaria « Humanidad de Cristo y don dei Espiritu », Estudios Ecclesiâsticos 51, 1976, p. 321-345. H. U. von Balthasar, Theodramatik II. Die Personen des Spiels. Die Personen in Christus, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1978. Y. Congar, « Pour une christologie pneumatologique, note bibliographique », RSPhTh 63, 1979, p. 435-442. L. F. Ladaria, « Cristologia dei Logos y cristologia dei Espiritu », Gregorianum 61, 1980, p. 353-360. Y. Congar, La Parole et le Souffle, Paris, Desclée, 1984. H. U. von Balthasar, Theologik, vol. III. Der Geist der Wahrheit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1985. R. Del Colle, Christ and the Spirit : Spirit-Christology in Trinitarian Perspective, New York, OUP, 1994. J. Breck, « “The two hands of God” : Christ and the Spirit in Orthodox theology», Saint Vladimir’s Theological Quarterly 40/4, 1996, p. 231-246. R. Del Colle, « Schleiermacher and Spirit christology : unexplored horizons of “The Christian faith” », International Journal of Systematic Theology 1/3, 1999, p. 286-307. J. Skira, « The synthesis between christology and pneumatology in modem Orthodox theology », Orientalia christiana periodica 68/2, 2002, p. 435-465.
CHRISTOLOGIE PNEUMATIQUE
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mystique de l’Église, de manière à ne pas se restreindre à une définition exclusivement juridique de l’institution ecclésiale. Plusieurs écrits des années 1930, en abordant les dimensions à la fois trinitaire et pneumatologique de l’Église, poussent Congar à réfléchir au rapport entre le Christ et l’Esprit1. Cette relation fera l’objet, après la guerre, de plusieurs études qui marqueront un tournant dans la pensée de Congar. Les missions du Verbe et de l’Esprit ne sont plus simplement perçues dans un rapport de succession logique, mais davantage dans une réci procité qui tient compte de la richesse des données scripturaires concernant l’évolution de l’action de l’Esprit dans la vie du Christ, avant et après Pâques1 2. Dans le cadre restreint de la présente étude, deux objectifs visés par une christologie pneumatologique seront abordés : d’une part, une meilleure adéquation du rapport christologieÉcriture et, d’autre part, une interprétation trinitaire de la notion de progrès et de perfectionnement de l’humanité du Christ.
Une meilleure adéquation du rapport christologie-Écriture. Le premier objectif qui préoccupe Congar est certaine ment une plus grande correspondance entre théologie et Écriture, en ce qui concerne la christologie proprement dite. Parmi les affirmations les plus fortes de Congar concernant la place du Saint-Esprit en christologie, il faut certainement retenir celle-ci : Voulant respecter les moments ou étapes successifs de l’histoire du salut, et donner tout leur réalisme aux textes du Nouveau Testament, nous proposons de voir, lors du baptême d’abord, lors de la Résurrectionexaltation ensuite, deux moments d’actuation nouvelle de la virtus (de 1. Voir notamment Y. Congar, «Ecclesia de Trinitate», Irenïkon 14, 1937, repris dans Chrétiens désunis. Principes d’un « œcuménisme » catholi que, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Unam Sanctam » 1, 1937, p. 59-73 ; « L’idée de l’Église chez saint Thomas d’Aquin », RSPhTh 29, 1940, p. 31-58. 2. Voir en particulier Y. Congar, « Le Saint-Esprit et le Corps apostoli que, réalisateurs de l’œuvre du Christ», RSPhTh 36, 1952, p. 613-625 et RSPhTh 37, 1953, p. 24-48. Le Mystère du Temple ou l’Économie de la Pré sence de Dieu à sa créature de la Genèse à l’Apocalypse, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lectio Divina » 22, 1958.
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l’efficience) de l’Esprit en Jésus, en tant qu’il est constitué (pas seulement déclaré) par Dieu Messie-Sauveur, puis Seigneur.1
Congar souligne ici la dimension historique du salut, mais il laisse également entendre que la christologie peut parfois ne pas s’accorder pleinement au réalisme des textes de l’Écriture, en particulier du Nouveau Testament. Ce réalisme concerne ici la dimension historique de la vie du Christ en voulant percevoir comme de vraies étapes dans le don de l’Esprit au Christ les deux événements décisifs de l’existence de Jésus : son baptême par Jean au Jourdain et sa résurrection, suivie de son ascension dans la gloire. Concernant l’événement du baptême dans le Jourdain, Congar observe une évolution sensible de son inter prétation dans l’histoire de la théologie. On peut ainsi repérer trois étapes successives de cette interprétation. En premier lieu, plusieurs Pères de l’Église des ne et nie siècles parlent explicite ment d’une onction du Verbe ou du Fils par l’Esprit. Le com mentaire de saint Irénée dans VAdversus Haereses est célèbre : « Car dans le nom de “Christ” est sous-entendu Celui qui a oint, Celui qui a été oint et l’Onction même dont il a été oint. Celui qui a oint, c’est le Père, Celui qui a été oint, c’est le Fils, et il l’a été dans l’Esprit, qui est l’Onction12. » La réalité de l’onction est clairement soulignée par Irénée, dans plusieurs autres passa ges, notamment dans la Démonstration où l’onction du Fils par Fliuilu qU cbi l’Espilt est perçue à la fuis uurliiiie attèsiatiuii de sa divinité (« Dieu t’a oint d’une huile de joie plus que tes compagnons ») et Révélation du dessein bienveillant du Père qui attire les hommes à lui par le moyen du Fils, qui fait des hommes ses compagnons, prenant eux aussi part à Ponction : Parce que le Père de toutes choses est invisible et inaccessible aux [êtres] créés, [c’est] par le moyen de son Fils [que] ceux qui sont des tinés à s’approcher de Dieu doivent obtenir l’accès au Père. Avec une clarté, une évidence encore plus éclatante, voici comment David s’exprime au sujet du Père et du Fils : “Ton trône, ô Dieu, est pour les siècles des siècles ; tu as aimé la justice, tu as haï l’iniquité ; c’est pourquoi Dieu t’a oint d’une huile de joie plus que tes compagnons.” En effet, le Fils en tant qu’il est Dieu, reçoit du Père, c’est-à-dire de 1. Y. Congar, La Parole et le Souffle, p. 151. 2. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, III, 18, 3, trad. A. Rousseau, Paris, Éd. du Cerf, 2001, p. 362.
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Dieu, le trône de l’étemelle royauté et l’huile de l’onction, plus abon damment que ses compagnons ; et l’huile d’onction, [c’]est l’Esprit dont il est oint, et ses compagnons [sont] les prophètes, les justes, les apôtres, et tous ceux qui reçoivent participation à sa royauté, c’est-àdire ses disciples1.
Que cette onction soit en vue de l’économie dans sa double dimension cosmique et sotériologique, cela est clair pour Irénée, mais ne l’empêche pas pour autant d’envisager cette onction comme un événement réel, lors du baptême du Jour dain. Si l’on compare une telle interprétation avec celle que fera du même événement, un siècle et demi plus tard, un saint Athanase, on ne peut que constater l’infléchissement théologique qui s’opère. Une deuxième étape est en effet franchie par Athanase, dans le contexte de l’arianisme, puisqu’il n’interprète plus le baptême du Christ de manière vraiment trinitaire. Pour lui, le bap tême est une onction que le Verbe se donne à lui-même, en tant qu’homme. On voit clairement que la contestation arienne oblige Athanase à une nouvelle interprétation du baptême. Dans le Contra Arianos, pour éviter de laisser entendre qu’il manque quelque chose au Verbe et que Fonction lui serait comme un besoin et l’aveu de son infériorité divine par rapport au Père, il fait dire au Verbe : « Moi, le Verbe du Père, je me donne à moimême fait homme l’Esprit1 2. » L’onction ne concerne donc que l’humanité à laquelle le Verbe s’est uni, et Fauteur de Fonction n’est plus le Père, comme chez Irénée, mais le Verbe luimême : Que manquait-il à celui qui était assis sur le trône du Père ? Et si, d’autre part, comme le Seigneur lui-même l’a dit, l’Esprit est son Esprit à lui, s’il reçoit du sien et si lui-même l’envoie, ce n’est pas le Verbe, en tant que Verbe et Sagesse, qui est oint de l’Esprit qu’il donne, mais c’est la chair assumée par lui qui est ointe en lui et par lui, pour que la sanctification, venant sur l’homme qu’est le Seigneur, vienne de lui sur tous les hommes : car l’Esprit ne parle pas de luimême, dit-il, mais c’est le Verbe qui le donne à ceux qui en sont dignes3. 1. Irénée de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, 47, trad. L. M. Froidevaux, Paris, Éd. du Cerf, SC 62, 1959 p. 106-108. 2. Athanase d’Alexandrie, Traité contre les ariens, I, 46, trad. A. Rous seau, Bruxelles, Lessius, 2004, p. 95. 3. Ibid., I, 47, p. 96 et 97.
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Cet infléchissement de la théologie du baptême va devenir fréquent par la suite, même si on ne le trouve pas chez d’autres théologiens nicéens, comme Hilaire de Poitiers par exemple. Un obscurcissement de la dimension trinitaire du baptême du Christ peut se réaliser dès lors que l’on insiste exclusivement sur une onction par le Verbe lui-même de l’humanité à laquelle il est unit. Mais une troisième étape est franchie lorsque Fonction même de l’humanité du Christ est reléguée à l’arrièreplan dans le cadre d’une interprétation du baptême au Jourdain uniquement lue comme une préfiguration du baptême des chré tiens ou comme manifestation du Christ aux autres, à commen cer par Jean-Baptiste. Tel est le sens qu’en donne saint Jean Chrysostome dans son commentaire de l’évangile de Jean. Pour lui, la descente de l’Esprit saint sur Jésus est uniquement desti née à faire connaître le Christ, et l’insistance est mise sur l’ignorance de Jean-Baptiste qui a besoin de voir le signe de l’Esprit au baptême de Jésus dans le Jourdain pour reconnaître qu’il est le Christ : « Je suis venu baptiser dans l’eau, afin qu’il soit connu dans Israël. » Jésus-Christ n’avait donc pas besoin du baptême de Jean : et ce bain n’a été institué que pour acheminer tous les autres hommes à la foi en Jésus-Christ. Car Jean-Baptiste n’a point dit : je suis venu baptiser pour rendre purs ceux que j’aurai baptisés, ni pour les déli vrer de leurs péchés ; mais, « afin qu’il soit connu dans Israël ». [...] Mais de peur que quelqu’un ne fût par là induit à croire qu’il avait eu besoin du Saint-Esprit, comme nous-mêmes nous en avons besoin, écoutez comment il ôte encore ce soupçon, faisant voir que le SaintEsprit était seulement descendu pour lui révéler qu’il devait prêcher Jésus-Christ. Car ayant dit : « Pour moi, je ne le connaissais pas », il a ajouté : « mais celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau, m’a dit : Celui sur qui vous verrez descendre et demeurer le Saint-Esprit, est celui qui baptise dans le Saint-Esprit ». Ces paroles ne vous font-elles pas voir, mes frères, que le Saint-Esprit est uniquement descendu pour faire connaître Jésus-Christ1... ?
Comme on le voit, les luttes contre l’arianisme et l’adoptia nisme ont conduit à une interprétation des textes du Nouveau Testament concernant le baptême du Christ au Jourdain que Congar entend contester. En parlant d’« actuation nouvelle de la 1. Jean Chrysostome, Homélies sur saint Jean, XVII, dans : Œuvres com plètes, t. VIII, trad. M. Jeannin, Bar-le-Duc, L. Guérin, 1865, p. 179 et 180.
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virtus de l’Esprit en Jésus », Congar laisse entendre que l’Esprit n’est pas absent de la vie du Christ, avant le baptême, mais qu’une nouvelle effusion de l’Esprit lors du baptême produit en lui un nouvel effet. Il s’agit donc d’envisager l’humanité du Christ et la modalité de son union à la Personne du Verbe de manière telle que la présence de l’Esprit en lui, dès le premier instant de l’incarnation, soit compatible avec un déploiement réel de son effet dans le Christ au long de son histoire humaine. Si l’Esprit assure la sainteté de l’humanité du Christ dès la conception du Verbe incarné dans le sein de la Vierge, le bap tême de Jésus au Jourdain correspond cependant au commence ment de sa mission publique. Un double don y est fait au Christ : le témoignage du Père qui atteste, comme il est seul autorisé à le faire, que le Christ est son Fils bien-aimé, et la descente de l’Esprit sur Jésus, qui garantit l’authenticité de ce témoignage.
Interprétation trinitaire de la notion humaine de progrès et de perfectionnement. Le deuxième objectif d’une christologie pneumatologique est de penser la notion de progrès, d’évolution par étapes et de per fectionnement qui est exprimé dans l’Écriture à propos de la personne même de Jésus, et qui est au fond la conséquence d’une part de l’historicité de son existence humaine, et d’autre part la prise en compte de la liberté humaine de Jésus, engagé comme sujet de sa propre histoire. Congar se fait héritier de la pensée de Rahner. Si le destin du Christ dépasse sa seule exis tence humaine et embrasse toute l’humanité, comme le dit saint Paul en attestant qu’il est mort pour nos péchés, cette universa lisation ne peut se réaliser au détriment du destin personnel du Christ comme homme concret. L’affirmation de la lettre aux Hébreux 5, 8-9, d’un perfectionnement du Christ par l’appren tissage de l’obéissance dans la souffrance, doit alors être inter prétée de manière théologique et pas seulement morale. Cette obéissance du Christ à Dieu son Père est décrite dans le Nou veau Testament comme un acte de soumission volontaire du Christ à l’Esprit. Pour Congar, il faut distinguer une double génération du Christ : la génération étemelle selon laquelle il est le Fils Monogène, et une génération dans l’économie qui a son sommet dans la Résurrection où il est fait Premier-né de toute créature (Prototokos). D’où la notion d’un « devenir
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Fils », d’un avènement dans l’histoire de son « humanité de Fils de Dieu » : L’humanité de Jésus, unie depuis le début à la personne du Verbe, a été portée à la condition d’une humanité de Fils de Dieu. Ayant reçu cette condition de gloire (Jn 17, 5), Jésus enverra le Paraclet d’auprès du Père (Jn 15, 26). Lui-même est Fils à plusieurs titres. Il l’est par une génération étemelle : « engendré, non pas créé ». Il est alors le Monogenitus, Monogenès. Mais, dans une théologie de l’éco nomie salutaire, nous devons prendre au sérieux les textes où le Ps 2, 7 « Tu es mon fils, moi aujourd’hui je t’ai engendré » est appliqué dans l’histoire. Cela arrive, nous l’avons vu, d’abord dans l’annonce par l’ange (Le 1, 35), « il sera appelé Fils de Dieu », puis lors de la théophanie du Jourdain (Mt 3, 17 ; Mc 1, 10 ; Le 3, 22) et à propos de la Résurrection-exaltation (Ac 13, 33 ; He 1, 5 et 5, 5). Ce sont des moments où Jésus est devenu -il n’a pas été seulement déclaré« Fils de Dieu » d’une manière nouvelle. Non au point de vue de sa qualité hypostatique, de son ontologie de Verbe incarné, mais au point de vue du propos de grâce de Dieu et des moments successifs de l’his toire du salut1.
Ce « devenir Fils » de Jésus, d’après les références scriptu raires que donne Congar, correspond explicitement à la mise en lumière du rôle et de l’action de l’Esprit dans la vie du Christ. Tl convient de donner à l’Esprit, au sein de la théologie trinitaire et de la christologie, une place qui manifeste davantage qu'il est au service de la paternité et de la filiation divine et de la mani festation, de la monstration en quelque sorte, de cette paternité et de cette filiation. L’obéissance filiale du Christ au Père se réalise concrètement pour la personne du Christ dans le fait de se laisser conduire par l’Esprit. Si, par le témoignage venu d’en haut, lors du baptême, Jésus est déclaré le Fils bien-aimé, cette identité filiale est inséparable d’une mission qui se traduit pour le Fils par le fait de se laisser conduire par l’Esprit jusqu’à la croix. L’événement de la croix prend ici un sens spécifique, en particulier la remise de l’Esprit au Père, chez saint Jean. Cette remise de l’Esprit qui est liée à la notion d’accomplissement dans la théologie johannique, permet d’interpréter ce que veut dire le perfectionnement du Christ en sa vie filiale : pleinement docile à l’Esprit, le Christ en croix livre au Père l’Esprit dont il 1. Y. Congar, La Parole et le Souffle, p. 149 et 150 (c’est l’auteur qui sou ligne).
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a été oint. Il manifeste ainsi ce qu’être Fils veut dire pour son existence : recevoir du Père l’Esprit en se livrant à lui jusqu’à pouvoir le remettre à son tour au Père : le don de lui-même du Fils comme condition de l’accueil du don du Père, telle est la Révélation du mystère de la paternité de Dieu. Le sommet du don de lui-même du Fils est la remise au Père de l’Esprit, à la croix. Ainsi est-il accompli en son humanité de Fils de Dieu. Cet accomplissement dans l’ultime don de lui-même reçoit du Père une réponse non moins ultime : la Résurrection qui est une entrée définitive de l’humanité du Christ dans la vie de l’Esprit. Le mystère pascal de la mort et de la résurrection du Christ apparaît alors comme l’événement déterminant de la Révélation de la Trinité. Au-delà de la pensée de Congar, nous pouvons aller plus loin, dans un sens similaire, en suivant ici la christologie développée par Balthasar autour du concept de mission et surtout le lien établi par lui entre la Révélation de Dieu et la croix. L’accomplissement dont il s’agit ne concerne pas seulement le développement humain du Christ, mais caractérise la modalité de la Révélation. Balthasar parle d’un « accomplissement de l’êtreVerbe du Christ à la croix1 », ce qui sigiïîfië que la pleine Révé lation de Dieu se réalise dans le mystère pascal. Le Christ, plei nement accompli en son humanité de Fils dans le mystère pascal, est la Parole de Dieu au sens premier du terme, à savoir la Parole qui dit Dieu, le Verbe qui révèle Dieu en tant que Père. Pour Bal thasar, la transmission de l’Esprit, qu’il fait débuter à la croix, est à la fois F accomplissement de la révélation du Père par le Fils, et en cela de son être-Verbe, et le point de départ de l’accès de l’humanité à cette révélation du Père par le Fils, dans le don de l’Esprit de Vérité qui garantit que le témoignage du Christ est véridique, selon le mot de Jésus en Jn 3, 34 : « Celui que Dieu a envoyé (c’est-à-dire le Fils) prononce les paroles de Dieu (à savoir Dieu le Père), car il donne l’Esprit sans mesure. »
L’Esprit saint et la vocation divine de l’homme. En conclusion, nous voudrions émettre une proposition d’interprétation pneumatologique et plus largement trinitaire de 1. H. U. von Balthasar, La Théologique III. L’Esprit de Vérité, Bruxel les, Culture et Vérité, 1996, p. 62.
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ce que signifie, pour l’humanité du Christ, l’événement de la Résurrection et de la glorification. Chez saint Jean, le Christ Ressuscité souffle sur les apôtres et leur communique l’Esprit. Ce geste corporel de souffler manifeste, en lien avec l’acte créateur de la Genèse, que l’humanité même du Christ est asso ciée au don de l’Esprit, à l’envoi de l’Esprit. Congar écrit : « A la suite de sa résurrection, il a été constitué selon l’Esprit saint Fils de Dieu avec puissance ; il est “assis à la droite de Dieu”, il lui est assimilé en son humanité même et dès lors, du ciel, il donne l’Esprit1. » Comment comprendre cette participation de l’humanité du Christ au don de l’Esprit ? Congar parle d’une assimilation. Ne pourrions-nous pas interpréter sa pensée dans le sens d’une entrée de l’humanité du Christ au cœur même de la procession de l’Esprit en Dieu, dans le sens où Dieu s’assi milant l’humanité du Christ, en son ascension, spire avec le Verbe l’Esprit à travers cette humanité à laquelle il s’est uni ? Cette interprétation est audacieuse et dépasse sans doute le pro pos de Congar. Elle est cependant celle que donne saint Jean de la Croix comme le sommet de la vie spirituelle pour l’âme créée - Balthasar n’a pas manqué de le souligner dans le tout dernier volume de sa Dramatique, en faisant remarquer que « la créature doit vivre au ciel non en face de Dieu mais dans son intimité1 2 ». Il faudrait relire ici toute la strophe 39 du Cantique spirituel B. Jean de la Croix affirme clairement que l’âme par faitement sanctifiée est aspirée en Dieu pai Dieu, si bien que Dieu réalise à travers elle la spiration de l’Esprit. Il n’y a pas dédoublement de la procession étemelle en une procession éco nomique adaptée en quelque sorte à la créature, mais aspiration (« assimilation » selon le vocabulaire de Congar) de l’humanité en Dieu, véritable union transformante où le sommet de l’iden tité filiale de l’homme est d’avoir part, par grâce, à ce que réa lise le Fils par nature. Laissons le dernier mot à saint Jean de la Croix : Cette spiration de l’Esprit saint dans l’âme, par laquelle Dieu la transforme en soi, produit en elle des délices si sublimes, si exquises et si profondes, qu’il n’est pas de langue humaine capable de les décrire, ni d’entendement humain capable comme tel d’en percevoir 1. Y. Congar, La Parole et le Souffle, p. 149. 2. H. U. von Balthasar, La Dramatique divine IV. Le dénouement, Namur, Culture et Vérité, 1993, p. 386.
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quelque chose. Oui, de la communication qui a lieu entre Dieu et l’âme dans cette transformation d’ici-bas, il est impossible de parler. En effet, l’âme unie à Dieu et transformée en lui aspire Dieu en Dieu lui-même. C’est la même spiration divine par laquelle Dieu aspire en lui-même cette âme transformée en lui1. [•••] Le Fils de Dieu nous a acquis, nous a mérité ce sublime honneur de pouvoir être enfants de Dieu, ainsi que saint Jean nous le déclare. Lui-même en a fait la demande à son Père, lorsqu’il a dit en saint Jean : « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m’as donnés soient avec moi, afin qu’ils voient la gloire que tu m’as don née. » C’est-à-dire, qu’ils accomplissent en nous par participation l’œuvre que j’accomplis par nature, à savoir la spiration de l’Esprit saint12.
Dans une formulation audacieuse, Congar a parlé des diffé rentes étapes de la venue de l’Esprit sur Jésus comme « de vrais moments qualitatifs de réalisation de l’autocommunica tion de Dieu en Jésus-Christ et même, en un sens, à JésusChrist3 ». Il a considéré avec réalisme la dimension historique et donc progressive de la nature humaine; mais surtout, il a perçu, dans l’humanité du Christ unie au Verbe, le fondement même de la vocation et de l’itinéraire spirituel de tout être humain. Là encore, Congar suit de près Rahner. Fidèle à l’évolution qui a marqué la compréhension catholique de la notion de révélation entre Vatican I et Vatican II, Congar a perçu que la Révélation n’est pas seulement la communication de décrets divins mais véritablement l’entrée par la mission du Christ et la mission de l’Esprit dans la vie même de Dieu et la participation à cette vie que Dieu communique. Le décret du concile Vatican II sur l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes a souligné le lien entre la mission de l’Église et les processions des Personnes divines. N’est-ce pas ce dont la christologie doit justement rendre compte, à savoir, comme dit Ad Gentes 2, la confession de « “l’amour dans sa source”, autrement dit de la charité du Père, qui étant le principe sans 1. Jean de la Croix, Cantique spirituel B, strophe 39, 3, Œuvres complè tes, trad. mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Éd. du Cerf, 1990, p. 1425 et 1426. 2. Jean de la Croix, Cantique spirituel B, strophe 39, 5, p. 1426. 3. Y. Congar, La Parole et le Souffle, p. 142.
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principe, de qui le Fils est engendré, de qui le Saint-Esprit procède par le Fils, nous a créés librement dans sa trop grande bonté et miséricorde, et nous a de plus appelés gracieusement à partager avec lui sa vie et sa gloire1 » ?
1. Concile œcuménique Vatican n, Décret sur l’activité missionnaire de l’Église Ad Gentes, §2, Paris, Éd. du Centurion, 1967, p. 540.
