Les grands textes de la Cabale : les rites qui font Dieu : pratiques religieuses et efficacité théurgique dans la Cabale, des origines au milieu du XVIIIe siècle 9782864321613, 2864321610


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French Pages 666 [672] Year 1993

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Les grands textes de la Cabale : les rites qui font Dieu : pratiques religieuses et efficacité théurgique dans la Cabale, des origines au milieu du XVIIIe siècle
 9782864321613, 2864321610

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CHARLES MOPSIK

LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE o

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LES RITES QUI FONT DIEU

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LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE LES RITES QUI FONT DIEU

EDITIONS VERDIER

11220 LAGRASSE

Google

DU

MEME

AUTEUR

Aux Eprmons VERDIER Le Zohar Traduction et commentaires, trois volumes sur la Genése : 1981, 1984, 1991,

et Le Livre de Ruth, 1987.

Moise Cordovéro. Le Palmier de Débora Traduction et commentaires, 1985. Lettre sur la sainteté

Le secret de la relation entre l'homme et la femme dans la cabale Traduction et commentaires, 1986.

Le Livre hébren d’Hénoch

Traduction et commentaires, 1989. L’Ecclésiaste et son double araméen Traduction et commentaires, 1990.

Aux EDITIONS JACQUES GRANCHER La Cabale Collection « Ouverture », 1988.

COLLECTION « LES Dix PAROLES » PUBLIFE SOUS LES AUSPICES DE L’ALLIANCE ISRAELITE UNIVERSELLE

Google . _

CHARLES MOPSIK

LES

GRANDS TEXTES DE LA CABALE LES RITES QUI FONT DIEU

Pratiques religienses et efficacité théurgique dans la cabale des origines an milien du Xvir siecle

Collection

« Les Dix Paroles »

ve

VERDIER Google

INDIANS UNIVERSITY (ON B. edgiwe

PUBLIE AVEC LE CONCOURS DU

CENTRE

NATIONAL

DES LETTRES

Ce travail a été réalisé dans le cadre de l’opération de recherche intitulée « Exégéses et systémes de pensée dans le judaisme, de la destruction du

Temple a Emancipation », entreprise par une équipe attachée au Centre

d’Etudes des Religions du Livre (URA 152), qui dépend du CNRS et de PEPHE, 5° section.

Au sein de cette équipe, je suis particulitrement redevable 4 Cyrille

Aslanoff, AMN

& luniversité de Lille, qui a collaboré a !’élaboration de cet

ouvrage en me faisant profiter de ses vastes connaissances de l’histoire de !a langue grecque. Je ne saurais dire assez tout ce que je dois aux séminaires de recherche de Monsieur Michel Tardieu auxquels j’ai assisté 4 I’Ecole Pratique des Hautes Etudes puis au Collége de France. Son enseignement consacré au

néoplatonisme tardif, 4 la théurgie chaldaique et plus généralement a la

pensée paienne et au syncrétisme de la fin de l’Antiquité a joué un rdle

décisif dans l’orientation de mes recherches. II m’est un devoir agréable de lui exprimer ici ma profonde gratitude.

© Editions Verdier, 1993. ISBN : 2-86432-161-0

ISSN : 0243-0541

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AVANT-PROPOS La confusion des mots entraine la confusion des idées ; la confusion des idées entraine le mensonge et la malversation. ConFUCIUS

La religion juive s'est perpétuée par des pratiques concrétes plutét qu’au moyen d’une doctrine religieuse établie. Cette prééminence soGiale des rites sur les représentations, sans cesse réaffirmée, n’entrava nullement, comme un cliché largement répandu le laisse croire, des élaborations intellectuelles nombreuses, fécondes et d’une ample portée historique. Si les systémes de pensée qui se formérent a partir d’elles ne se fixérent jamais sous la forme de doctrines théologiques

telles qu’on les rencontre dans le christianisme et I’islam, c'est peut-

étre parce que ces systémes devaient nécessairement accorder une

place essentielle aux pratiques religieuses, qu’ils devaient en traiter

sous peine de nullité, et cette position critique de la question des rites

tendit a relativiser, de fagon quasi mécanique, toute autre considération. Mais cette relativisation des croyances par rapport aux pratiques fit de celles-ci un enjeu idéologique capital. A cdté des discussions juridiques se développa un discours spirituel nourri par une réflexion approfondie sur les normes cultuelles. Ces derniéres furent la matiére et le ferment de spéculations riches, étendues et variées. Le domaine du rite fut un extraordinaire laboratoire d’idées. II joua un réle heuris-

tique de premier plan et fut a l’origine d’une immense littérature religieuse. Ceux qui tentaient de découvrir la signification des rites, étaient aussi ceux qui en avaient une expérience pratique quotidienne.

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LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

Comme ce n’était pas la foi qui sauvait mais les ceuvres, il fallait comprendre pourquoi et comment celles-ci, et chacune d’entre elles pour sa propre part, pouvaient apporter le salut. La question préjudicielle

de leur efficacité ne pouvait se poser, ou quand elle fut posée, elle dé-

clencha une grave crise qui mit en péril l’équilibre de la société juive

et provoqua de gigantesques polémiques '. Une fois admis le postulat de leur efficacité, il restait 4 établir sa nature et ses formes. Un travail systématique fut entrepris dans ce sens par un courant de pensée ap-

pelé cabale, qui, parti du sud de la France a la fin du xr siécle et sur

la base de traditions anciennes, plaga dés le début la question des

commandements religieux au centre de ses préoccupations. Une immense littérature s’accumula au fil des siécles et porte le témoignage

d'une activité intellectuelle a la fois centrée sur la signification et la fonction des rites et amenée, par la considération de ce probléme, a réviser

constamment

les systémes

de

pensée

qu'elle

élaborait.

Question vitale pour une religion comme le judaisme, la nature de lefficacité des observances avec ses multiples champs d’application

trouva dans les développements de la cabale des réponses qui n’étaient plus seulement ponctuelles, mais participaient de plein droit a une structure doctrinale qui concevait les pratiques religieuses comme une partie essentielle de sa propre substance et non comme

de simples appendices offrant quelques débouchés concrets a ses spéculations. Composantes structurelles et structurantes d’un discours

spirituel qui se voulait total et s’identifiait avec 1a religion juive dans tous ses aspects, les « raisons des commandements » concernaient aussi bien l’eschatologie céleste de l’Ame, ses migrations terrestres, limitation de Dieu et des symboles divins, l’union de l’individu et de la société a la divinité, l’exaucement des priéres, le respect des lois de

la création et de l’ordre cosmique, la sauvegarde de la forme humaine

créée a |’image de Dieu et sa reproduction a travers les générations, la protection contre les forces du mal et leur élimination, et enfin et

surtout I’action sur la divinité méme.

1. Je fais allusion aux polémiques déclenchées dans le sud de la France et en

Espagne par la publication de l’ouvrage philosophique de Matmonide, Le Guide des

Egarés.

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AVANT-PROPOS

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Bien que notre intention premiére fOt de traiter l'ensemble de ces

sujets, il nous apparut trés vite que leur étude exigerait plusieurs vo-

lumes. Nous décidAmes de nous orienter vers une analyse approfondie du dernier theme évoqué, qui a la propriété de toucher tous les autres et qui met sans doute le mieux en valeur le caractére décisif des réflexions sur les pratiques religieuses pour la construction des systémes

du monde et de Dieu chez beaucoup de cabalistes. A travers l’efficience des observances religieuses sur le monde divin, celui-ci n’appa-

rait plus comme une structure figée, mais comme un syst¢me relationnel interactif dont le dynamisme est réglé par les actes des hommes. Cet ouvrage est la premiére monographie entitrement consacrée a l'étude de cette composante singuliére de la religion juive :

la croyance dans le pouvoir d’action sur Dieu des ceuvres humaines.

Encore n’y étudiera-t-on que quelques-uns de ses aspects. La généa-

logie de cette conception, de ses représentations, des exégéses sur lesquelles elle s’appuie et des discours qui la systématisent, est un chapitre important de l’histoire de la pensée juive. Longtemps délaissée par les modernes a cause de son caractére théologiquement scan-

daleux et irrationnel, cette croyance fut rejetée dans le domaine ténébreux de la magie et du mythe, quand elle ne fut pas mise sur le compte d’une dérive paganisante. Ignorée ou sous-estimée par ceux qui ont écrit l'histoire du judaisme, elle apparait de plus en plus comme un élément majeur du discours que ses principaux respon-

sables et autorités spirituelles ont tenu pour expliquer, justifier et valoriser ses nombreuses pratiques. Si c’est la cabale médiévale qui donne pour la premiére fois 4 cette croyance une solide assise concep-

tuelle, elle est déja présente dans la Bible hébraique, la littérature rabbinique et divers écrits qui évoluent dans sa mouvance. A plusieurs égards, cette conception présente des similitudes

avec la théurgie néoplatonicienne de I’ Antiquité finissante. Aussi at-on pris ’habitude d’utiliser le terme de théurgie pour la désigner. On connait le jugement trés sévére que Kant portait 4 son endroit : « La théurgie est cette folie mystique qui se figure avoir le sentiment

d’étres supra-sensibles et de pouvoir agir sur eux ?. » Mais depuis,

2. Critique du Jugement, Vrin, Paris, 1952, p. 252.

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LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

plusieurs travaux importants ont montré lintérét de la théurgie

pour les études concernant la pensée des derniers philosophes paiens, les premiéres réflexions philosophiques sur les sacrements chrétiens, et le gnosticisme. L’intérét de la théurgie antique est également grand pour l’investigation des courants du judaisme que nous qualifierons, pour une raison que nous allons expliquer, de

mystagogiques. Nous avons voulu écrire quelques chapitres de I’histoire de ce qui deviendra une doctrine professée par les plus hautes

autorités rabbiniques. Jusqu’a la fin du xvu* siécle, et dans certaines contrées jusqu’a la fin du x1x* siécle voire jusqu’au milieu du xx*, la croyance selon laquelle les pratiques du culte et les comman-

dements de la loi agissent sur la divinité, suscitera des tentatives de systématisation et d’explication qui formeront le coeur de grandes

ceuvres religieuses. Ce travail, nous I’avons dit, ne prétend pas traiter de toutes les explications des commandements (ta’amé ha-mitsvot), mais seulement de celles qui sont attachées a la croyance en leur efficacité

théurgique. II ne peut donc pas étre considéré comme un complé-

ment du livre d’Isaac Heinemann, qui est concerné par l'ensemble

de cette question *, mais dont |’auteur n’a pu écrire le volume qui e(t couvert le domaine de la cabale. Le point de départ de notre ouvrage a été la lecture des deux chapitres que Moché Idel consacre a la théurgie juive ancienne et a la théurgie de la cabale, dans son livre déja classique qui renouvelle l’approche générale de ce champ

d’étude ‘. Nous avons également tiré parti d’un des chapitres de notre thése qui a servi de noyau autour duquel notre recherche s’est organisée*. Cet ouvrage se présente comme un recueil des écrits les plus

3. Ta’amé ha-Mitsvot be-sifrout Israel, Jérusalem, 1954-1956, dont une adaptation

frangaise par Charles Touati a paru chez Albin-Michel, Paris, 1962. 4. Kabbalah, New Perspectives, Yale University Press, New Haven, 1988. 5. Thése pour le doctorat és lettres, Sorbonne, Paris 1, UER de pl:ilosophie, « Recherches autour de la Lettre sur la sainteté, sources, texte, influences », dirigée par le professeur Pierre Thillet. Cette thése a été soutenue en février 1987, devant un jury composé, outre le directeur de thése, des professeurs Colette Sirat (qui présidait), Salomon Pines, Moché Idel, Paul Fenton et Pierre Boudot. Nous avons évi-

demment tenu compte de leurs critiques avisées et de leurs bons conseils.

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AVANT-PROPOS

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significatifs sur ce sujet. La plupart des textes qui ont joué un réle dans I’élaboration des exégéses et des idées y ont été traduits et ana-

lysés. Ces traductions, dans leur quasi-totalité, sont notre fait. Venant d’éditions imprimées et de manuscrits, beaucoup d’entre eux sont difficilement accessibles, et leur langue exige, pour étre comprise, une spécialisation assez poussée. Cette forme antholo-

gique est avantageuse sur plus d’un point. Elle évite les dissertations sur les textes en l’absence des textes, qui de surcroit ne sont pas ai-

sément disponibles. Leur traduction est la premiere étape de leur étude, et leur présence physique, avec leurs qualités littéraires et leurs défauts, introduit des éléments du contexte d’od ils sont extraits, ce qui limite les effets sémantiques pervers qu’ont souvent les citations occasionnelles trop courtes. En outre, leur succession organisée et leur stratification apparente au long des pages met clai-

rement en évidence leur insertion historique et leurs filiations. La masse critique atteinte par leur rassembiement en un volume — nous avons traduit les textes d’une soixantaine de cabalistes et cité les noms de plus de cent auteurs — permet une exploration en profondeur d’une tradition de pensée dans son ensemble. Nous étudions essentiellement des textes écrits entre la fin du Xu

siecle et le milieu du xvii‘ si¢cle. Ce cadre temporel est celui od la

cabale est née, s'est épanouie et a acquis ses formes définitives. Bien

qu'il puisse paraitre trés large, il délimite, pour le sujet qui nous oc-

qupe, un discours d’une cohérence et d’une unité remarquables, dont les Evolutions doivent étre étudiées a la loupe. Nous avons sélectionné surtout les exposés théoriques ou ceux qui mettent en ceuvre

le plus clairement une théorie des observances, que nous nous

sommes efforcé de dégager, au détriment des écrits portant sur le dé-

tail des pratiques religieuses. Ce sont donc moins ces derniéres qui nous ont intéressé en tant que telles, que le systéme de pensée et les discours élaborés autour d’elles. Nous pouvions viser une plus grande exhaustivité et reculer indéfiniment le moment d’apporter au public le fruit de notre besogne. Nous avons préféré le livrer avec ses

lacunes et ses faiblesses, jugeant suffisante la somme des données recueillies pour former un tableau d’ensemble qui ne trahit pas la réalité. Cependant, ce livre n’est pas une grande enjambée mais un tout petit pas en direction du but : dégager, a partir des développements

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LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

conceptuels de la religion juive, l’histoire et la structure de sa pensée. Nous devons dés 4 présent nous expliquer sur une option terminologique importante qui va contre une habitude bien ancrée. Nous avons préféré le mot « mystagogie » et ses dérivés plutét que le mot

« mystique » pour qualifier, d’un terme d'origine grecque, la cabale en tant que phénoméne situé dans histoire générale des idées et des religions. Comme le remarque avec raison Pierre Hadot, « le mot “mystique” est un terme mal défini, que l'on emploie souvent a tort et a travers. Cette imprécision provient probablement du fait que ce mot a été employé d’une maniére technique en des sens trés différents * ». Le sens le plus couramment utilisé est celui que les

psychologues et les historiens de la spiritualité lui ont prété : il désigne alors les « états psychologiques, analogues a l’expérience unitive plotinienne ’ » qui se caractérisent « par le détachement de toute activité corporelle » et qui impliquent des exercices purement spirituels. Mais ce mot, comme !’indique encore P. Hadot, « est employé par les néoplatoniciens dans un sens trés différent [...]. Il désigne ce qui a rapport aux mystéres, donc aux rites religieux et théurgiques, et par extension, 4 ce qui est caché, secret, mysté-

Tieux *. » Le fait que ces deux sens presque contradictoires sont at-

tachés a un seul mot conduit cet auteur 4 estimer « que la solution la plus sage serait de bannir ce mot, source de confusion et d’obscu-

rité ® ». C’est cette solution que nous avons choisie, du moins en ce

qui conceme la qualification générale de la cabale. Si nous avons

préféré le mot mystagogie, c’est qu’il est employé souvent par le

néoplatonicien Proclus (v* siécle) pour désigner des traditions secrétes, des mystéres divins transmis sous forme d’énigmes. L’étymologie de ce mot évoque a la fois lidée de secret et l’idée d’enseignement ou d’initiation. Pour Jean Trouillard, « l'idée suggérée est donc celle d’une sagesse qui n’est pas seulement spéculative,

6. « Bilan et perspective », p. 718, article cité infra, p. 19, note 2. 7. Ibidem.

8. Ibider. 9. Ibidern.

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AVANT-PROPOS

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mais transformante ” ». Bien que nous allions a I'encontre d’une habitude largement consacrée par l’usage moderne, le souci de la précision nous semble devoir l’emporter sur toute autre considération. Nous n’entendons évidemment pas nier |’existence d’attitudes ou d’expériences mystiques au sein de la cabale médiévale ou postmédiévale, ni le caractére mystique des discours qui en traitent, mais ils n’en sont qu’un des aspects importants et ne devraient pas autoriser la généralisation de l’emploi de ce terme au point de faire de l’expression « mystique juive » une sorte d’équivalent de I"hébreu qabbalah (cabale) ".

10. La Mystagogie de Proclos, Les Belles Lettres, Paris, 1982, p. 11. Cet auteur

renvoie a P. Hadot, Exercices spirituels, Annuaire de la V' section de I'Ecole pratique des Hautes Etudes, LXXXIV, p. 25-70. Chez Jamblique, l’expression « mystagogie sa-

crée » est quasi synonyme de « théurgie », voir Les Mystéres d’Egypte, 1, 11 (87,5),

éd. et trad. E. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 60 et voir la note 1. 11. Pour ce terme, voir infra, p. 65, note 14.

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INDIANA UNIVERSITY

INTRODUCTION

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CnapiTre I THEURGIE, MAGIE ET RELIGION : LES MOTS ET LES CHOSES

Tout homme éclairé doit sonder chaque observance en une recherche approfondie afin de la faire passer de la puissance a I’acte, ainsi il séparera la vie cachée de la mort apparente. R. ELNATHAN BEN MOCHE KALKICH, Even Sapir, ms. BN de Paris 827, 215a.

La fin de I’ Antiquité vit naftre de nouvelles formes religieuses qui configurérent pour longtemps judaisme, christianisme et paganisme. La rencontre des cultures au sein d’un Empire romain qui englobait la plupart des anciennes nations du monde civilisé contraignit les uns et les autres a redéfinir leurs croyances et leurs représentations, et en particulier la signification de leurs pratiques religieuses et de leurs rites ancestraux. Les derniers philosophes paiens, menacés et bientét traqués par les nouveaux maitres chrétiens de Empire, réévaluérent les rites anciens du paganisme en les intégrant a leur systéme de pensée et en les qualifiant d’art hiératique et de théurgie '. Les chrétiens, qui venaient de s’affranchir définitivement des ob-

servances judaiques, durent expliquer les rites et les symboles de 1. Cf. Franz Cumont, Lux perpetua, Paris, 1949, p. 361 : « Le néoplatonisme, der-

nier soutien dogmatique du paganisme [...} contracta une alliance de plus en plus étroite avec la religion et aussi avec la magie, et il se rapprocha toujours davantage

de la théologie et méme de la pratique des mystéres orientaux. »

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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leur nouvelle religion : ainsi naquit la théologie des sacrements. La

figure principale du néoplatonisme tardif qui systématisa la théur-

gie avec le plus de vigueur est Proclus. La figure principale du christianisme qui conceptualisa les sacrements chrétiens est le Pseudo-Denys. Méme si le voeu exprimé naguére par Pierre Hadot qui proposait de « comparer la théologie chrétienne des sacrements et la théologie néoplatonicienne de l’opération théurgique ? » n’a pas encore été pleinement exaucé, la multiplication des études consacrées a ces deux domaines a permis de mieux les situer dans histoire des idées et de mieux les comprendre °.

Le paganisme antique disparut presque totalement, et mise a part

la tentative visant a le ressusciter du byzantin Gémiste Pléthon au xv* siecle, il cessa, avec Damascius, de produire des ceuvres de pen-

sée. Le christianisme finit par s’imposer partout od s’étendait

lEmpire, et, avec lui, une immense littérature théologique vit le jour, mais ce n’est pas avant le xii siécle que le nombre des sacre-

ments et leur signification furent fixés une fois pour toutes.

La fin de I’ Antiquité fut aussi une période de transformation ra-

dicale pour le judaisme et de confrontation avec un monde ouvert.

Ayant perdu tour 4 tour sa base nationale puis territoriale, il rayonna, avant méme |’apparition du christianisme, trés au-dela de

ses limites ethniques et géographiques. Dépositaires d’un grand

nombre de normes religieuses, d’observances cultuelles, de coutumes festives, accumulées par strates tout au long d’une histoire déja millénaire, les Juifs ne purent éviter la question de leur utilité dans un monde qui s’interrogeait avec anxiété sur ses origines et son devenir. La nécessité d’expliquer les pratiques et les régles du judaisme fut assez forte pour susciter des réflexions et des controverses, mais elle ne donna

pas lieu 4 une cuvre

abordant cette

question dans une perspective systématique. La fidélité a I’ Alliance

2. Dans « Bilan et perspectives », publié en annexe du livre de Hans Lewy,

Chaldaean Oracles and Theurgy. Mysticism, Magic and Platonism in the Later Roman Empire, édité par Michel Tardieu, Etudes Augustiniennes, Paris, 1978, p. 719. 3. En ce qui concerne I'islam, on peut se reporter aux rapprochements établis par

Heary Corbin avec la théosophie orientale de Sohrawardi, En Islam iranien, aspects spirituels et philosophiques, 11, Paris, Gallimard, 1971, p. 32-34, 41-47.

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INTRODUCTION

contractée jadis entre les patriarches, les Hébreux et un Dieu

unique suffisait 4 conférer 4 la Loi sa puissance contraignante, d’autant qu’elle disposait toujours d’une solide base sociale. Quant aux ceuvres de Flavius Joséphe et de Philon d’Alexandrie qui font exception, elles visaient surtout 4 donner la réplique au monde extérieur, 4 répondre aux attaques des critiques ou & dessiner un judaisme idéal, répondant point par point aux programmes des anciens philosophes. Philon en particulier consacra plusieurs traités a lexposition systématique des lois du Pentateuque, y compris des lois cultuelles, mais parmi les multiples raisons qu’il invoque pour les expliquer et les justifier, aucune ne fait appel a leur efficacité cosmique ou surnaturelle ‘. Ses écrits demeurérent de surcroft inconnus des milieux juifs jusqu’é la Renaissance et ne purent exercer sur eux aucune influence. En dehors du judaisme hellénistique, les

docteurs judéens et babyloniens s’efforcérent surtout de codifier la Loi et de préciser ses applications sans chercher & élaborer autour d’elle une doctrine religieuse de caractére philosophique. Mais si rien de comparable a la systématisation de la théurgie par Proclus ou a la doctrine des sacrements du Pseudo-Denys n’a été élaboré en milieu juif jusqu’au x11 siécle, les rabbins des premiers siécles, et une assez vaste littérature inscrite dans leur mouvance,

ont proposé des exégéses attribuant aux ccuvres des hommes et a leur culte la faculté d’agir sur la divinité. Les prémices de ce qui deviendra avec la cabale médiévale une doctrine ramifiée et complexe bourgeonnérent sur les vieilles branches encore pleines de séve de lexégése juive traditionnelle. Il faudra attendre le xr siécle et la rencontre avec des fragments de textes néoplatoniciens pour que ces exégéses forment un véritable systtme de pensée qui donnera

4. Dans le De Decalogo, le De Vita Mosis et le De Specialibus legibus, Philon confére aux régles cultuelles, 4 celles de la construction du Tarbernacie et de la

confection des vétements du grand prétre, la fonction d’imiter les réalités spirituelles

ainsi que l’ordre de l"univers. Mais ces imitations n’ont aucun effet sur les modéles

qu’elles reproduisent. L’explication symbolique des lois cultuelles ne débouche pas,

comme il en ira dans la cabale médiévale, sur une explication de type théurgique. Elles témoignent cependant de l’existence, dés le premier si¢cle, d’un genre d'interprétation de la Loi qui aura par ailleurs une longue histoire et connaftra des formes variées au sein de l’exégese juive.

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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au judaisme une théorie complete capable de rendre compte de tous ses aspects de maniére cohérente et coordonnée. Auparavant cette cohérence était produite par la société méme, et il suffisait de quelques exégéses ponctuelles pour y insérer des contenus de pensée qui prenaient corps immédiatement dans le ciment communautaire. Le caractére essentiellement oral de la transmission des savoirs, des expériences et des représentations permit longtemps & de simples séquences exégétiques rapportées au nom de maitres anGiens, de répondre aux besoins spirituels et intellectuels. C’est dans l’enceinte de la synagogue ou dans les maisons d’étude que ces enseignements oraux parvenaient a leurs destinataires, et non a travers des corpus littéraires qui avaient une fonction accessoire. La question de la fonction des pratiques traditionnelles est loin d’avoir toujours été au centre des théologies paiennes, chrétiennes et juives. S’interroger sur leur sens suppose un minimum de distance critique qu’ont favorisé des périodes de crise ou de formation. La fin de l’Antiquité fut pour les pensées religieuses a la fois un temps de crise et de formation. La théurgie néoplatonicienne, I'hermétisme égyptien, la théologie des sacrements chrétiens sont des phénoménes qui ont leur contrepartie au sein du judaisme. L’étude de chacun d’entre eux ne peut se passer de celle des autres. Discours idéologiquement éloignés mais structurellement concomitant, les courants philosophiques et religieux qui s’affrontent doivent au méme moment manifester 4 leur propre regard la valeur spirituelle des pratiques qu’ ils véhiculent. Jusqu’a présent, les discours du judaisme a ce sujet ont été totalement négligés, ils n’ont donc pu contribuer en rien a la compréhension et a l’explication d’un phénoméne qui intéresse Ihistoire du paganisme tardif et du christianisme ancien. Cette grave lacune tient pour une part a la méconnaissance et a la sous-estimation de l’importance des exégéses et des esquisses doctrinales juives concernant ce théme. Celles-ci ont été, jusqu’a une date récente et aujourd"hui encore trés largement, considérées comme rentrant dans la catégorie de la magie. Ainsi croit-on bien dire en taxant tel ou tel énoncé « d’explication magique » relative aux rites et aux gestes de la religion. Maintenant que !’on discerne de mieux en mieux I’étendue et la na-

ture de la magie juive de la basse Antiquité et du Moyen Age,

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INTRODUCTION

champ immense qui reste pour |’essentiel & explorer, il n'est plus possible de confondre la magie avec le phénoméne dont nous parlons et qui n’a pas encore regu de nom de baptéme propre, bien que les chercheurs se servent de plus en plus souvent du mot théurgie pour le qualifier. La théurgie néoplatonicienne a longtemps fait les frais, elle aussi, de son assimilation pure et simple avec la magie. Pierre Hadot est l'un de ceux qui ont tenté de délimiter la premiére par rapport a la

seconde a partir de critéres internes : « A la différence de la magie,

la théurgie n’exerce pas de contrainte sur les dieux, pour les forcer a apparaitre, mais au contraire, elle se soumet a leur volonté en accomplissant les actes qu’ils veulent *. » Dans la méme perspective, il ajoute : « Or ce qui distingue précisément la théurgie de la magie, c’est l’absence de véhémence, de contrainte, de menace, la docilité

et la soumission & la volonté des dieux °. » Reconnaissant toutefois des croisements entre magie et théurgie — ce qui, on le verra, est le cas aussi au sein du judaisme — il explique : « On peut parler d’une utilisation par le théurge de certaines pratiques magiques, mais elles sont intégrées 4 une démarche radicalement différente de la magie. Car la théurgie est une opération dans laquelle ce sont les dieux qui donnent une efficacité divine 4 action humaine, en sorte que I’action humaine regoit son sens en raison d’une action et d’une initia-

tive divines ’. » Cette distinction qui repose sur l’analyse interne et formelle de la théurgie et de la magie est partiellement conforme 4 la distinction élaborée jadis par M. Mauss entre rites magiques et rites religieux : « [Les rites religieux] se distinguent des rites magiques en ce qu’ils [...] sont efficaces, de cette efficacité propre au rite, mais ils le sont

5. « Bilan et perspectives », ibidem, p. 717. 6. « Bilan et perspectives », ibidem, p. 719. 7. « Bilan et perspectives », ibidem, p. 719. Comparez avec les remarques de Jear Trouillard concernant le méme sujet : « La théurgie est un symbolisme opératoir: destiné a éveiller la présence divine [...]. La théurgie n'est pas la magie, bien qu’ell. y glisse souvent, surtout dans le service des dieux cosmiques. Mais c’est le risque qu: court tout ritualisme » (L’Un et l'Ame selon Proclus, Les Belles Lettres, Paris, 197:

p. 175).

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THEURGIE,

MAGIE

ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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a la fois par eux-mémes et par l’intermédiaire des étres religieux

auxquels ils s’adressent [...]. [Les rites magiques] exercent souvent

leur influence d’une maniére coercitive, ils nécessitent, ils produisent des é€vénements avec un certain déterminisme. Les seconds ont au contraire souvent quelque chose de plus contingent. Ils consistent plutét en sollicitations par voie d’offrande ou de demandes. C’est que, quand on agit sur un dieu, ou méme sur une force impersonnelle comme celle de la végétation, I’&tre par lequel l’action s’exerce n’est pas inerte, comme sont les bestiaux avant le sort qui leur est lancé. Il peut toujours résister au rite, il faut donc compter avec lui *. » Cependant, ce type de distinction ne suffit pas pour délimiter avec assez de rigueur magie et religion, puisque, ajoute Mauss, religion et magie « ne se distinguent souvent que par leur place dans les rituels, et non pas par la nature de leur action. Il y a des tres religieux sur lesquels s’exercent une action aussi contraignante que sur des démons ou des choses profanes. Inversement il y a des démons avec lesquels on use de procédés qui sont empruntés au culte proprement dit [...]. Il ne saurait donc étre question, comme on I’a proposé, de mettre la magie complétement en dehors des phénoménes religieux. Mais tout en constatant leur rapport, il ne faut pas méconnaftre les différences qui les séparent. Les rites de la religion ont un caractére différentiel qui tient 4 la nature exclusivement sacrée des forces auxquelles ils s’appliquent °. » Ce caractére sacré est déterminé par le cadre social dans lequel le rite est pratiqué. Les acteurs des rites magiques n’évoluent pas dans le méme secteur de la société que les acteurs des rites religieux et un regard collectif différent est porté sur leurs pratiques. Seule une approche sociologique est donc capable d’identifier les uns et les autres car les distinctions précitées sont toutes contredites dans les faits °. En ce qui concerne le paganisme tardif, la distinction sociologique entre magie et religion est rendue difficile par l’effondrement des barri¢res

8. Euvres, I, La pritre et les rites oraux (1909), éditions de Minuit, 1968, p. 407.

9. Ibidem, p. 408-409.

10. Voir M. Mauss et Henri Hubert, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 3°

éd., 1989, Esquisse d'une théorie générale de la magie (1902-1903), p. 12 et suiv.

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INTRODUCTION

sociales entre la religion pafenne en voie d’extinction et la magie. Si lon retient les critéres sociologiques dégagés par Mauss et Hubert, qui mettent I’accent sur le caractére officiel et licite sinon obligatoire

de la religion, et sur le caractére marginal, voire extra-social de la

magie, la fin de |’ Antiquité ne permet plus de distinguer rigoureusement entre magie et religion paienne a cause de la relégation de cette

derniére. Il n’existe plus en effet de paganisme officiel, puisque

Y Empire, devenu chrétien, rejette l’ancien systéme religieux dans la marginalité ou la clandestinité, le contraignant a se réfugier dans les marges qui sont d’ordinaire le terrain de prédilection des magiciens. Dans lesprit des chrétiens, les derniers paiens font de plus en plus figure de magiciens. Et la systématisation philosophique que certains d’entre eux ont donnée aux rites de leur religion agonisante n’a de signification proprement religieuse qu’a leurs yeux. Cette situation historique complexe, que nous ne prétendons pas analyser, montre la relativité des qualificatifs qui dépendent davantage de la position et du point de vue de ceux qui les proposent que de la nature intime des objets qu’ils marquent socialement ". Si les néoplatoniciens 4 partir de Jamblique accordent une valeur philosophique et religieuse aux pratiques et aux discours théurgiques des Oracles chaldaiques, s’ils considérent la théurgie comme une voie pour accéder au divin ou pour attirer la présence du divin,

voie différente de celle que Plotin avait ouverte, ils reconnaissent le

caractére religieux, licite, pur, de la théurgie des Juliens — les auteurs présumés des Oracles — et la détachent par cela méme du domaine

11. Le rapport entre magie et religion qu’évoque C. Lévi-Strauss, selon lequel « la religion consiste en une humanisation des lois naturelles et la magie, en une naturali-

Sation des actions humaines » (La Pensée sauvage, Plon, 1962, rééd. Presses Pocket, 1990, p. 265), ne paraft pas pertinent en ce qui conceme les cultures développées

dont nous parions. En quoi adjurer un dieu ou un ange au moyen de mots et de fumigations, pratique magique banale dans les milieux patens et juifs de la fin de l’Antiquité, suppose-t-il un « traitement de certaines actions humaines comme si elles étaient une partie intégrante du déterminisme physique » (ibidem) ? Nous pouvons néanmoins souscrire a sa conclusion : « II n'y a pas plus de religion sans magie, que de magie qui ne contienne au moins un grain de religion » (ibidem), pour d’autres

raisons que celles que cet auteur invoque et qui tiennent au caractére non univoque des relations entre la religion officielle au centre d’une société et les pratiques magiques périphériques, qui peuvent s’imiter les unes les autres.

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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de la magie. Si tel n’avait pas été le cas, la théurgie des Oracles et les théurges qui pratiquent les rites théurgiques n’auraient jamais été distingués de la magie et des magiciens. Ces considérations préliminaires ne nous éloignent pas de notre sujet. D’abord parce que le probiéme du rapport entre magie juive et théurgie juive se pose avec la méme acuité qu’en ce qui concerne le paganisme. Ensuite parce que certaines explications néoplatoniCiennes de la théurgie ont été empruntées plus tard par des Juifs pour rendre compte de la fonction des pratiques de leur propre religion. Ce n’est jamais la nature et la forme des rites ou les effets qui leur sont reconnus qui permettent de distinguer magie, religion et théurgie. Comme la magie est toujours la religion de « l'autre », étranger, marginal, individu ou groupe isolé, il est préférable, nous l’avons vu, de définir les champs que I’on cherche a étudier en fonction de critéres sociaux plutét qu’en fonction de distinctions purement conceptuelles. En ce qui concerne le judaisme, un effort important a été fait par ses juristes médiévaux pour définir ce qui reléve de la magie et de la sorcellerie et pour dégager des critéres rigoureux permettant de statuer sur le caractére licite ou illicite de certaines pratiques 4 partir des interdits bibliques. De telles tentatives sont pour I’essentiel postérieures a la rédaction du Talmud et sont particulitrement intéressantes parce qu’elles témoignent de la trés grande difficulté que les décisionnaires ont rencontrée quand ils ont voulu discerner parmi des pratiques polymorphes pergues de fagon trés différente entre communautés et entre exégétes. Leurs efforts sont loin d’avoir abouti a une parfaite clarification du licite et de l’illicite dans ce domaine et cette confusion persistante a entretenu de nombreuses controverses qui ne sont pas closes. Mais malgré les divergences entre juristes, jamais aucun d’eux n’a tenté d’inclure les pratiques mentales, verbales ou gestuelles prénées par la cabale et le discours théurgique qui les accompagne, dans le registre des pratiques et des discours suspects ". Les seuls auteurs juifs qui ont identifié la cabale théurgique avec la 12. Un recueil des appréciations juridiques juives qui concernent la magie, comprenant un contingent important de textes pertinents, a été composé par J. M. Hillel, Tamim Tihyé, Jérusalem, 1987. Cet ouvrage a retenu aussi un certain nombre d'appréciations venant de cabalistes.

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INTRODUCTION

magie sont des savants modernes ” qui ont, ce faisant, outrepassé leurs

prérogatives en se substituant inconsciemment aux juristes, aux décisionnaires et aux théologiens, 4 qui il revient de définir au regard d’une loi religieuse, ce qui est magie et ce qui ne l’est pas. 1 n’appar-

tient évidemment pas a I’historien d’une religion de décider ce qui est

pratique religieuse et ce qui est rite magique. Il ne peut qu’étudier les

définitions élaborées par ceux qui ont eu autorité pour les imposer au

nom d’une société et non se mettre a leur place et en proposer de son propre cru. La question de l’existence d’une « magie légale » ne se pose pas ou n’est qu’un probléme terminologique. Si, par exemple, le

fait d’utiliser une amulette (gerni’a) ou d’invoquer un ange pour obte-

nir une réponse pendant ses réves (ché’élat halom) est considéré comme licite par telle autorité juridique, ces pratiques ne peuvent étre qualifiées de magiques (qosem, kichouf), quel que soit le nom qu'il convient alors de leur attribuer. A I’inverse, si ces mémes pratiques sont regardées comme illicites par un autre décisionnaire, le qualificatif de « magique » leur sera appliqué. II ne saurait exister de distinction scientifique ou universelle entre rite magique et rite religieux parce que leur définition est relative au groupe humain au sein duquel ces rites sont accomplis et sont classés. Cependant, bien que ce classement varie entre les sociétés et selon les différents moments de leur histoire, l’existence d’un tel classement constatée 4 grande échelle, atteste la

nécessité pour les religions de reconnaitre ce qui est leur et ce qu’elles rejettent comme élément étranger, avec toutes les nuances possibles entre ce qui est totalement exclu et ce qui est toléré dans certaines limites. Le fait que les pratiques et le discours théurgique des cabalistes ont été acceptés par les autorités juridiques du judaisme comme licites et parfois méme comme obligatoires, suffit 4 les exclure de la catégorie des actes et des discours magiques. Au début du xx siécle, M. Mauss déplorait que « la science des religions n’a pas encore de nomenclature scientifique “ ». Définir les

13. Ajoutons aussi l’opinion publique et la perception populaire de la cabale dans quelques coins du monde, et en particulier en Europe de l'Ouest. 14. Sociologie et anthropologie, ibidem, p. 138. Il ajoute : « Elle a tout bénéfice &

commencer par en arréter une. » Nous sommes & I"heure actuelle encore trés loin du

compte !

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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mots que l’on emploie n’est pas un exercice anodin de lexicologie. Une telle entreprise suppose de classer les faits étudiés, de les situer les uns par rapport aux autres, de distinguer laires, de rapprocher ceux qui peuvent l’étre. savantes, les langues grecque et latine se sont la majeure partie des lexémes utilisés pour

des phénomeénes simiDans toutes les études imposées et ont fourni nommer des faits reli-

gieux étrangers au monde gréco-latin. C’est ainsi que le mot « théurgie » est devenu un vocable employé a présent dans les études

juives. Tel ne fut pas toujours le cas. Pour ne citer que quelques

noms, Gershom Scholem et Isaie Tishby partaient volontiers du caractére « magique » des rites dans la cabale et des discours qui en

traitent, alors que Moché Idel et Elliot Wolfson préférent se servir

du mot « théurgie ». M. Idel en propose la définition suivante : « Le mot théurgie ou théurgique sera utilisé ci-dessous pour désigner des opérations visant a influencer la Divinité, principalement dans son

propre état ou sa propre dynamique intérieurs, mais parfois aussi dans sa relation avec l'homme. A l’opposé du magicien, le théurge

juif ancien et médiéval concentrait son activité sur des valeurs religieuses acceptées. Ma définition distingue entre théurgie et magie beaucoup plus que ne le font les définitions usuelles °. » Comme

Pattestent les notes qui accompagnent ses propos, M. Idel se référe es-

sentiellement 4 des spécialistes du néoplatonisme, A. J. Festugiére et E. R. Dodds, qui ont traité de la théurgie et ont tenté de la définir "*. Sa distinction entre magicien et théurge est fondée sur leur rapport

respectif aux normes du groupe religieux auquel ils appartiennent. Alors que le magicien opére sans souci de conformité avec les rites collectifs et les normes religieuses, le théurge juif ne fait que projeter

dans la sphére supérieure |’efficience des pratiques du culte institutionnel. Cette définition permet effectivement de distinguer entre théurge et magicien, et elle éclaire les relations différentes que l'un et autre entretiennent avec leur religion. Elle fait écho a la distinction

15. Kabbalah, New Perspectives, New Haven, Yale University Press, 1988, p. 157. Ce livre sera désormais cité sous forme abrégée : Kabbalah, New Perspectives. 16. On se reportera a l’appendice que E. R. Dodds inclut dans I’édition francaise

de son célébre ouvrage, Les Grecs et l'irrationnel, Fiammarion, collection Champs, Paris, 1977, p. 279-309.

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INTRODUCTION

sociologique fondamentale élaborée par Hubert et Mauss entre magie et religion ". Le cabaliste « théurge » agit et pense en tant qu’homme fidéle a sa religion et non comme magicien autonome. E. Wolfson introduit une distinction d’un autre ordre. Pour lui, c’est le but de l’opération qui est déterminant. Si celle-ci vise uniquement le bénéfice de l'homme, elle est magique (anthropocentrique). Si elle vise le bénéfice de la divinité, elle est théurgique (théocentrique). Mais il est contraint de reconnaitre que les sources cabalistiques témoignent trés souvent d’une fusion entre les deux visées ", ce qui revient 4 avouer l’insuffisance de sa définition. Les distinctions avancées par E. Wolfson et M. Idel, qui n’ont rien d’original, rappellent utilement quelques traits généraux : le « théurge » juif agit sur le divin dans un cadre religieux prédéterminé, le magicien juif opére en dehors de toute contrainte de cet ordre. Le premier est attaché aux régles et coutumes de sa religion, le second peut les violer avec indifférence pour parvenir a ses fins. Le premier escompte surtout un bénéfice pour le cosmos divin, le second cherche un profit exclusif pour lui-méme ou pour son mandataire. Mais si magie et théurgie sont globalement distinguées, il reste a poser la question du rapport entre théurgie et pratique religieuse ordinaire. En effet, toutes les définitions avancées tendent 4 rapprocher

celle-la de celle-ci. On ne voit plus pourquoi il serait encore nécessaire d’introduire le concept de théurgie pour qualifier une classe donnée de pratiques religieuses ou un certain discours concernant ces derniéres. M. Mauss avait déja déclaré que « la religion est normale-

17. Voir ci-dessus note 10. La distinction est établie & partir d’une critique des vues de Frazer exprimées dans Le Rameau d'Or, Le Roi magicien dans la société primitive, chap. III, La magie sympathique, Paris, Robert Laffont, 1981, t. I, p. 41 et suiv.

Les conclusions de Hubert et Mauss ont été réaffirmées avec beaucoup de vigueur par E. Durkheim dans le passage consacré & la magie comme étant un dérivé laique

de la religion, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Presses Universitaires de France, Paris, rééd. 1990, p. 516-518. 18. « Mystical-Theurgical Dimensions of Prayer in Sefer ha-Rimmon », in Approaches to Judaism in Medieval Times, vol. U1, éd. D. Blumenthal, Scholar Press, Atlanta, 1987, p. 135 ; « Mystical Rationalization », HUCA, vol. LIX, 1988, p. 230.

Une approche comparable de la théurgie néoplatonicienne est proposée par Jean

Trouillard, dans sa notice sur Jamblique de I’ Encyclopaedia Universalis, 1989, p. 879.

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gle

THEURGIE,

MAGIE

ET RELIGION:

LES MOTS

ET LES CHOSES

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ment théurgique " » et avait montré que les rites religieux sont dotés

d’une « efficacité matérielle », qu’ils produisent des effets par une

« sorte de vertu spirituelle », et qu’ils sont « des actes traditionnels efficaces qui portent sur des choses dites sacrées * ». Si l'on accepte ses analyses, tout rite religieux pourrait étre qualifié de théurgique, méme si les discours théologiques qui sont tenus a son sujet tentent le plus souvent de nier son efficience sui generis et cherchent a ra-

mener son efficacité sur un plan purement psychologique. La théur-

gie serait essentiellement un type de discours religieux qui, au lieu de nier la réalité de l'efficience des rites, exprimerait une élaboration intellectuelle visant 4 expliquer cette efficience. La théurgie serait ainsi un développement conscient et réfléchi de la perception de lefficacité des rites, une sorte de discours de la religion sur elleméme, et non un discours tenu par une pensée individuelle qui, faisant de la religion son objet, voudrait lui imposer sa vision des choses. Il est possible d’affiner davantage les distinctions entre religion et théurgie d’une part et magie de l’autre, en ce qui concerne le judaisme. II serait judicieux de recourir aux auteurs juifs médiévaux qui ont défini leurs propres pratiques et qui ont, les premiers, introduit ces distinctions. Si l'on rapproche les termes d'origine grécolatine des termes utilisés par les cabalistes eux-mémes pour classer en genres différents les pratiques qui ont une efficacité surnaturelle,

un élément supplémentaire permet d’enrichir et de préciser de

fagon décisive la définition recherchée. Ainsi, dés la premire page du livre intitulé Les Portes de la Lumiére de R. Joseph Gikatila, auteur castillan de la fin du xu siécle, le distinguo porte d’emblée sur deux points qui équivalent 4 peu prés a ceux qu’ont définis M. Idel et E. Wolfson : l’usage profanateur et transgressif des noms divins vise un bénéfice strictement personnel ; l’usage saint et convenable

ne peut viser le salut personnel que dans certaines conditions définies par les normes religieuses. Mais surtout, un autre élément est

19. Euvres, 1, La pritre et les rites oraux (1909), éditions de Minuit, 1968, p. 407, note 105. 20. Ibidem, p. 409.

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INTRODUCTION

ajouté par le cabaliste. Pour ce dernier, l’usage licite des puissances divines 4 travers l’invocation de leurs noms n’est que l’exercice concret d’une connaissance trés ample, qui doit demeurer « l’essentiel ». Cette connaissance n’est autre que la théosophie cabalistique qui explique le mode d’action surnaturel des priéres et des pratiques religieuses. Il ne suffit donc pas d’une procédure conforme aux valeurs religieuses ni d’un but désintéressé pour définir une action « théurgique » par opposition a une action « magique>. I faut aussi un systéme de pensée élaboré, capable d’expliquer les mécanismes en jeu dans le rapport entre Il’acte matériel accompli ici-bas et son effet dans les sphéres spirituelles. Dans le contexte du judaisme médiéval, l’explication doit s’appuyer sur des considérations a la fois métaphysiques et exégétiques. La contrainte rationnelle et la contrainte textuelle s’exercent conjointement et s’€mancipent l'une par l'autre du poids des opinions conventionnelles, facilitant la création de nouvelles formes de discours religieux. Le développement

d’un discours « théurgique » juif au Moyen Age est le fruit de la

rencontre entre la magie populaire, l’exégése rabbinique et la philosophie néoplatonicienne. Avant de susciter quelques pratiques spécifiques, la « théurgie » de la cabale est un syst¢me d’explication visant 4 rendre compte des relations entre le monde supérieur et le monde sensible, que ces relations se situent dans le cadre des textes bibliques et rabbiniques ou qu’elles entrent dans la pratique religieuse courante. Si l’on s’en remet au travail de Mauss, la magie est une forme de pratique et de représentation qui a sa propre identité

sociale, qu’il n’est pas légitime de réduire a un fait religieux. A l’op-

posé, la « théurgie » de la cabale est un phénoméne intérieur au domaine de la religion collective. Si la « théurgie » juive médiévale a fait quelques emprunts a la magie juive, l'une et l’autre sont des phénoménes structurellement et sociologiquement différents. La magie ne peut étre opposée, comme on le fait souvent, a la théurgie comme sa forme sauvage ou dégénérée. Notre approche, qui tire parti de l’exposé de R. Joseph Gikatila, permet de distinguer non seulement « théurgie » et « magie » comme catégories sociales, mais aussi comme formes historiques du discours de la religion juive sur ses propres pratiques. C’est ainsi que certains discours bibliques relatifs 4 l’effet des rites et des comportements humains sur la divinité,

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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qui ne proposent aucune explication causale ou étiologique, ne peuvent étre qualifiés de « théurgiques », et ils n’entrent pas non plus dans le cadre d’une définition scientifique de la magie. Tel est le cas aussi, dans une mesure moindre, de certains discours rabbiniques,

ou des esquisses explicatives sont parfois perceptibles. Mais le mot théurgie, qui définit trés spécifiquement un phénoméne philosophique et religieux apparu dans les derniéres franges

paiennes de I’ Antiquité finissante, peut-il étre valablement utilisé,

comme il l’est maintenant, pour désigner un phénoméne propre 4 la pensée religieuse du judaisme ? Les affinités certaines entre ces deux phénoménes suffisent-elles pour utiliser le mot avant méme d’entreprendre une étude comparative rigoureuse de la chose ? Si l’usage de ce mot facilite la communication entre des champs d’études distincts mais non séparés, n’introduit-il pas une nouvelle confusion, moins grave sans doute qu’en ce qui concerne la magie ? Méme si par son étymologie, ce mot signifie « action sur dieu », sa définition historique précise permet-elle d’en étendre l’application 4 n’importe quel phénoméne comparable ? Ce vocable avec ses dérivés apparait 4 l’époque de Marc-Auréle dans les écrits de Julien le Chaldéen et de son fils, dont il nous reste les fragments des Oracles chaldaiques, et il est repris plus tard par Jamblique, Proclus et Damascius, qui l’enrichissent d’une élaboration philosophique importante ”'. Au lieu de reprendre le mot théurgie pour l’appliquer au cas du judaisme, peuton se servir d’un vocable utilisé par les textes juifs qui n’aurait pas linconvénient d’une marque d'origine étrangére ? Les auteurs juifs

21. Sur I’étymologie de ce terme, voir (ouvrage cité supra note 2), p. 463 : « La des derniers néoplatoniciens a la fois une Punion supra-rationnelle avec lordre le

H. Lewy, Chaldaean Oracles and Theurgy notion de théurgie désigne dans les écrits méthode pratique d’union avec les dieux et plus élevé du divin accessible a l’étre hu-

main » (nous traduisons). Voir aussi Joseph Bidez, Vie de l’empereur Julien, Les Belles Lettres, rééd. 1965, p. 369, note 8 : « Nom imaginé pour renchérir sur le “théo-

logien”, et rappeler que le théurge, au lieu de se borner & parler des dieux, sait “agir” en conférant une nature divine. » H. D. Saffrey propose I’étymologie suivante : « théurge, qui signifie littéralement : “qui travaille les dieux”, ou “qui opére a l'aide

des dieux” » (« La théurgie comme pénétration d’éléments extra-rationnels dans la philosophie grecque tardive », art. repris dans Recherches sur le néoplatonisme aprés Plotin, Vrin, Paris, 1990, p. 37).

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INTRODUCTION

ne se sont pas souciés de forger un terme spécial pour désigner I’ac-

tion sur le divin des diverses pratiques de leur religion. Les trois mots qui, dans les écrits des cabalistes médiévaux, reviennent le plus

souvent dans de tels contextes, sont empruntés au vocabulaire courant. Le premier est yihoud (union, unification), le deuxiéme est fi-

qoun (restauration, instauration), le troisi¢me est hit’orerout (éveil, mise en branle). Outre le caractére incommode de l'emploi de ces termes dans une langue européenne oi ils ne sont capables d’aucune flexion satisfaisante, ils ne désignent qu'une partie seulement des opérations sur le divin accomplies par les rites, les priéres et les observances religieuses et ils ne couvrent pas la totalité du champ historique concerné, puisqu’ils n’acquiérent leur sens opératif qu’au Moyen Age. Pourtant, il me semble possible d’isoler un phénoméne religieux au sein du judaisme, qui ne peut plus étre confondu avec la magie, et qui apparait sous plusieurs formes & travers les différentes périodes de son histoire. Le discours juif sur la portée surnaturelle des pratiques religieuses, essentiellement sur leur fonction dans la sphére du divin, mérite d’étre spécifié par un nom unique suffisamment ouvert pour englober des formulations distinctes, et assez précis néanmoins pour parer aux confusions avec des faits peut-étre comparables, mais fonciérement étrangers. Le mot « théurgie » et ses flexions ne devrait-il pas étre exclu 4 cause d’une telle exigence ? Un nouveau vocable aurait le mérite d’entrer dans la catégorie des mots qui possédent de fortes connotations juives. Pour désigner le judaisme traditionnel et fidéle 4 son passé religieux, il est en effet devenu courant de préférer, au mot orthodoxie, le mot orthopraxie, qui fait mieux apparaitre l’adhésion a des régles pratiques plutét qu’a des croyances bien délimitées. Dés lors, il serait loisible de forger le mot « théopraxie », qui posséde a peu prés le méme sens que le mot théurgie, mais qui est dépourvu de l’inconvénient majeur d’étre utilisé par ailleurs pour désigner des pratiques et des conceptions spécifiques 4 un courant philosophico-religieux paien de la fin de l’Antiquité. Néanmoins, il serait présomptueux de notre part

d’imposer un néologisme alors que le mot théurgie est entré dans le

langage technique des études de la cabale. Et surtout, les relations entre la théurgie paienne de la fin de I’ Antiquité et le phénoméne

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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qui lui correspond dans le judaisme sont probablement moins for-

melles qu'il n’y parait. Dans une étude consacrée a un cabaliste de

la Renaissance, A. Altmann fit cuvre de pionnier en expliquant Pusage qu’il faisait du mot théurgie en contexte juif : « Ce que j’appelle du nom général de théurgie, en usant de ce terme un peu librement, est Il’action destinée a influencer le monde d’en haut ”. » Un peu plus loin, il suggére l’existence d’un lien historique entre la théurgie paienne des néoplatoniciens et la cabale par lequel le choix de ce mot est justifié : « Cette doctrine théurgique [celle de Proclus] dont la source se trouve dans les “oracles chaldaiques”, laissa déja

son empreinte,

a ce qu’il semble, dans la cabale primitive. La

conception de R. Joseph Gikatila, selon laquelle les commande-

ments reflétent le monde des sefirot et agissent sur lui, ressemble

dans sa structrure essentielle 4 ce qu’enseignaient les maitres de la théurgie hellénistique, sauf que, au lieu des dieux, les cabalistes placrent le Seigneur unique, et au lieu de l’union de l'homme avec les dieux comme but des rites, nous trouvons chez eux l’union des sefi-

rot entre elles comme conséquence de la pratique des commandements >. » Malgré le caractére extrémement restrictif de la derni¢re assertion — la pratique des commandements ayant bien d'autres effets sur le « monde d’en haut » que I’union des sefirot entre elles — Phypothése formulée par A. Altmann d’une présence de la théurgie du néoplatonisme tardif au sein de la cabale * se trouvera plusieurs fois vérifiée au cours de ce travail. Ce qui devrait justifier, avec toute la prudence qui s’impose, l’usage du mot théurgie dans I’étude de la cabale. Religion biblique et tradition rabbinique (entendue au sens le plus large) constituent ce que l’on pourrait appeler le contexte idéologique et social au sein duquel la cabale médiévale a pris naissance.

22. « Par-dela les limites de la philosophie : la figure du cabaliste R. Elie Hayim

de Genazzano » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, vol. 7, 1988, p. 74, note 58a. Bien que publié en 1988, cet article fut achevé en 1983.

23. Ibidem, p. 80. 2A. Dans son article, le seul texte néoplatonicien rapporté pour étayer ses dires Vest cependant A contresens, voir notre critique, infra, p. 293.

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INTRODUCTION

Celle-ci ne devrait pas étre confondue avec un ésotérisme, parce

que tout membre de la société juive peut accéder aux connaissances qu'elle propose 4 condition de posséder une maturité intel-

lectuelle, psychologique et morale suffisante. Elle n'est pas non plus une mystique au sens d’une attitude individuelle, parce qu'elle

est un enseignement socialement orienté. Elle se présente formellement comme un savoir approfondi et total concernant les textes sacrés du judaisme et les traditions reconnues par la société juive

dans son ensemble. Composante de la religion juive, elle en propose de |’intérieur une explication morphologique et causale. Elle

ne s’intéresse guére aux explications historiques, contrairement 4

la philosophie juive maimonidienne, pas plus qu’aux explications

éthico-juridiques, comme les moralistes et juristes médiévaux. Elle prétend s’enraciner dans le judaisme et faire corps avec celui-ci, en

dépit de ses emprunts évidents au néoplatonisme. Ce n'est pas notre

réle d’entériner ou non ses revendications. Sa prétention ne pose pas d’abord le probléme de !’existence de sources juives anciennes pour

ses doctrines principales. La question des sources historiques de la

cabale est, face 4 sa prétention, tout a fait secondaire. L’interrogation

essentielle, que la plupart des spécialistes actuels de la cabale évitent soigneusement, concerne la pertinence de l’enseignement des caba-

listes vis-a-vis de la religion juive. Autrement dit : la cabale produit-

elle un discours explicatif des textes et des pratiques de la religion juive qui colle aux structures fondamentales de la société juive, a celles de ses croyances et de ses usages ? Est-elle capable d’en four-

nir une explication (quelle que soit sa nature) qui ne soit pas purement arbitraire et plaquée sur les faits religieux, mais qui pénétre au sein des structures de la société pour faire corps avec elles ? En un mot, traduit-elle sous forme de pensées conscientes le systéme des

ctoyances juives et la pensée spontanée qui préside aux pratiques religieuses, ou leur applique-t-elle de force une doctrine étrangére a leurs fonctions sociales principales ? Une telle question ne saurait trouver de réponse définitive dans ce travail. L’examen d’un nombre important d’écrits trés divers, étalés sur plusieurs siécles, révélera peu 4 peu que cette question était au moins digne d’étre posée. Mais d’ores et

déja, le fait que ces écrits partent de l’acceptation de l’efficacité sui generis des rites — efficacité qu’ils situent, et dont ils précisent la nature

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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et le mode d'action — devrait constituer les prémisses favorables d’une réponse positive. Au préalable quelques remarques s’imposent sur les significations des pratiques juives dans |’ Antiquité biblique, a l’intérieur des courants idéologiques principaux de la religion hébraique ancienne. L’idée qu’une action humaine puisse avoir un effet en Dieu, fa-

vorable ou pas, et soit capable d’influencer le cosmos divin de ma-

niére a intervenir sur le cours de ses rapports avec les hommes, est bien représentée dans ce que J. D. Levenson appelle les « traditions sinaitiques » qu’il oppose a la « théologie royale judéenne ». Voici comment ce spécialiste de l’Antiquité biblique les caractérise a ce sujet : « L’insistance sur la grace dans les théologies royales et du Temple menace de déprécier I’action, de rendre |’éthique superflue, de faire d’Isra#! plutét le spectateur passif de sa propre vie spirituelle. L’insistance sur les ceuvres, sur les mitsvot, dans les traditions de Alliance du Sinal, menace de faire de Dieu plutét un mécanisme pour la dispensation de rétributions et de chAtiments et de transformer les mitsvot elles-mémes en pratiques magiques a travers les-

quelles Israél est capable de manipuler son Dieu, qui devient alors

le partenaire passif de la relation >. » Méme si cet auteur emploie un terme non pertinent au plan scientifique quand il qualifie péjorati-

vement de « pratiques magiques » ce que les commandements ris-

quent de devenir au sein des traditions sinaitiques, sa distinction

entre deux courants principaux du judaisme antique eu égard a la si-

gnification des rites est d’une grande utilité pour nous. J. Levenson conclut : « En refusant de scinder dans l’expérience spirituelle la grice

et les cuvres, en affirmant les deux simultanément, la religion pres-

crite par la Bible juive maintient les deux aspects de la relation entre Dieu et Israél. Elle préserve a la fois l’activité et la passivité comme des postures adéquates pour les deux partenaires, et elle affirme en méme temps l’importance ultime de ce monde et du monde

25. « The Jerusalem Temple in Devotional and Visionary Experience », dans

Jewish Spirituality, 1, éd. A. Green, Crossroad, New York, 1988, p. 51. Nous tradui-

sons.

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INTRODUCTION

supérieur ou futur. Pour certains, la juxtaposition des deux théologies semblera aboutir 4 une contradiction inacceptable. Pour d’autres, elle semblera aboutir 4 une contradiction qui doit étre effectivement acceptée, un paradoxe, qui se trouve au cceur de la spritualité juive a travers les Ages *. » La distinction des deux types d’attitudes et leur présence cdte 4 céte dans la longue durée peut permettre de construire une typologie contrastée utilisable pour Pétude de chaque époque et de chaque courant de histoire religieuse juive. En ce qui concerne la cabale médiévale, elle est certainement davantage I’hérititre des traditions sinaitiques que de la théologie royale. A l’inverse, la philosophie juive médiévale aristotélicienne, en particulier la philosophie de Maimonide contre laquelle la cabale a rivalisé dés le début, s’inscrit sans peine dans le cadre de la théologie royale telle qu’elle a été longuement décrite

par J. Levenson. Bien que ces types n’apparaissent jamais & I’état

pur, ils sont assez aisément reconnaissables et peuvent étre dominants ou récessifs — pour user d’une métaphore empruntée a la biologie moderne — au sein des divers courants qui ont marqué lhistoire du judaisme. Les caractéristiques respectives de ces deux pdles serviront d’indices pour les identifier. Alors que la théologie royale judéenne est anthropocentrique, la tradition sinaitique est théocentrique. Toutes les deux sont axées sur I"Exode de fagon différente : l'une privilégie la conquéte du Pays et Il’accomplissement de la promesse faite aux patriarches, |’autre met l’accent sur la réception de la Loi au Sinai et sur l’expérience du désert. La premiére insiste sur le culte pratiqué dans le Temple de Jérusalem, la seconde sur le culte lié au Sanctuaire portatif. Celle-la attend le salut d’un Messie royal, celle-ci propose un salut immédiat dans lobéissance aux régles de sainteté et de pureté permettant aux fidéles de jouir de la vision béatifique de la présence de Dieu. Pour la premiére, Dieu est une puissance invincible acquise de fagon éternelle et indéfectible & la cause d’Israél et le protégeant contre ses ennemis terrestres ; pour la seconde, la puissance de Dieu et son

26. « The Jerusalem Temple in Devotional and Visionary Experience », ibidem. Nous traduisons.

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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exercice est conditionnée par l’action des hommes : si celle-ci répond aux conditions fixées par les régles intangibles, elle sera bénéfique et salutaire, dans le cas contraire, elle cessera de s’exercer ou

interviendra en faveur de l’adversité. La cabale théosophique médiévale peut étre typifiée comme une manifestation intellectualisée de la dominante sinaitique qui, sans devenir une structure mentale totalement autonome, en est la composante essentielle. Les emprunts au néoplatonisme n’ont pas seulement facilité l’intégration de traditions religieuses anciennes dans un systéme de pensée cohérent et solide, ils ont contribué 4 marginaliser les formes rabbinisées de la théologie royale judéenne. Pour

cette raison, la cabale théosophique n’a ni spiritualisé ni historicisé les principales références juives : la Torah, les commandements, Jérusalem, le Temple et le Messie. A l’opposé de la cabale extatique qui est restée proche de la pensée maimonidienne, la signification théurgique que la cabale théosophique a attribuée aux priéres et aux

pratiques religieuses a permis aux discours mythiques d’avoir prise

sur la réalité concréte. Par « discours mythiques » j’entends simple-

ment des discours concernant une divinité qui existe d’abord dans un monde 4 elle avant d’entrer dans I’histoire des hommes. C’est

justement parce que le Dieu des cabalistes a sa propre histoire — sa

« théogonie personnelle » — qu'il peut investir la pratique quotidienne des individus indépendamment de toute attache historique extérieure. Méme des événements aussi graves que la ruine du deuxi¢me Temple de Jérusalem et que l’exil hors de la patrie ances-

trale, sont des faits secondaires pour le cabaliste, capable, grace a une action immédiate sur le monde divin au moyen des priéres et

des gestes prescrits par la religion de Moise, de réparer les blessures infligées a la divinité et de faire descendre ses influx vivifiants icibas. C’est dans son présent que le cabaliste expérimente la puis-

sance de ses actes vis-a-vis du monde divin. II ne les projette pas

dans le futur, et le passé n’a de sens pour événement céleste — toujours d’actualité. rédempteur, forgée dans la mouvance plus ou moins transférée sur des maitres

lui que s’il est porteur d’un La figure méme du Messie de la théologie royale, est charismatiques dont la per-

sonne devient objet de vénération, voire de culte, et dont le pouvoir

théurgique s’exerce ici et maintenant. Cependant, si la dominante

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INTRODUCTION

théologique est trés nettement de type sinaitique, la théologie

royale (toujours liée au Temple de Jérusalem) n'est pas rejetée et il

ne s’est pas produit de clivage schismatique. Sinon peut-étre quand un messianisme marqué par la cabale s’est investi dans un candidat

Messie en la personne de Sabbatai Tsevi, au xvir siécle. Alors la dominante royale a repris le dessus et elle a transformé I’action théur-

gique en un mouvement réalisateur politico-magique. La tendance

royale n’était pas encore suffisamment autonome pour ceuvrer avec efficacité sur le terrain de la bataille politico-religieuse, et la ten-

dance sinaitique n’était plus assez forte pour freiner l’action histo-

rique en procurant le salut par le culte quotidien. L’apostasie du candidat Messie par son adoption de l’islam a mis fin, pour les partisans qui persistaient 4 croire en lui, en la coexistence des deux composantes polaires de la religion juive ”. Mais dans l’écrasante majorité des cas, les conceptions théologiques que les cabalistes ont

élaborées accordent une certaine place & l’idéologie royale judéenne, nettement moins grande sans doute que celle que les philo-

sophes juifs lui ont faite. L’action théurgique autour de laquelle les cabalistes ont développé

un corps de doctrines important s’enracine profondément dans le sol des traditions sinaitiques, celles-l4 m@éme que Levenson voit mena-

cées par la transformation des commandements et du culte en des recettes magiques visant 4 manipuler un Dieu essentiellement passif. Le pouvoir opératif des pratiques cultuelles sur la divinité est supposé réel dans un nombre considérable de passages bibliques. Du sacrifice

visant a apaiser la colére de Dieu aux priéres et aux actes de contrition qui suscitent sa joie, en passant par les rites cherchant a attirer sa présence, les attitudes et les actions humaines qui n’ont de sens que parce qu’elles sont supposées agir dans la sphére divine, se trouvent en abondance dans les sources documentaires appelées P (documents

sacerdotaux) par la critique biblique, alors que les documents deuté-

27. Cette coexistence fut également rompue, ainsi que le montre J. Levenson, par

le christianisme de la théologie paulinienne, qui oppose alliance de David et pro-

messe messianique a la Loi de Molse, voir Sinai and Zion, An Entry into the Jewish

Bible, Harper and Row, New York, 1987, p. 216-217.

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THEURGIE, MAGIE

ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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ronomistes (D) en sont moins riches. Les premiers partagent surtout lidéal religieux sinaitique, les seconds sont orientés par la théologie royale davidique. Les traditions sinaitiques consignées dans la Bible juive brossent un tableau polymorphe des croyances des anciens Hébreux dans le domaine qui nous intéresse. Il est possible néanmoins de dégager une typologie descriptive des actions humaines visant & influencer la divinité. Toutefois, nous avons préféré ne pas donner & ces actions le qualificatif de théurgiques ou de magiques. Non pas a cause d’une impropriété sémantique fondamentale, mais seulement pour conserver a ces termes un sens précis, historiquement délimitable. Nous réserverons le mot magie aux actes ayant une visée surnaturelle qui sont accomplis dans un but étranger aux préoccupations et aux valeurs de la religion instituée. Nous destinerons le mot théurgie aux actes entrant dans le cadre de cette religion et qui sont

accomplis en fonction d’un syst¢me de pensée élaboré prétendant expliquer au moins partiellement leur mode d’efficience. Les actions licites, prescrites ou simplement décrites dans le texte biblique, n’entrent dans aucune de ces catégories. Nous ignorons si dans l’Antiquité biblique, il existait des théories développées expliquant

la nature de I’interaction entre les hommes et leur Dieu. Aucun do-

cument remontant a cette période ancienne ne nous renseigne sur

ce point. Il serait imprudent d’émettre l’hypothése de l’existence de

tels systmes d’explication ; ceux-ci n’apparaissent qu’a partir de la

rencontre tardive du judaisme avec le néoplatonisme. Pour la mentalité hébraique antique, semblable en cela a la mentalité religieuse générale du monde ancien, la possibilité d’une influence humaine sur le comportement du dieu est une évidence absolue. Bien qu’ici

et la des interrogations a ce sujet n’aient sans doute pas manqué, ce qu’attestent par exemple quelques passages du livre de Job, la familiarité des relations avec les étres divins rendait inutiles des spéculations compliquées. Pour qualifier les actions accomplies en vue d’exercer une influence sur la divinité 4 cette Epoque reculée, nous

nous servirons du vocable assez neutre d’action surnaturelle.

L’examen de nombreux textes de la cabale nous a permis de dé-

gager un répertoire, que nous estimons exhaustif, des diverses formes de l’action théurgique. Celles-ci se dégagent a partir non des

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INTRODUCTION

moyens mis en ceuvre pour atteindre le but recherché, mais du type d’influence que le théurge se propose d’exercer. Nous avons ainsi dénombré cing formes fondamentales d’action théurgique. Elles comprennent parfois des subdivisions qui ne doivent pas étre considérées comme des types a part entiére. A l’examen des formes d’ac-

tion surnaturelle évoquées dans la Bible et la littérature juive

postérieure (essentiellement !a littérature rabbinique), il s’avére que les cinq formes d’action théurgique présentes dans la cabale médiévale correspondent a cing types d’action surnaturelle que l’on peut déceler dans ces corpus antérieurs. Nous avons tenté de fixer une terminologie valable pour l'ensemble des sources hébraiques et

juives, quelle que soit leur provenance et leur Epoque. On peut ainsi distinguer les actions : instauratrice, restauratrice, conservatrice,

amplificatrice et attractrice.

L’action instauratrice vise 4 établir une forme divine comme to-

talité pour l'homme. Dans la Bible, Dieu devient ainsi le Dieu

d'Israé! par une alliance contractée selon un rituel instaurateur. Il

est intronisé comme Roi, son Nom est sanctifié par ses dévots — il est fait ce qu’il est & travers des actes, des paroles, des attitudes précises. Dans la cabale, le plérome divin ou une de ses émanations

particuligres qui le représente en totalité, est constitué par des actions théurgiques. Dieu est fait, forgé, fagonné par le culte d’ici-bas. L’action restauratrice vise 4 rétablir une forme divine détériorée.

Dans Ia Bible, il faut ainsi apaiser la colére de Dieu par des sacri-

fices et des priéres, et 4 travers des rites d’expiation restaurer sa

gloire a laquelle des actes impies et blasphématoires ont porté atteinte. Ce type d’action suppose un dommage antérieur que !’on cherche a réparer. Dans la cabale, des actes de culte viseront a réparer des brisures introduites dans l’unité divine, 4 renouer des re-

lations entre des €manations du plérome qui ont été disjointes.

L’action amplificatrice vise 4 accroitre la puissance divine. Dans

la Bible, les nombreuses formules de bénédiction adressées 4 Dieu

assument cette fonction, qui est aussi un des buts des sacrifices et des

gestes qui excitent son amour. Dans !a cabale, certains gestes prescrits par la Loi, certaines cérémonies religieuses et certaines paroles ont pour but d’accroitre le flux d’épanchements issu de I’Infini (En Sof) dans le plérome des émanations, ou d’augmenter I’intensité des

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THEURGIE, MAGIE ET RELIGION: LES MOTS ET LES CHOSES

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influx entre les émanations ou entre elles et les mondes inférieurs. L’action conservatrice vise & entretenir la stabilité de la divinité, a la maintenir dans un état constant. IJ faut la nourrir régulitrement par des sacrifices, prendre soin de son logement dans les Sanctuaires, nettoyer et purifier la terre pour qu’elle y demeure. Dans la cabale, la

pratique des commandements permet au plérome ou & telle émanation en particulier d’étre sustenté par les influx divins, elle assure son maintien dans |’étre et l’empéche de retourner au Néant originel. L’action attractrice vise a faire descendre la divinité auprés des hommes. Dans la Bible, c’est le but poursuivi par I’édification du Sanctuaire portatif du désert ainsi que par un vaste ensemble de prescriptions cultuelles et éthiques. Dans la cabale, la priére tente

d’attirer les influx divins ici-bas mais aussi, d’abord, au sein des

émanations inférieures. Elle a également pour fonction d’attirer vers le haut la derniére émanation pour qu’elle se réunisse aux degrés supérieurs. Certains rites du Sabbat ont pour but d’attirer une émanation vers une autre. Attirer la présence de la Chekhina, qui

est la derniére émanation du plérome divin, auprés des fidéles, demeure la motivation la plus couramment mise en avant pour expliquer |’étude de la Torah et la pratique des commandements.

Ce tableau trés schématique nécessite de longs développements.

Nous consacrerons le présent ouvrage a déployer les éléments es-

quissés ici en ce qui concerne la cabale, mais nous mettrons d’abord en évidence les principales sources juives, bibliques et postbibliques, dont elle s’est nourrie. La validité dans le long terme de cette typologie de l’action théurgique apparaitra clairement, nous l’espérons, par-dela les évolutions historiques et culturelles, et malgré la diversité des systemes de pensée élaborés pour en rendre compte.

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CHAPITRE II ANTECEDENTS BIBLIQUES

A. Type d'action instauratrice.

Les cérémonies, les rites, les gestes et les paroles au moyen desquels

le dieu YHVH devint le dieu exclusif d’un clan puis d’un peuple peu-

vent étre regardés comme des actions de type instaurateur. C'est ainsi

que dans le livre de la Genése, le patriarche Jacob établit par un serment et I’érection d’une stéle que la divinité qu’il fait sienne désormais est une divinité connue sous le nom de YHVH : « Si je reviens sain et sauf dans la maison de mon pére, YHVH sera un dieu pour moi. Et cette pierre que j’ai placée en stéle sera une maison de dieu » (28:2122). Si cette instauration est conditionnée par la réalisation d’un serment, elle annonce |’établissement plus large de la divinité YHVH comme dieu des descendants de Jacob, qui aura lieu lors de la cérémonie de lalliance, aprés la sortie d’Egypte. L’élection du peuple d’Israél pour étre le peuple de YHVH est le plus souvent présentée dans la Bible comme le résultat d’un choix divin. Mais la réciproque est aussi vraie : c’est l’action d’Israé] qui fait de YHVH son dieu. C’est par cette alliance — ici l’alliance conclue par I’acte de circoncision — que YHVH annonce qu’il deviendra le dieu de la postérité d’ Abraham (Gen. 17:7). La fonction de cette alliance est rappelée dans le Lévitique (26:45) : « Je me souviendrai pour eux de l’alliance avec les

afeux, que j’ai fait sortir du pays d’Egypte, sous les yeux des nations,

pour étre leur dieu : je suis YHVH. » Dans le Deutéronome, parmi les exhortations accompagnant la conclusion de l’alliance au pays de

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ANTECEDENTS BIBLIQUES

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Moab, on trouve cette annonce : « Tu vas passer dans I’alliance de YHVH, ton dieu, [...] que YHVH, ton dieu, conclut aujourd’hui avec

toi, afin de t’ériger aujourd’hui pour son peuple et d’étre lui-méme ton dieu » (29:11-12). L’acte par lequel cette alliance a été conclue et qui

est essentiellement d’ordre sacrificiel, est décrit dans l"Exode (24:4-8) : « [Moise] se leva de grand matin et batit un autel au bas de la montagne, avec douze stéles pour les douze tribus d’Israél. Il envoya

les jeunes gens des fils d’Israél offrir des holocaustes et sacrifier a

YHVH des taureaux en sacrifices de paix. Moise prit la moitié du sang, qu’il mit dans des bassins, et avec l'autre moitié il aspergea l’autel. [...] Moise prit le sang, en aspergea le peuple et dit : Voici le sang de l’alliance que YHVH a conclue avec vous. » Si les stéles représentent les douze tribus, l’autel représente le dieu ; le sang avec lequel l’autel puis le peuple sont aspergés, unit surnaturellement Israél et YHVH. Désormais, les deux partenaires

participent au méme sang, en conséquence de quoi leur destin est lié indéfectiblement. L’opération rituelle et symbolique de Moise instaure un rapport exclusif entre YHVH, sa loi, et le peuple d’Israél, par lequel Israéi devient le peuple de ce dieu et YHVH devient le

dieu de ce peuple. En conclusion du code législatif du Deutéronome, le caractére déterminant de I’attitude du peuple faisant de YHVH

son dieu est souligné : « A YHVH tu as fait dire aujoud’hui qu'il serait ton dieu, que tu marcherais dans ses voies, que tu observerais ses décrets, ses commandements et ses régles et que tu écouterais sa voix » (26:17). Significativement, c’est l’obéissance a la loi de YHVH,

laccomplissement de ses commandements, qui le fait étre dieu du peuple hébreu. Et c’est le peuple d’Israél qui est présenté comme lui ayant fait dire qu’il est désormais son dieu. Plus clairement encore,

dans le Lévitique (26:12), l'accomplissement des commandements

instaure un nouveau régime d’existence pour YHVH, par lequel il obtient une présence terrestre parmi son peuple : « Si vous suivez mes ordonnances, si vous observez mes com-

mandemeats [...] je maintiendrai mon alliance avec vous [...] je placerai ma Demeure au milieu de vous et mon 4me ne vous prendra

pas en dégoft. Je cheminerai au milieu de vous, je serai votre dieu

et vous, vous serez mon peuple. Je suis YHVH votre dieu qui vous

ai fait sortir du pays d’Egypte. »

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INTRODUCTION

L’instauration acquise par la cérémonie de |’alliance et l’'accomplissement des commandements (qui constituent le contenu de cette alliance) est présentée ailleurs comme |’opération du culte sacrificiel : « Ce sera un holocauste perpétuel dans toutes vos générations, & lentrée de la Tente de la Rencontre, devant YHVH, Ia od je me rencontrerai avec vous, pour te parler. C’est la que je me rencontrerai

avec les fils d’Israél et [ce lieu] sera rendu saint par ma présence. Je

consacrerai la Tente de la Rencontre et l’autel, Aaron aussi et ses fils je les consacrerai, afin qu’ils exercent pour moi Ia prétrise. Je demeurerai au milieu des fils d’Israél et je serai leur dieu » (Ex. 29:42-45).

Le culte sacerdotal d’une part et l’obéissance aux lois de I’alliance d’autre part ont tous les deux la propriété d’instaurer YHVH comme dieu d’Israél, d’obtenir sa présence permanente, autrement dit, d’établir pour des hommes une forme divine totale (YHVH comme dieu d’Israé! présent parmi eux). Si les gestes du culte sacrificiel ont un pouvoir surnaturel capable d’influencer la divinité au point de lui communiquer une nouvelle fagon d’étre au monde, il en va de méme de l’obéissance au code législatif, que le deutéronomiste cherche a identifier au code cultuel pour lui en attribuer la valeur religieuse. Le culte pratiqué autour du Sanctuaire portatif du désert, tel que nous le décrit l"Exode, sera aussi pourvu, nous le ver-

rons plus loin, d’une puissance attractrice 4 l’€gard de la divinité. Mais ce qui est mis en évidence dans les versets précités, ce n’est pas une action ponctuelle, visant un but limité. L’ensemble des opérations cultuelles, leur accomplissement répété et continu, ont une

fonction instauratrice a l’égard de la divinité. Cependant, la céré-

monie de la conclusion de l’alliance, opérée au moyen du sang de la

circoncision ou du sang des animaux sacrifiés, reléve plus directement de l’opération surnaturelle, agissant de maniére définitive mais a partir d’un acte unique, sur deux domaines distincts : le divin et ’humain. Par ces gestes symboliques et opératoires, un peuple se fait peuple d’un dieu et un dieu est fait dieu d’un peuple.

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ANTECEDENTS BIBLIQUES

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B. Type d’action restauratrice.

Quand il est question de rendre a la divinité sa paix intérieure,

troublée par le péché des hommes, les offrandes et les fumigations

d’encens avait été hommes prétait 4

consacré ont un effet immédiat. C’est ainsi quae YHVH « affligé en son coeur » par la conduite des premiers et, « regrettant d’avoir fait l'homme sur la terre » il s’apfaire retourner au chaos toute la création. Mais Noé et sa

famille furent Epargnés en demeurant, dans une arche, a I’abri de la montée des eaux. Apres le déluge, Noé construisit un autel et y of-

frit des holocaustes. Grice 4 quoi « YHVH respira le parfum apai-

sant et YHVH dit en son cceur : Jamais plus je ne maudirai le sol a

cause de I"homme [...] et jamais plus je ne frapperai tous les vivants comme j’ai fait » (Gen. 8:20-21). Les sacrifices offerts par Noé ont

assuré le salut de la création en rétablissant la paix en Dieu et en

calmant son remords. Cette restauration de la tranquillité divine est obtenue sans qu’elle ait fait l'objet d’une demande explicite de la part de Dieu. Ce n’est plus le cas a partir du livre de I"Exode. Lorsque les Hébreux s’apprétaient a fuir I'Egypte, la colére de

Dieu allait se déchainer contre Pharaon et son peuple en entrainant la mort de tous les premiers-nés, humains et animaux. Pour que

cette terrible colére n’atteigne pas les enfants d’Israél, il leur fut prescrit d’asperger les linteaux et les deux montants des portes avec

du sang prélevé sur les agneaux du sacrifice pascal. Ainsi, « YHVH

passera pour frapper l’Egypte et quand il verra le sang sur le linteau

et sur les deux montants, YHVH sautera au-dela de la porte et il ne

permettra pas a |’Exterminateur d’entrer dans vos maisons pour

frapper » (Ex. 12:23). L’apaisement de I’élan destructeur de la divinité est ici partiel et sélectif, puisqu’il ne vise qu’a épargner les

Israélites tout en laissant l’extermination opérer sur les Egyptiens.

Le sang de la victime animale sous le regard divin a pour effet instantané de sauvegarder les Hébreux qui en avaient aspergé leurs portes. Récurrent dans le Pentateuque, l’usage du sang pour obte-

nir le pardon fait partie d’un nombre important de rites sacrificiels.

L’aspersion de sang de taureau permet d’obtenir le pardon de Dieu en faisant expiation pour des péchés individuels ou collectifs com-

mis par inadvertance (Lév. 4). Mais la parole peut avoir un effet

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INTRODUCTION

identique. Plusieurs fois, la pritre de Moise apaise le courroux de

Dieu (Ex. 32:11, Nom. 12:13, 14:13). D’une fagon trés générale, les

sacrifices offerts pour obtenir le pardon de fautes commises involontairement sont un « parfum apaisant pour YHVH » (Nom. 15:24, passim). Les fumigations d’encens peuvent avoir un effet identique a celui de l’aspersion de sang. Dans le but d’apaiser le courroux dé-

chainé de la divinité, qui s’apprétait 4 anéantir le peuple d’Israél tout entier 4 cause de ses murmures contre ses chefs et ses prétres,

Moise demande au grand prétre Aaron de faire briler de Il’encens, offrande agréable 4 Dieu (Nom. 17:10-15), et il obtient ainsi par une intervention urgente et dramatique, la cessation du fléau.

C. Type d'action conservatrice. Pour maintenir la divinité dans des dispositions favorables et pour entretenir sa constante présence parmi les hommes, plusieurs régies ont été instituées. Il convient tout d’abord d’assurer sa nour-

riture quotidienne : ce sont plusieurs sacrifices qui assument cette fonction. Les offrandes sont décrites trés fréquemment

dans le

le feu, en parfum apaisant. Toute graisse est pour YHVH

» (Lév.