GÉRARD REMY
LE CHRIST SEIGNEUR ET FILS À LA LUMIÈRE DU MYSTÈRE PASCAL
Esquisse de la réflexion théologique de François-Xavier Durrwell L’œuvre dont le caractère novateur pour l’époque, en 1950, a fait la réputation du père François-Xavier Durrwell par sa mise en valeur du mystère pascal selon l’Écriture, au regard des thè ses généralement reçues et enseignées en matière de théologie du salut, a tracé la voie dans laquelle se sont inscrits tous ses ouvrages suivants. Bien des domaines de sa réflexion mérite raient qu’on s’y arrête. Selon l’orientation qui m’a été fixée, je me propose de traiter de la seigneurie et de la filiation du Christ, dont l’Église est également participante, telles que l’auteur les a saisies à la lumière de ce mystère. Son premier ouvrage, bien des fois réédité et traduit1, ser vira de référence fondamentale à une esquisse de sa théologie, qui ne se privera pas de puiser aussi à la sève des publications ultérieures. Étant donné ses limites, cette présentation tentera de dégager les intuitions fortes qui furent celles de l’auteur, reprises selon des aspects complémentaires. La tâche n’est toutefois pas facilitée par le type de démarche adopté. Si la pensée est claire, souvent dense, sa formulation s’adapte à une diversité d’angles d’approche, selon les ouvrages, imitant le mouvement de la mer qui, ne se reproduisant jamais à l’iden tique, fait aussi le charme du spectacle. Les œuvres qui trai tent du sujet proposé suivent moins un tracé progressif et 1. F. X. Durrwell, La Résurrection de Jésus mystère de salut. Étude biblique, Le Puy-Paris, Mappus, 1950. L’ouvrage fut traduit en six langues. Les nombreuses traductions des ouvrages ultérieurs attestent la notoriété de l’auteur dans le monde chrétien. Voir la Bibliographie établie par J. Mimault, La Sotériologie de François-Xavier Durrwell. Exposé et réflexions critiques, Rome, PUG, 1997, p. 445-457.
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graduel qu’elles ne font retour, par souci d’insistance et d’appro fondissement, sur des intuitions majeures, issues de l’Écriture, surtout du Nouveau Testament et notamment de Jean et de Paul. Il s’agit plus d’une reprise méditative des implications thématiques d’un langage qu’irrigue une source inépuisable et unificatrice, le mystère pascal, que d’un exposé systématique de théologie. Quelle est la méthode d’interprétation suivie par l’auteur ? Les préfaces de ses ouvrages en offrent des indications pré cieuses. On notera une double prise de distance. D’abord par rapport à l’exégèse scientifique, historicocritique ou structurale ; si l’auteur en reconnaît l’intérêt et s’y réfère volontiers, surtout dans son premier ouvrage, il n’est pas vraiment entré dans le débat exégétique. Son choix est celui de la théologie biblique dont la recherche « est de l’ordre de la foi qui dans “la lettre” découvre le mystère » mais « d’une foi soucieuse de l’intelligence précise du mystère »\ Il était conscient du risque que lui faisait courir cette option d’être regardé de haut par les exégètes professionnels. Ensuite par rapport à la théologie dont il utilise peu les concepts, la méthode argumentative ou les éventuels emprunts à la philosophie. Si les références à l’opinion de théologiens ou d’exégètes ne font pas défaut, elles relèvent aussi l’insuffi sance de certaines théories12*. L’auteur cite volontiers les Pères de l’Église, sans doute plus proches de sa visée spirituelle. Aussi court-il un autre risque : celui d’être regardé de loin par des théologiens de métier, surtout en cas de divergence d’opi nion. 1. F. X. Durrwell, La Résurrection de Jésus mystère de salut (abrégé RJMS), Paris, Éd. du Cerf, 101974, p. 9. Il ne faut pas attendre de l’auteur un examen critique des traditions pascales. Il ne se range pas parmi les exégètes qui se sont livrés à des recherches analytiques et érudites sur les sources et les attestations de la foi, qu’elles soient kérygmatiques ou narratives. C’est la signification théologique et spirituelle de ces témoignages qui commande sa visée, comme on pourrait le vérifier en particulier à propos de tel trait des récits d’apparitions, par exemple le « Ne me touche plus » de Jn 20, 17 ; voir RJMS 3e éd., p. 246-248, ou surtout la symbolique des marques de la Passion sur le Ressuscité. 2. En particulier la conception juridique du salut ; voir ici, p. 193, n. 3 ; un autre cas est le refus de la foi du Christ ; voir Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Jésus et Jésus-Christ », 1997, p. 25.
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Positivement, sa méthode répond à deux critères fondamen taux. Sur le plan des sources, elle explore le texte scripturaire en son état d’achèvement et non en son devenir pour le com prendre de l’intérieur et puiser aux racines de la foi le secret d’une intelligence croyante, spirituelle de l’Écriture, d’une rela tion intime entre elle et son lecteur sous la motion de l’Esprit qui les inspire l’une et l’autre. Dans ce but, l’auteur use de l’analogie de la foi par rapprochement de textes susceptibles de s’éclairer et de s’appuyer mutuellement, pratiquant ainsi l’intertextualité même entre sources diverses pourvu qu’elles se rejoignent sur un thème doctrinal commun. Si son œuvre se fixe certaines polarités : Père, Fils, Esprit, salut, apostolat, eucharis tie, mort, elle se laisse volontiers aller à des reprises, à des approfondissements de leur lieu commun, le mystère pascal, comparable à un thème musical qui rythme et soutient une sym phonie1. Quant au chemin à emprunter pour accéder au mystère, il est des plus courts ; il s’élimine pour ainsi dire lui-même par la fixation du point de départ dans le mystère, dans le kérygme riche de ressources théologiques, plutôt que dans des considéra tions extérieures d’ordre rationnel ou expérimental qui se situent, par nature, en deçà des réalités eschatologiques. L’auteur aimera dire que la clé est à l’intérieur du mystère1 2. Aller au cœur du mystère, c’est rejoindre le cœur de l’Écriture. Or, qu’y a-t-il de plus intime à l’Écriture et à la foi si ce n’est le mystère de Pâques, qui servit d’objet et de critère à toute la réflexion, à toute la vie d’un homme ? Trois aspects solidaires seront retenus, également enracinés dans la signification trinitaire de la Pâque : l’exaltation du Christ comme Seigneur de l’univers, son engendrement comme Fils de Dieu dans l’Esprit, le rayonnement de sa Pâque sur l’Église, Corps dont il est la Tête. Ce parcours se permettra quelques rapprochements occasionnels avec l’un ou l’autre théologien contemporain pour mieux dégager l’originalité ou le partage d’une pensée. 1. Pour une présentation plus détaillée de cette œuvre théologique, on se reportera à J. Mimault, p. 9-34. 2. Voir RJMS, 10e éd., p. 175 ; F. X. Durrwell, L’Eucharistie présence du Christ, Paris, Éd. ouvrières, 1971, p. 15 ; L’Eucharistie sacrement pascal, Paris, Éd. du Cerf, 1980, p. 26-29.
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Constitutivement liée à l’exaltation pascale, la seigneurie du Christ s’affirme dans un ressaisissement du temps notamment celui de l’histoire selon l’Ancien Testament, dont elle est le point d’aboutissement. Plus profondément encore, elle pénètre jusqu’en ses soubassements cosmiques. Ainsi le Christ Sei gneur a pouvoir sur le temps parce qu’il est investi d’un rôle créateur. Les caractéristiques des rapports du Christ avec le temps de la promesse nous introduiront ensuite dans son rôle de principe et de fin de la création, surtout à la lumière de la doc trine paulinienne.
Le Christ et le temps de la promesse. La généalogie du Christ, qui le qualifie de « fils de David », selon Mt 1, 1, l’enracine dans une lignée et en fait l’enfant d’un peuple particulier. Ce rapport de dépendance que contracte tout nouveau-né avec son milieu d’origine présente cette particula rité qu’il est appelé à l’inverser, selon la relecture que fait la foi pascale des liens entre le Christ et son appartenance ethnique et religieuse. En effet, le regard que porte Paul sur ce rapport est de nature prophétique. Il se distingue toutefois de celui des pro phètes anciens, dont les visions ont pour horizon le temps his torique, en éclairant l’histoire à partir de la fin, c’est-à-dire de son aboutissement eschatologique dans le Christ pascal. Son point de vue est donc rétrospectif mais encore prospectif, car s’il remonte de la fin vers les origines du monde, il se projette aussi de ce monde vers la fin, en particulier de l’histoire d’Israël vers son terme ultime. Est ainsi engagée la question des rapports de l’Ancien Testa ment avec le Christ, Messie, Roi et Seigneur. Selon l’auteur, il serait insuffisant de définir ce rapport avec la Loi ancienne comme une préfiguration ou une annonce prophétique des réa lités nouvelles, car T affirmation que le rocher « était » (et non pas « est») le Christ (1 Co 10, 1-4) laisse entendre l’anticipa tion d’une présence. Mais quelle en serait la modalité ? Celle d’une réciprocité de type charnel, le Christ étant enraciné dans le peuple d’Israël qui, de son côté, « est enraciné en son fils
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selon la chair1 ». Cette interrelation entre le passé et le futur est susceptible d’une autre traduction, de nature sociale, entre la portée collective des promesses faites à Abraham et leur concentration dans le Christ, récapitulateur du peuple élu. À la suite de Paul, cette logique demande à être menée jusqu’à son terme. Si le destin d’Israël trouve son point de cristallisation dans le Christ, celui-ci se trouve nécessairement assujetti aux limites et aux servitudes de sa race d’appartenance, notamment à « la malédiction de la Loi » (Ga 3, 13) ; c’est en subissant cette malédiction par la mort qu’il la transmue en bénédiction et brise le particularisme de son peuple d’origine en l’ouvrant aux nations et en donnant naissance à un peuple nouveau. Le Christ est ainsi le point de jonction et le principe unificateur des deux Testaments. Son corps est la « substance de l’un et de l’autre1 2 ». En lui se réunissent deux peuples. Il s’incorpore à l’un ou plutôt l’un pour le conduire en lui à la mort afin de le faire renaître dans l’Esprit. La royauté que les prophètes projettent dans un avenir temporel est réinterprétée, selon une lecture chrétienne, à partir du Christ, Messie, fils du roi David. La foi a perçu dans la Pâque le sommet réunissant les termes-extrêmes d’une histoire. Elle discerne l’anticipation du Christ dans le cours du temps : il est avant Abraham et réalise, en sa qualité de premier-né, l’union de l’image adamique initiale et finale de Dieu3.
Christ, principe et fin de toutes choses. Dans les évangiles, Jésus ne revendique pas le titre de Sei gneur qui lui est attribué seulement sous sa forme commune de Rabbi ; on mettra toutefois à part Mc 11, 3 qui se rattache au contexte de Pâque, marqué par l’entrée messianique à Jérusa lem. Ce sont des préludes à un emploi des titres de Seigneur et de Fils dans le sens fort de souveraineté, qui leur confère une portée singulière et distinctive. Cet usage, encore à l’état d’amorce dans les synoptiques (voir Mt 28, 18), sera consacré par la prédication des Actes qui lui cherchera même un enraci nement vétéro-testamentaire dans les paroles prophétiques de 1. RJMS, 10e éd., p. 148. 2. Ibid., p. 153. 3. Ibid., p. 115-117 ; Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 62
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David (Ac 2, 30 s.). Désormais Jésus Crucifié est devenu le Sei gneur glorifié, titre de sens eschatologique1. La prédication de Pierre reconnaît à Jésus les pouvoirs messianiques. L’image de la pierre rejetée des bâtisseurs mais élevée au rang de pierre angulaire est devenue réalité avec le Crucifié exalté à la droite de Dieu. La confession de foi des Actes sera reprise et élaborée par Paul dont les lettres contiennent des gisements particulière ment riches sur l’effet divinisateur de la Résurrection. Parmi ces gisements les trois hymnes christologiques de Ph 2, Col 1, Ep 1 sont au cœur du sujet, particulièrement celui de l’épître aux Colossiens. L’auteur relève la distinction de point de vue entre Paul et Jean, fondée sur la différence de leur nomenclature. Paul ne parle pas du Verbe qui était au commencement mais du Christ premier-né de toute créature12. Alors que le titre de Verbe fait abstraction de l’incarnation, qui se produit dans le temps, pour signifier le rang de principe de toutes choses et donc du temps des choses, Paul adopte un point de vue synthétique. Le sujet d’attribution de l’hymne en Col 1 est certes le « Fils de son amour » (v. 13) mais son emploi ne le scinde pas en Fils éter nel, créateur, et incarné, rédempteur. Paul ne disjoint pas la création de la Rédemption, le Christ étant le foyer de l’une et de l’autre3. Il est l’image du Dieu invisible en tant que Christ en gloire, c’est-à-dire dans le mystère de son exaltation. Aussi son rapport avec la création est-il d’immanence et de transcendance. La perspective à adopter ne va donc pas de la création à la Résurrection mais de celle-ci à celle-là. Tel est le paradoxe de la foi pascale, dont la démesure consiste à associer la plénitude des temps au Christ, son exaltation dans la gloire divine impli quant le ressaisissement du début de la création par sa fin, autrement dit par son sommet eschatologique4. L’apogée reconnu au Christ implique une relation entre créa tion et engendrement qui se rejoignent en lui, de sorte que 1. Voir RJMS, 10e éd., p. 97. 2. Col 1, 15. Ibid., p. 156 et 157. 3. Voir 1 Co 1, 30 : « Vous êtes dans le Christ » et Ep 2, 10 : « créés en Christ ». 4. Voir RJMS, 3e éd., p. 142-145. Sur ce point Durrwell dépasse une inter prétation traditionnelle qui privilégie l’attribut d’invisibilité divine en réfé rence au Père dont le Fils est l’image et le rayonnement de la gloire. À titre d’exemple, voir Origène, Contre Celse III, 26 ; Traité des Principes I, 1, 8 ;
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« Dieu engendre le Verbe dans le monde en le créant homme1 ». Le Fils est humanisé. Son appartenance est double : à la création en tant qu’homme, à l’étemel engendrement en tant que Fils, à la création ex nihilo à partir et en raison de la mort mais aussi à la plénitude débordante du Père en son amour2. A travers la mort, il est exalté dans la plénitude filiale sous la motion de l’Esprit qui est conjointement « puissance d’engendrement et de création3 ». Élevé au sommet par son père, il détient la totalité de l’être et de la vie, dont toute parti cipation découle. Selon Col 1, 18-19, la primauté n’est pas de nature temporelle mais elle est la source du temps et de l’uni vers dans l’étemel engendrement du Fils qui l’investit d’un pouvoir pénétrant jusqu’à la racine des choses. Loin de séparer le Christ de la création, cette élévation l’y insère, car il est la plénitude en qui tout existe, le plérôme signi fiant « l’univers rempli de la puissance créatrice de Dieu4 ». Le Christ est le pôle d’une humanité qui viendra non après lui mais le rejoindra pour renaître. Cette perspective d’une théologie de la création est inséparable de la mission salvifique du Christ en tant qu’elle rassemble et récapitule un monde à l’état de disper sion et de disharmonie dans un acte de réconciliation entre les trois étages propres à la cosmologie ancienne. Mais cette opéra tion se réalise non de l’extérieur mais de l’intérieur d’un monde dont la déchéance atteint le Christ lui-même en son être de chair, par sa vulnérabilité et sa mortalité. Le retour à la condi tion glorieuse est la cause efficiente de la réunification des élé ments dispersés à partir du Christ en personne en tant qu’épicentre et sommet de l’univers, puisque c’est depuis son élévation dans la gloire que se réalise l’activité créatrice et génératrice du Père5. 2, 6-7 ; II, 4, 3 ; 6, 3 ; Hilaire de Poitiers, De Trinitate VIII, 49 ; XI, 5 ; Augustin dans son De Trinitate I, XH, 24 y voit l’équivalent de la «forma Dei » de Ph 2, 6. L’ombre de l’arianisme hante cette interprétation. 1. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 56. 2. Voir Christ notre Pâque, Montrouge, Nouvelle Cité, 2001, p. 187 et 188. 3. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p 56. L’Esprit qui « planait » sur les eaux (Gn 1, 1) réapparaît en forme de colombe (Mt 3, 16 et parai.). 4. RJMS, 3e éd., p. 143, n. 17 ; citation du père Benoit dans la Bible de Jérusalem, « Épîtres de la captivité », p. 202 ; RJMS, 10e éd., Paris, Éd. du Cerf, 1976, p. 95. 5. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 61.
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La création n’est donc pas à envisager comme un préalable à l’acte du salut encore moins comme la scène de son déroulement, car le Christ « premier-né » est investi d’un rôle cosmique indis sociable de la Résurrection, étant élevé dans une condition trans cendante où le monde trouve sa source. Cette élévation s’identifie à son étemel engendrement, qui lui donne de participer à la puis sance créatrice du Père et lui vaut le titre de Seigneur. « En sa naissance de gloire, le Christ est à la fois l’origine et la plénitude finale, la source dont tout découle et l’océan de l’attraction uni verselle, la première lettre de l’alphabet cosmique et l’oméga qui appelle à lui. Il est le terme où tout commence1. » Il est donc tout à la fois le but et la source du monde créé. Mais parce que le mystère du Christ est au cœur de la créa tion, tout homme naît déjà fils de Dieu en tant que créature tout en étant conjointement appelé à renaître vers la plénitude de sa condition filiale en la Résurrection12.
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L’immanence des composantes du mystère chrétien, et d’abord des Personnes divines, risque d’échapper au langage 1. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 63. L’originalité de l’exégèse théologique de Durrwell ressort d’une comparaison avec celle de L. Cerfaux, Le Christ dans la théologie de saint Paul, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lectio divina » 6, 1951, contemporain de la première publication de notre auteur. On ne s’étonnera pas de leur convergence dans l’analyse de Col 1, 15. Mais l’exé gète belge, sensible à la distinction nette entre l’ordre de la création et celui du salut, conforme à la disposition strophique de l’hymne, voit dans le Christ le commencement, le premier dans la création (p. 298-301 ; p. 323), mais il ne le désigne pas comme le Christ pascal, le sommet qui remonte jusqu’aux origines du monde, ainsi que Durrwell ne cessera de le souligner ; voir RJMS, 3e éd., p. 145. De même Hans Urs von Balthasar Ut dans cette hymne une création ancienne et nouvelle, où le Christ figure comme Tête de l’Éghse et comme réca pitulation de l’histoire en vue du nouvel éon, mais sans qu’il franchisse le pas vers une conception eschatologique de la création dans le Christ pascal ; voir H. U. von Balthasar, La Dramatique divine II. Les personnes du drame, 2. Les personnes dans le Christ, Paris, LethieUeux, 1988, p. 200-202. 2. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 55. La loi du tout ou du rien est donc exclue : en tant que créature l’homme est radicalement fils de Dieu.
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théologique qui, comme tout discours, est soumis aux lois de l’exposition et conditionné par ses objectifs du moment. Mais si pour être clair ce langage doit progresser, il se doit aussi de res saisir dans leur unité vivante des réalités indissociables. C’est l’objectif que se fixe l’auteur et qu’évoque le titre d’un de ses ouvrages, Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint: Alors que la théologie, régie par les symboles de la foi christologique, à l’objectif précis mais limité, fut tentée de faire abstraction du rapport entre le Fils et l’Esprit, le retour au mystère pascal lui réapprend leur inséparabilité, car « le Christ Ressuscité des morts est marqué dans la profondeur de son être du sceau de l’Esprit : il est Fils de Dieu dans l’Esprit saint1 ».
Le Christ Fils dans l’Esprit. Présent dès la publication inaugurale de l’auteur, le rôle de l’Esprit s’affermira et s’approfondira dans toutes les publica tions ultérieures pour aboutir à L’Esprit saint de Dieu1 2. En effet, la théologie de la Résurrection rencontre un mystère non seulement filial ou paternel mais essentiellement trinitaire. La Pâque n’est, en effet, possible et pensable qu’en vertu du rôle conjoint des trois Personnes divines. Il n’est pas davantage de christologie et de sotériologie satisfaisantes sans référence à l’Esprit3 dont l’analyse des sources scripturaires de Jean aussi bien que de Paul révèle le rôle essentiel.
L’œuvre de l’Esprit dans le Christ. La suprématie du Christ sur le cosmos s’allie à sa condition filiale. Selon la modalité historique, il naît de la lignée de David ; selon la modalité pascale, il naît d’entre les morts. Si sa gloire divine était occultée par une chair mortelle, la Résurrec tion est une naissance nouvelle à une vie nouvelle. Or, la carac téristique de cette nouveauté est précisément l’Esprit saint, qui se présente sous des traits divers et complémentaires. 1. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 82. 2. L’Esprit saint de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 1982. Sur l’Esprit saint, voir G. Remy, « Une théologie pascale de l’Esprit saint », Nouvelle revue théolo gique 112/5, 1990, p. 731-741. 3. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 75-79.
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Inséparable de la puissance, il l’est tout autant de la gloire (doxd), dont l’association s’amorce dès l’Ancien Testament. La kabod se concrétise dans la nuée lumineuse (2 P 1, 17). Chez Paul, gloire et puissance se compénétrent (2 Th 1, 9). Le corps de gloire du Christ sera le modèle de notre transfiguration, grâce à la puissance qui lui assure une maîtrise universelle. Puissance, gloire, Esprit s’unissent pour nous transformer, en nous faisant refléter la gloire du Seigneur, comme jadis Moïse quand il se tournait vers Dieu, l’Esprit nous étant donné comme prémices en attendant sa pleine effusion. En résumé, la puis sance créatrice et transformante de Dieu agit par l’Esprit et Dieu répand par lui sa sainteté1. Dans l’Ancien Testament, l’Esprit fait figure de puissance créa trice ; c’est à ce titre qu’il descendra sur le Christ pour l’investir de sa mission messianique. Alors que, selon Luc, l’Esprit saint était déjà à l’œuvre dans la naissance chamelle de Jésus en Marie, il l’est aussi à l’autre extrémité de son destin dans sa renaissance comme image parfaite du Père. Jusqu’alors voilée, celle-ci éclate dans sa vraie lumière pour dessiner les traits du Père sur la Per sonne du Fils qui devient alors sa pleine Révélation. Selon la doctrine paulinienne, la Résurrection est l’œuvre de l’Esprit perçu sous les traits de la puissance12. Son expression la plus riche et la plus nette est en Rm 8, 11 : « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Christ d’entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. » Le sujet actif est le Père mais le moyen est l’Esprit, dont l’action vivifiante et fécondante3 s’étend du Christ aux fidèles. Ainsi se vérifie tou jours la relation d’identité entre l’Esprit et la puissance divine. A l’œuvre dans la Résurrection, l’Esprit l’est déjà dans la mort du Fils. L’auteur convient de la difficulté à parler de l’Esprit à propos de cette mort4. Bien qu’insaisissable, il est pourtant le souffle indispensable à l’accomplissement des œuvres de Dieu. S’exprimant surtout en symboles, la présence de l’Esprit s’atteste à la naissance puis au baptême de Jésus, préfigurant la même pré sence lors de son vrai baptême par engendrement dans une mort 1. 2. 3. 4.
L’Esprit saint de Dieu, p. 19-22. Ibid., p. 116 ; 160. RJMS, 3e éd., p. 116. Voir La Mort du Fils, Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 56.
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qui ne sera pas destructrice mais glorieuse et sanctifiante, car Jésus meurt dans l’Esprit qui le porte vers le Père et dans lequel il est Fils1. Ainsi sa mort est à la fois chamelle, il meurt à « la similitude de la chair de péché » (Rm 8, 3) mais pour s’ouvrir à l’amour, c’est-à-dire à l’Esprit. Cette ouverture est un symbole pascal à l’instar du côté ouvert et de la tombe, mieux que vide, ouverte à jamais. L’Esprit remplit l’espace entre le Père qui attire le Fils et le Fils qui se laisse attirer par lui12. Le vocable de mort entretient une ambiguïté qu’il importe de lever. Selon son sens premier et commun il vise un phénomène physique ou biologique qui s’inscrit dans le temps ou plutôt signale la sortie du temps par un vivant. Si ce sens est à retenir, il ne doit l’être que comme signe du visage intérieur de la mort. Vue de l’extérieur, selon son apparence, elle est le sort inéluc table de tout vivant. Lorsqu’elle atteint l’être humain, elle est un mystère qui l’atteint au plus intime de sa personne ; elle dépasse l’ordre du biologique. Celle de Jésus ne serait en rien porteuse de bonne nouvelle du salut, si elle n’était liée à la Résurrection pour former avec elle un unique mystère. Cette inséparabilité l’arrache à la loi du temps; que son déroulement refoulerait dans le passé, pour lui conférer un statut d’éternité qui est celui de la glorification par le Père. Selon une formule imagée et suggestive, « Jésus quitte le tombeau, mais ne sort pas du mystère de sa mort3 ». Dans l’évangile de Jean, la Croix et la gloire ne se relient pas comme un en deçà et un au-delà, mais « la Croix est le trône de la gloire étemelle4 ». La glorification ne signifie pas une abolition de la mort mais sa consécration. La mort est le sommet de la remise du Fils entre les mains du Père, laquelle coïncide avec son acceptation par lui, ce qui signifie son engendrement dans la gloire ou dans la mort glorifiante. Aussi l’auteur introduirat-il son premier chapitre sur La Mort du Fils par cette déclara tion audacieuse qui, par mode de sublimation, lance un défi à la mort : « Rien au monde n’est grand ni beau comme JésusChrist. En Jésus, rien n’est grand ni beau comme sa mort. On peut même penser que Jésus en sa mort est ce qu’il y a de plus 1. 2. 3. 4.
Ibid., p. 58. Ibid., p. 60. Christ notre Pâque, p. 53. Ibid., p. 54.
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grand et de plus beau que Dieu puisse réaliser dans le monde. Il est son chef-d’œuvre1. » La Révélation pascale de la condition filiale du Christ est inséparable de celle du Père qui l’engendre. Si le Fils a été res suscité, ce passif théologique de l’Écriture laisse entendre qu’il le fut par le Père mais dans l’Esprit. Cette naissance à partir de la mort, inaugurant la nouvelle création, établit le Ressuscité dans une relation filiale avec Dieu qui fait de la Résurrection une œuvre paternelle, même en sa version johannique (Jn 10, 17-18), sous la forme d’un mandat reçu du Père12. Alors que par sa puissance ressuscitante l’Esprit semblerait placer le Fils sous sa dépendance, cette relation s’inverse dans l’effusion de l’Esprit par le Ressuscité, selon les attestations les plus explicites de l’évangile de Jean (14, 16. 18 ; 15, 26 ; 16, 7), sans que la mission de l’Esprit ne redouble celle du Fils. Le Fils ne se substitue pas davantage au Père dans le don de l’Esprit, car sans le Père le Fils ne serait pas. L’un et l’autre sont source de l’Esprit sans s’additionner, car ils le sont différemment. En res suscitant le Fils par l’Esprit, le Père agit en tant qu’il est sa source première ; le Fils est également à l’œuvre mais en accueillant la puissance de l’Esprit. Le Père agit en tant que cause active, le Fils en tant que cause réceptive. A ce titre, il n’est pas un sujet passif qui subirait malgré lui, mais actif sous la forme de la réception qui se concrétise dans l’obéissance. C’est pourquoi il 1. La Mort du Fils, p. 15. Cette tonalité emphatique serait-elle une réminis cence de cet aphorisme de Bossuet dans ses Réflexions sur l’agonie de JésusChrist 1 « Il n’y a rien de plus grand dans l’univers que Jésus-Christ ; et il n’y a rien de plus grand en Jésus-Christ que son sacrifice. » Cette esthétique de la mort du Christ se trouve en consonance avec une valeur essentielle de la pen sée de Balthasar, dont il fait l’apologie dans : H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix I. Apparition, Paris, Aubier, 1965, p. 16. 2. À la suite de J. Jérémias, Théologie du Nouveau Testament, l’auteur relève l’abondance des passifs théologiques dans les Synoptiques ; voir Le Père, Dieu en son mystère, Paris, Éd. du Cerf, 1987, p. 206. Quant à la version johannique, elle a été volontiers retenue par la tradition patristique en conflit avec l’arianisme. Affirmer que le Fils dispose du pouvoir de donner et de reprendre sa vie, d’être l’auteur de sa résurrection, était une manière de recon naître son égalité avec le Père. Mais la finale du verset 18 précise qu’il en a reçu le commandement du Père. Cette dépendance se répète à propos de l’exercice du jugement ; voir Jn 5, 22.27.30. Sur l’utilisation de Jean par les Pères, voir R. Winling, La Résurrection et TExaltation du Christ, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Théologies », 2000, p. 92-202.
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prend aussi part à sa résurrection et donc aussi à son engendre ment grâce à l’unique Esprit qu’il reçoit pour le communiquer1. Ces réflexions peuvent appeler un rapprochement avec « l’inversion trinitaire1 2 » chez Urs von Balthasar. Selon le « sta tus exinationis », marqué par l’obéissance, le Fils se livre à la disposition de l’Esprit qui joue un rôle actif sur lui, pour l’accomplissement de la volonté paternelle. À l’inverse, selon le « status exaltationis », c’est le Fils qui dispose de l’Esprit pour l’exhaler dans l’Église et le monde. On vient de noter que cette inversion des rôles fut prise en compte par Durrwell. Mais alors que pour Balthasar l’inversion trinitaire serait causée par le renversement du statut du Fils, Durrwell, toujours soucieux de penser le mystère en référence à son sommet pascal, fait coïncider la puissance ressuscitante de l’Esprit avec le pouvoir dont il investit le Christ de disposer de lui. Ainsi s’établit une interrelation ou une interaction entre ces deux Personnes, qui prend la forme d’une circularité, de sorte que « celui qui est don (l’Esprit) fait du Christ le Dona teur » ; « il est l’origine de celui qui est devenu source de vie3 ». H est « au principe et au terme » ; l’engendrement du Fils par la puissance de l’Esprit s’harmonise avec sa procession d’une uni que principe : « a Pâtre Filioque ». Cette ambivalence de l’Esprit imprègne les relations du Père et du Fils, puisque le Fils n’existe que grâce au Père, dont la paternité est relative à l’acceptation du Fils de se recevoir de lui4. La norme qui a réglé et stimulé la réflexion de l’auteur est celle de la périchorèse5, 1. Il faut se référer aux pages finales, très denses, de Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 125-131. Cette participation à son engendrement a pour contrepartie la participation du Père à l’immolation de son Fils qui est son image, la toute-puissance de Dieu se manifestant dans la faiblesse et l’humi liation du Fils. Voir Le Père..., p. 163-167. 2. Voir H. U. von Balthasar, Zzz Dramatique divine H, 2, p. 146-152. Nous n’abordons pas ici le débat qui s’ensuivrait sur le «filioque ». Sur l’ana lyse qu’en propose Durrwell, voir Le Père..., p. 156, n. 3. 3. L’Esprit saint de Dieu, p. 65 et 66 ; p. 68. Voir Jn 19, 34. 4. Voir Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 130 et 131. 5. Voir ibid., p. 78 et n. 3 ; p. 100 ; p. 131. La vision de l’auteur se veut synthétique ; voir L’Esprit saint de Dieu, p. 63. En vertu de la périchorèse, qui signifie « danse tournante » ou la circumincession, « présence de l’un dans l’autre », ce qui est au terme, l’Esprit, est également au début. Ce terme signifie l’immanence mutuelle des trois Personnes dont découlent leur inséparabilité et
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étant soucieux d’opérer la symbiose entre la circularité et les relations réciproques des Personnes divines, infiniment distinc tes les unes des autres1. L’auteur relève une différence de langage entre Paul et Jean qui traduisent différemment le rapport entre le Christ et l’Esprit. Alors que, selon Paul, l’Esprit est une puissance de transforma tion, grâce à laquelle le Christ devient esprit pour devenir source de l’Esprit, Jean subordonne son envoi au départ de Jésus, sans mentionner son rôle dans la montée du Fils vers le Père. Mais pour Jean, si la mort prend le sens d’une ascension, de la glorification réciproque du Père et du Fils, la gloire serait chez lui investie du rôle de l’Esprit chez Paul* 12. la réciprocité des relations trinitaires. Voir E. Durand La Périchorèse des Personnes divines, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Cogitatio fidei » 243, 2005, p. 322 s. et p. 349 n. 1.
1. Voir Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 98-102. Balthasar parlera de « distance infinie » entre les Personnes ; voir H. U. von Balthasar, La Théologique II, Vérité de Dieu, Bruxelles, Culture et Vérité, 1995, p. 351. Le rôle imparti par Durrwell à l’Esprit au sein des relations trinitaires a été critiquement confronté par Balthasar à la position de saint Thomas qui affirme l’impossibilité pour le Père et le Fils de s’aimer par l’Esprit saint (voir Sum. theol. la, q. 37, a. 2). Voir H. U. von Balthasar, La Théologique III. L’Esprit de vérité, Namur, Culture et Vérité, 1996, p. 47-51. Après avoir relevé les multiples solutions apportées à cette question difficile, Thomas la résout en distinguant le point de vue essentiel, selon lequel Père et Fils s’aiment en rai son de leur essence, et le point de vue notionnel selon lequel ils s’aiment, eux et nous, en raison de l’Esprit saint qui procède d’eux. Bien que Durrwell ne fasse pas appel à ce genre de catégories, utilisant celles de l’Écriture, sa posi tion s’harmoniserait avec le point de vue notionnel de saint Thomas. A. von Speyr viendrait-elle à la rescousse pour corriger la position trop lâche de Dur rwell sur la « taxis » des Personnes ? Si c’est pour lui emprunter l’idée que la « taxis » transcende le temps parce que les processions sont aussi étemelles que les Personnes, un tel recours est superflu et ce genre de clarification inu tile. Sur un point essentiel on constate une convergence de vue : A. von Speyr estime que « L’Esprit n’est pas en Dieu un cadet, celui qui conclut une série » (A. von Speyr, Le Monde de la prière, Bruxelles, Culture et Vérité, 1995, 57, p. 53 et 54) ; dans le même sens Durrwell rejette la stérilité à laquelle semble rait condamné l’Esprit, étant donné sa dernière place, pour affirmer « qu’en lui culmine, s’épanouit et se glorifie la profondeur du mystère divin » (L’Esprit saint de Dieu, p. 159). 2. RJMS, 10e éd., p. 86. Cette réciprocité est déjà figurée par celle de Dieu avec son peuple en Dt 26, 17.
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L'éternelle nouveauté dans l’Esprit. Selon les catégories pauliniennes, le renouvellement opéré sous l’action de l’Esprit se vérifie par rapport à la chair, qui en est l’exact contraire, et par rapport à la vétusté, dont le premier Adam est le symbole, qu’elle abolit en la transformant. La chair et l’esprit accusent un contraste dont le lieu de véri fication est l’être du Christ (voir 2 Co 13, 4). L’irruption de l’Esprit en lui laisse son empreinte sur lui au point qu’il est animé non plus seulement par la « psyché » qui, connaturelle au corps, est affectée des mêmes déficiences mais encore par le « pneuma », principe de sainteté et de vie. Ainsi le Christ est homme terrestre par la chair et l’âme, tandis que la Résurrec tion le transforme en être spirituel (1 Co 15, 45)\ La puissance de l’Esprit, inséparable de la vie qu’il suscite, agit sur la chair, inséparable de la mort qui la domine. La « sarx » est symbole de faiblesse ; le « pneuma » est symbole de force. Selon une image bien parlante, ils sont comme les deux plateaux d’une balance en position inverse1 2. Bien ancrée dans le langage paulinien, l’opposition entre la chair et l’esprit est d’autant plus manifeste que la puissance spirituelle ressortit à la nature de Dieu qui est Esprit3, tandis que la chair est faiblesse et péché. Cette antinomie est multiforme, car elle se reproduit en une série d’oppositions bien connues entre le régime de la lettre et celui de l’esprit au plan institutionnel et herméneutique, de la mort et de la vie, de la loi et de la grâce, du premier et du nou vel Adam4. Elle se résout non par l’élimination de l’élément défaillant, mais par la guérison de sa corruptibilité et de sa défi cience, par mode de transfiguration sur le modèle du Christ également habité par cette antinomie entre sa « chair de péché » et sa condition filiale de sainteté. « Jésus passe de l’une à l’autre comme en un processus de justification5. » Sa résurrec 1. RJMS, 10e éd., p. 69 s. 2. Ibid., p. 117. 3. L’Esprit saint de Dieu, p. 32 : « Tous les attributs de Dieu sont hypostasiés dans l’Esprit, qui est Dieu lui-même en sa profondeur. » Dans l’engendre ment se condensent la puissance, la sainteté, l’amour de Dieu ; voir Le Père..., p. 192. 4. 2 Co 3, 6 ; 12-17 ; Rm 2 ; 3 ; 5, 20-21 ; 6-7. 5. RJMS, 10e éd., p. 46.
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tion le glorifie dans son humanité, dont elle fait éclater les par ticularités pour lui conférer l’universalité de l’Esprit et en faire le moyen d’un salut sans limites. A la suite de Paul, l’auteur peut parler du Christ-Esprit, car « tout en lui est mué en réalité spirituelle », sans préjudice aucun pour la Personne du SaintEsprit qui le remplit de toute sa puissance vitale1. La grande innovation de l’Esprit est l’abolition de « la vétusté adamique12 » en raison de l’inauguration d’une nouvelle création, non d’un nouveau départ vers une autre fin s’inscri vant dans un mouvement cyclique, mais d’une nouveauté sans déclin. Aussi l’instant de la Résurrection est-il un instant éter nel. La Résurrection n’est pas l’acte inaugural d’un état de Res suscité qui perdurerait dans le temps. Si, en un sens elle se rattache au passé par les apparitions du Ressuscité, elle marque le terme de l’histoire3. « En sa glorification, Jésus est entière ment assumé dans l’instant étemel de l’engendrement du Fils4. » Il s’ensuit qu’elle défie radicalement la loi du temps par sa mutation en éternité ; en termes imagés, elle est l’aube sans déclin. Elle est l’instant que ne suit aucun autre instant. Ce contraste correspond à la condition respective des deux Adam, définie par Paul : à l’homme psychique qui a reçu le souffle de vie s’oppose l’homme spirituel, devenu tel par la puissance de l’Esprit. Le Christ n’a pas toujours connu cette condition, car comme descendant d’Adam il reçut un corps psy chique. Ces deux conditions ne se succèdent cependant pas, pour autant que la première fût déjà visitée par l’Esprit, mais il lui fallait la métamorphose de la Résurrection pour dévoiler pleinement le statut de l’Homme-Dieu 5. Le « Pneuma » « est 1. RJMS, 3e éd. p. 126 et 127 ; 10e éd., p. 74-78 ; voir L’Esprit saint de Dieu, p. 52 ; p. 55-59. Aussi Paul peut-il employer la formule symétrique : « dans le Christ » et « dans l’Esprit ». Si l’auteur souligne la place et le rôle du corps, sans lequel la Résurrection se viderait de son sens, il n’a pas cherché à spéculer sur l’état de ce corps « spiritualisé », même à la lumière de 1 Co 15, 42 s., dont il se borne à avouer qu’il fait partie du paradoxe chrétien et demeure pour nous un mystère ; voir ibid., 10e éd., p. 213 et 214. 2. Ibid., p. 158. 3. Voir ibid., 10e éd. p. 97. Les apparitions semblent relever de la sacramentalité s’adressant aux disciples en leur être terrestre ; voir La Mort du Fils, p. 84-87. 4. Christ notre Pâque, p. 187. 5. RJMS, 3e éd., p. 124.
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devenu le principe vital du Christ et a transformé l’homme de faiblesse, pareil aux pécheurs en la sainte et sanctifiante puis sance divine dans la plénitude de Dieu1 ». Cette lecture théologique est-elle en harmonie avec la gram maire du Nouveau Testament ? La question renvoie au temps des verbes, dont certains sont construits à l’aoriste ou au par fait123. La résurrection du Christ n’est pas sans rapport avec le temps, puisqu’elle présuppose la mort et la mise au tombeau mais pour s’affranchir de la loi du temps dans l’instant inaltéra ble et indépassable. La jonction entre histoire et éternité, mort et résurrection fait certes difficulté. En effet, l’affirmation théo logique de l’engendrement du Fils dans la mort se heurte au schème narratif de la Résurrection non à partir de la croix mais du tombeau, le troisième jour. Cette indication, dépourvue de prétention chronologique, serait chargée de signification eschatologique, le moment de la Résurrection nous échappant de •K 3 toute manière . Le langage humain restera prisonnier de ses contraintes même et surtout quand il cherche à traduire une réalité qui s’en 1. Ibid., p. 128. 2. Ibid., p. 158 et n. 46. 3. Voir RJMS, 3e éd., p. 125 ; Christ notre Pâque, p. 57-60. La vraie diffi culté concerne la saisie de l’âme et du corps dans la Résurrection. Faudrait-il supposer un délai entre les deux, hypothèse admise par l’auteur en référence à une distinction moderne entre mort clinique et mort absolue ? La question resurgit à propos de la Résurrection finale. L’auteur se montre alors réservé au sujet d’une anthropologie duelle : un corps corruptible et une âme immatérielle et porte ses préférences vers l’unité humaine indivise de la personne corporelle (voir Christ notre Pâque, p. 207). L’immortalité ne découlerait pas de la nature de l’âme mais de sa relation personnelle avec Dieu, conforme au désir de Paul d’être avec le Christ (Ph 1, 23). Ainsi de manière exemplaire, « La survie de Jésus est attribuée non pas à l’immatérialité de l’âme, mais à la rela tion avec Dieu. Jésus est ressuscité à partir de sa personne filiale » (Ibid., p. 209). La mort n’apparaît pas alors comme une brisure de l’unité humaine mais comme l’étape décisive vers la Résurrection. Dans sa Pâque, le Christ est engendré par le Père avec son humanité. En définitive, il conviendrait de dis tinguer la Résurrection comme acte divin, objet du kérygme, et les schèmes narratifs et symboliques dans lesquels elle se coule. La Mort du Fils, p. 30, n. 4 repose la question de l’articulation entre la mort du Christ, dans le temps, et l’action ressuscitante, posée dans l’éternité divine, pour avouer la faillite de la raison devant un tel mystère, l’Écriture nous laissant dans l’ignorance sur le moment de la sortie du tombeau.
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affranchit. Cet instant étemel est la fontaine à laquelle s’abreuve le chrétien, le nouvel Adam refoulant l’ancien dans sa vétusté. Mais il ne faut pas céder aux apparences d’une nou veauté qui éliminerait une vétusté antécédente ; la nouveauté ne peut être que première, parce que le Christ précède Adam en tant que « premier-né de toute créature1 ». C’est à cette source que le fidèle puise tout au long de l’histoire de l’Eglise en rela tion avec ce point non pas fixe mais jaillissant de vie qui en domine le déroulement et lui est donc toujours contemporain, le devenir étant déjà habité et toujours attiré par la plénitude du Christ. Ainsi le mystère pascal contient une puissance de récapitula tion que la réflexion de l’auteur s’efforce de faire ressortir. Elle découle de son imprégnation trinitaire, dont résulte un jeu de relations et d’immanence réciproques entre les Personnes, qui s’identifie à l’Esprit saint. Si le vocabulaire biblique puise à divers registres ses images, celles-ci ne donnent pas prétexte à la dispersion, car elles sont ressaisies par un centre unificateur. Ainsi en va-t-il des termes de puissance et de gloire qui se rejoignent dans l’Esprit. Si la gloire prend un sens actif dans la glorification qui s’inscrit dans la réciprocité entre le Père et le Fils, le Ressuscitant et le Ressuscité, elle s’effectue dans l’Esprit, plus exactement elle s’identifie à lui. Elle prend en même temps valeur de révélation de la gloire que le Fils rend au Père par son abandon à la mort, à quoi le Père répond en le couronnant de la gloire de la Résurrection. Toutes ces compo santes sont essentielles et indissociables, parce que le mystère trinitaire qui les dicte est leur principe intégrateur. Si le Père est l’origine, l’Esprit est le cœur de la Trinité, tandis que le Fils en 1. Voir RJMS, 10e éd. p. 179 et 180. La coïncidence du commencement avec la fin est une idée forte chez l’auteur. Ainsi « Le christianisme prend sa source là où il trouve son ultime accomplissement » ; voir Christ notre Pâque, p. 11-21. La vision de l’auteur part du sommet, du principe unificateur de la mort et de la Résurrection, qui constituent « un mystère parousiaque unique dont la Révélation s’espace dans le cours le l’histoire » avec la manifestation du Fils de l’homme ; voir RJMS, 10e éd., p. 300. Cette vision unifiante a pour corollaire l’horizon illimité de la mort du Fils, que le langage imagé est à même de suggérer : « Celle-ci est immense, infiniment ouverte ; elle est celle du Fils de Dieu qui, dans la puissance illimitée de l’Esprit saint, va vers le Père, fleuve sans rives capable de drainer vers l’éternité ces êtres-pour la mort qui sont créés en lui », Christ notre Pâque, p. 202. Ibid., p. 98-103.
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est l’aboutissement intra et extratrinitaire. Il est l’expression, l’image de Dieu en sa paternité ; il est la sortie de Dieu de luimême en étant engendré temporellement en vue de l’être eschatologiquement en son humanité glorifiée, parce qu’il l’est éter nellement mais nécessairement par la puissance de l’Esprit1. Selon ce raisonnement, si l’action glorifiante du Père consiste à engendrer le Fils et si l’Esprit procède du Père sans être le Fils, « c’est donc qu’il est cet engendrement12 ». Cette réflexion a une portée sotériologique évidente. Le mys tère du salut accompli dans et par le Fils est destiné à son Corps : l’Église et ses membres. Il faudrait examiner les moda lités de cette œuvre salvifique, qui ne sont pas à chercher ailleurs que dans le mystère de la filiation du Christ qui est en personne le Règne de Dieu s’implantant dans le monde, accom plissant la Rédemption dans le passage de la servitude à la liberté, selon Paul. Aussi toute forme de théologie juridique du salut provoquera-t-elle l’allergie de l’auteur, pour la raison fon damentale qu’elle n’est pas trinitaire3 ; ce qui lui vaudra une résistance tenace, même de la part de proches.
Le sens filial de l’engendrement dans la mort. Le Christ Seigneur de l’univers créé et racheté est conjointe ment le Fils que le Père engendre par la puissance de l’Esprit. L’angle christologique, qui se donnait comme critère les hym nes des épîtres de la captivité, réunissait le côté révélant et la face révélée de la filiation divine. Plus précisément la destinée du Christ est révélatrice de la condition du Fils de Dieu. Cette identité foncière, présente et présupposée dans toute l’œuvre de l’auteur, prend un tour qui s’affirme plus franchement trinitaire 1. Voir Le Père..., p. 27-29. 2. L’Esprit saint de Dieu, p. 155. 3. L’auteur la vise dans plusieurs ouvrages : Le Mystère pascal, source de l’apostolat, Paris, Éd. ouvrières, 1970, p. 53-59 ; RJMS, 1976, p. 67, n. 48 ; Le Père..., 1987, p. 61 et 62 ; Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, 1997, p. 3335 ; L’Esprit saint de Dieu, 1997, p. 9 ; Christ notre Pâque, p. 61-64 ; p. 8793 ; La Mort du Fils, p. 45 ; si la mort du Christ a pour effet la rémission des péchés, « ce n’est pas le péché qui fait mourir Jésus vers le Père », car, selon une symétrie étudiée, « La mort est ce qu’il y a de plus personnel à Jésus, le péché est ce qu’il y a de plus étranger au Fils », p. 49.
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en particulier dans des ouvrages comme Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint ou posthume comme La Mort du Fils.
De l’économie du salut à la Trinité. Il n’est possible de tenir un langage trinitaire qu’à partir de la christologie, plus précisément du mystère pascal, grâce auquel « Jésus est devenu l’énoncé de Dieu, le buisson ardent de la suprême révélation1 ». Entre Jésus, le Christ et le Fils, il y a identité d’être et de personne. Voilà pourquoi la mort de Jésus se charge de signification trinitaire. Elle est chrétiennement impensable, abstraction faite du Père et de l’Esprit12. Alors qu’on pourrait s’imaginer que la Trinité s’exile dans une sphère supraterrestre, l’auteur ne craint pas d’affirmer qu’elle « se réalise au cœur de la création3 ». En termes classi ques : la Trinité économique introduit à la connaissance de la Trinité immanente. Douter de leur correspondance serait une attitude ruineuse pour l’une comme pour l’autre, en entretenant un soupçon de falsification, étant bien admis qu’une intelli gence limitée est dans l’incapacité de saisir l’illimité. En effet, si l’Esprit que promet Jésus n’était pas celui du Verbe, une dis torsion s’introduirait entre sa parole et son statut de Fils au sein de la Trinité4. Autre est toutefois le rapport de causalité du Père et celui du Fils avec l’Esprit. Le premier l’exerce en étant source de l’Esprit, puissance de résurrection, le second par son consentement, sa causalité réceptive5 envers le don du Père qui 1. La Mort du Fils, p. 38 et 39. 2. Voir G. Remy « L’engendrement du Fils dans la mort. L’apport de F.-X. Durrwell à la théologie », Nouvelle revue théologique 129/4, 2007, p. 569-590. 3. La Mort du Fils, p. 63. 4. Ibid., p. 67-69. Voir L’Esprit du Père et du Fils, Paris, Médiaspaul, 1989, p. 63 et 64 ; Christ notre Pâque, p. 235 et 236. Balthasar s’inscrit tout à fait dans cette ligne dont il attribue l’origine à Karl Barth ; voir H. U. von Balthasar, La Théologique U. Vérité de Dieu, Bruxelles, Culture et Vérité, 1995, p. 150, ainsi que K. Rahner, « Dieu Trinité fondement transcendant de l’histoire du salut », Mysterium Salutis 6, Paris, Éd. du Cerf, 1971, p. 29. 5. Sur l’importance de cette notion, voir Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 128 ; La Mort du Fils, p. 121. Ce type de causalité est illustré par le rapport entre le don et son accueil, qui se conditionnent mutuellement. Aisé ment compréhensible au plan de l’agir entre personnes existantes que le sym bolisme du don réunit dans l’amitié, le cas de l’engendrement requiert une transposition de cette causalité du plan de l’agir à celui de l’être. L’accueil se
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le glorifie ; à ce titre, il participe à la causalité de sa résurrec tion. Le point culminant de la révélation trinitaire est atteint dans la mort du Fils, qui engage sa relation avec le Père. Qu’est-ce qu’un père qui livre son fils, alors que la paternité consiste dans le don de la vie, dans l’acte d’engendrement ? Celui-ci s’accomplit dans la Résurrection, qui suppose l’abandon du Fils par le Père aux hommes qui le condamnent mais aussi le consentement du Fils au dessein du Père. Le Père ne rejette pas le Fils au rebut de l’humanité, mais il le livre pour l’engendrer dans une mort filialisante selon un mouvement d’amour réci proque qui s’identifie à l’Esprit1. Aussi le mystère pascal est-il révélateur des relations intratrinitaires : le Fils consent à son engendrement dans l’Esprit d’amour, qui est ainsi Esprit de paternité et de filiation. Il assure la simultanéité de l’action glo rifiante du Père et de l’offrande du Fils, dont il est pour ainsi dire l’interface. Cette simultanéité est connaturelle à la Trinité immanente, le Père ne réalisant sa paternité qu’en raison du Fils qui lui doit sa filiation, ces deux propriétés s’accomplissant dans l’Esprit, dont le rôle est quasi maternel ; il est le sein de Dieu* 12. Finalement le rapport entre la mort et la glorification du Fils est celui d’engendré et d’engendrement. Le Fils s’offre au Père pour se recevoir de lui. Son oblation, qui est don de soi et simultanément accueil, est comme le sacrement de la condition du Fils qui consiste à n’exister qu’en étant engendré3. On com prend alors que le mystère pascal est l’acte qui en ce monde ou plus précisément de ce monde vers la condition glorieuse est la manifestation du mystère trinitaire. Mais il faut apporter une précision capitale : la Trinité tout en comprenant trois Person nes est bipolaire : la fécondité du Père s’épuise dans l’engen drement du Fils, de sorte que l’Esprit n’arrive pas comme un troisième pôle, mais en ce sens que rien ne se passe en dehors traduit alors par le consentement accordé au don de la vie. Mais alors que la loi du temps introduit un délai entre ce don et son accueil a posteriori, l’éter nité ou l’instant divins absorbent tout délai. Il faut alors faire jouer la loi de l’analogie, la dissimilitude l’emportant sur la ressemblance. 1. Voir Le Père..., p. 62 et 63. 2. Voir La Mort du Fils, p. 55-60 ; Le Père..., p. 150 et 151. 3. Voir L’Esprit saint de Dieu, p. 66 ; p. 68.