Lévitique et les Nombres, comme autant d’aliments de choix constituant la nourriture de Dieu et en particulier la graisse et le sang : « Le prétre les fera fumer a !’autel : c’est une nourriture offerte par 3:16). Les prétres sont les cuisiniers sacrés qui organisent et servent les repas de la divinité en prélevant la part qui leur est réservée : « Ils seront saints pour leur dieu et ils ne profaneront pas le nom de leur dieu, car ce sont eux qui offrent les sacrifices par le feu pour YHVH, nourriture de leur dieu ; ils seront chose sainte » (ibidem

21:6). Il faut que l'ensemble du peuple tienne le prétre pour saint parce qu'il « offre la nourriture de ton dieu » (ibidem 8) qui est saint. Le prétre atteint d’une tare !’excluant du service « ne s’avan-

cera pas pour présenter la nourriture de son dieu » (ibidem 21), néanmoins il pourra manger de la « nourriture de son dieu » (ibidem 22). L’animal offert en sacrifice ne devra comporter aucun défaut, et l’on ne doit accepter « de la main d’un fils d’étranger aucune

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ANTECEDENTS BIBLIQUES

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de ces [bétes] pour l’offrir comme nourriture de votre dieu » (ibi-

dem 22:25). La finalité des sacrifices quotidiens et des fétes est la méme : « Vous veillerez 4 m’offrir, au temps fixé, mon offrande, ma

nourriture, en sacrifices par le feu » (Nom. 28:2). Le sacrifice quotidien d’agneaux est accompagné d’une libation : « C'est dans le [lieu] saint qu’on versera la libation de boisson forte pour YHVH » (ibi-

dem 7). Ces offrandes impliquent |’édification d’autels : « Tu me feras un autel de terre sur lequel tu immoleras tes holocaustes, tes

sacrifices de paix, ton petit et ton gros bétail » (Ex. 20:24). Mais il faut édifier aussi une Maison et assurer son entretien régulier pour que la divinité puisse y loger en permanence : « Ils me feront un sanctuaire et je demeurerai au milieu d’eux » (ibidem 25:8). Le pays

lui-méme doit étre maintenu exempt de toute souillure, car c’est le

sol od la divinité demeure : « Tu ne rendras pas impur le pays od vous habiterez et au milieu duquel je demeurerai, car moi YHVH,

je demeure au milieu des fils d’Israél » (Nom. 35:34). Une série de pratiques du culte courant visent donc a influencer Dieu pour conserver ses faveurs et sa présence béatifique. Quelle que soit la conception théologique qui anime les textes qui en traitent, I’action

humaine s’y montre capable de maintenir une relation stable de la divinité avec la société en lui fournissant logement, autel, nourriture.

D. Type d'action amplificatrice. Augmenter la puissance de la divinité est sans doute la fonction primitive des bénédictions adressées & Dieu, telles qu’elles sont rapportées en nombre dans les strates les plus anciennes du texte biblique. Méme si Rowley a formulé une interprétation contraire, prétendant que ces bénédictions ne signifient pas « que l’on confére quoi que ce soit 4 Dieu, mais que l’on reconnait sa gloire et sa bonté » (Worship in Ancien Israel, p. 259), la plupart des auteurs séFieux qui ont écrit sur ce sujet admettent qu’au moins dans les couches textuelles les plus anciennes, le sens de ces bénédictions est d’octroyer a la divinité un supplément de force. L’idée archaique

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INTRODUCTION

qui commande cette conception est que, aprés un effort fourni par le dieu pour vaincre des ennemis ou pour accomplir des prodiges,

celui-ci a besoin de la bénédiction des hommes pour reprendre de nouvelles forces. Cette relation d’interdépendance a été par la suite évincée par les progrés de la théologie de la toute-puissance divine

qui donne alors aux bénédictions adressées 4 Dieu une signification

analogique par rapport aux interactions sociales '. Outre des for-

mules comme « Béni soit YHVH », d’autres éléments peuvent étre invoqués a l’appui de la croyance en la possibilité humaine d’ac-

croitre l’activité divine et sa puissance. Quand Moise tente d’obtenir le pardon pour son peuple, il déclare : « Et maintenant, qu’augmente la force de mon Seigneur, selon ce que tu avais déclaré » (Nom. 14:17). Plusieurs versions frangaises proposent des traductions de ce verset qui ne permettent pas d’en apprécier la valeur verbale et le rendent par une proposition du genre : « puissance de Mon Seigneur se montre grande », ou : « Que gnifie la vaillance de mon Seigneur». Il est clair cependant texte biblique met l’accent sur la puissance de la parole de qui est plus qu'une simple supplication. De méme, quand

Que la se maque le Moise, Moise,

installé sur le sommet d’une montagne, léve les mains vers le ciel

pour qu’Israél, engagé dans un combat contre le peuple d’Amaleq, ait le dessus, et que, lorsque la fatigue les lui fait baisser, l’ennemi l’emporte, il ne peut s’agir d’un geste de pure supplication ni méme d’un simple encouragement destiné aux combattants (Exode chap.

17). Israél s’est trouvé engagé dans d'autres guerres et jamais pareil geste n’est mentionné. L’arriére-plan de ces récits, quelle que soit

leur forme et leur interprétation finales, 4 l’instar des formules de

bénédictions, ne peut étre que la croyance en une efficience propre a certaines paroles et & certains gestes capables d’influencer Ja divinité dans le sens voulu et en l’occurrence d’accroitre l’intensité de son activité. La grande fixité de ces formules, 4 travers d’innombrables textes bibliques, montre qu’elles dépendent d'un cadre

1. S. Blank, « Some Observations Concerning Biblical Prayer », HUCA 32, 1961,

p. 87-90 ; M. Greenberg, Biblical Prose Prayer As a Window to the Popular Religion of Ancient Israel, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 30-36.

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ANTECEDENTS BIBLIQUES

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conventionnel préétabli et qu’on ne peut les entendre comme les manifestations spontanées de pri¢res et de supplications occasionnelles. Ce langage porte la trace, encore vivante, de croyances que

Pon se plait souvent et arbitrairement 4 qualifier de mythiques. Si celles-ci ont été par la suite désinvesties de leurs significations pri-

mitives, surnaturelles, et qu’elles ont été supplantées par la croyance en un Dieu agissant en potentat absolu et en maitre de I’Histoire, & Végard de qui l’action humaine est insignifiante et inopérante, ce n’est pas a cause d’un quelconque progrés spéculatif. Le triomphe durable mais relatif de l’idéologie royale judéenne sur les autres courants religieux de I’Israél ancien a joué un réle important dans la

captation de l’héritage religieux antérieur. Celui-ci comportait la croyance en l’efficacité surnaturelle et opératoire des formules

doxologiques et de certains gestes d’imploration stéréotypés. réussite de ce travail d’occultation n’a pas été totale et les forces tentes de la tradition sinaitique ont survécu et ont pu reparaitre grand jour et avec une vigueur nouvelle aprés la destruction deuxi¢me Temple et |’exil hors du pays ancestral.

La laau du

E. Type d'action attractrice. De loin la mieux attestée dans la littérature biblique, cette action

tente de déplacer la divinité ou sa présence et, le plus souvent, de

provoquer sa descente ici-bas. Le dieu céleste de la montagne du Sinai devait étre emporté par les Hébreux dans leurs pérégrinations

nomades et cesser de tréner dans la solitude d’un désert montagneux pour devenir abordable sur la terre des hommes. La fonction que la Tente de Rencontre assumait était d’attirer la présence vi-

sible de Dieu (le kavod) pour qu'elle exerce ses dons bienfaisants et

béatifiants sur la communauté de ses serviteurs. Un passage de V'Exode rend compte de l’importance sociale et religieuse de ce lieu de communication entre le divin et humain :

« entrée de la Tente de la Rencontre, devant YHVH, 1A od je vous rencontrerai pour vous parler, c’est la que je rencontrerai les

fils d’Isra#l et elle sera sanctifiée par ma Présence. Je sanctifierai la

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INTRODUCTION Tente de la Rencontre et Il’autel et je consacrerai Aaron et ses fils afin qu’ils exercent pour moi le sacerdoce. Je demeurerai au milieu des fils d’Israél et je serai leur Dieu, et ils sauront que je suis YHVH leur Dieu, qui les ai fait sortir du pays d’Egypte pour demeurer au milieu d’eux, moi YHVH, leur Dieu » (29:42-46).

La Demeure portative dont il est question ici doit étre construite et aménagée selon tous les détails du modéle céleste qui a été montré & Moise lorsqu’il se tenait sur 1a montagne sacrée du Sinai (Ex. 25:9, 26:30, 27:8). La Tente de Rencontre et ses composantes matérielles sont donc les antitypes terrestres d’un prototype céleste de référence, montré par YHVH, le dieu céleste, 4 son prophéte quand celui-ci se tenait dans les altitudes élevées od il entrait en communication avec lui. Le déplacement du dieu céleste dans l’espace terrestre délimité par la Tente de Rencontre est assuré par l’équivalence structurale entre le modéle céleste de la résidence divine et sa projection ou sa copie édifiée par les hommes. Entre le modele d’en haut et son antitype d’ici-bas, un tropisme est a I’ceuvre qui donne a la représentation terrestre de la Demeure céleste le pouvoir d’attirer et de fixer la présence divine. Véritable ceuvre d’art permettant un contact entre YHVH et les Israélites, l’édifica-

tion de la Tente de Rencontre et son entretien par la classe des prétres agissent par des voies surnaturelles pour faire descendre la divinité des hauteurs ov elle est normalement établie. « Ils me feront un sanctuaire et je résiderai au milieu d’eux » (Ex. 25:8), dit YHVH 8 Moise, lui proposant ainsi de prolonger la communication céleste et exceptionnelle du Sinai par une communication terrestre dans I’enceinte du Sanctuaire portatif. Ce Sinai miniature, cuvre des Israélites, attire la divinité parce qu’il reproduit a échelle humaine sa résidence surnaturelle. Dans le passage précité, le but de I’Exode hors d’Egypte par lequel YHVH se faisait connaitre en tant que dieu d’Israél, n’est pas, comme dans d’autres passages re-

flétant les idées de la théologie royale judéenne, l’installation des Hébreux sur la terre promise ; sa finalité est la présence de Dieu parmi ses fidéles, présence suffisante pour assurer le salut, consumation téléologique de l’histoire de la rédemption, selon l’heureuse expression de J. Levenson (loc. cit. p. 37). Mais quand la conquéte de la terre de Canaan contraindra Isra#l 4 guerroyer contre les peuplades

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ANTECEDENTS BIBLIQUES

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autochtones, un élément essentiel de la Tente de Rencontre, PArche d’Alliance, exercera encore son pouvoir attracteur, qui sera

dirigé non plus vers la sanctification et la béatification de la société,

mais qui sera utilisé contre les combattants ennemis. Les livres de Josué et de Samuel se référent a ce pouvoir attracteur surnaturel de l’Arche. Cette Arche d’Alliance surmontée des deux chérubins sur lesquels « sitge YHVH des armées », est censée concentrer la puissance divine et fournir aux Hébreux le moyen de fortifier leur camp en participant aux combats contre les Philistins et autres Cananéens. Josué lui fait faire sept fois le tour de Jéricho qu'il assiége (Jos. 6:15) et plus tard, elle sera employée, d’ailleurs sans succés, contre les

guerriers philistins, qui finiront par s’emparer d'elle et par subir son

influence devenue maléfique envers des ennemis d’Israé! (I Sam. 4,

5 et 6). Cette Arche porte le nom significatif suivant : « Arche du Dieu d’Israél » (ibid. 5:8 et pass.), et ce nom désigne la puissance dont elle est a la fois le vecteur terrestre et la représentation artistique. Les Hébreux des temps antiques lui attribuaient une grande valeur religieuse et voyaient en elle un support terrestre oii reposait leur Dieu qu’ils pouvaient déplacer dans les cas extrémes de détresse pour qu’il leur vienne en aide dans les combats. (Beaucoup plus tard, un rituel de déplacement processionnel du rouleau de la Torah en cas de calamité collective semble prolonger cette trés ancienne pratique). Savoir attirer la présence ou la puissance de la divinité peut donc étre d’un intérét vital pour les Israélites des temps

bibliques.

Ce rapide parcours suffira 4 montrer la préexistence dans le judaisme antique de croyances en la portée surnaturelle de certaines actions humaines, entrant dans le cadre de la religion instituée. Les

cing types d’action que nous avons dégagés de |’étude des textes de la cabale conviennent assez bien pour classer et organiser en un répertoire systématique l’ensemble des données bibliques. Celles-ci ne sont cependant pas les seuls antécédents de la théurgie juive médiévale. Continuons le parcours entamé par un survol de Ia littérature post-biblique, et surtout de la littérature rabbinique, dont la cabale

théosophique est plus directement tributaire.

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Cnaprrre III ANTECEDENTS RABBINIQUES

Les rabbins des premiers siécles, confrontés aux deux courants

idéologiques présentés plus haut, ont élaboré des exégéses variées

que Ion peut, grosso modo, répartir en deux tendances opposées.

Pour la premiere, l’observance des commandements religieux n’agit

qu’en Il’homme et Dieu reste indifférent et impassible a leur égard. Pour la seconde, les ceuvres humaines influencent la divinité et modifient favorablement ou défavorablement son essence. L’exemple

typique de la premiére opinion est fournie par une exégése transmise dans le Midrach Genése Rabba : « “Dieu, parfaite est sa voie, la parole de YHVH est pure, il est un bouclier pour ceux qui s’abritent en lui” (II Samuel 22:31). Si Ses voies sont parfaites, a plus forte raison l’est-II lui-méme ! Rav dit : Les commandements n’ont été donnés que pour purifier les créatures. En quoi cela importe-t-il au Saint béni soit-il que l’on pratique Pabattage par la gorge ou par la nuque ? En fait, ce n’est que pour purifier les créatures que les commandements leur ont été donnés »

(Gen. Rabba 44:1).

Une variante plus développée de cette exégése se trouve dans un autre recueil rabbinique : « “Dieu, parfaite est sa voie.” Toutes les voies du Saint béni soit-

il sont parfaites. En quoi cela importe-t-il au Saint béni soit-il que lon pratique l’abattage rituel de la béte et qu’on la mange, ou qu’on

l’égorge et qu’on la mange ? En rien tu L’avantages et en rien tu Lui nuis. Ou que Lui importe que I’on mange des aliments purs ou

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ANTECEDENTS RABBINIQUES

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qu'on mange des aliments impurs ? Salomon a dit : “Si tu es sage, tu es sage pour toi, etc.” (Pro. 9:12). C’est pourquoi les commandements n’ont été donnés que pour purifier les créatures et Israél » (Midrach Tanhourna, Chemini, 8).

Ces propos sont sans ambiguité. Dieu est un étre parfait, les commandements qu’il a prescrits dans la Torah n’ont pas d’autre but que l’amélioration des hommes, et leur accomplissement aussi bien

que leur transgression ne lui ajoutent rien et ne lui enlévent rien. Le

ton catégorique de ces deux paragraphes permet de mettre en relief une opinion contraire tout aussi affirmative et tranchée. Celle-ci est transmise dans plusieurs recueils midrachiques sous des formes légérement différentes. La meilleure version parait étre celle du Midrach Lamentations Rabba : « “Ils s’en allaient sans force devant celui qui les poursuivait” (Lam. 1:6). R. Azaria au nom de R. Yehoudah fils de R. Simon dit :

Au temps oi les Israélites font la volonté du Lieu, ils augmentent la force de la Puissance d’en haut, comme il est dit : “En Dieu nous faisons de la vigueur” (Ps. 60:14) '. Mais au temps oi les Israélites ne

font pas la volonté du Lieu, si l’on peut dire, ils affaiblissent la

grande force de I’en haut, comme il est dit : “Tu affaiblis le Rocher qui t’a enfanté” (Deut. 32:18) 2. R. Yehoudah fils de R. Simon au

nom de R. Lévi fils de R. Tarfon dit : Au temps oi les Israélites font

la volonté du Saint béni soit-il, ils augmentent la force Puissance d’en haut, comme il est dit : ““Maintenant donc, que disse la force de YHVH” (Nom. 14:17) *. Mais au temps oi font pas la volonté du Saint béni soit-il, si l’on peut dire, ils

de la granils ne affai-

blissent la grande force de I’en haut et ils marchent eux aussi “sans force devant celui qui les poursuit”» (Lam. Rabba 1:33) *.

Le mot « Puissance » (guevourah) est une appellation de Dieu

1. Nous traduisons en fonction de la lecture rabbinique de ce verset qui donne

lieu a la présente exégtse. La Bible Osty, pour mémoire, rend ce verset ainsi: « Avec

Dieu nous ferons des prouesses. » 2. Méme observation que pour le verset précédent. La Bible Osty traduit : « Tu dédaignes le Rocher qui t’a engendré. » 3. La Bible Osty traduit : « Que se magnifie la vigueur de mon Seigneur. »

4. Une version légtrement différente se trouve dans Pessikta dé-Rav Kahana,

chap. 26, 6d. Buber, fol. 166e-b.

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INTRODUCTION

dans la terminologie rabbinique. Elle correspond, selon E. Urbach, au grec Dynamis et a été forgée par les rabbins de la fin de l’Antiquité dans le contexte culturel des spéculations paYennes sur la puissance divine *, Ce méme auteur propose uné interprétation trés restrictive du passage précité, qui ne parle, selon lui, que « de l’existence d’un lien entre les manifestations de cette force et les actions des hommes. C’est comme si ces dernitres pouvaient affaiblir Sa force et empécher Son activité. [...] Dans la conception des maitres, le comportement moral et religieux de l’homme détermine et la présence de Dieu dans le monde et la révélation de sa force et de sa puissance °. » Dieu ne cache pas sa puissance de son propre gré, mais c’est la conduite des hommes qui le pousse & se dissimuler et a les priver de la manifestation de sa force. Cette lecture, qui regarde le contenu du passage précité comme une legon édifiante ot il ne serait question que de la manifestation ou de la dissimulation de la puissance divine et non du renforcement de Dieu ou de son affaiblissement, fait violence a sa lettre. De surcroit, l’insistance sur

I’« en haut » comme domaine dans lequel se situent les effets des actes humains permet difficilement de réduire ces effets 4 la manifestation ici-bas de la force de Dieu. I] n’est d’ailleurs pas question du probléme de la révélation de Dieu ou de sa puissance, qui est introduit par E. Urbach sans aucune nécessité, sinon pour atténuer le caractére théologiquement scandaleux des propos des rabbins. II convient donc de se tenir 4 une lecture littérale de ces passages, derriére lesquels pourraient se cacher des conceptions beaucoup plus élaborées et complexes qu'il n’y parait. Bien que Ia littérature des Palais n’ait guére traité de la pratique des commandements, ce corpus angélologique rédigé dans la mouvance rabbinique comporte néanmoins quelques passages qui se référent explicitement a l’augmentation de la puissance divine comme consé-

quence d’une action extérieure 4 Dieu. Le patriarche antédiluvien

5. Voir The Sages, their concepts and beliefs (en hébreu), Magnes Press, Jérusalem, 1986, p. 74 sq. Voir aussi M. Idel, Kabbalah, New Perspectives, p. 158 et les notes. 6. Ibidem, p. 80-81.

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ANTECEDENTS RABBINIQUES

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Hénoch, qui fut enlevé au ciel de son vivant (Gen. 5:24) et devint,

sous le nom de Métatron, le plus grand des archanges, est chargé de prendre soin du Tréne divin. Un récit de cet épisode est mis dans la bouche de Dieu :

« Je fis de lui un officiant du Trone de ma gloire. [Je l’ai chargé] des Palais (du ciel] Aravot, pour m’ouvrir leurs portes ; du Tréne de gloire, pour le briquer et l’arranger ; des saints vivants, pour nouer des couronnes sur leur téte ; des prestigieux ophanim, pour les cou-

ronner de puissance, de gloire et de magnificence [...] et cela pour

me préparer un si¢ge quand je m’asseois sur mon Tréne avec gloire et prestige, afin d’augmenter ma gloire et ma puissance dans les hauteurs 7. »

Hénoch-Métatron, modéle de I"homme parfait devenu un étre cé-

leste, est placé comme serviteur le plus proche du Roi divin, et il a pour fonction de veiller au bon état du Tréne de Dieu, il doit « l’arranger et le briquer » et faire respiendir toutes les entités angéliques qui portent ce Tréne. Cette besogne quotidienne consistant a embellir le Tréne céleste et ses accessoires se répercute sur Dieu luiméme

qui, grace a I’embellissement

de son sitge de lumiére,

bénéficie d’un accroissement de « gloire » et de « puissance » dans

le monde supérieur. Cette efficience de Il’euvre de Métatron, d’ordre théurgique, ne peut que représenter le modéle idéal du

culte des hommes ici-bas. Ailleurs dans le Livre hébreu d’Hénoch ou Livre des Palais, il est parlé des « besoins » de Dieu que Métatron a pour tache de satisfaire : « Le Saint béni soit-il me prit en service pour servir le Tréne de gloire, les roues du char et tous les besoins de la Chekhina *. » Servir Dieu est entendu de facgon trés

concréte et vise 4 combler ses besoins afin d’augmenter sa gloire et sa puissance. Ce culte théurgique du premier des anges dans le ciel

est sans doute |’équivalent céleste du culte terrestre d’Israé! auquel

une finalité semblable est attribuée. La grandeur de Dieu dépend de

Vaction de ses serviteurs et de ses fidéles qui ont pour mission de

l’'amplifier au moyen du culte qu’ils lui rendent. Cette conception,

7. Voir notre Livre hébreu d'Hénoch, Verdier, Lagrasse, 1989, chap. 48C:4, p. 153. 8. Ibidem, chap. 15:1,p. 109.

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INTRODUCTION

trés rarement évoquée dans la littérature des Palais, qui est surtout

consacrée a la peinture de l’univers des anges, aux invocations pour les appeler ici-bas et aux ascensions célestes de quelques élus, affleure pourtant dans quelques passages et refléte selon toute probabilité une représentation commune, dont la littérature rabbinique,

intéressée surtout par les observances religieuses, nous offre plus d’exemples.

Dieu — la Puissance — est donc renforcé ou affaibli suivant les actes des hommes. Un verset de Job recoit une exégése qui va dans le méme sens. Moise y apparait comme le modéle de I’homme dont

l’action influence efficacement la divinité et la renforce :

« “Celui qui a les mains pures augmente la vaillance” (Job 17:9). Il s’agit de Moise, parce qu’il intensifiait la force de la Puissance, comme il est dit : “Maintenant donc, que grandisse la force de YHVH”

(Nom.

Buber, fol. 166a).

14:17) » (Pessikta dé-Rav Kahana, chap. 26, éd.

Moise est sans doute la figure autour de laquelle l’action que

l'homme peut exercer sur la divinité a été le plus souvent Evoquée

dans les écrits rabbiniques. Ainsi, un récit du Talmud nous conte l’épisode suivant : « R. Josué fils de Lévi dit : Quand Moise monta dans les hauteurs célestes [pour recevoir la Torah] il y trouva le Saint béni soit-il qui ornait les lettres de couronnes. II lui dit : Moise ! On ne salue pas dans ton pays ? II Lui répondit : Convient-il qu’un serviteur offre le salut 4 son maitre ? II lui dit : Tu devrais m’aider ! Aussitdt, il lui déclara : “Maintenant donc, que grandisse la force de YHVH” (Nom.

14:17) » (Chabbat 89a).

Moise, prototype du parfait serviteur de Dieu, s’abstient d’adresser un salut 4 son Seigneur occupé a une besogne difficile ; Dieu lui

reproche alors son silence et lui demande son aide. Moise répond en

citant le verset des Nombres rapporté plus haut. L’aide que Dieu

demande a I"homme est une convocation a s’associer 4 Son ceuvre et a prier en Sa faveur. La courte priére de Moise, qui vise |’augmen-

tation de la force divine, a un effet immédiat. Son efficacité sui generis répond au veeu de la divinité, elle ne lui est pas imposée. Les textes précités évoquent l’action d’augmenter ou d’amplifier la puis-

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ANTECEDENTS RABBINIQUES

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sance divine, et ils font état du risque de l’amoindrir & cause des péchés et des transgressions. Un autre texte vantant l’importance de la prire de l’homme montre Dieu qui demande a son prétre une bénédiction : « On nous enseigne que R. Ismaél ben Elicha racontait : Un jour que j’étais entré dans le Saint des Saints pour briler de l'encens, je vis

Akatriel, le Seigneur des Armées, assis sur un tréne élevé et exalté. Il

me dit : “Ismaéi mon fils, bénis-moi.” Je lui dis : “Puisse ta volonté étre que ta miséricorde l’emporte sur ta colére, qu’elle se manifeste pardela les punitions que tu infliges, puisses-tu traiter tes enfants selon tes attributs de bonté et, pour eux, demeurer en deca de la ligne de stricte justice !” Et le Seigneur me fit un signe de la téte » (Berakhot 7a).

Dieu demande 4 un homme de le bénir et il approuve les termes de cette bénédiction. Celle-ci vise 4 faire prévaloir l’attribut de miséricorde divine sur celui du jugement. (Euvrer pour cette prévalence répond au souhait que la divinité exprime dans une priére qu'elle s’adresse a elle-méme, et qui est mentionnée quelques lignes plus loin dans cette page du Talmud. Cette action de l'homme vise

la restauration de la bonté divine dans sa plénitude. Ce renforcement de I’attribut de miséricorde est aussi le but de la prigre de Moise selon le midrach suivant :

« R. Jacob bar Aha au nom de R. Yossa bar Hanina et nos maitres disent au nom de R. Yohanan : Que se renforcent les puis-

sances de Ta miséricorde, que !’attribut de miséricorde I’emporte

sur I’attribut du jugement, comme dit I’Ecriture : “Maintenant donc,

que grandisse la force de YHVH” (Nom. 14:17) » (Pessikta dé-Rav Kahana, éd. Buber, 26, fol. 166a).

La présente exégése du verset des Nombres se fonde sur la mention du Tétragramme (YHVH), qui est un nom divin identifié a I’attribut de miséricorde dans la tradition rabbinique. L’amplification

de la puissance divine vise précisément dans ce texte cet attribut divin et non la divinité comme totalité. Cet accroissement provoqué dans ’un des deux attributs fait pencher la balance en faveur de I’attribut de miséricorde qui devient plus fort que son péle opposé, I’attribut du jugement. Ce déséquilibre est introduit en Dieu pour le bien de I’homme par la pritre de Moise qui plaide le pardon de son

peuple.

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INTRODUCTION

D’autres sources rabbiniques attribuent aux priéres la faculté d’ins-

taurer la royauté divine. Dieu regoit une couronne sur sa téte quand

les Israélites lui adressent leurs oraisons. Le grand archange appelé

Sandalphon tresse en couronnes les priéres des Israélites et, en invoquant le Nom divin, adjure cet insigne royal de s’élever sur la téte de

la divinité (Haguiga 13b). Quelques lignes d’un midrach, qui emprunte

des éléments & la littérature des Palais, décrit ce processus :

« Viens et vois la magnificence et la grandeur du Saint béni soit-

il : lorsque la couronne parvient sur sa téte, il se contraint lui-méme

a recevoir une couronne de ses serviteurs. Et tous les vivants, les sé-

raphins, les ophans, les roues du char et le tréne de gloire disent d’une seule voix : “Que YHVH régne toujours, ton Dieu, Sion,

d’Age en Age, hallelouia” (Ps. 146:6) » (Pessikta Rabbati 20, fol. 97a).

Loin d’étre de vaines paroles qui ne profiteraient tout au plus qu’a celui qui les prononce, les mots de la priére, transformés par I’archange en une substance spirituelle, établissent Dieu dans sa royauté. Dieu dépend de la pri¢re des hommes pour que sa souveraineté ad-

vienne et se manifeste. En couronnant Dieu par leurs priéres, les Israélites font de lui le roi du monde. L’action des hommes exerce un pouvoir restaurateur et instaurateur sur les réalités célestes et terrestres. Une énumération des vertus surnaturelles et extraordinaires prétées a I’étude de la Torah méle plusieurs types d’action et témoigne du fait que, dans l’esprit de nombreux rabbins du Talmud, la pratique de I’acte le plus valeureux de la religion juive provoque des effets qui

dépassent de loin la sphére individuelle et sociale :

« Rabbi Alexandri a dit : Celui qui étudie la Torah pour elleméme, apporte la paix dans la Famille d’en haut et dans la Famille

d’en bas [...]. Rab a dit : Cest comme s’il construisait le Temple d’en haut et le Temple d’en bas [...]. Réch Lakich dit : Il protége l'univers tout entier [...]. Lévi a dit : Il rapproche aussi la Rédemption [...]. Réch Lakich dit : Qui enseigne la Torah au fils de son prochain, PEcriture le lui compte comme s’il l’avait fait [...]. Rabbi Eliézer dit : Comme s’il avait fait les paroles de la Torah [...]. Rabba dit : Comme s’il s’était fait lui-méme » (Sanhédrin 99b et voir paralléles dans Midrach Tanhouma Tavo 1).

Nous avons omis les versets cités 4 l’appui des sentences qui se succédent en cascades. L’homme est donc en mesure d’intervenir et

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ANTECEDENTS RABBINIQUES

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d’agir non seulement dans les régions terrestres mais aussi dans les mondes supérieurs. L’étude de la Torah et son enseignement, au centre de ce passage, sont dotés d’un tel pouvoir que la bonne marche de la création en dépend, y compris ses domaines célestes.

Elle donne a l'homme un pouvoir créateur comparable a celui de

Dieu, au point que les deux derniers docteurs vont jusqu’a affirmer

que la Torah méme et que l’homme méme deviennent comme les créations de celui qui s’adonne a son étude. Seul le premier maitre parle explicitement d’un effet produit par une étude désintéressée dans le monde des anges : la Famille ou la Cour d’en haut connait la paix grace 4 cet acte humain. Cette capacité de faire la paix dans les

hauteurs est habituellement l’apanage de Dieu seul, ainsi que le dit une formule finale du rituel de priére : « Il fait la paix dans les hau-

teurs et il fera la paix sur nous et sur tout Israél ». Or cette paix est présentée ici comme résultant de I’activité humaine. Cependant il est difficile de voir dans ces passages |’élaboration directe d’un procédé théurgique. Ce n’est pas en la divinité méme que "homme agit, mais dans des zones qui Lui sont imparties et qui sont considérées

comme imprégnées par Sa présence. Pour rester prudent, nous di-

Tons que de telles formules frélent la théurgie tout en demeurant en retrait par rapport a une penséc qui affirmerait une action effective sur le plan divin, et non pas seulement a titre de parabole ou d’hyperbole.

D’autres écrits issus du Midrach vont plus loin dans ce sens et

mettent en scéne la divinité méme. Les transgressions modifient lessence divine et peuvent transformer le Dieu bon et miséricordieux en un Dieu impitoyable :

« A cause de vos fautes vous avez fait de moi un étre cruel et

vous avez changé l’attribut de ma (Midrach Tanhouma, Behougqotal 2).

miséricorde en cruauté

»

Dieu reproche aux hommes de I’avoir modifié par leurs fautes qui ont changé sa bonté en dureté. Ill est loisible de supposer que des bonnes actions sont au contraire susceptibles de provoquer une

modification positive au niveau des qualités divines. Une sentence du Talmud I’affirme de facon explicite : « R. Eléazar dit : Pourquoi la priére d’un juste est-elle comparée a une pelle ? Cest pour te rap-

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INTRODUCTION

peler que la pritre des justes change l’esprit (da’ato) du Saint béni

soit-il, le faisant passer de la qualité de cruauté a la qualité de miséri-

corde, de la méme fagon que la pelle fait changer de place le grain dans le grenier » (Soucca 14a). Ces passages ne sont pas de simples paraboles édifiantes et il n’y a pas de raison de refuser de les prendre a la lettre. Les hommes sont capables d’agir dans la personne de Dieu en influant sur son état d’esprit. Dieu p&tit 4 cause des ceuvres humaines qui l’affectent dans sa personnalité. Une autre source midrachique recéle une piéce importante pour notre dossier, attestant une certaine réélaboration rabbinique de I’action surnaturelle attractrice déja apercue dans la Bible. En accomplissant des actes particuliers (les commandements prescrits par la Torah), les hommes font descendre la divinité sur eux-mémes. La présence béatifique de Dieu ainsi tiré du ciel est liée 4 la construction du Sanctuaire du désert qui symbolise l’ensemble des prescriptions de la Loi: « “Si vous suivez mes lois” (Lév. 26:3). Qu’est-il écrit la-bas ? “Je placerai ma résidence parmi vous” (Exode 25:8). Si vous accomplis-

sez mes commandements, j’‘abandonnerai les régions d’en haut et je

descendrai et résiderai parmi vous, comme il est dit : “Je résiderai parmi les enfants d’Israé!” (Ex. 29:45). C’est a cette condition qu’ils

sont sortis d’Egypte : qu’ils fabriquent la résidence et que la Chekhina s’établisse parmi eux » (Midrach Tanhouma, Behougotat 3).

Ce ne sont pas les hommes mais la divinité qui exige cette descente, pour retrouver sa place en bas sur la terre. En effet, un autre midrach nous apprend ceci : « 'Iqar Chekhina ba-tahtonim hayetah » (Genése Rabba 19:7, Cantique Rabba 5:1) *. L’on peut traduire cette formule de la fagon suivante : essentiellement, la Chekhina (la divinité) était en bas, et ce sont les fautes des hommes qui l’ont acculée a une retraite dans les sphéres célestes. Obéir aux commandements consiste 4 accomplir une action en faveur de Dieu, qui se sert des hommes valeureux et saints comme des supports de sa présence. Sans leur bonne volonté, cette présence dans le monde inférieur serait im-

9. Voir l'article de Moché Idel « Métaphores et pratiques sexuelles dans la ca-

bale », dans notre traduction de la Lettre sur la sainteté, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 338 et note 27.

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ANTECEDENTS

RABBINIQUES

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possible. En retour, Dieu les gratifie de ses bienfaits. Seulement ce n’est pas la tache d’un particulier mais celle de tout un peuple. Celui-ci est considéré comme saint ou sacré dans la Bible parce qu'il

sert de réceptacle pour capter le divin et lui permettre d’avoir une résidence terrestre. Il faut noter a cet égard le réle imparti au michkan, la résidence du désert qui servait de sanctuaire mobile, dont la

fabrication est censée avoir été le but méme de l’exode d’Egypte.

Cet objet sacré manifeste la présence de la divinité parmi le peuple d'Israél, mais il n’est pas seulement une médiation entre humain et

divin, il a pour fonction d’exercer une véritable attraction sur la divinité et de la retenir ici-bas. Parmi les premiéres lois promulguées dans le désert du Sinai, les régles qui précisent les normes techniques de fabrication du sanctuaire (Exode, chap. 35 a 40) occupent

une place importante. Le Midrach considére que la totalité des lois mosaiques visent a faire de la société israélite méme un tel sanc-

tuaire. Apres la destruction du Temple de Jérusalem, la société dans son ensemble doit assumer, par l’observance des pratiques religieuses, la lourde t4che qui était impartie a la sainte Maison : attirer le divin et lui assurer une demeure durable, sinon permanente, sur

terre. Un autre midrach place, dans la bouche de Dieu, ces propos qu’il adresse 4 ses anges : « Si Israél ne regoit pas la Torah, il n’y

aura pas de logis ni pour vous ni pour Moi » (Pessikta Rabbati 20,

fol. 97a). Selon une croyance presque universellement répandue, un

Dieu supréme, absolument bon et créateur de toutes choses, qui fut a lorigine des lois, s’est retiré au ciel od il séjourne sans se méler

des affaires du monde. Aucun culte n’est rendu a ce dieu lointain, sauf dans les situations les plus extrémes. I] est permis de se risquer & percevoir dans I’attitude des anciens Hébreux décrite par le Midrach \a tentative de ramener le Dieu ouranien, dont le si¢ge est normalement dans le ciel inaccessible, sur la terre qu’il a désertée.

Cette nécessité qui s’imposait 4 eux est bien compréhensible : !’élimination des panthéons polythéistes et de tout culte d’une divinité ou d’un esprit inférieurs, les avait contraints de trouver le moyen de ramener au sein de sa création, sur la terre habitée par les hommes,

le Dieu supréme qui s’en était retiré et auquel, seul, ils pouvaient s’adresser. Il ne suffit pas que le ciel soit habité par sa présence. Il

faut que ce Dieu ait un rapport immédiat avec le peuple d’Israéi,

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62

INTRODUCTION

qui n’a pas d’autre recours que lui. Les instruments théurgiques qui permettent la descente de la divinité céleste et sa demeure sur la terre ont d’abord été des sanctuaires ainsi que les divers rites du culte sa-

crificiel. De plus en plus, et surtout a partir de la ruine du centre jéru-

salémite od cette puissance d’attraction était la plus efficace, les

diverses lois mosaiques, de plus en plus élaborées, ainsi que l'étude de la Torah, acquirent le statut de lieux d’attraction et de manifestation de l’unique divinité. L’engendrement en particulier, considéré comme

un commandement divin fondamental, a été présenté avec une insis-

tance particuli¢re, comme

l'occasion d'une descente terrestre du Dieu

d'Israél. Si ’ homme est porteur de l'image divine, comme l’indique

Genése 1:27, engendrer signifie par conséquent répandre cette image,

et donc faire descendre la divinité sur la terre pour qu'elle séjourne

parmi les humains et y exerce sa puissance bienfaitrice. Selon une cé-

lébre formule du Talmud attribuée 4 R. Akiba :

« L’homme et la femme qui ont mérité, la Chekhina est entre

eux » (Sota 17a).

Analysant diverses sentences talmudiques et midrachiques rela-

tives a la relation sexuelle et 4 la procréation, Moché Idel conclut :

« La procréation est donc indispensable a Iétat idéal de la Chekhina,

non seulement Elle est présente durant I’acte méme d’union entre mari et femme, mais grfce a la nature productive de cet acte, elle

continue a résider en bas ”. » Attirer la divinité en bas est le but par

excellence des principaux commandements. Et un des moyens les

plus efficients pour l’atteindre est l’acte conjugal. La cabale a beaucoup développé cet aspect de la relation charnelle qui a pris souvent

chez elle la forme d'une action théurgique exemplaire, prototype dont le modéle a inspiré la plupart des spéculations relatives a l’influence que I"homme terrestre peut exercer sur le plérome divin. Une autre trace de l’existence de motifs théurgiques dans la litté-

rature rabbinique est la conception des sacrifices. Un texte midrachique présente I’acte oblatif comme une maniére de nourrir la divinité :

10. « Métaphores et pratiques sexuelles dans la cabale », op. cit. p. 339.

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ANTECEDENTS RABBINIQUES

63

« Que signifie “ma bergere” (Cant. 1:9) ? Rabbi Jonathan dit : [Les isra¢lites] Me nourrissent car ils “me font paftre” avec deux sacrifices perpétuels chaque jour » (Cantique des Cantiques Rabba 1:9).

Le but de cette nourriture offerte peut étre soit d’amplifier la force de la divinité soit d’entretenir cette force 4 un niveau conve-

nable. Ce dictum est particulitrement intéressant eu égard a des dé-

veloppements ultérieurs de la cabale. La Communauté d’Israél est comparée - a partir d’une interprétation du rouleau du Cantique des Cantiques — a une bergére ; celle-ci nourrit la divinité avec les offrandes qu’elle lui sacrifie chaque jour. La parabole est en soi trés audacieuse. Mais I’idée que les sacrifices constituent des nourritures pour Dieu n’est pas nouvelle puisqu’elle est maintes fois rapportée dans la Bible (voir supra p. 46). Le peuple d’Israél est non seulement chargé de faire descendre la divinité ici-bas, au moyen du sanctuaire et par la pratique des commandements de la Torah, mais il doit aussi la nourrir par les sacri-

fices (et les pritres qui prendront la reléve ensuite). Tout un peuple est nanti d’une capacité théurgique nécessaire non seulement 4 la bonne

marche

de la création, mais

aussi au bien-étre

de son

Créateur. Le grand historien Isaac Baer a consacré jadis une remarquable étude au culte sacrificiel 4 l’€poque du second Temple. Dans le chapitre concernant la puissance du sacrifice comme acte théurgique, il montre la proximité des conceptions juives avec celles du paganisme ancien :

« Comme dans Ia religion romaine et indienne, en Israél également en ce qui concerne le culte du deuxitme Temple, le sacrifice était considéré comme un repas offert a la divinité afin d’augmenter sa force. C’est de cette fagon qu'il faut comprendre les dires du Midrach qu'on a l’habitude d’expliquer comme des expressions allégoriques qui n’ont pas de signification réelle ". »

Apres avoir cité de nombreux textes tirés de la littérature rabbinique, cet auteur montre que les cabalistes n’ont fait que reprendre et prolonger ces perceptions : 11. Yitzhak F. Baer, Studies in the History of the Jewish People (en hébreu), Jérusalem, 1985, p. 446.

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64

INTRODUCTION « La doctrine et la signification du culte sacrificiel, telles qu’elles ont été affirmées en fait & l’époque du deuxitme Temple, sont parvenues par le biais d’une transmission orale et discréte aux oreilles des cabalistes du Moyen Age, qui ont bati sur les racines de cette ancienne tradition la doctrine ésotérique du culte sacrificiel qui a joué un rdle si important dans leur culte contemplatif ". » Si l'on en croit Isaac Baer, la cabale a hérité indirectement « des

formes du culte sacrificiel en vogue en Gréce et dans le voisinage [d’Israél] » (ibid.), aprés qu’elles eurent été Epurées et eurent regu une nouvelle 4me. Dans quelle mesure peut-on considérer que des traditions de cet ordre ont incité les cabalistes, qui les jugeaient dignes de ne pas sombrer dans I’oubli ou I’indifférence, 4 élaborer un systéme théosophique et philosophique complexe ? Les grandes constructions intellectuelles des cabalistes doivent-elles quelque chose a ce souci de maintenir vivants et de justifier spéculativement d’antiques savoirs mystérieux, ainsi que des pratiques surnaturelles ou magico-religieuses, et cela en opposition avec les tenants de la philosophie aristotélicienne selon lesquels ces traditions, pour peu qu’elles fussent encore pergues comme authentiquement juives, n’étaient rien d’autre que de pures aberrations ? Il semble en effet

que de nombreux développements de la cabale puissent étre consi-

dérés comme des efforts pour sauvegarder de trés anciennes traditions convoyant des visions du monde et des pratiques archaiques, issues du vieux fond spirituel des religions orientales ". Cela ne signifie pas que la cabale n’ait pas été novatrice. Phénoméne souvent observable dans le judaisme, l'innovation est un facteur de conservatisme religieux. Des conceptions anciennes

ne peuvent étre maintenues que si elles font l'objet de profonds re-

maniements. Et ces derniers ne sont socialement recevables que s’ils permettent aux croyances et aux pratiques traditionnelles de se perpétuer, au prix d’une reformulation qui peut étre radicale. Quant a la signification des commandements et a leurs fonctions, la tradition rabbinique de !’Antiquité tardive n’a pas adopté un point de vue

12. Ibid. p. 454. 13, Voir & ce sujet Moché Idel, Maimonide et la mystique juive, Cerf, Paris, 1991.

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ANTECEDENTS RABBINIQUES

65

univoque ni fixé en dogmes les conceptions contradictoires qui s’op-

posaient en son sein sans toutefois revétir la forme de controverses déclarées. Ces conceptions ont été exprimées sous forme d’exégéses ponctuelles et n’ont pas constitué des systémes de pensée. II est possible que derriére telle ou telle exégése particuliére se soient dissimulées des doctrines élaborées, et que celles-ci aient tiré parti des idées philosophiques qui agitaient le monde ancien. II n’en reste cependant aucune trace tangible. Ce que les rabbins ont transmis de

leur vision du monde - en particulier leur maniére de concevoir la

fonction du culte — a épousé la forme d’exégéses dispersées, dont Punité n’est autre que celle que leurs lecteurs leur ont prétée au sein des écoles oii elles ont été étudiées, transmises et commentées. Vers la fin du xir siécle, dans le sud de la France, un effort conséquent visant a les associer au sein d’un systéme de pensée cohérent a été entrepris. Cet effort fut sans doute stimulé par le niveau de culture de la société juive de l’époque et par le besoin concomitant d’une certaine systématisation des exégéses et autres fragments doctrinaux transmis par les rabbins du Talmud et du Midrach. Les canaux de traditions familiales sur lesquelles reposaient une partie du savoir jouérent un réle dans cette transmission. Cet effort a été poursuivi des siécles durant et, sous l’appellation de gabalah (cabale) “, les productions intellectuelles auxquelles il a donné lieu constituent Pune des contributions les plus substantielles 4 1’élaboration d'une théologie juive des commandements et du culte.

14. Ce terme qui signifie simplement « réception », désigne a partir de la fin du xu siécle, la transmission des secrets de la Torah (sitré torah, sodot ha-torah, etc.). Voir R. Goetschel, La Kabbale, Que sais-je ? Presses Universitaires de France, Paris,

1985, p. 76. Pour un exposé général et didactique de I’histoire de la cabale et de ses principales conceptions, le meilleur ouvrage reste celui de G. Scholem, Kabbalah,

Dorset Press, New York, 1987. Le contenu de la cabale est constitué, selon R. Méir ben Salomon ibn Sehoula (1331), de la doctrine des émanations (sefirot) et des rai-

sons des commandements : « La science des dix sefirot et certaines explications des

commandements sont appelées qabalah » (Commentuaire sur le Livre de la Création, (Sefer Yetsirah), Ms. Rome Angelica, A, 6, 13, fol. 2b), cité par S. Heller-Wilensky,

« Entre mystique et philosophie, & la lumitre de la pensée de R. Isaac ibn Latif » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, vol. V1, 3-4, 1987, p. 382.

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PREMIERE PARTIE LES FORMES GENERALES DE LA CABALE THEURGIQUE

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REMARQUES

PRELIMINAIRES

Les actions religieuses ou magiques, telles qu’elles ont été définies par les sociologues Marcel Mauss et Henri Hubert, supposent la croyance en une loi de sympathie entre des objets situés a distance et elles impliquent l’idée que le semblable produit le semblable (loi de contagion), que le semblable agit sur le semblable (loi de similarité) et que le contraire agit sur le contraire (loi de contrariété). Généralement, ces croyances qui relévent de ce que Claude Lévi-Strauss appelle la « pensée sauvage », demeurent impensées et implicites et ne sont mises au jour que par les savants modernes. Les sources bibliques et rabbiniques ne recélent que quelques rares tentatives d’explication de l’efficacité des rites religieux. Si l’on peut établir une typologie des actions tendant a influencer favorablement le divin, celles-ci ne font l’objet d’aucun classement méthodique, d’aucune réflexion théorique. La situation change complétement avec l’apparition de la cabale médiévale. Celle-ci propose a la fois d’attribuer massivement aux diverses pratiques religieuses la fonction d’influencer la divinité, et elle élabore un systeme de pensée capable de rendre compte de cette possibilité, récusée en principe par la philosophie juive aristotélisante alors en vogue. Les cabalistes ont ainsi développé une pensée de la sympathie universelle, selon laquelle toute chose est rattachée & une entité supérieure qui est a la fois son archétype et la puissance qui la maintient dans l’existence. Le bas coincide avec le haut par une série complexe d’intermédiaires qui sympathisent entre eux, ce qui rend pensable intellectuellement leurs interactions et qui donne & chaque geste effectué sur un élément quelconque de la création, une

“~~

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REMARQUES PRELIMINAIRES

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capacité d’agir sur la puissance spirituelle 4 laquelle il correspond, d’aprés sa place dans la hiérarchie céleste. Si ce geste est déterminé

par un commandement ou par un mobile positif, il produit des effets favorables dans les sphéres supérieures, si c’est un acte mauvais et qui rentre dans le domaine de la transgression d’un des interdits divins, ses effets sont nuisibles. Mieux, la nature mauvaise ou transgressive d'un

acte est mesurée par les effets négatifs qu’il provoque dans les régions d’en haut. Cette pensée se déploie en opérant un glissement quasi permanent entre la notion de ressemblance et celle d’identité. Parce que

deux choses sont similaires, elles sont considérées comme identiques, mais 4 des niveaux d’étre différents. Leur identité partielle explique leur interaction. L’homme et Dieu, la Torah et Dieu, les commandements et les sefirot formant le plérome déployé de la manifestation-

émanation divine, le Nom sacré et la divinité, le corps humain et la

structure des émanations, la pensée humaine et la pensée divine — bref, tout ce qui, dans le monde sensible, porte la ressemblance d’un

élément de la plénitude divine, est partiellement identique a elle, ce qui explique son interaction avec elle. Une ontologie de la ressemblance — « la chaine de la ressemblance » (chalchélet ha-derout) dit

Joseph de Hamadan, cabaliste castillan de la fin du xt‘ si¢cle — est

larriére-plan métaphysique de la plupart des exposés théoriques, des exégeses textuelles et des recommandations pratiques proposées par les cabalistes. C'est elle qui explique comment un étre aussi misérable

que I"homme peut étre le grand b&tisseur du Dieu de sa foi et de ses

priéres. C'est elle aussi qui permet de comprendre comment, malgré Vinterdit juif de la représentation, aussi contraignant qu'il ait pu étre, tout dans la création a fini par étre regardé comme une représentation efficace et vivante de la divinité. Mais le glissement de la notion de ressemblance a celle d’identité

ne résulte pas de ce que J. G. Frazer considérait comme une erreur de logique de la part de la pensée magique des peuplades primitives '. Ce glissement est un passage résultant de I’extension de la notion de

1. Dans Le Rameau d’Or, Le roi magicien dans la société primitive, t. I, rééd. R. Laffont, Paris, 1961,p. 42. Voir aussi la critique de cette idée par E. Durkheim, Les

Formes émentaires de la vie religicuse, Presses Universitaires de France, Paris, 1990,

p. 510.

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LES FORMES GENERALES DE LA CABALE THEURGIQUE

parenté. Pour les cabalistes, la ressemblance entre parents traduit physiquement une identité essentielle. Et comme le schéme de la parenté est étendu a la totalité du cosmos, ses strates supérieures et inférieures, matérielles et spirituelles, sont parentes les unes des autres, si bien que des ressemblances morphologiques révélent des

séries d’identités que des classements permettent ensuite de consti-

tuer en structures et en syst¢mes. Les dix sefirot ou émanations du plérome divin, qui forment un monde intermédiaire entre les mondes inférieurs (angéliques et humains) et le En Sof, I’Infini inef-

fable, sont, par exemple, dénommées « péres » par le livre Bahir et

par R. Ezra de Gérone, alors que les hommes sont, par opposition, appelés « fils ? ». La notion de « chaine de la ressemblance », qui désigne le plérome divin chez R. Joseph de Hamadan, dérive de la notion de « chaine de la filiation > ». Ce schématisme récurrent tendrait & faire des sefirot des sortes d’ancétres divins si une tension constante ne les ramenait irrésistiblement vers l"Un. La chaine de la

ressemblance par quoi se définit la totalité en relation, est un arbre

généalogique. Les identités entre anneaux éloignés sont reconnaissables a des ressemblances qui expriment un ordre génétique sousjacent. Parce que deux choses se ressemblent, elles sont parentes et

partagent au moins en partie une identité commune. Le semblable

est parent du semblable. Et cette parenté implique un contact.

Comme deux jumeaux éloignés l'un de |’autre éprouvent a distance

une méme émotion, la réalité divine est sensible & l’action humaine. Il est assez aisé de repérer les multiples occasions oi se produit

ce glissement sémantique entre ressemblance et identité qui a ouvert la voie aux réflexions les plus profondes et les plus complexes

2. Voir infra, p. 101 et note 39. 3. Cette expression (chalchélet ha-yihous) est employée par R. Ezra de Gérone dans son Commentaire sur les sur le Cantique des Cantiques, Jérusalem, 1973, p. 545 et elle youhasin, Gen. Rabba 82:11).

613 commandements, en annexe de son Commentaire éd. Chavel, Kitvé Ramban, I, Mossad ha-Rav Kook, dérive d'une formule rabbinique ancienne (chalchélet Pour la « chaine de la ressemblance » chez R. Joseph

de Hamadan, voir infra, p. 233. Nous avons abordé plus longuement la projection du schéme de la parenté sur les sefirot dans un ouvrage antérieur, Lettre sur la sainteté. Le secret de la relation entre l'homme et la femme dans la cabale, Verdier, Lagrasse,

1986.

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REMARQUES PRELIMINAIRES

71

des cabalistes au sujet de l’action humaine, et qui est le fondement impensé de leurs théories et de leurs pratiques théurgiques. Mais il est plus malaisé de pénétrer dans l’univers des cabalistes, car c’est s‘introduire dans un monde qui a ses propres lois, ses structures internes, son langage et son symbolisme et qui, de surcroit, dépend dans une trés large mesure des traditions juives et des conceptions philosophiques dont ils ont hérité. L’étude de la cabale théurgique a laquelle nous allons nous atteler permettra de mieux comprendre les mécanismes de pensée a |’ceuvre dans les grands systé¢mes généraux de la cabale. Et & travers l’investigation historique et les analyses textuelles, une tradition de pensée encore mal connue se découvrira a nous.

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CHAPITRE PREMIER LA PRIERE DANS L’ECOLE DE R. ISAAC L’AVEUGLE ET LE BAHIR

Les premiers écrits que l’on doit 4 des cabalistes accordent d’emblée une importance primordiale a l’action théurgique. Celle-ci n’est pas une préoccupation marginale par rapport a leurs spéculations théologiques, elle est indissociablement liée a elles. La cabale provencale et singulirement sa figure de proue, rabbi Isaac I’ Aveugle (1165-1235), méme si elle a laissé fort peu de documents écrits, est a Porigine du mariage entre le systéme de pensée néoplatonicien, connu surtout a travers Il’ceuvre de R. Abraham ibn Ezra, et la pen-

sée religieuse juive. Ce mariage, qui eut une portée historique considérable, fit se rencontrer et s’unir en une symbiose durable la théurgie néoplatonicienne et la « théurgie » juive traditionnelle. Il permit a d’anciennes conceptions juives dangereuses pour la foi ordinaire, regardées comme magiques, démiurgiques, et parfois rejetées ou marginalisées pour leur hétérodoxie latente, d’accéder au rang des vérités cachées les plus hautes et les plus sublimes concernant Dieu et ses puissances mystérieuses. Le secret des priéres et

des méditations (kavanot) qui leur sont attachées, le secret des bénédictions et des autres gestes de la vie cultuelle, le pouvoir de la devéqout ou union mystique, la signification ésotérique du Nom divin et le pouvoir découlant de sa prononciation exacte, enfin des enseignements relatifs aux raisons des commandements, tels sont les principaux apports de la cabale provengale dans le domaine de I’action théurgique. Hélas pour nous, les quelques textes et fragments

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ISAAC L'AVEUGLE

B

qui ont été conservés sont souvent d’accés difficile 4 cause de la volonté de leurs auteurs de ne révéler par écrit que quelques éléments et de compléter leur transmission par une instruction de vive voix. Néanmoins, il est possible aujourd’ hui de reconstituer une partie im-

portante de leur doctrine théurgique grace aux travaux de savants israéliens. contemporains, Moché Idel et son éléve Haviva Pedaya ‘. Un nombre: considérable de développements cabalistiques ultérieurs dans le domaine de la théurgie, y compris plusieurs et non des moindres

que l’on trouve dans le Zohar, sont les fruits longuement maris du labeur des obscurs pionniers de Provence et du Languedoc, au premier rang desquels se dresse la figure plut6t énigmatique de R. Isaac lAveugle. Fils de rabbi Abraham ben David de Posquiéres, fameux

magistrat et grande autorité rabbinique, il vécut A Narbonne ou prés de cette ville et consacra l’essentiel de son activité aux spéculations philosophiques et théosophiques. Son rayonnement s’étendait en Languedoc et en Catalogne oi il eut plusieurs disciples qui disséminérent son enseignement ; leurs écrits recelent souvent des témoignages précieux et des citations de propos entendus dans |’école de leur maitre. Avant de pénétrer au coeur de sa conception théurgique de la priére et des observances religieuses, nous nous attarderons sur deux points de doctrine fondamentaux dont l'étude est un préalable obligé : le premier est d’ordre anthropologique, le second, trés lié au précédent, d’ordre cosmologique. Un court passage prélevé dans son commentaire sur le récit de la Genése nous renseigne sur la place qu’il accorde a I’homme dans son

systéme de pensée. Comme ce sera le cas trés fréquemment dans la littérature de la cabale, un message complexe et riche nous est transmis par le biais d’une simple et bréve exégese de type midrachique. En fait, R. Isaac l"’Aveugle détourne de son sens premier une ancienne exégése rabbinique et la réutilise en en modifiant léggrement 4. Haviva Pedaya, « Détérioration et réparation de la divinité dans la cabale de R.

Isaac I’Aveugie » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, vol. VI, Proceedings of the second International Conference on the History of Jewish

Mysticism, éd. J. Dan, 1987, p. 157-285. Le titre de ce long et trés important article

sera désormais cité en abrégé : « Détérioration et réparation ».

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DE R.ISAAC L’'AVEUGLE ET LE BAHIR

Vénoncé.

Celle-ci interpréte l'association de deux

noms divins,

YHVH et Elohim, dans les versets de Genése 2:4-5 : « Le nom entier est mentionné quand le monde est entier » (Gen. Rabba 13:3). Déplacement significatif : & la relation entre le Nom de Dieu et le monde qui est l'objet de ce court midrach, notre cabaliste substitue

la relation entre le Nom divin et "homme. En réalité, c’est la totalité du récit de la création qui subit un déplacement. Pour R. Isaac l’ Aveugle, le récit biblique de la création du monde dépeint le processus mystérieux de !’émanation par lequel les dix sefirot se sont manifestées et se sont différenciées en constituant la forme du Dieu révélé. Dans les écrits de R. Isaac, le Nom ineffable ou sacré (chem

ha-meforach) est le symbole principal de la divinité. II joue le rdle d'un signifiant plastique qui permet de se référer au plérome divin au moyen d’un instrument linguistique idéal : écrit en entier avec ses quatre lettres, il symbolise la plénitude et ’harmonie parfaite du monde divin (chem malé), écrit partiellement, il symbolise une im-

perfection ou un manque dans le domaine d’en haut (chem hasser).

Ce Nom, a savoir la divinité manifestée, ne fut complet, selon ce ca-

baliste, que lorsque "homme fut créé :

« “Le jour ob) YHVH Elohim fit le ciel et la terre” (Gen. 2:4) le Nom n’était pas entier, jusqu’a ce que I"homme soit créé a l'image de Dieu, et que le Sceau soit complet *. »

L’homme occupe donc une position déterminante vis-a-vis de la divinité : sa présence scelle le processus de |’émanation par lequel le Dieu infini devient pleinement le Dieu manifesté désigné par l’expression « Nom entier ». Ce fait instaure une relation mutuelle entre Dieu et homme : homme est créé par Dieu a son image, et en retour il fait advenir la divinité dans sa plénitude. Si rabbi Isaac, nom-

mant l'homme, précise qu’il a été créé a l’image de Dieu, ce n’est sirement pas une simple close rhétorique. Le style de l’école ésotérique qu’il a contribué a fonder est en général d’une extréme avarice avec les mots. Toute expression, méme si elle peut sembler au

5. Ms Jérusalem, Kleuzner 2/3, 29b, cité par H. Pedaya dans « Détérioration et réparation », p. 186.

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ISAAC L’AVEUGLE

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premier abord plutét anodine, méme si elle n’est que la mention

non commentée d’une partie d’un verset, est riche de sens. Dans le

cas présent, le lecteur averti est invité A comprendre ceci : homme en tant qu’il est la ressemblance ou l’image de Dieu, fait accéder la plénitude divine, le Nom sacré, 4 sa forme parfaite. L’image de l'homme est une image nécessaire. Elle prolonge et amplifie la divinité, elle la compléte. En elle tous les degrés de l’émanation se re-

flétent et s’épanouissent. La relation entre l’homme comme image de la divinité et son devoir d’agir sur elle, sa responsabilité théur-

gique, sera trés fortement soulignée par les cabalistes postérieurs, en

particulier par les cabalistes castillans, R. Joseph Gikatila, R. Moise de Léon et l’auteur du Zohar *. Elle Pest déja chez R. Ezra, disciple catalan de R. Isaac I’ Aveugle ’. Si homme est la puissance théurgique de la création, s’il peut agir en Dieu, c’est qu’il en est une sorte de prolongement terrestre d’une nature identique a la sienne. Il est permis de voir dans ce passage le fondement anthropologique des actions théurgiques qui vont étre décrites plus loin et qui seront présentées soit comme la tentative de restaurer la plénitude du

Nom sacré a laquelle un événement céleste, réplique d’un événement historique, a gravement porté atteinte (théurgie restauratrice),

soit comme le mode privilégié des rapports entre les divers échelons de la chaine des existants (théurgie attractrice). Un texte de R. Isaac

l Aveugle, rapporté par R. Yochoua Ibn Chou’aib, brosse le tableau des relations entre tous les éléments du cosmos au sein duquel I"homme occupe une place essentielle. Par la pratique de certains

commandements, il rend ces relations harmonieuses et propices : « C’est une chose regue par les cabalistes de vérité que les créa-

tions de ce monde-ci descendent d’en haut comme le long d’une chaine, il n’y a aucune créature qui n’ait sa puissance en haut, ainsi que le disent nos maftres : “Le moindre brin d’herbe a un astre en haut qui le frappe et lui dit : Crots !” (Gen. Rabba 10:6). Si c'est le cas de I’herbe, point n’est besoin de le préciser pour les animaux, les

volatiles, les arbres et toutes les autres créatures. Déja le Hassid [R. Isaac I’ Aveugie], que sa mémoire soit une bénédiction, a écrit une

6. Voir infra p. 190 et p. 205.

7. Voir infra p. 119 et p. 123.

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LA PRIERE DANS L'ECOLE DE R.ISAAC L'AVEUGLE ET LE BAHIR

chose merveilleuse 4 ce propos, dont je transcrirai partiellement les dires, sans reprendre le mot A mot. Il dit : Toutes les créatures de la terre sont suspendues a des puissances supériecures et celles-ci & d’autres encore qui leur sont supérieures jusqu’é la Cause qui est sans fin, & la fagon dont il est [marqué] : “Un supérieur au-dessus d’un supérieur monte la garde” (Ecc. 5:7). L’espéce des créatures et les autres étres vivants adhérent (devéqim) & une puissance supérieure située en dessous du degré de [I’émanation auquel] I"homme [correspond]. Ce n'est pas pour rien que l’abattage [rituel des animaux] nous a été commandé et qu’il nous est enjoint de leur choisir une belle mort ; au début, en effet, il nous était interdit [de manger

des animaux] méme abattus [selon le rite]. Ce n’est pas pour rien qu’il nous a été commandé de couvrir en partie le sang [versé par ces créatures]. Méme les végétaux ont une puissance dans le firmament, comme ont dit nos maitres ; les racines [spirituelles] des arbres sont les plantations du jardin d’Eden et elles sont également modelées sur la ressemblance de YHVH. Dans le Char [céleste], Ezéchiel vit un visage d’homme, un visage de taureau, un visage de lion — ce sont les principes des choses que nous avons mentionnées, elles qui regoivent de YHVH, chaque espéce [recevant l’influx] par l'intermédiaire d’un astre ou d’une constellation. Quant a l’homme,

il attire une puissance plus haute et plus intérieure que toutes les [autres créatures] et son 4me intelligente est bien plus limpide car elle ne transite pas par un intermédiaire ainsi que s’enchainent les autres créations, elle est émanée d'une réalité plus noble que la leur [...]. “Les arbres de YHVH” (Ps. 104:16) font allusion dans le verset aux choses supérieures appelées de ce nom, qui sont pour les arbres terrestres leur vitalité, leur humidité, leur force germinative ; de cela

découle la raison [de la défense] des mélanges de semences interdites et des jubilés obligatoires [...]. De méme I’expérience nous enseigne qu'il existe un arbre qui ne donne de fruit qu’a la condition que I’on plante a ses cétés son partenaire [m4le] » (Explication sur le commentaire de Nahmanide, Varsovie, 1875, fol. 4a).

Par sa position privilégiée dans la hiérarchie des étres et des degrés de I’émanation qui leur correspond, l"homme attire directement la puissance divine qui le maintient dans I’existence. Ce qui implique qu’il préserve cette position et veille 4 régler ses contacts avec l'ensemble des étres hiérarchiquement inférieurs en se soumettant aux prescriptions alimentaires et aux lois toraiques modulant

lusage des créations a sa merci. Faire souffrir un animal en le mettant a mort, ce serait causer une souffrance a la puissance céleste de

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ISAAC L'AVEUGLE

77

laquelle il tire sa vitalité ontologique. Mélanger, contre les régles de la Loi, certaines espéces végétales, ce serait bouleverser la structure supérieure d’oii chaque espéce tire son étre continuellement. La ré-

férence au Char d’Ezéchiel dans ce contexte est particuligrement in-

téressante. Ce dernier constitue ici le modéle supérieur de la chaine des existants et il est lié aux commandements de la Torah réglant leurs relations. Par la suite, des cabalistes importants diront que le sujet du Récit du Char (ma’asseh merkabah) n'est autre que les raisons des commandements. Cette liaison esquissée dans ces lignes

aura une longue histoire *. Les composantes du Char d’Ezéchiel,

identifiées semble-t-il aux sefirot, ont une place et une fonction semblables a celles de la classe des dieux ou des hénades chez Proclus, qui distingue dans ses Eléments de théologie (§ 128) entre les étres qui sont capables de participer aux divines hénades sans médiations et ceux qui ont besoin d’intermédiaires. R. Isaac l’Aveugle distingue quatre plans superposés : le plus élevé qui est la cause premiére (le En Sof), les sefirot représentées symboliquement par les formes du

Char d’Ezéchiel constituant la « ressemblance de YHVH », les puissances astrales que les arbres du jardin d’Eden symbolisent, enfin les étres inférieurs de la création qui sont inégalement aptes a rece-

voir leur subsistance, l">homme étant capable de la recevoir directe-

ment des sefirot, sans la médiation des astres. L’idée selon laquelle a chaque créature est préposé un ange directeur qui est son intermédiaire entre Dieu et elle est fort ancienne puisqu’on la trouve déja, non seulement dans le Midrach (Gen. Rabba 10:6), mais aussi dans l’apocalyptique juive, par exemple dans I Hénoch (LX, 15-21), I] Hénoch (XIX, 5) et /II Hénoch (XIV, 3). Ces sources juives n’ont pourtant fourni qu’une partie des notions dont s'est inspiré R. Isaac l’Aveugle qui est sans doute aussi tributaire de sources néoplatoniciennes. Un écrit de Proclus, intitulé L’Art hiératique des Grecs, est consacré a la théurgie et contient des formules qui présentent plus d’un point commun avec celles de ce cabaliste : « Ainsi les initiateurs aux saints mysttres partant de la sympathie qui unit

8. Au sujet de la relation entre raisons des commandements et Récit du Char, voir M. Idel, Malmnonide et la mystique juive, Cerf, Paris, 1991, p. 22-25.

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LA PRIERE

DANS L'ECOLE DE R.ISAAC L’'AVEUGLE ET LE BAHIR

toutes les choses visibles entre elles et avec les puissances invisibles, et comprenant que tout est en tout, ont-ils fondé cette science hiératique, non sans s’émerveiller de voir dans les premiers termes des chafnes les termes les plus infimes et dans ces derniers les tout premiers, au ciel les choses terrestres dans leur cause et sous un mode céleste, ici-bas les choses célestes sous un mode propre & la terre [...]. La ressemblance est assez puissante pour attacher les étres les uns aux autres °. » Proclus comme Isaac Il’Aveugle empruntent des exemples aux végétaux et aux animaux pour montrer l’universalité de la chaine immatérielle qui relie par une sympathie réciproque les étres d’en haut et ceux d’en bas ®. Cette sympathie permet aux théurges d’attirer ici-bas la lumiére divine, comme le semblable agit sur le semblable. Le texte d’Isaac l’Aveugle introduit dans la cabale des consonances néoplatoniciennes et les articule avec des éléments puisés dans la tradition biblique et rabbinique. Pour lui, si chaque élément de la création est attaché 4 une puissance spirituelle qui lui correspond, et a travers une série de médiations se trouve en relation avec la premiére Cause, la maniére d’agir sur lui se répercute sur sa puissance supérieure, ce qui explique certains interdits de la Torah pergus comme des régles d’intervention sur ces choses d’en haut a partir de celles d’en bas ". L’4me de l’homme est émanée directement du plus haut degré de la hiérarchie ontologique, elle doit posséder par conséquent un grand pouvoir d’action sur toutes les autres puissances célestes. A la fin de son exposé, notre cabaliste 9. Trad. A.-J. Festugitre, La Révélation d’'Hermes Trismégiste, 1, Les Belles

Lettres, Paris, rééd. 1986, p. 134. Voir aussi Proclus, Eléments de théologie, § 145-147.

D’autres exposés importants sur la sympathie se trouvent chez Jamblique ; voir Les Mysteres d'Egypte, III, 16-17, V, 7 et V 9-10 ; dans la trad. de E. des Places, Les

Belles Lettres, Paris, 1966, p. 121, 162 et 164. Une étude déja ancienne a été consacrée a ce sujet : K. Reinhardt, Kosmos und Sympathie, Munich, 1926. Pour une ex-

ploitation de ce theme par des auteurs chrétiens, voir A. de Libera, Eckhart, Traités et Sermons, G. F., Paris, 1993, p. 465 sq.

10. Sur le fondement de la théurgie chez Proclus, voir Jean Trouillard, L’Un et V’Ame selon Proclus, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 178 et suivantes.

11. R. Molse de Léon exprimera cette idée avec netteté un peu moins d’un siécle plus tard : « Toutes les réalités du monde d’ici-bas et toutes ses productions ont mouvement et puissance a partir de I’en haut. [...] Et quand on touche telle chose d’en bas, la puissance qui !a patronne en haut se réveille » (Sefer ha-Rimon, éd. E. Wolfson, Brown University, Atlanta, 1988, p. 181).

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ISAAC L'AVEUGLE

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évoque, en bon philosophe, une expérience empirique pour confirmer ses dires. L’exemple de l’arbre femelle qui a besoin de la proximité d’un arbre male pour fructifier parait illustrer le rapport de dépendance et le caractére passif du monde sensible qui a besoin de influx vital et masculin du monde supérieur pour subsister. Cependant, un cabaliste italien du xiv‘ sitcle, R. Menahem Récanati, qui a recueilli des enseignements remontant a l’école de

R. Isaac l’Aveugle, interpréte ce passage dans un autre sens. Commentant un énoncé du Talmud (Sanhédrin 64a) qui compare

Pattachement d’Israé] 4 Dieu a celui de deux palmiers dattiers, il déClare : « Demande-toi pourquoi des palmiers dattiers sont mentionnés ? C’est parce qu’ils ne subsistent pas sans qu’il y ait un arbre mile et un arbre femelle. De méme, si l’on peut dire, les réalités d’en haut ont besoin des étres d’en bas » (Commentaire sur la Torah,

Deut., fol. 191d). Suivant cette explication, le rapport de dépendance entre le monde d’en haut et le monde d’en bas est inversé : c’est le premier qui a besoin de la présence active du second, c’est-a-dire des hommes. R. Mordekhai Yaffé (xvr siécle) qui commente a son tour Récanati, précise : « L’arbre 4 dattes ne donne pas de fruit et ne subsiste pas seul, mais il faut que l’on plante a ses cdtés un arbre a dattes femelle ; de méme les réalités d’en haut ont besoin de la stimulation des étres d’en bas » (ibidem, ad loc.). Sans que l'on puisse affirmer que R. Isaac l’Aveugle confére a sa formule elliptique un sens identique a celui qui est déployé par ses successeurs tardifs, il est hors de doute que le schéme de deux arbres qui dépendent I’un de l’autre provient du texte précité (qu'il est possible aussi de rapprocher d’un passage du Bahir § 172). Ce qui vaut pour ces arbres, dont la dépendance symbolise celle qui existe entre le monde supérieur et le monde inférieur, vaut aussi pour l">homme. Mais ce dernier, s’il est

dépendant comme les autres créatures de l’épanchement ontique qui le maintient dans !’existence, est lié directement a un degré de I’émanation en la divinité méme, et il « attire une puissance » d’un ordre bien plus élevé, qui procéde du plérome divin sans passer par les médiations angéliques et astrales auxquelles les autres créatures doivent recourir pour recevoir l’épanchement.

Rabbi Isaac décrit ici non pas une action théurgique ponctuelle mais Lactivité théurgique continue et naturelle propre a tout étre vivant,

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DE R. ISAAC L’AVEUGLE ET LE BAHIR

qui est le fait de son existence méme au niveau oi elle est située dans la hiérarchie universelle. Cette théurgie attractrice mécanique assure le maintien dans !’étre de tous les existants et elle est induite par leur acte d’exister. L’action humaine se limite ici 4 éviter d’interrompre ou de déformer le flux permanent de I’€panchement de vie divine en portant atteinte a l’ordre naturel et par conséquent aux échelons ontologiques supérieurs qui assurent son maintien. I n’est question dans ce texte que de la raison de commandements négatifs, d’interdits. Ceux-ci sont les garants de la bonne marche des correspondances et de Ia circulation des flux entre le monde inférieur et le monde supérieur. On pourrait parler de théurgie négative comme !’on parle de commandements négatifs pour qualifier cette forme particulitre d’interaction avec le plérome divin. En s’abstenant de changer !ordre naturel des espéces végétales ou d’infliger des souffrances aux animaux, Il"homme préserve |’édifice cosmique et divin auquel participent toutes les créatures ainsi que le lien vital qu’elles entretiennent avec les maillons de la chafne de l’étre. Un disciple de R. Isaac l’Aveugle, R. Ezra de Gérone, exprime la méme

idée, qui explicite celle de son maitre : « Telle est la raison de l’in-

terdiction du mélange des semences végétales : il ne faut ni méler ni mélanger les puissances qui font croftre les végétaux parce que les unes se nourrissent des autres ”. » II ne faut pas transgresser les lois de la nature fixées par Dieu au début de la création parce que troubler l’organisation du monde naturel bouleverse la structure des puissances astrales ainsi que l’influx ontique qui transite par elles. L’énoncé de R. Isaac I’Aveugle est le premier en date d’une longue série d’énoncés similaires qui méritent une attention parti-

culiére parce qu’ils constituent l’arriére-plan métaphysique et la vision du monde sur lesquels est fondée Il'efficacité des pratiques

12. Commentaire sur les 613 commandements, en appendice de son Commentaire

sur le Cantique des Cantiques, 6d. Chavel, Kitvé Ramban, 11, Mossad ha-Rav Kook,

Jérusalem, 1973, p. 544. R. Isaac Chani (xvr sitcle) répétera plus tard la méme idée et ajoutera qu’a l’inverse, « celui qui maintient les engendrements [des végétaux] sans méler les espéces, occasionne la paix en haut car les puissances directrices accomplissent leur fonction adéquate, comme le nécessite le monde d’en bas » (Méah Ché'arim, Lublin, 1924, fol. 45a).

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AZRIEL - EZRA - JACOB BEN CHECHET

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religieuses. C’est 4 cause des correspondances entre le haut et le bas

que les cuvres matérielles des hommes ont une effectivité spirituelle. Un disciple géronais du maitre provengal, R. Azriel, dresse une liste détaillée des correspondances entre les diverses essences végétales et les puissances supérieures dont chacune d’elles tire son tre © et il déclare “: « Les choses corporelles telles que nous les voyons, il nous faut dire qu’il y a leur pareil parmi les choses spirituelles. » R. Ezra de Gérone affirme : « I] n’est pas de brin d’herbe ici-bas qui n’ait une force attachée a lui en haut, qui le fasse éclore, le fasse pousser et le fasse germer, et dont il tire son étre. » Le

méme ajoute ailleurs : « Tout ce qui est dans le monde d’en bas est en haut et la forme en a été fagonnée depuis les six jours de la création, grace aux choses qui organisent la réalité '*. » Un autre cabaliste géronais, R. Jacob ben Chechet, écrit : « Nulle ceuvre n’est faite

en ce monde qui ne posséde en haut une puissance qui n’apparaisse

comme son modéle et sa similitude ‘ » et il ajoute plus loin : « [Les

maitres] disent : Tout ce qu’il a créé en haut, il l’'a créé en bas ”. » La source de ce qui est avancé comme une citation rabbinique n’est pas connue. Un écrit attribué abusivement 4 Hai Gaon (x siécle), cité et peut-€tre forgé par un cabaliste provengal qui écrit vers 1400,

déploie la méme idée : « [Dieu] remplit la terre de sa gloire : de

l’animal au végétal et au minéral, il y a la gloire du Saint béni soit-il. Ainsi l'homme comprendra, a travers la sphére intelligible, que le monde n’est pas sujet au hasard, mais est organisé selon un ordre unique, de fagon harmonieuse et est passé du néant a l’étre. Et Lui, béni soit-il, l’a agencé sur le mode d’un lien reliant les existants

les uns aux autres, et les choses inférieures et leur régime dépendent des choses supérieures, comme disent nos maitres : “Le

13. Perouch ha-Aggadot lé-Rabbi Azriel, éd. Tishby, Jérusalem, 1945, p. 35-37. 14. Ibidem, p. 76.

15. Ces « choses » qui structurent (metagenim) la réalité ou l’existence (metsiout)

sont les dix sefirot. La premiére citation de cet auteur est extraite de son Commentaire sur le Cantique des Cantiques, éd. Chavel, Kitvé Ramban, II, Jérusalem,

1973, p. 508 ; la seconde est empruntée & son Commentaire sur les Aggadot, dans Ligouté Chikheha ou-féa, éd. Ferrare, 1556, fol. 20a. 16. Ha-Emounah ve-ha-bitahon, dans Kitvé Ramban, II, ibid., p. 379.

17. Ibidem, p. 413.

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LA PRIERE DANS L'ECOLE DE R.ISAAC L’AVEUGLE ET LE BAHIR

moindre brin d’herbe [...]”. Les Ames, selon leur espéce, sont attachées les unes aux autres, degré aprés degré [...]. L’homme est une

sorte de microcosme “. » Mais nous devons le texte le plus intéressant a cet égard 4 R. Menahem Récanati (début du xiv siécle), qui s’appuie sur l’enseignement des premiers cabalistes : « Toutes les créations inférieures sont des réalités correspondant a celles d’en haut et éma-

nées d’elles, la puissance de chacune est émanée du Char céleste, si

bien que !’on ne trouvera jamais de chose terrestre & laquelle ne cor-

responde de réalité céleste et qu’il n’est pas de chose céleste qui n’ait

ici-bas sa similitude, telle l’ombre vis-4-vis de son modeéle. Si bien que nos maitres, de mémoire bénie, ont dit que, lorsque !’on découvre 1ahaut quelque réalité merveilleuse, !’on cherchera ce qui, ici-bas, la

symbolise °. » On percoit dans ces dires un écho trés net des propos de

Proclus cités précédemment. C’est le cas également dans un passage

du livre anonyme Ma’arekhet ha-Elohout (début du xiv‘ siécle) : « A tout ce qui est en bas correspondent en haut des choses qui portent le méme nom et qui sont fondement et puissance de ce qui est en bas

ainsi que son soutien pour le maintenir, tout cela selon la voie de l’en-

chainement, que ce soit chez les étres vivants, les minéraux ou les

plantes. A ce sujet il est dit : “Le moindre brin d’herbe [...]”. Et l’interdit relatif au mélange des semences végétales vient de ce qu’il ne

faut pas méler les puissances ”. » Cette derniére proposition est une réminiscence de l’énoncé de R. Ezra mentionné plus haut 7.

18. R. Mose Botarel, Commentaire sur le Sefer Yetsirah, 4:2, rééd. Jérusalem, 1965, fol. 50a. Sur la notion de « sphére intelligible » et son lien avec I’empyrée pla-

tonicienne, voir C. Sirat, Les Visions divines de Hanokh ben Salomon al-Qonstantini

(en hébreu), Paris-Jérusalem, 1976, p. 16-17. Outre les cabalistes précités, voir Zohar, III, 86a, 145a ; R. Moise de Léon, Sefer ha-Rimon, p. 181. 19. Commentaire sur la Torah, sect. Chemini, in Levouch

Malkhout,

rééd.

Jérusalem, 1971, fol. 23c. Passage repris par R. Isaac Chani dans Méah Ché’arim, éd. Lublin, 1924, fol. 34d. La dernitre proposition, attribuée & un enseignement rabbi-

nique ancien, est une réminiscence de !a cabale géronaise. Un apercu intéressant de cette conception est donné par E. Ginsburg, dans The Shabbat in the Classical Kabbalah, Suny Press, New York, 1989, p. 190 et suiv. et p. 208-209.

20. Ed. de Mantoue, 1558, fol. 193a.

21. Pour des emprunts par d'autres cabalistes de cette sentence de R. Ezra, voir les références citées par B. Hus, « Les tendances théurgiques dans la doctrine cabalistique de R. Siméon Labi » (en hébreu), Daat, 28, 1992, p. 26, notes 43 et 44.

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ISAAC L’AVEUGLE

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La composante néoplatonicienne de la théurgie des premiers cabalistes, que nous aurons encore !’occasion de rencontrer, a fusionné avec la composante juive traditionnelle. Cette derniére a conféré au discours théurgique de la cabale une hardiesse qui fait son originalité et sa force en tant que pensée religieuse. L’apport le plus singulier de R. Isaac l’Aveugle ne réside pas dans le type de théurgie passive, par abstention, que nous venons d’évoquer. II concerne un autre aspect de sa doctrine, lié 4 sa conception d’une divinité sujette a imperfection. Si la création de l’homme a permis l’achévement de la manifestation du monde divin dans sa plénitude (le « Nom entier »), un épisode de Vhistoire de l’homme a altéré ce plérome de facon dramatique, reconduisant le « Nom » & son incomplétude préhumaine. Contrairement a toute attente, il n’est pas question ici du péché du premier homme. C’est de la guerre menée par le peuple d’Amalegq contre Israél peu aprés la sortie d’Egypte, et de la guerre

surnaturelle, céleste, qui est sa contrepartie, qu’il s’agit. Le texte de R. Isaac se présente comme un commentaire midrachique sur le passage de l’Exode qui relate cet Episode. Résumons-le a grands traits. Tandis que Josué méne le combat contre les Amalécites sur Pordre de Moise, celui-ci, installé sur le sommet d’une colline en compagnie d’Aaron et de Hour, léve les mains vers le ciel. Tant qu’il tenait les mains levées, Israél avait le dessus sur son ennemi

qu’il finit par vaincre. Dieu annonce alors son intention d’effacer complétement le souvenir d’Amaleq. Un verset intervient alors qui se situe au coeur de l’exégése de notre cabaliste: « Comme une main

[a été portée] sur le tr6ne de YaH, guerre de YHVH

contre

Amaleq de génération en génération » (Ex. 17:16). Quel que soit le sens historique du geste de Moise — simple signe d’encouragement ou acte démonstratif de foi en un Dieu assurant I’issue de la bataille, ainsi que la tradition rabbinique ancienne |’a compris (Mekilta 1, p. 179-180) — Isaac I’ Aveugle I’a interprété comme un acte rituel et I’a identifié a la cérémonie de la Bénédiction des prétres (birkat kohanim) qui se déroulait dans le Temple de Jérusalem et qui comportait une élévation des mains (nessiat kapaim, voir Michnah Sota 7:6) et une prononciation solennelle du Nom sacré (Sifré Nom. Nasso 39, p. 43). A l’instar de ces rites, le comportement de Moise décrit

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LA PRIBRE DANS L'ECOLE DE R. ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

dans !’Exode est regardé comme la mise en ceuvre d’une pratique

théurgique. Si le peuple d’Amaleq menait son agression sur terre contre Israél, dans le monde supérieur le prince directeur d’Amaleq, son Archange mauvais, se rebellait et luttait contre Dieu. Il semble que cette figure redoutable puisse étre identifiée 4 Samaé!”, l’ange déchu de la littérature juive ancienne ”. L’Archange d’Amaleg, si l’on suit rabbi Isaac, représente le domaine du Mal situé en dehors du plié-

rome divin proprement dit, mais il est lié & lui et se tient sous sa dépendance ontologique puisqu’il tire son étre de la sefira Guevourah, correspondant symboliquement a la main gauche de Dieu. Cette

branche de I’émanation divine, domaine du jugement et de la rigueur,

est l'objet de l’'attaque de Il’ Archange d’ Amaleq qui lui porte atteinte

et la blesse. La détérioration infligée par ce prince céleste dans le plérome divin (« le Nom entier », chem malé) au niveau de la sefira Guevourah (dénommeée ici Pahad), rend le Nom sacré lacunaire. Des

quatre lettres du Tétragramme (YHVH), les deux derniéres se sont éclipsées et il ne reste que les deux premiéres, Y et H, qui forment le nom Yah dans le verset précité concernant le « tréne de Yah » contre lequel Amaleq a levé la main. Cette coupure dans le Nom sacré représente une rupture dans l’unité de la divinité. La sefira Binah (Discernement) s’est retirée et la sefira Malkhout (Royauté) a chu. Cette chute est celle de la derniére lettre du Tétragramme, le Hé, qui

comme le Archanges celles-ci —, monde de

tréne, symbolise la Chekhina, exilée désormais auprés des des nations *— comme le peuple d’Israél est asservi parmi privée des influx vivifiants issus des niveaux supérieurs du |’émanation. Mais la divinité dans son ensemble p&tit de

22. Le texte d'un cabaliste postérieur que nous mentionnons dans un chapitre ultérieur identifie cet archange a I"Exterminateur ou Satan, voir infra p. 449. 23. Sur cet archange, voir notre ouvrage, Le Livre hébreu d'Hénoch, note 14.4, p. 237.