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de lui. Le Père et le Fils ne sont donc ce qu’ils sont que dans l’Esprit1. La particularité de l’Esprit, qui le rend insaisissable dans son effacement, fait de lui « l’humilité personnifiée12 », car il se met au service du Père pour engendrer, à celui du Fils pour dispenser les dons spirituels. En lui l’humilité est un attribut de l’amour aussi bien que de la puissance. Selon une autre interprétation de la mort du Christ, la des cente aux enfers fait l’objet d’une conclusion radicale chez A. von Speyr, suivie en cela par Urs von Balthasar : elle pren drait le sens dramatique d’une rupture entre le Père et le Fils qu’elle plongerait dans une solitude aveugle3. Durrwell refuse l’idée d’un rejet du Fils pour lui en substituer une autre, celle « d’une altérité infinie dans une réceptivité totale4 », du contraste entre les fonctions d’engendrement et celle d’engen dré mais non de la séparation des Personnes. Alors que le Père est par lui-même, étant l’origine sans origine, le Fils, étemel ou incarné, n’est que selon le mode de la réceptivité5. 1. L’Esprit saint de Dieu, p. 65. Christ notre Pâque, p. 236. L’ordre des relations dans la Trinité en serait-il perturbé ? Voir Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 98-102. L’affirmation de cette bipolarité implique une recon naissance du Fils comme image parfaite du Père qui se révèle à travers lui. La tendance chez les Pères grecs à introduire l’Esprit dans le registre de l’image est critiquée à juste titre par saint Thomas (Sum. theol. la, q. 35, a. 2), car il occupe un rang à part. Il est sans visage et sans parole mais sans lui qui est le souffle, la Parole serait impossible. 2. L’Esprit saint de Dieu, p. 171. On ne peut que recommander la lecture de ces ultimes pages de l’ouvrage était donné leur densité théologique et spi rituelle. 3. Voir H. U. von Balthasar, Adrienne von Speyr et sa mission théolo gique, Paris, Apostolat des Éditions, 1976, p. 164-167 : Le Fils renonce à éprou ver l’amour du Père ; il ne ressent plus sa relation à lui. Cette rupture entre le Fils et le Père ne peut être pensée que dialectiquement par rapport à la Résur rection, qui est communion de vie avec le Père ; voir p. 195. Sinon, comment le Fils existerait-il, puisqu’il se reçoit du Père ? 4. Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 47 ; Christ notre Pâque, p. 63 et 64. Urs von Balthasar fait également sienne l’idée de réception, allant jusqu’à supposer une « “exinanition” du cœur paternel par la génération du Fils » ; voir H. U. von Balthasar, La Dramatique divine HL L’action, p. 302. Durrwell ne le suivrait pas dans cette extrémité. 5. La Mort du Fils, p. 48. Aux origines, cette représentation mythique avait pris le sens du triomphe que le Christ glorieux allait faire partager aux habi tants du Shéol (Voir Odes de Salomon 42). Elle répondait ainsi à une finalité
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Un dépassement de difficultés théologiques.
On a pu se rendre compte que les catégories théologiques fondamentales de l’auteur ne sont pas d’abord celles de per sonne et de nature, mais plutôt celles, plus vivantes et concrè tes, d’engendrant, d’engendré et de puissance d’engendrement. Il convient alors de s’interroger sur l’avantage qu’elles présen tent et d’évaluer leur effet correctif par rapport à un certain mésusage des catégories classiques. Le principe de la communication des idiomes renvoie les « acta » et « passa » du Christ au même sujet personnel, le Fils, s’opposant ainsi à la dichotomie nestorienne soucieuse de pré server le Fils des contraintes propres à la nature humaine, jugées indignes de sa nature divine. C’est le mérite de la thèse de Cyrille d’Alexandrie et des conciles d’Éphèse et de Chalcédoine de défendre l’unité du sujet d’attribution dans le Christ. Cette position, préoccupée d’orthodoxie christologique, ne cumulait cependant pas tous les avantages car, si elle affirmait qu’un seul de la Trinité a souffert et étaitmort, cette attribution à un sujet unique laissait en suspens la question de l’implication de ce sujet dans sa mort. Que signifiait-elle pour lui ? Fallait-il se contenter d’une attribution de principe conforme au dogme de l’incarnation et à la communication des idiomes ou bien cette attribution était-elle également signifiante et révélatrice de la condition de Fils ? De plus, si stricte que soit la distinction entre les catégories de personne et de nature, elles n’ont pas échappé, dans leur application concrète aux actes du salut, à certains glissements, comme on le constate chez Augustin, au bénéfice de la nature mais aux dépens de la personne. Ainsi, au nom de son égalité de nature avec le Père, le Fils est censé accueillir son propre sotériologique et eschatologique. À partir du XVIe siècle, elle fut comprise comme l’expérience que fit le Christ de la mort. L’interprétation de A. von Speyr s’inscrit dans cette ligne, que Durrwell se garde bien d’emprunter pour se rallier à l’interprétation ancienne. D comprend, en effet, cette descente comme la rencontre du Christ avec les défunts, selon 1 P 4, 6 ou Mt 27, 50-53 qui introduit les ressuscités, donc les morts, dans la Ville sainte. Ainsi la mort de Jésus prend une portée universelle, qui s’étend aux défunts qui l’ont pré cédé ou qui continuent de le précéder aujourd’hui, ceux pour qui il demeure encore dans l’avenir.
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sacrifice qu’il offrirait au titre de sa nature humaine. Cette logi que conduit au bord de la double filiation dénoncée par Chalcédoine : celle qui offre et celle qui accueille son offrande. Cette ambiguïté se vérifierait en d’autres domaines, à commencer par celui de l’envoi du Verbe dans le monde1. L’appellation d’engendrant et d’engendré - qui est une trans position de celle d’aimant et d’aimé chez Augustin - envisage deux conditions corrélatives dont la seconde s’applique au Fils considéré dans sa nature divine aussi bien qu’humaine, car c’est bien en tant que Fils qu’il est engendré dans l’éternité et le temps et qu’il meurt dans le temps pour attester l’inséparabilité de sa mort et de son engendrement ; cette mort est en effet com prise comme signe du renoncement intégral à soi pour se livrer totalement au Père qui répond à cet acte d’abandon par celui de l’exaltation dans la gloire. Dès lors, naissance et mort ou plutôt la naissance dans la mort sont des propriétés filiales essentiel les, qui révèlent les relations trinitaires à travers l’économie du salut1 2. L’une des intuitions fortes de Durrwell est celle de la coïnci dence ou de la simultanéité des contraires, fondée en particulier sur la tradition johannique, entre Croix et gloire, mort et Résur rection, et la corrélation entre offrande et acceptation du sacri fice, Résurrection et engendrement, l’étemel engendrement du Fils s’inscrivant dans la création pour l’attirer vers son terme eschatologique. Car, si le Fils a son origine dans le Père, son humanité créée est tirée du néant ; il réalise ainsi la synthèse de la génération et de la création. La mort du Fils à sa condition chamelle a pour motif l’acte d’oblation de soi, qui traduit humainement la reconnaissance par lui de sa totale dépendance envers le Père. Le Fils ne reçoit pas du Père une existence pro pre et autonome, ce qui équivaudrait à un affranchissement et donc à la résiliation de sa condition filiale ; cette condition résulte de la jonction entre l’offrande de soi et son accueil qui équivaut à l’acte d’engendrement. « Il meurt engendré dans la plénitude3. » 1. Voir G. Remy, «La christologie d’Augustin: cas d’ambiguité», RSX 96/3, 2008, p. 401-425.. 2. Voir L’Esprit saint de Dieu, p. 66 et 67 ; Le Père..., p. 156. 3. Voir Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit saint, p. 45.
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À la différence de théologies qui fondaient le mystère trini taire sur des « dicta probantia » qui les enfermaient dans des représentations trop schématiques et donc appauvries du mys tère, le mérite de l’auteur fut de saisir la jonction entre deux sommets : alors que la Pâque du Christ a sa source dans la Tri nité, celle-ci se manifeste et se révèle à travers elle. La Pâque est une épiphanie trinitaire. Une intuition féconde.
Alors que la théologie de la Trinité s’est cherché, à juste titre, des appuis dans le Nouveau Testament, elle risquait de faire abstraction de l’événement qui est à la source des preuves qu’elle réunissait. Le modèle qu’elle reproduisait était l’héritier d’une tradition de controverse, le lien entre les deux mystères étant assuré dans le vécu de l’Église, dans sa prière et sa litur gie, plus que dans sa pensée. La rencontre tumultueuse de la foi avec la culture hellénistique vouait la foi trinitaire à devenir rapidement la cible d’une polémique où l’argument biblique devrait répondre aux objections de la raison. L’interprétation croyante s’est alors détachée de l’événement qui en était l’objet et la source selon le message apostolique. Le débat a pris un tour notionnel se voyant dans l’obligation de défendre l’égalité des Personnes à l’aide de preuves scripturaires ou au moyen de catégories rationnelles appelées à surmonter les incompatibilités qui lui étaient reprochées. L’entreprise novatrice de Durrwell fut de remonter aux sour ces, en amont de ces débats, afin de dégager des vérités que la polémique avait pu étouffer. Il ne fut pas le seul à faire retour aux sources vives de la foi. Parmi les théologiens contempo rains qui partageaient ce souci, il convient de citer Hans Urs von Balthasar, dont la recherche ne fut pas tout à fait parallèle, étant donné la connaissance qu’il avait de la première publica tion de Durrwell : La Résurrection de Jésus mystère de salut et de L’Esprit saint de Dieu1. Il signale la transparence de l’agir trinitaire dès le Calvaire « dans l’opposition des deux volontés 1. La preuve en est donnée par les références qu’il y fait dans : H. U. von Balthasar, « Le mystère pascal », Mysterium Salutis 12, Paris, Éd. du Cerf, 1972, p. 182 ; p. 185 ; p. 195 ; p. 200 ; pour le second ouvrage, voir La Théo logique DI. L’Esprit de vérité, p. 47-50 ; et ici, n. 1, p. 188.
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du Père et du Fils » et relève formellement « le caractère trini taire de sa (kérygme) structure fondamentale »\ Au Père est attribuée l’initiative de la Résurrection, para chevant en elle son œuvre créatrice, tandis qu’elle s’accomplit dans la force de l’Esprit et que s’y rattache son effusion. Si le Père montre son Fils au monde comme le signe de sa gloire, en le justifiant et en le glorifiant, il lui donne aussi de se manifester avec la souveraine liberté qui caractérise ses appa ritions. Père et Fils agissent « en vertu de la même liberté divine d’amour1 2 ». La résurrection du Fils est révélation de l’Esprit, différem ment présentée, selon que la tradition lucanienne sépare dans le temps Résurrection, Ascension, Pentecôte ou que Jean les réunit. Pour Paul, l’Esprit est le milieu et la véritable preuve de la Résurrection. Pâques imprime la marque décisive à la révélation du mystère trinitaire. Sans pousser la comparaison plus avant, elle laisse transpa raître une convergence entre ces deux théologiens. Les accen tuations sont diverses, Durrwell soulignant plus fortement la solidarité entre les mystères de Pâques et de la Trinité sous la figure de l’engendrement du Fils ainsi que le rôle de l’Esprit non seulement répandu à partir de la Résurrection mais déjà à l’œuvre en elle, ce que reconnaît Balthasar mais avec moins d’insistance3.
1. Ibid., p. 197. Tous deux s’entendent également sur la foi du Christ. Des divergences notables apparaîtraient sur le terrain de la théologie du salut : Dur rwell n’accepterait sûrement pas l’idée d’une opposition entre les volontés ou la substitution. 2. Ibid., p. 204 3. Le souci de lier ces deux mystères n’est pas commun à tous les théolo giens. Ainsi l’article de H. Kessler, art. « Résurrection », dans : Dictionnaire de théologie, Paris, Éd. du Cerf, 1988, p. 654-664, pertinent à bien des égards, ne lie jamais franchement la Résurrection à la Trinité. S’il fait mention de l’Esprit, Dieu n’y est jamais désigné comme Père ; le Christ est investi d’attri buts pascals : il est Seigneur exalté, médiateur du salut, mais il n’est pas vu comme engendré, la Résurrection demeurant sans signification pour son ori gine. Bien d’autres cas seraient à citer qui ne nouent pas expressément ces deux mystères. Ainsi « La Révélation de la Trinité », Mysterium Salutis 5, p. 121-179, se réfère à l’événement de Pâques sans qu’il apparaisse comme le sommet et la source de cette révélation.
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Emprunté à un ouvrage de l’auteur, ce titre voudrait signifier l’ouverture du destin personnel de mort et de résurrection au Christ à la dimension communautaire et universelle qui lui est inhérente et dont le lieu de réalisation est l’Eglise. Si la création est perçue à partir du Christ, son Seigneur, à plus forte raison l’Église lui est-elle ordonnée dans la profondeur de son être. Cette dimension ecclésiale s’est imposée à l’auteur à travers toute son œuvre ou plus exactement, l’Église ne lui paraissait compréhensible qu’en référence à ce mystère. Loin de se laisser enfouir dans une création tellement plus vaste, elle y occupe une place distinctive, que signifie son titre de Corps dont le Ressuscité est la Tête, solidaire l’un de l’autre par leur com mune condition chamelle, à laquelle le monde angélique est étranger. Aussi le Christ et l’Église sont-ils unis par un mystère de communion.
Un mystère de communion. La communion du Christ avec l’Église s’identifie au mystère pascal, dont il est la source qui s’écoule vers ses membres. Mais comme ceux-ci sont encore en route vers leur Tête, un état de tension affecte le lien qui les unit ; il n’atteindra son achève ment qu’au terme de l’expérience pascale que tout homme est appelé à faire dans sa chair et son esprit. Une Eglise en état de tension.
Établie dans le monde présent, dont elle subit la loi, l’Église vit un régime d’anticipation de la gloire du Ressuscité ; c’est pour quoi elle aspire encore à la partager en plénitude. Elle est ainsi en état de tension ou de distension, mais portée par une dynamique pascale qui l’engage sur le chemin de la conversion, c’est-à-dire de mort pour la vie. Cet état présent est inscrit dans les textes scripturaires qui traitent de la condition des fidèles. Il en est pour qui le but est déjà atteint : ceux-là vivent dans l’Esprit ; ils sont déjà parvenus à la gloire (Rm 8, 30). Dans la même ligne, l’épître aux
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Hébreux projette dans « l’accomplissement ceux qu’il [le Christ prêtre] sanctifie » (He 10, 14)1. Le registre de l’inachèvement vient toutefois contrebalancer cet optimisme hâtif et prend, chez Paul, des accents déchirants lorsqu’il parle de soupirs dans l’attente « de la rédemption de notre corps » (Rm 8, 23-24). Si le « pneuma » s’oppose à la « sarx », l’Église, tout en possédant la nouveauté de l’Esprit, n’est pas encore soustraite à la vétusté de la chair. Habitante du ciel (2 Co 5, 1-2), elle est encore citoyenne de la terre. Elle appartient à l’invisible de la Résurrection tout en demeurant, par sa visibilité, liée aux servitudes présentes. En terme d’éco nomie du salut, elle garde quelque chose de la Synagogue ; elle appartient au régime de la promesse, car elle n’a pas encore atteint la Jérusalem d’en haut. Elle vit en exil dans la pénombre de la foi et non dans la clarté de la vision, ce qui affecte son rapport avec les réalités dernières d’inachèvement. Cette double appartenance, au provisoire et au définitif encore attendu, est source de tension qui revêt une forme dra matique dans la lutte qui se livre dans le fidèle entre les forces adverses qui sont la loi du péché, liée à la chair, et la loi de l’Esprit. Cette vision dramatique a son foyer dans la Croix qui récapitule le monde pour le transformer à partir de l’homme. Le processus de mort et de résurrection est en route, comme il l’était dans le Christ tant qu’il était sur terre. La réalité pascale détourne d’une attente passive pour engager dans une démarche de conversion qui effectue en chacun le passage de la mort au péché à la vie en Christ12. En même temps que l’Église est, en ses fidèles, un terrain de combat, elle est le signe sacramentel du Royaume de Dieu déjà mystérieusement présent en elle. Ce signe est à l’œuvre par tou tes les ressources dont il dispose et qui se concrétisent dans les moyens de communication du mystère pascal que sont la prédi cation, à commencer par celle des apôtres, et les sacrements d’initiation par priorité, tandis que l’accueil de la Parole s’effectue dans la foi et se poursuit dans tous les actes de la vie chrétienne, y compris la souffrance et la mort. Ces moyens ne 1. Il faudrait également prendre en compte tout le débat de Paul avec luimême dans son rapport conflictuel avec la Loi et sa libération par l’Esprit révélateur de notre condition filiale. Mais Paul s’exprime aussi au futur, lorsqu’il s’agit d’avoir part à la gloire. 2. VoirRJMS, 3e éd., p. 321.
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sont d’aucune façon un ajout à la puissance de la Résurrection mais ils s’inscrivent dans sa plénitude qui ne supporte aucune adjonction1.
L'expression d’une communion. Toute addition étant exclue, l’unicité du mystère, motivée par sa plénitude, soulève deux questions qui serviront de préa lable à la saisie ou à la justification de la communion entre le fidèle et le Ressuscité : comment avoir part à l’événement du salut, alors que le temps nous en sépare et nous en éloigne ? Plus profondément, comment devenir les sujets d’actes stricte ment personnels au Christ1 2? Sont évidemment à écarter toutes les formes juridiques du salut, trop extrinsèques et suspectes d’être étrangères à la spéci ficité chrétienne. Mais en dehors de ce courant, qui a envahi la période posttridentine, au moins dans la prédication, des tenta tives plus récentes sont à enregistrer, dont l’origine ne serait pas d’abord théologique. De nature essentiellement rituelle, elles se laissent inspirer par le modèle des religions à mystère et leur représentation symbolique du drame de la mort et de la résurgence du dieu qui en rendait le fidèle participant. Selon la reprise chrétienne de cette explication, le rite reporterait le fidèle dans le passé, pour le rendre en quelque sorte contemporain des actes sauveurs par l’Esprit opérant la jonction entre le présent et le passé. Cette théorie repose sur une conception du temps qui rende possible la rencontre rétrospective avec un point unique de l’histoire. Affiliée à cette tendance serait l’hypothèse de Odon Casel attribuant au rite le pouvoir de rendre présentes la mort et la résurrection du Christ. Cette opinion, qui s’applique à l’eucha ristie, est estimée trop unilatérale, car le rite ne détient pas par lui-même ce pouvoir et ne dispose pas du monopole d’assurer la présence d’un mystère qui ne lui est pas exclusivement lié3. 1. Voir ibid., p. 351-400 ; 10e éd., p. 195-221. Sur ce point il nous faut nous limiter aux grandes orientations de l’auteur. 2. RJMS, p. 173. 3. Voir RJMS, 3e éd., p. 378, n. 49. On aurait sans doute raison de repro cher à l’auteur une esquisse et une critique trop rapides de la « Mysterienlehre ». Il n’est pas entré en débat avec la théologie de Maria-Lach, même sur un terrain qui leur était commun, l’eucharistie. Casel a-t-il vraiment attribué au
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La question de la participation à l’acte personnel du Christ, jugée plus ardue, a plutôt provoqué un mouvement de rejet chez un Bultmann, qui la range dans le mythe, parce qu’elle ne nous concerne pas. Affronté à ces tentatives, jugées insuffisantes sinon dange reuses, et fidèle à sa conviction que le mystère contient la clé donnant accès à son intelligence, sans prétention particulière à l’originalité, l’auteur s’en remet à la solution avancée par Paul : c’est par son incorporation au Christ de gloire que le baptisé communie à la réalité du salut1. Selon le langage de l’Apôtre, cette communion se caractérise par une relation antinomique entre le Christ et le fidèle. D’un côté, le fidèle s’identifie avec le Christ, devenu son hôte, le principe vivifiant du « moi » (Ga 2, 19 s.). D’un autre côté, cette tendance fusionnelle, mystique, est arrêtée dans son élan par des formules moins catégoriques, qui se gardent de dépos séder le fidèle de sa propre vie, tout en la destinant à Dieu et en l’incorporant au Christ : « Vous vivez pour Dieu dans le Christ » (Rm 6, 4). Cette antinomie entre la fusion et la relation de personne à personne se résume dans la communion qui, chez Jean, prend un sens vivifiant dans le partage d’une même mort en vue d’une même vie, dont le « Je vis » et le « Je suis » signent l’identité* 12. La relation du fidèle avec le Christ se traduit chez Paul dans trois formules des plus ramassées, d’apparence spatiale, cen trées sur le Christ et l’Esprit : « dans le Christ », « dans l’Esprit », « avec le Christ »3. La formule « dans le Christ » est susceptible d’une inversion « le Christ en nous » (2 Co 13, 5). Cette variante est l’indice rite une telle efficacité, proche de la magie ? Si sa préoccupation est cultuelle et liturgique, il se défend de contaminer le mystère chrétien par les mystères païens. De plus, il insiste sur la dépendance de l’Église envers son Époux céleste, qui lui assure une stabilité la mettant à l’abri des fluctuations qui per turbent encore ses membres ; voir O. Casel, Le Mystère du culte dans le chris tianisme, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Lex orandi », 1964, p. 66 ; p. 128-130. 1. RJMS, 3e éd., p. 265. 2. RJMS, 10e éd., p. 164. 3. Parmi d’autres essais, on trouvera un développement analogue, qui repousse également l’interprétation spatiale de Deissmann et introduit la notion de substitution, chez H. U. von Balthasar, La Dramatique divine H, 2, p. 196-200.
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d’une immanence réciproque entre le fidèle et le Christ, leur intimité défiant les virtualités du langage. L’entrée dans l’espace défini par le Christ se réalise selon le mode du devenir en vue d’une communauté d’être et d’un partage de vie avec lui. Cette intégration mutuelle est susceptible d’une traduction métaphorique, celle du corps qui, dans la mentalité sémitique, s’identifie à l’homme lui-même. Mais si l’Église est le Corps du Christ leur identification n’est pas totale, car jamais l’Église n’est dite Christ. La formule « dans l’Esprit » ne lui est pas équivalente, car « de délicates nuances les distinguent1 », qui correspondent à un mode de présence particulier au Christ et à l’Esprit ; ainsi lui convient l’image de l’inhabitation (1 Co 3, 16) mais non au Christ. Les images pauliniennes se distribuent de telle manière que nos corps ne s’identifient pas au temple de l’Esprit mais aux membres du Christ, qui forment avec lui un même temple dont l’hôte est l’Esprit. Ces fonctions d’identification et d’inha bitation ne sont pas interchangeables. Le rôle de l’Esprit se tourne vers le Christ : il est condition et agent de notre apparte nance au Christ. Cette formule synthétique ramasse l’essentiel de la pensée : « Le chrétien vit de l’Esprit par intégration au Christ12. » La tournure « avec le Christ » connaît deux terrains d’appli cation : le baptême (Rm 6, 3-8 ; Col 2, 12) et l’existence chré tienne en tant que participation à la mort et à la Résurrection (Col 3, 1 s. ; Ep 2, 6) dans l’attente de son accomplissement final. Cette formule, qui dépasse un rapport de similitude vise celui d’une communion. Aussi bien les fidèles n’apparaissentils pas comme un complément au Christ, car c’est une même action divine qui les saisit pour les introduire dans son mystère et les réunir dans un même corps, celui du Ressuscité, et dans un même événement de résurrection3. L’image du corps s’allie, chez Paul, à celle des épousailles. Le Christ sauveur assume en lui son épouse pour l’unir à lui en un seul corps, sans pour autant la dépersonnaliser4. En consentant à cette union, l’épouse n’est pas passive mais, comme dans un 1. Ibid., p. 169. 2. Ibid., p. 171. 3. Ibid., p. 173. 4. Cette idée sera appliquée à l’eucharistie ; noix L’Eucharistie présence du Christ, p. 51-54.
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mariage librement contracté, elle accueille le Christ son époux, exerçant à son égard une causalité réceptive, celle-là même qui était reconnue au Fils dans son engendrement par le Père. Cette causalité fait ainsi apparaître une similitude entre le mystère trini taire et celui de l’Église. Certes l’engendrement n’est pas les épousailles, mais si le Fils consent à se laisser engendrer et l’Église à devenir épouse du Christ, dans cet acte même elle consent à se laisser engendrer par le Père dans l’Esprit1. Elle est épouse et sœur du Christ. Il s’agit d’images dont le choix et l’interprétation doivent s’ajuster à la logique et à la cohérence du mystère. Quand bien même cette conception mystique de l’Église serait commune à la théologie, sa mention s’avérerait un préala ble nécessaire pour saisir sa vocation pascale.
La norme pascale. Le rapport fondateur du Christ pascal avec l’Église est riche de virtualités qui en commandent la réalité existentielle, vécue par ses membres. On ne s’étonnera pas que les pages les plus fortes que l’auteur ait laissées sur le sujet soient aussi les der nières.
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L’existence chrétienne, qui a pour paradigme le mystère pas cal, est appelée à en reproduire le rapport de mort et de résur rection. L’unité entre la mort du Fils et son engendrement par le Père s’applique au fidèle qui, selon ce modèle, meurt en ressus citant. Comme le Christ, « il se vide de lui-même en se laissant remplir1 2 ». Le secret de cette conversion est la charité qui est « le vrai nom de la mortification chrétienne3 ». La charité doit s’articuler avec la foi, source de la justice, selon Rm 9, 30. Leur rapport se donne une expression particu lièrement suggestive dans ce jeu de prépositions : « Le salut est dans la charité [...] il se réalise par la foi4. » Ces deux vertus sont en « osmose », de sorte que « la charité croit tout (1 Co 13, 1. 2. 3. 4.
Christ notre Pâque, p. 110 et 111. La Mort du Fils, p. 117. Ibid. Ibid.
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7), tandis que la foi est aimante. Chez Paul, il arrive que l’énu mération des trois vertus théologales s’écarte de l’ordre devenu classique en situant la charité au centre comme pour irriguer les deux autres, à la manière de l’Esprit qui remplit tout. Cette immanence des vertus est respectueuse de leur spécifi cité, car l’Esprit les anime différemment. La particularité de la foi est celle de l’accueil qui se réalise par attraction vers le Christ1. Cette force d’envergure universelle, englobe les morts que le Christ rejoint dans les entrailles de la terre, ses compa gnons, bénéficiaires des apparitions pascales, et tous ceux qui croient sans avoir vu. Cette foi naît de la rencontre avec le Christ comme son objet ; elle le rejoint davantage dans sa propre foi, dont il est l’initiateur et l’achèvement (He 12, 2), qu’il a vécue dans l’obéissance aimante jusque dans son «mourir filial ». Aussi est-ce par la foi que le fidèle entre dans la mort justifiante du Christ. Modèle des croyants, le Fils l’est aussi de leur justifica tion, puisqu’il a été «justifié dans l’Esprit » (1 Tm 3, 16) sous le signe de la gratuité du rapport entre le Père et le Fils12. Cette gratuité du don ne dispense pas de sa réception, car elle doit se conjuguer avec son accueil pour devenir réalité. Elle n’évacue pas le mérite mais elle le suppose selon cet adage : « Mériter, c’est accueillir le don gratuit de Dieu. » Le chrétien « meurt en Christ dans l’acte suprême de la foi du Christ3 ». ivi âiinâiiLC uu i âiiivui vûijL±iô.AôùaiiL
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par la vertu d’espérance qui s’exprime dans « la certitude d’y parvenir4 ». Dans le fidèle ces vertus sont un débordement de la plénitude où les porte le Christ. En lui, Dieu se fait Père qui engendre son Fils, le Fils qui donne sa foi au Père, l’Esprit se fait amour « qui fond tout dans la communion5 ». 1. Commandée par Jn 12, 32, l’idée d’attraction joue un rôle important dans la pensée de l’auteur qui l’invoquera notamment dans sa théologie de l’eucharistie ; voir L’Eucharistie..., p. 101. 2. Ainsi la gratuité de l’envoi du Fils par le Père a sa source dans la gra tuité de son engendrement. 3. Zzz Mort du Fils, p. 121 et 122. La formule aurait trouvé sa place pour son acuité dans l’accord luthéro-catholique sur la justification. 4. Ibid., p. 122. Le thème de l’amour connaissant a un accent augustinien : aimer ouvre la connaissance du Dieu Amour présent en chacun ; voir Augus tin, De Trinitate VIH, 8, 12. 5. Ibid., p. 123.
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La mort en communion avec le Christ est un passage dont les effets excèdent les limites d’une personne. En effet, si la mort du Christ fut salvifique, le partage de sa mort signifie égale ment celui de son efficacité. Les disciples « meurent de la mort salvifique du Christ1 ». La rupture qu’elle cause avec cette terre est surmontée par la continuité dans l’activité apostolique enra cinée dans la mort radicalement salvifique du Christ. Ainsi le ciel et la terre se réunissent dans la poursuite d’une œuvre qui réconcilie la tension qu’éprouvait Paul entre le désir d’être avec le Christ, et la conscience de son utilité apostolique sur terre (Ph 1, 21-25). Aussi la mort ouvre-t-elle les portes d’un aposto lat étemel, partagé avec le Christ à la fois sauvé et sauveur, mourant, selon cette formule lapidaire, à la solitude pour res susciter multitude12, dans l’attente d’être ciel les uns pour les autres dans la vision du Christ tel qu’il est. La réalité pascale : norme de l'autorité.
Alors que son propos est plutôt attiré par la dimension mys tique de l’Église dans le sillage de Paul, l’auteur n’hésite pas à étendre à l’institution ecclésiale la loi pascale qui ne tolère pas d’exception. La loi de la mort, au sens prescriptif du terme, concerne l’Église dans sa totalité : ses membres et sa réalité ins titutionnelle. Pour autant qu’elle s’inscrit dans des réalités ter restres, celle ci n’échappe pa« à l’obligation de conversion afin de se rendre plus transparente à l’Esprit saint dans la fidélité à la loi du baptême. « Elle est le corps du Christ dans le partage de la mort qui est l’entrée dans la gloire3. » La conversion de l’institution ne signifie pas un changement de la structure constitutive de l’Église ; elle concerne en pre mier lieu son fonctionnement par l’exercice de l’autorité en conformité avec la recommandation évangélique de Le 22, 25 s. Pour laisser transparaître le mystère de l’Église, cet exercice doit répondre à ce paradoxe de s’imposer à l’Église en s’y sou mettant, de renoncer à sa vérité et à sa volonté propre, parce que la vérité a été confiée à toute l’Église. Il requiert « le dépouillement de soi, en communion avec le Christ Seigneur de 1. La Mort du Fils, p. 154. Voir également Le Mystère pascal, source de l’apostolat, p. 304-320. 2. Ibid., p. 159. 3. Ibid., p. 113.
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l’Église en tant que crucifié pour elle1 ». Une autre manière d’illustrer ce paradoxe est celle de la présidence de l’évêque dont la place est « au sommet et au creux de l’Église, là où se concentre le pouvoir que le Christ confère à l’Église entière ». Cet exercice s’effectue dans la mort à soi et l’intégration dans la communauté. Si l’Église partage la seigneurie du Christ, elle demeure aux prises avec les puissances adverses, et doit refuser les moyens du monde dans l’exercice de son pouvoir1 2. Cet exercice s’effectue dans l’Esprit, c’est-à-dire dans l’amour, « dans une communion de mort avec le Christ dans l’Esprit saint3 ». La référence à l’eucharistie apporte également sa lumière : si elle requiert un ministère de présidence celui-ci exprime le ministère de l’Église en dehors de laquelle se dissout tout pouvoir. Ces quelques idées marquantes sont loin d’épuiser, même de couvrir le sujet. Ce n’était pas l’intention de l’auteur de traiter des moyens et des mécanismes dont dispose l’exercice de l’autorité. Il aurait fallu aborder la primauté, la collégialité, les fondements, la finalité, les modalités institutionnelles à son ser vice. Son intention était de référer l’autorité au mystère pascal qui doit inspirer toute la vie de l’Église. Si riches et justes que soient bien des documents sur cette question aux répercussions œcuméniques, il n’est pas certain qu’ils soient allés aussi fran chement jusqu’à ce cœur de la spécificité pascale de l’Église4.
La lecture des œuvres du père Durrwell révèle la cohérence d’une pensée que lui assure son intuition du rôle déterminant du mystère pascal pour s’aventurer sur le terrain de la théologie. Toute sa recherche se caractérise par un mouvement de conver gence vers ce centre qui est aussi un foyer de rayonnement pour 1. Ibid., p. 114. 2. Voir RJMS, 10e éd., p. 180 et 181. 3. Ibid., p. 115. 4. Nous pensons en particulier à d’excellents documents comme : ARCIC, Le Don de l’autorité dans l’Église, 1999 ; Groupe des Dombes, « Un seul maître ». L’autorité doctrinale dans l’Église, Paris, Bayard, 2005. Cette adresse à l’autorité dans l’Église semble bien introduire un élément nouveau dans la pensée ecclésiologique de l’auteur. A-t-il préféré le faire dans un ouvrage posthume ?
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une pensée croyante. Le domaine qu’il a exploré recouvre tou tes les grandes vérités de la foi qu’unifie l’unique lumière qui les éclaire. Le souci de dégager leur unité est dû positivement à son intuition précoce de l’importance décisive du mystère pascal1 pour la théologie aussi bien que pour la foi et la spiritualité mais encore à sa réaction contre une certaine tendance sépara trice en théologie. Il ne dissimule pas son opposition à la dis jonction entre la christologie, l’œuvre de salut et le rôle de l’Esprit aussi bien qu’à une eucharistie pensée comme présence indépendamment du sacrifice et du sacerdoce étemels du Christ ou de l’Église à laquelle elle est destinée et dans laquelle elle est célébrée. Un centre unificateur ne peut être qu’unique : le mystère de mort et de résurrection, œuvre et révélation de la Trinité, dont le cœur est l’Esprit saint en son Amour. Un acquis majeur de l’investigation du Nouveau Testament par l’auteur est précisé ment la signification trinitaire du fait pascal que l’on peut considérer, en pastichant une formule bien connue, comme un « casus stantis vel cadentis Trinitatis ». Avant de se traduire en formules de foi, la Trinité s’atteste dans l’événement pascal qui est une expérience de foi dans la rencontre avec le Ressuscité. Cette conviction de base est à la source de considérations qui se déploieront ensuite selon des polarités thématiques diverses qui jamais ne se scinderont car elles émanent d une meme origine. Qu’il s’agisse des Personnes divines, de l’apostolat ou de l’eucharistie, tous ces domaines se laissent féconder par un retour méditatif incessant sur l’inépuisable nouveauté chré tienne qu’est le mystère de Pâques. L’enfouissement du monde dans la mort est une réduction de l’être à la solitude la plus radicale, à l’extinction du dialogue avec soi dans un silence qui équivaut à une intériorisation de la solitude condamnant l’individu à un état résiduel insaisissable, à un pur fantôme, selon la conception du shéol. Mais cet exil, loin des autres et de soi, serait dans sa racine un exil loin de Dieu et un anéantissement irréversible, s’il n’était la face néga tive nécessaire à un nouvel et définitif engendrement avec et 1. Voir à ce sujet le Liminaire de F.-X. Durrwell dans La Pâque du Christ Mystère de Salut, Mélanges offerts au P. F.-X. Durrwell pour son 70e anniversaire, Pars, Éd. du Cerf, 1982, p. 9-13.
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dans le Christ engendré dans sa mort, en somme si l’exil ne se transformait en exode. Ainsi n’est-il possible de vivre avec le Christ qu’en mourant avec lui. De même que la création échappe au néant par l’action créatrice, l’engendrement libère de l’anéantissement pour introduire dans une rencontre défini tive avec le Père nous engendrant en son Fils. Ce compagnon nage dans l’abandon des autres, de soi, de Dieu est la condition de la communion retrouvée dans l’Esprit. Sans explorer les Sommes ou entrer dans les systèmes théo logiques, l’auteur a trouvé la fraîcheur et la force de sa pensée dans l’écoute des premiers retentissements de l’Ecriture à tra vers l’enseignement des Pères, mais pour explorer méthodique ment et personnellement leur source en tant que théologien soucieux d’interroger les premiers témoins de la foi. Il fut sur tout attiré par les séquences doctrinales de Paul ou de Jean plus que par les contenus narratifs, si ce n’est en fonction de leur signification pour la foi. Sa visée n’était pas spéculative ; son souci était l’intériorisation de la foi par l’approfondissement du message scripturaire. Cette méthode s’est révélée particulièrement féconde à une époque où la théologie aspirait à un renouveau qui la libère de la sclérose des manuels et s’ouvrait sur la pastorale qui, de son côté, sollicitait ses lumières1. L’accessibilité du langage, la trouvaille d’images suggestives mais toujours discrètes, de for mules étudiées, fermes, mais qui ne sont jamais violentes m provocantes, mettent de telles pages à la portée de toute per sonne désireuse de renouveau et d’approfondissement spiri tuels. En outre, la méditation de l’auteur se laissant surtout attirer par la figure mystique et sacramentelle, eucharistique de l’Église, s’ouvre à une audience œcuménique. Quels que soient l’autorité et le crédit qu’un théologien acquière, il ne fait jamais figure de solitaire, car il appartient à une Église et mêle sa voix à d’autres voix. Du vivant de notre auteur, elles furent nombreuses. Mais dans cette moisson de tra vaux variés traitant des sujets les plus divers sur la foi et la vie de l’Église, l’originalité du pèreDurrwell tient à la place cen trale, on peut dire souveraine, accordée au mystère pascal. Il 1. Deux ouvrages répondent expressément à cette attente : Le Mystère pas cal, source de l’apostolat et Aux sources de l’apostolat, Paris, Mediaspaul, 1999.
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était convaincu et a compris que là se trouvait le noyau, le point de convergence de la création et du salut : le Christ premier-né en tant qu’engendré et glorifié dans sa mort et qu’ainsi toute la Trinité s’engageait à l’intérieur de sa mission. Le charisme et la préoccupation du père François-Xavier Durrwell n’étaient pas la recherche érudite, qu’il respectait, mais la contemplation et l’approfondissement intérieur du modèle christique pour l’Église et pour tout chrétien que repré sente l’engendrement dans la mort par la force de l’Esprit. Cette conviction l’a soutenu jusqu’en ses derniers instants. Alors que la vue le quittait inexorablement, cette vision intérieure, éclai rée par la foi pascale, n’a cessé de briller en lui jusqu’à l’extrême limite, lui qui écrivait pour ses funérailles : « Dès aujourd’hui, Jésus me prend dans sa mort dans laquelle il est glorifié. »
TRINITÉ ÉGLISE ET SOCIÉTÉ
À travers la constitution dogmatique sur l’Église (Lumen gentium), le concile Vatican II a cristallisé un profond renou vellement de la compréhension que l’Église possède d’ellemême, sous le regard de Dieu et en direction du monde de notre temps (Gaudium et spes). Par son étude novatrice, Gilles Routhier souligne que la perspective trinitaire et eschatologique adoptée par Lumen gentium n’a pas encore trouvé l’écho théo logique qu’elle mérite. Il voit pourtant dans le prologue trini taire (LG 2-4) de la constitution, la condition première d’une juste appréciation d’ensemble de l’ecclésiologie conciliaire. Cette perspective permet en effet de rendre compte de la cohé rence organique de Lumen gentium, par-delà la multiplication des points de vue particuliers enchaînés au fil des chapitres. L’analvse diachronique de la progression des travaux du concile et la détection des influences diverses qui aboutissent à l’intégration multiforme des motifs trinitaires servent donc ici un propos de synthèse d’une grande richesse théologique. L’une des conclusions de l’étude consiste à désigner l’Église comme le site qui offre un milieu de vie trinitaire dans l’histoire des hommes. Cela s’accompagne d’une question ouverte quant à la possibilité de considérer strictement le mystère de la Trinité comme le modèle par excellence de l’unité dans l’Église et dans la société. Telle est la délicate question relevée ensuite par Jean-Louis Souletie devant les propositions développées par Jur gen Moltmann à travers son œuvre singulière. L’analyse du débat en cours permet ici un véritable progrès dans le discerne ment des impasses et de la fécondité relative d’une doctrine sociale de la Trinité.
Gilles Routhier
VATICAN II ET LE RENOUVEAU ECCLÉSIOLOGIQUE DE LA THÉOLOGIE TRINITAIRE
Dressant un bilan sommaire des acquis ecclésiologiques de Vatican II, Yves Congar retenait deux éléments : l’affranchisse ment de l’autorité et de la prépondérance juridique, du sociétaire qui pesaient sur l’ecclésiologie depuis un siècle et demi ; un recentrement vertical sur le Christ et un décentrement horizontal sur la communauté et le Peuple de Dieu1. Ce n’est qu’incidemment qu’il mentionne l’introduction de la perspective trinitaire en ecclésiologie. De même, la consultation de la littérature des qua rante dernières années en ecclésiologie et, plus encore, la rumeur populaire, semblent ne mettre en valeur, de l’enseignement ecclé siologique de Vatican II, que deux éléments : le Peuple de Dieu cl la wilégiauLc épiscopale, nu eiiei, ces deux éléments ont donne lieu à une littérature surabondante, alors que d’autres, la perspec tive trinitaire de l’ecclésiologie conciliaire et le caractère eschatolo gique de l’Église, sont généralement laissés dans l’ombre, apparaissant probablement trop théoriques ou trop abstraits. Aussi, les études sur l’ecclésiologie conciliaire se concentrent-elles sou vent sur les chapitres n et m de Lumen gentium, chapitres les plus âprement discutés au moment du concile et qui ont, depuis, le plus bénéficié des recherches en raison de la discussion, voire de la remise en question, de leur enseignement. Du coup, on a négligé le chapitre premier (sur le mystère de l’Église) et le cha pitre vn (sur le caractère eschatologique de l’Église). Quant au chapitre vi (sur les religieux) et le chapitre vin (sur Marie), ils font figure de spécialités ou d’annexes, le chapitre v (sur la sain 1. Voir la conclusion de Y. Congar, L’Église de saint Augustin à l’époque moderne, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Histoire des dogmes » 20, 1970, p. 473.
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TRINITÉ, ÉGLISE ET SOCIÉTÉ
teté) apparaissant quant à lui comme un excursus pieux dans cet ensemble et le chapitre m (sur les laïcs) étant souvent considéré aujourd’hui comme largement dépassé. Ainsi, on n’arrive que rarement à un traitement global ou à une saisie synthétique de Lumen gentium qui, même si la rédaction de chacun des chapitres particuliers a d’abord été confiée à des sous-commissions parti culières lors de la première intersession, demeure un texte cohé rent mu par un mouvement d’ensemble qu’il importe de retrouver si l’on veut retrouver l’intelligence de chacun des développe ments particuliers. Dans ce mouvement d’ensemble, l’exorde et la finale jouent certainement un rôle clé et il nous faut y revenir si l’on veut saisir le mouvement du texte. Trois années après Vatican n, Gérard Philips constatait que « s’il ne rencontre pas d’opposition, le thème Ecclesia de Trinitate ne semble pas susciter beaucoup d’enthousiasme1 ». Pourtant, je crois que non seulement l’une des plus grandes innovations de l’ecclésiologie de Vatican n, mais aussi que l’une des clés qui per met une juste compréhension de chacun de ses développements particuliers est précisément le chapitre premier sur le mystère de l’Église où l’on retrouve le prologue trinitaire. Aussi, même si ce chapitre n’a pas fait l’objet d’interminables discussions, on mesure encore assez mal aujourd’hui la portée de cette innova tion et les conséquences qu’elle pourrait avoir si nous rapportions à cette ouverture l’ensemble des éléments proposés par la suite, retrouvant le caractère orsaniciue de ce texte comoris comme une totalité. En somme, à défaut de pratiquer de manière habituelle une lecture organique des enseignements de Lumen gentium, nous peinons encore dans la voie d’une « rethéologisation de Fecclésiologie », suivant la suggestion de Laurent Villemin1 2.
DES ANTICIPATIONS PRÉCONCILIAIRES
Dans le catholicisme contemporain, il est toujours tentant de faire commencer les choses à Vatican IL Dans la question qui 1. G. Philips, L’Église et son mystère au deuxième concile du Vatican his toire, texte et commentaire de la constitution « Lumen gentium », Paris, Desclée, 1967, t. Il, p. 296. 2. L. Villemin, « Problématiques actuelles en ecclésiologie », Bulletin de littérature ecclésiastique 106/2, 2005, p. 149-158.
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nous occupe, on pourrait aussi céder à cette tentation, un par cours de la documentation nous y poussant du reste. Toutefois, et par manière d’introduction, avant de me consacrer au renou veau ecclésiologique de la théologie trinitaire à Vatican II, j’indiquerai au moins quelques précurseurs, suggérant par là que Vatican II a consacré des intuitions faisant déjà partie du patrimoine de la théologie catholique et remises en valeur dans la théologie préconciliaire. En effet, même si F ecclésiologie controversiste posttridentine avait accentué le caractère visible, juridique et extérieur de l’Église, la dimension trinitaire en ecclésiologie ne représente pas une nouveauté absolue. On la trouve, par exemple, dans le Catéchisme tridentin1 et, plus encore, dans F ecclésiologie de Dom André Gréa12. En ce qui a trait à F ecclésiologie francophone préconciliaire, je me limiterai à un seul exemple, Yves Congar, exemple parti culièrement significatif en raison de son influence dans la disci pline ecclésiologique3. 1. A. Anton, El Misterio de la Iglesia. Evolution historica de la ideas eclesiologicas, vol. I : En busca de una eclosiologia y de la reforma de la Iglesia, Madrid, Editorial Catolica, BAC 26, 1986, p. 776. 2. G. Canobbio, « Un esempio dimenticato di ecclesiologia trinitaria : Dom A. Gréa (1828-1917) », dans L’intelletto cristiano. Studi in onore di Mons. Giuseppe Colombo per l’LXXX compleanno, Milan, Glossa, 2004, p. ju-ju. 3. S’il fallait remonter au XIXe siècle, il faudrait nommer les théologiens de l’école de Tübingen, en particulier Môhler, et aligner les noms des théologiens du collège romain (Perrone, Passaglia, Schrader et Franzelin) qui, d’après Congar, « reçurent d’une fréquentation plus ou moins directe de Môhler et des Pères, surtout grecs [...], une vision théologique (trinitaire) et christologique de l’Église comme réalité ou mystère surnaturel ». De Passaglia, il écrira qu’il construit son étude à partir « des rapports entre l’Église d’un côté, la Trinité (“théologie”), le Christ (“économie”) et le Saint-Esprit, de l’autre ». De Franzelin, il notera qu’il « situe l’Église dans le déroulement de l’économie et par rapport à sa préparation vétéro-testamentaire ». Enfin, de Scheeben, il observe que « sa force est de situer l’Église dans l’ensemble des mystères sur naturels : celui de la Sainte Trinité [...], celui de l’incarnation, lui-même vu dans le propos de Dieu d’assumer les réalités corporelles dans l’économie salutaire, d’unir le visible et l’invisible ». Voir Y. Congar, L’Église de saint Augustin à l’époque moderne, respectivement p. 430, p. 432 et 433. Sur Schra der, il faudrait voir H. Schauf, « Die Kirche in ihrem Bezug zum Dreifaltigen Gott in der Théologie des Konzilstheologen Cl. Schrader », dans Ecclesia a Spiritu Sancto Edocta : Mélanges théologiques, Hommage à Mgr Gérard Philips,
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Congar avouera que, lorsqu’il avait conçu le projet d’écrire un traité d’ecclésiologie au début des années 1930, il avait adopté le schéma des quatre causes, la Trinité figurant dans ce schéma comme cause efficiente principale1. C’est cependant dans son premier ouvrage, Chrétiens désunis (1937), que Congar met en avant de façon décisive le motif trinitaire qui constitue alors une ressource, d’abord pour penser l’unité de l’Eglise*12, cette perspective l’entraînant toutefois beaucoup plus loin. L’unité de l’Église est une communication et une extension de l’unité même de Dieu. La vie qui est éternellement dans le sein du Père, après s’être communiquée en Dieu lui-même pour y constituer la société divine, celle des trois Personnes de la Sainte Trinité, est, par grâce, communiquée aux créatures spirituelles, aux anges d’abord puis à nous. C’est cela l’Église : l’extension de la vie divine à une multitude de créatures3.