24, R. Ezra de Gérone décrit en ces termes la situation de la Chekhina : « Elle se lamentait et se courrougait du fait qu'elle était en exil, marchant Il"humeur sombre

aupreés des autres puissances gouvernant les nations. [...] [Elle disait] : Je suis épuisée de répondre aux besoins des nations et de les garder, je n’ai pas la latitude de garder

ma nation » (Commentaire sur le Cant., Kitvé Ramban, éd. Chavel, II, p. 486). L’exil

de la Chekhina partageant I'exil d’Israt!, qui est un motif rabbinique ancien (Meguila 29a), est interprété théosophiquement comme la dégradation de la Chekhina au rang des princes des nations. Elle est rabaissée & une fonction angélique inférieure & son rang normal dans le plérome divin.

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ISAAC L'AVEUGLE

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cette catastrophe métaphysique qui rompt son unité. D’autres symboles équivalents, puisés dans le vieux fond mythique du judaisme, sont avancés pour exposer ce drame intradivin : la destruction du Temple et de la Jérusalem d’en haut. Bien sir, ce détachement des sefirot supérieures et inférieures, marqué par la lacune dans le Nom et dans le tréne divins, sera entitrement réparé a la fin des temps, quand l’Archange d’Amaleq sera anéanti. Alors les princes célestes des nations prendront la place laissée vacante auprés de la sefira Guevourah d’oi ils tireront, 4 bonne fin, leur subsistance ontologique. En atten-

dant ce moment futur, le geste de Moise, considéré sans doute comme le modéle des pratiques théurgiques réparatrices, permet une victoire sur Amaleq et une restauration temporaire de l’unité divine. R. Isaac

PAveugle décrit cette lutte de Moise contre I’ Archange mauvais :

« Moise dut recourir a I’élévation des mains (nessiat kapaim) pour lutter contre I’Archange [d’ Amaleq] afin de rejeter sa mainmise sur [la sefira Guevourah]. Mais la guerre [terrestre] contre Amaleq était menée par Josué qui correspond a sa dimension {= Malkhout] et il sut qu'il pouvait quelque chose contre eux. Quant 4 [Moise], il devait entreprendre (letagen) la grande guerre dans le ciel *. »

L’action théurgique de Moise est la contrepartie exacte de l’action théoclaste de I’ Archange. Celui-ci a levé la main sur la divinité et lui a blessé la Main, qui symbolise la sefira Guevourah ; Moise tente en le-

vant les bras au sommet de la montagne, d’arracher cette emprise destructrice. L’Archange menace le plérome divin symbolisé par le Nom sacré et réussit a l’atteindre en le coupant en deux ; Moise s’efforce de le contrecarrer en invoquant le Nom sacré a la fagon des prétres lors de la cérémonie de la Bénédiction collective, invocation qui vise a restaurer l’unité des sefirot constituant le monde divin. Non seulement Moise cherche a rétablir la plénitude du Nom, a savoir l’intégrité du deus revelatus, mais il entreprend de rejeter 1a main maléfique de

lr’ Archange qui se saisit de la divinité et tente d’en accaparer la puis-

25. Cité par R. Josué Ibn Chou’aib, Explication sur le commentaire de Nahmanide, Exode 17:16, corrigé d’aprés MS Parme Di Rossi 68, fol. 19b, par H. Pedaya, dans « Détérioration et réparation », p. 188. Ce passage a été repris et remanié dans le Zohar (11, 65b-€6a) et par rabbi Motse de Léon, Sefer ha-Rimon, éd. E. Wolfson, The Book of the Pomegranate, Brown Judaic Studies, Atlanta, 1988, p. 69.

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LA PRIERE

DANS L'ECOLE

DE R.ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

sance et de s’en nourrir. Pour chftier son audace, celui-la sera dégradé dans la hiérarchie céleste et sera désormais prisonnier dans un domaine inférieur et soumis au pouvoir des astres. Le Nom divin est 4 la fois l'objet de la détérioration théoclaste infligée par le prince d’Amailegq et un instrument de combat théurgique manié par Moise. Cette situation double du Nom divin et de ce qu’il représente, attaqué et diminué d’une part, prononcé dans son intégrité par Moise qui le ré-

tablit d’autre part, n’est intelligible que si l'on accorde au pouvoir de manipuler certains signes linguistiques, de les écrire, de les brandir ou de les prononcer, la capacité de modifier, en bien ou en mal, l’univers

surnaturel. Le Nom sacré n’est pas seulement le symbole du Dieu manifesté et des sefirot qui forment son unité pléromatique. Il est une sorte de code génétique du divin, par lequel le divin peut se défaire ou se reconstituer. L’action théurgique restauratrice qui vise dans ce texte a réparer un défaut introduit de l’extérieur au sein de la divinité, suppose qu’un certain geste et qu’une certaine parole puissent dépasser les limites du monde naturel et pénétrer dans des régions inaccessibles. Pour comprendre cette étrange capacité, il faut avoir en mémoire les propos généraux de rabbi Isaac I’ Aveugle au sujet de la chaine ontologique qui relie tous les existants, et l’homme plus directement que les autres, 4 la Cause premiére, au Deus absconditus. Toutes les réalités, au fond, sont de méme nature, qu’elles se situent aux premiers

échelons de la chaine ou aux derniers. Le Nom sacré, écrit ou parlé par des hommes, entre dans la chaine invisible qui fait de lui une expression divine, celle en qui toutes les autres se résument et sont

comme engrammeées. Une définition de ce Nom, issue selon toute vraisemblance de l’enseignement de R. Isaac l’Aveugle, nous a été transmise par R. Acher ben David, son neveu. Celui-ci explique dans son Livre de l’Unité (Sefer ha-Yihoud) : « On appelle ces quatre lettres - YHVH — chem ha-meforach, car

ce [nom] exprime (mefarech) toutes les sefirot, elles qui signifient

VEtre ; en effet, le Créateur, béni soit-il, a existenti¢é Etre en manifes-

tant ses puissances en elles, ainsi que l’€tre de toutes les essences, celles qui étaient et celles qui seront *. » 26. Cité par R. Méir ibn Gabbay, Avodat ha-Qodech, I, 15, fol. 16b. Dans le Commenuaire sur le Chem ha-Meforach de R. Acher ben David édité par R. Hassidah

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ACHER BEN DAVID

87.

La totalité de ce qui existe se signifie et trouve son expression ontologique adéquate dans le Tétragramme : les puissances qui composent le plérome divin des sefirot aussi bien que les essences de tous les existants de rang inférieur. I] est donc naturel que le fait de connaitre ce nom et de savoir le prononcer correctement donne

un accés direct a la totalité de ce qui est, proche ou lointain. I] n'est plus de distance ontologique pour celui qui posséde le Signe od tous les étres sont engrammés et communiquent. Le Nom divin est un miroir a deux faces et sans reflet od la forme de I’homme et celle de Dieu coincident exactement. Il est plus qu’une médiation car il ne relie pas deux extrémités séparées. Il est l'une et l'autre simultanément. Si ’homme est la plénitude du Nom, comme rabbi Isaac nous !’a dit, et si ce Nom exprime (de fagon réelle et non pas seulement linguistique) la divinité en tant que manifestation per-

sonnelle du Créateur ou Emanateur caché, I’homme digne de ce

nom et donc du Nom, est en mesure de restaurer cette plénitude quand celle-ci est endommagée par la persévérance du mal. Lever les bras au ciel et dire le Nom dans sa complétude, c’est pour Moise non

(Ha-Segoullah, 4, 1937), cet Enoncé se présente sous une forme quelque peu différente : « [Ce Nom] est appelé chem ha-meforach parce qu’il exprime (mefarech) toutes les sefirot désignant l’existence des puissances cachées ainsi que l’existence de toutes les essences, celles qui étaient et celles qui seront » (p. 5). Voir la note de Hassidah dans lerratum sur la page 5, ligne 17. Comparez avec un énoncé paralléle dans le méme écrit (p. 11) : « Le Nom de quatre lettres, YHVH, est appelé chem ha-meforach parce qu'il signifie l’existence des puissances du Créateur, qu’il soit exalté, en méme temps que l’existence de toutes les essences qui étaient et qui seront éternellement, aussi ce nom [est-il appelé} chem ha-meforach : il exprime (mefarech) tout ce qui est en lui». La relation entre le Nom sacré et les dix sefirot établie par les premiers cabalistes a peut-etre quelque rapport avec une tradition ancienne selon laquelle, le jour de Kippour, le grand prétre évoquait le Nom divin a dix reprises (Tossefta Yoma, 2:2). Ces développements sur le Nom divin en tant qu'il exprime l’essence intime de Dieu sont & comparer avec les écrits des néoplatoniciens tardifs sur le méme sujet. Pour Jamblique, par exemple, « nous avons par le nom le savoir de toute l’essence des dieux, de leur puissance, de leur ordre. {...] C’est par les noms que nous élevons notre Ame vers les dieux, qu’une fois élevée, nous

'unissons a eux autant que possible » (Les Mysteres d’Egypte, VII, 4, trad. E.

des Places,p. 192). Pour Proclus, « l’étre caché des dieux » est révélé par « des compositions et des divisions de sons articulés » (Théologie platonicienne, 1, 29). Les textes néoplatoniciens pertinents ont été rassembiés et cités par H. D. Saffrey, dans « Nouveaux

liens objectifs entre le Pseudo-Denys et Proctus », art. repris dans Recherches sur le néoplatonisme aprés Piotin, Vrin, Paris, 1990, p. 239-242.

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88

LA PRIERE DANS L'ECOLE DE R. ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

pas imiter la posture de la divinité dans sa perfection, mais l’adopter

et la faire sienne, la prendre en charge pour qu'elle soit 4 nouveau. Moise, d’une certaine fagon, se met 4 la place de Dieu, non pour la lui ravir, mais pour la restituer intacte. Nous

allons voir que dans

d’autres textes, rabbi Isaac présente l’adhésion et Il'union du mystique a Dieu comme le premier moment du processus de réparation théurgique. Par cette union, les postures de Ihomme et de Dieu sont interchangées. L’homme agit en Dieu, rétablit son unité brisée, rattache les segments de sa forme dénouée par le mouvement communicatif de la propre union de ses pensées et de son étre, faisant de sa personne purifiée un modéle au contact duquel le divin se moule et se réforme. La théurgie restauratrice est alors théurgie de l’union mystique. Certes, le modéle théurgique dominant dans les écrits des cabalistes de Provence est du type amplificateur et attracteur : selon ce modéle, le mystique, par sa priére et ses actes vertueux, met en mou-

vement l’énergie divine en communiant avec elle et en attirant ses influx. Toutefois, le type de théurgie restauratrice dont nous avons exposé le mythe fondateur occupe une place importante, que le travail de H. Pedaya a révélée. Un des disciples géronais de rabbi Isaac l’Aveugle, R. Ezra ben Salomon, rapporte les propos de son maitre concernant I’attitude idéale du mystique pendant la priére : « Voici l'essentiel du culte des hommes éclairés (maskilim) et de “ceux qui méditent Son Nom” (Mal. 3:16) : “C’est & Lui que vous vous attacherez” (Deut. 13:5). C’est la un grand principe écrit au sujet de la priére et des bénédictions : disposer sa pensée comme si elle adhérait a I’en haut ; réunir le Nom dans ses lettres et y inclure les dix

sefirot, telle la flamme liée a la braise. Avec la bouche on I’évoquera

par ses substituts, et avec le cocur on le réunira par ses substituts et tel

qu'il est écrit. [...] Ainsi, “quiconque posséde la connaissance, c’est comme si le Sanctuaire était construit pendant sa vie” » (Berakhot 33a) (Commentaire sur les Aggadot, in Ligouté Chikheha ouféa, Ferrare, 1556, 4b) ”.

27. Une autre version de la méme citation de rabbi Isaac est rapportée par R. Ezra

dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques (Kitvé Ramban Il, p. 521-522):

« Notre mattre le Hassid, de mémoire bénie, a dit : Voici l'essentiel du culte des hommes éclairés et de ceux qui méditent Son Nom : “Cest & Lui que vous vous attacherez.” C'est

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EZRA DE GERONE

89

Le noyau du culte des mystiques est présenté ici comme une

union 4 Dieu lors de la pri¢re et des bénédictions. Une action théur-

gique fait partie intégrante de cette union : réunifier le Nom sacré en conjoignant ses lettres et y fondre les dix sefirot qui s’expriment

a travers lui. Cette opération est accomplie au moyen de la pronon-

ation orale des substituts du Tétragramme, employés de fagon codifiée dans les priéres ordinaires, et de la prononciation intérieure et simultanée du Nom sacré lui-méme, « tel qu’il est écrit ». La doc-

trine de R. Isaac I’ Aveugle concernant le Nom devenu lacunaire a la suite d’un drame spirituel permet de mieux saisir la signification

- de cette prononciation intérieure et silencieuse du Tétragramme. Celle-ci vise a unifier le plérome divin et 4 restaurer son harmonie qu’un événement mythique catastrophique a détériorée. Bien que cette situation ne soit surmontée qu’a la fin des temps et qu’alors sera reconstruit le Sanctuaire, symbole du Dieu manifesté, le mystagogue qui posséde la « connaissance » (dé’ah) est capable de le

Bun grand principe de la Torah : lors des pritres et des bénédictions, il faut ajuster sa

pensée & sa foi comme si la premire adhérait a I’en haut, pour réunir le Nom dans ses lettres et y inclure les dix sefirot, telle une flamme liée a la braise. Avec sa bouche on Pévoquera par ses substituts, et en son coeur on le réunira dans sa forme et dans sa gra-

phie. » Cet énoncé a eu une longue histoire dans la cabale ultérieure. Il a été souvent cté, adapté, reformulé, commenté. Voir par ex. R. Isaac Chani, Méah Ché’arim, Lublin, 1924, fol. 11c. Voir aussi le Keter Chem Tov d’Abraham Axelrod de Cologne (écrit

entre 1260-1270) : « Qui Evoque le Nom orientera son cceur vers les dix sefirot, car il est

Tout et le Tout est en tui » (éd. Jellinek, Guinzé Hokhmat ha-Qabbaiah, Leipzig, 1853, p. 39). Nous en verrons d’autres exemples. La prononciation intérieure du Nom divin

tel qu’il est écrit, dans les ouvrages des cabalistes postérieurs, a été étudiée par M. Idel: L’Expérience mystique d’ Abraham Aboulafia, Le Cerf, Paris, 1989, p. 45-59. Un autre enseignement, issu de I’école de la cabale provencale, indique comment l'union a Dieu de la pensée du mystique pendant la pritre permet d’attirer l’épanchement divin sous forme de messages prophétiques ou de visions, voir R. Azriel, Perouch haAggadot, éd. Tishby, Jérusalem, 1945, p. 39-40 ; Kitvé Yad ba-Qabbelah, éd. Scholem, Jérusalem, 1930, p. 197. Cet enseignement a été maintes fois reformulé par les cabalistes postérieurs. L’un d’eux Ia utilisé dans un contexte od il est question d’attirer la humiére divine (la Chekhina) au sein de la goutte de semence paternelle au moment

de son émission, dans le but d’assurer un engendrement marqué par la présence effective de la divinité. Voir & ce sujet notre traduction de l'ensemble de ces textes dans

Notre ouvrage, Lettre sur la sainteté, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 249-252, et notes 144 (p. 304), 149 (p. 305-307), 187 (p. 317-318). Il n'est pas nécessaire de revenir ici sur

ces aspects de la théurgie attractrice abordés dans un travail antérieur.

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LA PRIERE

DANS L’ECOLE

DE R. ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

construire dés 4 présent en sa pensée, a l’occasion de la pri¢re et des bénédictions *. Le Nom divin n’est plus prononcé dans l’enceinte sacrée du Temple terrestre de Jérusalem, mais dans le « cceur » du

théurge, qui comble la lacune du Nom, réunit ses lettres, et reconstitue ainsi la divinité dans sa plénitude. Le mystique est le prétre d'une cérémonie intérieure qui vise la restauration du Temple d’en haut, la divinité. Cette action réparatrice est l'ceuvre de la kavanah, méditation

ou orientation intérieure au moment des pratiques liturgiques du cadre religieux quotidien. Elle n’a aucun caractére magique. Un autre disciple géronais de R. Isaac l’ Aveugle, R. Azriel, se référe au méme enseignement lorsqu'il écrit:

« Des que [les Israélites] dirent : “YHVH est-il parmi nous ou non ?” (Ex. 17:7), il est marqué : “Amaleq vint et i] combattit contre Israt!” (ibidern 8). Ni le Nom ni le Tréne ne seront complets tant qu’Tl ne se sera pas vengé d’ Amaleg ”. C’est pourquoi l'on devait offrir des sacrifices et Evoquer le Nom propre [de Dieu] depuis le seuil du parvis et de l’intérieur [du Temple]. Quand, au temps de I’exil, les hommes éclairés d'Israél et I’élite possé¢dent la connaissance leur permettant de bénir et de sanctifier le Nom du Ciel en cachette et ouvertement, c'est comme si pendant leur vie était construit le Temple. Mais parce que

leur nombre a diminué et que nul parmi [les Israélites] ne sait prier avec le Nom, on prie et il n’y a pas de réponse *. Quand l'on méritera

28. Comparez avec les dires de R. Ezra au sujet de ce qui est pour lui le premier des commandements : connaitre Dieu : « La connaissance est le fondement et la racine de toute chose ; 4 ce sujet nos maftres, que leur mémoire soit une bénédiction, ont déclaré : “Tout homme qui posséde la connaissance, c’est comme si le Temple était construit de

son vivant” [Berakhot 33a]. En voici l’intention : parce qu'il sait unir le Nom unique,

c’est comme s’il construisait le Palais d’en haut et d’en bas » (Commenuaire sur les 613 commandements, publi€é a la suite de son Commentaire sur le Cantique des Cantiques,

dans Kitvé Ramban, éd. Chavel,t. II, Jérusalem, 1973, p. 521). Le « Palais d’en haut » se réfere trés probablement a la demire sefira, la Malkhout, dont « I'édification » résuite de l'union des sefirot supérieures, « le Nom unique ». 29. Pour l’expression, comparez avec Pessikta dé-Rav Kahana, section Zakhour, éd.

Buber, fol. 29a : « R. Lévi au nom de R. Hiya bar Hanina dit ; Aussi longtemps que la

semence d’Amaleq subsiste en ce monde, le Nom n’est pas entier et le Tréne n’est pes complet. » Voir aussi H. Pedaya, « Détérioration et réparation », op. cit., p. 224 note 16.

30. R. Azriel utilise ici une source rabbinique ancienne : « Pourquoi les Israélites

prient-ils et ne sont-ils pas exaucés ? R. Yochoua ben Lévi au nom de R. Pinhas ben Yair (répondit] : Parce qu’ils ne connaissent pas le secret du Nom explicite (chem ha-

meforach)» (Pessikta Rabbati, chap. 22, fol. 114b et voir Midrach Psaumes, 90 et

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AZRIEL DE GERONE

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de retourner vers le lieu du Nom de YHVH des armées, le mont Sion, s’accomplira le verset qui énonce : “Pour publier 4 Sion le Nom YHVH, et sa louange a Jérusalem” (Ps. 102:22). Car le Saint béni soit-il leur fait connaftre Son Nom et ils prient et ils sont exaucés, comme il est écrit : “Ainsi mon peuple connaftra mon nom” (Es.

52:6), parce que le Nom, qui a été divisé en deux noms, sera réunifié en une unité parfaite *. »

L’action théurgique vise 4 reconstituer le Nom propre de Dieu dont

ks lettres ont été disjointes. Cette séparation est la conséquence d’une

faute métaphysique d’Israél qui a douté de la présence de |’étre divin, entrainant la venue d’Amaleg et par 1a l’éclatement du plérome dont les principaux éléments constitutifs ont été exilés les uns des autres. La divinité devenue absente d’elle-méme parce que ses fidéles ont cessé de croire 4 sa présence parmi eux est, depuis lors, en attente de sa propre rédemption. Le culte du Temple et les sacrifices, l’Evocation solennelle et publique du Nom dans son intégrité, assuraient dans le passé une restauration régulitre et répétée de l’unité divine a laquelle

Amalegq et ce qu'il représente avait porté atteinte. Mais depuis la Yalgout Chirnoni, sur Ps., n°843). Un énoncé proche de celui de R. Azriel se trouve chez

son condisciple,R. Ezra, qui le complete de quelques mots significatifs : « Pourquoi les

braélites ne sont-ils pas exaucés ? Parce qu’ils ne savent pas prier avec le Nom, c’est-d-

dire [avec le nom divin] approprié pour la demande formulée, et parce que la pensée ne

doit pas se détacher du fondement du nom » (Commentaire sur les Aggadot, Baba Batra

2b, dans Liqousé chikheha ou-féa, Ferrare, 1556, fol. 17a). Dans cet exposé, il ne s’agit pas du Tétragramme en particulier, mais de chaque nom divin dont il faut connaftre Papplication singuliére et sur le fondement duquel (I’élément du piérome divin qui lui correspond) il faut se concentrer intensément. Un peu plus tard, un autre cabaliste gé-

Tonais, R. Jacob ben Chéchet, rejette explicitement l’interprétation de R. Ezra et en pro-

pose deux autres. Dans la premiere, il affirme que l’ignorance de la fagon de « prier avec

le Nom » concerne seulement la pritre capable de provoquer la venue de la Rédemption finale en éveillant l'amour de Dieu pour son peuple. Dans l’autre, il met en avant le fait que les mots hébreux changent de signification suivant la vocalisation qu’on préte a leurs consonnes, d’oi Ia difficulté de vocaliser correctement le Tétragramme : « Cehzi qui sait établir la forme correcte du Nom de quatre lettres en méditant sur sa vo-

calisation, s'il se concentre sur la Forme que cette vocalisation exprime, il verra sa pritre exaucée et on lui répondra du Ciel. Que cette explication ne te répugne pas, car si moiméme je ne l’avais personnellement inventée, j’aurais dit que c’est un principe donné a Motse au Sina! » (Ha-Emounah veha-Bitahon, dans Kitvé Ramban, éd. Chavel, t. Il,

p. 369 et 370). 31. Texte édité par G. Scholem dans « Nouveaux fragments des écrits de R. Azriel de Gérone » (en hébreu), Gulak-Klein Jubilee Volume, Jérusalem, 1942, p. 219.

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LA PRIBRE

DANS L'ECOLE

DE R.ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

destruction du Temple de Jérusalem et I’exil d’Israél, qui ne fait en

définitive qu’accentuer un exil essentiel auquel le culte sacrificiel ne

peut plus remédier, seuls quelques élus qui connaissent la doctrine du Nom lacunaire transmise par rabbi Isaac I’ Aveugle ainsi que les opérations théurgiques aptes a le restaurer, sont en mesure de prier de fagon & reconstruire le plérome divin, dont le Temple de Jérusalem était sur terre le symbole. Dans les temps futurs, quand le processus eschatologique en cours sera achevé, l’unité définitive et historique du Nom sacré sera rétablie et sa connaissance sera le bien commun du peuple de retour a Sion.

Une autre source, dont l’auteur n’a pas été identifié, mais qui re-

monte probablement a I’école de R. Isaac par le biais de ses disciples géronais, se référe 4 la méme idée d’un remplacement des sacrifices par l’union mystique avec le Nom sacré capable de rétablir son unité : « Méme si les procédures [cultuelles du Temple] ont été annu-

lées, a la place des sacrifices il reste & Israél le Grand Nom, auquel il faut adhérer dans des endroits consacrés. Les justes, les fidéles et

les hommes qui pratiquent la concentration et unifient le Grand Nom, réactivent le feu {sacrificiel] dans l’autel incandescent de leur ceeur. Alors, dans la pensée pure, toutes les sefirot s’unissent et se lient les unes aux autres, si bien qu’elles sont attirées jusqu’a la

source de la flamme dont la hauteur est infinie. A ce moment-la,

Punité pléniére advient par Israél. Tel est le secret de l’'adhésion de

tous les Israélites au Nom, béni soit-Il, par le biais de l'adhésion de

la pensée aux dix sefirot : “Vous qui étes attachés 4 YHVH votre Dieu, vous étes tous des vivants aujourd’hui” (Deut. 4:4). C’est la le secret (de l’attestation] de l’unité [divine] matin et soir, “pour proclamer le matin ta bonté et ta foi pendant la nuit” (Ps. 92:2). Quiconque réunit les rameaux a la racine et éléve toutes les sefirot en un unique faisceau persistant continuellement, adhére ainsi au Grand Nom, béni soit-il *. »

La formule rituelle de la récitation du Chéma’, par laquelle le Juif pieux atteste l’unité de son Dieu le matin et la nuit, « YHVH est un », est l'occasion de l’adhésion de la pensée du mystique au Nom 32. Cité par R. Méir ibn Gabbay dans ’Avodat ha-Qodech, Il, 6, fol. 29a. R. Méir ibn Gabbay explique ensuite longuement le passage qu'il mentionne mais sans rien ajouter de trés original.

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EZRA DE GERONE

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sacré (le Grand Nom). Cette adhésion est obtenue grace a l’effort

théurgique consistant dans l’unification du monde divin, auquel le Grand Nom s’identifie. Cette action revient a unir les dix sefirot entre elles et elles toutes 4 leur source infinie. Le coeur du théurge en oraison devient l’autel od est offerte sa pensée pure méditant et

opérant l’unification du Grand Nom. Cette substitution de l’action théurgique de la priére a celle des sacrifices se situe dans le droit fil des conceptions de R. Isaac l’Aveugle. Bien que ce texte n’en fasse

pas mention, on peut supposer que si le culte d’Israél est nécessaire

al'établissement de l’unité du plérome divin, du Grand Nom, celleGi avait subi auparavant un dommage qui l’a rompue. Parmi les écrits de R. Ezra qui reflétent vraisemblablement I’instruction de son maitre narbonnais, |’un d’eux relie étroitement la

théurgie restauratrice a la théurgie amplificatrice. Nous avons vu qu’é la suite de la rébellion de I’ Archange d’Amaleq, une coupure est survenue dans le Nom sacré : le monde divin a perdu une partie de sa réalité ontologique. Le mystique peut rétablir en sa pensée cette piénitude et cette unité perdue. Mais cette action de la pensée ne restaure qu’a l’intérieur de son champ d’exercice |’intégrité du Nom

sacré. Sans doute faudrait-il un effort théurgique commun de |’en-

semble du peuple d'Israé pour rétablir dans histoire la plénitude du Nom. Toutefois, tandis qu’en la pensée du théurge la restauration du

Nom s’opére de fagon effective, le pérome divin bénéficie d’un influx

@'étre supplémentaire issu de la source infinie, influx qui se répercute

ensuite dans le monde extérieur. La restauration intégrale de la divinité dans le « cceur » du mystique, revient a une amplification de sa

présence vivifiante a l’extérieur de lui. La théurgie restauratrice est ra-

menée a la théurgie amplificatrice. Butant contre le mur de |’Histoire et face au faible nombre de ceux qui sont en mesure d’opérer la réparation du Nom, comme le déplorait R. Azriel, l’action du théurge n’est cependant pas nulle méme si elle n’est pas totale et définitive : le

monde extérieur en tire un profit substantiel qui l’améliore grace a amplification de I’énergie divine qu'il regoit 4 son tour. Traduisons le texte de R. Ezra, qui propose une interprétation mystagogique audaGieuse d’une sentence de Hillel I’ Ancien : « “Si toi tu viens dans Ma maison” (Soucca 53a), cela signifie : Si

tu sais unifier le Nom propre et faire émaner vers lui la bénédiction

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LA PRIERE

DANS L'ECOLE

DE R.ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

— car nous trouvons que le Nom du Saint béni soit-il est appelé “maison” [...] — “Moi aussi Je viendrai dans ta maison”, pour pourvoir aux besoins de ton corps. Puisque la bénédiction émane dans le Nom du Saint béni soit-il, la bénédiction se produit pour le monde. C’est [le sens du verset] : “En tout lieu od j’€voquerai mon nom, je viendrai vers toi et je te bénirai” (Ex. 20:24). Nous apprenons que le Saint béni soit-il aspire grandement a 1a bénédiction, nos maitres le déclarent dans le traité Chabbat (89a) : “Lorsque Moise monta dans les hauteurs, il trouva le Saint béni soit-il en train d’attacher des couronnes sur les lettres. [Dieu] dit 4 Moise : On ne salue pas dans ta ville ? Il répondit devant Lui : Seigneur du monde, est-ce qu’un esclave envoie un salut 4 son maitre ? Tl lui dit : Tu aurais dQ m’aider ! Il répondit aussitot : “Maintenant, que grandisse la puissance de YHVH” (Nom. 14:17). A ce sujet, on a dit dans fle traité] Berakhot (32a) : “Mais Moi je suis vivant” (ibidem 21). Rabba a expliqué : Tu M’as fait vivre par tes paroles”» (Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Kitvé Ramban, éd. Chavel, Il, p. 527).

Celui qui sait « unifier le Nom », réalisant dans sa pensée la restau-

ration du plérome divin, fait s’épancher la « bénédiction » dans ce plé-

rome, et celle-ci procéde ensuite dans le corps du mystique (sa « maison ») ainsi que dans le monde extérieur (sa maison au sens large). R. Ezra venait de définir la bénédiction comme « une émanation d’un surcroft d’influx depuis l’extinction de la Pensée, qui est la source de vie » (ibidem p. 526). Cette « extinction de la Pensée » (afissat ha-mahachavah) désigne dans le vocabulaire de ce cabaliste, qui l’emprunte a I’école de son maitre languedocien, la Cause premiére des philosophes, !’Infini, qu’aucune pensée ne peut saisir. Elle est la source originelle qui a fait exister tout ce qui est, le deus revelatus d’abord — sa théophanie pléromatique en dix sefirot — et qui sustente toute réalité de sa vie ontophanique. Dieu comme Créateur et Seigneur du monde désire ardemment recevoir cet influx de « vie »,

qui lui permet de pourvoir sa création. La pritre théurgique de

l’homme aide la divinité en ce qu'elle amplifie sa puissance et la « fait vivre », suivant les exégéses rabbiniques que R. Ezra emprunte a deux

citations du Talmud *. Celles-ci se laissent aisément interpréter dans

33. L’exégese tirée de Berakhot 32a mérite d’étre située dans son contexte. Apres la faute du veau d’or et les récriminations d’Israt! dans le désert, Dieu s'‘appréte & exterminer Israél. Moise s'interpose alors et argumente en faveur de son peuple :

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ACHER BEN DAVID

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un sens théurgique, peut-étre ont-elles déja a l’origine une signification

de cette nature. L’unification théurgique du Nom sacré, qui suppose, au moins dans la pensée du mystique, la réparation du dommage que ce Nom a subi a cause de l’Archange du mal, provoque un accroissement de la puissance divine qui lui permet de dispenser ses largesses généreusement dans son monde. Le passage d’un type de théurgie a un autre n’est conditionné par aucun changement concret dans I’activité du théurge. Ce qui est pour lui, en son for intérieur, une restauration de la divinité dans sa plénitude, n’est pour son corps et l’univers

tempore! oi il se trouve « qu'une » amplification provisoire de la puisLe geste théurgique liturgiques YP Aveugie.

de Moise, l’élévation des mains en vue d’une action réparatrice, est, avons-nous dit, le modéle des pratiques telles qu’elles sont envisagées dans l’école de R. Isaac La confirmation de cette hypothése se trouve dans un

écrit de R. Acher

ben

David

; mais significativement, celui-ci

n’évoque que I’action théurgique amplificatrice et attractrice et passe sous silence la possibilité d’une action réparatrice, alors que, dans un autre passage, il avait longuement évoqué la détérioration du Nom sacré par I’Archange d’Amalegq, qui ne pourra, selon lui, étre réparée que dans les temps messianiques. Cet écrit est une sorte de paraphrase ou d’interprétation libre d’une sentence du Bahir qu'il convient de rapporter d’abord : « Lorsque se trouvent en Israé] des hommes éclairés qui connaissent le secret du Nom glorieux et qu’ils élévent les mains, ils sont aussit6t exaucés » (§ 139).

«R. Eléazar dit : Motse dit au Saint béni soit-il : Seigneur du monde, les nations du

monde vont dire maintenant : Sa force s'est affaiblie comme celle d’une femelle, et Il ne peut sauver ! [...) Rabbi Yobanan dit : D’od savons-nous que le Saint béni soit-il

changea d’avis et se rangea a celui de Moise ? Du verset : “Je pardonne, selon ta pa-

tole” (Nom. 14:20). [...] “Mais par ma vie” (ibidem) : Rabba rapporte les propos de Rav Isaac : Cela nous enseigne que le Saint béni soit-il dit A Motse : “Mofse, tu m'as fait vivre par tes paroles”. » Rachi sur cette expression propose de comprendre : tu m’as fait vivre & la face des nations. Commentaire similaire de R. Salomon ben Abraham ibn Adret (cité par le compilateur du ‘Eyn Ya'aqov fol. 63b). Mais le sens obvie semble étre que Dieu avoue & Moise que ses paroles lui ont rendu Sa vigueur,

lont fait « revivre ». La citation précédente du Talmud (Chabbat 89a) a été étudiée dans un chapitre antérieur, voir supra p. 56.

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LA PRIERE DANSL'ECOLE

DE R.ISAAC L’'AVEUGLE

ET LE BAHIR

Le pouvoir de ce geste est présenté par R. Acher de la facgon sui-

vante :

« Lorsque se trouvent en Israt! des hommes éclairés, ils lévent les mains, au moment oi ils prient, et ils orientent (romezim) leurs dix doigts vers la “hauteur céleste”, afin de faire s’épancher I’agrément et la bénédiction dans les dix sefirot, pour que, par leur biais, la bénédiction soit épanchée & notre adresse. Un verset en est le signe : “En haut il éléve ses mains” (Hab. 3:10) » (Perouch chem ha-meforach, éd. Hassidah, Segoullah, 4, 1937, p. 6).

Les cabalistes qui pratiquent lors de leurs priéres le geste de nessiat kapaim, \’élévation des mains, dirigent leurs dix doigts vers la source de l’émanation, la « Volonté primordiale », appelée « hau-

teur céleste » (rom ha-chamayim). Celle-ci Emet alors son épanchement surabondant (sa bénédiction) dans les dix sefirot, qui 4 leur tour Il’épanchent vers Israél. Mais si l’on se référe plus précisément au mot a mot, le verbe romezim devrait étre rendu par « font allu-

sion, intuitionnent », et la proposition tout enti¢re pourrait étre traduite ainsi : « Ils font allusion dans leurs dix doigts 4 la hauteur céleste. » L’idée d’une union mystique précédant et accompagnant le geste théurgique est ici sous-jacente : les mystiques en pri@re ont uni leur pensée & la source de |’émanation, si bien qu’en élevant les mains, ils sont en mesure de projeter, depuis leur pensée qui fait un avec cette source, les épanchements de cette dernitre dans les dix

sefirot, auxquelles leurs doigts se sont identifiés. L’élévation spatiale des mains n’est qu’une figuration ou une représentation sensible d’un processus qui se produit 4 l’intérieur de la pensée et de la forme corporelle du mystique, qui mime la structure des dix sefirot en attente de l’influx ontique. En projetant sur ses dix doigts tendus, par un acte de pensée, la « hauteur céleste », celle-ci s’épanche sur les dix sefirot, qui comblent a leur tour les besoins d'Israél. La cérémonie de I’élévation des mains pratiquée jadis par les prétres dans le Temple puis, aprés sa destruction, par leurs descendants au cours de l'office synagogal, sert de modéle dans ce texte et elle est considérée encore comme un rite habituel accompli par les cabalistes lors des pritres. R. Acher emploie, a l’instar du Bahir, l'expression « hommes éclairés » (maskilim) pour les dé-

signer. Nous avons rencontré ces mots dans un contexte assez simi-

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AZRIEL DE GERONE

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laire chez R. Isaac l’Aveugle et chez ses disciples catalans “. Les mystagogues qui possédent la connaissance du Nom et de la portée

théurgique du geste sacerdotal, reproduisent celui-ci pendant leurs

priéres, prenant ainsi le relais des prétres défaillants *. La visée théurgique ne réside pas ici dans la réparation définitive du manque infligé dans le plérome divin. Comme dans les exposés précédents, le théurge tente de combler ce manque en provoquant un épanchement dans le domaine des sefirot et en y attirant le flux divin. Il est difficile de distinguer dans ce cas précis la théurgie d’entretien de la théurgie d’amplification. Un manque ontologique chronique d’influx au sein du plérome nécessite une action répétée visant a le combler et par conséquent une amplification des émissions déficitaires. Un texte de R. Azriel nous autorise 4 ajouter une nuance supplémentaire. Ce cabaliste est l’auteur d’un commentaire sur la pri¢re quo-

tidienne, dite Prigre des Dix-huit Bénédictions. Parmi les bénédictions

qui composent cette priére et dont il propose une explication identique a celle de son condisciple R. Ezra, il accorde a l'une d’elles une portée théurgique différente. I] s’agit de la bénédiction appelée « birkat ha-minim », formule qu’il faut entendre en fait comme une malé-

diction proférée a l’encontre des hérétiques et qui est souvent prise au

Moyen Age pour une diatribe dirigée contre les Juifs ayant adhéré a la religion chrétienne : 34. Voir supra p. 88. Cette expression a une longue histoire, qui remonte au livre de Daniel (12:3), od elle désigne, dans le contexte de la résurrection, les guides spirituels du peuple. Elle sera employée un peu plus tard par le Zohar pour désigner les cabalistes.

35. L’élévation des mains pendant les priéres est une coutume trés ancienne, on la trouve déja dans la Bible (Es. 9:29,33 ; I Rois 8:22,38,54; Es. 1:15) et dans diverses sources remontant a I’époque du deuxitme Temple. Voir & ce sujet N. Wieder, Islamic Influences on the Jewish Worship (en hébreu), Oxford, 1947, p. 79-82. Cet auteur explique la disparition de cette pratique dans les sources rabbiniques par I’existence d'une pratique similaire en milieu chrétien od |’élévation des mains symbolisait la croix. Si tel est le cas,il est loisible de considérer le texte de rabbi Acher comme un témoignage his-

torique important, attestant la renaissance de ce rituel en Europe, a la fin du xir siécle.

Un autre témoignage se trouve dans le commentaire de R. Bebayé de Saragosse (vers 1300) sur la Michnah Avot 1:4 (éd. Chavel, Kitvé Rabbenou Behayé, Jérusalem, Mossad ha-Rav Kook, 1987, p. 534). Rendre compte de cette renaissance est une autre affaire,

qui n'est pas ici de notre ressort. Voir aussi E. Wolfson, « Mystical-Theurgical Dimensions of Prayers in Sefer ha-Rimmon », in Approaches to Judaism in Medieval Times, vol. Ili, 6d. D. Blumenthal, 1987, Scholar Press, Atlanta (Georgie), p. 66 note 26.

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DE R.ISAAC L'AVEUGLE ET LE BAHIR « La “bénédiction des hérétiques” n’a été fixée [dans le rituel]

que [tardivement], 4 Yabné, parce qu'elle ne vise pas comme les autres bénédictions a attirer l’influx [vers les sefirot] dans un climat de miséricorde et d’agrément, et par une attraction de vie. Celle-la vise A interrompre, & faire cesser et & éliminer I’attraction du bien

par les scélérats. Ensuite vient [une bénédiction] qui vise a faire s’€pancher un flux de bien, apte a étre la part [d’Israél], vers le Nom et vers ceux qui se confient en lui » (Commentaire sur les priéres, éd. M. Gavarin, Jérusalem, 1985, p. 44). .

De méme que Moise s’efforcait d’interrompre l’attraction par l’Archange d’Amaleq de l’€panchement divin, le théurge tente en récitant la formule de la priére dirigée contre les hérétiques, de faire ces-

ser l’écoulement de ce flux en leur direction. I] se peut que cet

épanchement qui leur parvient soit la conséquence de la dégradation infligée dans le plérome divin par I’ Archange rebelle. La référence & Yabné - ville de Judée ot une partie importante de la liturgie juive a

été fixée au cours des décennies qui ont suivi la destruction du Temple

dans la foulée de Il’émergence du christianisme qui était alors encore largement un mouvement juif sectaire - donne a penser que R. Azriel identifie ces hérétiques, qui bénéficient indQment des bontés divines, a la chrétienté ou plutét aux Juifs de son temps convertis a la religion chrétienne. L’Archange d’Amaleq serait une sorte de représentation

mythique de la doctrine chrétienne, capable de ravir l’influx divin en

le détournant a son profit, et de porter atteinte a l'unité divine par ses croyances trinitaires *. Quoi qu’il en soit des allusions cryptées a histoire contemporaine que ces écrits médiévaux peuvent recéler, nous découvrons non pas une forme supplémentaire de théurgie, mais le redoublement d’un type de théurgie déja répertorié. A la théurgie amplificatrice correspond en négatif une action théurgique restrictive qui s’oppose a la théurgie attractrice du domaine du mal. Théurgie blanche contre théurgie noire. Cette inversion de la théurgie

amplificatrice ne doit pas étre considérée comme un type de théurgie indépendant

et digne de figurer dans le répertoire des genres.

36. H. Pedaya tente de situer les spéculations cabalistiques concernant Amaleq au sein de I’histoire des croisades et de leur perception par les Juifs contemporains. Voir son article « Détérioration et réparation », op. cit., p. 271-276.

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ISAAC L’‘AVEUGLE

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Elle n’est qu’un négatif. Si elle ne s’oppose pas a son antithése, une

théurgie amplificatrice qui serait le fruit de l’action du Mal, c’est qu’une telle forme de théurgie ne peut pas exister : le mouvement propre du Mal c’est d’attirer pour son seul camp |’infiux ontique, et

non de chercher a l’amplifier au bénéfice du plérome divin. Le type de

théurgie dont est exclusivement capable le domaine du Mal est la théurgie attractrice. Quand cette forme de théurgie est exercée de sa part, elle provoque en retour la mise en ceuvre d’une théurgie antiattractrice ou restrictive, de caractére apotropaique, qui est la forme

inversée de la théurgie amplificatrice et participe a l’action réparatrice visant a restaurer l’intégrité divine. Le rituel synagogal de la bénédiction des prétres selon R. Isaac l Aveugle est — comme I’on pouvait s’y attendre — le point culminant de

laction théurgique et a fait l'objet d’une insistance particuliére dans les

propos qui lui sont prétés et dans les commentaires de ses disciples sur

la liturgie ”. La bénédiction des prétres a une double fonction théur-

gique : de méme que dans le drame divin les sefirot supérieures se sont retirées dans les hauteurs et que la sefira Malkhout, la Chekhina, est tombée, l’action de cette bénédiction a une double visée : elle tente @attirer les influx des sefirot supérieures pour les faire descendre et les Tamener auprés des sefirot inférieures qui en ont été privées, et elle tente de faire remonter les forces déchues pour les réintégrer dans le plérome divin. L’élévation des mains a pour but d’élever la sefira Malkhout, appelée « maison de David », qui a chu et connait I’exil

bors du monde divin, afin de la rattacher 4 ce dernier, tandis que l’uni-

fication du Nom sacré vise a initier un mouvement dans le domaine encore intact de la divinité par lequel les sefirot supérieures se rapprochent des sefirot inférieures. L’élévation de ce qui est en bas et la

descente de ce qui est en haut appartiennent au type de théurgie res-

tauratrice. Ces déplacements intradivins, que les prétres opérent lors de la cérémonie de la bénédiction collective, visent au premier chef le 37. Dans son article « Détérioration et réparation », op. cit., p. 243-245, H. Pedaya

rapporte les textes pertinents et les analyse. Nous résumons ici ses propos. Le carac-

tere extrémement elliptique des écrits en question rend aléatoire toute traduction. R.

Isaac d’Acre cite des traditions d’origine géronaise relatives a la bénédiction des

prétres dans son Méirat ‘Enayim, éd. A. Goldreich, Jérusalem, 1981, p. 99 ; p. 86 et

suiv., ce théme est traité dans le contexte de fa lutte contre Amaleq.

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100

LA PRIERE

DANS L'ECOLE

DE R. ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

bien de la divinité, et ils participent sans doute a un processus progressif de rédemption.

Si le drame céleste de la blessure infligée dans le plérome divin par PArchange d’Amalegq a entrainé le retrait des sefirot supérieures et la chute de la sefira Malkhout, ce phénoméne se prolonge quand le mal domine Phistoire, singulitrement dans les temps de I’exil. Le retrait des sefirot supérieures doit étre entendu, nous semble-t-il, 4 la lumi@re d’un autre enseignement que I’on peut attribuer a R. Isaac l’Aveugie et qui nous est transmis a travers les propos de R. Ezra, son disciple catalan. Ce retrait est une résorption ou une réabsorption de la partie supérieure du plérome au sein du Néant divin d’od elle provient. Cette résorption évite aux plus hauts degrés du deus revelatus de participer

en quelque fagon au nourrissement du domaine du mal. Elle est donc

en soi une bonne chose, méme si elle prive temporairement la sefira inférieure et le monde d’ici-bas des épanchements de vie divine. La fonction de certaines activités cultuelles est de rétablir le flux de ces épanchements. Ces activités, avant le temps de l’exil, étaient accom-

plies dans le Temple de Jérusalem. Le culte qui y était tous les jours pratiqué, maintenait le plérome divin en état de stabilité, car celle-ci était sans cesse menacée par le mouvement de retour du Dieu manifesté dans sa source cachée a cause de la détérioration infligée par l’Archange du Mal. L’arriére-plan de.cette conception est l’idée que le processus d’émanation de la plénitude divine est un arrachement, un départ forcé des essences primordiales hors de leur giron ineffable. R. Ezra explique une formule du Cantique des Cantiques : « Pour cueillir des roses » (Cant. 6:2) : « Cest la Pensée, la splendeur de la Sagesse [qui “cueille”] les six {sefirot] situées aux extrémités. Et cela au temps de l’exil, alors qu’il

n’est plus de sacrifice, d’offrande d'action de grace, d’oblation. Et les

choses spirituelles s’élévent et sont attirées vers le lieu d’od elles se

nourrissent, c’est ainsi qu’il est dit : “A cause du mal le Juste se retire” (Es. 57:1) *. Pour cette raison il faut faire des efforts et faire émaner et

38. Le mot « Juste » se rapporte ici, selon M. Idel, & « chacune des sept sefirot inférieures » (voir Kabbalah, New Perspectives, p. 366, note 61). Un important cabaliste

castillan, R. Joseph Gikatila, identifiera ce Juste avec la sefira Yesaod, voir Cha’aré

Orah (les portes de la tumiére), fol. 19a.

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EZRA DE GERONE

101

attirer la bénédiction vers les “péres” [les sefirot] pour que les fils [les israélites) aient de influx *. Ici, ’émanation et la rétraction sont dénommées “cueillette”. Nos maitres, de mémoire bénie, ont appelé de

la méme facon I’émanation des essences [primordiales] et leur manifestation : “déracinement”. Cela est rapporté dans Genéese Rabba

(15:1) : “YHVH Dieu planta un jardin en Eden” (Gen. 2:8), corres-

pond a : “Les arbres de YHVH se rassasient, les cédres du Liban qu’il

a plantés” (Ps. 104:16). R. Hanina dit : “[Ces arbres] étaient [aussi minuscules que] des antennes de sauterelles. Le Saint béni soit-il les déracina, et il les replanta a l’intérieur du jardin d’Eden.” Comprends ces merveilleux propos ! » (Kitvé Ramban, éd. Chavel, IT, p. 504).

Les essences primordiales qui vont constituer le plérome divin reposaient de toute éternité au sein de la Pensée, symbole de la sefira Hokhmah, la Sagesse. Le processus d’émanation et de manifestation de ces essences est d’abord un déracinement, puisqu’elles sont arrachées de leur lieu de repos pour former le plérome, le « jardin d’Eden » oi elles sont replantées. Comme le dit ailleurs R. Ezra :

« R. Hanina compare |’émanation des essences subtiles qui demeuraient dans la Sagesse 4 un déracinement et leur création et leur agrandissement a une plantation “. » Il est intéressant de noter que R. Ezra présente ailleurs ce Néant divin originel avec les mots de la terminologie biblique décrivant l’enfer. L’élan processif et théophanique est une sorte de lutte contre l’informe. L’arrachement des essences primordiales qui constitueront le plérome est arrachement a Pobscurité et a la mort : « “Ila posé un terme a l’obscurité” (Job 28:3). On sait que r’Obscurité est Néant (afissa). En parlant d’elle on ne peut en au-

cune maniétre employer le verbe “former”, mais seulement le verbe “créer”. La création méme signifie que de I’Obscurité qui n'a ni li-

mite ni fin, [Il] a détaché un principe autre et une émanation autre. “Et par sa parole il a posé un terme a l’obscurité” : c’est-a-dire qu’il imposa une limite a I'Obscurité, il lui donna un terme et lui mit un point final, comme le précise la suite du verset : “II détermine toute dimension” : 4 chaque dimension (middah) et & chaque essence qui subsistait en puissance dans le Néant, il donna une détermination

39. Cette terminologie dérive du Bahir § 129, cité infra, p. 114. 40. Commentaire sur les Aggadot, Ms Vatican 29, fol. 38a, cité par M. Idel, Kabbalah, New Perspectives, p. 366, note 58.

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LA PRIERE

DANS L'ECOLE

DE R.ISAAC L'AVEUGLE

ET LE BAHIR

[...]. Il appelle “obscurité” et “ombre de la mort” le Néant od Ia lumitre et le reste des choses [= sefirot] sont en puissance [...}. “Perdition et Mort déclarent...” (Job 28:22) : c’est le Néant a partir duquel il y a émanation de toutes les essences » (Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Kitvé Ramban, éd. Chavel, II, p. 482-483).

Si la plénitude divine émanée est un « jardin d’Eden », la Sagesse ou le Néant primordial qui précéde cette émanation est Obscurité, Perdition et Mort. Le déplacement des essences subtiles, bien qu’il les arrache & leur repos éternel, permet leur « réimplantation » et leur croissance. La présence originaire de ces essences au sein de leur source ineffable est connotée trés négativement “'. Leur éventuel retour ne peut que signifier une régression, et méme si les sefirot y aspirent, ce désir doit étre contrecarré par l’action humaine. Celle-ci doit se garder en tout cas de l’encourager : ce serait inciter la Divinité manifestée a une sorte de suicide. L’exil et la cessation du culte national, qui marque la présence du mal, a pour conséquence la réversion des sefirot dans leur source originelle d’oi elles avaient été, au commen-

cement de tout, arrachées. L'incompatibilité de la th6éophanie des essences subtiles et de la présence du mal aboutit a la régression de ces derniéres et a l’atrophie du plérome divin. Comme si le mal actif icibas — lexil d’Israé| — tendait 4 provoquer la sortie du divin hors de son plérome ainsi que sa retraite morbide en lui-méme. La Chekhina, qui demeure ici-bas auprés d’Israél, est alors séparée et esseulée, elle cesse fonctionnellement d’étre une entité divine et se trouve ravalée au rang inférieur des archanges des nations. La théurgie conservatrice du culte ancien était liée 4 une action de théurgie restauratrice — il fallait maintenir le nourrissement de la plénitude divine par un effort continu pour réparer et combler le manque d’étre infligé par la rébellion de l’Archange au sein de la divinité. La nécessité d’une action théurgique visant a nourrir la plénitude divine pour qu’elle

41. La primordialité comme source du mal — mal qui précéde le bien — connaitra de multiples développements dans I"histoire de la cabale. Voir en particulier Zohar

Il, 108b ; R. Yehoudah Hayat, commentaire sur le Ma’arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 155b. Voir aussi les écrits de R. Chem Tov ben Chem Tov rapportés par

M. Idel dans « A propos de l'histoire du concept de tsimtsoum dans la cabale et dans

la recherche » (en hébrew), & paraftre, paragraphe 3, prés de l’appel de note 116.

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EZRA DE GERONE

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conserve sa situation ne provient pas seulement, a notre sens, d’une « tendance naturelle des entités spirituelles A remonter vers leur source », comme I’affirme Moché Idel qui analyse les écrits de R. Ezra et les rapproche sur ce point de la pensée néoplatonicienne ©. De plus, ine semble pas que « l’activité humaine » soit uniquement a l’origine du mal (ibidern) qui, selon ce méme auteur, « peut contribuer au re-

trait des sefirot » (ibidem). A la lumiére de I’étude du mythe théo-

Caste qui met en scéne |’Archange d’Amaleq, qu’une tradition ancienne rend responsable de !'exil, il semble plutét que cette nécessité découle d’une brisure intérieure qui s’est produite en Dieu et qui n’est pas encore réparée. La théurgie d’entret est doncien plutét une théurgie palliative, qui permet en quelque sorte la « survie » du Dieu manifesté. Elle n'est pas contradictoire avec l’action restauratrice : on pourrait la considérer dans le cas présent comme un processus de réparation continu. M. Idel parait se contredire en imputant le mouvement de réabsorption des sefirot tantét a une tendance naturelle, mécanique, et tantét a la malfaisance des hommes. Il considére que cet écart entre les deux théses procéde d'une « dérogation », selon ses Propres termes, du texte cabaliste au regard de la conception philosophique. La contradiction semble en fait venir des exposés de R. Ezra. Dans le passage cité plus haut, la retraite des sefirot vers leur source est causée par la situation de l’exil, subie par la divinité et par Israél. Dans un autre passage, la cause de ce retrait est leur aspiration a retourner a leur point d’origine :

« Le but du désir [des sefirot] et leur intention est de s’attacher et de remonter au lieu d’oi elles se nourrissent, c’est pourquoi nos sages ont institué la Bénédiction, le Sanctum et I’Unification [la formule d’attestation de l'unité de Dieu], afin que I’on fasse émaner et que !’on attire la source de la vie vers les autres sefirot, les “péres”, pour que leurs “fils” soient ensuite comblés » (Commeniaire sur le Cant., Kitvé Ramban, éd. Chavel, IT, p. 486).

Les mémes formules liturgiques qui, dans d’autres textes de ce ca-

baliste, visent soit la restauration de l’intégrité du Nom sacré — la pié-

nitude divine — a la suite de la détérioration infligée par |’ Archange du 42. Kabbalah, New perspectives, p. 182.

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LA PRIBRE DANS L’ECOLE DE R. ISAAC L’AVEUGLE ET LE BAHIR

mal, soit l’amplification des épanchements ontiques au bénéfice du Dieu créateur et de sa création, visent ici 4 contrecarrer la pulsion de la divinité a se résorber en elle-méme. Cet élan vers un retour a soi n’est pas imputé a l’activité mauvaise des hommes, ni & un drame historico-métaphysique. La dérogation dont parlait M. Idel pourrait étre un point d’écart essentiel entre l’héritage néoplatonicien et I'héritage de la tradition religieuse juive que la cabale a intégrés. Quand la tension féconde entre ces deux péles est rompue, des contradictions apparaissent. Le Dieu supréme plutét impersonnel et indifférent au mal des néoplatoniciens, ne peut pas toujours faire bon ménage avec le Dieu biblique, trés sensible a la vie morale et a l’obéissance des hommes 8 sa loi. Dans certains passages, le cabaliste incline en direction d’une théurgie dépendant des conceptions théologiques et ontologiques des néoplatoniciens, ailleurs il penche pour une théurgie issue des représentations juives traditionnelles. I existe cependant une autre facon de rendre compte de la contradiction a laquelle on se heurte. Si l’on se souvient que dans la vision du cabaliste l’acte méme de !’émanation primordiale est un arrachement, un déracinement et donc une sorte d’exil, les sefirot étant ti-

rées de leur repos éternel au sein de la Sagesse pour constituer le plérome divin, il est possible de considérer cet exil primordial de Dieu comme un mal pour Lui, mal rendu nécessaire par sa volonté de créer le monde. Une fois le monde créé, l’homme assure par son culte l’alimentation ontique du plérome divin, sans elle celui-ci aspire de lui-méme a retourner 4 sa source supréme pour s’y nourrir et s’y abimer. Dans cette perspective aussi, c’est le mal qui repousse les sefirot vers leur source, mais un mal inhérent a la volonté divine de créer un monde matériel dans lequel elles doivent s’épancher et donc s’exiler. L’exil d’Israél, le drame du démembrement du plé-

rome (le Nom lacunaire), ne font que reproduire un schéma antérieur : la Chekhina en exil, 4 savoir la descente de la sefira Malkhout hors du plérome et sa dégradation parmi les anges des nations, est la réitération en un plan inférieur du déracinement des se-

firot, de leur sortie hors de la Sagesse et de leur émanation. Alors

que le premier « exil » était volontaire, l'autre paraft subi. Néanmoins, l’exil d'Israél est présenté déja dans le texte biblique comme un décret de Dieu, et !’exil de la Chekhina est présenté par

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EZRA - DAVID BEN ABRAHAM HA-LAVAN

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la tradition rabbinique comme un acte de grace de la part du Seigneur ; il semble donc qu’aussi bien le déracinement primordial que le déracinement historico-métaphysique soient orientés et programmés en vue d’une fin. De méme que le déracinement primordial rendit nécessaires la présence et le culte de I"homme pour que le plérome

perdure dans son intégrité, le déracinement et l’exil dans le plan inférieur nécessitent le culte liturgique d’Israél en exil. Cependant, Pefficience théurgique qui est requise des Israélites ne réside pas seulement dans l’entretien de la divinité dans un état immuable, mais elle implique une action réparatrice en vue de réunifier les différentes dimensions du Dieu manifesté et surtout de réparer la coupure entre la derniére sefira (la Chekhina) et le reste du monde

divin. Cette ceuvre de restauration, qui n’a pas lieu d’étre au début de l’apparition de l’homme, et qui n’était guére utile lorsque !'activité du Temple alimentait suffisamment le plérome pour assurer son maintien, devient une nécessité absolue dans le temps de |’exil. Mais

comme Ia restauration théurgique de la divinité ne peut intervenir pleinement avant le terme fixé de la rédemption que dans la pensée du mystique, l’action amplificatrice et attractrice opére au moins provisoirement. Dans les développements ultérieurs de la cabale espagnole, I’inclination néoplatonicienne présente chez R. Ezra est souvent réinvestie par le légalisme et |’éthique juive traditionnelle. Méme un cabaliste aussi proche de la philosophie néoplatonicienne que R. David ben Abraham ha-Lavan, qui vivait au début du xiv‘ siécle, fait

dépendre le retour et !’engloutissement des sefirot dans leur source du comportement humain : « L’homme qui commet un péché fait revenir les dimensions [de |’émanation] au Néant, au monde primordial, 4 l’étre premier, et elles n’épanchent plus de bien en bas, dans ce monde inférieur “. » La conséquence de cette victoire du Néant originel par laquelle il récupére les essences subtiles qui en avaient été extraites au cours du mouvement processif, est la station solitaire

de l’Originateur : « Si toutes les puissances retournent au Néant, le

43. Sefer Masoret ha-Berit (Le Livre de la transmission de I'alliance), éd. G.

Scholem, Kovez ‘al Yad, ns., 1936, p. 39.

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DE R. ISAAC L’AVEUGLE ET LE BAHIR

Premier, qui est la Cause de tout, demeure solitaire dans les profondeurs du Néant, en une unité indifférenciée “. » Ce n’est plus une partie du plérome divin qui est avalée dans le Néant, comme dans les écrits de R. Ezra, mais la totalité des émanations qui se résorbent, et l’unité de la Cause premiére qui se déstructure pour redevenir pure solitude : mono-théisme au sens strict, Dieu oublié dans

la brume informe du néant. Au contraire, la bonne conduite de l'homme permet a l’expansion du plérome de perdurer et a l’Originateur d’avoir des associés, qui entretiennent sa dynamique expressive et sont en mesure de s’opposer, par leur action, aux détériorations introduites par la malfaisance menagant sans cesse de tout faire régresser a 1’état de néant et de solitude. Il n’est pas du tout assuré que nos conjectures rendent compte de la contradiction qui apparaft entre deux exposés de R. Ezra dans son commentaire sur le Cantique des Cantiques. Mais il suffit de reconnaitre l’existence de cette contradiction pour apprécier l’énorme tension, voire la torsion intellectuelle gigantesque, qui a dQ étre celle des premiers cabalistes, qui se sont mis eux-mémes dans l’obligation de repenser la tradition juive et singuligrement ses aspects théurgiques, éthico-légalistes et eschatologiques, au moyen des formulations plus flexibles que leur a fournies le néoplatonisme. L’idée de la nécessité d’une violence infligée a I’harmonie ontologique préexistante pour que le processus de |’émanation se produise, que cette violence engendre un sous-produit : la racine du mal, et qu’elle permette la mise en place du cadre métaphysique od l’action humaine s’exercera, a été d’une trés grande fécondité. Les

spéculations les plus profondes, les plus obscures et, dirais-je, les plus théologiquement risquées des cabalistes postérieurs, comme lauteur du Zohar et R. Isaac Louria, y trouvent probablement leurs

premiers éléments.

La fonction théurgique que les premiers cabalistes ont attribuée a

la liturgie et plus largement aux rites et aux pratiques religieuses, n'est évidemment pas une pure innovation de leur part. Ils ont cependant

44. Ibidem, p. 31.

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ISAAC L’AVEUGLE

107

donné, pour la premiére fois dans I’histoire de la religion juive, un fondement théorique, a la fois conceptuel et mythique, 4 de nombreuses formulations anciennes, d'origines biblique, liturgique ou rabbinique, évoquant la réalité et l’efficacité d’une action humaine sur la divinité, formulations qui étaient restées impensées et disparates. Faute d’avoir pu restaurer et restructurer la divinité de fagon

définitive, ils ont au moins restauré et réhabilité intellectuellement

des strates essentielles du langage religieux pré-philosophique, celles qui accordent un pouvoir surnaturel efficient aux paroles et aux gestes des hommes.

Nous avons évoqué a plusieurs reprises le néoplatonisme. Sans entrer dans une longue discussion sur le probléme compliqué de la trajectoire des idées, un rapprochement avec les conceptions des derniers philosophes paiens qui se réclamaient de Platon s’impose en matiére de priére théurgique. Les propos des cabalistes géronais sur la priére peuvent étre en effet, pour partie, rapprochés des explications que le néoplatonicien Proclus avaient proposées huit siécles plus tét. Pour ce philosophe, la pri@re unit les priants aux dieux, et d’autre part elle attire leur bienfaisance et leur surabondance, « elle meut ceux qui contiennent en eux-mémes les biens en plénitude a vouloir les donner surabondamment en partage “. » Les assertions de Jamblique, son prédécesseur, vont dans le méme sens : « Le premier degré de la priére est de rapprocher : il introduit au contact avec le divin et nous fait faire connaissance avec lui ; le second degré noue cet accord dans une ac-

tion en commun, en provoquant les dons que les dieux envoient d’en haut “. » Les deux fonctions principales de la priére, l’union au divin et attraction des bienfaits qui en découlent, sont aussi les éléments

clés des explications fournies par les cabalistes, méme si ceux-ci les ont

développés de fagon trés originale.

La cabale a ses débuts ne fut pas admise d’emblée par tous comme une doctrine orthodoxe et authentiquement juive. Elle suscita le courroux polémique d’un rabbin important. C'est 4 Narbonne, dans la ville méme pres de laquelle avait vécu R. Isaac l’Aveugle, que fut proférée

45. Commentaire sur le Tunée, |, 2-8 (trad. Festugitre p. 211).

46. Les Mystéres d’Egypte, V, 26, trad. E. des Places, 237, p. 181.

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DE R. ISAAC L’AVEUGLE ET LE BAHIR

Ja premiére prédication rabbinique anti-cabaliste et anti-théurgique de

histoire. R. Méir ben Siméon de Narbonne, dans son livre La Guerre

obligatoire (Milhemet Mitsvah), apres avoir polémiqué contre les chrétiens puis contre les cabalistes qu’il accuse « d’exposer des doctrines

contraires a la Loi au sujet de la foi en Dieu et au sujet de la priére », entame une explication qu’il veut littérale et orthodoxe des principaux éléments de la liturgie. Parmi ses commentaires, certains ont une orientation polémique implicite visant 4 contredire les conceptions des cabalistes en ce qui concerme le pouvoir théurgique du rituel. Il ex-

plique dans ce sens une formule du Qadich (priére de sanctification) : « “Qu’il soit béni” : il s’agit d’une expression indiquant que Dieu

subit une action que Lui-méme accomplit. Car tout vient de Lui,

méme quand les fils de ce monde le bénissent et le louent, cela ne vient que de Lui, en tant qu’ll réalise les exploits et les grands pro-

diges qu’aucune créature n’est capable de réaliser ni méme de comprendre vraiment. Voila pourquoi il est dit : “Qu’il soit béni”, a savoir : c’est par Lui-méme qu’ll est béni et loué “. »

Si Dieu ne pAtit que de ses propres actions, le culte qui lui est rendu peut tout au plus décrire et relater, 4 travers des symboles et des récitatifs appropriés, les « événements » célestes sur lesquels il n’a aucune espéce d’influence. Un tel culte ne saurait avoir d’autre r6le qu’éducatif. I! n’implique pas qu’une relation réelle au divin

soit établie. Dieu, faisant son propre éloge, fait cercle en lui-méme,

un cercle étroit qui n’enveloppe pas les hommes, qui rend vaines leurs ceuvres et leurs pensées et les exclut de l’acte créatif. Cette premiere attaque, de type théologique, contre les conceptions théur-

giques de la pritre avancées par les cabalistes, resta isolée et n’en-

traina aucune répression notable a leur encontre. Malgré sa rigueur et sa violence, les cabalistes continuérent 4 développer leur pensée et leurs exégeses, méme s’ils durent faire quelques efforts pour préserver un certain degré de discrétion. Ils feront des disciples de plus en plus nombreux et ils parviendront 4 convaincre des autorités rabbiniques importantes du bien-fondé de leurs explications.

47. Ms. Parme de Rossi, 155 [2749], cité par H. Pedaya dans « Détérioration et ré-

paration », p. 269, note 37.

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CHAPITRE II LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DE R. ISAAC L’ AVEUGLE ET LE BAHIR

Bien que l’origine du Bahir (le Livre de la clarté) soit encore discutée ', il semble bien que cet ouvrage apparemment fragmentaire ’, qui constitue |’un des documents les plus anciens de la cabale, ait circulé parmi les premiers cabalistes du Languedoc et de Provence et ait été au moins remanié dans leurs cercles. Nous y découvrons ce qui pourrait étre le plus ancien témoignage des idées des cabalistes au sujet de la nature des commandements et de leur action. La Loi constituée de Il’ensemble des commandements, qu’ils soient bibliques ou qu’ils aient été précisés et multipliés par la tradition rabbinique, est une sorte de duplication au niveau du monde humain, des sefirot formant la plénitude divine :

1. G. Scholem lui a consacré un chapitre important de son ouvrage, Les Origines de la Kabbale, Paris, Aubier-Montaigne, 1966. 2. Hy a lieu de se demander si, au lieu d’étre fragmentaire & cause de divers accidents de transmission, comme tend a le penser Scholem, le Bahir n’a pas plutdt été rédigé délibérément sous une forme lacunaire, avec un agencement désordonné de ses parties et dans une langue obscure. Ce qui pourrait répondre a deux objectifs : ne

délivrer l’enseignement ésotérique qu'imparfaitement pour que le lecteur puisse lui-

méme accomplir Il’acte de parfaire le sens en y mettant du sien ; vieillir la forme du livre et lui donner toutes les apparences d’une antiquité perdue jadis, retrouvée tardivement, et qui n’a pas fait l'objet d’une transmission écrite depuis trés longtemps.

Ay regarder de trés prés, le Bahir pourrait parattre moins lacunaire et fragmentaire

qu’il ne semble & premitre vue.

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LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DE R. ISAAC ET LE BAHIR « Les mains ont dix doigts, allusion aux dix sefirot par lesquelles le ciel et la terre ont été scellés. Et ces dix correspondent aux dix paroles. Dans I’ensemble de ces dix [paroles] ont été inclus les 613 commandements. Compte les lettres des dix paroles, tu trouveras qu’il y a 613 lettres » (éd. Margaliot, Jérusalem, 1978, § 124).

Un midrach tardif, rédigé lui aussi dans le sud de la France, avait

déja établi une équivalence entre le nombre de lettres comprises

dans l’énoncé biblique du Décalogue et le stéréotype rabbinique du nombre des commandements (Nombres Rabba 13:16, 18:21). L’équivalence : Décalogue = 613 lettres = 613 commandements permet de formuler l’idée que la totalité des mitsvot (commandements) est mystérieusement présente dans les Dix Paroles et a donc la méme valeur religieuse que la déclaration divine solennelle du Sinai, acte fondateur de la Loi juive °. Mais le Bahir ajoute plusieurs

strates d’homologie supplémentaires : les dix doigts = les Dix Paroles divines = les dix sefirot créatrices = les 613 commandements. Si le Sefer Yetsirah (1:3) est déja responsable de I"homologie : dix doigts = dix sefirot, et du réle de ces sefirot congues encore comme les nombres primordiaux dans le processus cosmogonique, leur quasi-identification avec l'ensemble des commandements est un apport particulier du Bahir ; c’est en lui qu’il faut voir l’origine de la doctrine des cabalistes, maintes fois développée, selon laquelle tous les commandements prescrits par la Loi ont leur racine au sein des dix sefirot, devenues émanations essentielles ou instrumentales

de la divinité. C’est ainsi que R. Ezra déclare : « Les commande-

ments sont les dimensions ‘. » Middot (dimensions, mesures, attri-

buts) est un autre nom pour sefirot. Son condisciple géronais, R. Azriel, exprime la méme conception : « Tous les commandements sont la gloire * », a savoir : ils forment le plérome divin. Ou encore :

3. L’idée selon laquelle le Décalogue contient la totalité des commandements est bien sOr trés ancienne, puisqu’on la rencontre déja chez Philon d’Alexandrie, voir

son De Decalogo, § 19 et § 154 et son De Congressu § 120. Voir & ce sujet H.

Wolfson, Philo, 11, Cambridge, Mass., 1948, p. 200 sq.

4. Commentaire sur le Cantique des Cantiques, dans Kitvé Ramban, éd. Chavel,

t. IT, Jérusalem, 1973, p. 538.

5. Commentaire sur les Aggadot de R. Azriel, éd. Tishby, Jérusalem, 1945, p. 38.

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« L’ordre des commandements correspond & |’ordre des sefirot *. » Un cabaliste italien, R. Menahem Récanati, résumera correctement ces propos : « Les commandements sont une réalité une et ils dépendent du Char supérieur, chacun selon la fonction qu’il accomplit,

et chaque commandement en particulier dépend d’une certaine par-

tie du Char ’. » Le « Char supérieur » est le plérome divin des dix

sefirot, chaque commandement est attaché & I’une de ses parties. L'identification : sefirot = commandements revient exactement a

lidentification : Dieu manifesté = Loi. La pratique humaine de cette

Loi aura pour fonction de raviver cette identité, menacée par l’oubli

ou par les conduites contraires A ses normes. Le Bahir exprime ailleurs cette idée :

« A chaque fois qu'un homme étudie la Torah de fagon désinté-

ressée, la Torah d’en haut se réunit au Saint béni soit-il [...]. Cette

Torah [d’en haut] dont tu parles, quelle est-elle ? C’est une fiancée qui est ornée, couronnée et parée * de tous les commandements, elle est le trésor de la Torah et elle est la fiancée du Saint béni soit-il, ainsi qu'il est écrit : “La Torah que nous a prescrite Moise est un héritage pour l’assemblée de Jacob” (Deut. 33:4). Ne lis pas morachah (héritage) mais me’ourassah (fiancée). Et de quelle manitre ? Quand les Israélites s’adonnent a la Torah de facon désintéressée,

Formulation similaire de R. Ezra dans son propre Commentaire sur les Aggadot, dans Liqouté chikheha ou-féa, Ferrare, 1556, fol. 7b : « Tu dois savoir que tous les commandements sont la gloire de YHVH, béni soit-il, et sa volonté. » L’insistance porte sur le fait que la totalité des commandements, y compris les plus humbles d’entre eux, participe au plérome divin.

6. Perouch ‘esser sefirot, publié au début du Derekh Emounah de R. Méir ibn

Gabbay, Jérusalem, 1967, fol. 3d. 1. Sefer Ta’amé ha-Mitsvot (Livre des raisons des commandements), éd. Basle,

1581, fol. 3a. La suite porte : « S'il en est ainsi, le Saint béni soit-il n’est pas un domaine indépendant de la Torah et la Torah n’est pas en dehors de lui, il n’est pas une réalité extérieure a la Torah ; c’est pourquoi les sages de la cabale ont dit que le Saint béni soit-il est la Torah. » Autrement dit : Dieu est la Loi et chacun de ses commandements est une de ses dimensions. Voir infra p. 279. Voir aussi Zohar 11, 60a, 90b. 8. On devrait traduire moukhlelet par « renferme », mais voir la discussion philo-

logique sur le sens de ce verbe dans le Bahir par E. Wolfson, in « Female Imaging of the Torah : From Literary Metaphor to Religious Symbol », From Ancient Israel to Modern Judaism : Intellect in Quest of Understanding : Essays on Honor of Marbin

Fox, Atlanta, 1989, p. 285, note 48.

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DE R.ISAAC ET LE BAHIR elle est la fiancée du Saint béni soit-il et quand elle est la fiancée du Saint béni soit-il, elle est un héritage pour Israél » (ibid., § 196) °.

La puissance divine appelée « Torah d’en haut », qui est la dixitme et demiére sefira, Sagesse divine donnée par Dieu aux hommes (§ 65 passim), réintégre la plénitude divine quand les Juifs étudient gratuitement la Torah qui est son antitype terrestre. Cette réactivation de lunité du plérome est acquise par la pratique désintéressée de l'étude de la Loi, qui équivaut a l’accomplissement de Ia totalité des commandements qu’elle renferme. Cette restauration de l'unité du monde supérieur est représentée dans les termes du symbolisme conjugal, qui connaitra de trés amples développements chez les cabalistes castillans, dans le Zohar en particulier. Alors que la Torah supérieure est une figure féminine, le Saint béni soit-il (sans doute la sefira Tiferet) au centre du plérome, est son époux. L’idée d’un échange interminable entre Israél et son Dieu est le centre de gravité de ce passage : Dieu donne sa sainte Loi a Israél, qui la rend 4 Dieu, qui la donne « en héritage» a Isra#l, qui la restitue 4 Dieu, etc., dans un mouvement circu-

laire continu. Le caractére féminin de l'objet échangé ajoute encore un trait au tableau, qui nous permet de sentir une similitude entre le systéme de pensée du Bahir (et de la cabale aprés lui) et la structure fondamentale de la société humaine telle qu'elle a été décrite par l’anthropologie moderne a partir de I’ Essai sur le don de M. Mauss. Les écrits des cabalistes seraient-ils susceptibles de nous révéler que la divinité est éprouvée comme une composante structurelle de la société juive, qu'elle ne se situe pas dans un ailleurs par rapport a elle, mais qu'elle est une personne sociale avec laquelle une relation de réciprocité est sans cesse tissée ? L’action théurgique s’inscrit totalement dans ce dynamisme du don et du contre-don qui assure la persistance d’un échange indéfini entre Dieu et une société qui doit durer aussi longtemps que dure I’échange. De fagon récurrente, dans le Bahir comme

9. Un autre passage du Bahir fait état de la fonction théurgique de I’étude Torah, en termes cependant plus généraux : « Qui étudie la Torah dispense grace & son Créateur, comme il est écrit : “Il chevauche les cieux avec ton (Deut. 33:26), & savoir : lorsque vous étudiez la Torah pour elle-méme, alors M’aidez et Je chevauche les cieux » (§ 185).

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de la de la aide” vous

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dans l’ensemble de la littérature de la cabale, la dixiéme et demiére se-

fira, qui est l’aspect féminin du plérome divin, est l’objet principal des transactions entre Isra#i et son Dieu. C’est elle qui est principalement visée par les procédures théurgiques de restauration, d’amplification, de conservation et d’attraction que nous avons décrites ou qui le seront. Les commandements, comme le Bahir se plait a le répéter, sont

les essences spirituelles qui constituent l’aspect féminin de la plénitude

divine telle qu’elle peut étre accordée aux hommes en ce monde : « Le

Saint béni soit-il prit un millitme de sa lumiére de gloire et il construi-

sit a partir d’elle une pierre précieuse belle et ornée et il y intégra tous les commandements » (ibid., § 190). Ces derniers sont bien plus qu'un moyen d’accés a la vie divine. Ils sont les seules et uniques réalités par lesquelles la société juive et son Dieu existent l'un pour l'autre a travers un échange permanent. Les régles religieuses et législatives de la Torah ne visent pas, comme dans la philosophie de Maimonide, l’équilibre et la bonne santé du corps social ; constituant l'ensemble DieuIsraél en un grand corps unique et exclusif, elles instaurent un lien social qui déborde les individus et la collectivité historique, pour créer un type de société qui recéle a l’intérieur d’elle-méme et constamment disponibles, les moyens d’un échange avec ce qui la fonde, la dépasse, détermine son identité. Les cabalistes n’ont pas inventé de toute piéce les raisons théurgiques des commandements. Je ne fais pas allusion ici aux sources juives antérieures et aux emprunts au néoplatonisme

qu’ils ont pu utiliser. Je me référe a la structure sociale et aux pra-

tiques religieuses juives dont ils ont saisi l’organisation systémique et les fonctions fondamentales. La pérennité et le succés de la cabale dans l’histoire juive, du xir siécle 4 nos jours, en est un indice important.

La restauration de l’union des péles masculin et féminin du plérome opérée par I’étude de la Loi n’est pas le seul type d’action théurgique dont fait état le Bahir. Agir conformément a la volonté divine provoque une amplification des influx qui transitent par les canaux qui relient entre elles les sefirot. Cet accroissement du débit des épanchements suscite un remplissement surabondant de la structure supérieure qui la déborde et abreuve les Israélites : « Que sont les douze tribus (chevatim) d’Israél ? En réalité, il est

enseigné que le Saint béni soit-il poss¢de douze rameaux (chevatir).

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LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DE R.ISAAC ET LE BAHIR Et quels sont-ils ? Une parabole : un roi possédait une belle source

et tous ses fréres n’avaient pas d’autre eau que celle de cette source

et ils ne pouvaient supporter la soif. Que fit-il ? Il fit & cette source douze canaux qu’il dénomma selon les noms des fils de ses fréres. Il dit : Si les fils sont bons comme leurs péres, ils auront du mérite et je remplirai les canaux, leurs péres seront abreuvés et les fils boiront aprés eux. Si les fils ne méritent pas et qu’ils ne fassent pas de choses valables devant moi, alors les canaux seront arrétés. A cause de cela,

je donnerai de l'eau (aux péres], 4 condition qu’ils ne donnent rien a leurs fils, puisqu'ils ne font pas ma volonté » (ibid., § 113).

Bien que cette parabole se préte a plusieurs lectures, son sens général est assez clair. Les douze tribus d’Israé! sont les antitypes terrestres de douze canaux spirituels. Ceux-ci drainent vers les sefirot (les fréres du roi) les influx (l’eau) venus de leur source supérieure (peut-

étre la premiere sefira). Les sefirot doivent recevoir constamment ces influx (les fréres ne supportent pas la soif) et quand ils sont abreuvés par ces canaux, leurs fils (les Israélites) boivent aprés eux. Quand ces fils sont « bons comme leurs péres » — quand leurs actions sont conformes aux sefirot qui sont aussi les dix commandements — les deux phases de ce processus se succédent normalement. Mais s’ils déméritent, les canaux cessent d’étre remplis, et bien que les sefirot soient encore alimentées par un autre biais, les fils n’en bénéficient d’aucune fagon et cessent d’étre liés aux péres. Un autre passage du Bahir propose une parabole qui semble décrire la méme situation : « Une parabole : un roi avait des fils, et ces fils avaient des fils. Quand ces derniers font sa volonté, il pénétre parmi eux, il maintient le tout, rassasie le tout et il leur épanche du bien afin que les

péres et les fils soient comblés. Quand les fils ne font pas sa volonté, il comble les péres pour leurs seuls besoins » (ibid., § 129).

En d'autres termes : l’influx, parvenant alors aux « péres » qui représentent les composantes du plérome, ne suffit plus pour sustenter les « fils » — les Israélites. Les deux textes que nous venons

de citer, malgré quelques différences, dépeignent une unique structure et un méme processus dynamique. Néanmoins, le second ne mentionne ni la source ni les canaux. Si les Israélites agissent bien,

les influx surabondent dans la structure supérieure. Dans le cas contraire, ils diminuent et n’alimentent plus que les sefirot, leur

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BAHIR

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permettant seulement d’exister pour elles-mémes. M. Idel considére que ces textes formulent une version « douce » de la théurgie parce qu’ils ne « présupposent pas une diminution affectant principalement Dieu " ». S’il est vrai que le plérome divin continue détre abreuvé malgré le démérite des hommes et que, contrairement 4 d'autres écrits que nous étudierons, il n’est pas annihilé, il est non moins vrai que l’épanchement a minima qu’il regoit ne lui assure qu’un degré d’existence a minima. Ce maintien de la structure supérieure en état de survie végétative est garant de la péren-

nité du monde divin dans son essence, mais pas en tant que dynamisme vivant. Plusieurs cabalistes importants des siécles suivants, sans

se référer a ce texte du Bahir, développeront

une

conception semblable de I’action humaine, capable d’accroitre ou de diminuer le débit des influx au sein du plérome, mais pas au point de les faire cesser totalement, sous peine d’anéantissement

universe] ''. De méme, la notion de « canaux » (ésinourot) qui drafnent les flux ontiques au sein du plérome sera maintes fois reprise et réélaborée ". C’est dire l’importance de cet ouvrage inaugural

dont sont tributaires de multiples développements ultérieurs traitant de l’action théurgique. Le Bahir ne renferme les explications détaillées que de quelques commandements. Les cabalistes du Languedoc et de Catalogne se sont tr@s activement attelés a la tache de dresser un inventaire plus complet des fonctions psychologiques, symboliques et théurgiques

de l'ensemble des mitsvot. Bien que I’ceuvre qu’ils ont entamée n’ait

été achevée ou complétée que par leurs successeurs de Castille, ils ont entrepris une recherche spéculative — et développé un genre littéraire nouveau — qui fit date dans l’histoire du judaisme. Méme si l’ouvrage sur les raisons des commandements que R. Isaac |’ Aveugle est censé avoir écrit ne nous est pas parvenu, ses disciples géronais nous ont transmis un matériau important sur ce

sujet. L’un d’eux, R. Ezra, est l’auteur du premier texte systéma-

10. Kabbalah, New Perspectives, p. 162. 11. Voir par exemple R. Joseph Caro, infra, p. 384. 12. Voir infra, R. Joseph Gikatila, p. 576, et R. Motse Cordovéro, p. 411.

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LES COMMANDEMENTS

DANS

L'ECOLE

DE R.ISAAC ET LE BAHIR

tique consacré aux ta’amé ha-mitsvot (saveurs, raisons ou significa-

tions des commandements) ”. En quelques lignes, percutantes et d’une trés grande densité, ce cabaliste résume |l’essentiel de sa

conception des mitsvot :

« L’accomplissement d’un commandement est une lumiére de

vie, celui qui l’accomplit en bas réalise (meqayem) et affirme (ma’amid) sa puissance, ainsi qu’il est dit : “Le commandement est

une lampe et la Torah est lumiére” (Pro. 6:23). Il marche sur la voie

de la lumiére et ne s’en écarte pas, il demeure en son sein. Et quand l’4me se séparera du corps, cette lumiére sera comme une pompe

pour I’Ame [...] qui l’aspirera [...] "élévera et l’établira dans un lieu

célestiel et intime au sein de la Gloire du Saint béni soit-il » (dans

Kitvé Ramban, éd. Chavel, II, p. 528) “.

Cet énoncé compact se présente d'abord comme I’exégése d’un verset des Proverbes : le commandement est une « lampe », son accom-

plissement l’allume et le transforme en « lumiére de vie ». Cette lumiére est la réalité divine dont "homme est le producteur ici-bas. La « puissance » du commandement dont il est question, que I"homme « réalise et affirme » en accomplissant un rite matériel, est la réalité

spirituelle ou divine qui est activée ou actualisée, telle une lampe que lon allume et qui émet sa lumiére. La fagon précise dont cette activation est induite par la pratique religieuse n’est pas indiquée dans ce

13. Ce texte est inclus dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques dont

il est la pitce centrale. 14, R. Bahya ben Acher de Saragosse s'inspire de ce passage de R. Ezra dans un méme contexte : il s’agit d’expliquer une formule rabbinique selon laquelle un com-

mandement accompli est une récompense en soi : « Tous les commandements sont

gravés en haut [...], en conséquence, quiconque accomplit un commandement en bas

se rattache a sa racine d’en haut, 14 oi se situe la cachette de la Puissance [divine}. Quand il se séparera de la matiére, la lumigre du commandement qu’il a fait couvrira

son Ame et sera sa gloire, sa majesté, son lustre ; c'est elle son jardin d’Eden »

(Commentaire sur la Michnah Avot, 1:3, Kitvé Rabbenou Behayé, éd. Chavel, Jérusalem, 1987, p. 534). R. Menahem Récanati qui restitue également ce passage en

Propose une version quelque peu différente : « L’accomplissement d’un commandement est un chemin de vie, celui qui l’accomplit en bas réalise et affirme sa puissance en haut, il marche sur les voies de la lumiére et ne s’en écartera pas, c’est ainsi que,

quand son Ame se séparera de son corps, cette lumitre sera comme une pompe pour

l’4me, comme il est dit : “Sa justice subsiste & jamais” (Ps. 112:3), car cette dimension aspire » (Commentaire sur la Torah, Gentse, 23c, ancienne pagination, fol. 48c).

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EZRA DE GERONE

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passage, mais il est possible de la reconstituer 4 partir de différents

écrits du méme auteur, nous en avons examiné quelques-uns dans un

précédent chapitre. L’activation de la « puissance » pléromatique du commandement, ou si l'on préfére, !’actualisation de l’essence divine qui est présente dans le rite, provoque une amplification de l’épanchement issu de l’Originateur appelé « extinction de la Pensée », épanchement qui se répand dans le plérome des sefirot et renouvelle

leur existence, ou l’existence de la sefira particuliére liée au comman-

dement '*. Mais ce processus est passé sous silence ici par R. Ezra, qui choisit de décrire l’efficacité théurgique des commandements sans se référer explicitement a la structure des sefirot. Les observances reli-

gieuses agissent par elles-mémes comme les activateurs de la puis-

sance divine qui leur correspond, on peut méme dire qu’elles sont le divin en tant qu’il est vivant et réel pour l’homme “. La signification

théosophique de cette idée est secondaire ici. Ce qui importe, c’est

cette identité entre le rite concret et la réalité divine. Le commandement peut, s’il est « fait » ou « accompli », illuminer et raviver un élé-

ment du piérome divin. Faire une mitsvah revient donc a « produire » ici-bas un aspect du Dieu manifesté, 4 susciter apparition de 1a « lumitre de vie ». Les verbes que nous traduisons par « réaliser » et « affirmer » ne sont pas employés par hasard. Le premier permet, en hébreu, de dire aussi bien « accomplir » ou « pratiquer », que « faire Subsister », « maintenir dans l’étre », « faire exister » ; le second a un

sens trés voisin du premier. Tous deux, outre les sens abstraits préci-

tés, signifient concrétement « faire tenir debout », « faire lever ». Chaque composante du plérome divin ne prend consistance et ne

posséde d’existence actuelle que si elle est stimulée par !’accomplis-

sement d’une action particulitre qui est son homologue dans le monde sensible. Un cabaliste italien du xiv‘* siécle, R. Menahem

15. Voir a ce sujet I’étude détaillée de ce texte de R. Ezra de Gérone par Moché

Idel, « Dans la lumiére de la vie : réflexion sur l’eschatologie de la cabale » (en hébreu), dans Qedouchat ha-Hayim, éd. 1. Gafni et A. Ravitzki, Jérusalem, 1992,

page 56.

16, Dans la seconde partie de notre ouvrage (infra,p. 558) nous verrons que dans une formulation différente d'un énoncé quasiment identique, R. Ezra aiguise encore

plus la radicalité de ses propos.

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LES COMMANDEMENTS

DANS

L'ECOLE DE R.ISAAC

ET LE BAHIR

Récanati, faisant écho a cet énoncé de R. Ezra, auquel il restitue son arriére-plan théosophique, exprime la méme idée avec plus de clarté et plus d’audace théologique : « Qui accomplit (meqayyém) un commandement fait s’épancher une puissance sur ce méme commandement en haut, depuis l’extinction de la Pensée [la premiére sefira] ; en conséquence, c’est comme s’il accomplissait (qiyyém), si l’on peut dire, une partie méme du Saint béni soitil’. » En observant un rite ou une prescription de la Loi, l"homme attire un influx de la source premiére du plérome (I’extinction de la Pensée) qui nourrit d’étre l’archétype spiritue! de ce commandement (« le commandement d’en haut »), lequel n’est autre qu’une composante de la plénitude divine ; ce faisant, il « accomplit » ou « donne existence » a la partie de la divinité qui lui correspond. « Accomplir » un commandement c’est « accomplir » Dieu. Les clauses restrictives dans l’€noncé de Récanati viennent rappeler que l’audace apparente de ses affirmations n’est que le corrélat de la transcription, avec les mots de la théologie rabbinique, d’une conception métaphysique d'un autre ordre et d’une autre complexité. Mais cette transcription d’une terminologie savante dans un vocabulaire plus traditionnel et plus populaire n’est pas gratuite. Elle vise 4 provoquer un choc chez le lecteur et 4 lui faire violence afin que se révélent a lui de fagon foudroyante la profondeur et la force de la doctrine théurgique de la cabale. Au risque de heurter ses convictions et de le scandaliser. La seconde partie du texte de R. Ezra traite de la conséquence pour I’homme et pour son Ame de I’accomplissement des commandements. En ce monde, |’homme qui les observe est baigné par la lumiére divine béatifique qui émane d’eux, et aprés sa mort, cette lumiére qu’il avait lui-méme allumée aspire son Ame vers sa racine,

la Gloire de Dieu, qui est une désignation du plérome, ou d’une de

ses composantes (la sefira Tiferet). La rupture du lien qui attache l’Ame a un corps matériel permet aussit6t au commandement de lumiére de ramener I"homme qui I’a accompli & la source de cette lu-

17. Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, éd. Lieberman, Londres, 1962, fol. 13c.

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EZRA DE GERONE

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mitre, comme une inspiration raméne un souffle expiré ". La récompense d’une mitsvah est donc substantiellement liée a son accomplissement, elle en découle mécaniquement, en ce monde et dans l'autre, et n’est qu’un effet de l’influence théurgique qu'elle

exerce.

Pour R. Ezra, les homologies et correspondances entre commandements et composantes du plérome s’étendent aussi a l"homme.

Celui-ci n’est pas un opérateur agissant de l’extérieur sur le monde

divin : ce monde est a I’intérieur de I"homme. Cette conception rejoint celle de Plotin, pour lequel notre 4me « récapitule en elleméme tous les degrés de la procession " ». Elle rejoint davantage encore une conception hermétique que nous examinerons plus loin. L’homme est porteur des réalités divines, l’action qu'il exerce sur

lui-méme s’exerce simultanément sur la structure de son étre, et

donc sur le plérome divin :

« L’homme est constitué (kaloul) de toutes les réalités spirituelles ; lorsqu’il suit une bonne voie, la dimension du bien appelée “bon ange” est émanée sur lui ; lorsqu’il suit une mauvaise voie, c’est la dimension du mal appelée “ange de la mort” qui est émanée

sur lui. Dresse l’oreille et que tes pensées soient attentives a ce propos, car il s’agit d’un grand principe et d’un picu auquel tout est suspendu » (Kitvé Ramban, éd. Chavel, II, p. 528-529) *.

18 M. Idel a pergu également la présence de cette métaphore dans le texte de R. Ezra et il a étudié ses antécédents qu'il a trouvés dans des écrits anciens, dont les Homélies clémentines, voit « Dans la lumiére de la vie » (article cité), cinquitme partie. Aux références cabalistiques qu'il propose, on peut ajouter un écrit attribué & R. Motse

de Léon, le Seder Gan Eden, que nous examinerons plus loin, infra, p. 198. Le mot mi-

cheav ou macheav, que nous traduisons par « pompe », désigne, selon M. Idel, un « ai-

mant ». Dans son article précité, il rapporte d’autres sources juives qui utilisent explicitement le sch¢me de I’aimant pour qualifier |’aspiration qu’exerce la divinité sur

lame de I’homme qui s’unit a elle. Comme il s’agit d'un usage peu ordinaire, nous pré(€zons par prudence traduire ce terme suivant le lexique habituel.

19. Nous empruntons cette formule a J. Trouillard qui résume Ennéades, lil, 4, 3, 21-

27, dans La Mystagogie de Proclos, Les Belles Lettres, Paris, 1982, p. 29. Cet auteur

ajoute; « Et ceux-ci ne sont pas en elle des étapes passagéres, mais des degrés perma-

nents qui contribuent & former sa structure, méme quand ils sont inconscients.» 20. Une autre version de ce passage se trouve dans le Commentaire sur les Aggadot de R. Ezra, in Liqouté chikheha ou-féa, Ferrare, 1556, fol. 18a.

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LES COMMANDEMENTS

DANS

L'ECOLE

DE R. ISAAC

ET LE BAHIR

Par sa constitution, l’homme est porteur des dix sefirot (« toutes

les réalités spirituelles ») qui sont présentes en lui. Il est ainsi un équivalent microcosmique du macrocosme divin. La présence en son étre de ces dix puissances divines, qui sont aussi les dix commandements du Décalogue ”, établit une relation nécessaire entre elles et sa conduite, puisque celle-ci est conforme A la réalité humaine profonde qui la détermine. Comme le dit ailleurs R. Ezra: « Il te faut savoir ceci : de méme qu'll choses, ainsi est l'homme, c’est pourquoi l'homme pour attirer et faire €maner [un tinction de la Pensée, en fonction de son

sa connaissance 7. »

[Dieu] est constitué de dix grande est la puissance de épanchement]} depuis I’exintention (kavanah) et de

Si son action extérieure est bonne et bien intentionnée, elle est conforme & la sefira Hessed ou « dimension du bien », appelée « bon

ange » d’aprés une expression de Ia littérature rabbinique ”. Cette dimension divine est alors « émanée sur lui », attirée par la réalité spiri-

tuelle correspondante contenue en Il’homme qui vient d’étre rendue

21. Voir encore R. Ezra, commentaire sur le péché du premier homme, texte publié par G. Scholem, dans Elements of the Kabbalah and its Symbolism (en hébreu),

Institut Bialik, Jérusalem, 1980, p. 195: « Tu sais déja que l'homme est constitué de

toutes les “choses” et que son Ame est liée a !’Ame d’en haut [...], c’est pourquoi l’&me du prophete est unie A l’Ame d’en haut de facon totale, et dans son intellect il accomplit la Torah car [les commandements] sont inclus en lui. » Cette assertion re-

lative 4 la constitution de l’homme revient plusieurs fois dans les écrits de R. Ezra ; voir son Commentaire sur le Cant. des Cant., dans Kitvé Ramban, éd. Chavel, II, p. 510: « L’Esprit saint s’établit sur lui [Adam] car il est constitué, couronné, omé, des dix sefirot. » Pour d’autres références, voir M. Idel, Kabbalah, New Perspectives, p. 331, note 45 et suivantes. 22. Commentaire sur les Aggadot, éd. Ferrare, 1556, fol. 18a. L’expression « extinction de la Pensée » ou « Néant de la Pensée » (afissat ha-mahachavah), nous avons vu, désigne le plus haut degré du plérome, la premiére sefira, qui est la source

des émanations. Il me semble que les mots kavanah et yedi’ah (intention et connaissance) ne se référent pas nécessairement ici a un systéme de méditations théosophiques, mais simplement a fa valeur de ‘intention et de la conscience de l'homme au moment od il accomplit un rite. Un maftre ancien affirmait dé&a dans le Talmud :

« Rech Lakich dit : Les commandements requitrent une kavanah » (Pessahim 114d), & savoir la conscience de leur accomplissement.

23. Sur le « bon ange » dans la littérature juive ancienne, voir E. Urbach, The Sages, their concepts and beliefs (en hébreu), Magnes Press, Jérusalem, 1986, p. 142-143.

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EZRA DE GERONE

121

effective. Inversement, si son action extérieure est mauvaise et mal

intentionnée, elle est conforme a la sefira Guevourah identifiée a la « dimension du mal » dans le Bahir (§ 162), qui la dénomme également Satan (I’« ange de la mort »). Cette sefira est alors « émanée

sur lui », attirée par la puissance qui au sein de l'homme lui corres-

pond et que sa conduite vient d’activer. La conception relative a la constitution de l’homme comprenant les dix sefirot, que R. Ezra expose trés briévement et qui sera maintes fois développée par la suite *, rappelle irrésistiblement une conception déployée dans le Traité XIII du Corpus Hermétique, oi il est dit que l’homme qui a été gratifié par la miséricorde divine de la connaissance de soiméme, « comme étant constitué par les [dix] Puissances divines » se « réjouit dans son coeur * ». Ces dix Puissances de Dieu sont aussi dix qualités morales qui purifient l’homme et le régénérent, faisant de lui un étre spirituel *. Cette Décade est identifiée a l’Unité en des termes similaires 4 ceux qu’emploient souvent les cabalistes ”. Dans un trés bel hymne, ces dix Puissances sont invoquées pour qu’elles exaltent |’Un dont elles procédent et auxquelles elles s’identifient. Une fonction liturgique leur est ainsi attribuée : « Puissances

qui sont en moi, chantez I'Un et le Tout [...]. Voila ce que crient les

Puissances qui sont en moi : elles chantent le Tout, elles accomplissent ton vouloir. Ta volonté vient de Toi et retourne a Toi, le Tout 7. » Dans le texte de R. Ezra et plus clairement encore dans

2A. Voir par exemple infra, p. 191, un texte de R. Molse de Léon et p. 256, un texte de R. Chem Tov ben Chem Tov. 25. Hermes Trismégiste, traités X11] & XVIII, ¢. II, éd. par A. D. Nock et trad. par A. J. Festugitre, Les Belles Lettres, 1973, § 10, p. 205. 26. Ibidem, p. 204. 21. Ibidem, p. 206, $ 12 : « L’Unité contient la Décade et la Décade, I’Unité. » Pour les cabalistes, la décade des sefirot est une parfaite unité ; voir par. ex. R. Azriel de Gérone, Perouch ‘Esser Sefirot, dans Ibn Gabbay, Derekh Emounah, Jérusalem, 1967, fol. 2d. Cette conception fondamentale de la cabale et ses antécédents rabbi-

niques et pré-rabbiniques ont été étudiés par M. Idel dans Kabbalah, New Perspectives, p. 112-122, qui se refere & plusieurs textes gnostiques pouvant refléter d’anciennes croyances juives ; toutefois, assez curieusement, celui-ci ne mentionne pas le traité hermétique, qu’il cite pourtant ailleurs dans un autre contexte. 28. Hermes Trismégiste, traités X11] & XVIIL, t. Il, éd. par A. D. Nock et trad. par A. J. Festugiére, Les Belles Lettres, 1973, p. 208, § 18

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122

LES COMMANDEMENTS

DANS

L’ECOLE

DE R.ISAAC ET LE BAHIR

des écrits de cabalistes ultérieurs, les dix sefirot qui constituent

lhomme interagissent avec les dix sefirot constituant le plérome divin. Dans le texte hermétique, ce sont les dix Puissances présentes en I"homme qui sont appelées a bénir !’'Un ou le Tout qui contient également les dix Puissances. Cette similitude structurelle entre la conception du cabaliste et celle du traité hermétique est d’autant plus frappante que chaque Puissance de la Décade est une vertu singuliére (connaissance, joie, continence, endurance, justice, bonté, vérité, bien, vie, lumiére), vertus qui correspondent partiellement

aux dix « choses » ou « paroles » (devarim = logot) par lesquelles le monde a été créé selon Rav, un rabbin du 11 siécle, dont les propos sont rapportés dans le Talmud, traité Haguiga 12a (sagesse, intelligence, connaissance, force, remontrance, endurance, justice, droit,

bonté, compassion). De plus, le texte hermétique fait allusion au caractére anthropomorphe des dix Puissances, qui ont pour fonction, en descendant en I’homme, de le purifier pour « l’ajointement des membres (sunarthrosin) du Verbe ” », c’est-a-dire de homme nouveau qui est le Logos divin en nous. Ces traits caractérisent aussi bien les dix sefirot qui, nous l’avons vu, possédent une structure anthropomorphe. II est assez vraisemblable qu’il existe un lien historique entre la tradition juive et l’°enseignement attribué 4 Hermés, ce lien a d’ailleurs été suspecté depuis longtemps pour le traité en question *. Des deux textes de R. Ezra que nous venons d’étudier, le premier traite de théurgie conservatrice, le second de théurgie attractrice. L’ac-

complissement des commandements maintient dans |’étre le plérome

divin et il attire un influx favorable en l'homme qui marche sur la bonne voie. Cet influx ne s’€panche pas seulement en l"homme qui

lattire, mais il afflue d’abord sur le plérome divin lui-méme :

« L’épanchement (7), [l'étude de] la Torah et le commandement ont pour but de bénir, de sanctifier, d’unifier et d’ouvrir pour elles 29. Ibidem, p. 204, § 8. 30. En particulier pour le § 17, ibidem, p. 207 ; voir p. 217, note 77, la mention des réminiscences bibliques de ce passage. M. Ide! dans Kabbalah, New Perspectives, p. 160, a tenté récemment d’établir un lien entre les Puissances hermétiques et la notion rabbinique de Guevourah (Puissance), qui est une désignation de Dieu.

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EZRA DE GERONE

123

[pour les sefirot] la Fontaine et d’attirer a elles la Source de Vie [...]

a laquelle toutes puisent la vie". »

L’ensemble des pratiques prescrites par la religion juive a une fi-

nalité théurgique consistant a faire descendre !’influx divin de la

source supérieure vers l'ensemble des éléments du plérome pour les inonder d’un flux de vie ontique qui les maintient dans l’étre et assure leur union et leur cohésion. Cette attraction de l’influx vivifiant est présentée ailleurs comme une amplification de la puissance du plérome. R. Ezra considére le premier énoncé du Décalogue comme un commandement a part entire dont le sens ne devient

pleinement explicite qu’é travers un autre commandement, celui par lequel l’engendrement est prescrit : « Dans le principe du commandement positif : “Je suis [YHVH

ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Egypte” (Exode 20:2)] est en allusion Vinjonction positive de fructifier et de croitre, ainsi que disent nos maitres, que leur mémoire soit une bénédiction, dans [le traité]

Yébamot [fol. 63b] : “Qui ne s’occupe pas de fructifier et de croftre, c’est comme s’il versait le sang et il efface la ressemblance. Rabbi Akiba dit : C’est comme s'il diminuait la ressemblance” : la Tiferet et la ’Atarah *. »

Bien que ce texte soit rédigé sous forme négative, il est facile d’en

déduire que, si "homme engendre et que, ce faisant, il reproduit la

forme humaine créée selon la ressemblance divine (Gen. 1:26-27), il amplifie du coup le plérome divin, auquel le mot « ressemblance » (demout) se référe. Et précisément, en engendrant un fils, il accroit la sefira Tiferet, la puissance masculine du cosmos divin ; en engendrant une fille, il accroft la sefira ’Atarah (la Malkhout) qui est la puissance féminine de ce cosmos divin. Encore une fois, le passage de la notion de ressemblance a celle d’identité assure & I’action humaine son efficacité théurgique. Le fait que R. Ezra associe la procréation a la 31. Epttre de R. Ezra publi¢e par G. Scholem dans Te’oudah hadachah le-toldot

réchit ha-qabalah, in Sefer Bialik, Tel Aviv, 1934, p. 160-161. Voir les notes de G.

Scholem sur place, qui identifie la « Source de Vie » A la sefira Hokhmah

Sagesse).

(la

32. Commentaire sur les raisons des commandements, dans Kitvé Ramban, é4.

Chavel, Ll, p. 523.

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LES COMMANDEMENTS

DANS

L’ECOLE

DE R.ISAAC ET LE BAHIR

premiére des Dix Paroles prononcées lors de la Révélation au Sinai, Parole par laquelle Dieu se manifeste a Isra#l et profére son identité, place le commandement d’engendrer au premier rang. L’engendrement humain suscite l’Eépanouissement du Dieu manifesté et a I’inverse, l’abstention de l’engendrement restreint et amenuise le plérome divin a ses deux pdles, le pole masculin et le péle féminin. A I’action amplificatrice, se substitue une action restrictive agissant en sens contraire. Un acte aussi ordinaire que la procréation, introduit dans le domaine du culte et des commandements, devient un élément essen-

tiel dans le réseau des échanges entre les Israélites et la divinité. La survie de la société que la reproduction assure, en permettant a une

collectivité comme totalité définie d’échapper a la mort, assure simul-

tanément la pérennité de l’existence divine, menacée par un rétrécis-

sement ou une résorption de son étre toujours tendu vers la Cause

infinie et ineffable dont il a été primitivement arraché *. En tant que

premier commandement dans I’ordre chronologique, la procréation est associée naturellement a la premiére Parole du Décalogue, par la-

quelle Dieu décline son identité et son réle rédempteur dans l’histoire de la société juive. Quand l’homme procrée, c’est celui qui a dit « Je suis YHVH ton Dieu » qui se reproduit et échappe au retour dans son Néant originel. Dieu est & la fois le premier anneau de la « chaine de la ressemblance » et la substance invisible constituant la chaine dans sa totalité. Il est donc tous les anneaux en méme temps, et, si l’un

d’eux vient 4 manquer par suite d'un refus de procréer, c’est la divinité qui en patit fondamentalement. Un commentateur qui écrit a la fin du xu siécle, R. Bahya ben Acher de Saragosse, a recueilli des enseignements provenant de la ca-

bale provencale et géronaise. Les explications qu'il nous transmet au sujet de l’efficience des pratiques religieuses pourraient dériver, selon M. Idel, de R. Acher ben David, le neveu de R. Isaac l’Aveugle *. La

forme d’action théurgique qu’il décrit suppose que les sefirot sont les réceptacles d’un flux d’épanchements venant de Dieu et variant en fonction du comportement des Israélites. Les sefirot, appelées ici

33. Sur ce théme, se référer au chapitre précédent, p. 103 ss. 34. Dans Kabbalah, New Perspectives, p. 358, note 56.

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BAHYA BEN ACHER

125

middot (attributs, dimensions), sont donc moins la manifestation essentielle d’un Originateur caché que les instruments de cette manifestation, ou plutét de cette « puissance » divine dont l’intensité varie mécaniquement suivant les ceuvres des hommes : « “Et maintenant, que grandisse la puissance” (Nom. 14:17) : que soit €panchée et attirée la puissance intérieure au sein des middot et qu’elle ne se retire pas vers les hauteurs lointaines. Explication : lorsque les Israélites accomplissent la Torah et les commandements, le Nom, béni soit-il, “chevauche les cieux”, “II chevauche les cieux

par ton aide” (Deut. 33:26) *. A savoir : par l'aide d'Israél, Il épaache de la puissance dans ses middot, et en cela, ils ajoutent de la force dans la Puissance d’en haut * [...] et quand ils n’accomplissent pas la Torah et les commandements, I! s’éloigne de ses middot

[...]. Soit l'on fait s’*épancher Sa puissance dans les middot, soit l'on affaiblit la Puissance d’en haut [...]. Et nos maitres, de mémoire bénie, les sages de vérité, ont appelé I’attraction et l’épanchement du nom d’ “aide” ”. »

La pratique religieuse dans son ensemble est présentée comme une lutte contre l’ofiositas ou retrait de Dieu. Celui-ci est plus ou moins présent dans le plérome de ses attributs par lesquels il agit dans le monde et en lesquels il épanche la « puissance intérieure », c’est-a-dire son €tre, en proportion de l’observance de la Loi et de ses régles. Aider ou renforcer Dieu, selon Il’ancienne formule rabbinique, revient

a attirer sa puissance, appelée ailleurs « Esprit saint * », dans ses dimensions ou middot, qui désignent précisément les sept sefirot inféTieures, celles qui assurent la direction du monde ”. Cette efficacité théurgique attribuée globalement aux mitsvot est particulitrement conférée, par la méme

source, & I’acte d’engendrement en tant

35. Réminiscence du Bahir, § 185.

3%. Réminiscence de la sentence rabbinique (Lam. Rabba 1:33) que nous avons

Gitée supra, p. 53. 37. Beour ‘al ha-Torah, éd. Chavel, t. Il, Mossad ha-Rav Kook, Jérusalem, 1977, commentaire sur Nom. 14:17, p. 89.

38. Voir le commentaire de cet auteur sur Exode 20, ibidem, t. Il, p. 183. 39, Les middot désignent les sefirot situées sous la sefira Binah, donc les sept sefirot inférieures (Hessed, Guevourah, Tiferet, Netsah, Hod, Yessod, Malkhout), voir

ibidem, t. II, p. 403.

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LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DE R.ISAAC ET LE BAHIR

qu’observance religieuse dont l’efficience est comparée a celle des

sacrifices : « Le but [de la relation conjugale] doit viser uniquement

son Nom ; I’on se concentrera, en engendrant, sur l’intention de rece-

voir l’&me intellectuelle et l’épanchement de l’Esprit saint, a l’instar des sacrifices corporels dont l’intention visait 4 établir la Chekhina et a attirer Esprit saint ©. » Pratiquée comme I’un des commandements de la Torah et non comme un acte profane visant « le peuplement du monde “ », la relation sexuelle recéle une vertu théurgique activée par la conscience de ceux qui s’y livrent et qui est du méme ordre que celle que possédent les sacrifices. Le caractére matériel de ces derniers, qui évoque la nature corporelle de l’acte de chair, ne génait en rien leur efficience théurgique parce qu’ils étaient consciemment accomplis comme une ceuvre religieuse trés éminente. Ils doivent donc servir de modéle pour Ia relation sexuelle qui entrera ainsi dans le méme domaine du sacré. Grace 4 quoi, en méme temps qu’elle permet 4 une 4me sainte de venir au monde, elle attire la puissance divine ou

lEsprit saint dans les middot de Dieu et le fait s’épancher ici-bas. Cette mention des sacrifices auxquels est attribué un réle de modéle pour la pratique religieuse, nous améne naturellement a traiter de ce sujet exemplaire. Parmi les commandements dont Ia fonction théurgique est la restauration d’une plénitude amoindrie et le rétablissement d'un lien d’harmonie entre le divin et le monde, il faut faire une place a part

aux sacrifices. A mi-chemin entre le culte, la liturgie et les comman-

dements — mais ces distinctions n’ont qu’un intérét trés secondaire

pour les cabalistes — le sacrifice est un sujet d’étude complexe et ramifié qui mériterait un ouvrage & lui seul. Bien que la pratique sacrificielle n’eAt plus court depuis longtemps, les premiers cabalistes lui ont consacré des élaborations importantes, comme si elle avait persisté sous une autre forme. Cet attachement au culte obsoléte prati-

qué dans un Temple ruiné et lointain est une composante essentielle

40. Ibidem, t. 1, commentaire sur Genése 1:28. Pour une autre assimilation de

l’acte sexuel aux sacrifices, voir notre ouvrage, Lettre sur la sainteté, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 151. 41. Ibidem. Telle est intention des « méchants » selon notre auteur.

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BAHIR

127

qui structure la pensée rabbinique de la Michnah, des Talmud, des

grands ouvrages d’exégése midrachique et elle occupe une grande

place dans les textes des priéres obligatoires. Face aux efforts de la philosophie juive médiévale, et en particulier de Maimonide, pour relativiser l’importance de cette référence cultuelle, les cabalistes ont réaffirmé sa centralité en déplagant sur la liturgie juive quotidienne ou festive les fonctions théurgiques remplies par les sacrifices et l’ensemble des activités sacerdotales. Le livre Bahir est le plus ancien document de la cabale qui atteste cette fonction théurgique des sacrifices. Le point de départ de son exposé, comme c’est souvent le cas, est une exégése étymologique du mot hébreu qui signifie offrande, sacrifice. Le radical de ce terme tant le verbe signifiant approcher, ou rapprocher, l’action du sacrifice consiste d’abord a rétablir l’unité des puissances ou des formes saintes composant la « plénitude » archangélique (§ 5) “, ce qui permet ensuite la descente de l’Esprit divin avec lequel elles constituent une unité : « Pourquoi appelle-t-on le sacrifice “qorban” ? Parce qu’il rap-

proche les formes, les saintes puissances, comme il est écrit : “Rapproche-les (garav) l'un de Il’autre pour en faire un seul bois et qu’ils soient un dans ta main” (Ezéchiel 37:17). Et il est dit [maintes fots au sujet des sacrifices] : “Une odeur agréable” (/é-réah nihoah). Or il n’est d’odeur que dans le nez et il n’est d’aspiration qui est ol-

faction que par le nez. « Apaisante » (réah) implique l’idée de descente, car il est écrit : “Il est descendu” (Lévitique 9:22) et le

Targoum traduit ou-nehat (qui signifie descendre). L’esprit descend

et s'unit & ces formes saintes, s’approchant [d’elles] par le sacrifice. Cest cela un gorban (“rapprochement”) » (§ 109).

Les formes physiques des animaux offerts sur l’autel sont les antitypes terrestres des « formes saintes » constituant le plérome archangélique constitué de 72 Princes, qui sont identifiés également

42. Sur la notion de « forme » dans le Bahir et sur tes sources de cette expression, voit M. Idel, « Le probléme des sources du livre Bahir » (en hébreu), dans Jerusalem

Studies in Jewish Thought, Proceedings of Jewish Mysticism in Medieval Europe, vol.

VI (3-4), Jérusalem, 1987, p. 63-66. M. Idel montre que ce terme se trouve déja dans la littérature juive ancienne (Qoumran) en relation avec les anges.

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LES COMMANDEMENTS

DANS

L’ECOLE

DE R. ISAAC ET LE BAHIR

aux 72 noms de Dieu (§ 107). Ces archanges sont rassemblés par groupes de 24 autour de trois chefs célestes : Gabriel, Michaél, Ouriel, qui dépendent respectivement des sefirot Guevourah (la Gauche divine), Hessed (la Droite divine), Tiferet (le Centre des dix sefirot). La fonction du sacrifice est de rapprocher les puissances angéliques les unes des autres pour rétablir l’unité du monde supérieur, menacé d’explosion par la surabondance et l’exubérance propre a cet univers. Quand cette unité est rétablie, l'autre fonction du sacrifice est de provoquer la descente de I’esprit divin sur ces formes du plérome archangélique, pour qu’il s’unisse a elles de sorte que I’unité d’en haut (monde divin des sefirot et monde des anges et des Noms) soit totale. Le sacrifice (qorban) rapproche les formes

angéliques menacées par leur propension a la multiplicité, et l'odeur apaisante qui s’en dégage (réah nihoah) provoque une inspiration divine par laquelle son souffle (ou son esprit) descend et se joint a elles. Le sacrifice a donc la vocation de réunir la multiplicité des anges, qui est en méme temps Ia multiplicité des noms divins, en un nombre constant, en une structure continue et fixe. Les noms divins — qui sont aussi les archanges - ont en effet la propriété de se multiplier en se décomposant indéfiniment. Le chiffre de 72 est ainsi obtenu par une telle décomposition et combinaison des lettres du Nom sacré, le Tétragramme (§ 107). Chacun des 72 noms-archanges pourrait donc se décomposer a son tour en 72 noms-archanges et ainsi de suite sans fin. C’est cette prolifération mécanique, mathématique des noms et des anges, qui est interrompue par le sacrifice : « “Ses légions [d’anges] ont-elles un nombre ?” (Job 25:3) Si tel

est le cas, il y en a 72 et encore 72. Non, car 4 ’heure od les Israétites

offrent un sacrifice devant leur Pere qui est au ciel, elles s’unissent ensemble et c’est cela I’'Unité (yihoud) de notre Dieu (Elohénou) » (§ 108).

La derniére proposition peut étre lue ainsi : « c’est cela l’unifica-

tion de nos dieux », car Elohénou est pris, semble-t-il, pour un pluriel (ce qu'il était originellement d’un point de vue strictement grammatical). Ces dieux ou élohim, ce sont les 72 archanges dont il

est question, qui sont les 72 noms de « notre Pére qui est au ciel ». Le sacrifice a donc pour fonction de maintenir l’unité du monde supé-

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BAHIR

129

neur, de lui conserver une structure délimitée et de sauvegarder ses mesures. Sa fonction est sans doute assurée aprés la destruction du Temple, selon ce passage du Bahir, par la récitation rituelle de !’at-

testation de l’unité divine, le Yihoud: « Ecoute Israél, YHVH notre Dieu, YHVH

est un » (Deut. 6:4).

Ce passage du Bahir exerca une influence considérable sur les

premiers cabalistes. L’un de leurs maftres languedociens, Isaac

PAveugle, en mentionne quelques mots dans sa propre explication

des sacrifices qui est elle-méme le point de départ de presque tous

les développements postérieurs de la cabale sur les rites sacrificiels et leurs fonctions théurgiques. Une série de présupposés, exprimés implicitement et dispersés dans l’ensemble de l’exposé de ce cabaliste, doivent

étre rassemblés préalablement

pour faciliter une

bonne intelligence de ses conceptions. L’idée principale, me semblet-il, est que tout ce qui est participe d’une unité invisible et fondamentale, qui doit cependant étre réactivée sans cesse. Cette unité cachée ot tout coincide, aussi bien les choses inanimées que le régne végétal, animal, humain, le monde des anges et des noms, le

plérome divin proprement dit, est rigoureusement structurée, non

seulement selon un ordre hiérarchique déterminé, mais selon un

ordre des ressemblances et des affinités, qu’une terminologie symbolique précise est capable de qualifier et de décrire. Pour expliquer la signification et la fonction des sacrifices, il est possible de partir indifféremment du sacrifiant, du prétre, des offrandes (animaux, graisse, sang, etc.), des instruments matériels de l’oblation (autel, feu, fumée, etc.), des degrés du plérome divin auxquels le sacrifice

est adressé, enfin de l’origine ineffable de tout ce qui est, au sommet de ce cosmos, d’oi tout procéde et vers lequel tout retournera. Le sacrifice permet essentiellement un retour momentané de tout ce qui touche 4 l’offrande (aussi bien 1’4me du sacrifiant que celle du

prétre sacrificateur, l’objet vivant de l’oblation, le feu et la fumée, les divers degrés du plérome divin concernés) vers cette source ori-

ginelle, en vue non pas d’un engloutissement, mais d’un renouvelle-

ment. L’acte sacrificiel vise donc sinon la régénération de tout ce qui est, du moins la régénération de tout ce qui concourt, a divers

titres, 4 l’opération du sacrifice. Celle-ci est présentée comme susci-

tant la montée progressive vers la source régénératrice infinie de

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130

LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DE R.ISAAC ET LE BAHIR

tout ce qui est lié 4 l’offrande, puis comme une descente du flux régénérateur, traversant et nourrissant la totalité de ce cosmos stratifié, jusqu’au monde d’ici-bas et jusqu’aux individus qui sont les protagonistes directs du rite oblatif. L’action théurgique a, dans le détail, plusieurs visées paralléles : restauratrice, elle rétablit ou ravive l’unité du plérome divin et du monde des anges ; conservatrice,

elle assure le maintien dans son étre de tout ce qui est ; amplificatrice, elle accroit la présence de l’Esprit saint dans les degrés inférieurs du plérome

; attractrice, elle draine et attire des forces

vivifiantes depuis ces degrés spirituels jusque dans les habitants de ce bas monde, nations, groupes, individus, étres vivants, végétaux et objets inanimés. L’opération du sacrifice, en anticipant sur le retour futur et universel de toutes choses dans leur source unique primordiale, actualise leur identité essentielle. R. Azriel de Gérone ex-

prime cette idée avec bonheur, quand il dépeint le devenir de l’offrant et de l’offrande a travers l’opération du sacrifice : « [Le prétre] unissait le sacrifice et le sacrifiant dans une meme

pensée, en faisant retourner ce qui est séparé a sa racine et le ra-

meau & sa branche, pour montrer que l’acheteur et '[animal] acheté

n’ont tous deux qu’une racine unique, a laquelle ils retourneront a la fin. S’ils sont séparés et différents par leur ressemblance respec-

tive, ils sont issus d’un principe unique et ils retourneront a un principe unique. Le sacrificateur savait comment orienter sa pensée pour rapprocher chaque tranche de chair, chaque sorte de graisse et de sang de la racine de son lieu d'origine [...]. La fonction du sacrifice était de rapprocher et d’unir les ressemblances séparées en une méme ressemblance et en une méme origine “. »

Pour un temps, toutes les classes d’étres tissent entre elles une relation de continuité palpable, ce qui rend possible une série d’échanges

entre elles. Leurs différences morphologiques sont effacées et les parois ontologiques qui les séparent normalement sont abolies : leur ré-

43. Cité par R. Isaac d’Acre dans son Sefer Méirat ‘Enayim, éd. A. Goldreich, Sefer

Me’irat Einayim by R. Isaac of Acre, a critical Edition, Université Hébraique, Jérusalem,

1981, p. 144 ; Sefer Méirat ‘Enayim, éd. H. Erlanger, Jérusalem, 1975, p. 186. L’ensemble

du texte de R. Azriel a été traduit par G. Vajda, dans Le Commentaire d’Ezra de

Gérone sur le Cantique des Cantiques, Aubier-Montaigne, Paris, 1969, p. 401. Nous proposons une autre traduction, en tenant compte de celle de cet auteur.

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AZRIEL - EZRA DE GERONE

131

sistance aux relations d’échange réciproque est vaincue. Mais rien d'extérieur aux protagonistes de cet échange cosmique n’est échangé ; Cest '€tre méme des participants qui est objet d’échange et une chaine de substitutions identificatoires est mise en place : le prétre se substitue a l’offrant, la victime se substitue au prétre, la fumée se substitue a lavictime, le feu a la fumeée, le souffle-esprit au feu, l’odeur au souffle, lapaisement a |’odeur, l’agrément a l’apaisement. Comme le dit un cabaliste géronais, « le but du sacrifice est d’élever le désir d’ici-bas pour le rapprocher et lunir au désir d’en haut, et de rapprocher le désir d’en haut pour l’unir au désir d’ici-bas, afin que le désir d’en haut et celui d’ici-bas soient un méme désir “. » Le mot ratson traduit ici par « désir » signifie aussi bien la volonté, le consentement, l’agrément. Il

désigne l’orientation dynamique de !étre intime des participants, leur « émotion » essentielle. Cette identification du désir de l’offrant au désir de Celui auquel s’adresse |’offrande est obtenue par un processus double qui concerne parallélement I’Ame du sacrifiant et le sacrifice. Un exposé du cabaliste géronais anonyme qui est l’auteur d'un opuscule intitulé Le Secret des sacrifices, et qui pourrait étre R. Ezra ou R. Azriel, développe le premier aspect de ce processus par lequel

lame de l’offrant réintégre provisoirement son origine dans le plé-

Tome divin pour en revenir €purée. Cette réintégration s’opére graduellement a travers une série de substitutions et d’identifications : « Lorsque le prétre offre le sacrifice, il projette (madviq) son me

sur l’autel et son Ame s’éléve dans les hauteurs graduellement. Il est appelé “ange” [...] et il prend sa part des offrandes. C'est ce qui a été dit : “Nous apprenons que les prétres mangent [une part de l’offrande] tandis que les sacrifiants obtiennent I’expiation” (Pessahim 59b), car

fle prétre] se tient a la place des offrants et il est appelé “ange” parmi

les étres d’en bas. Et quand il projette son 4me [sur l’autel] et la fait

monter de facon graduelle, le Saint béni soit-il compte [au prétre et & V’offrant] comme si eux-mémes personnellement s’étaient sacrifiés et

s’étaient unis A leur Formateur. Car les Ames humaines viennent de

l’Autel supérieur, elles sont descendues d’En haut sur le Tréne — le TrOne du Saint béni soit-il — et de la Téte elles sont descendues a tra-

44, Cité par R. Isaac d’Acte, in Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, p. 142 ; éd.

Erlanger, p. 183.

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132

LES COMMANDEMENTS

DANS L’ECOLE

DE R. ISAAC ET LE BAHIR

vers la Colonne vertébrale jusqu’a I’Alliance [= Pénis}], et de l’Alliance elles se sont insérées dans |’Autel. De 1a elles sont sorties magnifiques puis ont revétu une forme dans un corps d’ici-bas. [...] Quand I’me se projette dans les hauteurs, au début monte I’esprit

de I’homme, a savoir : elle était sortie de la Terre des vivants et retourne a la racine d’oi elle avait été prise en partant dans un corps,

ensuite elle s’éléve plus haut, d’ascension en ascension, jusqu’au lieu de sa racine, comme !’eau qui remonte jusqu’au niveau d’od elle avait jailli ©. »

Tout en offrant la victime sur l’autel, le prétre, qui s’est identifié & loffrant, projette son 4me sur l’autel et l'identifie par conséquent &

l'offrande qui y est présentée. A Ia fois sacrificateur, offrant, autel du

sacrifice, offrande, il ne reste plus au prétre qu’a s’identifier au destinataire du sacrifice, ce qu’il fait en mangeant une part de I’oblation, ce que lui permet sa position symboliquement reconnue d’« ange du Seigneur des Armées célestes ». Ainsi intégrée dans le cosmos divin, son 4me — qui n’est pas seulement la sienne propre mais aussi celle des offrants en faveur desquels il opére —- commence une ascension oi elle

retourne, pas a pas, vers sa matrice originelle, refaisant a l’envers le

chemin de sa naissance. Les étapes de la procession des Ames sont décrites au moyen de la terminologie symbolique classique de a cabale : l’Autel supérieur est la dixitme et demiére sefira, la Malkhout (Royauté), premier degré de Il’ascension et dernier de la descente en sens inverse. Cette sefira féminine est désignée aussi bien par le symbole du Tréne que de la Terre de la vie, alors que « Saint béni soit-il »

désigne la sefira masculine Tiferet, dont la Colonne vertébrale est la représentation anthropomorphique. La Téte désigne la sefira Hokhmah, la Sagesse divine d’od tout émane. L’Alliance (synonyme de pénis) désigne la sefira Yessod (Fondement), od les Ames se ras-

semblent avant de pénétrer dans la Malkhout\Chekhina, I’ Autel qui les recueille avant leur venue en ce monde. En remontant, l’Ame du sacrificateur repasse par l’ensemble de ces étapes pour rejoindre finalement sa racine ultime, telle l’eau siphonée s’éléve a la hauteur d’od

elle a émergé. Si l’Ame peut retourner ainsi vers sa racine, c’est parce qu’elle s’identifie a la victime sacrifiée. Le sort de cette derniére est dé45. Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, p. 140 ; éd. Erlanger, p. 181.

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AZRIEL DE GERONE

133

ait par R. Azriel comme une série de transmutations qui, débutant sur lautel embrasé, fait passer la chair de la victime d'un état matériel& un état de plus en plus subtil, si bien qu’elle s’identifie successivement

aux différents degrés du plérome divin qu'elle traverse en devenant de

plus en plus immatérielle. Ce mouvement progressif de subtilisation et d'identification de la victime atteint son point culminant quand, devenue souffle ou esprit, elle se méle au Souffle supérieur, la sefira Binah,

qui recéle en elle l’Odeur, symbole de la sefira Hokhmah. Ce contact entre l’esprit venu d’en bas et I’Odeur, au sein de la sefira Binah, produit l’'apaisement recherché. L’étape suivante est l’union, consécutive

a cet « apaisement », du désir ou de l’agrément d’en haut et d’en bas : « Parce que Pholocauste (‘olah) monte au plus haut, il est appelé “montant” (‘olah), car il s’éléve d’échelon en échelon. Au début la fumée [du sacrifice] monte jusqu’au premier degré, od elle prend le nom d’Agrément [= Malkhout], parce qu’elle s'est rapprochée de sa cause. Aprés que la montée de la fumée a cessé, la chair [du sacrifice] est devenue feu, et elle est dénommée Ichéh (offrande de feu) et ce feu se méle au Feu qui dévore le Feu appelé [Grand] Feu, et tous deux sont des Feux (ichim), et c’est cela [la sefira] Pahad [= Guevourah]. Aprés que le feu et ses étincelles se sont entitrement annihilés, ils redeviennent souffle, et ce souffle monte et s’approche pour venir se méler au Souffle supérieur [...] et dans ce Souffle il y a ’'Odeur d’en haut. Ainsi, quand le souffle du sacrifice se méle au Souffle supérieur,

[’Odeur] qui est unie & lui est appelée “apaisement”. Et au-dela de cette Odeur, il n’est rien qu’un désir pur (raison gamour), en lequel s’unissent le désir supérieur et le désir d'ici-bas. Ce qui est écrit : “YHVH respira l’odeur apaisante” (Gen. 8:21) : il y a odeur et apaisement, l’apaisement étant le produit de [la rencontre de] l'odeur et du souffle. Ce verset s’entend de bas en haut et de haut en bas “. » 4%. Cité par Isaac d’Acre, Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, p. 143 et p. 144 ; éd. Extanger, p. 183-184 et p. 186. La version de ce passage traduite par G. Vajda (op. cit.,

p. 397-398) différe suffisamment de celle que nous proposons pour mériter d'etre mentionnée ici : « La fumée monte avec l’Agrément qui est l’Autel [= Malkhout]. L’Agrément monte de degré en degré jusqu’a la sainte Pensée [= Keter]. Dés que la fumée se dissout, elle devient feu, et le feu se méle alors au Feu qui dévore le feu [= Guevourah], s’y unit et monte avec lui [...]. Lorsque le feu s’éteint dans ses étincelles, il devient esprit. Cet esprit s‘unit al’ Esprit [= Binah] et a !’Odeur [= Hokhmah)], et c’est a ce propos qu'il est dit : “YHVH sentit l’odeur apaisante.” L’Odeur, quant a elle, s'unit ala Pensée. A ce momeat il y a ascension de I’ Agrément inférieur associé al’ Agrément

supérieur jusqu’a la sainte Pensée. C'est le mouvement de bes en haut. »

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134

LES COMMANDEMENTS

DANS

L'ECOLE DE R.ISAAC ET LE BAHIR

L’apaisement est donc l’activation du méme par le méme. D’une part I’me du sacrifiant, a travers celle du sacrificateur, s’identifie a

la victime sacrifiée, d’autre part l’offrande est identifiée, par l’opé-

ration du sacrifice, A son destinataire divin. La victime, par sa dis-

parition progressive, creuse une sorte de trou d’étre dans lequel l’en bas et I’en haut s’engouffrent et se confondent. La soustraction de Voffrande du domaine de l’existence crée une case vide que le donneur et le donataire occupent ensemble et oid ils communiquent et s’échangent. Cette explication de la fonction du sacrifice et du processus qu’il engendre anticipe étrangement un texte de C. LévyStrauss qui déploie une théorie comportant des points communs, terminologiques et conceptuels, avec la théorie des premiers cabalistes languedociens et géronais “. On pourra constater 4 d’autres occasions un phénoméne semblable : il arrive que le discours explicatif des cabalistes sur le culte soit rejoint par le discours explicatif de l’'anthropologie et de la sociologie modernes, et cela pour des raisons qui ne sont peut-étre pas seulement dues au hasard “. L’extrait de l"exposé de R. Azriel explicite une partie de l’exposé de son maftre narbonnais, R. Isaac I’ Aveugle. Dans celui-ci, l’éléva-

tion de l’offrande par subtilisation progressive et par identification avec les degrés de !’émanation, ne fait que traduire le processus d’élévation de ces degrés mémes, déclenché par I’action du sacrifice. En somme, la progression ascensionnelle de la victime se confond avec l’ascension des niveaux inférieurs de la plénitude divine vers

47. Voir La Pensée sauvage, Pion, Paris, 1962, p. 268-270, dont voici quelques extraits : « Le sacrifice se situe donc dans le régne de la continuité. [...] Dans le sacrifice,

la série (continue et non plus discontinue, orientée et non plus réversible) des es-

péces naturelles joue le role d’intermédiaire entre deux termes polaires, dont l'un est le sacrificateur et l’autre la divinité, et entre lesquels, au départ, il n’existe pas d’ho-

mologie [...]. Le but du sacrifice étant précisément d'instaurer un rapport qui n'est pas de ressemblance, mais de contiguité, au moyen d’une série d’identifications successives qui peuvent se faire dans les deux sens [...]. Une fois le rapport entre l'homme et la divinité assuré par la sacralisation de 1a victime, le sacrifice le rompt par la destruction de cette méme victime. Une solution de continuité apparatt ainsi du fait de l'homme ; et comme celui-ci avait préalablement établi une communica-

tion entre le réservoir humain et le réservoir divin, ce dernier devra automatiquement remplir le vide, en libérant le bienfait escompté. » 48. Voir notre conctusion, p. 648, & propos d’E. Durkheim.

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ISAAC L'AVEUGLE

135

les niveaux supérieurs auxquels ils se mélent. Quand |’élévation s’est produite, les péles masculin et féminin du plérome divin s’unissent (le Tréne et le Saint béni soit-il) et un épanchement de flux ontique descend et inonde le macrocosme. Ce texte nous est rapporté par R. Yochoua ibn Chou’aib qui affirme le tenir d’une source

écrite remontant au maitre du Languedoc. Trés dense et allusif, il

recéle les semences de presque tout ce que les cabalistes postérieurs écriront par la suite au sujet des sacrifices. Dans cette source primitive importante, plusieurs types de sacrifices sont déja distingués. Les traditions bibliques et rabbiniques font état, on le sait, de multiples sortes d’oblations. Il va d’abord étre question des offrandes données a cause d’un voeu ou comme remerciement volontaire pour un succés quelconque, ensuite des sacrifices obligatoires (qui sont eux-mémes de plusieurs genres) :

« Le [sacrifice] votif et 'immolation [sont adressés] au Nom propre qui est le Nourricier, sommet de la Source [de l’étre], comme il est dit : “Offre 4 Dieu un sacrifice de remerciement et acquitte-toi de tes voeux au Trés-Haut” (Ps. 1:14) — le plus haut des plus hauts. Le sacrifice [obligatoire] est adressé a la dimension du Jugement [= sefira Malkhout] car elle regoit la premitre, et tel est le dire [de nos maitres] : “L’autel regoit d’abord”, ensuite a chacun sa part. [Cette dimension] s’éléve de degré en degré et elle se méle au lieu oi elle est regue, qui est le Grand Feu [= sefira Guevourah]. Puis tous deux [s’élévent ensemble] jusqu’a l’Esprit [= Binah], et I'Esprit monte vers l'Odeur [= Hokhmah]. Quand tout a été réuni, I'Odeur descend dans |’Esprit et ajoute de !’Esprit saint dans les formes saintes. C’est ce que dit un passage du Bahir : “Cela nous enseigne que YHVH descend dans YHVH.” Et c’est ce que dit I’énoncé d’un te : “[Les offrandes] monteront pour I’agrément sur mon autel” (Es. 60:7), a savoir : [elles monteront vers] l'Agrément qui est mon Autel, et de la ce dernier

montera, en passant par son domaine, “la maison de ma beauté (tiferet) je magnifierai” (ibidem), en s’élevant jusqu’a Il’Odeur. C’est ce que

nos maitres, de mémoire bénie, ont expliqué, 4 propos du verset :

“Holocauste par le feu, odeur apaisante pour YHVH” (Lév. 1:9) ; “ho-

locauste”, 4 l’intention de IHolocauste ; “feu”, 4 ’intention d’une [of-

frande consumée par le] Feu ; “odeur”, a l’intention de l’Odeur ; “apaisante”, suivant l’expression : “apaisement de l’esprit” (Sifra sur Lév. 1:9, Zevahim 46b). A savoir : “Holocauste”, car [ce sacrifice]

monte jusqu’a l’Agrément, et de 1a [il s’éléve] de degré en degré, car c’est lui qui monte le plus haut. Et il doit étre entitrement consumé

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136

LES COMMANDEMENTS

DANS

L’ECOLE

DE R.ISAAC ET LE BAHIR

parce qu'il a été offert pour une [mauvaise] pensée, ainsi que dit Job : “I offrait des holocaustes car il se disait : Peut-€tre mes fils ont-ils péché et ont-ils maudit Dieu dans leur coeur” (Job 1:5). Pour cette raison,

[I'holocauste] se consume sur son brasier toute la nuit (d’ap. Lév. 6:2), qui est le moment des supputations et des pensées, il monte donc jusqu’a la Pensée. [...] [L’offrande consumée] “par le feu” est destinée au “Feu”, car !’Autel regoit le premier puis il se méle au Grand Feu,

enfin il s’éléve jusqu'a Esprit et a l’Odeur. Et telle est l'offrande entitrement consumée : elle est destinée aux “feux” (ichim). [“Odeur & Vintention de l’'Odeur” : car tout s’éléve jusqu’a l’Odeur “.] [“Apaisante] a l’intention d’un apaisement d’esprit”, car de 1a tous sont bénis, le Roi s’unit A son Tréne et bénit ses ouvriers et ceux qui font sa volonté [...]. En résumé : quand la chair est brolée ou les viscéres, selon le rite approprié, la fumée et le feu de Il’autel se mélent a I’Autel et au Grand Feu [...] et quand le feu s’annihile il se transforme en esprit, et cet esprit s’unit a l’Esprit puis a l’Odeur, jusqu’au Nourricier, par qui est béni tout ce qui se nourrit, et YHVH descend dans YHVH ; les étres d’en haut et d’en bas sont bénis, ainsi que les Ames des sacrifiants. C'est le sens de : “Lorsqu’une 4me offrira” (Lév. 2:1). Tout procéde d’un méme enchainement. Cette élévation est effectuée par I’holocauste (‘olah), qui “monte” (‘olah), comme son nom l’indique ®. »

49. J’ajoute la phrase entre crochets d’aprés la version rapportée par R. Isaac d’Acte. Voir note suivante.

50. Explication du commentaire de Nahmanide sur la Torah, Varsovie, 1875, fol. 23b-c.

La version rapportée par Isaac d’Acre, différente sur quelques points, mérite d’étre partiellement reproduite : « Quand la chair est consumée et que les viscéres sont brilés,

chaque élément selon la technique appropriée, la fumée monte & Apaisement qui est PAutel, et lorsque la chair est consumeée et les viscéres brilés, le feu de l’autel se méle a

l’Autel, puis de l’Autel au Grand Feu, et c’est cela “les feux” (ichim). Quand le feu s’annihile avec ses étincelles, il devient esprit, cet esprit s’unit a l’Esprit et & 'Odeur, jusqu’au Nourricier par qui tout ce qui se nourrit est béni. “Apaisante” : car il s’unit au Aleph,&

l’Odeur et a l'Esprit, et il s‘unit & La miséricorde, et c’est : “La maison de ma beauté je ma-

gnifierai” et de 1 tous sont bénis, et cela est dénommé “gorban” (sacrifice) parce qu'il rapproche les puissances les unes des autres par un processus d’élévation. I] les bénit par

un ajout d’esprit, et aussi il rapproche la volonté d’ici-bas de la volonté supérieure par le biais de l’offrande, et c’est ce qui est marqué : “Lorsqu’une Ame offrira” (Lév. 2:1), il est compté a cet homme comme s'il avait offert son Ame » (Méirat ‘Enayimn, éd. Goldreich, p. 139 ; éd. Erlanger, p. 179-180). Une autre version de ce passage, qui comporte aussi des écarts intéressants avec le texte cité, est rapportée par R. Babya ben Acher de Saragosse, dans son célébre commentaire sur le Pentateuque, Beour ‘al ha- Torah, éd. Chavel, t. II,

Mossad ha-Rav Kook, Jérusalem, 1977, p. 401-402, texte cité plus tard per R. David ben

Zimra (mort en 1573), dans son Metsoudat David, Zatkowa, 1862, fol. 51d.

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ISAAC L'AVEUGLE

137

Les offrandes apportées comme dons individuels gratuits, qui n’entrent dans aucune sorte de contrainte collective et n’obéissent a aucun contréle social ou légal (ce qui ne veut pas dire qu’elles n’obéissent & aucune régie sacrificielle), sont adressées directement au plus haut

degré de l’étre, & la source méme du plérome divin, appelée Nourricier

ou Educateur (armon). La conscience du sacrificateur (et du sacrifiant)

peut faire l'économie d'une remontée progressive des échelons du pléTome : la gratuité du don assure son contact immédiat avec la source primordiale surabondante, qui s’épanche elle-méme en toute gratuité.

Ce n'est pas le cas des autres sacrifices qui font l'objet d’obligations légales, touchant la collectivité ou les individus. Ce type de sacrifice s'adresse d’emblée a la derniére sefira, la Royauté (Malkhout), dési-

gnée ici par un nom équivalent, « la dimension ou l’attribut du Jugement ». Celle-ci est l’archétype de l’autel du sacrifice et elle en porte le nom : comme ce dernier est le premier a recevoir l’offrande, cette sefira est le premier degré de |’émanation qui regoit l’influx sti-

mulant du sacrifice. Mise en branle par ce dernier, elle commence son ascension le long de la hiérarchie verticale du plérome. Elle gagne d'abord la sefira Guevourah (Puissance), appelée ici Grand Feu parce

que l’offrande devient feu sur l’autel ; avec cette dimension du juge-

ment sévére, la sefira Malkhout, en tant que jugement faible, a une af-

finité particulitre. Ces deux dimensions réunies gagnent ensuite 1a sefira Binah (Intelligence), appelée ici Souffle ou l'offrande en se consumant devient un souffle subtil tour s’éléve jusqu’a la sefira Hokhmah (Sagesse), parce que l’offrande vaporisée par le feu sacrificiel

Esprit, parce que ; cette sefira 4 son appelée ici Odeur devient une odeur

impalpable. Une fois que toutes les sefirot ont rejoint leur point d’ori-

gine, la Hokhmah-Odeur, celle-ci entame un mouvement de descente

au sein de la sefira Binah (l’Esprit), réitérant le processus d’émanation primordial. Ce qui accroit la puissance de cette derniére et lui permet de surabonder en envoyant ses épanchements ontiques vivifiants

jusque dans le plérome archangélique, les « formes saintes » que le livre Bahir nous a fait déja découvrir. La citation qui est faite de cet

ouvrage est intéressante a deux titres. Elle ne figure pas dans les diverses éditions conservées de ce livre. Et elle n'est pas expliquée par

R Isaac I’Aveugle. Il me semble cependant que sa signification est ac-

cessible. L’expression « YHVH descend dans YHVH » signifie qu’a

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138

LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DE R.ISAAC ET LE BAHIR

laboutissement de la procédure du sacrifice, l’ensemble du plérome divin représenté par le Tétragramme descend, c’est-a-dire coincide exactement avec le plérome archangélique constitué de 72 anges-noms

qui sont autant de décompositions et de combinaisons de ce méme Tétragramme. Un cabaliste du début du XIV‘ siécle, 4 qui nous devons la conservation de plusieurs sources provengales et géronaises importantes, R. Isaac d’Acre, propose une explication de cette close passablement énigmatique qui va dans le sens de notre supposition. Il est possible de surcroit qu’il se contente de se faire l’Echo de I’école géro-

naise dont il nous transmet I’enseignement. Il nous explique ceci :

« Quant & ce qui est dit dans le Bahir : “YHVH descend dans YHVH”, cela signifie que, par cette odeur, on attire le Saint béni soit-

il — la Cause des causes — vers le Prince de la Face, dont le nom est

comme le nom de son Seigneur *!. » Ce Prince de la Face, appelé aussi

Métatron, porte en effet, suivant une tradition ancienne trés bien attestée et largement commentée par les cabalistes, le nom YHVH, le

Tétragramme. II serait trop long de revenir ici sur les détails de ce motif auquel nous avons accordé une étude particuliére dans notre

édition francaise du Livre hébreu d’Hénoch. Ce Prince de la Face, premier des archanges, qui porte en outre 70 noms, résume et représente en sa personne la totalité du monde angélique supérieur. Quand

l’Esprit saint (Binah) ajoute de Il’Esprit dans les formes saintes, 4 savoir surabonde et s’épanche dans le cosmos angélique, c’est l'ensemble des

sefirot concentrées dans cette sefira matricielle qui se tournent vers lui et s’Epanchent en lui. Le plérome divin s’unit ainsi au plérome archangélique *. Ce processus d’uniformisation et d’unification du monde su-

51. Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, p. 150; éd. Erlanger, p. 194. 52. Ce théme de l'union des deux pléromes (les sefirot et le monde des anges) a été développé plus tard par des cabalistes dont nous étudierons les écrits dans un prochain chapitre (voir infra p. 394). En ce qui concere la question des sacrifices, comparez avec les propos de R. Méir ibn Gabbay, Le Vermisseau de Jacob (Tola’at Ya'agov), Jérusalem, 1967, fol. 13a : « Le culte véritablement parfait vise & unir les luminaires inférieurs [= les dix degrés du piérome archang¢lique] aux luminaires supérieurs [= les dix

sefirot] [..]. Cest avec cette intention que le prétre offrait les sacrifices: grace a l’odeur du sacrifice, les choses étaient élevées d’échelon en échelon (mé‘ilouy i’ilouy) et elles s'unissaient et rejoignaient leur lieu, et lorsque les choses se réunissaient par I’éveil pro-

voqué par les étres d’en bas, ' Ame supérieure [= la sefira Binah] s’éveillait et s’agrégeait

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ISAAC L'AVEUGLE

139

périeur est simplement traduit par l’expression empruntée au Bahir.

Un verset d’Esate, qui fait l'objet d’une exégese symbolique, sert

d’appui scripturaire a ces propos. L’Agrément (ratson) est une appellation de la sefira Malkhout, au méme titre que |’Autel ; quand

les offrandes parviennent a ce degré de !’émanation, ce degré

s’éléve jusqu’a la sefira Hokhmah (1’Odeur) en passant par « son

domaine », la sefira Tiferet & laquelle la suite du verset cité se réfre. Une sentence juridico-rituelle tirée de la littérature rabbinique est utilisée en ouverture d’un développement sur l’offrande appelée holocauste. Celle-ci s’éléve jusqu’au sommet du plérome, au niveau de la Pensée, désignation de la premiére sefira. La « mauvaise pensée » d’un individu est effacée et peut étre expiée par le biais d’une offrande destinée a la Pensée divine. C’est bien s(r 4 dessein que la premiére sefira est désignée ici par une de ses appellations qui souligne la ressemblance entre |’instance humaine concernée et !’ins-

tance divine. Aprés avoir répété les étapes de l’ascension de la

derniére sefira, il nous est dit que I’holocauste, offrande entitrement

consumée (kelil), exerce d’abord son action théurgique sur les « feux », qui sont probablement les appellations des sefirot Malkhout (I’Autel) et Guevourah (le Grand Feu), qui sont toutes deux des puissances de Jugement et de Rigueur. Quand les sefirot Ont atteint dans leur ascension la sefira Hokhmah (I’Odeur), un « apaisement », c’est-a-dire une descente d’influx se produit en direction d’abord de la sefira Binah (l’esprit), puis de toutes les sefirot inférieures, vers lesquelles procédent alors les €panchements

bienfaisants (les bénédictions). Cette surabondance d’influx descendants, provoquée

par la montée

des sefirot vers la sefira

Hokhmah grfce a I’action du sacrifice, suscite en méme temps

l'union du Roi et de son Tréne. Cette expression peut désigner aussi

bien l'union du Dieu caché (le Roi) avec le plérome de ses manifestations (son Tréne), que, selon un symbolisme différent, l’union de la sefira Tiferet représentant le péle masculin de ce plérome (le

Roi) avec la sefira Malkhout qui représente son aspect féminin (le

a elles. En conséquence, la bénédiction se trouvait dans tous les mondes, supérieurs et

inférieurs.»

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140

LES COMMANDEMENTS

DANS

L’ECOLE

DE R.ISAAC ET LE BAHIR

Tréne). Il me semble que ce soit plut6t comme symbole de union conjugale entre ces composantes du plérome que cette formule est utilisée ici. La premiére partie de l’exposé de R. Isaac |’ Aveugle y

fait déja allusion quand il cite un verset d’Esaie. L’image de l’union du roi et du tréne est depuis longtemps celle de l’union entre époux

puisqu’elle a cette signification dans l’ancienne littérature des Palais *. Elle est 4 peine Evoquée dans ce passage, elle le sera davantage dans les explications complémentaires des disciples géronais de R. Isaac et elle deviendra le schéme central de la finalité de action théurgique dans les écrits des cabalistes de Castille, Zohar en téte. Mais ici, déja, cette image exprime en un raccourci saisissant Punification de la totalité du monde divin et de ses émanations. Cette unité restaurée déborde en quelque sorte sur les artisans de son rétablissement qui jouissent des bénédictions qui en résultent.

Le passage final, qui se présente comme un résumé de ce qui précéde, apporte en fait une précision supplémentaire. L’offrande du sacrifice provoque, de proche en proche, |’élévation des sefirot jusqu’a leur point d’origine, au sommet du plérome, parce qu’elle

acquiert, en se consumant sur !’autel, une dynamique de transformation qui la fait passer tour 4 tour par des états qui correspondent aux dégrés de l’émanation qu'elle atteint et avec lesquels elle fusionne. Cette correspondance n’est pas seulement symbolique, puisque l’offrande a l'état de fumée, de feu, de souffle et d’odeur, se « méle » a la fumée, au feu, au souffle et a J’odeur d’en haut, qui sont respectivement les sefirot Malkhout, Guevourah, Binah, Hokhmah. Le texte ne l’indique pas mais on peut supposer que, quand il n’en reste absolument plus rien, l’offrande se méle, en tant que néant, au néant supérieur, la Pensée, qui est la premiére sefira

appelée maintenant Nourricier. L’offrande devient, en quelque facon, les sefirot qu'elle atteint l'une aprés l'autre. Elle subit un pro-

cessus d’identification continu et progressif avec les échelons du pké-

rome. Elle les entraine dans son ascension parce qu’elle s’est mélée substantiellement a eux. Il est donc permis de dire qu’en définitive,

53. Voir notre ouvrage, Le Livre hébreu d’Hénoch, Verdier, 1989, p. 374, note

48D.29.

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EZRA DE GERONE

141

l'objet du sacrifice est, 4 travers l’offrande, le plérome méme. C'est le

Dieu manifesté qui est l'objet indirect du rite. Quand « YHVH des-

cend dans YHVH », selon une formulation que nous avons étudiée plus haut, les étres d’en haut — les anges — ainsi que les étres d’en bas —l’ensemble des créatures sensibles — bénéficient du sacrifice, et en particulier les « Ames des sacrifiants », qui, suivant un texte examiné plus haut, ont participé activement au sacrifice, en s’étant élevées en méme temps que l'offrande. La derniére citation y fait allusion, car le verset du Lévitique (2:1) est interprété comme signifiant qu’ travers loffrande, c’est de son me que le sacrifiant fait don. La sentence finale, « tout procéde d’un méme enchainement », condense I’idée maf-

tresse supposée par l'ensemble de |l’exposé : d’un bout a l’autre du

cosmos, entendu comme la totalité de ce qui est, la réalité est une ;

certaines opérations rituelles, comme le sacrifice, ravivent cette unité fonciére en débarrassant |’étre de ses formes d’apparitions transitoires et en le reconduisant a sa source primordiale. Le caractére universel de cette chaine de l’étre et l'effet activateur des sacrifices sont soulignés dans un texte de R. Yochoua ibn Chou’aib, qui fait écho a la tradition géronaise et en particulier aux idées de R. Ezra *. Grace a l'ensemble des rites sacrificiels :

« L’épanchement augmentait pour tous les étres vivants, et méme pour les plantes qui ont besoin des puissances supérieures pour qu’elles les fassent germer et grandir, ainsi qu’il est écrit [& propos du jardin d’Eden dans lequel Adam a été placé] : “Pour le cultiver et le garder” (Gen. 2:15), et nos maitres, de mémoire bénie, ont dit : “II s’agit des sacrifices” (Gen. Rabba 16:5), en attendant que toutes les réalités retournent aux puissances supérieures oi se situent leur racine » (Explication du commentaire de Nahmanide sur la Torah, fol. 23c).

La fonction des sacrifices, présentés ici comme le travail de lhomme par excellence, le modéle primitif de son cuvre terrestre, est d’amplifier les épanchements ontiques au bénéfice de tout ce qui vit, anticipant le retour des choses dans la racine spirituelle d’od

elles procédent et d’od elles tirent leur subsistence de fagon perma-

nente. D’une part le sacrifice régénére le cosmos en rétablissant ou 54. Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Kitvé Rambon, t. Il, p. 531.

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142

LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DE R.ISAAC ET LE BAHIR

en ranimant le contact de tout ce qui vit et se développe avec la

source invisible de sa fécondité, d’autre part il procure & chaque

degré du plérome un surcroit d’étre, ou, comme le dit R. Ezra, « le

but du sacrifice était que chaque dimension [du plérome] tire de lui

un profit >. » Ces premiers développements sur les raisons des sacrifices bibliques que |’on doit aux cabalistes provencaux et catalans présentent plus d’un point commun avec celles que le néoplatonicien Jamblique, qui vécut a la fin du nr siécle et au début du IV’, attribue aux sacrifices paiens. Dans son De mysteriis, il commence par écarter Pidée selon laquelle les sacrifices ont pour but d’honorer les dieux, de leur rendre hommage en échange des dons considérables qu’ils font aux hommes. Ce ne sont 1a, selon lui, que « procédés communs et destinés 4 des hommes, empruntés a la pratique vulgaire et qui ne maintiennent aucunement la supériorité absolue des dieux et leur rang de causes transcendantes *. » Il faut dire en quoi « les sacrifices détiennent la production des choses et se rattachent aux dieux qui en sont les causes primordiales ”. » La véritable raison de l’efficacité des sacrifices, capables de faire cesser les calamités, d’obtenir la prospérité et de purifier l’ame, se trouve dans I’in-

fluence de la sympathie universelle :

« Mieux vaut donc chercher la cause (des sacrifices) dans une amitié, une parenté, une relation qui lie les ouvriers & leurs ouvrages

et les générateurs a ceux qu’ils engendrent.

Quand

donc, sous

l’égide de ce principe commun, nous voyons un animal ou une plante terrestre conserver intacte et pure l’intention de son auteur, alors, par cet intermédiaire, nous mettons en mouvement, d’une maniére appropriée, la cause démiurgique qui, sans rien perdre de sa pureté, domine cette créature. Nombreuses sont ces causes ; les unes

sont dans une dépendance immédiate, comme les démons ; les autres, supérieures, se situent au-dessus, celles des dieux ; enfin, &

leur téte, se trouve la cause unique, la plus vénérable ; le sacrifice parfait les met toutes en branle ; mais chacune, selon le rang qu’elle

55. Commentaire sur le Cantique des Cantiques, ibidem, p. 499.

56. Nous empruntons ces lignes & la traduction de E. des Places, Les Mystéres d’ Egypte, Les Belles Lettres, Paris, 1966, V, 5, p. 161-162. 57. Ibidem, V, 7, p. 162.

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JAMBLIQUE

143

a regu, s’y introduit familitrement. Si au contraire le sacrifice est imparfait, il progresse jusqu’a un certain point mais est incapable de poursuivre plus avant. Par suite, beaucoup croient que les sacrifices sont offerts aux bons démons ; beaucoup, aux derniéres puissances des dieux ; d’autres, aux puissances cosmiques ou terrestres des démons ou des dieux ; pour une partie des sacrifices, ils n'ont pas tort, mais il leur échappe que l'ensemble de la puissance et tous les biens remontent finalement & tout le divin *. »

L’opération du sacrifice permet d’atteindre les causes divines a travers leurs effets, pour les « mettre en mouvement » et les « mettre en branle » — expressions qui auront leur équivalent exact dans les écrits des cabalistes de Castille *. L’animal ou la plante terrestre demeure en permanence attaché 4 la « cause démiurgique » qui le domine. Il peut donc étre utilisé comme un intermédiaire a travers lequel le sacrifiant agit sur cette cause supérieure. Ces causes sont situées le long d’une échelle hiérarchique qui va du bon démon 4 la cause supréme, en pas-

sant par les dieux. Mais le sacrifice s’éléve de degré en degré et finit

par remonter a « tout le divin». C'est donc l'ensemble des causes transcendantes qui sont mises en branle par le sacrifice, chacune selon son mode propre, en conséquence de quoi « de tout cela descend une utilité commune atout le devenir ® ». 11 n'est pas difficile de distinguer plusieurs sch¢mes communs aux cabalistes et 4 Jamblique : la structure stratifiée du réel avec ses communications sympathiques ; l'idée d’une élévation progressive du sacrifice jusqu’a l’échelon le plus haut ; la croyance en un ébranlement produit par le sacrifice dans les causes qu'il atteint (Jamblique et les cabalistes parlent aussi d’« éveil ») ; lidée que le résultat de cette opération est une descente de biens icibas. Il faut ajouter 4 ces points communs I’action du feu sacrificiel que Jamblique présente, a linstar des cabalistes géronais, comme un agent

de subtilisation et de spiritualisation de la matiére et de purification de lame du sacrifiant :

« L’offrande des sacrifices par te feu en consume et annihile da-

vantage la matitre ; elle se l’assimile au lieu de s’assimiler a elle ;

58. Ibidem, V9, p. 163-164. 59. Voir infra, p. 182. 60. Ibidem, V, 10, p. 165.

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144

LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DE R. ISAAC ET LE BAHIR

elle l’éléve vers le feu divin, céleste, immatériel [...] en fait elle est

brlée tout entitre, consumée et changée en la pureté et la subtilité

du feu [...}. Et nous montons ainsi par les sacrifices et le feu des vic-

times au feu des dieux, de la méme facon que le feu monte vers le

feu qui l’attire [...]. Le feu qui chez nous imite l’action du feu divin annihile tout l’élément matériel dans les sacrifices, purifie les offrandes par le feu et les délivre des liens de la matiére, les rend

aptes, par pureté de nature, a la société des dieux et nous délie de la méme facgon des liens du devenir pour nous rendre semblables aux

dieux, nous disposer a leur amitié et changer en immatérielle notre nature matérielle “. » Ici comme plus tard chez les cabalistes, la subtilisation de la vic-

time par !’action du feu entraine I’élévation du sacrifiant vers le feu divin. Sacrifiant et victime s‘identifient l'un & l'autre © en une commune ascension lors de laquelle ils se transforment en une substance

immatérielle. Dans I’ensemble, les éléments de ressemblance pa-

raissent trop nombreux et trop précis pour que !’on puisse les imputer a de pures coincidences. Des relations historiques entre les conceptions des néoplatoniciens tardifs concernant la théurgie et

celles des cabalistes ont dQ exister, méme s’il est pour le moment impossible de déterminer ces liens, de les situer et de mesurer leur

degré d’éloignement ®. Ce qui ne veut pas dire que les uns et les autres tiennent le méme discours et partagent la méme conception

générale. C’est ainsi que, si Jamblique nie fermement que les étres supérieurs puissent avoir besoin des sacrifices “ et en tirer profit, et

61. Les Mysteres d'Egypte, V 11-12, ibidem, p. 166-168.

62. Voir a ce sujet breu dans son « Essai Euvres, I, éditions de 63. Un philosophe

les remarques de M. Mauss sur le sacrifice brahmanique et hésur la nature et la fonction du sacrifice » (1899), réédité dans Minuit, Paris, 1968, p. 215 et 232 et sur le feu voir p. 223. juif qui écrit en Italie au xv‘ sitcle, R. Elie del Medigo, avait

déja insisté sur la ressemblance, voire l'identité de vue entre cabalistes et néoplato-

niciens, et particulitrement en ce qui concerne les sacrifices : « En résumé [les conceptions des néoplatoniciens et celles des cabalistes] sont presque identiques au

niveau des principes fondamentaux et au niveau des sujets concernant les sacrifices »

(version hébraique d’un extrait du Commentaire sur le De Substantia Orbis d’Averroes, publié par K. P. Bland, « Elijah del Medigo's Averroist response to the Kabbalahs of fifteenth-century Jewry and Pico della Mirandola », The Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 1, 1991, p. 52 et voir p. 31-32).

64. Ibidem, V, 10, p. 165-166.

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AZRIEL DE GERONE

145

cela afin d’éviter de renverser la hiérarchie des causes et de « nous

mieux placer et nous faire plus puissants » que nous ne sommes, les

cabalistes osent en général parler du besoin que les degrés supérieurs du plérome divin ont du culte des hommes. Certains se sont méme aventurés 4 employer des formules qui renversent explicitement la hiérarchie des émanations “. Sans doute cela tient-il 4 une différence d’ordre anthropologique : par la place que leur tradition religieuse attribue a Il’homme au sein de la création, les cabalistes — ou du moins les plus hardis d’entre eux — purent se permettre de renverser la hiérarchie des causes a son profit, sans détruire I’édifice métaphysique sur lequel repose leur syst¢me de pensée. Il reste que les écrits philosophiques concernant le sacrifice avec lesquels les écrits des cabalistes peuvent concorder ne sont pas si nombreux, et que ceux que les néoplatoniciens adeptes de la théurgie lui ont consacré offrent un terrain de rencontre privilégié. Rencontre d’autant plus remarquable qu’au sein méme de leur propre communauté religieuse, les idées des cabalistes se sont heurtées violemment aux conceptions du culte que les philosophes médiévaux juifs, Maimonide en téte, avaient avancées.

/

Déja l’interprétation maimonidienne des sacrifices les considérait globalement comme une concession divine passagére au paganisme égyptien et cananéen au sein duquel les anciens Hébreux étaient

plongés et dont ils n’auraient pu se détacher tout d’un coup. A plus forte raison les détails des rites sacrificiels étaient-ils, dans cette

perspective, dénués de toute signification opératoire “. Face a ce discours réducteur, les cabalistes de Catalogne ont décrit trés en détail la fonction de chaque élément du rite sacrificiel. A titre d'illustration, nous mentionnerons la signification théurgique que R. Azriel attribue au rite de l’aspersion de sang sur l’autel et au bouc envoyé & Azazel lors de la féte des Expiations. Le but de l’aspersion de sang est d’augmenter la puissance de la sefira Guevourah (di-

mension du Jugement sévére), tandis que le but de l’offrande du

65. Voir par ex. infrap. 377.

66. Voir Le Guide des Egarés, Ill, chap. 49 et le résumé dans Ch. Touati, La Penste

philosophique et théologique de Gersonide, rééd. Gallimard, Paris, 1992, p. 493.

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146

LES COMMANDEMENTS

DANS L'ECOLE

DE R.ISAAC

ET LE BAHIR

bouc a Azazel est de faire parvenir 4 Satan un influx issu de cette sefira pour qu'il soit rassasié et n’exige pas de tribut en accusant Israél: « La dimension du Jugement est représentée par une forme de lion [dans le Char céleste], d’od découle le secret des aspersions de sang, parce que le sang est la couleur de la dimension du Jugement. En effet, la sagesse impose de donner force & chaque dimension suivant son caractére. C’est pourquoi I’Ecriture dit A propos des deux boucs : “Un sort pour YHVH et un sort pour Azazel” (Lév. 16:8), pour Satan qui regoit un épanchement de la dimension du Jugement afin qu’il ne se mette pas a accuser ®. »

Le pouvoir théurgique que les aspersions de sang exercent sur la dimension du Jugement résulte de 1a similitude de la couleur du sang avec la couleur du lion, représentant, dans le Char céleste de la vision d’Ezéchiel, la dimension du Jugement. Cette similitude d’aspect ou isomorphisme, traduit, pour le cabaliste, une relation ontologique essentielle grace a laquelle il est possible que l'objet matériel d'un rite agisse sur une composante déterminée de la structure du plérome divin. De méme, le bouc envoyé & Azazel symbolise et en méme temps réalise de fagon opérationnelle le transfert d’un flux de la dimension du Jugement a Satan, la force du mal et du chatiment, qui, étant nourri d’un aliment qui lui est apparenté, ne cherchera plus de nourriture auprés de I’instance divine du Jugement par les accusations qu’il pourrait porter contre la conduite d’Israél. Cette interprétation du bouc émissaire, esquissée ici, connaitra un développement plus considérable dans le Zohar et sera a la base de rites particuliers qui visent 4 donner une part a l’Autre cbté (le domaine du Mal), pour détourner son avidité dévorante sur un objet secondaire en lui faisant croire qu’on participe de sa malignité : restes du repas, fil dépassant des phylactéres (éefilin) ©, etc.

67. Texte traduit par G. Vajda dans Le Commentaire d'Ezra de Gérone sur le Cantique des Cantiques, Aubier-Montaigne, Paris, 1969, p. 400 ; il est cité par R. Isaac d’Acre dans Méirat ‘Enayim, éd. Erlanger, p. 187.

68. Voir par ex. Zohar I, 114a-b (p. 126-128 du t. II de notre traduction) ; I, 190e

(p. 218 du t. III de notre trad.) et note 21 p. 221-222, pour d’autres références. La source midrachique de cette conception relative au bouc émissaire est Pirgé de Rabbi Eliézer, chap. 46.

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AZRIEL DE GERONE

147

Ce schéme rituel particulier aura un tel écho qu'il fournira plus tard

une justification religieuse au caractére apparemment profane du sionisme moderne, pergu comme une offrande donnée a Satan en vue de le tromper sur sa nature profonde de trés haute sainteté ®. Outre les fonctions théurgiques attachées aux sacrifices, des développements importants font état de leur action en ce qui concerne le sort post mortem des Ames. Les sacrifices facilitent leur passage de ce monde dans |’autre, car les 4mes des morts s’élévent avec l’offrande et sont soumises au feu de l’autel terrestre avant d’affronter son archétype céleste, le feu spirituel du Temple d’en haut desservi par l’archange-prétre Michaél. On voit la richesse et la complexité des thémes que les cabalistes ont associés aux sacrifices. II n’entre cependant pas dans notre propos de brosser un tableau complet des conceptions cabalistiques touchant ce vaste domaine. Au vu de I’ensemble des éléments relevés, l’univers des premiers cabalistes apparait comme une totalité dont l’unité, toujours menacée, exige un

effort constant de la part des hommes pour la reconstituer et la régénérer. Cet effort est accompli par le respect des régles et des pratiques rituelles, mais celles-ci n’ont de réelle efficience qu’a proportion de l’investissement de la volonté et de la conscience humaine dans leur accomplissement. L’action opérative de la pratique des commandements dans les sphéres extra-humaines n’est efficace que si l’agent opérateur agit de fagon non mécanique. II existe donc un fossé impossible 4 combler entre |’action technique, qui n’exige aucun engagement du désir, et l’action théurgique qui implique un

tel don de soi. Le pratiquant est, pendant son acte rituel, sujet et

objet de l’acte qu’il accomplit : en lui, l’objet sacrificiel (la forme spirituelle de l’offrande) et le sujet sacrifiant (sa conscience intime) sont un. II ne s’adresse pas 4 la divinité comme 4 Ia cible ultime de son action, car le cosmos divin n’est pas extérieur au processus mis en train. Présent 4 chacune de ses phases, ce cosmos constitue le continuum invisible et le substrat métaphysique qui forme un lien ou entrent en contact intime toutes les parties du tout. Le divin est

69. Nous aborderons cette problématique importante et difficile dans un chapitre

ultérieur. Voir infra, p. 544.