Dans ce texte où Congar renvoie au De Unitate Ecclesiae de Cyprien - citation qui deviendra classique par la suite - Congar, non sans rappeler l’ecclésiologie de Dom Gréa4, renvoie à Gembloux, Duculot, 1970, p. 241-259. Enfin, dans son chapitre consacré aux mouvements rénovateurs qui ont conduit à l’ecclésiologie de Vatican n, O. Rousseau note l’influence de Mohler et de Geiselmann dans le dévelop pement d’une ecclésiologie trinitaire. Voir « La Constitution Lumen gentium dans le cadre des mouvements rénovateurs de théologie et de pastorale des dernières décades », dans L’Église de Vatican II, G. Baraüna (dir.), Paris, Éd. du Cerf, coll. « Unam Sanctam » 51b, 1966, p. 39 et 40. 1. Voir Y. Congar, « Mon cheminement dans la théologie du laïcat et des ministères », dans Ministères et communion ecclésiale, Paris, Éd. du Cerf, 1971, p. 15. Ce schéma avait été déjà utilisé par A. Gardeil cinquante ans plus tôt (1886) quand il enseignait le De Ecclesia. Ce cours a été transmis ensuite en manuscrit sous le titre : Tractatus apologeticus de Ecclesia, visibili societate, secundum quatores causas. Congar ne connut cette source qu’en 1933. Initialement, sa source était l’ecclésiologie de Journet. 2. Sa référence à YEcclesia de Trinitate se développe d’abord dans son chapitre portant sur la note d’unité de l’Église. La même année, il publie un important article intitulé « Ecclesia de Trinitate », Irenikon 14, 1937, p. 131149 qui reprend sensiblement les mêmes idées. 3. Y. Congar, Chrétiens désunis. Principes d’un « œcuménisme » catho lique, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Unam Sanctam » 1, 1937, p. 59. 4. A. Gréa, De l’Église et de sa divine constitution, 2 vol., Paris, Bonne Presse, 1927.
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la Trinité non seulement pour penser l’unité de l’Église, mais aussi pour marquer le caractère proprement spirituel de cette société de personnes et pour repenser le rapport entre le visible (ou le sociétaire) et l’invisible (ou le spirituel) dans l’Église. L’Église est pour ainsi dire cette société de personnes humaines avec les Personnes divines, elle est la vie même de Dieu donnée et communiquée à l’humanité, d’abord dans le Christ, mais ensuite étendue à l’humanité à travers l’Église. « L’Église est comme une extension ou une manifestation de la Trinité, le mystère de Dieu dans l’humanité ; la Trinité et l’Église, c’est vraiment Dieu qui vient de Dieu et qui revient à Dieu en rame nant avec soi, en soi, sa créature humaine1. » En somme, la périchorèse intratrinitaire se déploie dans l’histoire pour entraî ner l’humanité et le monde dans ce mouvement de retour à Dieu. Dans cette vision congarienne de l’Église comme huma nité dans le Christ ou incorporée au Christ, voire comme monde transfiguré par la grâce12, on peut saisir cette « étonnante jonc tion du mystère de l’Église et du mystère de Dieu, où Dieu s’unit vitalement l’humanité, après se l’être unie personnelle ment dans le Christ3 ». - Cette perspective ample et profonde, qui s’écartait un peu des perspectives trop uniquement christologique alors en vigueur4, dépassait infiniment l’apport du modèle trinitaire pour penser l’unité de l’Église. Elle permettait aussi de penser le rapport entre AC VAÔAMAC CL 1 A11VAÔAÙÀC ddlid 1ÇVÙU1U LLVJJ ACM. LC1AAC1AL dû CC*A1CC|JL UC
sacrement qui constituait alors la voie pour penser ce rapport5. En affirmant le caractère proprement spirituel de l’Eglise qui n’entretenait pas avec le Christ un simple rapport de fondation, Congar prenait également ses distances par rapport à une vision sécularisée de l’Église qui la ramenait à une grande organisation ou à une société analogue à la République de Venise, conception 1. Chrétiens désunis, p. 68. 2. Voir J.-P. Jossua, Le Père Congar. La théologie au service du Peuple de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Chrétiens de tous les temps » 20, 1967, p. 27. 3. Chrétiens désunis, p. 69. 4. On pense aux nombreuses élaborations sur l’ecclésiologie du Corps mystique du Christ qui poursuivait le même but. On retient en particulier celle de E. Mersh et de S. Tromp. 5. Congar parlera lui aussi de la sacramentalité de l’Église (notamment dans les Esquisses du mystère de l’Église), mais ce concept n’a pas la même centralité que chez d’autres théologiens de l’époque.
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développée surtout à partir du XVIe siècle par l’ecclésiologie contreversiste qui avait conduit à situer l’ecclésiologie dans le domaine de l’apologétique plutôt qu’en théologie. Pour Congar, le renouveau de l’ecclésiologie qu’il constatait visait justement à remettre en valeur le caractère spirituel de l’Église qui « n’est pas d’abord [...] une administration centralisée dont on justifie tant bien que mal, de l’extérieur, les exigences, l’intransigeance et... les faiblesses ; c’est un mystère de foi, le mystère de la vie divine communiquée à l’homme par l’incarnation du Verbe et par sa Rédemption continuée jusqu’à nous par l’Église1 ». En somme, le souci de dépasser l’approche sociétaire et juridique devait conduire Congar à reconnecter l’ecclésiologie avec les grands mystères chrétiens : la théologie trinitaire, le dessein de salut de Dieu dans l’histoire, la christologie et la pneumatologie. Cela allait le conduire aussi à retisser les liens entre l’ecclésiologie et la Révélation, l’ecclésiologie et l’anthropologie chrétienne, cela, dès les années 1930.
VATICAN H : LE MYSTÈRE DE L’ÉGLISE
INSCRIT DANS LE MYSTÈRE TRINITAIRE
Tout observateur remflrq”^ qilp trois textes conciliaires importants sont introduits par un prologue trinitaire. Il s’agit de Lumen gentium, Ad gentes, que l’on pourrait considérer comme l’ecclésiologie la plus achevée de Vatican II, et Dei Verbum. Toutefois, les références à la Trinité ne s’arrêtent pas là1 2, le motif trinitaire constituant souvent des inclusions à l’intérieur 1. Y. Congar, « 1932 : En marge de quelques études sur l’Église », dans Sainte Église, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Unam Sanctam» 41, 1963, p. 452. Dans cette chronique qui s’adosse aux publications récentes de K. Adam, E. Ricard, Lippert et S. Hurtevent, Congar, à la suite du passage cité, renvoie à dom André Gréa et au père Clérissac et parmi les théologiens qui s’emploient à renouveler l’ecclésiologie, il énumère : M. J. Scheeben, le père Urban, J. Geisehnann, F. Cayré, R. Guardini, le docteur Grivec et M. A. Beckaert. 2. N. Silanes a répertorié 50 références à la Trinité dans les textes de Vati can II. Voir N. Silanes, « La Iglesia de la Trinidad », La Santîssima Trinidad. en el Vaticano II, Estudio genético-teologico, Salamanque, Secretariado Trinitario, coll. « Koinonia » 14, 1981, spéc. p. 101. Cela inclut les références à
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des décrets du concile1. On peut dire que Vatican II renoue ainsi les liens avec la tradition ancienne des conciles qui étaient non seulement une célébration de la divine Trinité*12, mais consi déraient toutes choses à la lumière de la Trinité, tradition qui ne trouvait pas une expression aussi forte dans les conciles moder nes. En effet, si « Vatican I avait opéré avec une notion de “Dieu” non expressément trinitaire3 », Vatican II a largement dépassé cette position, non seulement en raison des nombreuses références à la Trinité dans son enseignement, mais surtout en concevant sa célébration en relation avec la vie trinitaire. Pour être en mesure de saisir le renouvellement des perspec tives survenues à Vatican II - l’évolution de la pensée au concile4 et la signification de cette évolution - il s’impose de la Trinité sans que le concept lui-même s’y trouve. La consultation de Yindex verborum publié sous la direction de Ph. Delhaye, M. Gueret et P. Tombeur, Concilium Vaticanum II Concordance, index, listes de fréquence, tables com paratives, Louvain, Cetedoc, 1974, nous indique que les termes « trinitas » et « trinus » se retrouvent respectivement six et quatre fois dans les textes de Vatican IL _ , 1. On a ainsi une ouverture trinitaire du chapitre vm de Lumen gentium sur la Vierge Marie, chapitre qui se conclue également par une profession de foi trinitaire. C’est le cas aussi entre l’ouverture et la conclusion trinitaire de Lumen gentium dont l’ensemble est inséré entre deux passages trinitaires. Éga lement, les paragraphes 1 à 4 du chapitre premier sont construits sous le mode de l’inclusion entre deux énoncés tnmtaires. 2. La vie synodale poursuit comme fin la glorification de Dieu comme E. Lanne l’a bien mis en valeur ; voir E. Lanne, « L’origine des synodes », Theologische Zeischrift 27, 1971, p. 218. Selon le trente-quatrième canon apostolique, « Dieu est glorifié, par le Christ dans l’Esprit », lorsque la concorde règne, chacun s’occupant de ce qui le concerne, agissant d’un com mun accord dans la reconnaissance de celui qui est le premier. Voir Les Cons titutions apostoliques, L VII/47, 34, M. Metzger (éd.), Paris, Éd. du Cerf, SC 336,1987, p. 285. 3. Y. Congar, Je crois en l’Esprit saint, 1.1, Paris, Éd. du Cerf, 1979, p. 229. Mühlen avait déjà observé que le discours chrétien avait tendance à s’exprimer dans des catégories plus familières à un univers théiste qu’à la pen sée chrétienne authentique. Il parlait d’un « monothéisme prétrinitaire » qui corrompt la spiritualité chrétienne. Cela est vrai également au plan doctrinal. 4. Peter Drilling a fait un premier essai en ce sens, mais il est trop préoc cupé de mettre en valeur le rôle de G. Philips et ne s’appuie pas suffisamment sur les Acta synodalia et les apports germanophones, en particulier. Voir P. Drilling, « The Genesis of the Trinitarian Ecclesiology of Vatican II », Science et Esprit 45/1, 1993, p. 61-78.
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présenter quelques éléments de l’histoire de la rédaction des textes conciliaires. Toutefois, l’objectif n’est pas ici de recons tituer cette histoire, d’autres l’ont fait ailleurs. C’est pourquoi, nous nous limiterons à fournir ici les seuls éléments qui servent notre propos.
UN SCHÉMA PRÉPARATOIRE
QUI RECONDUIT LES PERSPECTIVES SOCIÉTAIRES ET UNE APPROCHE « CHRISTOMONISTE »
Presque arrivé au terme de la première session du concile, les Pères reçurent enfin, le 23 novembre 1962, le schéma De Eccle sia « Aeterni Unigeniti Patris »l élaboré par la Commission théologique préparatoire. Ce schéma, comptant onze chapitres, s’ouvrait par un premier intitulé « De Ecclesiae militantis natura », introduit par un prologue sur le dessein du Père (« Dei Patris consilium »), où l’on retrouve une certaine perspective trinitaire, suivi d’un second paragraphe sur la mission du Fils (« Consilii Patris per Filium executio »). Toutefois, cette pers pective apparemment trinitaire12 n’assume pas encore réellement la portée de ses affirmations inaugurales et demeure dans une logique juridique et sociétaire. En effet, dans ce schéma, la perspective trinitaire (où T Esprit saint ne trouve pas vraiment sa place3) n’informe pas encore réellement la pensée, l’articula1. Acta Synodalia sacrosancti concilii oecumenici Vatican! II, vol. I, pars IV, Rome, Typis polyglottis Vaticanis, 1976, p. 12-121 [= AS, I, IV], 2. La mention de la Trinité n’apparaissait qu’au paragraphe 2, dans le cadre de la citation de Mt 28,18-20, qui mentionnait le baptême au nom de la Trinité. 3. L’article 5 présentait la relation entre le Christ et l’Église : le Christ étant la tête de l’Église, l’Esprit en étant l’âme, gardant dans l’unité les mem bres de l’Église. Dans la perspective « christomoniste », le Christ, afin de per pétuer son œuvre de salut, a établi les apôtres (et leurs successeurs) à qui il a confié le dépôt de la Révélation et les sacrements, comme moyens de grâce, et à qui il a promis l’assistance de l’Esprit saint. Cette structure (institution) per manente de l’Église rend ainsi possible la poursuite de la mission de salut. On retrouvait un peu cette perspective chez Congar dans un article daté de 1953 ; voir Y. Congar, «Le Saint-Esprit et le Corps apostolique, réalisateurs de l’œuvre du Christ », dans Esquisses du mystère de l’Église, Paris, Éd. du Cerf,
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tion Église-Trinité (dessein du Père et mission du Fils) étant encore comprise en termes de fondation ou d’établissement de l’Église comme société surnaturelle divinement instituée avec à sa tête la hiérarchie. En effet, reprenant la perspective christologique de Mystici corporis, on passe de la mission du Christ à celle des apôtres, puis à la hiérarchie1, pour aboutir enfin au peuple uni par une même foi, dans les mêmes sacrements et sous la gouverne des pasteurs où l’on retrouve les éléments visibles avancés par Bellarmin pour discerner l’appartenance à la véritable Église. Cette approche conduit à la réaffirmation du caractère sociétaire de l’Eglise instituée par le Christ moyen nant la hiérarchie.
UN PREMIER DÉBAT QUI DÉPLACE L’ENSEMBLE DES ACQUIS ET ANNONCIATEUR DU RENOUVEAU
DES PERSPECTIVES FONDAMENTALES EN ECCLÉSIOLOGIE
Le bref débat consacré à ce schéma élaboré au cours de la phase préparatoire (du 1er au 7 décembre 1962), dominé par des interventions majeures qui concernaient davantage la suite du concile et son orientation* 123 et conduit dans une aîiiiMaplièic icuduc ci confuse', compte des interventions importantes pour notre thème qui n’ont pas souvent été mises coll. « Unam Sanctam » 8, 21953, au moment où il tente de réintroduire la pneumatologie en ecclésiologie. 1. Le Christ n’assumant pas ses fonctions de prêtre, prophète et roi « per se, sed et per electos a se praepositos [...] Quos enim praepositos in eo populo instituit, eos muneribus praeconis, sacerdotis, regis, sub Petro exercendis... » (LG 2). 2. On pense notamment aux interventions de Suenens, Montini, Lercaro et Léger qui portent soit sur le programme que devrait suivre le concile, soit sur la modalité qui devrait en assurer la direction. 3. Non seulement ce débat était marqué par la précipitation qui accompa gnait la fin de la première session et le sentiment que le concile n’arrivait à rien - aucun document ne parvenant à sortir de l’enlisement dans lequel les discussions l’avait mis - mais les rumeurs sur la santé du pape et sa fin pro chaine allaient bon train, semant la perplexité dans les esprits quant à la suite du concile.
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en relief. Si quelques interventions seulement mentionnent explicitement la Trinité, plusieurs réclament que le schéma mette en avant la dimension mystérique1 (ou sacramentelle) de l’Église conçue comme épiphanie du mystère du Christ plutôt que de s’attacher unilatéralement à son caractère socié taire et institutionnel et à son aspect visible12. On souhaite également que le schéma présente davantage la réalité spiri tuelle de l’Église, comme cela est le cas dans les sources biblique et patristique et que l’exposé s’enracine davantage dans les sources, empruntant le langage de l’Écriture et un mode existentiel de s’exprimer plutôt que de privilégier un langage scolastique et juridique.
Des interventions en forme de réaction. De ce premier débat, je ne retiendrai ici que deux interven tions qui font explicitement référence à la Trinité, la première, de Mgr François Marty, évêque de Reims. Celui-ci, constatant que le schéma ne s’appuie pas suffisamment sur les sources poursuit : « Ecclesia essentialiter est mysterium » : « Hoc autem Ecclesiae mysterium fundamentum suum in Sanctissima Trinitate invenit. Pater diligit homines, quos per incarnationem redemptricem sui Filii salvat, sub impulsu Spiritus ; sicque Fcclesiam consttituit. aue familia est fili.orum Dei3. » La seconde est de Joseph Vairo, évêque de Gravinensis et Montis Pelusii. Souhaitant que l’on présente l’économie du salut de la création à la gloire de Dieu dans la Jérusalem céleste, il ajoute : « Desideratur praeterea in schemate nexus illustratio inter Corpus Christi Mysticum et Trinitatis mysterium. In eo enim analogia tantum cum mysterio Verbi Incamati innuitur. Corpus Christi Mysticum, révéra, divina et humana communio (coino nia) est, qua ineffabilem in simplici naturae unitate communionem Patris et Filii et Spiritus Sancti, homines cum Christo 1. Le premier intervenant dans cette discussion, le cardinal Liénart, sou haite voir mieux mis en avant le « mystère de l’Église » avec ses deux élé ments, l’un visible, l’autre invisible. 2. On se souvient de l’intervention de Mgr De Smedt qui stigmatisait trois défauts de ce schéma : son triomphalisme, son cléricalisme et son juridisme (AS I, IV, p. 142). 3. AS I, IV, p. 192.
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Verbo Incarnato concorporales effecti, quodammodo partici pant et imitantur. Est igitur Ecclesia, ut S. Cyprianus docet, de unitate Patris et Filii et Spiritus Sanctii plebs adunata...1 » C’est apparemment lui qui introduit la citation de Cyprien qui connaîtra par la suite une véritable fortune. Au vu de ce premier débat, tout l’enjeu semble résider dans cette alternative : allait-on affirmer en premier lieu le mystère de l’Eglise ou fixer l’attention uniquement sur son caractère sociétaire, sa dimension visible et extérieure ? En d’autres ter mes, allait-on la définir à partir de la catégorie philosophique de société ou à partir de son mystère ? Ces interventions orales faites in aula étaient complétées par plusieurs animadversiones scriptae qui nous instruisent sur ce qui a conduit à la réappropriation de la perspective trinitaire en ecclésiologie. C’est curieusement par des voies diverses et com plémentaires que se construit, petit à petit et par touches succes sives, la figure trinitaire de l’Eglise : le souci de mieux mettre en valeur le rôle de l’Esprit saint1 2, l’insistance sur le caractère eschatologique de l’Église3, une volonté de retour aux sources bibliques, ce qui conduit à mettre en relief la variété des images de l’Église4, le recours à la trame trinitaire du Symbole des apô1. Cyprien de Carthage, De Or. Dom. c. 23 ; AS I, IV, p. 252. 2. Pour un, Mgr Palacios observe que le schéma néglige de traiter de la mission ne i esprit « anima t^cciesiae eiusque principium unuatis et varietatis... », l’esprit étant «vinculum unitatis in mysterio aetemae Trinitatis, est vinculum unitatis atiam in oeconomia salvifica Dei, participatio aetemi mysterii », (A5 I, IV, p. 414). On pourrait voir aussi l’intervention de Mgr Daem (AS I, IV, p. 450). 3. Mgr Palacios en est un exemple. Après avoir situé l’Église dans une perspective eschatologique, il note que l’Esprit saint conduit l’Église à travers les siècles jusqu’à sa perfection per « Christum ad Patrem et in sinum Trinita tis » (AS I, IV, p. 414). C’est aussi le sens de l’intervention du cardi nal Dopfner (AS I, IV, p. 183-189). 4. Mgr Charue en offre un bel exemple, invitant à retourner à la façon dont Jésus lui-même parlait de l’Église. Aussi, le schéma ne peut se limiter à une seule image mais déployer l’ensemble des images offertes par le Nouveau Tes tament. On obtiendrait ainsi une synthèse « in qua apparebit Ecclesiam esse Mysterium seu Sacramentum ïllius Christi gloriosi, qui charismatice simul et organice civit, operatur régit et vivificat in Ecclesia. Révéra, Ecclesia est domus familiae Dei, in qua cum Christo et in Spiritu clamamus Abba, Pater » (p. 433). Son confrère, Mgr Daem, après avoir souligné l’importance du mys tère pascal et de la Pentecôte, insiste sur le rôle de l’Esprit saint, ce qui le
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très1, l’affirmation de la finalité divine de l’humanité qui retourne au Père*12, etc. Ces multiples approches tendent à affir mer que l’Église introduit les fidèles à la vie divine et constitue elle-même un milieu où on participe à cette vie en communiant au Père, au Fils et à l’Esprit3. La présentation de l’Église comme lieu de la grâce et comme milieu de vie divine (comme sacrement, suivant la catégorie chère aux Allemands) est
conduit à mettre en valeur trois images de l’Eglise : « Ecclesia est populus Dei, populus novus fundatus in sanguine Christi ; est aedificium novum, tem plum Spiritus Sancti cuius faber omnes sua vita implet. Est corpus mysticum Christi, cuius membra functionibus diversificantur sed eandem vitam a capite profluentem possident » (AS I, IV, p. 450). Voir aussi l’intervention du cardi nal Frings (AS I, IV, p. 218-220).
1. Ainsi Mgr Palacios, qui suggère que l’on retourne au mode d’expression des symboles de foi de l’Église primitive, « sicut creatio ut opus Patris, Redemptio ut opus Filii, fidelïbus proponebatur credendum in Ecclesiam ut opus Spiritus Sancti, eiusque dabat profundum fecundumque sensum Ecclesiae : Credo in Spiritum Sanctum, qui est in Ecclesia, communione sanctorum per remissionem peccatorum et resurrectionem camis, in vitam aetemam », (AS I, IV, p. 414). Même chose chez le père Aloisius Severinus Haller, abbé nullius de Saint-Maurice. Pour lui, il faut mettre en lumière le lien entre l’Église et chacune des Personnes de la Trinité (« Cum in n. 1 de connexione inter Deum Patrem et Ecclesiam, in 2. inter Filium et Ecclesiam agatur, in 3 numéro de connexione inter Spiritum Sanctum et Ecclesiam agendum est »), suivant en cela la trame narrative du Symbole des apôtres (Ad 1, IV, p. Duy;. 2. Voir Mgr Schick qui propose un essai de présentation de l’Église dans son mystère à partir de l’épître aux Éphésiens, ce qui le conduit à affirmer la dimension trinitaire de l’Église : « Ecclesia est porta aperta, via liberi accessus pro omnibus ad Patrem per Filium in uno Spiritu (2, 17. 18) » (AS I, IV, p. 558). Voir aussi Mgr Guano qui met l’accent sur la relation entre le Christ à son Père. Le Christ est celui par qui et en qui le monde est offert au Père et retourne à lui, l’Église participant et continuant le sacerdoce du Christ qui s’offre au Père : « Inter totius Ecclesiae munerapraeeminens videtur [...] eius sacredotium, participatio et continuatio Sacerdotii Christi. Simul autem, cum Christo ipsi Ecclesiae competit ut sit oblatio munda Deo Patri oblata » (AS I, IV, p. 505). 3. Voir en particulier l’intervention de Mgr Pierre Boillon : « Christus, ut Caput Ecclesiae, est Christus Redemptor et Salvator, quo membra vitam totius Trinitatis participant per gratiam, secundum hoc loannis in cap. 17 : “Ut omnes unum sint, sicut tu Pater in me et ego in te, ut et ipsi in nobis unum sint...” » (AS I, IV, p. 427). Voir aussi celle de son confrère, Charles de Provenchère : « Ecclesia, medium salutis, sed imprimis ‘domicilium’ gratiae, in habitatio trium Personarum Divinarum » (AS I, IV, p. 460). Voir enfin Mgr Guano :
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d’ailleurs poussée plus loin par Mgr Nguyen-van Hien qui pro pose de définir l’Église comme une famille dont les fidèles deviennent fils par adoption par leur participation au corps et au sang du Christ. « His attends, mihi videtur Ecclesiam Dei ita definiri posse : Ecclesia Dei at quam omnes homines sine exceptione invitantur, est Familia divino-humana in qua membra, sub communi Pâtre caelesti, ex meritis Salvatoris Christi, sub impulsum Spiritus Amoris, adoptivi filii Dei in Filio ejficiuntur - inchoative quidem iam in terris sub apostolorum ministerio, duce Petro (Ecclesia militans) - ac definitive in caelis, in domo Patris in qua mansiones multae sunt (lo 14, 2) (Ecclesia triumphansf », « In hac familia, inter membra circuit sensus familialis qui est Spiritus amoris. Ipse enim Spiritus Sanctus Filium hominis, Primogenitum in multis fratribus, Primitia omnium creaturarum, nostrum fratrem, in sua vita mortali, in omnibus manducens, discipulus promissus est ut Spiritus veritatis, coram tribunali persecutorum pro eis locuturus : “Qui filii Dei sunt, Dei Spiritu agunlur', in quo clamamus Abba, Pater2 ». Plus déterminant pour la suite, sans doute, les remarques écrites des Conférences épiscopales d’Allemagne et d’Autriche sur lesquelles il faudra revenir quand nous explorerons les sché mas alternatifs.