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148

LES COMMANDEMENTS

DANS L’ECOLE

DE R. ISAAC ET LE BAHIR

donc le support de la totalité des relations. A partir d’un acte religieux destiné 4 amplifier la puissance divine sous tel ou tel de ses registres, & réparer une éventuelle déficience, 4 entretenir sa pérennité, a attirer cette puissance hors de sa place hiérarchiquement définie, ce sont les relations entre tous les aspects de l’univers qui sont ranimées, ravivées, régénérées. Les premiers cabalistes ont jeté les bases de la quasi-totalité des interprétations ultérieures des commandements. Mais leurs successeurs de Castille ne se sont pas contentés de répéter l’enseignement regu. Ils ont mis en valeur certains de ses aspects, privilégiant les schémes hiérogamiques et établissant un répertoire complet des fonctions théurgiques de !’ensemble des prescriptions et des interdits de la Loi.

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CHAPITRE III LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR Gr&ce a Israéi - si l'on peut dire — Dieu est fait un. JOSEPH GIKATILA, Cha’aré Tsedéq, 4b

C’est peu de dire que la cabale s’*épanouit au xi et au xiv‘ si¢cle dans le nord de I'Espagne. C'est dans le royaume de Castille qu’elle cessa d’étre la doctrine singuli¢re d’une poignée d’intellectuels pour devenir une école de pensée déja riche de plusieurs courants et d’un nombre d’adeptes conséquent. Ceux-ci furent des écrivains trés féconds, dont les ceuvres, volumineuses et variées, ont été plutét bien

conservées. Une véritable biblioth¢que cabalistique datant de cette époque et constituée dans cette région de Il’Europe est parvenue entre nos mains, aprés avoir été copiée, commentée et digérée par des auteurs postérieurs. L’abondance des matériaux littéraires dont nous disposons, nous contraint de faire des choix. Dans les limites de cet ouvrage, nous ne pourrons traiter que d’un nombre assez restreint de textes relatifs au sujet qui nous occupe. Mais la redondance des thémes et de leur traitement par les cabalistes permet de fixer I’attention sur quelques-uns d’entre eux sans perdre de vue l’ensemble.

Nous concentrerons surtout nos efforts sur les principaux cabalistes qui ont contribué a Ja constitution du corpus d’écrits regroupés sous

lappellation de Zohar : R. Moise de Léon, R. Joseph Gikatila, R.

Joseph de Hamadan, I’auteur du Tiqouné ha-Zohar et du Ra’aya Mehemna. Ces auteurs et quelques autres, comme R. Moise de Burgos, R. Méir ben Abi Sehoula et son frére R. Isaac, R. Todros

Halévy Aboulafia, R. David ben Yehoudah he-Hassid, R. Joseph ben

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LA PRIERE DANS L'ECOLE DU ZOHAR

Chalom Achkénazi, R. Abraham Axelrod de Cologne, l’auteur ano-

nyme d’un Sefer ha-Yihoud, R. Bahya ben Acher de Saragosse, R. Joseph Angelet, qui ne seront mentionnés que de fagon accessoire, partagent pour I’essentiel les mémes idées, la méme vision du monde et développent des conceptions identiques concernant la fonction théurgique des pritres et des commandements. Nous ne voulons pas nier les différences de tempérament entre ces caba-

listes, les nuances doctrinales entre les systémes qu’ils ont déployés

et les exégéses qu’ils ont proposées. Mais l’unité entre ces hommes l’emporte largement sur les différences '. Le premier d’entre ces noms qui retiendra notre attention est celui de R. Molse ben Chém Tov de Léon (1240-1305). Auteur d’un gros ouvrage sur les significations des commandements, il est considéré comme le principal rédacteur du Zohar. Deux textes sur la priére suffiront pour mettre en évidence ses idées principales concernant la fonction théurgique du culte. Le type d’action envisagé ici est l’action amplificatrice. L’accroissement de |’épanchement ontique provoqué par la pri¢re dans le monde de I’Eémanation constitue le travail de l’homme vis-a-vis de son Créateur. Car, en pratiquant le « culte du créateur », « on augmente, au moyen de l’intention de la priére et de son ef-

fectivité, la puissance de I’en haut et la surabondance de flux dans

les dimensions particuliéres, sublimes et élevées, qui sont le secret du Nom du Saint béni soit-il. C’est ce & quoi se rapporte le secret du verset : “Tu béniras YHVH ton Dieu” (Deut. 8:10). Puisque, par la priére, on attire l’influx de la Source supérieure [= Binah}, qui soutient et nourrit tout, sur toutes les dimensions, secret de son Nom, comme nous venons de le dire. De cette fagon, son Nom est béni par l'accroissement de l’influx descendant. En effet, celui qui prie avec une intention du cceur et qui sait L’unifier dans sa priére et y mettre son esprit et son Ame, travaille pour son Créateur en lui rendant un 1, Deux d’entre eux en particulier, R. David ben Yehoudah he-Hassid et R. Joseph ben Chalom Achkénazi, n’ont traité que de manitre marginale des raisons des commandements et de leur fonction théurgique ; telle est du moins la conclusion de M. Idel au terme d’une analyse de leurs cuvres, voir « “Les raisons des oiseaux impurs” selon R. David ben Yehoudah he-Hassid et leur signification » (en hébreu), ‘Aley Chefer, Studies in the Literature of Jewish Thought, présenté en honneur de R. Dr. Alexandre Safran, éd. M. Hallamish, Bar Ilan University Press, 1989, p. 25.

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MOISE DE LEON

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culte valable, car il augmente et fait s’épancher un flux de bénédictions de la Source originaire [des “dimensions”] jusqu’au lieu od elles campent » (Sefer ha-Rimon, éd. E. Wolfson, Atlanta, 1988,

p. 34-35).

Le Nom divin ou Tétragramme résume et exprime l’ensemble

des « dimensions particuli¢res » qui sont les dix sefirot *. Bien entendu, ce n’est pas une prigre prononcée mécaniquement qui est capable de provoquer cette amplification dans l’existence du plérome divin. Il faut « l’intention du cceur », et il convient d’y engager son esprit et son Ame, formule qui signifie qu’il faut étre prét 4 donner sa vie pour attester l’unité divine. Engagement total, jusqu’a la mort, la priére est un acte grave qui est le but de la création de l’homme. Par elle homme accomplit le « travail de son Créateur ». Le mot ‘avodah est utilisé ici dans ses deux sens : il signifie aussi bien culte que travail et labeur. En rendant un culte 4 son Dieu, en lui adressant des priéres, l"homme travaille pour lui, augmente sa puissance, le nourrit d’un surcroit d’étre. Dans un tout autre contexte, la formule employée évoque le célébre mythe anthropogonique des Sumériens, qui raconte que les dieux, fatigués de travailler pour assurer leur subsistance, créerent les hommes afin que ceux-ci travaillent pour eux *. Ces travaux, ce sont les offrandes et

les priéres que ceux-ci leur adressent. La source vive des épanchements étant la sefira Binah (Intelligence), son activation en faveur des sefirot inférieures est considérée par notre cabaliste comme I’ébranlement du dynamisme divin en vue de |’unification de toutes ses composantes. Un autre texte fait apparaitre cette

idée avec plus de netteté. Il traite de la signification profonde de la profession de foi juive, l’attestation de l'unité divine tirée d’un verset du Deutéronome (6:4), le Chéma’ récité deux fois par jour :

« Lorsque le monde d’en bas [= Malkhout] s’unit avec le monde d’en haut [= Binah], secret du manifesté dans le caché, alors le Nom est entier dans sa plénitude [...]. Nous devons ainsi veiller 4 L’unifier

2. Sur ce théme voir supra p. 86. 3. Sur ce mythe babylonien voir J. Bottéro et S.N. Kramer, Quand les dieux faisaient homme, Gallimard, Paris, 1989, p. 535 et suiv.

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR chaque jour deux fois, une fois le jour et une fois la nuit. Telle est unification pléniére : quand la dimension du jour [= Tiferet] et la dimension de la nuit [= Malkhout] s’unissent, devenant un par I’unification correcte, afin que les deux mondes soient un, quand on les

conjoint ensemble en un Nom entier, pour que tout soit un [...]. Il faut donc L’unifier par une unification valable en unissant les dimensions pour les lier d’un lien unifié, “afin de conjoindre la Tente pour qu’elle soit une” (Ex. 36:18). Celui qui pratique l'unification doit augmenter l’influx pour établir les degrés dans le secret de l’Un, avec crainte et humilité dans sa bouche, et dans son coeur il évoquera [le Nom], telle la flamme liée a la braise, et son coeur sera comme un feu brillant lorsqu’il constituera Son unité exacte. Alors, aprés avoir lié son cceur et ses pensées a l’en haut, en unifiant Son unité adéquatement, I! sera unifié et influx augmentera convenablement, et tout sera enchainé I’un a l'autre parce que le mystére de l'Un aura été unifié. Il faut donc y mettre son coeur, son esprit et son &me, comme nous I’avons dit. Tel est l’homme dont il est dit : “II me

déclara : Tu es mon serviteur, Israél, car par toi je suis magnifié”

(Es. 49:3) » (Sefer ha-Rimon, ibid., p. 98-99).

L’union de la sefira Malkhout avec la sefira Binah, péles supérieurs et inférieurs du monde divin, entraine la complétude du Nom,

le plérome divin, qui retrouve ainsi son intégrité. La récitation du

Chéma’ assure cette union 4 travers |'unification de la dimension

masculine et féminine, la sefira Tiferet et la sefira Malkhout. La « Tente », le Sanctuaire du désert, est le symbole de la plénitude di-

vine composée de l'ensemble des sefirot. L’amplification des épanchements, qui vise la restauration de l’unité divine (le rétablissement des degrés sefirotiques dans le secret de l’Un), est obtenue par la récitation rituelle de la formule du Chéma’. L’expression « avec crainte et humilité dans sa bouche » se référe a l’évocation orale du nom divin par ses substituts conventionnels. Le Tétragramme tel qu’il est écrit sera évoqué dans le « coeur », A savoir dans la pensée du réci-

tant. On reconnait dans ces lignes les traditions provengales et géronaises que nous avons mentionnées dans un chapitre précédent ‘. D’une part il nous est dit que l’augmentation des influx dans le plérome entraine son unification, d’autre part que c’est cette unification

4. Voir supra, p. 88 sq.

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MOISE DE LEON

153

des sefirot qui cause l’augmentation des influx. Cette contradiction

apparente est résolue si l’on suppose une simultanéité entre le rétablissement de l’unité du Dieu manifesté et l’augmentation des épanchements qui comblent sa plénitude. L’influx ontique issu de la Source divine ne peut atteindre les sefirot inférieures que si celles-ci sont unies aux sefirot supérieures,mais d’autre part le rétablissement de Punité de ensemble des émanations suppose un accroissement du

débit des influx épanchés qui, débordant leurs limites propres, inon-

dent les échelons inférieurs. Cette crue des canaux spirituels tend &

unifier par son propre mouvement invasif la totalité des sefirot. Leur

unité — celle du Dieu révélé — est un flux dynamique et fluctuant. La fonction métaphysique d’Israé! est définie par son travail ou son culte théurgique capable d’orienter ce dynamisme de l’unité divine dans le bon sens. Israél est l’ouvrier de l'unité du Nom de Dieu, entendu comme la plénitude des aspects de sa manifestation. Les derniéres

lignes du passage révélent un présupposé trés important. L’homme

qui atteste l’unité divine en récitant la formule convenue du Chéma’ et qui fait de sa récitation un rituel d’unification théurgique, est

l'Israél dont parle le verset d’Esaie, par lequel Dieu est magnifié. R.

Moise de Léon identifie I’Israé] idéal des propos du prophéte a l’individu pratiquant l’unification cabalistique de son Dieu. On distingue 1a une implication sociale sous-jacente du discours de la cabale théurgique. La connaissance de ses enseignements et l’application de ses recommandations pratiques conférent une identité supra-historique, pré-définie par le concept prophétique d’Israzl. Le fidéle équivaut & lui seul & la collectivité dans son ensemble, il accomplit le destin de

celle-ci en réalisant par son action la fonction qu’elle est censée remplir vis-a-vis de son Dieu. La priére théurgique permet a l’orant de s‘identifier a la société idéale d’Israé] qui remplit une fonction unificatrice 4 l’égard du Dieu révélé. La mission historique attribuée au peuple d’Israé par les prophétes est accomplie par l’individu au plan rituel et immédiat. L’histoire sainte et son eschatologie se jouent au quotidien. En amplifiant par la pri@re la puissance ontologique de la divinité, c’est sa propre identité que le cabaliste amplifie, en prenant conscience de sa nouvelle valeur sociale : il se situe sur le méme plan fonctionnel que la société juive historique décrite par les prophétes.

R. Moise de Léon a, avec R. Joseph Gikatila (1248-1325), une

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154

LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

trés proche parenté intellectuelle. Ce cabaliste castillan trés influent

développe des idées et un langage souvent similaires 4 ceux de son cébre contemporain. I a traité de la priére en associant le théme de la kavanah, ou concentration mystique, 4 celui de sa fonction théurgique, a la fois réparatrice, amplificatrice et attractrice. Décrivant I’activité mentale requise et le type de visée nécessaire, il pose les principes de base concernant les pri¢res ayant pour objet une requéte individuelle,

en vue de favoriser ou méme d'’obtenir son exaucement & coup sir. Il

expose ses vues dans un long passage de son maftre livre, Les Portes

de la Lumiere, dont voici quelques extraits:

« Sache et comprends que, bien que nous disions que celui qui veut que son désir soit exaucé par YHVH, béni soit-il, doit se concentrer sur un de Ses Noms en particulier en vue de la chose dont il a besoin, nous ne voulons pas dire qu’il doive se concentrer sur ce seul nom uniquement, mais notre intention est de dire qu’il doit se concentrer sur le nom dont la chose qu’il lui faut dépend, puis il prolongera la méditation de ce nom jusqu’au faite des dix sefirot, faite qui est la Source supérieure appelée Source de la Votonté. Lorsqu’il parviendra [dans sa concentration] & la Source de la Volonté, sa volonté et les suppliques de son coeur seront exau-

cées. C'est ce qui est écrit : “Ouvre tes mains et rassasie tout vivant exprimant sa volonté” (Ps. 145:16). Ne lis pas “ta main” (yadékha) mais “ton yod” (yodékha), & savoir : lorsque Tu ouvres le secret du yod du Nom YHVH, qui est la Source de la Volonté, alors Tu accomplis la volonté de tout solliciteur. Tu apprends donc ceci : quand homme a besoin que son désir soit satisfait par YHVH, béni soitil, il lui faut intelliger les dix sefirot et attirer le désir et la volonté du haut vers le bas, jusqu’au terme de la “volonté” qui est le nom Adonay [= sefira Malkhout]. En conséquence de quoi les sefirot sont bénies par lui et lui est béni par les sefirot, c’est ce qui est marqué : “Quiconque bénira la Terre [= sefira Malkhout] sera béni par le Dieu de ’ Amen” (Es. 65:16). [...] Quiconque prie en se concen-

trant selon la méthode que nous avons dite, unit les sefirot et les

rapproche l'une de l'autre [...]. Celui qui se concentre doit se concentrer en pensée jusqu’a ce qu’il parvienne par une méditation parfaite auprés de la Source du désir qui est l’extrémité du yod, la Profondeur de la Pensée [...]. Réfléchis maintenant et congois combien est profonde la force de la priére et de quel lieu elle commence et jusqu’é quel lieu elle progresse comme en une chafne et se meut,

car grfce a la pritre faite convenablement, toutes les sefirot s’unissent et l’influx procéde de haut en bas, les étres supérieurs et infé-

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JOSEPH GIKATILA

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rieurs sont bénis par le biais de celui qui pric, sa pritre est donc agréée et il est aimé en haut et désiré en bas, ses besoins sont satisfaits et toutes les requétes de son coeur sont accomplies, parce qu’il est aimé de toutes les sefirot » (Cha’aré Orah, Varsovie, 1883, fol. 37b-38a).

Il ressort de ce texte que l’opération théurgique est réalisée grace 4 identification de la volonté individuelle de l’orant avec la volonté divine. Celle-ci traverse la totalité du plérome, depuis la premiére sefira, appelée Source de la Volonté (ou du désir), jusqu’a la derniére, la sefira Malkhout (le nom Adonay), qui est la manifestation finale de la Volonté dans ce cosmos supérieur. La prire correctement récitée réalise cette traversée par laquelle les sefirot s’unissent en recevant un flux nouveau de vie ontique qui les nourrit d’étre. La pritre agit parce qu’elle ne se réduit pas a une ré-

citation liturgique verbale. Elle est essentiellement un acte de la

pensée. Une expression du désir. Un élan de la volonté. Les «noms » sur lesquels la « concentration » (kavanah) doit se porter, ce sont les sefirot. Bien que chaque requéte particulitre implique la visée d’un nom ou sefira spécifique qui lui correspond, ce n’est 1a qu’un point de départ, car la totalité du plérome doit étre atteinte par la pensée active de l’orant qui s’éléve jusqu’au sommet des sefi-

rot, identifié par ce cabaliste au En Sof, I’Infini mystérieux, appelé

encore dans ce passage Profondeur de la Pensée et Source du désir.

Le caractére objectif et extérieur du plérome se confond visiblement avec le caractére subjectif et intérieur de la pensée de l'homme en priére. Le plérome est sans doute classé spatialement comme étant au-dessus, l’homme au-dessous, mais cette détermination spatiale et objective n’empéche pas certaines formules de donner le sentiment d’une présence du plérome divin a l’intérieur de la pensée de l'homme, aux différents échelons de son exercice, le bas et le haut paraissant étre comme les points de départ et d’aboutis-

sement du déroulement temporel de l’acte de pensée et de méditation sur les noms ou sefirot. Le texte ne fait état d’aucun affect éprouvé par l’orant, d’aucune émotion qu'il pourrait ressentir lors de l’élévation de sa pensée concentrée sur la divinité ; au contraire,

quand le mot amour apparait, il se réfere 4 ce qu’éprouvent les sefirot envers celui qui a réussi a les unir et a les remplir de la bénédiction d’en haut. Mais ce sentiment objectif que le cabaliste sait

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156

LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

que les sefirot €prouvent a son égard, n’est-il pas un affect qu'il ressent au fond de lui-méme ? N’est-il pas la projection extérieure d'un amour de soi que I’action théurgique menée a bien permet a l’orant d’acquérir ? Est-ce vraiment a l’extérieur de lui que se situe le monde divin ? Les catégories d’extériorité et d’intériorité sont-elles encore pertinentes ? Si le divin est répandu partout 4 des degrés d’in-

tensité variables, l’extérieur et l’intérieur ne sont plus des distinctions

absolues, il n’y a plus qu’un sujet unique qui est la divinité, agissant & lintérieur de l’individu humain et en dehors de lui. Quand "homme qui prie atteint la Source du désir, il entre en contact avec la source de son propre désir et sa visée initialement objective et extérieure finit par rejoindre le sujet actif qui est son point de départ. La « bénédiction » qui inonde tous les degrés du plérome ne s’arréte pas aux limites de celui-ci mais s’étend jusqu’a l’orant, a la fois acteur et sujet de ce

processus de restauration et d’amplification théurgique qui aboutit & l’exaucement désiré. Nous aurons l’occasion plus loin de détailler un aspect de ce type de priére personnelle. Mais il apparait dés 4 présent

que le saut qualitatif entre l'homme qui prie et le Dieu qui exauce la

priére est réalisé par l"homologie entre volonté humaine et volonté divine. Plus exactement, la prigre théurgique est l’instrument par lequel

deux réalités semblables mais au départ séparées (le désir humain et le désir divin), deviennent identiques et fusionnent, avec ceci de sin-

gulier, que le désir humain est la composante qui détermine l'identité et lui confére sa forme. Jeu subtil entre l’exaucement de I’aspiration essentielle du plérome divin — recevoir les influx de la Source primor-

diale — et l’exaucement du désir de l’orant — obtenir satisfaction auprés

de ce plérome constituant la forme révélée et accessible de cette

Source ineffable — c’est encore la catégorie de I’échange qui régit la relation entre l"homme et son Dieu. L’action théurgique est une tran-

saction. L’orant ne recherche pas la grace de son Seigneur. II est,

comme Lui, dépendant d’une Origine supérieure et il prie pour le bien de son Dieu autant que pour le sien propre. Il tente de bousculer les frontiéres entre les identités déterminées par les positions de l’étre en faisant de son désir le lien unissant ces éléments du plérome a leur Source, qui est aussi la source de son désir a lui. L’orant est le média-

teur actif entre le plérome divin et sa Source infinie ; le plérome est le médiateur passif entre sa Source infinie et l’orant ; la Source infinie est

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ZOHAR

157

le médiateur neutre entre le plérome et l’orant. Chaque terme est une

médiation pour les deux autres. Les trois plans de la transaction théur-

gique (l’Homme, le Plérome, !’Origine) ne sont donc pas des fins en

telation d’altérité les unes vis-a-vis des autres. Ils forment une triade de médiations intégrées, ou, en d’autres mots, un systéme triangulaire ordonné de pures relations. R. Joseph Gikatila a porté les notions et les motifs de la cabale a un haut degré de systématisation ; davantage que ses contemporains de Castille, il s’est efforcé de mettre en évidence la rigoureuse cohérence des relations entre les symboles divins,

les noms, les lettres et les versets de I’Ecriture. Son ceuvre principale,

le Cha’aré Orah (Les Portes de la Lumiére), a été longtemps prise

pour un manuel didactique destiné aux débutants, une sorte de caté-

chisme de la cabale théosophique, comme on I’a souvent dit. Etudiée

de plus pres, elle apparait comme l’expression aigué d’une pensée ma-

niant avec une égale souplesse les idées les plus abstraites et les réali-

tés psychologiques ou physiques les plus concrétes. En cela, ce livre est, par sa composition et ses qualités intrinséques, trés proche du

Zohar, moins cependant que les écrits de R. Moise de Léon que nous avons examinés plus haut. Les exposés de ce cabaliste ont été développés et enrichis dans le Zohar (le Livre de la Splendeur). Bien que les idées soient fonciérement les mémes, I’insistance se déplace. Dans un des passages du Zohar traitant de la récitation rituelle du Chéma’, le motif de

lunion des péles masculin et féminin du plérome, qui apparait assez

furtivement chez R. Moise de Léon, occupe la place d’honneur. Autour de ce schéme, le désir devient le moteur des réalisations

théurgiques, qui franchissent le monde des sefirot et parviennent jusqu’a I'Infini ineffable, le En Sof ou Deus absconditus, inaccessible par la pensée, mais on le voit, accessible par le désir : « “Ecoute Israél” : ici la Femme [= Chekhina] est incluse dans

son Epoux [= Tiferet]. Et aprés que l'un a été inclus dans l’autre en

une totalité, il faut alors unir les organes [= sefirot] et joindre ensemble les deux Tabernacles [= Binah et Malkhout] dans tous les organes par le désir du coeur, pour s’élever dans l’adhésion & En Sof, de sorte que tout adhére 1a et que les étres supérieurs et inférieurs aient un méme désir ; [...] afin d’inclure tous les organes [= sefirot] dans le lieu d’oi ils sont sortis, qui est le Palais intérieur [= Binah], pour que les choses retournent a leur place, a leur principe, a leur

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LA PRIBRE DANS L’ECOLE DU ZOHAR fondement, a leur racine, jusqu’au lieu qui est la racine de IAlliance [= Hokhmab]. [...] “Un” : pour unir de 14 [de Malkhout} et au-dessus tout ensemble, pour élever le désir en sorte que tout se lie d’un

méme lien, en élevant son désir avec crainte et amour [a-haut, la-

haut, jusqu’a En Sof’. Il ne faut relacher le désir d’aucun degré et d’aucun organe, mais il faut élever son désir en eux tous pour les attacher [les uns aux autres}, pour faire de tout un seul lien dans le En

Sof » (Zohar II, 216a-b).

Dans la formule du Chéma’ : « Ecoute Israél, YHVH notre Dieu,

YHVH est un », la récitation de la clause introductive opére l’union de la Femme, la Chekhina ou sefira Malkhout, a « Israé] », symbole

de la sefira Tiferet, l'Epoux divin. La présente exégése de ce verset du Deutéronome suppose que chaque mot, doté d’une signification symbolique, se référe 4 une phase déterminée de l’unification de la pléni-

tude divine. L’union des dimensions masculine et féminine, présentée

sous la forme d’une union conjugale, est la toute premiére opération théurgique. Elle est suivie par celle des sefirot Malkhout et Binah, aux deux extrémités dans I’axe des émanations. Par cette union, la totalité des sefirot, représentées comme les organes d’un méme corps, se conjoignent et fusionnent. Le désir du cabaliste s’introduit en quelque sorte dans le corps du plérome et le fait tendre, tout en l’unifiant, vers le En Sof. Le retour de toutes les Emanations sefirotiques

dans leur source d’oi elles se sont déployées, dans la sefira Binah et au-dela d’elle dans !a sefira Hokhmah, est une sorte de retour dans le

giron parental ; dans la matrice de la Mére (la sefira Binah) et dans la source séminale du Pére (la sefira Hokhmah), appelée a dessein dans ce passage « racine de !’Alliance », désignation de l’origine phallique, 5. La source du Zohar est un texte de R. Azriel de Gérone, qui explique & propos de la récitation du Chéma’: « Il te faut savoir & propos de l’unification (yihoud) que, quand I"homme évoque des noms et de multiples choses, il doit veiller & unifier le tout jusqu’a En Sof, pour faire connattre qu’i! est la cause de tout et que tout procéde

de lui, afin que, lors de l’évocation des noms, n'apparaissent aucune séparation ni coupure dans le monde. Car de méme que les branches de l’arbre sont nombreuses et que toutes Emergent du tronc central, lorsque tu y réfléchis, [sortant] l'une de Pautre et celle-ci de celle-la, ainsi en est-il en ce qui concerne l'unification » (Sod

Qiryat Chéma’ lé-rabbi Ezra, éd. Scholem, « Nouveaux fragments des écrits de R. Azriel de Gérone », (en hébreu), dans Sefer Zikkaron lé-Acher Gulak ve-lé-Chmuel Klein, Jérusalem, 1942, p. 222).

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ZOHAR

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selon la terminologie symbolique en vigueur dans le Zohar. L'opé-

ration d’union s’effectue de bas en haut comme une ascension et

une régression de la structure déployée du divin vers ses lieux origi-

naires de plus en plus élevés et de plus en plus proches de |'Un. Le désir du théurge s’identifie au désir liant les organes de la structure du plérome en s’y projetant et en s’y agglomérant. Le désir joue ici un réle similaire 4 celui que jouait l’offrande dans les enseignements de I’école provengale. En récitant le Chéma’ avec la concentration requise, le cabaliste s’insére, 4 travers son désir, dans le cosmos divin, qu’il contribue a unifier en le reconduisant par étape jusque dans I’Infini. Origine primordiale et ineffable, celui-ci correspond & l’'Un des néoplatoniciens. L’unité du Dieu manifesté est restaurée par la régression de celui-ci 4 |’état d’indifférentiation au sein de Yabime sans limite d’od tout procéde. La chaine des existants devient une corde tendue et tous les anneaux tendent & se confondre dans I’Infini. Le désir qui fait tendre toutes les sefirot vers ’Infini déstructure la hiérarchie des émanations et les aligne sur un méme plan et au méme niveau. II n’est pas question, comme dans le texte de R. Moise de Léon, d’amplifier les épanchements issus de la sefira Binah pour que l’unification se réalise par un mouvement descendant. L’opération théurgique décrite dans ces lignes n’est pas amplificatrice. Elle est attractrice : elle vise, par l’exercice du désir accompagnant |’énonciation de la formule rituelle, 4 faire remonter

le plérome constituant les dimensions du Dieu manifesté vers son point d’origine. L’attraction est ici une poussée exercée par le désir. D’une certaine facon, le désir se situe d’emblée a la hauteur de l'Infini et partage un méme régime que lui. On ne prendrait pas de grands risques en affirmant que, dans ce texte, le désir est implicitement identifié 4 I'Infini : insaisissable, sans limite, & la fois en homme et la divinité, il est seul capable de tirer les sefirot pour qu’elles remontent vers leur source mystérieuse oi elles sont absolument unes. Méme si la poussée s’effectue de bas en haut, c’est grace a la fonction attractrice du désir, 4 la tension vers le haut qu’il imprime aux organes du plérome que I’ascension se produit et

qu’elle se poursuit jusqu’a son « terme », qui est le En Sof. La ressemblance entre désir et Infini, qui aboutit 4 leur quasi-identification, n’est pas morphologique, elle se situe précisément au-dela des

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

formes : le désir comme |’Infini traverse les formes, transcende les

distinctions et franchit les fronti@res entre les étres. La place centrale qu’occupe le désir dans la vision zoharique de la priére est mise en évidence dans une longue série de textes. Selon

l'un d’eux, le désir suscite un mouvement descendant des influx et

des dimensions divines. Voici d’abord une peinture de l’émergence de ce désir qui envahit progressivement la personne de l’orant pour attirer ensuite auprés d’elle la présence béatifique de la divinité, la Chekhina : « Viens et vois : au moment oi l'homme place son désir dans le culte de son Seigneur, ce désir monte d’abord dans le coeur, qui est le pilier et le fondement du corps tout entier. Ensuite ce bon désir s’éléve dans tous les organes du corps. Enfin le désir de tous les organes du corps et le désir du coeur s’unissent et attirent vers eux la splendeur de la Chekhina pour qu’elle demeure auprés d’eux. Cet homme est le partage du Saint béni soit-il » (II, 198b).

L’association de l’organe le plus noble, si¢ge de la pensée et des émotions, avec l'ensemble des autres organes du corps, donne au désir une force capable d’attirer la présence divine. Le désir semble n’avoir pas d’origine propre dans le corps de l’orant puisqu’il envahit peu a peu tous ses membres. Sa source est certainement I’Ame de l’homme qui aspire a la proximité de son Seigneur et qui émet un influx spirituel, le désir, en direction de son enveloppe matérielle qu’il submerge et qu’il déborde pour atteindre enfin son but. D’autres passages précisent la cible du désir au sein du plérome : « Tout homme qui présente une supplique au Roi doit concen-

trer sa pensée et son désir sur la Racine de toutes les racines afin

d’attirer des bénédictions depuis la Profondeur du Puits [= Binah], pour faire s’épancher des bénédictions de la Source de tout. [...] Celui qui récite sa pritre doit concentrer son coeur et son désir pour tirer des bénédictions de la Profondeur de tout, afin que sa priere

soit agréée et que sa volonté soit faite » (II, 63a-b).

La « Racine de toutes les racines », qui désigne le plus haut degré du monde de 1’émanation, est le péle ultime de la pensée et du désir de l’orant, mais I’attraction des « bénédictions », 4 savoir des épanchements divins, procéde a partir de la « Profondeur du Puits », la

sefira Binah, qui est le premier échelon supérieur du plérome & étre

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ZOHAR

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en contact direct avec les sept sefirot inférieures, elle est la source qui les alimente d’ influx ontiques. Elle-méme regoit les épanchements qu’elle rec@le de !a sefira Hokhmah, avec laquelle elle forme un couple. Appelées Pére et Mére, les sefirot Hokhmah et Binah constituent l’origine de la procession des sefirot dépeinte comme un processus d’engendrement et de naissance. La pri¢re correctement orientée permet une sorte de nouvel engendrement des éléments du

plérome divin, qui sont régénérés par les influx qu’ils regoivent de leurs parents primordiaux :

« Viens et vois : tout désir et tout coeur par lesquels I’homme de-

mande que des bénédictions se déversent de haut en bas, visent &

unir le Nom sacré. II priera, dans sa pri¢re adressée au Saint béni soit-il, avec désir et intention du cour, pour les attirer depuis le Fleuve profond [...] car la-bas est la Profondeur de tout [= Binah] parmi les Profondeurs sublimes, qui sont l’origine supérieure od Pére et Mére s’accouplent » (III, 26a).

La totalité de la plénitude divine, dénommée ici aussi « Nom

sacré », retrouve son unité grace a la priére qui assure le remplissement ontologique de ce cosmos supracéleste par les bénédictions ou influx qui se déversent de la sefira Binah, la Mére, qui elle-méme les regoit de la sefira Hokhmah, le Pére. L’union de ces deux sefirot est constante, ce n’est pas la priére qui est censée la provoquer. Celle-cise contente, si l’on peut dire, de tirer ces influx de la Mére. La fonction

attractrice des pritres est aussi celle des bénédictions en général :

« Par les bénédictions que Il’homme adresse au Saint béni soit-il,

il arrive a faire s’épancher la vie de la Source de vie en direction du Nom sacré du Saint béni soit-il et de faire se déverser sur lui l’onction d’en haut. [...] Et ces bénédictions, "homme les fait se déverser dans ces choses depuis la Source supérieure, et tous les degrés et les sources sont bénis et ils se remplissent pour se déverser sur tous les mondes et tous sont bénis ensemble » (III, 270b-271a).

La « vie » dont il s’agit dans ce texte et d’autres semblables, est la vie divine au sens d’une réalité ontologique dynamique, personnelle et impersonnelle & la fois, elle est une désignation des épanchements

issus de la Source de vie, la sefira Binah ou la sefira Hokhmah. Mais la

théurgie attractrice a plusieurs formes. Elle ne vise pas seulement I’attraction d’influx. Elle vise aussi la descente de la derniére dimension

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162

LA PRIERE DANS L'ECOLE DU ZOHAR

du plérome, la Chekhina. Attraction qui est présentée comme un vé-

ritable arrachement et comme une sorte de rapt :

« Bien que {la Chekhina] soit sous les ailes de sa Mére [= Binah],

Elle dresse la téte et se tourne vers le murmure des voix [de la

priére] et Elle s’envole vers [les Israélites] en quittant les ailes de la Mére. Quand les Israélites la saisissent ils s’accrochent a Elle, lui murmurent [des paroles} et I'attachent par des liens pour qu'elle ne s’envole ni ne parte [...]. Tandis qu’Elle est liée entre leurs mains, ils

chuchotent avec leurs voix et Elle pépie avec eux et s’envole dans

les hauteurs puis redescend » (III, 254a-b).

La priére est apparentée ici & une tentative de séduction de la divinité. Il s’agit de l’attirer hors du giron de la Mére et de la prendre au filet, les « liens » dont il est question étant les laniéres des tefilin,

les phylactéres rituels de la pri¢re juive. D’autres textes dépeignent la fonction théurgique de la pritre en termes de préparatifs nup-

tiaux. Ceux-ci visent 4 parer la Chekhina et ses suivantes, les puis-

sances angéliques, de leurs plus beaux atours, pour qu’elle s’unisse

enfin a l’Epoux, la sefira Tiferet :

« Celui qui craint son Maitre et concentre son cccur et son désir dans la pritre, opére la restauration de Il’en haut [...]. Au début, par

les chants et les louanges que les anges du Trés-Haut disent en haut, et par l’arrangement des louanges que les Israélites disent en bas, Elle se pare et s’embellit de ses bijoux comme une femme qui se

pare pour son époux. Par le rituel de la priére, par la restauration de la priére [récitée] assis, ils embellissent ses jeunes suivantes et tous [ses anges], qui tous se parent en méme temps qu’Elle. Aprés que

tout a été restauré et organisé, lorsqu’on arrive aux mots “Vrai et

solide”, tout est réparé, Elle et ses jeunes suivantes, si bien que

lorsqu’on arrive a “Libérateur d’Israél”, tout doit alors se tenir adé-

quatement debout, parce que, quand I’homme arrive a “Vrai et solide”, et que tout est fin prét, les jeunes suivantes La portent et Elle

se transporte vers le Roi d’en haut » (II, 200b).

Les récitatifs liturgiques précédant la pri¢re proprement dite ou ‘Amidah, chantés en position assise et parallélement aux chants des anges, ont pour fonction de parer la Chekhina et ses suivantes pour ses

noces avec son Epoux, la sefira Tiferet appelée « Roi d’en haut ». La

hiérogamie annoncée ne s’effectue vraiment que pendant la priére principale, récitée debout. Voici comment ce mariage sacré est décrit :

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ZOHAR

163 « Quand on parvienta “Libérateur d’Israt!”, aussit6t le saint Roi d’en haut se déplace dans ses degrés et part & la rencontre [de la Chekhina] ; quant a nous, a cause du Roi d’en haut nous devons nous tenir debout avec crainte et tremblement, car alors Il étend Sa droite [= Hessed] en sa direction, puis Sa gauche (= Guevourah] qu’Tl place sous Sa téte, ensuite tous deux s’enlacent en un baiser — ce sont les trois premiéres bénédictions [de la pritre]. Il faut que l’homme place son coeur et son désir et se concentre dans toutes ces restaurations et

ces arrangements de la pri¢re : sa bouche, son coeur et son désir réunis. Maintenant que le Roi d’en haut et la Reine sont unis dans la joie par ces baisers, celui qui a besoin de formuler une supplique qu'il le fasse,

car c’est alors un moment d’exaucement » (II, 200a).

Un verset du Cantique des Cantiques, souvent utilisé dans le Zohar,

«sa gauche est sous ma téte et sa droite m’étreint » (8:3), énonce

Pétape hiérogamique franchie lors de la récitation des trois premi¢res bénédictions de la pri¢re principale. Les bras droit et gauche, symboles des sefirot Hessed et Guevourah, se joignent d’abord & la Chekhina, puis celle-ci et la sefira Tiferet, le Roi, s’enlacent et échangent des baisers. Cet instant de grace, d’harmonie au sein du plérome, est propice aux suppliques des hommes. L’union hiérogamique proprement dite n’a lieu que lors des bénédictions suivantes. L’organe de cette union, lasefira Yessod qui joint la sefira Tiferet a la sefira Malkhout, appelée le Juste, intervient 4 son tour : « Lorsqu’on arrive a “Libérateur d'Israél”, et qu’on a joint la li-

bération a la priére, [...] le Juste s’éveille pour se réunir au lieu qu’il faut, avec amour, affection, joie et désir, et tous les organes se conjoignent en un baiser les uns aux autres, supérieurs et inférieurs, et tous les luminaires s’illuminent et s’embrasent, et tous tiennent en

une union intime par ce Juste appelé “bien” [...] et il les réunit tous en une conjonction étroite » (II, 128b).

La jonction de la « libération et de la pritre » désigne le continuum liturgique que doivent former deux récitatifs distincts, dont le premier doit immédiatement précéder l'autre selon les normes rituelles instaurées A une époque ancienne. Mais cette jonction a une signification symbolique et par la une fonction théurgique importante : la sefira Yessod, le Juste, est le « libérateur d’Israél » tandis que la « priére » est la sefira Malkhout, la Chekhina. L’orant, en respectant les conventions liturgiques fixées par les anciens, met en contact la sefira Yessod et la

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LA PRIERE DANS

L'ECOLE DU

ZOHAR

sefira Malkhout (préparée a cette rencontre par les hymnes et les récitatifs précédents) et ce contact provoque un « éveil » du Juste : la sefira Yessod ayant la fonction d’un phallus au sein du plérome

anthropomorphe, le Zohar fait discrétement allusion a l’érection qui

va permettre l’accouplement. Ce Juste ithyphallique appelé « bien » est le grand unificateur du plérome, il resserre les liens de toutes ses composantes en exergant une tension qui s’étend a elles toutes. Par la pritre qui suit, la ‘Amidah, les différentes phases de la hiérogamie seront franchies une a une, du baiser a I’étreinte et de cette dernitre enfin 4 la copulation, symbole de Iunion pleine et entire des dimensions du Dieu manifesté. Bien que cette unité restaurée soit un bien pour la création dans son ensemble, puisqu’elle assure la surabondance des €panchements divins, un texte du Zohar atteste d’une certaine anxiété ressentie

par l’homme face 4 une réunification du cosmos divin qui risquerait de se faire 4 ses dépens :

« Test écrit : “Mais toi YHVH ne t’éloigne pas, ma biche & mon secours hfte-toi” (Ps. 22:20). Le roi David dit cela quand il apprétait et arrangeait les louanges du Roi, afin de réunir le Soleil [= Tiferet] & la Lune [= Malkhout]. Lorsqu’il apprétait et arrangeait Ses louanges pour qu’ils s’unissent, il disait : “Mais toi YHVH ne t’éloigne pas”. “Mais toi YHVH” : secret de l'union intime sans séparation. “Ne t’éloigne pas” : lorsqu'Elle s’éléve pour se couronner en son Epoux, et que tout est dans le monde d’en haut [= Binah], de 1a Il aspire & monter vers le En Sof, de sorte que tout se lie la-haut, !a-haut ; & cause de

quoi : “Ne t’éloigne pas”, en t’élevant loin de nous et en nous abandonnant. Pour cette raison, les Israélites doivent s’‘impliquer a l’intérieur du rituel de louanges et s’attacher a eux [= Tiferet et Malkhout] d’en bas, de telle fagon que, si cette Gloire cherche & se retirer, les Israélites en bas la saisissent et s’y accrochent et ne la laissent pas s’éloigner d’eux. Aussi la priére est-elle récitée en chuchotant, a lexemple de quelqu’un qui parle en secret avec le roi : tant qu’il parle en secret avec lui, il ne s’éloigne aucunement de lui. “Ma biche” : de méme que la biche et la gazelle s’en vont et s’éloignent et reviennent aussit6t 4 l’endroit qu’elles venaient de quitter, ainsi le Saint béni soitil : bien qu’ll s*éléve 1a-haut, la-haut, dans le En Sof, aussit6t Il retourne asa place. Pour quelle raison ? Parce qu’en bas, les Israélites sont accrochés & Lui et ne Le laissent pas se dérober et s’éloigner d’eux. En conséquence : “Ma biche & mon secours hAte-toi”. C’est pourquoi

nous devons nous accrocher au Saint béni soit-il et étre attachés & Lui,

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ZOHAR

165 tel quelqu’un qui tire [sur une corde] de haut en bas, pour que Phomme ne soit pas abandonné de Lui ne serait-ce qu’un instant. Ainsi, en joignant la “libération” [= Yessod] a la “pritre” [= Malkhout], il faut nous accrocher a Lui et nous entretenir avec Lui

en chuchotant, confidentiellement, pour qu’ll ne s’éloigne pas de nous et que nous ne soyons pas abandonnés de Lui » (II, 138b).

L’union des sefirot Malkhout et Tiferet, qui induit l’unification de la totalité du monde divin, provoque I’ascension de la sefira

Tiferet, l’Epoux, et de la sefira Malkhout, I"Epouse, vers leur Mere,

la sefira Binah. Ce retour du couple divin au sein de la matrice d’ou il a émergé, le « monde d’en haut », est suivi par un mouvement ascensionnel de la sefira Tiferet, qui est aussi l’axe central du plérome, par lequel elle vise 4 rejoindre le En Sof, l’Infini ineffable. Ce qui revient 4 un retour du Deus revelatus au sein du Deus absconditus,

donc a une apothéose de l’unité divine, risquerait de signifier la cessation de toute relation entre la communauté des orants, Israél, et

son Dieu, par un éloignement de ce dernier, une résorption dans son infinité inaccessible. Pour conjurer cette menace, la priére doit

étre énoncée a voix basse, sur le ton de la confidence, ce qui établit

une relation d’intimité empéchant une distanciation des confidents. La régle de la récitation silencieuse de la priére principale n'est certes pas une innovation du Zohar, mais au lieu d’étre un signe de la distance qui sépare I’humble créature du Dieu dont la louange ne peut méme pas étre formulée 4 voix haute, comme c’est le cas dans Pinterprétation de cette pratique par la tradition rabbinique et par Maimonide, elle est ici le signe d’une intimité obligeant les partenaires & une proximité que méme |’ascension de la divinité vers l'Infini ne peut rompre. Elle crée une chaine qui fait que toute ascension ne peut se traduire par un éloignement. La priére théurgique visant I’unification intégrale du monde divin, la restauration de la plénitude du contact des sefirot avec l’Infini, comprend son

propre risque et son propre reméde.

Mais par quoi l’unité qui doit étre sans cesse restaurée a-t-elle été brisée ? De nombreux textes du Zohar se référent a la rupture d’unité provoquée par la destruction du Temple de Jérusalem et par l’exil. Mais ce n’est 14 qu'une traduction événementielle de la rupture plus essentielle qui s’est produite a l’origine des temps, avec le

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

péché du premier couple humain, tel que le congoit le Zohar. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de sa doctrine de la faute primitive. Il suffit de savoir que celle-ci a entrainé un trouble dans !’harmonie supracéleste qui se répercute de génération en génération. Si ce trouble est constamment réparé par les héros de l’histoire sainte, il est tout aussi inlassablement réactivé par les grands impies successifs. Jusqu’a l’Epoque finale de la Rédemption, la lutte métaphysique entre les impies qui portent atteinte 4 l’unité divine et les justes qui la restaurent sans répit se poursuit 4 travers les péripéties de I’histoire mais aussi et surtout 4 travers les actes quotidiens du culte et les pritres dont la pratique incombe a chacun. La doctrine du culte théurgique permet une héroisation de la pratique la plus coutumiére et de ceux qui l’observent avec constance. Pouvant devenir un facteur essentiel de l’unité divine et de l’harmonie de I’univers, le simple fidéle peut s’identifier aux plus hautes figures des justes et des sauveurs de l’histoire d’Israél. Disposant des critéres pratiques qui lui permettent de devenir un chafnon de l’histoire du salut, ainsi que des théories qui leur sont attachées, le fidéle accéde a une identité souveraine, et cela en dépit de sa situation sociale

personnelle et de la situation historique et politique de sa communauté. Le Zohar a libéré des possibilités inoufes pour l’ensemble des

Juifs, en valorisant le culte ordinaire comme nul n’avait su le faire

avant lui. Popularisant le corps des doctrines de la cabale, il a anobli du méme coup les pratiques religieuses populaires au point de devenir un livre de référence et d’autorité pour tous, au-dela des

cercles assez restreints de cabalistes. Apres le Zohar proprement dit, un ouvrage qui fait partie de ce qu’il est convenu d’appeler le corpus zoharique, et qui en est une strate plus tardive, trés probablement d’origine espagnole, a exercé

une influence considérable sur les développements ultérieurs de la

cabale en ce qui concerne la fonction théurgique des priéres. Le Tiqouné ha-Zohar, écrit au début du x1v° siécle, use d’accents nou-

veaux pour traiter de cette question tout en remaniant et en réélaborant des schémes que le Zohar avait développés auparavant. Un de ses apports les plus originaux est sa conception de l’élévation de la Chekhina ou Présence divine grace a la priére. Afin de réunir cette dimension féminine du Dieu manifesté & la dimension mascu-

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TIQOUNE HA-ZOHAR

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line, la sefira Tiferet, il faut la faire monter dans les hauteurs en sa

direction. Cette idée a sa source dans les midrachim et les écrits ap-

partenant a la littérature des Palais, qui décrivent l’ascension des

pritres comme celle d’une couronne que les Israélites font monter

sur la téte du Roi *. Pour le Tiqouné ha-Zohar, tributaire également

des piétistes judéo-rhénans des xir et xu siécles, en particulier des

écrits de R. Eléazar de Worms, cette couronne est la Chekhina qui,

suivant le mouvement ascensionnel des priéres qui l’emporte dans

leur course, monte auprés du Roi (la sefira Tiferet) et s’unit a lui.

Les pritres visent donc la restauration de la syzygie entre les péles

masculin et féminin du plérome, interrompue par la destruction du Temple de Jérusaiem et l’exil. L’élévation des paroles de la priére, regues d’abord et transportées par la faune angélique du ciel, pro-

voque la remontée de la Chekhina, qui est identifiée au sacrifice offert par les hommes et montant, de l’autel des lévres des orants, vers

le Roi divin. Voici un extrait d’un long exposé consacré a ce sujet :

« Rabbi Siméon intervint et dit : Heureux qui prie en sachant éle-

ver son désir dans les hauteurs. Sa bouche émet des noms et ses [dix] doigts (levés] écrivent des secrets. Quand les noms montent de sa bouche, de nombreux oiseaux ouvrent en haut leurs ailes pour les recevoir et de nombreux animaux du Char [céleste] se pressent auprés d’eux pour les transporter. A plus forte raison si la Chekhina, établie dans sa prire, monte vers le Saint béni soit-il. Le secret de la chose : “Si tu es couché entre les lévres” (Ps. 68:14). Ne lis pas

“si” (im) mais “mére” (ém). Heureux qui I’éléve dans les hauteurs

vers son Epoux par la prire qu’il récite avec ses lévres. [...] Heureux

qui ne retarde pas la montée de la Reine vers le Roi ; la pritre de quiconque, coutumiére en sa bouche sans retard, précipite la Reine vers le Roi. Malheur aux hommes dont le coeur et les yeux sont bou-

chés, a ceux qui ne s’efforcent pas de connaitre la gloire de leur Seigneur et de lui faire agréer sa Chekhina par des supplications et

des apaisements, afin de Le faire descendre vers la Chekhina, et & plus forte raison d’éveiller en Lui l'amour pour Elle. C'est ce qui a

été institué [par les sages dans la liturgie du matin] : “Celui qui choi-

sit le peuple d’Israé! a cause de l'amour”. Lorsqu’ils se tiennent debout devant Lui [& l'heure de la pritre principale], ils doivent étre devant Lui avec crainte [= la Chekhina]. Heureux les Israélites qui

6. Voir supra, p. 58, et infra, p. 612.

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LA PRIBRE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

savent apaiser leur Créateur comme il faut et réunir dans leur bouche et pendant leurs pritres ces deux noms : YAHDONHY, car a ce moment : “Tu appelleras alors (az) et YHVH répondra” (Es. 58:9). [...] C'est le secret de : “Qui est celle qui monte (‘olah)” (Cant. 3:6), car Elle est l’offrande du Saint béni soit-il ; en effet, la Chekhina est son

offrande. C’est pourquoi [les sages] ont institué la prigre en tant que sacrifice. “Elle est I"holocauste (‘olah)” (Lév. 6:2), 'holocauste certes ! Heureux qui la fait monter vers Lui convenablement, car il demande

pour Elle : “Qui est celle qui monte” [= qui la fait monter] ; “monte” (‘olah) bien sOr [comme holocauste]. “Du désert” (Cant. 3:6) : du “désert”, évidemment, car le Saint béni soit-il considére sa bouche comme

la montagne du Sinal, et pour cette raison : “Qui est celle qui monte du désert, etc.” [...]. Mais sila Chekhina ne monte pas en offrande vers le Saint béni soit-il lors de la pritre, alors un chien descend pour dévorer son sacrifice. Malheur 4 cet homme, il aurait mieux valu pour lui ne

pas étre créé en ce monde [...]. Lorsque la Chekhina monte par la

ptire, maints animaux du Char, maintes roues du Tréne s’excitent aupres d’Elle en chantant avec joie et toutes leurs ailes sont déployées pour la recevoir, ainsi qu’un verset l’explique : “Leurs faces et leurs

ailes tendues vers le haut” (Fz. 1:11). Lorsqu’Elle monte, Elle monte comme une colombe, lorsqu’Elle descend, Elle descend comme un aigle, car Elle est la Maitresse qui ne redoute aucun oiseau au monde. Et Elle descend munie de nombreuses victuailles pour ses enfants,

comme il est marqué : “Tel un aigle excitant sa nichée, planant au-des-

sus de ses petits” (Deut. 32:11). Qui sont “ses petits” ? Ce sont les Israélites qui sont comme des oisillons qui la sifflent 4 travers les multiples gazouillis de la prire, et Elle descend vers eux. A chacun Elle

fait descendre la nourriture qui lui convient. A celui-ci Elle fait des-

cendre la nourriture de la Torah, qui est la nourriture de I’Ame, a celui1a Elle fait descendre la nourriture du corps ~ a chacun selon son désir » (Tiqouné ha-Zohar, tiqgoun 21, éd. Margaliot, fol. 44b-45b).

Pendant que la bouche de l’orant prononce les mots de la priére,

considérés comme autant de combinaisons de noms divins, les dix

doigts levés se rapportent aux dix sefirot, exprimant ainsi les secrets du plérome’, comme s’ils les écrivaient. Les « oiseaux » et autres

7. Sur ce motif, voir supra, p. 95 et cf. Zohar II, 57a : « Lorsqu’un homme éléve sa main lors de la priére, il se concentre sur I’en haut par ses doigts, comme il est écrit : “Quand Moise levait la main, Israé! l"emportait” (Ex. 17:11), en effet tout dépend de

la Droite, et il est marqué : “Aaron éleva ses mains” (Lév. 9:22), or l’écriture défec-

tueuse [du mot “mains” indique que la main droite prend le dessus}, alors il se

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TIQOUNE HA-ZOHAR

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étres célestes transportent les mots énoncés vers les sefirot. Le verset cité des Psaumes fait l’objet d’une exégése cabalistique typique : la Chekhina est la « mére » divine des Israélites, elle est « couchée »

entre les lévres, 4 savoir elle est présente dans la priére qui est orientée vers elle, ou mieux encore, elle est la pri¢ére méme.

La

priére identifiée 4 la Chekhina, quand elle n’est pas retardée par une oraison baclée, monte vite rejoindre le Roi, la sefira Tiferet. Le but des priéres doit étre d’éveiller l'amour du Roi envers la Reine - de la sefira Tiferet pour la sefira Malkhout -, et c’est ce qu’un énoncé de la liturgie quotidienne, interprété dans un sens conforme aux exigences du contexte théurgique, signifie. Les Israélites doivent se tenir en priére, lors de la ‘Amidah,

en présentant

la

Chekhina au Roi, ce que la formule « étre devant Lui avec crainte » exprime de facon allusive. Les deux noms divins, YHVH et

Adonay, qui sont les désignations respectives des sefirot Tiferet et Malkhout, doivent étre réunis et entrelacés dans la bouche des

orants de facgon a former un nom unique, symbole de l’union syzy-

gique de ces deux sefirot. Par ce moyen, l’exaucement est assuré, ce qu’un verset d’Esaie, lu par le cabaliste, révéle : quand I’orant fait

appel aux huit lettres constituant les deux noms divins précités que

le mot az représente en vertu de sa valeur numérique qui est huit, « Et YHVH », a savoir les sefirot Tiferet et Malkhout réunies, répondent aux requétes. Pour le cabaliste, le verset du Cantique des Cantiques se référe a la Chekhina quand il parle de « celle (zot) qui

monte du désert ». Le verbe monter, a la troisitme personne, est le méme que le mot que nous traduisons par holocauste. La Chekhina,

zot, est donc un holocauste, une offrande apportée au Saint béni

soit-il, la sefira Tiferet, 4 laquelle elle est donnée en mariage. Priére et sacrifice sont interchangeables parce qu’ils ont la méme fonction :

concentra pour bénir I’en haut » (II, 57a). I. Tishby explique : « En levant les mains il faut concentrer sur les dix doigts l'union des dix sefirot mais il convient d’abord d'élever la main droite afin d’atténuer le jugement en faisant prédominer la droite sur la gauche » (Michnat ha-Zohar, Il, p. 341). Voir aussi un texte de R. Joseph de

Hamadan : « A propos du prétre : lorsqu’il étendait ses doigts vis-a-vis des dix sefirot, entre chaque doigt s’établissait la bénédiction venant de chaque sefira » (Sefer

Ta’amé ha-Mitsvot, éd. M. Meier, U. M. I., 1974, p. 107). CE. infra, p. 464.

Saeeany (OC gle

Original from

INDIANA UNIVERSITY

ail

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

réunir la Chekhina 4 Tiferet. Le mot midbar est pris dans deux sens : il désigne le désert du Sinai et la parole (dibour) de la priére. Les lévres qui prient en faisant monter la Chekhina comme une offrande sont comparées 4 la montagne du Sinai. « Celle qui monte du désert » est donc la Chekhina qui s’éléve, tel un holocauste, de la bouche de l’orant, qui est le « désert » ou la montagne du Sinaf d’od est proférée la parole divine. Mais si la pritre n’est pas Enoncée avec le recueillement nécessaire a cette opération théurgique, elle devient la proie de l’Autre cété, le domaine du mal, représenté par un chien dévorant le sacrifice a la place de son vrai destinataire. Au lieu d’étre une offrande adressée au Saint béni soit-il, la Chekhina

~ a travers la pritre bAclée — est absorbée par le cété impur et le nourrit par force de ses influx. Mais quand elle monte avec la priére, la Chekhina est fétée par les anges et les multiples puissances célestes - scene présentée plus haut a propos de Il’accueil fait aux noms divins énoncés dans Ia liturgie. Ces entités célestes ont les ailes tendues vers le haut, signe de I’ascension de la Chekhina et de ses noces prochaines avec le Roi. L’image de la colombe connote Vidée d’humilité et de fragilité, qui sont les caractéres de la Chekhina montant rejoindre son Epoux. L’image de !’aigle renvoie a la force et & la bravoure qui caractérisent la Chekhina quand elle descend ici-bas aprés s’étre unie a la sefira Tiferet et en avoir retiré une puissance renouvelée. Elle ne craint plus alors les puissances démoniaques, les « oiseaux », qui cherchent a s’emparer d’elle. Elle peut alors nourrir ses « petits », les Israélites, qui savent la « siffler » et l’attirer 4 eux par la priére. Elle distribue a chacun ce qui lui convient : nourriture de I’4me ou nourriture du corps. Quand la Chekhina a rejoint son Epoux et qu’ils sont tous deux préts 4 s’unir, l'homme qui prie doit veiller 4 ce qu’aucun écran ne s’interpose entre les partenaires de la hiérogamie, pour que leur intimité ne soit pas troublée et qu'ainsi, leur « nudité », condition de leur totale union, soit parfaitement réalisée : « Au moment od Elle se défait de ses vétements, Elle s’unit avec son Epoux en un contact charnel [...]. Telle est en effet la manitre dont mile et femelle s’unissent en un contact charnel, et c’est la le processus d’adhésion de !unification d’en haut, impliquant que rien ne s’interpose. [...] C'est pourquoi les maftres de la Michnah [cf. Berakhot 5b]

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TIQOUNE HA-ZOHAR

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ont enseigné : Lorsque Il’homme prie et unit le Saint béni soit-il & sa

Chekhina, il faut que rien ne s’interpose entre lui et le mur - sa

Chekhina — pour qu’il ne se forme aucune séparation ni coupure entre

le Saint béni soit-il et sa Chekhina. C’est le secret du verset : “IIs étaient tous les deux nus, "homme et sa femme” (Gen. 2:25). “Nus” en un contact chamel, sans aucun vétement. Du moment od le Saint béni soit-il et sa Chekhina sont ensemble sans aucun vétement, il est dit :

“Celhui qui t’instruit ne se tiendra plus a I’écart, et tes yeux verront celui

qui t’instruit” (Es. 30:20) » (Tigouné ha-Zohar, Tiqoun 58, 92a).

L’attitude de l’orant lors de la prigre conditionne la qualité de la hiérogamie. Le verset de la Genése relatant la situation paradisiaque du premier couple humain, vivant nu sans éprouver de honte, a une signification plus profonde concernant I’état du plérome divin, quand les sefirot Tiferet et Malkhout (la Chekhina) sont intimement unies, sans que rien ne s’interpose entre eux. Dans un autre passage du Tigouné ha-Zohar il est précisé que les vetements dont il faut débarrasser le Roi et la Reine lors de leur union sont les pensées parasites : « De méme que l’homme s‘unit 4 sa compagne et se défait de ses vétements pour étre seul avec elle, comme il est dit : “Ils seront une seule chair” (Gen. 2:21), ainsi lui faut-il se défaire de toutes les autres pensées au moment oi il unifie le Saint béni soit-il deux fois chaque jour : “Ecoute Israél, YHVH notre Dieu, YHVH est un” » (Tiqgoun 66, fol. 98a). II n’est cependant pas sr que dans le passage précité, les écrans qui risqueraient de s’interposer entre les partenaires de la hiérogamie soient seulement les pensées parasites de l’orant qui pourraient troubler l’intimité des Epoux. Il peut s’agir aussi des trois Coquilles constituant la peau du Serpent primordial auxquelles il est fait allusion dans la suite du texte, en d'autres termes, des principales puissances mauvaises du domaine de l’impureté, promptes a troubler l’harmonie de l’union nuptiale des sefirot Tiferet et Malkhout. On pourrait aussi se référer a un texte de R. Joseph Gikatila (Cha’aré Orah, fol. 49a), ov les vétements qui font écran a la plénitude de Il’union sont les appellations et autres noms substitutifs de la divinité, utilisés au temps de

Yexil en lieu et place du Nom propre de Dieu. Le verset final de Vextrait du Tigouné ha-Zohar, qui se retrouve également chez R.

Joseph

Gikatila,

tend

4 confirmer

cette

dernitre

hypothése,

puisqu’il fait allusion au temps futur od I’accés direct a la vision de

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LA PRIERE DANS L'ECOLE DU ZOHAR

la divinité sera possible. Quoi qu’il en soit, le déroulement concret de la priére est censé exercer une action théurgique conservatrice,

visant a protéger |’intimité du couple divin par l’interdiction de prier

devant un obstacle matériel ou méme un homme qui s’interposerait

entre l’orant et le mur de la salle face auquel il prie *. Mais cette fagon de maintenir l'état de nudité des partenaires spirituels concerne précisément le moment de leur union, car pendant les préparatifs, il convient au contraire d’habiller la Chekhina des vétements de gloire que sont les chants et les louanges qu’on lui adresse. Cette action de parer la Mariée divine pour la préparer & ses noces sera récompensée par une gratification du méme ordre : « Lorsque l’Ame [d’un homme] sort du corps pour s’en aller vers le monde & venir, de méme qu'il avait glorifié la Chekhina et l’avait vétue de plusieurs nuées d’habits précieux appelés “nuées de gloire” et qu'il l’avait fait monter par sa pritre auprés du Saint béni soit-il par les chants, les cantiques, les louanges et les hymnes de la priére, de méme le Saint béni soit-il fait monter son Ame vers le monde & venir dans un habit de nuées glorieuses et avec maints cantiques, louanges et hymnes, comme Israél sortit d’Egypte enveloppé de nuées de gloire et en musique » (Zohar Hadach, Tiqounim, 62b). L’ascension de |’4me quittant ce monde, l’exode d’Israél hors de

l'Egypte et l’élévation de la Chekhina allant rejoindre le Saint béni

soit-il, sont trois événements homologues qui donnent lieu chacun &

une investiture glorieuse. La montée de la Chekhina est l’ccuvre des glorifications qui lui sont adressées, et qui, tout en la hissant vers les hauteurs, l’habillent et la couvrent de gloire pour qu’elle attire davantage l’attention de son Epoux. Ayant ainsi facilité l'union hiérogamique, l’homme est récompensé a sa mort, quand son 4me quitte le monde, par des habits de nuées glorieuses qui facilitent a leur tour son ascension vers le monde a venir puis son union avec la divinité. Si le mouvement par lequel la Chekhina rejoint le Saint béni soit-il nécessite sa parure et son habillement, son union intime avec lui réclame au

8. La régle précise qu'il s’agit soit d'un objet qui n’a pas de rapport avec la titurgie, soit d’une personne qui se tiendrait devant lui sans étre elle-méme occupée a prier. En fait, ce qui est en question, c'est tout ce qui risque de distraire l’orant de sa priére et de faire obstacle & sa concentration.

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JOSEPH DE HAMADAN

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contraire sa nudité. Ces deux temps caractérisant l’action théurgique

de la pritre correspondent exactement aux deux temps de Ia liturgie : au moment de faste et d’exultation de la récitation des psaumes et des cantiques, puis au moment austére et dépouillé de la récitation des

Dix-Huit Bénédictions (‘Amidah) qui le suit.

Le schéme hiérogamique développé dans le Zohar influenga pro-

fondément, non seulement l’auteur anonyme du Tigouné ha-Zohar et du Ra’aya Mehemna, mais un autre cabaliste castillan, dont on

ne connait que le nom et la date d’activité approximative : R. Joseph de Hamadan, appelé aussi R. Joseph-venu-de-Suse-la-capitale, qui écrit vers la fin du xu siécle et le tout début du xiv‘. Son cuvre littéraire, volumineuse et encore incomplétement publiée, n’a tou-

jours pas fait l’objet d’une étude approfondie. Cet auteur a été tiré de l’oubli le plus total par des chercheurs du xx* si¢cle. Alexander Altmann a entrepris un travail pionnier en la matiére °. Cependant, lceuvre de ce cabaliste n’a pas été totalement ignorée de ses successeurs, elle est citée par R. Menahem Récanati dans son célébre

commentaire sur les commandements, par R. David ibn Zimra et par R. Moise Cordovéro. Quelques passages ont méme été interpolés dans le corps du Zohar. Utilisés par les uns et les autres, les écrits de R. Joseph de Hamadan furent plagiés a plusieurs reprises. Son ample commentaire sur les commandements attribue une place considérable a I’action théurgique. A cété des explications des raisons des commandements liées au thtme de limnitatio dei ou A celui des correspondances symboliques, l’explication théurgique joue le réle principal. Quatre formes d’opération théurgique réalisées par les pratiques du culte et des commandements sont proposées. Celle qui est le plus souvent invoquée est I'union des péles

masculin et féminin du plérome. En deuxiéme position vient l’atté-

nuation des rigueurs de la dimension du jugement, voire sa métamorphose en puissance de clémence. En troisi¢me position se situe unification de l'ensemble des sefirot et des autres puissances

9. Voir de cet auteur « On the Question of the Author of Sefer Ta'amei ha-

Mizwot » (en hébreu), Qiryat Sefer 40, 1965, p. 256-276, 405-412.

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

célestes. Enfin, l’éviction des forces impures est mentionnée. Ces opérations visent aussi bien |’amplification de la puissance divine, son attraction et la restauration de l’unité du Dieu manifesté. Au coeur de la liturgie juive traditionnelle, l’Audi Israel, lecture du texte du Chéma’ par laquelle est attestée exotériquement l’unité de Dieu, acquiert, au niveau de sa signification ésotérique, une fonction unificatrice globale. Dans un premier passage, cette fonction conceme la totalité du monde divin a travers l'ensemble des sefirot : « Tout homme d’Israél qui récite le Chéma’ deux fois [par jour) en pronongant ses lettres avec précision, c’est comme s’il attachait une couronne au Saint béni soit-il, comme s’il édifiait le monde entier et comme s’il construisait le ciel et la terre. Comment cela ? Lorsque les Israélites font régner le Nom du Saint béni soit-il et récitent le texte du Chéma’, leur voix est entendue jusqu’au Rideau intérieur et cette voix poursuivant son chemin attache les sefirot les unes aux autres et fait d’elles une chose une [...]. Par la voix qui sort de la gorge de I'homme, I’unité du Créateur est parachevée, qu’il soit béni et que son Nom et son souvenir soient exaltés » (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, éd. M. Meier, U. M. I., 1974, p. 10).

Deux motifs sont empruntés ici a la littérature angélologique

juive ancienne et sont mélés intimement au monde de I’émanation. L’image de la couronne que les orants attachent a la divinité par leurs priéres a une longue histoire dans la littérature des Palais et on la rencontre dans le Talmud et le Midrach. De méme en est-il de la traversée par la voix humaine du Rideau céleste. Le « Rideau intérieur » désigne probablement la limite séparant le monde des anges du

plérome

divin, composé

des sefirot émanées.

La série des

« comme si » introduisant les premiéres propositions qui tendent a présenter I’homme récitant le Chéma’ comme un démiurge en train de manipuler les forces élémentaires de la création, ne vise pas a atténuer I’audace des énoncés mais a la déplacer : a la transférer du cosmos physique vers le monde spirituel. C’est le monde des sefirot, le plérome des émanations, qui bénéficie réellement de l’'union accomplie par la récitation liturgique. Quand les sefirot sont unies les unes aux autres, alors les influx qu’elles émettent raniment et régénérent le monde inférieur. Régénération considérée comme une nouvelle création ou une reconstruction résultant de I’action des

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JOSEPH DE HAMADAN

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hommes. Ceux-ci ayant rendu sa pleine activité 4 la source de l’étre du monde physique, qui est désormais en mesure de régénérer ce dernier, c’est comme s’ils en étaient eux-mémes les constructeurs. La voix qui sort de la gorge de l’orant prend part a la perpétuation de la création parce qu’elle parachéve l’unité du Créateur. Plus loin dans son exposé, R. Joseph de Hamadan propose une explication complémentaire de la fonction de la lecture rituelle du Chéma’.

Celle-ci a la faculté de réparer, au moins partiellement, le péché du premier homme et de rétablir l’union des dimensions masculine et

féminine du plérome que sa faute avait séparées :

« Sache que ce que le Nom bé€ni soit-il nous a ordonneé : unifier son grand Nom, béni soit-il, vise notre avantage et notre profit. Cela découle de ce que, quand le Saint béni soit-il créa le premier homme, que

la paix soit avec lui, ce dernier sépara deux dimensions : le Juste et la

Royauté, cause de cette chose qui entraina la mort dans le monde car elle avait séparé ces deux dimensions et occasionné la mort dans ce monde-ci et dans le monde a venir et [le serpent] jeta une boue dans le monde ; la mort de ce monde-ci atteint donc Israél en ce que nous sommes en exil, exil considéré comme une mort, mais nous méritons la vie dans le monde & venir parce que nous restaurons ces deux dimensions et nous L’unifions, béni soit-il, le jour et la nuit. [Cette pratique] se rapporte donc a la vie du monde & venir, parce que nous

pouvons réparer le dommage que fit le premier homme [...]. Tout

homme d’Israé! qui proclame l’unité de son Nom deux fois par jour,

c’est comme s'il instaurait la paix dans le monde, parmi les étres d’en haut et parmi ceux d’en bas, et il ressemble a celui qui unit le Roi & la Reine et occasionne la paix dans le monde. Tel est Israé] : nous

sommes comme un fils de la maison face a ces dimensions, ainsi dit

l’Ecriture : “Vous étes les fils de YHVH votre Dieu” (Deut. 14:1), c’est

pourquoi nous instaurons la paix entre notre Pére qui est au ciel et sa Chekhina et c’est ce qui fait subsister le monde » (Sefer Ta'amé haMitsvot, éd. M. Meier, U. M. L, 1974, p. 11-12).

L’action théurgique accomplie par la récitation de P’ Audi Israel est présentée sous la forme d’une réconciliation des parents spirituels de l'homme, la sefira Yessod (le Juste, le Roi, le Pére) et la sefira

Malkhout (la Royauté, la Reine, la Chekhina). En tant que « fils de la maison », produit dérivé du plérome divin auquel il appartient primordialement, I’Israélite a le devoir de rétablir la paix dans la « fa-

mille » spirituelle dont il est membre. Si Israéi est touché, comme les

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LA PRIERE DANS L’ECOLE DU ZOHAR

autres nations, par les conséquences de la faute du premier homme par quoi une dissociation est intervenue entre les dimensions masculine et féminine, et s’il connait la mort en ce monde, qui le soumet a l’exil collectif, il peut échapper a la mort vis-a-vis du monde a venir grace a l’action de |’unification réalisée par la lecture du Chéma’. Cette restauration de l’unité des parents primordiaux lui assure de vivre dans leur proximité béatifique au sein du monde a venir. Mais son action théurgique a néanmoins une portée plus vaste, universelle, en ce qu’elle permet aussi la perpétuation du monde, qui dépend de I"harmonie des relations entre « notre Pére » et « sa Chekhina ». Ailleurs et & propos de la bénédiction des prétres adressée au peuple d’Israé¢l, R. Joseph de Hamadan montre que la priére théurgique instaure une sorte d’échange de bienfaits entre les orants et la divinité, dont les prétres sont les principaux médiateurs, ou, pour mieux dire, sont les changeurs sacrés :

« Pourquoi le Nom, béni soit-il, nous a-t-il ordonné d’étre bénis par le biais des prétres ? Parce que, quand nous prions, nous uni-

fions le Nom du Roi de gloire, I'Epoux a I’Epouse — la Communauté

d’Israél — ; aussi, aprés que le Saint béni soit-il a vu que nous I’avons uni 4 sa Chekhina, c’est alors un impératif pour les prétres, qui instaurent la paix entre I"Epoux et l’Epouse et entre Israéi et leur Pére

céleste, de bénir Isra#] pour qu’ils soient bénis d’une bénédiction

parfaite par l’Epoux qui est le Roi YHVH Sébaot, et I'Epouse qui est la Communauté d’Israél, pleine de toute perfection » (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, éd. M. Meier, U. M. I., 1974, p. 111).

Le réle des prétres est d’assurer une certaine réciprocité dans les échanges entre le monde humain et le monde divin, et c’est a ce titre quils sont présentés comme des faiseurs de paix, représentant, par leur position et leur action dans la société ®, l’attribut de la miséricorde divine, et cuvrant théurgiquement, en direction du plérome, pour faire prédominer cette dimension. Selon un symbolisme complémentaire déployé dans la suite du texte, « le Saint béni soit-il est le prétre

10. On peut se référer aux traditions consignées dans les Avot de Rabbi Nathan relatant le réle pacificateur d’ Aaron, le premier maillon de la lignée de prétres, et

particulitrement son aptitude a réconcilier les époux (version B, chap. 24).

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qui bénit I'Epouse, appelée Communauté d’Israéi » (ibidem, p. 113).

Le prétre humain qui bénit le peuple imite la dimension masculine de la divinité qui s’épanche dans la dimension féminine, la comble de ses influx, l’adoucit et l’apaise. Aprés la cessation de l’activité des prétres dans le Temple de Jérusalem, la fonction pacificatrice et conciliatrice entre les dimensions masculine et féminine du plérome et entre les mondes d’en haut et d’en bas est devenue la charge de chaque Israélite, qui s’en acquitte & travers le culte liturgique. L’ oscillation entre l’avantage qui revient a l’homme pour |’accomplissement de lacte théurgique, le bénéfice qu’en tire le plérome divin et le profit qu’en regoit l’univers physique, est exprimée ailleurs de fagon plus explicite, & propos de I’action de la priére : « Le souffle qui sort de la bouche de ’homme [lors de la priére] est comme un sacrifice, une odeur apaisante, et il est le diad¢me du Saint béni soit-il, qu’il soit béni et exalté, et [ce souffle] chemine et nourrit les puissances du cosmos. La partie limpide du souffle est une nourriture pour les anges assurant le service divin. La partie la plus limpide, le tiers, est destinée au culte de Son Nom, béni soit-il, comme une allusion l’indique : “Le tiers d’Israél sera [...] une bénédiction” (Es. 19:24). La prigre d’Israél est la chose principale de univers et elle est la nourriture de tous les mondes. [...] Dieu, béni soit-il, nous a ordonné de lui adresser des pritres pour montrer qu’il posséde la souveraineté sur toutes choses et qu'il n'est pas de dicu en dehors de Lui, pour écarter du monde les démons et les forces impures, pour unifier Son Nom, béni soit-il, et les forces de la pureté

et afin que la pritre d'Israél soit une nourriture pour tous. A cause du mérite des pritres d’Israél, la bénédiction et la vie descendent en

ce monde » (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, éd. M. Meier, U. M. I., 1974,

p. 23-24).

Ce passage brosse un tableau presque complet de Il’ensemble des effets bénéfiques que peut produire l’action de la pritre. La voix de lorant, qui joue le réle que remplissait l’oblation offerte jadis dans le Temple de Jérusalem, est décomposée en trois parties distinctes. La plus grossiére constitue la nourriture donnée aux anges cosmiques qui président aux phénoménes du monde physique. La partie limpide est une nourriture pour les anges officiants de classe supérieure. Et la plus pure, enfin, est réservée au plérome divin, elle agit pour le « culte de Son Nom », c’est-a-dire qu'elle réalise les

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178

LA PRIERE DANS L'ECOLE DU ZOHAR

unions entre les sefirot. La pritre est également investie d’une fonction supplémentaire : elle chasse les forces impures et fait place nette a Il’expression de l’unique souveraineté divine. Les priéres d’Israél imitent, par leur action théurgique sur Il’ensemble des mondes, I’action méme du plérome dont la fonction est d’alimenter la création de flux ontiques et existentiateurs. La société d’Israél agit comme le plérome divin dont elle est Pimitatrice et qu'elle uni-

fie du méme coup. Mais cette similitude fonctionnelle est liée, dans

lesprit du cabaliste, 4 une identité substantielle conférée par la relation de parenté que I’Israélite entretient avec ce plérome. Son 4me

a « &té prélevée sur le Tréne de gloire », et la sefira Yessod, le « Juste,

est appelée Pére de I’me », alors que la sefira « Malkhout est appelée Mére » (ibidern, p. 22). Son corps méme est structuré, membre a membre, comme la « Forme supérieure », il est l"-homologue exact

de la forme divine anthropomorphe. Le passage de la ressemblance a Pidentité, condition pour qu’une action humaine dans le monde divin soit possible, ne résulte pas d’une « erreur de jugement » et d’un défaut de logique, comme le prétendait Frazer a propos de la conception de la magie chez les peuples primitifs. La ressemblance est le produit d’une filiation et elle fonde une relation d’identité qui n’est pas d’ordre logique (A = A) mais qui est une réalité sociale. Le cabaliste vit en compagnie du monde divin comme il vivrait au sein d’une société organisée. Ses formes de relations avec la divinité ne se limitent pas, comme dans Ia religion ordinaire, aux relations d’un sujet a son roi, d’un disciple 4 son maitre, ou méme d’un fils 4 son

pere. Elles couvrent pratiquement toute la gamme des relations familiales et sociales. Il agit dans la structure ordonnée du monde divin comme il agirait au sein d’un syst¢me social, attendant des dons qu'il dispense la réciprocité, conférant a ses actes un potentiel d’activité 4 tous les niveaux de la réalité 4 laquelle lui-méme participe. La conscience aigué d’étre un membre du peuple d’Israél et d’appartenir ainsi 4 une société, qui, méme politiquement soumise

et géographiquement dispersée, reste liée de fagon intime et géné-

tique 4 une méme réalité divine, lui fait percevoir cette dernigre comme la manifestation a la fois concréte et idéalisée de l’unité du groupe humain dont il fait partie. Jamais peut-€tre de maniére plus claire et plus délibérée, une pensée religieuse n’a concu la société

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JOSEPH DE HAMADAN

179

dont elle procéde comme une sorte d’hypostase de sa divinité tuté-

laire. Une maxime du Zohar qui affirme : « Eux [les Israélites] et

Son Nom sont un " », n’est pas la traduction lyrique d'un pur élan mystique, elle est au contraire la formulation rigoureuse du vécu re-

ligieux et social des premiers cabalistes, et c’est d’ailleurs ce qui lui

donne I’essentiel de sa force. De méme, l’identification symbolique de la Communauté d’Israél et de la Chekhina, la présence divine icibas, reléve d’un phénoméne similaire, tout comme la conception voyant en cette derniére le réservoir de la totalité des Ames composant le peuple juif, passé, présent et futur, regroupées par famille au sein de cette dimension, selon les peintures proposées par R. Joseph

de Hamadan.

Si, dans la cabale théurgique, mystique il y a, c’est une mystique sociale. Ce type de cabale, prédominant dans l’histoire de la pensée juive, doit étre l’objet d'une investigation sociologique au moins autant que de l’enquéte historique et philologique. Rien d’elle ne peut étre compris et expliqué si l’ont fait abstraction de son enracinement social. La recherche d’une véritable explication rationnelle de ce phénoméne religieux exige l’introduction d’une démarche sociologique adéquate. L’insertion des cabalistes dans une communauté et dans une religion qui est avant tout une réalité sociale, avec ses représentations et ses pratiques enracinées profondément dans la structure mentale de ses membres, est un objet d’étude prometteur, car contrairement a la philosophie juive médiévale, les cabalistes se sont appuyés sur la totalité des productions sociales et religieuses et ont élaboré un discours a partir d’elles, nourrissant leur pensée consciente non seulement des cuvres littéraires savantes du judaisme, mais aussi des traditions populaires, des coutumes familiales

ou claniques, des pratiques et des représentations magiques, des rites locaux et des croyances marginales, résidus souvent oraux d’une religion juive « réelle » et non pas seulement « légale » et « of-

ficielle ». Quand, par exemple, R. Abraham Azoulay (Hébron, 15701643) explique la signification symbolique et l’effectivité théurgique d’une croyance populaire selon laquelle, lors de la cérémonie du

11. Dans Zohar II, 87a. Voir infra, p. 630 sq.

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180

LA PRIERE DANS L'ECOLE DU ZOHAR

mariage, l’épouse peut obtenir a vie la position dominante dans le couple si elle marche avec le pied gauche sur le pied droit de son époux, il intégre son explication au cceur d’un développement spéculatif sur la fonction théurgique des actes humains ; et ce faisant, il valorise en se l’appropriant, une coutume populaire dont il propose un discours réfléchi, socialement assimilable, donc signifiant et significatif pour le groupe religieux ". Le discours de la cabale théurgique porte sur la religion pratiquée et congue par la société juive réelle et non sur une religion répondant a un idéal philosophique ou mystique. A ce titre, il ne peut étre expliqué indépendamment de Pobjet social qu’il s’est donné et auquel il veut participer intégrale-

ment.

12, Dans Hessed lé-Abraham, rééd. Bné Braq, 1986, fol. 35d. Sur cet auteur, voir R. Goetschel, « La Torah et son étude dans le Hessed le-Abraham de Abraham Azoulal », in Recherches sur la culture des Juifs d'Afrique du Nord, éd. 1. Ben-Ami, Jérusalem, 1991.

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CHAPITRE IV LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DU ZOHAR

Dans l’esprit des cabalistes, fidéles en cela a la tradition rabbinique ancienne, les pritres comme institutions et obligations régulitres ne

sont que les substituts des sacrifices '. La fonction théurgique de ces

derniers a servi de modéle théorique a celle des priéres. Celles-ci ne peuvent étre de simples méditations intellectuelles comme le prétendaient les philosophes. L’exemple du culte sacrificiel antique, qui comprenait maintes opérations matérielles, prouve la nécessité de gestes

et de paroles pour I’accomplissement correct des rites. A cet égard,il

n’a pas servi seulement de modéle pour les priéres. Il a été la référence exemplaire justifiant la nécessité des actions tangibles dans la pratique de la totalité des commandements. Ceux-ci, au méme titre que les sacrifices d’antan, exigent le biais de rites matériels pour agir sur les réalités spirituelles. Le Zohar, comme R. Moise de Léon et les autres

cabalistes castillans, insiste trés vigoureusement sur le passage obligé par des actions matérielles : «

Viens et vois : celui qui dit que ni la pratique concrete n’est ja-

mais nécessaire ni les paroles exprimées a travers la voix (dans I’accomplissement du culte}, qu’il soit étouffé ! Le présent passage le prouve, qui traite de l’allumage des flammes et de la fumigation des parfums [dans le Sanctuaire], et il est écrit : “L’huile parfumée et Vencens réjouissent le coeur” (Pro. 27:9). Par cette action concréte

1. Voir Berakhot 26b.

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LES COMMANDEMENTS

DANS L’ECOLE

DU ZOHAR

un allumage et une joie se produisent en haut et en bas ainsi qu’une liaison adéquate de l'ensemble. R. Juda dit : L’autel d’en bas éveille un autre autel, le prétre d’en bas éveille un autre prétre : par I’action concréte d’en bas une action en haut est mise en branle » (III, 105a).

L’expression-type désignant dans le Zohar l’effet des pratiques théurgiques, it’arouta (hébreu hit’orerout), que nous traduisons par « éveil », « impulsion », « élan », « mise en branle », est devenue un lexéme courant du langage technique des cabalistes. Il vaut la peine que nous nous y arrétions. I] semble que cet usage du verbe « éveiller » dérive de Iemploi qui en est fait par un cabaliste de Gérone, R. Jacob ben Chéchet, qui utilise ce mot pour désigner le déclenchement des vi-

sions divines, soit a l’initiative de Dieu, soit a l’initiative des hommes ”. Cet usage parait étre fondé sur un verset du Cantique des Cantiques,

qui avait fait l'objet d’une importante exégése dans le Talmud, relative

au déclenchement de la fin des temps (Ketouvot 111a). Les versets 2:7, 3:5 et 8:4 du célébre chant biblique parlent « d’éveiller l'amour », formule que ce cabaliste catalan entend de |’éveil de l'amour de Dieu pour son peuple, amour « éveillé » par les pritres récitées au moyen du Nom divin et qui permettraient, si elles n’avaient été oubliées 4 cause de !’exil, de déclencher la rédemption finale >. L’idée que l’éveil de l'amour de Dieu peut étre induit par la pritre a été étendue par le Zohar a \’ensemble des pratiques cultuelles et des commandements. La source lointaine de la signification théurgique prétée au verbe « éveiller » pourrait donc étre le Cantique des Cantiques. Mais l’équivalent grec de ce verbe a également été utilisé par Jamblique (fin du ut siécle, début du iv‘) dans un contexte similaire. Dans un livre

consacré aux mystéres du culte égyptien, ce philosophe néoplatonicien, fervent adepte de la théurgie, parle d’un « éveil » du divin et de

2. Voir son livre, Ha-Emounah veha-Bitahon, dans Kitvé Ramban, éd. Chavel, II,

p. 370, début du chap. 6 : « Les visions [divines] s’éveillent... » Voir aussi plus bas, la Citation d’un passage de R. Bahya ben Acher, qui pourrait dépendre d'une source géronaise, od le verde « éveiller » désigne !'effet du sacrifice sur les régions supérieures, infra, p. 199-200. 3. Voir encore Ha-Emounah veha-Bitahon (ibidem), p. 369. Comparez aussi avec R. Ezra de Gérone, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, 6d. Chavel, t. II,

Jérusalem, 1973, p. 514.

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ZOHAR

183

ses puissances produit par l’action du culte et en particulier par les sacrifices : « Ce qui éveille proprement le vouloir divin, ce sont les signes divins eux-mémes ‘ » ; « ce qu’on évoque et met en branle dans les

Tites [...] ; la multitude de puissances qui s’éveillent * » ; « le sacrifice d'une matiére de cette espéce éveille les dieux pour qu’ils apparais-

sent ‘ » ; « le sacrifice parfait met toutes (les causes supérieures] en

branle’. » Il serait imprudent de conclure, a partir de ces seules similitudes lexicales, 4 l’existence d’une relation historique entre Jamblique et le Zohar. Mais comme nous !’avons dit, l’ensemble des rapproche-

ments que l’on peut établir entre des néoplatoniciens tardifs comme

Jamblique ou Proclus et les cabalistes, et cela en ce qui conceme sur-

tout l’explication du culte sacrificiel, plaide en faveur de l’existence d'un tel lien *. Il faut donc étudier d’abord le discours du Zohar sur Vefficience théurgique du culte antique pratiqué dans le Temple de Jérusalem. Un texte du Zohar est non seulement trés éloquent a ce sujet, mais il permet aussi d’observer l’évolution de la pensée et de la terminologie des premiers cabalistes un peu plus de quatre-vingts ans aprés leurs formulations initiales. Pour !’essentiel, la continuité l’°emporte

sur les innovations. La structure du cosmos qui explique la possibi-

lité de l’action théurgique est une chaine d’interactions qui, se ré-

percutant de proche en proche, finissent par atteindre leur cible au

sein du plérome divin. C’est toujours la force du désir — désir d’ascension de tout ce qui est vers ce qui lui est immédiatement supérieur — qui est le moteur du processus théurgique : « Il est écrit : “Tu offriras l'un des agneaux le matin, le second agneau tu l’offriras entre les deux soirs” (Ex. 29:39). Les pritres ont été instaurées A la place des sacrifices perpétuels. Viens et vois : par Yimpulsion d’en bas, il y a impulsion en haut et par l’impulsion d’en

4, Les Mystéres d’Egypte, 11 11,97, ligne 16, p. 96. La pagination renvoie a !’édi-

tion et a la traduction de E. des Places, publi¢e a Paris, Les Belles Lettres, 1966.

5. Ibidem, V 21, 229 ligne 16, p. 176 6. Ibidem, V 23, 234, ligne 11, p. 179.

7. Ibidem, V 9, 209, ligne 11. Ces citations ne sont que quelques exemples parmi d'autres. . 8. Voir & ce sujet supra, p. 77, 87, 107, 142-144 et infra, p. 201.

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LES COMMANDEMENTS

DANS L’'ECOLE DU ZOHAR

haut, [il y a éveil] également au-dessus, jusqu’a ce que l'impulsion par-

vienne au lieu od la Flamme [= sefira Malkhout] doit s’allumer et elle

s‘allume. Par I’impulsion de la fumée [du sacrifice] d’en bas s’allume la Flamme d’en haut, et quand celle-ci s’allume, toutes les autres Flammes [= Iensemble des sefirot] s’allument, et tous les mondes sont bénis. L’impulsion produite par le sacrifice est donc la réparation du

monde et la bénédiction de tous les mondes. Comment cela ? La fumée commence A monter, les formes saintes [= les anges cosmiques]

régissant le monde sont mises en état d’excitation et s’éveillent vers les

degrés [archangéliques supérieurs] par désir d’en haut, ainsi qu’il est dit : “Les lionceaux rugissent apres leur proie et demandent 4 Dieu

leur nourriture” (Ps. 104:21). Et elles donnent une impulsion aux degrés supérieurs situés au-dessus d’elles, jusqu’é ce que l’impulsion par-

vienne [a faire] que le Roi [= sefira Tiferet] veuille se conjoindre a la Reine [= sefira Malkhout]. En effet, par le désir d’en bas, les eaux inférieures [les forces de la sefira Malkhout] jaillissent vis-a-vis des eaux supérieures [les forces de la sefira Tiferet], or les eaux supérieures ne jaillissent que sous l’impulsion du désir inférieur ; quand le désir est émis, les eaux inférieures jaillissent vis-4-vis des eaux sitpérieures et les

mondes sont bénis, et toutes les flammes s'allument, les étres d’en haut

et d’en bas se trouvent bénis. -_ Viens et vois : les prétres et les lévites s’activent pour conjoindre

la Gauche [= la sefira Guevourah] a la Droite [= la sefira Hessed]. Rabbi Ezéchias dit : Tout est bien ainsi, certes, mais voici ce que nous avons entendu : Prétre et lévite : I’un éveille la Droite, Pautre

éveille la Gauche, car il n’est de conjonction du Male [= sefira

Tiferet) avec la Femelle [= sefira Malkhout] que par la Gauche et la Droite, ainsi qu'il est dit : “Sa gauche est sous ma téte et sa droite m’étreint” (Cant. 2:6). Alors le Male s’unit 4 la Femelle et la passion advient, les mondes sont bénis, ceux d’en haut et ceux d’en bas sont

dans la joie. Aussi, les prétres et les lévites éveillent une chose en bas afin que s’éveille désir et amour en haut, car tout dépend de la

Droite et de la Gauche. Le sacrifice est donc le fondement du monde, la restauration du monde, la joie des étres d’en haut et de ceux d’en bas. [...] Maintenant, la priére est a la place du sacrifice et lhomme doit arranger la louange de son Maitre comme il sied ; s’il ne l’arrange pas, sa pritre n’est pas une priére. Viens et vois l’arran-

gement parfait de la louange du Saint béni soit-il : [c’est ’ceuvre de]

celui qui sait unifier le Nom saint convenablement, car par cela les entités d’en haut et d’en bas s’éveillent et attirent les bénédictions

vers tous les mondes. Rabbi Ezéchias dit : Le Saint béni soit-il n’a placé les Israélites en exil parmi les peuples que pour que les autres nations soient bénies grace a eux : ce sont eux qui attirent les béné-

dictions de I’en haut vers l’en bas chaque jour » (I, 243b-244a).

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ZOHAR

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L’action théurgique des sacrifices vise 4 restaurer l’unité de la

piaitude divine ou du Nom sacré, et a attirer une surabondance

d’épanchements ontiques vivifiants « vers tous les mondes » : le monde des anges cosmiques, des archanges supérieurs, des sefirot inférieures puis de l’ensemble du plérome. La fin du paragraphe justifie la dispersion des Israélites parmi les nations par leur pouvoir théurgique attractif. L’exil d’Israél et leur migration est donc une

bonne chose pour elles. Eveilleuse des mondes spirituels assoupis,

laction de la priére juive bénéficie a la totalité de l’univers, aussi

bien au Dieu manifesté dont I’unité est ranimée, qu’aux mondes an-

géliques intermédiaires et qu’aux peuples de la terre. Mais cette pritre n’est jamais qu’un succédané des sacrifices du Temple de Jérusalem. L’action théurgique des sacrifices ne s’exerce pas seulement a l’égard des puissances divines ou des forces de sainteté. Aux yeux de l’auteur du Zohar, méme les « Adversaires qui se dressaient en haut pour accuser, tous jouissaient et étaient restaurés par le saCtifice, et ils éveillaient une impulsion en haut » (I, 247b). Les puissances du jugement divin, identifiées aux forces de |’Autre cété appelées « Adversaires », bénéficiaient aussi du sacrifice selon une

modalité décrite dans le passage suivant :

« Un jour, rabbi Eléazar qui était assis devant rabbi Siméon son

pére, lui demanda : La “fin de toute chair” [= l’Autre cdté] jouissaitelle des sacrifices qu’Israél offrait sur l’'autel ou bien non ? Il lui dit: Tous en étaient nourris ensemble, en haut et en bas. Viens et vois : les prétres,

les lévites et Israél sont appelés

“homme”

par la

conjonction des saintes résolutions qui s’élevaient de leur sein. La

brebis, le bélier ou la béte des sacrifices, il fallait, avant de l'offrir

sur l’autel, projeter sur elle tous les péchés, toutes les fautes ou toutes les mauvaises pensées dont on avait été l’auteur, et cela alors était appelé “animal” a tous égards a travers ces péchés, ces fautes

et ces pensées, suivant l'exemple du sacrifice & Azazel dont il est écrit : “Il avouera sur lui toutes les iniquités des enfants d'Israél”

(Lév. 16:21). C’est la méme chose ici. Et quand on hisse [une offrande] sur !l’autel, on y dépose deux choses en une. Ainsi, l'une monte vers son lieu et l'autre monte vers son lieu, l'une dans le mys-

tére de I’homme, |’autre dans le mystére de Il’animal, comme il est dit :“L’homme et I’animal tu les sauves, 6 YHVH” (Ps. 36:7). Les g&teaux de farine et les autres oblations visaient a éveiller l’Esprit saint, avec la résolution des prétres, le chant des lévites et la pritre

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR d'Israél. Et par la fumée, la graisse et la farine qui montaient, étaient désaltérés et rassasiés l'ensemble des agents du jugement, qui ne pouvaient plus s’imposer par le jugement qui leur avait été confié — tout cela en méme temps. Viens et vois : tout était accompli en conformité avec I’énigme de la Foi, pour que ceci soit rassasié par cela et pour que s’éléve dans les hauteurs ce qui convient, jusqu’a

En Sof » (II, 268b ; I, 64b).

Le but du sacrifice est double, comme sa nature : en tant qu’il procéde de ce qui est humain en l'homme, il met en branle l’Esprit divin en montant a travers les degrés du plérome jusqu’a I’Infini (En Sof) ; en tant qu'il procéde de ce qui est animal en I"homme (ses péchés et ses viles pensées), il nourrit l’Autre cété et le détourne de sa mission

punitive. En donnant ainsi de quoi se nourrir aux puissances du juge-

ment, on les rassasie et on apaise leur férocité. L’offrande d’un bouc a

Azazel est un cas limite : le jour de Kippour, un animal est entiérement destiné a I’ Autre cété dans le but de l’occuper ailleurs en attendant que I’expiation soit obtenue pour Israél, sans que cette puissance impure ait pu intervenir, accuser le peuple pour ses dévoiements et empécher |’effacement complet des péchés *. Mais ce cas exemplaire est étendu a tous les sacrifices ; tous, en effet, comprennent une part

« animale » destinée aux puissances de jugement. Le sacrifice agit donc sur deux plans 4 la fois au moyen de la sympathie que chacun des deux aspects de l’offrande entretient avec chacun des plans qu’elle vise. L’animalité de l’offrande, représentant l’animalité de l'homme

par les péchés dont elle est chargée, nourrit I’ Autre cdté et I’éloigne. L’humanité de l’offrande, constituée des résolutions (kavanot), des

chants et des pritres émis par les assistants durant le sacrifice, nourrit et réveille les puissances divines de sainteté. Si les prigres ont remplacé les sacrifices, I’action de ces derniers en direction des puissances du jugement n’a pas été remplacée. Ce qui explique les malheurs d’Israél, qui ne parvient pas a obtenir une expiation complete pour ses péchés. Cependant, un autre cabaliste

qui appartient a !’école du Zohar, R. Joseph Gikatila, semble mini-

9. Voir au sujet du bouc émissaire, qui occupe une place importante dans le Zohar, supra, p. 146 note 68.

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JOSEPH GIKATILA

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miser la perte occasionnée quand il indique que la différence entre sacrifices et pritres n’est pas essentielle : « Tu sais déja que le secret des sacrifices est le secret du rapprochement des sefirot, de l'arrangement des degrés et de la réparation des canaux, c’est pourquoi ils sont dénommés “sacrifice” (qorban), de la racine giroub (rapprochement). Ainsi la priére a pris la place des sacrifices & ceci prés que les sacrifices rapprochent les degrés par

Paction, tandis que les pritres les rapprochent par la parole » (Cha’aré Orah, fol. 32a).

La parole assure une fonction dévolue jadis a l’acte manuel.

Passant de la main a la bouche, le pouvoir théurgique du culte est fondamentalement sauvegardé. La fonction principale des sacrifices (puis des priéres) est, pour cet auteur, de type restaurateur. Ces pra-

tiques soudent les sefirot entre elles en rétablissant leurs relations, les

« canaux » qui les relient. Le plérome divin constitue une totalité organique arborescente susceptible de subir des dommages de Ia part des hommes ; leurs mauvaises actions détériorent et brisent l’unité relationnelle de la plénitude divine. Elles déconnectent ce par quoi la pluralité des dimensions du Dieu manifesté forme une réalité unifiée

en relation avec elle-méme et avec l’ensemble des mondes. Les sacri-

fices permettent de restaurer le fonctionnement interactif des degrés

de I’€manation, ils rétablissent le contact entre tous les membres de

la « société » divine. Dans un autre texte, R. Joseph Gikatila décrit plus en détail comment ce contact peut étre rompu et de quelle fagon il doit étre maintenu par l’action des hommes :

« Lorsque la dimension d’Adonay [= sefira Malkhout] est remplie par la source supérieure appelée El Hay et Juste (= sefira

Yessod}, elle est bénie et demeure dans sa plénitude, elle comble les

besoins de toutes les créatures et le monde entier se tient en état de plénitude, dans la joie et avec toutes sortes de plaisirs et de réjouissances. Mais parfois El Hay se retire de la dimension d’Adonay,

alors celle-ci reste desséchée, vidée et manquant de tout bien. Aussi dois-je t'apprendre comment une telle chose est possible. Sache que la dimension d’El Hay appelée Juste, est postée pour regarder, scru-

ter et surveiller les fils d’homme ; quand elle apergoit des hommes s’adonnant a Ja Torah et aux commandements, qui désirent se puri-

fier et se conduire avec pureté et probité, la dimension du Juste se tend, gonfle et se remplit de toutes sortes d’influx et d’émanations

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LES COMMANDEMENTS

DANS L'ECOLE DU ZOHAR

venant d’en haut pour [les] déverser sur la dimension de la Justice [= sefira Malkhout] afin de donner un bon salaire A ceux qui se consacrent a la Torah et aux commandements et se purifient ; en conséquence de quoi le monde entier est béni grace a ces justes. De méme la dimension d’Adonay est bénie par eux [...]. Mais si, & Dieu ne plaise, les fils d’homme se souillent volontairement et s’éloignent de la Torah et des commandements, font le mal, l’iniquité et des actes de violence, alors la dimension du Juste, postée pour observer, scruter et surveiller leurs actes, voit les hommes se rendre impurs,

rejeter la Torah et les commandements, agir injustement et avec violence, cette dimension

du Juste alors se recueille, se retire et

s’éléve au plus haut, et tous les canaux et les influx s’interrompent et la dimension d’Adonay reste comme une terre aride, pelée, et manquant de tout bien, c’est le secret du verset : “A cause du mal le Juste se retire” (Es. 57:1) » (Cha’aré Orah, fol. 19b).

Le désordre qui atteint le monde divin a son situs principal dans le couple que forment les sefirot Yessod et Malkhout, appelées respectivement Dieu vivant (El Hay) et Seigneur (Adonay), les sefirot étant aussi des noms divins. Quand, a cause des actes mauvais, la sefira Yessod se retire, se résorbant dans le Néant originel, la sefira

Malkhout est privée de ses influx et les mondes inférieurs, qu'elle nourrit d’étre, en subissent les conséquences facheuses. En revanche, la fidélité aux pratiques de la religion et la bonne conduite provoquent Iextension, le gonflement et le remplissement de la sefira Yessod, qui peut ainsi déverser ses €panchements surabondants dans la sefira Malkhout. Les connotations de physiologie sexuelle sont patentes dans les expressions choisies par ce cabaliste. Mais si les actes et les comportements possédent une puissance théurgique, ils n’ont pas, dans ce texte du moins, de visée théurgique. Contrairement aux pratiques sacrificielles (et aux pritres qui les remplacent), ils provoquent par eux-mémes, sans qu’on I’ait cherché, des effets dans le plérome divin. La dimension du Juste, la sefira Yessod, scrute les actions des hommes et se retire ou au contraire se manifeste en fonction de celles-ci. Bien sr le fait de connaitre la nature théurgique des conséquences des actes leur confére une gravité supplémentaire et valorise singuligrement le respect des régles religieuses comme de la conduite vertueuse. Typologiquement, l’action théurgique n’est pas ici bien définie. Elle est attractrice, dans la mesure oi elle attire les épanchements du Juste dans les degrés inférieurs de |’émanation. Elle est

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MOISE DE LEON

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conservatrice, dans la mesure od elle maintient les étres dans leur état

de plénitude. Elle est restauratrice, dans la mesure oi elle répare les

canaux interrompus. Il existe donc une présentation de I'action théurgique qui réunit plusieurs types distincts. Le plus remarquable est que malgré cette fusion, la typologie des actions théurgiques ne devient pas pour autant protéiforme. Les cing formes préalablement répertoriées demeurent repérables, méme mélangées entre elles. R. Moise de Léon a développé assez amplement Il’idée que !’accomplissement des commandements en général a des contrecoups

théurgiques. En voici une illustration, puisée parmi une masse de textes qui se répétent souvent :

« Que signifie : “Celui qui pratique la justice (po’él tsedeq)” (Ps. 15:2) ? Il te faut savoir que "homme qui marche sur les voies de son Créateur, accomplit les commandements et se comporte avec probité, est un “ouvrier de la Justice” (po’él tsedeq) et il attire le désir et la volonté de la Source de vie [= Binah] et il entraine la splendeur véritable [= Tiferet] a illuminer la Lune [= Malkhout] pour qu’elle éclaire.en

bas. [...] La cause de l’attraction du désir et de la volonté de haut en bas est l’accomplissement des commandements et le culte du Créateur,

béni soit-il. Nos maitres, de mémoire bénie, ont dit dans un midrach : “Le monde a été créé par la Justice et elle accomplit son ouvrage”, mais qui travailla pour la Justice ? Le juste, comme il est dit : “Celui

qui pratique la justice”, en tant qu’il fait les commandements, comme

nous !’avons dit et il entraine le Diadéme de beauté [= Malkhout] a

étre orné par la Splendeur de lumiére [= Tiferet] et A étre restauré dans sa demeure pour éclairer ce qui est devant sa face » (Sefer haRimon, p. 377).

Le midrach cité, comme le remarque E. Wolfson, n’est pas connu

par ailleurs, mais il pourrait refléter une source zoharique qui n’existe

plus ou une composition écrite dans la veine de ce corpus ". « Pratiquer la justice » ou « étre un ouvrier de la justice » (po’el tsedeq) signifie « agir sur la Justice », qui est un nom de la sefira Malkhout, la Chekhina. Cette action, qui est celle de l’observance des Tites et des normes de la vie morale, cause |’attraction d’un influx de

10. « Mystical Rationalization of the Commandments in Sefer ha-Rimmon », Hebrew Union College Annual, vol. LIX, 1988, p. 230.

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

vie ontique depuis la sefira Binah, la « Source de vie », jusqu’a la sefira Malkhout, qui a son tour le redistribue dans les échelons infé-

rieurs du cosmos, suivant I’image de la lune qui éclaire le monde sublunaire. Mais entre la sefira Binah et elle, la sefira Tiferet appeKe ici « Splendeur véritable » est l’intermédiaire obligé. Le couple que forment les sefirot Tiferet et Malkhout tient lieu de signifiant générique :la qualité de leur relation et de leur union marque I’état général du plérome divin dans son ensemble. Encore une fois chez ce cabaliste, les mots « désir » et « volonté » sont a od I’on attendait « épanchement » et « influx ». Cette fagon de personnaliser un type de relation plutét mécanique est un trait qui caractérise particuliérement cet auteur. Les €panchements divins ne sont pas seulement appréhendés dans les termes de l’ontologie néoplatonicienne. Un vocabulaire anthropomorphique et anthropologique s’y juxtapose et prend le relais. Et ce vocabulaire est choisi parce qu'il reléve du registre de la vie intime du corps, de sa sexualité, de son affectivité.

Un exemple trés probant nous est donné par un long texte od R. Moise de Léon expose la fonction théurgique de l’acte d’engendrer, considéré comme un commandement primordial dans la tradition rabbinique, et dont R. Ezra de Gérone avait déja fourni une lecture théurgique ". Le point de départ est une exégése cabalistique du fameux verset de la Genése (1:26-27) : « Dieu dit : Faisons I"homme a notre image, selon notre ressemblance. [...] Dieu créa "homme a son image, a l’image de Dieu il le créa, male et femelle il les créa. Et Dieu leur dit : Fructifiez et multipliez-vous. » Pour le cabaliste, la

« ressemblance » de Dieu est l’archétype anthropomorphe de homme, archétype qui n'est autre que le plérome divin constitué

de I’ensemble des sefirot. Comme ce plérome, I"homme est mile et femelle, et comme lui, il doit s’*étendre et s’accroftre : « Il te faut savoir que Lui, béni soit-il, a fait l'homme selon la

forme de l’archétype d’en haut [...] et il a placé en lui la forme supérieure afin qu'il connaisse et prenne conscience du secret de Son harmonieuse Unité. [...] En déployant sa forme [par l’engendrement], I"homme donne & la forme supérieure la force de se déployer,

11. Voir supra, p. 123.

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et d’ajouter de l’influx a son influx ; dans le cas contraire, si l'on peut dire, il affaiblit cette force, c’est comme s'il avait été créé pour rien, or les actes de notre Créateur ne sont pas des chuses vaines, créées

sans but. [...] Le secret est que toutes les essences surgissent selon

leurs structures de la Source du degré supérieur [= Binah], puis elles se répandent et se déploient jusqu’au lieu de la bénédiction d’en bas

[= Malkhout]. Tu sais le secret du Fleuve qui sort de I’Eden

[= Yessod] :il ne s’interrompt pas et de la s’envolent les Ames qui se répandent jusqu’a ce que la “mer” finale [= Malkhout] se répande et s’épande dans tous les mondes et que tout s’enchaine, une chose de autre. Tout est conforme a l’archétype supérieur si bien que toutes choses se déploient et descendent jusqu’a la derniére limite qui est le secret du monde inférieur [= Malkhout] et tout est structuré, d@’aprés l’archétype d’en haut, en une unique chaine. Tu es capable de comprendre maintenant que I"homme est constitué de toutes les choses spirituelles d’en haut ; il est structuré selon cet archétype en ce monde pour le disposer et le restaurer par sa cause. Lui, béni soitil, l'a disposé selon l’archétype supérieur en sorte qu’il se retrouve avec amour male et femelle, afin qu’il soit épanchant et donnant dans son union avec elle, et qu'il n’y ait pas d’interruption dans son jaillissement, selon le secret du verset : “Que ta source soit bénie et réjouis-toi de la femme de ta jeunesse” (Pro. 5:18). Tout correspond a l’archétype, afin que sa source ne tarisse pas. A ce sujet le connaisseur des mystéres a dit : “Le matin s¢me ta semence, et méme le soir ne laisse pas reposer ta main, car tu ignores, etc.” (Ecc. 11:6). Réfiéchis : le male correspond & l’archétype et la femelle également, le principe en est un secret particulier. Quand I"homme manque en ce monde a sa besogne, a laquelle il a été destiné, si l’on peut dire, il rend lacunaire et affaiblit la force de son archétype. Ainsi donc, il n’aura pas de part dans le lot de son archétype qu’il a amoindri et corrompu » (Sefer ha-Rimon, p. 241-243). L’homme est non seulement dessiné selon la forme divine, mais

il en est porteur, en son 4me et en son corps ”. Manifestant par ses traits physiques I’archétype spirituel, il peut accéder, en regardant son apparence extérieure, 4 la connaissance de I'Unité divine od resplendit la structure des sefirot. En se connaissant, il connait Dieu

12. Voir encore a ce sujet R. Ezra de Gérone, cité supra, p. 120. Ce passage de R.

Motse de Léon correspond & Zohar I, 186b, trad. dans Le Zohar, t. 111, Verdier,

Lagrasee, 1991, p. 167 sq.

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LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DU ZOHAR

qui est présent a l’intérieur de lui-méme et dans sa forme. Cette gnose de la contemplation de soi, révéle la signification de la conformation charnelle de l’étre humain. Celui-ci est mfle et femelle a l’instar du plérome divin et, comme lui, il est pourvu d’une fécondité qui, gracea la réunion de ces éléments masculin et féminin, s’exprime en engendrant. L’engendrement humain prolonge et accomplit l’engendrement divin qui est un déploiement ontique des puissances du plérome. Engendrer équivaut, pour Il’homme, a déployer sa forme et donc 4 amplifier du méme coup la forme de son modéle supérieur. Au contraire, s’abstenir d’engendrer revient a affaiblir et 4 diminuer cette forme, en restreignant l’expansion de ses potentialités. Dans cette situation, la création de l’homme aura été vaine, puisqu’il n’a pas assumé sa fonction d’amplificateur du plérome divin. Le processus d’émanation de celui-ci est présenté bri¢vement comme un engendrement commengant au sommet du monde divin (Ia sefira Binah) et, tape par étape, se poursuit jusqu’a I"homme - en fait le couple humain — qui est sa copie et son prolongement ici-bas. Plus homme engendre, plus le Dieu manifesté se répand, et plus il se répand, plus l’influx qui lui parvient de I’Originateur (l’En Sof) s’accroit. L’image de la chaine, omniprésente dans les écrits des cabalistes, désigne la solidarité et l'interdépendance de tous les échelons du processus créatif. L’homme a une situation unique au milieu du cosmos: il récapitule en son étre toutes les étapes de la procession créatrice, il en est l'image parfaite, capable, dans le monde matériel od il est placé, d’agir favorablement sur cet archétype, de maintenir son harmonie et de le restaurer. Sa si-

militude structurelle avec le plérome et la présence de celui-ci en sa personne conférent a I’homme le pouvoir d’agir sur lui. Structuré & l'image de son archétype divin et par lui, il peut vivre dans l'amour une vie conjugale par laquelle il est a la fois mle et femelle. Pleinement similaire 4 son modéle divin, il peut ainsi assumer une des deux fonc-

tions essentielles qui animent les échanges entre les composantes de ce modéle : donner et recevoir. Sa position d’épanchant et de donnant vis-a-vis de la femme qui est dans la position de recevant, est similaire a la position de la sefira Yessod vis-a-vis de la sefira Malkhout. A l'image de la sefira Yessod, la « source » et la « fontaine » qui ne tarit

pas, il doit faire abonder sa semence en son épouse et cela, quel que soit son Age. Par cette action permanente d’ensemencement, il pro-

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MOISE DE LEON

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voque le renforcement de la sefira Yessod, qui remplit une fonction similaire au sein du plérome. La fonction de I"homme au milieu de la création est d’assurer le déploiement de la manifestation divine, tache qu’il accomplit par l’enfantement. S’il s’abstient de jouer ce réle, il affaiblit la puissance émanative de son archétype, qui est précisément la sefira Yessod. En réduisant en aval son débit par lequel s’épanche la vie divine sous la forme des Ames, il diminue en amont l’influx qui la remplit d’en haut. La sanction d'un tel comportement est inhérente a

celui-ci : s’étant écarté de son modéle supérieur, l'ayant diminué et dé-

térioré, il ne sera pas lié & lui aprés la mort. Le sort de 'homme et le sort du Dieu manifesté sont solidaires. L’homme continue I’ceuvre divine, prolongeant en ce monde le processus créatif, dont il est un maillon conscient et libre. Elément d’une chaine ontologique reliant

tous les existants, il comprend en lui la totalité des « choses spiri-

tuelles », et, maillon récapitulant tous les maillons, il est 4 méme d’agir

sur chacun d’entre eux en agissant sur lui-méme, suivant les directives et les critéres fournis par cette autre récapitulation des structures du plérome qu’est le texte de la Torah.

Cette doctrine de la bissexualité divine et de sa fécondité, l'une et

autre conférées a I"homme qui posséde les deux sexes en tant qu’il est uni 4 une femme, rappelle un exposé du traité hermétique intitulé Asclépius (§ 20-21), selon lequel Dieu, qui est « infiniment rempli de la fécondité des deux sexes, toujours gonflé de sa propre volonté, toujours enfante tout ce qu’il a eu dessein de procréer ». Cette volonté qui est « tout entiére bonté », est présente dans tous les étres qui procurent & leurs descendants « en suffisance la faculté de se reproduire ” ». Ainsi, Dieu « a accordé a tous ce mystére de reproduction éternelle » et c’est la divinité méme « qui se montre en !’une et l'autre nature dans ce mélange des sexes “ ». Bien que ce texte, a la différence du cabaliste, n’évoque pas l’influence exercée par l’union des sexes sur la divinité, le fait méme que celle-ci « se montre » a travers cette union et

risque de « rougir » si l’acte sexuel n'est pas accompli en secret 4 cause

13. Texte publié dans Hermés Trismégiste, Corpus Hermeticum, t. ll, texte étabti par A. D. Nock et trad. par A. J. Festugitre, Les Belles Lettres, Paris, 1973, p. 321. 14, Ibidem, p. 322-323.

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LES COMMANDEMENTS

DANS L'ECOLE

DU ZOHAR

« des moqueries du vulgaire ignorant “ », implique que I’acte de procréation humain ne lui est pas indifférent et que, de quelque facon, il interfére avec sa propre fécondité. Le principe hermétique selon lequel « toutes choses sont connexes les unes aux autres par de mutuels rapports dans une chaine qui s’étend de la plus basse a la plus haute “ », rappelle encore une image employée par le cabaliste qui laisse entendre qu’il existe entre toutes choses une interdépendance et une solidarité qui les relient substantiellement. Les ceuvres de l’homme ne bénéficient pas seulement au plérome divin. Ce qui est bon pour le second est nécessairement bon pour le premier. R. Moise de Léon résume sa conception de I’action théurgique en une phrase : « L’essence des commandements et des bonnes actions que Il’homme accomplit en ce monde consiste 4 bien disposer son 4me et a restaurer de grandes et bonnes choses en haut, afin d’attirer sur soi-méme un flux de lumiére célestielle surabondante " ». Parfaire son Ame, restaurer le monde d’en haut et attirer ses influx bénéfiques dans le monde d’en bas et sur soi-méme, telles sont les trois

fonctions essentielles que remplissent les commandements et les bonnes actions, y compris les actes cultuels qui font intégralement partie de l’'univers des mitsvot que le mot « commandements » ne parvient a traduire que partiellement. Mais comment un rite souvent effectué au moyen d’un objet matériel peut-il interférer avec les réalités spirituelles et agir efficacement sur elles ? Cette question a été posée par ce cabaliste 4 propos du son du chofar — la corne de bélier que l'on fait résonner a l’occasion des fétes du Nouvel An - et qui est censé produire une influence bénéfique en haut: « Si tu demandes comment le son du chofar d’en bas peut déclencher un ébranlement en haut, selon le secret du son percu avec miséricorde, il te faut savoir ceci : Lui, béni soit-il, manifesta son existence et

ses essences de haut en bas, et il fit exister [son existence] a partir de la Pensée supérieure. De la toutes les essences se sont déployées selon le

15. Ibidem, p. 323. Cette demitre proposition rappelle un autre texte cabalistique, rapporté par R. Isaac d’Acre, traduit dans notre ouvrage, Lettre sur la sainteté, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 132. 16. Corpus Hermeticum, ibidem, p. 319, § 19.

17. Chegel ha-Qodech, éd. Greenup, Londres, 1911, p. 70.

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secret des vivants célestiels, secret du Char d’en haut, lors de I'édification du monde et de l’€panchement des choses intéricures et spirituelles de nature saphirique, constituées et structurées pour que de 1A procédent toutes les essences vers I’en bas. Sache et considére que toutes les choses qui sont du cdté du Créateur, béni soit-il, sont toutes,

en haut, faites de souffle intérieur et sont dépourvues de toute réalité corporelle, mais l’existence du Créateur s’est déployée jusqu’a la dernitre place. L’ébranlement qui monte d’en bas ne se produit donc qu’& travers Son existence manifestée de haut en bas. Et quand il monte d’en bas, il est ce qui monte, car il y a ce qui monte et ce qui descend. L’argument et la preuve qui le confirme est le souffle de l'homme qui expire et respire : il fait sortir un souffle de sa bouche puis fait rentrer un souffle. C’est ainsi qu’il y a subsistence : tant que ce souffle sort et rentre. Lorsqu’il rentre, il donne un élan pour qu’il sorte. Le souffle de la respiration ne sort que s'il est rentré d’abord. [Ainsi en va-t-il du Saint béni soit-il] : le souffle ne sort [d’en haut] que par un ébranlement de l’existence en bas, lorsqu’il monte et retourne vers son lieu de naissance. Alors il y a ébranlement du souffle qui sort par I’ébranlement du souffle qui rentre. [...] Sache et comprends que ce que nous faisons en sonnant du chofar n'est rien d’autre qu’une action concernant le secret du souffle“. Notre intention est de faire sortir un souffle constitué unitairement de feu et d’eau. Le son sort donc composé de ces trois choses. Le son est un et il est entendu a I’extérieur pour ce qu'il signifie, il monte pour ébranler en haut ce qu'il est dans le mysttre du début. Car le souffle suit son espéce et espéce contre espéce s’ébranle. Une petite chose ébranle une grande et I’ébranlement d’un petit souffle en ce monde ébranle le grand souffle qui est en haut. Il le 18. Un passage de ce texte a été repris et paraphrasé plus tard (milieu du xiv’ siécle) dans le Sefer ha-Qanah : « Le son [du chofar] en bas agit en haut sans aucun doute, car

le Saint béni soit-il fit exister l’existence de haut en bas, et lorsqu’un ébranlement veut

monter, son existence monte, et cela a la fagon du souffle de l'homme qui fait rentrer et

fait sortir une respiration : sa rentrée est la cause de sa sortie, car au début il rentre, en-

suite il sort. Ainsi en va-t-il de Lui, qu’il soit béni et exalté : le secret de I’ébranilement

de l’existence ne sort pas d’en haut avant qu’il ne monte d’en bas, en retournant & son

lieu de naissance, alors I'ébranlement d’en haut émerge comme au début » (rééd.

Jérusalem, 1973, fol. 74a, p. 147). « Ebranlement » essaie de rendre par approximation

Vhébreu hit'orerout. Sur cet ouvrage voir M. Oron, « Le Peliah et le Qanah » (en héb.),

Univ. hébraique, 1980, p. 230-273. Le scheme de la respiration divine apparait trés t6t dans I"histoire de la cabale, od il sert d’abord a décrire !’acte cosmogonique primordial, voir G. Scholem, Kabbalah, Dorset Press, New York, 1987, p. 129 et voir maintenant M. Idel, « A propos de l'histoire du concept de tsimtsoum dans la cabale et dans la recherche » (en hébreu), a paraftre, paragraphe 2, prés de l’appel de la note 60. Voir aussi

plus bas, note 21 et infra, p. 424 note 108 et p. 475.

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR renforce et I’allume comme une chandelle qui flambe par l’ascension d’un souffle [venant du dessous] » (Michkan ha-’Edout, Ms. Jérusalem,

2922, fol. 20b-21a).

Le cas exposé a sans doute une valeur exemplaire. L’idée que développe ce texte est celle de l’unité fondamentale du réel, qui autorise une interaction entre toutes ses parties. La procession des essences constituant le plérome divin n'est que !’étape supérieure de la manifestation de la divinité, qui s’est continuée et se continue dans le monde inférieur. L’instrument du chofar qui émet un son composé de souffle, de feu et d’eau, ne fait que reconduire une composante de l’existence divine présente dans le monde sensible 4 ce qu’elle est en haut, 4 un stade précédent de son émanation. Si le souffle émis d’en

bas est capable d’ébranler, de ranimer tel aspect du plérome, c’est parce qu’il est I"homologue de ce dernier, mieux, c’est parce qu’il est ce dernier. La parabole de la respiration est éclairante : le souffle qui rentre en Il’homme quand il inspire n’est pas différent du souffle qui en sort quand il expire. C’est méme l’inspiration qui cause Il’expiration. De méme, le souffle de l’existence divine n’est animé d’un

mouvement descendant que parce que le souffle produit par les hommes est remonté dans sa source. L’action théurgique est une phase de la respiration divine, de laquelle tout procéde et vers laquelle tout retourne. L’existence divine est animée d’un mouvement descendant et d’un mouvement ascendant simultané. Quand le son du chofar est émis ici-bas, il participe au mouvement ascendant, par lequel l’existence divine descendue dans le monde sensible remonte les degrés de son expansion et réintégre le plérome des réalités spirituelles. Le souffle d’en bas retourne ainsi 4 sa source primordiale. L’instrument matériel du rite n’est autre que sa cible spirituelle. Il est cela méme qu’il vise, 4 un échelon différent de son expression. Le rite réunit le méme au méme, parce qu’il lui fait traverser les formes sta-

tiques de son existence pour I’intégrer dans la dynamique incessante de la manifestation de son étre. On pourrait étre tenté de juger pan-

théiste le texte mentionné de R. Moise de Léon. Mais en fait, si Dieu

est partout, il n’est pas partout le méme et il n’est pas partout luiméme. C’est d’ailleurs cette différence dans le méme qui permet & lacte rituel d’opérer son ceuvre unificatrice. C’est cette différence aussi qui se creuse, en cas de transgression de la Torah, en séparation

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MOISE DE LEON

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et en altérité. L’existence divine, entendue comme manifestation et

déploiement des essences primordiales a partir de la Pensée — la sefira Hokhmah ou Sagesse d’en haut — constitue d'une part le plérome

des réalités spirituelles, les sefirot, et d’autre part la totalité des réali-

tés du monde sensible. Ici et 14, ce sont toujours ces essences qui conférent a tout sa réalité, mais elles ne sont pas manifestes et actives au méme degré et suivant la méme intensité. L’ébranlement que le rite fait subir 4 la matiére sensible réactive l’essence primordiale qui y est enfouie et assoupie et, provoquant une onde de choc dans cette caisse de résonance qu’est l’existence divine, ébranle cette méme es-

sence & un échelon d’expression supérieur, si bien que cette secousse lui donne un regain d’activité 4 tous les échelons oi elle s’exprime, y compris dans le monde sensible oi elle est maintenant en mesure d’émettre ses influx ontiques. Plus tard, des cabalistes utiliseront

Vimage de deux violons dont une corde pincée chez l’un provoque,

par ses vibrations, !’émission d’un son sur une corde du second ins-

trument *. Les harmoniques qui régissent les interactions entre les mondes sont les régles des pratiques et du culte. L’identité différenciée de tout ce qui est, révélée par les homologies enseignées par la Loi, ne devient une force active que par l’ébranlement que le rite provoque en accordant entre elles les choses d’en haut et les choses d’en bas. Et cet ébranlement est éveil de leur identité : pergant les voiles du sommeil des ressemblances et échangeant leurs signes, I’élan d’en bas transgresse les frontitres des hiérarchies ontologiques et réveille Y'Un qui dort dans les choses. Non pour leur permettre de fusionner, mais pour qu’elles s’échangent et se donnent les unes aux autres. Le courant ainsi créé est le flux ou l’épanchement dont tout se nourrit pour étre. Le schéme de la respiration divine qui est utilisé ici pour représenter le mouvement incessant d’expression et de retour de la réalité au sein de la divinité, est employé ailleurs dans un contexte différent

mais dans un but identique : rendre compte de !’efficience théur-

gique des commandements. Un texte attribué par la recherche moderne 4 R. Moise de Léon et intitulé La Disposition du jardin

19. Ce motif sera étudié infra, p. 365 ss.

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LES COMMANDEMENTS

DANS L'ECOLE

DU ZOHAR

d’Eden * (Seder Gan Eden) décrit la situation des Ames apres la mort, et en particulier une phase de leur élévation, quand elles pas-

sent du jardin d’Eden terrestre au jardin d’Eden céleste :

« Dans le ciel Aravot se tient l’'archange Michaél devant lequel se dresse un autel. Il y sacrifie les Ames des justes. Alors se dégagent les odeurs parfumées des actes qu’ils avaient accomplis dans ce monde-ci. Le Saint béni soit-il aspire ainsi le souffle qu’il avait expiré : par Son expiration les hommes viennent au monde, ils retournent & Lui avec le souffle de Son inspiration. De cette fagon les humains reviennent a leur cause premitre. A mesure que Michaél sacrifie l'offrande des Ames, le Saint béni soit-il aspire Son souffle et le fait pénétrer au plus inérew [) Quand il le fait pénétrer en son sein, le souffle gagne le jardin d’Eden [...]. [L’Ame] s’éléve de l’autel grace & l'amour [qu’ll éprouve] envers l’odeur *. »

L’odeur que les bonnes actions ont laissée dans I’me des justes et dont elle est une sorte d’émanation, s’exhale quand cette Ame est offerte sur l’autel céleste par l’archange Michaél, qui fait fonction de grand prétre angélique officiant au plus haut des cieux 7. Quand Dieu hume cette odeur, il respire profondément et aspire son souffle qui revient a lui en méme temps que I’4me du juste. Ainsi transportée par le souffle de la respiration divine, cette Ame est aspirée au sein de la divinité. Ce mouvement divin d’inspiration est provoqué par la persistance des bonnes actions sous la forme d’une substance subtile appelée « odeur » qui reste attachée a I’4me et s’exhale lors de son « sacrifice »

20. Sur lidentification de l’origine de cet ouvrage, voir G. Scholem, Kabbalah (ouvrage cité), p. 231-232. 21. Texte publié par A. Jellinek, Beth ha-Midrach, I11, 1938, rééd. Jérusalem, 1967, p. 131 sq. Nous l’avons intégralement traduit dans Le Zohar, t. 1, Verdier, Lagrasse, 1981, p. 487-498 ; le présent passage se trouve p. 495. Un motif similaire est bri¢vement développé dans Zohar I, 217b. M. Idel a montré que la conception d’une aspiration de l’Ame par la divinité est déja présente dans la cabale provengale et géronaise, voir son article cité supra, p. 195, note 18. La source biblique sur laquelle cet

exposé s'appuie est Genése 2:7 ; selon elle, Dieu insuffla en l’homme, lors de sa création, une « respiration de vie». Respiration (nechimah) et Ame (nechamah) sont des mots trés proches. Voir aussi infra, p. 424 n. Sur les commandements

comme

« odeur » vis-a-vis de Dieu, voir Cant. Rabba 1:3. 22. Ce motif remonte a la littérature juive de la fin de l’Antiquité, voir notre ouvrage, Le Livre hébreu d’Hénoch, Verdier, Lagrasse, 1989, p. 340-341.

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MOISE DE LEON - BAHYA BEN ACHER

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sur 'autel céleste, ce qui lui permet de gagner un domaine spiritue!

plus élevé, situé au sein méme de la divinité. Le salut de l’ame dépend

donc de l’efficience théurgique attribuée aux bonnes actions, qui, sous la forme d’une odeur parfumée, suscitent en Dieu un mouvement d'inspiration qui raméne a lui son souffle ainsi que I’dme humaine qui en est une composante intrinséque. Le schéme anthropomorphe de la respiration de Dieu permet de représenter a la fois la raison de I'efficacité immédiate des rites accomplis ici-bas, comme la sonnerie du

chofar, et la raison de l'efficacité salvatrice et eschatologique des

bonnes actions, qu’un rituel céleste sacrificiel réactive. Bien que les

deux textes de R. Moise de Léon traitent de deux situations diffé-

Tentes, et que le second ait en outre un caractére narratif et littéraire dont le premier est dépourvu, une conception identique les réunit. Lefficacité des pratiques commandées par la Loi est liée & leur partiCipation substantielle 4 un cosmos divin dynamique en état d’échange constant avec tout ce qui vient de lui et qui revient a lui. La derniére métaphore employée par R. Moise de Léon dans son écrit sur l’action du chofar — celle de la chandelle allumée 4 distance par la flamme d’une autre chandelle, que nous avons rencontrée aussi dans un texte du Zohar sur le sacrifice * - mérite une attention particuli@re. Elle vise 4 confirmer au moyen de la description d*un phénoméne naturel, la réalité de !’action théurgique. La source directe de cette image pourrait avoir été conservée par R. Bahya ben Acher de Saragosse, qui l’aurait empruntée a un enseignement de la

cabale provengale ou géronaise *. Ce cabaliste écrit sous !’influence

d'une source indéterminée :

« La fumée qui montait par l’action des sacrifices [offerts] en bas, était la cause d’une action et d’un éveil en haut, parce qu’elle allu-

23. Voir supra, p. 184. 2A. Alors que E. Gottlieb, qui consacra une étude a cet auteur, intitulée La Cabale dans les écrits de Rabbenou Behayé ben Acher (en hébreu), Jérusalem, 1970, considérait que ce commentateur castillan, contemporain de R. Moise de Léon, est tributaire du Zohar dont il cite quelques passages, Y. Liebes a montré récemment qu'il faut inverser

lordre de dépendance et voir en R. Babya une des sources hébraiques du Zohar ; voir « Comment le Zohar a été composé » (en hébreu), The Age of the Zohar, éd. J. Dan,

Jerusalem Studies in Jewish Thought, vol. 8, 1989, p. 9-12.

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LES COMMANDEMENTS DANS L’'ECOLE DU ZOHAR mait l’épanchement, par les étincelles de ses feux *, dans les canaux des dimensions (middot) ; 4 image de deux lampes, Pune au-dessus de lautre, lorsque tu allumes celle du dessous, a travers la fumée qui s’en dégage, la flamme entre en contact avec celle d’en haut et l’allume *.»

Dans ce texte comme dans celui de R. Moise de Léon et comme

dans le Zohar, l’action théurgique s’exerce de bas en haut. Il semble toutefois que la métaphore de la lampe allumée a distance provienne d’un énoncé préexistant dont le sens a été inversé. R. Isaac d’Acre, un cabaliste contemporain qui écrit au tout début du xiv° siécle, rapporte un enseignement concernant les sacrifices ” qui pourrait étre la source remaniée par R. Bahya ben Acher et R. Moise de Léon, ou par I’auteur géronais dont le premier semble tributaire. Cette source est particulitrement importante parce que sa substance remonte en derniére instance a un texte néoplatonicien. Traduisons d’abord 1’énoncé rapporté par R. Isaac : « Il me donna encore une preuve solide et une confirmation étonnante et visible du fait que la fumée des sacrifices cause l’attraction d’un épanchement de bénédiction, de vie et d’agrément depuis le monde d’en haut sur le monde d’ici-bas. Prends une lampe de bougie ou une autre lampe et éteins-la, mais avant que la fumée qui s’en dégage disparaisse, place-la sous une lampe allumée, dans son axe, tu constateras que la fumée attire la flamme de la lampe supérieure de haut en bas, ce qui est contraire a la nature du feu, et la lampe inférieure s’allumera » (Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, p. 143).

Ce passage est sans doute le résultat de la transmission, par des canaux qui restent a préciser, d’un énoncé de Proclus, philosophe néoplatonicien qui vivait au Vv’ siécle. Dans son traité sur la théurgie

25. On peut lire aussi : « de ses lumiéres ».

26. Commentaire sur le Lévitique 1:9, Béour ‘al ha-Torah, éd. Chavel, t. II, Jérusalem, 1977, p. 402. 27. L’origine de cet enseignement transmis par Isaac d’Acre est entourée de brumes, mais il pourrait venir de son maftre, R. Nathan. Voir M. Idel, L’Expérience mystique d’Abraham Aboulafia, Le Cerf, Paris, 1989, p. 221, note 167. Ce R. Nathan

pourrait avoir appartenu au cercle de R. Abraham Aboulafia et aurait vécu en Palestine od il aurait recueilli certaines traditions soufies ; voir M. Idel, Studies in Ecstatic Kabbalah, State University of New York Press, 1988, p. 95.

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MOISE DE LEON-BAHYA BEN ACHER - PROCLUS

201

intitulé De l'art hiératique des grecs, Proclus dépeint l’action théur-

gique en ces termes :

« Les anciens rapportant telle chose d’ici-bas a tel étre céleste, telle autre a tel autre, se servirent de la ressemblance comme d'une force

d’attraction pour amener les puissances divines en notre lieu mortel, car la ressemblance suffit 4 rattacher les étres entre eux. En effet, ap-

prochez la thryallide (plante 4 méche) préalablement chauffée de la lumitre d’une lampe, pas trés loin de la flamme, vous la verrez s’allumer, sans toucher le feu, et la communication de la flamme se faire de haut en bas. Concevons par analogie la sympathie des choses d’ici-bas avec celles d’en haut. Le rapprochement de la thryallide, sa position favorable au-dessous de la lampe allumée, c’est l'usage que fait l'art hiératique des matitres diverses selon le lieu et le moment. La communication de la flamme, c’est la lumiére divine qui se rend présente dans ce qui est propre a la recevoir. L’allumage, c’est la divinisation du mortel, Pillumination du matériel mO vers le lieu supérieur par la participation de la semence divine, comme la lumiére de la thryallide allumée *. »

L’évidente similitude entre cet Enoncé de Proclus et celui que transmet R. Isaac d’Acre, atteste l’existence d’un lien historique entre le

discours néoplatonicien sur la théurgie et le discours théurgique des cabalistes. En outre, si nous avons raison de penser que R. Babya ben Acher, R. Moise de Léon et le Zohar ont tiré l'image de la lampe de l’énoncé en question, qu’ils ont remanié a leur guise, nous tenons ici la preuve péremptoire de la transformation d’un schéme théurgique de la derniére philosophie paienne en un schéme performant et influant de la cabale classique qui a servi 4 expliquer I’action du sacrifice biblique et qui a été l'un des principaux modéles de l’action théurgique du culte juif en général. En dehors de l’Ecole du Zohar, d’autres cabalistes ont repris par la suite l’énoncé transmis par R. Isaac, que nous avons retrouvé, avec quelques variations, chez R. Yehoudah Hayat et

chez R. Siméon Labi ”.

28. Texte traduit par A. Bremond, dans « Notes et documents sur la religion néoplatonicienne », Recherches de sciences religieuses, vol. XLII, 1933, p. 103, traduction établie sur I’édition faite par J. Bidez, dans Catalogue des Manuscrits alchimiques

grecs, fasc. 6, Bruxelles, M. Lamertin, 1928. 29. Nous traduisons les textes pertinents de ces cabalistes du xvr' sitcle infra, p.

343 et p. 349 note 17.

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202

LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

L’inversion du sens de la communication de la flamme fait apparaitre le point précis oi le discours théurgique du Zohar et de R.

Moise de Léon (et de son éventuelle source géronaise ou provencgale)

se différencie du discours théurgique véhiculé par R. Isaac d’Acte et ses successeurs ainsi que par les néoplatoniciens de la fin de l’Antiquité. Pour ces derniers, l’accent est mis sur la descente ici-bas de la lumiére divine, qui divinisera ce qui est rendu « propre a la recevoir ». Les cabalistes de l’école du Zohar mettent au contraire l’accent sur la capacité de l’homme 4a « allumer la flamme » divine, en ré-

veillant la puissance divine 1a oi elle se situe, au sein méme du plérome. La théurgie de Proclus (et avant lui de Jamblique) est

essentiellement attractrice. Les cabalistes autour du Zohar ont déve-

loppé, a cété d’un type de théurgie semblable, une théurgie d'une

autre sorte. Pour eux, ce qui est en bas est en mesure d’illuminer ce qui est en haut, quand ce qui est en bas est l’objet d’une action commandée par la Torah. Méme si les cabalistes ont probablement emprunté des images et des concepts importants & leurs devanciers paiens de lr Antiquité tardive, ils ont su parfois leur donner une forme trés originale en les combinant avec les conceptions juives dont, au premier chef, ils étaient les héritiers et les continuateurs. L’ceuvre la plus importante de la cabale castillane, le Zohar, nous a légué un riche florilége de réflexions sur les commandements, sur leur symbolisme et leur utilité. Bien qu’elles ne différent pas fondamentalement de celles que nous avons relevées précédemment, elles sont marquées par l’originalité du style de cet ouvrage qui, s’abritant derriére la pseudépigraphie, n'est pas bridé dans ses audaces littéraires. Usant fréquemment d'une terminologie anthropomorphique hardie, le Zohar considére que I’ensemble des commandements constitue un tout organique structuré comme le corps divin — le plérome des émanations — et qu’il est lié intrins¢quement a lui : « Tous les commandements de la Torah sont fixés au saint Roi d’en haut, certains a la téte du Roi, d’autres au tronc, d’autres aux mains du

Roi, d’autres encore a ses pieds, aucun n’est détaché a I’extérieur du corps du Roi » (II, 85b).

Les commandements ne sont pas seulement les correspondants symboliques des « organes » de la plénitude divine ; ils sont présen-

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ZOHAR

2038

tés parfois au moyen de formules qui font d’eux les composantes mémes de cette plénitude : « Les commandements de la Torah sont tous des ligaments et des organes du mystére d’en haut, quand tous se réunissent ensembie ils atteignent le secret de I'Un [...] ; en effet, les commandements de la

Torah sont tous dans le mystére de l’Homme, Male et Femelle, et

lorsque tous se réunissent ensemble, ils sont le secret de I’'Un de l’'Homme » (II, 162b).

L’Homme supérieur, qui est le plérome anthropomorphe des sefirot, est bissexué puisqu’il posstde un p6éle masculin, la sefira Tiferet, et un péle féminin, la sefira Malkhout. De méme les com-

mandements se distinguent entre prescriptions (masculines) et interdictions (féminines). La totalité des commandements est donc Punité de « Homme », qui est substantiellement mile et femelle. Cette identité entre unité du Dieu manifesté et totalité des commandements a d’abord une valeur gnoséologique, elle permet a lhomme d’en bas d’accéder & Ia connaissance de Il"homme d’en haut, le mystére du plérome : « Tous les commandements sont des ligaments et des organes qui manifestent I'énigme de la Foi. Celui qui ne préte pas attention et ne médite pas les secrets des commandements de la Torah, ignore et ne comprend pas comment les ligaments sont agencés dans le mystére d’en haut » (II, 165b).

Les commandements sont des objets de connaissance. Avant d’étre des régles pratiques, leur méditation apporte un enseignement d’ordre théologique. On pourrait dire que les commandements instruisent ceux qui les pensent sur la nature de Celui qui les a prescrits car son existence manifestée se confond avec leur totalité. Trés loin des conceptions philosophiques maimonidiennes selon lesquelles les commandements ont un réle social et psychologique exclusivement pratique, le Zohar leur attribue un réle théorique essentiel puisque, par la méditation des commandements, lunité du Dieu révélé et les relations organiques qui la constituent structurellement en lui donnant son dynamisme, peuvent tre comprises par l'homme. En d’autres termes, Dieu peut étre connu comme Dieu vivant (Dieu en relation) et non seulement comme concept (Dieu en

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204

LES COMMANDEMENTS

DANS L’ECOLE

DU ZOHAR

soi), grace au savoir que |’étude des commandements délivre. En

conséquence, le maintien de la totalité des commandements est un impératif majeur ; de lui dépend l’intégrité du plérome :

« Celui qui diminue la Torah ne serait-ce que d’un commandement, c’est comme s’il diminuait l’image de la Foi, car tous [les commandements] sont des ligaments et des organes dans l’image de I’Homme,

c’est pourquoi chacun reléve du secret de I'Unité » (II, 162b).

Une diminution éventuelle entrainerait plus qu’un défaut de connaissance de la perfection divine. Elle porterait atteinte 4 cette perfection méme en ce point oi elle est en relation avec le monde d’en bas. La sefira Malkhout ou Chekhina, derniére des dix émana-

tions, est en contact direct avec le cosmos inférieur, c’est donc elle qui p&tit la premiére et le plus durement des dommages infligés au plérome auquel elle appartient : « Celui qui ne se soucie pas des chemins du Saint béni soit-il fait que la Chekhina est renversée dans la poussiére [...], & l’inverse, celui qui s’adonne & la Torah et aux actes vertueux fait que la Communauté d’Israél reléve la téte au sein de I’exil » (I, 191b).

Le trope « Communauté d’Israél » ne désigne pas ici l’ensemble des Juifs, mais la sefira Malkhout — la Chekhina — qui porte ce surnom depuis le livre Bahir. L’observance des commandements rend sa dignité 4 la Chekhina exilée parmi les nations en méme temps qu’Israél. En revanche, leur négligence la rabaisse au plan de la « poussiére », symbole de I’ Autre cété, le domaine du Mal. Mais en plus du renversement de la Chekhina, contrainte de nourrir les forces impures de I’Autre cdté, l’individu patit de ses mauvais actes. La valeur de la praxis humaine détermine la nature de l’attraction théurgique qu’elle provoque. Sa positivité ou sa négativité dépend de l’accomplissement des commandements, reproduisant la structure organique du plérome : « En tout, l'homme doit manifester son action en tant qu’antitype

de !’en haut, il doit agir comme il convient, et si [son action] s’altére

en une chose étrangére, il attire sur lui la présence d'une chose étrangére inadéquate. Viens et vois : quand Il’homme manifeste en bas son action de fagon droité comme il sied, un Esprit saint d’en haut émerge, est attiré, et s’établit sur lui. Quand i] manifeste en bas une ac-

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ZOHAR

205 tion tordue qui n'est pas la voie droite, un esprit étranger indésirable émerge, est attiré et s’étabtit sur lui, qui incline "homme vers le cOté du

mal. Qu’est-ce qui a attiré sur lui cet esprit? C'est cette chose-la [I’action tordue] qu’il a montrée a I’ Autre cété » (III, 87a).

En vertu du principe selon lequel le semblable agit sur le semblable, une mauvaise action, étrangére a |’ordre divin, attire « un esprit étranger », influx émanant de « !’Autre cdété », qui est la désignation conventionnelle dans le Zohar du domaine démoniaque extérieur au piérome. Cette « chose étrangére » investit "homme et exagére encore son inclination vers le mal. Par contre, une bonne action, conforme a lordre divin, attire un « Esprit saint », a savoir un influx issu du plérome, qui s’établit sur l’homme et l’incline davantage encore vers le bien. Un cercle d’interactions entre l’homme d’ici-bas et les réalités surnaturelles est dessiné par ses actes suivant leur nature. L’inclination vers le bien ou le mal suscite une attraction du bien ou du mal qui a son tour engendre une inclination vers le bien ou le mal. Il s’agit de choisir entre ces deux cercles, en sachant qu’un processus d’entrainement et de renforcement accentuera et radicalisera les orientations. Le texte précise que l’effet de l’acte sur le domaine supérieur concerné procéde de ce qu'il montre ou manifeste a celui-la. La forme de l’acte est reconnue par le site métaphysique auquel elle correspond. Dans un cas extréme, celui de l’homicide, l’acte meurtrier qui détruit une forme

humaine altére la totalité de la forme divine :

« Rabbi Hiya dit : Il est écrit : “Celui qui verse le sang de Vhomme, par l'homme son sang sera versé, car c’est a l'image de Dieu qu'il fit ’homme” (Gen. 9:6). Celui qui verse le sang, c’est

comme s’il réduisait la ressemblance et l’image de !’en haut, a sa-

voir : il ne réduit pas cette ressemblance [terrestre], mais une autre ressemblance, ce qui ressort des mots : “Celui qui verse le sang de l'homme, en "homme son sang sera versé”, dans I’Homme d’en haut parvient ce dommage, a cause du sang qui a été versé. Pour quelle raison ? Parce que : “C’est a l'image de Dieu qu’il fit l’homme” (ibidem), aussi l'un dépend de l'autre » (II, 90a).

Une petite variante dans la lecture d’un préfixe introduit une exégése du verset de la Genése qui implique son interprétation théurgique. Au lieu de lire « par ‘homme (ba-adam) son sang sera versé », le Zohar lit « en "homme (ba-adam) son sang sera versé ».

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LES COMMANDEMENTS

DANS L'ECOLE DU ZOHAR

D’un point de vue strictement linguistique cette lecture est parfaitement légitime, méme si les contraintes du contexte l’interdisent d'un point de vue philologique. C'est donc dans I"'Homme d’en haut, le piérome divin, que I’acte meurtrier accomplit son ccuvre meurtriére *. L’interdépendance de I"homme d’en bas et de I'Homme supérieur, mise en évidence par les conséquences d’un homicide, fait de celui-ci ce que l’on aimerait appeler un déicide, si ce mot n’avait pas été utilisé dans un sens de sinistre mémoire par |’anti-judaisme chrétien. En réduisant la forme du Dieu manifesté, l’action du meurtrier raréfie la présence divine et oblitére son existence. La gravité de son acte tient moins dans ses conséquences sociales (la disparition violente

et provoquée d’un individu) que dans sa résultante métaphysique : la disparition du Dieu en relation avec les hommes. A Vinverse,

lacte d’engendrer provoque et amplifie la le Zohar le dit et le répéte, en des termes avons observés plus haut dans un texte Le Zohar tire la substance de son exposé

manifestation de ce Dieu ; similaires 4 ceux que nous de R. Moise de Léon *. d’une exégése rabbinique

30. Comparez ce passage du Zohar avec le commentaire proposé par l’auteur

anonyme du Sefer ha-Né’élam, cité par M. Idel dans Kabbalah, New Perspectives (p. 180 et p. 364, note 37) : « Le secret du meurtrier : L"homme est constitué de toutes

les choses spirituelles et il est rendu parfait par toutes les dimensions [divines], il a été créé avec une grande sagesse [...]. Il est composé de tous les mystéres du Char et son &me reste liée a lui, bien que Il’-homme se trouve dans ce monde-ci. Sache que, s'il

n’avait pas été rempli de toutes les puissances du Saint béni soit-il, il n’aurait pas pu

faire comme Lui. Or [les maitres] ont dit : Rabba créa un homme et les justes, s’ils le voulaient, créeraient des mondes (cf. Sanhédrin 65b]. Cela pour t’apprendre qu'il y a, dans les fils de l'homme, une grande puissance d’en haut que nul ne peut décrire et, puisqu’en Ihomme réside une telle perfection, il n'est pas légitime d’éliminer du monde sa forme et son Ame. Quant a celui qui assassine une personne, quelle perte occasionne-t-il 7 Il verse le sang de cet individu et diminue la forme, & savoir : il diminue la force des sefirot » (Ms. Paris, BN 817, fol. 73b). La similitude entre forme humaine et forme divine explique également I’action que les euvres humaines exer-

cent en Dieu, d’aprés un passage des Homeélies clémentines : « C’est pourquoi, jugeant que Dieu est le tout et que homme

est son image - Dieu lui-méme est

invisible, mais !homme visible est son image — celui qui veut honorer Dieu honore son image visible, qui est "homme. Par conséquent, tout ce que l'on fait & "homme,

soit bien, soit mal, remonte jusqu’a Dieu. Aussi son jugement s’étendra-t-il & tous, rendant a chacun selon ses mérites. Car il venge sa propre forme » (Homélie XVII, 7; trad. Siouville, rééd. Verdier, Lagrasse, 1991, p. 322.)

31. Voir supra, p. 190-191.

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TIQOUNE HA-ZOHAR

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ancienne attribuée a rabbi Akiba qui déclare : « Quiconque verse le

sang, on le lui compte comme s’il réduisait la ressemblance » (Genése Rabba 34:14). Suivent les versets de la Genése cités dans le Zohar. Un autre recueil midrachique transmet cette exégése de fagon anonyme et de maniére quelque peu différente : « Qui verse le sang, I'Ecriture le lui compte comme s'il réduisait la resemblance du Roi » (Mekilta, Yitro, Bahodech, § 8). Ces propos sont pris 4 la lettre par l’auteur du Zohar qui, en identifiant cette « ressemblance » au plérome divin anthropomorphe, fournit l’explication ontologique d’une exégése rabbinique isolée en l’intégrant dans un systéme de pensée consistant. Une strate plus tardive du corpus zoharique, le Ra’aya Mehermna et

le Tiqouné ha-Zohar (extréme limite du xr siécle ou début du xiv‘),

apporte des éléments supplémentaires qui apparaissent parfois comme des surenchéres face aux propos du Zohar. Ainsi, non seulement chaque commandement est lié 4 un degré particulier de !’émanation, mais chacun d’entre eux renferme la totalité des sefirot :

« Dans chaque commandement toutes les sefirot sont incluses,

mais chacun

posstde

Tiqounim, 95b).

un échelon

particulier » (Zohar

Hadach

Chaque commandement est le représentant de la totalité des éléments du plérome. Il les inclut tous a la fagon de la sefira Malkhout, la Chekhina qui, présence divine dans le monde d’en bas, rassemble en elle la totalité des sefirot. Déja l’identification du commandement ou mitsvah, qui est un mot féminin en hébreu, avec la Chekhina, a été jus-

tifiée par R. Joseph Gikatila dans son Cha’aré Orah (fol. 26b) :

« Chaque création posséde une limite et une fin mais cette dimension appelée “commandement” qui est le secret de la dixitme sefira de Son Grand Nom, premiere de bas en haut et derniére de haut en bas, n’a pas de limite car elle est trés ample et enveloppe toutes les créations en leur donnant une mesure. Elle est appelée “commandement” parce que toutes les choses de YHVH, béni soitil, sont réalisées par elle et toutes les créations du monde sont dirigées par son commandement. »

En un mot, la Chekhina est l’action de la divinité en ce monde. En tant que dimension du plérome, elle est sans limite, puisqu’elle

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

procéde de I’Infini, mais elle confére au cosmos ses limites et ses lois. Réplique de la dimension divine appelée « Commandement », le commandement accompli par l'homme vise essentiellement a agir en

faveur de son archétype céleste. Ainsi explique-t-on la signification de l’usage des tefilin, les phylactéres : ceux-ci sont des laniéres de cuir

auxquelles est fixé un boitier contenant des extraits de la Torah, ils constituent une sorte de vétement rituel que l"homme devrait porter la journée durant, ou au moins lors de la priére du matin. La Chekhina est alors identifiée & l'objet rituel, au « commandement »

des phylactéres, dont !'attachement sur le bras représente et provoque I’attachement de la Chekhina, décrit audacieusement comme

une véritable capture. L’attachement de la Chekhina entraine celui de son partenaire masculin, la sefira Tiferet, comparées a un couple d’oiseaux inséparables : « Tous deux sont des colombes, mAile et femelle ; celui qui désire capturer un couple prendra d’abord la femelle et la liera & lui, aussitot elle appellera le male et il viendra. C’est ainsi que les Israélites doivent prendre la sainte Colombe — le Commandement, la Chekhina - et Ia lier par le lien des phylactéres, aussit6t Elle appellera son Epoux, qui est I’Israé] d’en haut, I’axe central [des émanations]. A cette fin, [les sages] ont décidé qu'il convient de lire a haute voix Ecoute Israél avec le commandement des phylactéres. Dés qu’ll est descendu auprés d’Elle, il faut Le lier & Elle en Le ligotant avec Elle par la laniére des phylactéres de la main » (Zohar Hadach, Tiqounim, 6%).

Les phylactéres rituels permettent

d'une part de capturer la

Chekhina pour que son Epoux, la sefira Tiferet, au centre des émana-

tions, appelé par son Epouse captive, se rende auprés d’elle ici-bas parmi les fidéles ; et ils servent d’autre part 4 prendre au piége de

l'amour les Epoux divins. Les lanigres employées pour « les attacher »

au moment de la récitation du Chéma’ sont placées rituellement en spirale tout autour du bras gauche et elles entourent la téte. Un autre passage attribue une fonction différente 4 ces bandelettes de cuir. Elles forment symboliquement les parures nuptiales de la Chekhina :

« [Les phylactéres] sont les parures de I’'Epousée. Les phylactéres

de la téte sont un diadéme d’or sur la téte de l’Epousée, les phylac-

téres de la main sont un anneau autour du bras. Quand Il’Epousée

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TIQOUNE HA-ZOHAR

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est ornée de ses parures,il faut appeler son Epoux, c’est ce qui est écrit : “Ecoute Israé!” (Deut. 6:4). Quand ils sont [entrés] dans la chambre nuptiale, le peuple saint doit se tenir debout devant eux avec le chantre pour les bénir par les sept bénédictions [nuptiales] et

pour consacrer I’Epoux et I’Epousée par les sacrements du ma-

riage » (Tiqouné ha-Zohar, tigoun 10, 26a).

L’ensemble des Israélites munis des phylactéres posés sur la téte et sur la main représentent la Chekhina ormée de ses parures nuptiales, s’apprétant a s’unir A son Epoux, la sefira Tiferet, qui est appelé auprés d’elle par la formule rituelle du Chéma’. L’Israél auquel les orants s’adressent est I"Israél d’en haut, qui est cette sefira. Le déroulement de la suite de la liturgie est calqué sur la cérémonie du mariage. Mais ce ne sont pas seulement les feftlin qui embellissent

1'Epouse et provoquent la venue de I’Epoux auprés d’elle. Les tsit-

sit ou franges rituelles qui sont fixées aux quatre coins des vétements participent 4 cette action théurgique attractive :

« [En mettant] les franges [rituelles], c’est comme si l'on disposait un tréne [= Malkhout) pour le Saint béni soit-il [= Tiferet] ; [en mettant] les phylactéres (‘efilin) qui sont le nom YHVH, c’est comme si lon faisait descendre YHVH [= Tiferet] sur ce trone » (Zohar Hadach, Tiqounim, 69a).

L’action théurgique est, comme a l’ordinaire, rendue possible par lhomologie alléguée entre les objets rituels et les dimensions du plérome. Le Tiqouné ha-Zohar qui procéde de fagon quasi systématique en établissant des analogies et en émettant sans cesse des jugements du genre : ceci c’est cela, propose des séries d’identifications qui ne sont pas toujours fondées sur des ressemblances morphologiques évidentes. Ainsi, dans une formule comme celle-ci : « Les franges [rituelles] c'est le tréne, les phylactéres c’est le Saint béni soit-il descendant sur le tréne, car on l’appelle [& descendre] en récitant le Chéma’ » (Tiqouné ha-Zohar, tiqgoun 10, 26a), le rapport entre les franges rituelles et le tréne, symbole de la sefira Malkhout, ou entre les phylactéres et le Saint béni soit-il, 4 savoir la sefira Tiferet, ne se laisse pas aisément dé-

duire de leur forme visible ou des mots qui les désignent. Mais ce rapport n’est cependant pas totalement arbitraire. I] dépend de la position de ces objets rituels sur le corps humain qu'ils transfigurent en corps symbolique, homologue du plérome divin. Les franges rituelles sont

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LES COMMANDEMENTS DANS L'BCOLE DU ZOHAR

posées aux quatre extrémités du vétement qui comporte quatre angles d’od elles pendent : elles Evoquent les quatre pieds du tréne. Par ailleurs, le tréne est la chaise royale sur laquelle le Roi se pose, il est donc son lieu de repos, a l’image de la femme sur laquelle ’homme se pose et se couche lors de l’union conjugale. Les phylactéres qui sont des laniéres posées en boucles spiralées autour du bras a partir du centre du biceps et descendant jusqu’au majeur, évoquent I’axe central du divin, la sefira Tiferet, qui part du haut du plérome et descend le long de son axe en le traversant de bout en bout. Le fait de revétir ces parures rituelles remodéle le corps physique en rectifiant sa forme de telle fagon qu’elle rappelle la structure du monde divin. Ces parures sont des sortes d’idéogrammes, signes d’écriture en méme temps que dessins. Célébrant et ranimant l’union nuptiale des péles masculin et féminin du plérome, le corps du fidéle est le support vivant des hiéroglyphes de laine et de cuir qu’il porte comme une toile un tableau. Les commandements des franges et des phylactéres ordonnent un systéme de représentation du Dieu manifesté qui échappe au principe de non-représentation du divin et aux interdits qui en découlent. L’art du vétement religieux ne se contente pas de représenter ; c’est aussi et surtout un art théurgique puisqu’il ne représente le divin que

pour agir avec lui et en lui. Art créatif d'images motrices, il obéit 4 des

normes traditionnelles trés contraignantes mais d’oi tout souci esthétique n'est pourtant pas banni, puisqu’il vise 4 rendre assez belle et assez attachante la dimension féminine afin qu'elle attire a elle son partenaire masculin d’en haut. L‘union hiérogamique des sefirot Tiferet et Malkhout est d’ailleurs la visée fondamentale de tous les commandements. L’auteur du Tiqouné ha-Zohar a exprimé cette exigence en une formule qui devint plus tard l’énoncé rituel préliminaire a l’accomplissement de tous les rites prescrits par la Loi : « Qu’en accomplissant tout commandement, ton souci soit d’unir le Saint béni soit-il et sa Chekhina dans tous les camps d’en haut et d’en bas » (Zohar II, 119a, Ra’aya Mehemna)”.

32. Au xvr sidcle, un cabaliste de Safed fera de cette sentence le noyau d'un réci-

tatif liturgique, voir infra, p. 414.

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JOSEPH DE HAMADAN

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Encore une fois, et quelle que soit la nature objective des rites et des commandements accomplis, la nécessité toujours affirmée par les cabalistes d’une orientation de la conscience visant le résultat escompté, essentiellement l’unification de la plénitude divine A travers le mariage de ses deux pdles sexués, confére a l’acte théurgique une dimension subjective et psychologique qui réduit les objets concrets du culte et les actes matériels 4 n’étre apparemment que les supports et les vecteurs de la pensée. Mais ceux-ci ne sont pas des accessoires dont il est possible de se passer, puisqu’ils manifestent la présence tangible des normes religieuses de la société auxquelles les cabalistes veulent rester attachés. Ces derniers n’ont donc pas tenté de spiritualiser les Tites et autres impératifs de la Loi, ils les ont pourtant subordonnés 4

la méditation spirituelle en faisant d’elle le cadre métaphysique qui va-

lorise les normes légales et gique efficace. Les régles d’appartenir seulement au sumées de facgon consciente

les oriente dans le sens d’une action théurmultiséculaires de la tradition ont cessé systéme social impensé et fonctionnel ; aset réfléchie comme moyens d’action sur le

divin et l’univers, elles ont intégré les cabalistes dans une société surnaturelle dont ils sont devenus les membres actifs, sans pour autant les

détacher de la société humaine et historique a laquelle ils ont continué de participer, mais en donnant a leur participation une valeur rédemptrice exemplaire. Continuateur de I’école zoharique, R. Joseph de Hamadan reste fidéle aux enseignements essentiels du Zohar, dont il imite parfois le style et la langue araméenne, mais il apporte une contribution originale aux spéculations relatives 4 la fonction théurgique des actes humains, Auteur d’un Sefer Ta'amé ha-Mitsvot (Livre des raisons des commandements) qui est le plus volumineux ouvrage appartenant a ce genre littéraire rédigé par un cabaliste, il a surtout traité de la relation entre la forme du corps humain, la forme du plérome anthropomorphe et I’ensemble des commandements. II décrit le processus primordial par lequel le plérome divin a été Emané et s'est constitué, puis s'est étendu jusqu’a la formation des archétypes célestes des commandements, comme I’apparition d’un corps anthropomorphe : « Lorsque se manifesta la Forme supérieure, les dix sefirot, et que furent mis en place tous les éléments du Corps d’en haut, lorsque se révéla la dimension [du Bras] droit, la Torah de 1a fut

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212

LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR créée [...] et les raisons des commandements positifs se manifest?rent [...]. Mais quand se manifesta le Bras gauche, appelé attribut du jugement sévere [...] de 1A se manifestérent les 365 commandements négatifs » (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, éd. M. Meier, U. M. I., 1974, p.

414-415).

Cette répartition des commandements entre le cété droit, miséricordieux, du plérome et le c6té gauche, rigoureux, du méme monde

divin, ne concerne que la premiére phase de leur apparition. Nous verrons plus loin comment les essences des commandements émanent du plérome en se détachant de ses parties masculine et féminine. Méme si R. Joseph Gikatila avait, lui aussi, établi une relation

morphologique et sémiotique entre les organes du corps humain, les commandements et la divinité révélée *, il n’était pas allé aussi loin

dans la précision des détails de leurs correspondances et il s’était exprimé seulement en termes trés généraux sur leurs corrélations théurgiques. Les écrits de R. Joseph de Hamadan nous fournissent a cet égard un matériau original de valeur. Mais il est d’abord un héritier du Zohar — l'un de ses tout premiers lecteurs — et il est peut-€tre aussi

l'un de ses contributeurs tardifs. A ce titre, le schéme de la restaura-

tion de l’union hiérogamique entre sefirot, grace a l’action des Israélites, est au centre de sa pensée. Ainsi, quand il explique la fonction des sacrifices quotidiens, il recourt, comme il le fait avec constance et opiniatreté, au réle d’unificateur et de « marieur » que joue Il’homme qui accomplit ces rites religieux : « Le sacrifice rapproche I’Epouse de I’Epoux - le Roi YHVH Sébaot — ainsi le sacrifice rapproche et relie [les anneaux de] la chaine sainte et pure et l’€panchement arrive dans les canaux saints

33. Voir le passage extrait de son Cha‘aré Orah (fol. 2b-3a) que nous avons traduit dans !’introduction du tome II du Zohar, Verdier, Lagrasse, 1984, p. 25-26. Selon

cet auteur, chaque organe de homme

créé & l’image de Dieu peut devenir un

« tréne », a savoir étre un réceptacle pour I’entité spirituelle & laquelle il correspond, et cela par sa purification et par l’observance des commandements. Dans le Ra’aya

Mehemna (Zohar Il, 117b) et le Tigouné ha-Zohar (tiq. 70, fol. 132a), les organes de

l'homme peuvent devenir les supports de la Chekhina. Voir M. Idel, Kabbalah, New Perspectives, p. 169. Déja le Bahir avait proposé un systéme de correspondance entre les membres du corps humain et l’Image de Dieu, voir § &2 : « Les sept membres ont au Ciel leur puissance correspondante » ; et voir les paragraphes suivants.

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JOSEPH DE HAMADAN

213

et purs, de dimension en dimension, c’est le secret de la colonne vertébrale de la Forme supérieure, jusqu’é ce que l’influx parvienne A la di-

mension du Juste qui verse l’huile parfumée sur |’Epouse, la Communauté d’Israél, et il unit l'Epoux a l'Epouse et resserre les liens

de la chaine qui devient une, et s’accomplit ce que le prophéte a dit : “En ce jour-l4 YHVH sera un et son nom sera un” (Zac. 14:9). C'est ainsi que les sacrifices quotidiens font allusion a l’unification » (Sefer

Ta’amé ha-Mitsvot, éd. M. Meier, U. M. L, 1974, p. 159).

L’Epouse est la sefira Malkhout (la Royauté), I'Epoux est constitué de I’ensemble des autres sefirot considérées comme étant masculines. L’étymologie du mot gorban est ici encore sollicitée pour mettre en évidence la fonction du rite, qui consiste 4 rapprocher (qerev) et a relier les dimensions du plérome divin — la « chaine sainte et pure » — de maniére telle que l’Epanchement procédant en permanence de la Source primordiale puisse traverser tous les « canaux » irriguant ces dimensions les unes aprés les autres. La « colonne vertébrale de la Forme supérieure » est |’axe central des sefirot, qui s’identifie aussi 4 la sefira Tiferet. L’expression « Forme supérieure » est trés fréquente dans les écrits de ce cabaliste. Elle se référe a la structure anthropomorphe du plérome, lequel comporte une dimension, la sefira Tiferet, qui fait office de colonne verté-

brale ; le long de celle-la les influx s’écoulent et débouchent d’abord sur la sefira Yessod — le « Juste » — fonctionnant comme un organe sexuel masculin, qui déverse les semences ontiques accumulées en

lui - « huile parfumée » - dans la sefira Malkhout - « I’Epouse » -

appelée aussi « Communauté d’Israél ». La force de ce flux d’étre qui ravive la sefira Yessod a assez d’énergie pour permettre son union avec sa parédre célestielle, la sefira Malkhout. Le passage de ce flux rétablit la cohésion des liens reliant l’ensemble des dimensions du plérome, la « chaine » des émanantions qui, désormais,

sont unes. La citation du verset de Zacharie, annongant l’expansion future de la reconnaissance de |’unité de Dieu chez tous les peuples, peut surprendre dans le présent contexte, qui ne traite pas d’un événement eschatologique et universel, mais des sacrifices quotidiens (temidim). Comme si l’unité promise de Dieu et de son Nom était immédiatement réalisée par l’action du sacrifice dotée d’une efficience théurgique. Un verset décrivant a priori un futur lointain et

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214

LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

quasiment inaccessible, est utilisé comme le verset-maitre qui justifie d'une part la présente relativité de l’unité divine, et, d’autre part,

la faculté humaine et sociale de provoquer son rétablissement. L’at-

tente de l’accomplissement eschatologique fait place a une action

concréte capable de le réaliser chaque jour par l’exercice du culte sacrificiel pratiqué au nom de la collectivité. L’opération du sacrifice ne se démarque pas fondamentalement de la fonction des autres commandements. Tout d’abord, R. Joseph de Hamadan distingue, avec ses prédécesseurs, deux classes de commandements, qui chacune concerne un secteur différent du plérome : « Tu sais déja que les commandements positifs sont les organes de 'Epoux et que les commandements négatifs sont les organes de

lEpouse, la Communauté d’Israé! ; et c’est une réalité une, béni soit Son Nom et Son souvenir pour I’éternité des éternités » (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, éd. M. Meier, U. M. I., 1974, p. 160).

Les prescriptions correspondent, une a une, aux organes de PEpoux, a savoir a l'un des multiples aspects de l’organisation anthropomorphe des neuf premiéres sefirot, de Keter 4 Yessod, considérée comme le domaine masculin du plérome. Les interdictions correspondent, une a une, aux éléments constituant le domaine de la sefira

Malkhout, donc aux différents organes du domaine féminin du plérome ™. Ce cabaliste nous a transmis une description détaillée de la fonction des commandements, selon leur répartition au sein de l'une 34, Dans l’introduction de son édition du Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, M. Meier explique que I’Epoux désigne 1a sefira Yessod, tandis que I'Epouse désigne la sefira Malkhout (p. 23). En réalité, !Epoux, appelé aussi le « chérubin male », ne désigne pas seulement la sefira Yessod, mais l'ensemble des sefirot, hormis la sefira Maikhout qui est le « chérubin femelle ». La sefira Yessod, il est vrai, concentre en

elle la totalité des influx issus des sefirot supérieures ; et parler d’une union de

Yessod avec Malkhout revient a parler de I’union de I’ensemble des neuf sefirot su-

périeures avec la dernire, la sefira Malkhout. La distinction masculin/féminin chez cet auteur partage en deux parties l'ensemble du plérome, cela ressort particulitrement de son petit traité sur les dix sefirot, qui n’a pas encore été publié. Il existe donc deux formes corporelles distinctes au sein du plérome, une forme masculine et une

forme féminine, qui comportent chacune un ensemble d’organes déterminés. On re-

trouvera une distinction semblable chez R. Molse Cordovéro, qui décrit un Chi’our

Qomah du Male et un Chi’our Qomah de la Femelle (voir un texte cité dans notre ouvrage Lenre sur la sainteté, Lagrasse, Verdier, 1986, p. 148).