Premier bilan des discussions. Nous n’avons pas craint d’être long dans l’examen de ce pre mier débat auquel on prête généralement peu d’attention car l’étude synoptique des diverses rédactions qui ont conduit à Lumen gentium indique clairement que l’introduction de la perspective trinitaire dans le schéma intervient à la suite de la pre mière discussion in aula (décembre 1962), le basculement ayant heu entre la mi-décembre 1962 et la mi-février 1963. C’est l’examen attentif de ce court débat qui nous permet de décou « Ecclesia tandem, et in ipsa et per ipsam christifideles, de vita vivit Christi : tota pervaditur mysterio amoris Patris, Filii, Spiritus Sancti, tota in mysterio vitae divinae immergitur » (AS I, IV, p. 505). 1. AS I, IV, p. 515. 2. Ibid., p. 514.
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vrir non seulement quelle est l’origine de cette proposition, mais surtout de comprendre quelle fin on poursuivait en intro duisant cette perspective trinitaire et au nom de quoi elle a été introduite. Au terme de ce parcours, on peut conclure que l’introduction de cette perspective représente d’abord et largement, il faut en convenir, une réaction au schéma proposé aux Pères et, plus lar gement, à l’ecclésiologie des manuels des derniers siècles. -réaction à une ecclésiologie sociétaire et juridique (De Smedt, Liénart) et, plus largement, au caractère unilatéral, apo logétique, scolastique et non œcuménique et « non pastoral » du schéma1. - réaction à une présentation qui réduit l’Église à cet orga nisme visible ou à ses aspects extérieurs (Alfrink). -réaction à une ecclésiologie dont toute l’attention porte sur l’appartenance à l’Église (un De membris) ne donnant qu’une solution juridique à cette question (Dôpfner, Liénart, Marty). - réaction à une ecclésiologie qui conçoit l’Église comme un moyen de salut pour des individus et qui induit une conception individualiste du salut. - réaction à une ecclésiologie qui identifie de manière trop étroite le corps mystique et l’Église romaine (Liénart1 2, Frings, Boillon3, Ghattas4, Montini5, Hakim, Martin, Tountoungy6) et oui rend impossible le dialogue œcuménique (Liénart, De Smedt) et la possibilité de penser le salut de tous les autres êtres humains. 1. D’Avack, AS I, IV, p. 148-150 ; Bea, p. 227-230 ; Van Cauwelaert, p. 156-158 ; Blanchet, p. 233-235. 2. Le corps mystique s’étend plus largement que l’Église militante. 3. Celui-ci souligne que l’exposé sur le Corps du Christ est fait selon Bellarmin, aujourd’hui abandonné - qui n’est pas identique avec celui des Pères et de Thomas d’Aquin. De la théologie paulinienne, on assume les éléments extérieurs et sociaux, mais non suffisamment les éléments sotériologiques et christologiques (AS I, IV, p. 427). 4. « L’Église ne s’identifie pas avec la seule Église romaine, mais est cons tituée de l’ensemble des Églises en union avec celle de Rome » (AS I, IV, p. 376 et 377). 5. Celui-ci souhaite que l’identité de l’Église romaine avec le corps mysti que soit approfondie (p. 294). 6. L’Église romaine ne s’identifie pas avec le corps mystique et les Églises orthodoxes sont de véritables Églises.
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- réaction devant le manque de référence à F Écriture sainte (Dôpfner). Ma première conclusion serait donc, en regard du projet de recherche qui est conduit à l’institut catholique de Paris sur le renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, d’affirmer que l’entrée du motif trinitaire en ecclésiologie ne constitue pas simplement le passage, la transposition ou la retombée du renouveau de la théologie trinitaire dans le champ ecclésiologi que, mais représente un effort propre au domaine ecclésiolo gique qui tente lui aussi de se renouveler, de diverses manières, depuis la fin du XIXe siècle. Toutefois, ce motif n’est pas suffisant, car la réaction à l’ecclésiologie sociétaire et juridique aurait pu emprunter d’autres voies, comme cela a été le cas aux xixe et xxe siècles, notamment chez les membres de l’école de Tübingen où du Collège romain et chez Newman. Au-delà de la réaction, il faut donc examiner attentivement la proposition que l’on fait en vue d’en arriver à un dépassement de cette ecclésiologie. Positive ment, on y parvient en faisant appel à la notion de mystère (Marty, Charue, Hengsbach1, Suenens12, Liénart3 et Guano4) ou à la dimension mystique de l’Église qui, du coup, introduit au dessein de salut de Dieu et au déploiement de l’économie de la Rédemption ou de la divinisation de l’homme en Christ et par l’Esprit. J-jàjL
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visible) de l’Église ou sur sa dimension spirituelle, on fait une plus large place à l’Esprit saint5. Ces deux mouvements (consi dération du dessein de salut du Père et plus grande considéra tion du rôle de l’Esprit) font évoluer l’ecclésiologie du « christomonisme » qui la caractérisait, à son insertion dans « l’histoire trinitaire de Dieu » pour reprendre l’expression de Pannenberg. 1. AS I, IV, p. 254. 2. « In primis a nobis dicendum est quid sit Ecclesia ipsa, utpote mysterium Christi viventis in suo Corpore Mystico » (AS I, IV, p. 223). 3. L’Église est plus qu’une société humaine, elle est vraiment un grand mystère qui nous a été révélé par l’Esprit saint. Ce mystère ne doit pas seule ment être étudié en suivant le droit, mais surtout dans la foi, l’amour et la dévotion. Voir AS I, IV, p. 126 et 127. 4. AS I, IV, p. 504 et 505. 5. Palacios, AS I, IV, p. 413-415 ; Daem, p. 449 et 450.
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On met aussi en avant la proposition d’une ecclésiologie qui procède d’une réflexion sur ses origines (le dessein de Dieu le Père : Marty) et sur sa fin (dimension eschatologique1). On situe l’Église dans son rapport au Royaume (Kônig). Du coup, on passe d’une conception de l’Église comme moyen de salut pour des individus à la considération du rôle de l’Église dans le dessein universel de Dieu. C’est dans ce contexte qu’émerge la question de l’unité du genre humain et de la signification de l’Église pour le salut des non-croyants et des non-baptisés (Kônig). On pense alors l’Église comme « grand sacrement du salut pour le monde » (Kônig) ou comme signe érigé au milieu des nations (Daem). D’autres feront valoir le caractère épiphanique de l’Église (Ancel), les éléments extérieurs contribuant à en révéler le mys tère. On fait davantage appel aux notions de grâce et de charisme qu’à celles de la potestas et de la juridiction, et on abandonne une attitude de sacralisation des formes institutionnelles de l’Église au profit d’une plus grande ouverture à Vaggiomamento et au renouveau de l’Église. Finalement, on insiste sur le fait que cette présentation de l’Église, si elle veut prendre ses distances par rapport à la théo logie des manuels qui valorise le droit comme discipline et les notions juridiques comme outil conceptuel, doit être renouvelée à partir des sources bibliques1 2 et patristiques3 et de la pensée orientale (Hakim). Aussi, si le motif trinitaire n’est pas massivement présent, il n’est cependant pas totalement absent (Marty). On le trouve surtout dans les animadversiones scriptae qui pouvaient être envoyées jusqu’au 28 février 1963 (en particulier celles de Mgr Charrue) et dans celles d’un groupe d’évêques français ras semblés autour de Mgr de Provenchères et, surtout, dans les observations des évêques de langue allemande. Il est introduit notamment en reprenant les choses à partir du Symbole des apôtres, comme le fera Mgr Palacios (voir aussi Haller). On le retrouve de manière décisive chez Mgr Vairo. 1. 2. 3. 389 ;
Marty, Kônig, Daem, Florit, AS I, IV, p. 299 ; Beck, AS I, IV, p. 420. Chaîne, AS I, IV, p. 432-434. Hakim, AS I, IV, p. 359 ; Frings, p. 218-220 ; Bea, p. 229 ; Volk, p. 386Dôpfner, p. 184.
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DES ÉLABORATIONS SYSTÉMATIQUES CLAIREMENT TRINITAIRES
À la suite du premier débat in aula, on s’achemine vers de nouvelles élaborations systématiques qui intégreront les diver ses propositions (et réactions) et qui ont en commun de mettre en valeur une perspective trinitaire. En effet, au cours des mois de décembre 1962 et de janvier 1963, divers projets sont mis en circulation, tous comptant un chapitre De Ecclesia mysterio, comme c’était déjà le cas du schéma Philips distribué aux Pères en novembre 19621.
Les schémas alternatifs. Ce travail systématique commence en fait dès le mois de novembre 1962. En effet, parallèlement aux travaux des Pères, des théologiens (en lien avec des groupes d’évêques) s’affairent à rédiger des schemata alternatifs12. Le schéma Philips, premier en date, n’adopte pas encore, au moins dans sa première et deuxième version (octobre et novembre 1962), une structure tri nitaire dans son chapitre inaugural (De Ecclesiae mysterio)3. Celui-ci devait être suivi de plusieurs autres (français4, alle 1. Il s’agissait alors d’un schéma alternatif demandé par le cardinal Suenens, distribué aux Pères une journée avant la distribution du schéma officiel. On en connaît trois versions. La première est d’octobre 1962. Le schéma est réélaborée en novembre, avec l’aide de McGrath, Congar, Rahner, Sem melroth, Lécuyer et Colombo. La troisième version est de février 1963. Sur le schéma Philips, voir J. Grootaers, « Le rôle de Mgr Philips à Vatican H », dans Ecclesia a Spiritu sancto edocta, p. 356 et 357. 2. Ces textes alternatifs sont publiés dans la synopse G. Alberigo et F. Magistretti, Synopsis historica, Bologne, Istituto per le Scienze religiose, 1975, p. 381-428. 3. Ce n’est qu’en février 1963 que G. Philips récupérera du schéma chilien le paragraphe concernant l’Esprit saint. 4. En plus de sa publication dans les AS II, I, p. 468-471 et p. 489-499, ce schéma a été publié, avec peu de variantes, en pièces détachées dans Études et documents. Pour la partie qui nous intéresse ici, rédigée par J. Daniélou et G. Philips, on verra « Le mystère de l’Église », Études et documents, 8 février 1963. Le point de départ est toujours le dessein du Père, mais la structure du chapitre premier n’est pas trinitaire.
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mand1, chilien, sans compter le schéma Parente - qui conserve la perspective christologique classique1 2 - et celui de Mgr Elchinger3). Ce n’est que petit à petit que cette structure s’imposera et, au plan systématique, on la retrouvera pour la première fois dans le schéma des évêques de langue allemande et, par la suite, dans le schéma chilien et français. Il vaut la peine de s’arrêter un moment sur le schéma alle mand. On a vu plus haut que les évêques de langue allemande (Allemagne et Autriche) avaient proposé à la Commission doctrinale des animadversiones très détaillées suivies d’un schéma alternatif. Leur rejet du premier schéma proposé à la discussion des Pères conciliaires s’accompagnait donc de pro positions qui nous acheminaient vers les élaborations à venir et on peut certainement dire qu’il s’agit du premier schéma construit de manière aussi systématique4. Non seulement ils constatent « quae in S. Scriptura vaneque in uno conceptu componi potest », mais ils insistent pour que le document traite « de sacramentalitate, de relatione Ecclesiae ad regnum Dei, de chraracterae eschatologico Ecclesiae, de Ecclesia ut realita historica, de interno sensu structurae hierarchicae Ecclesiae, de relatione inter misterium et charismata et multa alia5 ». Le plan de VAdumbratio schematis des évêques de langue allemande6 est clairement structuré de manière trinitaire : un 1. Voir AS, I, IV, p. 608-639. Pour une reconstruction historique de ce texte, on verra l’excellente étude de G. Wassilowsky, Universales Heilssakrament kirche. Karl Rahners Beitrag zur Ekklesiologie des IL Vatikanums, Innsbruck, Tyrolia, 2001, p. 279 s. L’auteur qui a travaillé à partir des archives Rahner a répertorié 12 versions de ce texte et présente la synopse de 4 versions successives. 2. L’image du corps mystique occupe toujours la position centrale et elle est la seule qui soit réellement développée. 3. Voir AS H, I, p. 508-518. Ce schéma n’est pas publié dans la synopse Alberigo-Magistretti. La première partie, sur le mystère de l’Église, se cons truit autour de YEcclesia de Trinitate. On y trouve la citation de Cyprien qui passera dans le schéma final. 4. Celui de Mgr Philips avait tenté de récupérer tout ce qui était possible du schéma Tromp, si bien que son unité en souffrait un peu. 5. AS I, IV, p. 603. 6. « Adumbratio schematis constitutionis dogmaticae “De Ecclesia ” seu proposottio positiva quomodo schéma de Ecclesia emendari et compleri possit. »
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Prologus trinitaire1 présente l’Église dans l’économie du salut en situant l’Église dans le dessein du Père et en la rapportant à la mission du Père et du Fils1 23. L’idée sous-jacente est que l’humanité bénéficie d’une unité qui est dans le dessein de Dieu, unité réalisée en germe dans l’incarnation, la mort et la résurrection du Fils et portée à son achèvement par l’Esprit. L’Église apparaît alors comme le terme de l’action de la Trinité qui s’unit le genre humain et comme le sacrement universel de cette unité qui constitue le salut. L’Église est déjà la commu nion de ceux qui, dans l’Esprit saint, en ces jours qui sont les derniers, sont faits Fils de Dieu et enfants du Père. Ce Prologus, qui présente le Christ comme oint par le Père dans l’Esprit et fait aussi mention de la Pentecôte, est suivi d’un chapitre premier intitulé De Mysterio Ecclesiae qui compte six articles (3. Novus Adam - novum genus humanus, 4. Ecclesia populus Dei, 5. « Ecclesia » templum seu domus Dei.in Spiritu Sancto aedifîcata, 6. Ecclesia Corpus Christi, 7. Ecclesia peregrinans in terris et Ecclesia caelestis, 8. Aspectus generaliores Ecclesiae ex Sacra Scriptura deducttf. Ainsi ce schéma pour 1. Suivant les versions, on trouve ou non un paragraphe consacré à l’Esprit saint. La première version date de la mi-décembre 1962 et tient compte des critiques de Schillebeeckx et de celles de Rahner et du premier schéma Philips. La deuxième version est le fruit d’une collaboration d’un groupe de théoloÉ'ïvaio aixviiicuiuo v. v oia, uniuuuivi, ouiiuiivuuui, ix-aiiiici, oviuiiaua, ix.r>nrrciit
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l’attrait pour le courant de théologie narrative. Il importerait que ce récit soit historiquement « vrai » ou « véridique » (qui peut être attesté), mais cela se révèle rapidement impossible car la « Trinité » ne se présente pas. Pourtant, le caractère spectral de ce qui aurait disparu et ses ruines permettent de déceler ce que Y épistémè moderne avait recouvert partiellement grâce à diverses stratégies : les entreprises patristiques et médiévales en 1. Pour une description de cet épistémè ruiné, voir M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 21 et 22 : « L’histoire continue, c’est le corrélât indispen sable à la fonction fondatrice du sujet : la garantie que tout ce qui lui a échappé pourra lui être rendu ; la certitude que le temps ne dispersera rien sans le res tituer dans une unité recomposée ; la promesse que toutes ces choses mainte nues au loin par la différence, le sujet pourra un jour - sous la forme de la conscience historique - se les approprier derechef, y restaurer sa maîtrise et y trouver ce qu’on peut bien appeler sa demeure. »
NOUVELLES LECTURES
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les délestant des protocoles de lectures autorisés par les « renouveaux » de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle. Cela provoque des contorsions conceptuelles et linguistiques. Cette écriture est telle à cause de la nature « parasitique » des gestes postmodemes marqués par Derrida1 : il est impossible de tenir un discours philosophique prétendant rompre avec la tradi tion occidentale sans recourir, pour ce faire, au langage de cette même tradition. Mais il est tout aussi impossible de ne pas s’y retrouver différant d’avec elle-même en prétendant la continuer ou la répéter. A la charnière des deux, s’organise une « inter prétation performative, c’est-à-dire, une interprétation qui trans forme cela même qu’elle interprète1 2 ».
Aux bords : agacements anti-hégéliens et agencements encore hégéliens. On pourrait être surpris du rapprochement, dans un seul geste, du postmodeme continental et de l’analytique angloaméricain, deux postures philosophiques qui ne se fréquentent guère et qui entretiennent une guerre épistémologique, institu tionnelle et, parfois même, médiatique. Pourtant, il importe de rappeler qu’à l’origine, il y a un geste commun, le refus de la systématique hégélienne et de ses rejetons. Cela est clair avec Dnrcnll
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présent chez Husserl et Heidegger qui auront marqué bien des philosophes postmodemes, en France et aux Etats-Unis... qui n’ont pourtant pas cessé de se désempêtrer d’avec Hegel. Or, les discours théologiques sur la Trinité, après avoir largué Tho mas d’Aquin comme matrice textuelle, auront largement puisé - et puisent encore abondamment - dans l’héritage hégélien ou demeurent autant hanté par Hegel que certain anti-hégélianismes peuvent l’être encore, sans toujours s’en rendre compte. 1. Sur le rapport de Derrida avec la tradition, voir D. Kambouchner, « Iro nie et déconstruction. Le problème des classiques » dans : M. Crépon, F. Worms (dir.), Derrida, la tradition de la philosophie, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2008, p. 45-63. À propos de sa « langue », voir A. Badiou, « Derrida ou l’inscription de l’inexistant » dans : M. Crépon, F. Worms (dir.), p. 171-181. 2. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Éd. Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1993, p. 89.
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Ce rapprochement entre les deux courants philosophiques peut aussi être envisagé à partir d’un déplacement qui a lieu aux frontières de la philosophie et de la théologie, déplacement remarqué tant du côté analytique que postmodeme ou continen tal, sans qu’on doive trop rapidement et nécessairement crier au « tournant théologique ». Ainsi, il faut voir que ce qui est désor mais désigné « théologie philosophique » (philosophical theo logy) ne se laisse pas reconduire sans reste à ce qui fut appelé, depuis le xvme siècle surtout, « théologie naturelle ». Cette nou velle théologie philosophique est directement héritière d’options des systématiques idéalistes allemandes du xixe siècle qui n’hésitaient pas à jouer à ces frontières. Norman Kretzmann signale ainsi la différence : J’utilise l’expression « théologie philosophique » dans un sens qui semble en passe de devenir habituel, un sens qui la distingue de la théo logie naturelle, soit l’autre sorte de théologie qui a été pratiquée par les philosophes. La théologie naturelle peut être large ou stricte quant à ses critères pour les prémisses admissibles, mais sa caractéristique spécifi que est son refus d’admettre comme prémisse toutes les suppositions doctrinales qui ne sont pas aussi accessibles à l’observation et à la raison. Les tenants de la théologie naturelle expliquent qu’elle s’impose ces res trictions afin d’affirmer qu’elle peut administrer une preuve. La théolo gie philosophique partage les méthodes de la théologie naturelle au sens large -i.e. analyses et argumentations en tous genrés acceptables In
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par la théologie naturelle quant aux prémisses. En particulier, la théolo gie philosophique accepte en guise de prémisse les propositions doctri nales qui ne sont pas d’emblée accessibles par l’observation et la raison. [...] Un théologien philosophique engagé dans un tel raisonnement met à l’épreuve la cohérence des propositions doctrinales, développe leurs implications, tente de les expliquer, découvre leurs liens avec d’autres propositions doctrinales et ainsi de suite, sans la prétention d’offrir des preuves comme celles qu’on croit disponibles en théologie naturelle.1
Ce geste comprend une certaine affinité avec ce que propose Jean Greisch, plus proche du versant postmodeme : « Peut-être les conditions postmodemes permettent-elles une nouvelle rela tion aux sources non philosophiques de la philosophie, une rela tion différente de celle caractéristique de la modernité. Cela ne 1. N. Kretzmann, « Reason in Mystery », dans : G. Vesey (éd.), The Philosophy in christianity, Cambridge, Cambridge Press, 1989, p. 15 et 16.
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signifie pas nécessairement que la philosophie doive être “rethéologisée”, ce qu’on suspecte certains philosophes de faire1. » La différence entre ce que pratiquent Kretzmann et Greisch tient à la présence ou non d’un moment herméneuti que : évacué ou presque par le milieu analytique, ce moment est incontournable pour Greisch et LaCugna1 2.
(S)aborder la Trinité à partir de la philosophie. Recommençons autrement et abordons trois champs, le ques tionnement, les relations, la personne, avant de poser deux jalons : les strates deleuziennes et l’être-avec nancyen. Questionner.
Quelles questions poser ? Qu’est-ce que la « Trinité » ? Qu’est-ce qu’un « de la Trinité » ? Faut-il en chercher ainsi l’« essence » ? On pourra et on aura choisi de déplacer la ques tion vers « Qui » est la Trinité ? Du « quid » au « quis », on passe de la substance à la subjectivité, comme si cela réglait le pro blème : de T impersonnalité d’un « Dieu »-substance première, fondateur tout-puissant d’un ordre, ordonnateur d’un monde mar qué par sa « Loi », au caractère personnel d’un « Dieu »-Sujet absolu choisissant de faire alliance, de sauver, représentant déjà, en soi l’impcriapcc de l’être av°c i’âtrv»_^r>_T,AiQtir»n X/Toîe peut-être importe-t-il de déplacer cela aussi pour éviter des impasses de la subjectivité telle qu’elle aura été explorée dans les sillages de l’« ego » (cartésien ou non), de la « personne » (telle que pensée en modernité). Dans ce cas, quelles questions poser ? Dès 1967, Deleuze démultipliait le questionnement en : « Combien ? Qui ? Où et quand ? » Cela lui permettait de dessiner un ensemble de déter minations : des champs d’individuation, des séries de différen ces intensives, de couplages, de dynamismes, etc.3. Stanislas 1. J. Greisch, «Idipsum. Divine Selfhood and the postmodem subject», dans : J. D. Caputo, M. Dooley, M. J. Scanlon (éd.), Questionning God, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 2001, p. 249. 2. C. M. LaCugna, « Philosophers and Theologians on the Trinity », Modem Theology, 2/3, 1986, p. 172 et 173. 3. G. Deleuze, « La méthode de dramatisation », dans Bulletin de la Société française de philosophie, séance du samedi 28 janvier 1967, p. 89 et p. 95.
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Breton, qui assistait à la conférence, insistait sur la nécessité de conserver la question « Qu’est-ce ? » en tant que fonction régu latrice ouvrant un espace où circulent les questions heuristiques proposées par Deleuze1. Pourtant Deleuze résiste : Je ne suis pas sûr que ces deux types de questions puissent être réconciliés... Les deux types de questions me semblent impliquer des méthodes qui ne sont pas conciliables... L’autre type (Combien...) découvre toujours d’autres masques derrière un masque, des déplace ments derrière toute place, d’autres « cas » emboîtés dans un cas12.
Le régime anti-essentialiste deleuzien est intéressant à dou ble titre. A propos « de la Trinité », il fait ressortir les variations dans le questionnement et ses modalités là même où, tradition nellement, on a été attentif à la similarité des réponses, sans prendre en compte que la « même » proposition pourvoyait une réponse à des questions différentes. A propos de la « Trinité », éviter l’approche par le « quid » met en lumière les entrelacs différenciés à l’œuvre pour énoncer et donner à croire la « Tri nité » : par exemple, les mêmes questions ne sont pas posées à propos du Fils et de l’Esprit pour établir leur caractère « per sonnel » et ces questions renvoient aux différences bibliques. Ainsi, le «combien» et le «jusqu’à combien» deviennent structurants pour penser la « Trinité » sans que cela puisse être généré par une « essence » divine, de même que le « quand » puisque, traditionnellement, l’ordre de génération a importé à propos de la « Trinité ». Conjuguer des relations au temps de la différence.
« Il n’y a guère que les Anglais et les Américains pour avoir libéré les conjonctions, pour avoir réfléchi sur les relations3. » Cette phrase signée « Deleuze » est provocante. D’autant qu’elle surgit dans le contexte d’un déclassement de métaphy siques de l’être en faveur de l’empirisme, du rejet de l’impérialisme du verbe « être ». Elle l’est encore plus pour servir à propos « de la Trinité », réalité - si c’en est une - qui n’est 1. S. Breton dans : G. Deleuze, p. 114 et 115. 2. Ibid. 3. G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Paris, Flammarion, « Champs », 1996, p. 71.
coll.
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guère « empirique », objet d’expérience et qui a été, depuis le début, l’occasion de bien des traitements métaphysiques où jouèrent à plein les relations et les conjonctions. Pointant vers l’empirisme britannique et les développements analytiques, la phrase deleuzienne est cependant partiellement injuste. Elle ne permet pas d’inclure, sur le versant postmodeme, le travail de Derrida sur la conjonction « et » dans le sillage de Husserl et les travaux de Nancy sur l’« avec » qui ont suivi1. Ces travaux ont l’avantage de permettre un arrimage, à l’ère de la disjonction, à « de l’identique, du même, de l’un - de l’être compris comme un et comme étant (comme un-étant).12 », donc aux marges ou dans l’écartèlement d’une certaine tradition métaphysique occidentale. Dépersonnaliser, désubjectifier la Trinité.