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JOSEPH DE HAMADAN

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des deux grandes classes précitées, de leur origine, de leur qualité de membres ou d’organes du corps bissexué des émanations et de leur connexion avec les anges supérieurs, ceux qui ont pour nom le Tétragramme et qui sont également groupés dans une structure anthropomorphe *. Il vaut la peine de citer des extraits assez longs de cette peinture, peu connue mais novatrice par les précisions qu'elle comporte. Le point de départ de ce développement ou son prétexte est l’explication du commandement prescrivant aux Israélites de s’attacher ou d’adhérer & Dieu : « D’apres la véritale cabale, I’adhésion 4 Dieu, qu'il nous a ordonnée, se rapporte au sujet de l’unification. Comment ? Tout homme d'Israéi qui accomplit un commandement avec Ia pensée intellectuelle du cerveau, parce qu’il comprend la Torah clairement grace a l’exer-

cice de lintelligence, mérite de donner, si l’on peut dire, de la puis-

sance 4 la Couronne supréme, et il augmente I’énergie, la force et

’éclat lumineux de cette Couronne d’en haut, qui est le cerveau de la

Forme supérieure, sainte et pure ; c’est pourquoi nos maftres ont dit : “Un organe renforce un organe” de la Forme supérieure, pour cette

raison l'homme a été fait 4 ’image de Dieu, afin de pouvoir renforcer

la Forme supérieure, ainsi que I’Ecriture dit : “Oui, homme chemine

selon une image” (Ps. 39:7), selon l'image de la Forme supérieure chemine le juste en ce monde, car il est appelé “homme”. De méme, il donne de |’énergie — bien qu’ll n’en ait pas besoin, béni soit-il - a la Forme supérieure, qu'elle soit bénie. C’est pourquoi le Saint béni soitil a donné a Israé! 613 commandements. Les commandements positifs qui sont au nombre de 248 correspondent aux 248 organes du corps humain et ils correspondent a 248 forces appelées YHVH, qui correspondent 4 248 rameaux, 248 sortes de lumitres émergeant de la Forme supérieure, qu'elle soit bénie. A partir de chaque rameau qui émerge de la Forme supérieure, est créé un ange dont le nom est comme celui de son Maitre, il est donc appelé YHVH, et [cet ange] posstde pour lui-méme un char. Ces 248 anges dont le nom est comme celui de leur Maftre constituent le vétement de la Chekhina et de chaque rameau sans exception est créé un commandement et est créé un organe en l'homme. II en résulte maintenant que, & partir de la puissance des

35. A ce sujet, on lira avec profit M. Idel, « Le monde des anges doté d'une forme

humaine » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, éd. J. Dan et J. Hacker,

Studies in Jewish Mysticism, Philosophy and Ethical Literature Presented to Isaiah

Tishby, Jérusalem, 1986, p. 1-66.

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216

LES COMMANDEMENTS

DANS L’ECOLE

DU

ZOHAR

248 rameaux qui ont émergé dans le monde des anges, est créée une forme unique en laquelle s’enveloppe la Chekhina, constituée des 248

anges dont le nom est comme le nom de leur Maitre. [...] Israél est la

réalité principale de l’univers car il symbolise la Forme supérieure,

sainte et pure, qu’elle soit bénie. Par Sa puissance, béni soit-il, des 248

rameaux et des 248 sortes de lumitres qui surgirent dans le monde des Ames, 248 anges ont été créés dont le nom est comme le nom de leur Maitre, j’y ai déja fait allusion ; c’est eux que la Chekhina revét et 248 commandements ont été créés ainsi que les 248 organes que comprend le premier homme. II déposa une étincelle de chacune de ces puissances dans le premier homme et il devint une chose une, de méme qu’ll est Un, béni soit-il. En conséquence, tout homme qui accomplit

un commandement, s’attache [4 Dieu], illumine le commandement et

illumine le rameau. C’est pourquoi l’Ecriture dit : “Le commandement de YHVH est limpide, illuminant les yeux” (Ps. 19:9). [Les “yeux”], c’est-4-dire les couleurs, comme il est écrit : “Sur cette pierre unique il y asept yeux” (Zac. 3:9). Aussi ai-je déja expliqué que celui qui accomplit un commandement avec le cerveau illumine et confere éclat lumineux et force & la Couronne supréme. Le juste est une fondation qui donne de la puissance aux étres célestiels [comme la fondation] donne de la force au mur [qu’elle supporte], ainsi qu’il est dit : “Le juste est le fondement du monde” (Pro. 10:25). De cette fagon, si l'homme accomplit un commandement

avec les yeux, il donne de

l’énergie 8 Hokhmah et Binah, qui sont les yeux de la Forme supé-

rieure. Si c’est avec les mains, il donne de la force & Hessed et

Guevourah qui sont les mains de la Forme supérieure. Ainsi donnet-il un éclat lumineux a toutes ces dimensions : tous les commandements, au nombre

de 248, donnent

un éclat lumineux 4 la Forme

supérieure, aux 248 rameaux, aux 248 sortes de couleurs lumineuses qui procédent d’elle — qu'elle soit bénie — allant vers le monde des Ames et vers le monde des anges. Et il illumine la vie du monde a venir. [...] Telle est la rétribution des commandements positifs et ce que signifie le faif que I’on illumine les rameaux auxquels j’ai fait allusion. En ce qui concerne les commandements négatifs, ils se rapportent a ce qui correspond aux organes de la femme, correspondant au second chérubin qui a une forme féminine, comme il est dit : “Tu es

(au féminin) un chérubin d’onction” (Es. 28:14), et 4 son propos il est dit : “Toi (au féminin), tu nous parleras” (Deut. 5:24 [27]) et il est énoncé : “Si tu (au féminin) veux me traiter ainsi” (Nom. 11:15). Cette dimension est appelée Chekhina (Habitation), Malkhout (Royauté), Communauté d’Israél, Tout, dans le discours de nos maftres, que leur

mémoire soit une bénédiction. Et combien de termes la désignent ? 70

termes. De cette dimension procédent des rameaux au nombre des commandements négatifs, autant de commandements, autant de ra-

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JOSEPH DE HAMADAN

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meaux d’aprés leur nombre. [...] Quiconque garde les commande-

ments négatifs illumine toutes les couleurs qui sont incluses dans la Malkhout et il illumine tous les rameaux qui émergent selon le nombre des commandements négatifs et il attache le commandement a son Créateur. Lorsque I’Ame quitte le corps, parce qu'elle a illuminé lors de sa vie [terrestre] les couleurs, elle s’attache a cet éclat lumineux, & cette lumitre de vie, et chaque organe s’attache au rameau qui lui cor-

respond et jamais il ne s’en sépare. C’est pourquoi I’Ecriture dit : “A

Lui vous vous attacherez” (Deut. 13:5). Pour cette raison, afin que la

Chekhina s’attache a son Créateur, le Nom, béni soit-il, nous a ordonné de nous attacher 4 Son grand Nom » (Sefer Ta'amé ha-Mitsvot,

éd. M. Meier, U. M. L., 1974, p. 29-32).

D’aprés R. Joseph de Hamadan, la véritable cabale enseigne que le commandement biblique prescrivant aux Israélites de s’attacher a leur Dieu a une signification théurgique, puisqu'il a pour fonction d’unifier le plérome. Commandement d’ordre éminemment intellectuel, il agit au niveau de la plus haute des dimensions divines, la sefira Keter (la Couronne), car elle est l’organe de I’intelligence, le « cerveau » de la « Forme supérieure », a savoir le centre intellectuel du corps divin anthropomorphe. En faisant fonctionner son propre cerveau pour répondre & l’injonction d’adhérer a Dieu, concrétisée par l'étude menant a la compréhension la plus approfondie de la Torah (qui est elle-méme par ailleurs une représentation parfaite de la forme divine), l’énergie du « cerveau » du plérome, la sefira Keter, est amplifiée. D’od cette maxime attri-

buée aux rabbins du Talmud : « Un organe renforce un organe ™ »,

36. En hébreu : ever mahzig ever. Cette sentence n’apparaft pas dans la littérature rabbinique connue. Elle est maintes fois répétée dans la littérature de la cabale, mais elle

semble avoir été employée d’abord par R. Joseph de Hamadan et par l’auteur anonyme

du Sefer ha- Yihoud. Plusieurs études ont été menées pour situer son origine, qui semble @tre un texte de R. Abraham ibn Ezra (Yessod Mora, cha’ar 5), ainsi que l’indique Yehoudah Avida’,« Ever Mahziq Ever » (en hébreu) Sinai, 29, 1957, p. 401-40. Voir aussi A. Altmann, « On the Question of Authorship », Qiryat Sefer, 40, 1965, p. 275 et 411; M. Meier, introduction & son éd. du Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, U. M. 1., 1974, p. 24; Moshé Hallamish, « Leget Pilgamim », Sinai, 80, 1977, p. 277 ; Shraga Abramson, Issues in Gaonic Literature (en hébreu), Jérusalem, 1974, p. 128-129, note 9. Mais, comme le

Femarque avec raison Moché Idel, « bien que cette sentence ait été discutée dans plusieurs études, sa signification théosophique n’a pas encore été analysée » (Kabbalah, New Perspectives, New Haven, Yale Uni. Press, 1988, p. 185).

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

a savoir : un organe du corps humain, employé comme moyen pour accomplir un commandement déterminé, « renforce » l’organe de la Forme supérieure qui lui correspond en amplifiant sa puissance spirituelle ”. Au passage, R. Joseph de Hamadan propose la raison pour laquelle Il’homme a été créé, selon un verset de la Genése (1:26-27), & « l'image de Dieu », et cette raison est d’ordre rituel et théurgique, puisque le but était de lui donner le moyen d’amplifier la puissance de la Forme supérieure en la connectant trait pour trait, organe par organe, 4 son propre corps. La similitude morphologique entre le Dieu manifesté et homme implique l’imnitatio dei — « cheminer selon Il’image de la Forme supérieure » — qui renforce en retour les différents « organes » dont cette derniére est constituée. La

remarque furtive : « bien que [Dieu] n’ait pas besoin » de cet apport

d’énergie procédant de I’action humaine, nous renvoie a un paradoxe, si ce n’est une contradiction, qui apparaft plusieurs fois dans les écrits des cabalistes. C’est le cas, entre autres, de R. Moise de Léon, qui, dans son livre sur les raisons des commandements, pro-

fére des propos comme ceux-ci : « Lorsque nous d’accomplir les commandements, Lui, béni soit-il, fié, et lorsque nous nous en abstenons, I! n’en subit tion » (Sefer ha-Rimon, p. 102) ou encore : « Si nous

nous efforgons n’est pas ampliaucune diminubénissons ou ne

bénissons pas [Dieu], son degré [d’étre] n’est ni amplifié ni diminué,

car la foi n’en dépend pas » (ibidern, p. 361). De telles déclarations, condamnant !’interprétation théurgique des commandements et des priéres, jouxtent d’autres propos, trés nombreux et sans aucune am-

_ biguité, comme nous en avons mentionnés au début de ce chapitre,

qui soulignent au contraire l’importance de leur fonction théurgique. E. Wolfson qui a disserté sur cette contradiction flagrante, 37. Un texte de R. Joseph ben Chalom Achkénazi, qui écrit en Castille vers la fin du xu’ si¢cle, parle du renforcement de chaque organe constituant Il’ame de l’homme grace a l’accomplissement du commandement qui lui correspond : « La forme de l’ame est composée des lettres saintes agencées selon les structures des commandements ; si l'homme les fait, “il vivra par eux” véritablement, car & lui se joindront la vie et la paix sur son Ame dans les hauteurs, et d’elle la vie et la grace parviendront a Vhomme corporel, et chacun des organes de I’Ame sera renforcé, par la puissance de lesprit du Dieu vivant » (Cornmmentaire sur le Sefer Yetsirah, 3:1, éd. Jérusalem, 1965,

fol. 44a-b).

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JOSEPH DE HAMADAN

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estime qu'il est « nécessaire de comprendre [de tels] passages comme des sortes d’aberrations * ». Il nous semble cependant que lon peut comprendre de tels propos apparemment contradictoires

en les rattachant a une longue tradition, bien attestée dans I’histoire

de la cabale, selon laquelle !’action humaine ne touche, négativement ou positivement, que le plérome divin, le monde de |’émanation, mais en aucun cas la déité mystérieuse, le En Sof (I’Infini), qui est une source impassible et intarissable produisant en permanence des flux de vie ontique. Nous aurons !’occasion, dans un chapitre ultérieur, de rencontrer plusieurs fois l’affirmation de cette restriction

concernant la fonction théurgique des commandements. Bien que ni R. Moise de Léon, ni R. Joseph de Hamadan ne s’expriment aussi clairement que leurs successeurs a ce sujet, il me parait hautement probable que les propos en question se référent implicitement a une problématique semblable et ne peuvent donc étre regardés comme de simples aberrations. Apres cette courte parenthése, notre cabaliste entame un important exposé consacré au systéme de correspondances dans lequel les commandements sont corrélés aussi bien a l’organisme humain qu’aux puissances du plérome divin anthropomorphe. Le point de départ de son développement est une affirmation célébre de R. Simlai, transmise dans le traité Makot du Talmud babylonien (fol. 23b), qui €énonce : « 613 commandements ont été donnés 4 Moise,

365 commandements négatifs correspondant au nombre de jours de lannée solaire, 248 commandements positifs correspondant aux or-

ganes de I’homme.

» Nahmanide, lui-méme tributaire du Bahir

(8 182) et de R. Ezra de Gérone ”, a déja associé, dans son commentaire sur Exode 20:8, les 248 commandements positifs a l’expression « souviens-toi » (Ex. 20:8), et les a référés au principe masculin ; et il a associé les 365 commandements négatifs, corres-

38. Voir son article, « Mystical Rationalization of the Commandments in Sefer ha-

Runmon », Hebrew Union College Annual, vol. LIX, 1988, p. 228 et voir, du méme auteur, « Mystical-Theurgical Dimensions of Prayer in Sefer ha-Rimmon », in Approaches to Medieval Judaism, éd. D. Blumenthal, vol. III, Atlanta, 1988, p. 46. 39. Commentaire sur le Cantique des Cantiques, dans Kitvé Ramban, ll, éd.

Chavel, p. 496-497, et p. 548.

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LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DU ZOHAR

pondant non plus aux jours de l’année seulement mais aussi au nombre de nerfs du corps humain, a !’expression « garde » (Deut. 5:12), référée au principe féminin “. R. Joseph de Hamadan emprunte

sans doute a ces sources antérieures le substrat de son exposé, mais il est le premier qui ait proposé un systéme complet de corrélations

entre les commandements, les organes du corps et les « organes » de la Forme supérieure, dédoublée en un domaine masculin et un domaine féminin. La premiére partie de ses explications conceme les 248

commandements positifs. Ceux-ci dérivent de 248 lumiéres ou ra-

meaux qui sont sortis du plérome anthropomorphe, et en particulier

41. La correspondance anges/organes corporels rappelle un important motif des textes du Chi’our Qomah qui décrivent chaque membre du corps gigantesque de

Dieu et indiquent que chacun d’entre eux supporte des anges et des lettres qui leur sont associés ; ces écrits de la mystique juive de |’Antiquité tardive sont la source od notre cabaliste doit puiser sa propre thématique, directement ou par le biais des pié-

tistes judéo-allemands du xir sitcle. Ces passages du Chi’our Qomah et leurs paral-

léles dans le gnosticisme, en particulier chez Marc, ont été étudiés par M. Idel, au début de son article cité supra, note 35. L’idée que des rameaux émanent en grand nombre des dix sefirot se trouve aussi chez R. Joseph ben Chalom Achkénazi : « Chacune des dix sefirot possde des rameaux et il y a des rameaux aux rameaux » (Commentaire sur le Sefer Yetsirah, 1:5, rééd. Jérusalem, 1965, fol. 25a).

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40. Ces conceptions et leurs sources ont été étudiées par E. Wolfson, dans l’in-

troduction de son édition du livre de R. Motse de Léon, The Book of Pomegranate, Sefer Ha-Rimmon, Atlanta, Brown Judaic Studies, 1988, p. 63-67.

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les organes du corps procédent, 4 un degré différent de manifestation matérielle, des rameaux du plérome divin. Le degré inférieur de ce plérome, la sefira Malkhout (Royauté), appelée aussi Chekhina, est enveloppée d’un corps d’apparition constitué de l'ensemble de ces

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des branches ou rameaux de lumiére ont été créés également les 248 membres de l’organisme humain. Les archanges-commandements et

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et sont les archétypes célestes des commandements positifs. A partir

22

positifs et un des 248 organes du corps humain “'. Les 248 archanges sont issus des branches lumineuses de la Forme supérieure masculine

Ot

face masculine. De ces excroissances lumineuses du plérome masculin dérivent 248 archanges qui portent chacun le nom YHVH et qui régnent chacun sur un groupe d’anges particulier (un char céleste). A chacun des 248 archanges correspondent un des 248 commandements

ag

— le texte ne le dit pas ici mais l’idée a été developpée ailleurs — de sa

JOSEPH DE HAMADAN

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archanges portant le Nom de leur Maitre, le Tétragramme, selon une expression tirée du traité Sanhédrin 38b, appliquée la a l’ange Métatron, mais qui désigne la situation de nombreux anges de la littérature des Palais portant le nom YHVH “. La Chekhina est donc pourvue d’un habit d’apparition constitué des 248 archanges, dont l’essence est la méme que celle des 248 commandements positifs et des 248 organes du corps. Cette idée est sans doute liée au motif ancien du « corps de la Chekhina », que nous avons examiné ailleurs “, et elle correspond aux passages du Tiqouné ha-Zohar qui traitent des commandements comme autant de parures dont on revét la Chekhina par leur accomplissement “. Le premier homme a recu, en ses organes corporels, une étincelle des 248 lumiéres issues du piérome et constitue ainsi une sorte d’archange terrestre, unifiant et récapitulant en lui-méme I’essence spirituelle de la totalité des anges supéFieurs, ce qui lui confére une ressemblance particulitre avec Dieu, sous le rapport de l’Un. Israél se confond avec cet homme premier, puisqu’il « symbolise (rormez) la Forme supérieure ». Cette présence dans le corps de Il’homme — qu’Israéi reproduit — des étincelles de essence archangélique est la cause de l’activité théurgique de ses ceuvres. Accomplir un commandement positif implique I’action d’un de ses 248 organes, et a travers celui-ci est ranimé et ravivé l’archétype angélique de cet organe, le rameau de la puissance divine qui lui correspond. L’accomplissement d’un commandement est une sorte d’union active avec la divinité, mais ce n’est pas l’homme qui cherche Yillumination de la présence divine, c’est lui au contraire qui, par son acte, illumine la divinité, en activant une de ses émanations, un des rameaux de la Forme supérieure. Cette activation est 4 sa portée parce que le commandement est une réalité vivante, substantielle et

42. R. Joseph de Hamadan se réfere visiblement A des sources provenant de la lit-

térature des Palais ; voir au sujet des archanges porteurs du Tétragramme notre ou-

vrage, Le Livre hébreu d'Hénoch, Verdier, Lagrasse, 1989, p. 216-218, et les

références internes p. 293. Voir aussi dans ce livre, chap. 21 verset 5, od le nombre

respectif des 248 commandements positifs et des 365 commandements négatifs correspond aux mesures de la face et des ailes des Vivants sacrés (note p. 270) et p. 131 (chap. 33 vers. 4), oi il correspond aux dimensions des fleuves de feu céleste.

43. Voir Le Livre hébreu d’Hénoch (cité note précédente), p. 355 et cf. p. 72. 44. Voir supra, p. 208.

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LES COMMANDEMENTS DANS L’ECOLE DU ZOHAR

singuliére, c’est en définitive un ange appelé YHVH, auquel correspond un organe dans le corps humain. Le verset cité a l’'appui peut étre entendu ainsi : « le commandement de YHVH » est un archange dérivé du plérome, il « illumine les yeux », qui sont les « couleurs » que revét la lumiére de I’émanation divine en se diffractant en 248 rayons,

s'il est accompli par I"homme, porteur des étincelles dérivées de ces couleurs. Il existe une co-naturalité entre les commandements et l’homme, dont l’anatomie matérielle est l’exacte reproduction dérivée

de l’anatomie spirituelle du plérome divin. Le sens du verset de Zacharie n’est pas trés clair dans le présent contexte, les « sept yeux » dont il est question pourraient étre une référence aux Sept archanges de I’Heptade supérieure ou aux sept sefirot inférieures. De nouveau, R. Joseph de Hamadan fait état du commandement accompli au moyen de l’organe de la pensée, le « cerveau », et qui enjoint a l'homme de s'unir intellectuellement avec Dieu. L’accomplissement de ce commandement, par le biais de l’archange auquel l’organe activé dans le sens voulu correspond et dont il porte un éclat ontique, illumine et renforce la sefira Keter (la Couronne), le « cerveau » de la Forme supérieure, qui est non seulement anthropomorphe au strict, mais qui fonctionne comme un organisme humain avec l’équivalent de ses viscéres. Le juste, l’-homme qui accomplit de fagon parfaite tous les commandements, donne de la puissance au plérome divin a travers l’ensemble des « rameaux » “. Quelques exemples trés généraux sont proposés dans les lignes suivantes, mais dans la suite du

45. La conception de R. Joseph de Hamadan a été résumée par R. Menabem Récanati, cabaliste qui écrit au début du xiv° si¢cle : « Chaque commandement est un rameau et un organe particulier de la Forme supérieure, si bien que, par l’accomplisse-

ment de Ia totalité de la Torah, l'Homme supérieur se trouve complet, car chacune des dix sefirot étant en phase et en relation avec la sefira qui la jouxte, quand toutes sont corrélées, elles font une unique forme » (Commentaire sur la Torah, Jérusalem, 1961, fol. 23b). La complétude du plérome qui constitue une forme unique - la forme d’un

homme parfait - est le résultat de |’accomplissement de tous les commandements de la Loi. Voir aussi un développement de ce motif par R. Méir ibn Gabbay, ‘Avodat ha-

Qodech, Jérusalem, 1975, fol. 35c. M. Idel a montré l’existence d’une autre version du

développement de R. Joseph de Hamadan copiée par R. Motse de Kiev dans son

Chochan Sodot, qu'il a édité dans son article : « Le commentaire de R. Joseph de Hamadan sur les dix sefirot et des fragments de ses écrits » (en hébreu), ‘Aley Sefer,

6-7, 1979, p. 80-81.

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JOSEPH DE HAMADAN

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livre, chaque commandement étudié, ou presque, sera l’occasion pour

le cabaliste de situer celui-ci avec précision au sein des organes du

corps humain et au sein du plérome. Il est possible, mais non certain,

que ce systé¢me de correspondances dérive des relations établies par

lastrologie entre les planétes, les signes du zodiaque et les organes

du corps humain. Ce motif trés ancien a été développé par les as-

trologues égypto-grecs et gréco-romains de la fin de 1’ Antiquité,

dans des textes que A. J. Festugiére a traduits et étudiés “. On le retrouve aussi au Moyen Age et particuli¢rement dans un recueil juif

de textes médicaux “. Dans |’attente d’une étude substantielle sur les relations entre la cabale et Il’astrologie, la possibilité d’un transfert de schémes relevant du plérome des astres vers le plérome des sefirot ne peut étre exclue, bien que la littérature des Palais et I’angélologie juive ancienne dans son ensemble puissent fournir 4 ce sujet les éléments d’une généalogie satisfaisante. D’autant qu’il existe un curieux paralléle de cette spéculation dans un texte gnos-

tique datant du 1° siécle. En effet, une liste faisant correspondre 365

anges avec 365 membres du corps psychique se trouve dans un texte

gnostique, le Livre des secrets de Jean (§ 45 & § 51) qui, rédigé au 11° sitcle, emprunte ses tableaux de correspondance au Livre de Zoroastre, écrit par des Syriens platonisants. Dans cet ouvrage,

selon Michel Tardieu, la liste des correspondances est la transposition démonologique de la théorie du microcosme, dogme fonda-

mental de |’astrologie de l’époque “. Cette mélothésie ancienne, par le biais du Livre des secrets de Jean, a été reprise dans des textes manichéens, dans des ouvrages irano-mazdéens, et dans un livre sacré

des ismaéliens d’ Asie centrale ”. R. Joseph de Hamadan pourrait

avoir eu accés a des textes iraniens lors de la période de sa vie ov il

46. Voir La Révélation d’Hermes Trismégiste, L’Astrologie et les Sciences occultes, 1, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 92 ss., et p. 127-131. 47. Les figurations de I"homme-zodiaque sont courantes au Moyen Age, mais Punique exemple hébratque connu a été récemment publié par Michel Garel dans

D’une main forte, manuscrits hébreux des collections francaises, Seuil-Bibliothéque Nationale, Paris, 1991, p. 178. 48. Nous tirons tous ces éléments du livre de Michel Tardieu, Ecrits gnostiques, Codex de Berlin, Le Cerf, Paris, 1984, p. 39.

49. M. Tardieu, Ecrits gnostiques (ouvrage cité note précédente), p. 302-304.

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

habitait A Hamadan, si l'on en croit le nom qu’il porte et qui est Dunique élément biographique dont nous disposons A son sujet. Mais, par ailleurs, il pourrait transmettre une tradition juive ancienne, dont le livre gnostique précité et sa source seraient des témoins tendancieux. M. Tardieu considére néanmoins que « cet

exposé de la mélothésie s'explique enti¢rement par des sources

grecques * ». A l'aide de celles-ci, le récit anthropogonique de la Genése serait ridiculisé par les gnostiques qui décrivent la création

du corps psychique d’ Adam (c’est-a-dire de son Ame), comme étant l’ceuvre du Démiurge cosmique et de ses acolytes, les anges qui correspondent aux membres de I"homme. Il me semble pourtant que des traditions juives angélologiques ont pu jouer un réle dans ce genre de spéculation. La cohérence interne du texte de notre cabaliste, ses références a la littérature des Palais et a celle du Chi’our Qomah, ainsi que la présence d’éléments que l’on retrouve dans d’autres écrits de la cabale médiévale, plaident en faveur d’une ori-

gine juive ancienne, plutét que d’un emprunt a des traditions ira-

niennes dépendantes du livre gnostique. Mais la question, pour le moment, reste ouverte. Le passage que nous avons omis traite du monde & venir et de la rétribution qui découle de l’accomplissement fidéle des commande-

ments, rétribution qui procéde de ce monde illuminé et renforcé par les ceuvres des hommes. R. Joseph aborde enfin les commandements négatifs, les interdictions. Comme nous I’avons vu, ceux-ci correspon-

dent aux organes de la sefira Malkhout, le « second chérubin », corps

féminin du plérome divin. Quelques versets sont cités qui, aux yeux de

l'exégéte cabaliste, renvoient 4 cette dimension féminine, dont plu-

sieurs appellations sont énumérées. Un systéme de correspondances

50. Ibidem, p. 301. Le chapitre 31 des Avot de Rabbi Nathan (vers. A), ceuvre essen-

tiellement tanaltique, décrit avec une grande précision les correspondances existant entre le corps humain et le cosmos, a travers un enseignement attribué & rabbi Yoss¢ le Galiléen (fin du ™ siécle, début du 11°), qui conctut sa mélothésie par ces mots : « Tout ce que le Saint béni soit-il créa dans son monde, il le créa en I"homme. » Comparez aussi avec le symbotisme du corps humain décrit par le Pseudo-Denys dans La Hiérarchie cé-

leste (329A sq.) : « Chaque partie du corps humain peut nous fournir maintes images qui s’appliquent parfaitement aux puissances célestes » (trad. Gandillac, Euvres Compleses du Pseudo-Denys l'Aréopagite, Aubier, Paris, 1980, p. 238).

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JOSEPH DE HAMADAN

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identique a celui qui a été longuement décrit au sujet des commandements positifs est plus rapidement évoqué. La situation de l’Ame aprés la mort est strictement conditionnée par ses réalisations théurgiques, parce qu’elle s’attachera a |’éclat lumineux qu’elle aura contribué a illuminer durant son passage ici-bas. Nous avons déja rencontré cette idée dans un écrit de R. Ezra de Gérone (supra, p. 116). Il peut paraitre curieux que dans un contexte oi il est parlé du sort de l’4me aprés la mort, il soit encore question des organes du corps et de la persistance éternelle de leur attachement au rameau de lumiére qui leur correspond et qu’ils ont chacun illuminé. Sans doute I’Ame est-elle un double spirituel du corps : constituée d’une structure reflétant, 4 un niveau d’étre supérieur, l’ensemble des organes corporels, elle est impliquée substantiellement dans les actions accomplies par ces derniers lors de la vie terrestre et bénéficie des illuminations théurgiques qu’ils ont provoquées — comme elle p&tit des péchés qu’ils ont commis. La conclusion du texte est trés paradoxale. En un mot, elle affirme que pour l’homme, s’attacher 4 Dieu consiste 4 attacher deux de ses dimensions, la Chekhina — la dimension féminine — et le Créateur — la dimension masculine. Ce saut, qui méne l’exercice de I’acte humain de la relation homme-Dieu a la relation Dieu-Dieu, s’explique de la fagon suivante. Nous avons vu que la Chekhina était vétue par la totalité des anges, qui sont les essences célestes des commandements. Accomplir lun deux — a plus forte raison Ia totalité d’entre eux — illumine son essence angélique et donc le vétement ou la piéce du vétement qu'il constitue pour la Chekhina ; ainsi enveloppée de son habit de gloire, ou, en d’autres termes, ayant atteint la perfection de son étre, elle est

en mesure de s’unir 4 son Epoux, de ne faire plus qu’un avec la totalité du plérome. L’ordre enjoignant a Il’homme de « s’attacher 4 Son grand Nom », Nom qui désigne la totalité du plérome des sefirot, implique d’attacher ensemble les éléments ou les lettres qui le compo-

sent, et c’est un acte de pensée, une ceuvre effectuée par l’intelligence, a travers surtout l’interprétation du texte de la Torah. Si, comme nous

l’avons vu, cet acte renforce précisément la dimension du « cer-

veau » de la Forme supérieure, la sefira Keter, i! agit aussi et simul-

tanément sur le vétement de la Chekhina. Son action porte trés exactement sur la piéce de vétement de la Chekhina qui est un rameau issu de la Forme supérieure provenant du « cerveau » de cette

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LES COMMANDEMENTS

DANS L'ECOLE DU ZOHAR

derniére. L’action accomplie renforce et illumine la sefira Keter en méme temps qu'elle contribue & unir l'Epouse ou Chekhina a

l’Epoux, appelé ici « Créateur ». Chaque commandement effectué a

donc un double effet : il amplifie la puissance ontologique de la « couleur » ou du « rameau » du plérome divin auquel il correspond,

et il unit le couple formé des deux « chérubins », I’Epoux et lEpouse d’en haut. Cette double action explique en partie les multiples fonctions théurgiques que R. Joseph de Hamadan préte volontiers 4 chaque commandement tout au long de son ouvrage. Elle explique surtout la récurrence de I’action théurgique visant a unir

l’Epoux a l’Epouse et la mention qui en est faite presque 4 chaque

page de son livre. Une bonne illustration de cette double fonction des commandements est l’observance du Sabbat. Dans un premier exposé, le cabaliste indique 4 quel organe du corps correspond le commandement prescrivant de garder le Sabbat et comment son accomplissement influence le plérome : « Ecoute et sache que ce commandement correspond a la troisitme

phalange du troisitme doigt de la main droite du Saint béni soit-il, parce que les 248 commandements symbolisent les 248 organes et les 248 anges dont le nom est comme le nom de leur Maitre et dont la Chekhina se revét. Et quand homme accomplit les commandements, il donne existence (qiyoum) a la chaine sainte et pure, c’est le secret

de : “Un organe renforce un organe” et c’est le secret de : “Le com-

mandement de YHVH est limpide, illuminant les yeux” (Ps. 19:9), car

a l’évidence, il illumine les couleurs de I’en haut » (Sefer Ta’amé haMitsvot, éd. M. Meier, U. M. L, 1974, p. 294).

L’élément de la « chaine sainte et pure » qui est renforcé par l’observance du Sabbat, la « troisitme phalange du troisi¢me doigt de la main droite » de la divinité, ou plus exactement de la partie masculine du plérome divin, le « Saint béni soit-il », est ranimé et illuminé d’un nouvel influx ontique ; cela permet a la « chaine » de l’étre divin, dont cet organe est un maillon indispensable, d’exister vraiment en devenant une réalité actuelle et vivante. Le tout, pour se réaliser, est dé-

pendant de la partie. Il n’est fait ici qu'une bréve allusion au vétement angélique dont la Chekhina s’enveloppe pour paraitre devant son divin Epoux. Un autre passage, qui explique le commandement pres-

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JOSEPH DE HAMADAN

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crivant de sanctifier le Sabbat, traite plus longuement de |’union hié-

rogamique de ces dimensions. Le rite du Qidouch, par lequel le

Sabbat est sanctifié le vendredi soir et qui comprend la récitation d'une priére sur une coupe de vin, est assimilé au rite du mariage juif a travers lequel la fiancée est consacrée & son futur époux :

« L’essentiel de ce commandement symbolise le fait que nous unifions Son Nom, bé€ni soit-il, et que nous placons les sacrements du mariage entre le Fiancé, qui est le Roi YHVH Sébaot et la Fiancée, la Communauté d’Israéi, pleine de toute perfection et parée de toute beauté. C'est le secret du Qidouch (sanctification) que nous récitons la nuit du Sabbat, comme il est dit : “Souviens-toi du Sabbat pour le sanctifier” (Ex. 20:8), Evoquez-le avec le vin quand il entre. C’est pourquoi nous prions 7u as sanctifié, afin de donner les sacrements conjugaux au Juste et a la Malkhout [...]. Et comme le Fiancé verse V’huile parfumée sur la Fiancée, et que I’épanchement, la bénédiction’ et la prospérité touchent le monde, nos maitres, de mémoire bénie, ont dit : “Sanctifiez [le Sabbat] et souvenez-vous-en avec du vin lorsqu’il fait son entrée”, parce que la coutume universelle impose de donner d’abord les sacrements et ensuite on verse l’huile parfumée sur la fiancée, la Communauté d’Israél » (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot,

éd. M. Meier, U. M. L, 1974, p. 296-297).

« Sanctifier » le Sabbat, signifie ici « consacrer » — au sens du mariage — la sefira Malkhout, que le Sabbat symbolise, au Juste, la sefira Yessod, qui comprend Ia totalité du plérome et qui correspond au sexe masculin — od la totalité du corps masculin et la substance de tous ses organes se concentrent. Verser le vin dans la coupe est un rite qui symbolise et en méme temps actualise l’épanchement de

« "huile parfumée », la semence de I’Epoux, dans I’Epouse. Ce rite

intervient aprés la récitation de la priére du soir lors de laquelle le

Sabbat (I’Epouse) a été sanctifié ou consacré, marié a l’Epoux. Les

rites d’entrée du Sabbat sont calqués sur les rites de mariage et ils ont la faculté de réaliser l’union qu’ils symbolisent. Le pivot du présent exposé est l’exégése du verbe « sanctifier » qui apparait dans le verset de l’Exode (20:8), et qui est entendu au sens que ce mot a pris dans la littérature rabbinique, oi il peut signifier aussi « épouser » (consacrer telle femme comme épouse). D’autres cabalistes ont tiré le méme parti du double sens du verbe leqadech : R. Yehoudah ben Yagar, R. Moise de Léon, I’auteur anomyme du Tigouné ha-Zohar,

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LES COMMANDEMENTS

DANS L'ECOLE

DU ZOHAR

Vauteur du Ma’arekhet ha-Elohout, R. David ben Yehoudah heHassid, et plus tard, R. Méir ibn Gabbay et l’auteur anonyme du Sefer ha-Qanah *'. Aucun, sans doute, n’a été aussi explicite et complet que R. Joseph de Hamadan. Si ’accomplissement des commandements joue un réle essentiel dans l’unification des figures masculine et féminine du plérome, les transgressions opérent dans le sens contraire : elles les séparent. Dans la seconde partie de son ouvrage, consacrée aux raisons des commandements négatifs, des interdictions, la théurgie négative occupe une place prépondérante. Nous ne citerons qu’un exemple particulitrement probant, qui a trait 4 l’interdit biblique de l’'inceste. En principe, I’union sexuelle entre époux est le meilleur symbole et lagent le plus efficace de I'union entre les sefirot Yessod et Malkhout (le Juste et la Chekhina). Or la Loi interdit !'union conjugale dans un certain nombre de cas (chapitre 18 du Lévitique). La raison majeure de ces interdits est que |’action qu’ils visent, loin d’unir les dimensions du plérome, causent leur éloignement. Quel rapport entre les incestes, unions entre parents appartenant 4 une méme famille, et les dimensions du Dieu manifesté ? Le plérome est

constitué de dix sefirot qui ont été engendrées les unes par les autres. Elles entretiennent entre elles, 4 cause de leur engendrement dans Il’ordre du processus d’émanation, des relations de type parental. Chacune est membre d’une méme famille, le monde divin.

51. Les références concernant R. Molse de Léon, le Tigouné ha-Zohar, R. David et ibn Gabbay sont données par E. Wolfson dans une note de son édition du Sefer ha-Rimon (ouvrage cité supra, note 40), p. 119, ad ligne 7. Pour ce qui est du dernier ouvrage, que cet auteur ne mentionne pas, voir Sefer ha-Qanah, Cracovie, 5654/1894,

rééd. Jérusalem, 1973, fol. 62a (p. 124). Quant au Ma’arekhet, non mentionné égale-

ment, il mérite d’étre cité : « Certains disent que la Sanctification (qedouchah) vient du mot “mariage” (qidouchin), car la ‘Atarah [= sefira Malkhout] se marie avec la

[sefira] Tiferet. Je |’ai ainsi compris au sujet de la prigre de la nuit du sabbat, pour laquelle il a été institué qu'il fallait réciter la formule suivante : “Tu as sanctifié le septitme jour”, a savoir : Tu as marié le septitme jour, qui est le Yessod, & la ‘Atarah » (Ma’arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 185a). Il est probable que l’expression « certains disent » renvoie a R. Joseph de Hamadan et & d’autres cabalistes appartenant & la méme école que lui. Enfin, l’exégese de R. Yehoudah ben Yagar, un des

premiers cabalistes, le maftre barcelonais de Nahmanide, est citée par R. Menahem Récanati dans son Commenuaire sur la Torah, apud Beréchit, fol. 9.

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Une sefira située au-dessus d’une autre est son « pére » si elle est masculine, sa « mére » si elle est féminine. Située sur le méme plan,

elle est son « frére » ou sa « sceur ». Située sur un plan inférieur, elle est son « fils » ou sa « fille ». Mais ces relations hiérarchiques au sein de la « famille » constituant le plérome, sont aussi des relations de type conjugal, des relations d’union intime od chaque sefira continue a échanger sa substance ontologique avec l'autre. Engendrées les unes des autres, elles sont parentes par leur origine ; unies intimement entre elles, elles sont parentes par leur alliance sexuelle. Cette double parenté, qui relie les sefirot comme membres d’une famille et comme partenaires d’un couple, délimite un champ relationnel qui est l’archétype célestiel des relations incestueuses entre étres humains. Celles-ci sont donc les imitations les plus exactes et les plus completes de celui-la. Mais les interdits du Lévitique proscrivent une telle imitation parce que, aux yeux du cabaliste, elle est bien trop parfaite et en conséquence, inaccessible au commun des mortels. Comme R. Joseph de Hamadan se plait a le répéter, Phomme ne doit pas « faire usage du sceptre du Roi ». C’est aussi le

pouvoir théurgique de cette imitation interdite qui est visé. A cause

de son caractére inaccessible, l’imitation par l’homme des unions

« incestueuses » entre sefirot n’agirait pas en provoquant des unifications entre elles, mais des séparations. Voici par exemple I’explication qu’avance R. Joseph de Hamadan a propos de la prohibition de l’union avec une sceur : « Le Saint béni soit-il est l'unité véritable et Il est uni, béni soit-il, en ses couleurs comme la flamme dans le charbon, c’est pourquoi en

haut se trouve une sceur [avec laquelle Il est uni] ; en revanche, en bas

[s’unir a sa sceur] est appelé “inceste” (‘ervah) et c’est faire usage du sceptre du Roi de gloire [...]. Qui découvre la nudité de sa sceur c’est comme s’il mettait une séparation entre I'Epoux qui est le Roi

YHVH Sébaot, et l’Epouse, la Communauté d’Isra#l, plénitude de

toute plénitude et de toute beauté. Ainsi cause-t-il un mal et supprime-t-il l"épanchement revenant a la Chekhina, c’est comme s'il détruisait le monde d’en haut et le monde d’en bas, c’est comme s’il

séparait le Juste de la Malkhout et il est appelé “ravageur des plantations” : il a occasionné un épanchement dans une dimension tout & fait hors de sa portée, malheur a lui et malheur a sa constellation »

(Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, Ms BN Paris 817, Mitsvah 32 fol. 156a).

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

Dieu est un: il constitue avec ses multiples dimensions (ses « couleurs ») une unité comparée a celle de la flamme liée au charbon (Sefer Yetsirah 1:7). Cette unité des puissances qui émanent de lui implique qu’elles entretiennent certaines relations a travers lesquelles elles s’unissent en tant que « proches parents », tels un frére et sa sceur. Cette sorte d’union, au sein de la famille formée des membres du plérome divin, ne constitue pas un inceste, alors qu'elle l’est en bas, dans la société des hommes. Cette union est dite « incestueuse » parce que, par elle, Phomme rivalise avec son Dieu, fait usage d’une prérogative qui dépasse ses possibilités. Les conséquences d’une telle transgression sont d’ordre théurgique: il y a séparation des sefirot Yessod (Je Juste)

et Malkhout, appelées aussi Epoux et Epouse, et cette derniére, la Chekhina, est privée des influx ontiques qui entretiennent son existence, ce qui aboutit 4 la destruction des mondes inférieur et supérieur qui dépendent d’elle. Cette faute est qualifée par une formule qui désigne, dans la littérature rabbinique ancienne, une défaillance d’ordre

métaphysique : « ravager (ou couper) les plantations » est une expres-

sion qui, dans le Talmud, indique la nature de l’apostasie d’Elicha ben Abouya, surnommé « I’autre » et celle du péché d’Adam *. Dans le

présent contexte, cette faute consiste 4 couper les liens qui relient entre elles les sefirot (les « plantations »). Cette « erreur de doctrine » est précisée dans une conclusion qui s’explique assez mal par ce qui précéde. Un tel pécheur a, nous dit-on, « occasionné un épanchement » dans une dimension du plérome hors de sa portée. L’identité de cette dimension n’est pas indiquée et l’on congoit mal qu’il ait pu provoquer, par une relation incestueuse avec sa sceur, un épanche-

ment dans une sefira supérieure — comme la sefira Guevourah, « sceur » de la sefira Hessed — alors qu’une telle action est présentée comme étant irréalisable. Bien qu’une erreur de copiste ne soit pas exclue, il est possible que I’€panchement mentionné soit considéré comme une déperdition de l’énergie divine, ou encore que I’épanchement produit dans une pareille circonstance ne soit pas passé par les degrés intermédiaires par od il aurait dO s’écouler pour parvenir a son terme. Un autre extrait de l’explication de ce cabaliste parle sans am-

52. Voir Haguiga 15a et pass.

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JOSEPH DE HAMADAN

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biguité de l’action théurgique négative résultant d’une union inces-

tueuse :

« Qui fait usage de [= couche avec] sa mére, fait usage du sceptre de

{la sefira] Binah appelée “mere”, et qui fait usage du sceptre du Roi de gloire est passible de mort. Ainsi la Torah a prévenu et a dit : “Tu ne découvriras pas la nudité de ton pre et de ta mére” (Lév. 18:7) vis-avis du Juste et de Malkhout appelés “pére” et “mére” et vis-a-vis de Binah. [...] Qui couche avec un de ces parents (‘arayot) défait la Hokhmah de la Binah et sépare ces dimensions et, bien évidemment,

il sépare le Juste de Malkhout [...]. Je vais t’ouvrir des portes de lumiére selon la voie de la tradition intérieure afin que tu apergoives le miroir lumineux. Sache que ce qui est concerné par les incestes (‘arayot) sont des puissances émanées du Corps de la Forme supérieure, ces puissances sont au-dessus de I’homme, si bien que ce dernier est incapable de déterminer un épanchement en elles a cause de leur grande hauteur, ce qui n’est permis qu’au Corps du Roi de gloire, béni soit-il. Pourtant, nous voyons que deux saints péres ont pratiqué des incestes. En effet, ils avaient en eux la force de déterminer I’épan-

chement sur les échelons [supérieurs] émanés de Lui. Il s’agit [tout d’abord] de Jacob notre pére, que la paix soit avec lui, qui épousa quatre sceurs, et cela parce qu’il était parfaitement conforme & la plénitude du Corps supérieur, comme il est écrit : “II l’appela Dieu, divinité d'Israé!” (Gen. 33:20). Le Saint béni soit-il lui dit : Je suis Dieu dans les régions d’en haut, tu es Dieu dans les régions d’en bas *. De méme que le Saint béni soit-il prit quatre lettres pour constituer son Nom, qu’ll prit aussi quatre Vivants (hayot) pour étre son sitge, de méme Jacob prit quatre lettres pour constituer son nom [...] et il prit quatre sceurs : vis-4-vis des quatre Vivants qui sont dans le Char et visa-vis

des

[quatre

sefirot

féminines]

: Binah,

Guevourah,

Hod,

Malkhout. C'est ainsi que Jacob prit quatre sceurs et se servit du sceptre du Roi de gloire. Amram également épousa sa tante “ parce qu’il avait la force d’occasionner un épanchement au-dessus de lui ; il se servit donc du sceptre du Roi de gloire et mérita que de lui sortit Motse notre maitre — que la paix soit avec lui. Mais lorsque notre force s'est affaiblie, 4 cause de nos péchés, que nous n’avons plus été capables de nous servir du sceptre du Roi, nous avons été mis en garde au sujet des incestes » (Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, Ms BN Paris 817, Mitsvah 30 fol. 15Sa-155b).

53. Voir Genése Rabba 79.10 et Sefer Tashak, éd. J. Zwelling, U. M. I., 1975, p. 403. 54. Voir Sanhédrin 58b. Amram est le pére de Moise.

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

L’union entre proches parents (‘arayot) est la prérogative de Dieu seul qui a la puissance d’épancher dans les échelons supérieurs des sefirot. L’expression « se servir du sceptre du Roi », qui désigne cette prérogative divine, vient du Midrach sur les Psaumes (chap. 21), od il est dit que, par exception, Moise se « servit du sceptre du Roi » en faisant usage du baton par lequel il accomplit des miracles *. Selon R. Joseph de Hamadan, quelques hommes cependant - et il semble que ce fut le cas des Israélites 4 une Epoque ancienne, avant le don de la Loi — eurent cette capacité, comme Jacob et Amram. Ce pouvoir théurgique vint 4 manquer & cause « de nos péchés », et ces unions furent interdites. Désormais, pratiquer une de ces unions aboutit 4 causer un dégat dans la structure parentale supérieure, introduit une séparation entre les sefirot qui correspondent aux parents humains improprement unis. L’union incestueuse est maintenant une opération théurgique néfaste et destructrice, alors qu’elle avait permis auparavant la naissance de personnages comme Moise. S’unir avec ses proches, c’est viser trop haut, 14 ot I’on ne peut qu’entrainer désordres et destructions. La relation incestueuse apparait donc comme une action anti-théurgique, séparant les dimensions du plérome qui doivent rester unies et empéchant I’union et la fécondité des sefirot que les cuvres des hommes doivent conjoindre *. Agent des transformations du monde divin, l’homme intervient

pour le meilleur ou le pire dans un univers dont il n’est pas toujours

55. On retrouve cette expression dans un autre ouvrage de R. Joseph de Hamadan, le Sefer Tashak, ouvrage cité supra, note 53, p. 159 et 226. Comme le signale Moché Idel, cette expression a été reprise dans le Ma’arekhet ha-Elohout dans un contexte trés différent. Voir son article « We have no Kabbalistic Tradition on This », dans Rabbi Moses Nahmanides : Explorations in His Religious and Literary Virtuosity, éd. par 1. Twersky, Cambridge, 1983, p. 68, note 61. 56. Dans un de ses derniers articles, Salomon Pinés compare les idées de R.

Joseph de Hamadan sur I’inceste avec celles qui sont exprimées dans le livre du

Denkart zoroastrien, sur le méme sujet. La référence citée est Le Troisiéme Livre du Denkart, traduit du Pehlevi, par J. de Menasce, Paris, 1972, chap. 80, p. 85-90. S.

Pinés conclut prudemment & une éventuelle influence de la littérature iranienne sur notre auteur au sujet des incestes. Voir « A parallel between Two Iranian and Jewish

Themes », dans Irano-Judaica II, éd. S. Shaked et A. Netzer, Institut Ben Zvi,

Jérusalem, 1990, p. 41-51.

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JOSEPH DE HAMADAN

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capable de maitriser la complexité, et si la Loi prévoit des limites & son action, c’est d’abord pour accorder ses capacités avec les exigences du plérome. Celui-ci, avons-nous dit, fonctionne comme une société. On peut ajouter a présent qu’il fonctionne comme une société dont tous les membres seraient des proches parents. Cette société familiale n’est pas sans évoquer la société juive traditionnelle, ot les liens familiaux servent souvent de charpente au groupe tout entier — déja le récit biblique fonde la genése d’Israél sur la constitution d’une famille au sein de laquelle l’union conjugale entre paTents occupe une place importante. La société d’en haut ne pouvait, sur ce point, demeurer en reste, et il fallait toute la subtilité et l’au-

dace d’un cabaliste pour expliquer et par conséquent justifier un interdit touchant la société des hommes, dont la non-observance par ses péres fondateurs est pourtant a l’origine de sa naissance. R. Joseph de Hamadan consacre a cette question de longues pages de son livre dont nous n’avons extrait que de minces échantillons. Ses idées seront reprises dans le Tiqouné ha-Zohar, \'ouvrage sur les commandements de R. David ibn Zimra (Metsoudat David) et par d’autres auteurs qu'il serait fastidieux d’énumérer. R. Joseph de Hamadan a admirablement résumé l’ensemble de ses propos en une sentence bréve et forte qui dit l’importance du schéme de la filiation dans le cadre de son systeme de pensée praxéologique : « Lorsque j’effectue un commandement, je fais subsister une forme dans le Ciel, et lorsque je commets une transgression, je diminue la chaine de la ressemblance » (Sefer Toldot Adam,

Ms Paris, BN, 841, fol. 257b). Le mot « ressemblance » (demout) est

emprunté au livre de la Genése oi il désigne a la fois la similitude entre Dieu et l’homme (Gen. 1:26-27, 5:1) et la similitude entre un pére et un fils (Gen. 5:3). Il est employé ici pour désigner le plérome divin qui n’est pas seulement le modéle structure] a l’image duquel homme a été fagonné, mais qui est aussi une chaine généalogique qui relie l'homme 4 la divinité et qui les met en contact et les rend interdépendants. La contribution de ce cabaliste 4 I’élaboration symbolique et théurgique des raisons des commandements occupe, dans I’histoire de la cabale, avec le Zohar, le Ra’ya Mehemna et le Tiqouné haZohar, une place fondatrice bien qu'’encore largement ignorée et

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LES COMMANDEMENTS DANS L'ECOLE DU ZOHAR

peu explorée. L’extraordinaire ampleur de ses ccuvres volumineuses — dont des parties importantes demeurent totalement inédites — témoigne de sa fécondité et de son exubérante inventivité. Aprés lui, un nouveau chapitre de l’histoire de la cabale va s’ouvrir, marqué par le

souci d’expliquer et de commenter les textes antérieurs dont l’autorité ira en s‘affirmant, et qui, par le jeu des citations et des interprétations, deviendront les références obligées, les « classiques » de base d’une littérature de plus en plus élaborée et complexe.

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CHAPITRE V LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’ EXPULSION

Les ceuvres des cabalistes de Gérone et de Castille ont fixé une fois pour toutes la fagon de penser et le vocabulaire de la cabale théurgique des siécles suivants. Malgré les enrichissements doctrinaux et les synthéses originales des auteurs postérieurs, c’est toujours vers leurs productions et leurs enseignements que ceux-ci se tournent comme vers une autorité indépassable. Nous n’avons pas Vintention de nous atteler a la tache gigantesque qui consisterait 4 dresser un inventaire complet de tous les écrits traitant de prés ou de loin de l’action théurgique des priéres et des commandements. Depuis le x1v* siécle et jusqu’au début du xx°* siécle, une masse considérable de textes en tout genre s’est accumulée, provenant de tous les coins du monde oii se sont trouvés des cabalistes. Nous avons effectué un choix, nécessairement restrictif et arbitraire, qui

présente les avantages et les inconvénients de ce type d'entreprise. Nous n’avons pas tenté d’approche chronologique et géographique suivie des conceptions théurgiques de la cabale aprés le Zohar et aprés l’Expulsion, mais nous nous sommes efforcé de suivre au moins les grands moments de leur évolution. Nous avons retenu les aspects qui nous ont paru les plus caractéristiques des idées et des écrits touchant ce sujet. Préférant toujours rapporter les passages concernés des ouvrages consultés dans leur quasi-intégralité mais traduits en frangais, plut6t que d’en proposer des résumés ou des paraphrases fastidieuses et parfois nuisibles & leur analyse, nous estimons que le style propre a un écrit, ses tournures syntaxiques, son

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

lexique, ses images et ses métaphores, offrent beaucoup d’intérét pour son élucidation, d’autant que les idées qui y sont développées ne peuvent en étre détachées sous peine de devenir rapidement des

abstractions inaccessibles et mortes. Le lecteur est invité a considé-

ter comme un florilége sans prétention a l’exhaustivité les six chapitres qui suivent. Ils recélent néanmoins un matériau qui, méme limité face 4 la masse des textes existants, demeure hautement ins-

tructif des voies qu’ont empruntées les cabalistes pour tirer le meilleur parti de l’héritage antérieur et pour contribuer 4 son approfondissement et 4 son élargissement. Parmi les raisons des commandements données par les cabalistes qui écrivent de plus en plus a leur sujet, |’élément théurgique est toujours prépondérant et suscite, plus que tout autre, des développements spéculatifs remarquables. Par ailleurs, les ouvrages de R. Menahem Récanati, de l’auteur anonyme du Sefer ha-Qanah, de R. Isaac Chani, de R. Yehoudah ben Ya’aqov Hanin, de R. David ibn Zimra, entitrement consacrés 4 la signification des commandements, témoignent de la centralité de l’explication théurgique dans les premiers siécles aprés le Zohar chez des auteurs originaires d’Espagne ou profondément marqués par la cabale théosophique espagnole. Mais celle-ci comportait également une tendance qui se montrait plutdét réservée a l’égard de la théurgie. Elle comptait dans ses rangs les plus hautes autorités halakhiques d’Espagne. L’école

de Barcelone, dont Nahmanide, R. Salomon ben Abraham ibn

Adret, R. Yom Tov Achvili furent les principaux représentants, est peu expansive en la matiére et sans que l’on puisse dire qu'elle fut hostile a l’explication théurgique des commandements, son attitude fut pour le moins ambivalente. L’ccuvre anonyme écrite dans sa mouvance que nous allons étudier refléte assez bien ses hésitations et ses réserves.

Le Ma’arekhet ha-Elohout et Pécole catalane

L’auteur inconnu du Ma’arekhet ha-Elohout (La structure de la divinité) écrit en Espagne au tout début du xiv° siécle et résume les idées de l’école de Barcelone. Cette ceuvre systématique adopte une attitude pour le moins ambigué vis-a-vis de l’action théurgique. Si son auteur explique volontiers les rites juifs 4 travers les significations

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MA’AREKHET HA- ELOHOUT

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symboliques que la cabale leur a prétées ', et en particulier a partir de leur correspondance avec les sefirot constituant le plérome divin, il évite autant qu’il peut de faire référence aux conséquences et aux effets de ces pratiques au niveau de I’harmonie de la structure du monde divin. Et quand il aborde ce sujet, ses propos sont plutét parcimonieux et contradictoires. S’il reprend des formules et des schémes que nous avons eu I’occasion de rencontrer dans les écrits des cabalistes castillans, il s’'arrange pour diminuer leur portée et méme pour les contredire peu aprés. Voici un exemple significatif de sa méthode : « Toutes les choses spirituelles ont besoin d’un éveil de la part des étres d’en bas [...]. L’aide [que Dieu a demandée a Moise ’] est une mise en branle consistant a attirer le Juste qui est la “Paix” [= la sefira Yessod] dans la “ville” qui est la ‘Atarah [= la sefira Malkhout]. [...] Et parce que les réalités supérieures s’éveillent grace a |’impulsion des étres d’en bas, tout juste qui prie de fagon appropriée et avec application (kavanah), c’est comme s’il était un principe pour la ‘Atarah. Et a propos de cette aide, il est écrit : “II chevauche le ciel par ton aide” (Deut. 33:26) *, autrement dit : la [sefira] Tiferet appelée “ciel” chevauche la [sefira] ‘Atarah qui est appelée “son Tréne”. Et tout cela grace a l'aide d’Israél. Ou bien il faut dire que I"En Haut chevauche la Tiferet appelée “ciel” et épanche sur elle sa grace. Ou bien encore Von dira

que le Nom chevauche, avec l’aide d’Isratl, le second Char

qu’a vu Ezéchiel et qui est appelé “ciel” [...]. Ou l'on dira que la ‘Atarah est appelée “aide” [...] parce qu’elle est l'aide de Tiferet et

1. Voir par exemple Ma’arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 154b-157a, au sujet des tefilin (phylactéres). Les correspondances symboliques avancées par l’auteur de cet ouvrage sont similaires & celles que l’on rencontre dans le Keter Chem Tov de R. Chem

Tov ibn Gaon. Voir a ce sujet, ainsi que pour une approche globale du Ma‘arekhet, E. Gottlieb, Studies in Kabbala Literature (en hébreu), éd. J. Hacker, Tel Aviv, Tel Aviv

University, 1976, p. 289 et suiv. et particulitrement, p. 315. Sur le caractére performant du symbole dans le Ma’arekhet, voir A. Elqayam, « Between Referentionalism and

Performance : Two Approaches to the Understanding of the Kabbalistic Symbol in

Sefer Ma’arekhet ha-Elohout» (en hébreu), Daat, vol. 24, 1990, p. 5-40.

2. L’auteur du Ma’arekhet commente un récit du Talmud (Chabbat 89a) que nous

avons rapporté dans un chapitre précédent (supra, p. 56) et qui est devenu une pierre d’angle pour la cabale théurgique.

3. Ce verset a été cité par le Bahir (§ 185) en tant qu’appui d’une conception

théurgique. L’auteur du présent ouvrage ne pouvait pas l’ignorer.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L'EXPULSION qu'elle est l'aide d’Israél. Et le “ciel” la chevauche car elle est son Tréne » (Mantoue, 1558, fol. 157b-158a).

La multiplicité des explications proposées qui sont rapportées en cascades, montre le peu d’intérét et de valeur que !’auteur du Ma’arekhet leur accorde. Il parait ne faire mention des explications d’ordre théurgique que de maniére stéréotypée et comme pour évoquer en passant une conception qu’il ne partage pas mais qu'il connait bien. Confirmant cette premiére impression, il conclut son exposé par des propos tranchés : « Or tu dois comprendre que les pritres et les bénédictions ne visent que notre avantage ; en effet, parmi les entités supérieures il n’est pas de manque, il y a seulement unité parfaite, et la dimension du Nom, béni soit-il, ses actions et ses puissances sont simples, elles ne changent pas » (ibidem, fol. 159a-159b).

Il ne laisse ainsi plus aucune place a la conception théurgique de ses prédécesseurs et contemporains de Castille. Mieux, il lui arrive de prononcer des mots trés durs envers eux : « Ce n’est pas qu’il y ait en elle [dans la dernitre sefira] une diminution de puissance ou de sainteté et de gloire et une séparation a cause des étres inférieurs quand ils n’agissent pas correctement, loin de Dieu pareille chose, ainsi que le pensent beaucoup de gens & la foi légere et a la faible compréhension des paroles de nos maftres

et des paroles des cabalistes » (ibidem, fol. 94a-b).

Selon cet auteur, les « paroles des cabalistes », probablement des cabalistes de Gérone, ont été mal comprises par certains, qui ont pris a la lettre leurs explications des rites et du culte juif, et il accuse les cabalistes qu'il vise sans les nommer, de faire preuve d’une « foi légére » en attribuant a la divinité ou a l'une de ses émanations, une

dépendance vis-a-vis des agissements des hommes. Les auteurs qu'il

attaque sont sans doute ses contemporains, qu’il est loisible d’identifier aux cabalistes de l’école du Zohar. Le Ma’arekhet ha-Elohout a été rédigé par un membre du cercle de R. Salomon ben Abraham ibn Adret, qui transmettait les enseignements de son maftre Nahmanide. Le type de cabale que ce livre cherche 4 imposer semble étre une alternative a la cabale zoharique, celle de R. Joseph Gikatila, de R. Moise de Léon et de quelques autres. Bien que cette

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MA‘AREKHET HA-ELOHOUT

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forme de cabale, comme celle du Zohar, soit de nature théosophique et non extatique, elle rejette plus ou moins radicalement la théurgie. Elle tente d’un méme mouvement de démythologiser certains récits rabbiniques qui ont joué un réle important auprés des cabalistes castillans de |’école zoharique ‘. Ce qui la caractérise encore a cet égard est qu’elle ne rompt pas avec la philosophie juive. Fidéle a la notion d’immuabilité divine telle qu'elle a été exprimée par Maimonide, l’auteur inconnu du Ma’arekhet profére dés les premiéres pages de son livre une profession de foi que les philosophes et théologiens juifs les plus rationalistes n’auraient pas reniée : « Mais la puissance du Nom, béni soit-il, est toujours en acte, il n’est pas un intellect séparé, il ne passe pas d'une idée a une autre, ni d’une action a une autre, ni d’un régime a un autre ; il est un in-

tellect parfait et simple, unique dans toutes les parties de ses noms

et [dans] toutes les parties de ses attributs. Le changement d’action

qui est fonction du régime n’est que du cété des récepteurs, car celui qui se comporte avec droiture et perfection préserve la maison de sa réception [pour recevoir le] bien décrété de la part de Dieu, béni soit-il, tandis que celui qui bouleverse sa voie et se permet de s’éloigner du bien qui vient de Dieu, recoit l’inverse décrété également par Lui, béni soit-il. Mais du cété de Dieu, rien de mauvais ni

d’impur ne descend du ciel ‘ » (ibidem, fol. 6b).

La formule apparemment curieuse, « maison de sa réception », dérive d’une expression qui se trouve dans le commentaire de R. Abraham ibn Ezra sur le Pentateuque ; c’est le cas aussi de l’idée

selon laquelle il n’est de changement que dans la perspective ou

4. C’est ce que montre E. Gottlieb dans son étude citée supra, note 1.

5. Ces derniéres lignes sont citées, avec quelques variantes, par R. Méir ibn Gabbay, qui ne mentionne pas sa source : « Celui qui se comporte avec perfection et préserve sa maison de réception, recevra le bien décrété de la part du Saint béni soit-il, tandis que

celui qui bouleverse sa voie regoit le contraire décrété également de Sa part, mais de

Son cété, béni soit-il, il n’est que du bien et rien de mal, il est écrit A ce sujet : “C'est la fotie de l"homme qui bouleverse sa voie” (Pro. 19:3), car c'est lui qui occasionne par sa folie le bouleversement de sa voie, “et c’est contre YHVH que s'irrite son coeur” (ibidem) parce qu’il pense que c’est de Son essence que le changement et le mal proviennent, et nos maftres ont dit : “Aucun mal ne descend du ciel” » (‘Avodat ha-Qodech, I,

12, rééd. Jérusalem, 1973, fol. 14c). Cette sentence rabbinique vient de Gendse Rabba 51:3 et elle est citée par Maimonide, Guide des égarés, III, 10.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

« du cété » des « récepteurs » de I’€panchement divin, et non dans celle de Dieu qui demeure impassible : « Nous savons que le Nom est un et que le changement procéde

des récepteurs, tandis que le Nom ne modifie pas ses actions car toutes sont faites avec sagesse. Le culte du Nom consiste 4 préserver la puissance de réception » (Commentaire sur Deutéronome 31:16). D’autres cabalistes, contemporains de l’auteur du Ma’arekhet, usent aussi de la formulation d’ibn Ezra *, qui se trouve sous une

autre forme chez Judah Halévy et qui est d’origine néoplatonicienne ’. Mais c'est ce livre qui semble Il’avoir imposée dans !’histoire de la cabale. C’est surtout en Italie que le Ma’arekhet, imprimé la méme année que le Zohar, exerga une influence notable. Peut-

étre est-ce dans le but de remettre au premier plan I"héritage de la cabale zoharique que R. Yehoudah Hayat, quelque temps aprés avoir quitté "Espagne en 1492, rédigea 4 Mantoue un commentaire

6. R. Isaac d’Acre et son maitre R. Nathan ; le premier dans un texte du Sefer

Otsar Hayim, \e second dans un recueil édité par son disciple ; les textes en question ont été publiés par M. Idel, dans « Mundus Imaginalis and Likkutei HaRan », Studies

in Ecstatic Kabbalah, Suny Press, New York, 1988, p. 81-82 ; édition en hébreu parue dans Peragim ba-Qabalah Nevo'it, Académon, Université Hébraique, Jérusalem, 1990, p. 98. La fin du passage de R. Isaac d’Acre rappelle la citation du Ma’arekhet :

« Ainsi de l’éclat lumineux de l’épanchement du Seigneur unique, qui est un sans

changement : rien ne peut lui étre ajouté ou retiré, et néanmoins ses actes varient

sans limites a l’infini du cdté des créatures qui le regoivent. » Ces textes ont été écrits sous l'influence de R. Abraham Aboulafia. Une autre version, assez différente de

celle de R. Isaac d’Acre et de son maftre R. Nathan, est rapportée encore par R.

Méir ibn Gabbay au nom « d'un des sages de la cabale » dans ‘Avodat ha-Qodech, |, 12, rééd. Jérusalem, 1973, fol. 14c. 7. Voir Kouzari 4:15. Ces références sont données par M. Idel dans Lettre de R.

Isaac de Pise, éd. M. Idel, Kobez Al Yad, 10, 1982 (en hébreu), p. 186, note 135. L’ex-

pression « préserver la puissance de réception » sera maintes fois utilisée par un cabaliste italien de la seconde moitié du xv‘ siécle, R. Yohanan Alemanno, et par au

moins I’un de ses disciples, voir infra, p. 317. Pour une source néoplatonicienne voir le Livre des causes : « I! [Il’Un ou le Bien] épanche les bontés sur les choses par un épanchement uniforme et néanmoins les bontés et les biens varient du cété de la na-

ture des récepteurs » (proposition 20, traduite sur la version hébraique de Judah

Romano éditée par J. P. Rothschild, Les Traductions hébraiques du Liber de Causis Latin, thése pour le doctorat de troisitme cycle, Paris III, 1985, fascicule I, p. 221).

Ce passage adapte le paragraphe 122 des Eléments de théologie de Procius, voir la trad. de J. Trouillard, Aubier Montaigne, Paris, 1965, p. 133.

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MA'AREKHET HA-ELOHOUT

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important qui fut inclus en marge de I’édition imprimée du Ma’arekhet. Dans ce commentaire, les propos anti-théurgiques et apparemment contradictoires du livre en question, et d’autres semblables, difficilement conciliables entre eux, sont la cible de R. Yehoudah Hayat qui avoue ne pas savoir comment les expliquer et impute la négation du principe d’une influence des actes humains sur le plérome divin a une « conception d’ordre philosophique » ; il ajoute qu’elle « n’est pas une vraie idée issue de la sagesse de la cabale » (ad loc. fol. 94b). « Je ne sais pas, conclut-il, accorder ses propos qui se contredisent les uns les autres, et les harmoniser ensemble » (ad loc. fol. 159b). En réalité, les affirmations de l’auteur du Ma’arekhet sont en général moins contradictoires que négatives vis-a-vis de la cabale théurgique. Dans son article cité (supra, note 1), E. Gottlieb remarque que la différence de point de vue entre l’auteur du Ma’‘arekhet et son commentateur, R. Yehoudah Hayat, provient

du fait que le premier regarde les sefirot comme étant l’essence (‘atsmout) de Dieu, tandis que le second les considére comme en étant les instruments (kélim) d’action ou de manifestation. Cette divergence fondamentale serait selon lui a l’origine de l’impossibilité pour l'un d’accepter I’idée que les actions humaines puissent influencer les sefirot, car elles constituent l’étre méme de Dieu, et de

la possibilité pour I’autre d’accepter une telle idée, puisque les sefirot ont une fonction plus instrumentale qu’ontologique *. L’étude de cette question délicate n’entre pas dans le cadre de notre travail, mais i] nous semble que d’autres facteurs ont joué un réle important, qui ont une origine historique plus lointaine et qui dépendent de représentations mentales structurant le discours religieux juif. A. Elqayam (art. cité supra, note 1) explique les contradictions apparentes du Ma’arekhet par l’existence de deux strates littéraires différentes, rédigées 4 des époques différentes de la vie de leur auteur :

une premiére strate favorable a la théurgie et une seconde strate qui lui serait défavorable. Ces strates auraient été simplement juxtaposées par I’auteur de cet ouvrage, sans souci de cohérence interne.

L’existence séparée de ces deux péles contraires au sein d’un méme

8. Voir E. Gottlieb, art. cit., p. 307 et p. 324.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

ouvrage qui a gardé la trace des moments distincts de I’activité intellectuelle de son auteur, illustre de fagon exemplaire la difficulté conceptuelle de leur synthése et représente un cas limite de leur coexistence muette oll aucune sorte de conciliation n’a été tentée. Ce livre devint une source prestigieuse et renommée, plusieurs fois commentée et fréquemment citée par les cabalistes des siécles suivants. Mais sa célébrité est surtout le fait des cabalistes italiens. Les autres s’inspirérent essentiellement du Zohar et des autres textes castillans écrits dans sa veine. Ce qui ne signifie pas que tous acceptérent sans réserve l’idée que I’action des hommes agit, en bien ou en mal, sur Dieu méme. Cette résistance intérieure de la part de plusieurs cabalistes importants, qui ont cherché des biais pour limiter le champ d’exercice de I’action humaine sur le monde divin, témoigne de la force contraignante du monothéisme « rationnel » et transcendantaliste sur des consciences pourtant capables de s’en libérer assez largement. Elle pourrait témoigner également de l’existence d’une sourde concurrence entre d’une part la cabale philosophico-prophétique d’Abraham Aboulafia, la cabale philosophico-théosophique du cercle d'ibn Adret et d’autre part la cabale théosophico-théurgique des maitres de Castille réunis autour du Zohar. Cette rivalité entre une tendance théurgique et une tendance anti-théurgique pour expliquer les commandements et le culte juif, déja trés sensible dans la littérature rabbinique ancienne et qui est loin d’étre un pur produit des

conflits doctrinaux du Moyen Age, aboutit

des solutions de compro-

mis que des cabalistes comme R. Isaac d’Acre, R. Isaac Mar Hayim,

R. Joseph Caro, R. Moise Cordovéro, R. Réuben Tsarfati, et plus tard R. Sabbatai Cheftel Horovitz, R. Isafe Horovitz et R. Joseph Ergas,

élaboreront, en compliquant le syst¢me théosophique préexistant. Ces solutions de compromis seront d’ailleurs rarement univoques et cohabiteront souvent avec des conceptions plus radicales. La question religieuse majeure de la double exigence d’un Dieu transcendant et parfait et d’un Dieu structurellement lié a l’existence des hommes a

été l'un des plus puissants stimulants de I’histoire des spéculations doc-

trinales de la cabale. Observer la fagon dont elle a été négociée et résolue permet de mesurer avec précision le progrés de l'une ou l'autre de ces tendances et par-dela, de jauger l’évolution des discours religieux dans la société juive traditionnelle.

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ISAAC D'ACRE

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R. Isaac d’Acre

A l’époque oi La Structure de la divinité était publié, les concep-

tions théurgiques des premiers cabalistes commengaient a se répandre. Méme des auteurs plus indépendants des sources zohariques exprimérent encore des conceptions originales concernant les effets des cuvres humaines sur le plérome divin. C'est le de R. Isaac d’Acre (début du xiv‘ siécle), auteur encyclopédique et itinérant, aux plans a la fois géographique et intellectuel : puisque, venu de Saint-Jean d’Acre, il voyage dans le sud de l'Europe et visite l’Espagne, et est a la fois l’adepte de la cabale extatique de R. Abraham Aboulafia et de la cabale théosophique et théurgique des maitres de Castille. Comme le fit déja R. Isaac l’Aveugle, il invoque les relations d’interdépendance qui relient tous les étres entre eux pour expliquer les effets théurgiques des actes des hommes et de leur comportement : « Tu sais que les inférieurs sont nourris par les supérieurs et que les supérieurs sont reliés aux supérieurs ° et recoivent puissance et épanchement lorsque nous faisons le bien et le juste aux yeux de notre Dieu, surajoutant €panchement et subsistance. Nous disposons en nous-méme de la faculté de donner puissance a I’en haut ou au

contraire — Dieu préserve — de causer un dommage, et cela en ne fai-

sant qu’interrompre [I'effusion] du bien et I'épanchement, ainsi qu’il est dit : “Ce sont seulement vos iniquités qui ont mis une séparation entre vous et votre Dieu et vos péchés lui ont fait cacher sa face de

vous (mikém)” (Es. 59:2). Le prophéte dit [en réalité] “a partir de

vous” (mikém), & savoir : lorsque nous faisons le bien et le juste, I’épanchement descend & travers des canaux spirituels ; quand nous faisons }e mal, il descend & travers un autre chemin vers un autre c&té et [I’effusion] du bien cesse de parvenir aux supérieurs, ne passant plus par un chemin droit de sefira en sefira ; la sefira reste donc desséchée [et privée] de tout bien, c’est donc a cause de nos iniquités qu'elle vient 4 manquer de tout et aucun dommage n'est pour elle plus grand que celui-la. Enfin, la chose est claire et établie : les supérieurs possédent la puissance d’épancher dans les inférieurs et les inférieurs possédent la puissance d’aider les supérieurs et de les faire

9. Nous suivons le texte de l’édition critique de A. Goldreich. Au lieu de « supérieurs », le texte de I’édition de H. Erlanger porte « inférieurs ».

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L'EXPULSION subsister » (Méirat ‘Enayim, éd. A. Goldreich, Jérusalem, 1981, p. 158 ; éd. Erlanger, Jérusalem, 1981, p. 204-205).

Une sorte d’échange permanent entre entités supérieures — les

sefirot divines — et entités inférieures — les humains - régit leurs relations. Les premiéres nourrissent de leurs €panchements vivifiants les secondes qui en retour, par leur action produisant le bien, leur donnent puissance en leur permettant de recevoir un surcroit d’influx de la source infinie. Le bien est une réalité identique en haut et en bas, c’est donc une méme substance qui émane d’en haut et qui est produite en bas. Aussi, les hommes ont-ils la faculté d’agir au sein de la hiérarchie divine, dans la mesure od celle-ci partage avec eux la méme puissance vitale. Si leurs actes sont mauvais, le bien

cesse d’étre produit d’en bas, ce qui interfére avec l’épanchement d’en haut qui n’a plus de voie de passage au sein du monde divin et se trouve inévitablement détourné vers le cété satanique - I’« autre chemin » et « l'autre cété ». Sans doute est-ce a la derniére sefira que R. Isaac d’Acre fait allusion quand il la présente comme ne recevant plus les influx des sefirot supérieures et comme manquant de

tout bien 4 cause des mauvaises actions humaines. La condition de cette transaction entre haut et bas est leur connexion, ce que notre

auteur souligne d’entrée. Il est clair que le fil qui les relie, la réalité qu’ils ont en commun et par laquelle ils sympathisent n’est autre que le « bien », entendu dans un sens & la fois moral et ontologique. Faire le bien revient littéralement 4 produire ou fabriquer le bien qui a une effectivité a la fois dans le monde humain et dans la hiérarchie surprasensible. Cette puissance théurgique qui est entre les mains de I’homme n'est pas seulement bénéfique : mal employée elle est capable de causer de graves dégats en haut, en détournant les influx vers le domaine du mal, qui le nourrissent et le renforcent. R. Isaac d’Acre revient 4 de nombreuses occasions dans son Sefer Méirat ‘Enayim (L’illumination des yeux) sur la question de l’influence que les ceuvres accomplies ici-bas exercent sur les mondes supérieurs. Au début de son ouvrage, il décrit l’interdépendance de la conduite des Israélites et de la situation de la derniére sefira du plérome divin, la Malkhout (Royauté). Dans la ligne des conceptions développées par les cabalistes castillans autour du Zohar, l’accomplissement de la volonté divine par les hommes assure |’afflux

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ISAAC D'ACRE

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des épanchements ontiques de l’ensemble des sefirot vers la sefira Yessod (le Fondement) qui, reliée a la sefira Malkhout, s’épanche a son tour en elle qui les redistribue dans tous les mondes : « Lorsque nous faisons la volonté du Lieu, nous augmentons la force et la puissance “, I’épanchement et la bénédiction, la prospé-

rité et le bien-étre de [la sefira Malkhout], comme il est dit : “Et

maintenant, que grandisse la force de YHVH” (Nom. 14:17) l’épanchement lui parvient sans coupure ; alors Israél s'éléve haut et l’emporte sur le monde entier, et toutes les sefirot chent et se lient au Yessod et le Yessod est lié A Malkhout

et tout au plus s’attaet tous

les mondes connaissent sérénité et quiétude, comme il est dit : “Je

mettrai la paix sur la terre et vous reposerez sans que nul vous inquitte” (Lév. 26:6). “Je mettrai la paix”, c’est le Yessod ; “sur la terre” c’est la Malkhout. Dans le monde régne alors une grande abondance et la bénédiction [...]. Et tout cela eut lieu jadis : lorsqu’il y avait un Temple, les choses étaient telles qu’elles sont, et la Malkhout était avec [la sefira] Tiferet appelée “cieux”, et les Israélites étaient des maitres sous tous les cieux, mais 4 cause de nos

iniquités qui se sont multipliées et de nos péchés qui se sont aggravés, “le diadéme de notre téte est tombé” (Lam. 5:16), qui est la Malkhout [...]. Et comme notre Racine a chu, nous sommes tombés

nous-mémes parmi les nations au milieu de I'impureté, nous avons presque été perdus dans ce que nous sommes [...]. Dans le futur, le Saint béni soit-il la fera remonter a sa place » (Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, Jérusalem, 1981, p. 7).

La situation idéale décrite au début du texte, quand les ceuvres humaines fidéles 4 la volonté de Dieu exergaient leur action bienfaisante sur les plans supérieurs de la réalité, a laissé place, aprés la ruine du Temple et I’exil imputés aux péchés d’Israél, a une situation od la sefira Malkhout (la Chekhina) a perdu son rang dans la hiérarchie des émanations. Détachée de la sefira Yessod, elle est désormais privée des influx qui auparavant la comblaient et le peuple dont elle est la « racine » ou le principe spirituel subit un sort identique. Ce drame est pergu comme un événement ontologique apres

10. Cette proposition est une réminiscence de la sentence rabbinique tirée du

Midrach Lamentations Rabba (1:33, passim), que nous avons traduite dans un précédent chapitre, voir supra, p. 53. Elle a été souvent intégrée dans les exposés des cabalistes et réélaborée par eux, voir par ex. supra, p. 125.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L'EXPULSION

lequel la réalité a cessé d’étre ce qu'elle est. Dans les séquences du texte que nous avons omis, R. Isaac d’Acre, comme ses prédécesseurs géronais et castillans, parle du Nom divin, le Tétragramme, qui n’est plus complet a cause de la chute de sa derniére lettre, le hé, symbole de la sefira Malkhout a présent dégradée. La gravité et la multiplicité des manquements d’Israé! sont présentées comme la cause de ce drame onto-théologique, alors que c’était leur fidélité a la volonté divine qui amplifiait en permanence l’intensité des émissions du plérome vers son ultime échelon, la sefira Malkhout, ce qui

maintenait la cohésion de la structure ontologique de tous les mondes. Cette situation, qui est la norme de I’étre, ne sera rétablie

qu’a la fin des temps, par l’intervention rédemptrice de Dieu.

Mais la pensée de R. Isaac d’Acre, nous I’avons dit, n’est pas uni-

quement tributaire de la cabale théosophique élaborée dans I’école qui a produit le Zohar. Cet auteur est aussi un commentateur de Nahmanide de Gérone, le traducteur et le critique d’un texte philoso-

phique " et, dans une certaine mesure, un adepte de I’école cabalistique d’Abraham Aboulafia. Il est donc naturel que sa conception de l’action théurgique porte la marque de ces influences. Particulitrement représentative de sa pensée a cet égard est l’interprétation qu’il propose d’une exégése de Nahmanide sur un verset de Il’Exode, verset ap-

paremment anodin, mais a travers lequel va étre abordé un des problémes théologiques dont les cabalistes ont le plus souvent débattu : « Ils sauront que je suis YHVH leur Dieu qui les ai fait sortir du

pays d’Egypte pour demeurer parmi eux » (Ex. 29:46). Rapportons

d’abord l’exégese de Nahmanide qui marqua profondément des générations de cabalistes postérieurs. La question qui est posée est celle de la signification mystagogique de la présence divine au milieu du peuple d’Israé! : & quelle nécessité correspond cette présence ?

Répond-elle au besoin d’Israé] ou & celui de la divinité méme ? En

termes plus généraux, Dieu a-t-il besoin des hommes et de leurs

11. P. Fenton a récemment publié la traduction hébraique et le commentaire critique de R. Isaac d’Acre qui I'accompagne dans Perouch Pirgé dé-Rabbi Eliezer léRabbi Yehoudah ibn Matka, Jérusalem, 1991 (éd. hors commerce), & paraftre dans un volume de la série Kobez ‘al Yad.