On aura beaucoup dit sur le passage de la Substance au Sujet comme constellation de concepts pour penser la Trinité. En cela on aura encore été hégélien. Mais là n’est pas le problème. On aura tenté de maintenir la notion de « personne » dans ce contexte du « sujet » moderne, ce qui ne va déjà pas sans certai nes tensions, surtout lorsque le sujet et la personne sont pensés, comme cela est devenu une évidence indiscutée, à partir de la notion d’autocommunication3. Or, dans l’orbite postmodeme. on demande ce qui vient après le sujet4 ? Qui vient donc après la « personne », sujet autonome de discours et d’amour ? Com 1. J. Derrida, « Et cetera... », dans : M.-L. Mallet, G. Michaud (dir.), Cahier de l’Heme Derrida, n. 83, Paris, Éd. de l’Heme, 2004 ; J. F. Cour tine ; « L’ABC de la déconstruction », dans : M. Crépon, F. Worms, Derrida, la tradition de la philosophie, p. 11-26 ; J.-L. Nancy, « Conloquium», Pré face à R. Esposito, Communitas : origine et destin de la communauté, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Cahiers du Collège international de philosophie », 2000, p. 3-11 ; Id., La Pensée dérobée, Paris, Éditions Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, ,p. 115-121. 2. J.-L. Nancy, « Les différences parallèles. Deleuze et Derrida », dans : M. Crépon, F. Worms, Derrida, la tradition de la philosophie, p. 201. 3. J. Hensley, « Trinity and Freedom. A Response to Molnar », Scottish Journal of theology, 61/1, 2008, p. 92. 4. E. Cavada, Who cornes after the Subject ?, Londres-NY, Routledge, 1991, 256 p.
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ment la « personne » est-elle devenue cela ? Vieux problème, problème qui devient encore plus virulent lorsque l’idée de « per sonne » est doublée par ou avec celles de « père » et de « fils », elles-mêmes (sur-)chargées en modernité, surtout depuis cer tains tournants psychanalytiques. Et le retour à la Bible ou à la tradition patristique n’est pas une solution puisqu’il y a là aussi décalages à cause d’inscriptions dans des gestes sociaux et des institutions de sens qui demeurent assez étrangères à nos modes de penser et de vivre. Dans ce contexte, une dépersonnalisation de la Trinité a lieu sur les deux fronts1. Du côté analytique, le travail remonte à Hob bes et Locke. Tant dans le monde analytique que dans celui des sciences cognitives, les discussions sur la personne se déroulent encore aujourd’hui dans le cadre des options lockienneshumiennes, elles-mêmes emportées par les déplacements hobbésiens12 et des rapports complexes aux arguments de Malebranche. La « notion » de personne est désormais portée soit par la capa cité à l’autoréflexion, soit par la matrice de la représentation et de la reconnaissance. L’impact sur la Trinité se fit déjà sentir dans les querelles des xvne et xvme siècles en Angleterre entre les unitariens et les trinitariens. Comme le montre Philippe Crignon, c’est à l’intérieur du courant trinitarien que les problèmes de défi nition de la personne s’avèrent un véritable lieu de déplacement, voire d’extinction même de la réflexion sur la Trinité. Un bel exemple est constitue peu les dialogues de Berkeley uiùtüles Alciphron or the Minute Philosopher. A un point du septième dialogue, il s’agit de déplacer la méthode philosophique vers le théologique : le nœud du problème reste la capacité de bien défi nir un terme... mais aussi de faire voir, du côté de Berkeley, qu’il 1. Et cela aura été concomitant avec une «personnalisation» du Dieu même de la foi par opposition au dieu supposé « froid » des philosophes. Du coup il y avait redondance avec la personnalisation trinitaire. D’autant plus que le concept de personne alors mis en scène ne correspond pas exactement déjà avec ce qui pourrait être requis pour « de la Trinité ». Voir A. Peperzak, « Religion after onto-theology », dans : M. A. Wrathall (éd.), Religion after Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 109-111 : «I do agréé that modem, and to a certain ail, concrète attempts at ontology and ontotheology hâve (at least partially) failed because they were not capable of clarifying what and how persons are. » 2. Voir l’étude de Ph. Crignon, « L’altération du christianisme. Hobbes et la Trinité », dans Les Etudes philosophiques, avril 2007, p. 235-264.
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est possible de conserver un terme même s’il n’en existe pas de définition ou d’idée claire et d’oser construire des théorèmes et des propositions évidentes sur lui1. Berkeley fait alors un paral lèle entre la notion de force en science et celle de personne pour la discussion sur la Trinité1 2, en marquant la nécessité de quitter le terrain intenable de la scolastique qu’on risque toujours de confondre avec le christianisme34. Dans les discussions analyti ques actuelles, on conserve le même souci de clarifier le vocabulaire-idées mais on ne se contente plus du « un certo che... un non so che* » dont se satisfaisait Berkeley et on part à creuser l’idée de « consciousness » qu’invoque Alciphron et qui ouvre une longue section sur la notion de personne pour aboutir à une autre question de la controverse analysée par Crignon : pourquoi s’empêtrer dans ces discussions inutiles et absentes du Nouveau Testament5 ? Pourtant, malgré ces appels à la disparition d’un terme flou et instable, malgré les affinités entre la discipline wittgenstei1. G. Berkeley, Alciphron, or the minute philosopher, in The Works of George Berkeley, vol. ni, T. E. Jessop (éd.), Londres, Thomas Nelson, 1967, p. 295. Voir ibid., p. 296 : « N’admettrons-nous pas la même méthode d’argu menter, les mêmes règles de logique, de raison et bon sens, afin d’arriver à des résultats dans les choses spirituelles et dans les choses corporelles, dans celles de la foi et de la science? Et n’userons-nous pas de la même candeur et il cKiiiiCLLLMild-iiOUd puo iüi> liAvlAlCc»
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Dieu et les inventions humaines?... Car d’autant que je vois que les philoso phes ne peuvent être sans préjugés et parti pris, ou qu’on dit d’eux qu’ils pèsent les choses dans une même balance, qui tiendra à la doctrine de la force et rejettera celle de la grâce, qui admettra l’idée abstraite du triangle et, en même temps, ridiculisera la Sainte Trinité. [...] Je ne m’étonne pas que tu pen ses ainsi, puisque que tu maintiens qu’aucun homme ne peut donner son assen timent à une proposition sans percevoir ou réunir dans son esprit les idées distinctes indiquées par les termes de celle-ci. » Voir J. Milbank, « The Second Différence : for a trinitarianism without reserve », dans Modem theology, 2/3 (1986), p. 222. 2. G. Berkeley, Alciphron, or the minute philosopher, dans The Works of George Berkeley, vol. IB, T. E. Jessop (éd.), Thomas Nelson & Sons Ltd, Lon dres, 1967, p. 297. Déjà cela s’approche d’une idée pratique de type kantien. Et au cœur de cela, il y va de la notion de « personality ». Cela revient en page 298 à propos de l’usage de personne pour le Christ et pour la Trinité. 3. Ibid., p. 300. 4. Ibid, p. 295. 5. Ibid, p. 301.
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nienne à propos de la notion de « personne » et les théologiens qui ne se laisseraient pas fasciner par les tournants liés à l’inté riorité et la conscience1, la « personne » demeure, on s’y tient et on s’en tient à répéter les termes et leurs définitions du xvme siècle ou leur traduction en langage postkantien. À preuve, le livre de D. Brown, The Divine Trinity, régi par une argumentation analytique mais qui ne serait pas attentif à la grammaire la rendant possible et à la spécificité du cas de « Dieu »1 23. Sans complexe, il y présente la « Trinité » comme « three “entities ” endowed with three distinct centres of consciousness, each with its own distinctive mental content’ » - trois subjectivités séparées - possédant chacune une « histoire men tale différente4 », des pouvoirs séparés5 et qui sont « more like a family than an individual67». En ce sens, il dit se réclamer plus du modèle cappadocien (Plurality Modeï) que du modèle augustinien (Unity Model)1, au nom de la kénose dont il produit 1. F. Kerr, p. 229 : « Tout au long de ce livre, j’ai suggéré que les théolo giens sont bien placés pour comprendre Wittgenstein. Non seulement ils tire ront profit de la discipline qu’il pose à ce qu’on dit de la notion de personne », mais ils pourront ne pas s’en tenir aux paramètres symptomatiques signés « Rahner » (ibid. p. 22 et 23) et pourront entreprendre un travail sur les gram maires qui sous-tendent de manière souterraine les doctrines sur la Trinité. À propos de la critique par Wittgenstein de la notion « personne », voir J. BouJ.rj.j’ i,iU-C b Ui/i/Ci i>Ui UC •
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chez Wittgenstein, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1987, 734 p. 2. K. Surin, « The Trinity and philosophical Reflection : a study of David Brown’s The Divine Trinity », Modem Theology 2/3, 1986, p. 239. Malgré toutes les réserves de Surin, il considère cet ouvrage comme important. De plus, chose rare dans ce milieu, D. Brown fait une place au Nouveau Testa ment (Ibid., p. 252). Pour une autre tentative, plus achevée peut-être, voir R. Williams qui, dans le sillage de McKinnon, tente une reprise générique du langage trinitaire à partir de Jésus-Dieu. Il revisite les structures néotestamen taires ayant servi de matrices aux discours trinitaires sur un mode postméta physique (au sens continental) marqué par l’ontologie (au sens de la philosophie analytique, soit la logique des propositions, le débat entre idéa lisme et réalisme, etc.) : R. Williams, On Christian Theology, Oxford, Blac kwell, 1999, p. 148-165. 3. D. Brown, The Divine Trinity, London, Duckworth, 1985, p. 289. 4. Ibid., p. 287. 5. Ibid., p. 293. 6. Ibid., p. 251. 7. Ibid., p. 301.
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un modèle détaché de la tradition : « The incarnate Person i$ successively God, man, and God again, rather than simultaneoulsy God and man as on the Chalcedonian Two-Natures mode!1. » Du coup, coupé de la tradition théologique et de l’herméneu tique, ce travail, au nom de la logique et de la cohérence, devient irrecevable en théologie. Ainsi, par exemple, les propo sitions de P. Forrest dans « Divine fission : a new way ofmoderating social trinitarianism », dont l’argumentation est typique et qui illustre les limites du régime analytique pris en lui-même, tout en grossissant des traits présents ailleurs, dans des discours orthodoxes mais dont les tenants et aboutissants logiques ne sont pas pris en compte1 2. En discussion critique avec Swinbume (qui maintient que la Trinité pourrait s’annihiler - chaque Per sonne étant toute-puissante et capable d’anéantir les deux autres - mais que cela est rendu métaphysiquement impossible à cause de la présence, en Dieu de l’attribut de la bonté), on parvient, en tenant à la théorie logique de Geach de l’identité relative, à un avènement trinitaire en Dieu : Comme Swinbume, je vais prendre pour acquis que la Trinité advient et qu’avant qu’elle n’existe Dieu était ce que j’appelle le Dieu primordial, une seule et unique Personne divine. Selon ma conception des choses, Dieu change radicalement, il subit une fission. Selon la pensée de Swinbume, le Dieu primordial a fait exister une autre per sonne divine et, ensemble, ils en ont fait exister une troisième. Cela eut lieu parce que, étant bon, le Dieu primordial, reconnut qu’une communauté aimante possède une plus grande valeur qu’une seule personne. Ainsi la communauté des trois personnes est métaphysique ment nécessaire parce que requise par la bonté du Dieu primordial3.
Mais ce mode d’argumentation et les prémisses le soutenant sont déjà symptomatiques d’une manière de penser la « Tri nité ». D’une part, il y a l’oubli de la « convenance » herméneu tique, ancrée dans la tradition biblique, au profit de la nécessité logique. La « Trinité » est abordée comme un objet du monde à 1. D. Brown, « Wittgenstein against the “Wittgensteinians”. A Reply to Kenneth Surin on The Divine Trinity », Modem Theology 2/3, 1986, p. 258. 2. P. Forrest, « Divine fission : a new way of moderating social trinitaria nism », Religious Studies 34, 1998, p. 281-297 3. Ibid., p. 281 et 282.
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connaître, la vérité de Dieu à laquelle la raison a accès « natu rellement » une fois qu’elle y a été guidée par la foi. Étrange ment, la logique entraîne presque dans les parages de la littérature gnostique.
Jalons pour une théologie. Cette section aligne deux propositions d’avancées vers des discours théologiques marquées par des options postmodemes tout en signalant quelques limites. La première explore d’autres éléments en provenance des écrits de Deleuze. La seconde pro vient d’une exploration du corpus signé « Jean-Luc Nancy » au lieu même de la déconstruction du monothéisme, de l’ontologie de l’unité substantielle et du sujet qui la structure, là où la « Trinité » fait quelques brèves fulgurations.
La Trinité-machine ou Trinité stratifiée deleuzienne. Compte tenu de ce que nous avons déjà mentionné des options deleuziennes quant au régime de questions à poser, il en ira de rejeter l’« alternative sans issue : ou bien ne rien dire ou bien incorporer, manger ce qu’on dit1 », de choisir de se détour ner des langages idéalistes qui déclarent atteindre aux Essences. La dramatisation passe alors par l’humour pour destituer les marqueurs de la « hauteur » ou de la « profondeur » et appren dre à remonter aux surfaces12, à les montrer, à donner à voir leurs plis, à s’y prendre : au lieu de significations, substituer « des désignations, monstrations, consommations et destruc tions pures... l’humour contre l’ironie socratique ou la techni que d’ascension3 ». Ce geste a pour but de ne pas enfermer la singularité dans les limites de ce que la modernité a pensé à partir des notions d’indi vidu ou de personne, d’un fond commun indifférencié duquel elles se détacheraient4. La « Trinité », un « de la Trinité » pourrait bien s’y situer. Car Deleuze entame et déjoue, à sa manière, 1. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1971, p. 155. 2. Ibid., p. 161. 3. Ibid., p. 160. 4. Ibid., p. 165 et 166.
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l’égologie moderne et les philosophies de la conscience, de l’automanifestation. Pour Deleuze, la singularité est l’événement (passager) de champs d’individuation, de séries de différences intensives, de couplages et de dynamismes. Dans ce réseau, nous l’avons vu, les relations sont premières et constitutives. Nous ne sommes alors pas loin de pouvoir penser « de la Trinité ». Pour tant cela gravite rapidement, chez Deleuze, soit vers l’organisa tion de l’hétérogène s’avoisinant qu’il appelle « machine », soit vers le mécanique organique en tant que « système de liaisons de proche en proche entre termes dépendants1 ». A ce compte, la « Trinité » ne serait ni une mécanique car elle ne forme pas « système », ni vraiment une machine car ses termes ne sont pas « indépendants ». Mais ne serait-il pas pos sible de déplacer les termes ainsi posés pour trouver une manière deleuzienne d’aborder la « Trinité » ? Une relation subsistante ne constitue-t-elle pas un « événement » ? Patemergénérer, filialiser, spirer, ne seraient-ce pas des événements au voisinage desquels le Père, le Fils et l’Esprit se constituent comme Dieu ? Ne serait-ce pas avantageux de penser ainsi plu tôt que de parler d’être Père, d’être Fils et d’être Esprit ou ces expressions deviennent des « prédicats analytiques de sujets constitués1 2 » le Père, le Fils et l’Esprit ? Il importerait de penser la Trinité comme un « espace lisse » et non comme un « espace strié », c’est-à-dire comme un espace' occnné nlns nar les événement nue nar des choses for
mées ou perçues, un espace intensif plutôt qu’extensif, de dis tance et non de mesure. Penser la « Trinité » comme un espace strié équivaudrait à la concevoir comme un espace fermé où se répartirait, suivant des intervalles déterminés, des coupures assignées, le Père, le Fils et l’Esprit. On se retrouve là, me semble-t-il, aux prises avec les problèmes d’une pensée où 1. G. Deleuze et C. Parnet, p. 125 et 126 : « “Machinique” : ce n’est ni mécanique, ni organique. La mécanique est un système de liaisons de proche en proche entre termes dépendants. La machine au contraire est un ensemble de “voisinages” entre termes hétérogènes indépendants (le voisinage topologi que est lui-même indépendant de la distance ou de la contiguïté). Ce qui défi nit un agencement machinique, c’est le déplacement d’un centre de gravité sur une ligne abstraite... La machine, dans son exigence d’hétérogénéité de voisi nages, déborde les structures avec leurs conditions minima d’homogénéité. » 2. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1971, p. 136.
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l’analogie ne joue pas, où il en irait de Dieu comme d’une chose du monde, comme d’une substance à répartir, à fissionner selon l’expression de Forrest rencontré ci-dessus. La penser, à l’inverse, comme un espace lisse en termes de parcours du Père au Fils et retour, du Père à l’Esprit par le Fils et retour, permet de distribuer la divinité comme espace de mouvement1, comme sur un plan de consistance avec effets de consolidation plutôt que d’unification12. Il faudrait explorer plus à fond cette avenue pour traduire la « Trinité » dans cet idiome. Qu’y gagneraiton ? Au minimum, l’attention à des mouvements passant ina perçus désormais dans les « de la Trinité » classiques et la pos sibilité de classer autrement ces mêmes traités les uns par rapport aux autres. Plus encore, cet idiome deleuzien offre un antidote - ou provoque des syncopes - tant aux discours pris dans les filets de certaines phénoménologies ou anthropologies de la conscience qu’aux jeux des ontologies heidegeriennes de l’événement de l’Etre ou à diverses hénologies. Mais avant de passer à un prochain jalon, il semble égale ment que les propositions de Deleuze concernant la « strate » peuvent servir d’instrument heuristique pour lire des traitements « de la Trinité ». En effet, une strate comme une unité de com position qui « présente évidemment des formes et des substan ces très diverses, des codes et des milieux variés. Elle a donc à la fois des types d’organisation formelle et des modes de déve loppements substantiels différents qui la divisent3 ». L’unité de composition porte sur des « traits formels communs à toutes les formes ou codes d’une strate, et des éléments substantiels, matériaux communs à toutes ses substances ou ses milieux4 ». Il peut y avoir, s’avoisinant, différentes strates et des phénomènes d’interstrates : transcodages, des passages de milieux, des bras sages, rythmes. Ainsi, par exemple, on pourrait choisir de lire les questions à propos de la « Trinité » dans la Prima Pars de la Summa theologiae de Thomas d’Aquin comme une strate du traité sur Dieu dans lequel les créatures seront posées et orien tées. Bien plus, les questions « de la Trinité » elles-mêmes don 1. Pour la caractérisation de ces deux types d’espaces, voir G. Deleuze, Logique du sens, p. 597-609. 2. Ibid., p. 632 et 633. 3. Ibid., p. 627. 4. Ibid.
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nent lieu à diverses strates : un repérage, par exemple, des recours à l’Écriture, montre un mouvement dans l’argumenta tion qu’on risque fort de ne pas percevoir autrement1.
Être-avec et Trinité nancyenne. L’être-les-uns-avec-les-autres ne doit pas être com pris à partir d’une présupposition sur F être-un, mais c’est au contraire F être-un qui ne peut être compris qu’à partir de l’être-les-uns-avec-les-autres1 2.
Jean-Luc Nancy ne semble guère, de prime abord, fréquenta ble théologiquement, lui qui écrit La Déclosion. La déconstruc tion du christianisme3, tentant un geste que Derrida pensait aux 1. Le traité « de la Trinité », dans la Summa theologiae s’étend des ques tions 27 à 43. Les questions 27 à 31 constituent une première strate où s’imbri quent processions et relations en vue de disparaître dans l’invention des « personnes ». Elle achoppe et laisse toute la place à la foi et amène à marquer les limites du passage des énoncés à propos de Dieu (la. q. 32, a. 1, ad 2). Elle requiert ainsi de revenir au jeu de langage dont le tout est parti. La deuxième strate développe les Personnes du Père, du Fils et de l’Esprit, elle s’étend des nnpctînnc 33 à 3R Ta troisième strate, allant des Questions 39 à 43 Deut être divisée en deux sub-strates : la première regroupe les questions 39 à 41 et la Bible en est quasi absente, la seconde fait tenir ensemble les questions 42 et 43 où foisonnent les références bibliques. Dans la première de ces sub-strates, il y va de phrases, de grammaire et de syntaxe (prépositions, verbes, adjectifs, adverbes, cas) à contre-distinguer de la grammaire reliant Dieu et ses créatures (41) et il y va de situer les « Personnes » en tant qu’acte comme intérêt pre mier, ayant préséance sur le couple relation-essence. Cela a lieu à cause de la discursivité et de l’inclination du discours à se multiplier et à se déplier-replier sur soi (la, q. 41, a.l). Cette sub-strate est attentive aux dires diversifiés et conflictuels des théologiens entre eux. La dernière sub-strate poursuit l’explo ration de « conclusions nécessaires » dans le cadre de la lutte anti-arienne : mais en les replongeant progressivement dans la Bible (en la, q. 42 articles 46 la Bible réapparaît pour ne plus disparaître). Cette strate, retournant à Jn 8 qui avait ouvert la question 27, sert de passage vers ce qui est « hors » de Dieu. 2. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1996, p. 78. 3. J.-L. Nancy, La Déclosion. Déconstruction du christianisme I, Paris, Éd. Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2005, 229 p.
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limites du possible, tout en avouant ne pas se sentir « assuré dans cette entreprise1 ». Mais nous allons tenter ici un détourne ment certain de ces écrits : il s’agit d’une transposition analogi que car Nancy pense son projet sur le registre de l’être-humain dans le monde. Mais comme sa position critique une certaine manière de penser le sujet-ego conscient, intentionné, cela per met de penser ce passage vers « de la Trinité ». Nous procédons en deux temps : le premier au « sujet » de la « Trinité », le second sur la constitution du discours « de la Trinité ».
Au sujet de la Trinité. La « Trinité » apparaît à peine dans ses ouvrages. Pourtant son travail philosophique sur les notions de « monothéisme » - et par ricochet sur l’athéisme, le panthéisme, le polythéisme et de « Dieu » comme autant de manière de demeurer dans de l’onto-théologique, dans l’ordre de la représentation (représen table, irreprésentable, fondant ou retirant la représentation, ou bien encore, étant le représentation elle-même), ne pourront pas rester sans impact sur la manière de penser « de la Trinité »1 2. En effet, comme la question des Personnes et de leurs relations mutuelles est rivée, imbriquée dans certaines compréhensions de l’essence de Dieu et de l’unicité et de l’unité de ce « Dieu », une transformation, une déclosion de ce qui se ioue là philoso phiquement entraînera des déplacements quant à ce que pourrait devenir un discours théologique « de la Trinité ». Peut-être aussi, et en retour, une relecture « de la Trinité » pourrait-elle contribuer à cette déconstruction. Peut-être « de la Trinité » signalerait-elle autre chose que la réduction du divin au principe dans une logique de la dépendance du monde, autre chose que le Dieu unique qui ne serait que la répétition de son être immuable3, histoire de marquer qu’il s’agit « d’excéder en tant que principe la principialité elle-même4 » ? 1. Ibid., p. 23. 2. Voir les chapitres intitulés « Athéisme et monothéisme », « Déconstruc tion du monothéisme » et « La déconstruction du christianisme », dans : J.-L. Nancy, La Déclosion. Déconstruction du christianisme I, respective ment, p. 27-45 ; 47-63 et 203-226. 3. Ibid., p. 34. 4. Ibid., p. 37.
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Une note dans Être singulier pluriel, dans la section sur la comparution afin de penser l’idée de « Ensemble, in simul », fait apparaître la Trinité : Un Dieu trinitaire, en revanche, représente un être-ensemble, comme sa divinité même : et c’est ainsi sans doute qu’il n’est pas non plus « Dieu », mais l’être-avec sous une espèce onto-théologique. On touche ici à un autre motif de la « déconstruction du christianisme »... On devine aussi par là la connexion intime de tous les grands motifs de la dogmati que chrétienne, dont la déconstruction ne pourra laisser aucun intact1.
Dans La Déclosion, une autre brève apparition a lieu : C’est pourquoi, de même qu’il [le christianisme] pense un dieu en trois personnes dont la divinité consiste dans le rapport à soi, de même aussi il se divise historiquement au moins en trois (division de la com munauté qui doit à la fin se rassembler) et, de même encore, il donne la logique du triple monothéisme comme sujet divisé de soi (religion du Père, religion du Fils, religion du Saint au sens islamique)* 2.
Le « Dieu trinitaire » est une « représentation » d’une manière d’être ensemble, d’être avec (avant l’amour, le « rap port» ou la juxtaposition d’indifférences3), d’« être-à-1’égard de4 », d’être en mutuelle exposition5. On pourrait choisir de penser la « sociation » divine selon des modalités étrangères à i
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