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ISAAC D'ACRE

247

ceuvres ? La réponse avancée par Nahmanide est assez allusive mais elle ne laisse cependant guére de doute. Dieu « a besoin » que sa Chekhina (sa présence) soit établie ici-bas: « Or il y a, dans ce sujet, un grand secret : selon le sens extérieur, la présence de la Chekhina au milieu d’Israéi est un besoin pour les profanes et non pour le Trés-Haut. Mais il en va comme il est dit : “Israél,

toi par qui je me magnifierai” (Es. 49:3). Et Josué dit : “[Ils se tourne-

ront contre nous et retrancheront notre nom de la terre.] Que feras-tu

alors pour ton grand Nom ?” (Jos. 7:9). Et de nombreux versets allant dans ce sens pourraient étre cités » (Commentasur irela Torah, éd. Chavel I, Jérusalem, p. 486-487). , 1981,

Selon la conception de la théologie exotérique, Dieu a installé sa Chekhina parmi les Hébreux pour qu'elle les gratifie de sa présence béatifique ; mais les versets rapportés par l’exégéte plaident en faveur dune conception différente, plus mystérieuse. D’aprés elle, cette résidence divine au milieu des humains profite a la divinité méme et correspond a une nécessité interne au processus théophanique, lequel exige que, dans son degré ultime de manifestation, le plérome divin se révéle ici-bas et accéde ainsi 4 sa propre plénitude ". R. Isaac d’Acre rappelle d’abord, dans un style fleuri, l’efficience des ceuvres des justes capables de provoquer l’épanchement d'influx ontiques de l’Originateur — la Cause des causes, I’Infini — vers la dixiéme et der-

niére sefira, la Malkhout (nommée ici ‘Atarah) et il reprend a cette oc-

casion les versets sur lesquels s'est appuyé Nahmanide pour évoquer allusivement le « grand secret » qu'il n’explicite pas. Ensuite R. Isaac cite les propos de cet auteur qu’il commente en les détournant de leur sens premier et en attribuant au mot « profanes » une signification trés particuliére, puisqu'il désigne a ses yeux non pas les hommes mais les trois mondes situés sous le monde de I’émanation, degrés intermédiaires entre le monde divin proprement dit (les dix sefirot) et l’ici-bas. Cest a cette occasion qu'il apporte une contribution originale a la doctrine de l’action théurgique :

12. Un exposé « classique » de ce motif a été fait par R. Joseph Gikatila, dans Les

Portes de la lumiére (Cha’aré Orah), Varsovie, 1883, fol. 8a-b.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION « Par la force des justes d’Israél, qui connaissent le secret de unification et grace a la force de leurs bonnes actions, par les sacrifices et les pritres — pritres instaurées a la place des sacrifices quotidiens — par leur pure et limpide méditation (kavanah) et par leur pensée épurée, liée au plus haut, par toutes les bénédictions (qu’ils récitent], s’épanchent et procédent une puissance, une volonté, une vie, une bénédiction, une lumiére éclatante, rayonnante et resplendissante depuis la Cause des causes, aboutissant sur la ‘Atarah [= sefira Malkhout] ° et de la sur tous les habitants du monde. C’est ce que nous disons : le régime de ce monde-ci est déterminé par elle “, et c’est ce que dit l’Ecriture : “Israél, toi par qui

je me magnifierai” (Es. 49:3). La ‘Atarah dit : Israél, par toi et par ta pure et limpide méditation et par ta connaissance capable d’attirer fa bénédiction, je me magnifie, je m’habille, et je me couronne et je me remplis de miséricorde par la puissance de [la sefira] Tiferet. Et Josué dit : “Que feras-tu alors pour ton grand Nom” (Jos. 7:9) ? S’il n’y avait pas les enfants d’Israél dans ce monde, qui attirent I’émanation par les sacrifices et par l’observance des commandements, qui l’attirerait ? Et comment pourrait-elle s’épancher d’elle-méme et se répandre sans attracteur ? Et méme si elle s’épanchait et se répandait par la puissance du Trés-Haut, sur qui s’établirait-elle ? Sur les arbres, sur les pierres * ou sur les impies ? C’est pourquoi [Josué

dit} : “[Si nos ennemis nous retranchent de la terre], que feras-tu alors pour ton grand Nom 2” [...]. Quant a ce que dit le maitre : “La Chekhina au milieu d’Israé! est un besoin pour les profanes et non

pour le Trés-Haut”, il veut dire ceci : le Saint béni soit-il ne fait pas

résider sa Chekhina au milieu d’Israél parce qu'elle aurait besoin d'Israél, s’il en était ainsi, ce serait un besoin du Trés-Haut alors qu'il n’est question que d’un besoin des profanes. “Profanes” dé-

signe le secret des [mondes] de la Création, de la Formation et de la Fabrication, c’est-a-dire que toute la Création, la Formation et la

Fabrication sont bénies par la Chekhina ; et néanmoins, s'il n’y avait

pas Israél, la Chekhina ne serait pas au sein de ces trois mondes et si tel était le cas, ces trois mondes s’effondreraient inexorablement.

Une parabole : un homme sage, connaissant la propriété de la pierre magnétique qui attire le fer, la tient en l’air et présente devant elle 13. Le mot ‘Atarah peut étre traduit par diadéme ou couronne. Sur ce symbole de la dixitme sefira, voir infra, p. 612 ss. 14. La sefira Malkhout (la Royauté) dirige et conduit le monde inférieur ; voir par ex. Zohar I, 194a et notre trad., Le Zohar, t. III, Verdier, 1991, p. 275 et la note 4, p. 276-277. 15. Cette formulation est un emprunt au traité talmudique Yebamot 64a.

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ISAAC D’ACRE

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une aiguille ; aussitét la force de la pierre attire cette aiguille, ou un clou lourd et long, et elle la fait tenir en l’air. Et cela bien que la pierre, & cause de sa propriété, n’ait pas besoin de l'homme, car elle dispose par elle-méme de la force de faire tenir !’aiguille, force qui ne provient pas de I"homme. Mais cependant, Il’homme est la cause par laquelle l’aiguille tient en l’air, parce qu'il tient la pierre & proximité de l’aiguille. Et si "homme se désespérait de la pierre et de l’aiguille, retirait la pierre et l’éloignait trop de l’aiguille, celle-ci n’aurait plus la force de tenir en l’air mais tomberait et se déroberait. Ainsi, si l'on peut dire, la pierre est le symbole de la Chekhina qui est la “Pierre d'Israt!” (Gen. 49:24), et I"homme qui tient la pierre représente Israé] qui est la réplique de l'Homme d’en haut. L’aiguille représente quant a elle [les mondes} de la Création, de la Formation et de la Fabrication. Aussi longtemps que les Israélites

font la volonté du Lieu, ils tiennent la Chekhina et celle-ci s’éléve et est bénie par la lumiére, la vie, l’'agrément, une abondance de joies,

et elle s’€panche dans les trois mondes précités. Ainsi donc, tout subsiste grace & la puissance de la Chekhina, a cause des bonnes actions que les Israélites accomplissent. Cela ne signifie pas que la Chekhina ait besoin de la force d’Israé! pour qu’ils lui conférent de l’énergie, car sa propre puissance est en elle. Mais, en vertu de leurs bonnes actions, elle se magnifie par la force de [la sefira] Tiferet, ce que dit YEcriture : “Israél, toi par qui je me magnifierai”. Or si, Dieu préserve, les Israélites transgressent la volonté du Lieu, le bon épanchement se retire de la ‘Atarah, ce que nos maftres expriment en disant que “la Chekhina s’éclipse”. Ouvre les yeux de ton intelligence et vois que “retrait” et “€lévation” ont le méme sens mais désignent deux choses contraires ; l’élévation se rapporte au fait que la

‘Atarah s’éléve pour recevoir abondance, bénédiction, vie et paix et réside au sein des trois mondes. Le retrait se référe, A Dieu ne plaise, 4 la chute de la Vierge d’Israé! ", et & l’absence d’influx de

miséricorde dans la Cabane qui a chu. Et elle se retire de la Création, de la Formation et de la Fabrication, a la suite de quoi ces trois mondes s’effondrent progressivement » (Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, Jérusalem, 1981, p. 126).

Les « profanes » qui ont besoin de I’action théurgique des Israélites ne sont plus les sefirot ou la Chekhina, mais les trois

16. Cette expression désigne la sefira Malkhout ou Chekhina dans les écrits des

cabalistes castillans, voir par ex. Molse de Léon, Nefech ha-Hakhamah, éd. Basle, 1608, p. 89 ; Zohar Hadach, fol. 69c, passim.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L'EXPULSION

mondes extra-divins appelés Création, Formation, Fabrication.

Avec le monde de ’Emanation, ces mondes constituent la totalité

de ’univers spirituel. Le monde de la Création est celui des puissances célestes entourant le tréne divin, le monde de la Formation

est celui des archanges, le monde de la Fabrication est celui des émissaires de rang inférieur envoyés ici-bas. La doctrine des quatre mondes, dont ce texte est un des premiers a faire mention sous cette forme, ainsi que I’a montré G. Scholem, est d’origine néoplatonicienne ”. C’est grace a Israél que la Chekhina maintient sa présence dans ces mondes supérieurs, ce qui assure leur subsistence ontologique. Sans elle, ils retourneraient vite au néant. L’action conforme a la volonté divine permet au dernier degré du plérome divin - la Chekhina ou ‘Atarah — de s’élever pour recevoir en abondance les influx de la sefira Tiferet. Comme ses réserves ontiques sont ainsi amplifiées, elle peut s’épancher dans les trois mondes spirituels et leur conférer l’existence. L’action théurgique conservatrice est ici conditionnée par I’action théurgique amplificatrice. Ces deux types d’action que nous avons définis au début de cet ouvrage sont inti-

mement mélés dans ce systéme de pensée od: pour conférer Vétre a

d’autres plans de la réalité, il est nécessaire qu'un échelon du plérome divin dispose d’une puissance existentiatrice supérieure & celle qu'il lui faut pour persévérer dans son étre. La sefira Malkhout — la Chekhina - n'est pas affectée dans son étre personnel, elle se suffit a elle-méme pour perdurer. Elle a « sa propre puissance en elle » et a cet égard elle n’a pas besoin du culte des hommes et de leurs actions théurgiques. En revanche, pour épancher des influx ontiques au sein des trois mondes qui lui succédent dans la hiérarchie pléromatique, il faut qu’elle soit « magnifiée », selon l’expression d’un

hé17. Voir G. Scholem « Le développement de la doctrine des mondes » (en voir d’Acre, Isaac R. de sujet breu), Tarbiz, 2, 1931, p. 415-442 ; 3, 1932, p. 33-66 et au ement tribup. 59-61. M. Idel a montré par la suite que ce cabaliste est tres probabl

ben Se'adiahou, luitaire sur ce point des enseignements de son maitre, R. Nathan

is and méme disciple de R. Abraham Aboulafia ; voir M. Idel, « Mundus Imaginal 1988, York, New Press, Suny h, Kabbala Likkutei HaRan », dans Studies in Ecstatic on, Académ Nevo'it, lah ba-Qaba p. 82 ; édition en hébreu parue dans Peragim Université Hébraique, Jérusalem, 1990, p. 99.

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verset, c’est-a-dire qu’elle doit étre d’abord remplie par un surcroit d’épanchements issus des sefirot supérieures et en particulier de la sefira Tiferet. R. Isaac d’Acre avance a cette occasion une parabole qui aura une longue histoire et sera remaniée au gré des écoles de cabale qui la réutiliseront '*. La Chekhina est l’aimant ; les trois mondes sont l’aiguille ; les Israélites sont l’homme qui tient l’aimant

au-dessus de l’aiguille. La force de l’aimant (de la Chekhina) est inhérente a celui-ci. Mais le réle de l’homme dans le processus qui permet a cette force de s’exercer sur I’aiguille (les trois mondes) n’en est pas moins déterminant. La fin du texte fait état de la situation de la Chekhina au cas oi les Israélites transgresseraient la volonté divine. Celle-la cesserait de recevoir les bons épanchements de la sefira Tiferet et se retirerait des trois mondes. Ce « retrait » ou cette « Eclipse » correspond, de I’aveu de R. Isaac d’Acre, au théme

de la chute de la Chekhina abordé classiquement a travers l’exégése d’un verset d’Amos 9:11. Ce verset parle de « la cabane de David qui était tombée », cabane qui symbolise le royaume de David disparu sous les coups de I’ennemi et qui, pour les cabalistes, ne peut se réféTer qu’a la sefira Malkhout (la Royauté). Les trois mondes supérieurs sont en conséquence voués a une disparition progressive et inexorable, faute d’étre entretenus dans leur subsistence ontique par les flux de miséricorde émanant vers eux de la sefira Malkhout. Un autre passage, dans les derniéres pages du livre de R. Isaac d’ Acre, revient sur la question des effets de l’ceuvre des Israélites sur l'ensemble des degrés du plérome. Nous y retrouvons plusieurs des motifs que nous venons de rencontrer mais dans un contexte différent — il s’agit pour Pauteur d’expliquer & quelles fins Dieu a créé l’univers —, et avec une

insistance différente ; l’auteur y souligne le caractére essentiel d’une idée trés chére a l'un de ses maitres indirects, R. Abraham Aboulafia :

le coeur du culte et des commandements consiste 4 « confesser le Nom » divin. Cette « action », qui situe la religio mentis au centre de Yop€ération théurgique, exerce ses effets tres au-dela de la seule sefira Malkhout puisque la totalité du plérome divin et des trois mondes qui

18. Voir infra, p. 347 l'usage qu’en fera R. Yehoudah Hayat.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L'EXPULSION

lui font cortege sont touchés par les €panchements venant du En Sof (I’Infini) suscités par les hommes :

« Les [mondes de la] Création, de Fabrication n’ont été produits que pour la béni soit-il, en sorte qu’Israt] — dont l’idée auquel la Formation et la Fabrication sont

est l'essentiel de la totalité du monde

la Formation et de la gloire de notre Créateur, a précédé toute chose et subordonnées parce qu’il

inférieur - connaisse le

Créateur, béni soit-il, qui est le secret de I'Emanation. Dés que nous

connaissons notre Créateur, chacun selon sa force et son degré de

perception, que nous reste-t-il A faire encore, car nous confessons son Nom, et la confession de son Nom est I’accomplissement de la Torah et de ses commandements en plénitude. Ce faisant, la “confession de son Nom” survient, c’est-a-dire que surviennent

épanchement, bénédiction, vie, agrément et abondance de joies depuis I’Infini en direction de toute l’Emanation et jusqu’a I’Infini. Et

tel est le but de la création d'Isra@l en ce monde, car si Israél n’avait

pas été créé, qui connaitrait le Créateur et qui confesserait son Nom ? C’est ce que dit Josué au moment oi il craignait que les ennemis d’Israél le retranchent et I’éliminent du monde : “... et retranchent notre nom de la terre. Que feras-tu alors pour ton grand

Nom” (Jos. 7:9) ? Sur qui feras-tu résider ta Chekhina ? Sur les arbres ou sur les pierres ? Et qui te connaftra et confessera ton Nom en sorte d’attirer l’€panchement depuis I’Infini vers le Nom glorieux

jusqu’a l'Infini, afin de faire subsister et de faire vivre les étres d’en haut et ceux d’en bas ? N’est-ce pas Israél ton peuple qui unit ton

grand Nom & ton Nom caché et ton Nom glorieux & ton grand Nom, de I’Infini a I’Infini, qui reconnait ta divinité et confesse ton Nom, & savoir : attire la bénédiction dans le Nom glorieux, qu’il soit béni ? » (Méirat ‘Enayim, éd. Goldreich, Jérusalem, 1981, p. 243).

La cabale extatique d’Abraham Aboulafia, centrée sur la médita-

tion du Nom divin ", est ici remarquablement connectée a la cabale

théosophique et théurgique axée sur I’étude des sefirot et la pratique

des commandements orientée vers ces demniéres. Le monde a été créé

pour la propre glorification du Créateur — identifié au monde de l’Emanation. L’agent de cette glorification est le peuple d’Israé!, dont c’est la raison d’étre, puisque, d’aprés un midrach rabbinique ancien,

19. Voir en particulier Moché Idel, L’Expérience mystique d’Abraham Aboulafia,

Le Cerf, Paris, 1989, p. 46-49.

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ISAAC D'ACRE

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« Pidée » d’Israél a précédé, dans la pensée divine primordiale, la création du monde inférieur (Genése Rabba 1:4 passim). Israé#i, élément essentiel de l’univers extra-divin, a donc pour fonction cosmique de giorifier la divinité ou, en d’autres termes, de la « connaitre », c’est-adire de constituer son organe de manifestation ici-bas. Cette connaissance du Créateur — du plérome des émanations issues de !’Infini équivaut a la « confession (hodaah) de son Nom ». Cette reconnaissance ou confession de la réalité du Dieu manifesté, qui est le but de la création du monde inférieur, est un acte mental a travers lequel la plénitude de la Loi et des commandements est accomplie. Mais la « confession du Nom » n’est pas seulement un acte intérieur ; c’est également une opération théurgique par laquelle le pkérome divin (le

monde de I’Emanation), ainsi que les mondes spirituels inférieurs, sont

inondés par les épanchements procédant de I'Infini. Ces influx surabondent, grace 4 la « confession du Nom », de « I’Infini jusqu’é l'Infini », expression qui désigne le cycle complet du passage des épan-

chements a travers tous les mondes, depuis I’Infini d’oi tout procéde,

jusqu’a I’Infini ot tout retourne. Par sa connaissance du Nom — du plérome divin — Israé] réunit l'ensemble des degrés qui le constituent en provoquant l’émergence d’un flux ontique qui le parcourt de part en part ; cette union relie le « grand Nom » - la sefira Tiferet —- au « Nom caché » - la sefira Keter — et le « Nom glorieux » — la sefira Malkhout — au « grand Nom », qui est encore la sefira Tiferet. Les deux extrémités du plérome divin (Keter et Malkhout) s’unissent ainsi par le biais de la sefira Tiferet. Cette union qui équivaut a celle de la totalité du pléTome permet aux influx exitentiateurs issus de I’Infini (En Sof) de parvenir 4 la derniére sefira, la Malkhout (le Nom glorieux) qui les

répand sur les habitants de tous les mondes : anges, puissances cé-

lestes, hommes, animaux, végétaux, minéraux (« étres d’en haut et d’en bas »). L’acte par lequel Israél reconnait et confesse le Nom divin (la réalité du plérome) est l’indispensable attracteur de ces influx, c’est donc grace a lui que tout ce qui existe est nourri de vie ontique. Au carrefour de plusieurs courants de la cabale médiévale, R. Isaac d’Acre est un excellent témoin de la prégnance des conceptions théurgiques, méme quand celles-ci pouvaient étre concurren-

cées par d'autres orientations, comme celles qui ont été mises en avant par |’école extatique d’Abraham Aboulafia.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

R. Chem Tev ben Chem Tov Les conceptions théurgiques des cabalistes espagnols du xr siécle ne sont pas restées sans rapport avec les affrontements idéologiques qui embrasérent longtemps les esprits a la suite de la publication du Guide des égarés de Maimonide. En dehors du réle d’aiguillon que ce livre de philosophe écrit par une grande autorité rabbinique joua lors de la naissance de la cabale, ses affirmations concernant la signification des commandements et la place des priéres continuérent a susciter des polémiques. Vers 1400, R. Chem Tov ben Chem Tov entreprend la rédaction d’une ceuvre consacrée a la défense des

croyances traditionnelles contre la nouvelle école d’interprétation

philosophique qui se réclamait de Maimonide. A ce courant de pen-

sée qui s’efforgait de réévaluer Il’ensemble des données de la religion a la lumiére de la raison — d’une raison qui tenait ses critéres d’Aristote —, cet auteur espagnol oppose l’explication, valorisante pour la foi révélée, transmise par les cabalistes. C'est dans les tout derniers chapitres de son ouvrage intitulé Livre des croyances (Sefer ha-Emounot), qu'il aborde la question de l’utilité des commandements. Cette place n'est bien sar pas fortuite : elle marque I’impor-

tance de ce sujet dans la controverse anti-philosophique que R. Chem

Tov méne avec vigueur, mais elle atteste aussi la nécessité d’étudier d’abord l'ensemble des points litigieux et de connaitre l'ensemble des

conceptions de la cabale avant d’étre confronté avec ce qui apparait comme le couronnement de cette étude : comprendre les vraies raisons des pratiques et des rites religieux. En quelques lignes d’introduction, cet auteur présente la position philosophique qu’il combat : « Si homme suit son raisonnement déficient, il répugnera a croire que les commandements et les interdits ont un autre but que celui qu’ont inventé ceux qui se fient a leur bon sens [...] car comment pourraient-ils croire la signification littérale de versets comme

: “Mon offrande, ma nourriture, en sacrifices par le feu”

(Nom. 28:2) ou comme : “YHVH respira l’odeur apaisante” (Nom. 15:24) ? Tout cela est loin du Seigneur de toute chose ! Et comment concevoir qu’'ll a un intérét quelconque dans un commandement et en quoi les transgressions peuvent-elles le mettre en colére et lui faire quelque chose ? [...] La premiére chose intelligible est que le Seigneur de tout, que l'on ne peut se représenter dans l’intellect par

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CHEM TOV BEN CHEM TOV

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un concept, ni par une limite et un changement, ne profite et ne manque de rien ; de méme en est-il des Intellects séparés et de toutes les Idées séparées ™ : rien ne les avantage et rien ne leur manque. C’est pourquoi, lorsque vinrent les Juifs philosophants ”, ils ne trouvérent nullement que les pritres matérielles — car la parole et la voix sont matérielles — soient profitables par elles-mémes, si bien que le maitre, l’auteur du Guide [des égarés], dit que leur but est de méditer et de contempler les réalités, et qu’il ne faut pas dire que ces paroles matérielles et ces suppliques parviennent jusqu’au Créateur et qu'il les entend et exauce la demande de celui qui prie 7. En vérité, ces propos ruinent toutes les croyances et la prophétie ! » (Sefer ha-Emounot, Ferrare, 1556, fol. 108a ; corr. d’aprés MS BN Paris, 746, fol. 82b).

Si le Dieu des philosophes est impassible et que ni les bonnes actions ni les transgressions ni les pritres des hommes ne |’affectent en

rien, la religion juive et ses Ecritures, qui insistent sur l’efficacité des

pratiques et du culte, se trouvent entitrement ruinées. La question de l'efficience des actes religieux n’est pas une simple affaire d’opinion en matitre de sujets métaphysiques. L’enjeu est de taille puisque la tradition religieuse dans son ensemble peut étre renversée par la conception des adeptes de la pensée maimonidienne. R. Chem Tov apporte d’abord quelques preuves tirées de la Bible, montrant que Dieu écoute les pri¢res et qu’elles sont autre chose que de pures méditations intellectuelles sans utilité pratique et sans

20. Cette expression rare est typique du vocabulaire de cet auteur. Il emploie souvent dans son ouvrage le mot yediy’ot (idées) pour désigner les sefirot. L’usage d'un terme platonicien dans un contexte lexical aristotélicien est cependant loin d’étre exceptionnel dans un écrit juif médiéval. 21. L’expression « philosophants » (ha-mitpalsefim) comporte quelques fois une connotation péjorative dans les textes juifs médiévaux. 22. Ces propos n’ont pas été explicitement tenus par Malmonide, mais ils résument sa conception de la pri¢re dont il traite dans plusieurs passages du Guide des égarés (III, 32, 36, 44, 51). Voir & ce sujet C. Touati, La Pensée philosophique et théologique de Gersonide, Paris, rééd. Gallimard, 1992, p. 486-487. Des opinions sem-

blables et tout aussi brutales ont été prétées aux philosophes par un cabaliste géronais, R. Jacob ben Chechet, a la fin de son livre, Cha‘ar ha-Chamayim ;cette partie a été longuement citée par R. Isaac d'Acre dans son Méirat ‘Enayim, et elle a &é traduite et commentée par G. Vajda, dans Recherches sur la philosophie et la kab-

bale dans la pensée juive du Moyen Age, Mouton, Paris-La Haye, 1962, p. 362 et suiv.

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LA CABALE

THEURGIQUE

EN ESPAGNE

AVANT

L’EXPULSION

espoir d’exaucement. Mais il en vient rapidement au cceur de sa réponse qui est construite & partir d’énoncés empruntés au discours des cabalistes. L’originalité de ses propos vient surtout du fait qu’il tente de les couler dans la terminologie philosophique de ses propres adversaires. Alors que les cabalistes castillans autour du Zohar s’étaient efforcés de délester leurs énoncés importants de toute marque philosophique trop voyante afin de les agréger plus aisément a la tradition religieuse, R. Chem Tov s’attache au contraire

a réinsérer ces €noncés dans le langage courant des intellectuels

juifs de son époque, sans doute pour mieux les convaincre en imitant leur propre jargon : « Les anciens ont appelé l’homme un microcosme ; avec le macrocosme, il constitue une unité, car la grande sphére est une, ainsi que

toutes les sphéres, les constellations et les astres, tous sont joints et en-

chainés a lui, il en va ainsi des réalités situées au-dessus de lui et des réalités supérieures & ces réalités supérieures, jusqu’a la Cause premire qui est !’me supérieure du monde entier [...]. Les premieres sefirot sont des formes séparées ; a leur suite ont procédé, venant d’elles, des sefirot subtiles 4 partir desquelles une forme a été inscrite dans PAme ; a leur suite d’autres ont procédé, plus grossitres, et toutes ensemble, selon la voie de la vérité, constituent un seul monde. Quant a

l'homme, qui est universel (Kole/), il est un dans I’humanité, et il est capable de différentes actions, car les puissances de I’Ame correspondent aux puissances supérieures. Il ne faut donc pas s’étonner si, étant lié a elles, ses parties et ses actions correspondent aux parties et aux actions des réalités supérieures, et que, lorsque s’éveille en son Ame une bonne action, il éveille une bonne action, et que lorsque s’éveille [en son Ame] une mauvaise action, il éveille une mauvaise action [...]. 1 a été ordonné [4 Adam] de servir les saintes formes divines, selon le verset : “Pour le cultiver et le garder” (Gen. 2:15), et nos maitres ont dit qu'il s’agit des sacrifices >. Le Bahir (§ 109) explique : “Pourquoi est-il appelé sacrifice (gorban) ? Parce qu'il rapproche les formes saintes l'une de l'autre *.” Le sacrifice se rapporte donc a l’unification des choses et des branches afin qu’elles soient rattachées a leurs racines, jusqu’a la Cause premiére, élevée au-dessus de tout. [...] La racine de homme est en haut * et les commandements et les interdits sont liés aux

23. Gen. Rabba 16:5, cité dans un contexte sembiable supra, p. 141.

24. Texte étudié supra, p. 127. 2S. Voir un peu plus bas, I’évocation de l’homme comme arbre renversé. Cette

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CHEM TOV BEN CHEM TOV

257

formes [divines] ; lorsque I’homme accomplit le commandement a partir de l'éveil de son Ame sainte, celui-ci poss¢de une vertu propre (segoulah), méme si I’on ignore le lieu de l’éveil de la force divine qui lui correspond, et les portes de la lumiére lui sont ouvertes. C'est le contraire pour une transgression, alors lui sont fermées les sources du salut et lui sont ouvertes les sources de la fange et de la boue » (ibidern,

fol. 108b-109a ; corr. d’aprés MS BN Paris, 746, fol. 83a).

Que homme est un monde en miniature et qu’en son corps sont représentés tous les éléments du monde matériel alors qu’en son 4me figurent tous les éléments du monde spirituel, c’est 1A une conception qui a été avancée depuis longtemps par le philosophe juif de Cordoue, Joseph ibn Tsadiq, qui mourut en 1149, dans son Sefer ha-’Olam haQatan (le Microcosme). Pour cet auteur, la récapitulation en I’éme de lunivers spirituel permet 4 l'homme qui se connait lui-méme, de connaitre le monde spirituel *. Mais pour Chem Tov ben Chem Tov, comme pour ses prédécesseurs cabalistes qui ont repris cette idée, R. Ezra de Gérone et R. Moise de Léon ”, connaitre le monde spirituel n’est pas l’avantage principal conféré par la structure de |’Ame humaine. Ce qui intéresse cet auteur, c’est le fait que cette structure intérieure permet 4 l"homme d’agir sur le monde supérieur en agissant par son 4me. La fonction pratique de la nature microcosmique de |’4me se substitue 4 sa fonction gnoséologique. La vieille

image, qui connut un immense dans la littérature hermétique, ont des racines qui parviennent 26. Sur ibn Tsadiq, voir C.

succés, vient de Platon, Timée, 90a. Elle a été utilisée voir Asclépius, § 6 : « Ceux qui sont pourvus d’une Ame jusqu’a eux de haut en bas » (ouvrage cité, p. 302). Sirat, La Philosophie juive médiévale en terre d'islam,

Presses du CNRS, Paris, 1988, p. 104-106 ; I. Husik, A History of Mediaeval Jewish

Philosophy, Atheneum, New York, 1974, p. 125-149. Pour un regard plus général sur

Vhomme en tant que microcosme au Moyen Age, voir R. Allers, « Microcosmus,

From Anaximandros to Paracelsus », Traditio, 2, 1944, 390. Voir aussi l’étude de

cette notion dans la version hébratque du Livre des Cercles imaginaires du philosophe arabo-espagnol al-Batalyawsi (1052-1127) par M. Idel, qui estime que dans cet ouvrage, « ce lieu commun est compris non pas comme une description de la nature statique de l'homme mais comme motivant son activité », dans « The Anthropology of Yohanan Alemanno : Sources and Influences », dans Antropologia biblica e pensiero moderno, Annali di Storia dell’esegesi, 1, Bologne, 1990, p. 97. Voir aussi les références que propose S. G. Rosenthal, dans son édition d’un discours de R. Yehiel Nissim de Pise, Kobez Al Yad, Jérusalem, 8, 1976, p. 462, note 70. 27. Voir les textes cités supra, p. 119 et p. 190.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

formule socratique qui conseillait de se connaftre soi-méme pour connaftre I’univers est transformée : il faut agir sur soi-méme et par soi-méme pour agir sur l'univers. R. Chem Tov adapte visiblement une ancienne formulation de R. Ezra de Gérone, quand il parle du caractére universel de |’Ame qui intégre la totalité des essences supérieures, et quand il dit que, « lorsque s’éveille en son me une bonne action, il éveille une bonne action, et que lorsque s’éveille [en son &me] une mauvaise action, il éveille une mauvaise action * ». Le sacrifice, compris a partir d’une citation du Bahir comme !’acte par lequel les réalités inférieures sont rattachées aux racines d’od elles procédent, sert de modéle pour comprendre comment l’accomplissement des commandements en général agit sur les réalités supérieures. Les commandements, parce qu’ils sont li€és aux « formes » qui sont les sefirot du plérome divin, sont situés au méme degré ontologique que la racine

spirituelle de "homme. En conséquence, l’acoomplissement d’un commandement n’est pas un acte parmi d’autres, mais, si cet acte est ef-

fectué a partir d’un mouvement de I’Ame, de son « éveil » suivant une terminologie empruntée au Zohar, il est doté d’une puissance qui interagit avec sa racine et qui met en branle la région du plérome divin qui lui correspond. Si I"homme commet des transgressions, il éveille les forces impures qui privent son 4me de salut et le font tomber dans la géhenne, lieu de la « fange et de la boue ». La relation entre les commandements positifs et les éléments du plérome divin anthropomorphe explique le nombre des premiers : ces

248 prescriptions correspondent au nombre des organes constituant aussi bien le microcosme humain que le macro-anthropos divin. D’autre part, l’€quivalence entre les 365 commandements négatifs (les interdits) et les 365 jours de l'année s’explique par le fait que les puissances impures, au nombre de 365, régnent chacune sur un jour particulier. Ce motif est emprunté a un texte de R. Joseph de

Hamadan inséré dans le Zohar (1, 170b). En se purifiant corps et Ame et en s’unissant 4 son Dieu, I"homme suscite I’Epanchement venant de la Cause des causes (I’Infini) sur les sefirot (les « principes d’en

haut ») et il attire les influx de ces derniéres sur le monde inférieur :

28. Voir supra, p. 119, le texte de R. Ezra réutilisé et transformé ici per R. Chem Tov.

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« Tous les commandements sont reliés aux Idées divines, c’est pourquoi leur nombre est identique A celui des organes de l'homme - je parle des commandements positifs — afin qu’ils réferent aux saints principes dans le secret du Nom évoqué plus haut.

Quand l'homme purifie son corps et son Ame, et que toutes ses

forces sont attachées au Nom, béni soit-il, cela restaure et attire l’influx divin sur les principes d’en haut, et a partir de ceux-la et de leur bénédiction, sur les étres d’en bas. Heureux est-il et heureux son

partage, car il fait pencher le monde entier du cété du plateau du

mérite. De méme, en gardant les commandements négatifs, qui cor-

respondent aux jours de l’année solaire — ces derniers faisant allusion aux autres Idées — s’il s’empéche de transgresser la limite, heureux est-il, car il craint son Dieu » (ibidem, fol. 69b).

Les « Idées divines », dans le vocabulaire de R. Chem Tov ben Chem Tov, ce sont les émanations ou sefirot ; les « autres Idées »,

quant a elles, désignent les forces impures antagonistes qui appartiennent a « l’Autre cété », suivant l’expression mise en circulation par le Zohar. D’un méme souffle, cet auteur platonise la terminologie de la cabale et il « zoharise » la terminologie platonicienne. Cette véritable symbiose linguistique dont il est le promoteur vise sans doute & attirer l’attention d’un public plus familier du discours philosophique que de celui de la cabale. Au cours de développements plus élaborés, R. Chem Tov tente de résoudre le probléme de la conciliation de l’immuabilité divine avec la possibilité d’agir sur le divin en opposant le « Seigneur de toute chose », a savoir la Cause des causes des philosophes ou

l'Infini (En Sof) des cabalistes, 4 la « Gloire du Nom », qui est la demiére émanation, la sefira Malkhout. Alors que le premier est absolument impassible et immuable, la seconde est sujette au changement. Cette opposition, qui confére une signification pratique a la distinction entre deus absconditus et deus revelatus, deviendra la so-

lution la plus souvent retenue par les cabalistes face aux objections de la théologie classique. Ici encore, c’est essentiellement la théurgie attractrice, la moins scandaleuse pour la pensée philosophique,

qui est au centre de l’exposé :

« Sache que le secret de toute la Torah est d’amener la Gloire du

Nom en ce monde. Le Seigneur de toute chose se dérobant a tous les

existants, il est impossible de le représenter par un concept impliquant

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE

AVANT L'EXPULSION

le changement, tandis que la Gloire qui dirige le monde par ses bontés et qui établit une relation entre nous et Lui, est le secret de tous les changements. Comme le dit Moise notre maitre : “Maintenant, que grandisse la force du Seigneur” (Nom. 14:17). Et on a inséré ces mots dans la pritre du Qadich : “Que soit grandi et sanctifié son grand Nom.” Et nos maitres, que leur mémoire soit une bénédiction, ont dit : “Lorsque les Israélites font la volonté du Lieu, c’est comme s’ils ajoutaient de la force dans la Puissance d’en haut [...] et quand ils ne font pas sa volonté, c’est comme s’ils affaiblissaient la force d’en haut ”

[...].” Je vais te donner un exemple a ce propos. A quoi la chose res-

semble-t-elle ? Quand on allume dans une maison des lampes et de

nombreuses lumiéres, I’élément feu ne s’accroft pas, de méme quand

l'homme éteint le feu, I’élément feu ne diminue pas. Pourtant, lorsque

lon allume les lampes dans la maison, ce faisant, la tumiére la remplit. Il en est comme de cet exemple : on sait que le Créateur, béni soit-il,

n’est affecté par aucun changement et par aucun manque, et qu'il n’a pas besoin du culte des hommes, de leurs sacrifices, de leurs pritres, ainsi qu’il est dit dans la pritre de cléture du jour des Expiations

(Néilah) : “Si "homme agit avec équité, que Te donne-t-il ?” Néanmoins, les pratiques de notre culte, nos commandements et nos sacrifices, visent A amener un épanchement du monde d’en haut vers la Gloire dirigeant ce monde-ci. L’4me supérieure posséde en effet la force de faire s’épancher, par sa médiation, [le monde d’en haut] sur la Gloire qui dirige le monde, et d'elle sur ce monde-ci, selon le verset : “Par ta bénédiction la maison de ton serviteur sera bénie a jamais” (II Sam. 7:29). En effet, les formes d’en bas sont enracinées dans les réa-

lités supérieures, car Phomme est un arbre renversé, ses racines sont

en haut, et si ’homme s’unit a la Gloire du Nom et qu'il se sanctifie, se

concentre, s’isole saintement, il pourra occasionner un épanchement, par le biais de sa forme, en faveur de la Gloire supérieure, comme on allume un feu et une lampe qui illuminent la maison. Mais si l'homme

se lasse du culte divin et en désespére, et qu’il s’attache a l’impureté et

s’efforce de la mettre en ceuvre, cela cause l’engloutissement de la lumitre divine qui rayonnait pour s’€pancher sur les étres d’en bas » (ibidem, fol. 8Ab-85a). La Gloire — la sefira Malkhout — est une médiation entre le deus

absconditus (le « Seigneur de tout ») et I’ici-bas : elle relie ce qui est en

haut a ce qui est en bas. L’« amener » en ce monde est le but de la Loi,

29. Lamentations Rabba 1:33, et voit supra, p. 53, be chapitre intitulé « Antécédents

tabbiniques.»

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CHEM TOV BEN CHEM TOV

261

qui revient a conférer une constance a la relation qu’elle assure avec le plérome divin. La « forme » de I’homme, son Ame sainte enracinée en haut, joue également un réle médiateur : elle est capable de provoquer les épanchements des sefirot supérieures en direction de cette Gloire, et de cette Gloire en direction de ce monde-ci. L’exemple emprunté a lallumage des lampes signifie que le « feu » divin n’est en lui-méme ni augmenté ni diminué par I’action humaine, mais qu'il peut étre attiré par elle et « remplir la maison », se répandre dans la Gloire, dont la

« maison » est un symbole classique dans les écrits des cabalistes. L’ef-

fort de I’homme est décrit en des termes assez semblables 4 ceux que les cabalistes géronais employaient pour dépeindre la tension et I’ascension de la pensée humaine allant vers l’union et la fusion avec la pensée divine ; grace & cette union, la pensée de I’homme était capable, en redescendant ici-bas, de ramener dans sa descente |’épanchement

d’en haut ». La relation entre la pratique des commandements et cet acte d’union mystique aux effets théurgiques n’est pas dégagée trés clairement. Mais ce qui semble étre une imbrication du culte obligatoire pour tous et de l’union mystique, qui est en principe l’'apanage de 30. Les références sont données supra, p. 89, fin de la note 27. L’image de la communication de I’élément feu, qui demeure inchangé, est vraisemblablement une réélaboration du motif néoplatonicien classique de I’allumage d'une flamme a partir d'une autre pour représenter le processus d’émanation, et en particulier de I'usage qu’en fait R. Ezra de Gérone dans un contexte trés proche de celui-ci : « L’homme est constitué

de toutes les choses spirituelles et son Ame intellectuelle est supérieure & tout. C'est

pourquoi la Torah et les commandements ont pour but de distancier I’homme et de

Pavertir que toutes les voies de l’homme sont entre ses mains [...]. Et comme le juste par-

fait attache des couronnes & son Créateur au moyen de I’union mystique (devéqout),

quand comme ajoute extrait

il rattache son Ame a sa source et qu’il cause l'émanation de la bénédiction, on allume une lampe a partir d'une autre lampe, et qu’il maintient, établit et [quelque chose en haut] - le méchant fait le contraire » (texte édité par M. Idel, du Commenuaire sur les Aggadot de R. Ezra, MS Vatican 294, fol. 46a et 202, 54a-

b; MS Oxford, 1947, fol. 26b, dans « Dans lumiére de Ia vie : réflexion sur l’eschatolo-

gie de la cabale » (en hébreu), dans Qedouchat ha-Hayim, éd. 1. Gafni et A. Ravitzki, Jérusalem, 1992, p. 201-202, note 57. Voir aussi l’analyse de M. Idel sur ce passage, dans

« Some Remarks on Ritual and Mysticism in Geronese Kabbalah », a paraftre dans Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 3, 1993). Notons que R. Chem Tov reprend ces sources géronaises mais en déplace I'accent, puisqu’il méle intimement !’union

mystique a la pratique ordinaire du culte. Sur les sources anciennes de l’image de la

lampe, voir M. Tardieu, Trois mythes gnostiques, Etudes Augustiniennes, Paris, 1974, p.

311, note sur les lignes 12 a 16.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L'EXPULSION

quelques élus, est particulitrement significatif. Les rites de la religion collective paraissent enti¢rement réévalués puisqu’ils sont présentés sous les traits d’actes visant l’union mystique, qui est aussi une opération théurgique. Le culte ordinaire tend a s’identifier dans ce texte avec l’expérience de l’unio mystica et a faire de celle-ci une activité religieuse commune. Et ce qui est décrit comme une union de la « forme de l'homme » avec la « Gloire » divine n’est pas la finalité ultime de l’acte cultuel : celui-ci vise 4 « allumer » le « feu » divin pour qu'il illumine la Gloire, qui est le degré inférieur du plérome. A l’inverse, si I’homme s'unit aux puissances impures et agit suivant leur voie, il entraine l’extinction de la lumiére divine qui cesse de s’épancher ici-bas.

A la fin de son ouvrage, R. Chem Tov résume sa conception de la

fonction du culte et cite a l'occasion les énoncés rabbiniques qui sembient la contredire. Nécessité pour Dieu ou nécessité pour I"homme, la réponse que cet auteur propose a cette question, maintes fois rapportée par ses successeurs, l’améne a citer avec faveur la formule de Nahmanide que nous avons examinée plus haut, et qui est déja devenue, a l’époque od il écrit, une sentence stéréotypée. Mais au début de son exposé, il mentionne une opinion largement répandue par les penseurs religieux de son entourage, pour lesquels les commandements n'ont pas d’autre but que d’enseigner & I"homme I’existence d’un Dieu tout-puissant. Repoussant cette opinion, R. Chem Tov tente de montrer en quel sens Dieu a besoin du culte : « Beaucoup d’hommes sages pensent que la plupart des commandements n’ont aucune signification propre, qu’ils sont un décret du Roi commandant ses serviteurs afin de les récompenser et de les punir et pour qu’ils sachent qu’il y a un Roi qui gouverne le monde [...]. Le Seigneur de toute chose, béni soit-il, ne manque de rien et rien ne le complete, c’est A ce sujet [que les maitres ont dit] : “Qu’importe [au Saint béni soit-il que I’on pratique l’'abattage par le cou ou par la nuque] * ?” Cependant, en ce qui concerne le besoin de la Gloire, le fait d’occasionner un épanchement dans les principes supérieurs ou d’empécher les impurs de souiller le Sanctuaire d’en haut et d’en bas, il s’agit 1a d’une nécessité absolue. C'est le secret [des paroles de nos maitres selon lesquelles les commandements visent] “a

31. Genése Rabba 44:1 et voir supra, p. 52.

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CHEM TOV BEN GHEM TOV

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éprouver (letsaref) les créatures *” : & joindre et a lier les étres d’en bas avec les saintetés supérieures et également a extraire les scories * [...]. En résumé, voila la raison pour laquelle les commandements ont été comptés d’aprés le nombre des 248 organes auxquels sont liées les formes saintes du Nom ineffable, [...] si bien que R. Siméon ben Yohai a montré que tous les commandements sont liés au secret du Chi’our Qomah. De méme, les interdits correspondent au cycle du soleil, car en se séparant des transgressions, Phomme se sépare de l’impureté, des noms de l’impureté et de ses formes ™. Il est rapporté aussi dans le livre du Zohar que tel commandement dépend de Ia téte, que tel autre dépend du cceur, tel autre de la langue, tel autre de I’cil, tel autre de l’oreille, de la main,

du pied, selon le mystére des chapitres du Char [...]. Quant a ce que

disent nos maitres, de mémoire bénie, au sujet des décrets : “Les

choses que J’ai décidées pour toi, tu ne dois pas spéculer a leur égard”, cela signifie seulement que leur signification est cachée et qu’elles possédent une réalité au sein du secret du Nom ineffable, que son nom soit béni ! Sache et comprends en conséquence que les Paroles sur le mont Sinaf ont été réduites a dix parce qu’elles correspondent au nombre des dix sefirot mystérieuses et qu’a elles ont été attachés les 613 commandements *, les commandements étant les branches de ces dix, qui sont comme des racines d’oi se ramifient des branches [...]. Chaque commandement posséde une vertu merveilleuse, dérobée au regard des hommes, qui permet a l’homme de se relier aux puissances divines, et qui fait que I’4me de "homme est ensachée dans le Bouquet des vivants. Et le Nom a voulu agrandir la Torah, car la présence de la “Chekhina au milieu d’Israél est

un besoin pour I’En Haut *”, c’est-a-dire que c’est un besoin pour les principes supérieurs, afin qu’ils soient bénis par la Source des jardins, Puits d’eaux vives, d’oi ruisselle la Manne pour le Ventre, qui

est la Sagesse intérieure » (ibidem, fol. 109b-110a ; corr. d’aprés MS BN de Paris, 746, fol. 83b).

32. Ibidem, suite.

33. R. Chem Tov joue sur le verbe letsaref : tsaraf = affiner, épurer ; tseref = joindre, combiner ; il détourne ainsi de sa signification premiére la sentence rabbi-

nique qu’il mentionne. 34. L’expression « noms de l’impureté » vient de Sanhédrin 91b, qui interpréte les dons qu’Abraham fit aux fils de sa concubine (Gen. 25:6) comme étant des formules destinées 4 manipuler les esprits impurs. 35. Le Bahir a déja formulé une idée semblable, voir supra, p. 110. 36. Pour cette formule empruntée 4 Nabmanide, voir supra, p. 247.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

Dans sa seconde partie, le texte présente la conception structurelle des commandements, d’aprés laquelle chacun d’entre eux est un rameau du grand corps anthropomorphe du plérome divin composé de dix sefirot et duquel se détachent et dérivent une série de rayons. Si le Zohar est mentionné, cette théorie, nous l’avons vu dans un chaPitre antérieur, a été particuligremment développée par R. Joseph de Hamadan. Le « secret du Nom ineffable » auquel les commandements sont attachés, est une appellation assez habituelle du plérome des émanations. La nature particulitre des actes configurés par les commandements, véritables ponts entre le monde divin et le monde physique, leur confére une vertu spéciale (ségoulah) et mystérieuse qui relie ceux qui les mettent en pratique aux puissances divines et qui assure a leur 4me un séjour dans la Chekhina, appelée« Bouquet des vivants » selon une terminologie encore empruntée au Zohar.

Outre l’activité des commandements vis-a-vis de l’ame, ils exercent aussi une action favorable vis-a-vis de la Chekhina et des « principes

supérieurs ». Les commandements, comme I’indiquait le précédent passage, ont la faculté d’attirer la Gloire — la Chekhina — ici-bas et de la retenir au milieu d’Israél. La présence continue de cette dimension divine au sein de son lieu naturel dans le monde inférieur lui permet d’épancher les influx qu’elle posséde et, en retour, d’en recevoir un flux surabondant des principes supérieurs, les sefirot situées au-dessus d’elle. Dans la mesure oi s’épancher surabondamment est la fonction ontologique normale des degrés supérieurs du plérome, il est nécessaire pour eux que la Chekhina soit présente ici-bas, car seule cette présence déclenche ces émissions qui se déversent dans les régions inférieures qui ont besoin d’elles. D’une certaine fagon, l’En Haut a besoin du besoin de I’en bas pour étre ce qu'il est et assurer sa fonction de dispensateur de tout bien. La résidence de la Chekhina sur la terre, attirée et maintenue ici-bas par le culte des Israélites, per-

met aux besoins de I’en haut et de I’en bas de s’exprimer et de s’échanger. La « Source des jardins, Puits d’eaux vives », d’aprés une expression empruntée au Cantique des Cantiques (4:15), désigne sans doute la premiére sefira qui est la source d’oi I’épanchement ontique (la « Manne », la « Sagesse intérieure ») s’écoule en direction de toutes les sefirot (les « jardins »), en passant par la sefira Binah, que

le « Ventre » symbolise. Le salut de l’Ame qui s’unit a la divinité et le

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JOSEPH ALCASTIEL

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salut de la divinité qui regoit l’influx existentiateur sont inextricable-

ment mélés et conditionnés par l’observance des préceptes de la Loi. R. Chem Tov ben Chem Tov n’a pas vraiment innové, mais il a fixé pour longtemps les termes de la discussion entre cabalistes traditionalistes et philosophes ou théologiens aristotélisants. Son livre montre a quel point la cabale, avec ses conceptions théurgiques, n’était déja plus pergue, un si¢cle environ aprés la publication du Zohar, comme un courant d’origine étrangére, aux théories choquantes a l’égard de la religion établie, mais était devenue, aux yeux de beaucoup, I’expression intellectuelle la plus fidéle et la plus autorisée des croyances juives couramment admises. Méme si cet auteur a fait des efforts pour envelopper les conceptions des cabalistes dans le langage de la philosophie, il n’a pas cherché, a l’instar de R. Isaac ibn Latif ou de Joseph ibn Wagar ”, a les réconcilier.

R. Joseph Alcastiel de Jativa

En ce qui conceme la fonction des priéres, nous nous attacherons a des textes qui rendent compte de la variété des types d’action théurgique qu’elles impliquent ; et celle-ci fait de l’'acte apparemment simple et ordinaire de la parole ou du chant liturgique un processus complexe qui met en branle un systéme cohérent d’interactions et de relations entre tous les degrés des mondes. Dans une série d’écrits, nous trouvons trace d’une conception qui donne 4 la priére une signification théurgique a la fois trés précise et trés ramifiée. Déja dans la littérature juive ancienne, il est question

37. Sur ibn Latif (Toléde, 1210-1280), voir S. O. Heller-Wilensky, « Isaac Ibn Latif, Philosopher or Kabbalist ?», dans Jewish Medieval and Renaissance Studies,

Cambridge, Mass., 1967, p. 185-223 ; « Entre mystique et philosophie - a la lumitre de la pensée de R. Isaac Ibn Latif » (en hébreu), dans Jerusalem Studies in Jewish

Thought, vol. V1, 3-4, Jérusalem, 1987, p. 367-382. D'aprés cet article (p. 382), la

question des raisons des commandements brille par son absence dans Iceuvre de ce

penseur. Voir aussi a son sujet C. Sirat, La Philosophie juive médiévale en pays de chrétienté, Presses du CNRS, Paris, 1988, p. 77-81. Sur ibn Wagar (Toléde, premiére moitié du xiv‘ siécle), voir G. Vajda, Recherches sur la philosophie et la kabbale dans

la pensée juive du Moyen Age, Mouton, Paris-La Haye, 1962, p. 117-297. Un texte de

cet auteur relatif 4 la fonction que les cabalistes attribuent au culte et aux commandements est traduit et commenté aux pages 191-193.

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LA CABALE THEURGIQUE

EN ESPAGNE

AVANT

L'EXPULSION

des couronnes que les priéres des Israélites élévent sur la téte de Dieu par le biais de l’ange Sandalphon (voir par exemple le Talmud, Haguiga 13b et les Tossaphistes ad loc.). « Couronner Dieu » signifie aussi bien reconnaitre sa royauté que lui conférer un surcroit de force. Dans la cabale, ce dépét d’une couronne, ceuvre des priéres des justes, a été congu comme I’ascension de la dernigre sefira, la Malkhout ou Royauté, I’entité féminine, de plus en plus haut au sein de la structure divine *. Un texte est a cet égard parti-

culi¢rement significatif, car il combine des descriptions qu'il tire du

Zohar et du Tiqouné ha-Zohar ” avec des passages qu’il emprunte au cabaliste castillan R. Isaac Hacohen de Soria. Comme on va le voir, le moment essentiel de cette montée réside dans la rencontre

de la sefira Malkhout — I’Epouse — avec la sefira Tiferet — l’Epoux.

Le texte mérite d’étre rapporté en totalité, autant en raison de sa beauté que de ses fortes résonances symboliques. Nous le devons a un cabaliste espagnol qui écrit quelques années avant l’Expulsion, R. Joseph Alcastiel de Jativa. Il répond, en 1482, 4 une question que lui a posée un autre cabaliste, qui devint célébre par la suite, R. Yehoudah Hayat ; celui-ci lui demande la signification de la liaison de deux éléments de la liturgie, la pritre proprement dite des DixHuit Bénédictions (la Amidah) et le texte qui s'‘intitule Guéoulah,

Délivrance, liaison proposée par le Talmud, dans le traité Berakhot 10b et déja commentée dans le Zohar “. C'est l'occasion pour le répondeur de développer longuement la fonction théurgique impartie a la priére : « Sache mon frére que les sages, de mémoire bénie, ont dit ceci :

quiconque rend un culte par amour et effectue une unification par-

faite, doit lier dans sa pensée toute I"Emanation, de bes en haut, et par-

38. Les sources anciennes de cette conception ont été présentées et analysées par M. Idel, dans Kabbalah, New Perspectives, chap. 8, § III, « The Ascent of the ‘Atarah », p. 191-197. Outre le Midrach Konen et un écrit du Chi’our Qomah, M. Idel mentionne un des matftres du piétisme achkénaze (judéo-rhénan) des xr et xr

siécles, R. Eléazar de Worms, l’auteur anonyme du Sefer ha-Navon et, parmi les premiers cabalistes, R. Ezra de Gérone. 39. Voir supra, chap. III, p. 167 sq., les passages du Tigouné ha-Zohar sur la fonc-

tion théurgique de la priére.

40. Voir supra, chap. III, p. 163 et suiv., les passages du Zohar sur ce sujet.

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JOSEPH ALCASTIEL

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ticulitrement le dernier degré appelé Malkhout (Royauté) ; il faut qu'il la fasse monter dans sa pensée et qu’il la lie 4 toutes les couronnes [= sefirot] grace & ses trois serviteurs, dénommés Malkiel, Atariel, Néchériel. En effet, Elle commande sans cesse a Ses fils [les anges] et Elle leur dit : “Soutenez-moi avec des gAteaux de raisin » (Cantique 2:5). Ce sont les séraphins qui possédent six ailes et qui leur sont subordonnés, ils sont appelés “Yeux de YHVH”. I faut donc la faire monter et la lier 4 chaque degré sans exception, jusqu’a la Couronne qui est dans le En Sof. Et c'est cela la jonction de la Délivrance et de

la Pritre. Car lorsque l'homme pare I’Epouse de ses bijoux et de ses

jeunes servantes qui sont ses chars [angéliques], et qui sont le secret des cantiques et des louanges [qui précédent la Amnidah], et qu’ensuite

il récite en ordre les louanges de ’Epoux, qui sont la section du Chéma’ et son extension, qu’aprés cela il unit [I’Epoux et 'Epouse] et

les rapproche I’un de l'autre par la récitation du Chéma’, puis qu’il fait

monter I’Epouse [en évoquant dans la pice liturgique appelée

Délivrance] les merveilles qu’Elle a faites par la puissance de son Aimé, qui sont les miracles qu’Elle a accomplis en te et la déchirure de la mer Rouge, alors homme la fait monter sur Sa téte et la confie a la poitrine du degré, afin de la faire s’élever jusqu’au faite des degrés. Car dés que Il’on a joint [P’hymne de] Délivrance a la Priére, avec concentration et une pensée épurée, Elle est aussit6t délivrée de tous les obstacles qui Il’enserrent. Le libérateur est [la dimension appelée] “Bien”, comme il est dit : “S’il te délivre, le bien te délivrera” (d’aprés Ruth 3:13). La lumiére qui éclaire Ses yeux qui sont sur une pierre unique sept yeux, par cette lumitre qui procéde de I’héritage sans angoisse qui est le Fleuve des largesses [= la sefira Binah], Elle peut monter jusqu’au sommet des degrés. Car dés qu’on a joint la Délivrance a la Pritre, avec science et concentration, ce qui est faire le bien a Ses yeux, alors que le Temple sacré était debout, comme cela se passait dans le culte rendu par le grand prétre, trois serviteurs se levaient, grace auxquels Elle était soutenue, et les gardiens des veilles tournaient autour du tréne de la Royauté (Malkhout) avec crainte, tremblement et en silence, [dans son ascension] d’émanation en émanation, jusqu’au Bien-Aimé YHVH, qui l’étreint et l’embrasse par le biais du Fondement du monde [Yessod] appelé Bien et Libérateur. La les princes de Hessed et de Guevourah I’accueillent avec crainte et tremblement, en un grand silence solennel. Puis Hessed et Guevourah, qui sont I’émanation intérieure, la regoivent et d’eux déferlent comme des fleuves aux eaux majestueuses et comme des charbons incandescents, flammes de Yah. Et Elle se cache et se retranche entre eux visa-vis de toute l’émanation, jusqu’A ce que vienne le prince de la Binah et ses soldats, qui la regoivent avec crainte et tremblement, dans un su-

blime silence, jusqu’a ce qu'ils fassent parvenir le Trone auprés du

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE

AVANT L'EXPULSION

Tréne de Gloire relevant de la Repentance. Alors paraissent les multitudes de soldats et les princes de la Sagesse (Hokhmah), les plus haut placés, qui déposent le Tréne, avec des sueurs, des secousses, un extréme tremblement, sur la poitrine de la Sagesse primordiale, qui I’ac-

cueille par ces mots : “Viens Epouse”, et (la Sagesse] s'ébat avec Elle

comme un pére qui s’ébat avec sa fille unique parmi des fils. Le sommet des degrés épanche en Elle sa bénédiction par le truchement du

Pére. Car toute I’émanation n’a pas permission d’accéder a [ce som-

met], si ce n’est par l'intermédiaire de Hokhmah et Binah. Apres la ré-

ception de la bénédiction et les ébats, Elle s’incline et se prosterne devant le Tréne sublime et formidable. Enfin, le Trone de la Royauté roule et tournoie, mQ par tous les princes connus, et Elle revient en ar-

rire, d’émanation en émanation, jusqu’a sa place initiale, ob Elle de-

meure entre les deux chérubins qui sont Ses bras. C’est la liaison qui

va de bas en haut et de haut en bas, et c’est cela la jonction de la Détivrance et de la Priére, c’est l’'union parfaite. Alors tous les mondes connaissent calme et quiétude, il n’y plus ni satan ni mauvais démon,

Sa Royauté s’étend dans tous les régnes. Celui qui agit ainsi, soit en acte, soit en pensée et en parole, mérite que ne lui arrive strictement

aucun dommage car le Jugement s’est transformé en Clémence, et quand le Juge est miséricordieux, les gendarmes cessent de s’agiter,

leur force faiblit, et tous se mettent a plaider la défense. Le serpent se transforme en baton dans la paume de Moise, secret de l’Arbre de Vie. Celui qui agit ainsi, mérite de vivre dans le monde qui est tout entier bien. Qui posséde un savoir et une pensée innocente et épurée de toute scorie, vide de toute songerie, pour mener toutes les méditations

précitées, pour que son coeur ne dévie pas ici et 14 ? Une telle perfec-

tion ne se trouve que chez le fils “des dieux dont la demeure n'est pas avec les étres de chair” (Daniel 2:11) » (Texte hébreu publié par G. Scholem dans « Pour connaitre la cabale en Espagne 8 la veille de lExpulsion, Responsa de R. Joseph Alcastiel & R. Yehoudah Hayat »,

Tarbiz, vol. XXIV, 1954-55, p. 201 & 203).

Des mots « les gardiens des veilles » jusqu’a « ses bras », le texte

est emprunté a4 R. Isaac Hacohen de Soria, comme I’indique G. Scholem (ibid., note 181 et 182). Par ailleurs le Zohar comporte une description dont a pu s‘inspirer R. Joseph : « Quand I’"homme parvient [dans sa priére au mot] Emer vé- Yatsiv [début de l’oraison dite de la Délivrance], et que tout a été mis en ordre, les jeunes filles [de la Chekhina] la prennent et Elle se transporte elle-méme auprés du Roi d’en haut. Dés que les orants sont parvenus aux mots “I délivre Israél”, aussit6t le Roi saint [...] va A sa rencontre, Il tend sa main

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JOSEPH ALCASTIEL

269

droite vers Elle, puis sa gauche, qu'll place sous sa téte, ensuite tous deux s’étreignent dans un baiser” (II, 200b). » Le long passage que nous avons rapporté est un échantillon idéal de la conception des cabalistes, en ce qu’il combine subtilement la fonction théurgique de la pri¢re avec le symbolisme de la hiérogamie. Les anges appelés princes, serviteurs ou jeunes filles, jouent le réle de jeunes suivantes et de gargons d’honneur accompagnant

d’abord I'Epouse a ses noces avec !’Epoux (les sefirot Tiferet et

Malkhout), puis 4 chaque étape de son ascension le long des échelons du monde divin. Ces anges escorteurs sont des sortes de représentants spirituels des mots prononcés lors de la priére. Au cours de son oraison, I’homme doit suivre en pensée la montée progressive de l’Epouse. Cette pensée, en s’‘imaginant avec précision le processus angélophorique et théokinétique décrit par le cabaliste, est lopératrice effective de tous les déplacements intradivins. Le premier stade de ce mouvement ascensionnel est la rencontre et l’union

de I’Epouse avec I’Epoux, au moment de la récitation du Chéma’,

lV’ Audi Israel (voir sur ce point supra, p. 157). Aprés avoir été placée sur la poitrine puis sur la téte de cette dimension masculine, elle poursuit son voyage vers les sefirot supérieures. Quand elle atteint la sefira Hokhmah, la Sagesse primordiale, 4 nouveau un rapport masculin/féminin entre en scéne, au sens ou leur relation est comparée a celle, amoureuse aussi, d’un pére et de sa fille unique. Mais l’'acmé a lieu lors de la réception par I’Epouse de l’influx bienfaisant de la premiére sefira, qui n’est nommée dans ce texte qu’a l’aide de périphrases. Il semble qu’il y ait une certaine identité, ou du moins une proximité, entre les « ébats » pére-fille (sefirot Hokhmah et

Malkhout), et la réception de la bénédiction supréme épanchée par la premiére sefira. L’inclination et la prosternation de I’Epouse, symbolisée par le tréne, face au degré supréme dont elle vient de recevoir l’épanchement, constitue une homologation des actes similaires que l’orant pratique lors de la récitation de la priére traditionnelle. Celle-ci, si elle est pure et bien conduite, est transfigurée et s’identifie a la sefira Malkhout, « Il"Epouse » ou la « Fille » située au bas de la hiérarchie des émanations mais capable, grace au culte des hommes, de remonter jusqu’a la source méme du plérome. Ce périple i 1 n’est que la premiére partie du mouvement de

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

la prire. La descente de I’Epouse, qui repasse par toutes les étapes

qu'elle avait franchies successivement lors de son ascension, est également l’homologation de la descente de l’orant retrouvant peu A peu ses esprits aprés l’escalade vertigineuse de sa priére. Il y a clairement parallélisme entre |’attitude craintive des anges, la montée en puissance puis la descente de I’Epouse, sa prosternation, ses mouvements de tournoiement vertigineux, et ce que ressent l’orant absorbé jusqu’a I’extase dans sa fervente priére. Le texte précité cherche a énoncer sous forme de normes et de régles d’oraison, en

indiquant ce a quoi l’on doit penser et ce sur quoi il faut se concentrer a tel ou tel moment du récitatif, ce qui pourrait étre une expérience de pritre extatique vécue, traduite dans le langage des symboles de la cabale. Cette soumission de la priére extatique aux normes de méditation mystagogique est un phénoméne important de la théologie de la cabale médiévale. Ces normes deviendront de plus en plus nombreuses et compliquées jusqu’a atteindre des sommets de précisions dans la cabale lourianique au xvr siécle. Les premiéres ébauches de ce mouvement de cristallisation normative se trouvent dans les tout premiers écrits des cabalistes relatifs 4 la priere. Ce phénoméne historique ne s’est pas limité & congeler une expérience mystique vivante en un systéme ordonné de concentrations successives strictement définies et balisées a l’avance. Il a permis la survie, sous une forme sans doute parfois un peu fossilisée, de

la fagon de prier des mystiques juifs des temps anciens. La fonction théurgique de ce style de priére en est trés probablement un élément primitif qui a pu étre sauvegardé et articulé dans la structure

symbolique développée au sein du cabalisme médiéval. De méme,

l'insertion du couple divin archaique Epoux-Epouse a l’intérieur d’un systéme normatif, I’a en définitive protégé longtemps contre occultation et l’oubli. Comme nous allons le vérifier encore dans les lignes qui suivent, l’efficacité théurgique des rites et des priéres, comme jadis des sacrifices, est inextricablement liée au réle que

joue la kavanah, terme que nous avons traduit parfois par « intention », « concentration » ou « méditation ». Henry Corbin a margis-

tralement défini pour le soufisme d’Ibn Arabi la signification de

cette puissance créatrice du coeur (himna), équivalent du grec enthymesis, qui « signifie l’acte de méditer, concevoir, imaginer, pro-

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jeter, désirer ardemment “ ». Cette kavanah se détache quasiment de l’orant et ceuvre dans le monde supérieur de |’émanation ; on

peut donc parler a son propos de la « puissance d'une intention telle

quelle projette et réalise (“essencifie”) un étre extérieur a celui qui

la congoit @ ». Le texte présenté ci-dessus, par son insistance sur le processus de méditation lors de la pri¢re, donne le sentiment que le phénoméne d’ascension puis de descente de la dimension féminine du plérome, de ses rencontres avec des entités plus élevées et de ses unions et prosternations, se produisent simultanément dans la pensée ou |’Ame de l’orant et dans un univers spirituel, extérieur et ob-

jectif. L’action théurgique ne s’exerce pas 4 la maniére d’une technique opérationnelle qui agit mécaniquement et a distance, comme dans la magie ordinaire, mais elle implique une participation personnelle et une intimité trés poussée du théurge en priére avec le monde divin dans lequel il agit, ce qui suppose aussi qu’il ait acquis une connaissance précise de ce monde. Le résultat de ces opérations pour le théurge est la métamorphose de I’attribut du Jugement qui devient attribut de Miséricorde. Les modalités de cette transformation ne sont pas précisées. Mais l'image qui est avancée est la transformation du serpent en baton entre les mains de Moise ; cette image d’origine biblique est trés utilisée dans le Tigouné ha-Zohar qui voit en elle le symbole du passage du régime de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal au régime de l’Arbre de vie ; et eux-mémes se référent respectivement a la situa-

tion de la Torah en exil, comprenant permis et interdits, purs et impurs, etc., et a la situation de la Torah des temps messianiques,

quand les restrictions imposées par la Loi n’auront plus cours. Le théurge, grace 4 son action, connait une existence régénérée, a l’abri de tout accident et réfractaire aux attaques des puissances du mal. Le retournement de toute force néfaste en force favorable est un

41. L'Imagination créatrice dans le soufisme d’ibn Arabi, Flammarion, Paris, 1976,

p. 171. Il y aurait lieu d’établir une comparaison avec les « résolutions » qui préce-

dent l’accomplissement

des rites védiques dans le brahmanisme.

Voir par ex.

Brahmakarma, trad. du sanscrit et annoté par A. Bourquin, rééd. Piranha, Paris, 1980, p. 7, note 2. 42. Corbin, ibidem, p. 172.

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LA CABALE

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L'EXPULSION

bouleversement radical de la réalité invisible qui n’atteint pourtant

que le seul pratiquant de la priére théurgique. Celui-ci semble vivre sur un autre plan que ses contemporains. Sa vie n'est plus la vie ordinaire avec ses aléas et ses incertitudes. En agissant comme il I’a fait sur le monde divin, le théurge est devenu un étre divin, « un fils

des dieux (ou de Dieu) », et il a cessé du coup d’appartenir a I’humanité commune. La transformation positive du plérome est simultanément la transformation positive du cabaliste. Un échange s’opére entre eux : le théurge ranime I’unité de la divinité et lui donne la capacité d’étendre partout son régne, en retour la divinité le fait accéder A une vie supérieure, déja paradisiaque. Bien que la liturgie dont il est question soit la pritre publique et quotidienne, le caractére personnel de I’action décrite et de ses conséquences sur le cabaliste semblent se référer a la priére solitaire d’un contemplatif. Il n’est 4 aucun moment question d’une communauté en priére, et il est permis de penser que, méme s’il est possible que ce type de priére théurgique soit récité au sein d’une assemblée, l’orant, connaisseur des kavanot appropriées, doit s’isoler parmi la foule en s’en détachant par la pensée. Bel exemple d’une fagon d’échapper & la société tout en demeurant extérieurement lié a elle.

R. Isaac Mar Hayim

Un des derniers cabalistes espagnols, R. Isaac ben Samuel Mar

Hayim, est l’auteur d’une série de lettres relatives a la cabale qu’il

adressa a un correspondant italien lors de son escale 4 Naples, entre 1487 et 1492, et avant son départ pour la terre sainte ©. L’une d’elles, écrite en 1490 ou 1491, contient un matériau concernant notre sujet qui mérite de retenir |’attention. Il traite de fagon remarquable d’un probléme théorique trés épineux que souléve la croyance en I’action théurgique. Comment un Dieu immuable peutil étre influencé par l’action des hommes ? La solution apportée a

43. Sur cet auteur, voir D. Kaufmann, « La famille Yehiel de Pise », Revue des Etudes juives, XXVI, 1893, p. 85 ; J. Hacker, « L’expulsion des Juifs d’Espagne et de

Sicile » (en hébreu), Peragim be-toldot ha-hévrah ha-yehoudit bimey ha-bénayim oube'et ha-hadachah, dédié & Jacob Katz, Jérusalem, 1980, p. 70, note 35.

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cette question, posée dans cette missive en termes plus philosophiques que théologiques, implique comme on va le voir le retournement d’une formule d’origine néoplatonicienne et l’élaboration d’un concept nouveau : celui d’un double régime de |’émanation et d’un double systéme ontologique, qui associe une ontologie du monde et une ontologie de l'homme. R. Isaac établit une distinction entre une émanation d’étre, permanente et invariable destinée a maintenir le monde dans I’existence, et une émanation d’influx, qui

s’ajoute a la précédente en fonction du culte des hommes, et qui gratifie ces derniers de ses bienfaits. Ces deux types d’émanation ne font qu’un et c’est la méme substance divine qui, dans un cas et dans autre, se répand a tous les niveaux du plérome puis du cosmos. Mais bien qu’elles aient la méme origine et la méme essence, la procession de l’étre diffuse la substance ontique de facgon continue en fonction de la nécessité du monde, tandis que par I’effusion d’ influx, cette substance n’est diffusée qu’a Il’intention des hommes qui I’ont méritée par leurs oeuvres pies. L’émanation singuliére variable se superpose a l’émanation universelle invariable, et ce double régime est censé résoudre une contradiction théologique majeure :

« Nous devons savoir qu’il y a dans la substance (‘étsern) des sefirot deux sortes d’effusion ou d’émanation. La premitre je l’appellerai effusion d’étre (havayah) ; je nommerai la seconde effusion influx (chéfa). L’effusion d’étre est la manifestation des sefirot cachées dans I’Infini et leur effusion a partir de lui lorsque monta dans la Pensée primordiale [la volonté] de créer le monde. Ces sefirot ne sont pas quelque chose ajouté a I’Infini de fagon telle que nous puissions dire que I’Infini est une chose et qu’elles sont une autre chose, mais elles €mergent, dérivent et procédent de lui sans se détacher de la racine, 4 l'image de la flamme liée a la braise “. Elles sont neuf processions selon la vraie opinion qui soutient que I’Infini est la Couronne supréme “. [...] Cette [premiére] sorte d'’effusion n’a jamais varié & cause d’un manque et ne variera pas aussi longtemps

4A. Cette formule du Livre de la Création (1:5) est devenue un cliché dans la cabale

qui l'utilise pour illustrer l’'unité indéfectible entre I'Infini (le En Sof) et les sefirot.

45. D’apres le systéme théosophique qu’adopte R. Isaac Mar Hayim, la premitre se-

fira (Keter, la Couronne) est I'Infini lui-méme, ce qui le conduit a dire que les sefirot en

tant qu’émanations de la déité ineffable sont au nombre de neuf et non de dix.

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LA CABALE

THEURGIQUE EN ESPAGNE

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L'EXPULSION

que durera le monde. Ces neuf sefirot et leur effusion sont une seule essence avec la racine et ne se séparent pas I’une de !’autre, elles perdurent dans la primordialité supréme et cette primordialité est en elles. {...] Cependant, l’effusion de !’influx est une effusion qui procéde de la source supréme vers chacune d’elles du cété des récepteurs d’en bas suivant leur culte. Car, de méme que la création du monde a nécessité que se manifeste la réalité de !’effusion de Pétre précité, ainsi lorsque les créatures d’ici-bas sont disponibles pour Son culte, béni soit-il, se répand sur elles — je veux dire sur les sefirot — un esprit venant des hauteurs depuis leur source supréme, semblable a la premiére sorte d’effusion mais ajouté a elle ; et il descend de dimension en dimension sur la Malkhout pour épancher les béatitudes sur les craignants Dieu et sur ceux qui se soucient de son Nom. Ils bénéficient de cette mesure [d’influx] additionnelle selon la mesure du culte et elle persiste tant qu'il persiste. Elle varie et change lorsqu’il change. C’est le secret du changement venant du cdté des récepteurs. Ce changement ne concerne que les neuf sefirot car I’Infini n’a pas changé et ne changera jamais et il ne regoit ni ajout ni manque, il est semblable & une lampe et les neuf sefirot sont semblables a des étincelles qui en jaillissent. Plus une dimension est proche de la racine, moins elle est sujette au changement. Ainsi nous comprenons comment I’on peut dire de la substance de la divinité qu’elle est variable et invariable, et de quelle fagon, alors tu comprendras et connaitras le secret de la parole de nos maitres, de mémoire bénie : “Ismaél mon fils, bénis-Moi “” et le secret des bénédictions, des sacrifices et des autres choses semblables. Ce que je dénomme “effusion d’influx” n’est pas quelque chose en dehors de la racine, mais c'est la substance de Ja racine qui s’épanche une fois de plus sur les dimensions qui procédent d’elle et qui sont unies & elle. L’effusion de P’étre est de l’ordre du sujet, l’effusion de l’influx est de l’ordre du prédicat, bien que toutes deux soient de la méme espéce, aient une méme essence et une méme unité. Le sujet est le prédicat et le prédicat est le sujet [...] c’est pourquoi les sages les ont appelés des “trénes “”. »

46. Nous avons intégralement cité supra, p. 57, ce passage du Talmud (traité

Berakhot 7a) qui raconte un épisode lors duque! le grand prétre Ismaél a entendu

Dieu, qui s’était révélé a lui dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, lui demander de le bénir. 47. Texte hébreu édité par A. W. Greenup, « A Kabbalistic Epistle by Isaac b. Samuel b. Hayyim Sephardi », Jewish Quarterly Review, n.s., XX1, 1931, p. 367-369.

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L'efficacité théurgique du culte est expliquée au moyen du double régime ontologique du piérome divin. L’effusion d'influx attirés par les pratiques cultuelles est comme une vague supplémentaire qui s’ajoute au flux d’étre permanent qui inonde les sefirot. Il parvient jusqu’a la derniére puis se répand sur les hommes qui le recoivent. L’émission de ces « béatitudes », parce qu’elle est provoquée par les rites et les cérémonies religieuses, varie en fonction de ces derniéres mais elle n’interfére en rien avec |’émission d’étre continue nécessaire au monde, qui demeure immuable. Le flux continu et le flux aléatoire qui ne communiquent pas entre eux sont pourtant faits de la méme substance. Ils sont juxtaposés comme un sujet et un prédicat, termes qui en hébreu se disent nossé et nassou, « porteur » et « porté », d’oi leur désignation symbolique de « trénes ». Ondes porteuses et ondes portées d’un courant unique qui traverse le plérome, ces deux flux de vie divine sont identiques mais ne se confondent pas, ils ne se distinguent que par la cause efficiente de leur émission : le premier procéde d’une cause primordiale effective depuis la création du monde, le second procéde « du cété des récepteurs », c’est-a-dire

des hommes qui le regoivent aprés que leurs ccuvres cultuelles l’aient provoqué. Ces ceuvres induisent donc un changement au sein des neuf sefirot qui sont remplies et traversées par le flux ontique variant en fonction de la valeur de leurs destinataires finaux ; tantét elles manquent de cet influx quand les hommes se conduisent mal, tantét elles en débordent quand ils se conduisent bien ; mais leur source infinie, le En Sof, demeure a tout jamais immuable et elles-mémes, en

tant qu’elles procédent de I’Infini et le manifestent, ou — si l’on veut — qu’elles recélent la « primordialité supréme », ne sont pas sujettes au changement, alors qu’en tant qu’elles sont en relation avec les créatures humaines, elles voient ces influx varier. L’expression « du cété des ré-

cepteurs » (mitsad ha-meqabelim) a dans ce texte un sens contraire & celui qu’elle posséde dans sa source néoplatonicienne médiévale, le Livre des Causes, déja cité & occasion de l'étude d’un passage du livre Ma’arekhet ha-Elohout “ qui l’utilise fidlement. Au lieu de renvoyer au concept selon lequel !l’€panchement issu de la source premiére se

48. Voir supra, p. 240 et note 7.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ESPAGNE AVANT L’EXPULSION

répand de fagon uniforme et immuable sur tous les étres, mais qu'il est Tegu par chacun d’eux suivant sa capacité propre a le recevoir et selon

sa valeur, elle signifie pour R. Isaac Mar Hayim que l’influx qui remplit les neuf sefirot dépend des actes des hommes, ses récepteurs finaux ”. Ce retournement de la formule néoplatonicienne a été rendu possible par la distinction théorique entre émanation de l’étre et éma-

nation de l’influx qui s’ajoute a lui, et cette addition déterminée par les

pratiques du culte correspond a |’intrusion d'une structure ontologique supplémentaire que le néoplatonisme n’avait pas envisagée : a l’ontologie du monde est superposée une ontologie de I’homme. Ce dernier n'est pas seulement un élément du monde, fat-il le plus parfait. Il se situe 4 o6té du monde et constitue, lui, son histoire et ses pratiques, un univers distinct. Alors que Procius affirmait que s’il « est possible de passer des supérieurs aux inférieurs » il n’est pas « permis aux dieux de recevoir quoi que ce soit des inférieurs » », le double systéme de la procession exposé par le cabaliste ouvre la voie a une telle possibilité qui autorise la divinité, 4 savoir le plérome des neuf sefirot, 4 recevoir un supplément d’étre de la part des hommes. En rendant un culte au Créateur des hommes, ses fidéles agissent sur lui en modifiant l’effu-

sion d’étre qu’il regoit de la source infinie. Et néanmoins, il demeure inchangé par rapport a lui-méme en tant que Créateur du monde. Cette approche de type philosophique d’un probléme posé par l’action théurgique telle que l’entendent les cabalistes, n’est probablement pas une pure innovation de R. Isaac Mar Hayim. On la rencontre sous d’autres formes chez des auteurs contemporains ou postérieurs *'. Elle pourrait donc provenir d’un enseignement de la

49. A. Altmann a déja noté cet usage singulier de la formule du Livre des causes

dans son article sur Elie Hayim de Genazzano cité infra, p. 292.

50. Eléments de théologie, § 124 (trad. J. Trouillard, Aubier Montaigne, Paris,

1965, p. 136).

51. Parmi eux, ceux dont nous étudierons les écrits dans cet ouvrage : R. Elie

Hayim de Genazzano, R. Motse Cordovéro, R. Siméon Labi, R. Sabbatal Cheftel

Horovitz, R. Joseph Ergas. Il est possible aussi que certains énoncés atypiques de R. Molse de Léon et de R. Joseph de Hamadan affirmant, contre I’écrasante majorité de leurs propres dires, que Dieu n'est en rien affecté par les actes des hommes, se ré-

ferent & une théorie similaire a celle qui est déployée ici par R. Isaac, voir supra, p. 218 aq.

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cabale espagnole assez répandu mais dont l’origine exacte reste a préciser. Il n’est cependant pas douteux que ce cabaliste lui a conféré une forme rigoureuse et claire. Elle témoigne d’un souci de cohérence philosophique interne a la pensée de la cabale théurgique. Les cabalistes étaient parfaitement conscients de la difficulté de leur position intellectuelle parce que leur conception du culte et de son efficacité interférait avec la doctrine de l’immuabilité et de limpassibilité divine et entrait en contradiction violente avec elle. Bien qu’ils se soient montrés souvent trés critiques vis-a-vis de la philosophie et ne se soient pas définis comme des philosophes, ils se posaient des questions d’ordre philosophique, du moins quand celles-ci leur étaient inspirées par les exigences de la pensée néoplatonicienne. C’est vers elle encore qu’ils se sont tournés pour trouver des formules qui pouvaient servir leurs élaborations spéculatives, méme quand ils furent contraints de transformer profondément leur signification, voire de l’inverser, afin d’échapper a ses

implications contraires a leur vision du monde. C’est ainsi que des énoncés néoplatoniciens, par leur origine, devinrent des clés susceptibles d’ouvrir le trésor des mystéres de la Torah et d’éclairer son sens intime.

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CnHapPriTReE VI _LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV* AU XVI" SIECLE

R. Menabem Récanati L’auteur qui introduisit en Italie la cabale théosophique et théurgique est R. Menahem Récanati, un compilateur que nous avons déja cité plusieurs fois et qui écrit vers 1300. Son commentaire sur le Pentateuque, son traité sur la pri¢re et son ouvrage sur les raisons des commandements se caractérisent par leur caractére anthologique. Ses écrits valent surtout pour les matériaux qu’ils reproduisent, pour les corrélations qu’ils établissent entre eux et pour leur fagon souvent lapidaire et synthétique de les condenser en une formule mémorable. Le Bahir, l’école de R. Isaac l’Aveugle, l’école du Zohar, ainsi que les écrits de R. Joseph de Hamadan et de I’auteur anonyme du Livre de l’unité qu'il reprend sans les nommer, sont les principales sources qu’il résume, commente ou répéte dans ses ouvrages. Les énoncés les plus radicaux de la cabale théurgique ont été ainsi diffusés auprés de lecteurs italiens ; ceux-ci les découvrirent par le biais d’un filtre paradoxal qui les restituait en aiguisant leur tranchant mais aussi, on le verra, en relativisant leur caractére réaliste. Quelques exemples de sa prose suffiront 4 compléter les passages que nous avons traduits ailleurs, telle cette sentence audacieuse de Récanati selon laquelle « quiconque accomplit un commandement [...] c’est comme s’il accomplissait réellement une partie du Saint béni soit-il, si l’on peut dire » (voir supra, p. 118). Ce qu'il explique par le fait que Il’observance d’un rite provoque I’épanchement d’influx ontiques sur son archétype célestiel qui est une des

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MENAHEM RECANATI

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composantes du plérome divin, appelé « Char d’en haut » ou « Saint

béni soit-il ». En accomplissant un commandement, I"homme suscite une descente d’influx sur la parcelle du plérome qui est la racine ontologique de ce commandement, il « accomplit » donc ou « donne existence » a une partie de la divinité. Ce processus théurgique attractif aux effets apparemment instaurateurs suppose une identité entre les commandements dans leur ensemble et la divinité. Identité que R. Menahem Récanati affirme avec force : « Toutes les sagesses sont en allusion dans la Torah car il n’est rien en dehors d’elle, et les commandements et la Torah sont une méme chose. Les commandements dépendent du Char d’en haut, chacun suivant la fonction qu’il accomplit, et chacun des commandements est suspendu & une composante du Char, c’est pourquoi le Saint béni soit-il n’est pas un domaine indépendant de la Torah : la Torah n’est pas en dehors de lui et lui n’est pas quelque réalité en dehors d’elle ; aussi, les sages de la cabale ont dit que le Saint béni soit-il est la Torah ' » (Sefer ta’amé ha-Mitsvot, éd. Lieberman,

Londres, 1962, fol. 13a).

Le Dieu du culte juif n’est pas un pur concept ou une puissance transcendante extérieure aux pratiques formant le contenu de la 1. D’aprés M. Idel, une partie de ce passage est un emprunt au Sefer ha-Yihoud (Le Livre de l'unité) qui déclare : « Les commandements de la Torah sont encheve-

trés par leurs détails, chacun selon sa famille et d’aprés sa lignée, et chaque comman-

dement dépend d’une partie singulitre du Char », texte cité dans « La conception de

fa Torah dans la littérature des Palais et ses métamorphoses dans la cabale » (en hébreu), Jerusalern Studies in Jewish Thought, 1, 1981, p. 68. La derniére formule semble

avoir été forgée d’aprés une expression du Zohar (II, 0a) : « Le Saint béni soit-il est appelé Torah [...] la Torah n'est autre que le Saint béni soit-il », qui est également mentionnée dans le Sefer ha-Yihoud (voir Idel, ibidem, p. 64). G. Scholem a rapproché la dernigre formule de Récanati d'un texte de R. Joseph de Hamadan : « Le Saint béni soit-il : sa Torah est en lui et en lui est sa Torah, c’est ce que disent les cabalistes : le Saint béni soit-il est dans son Nom et son Nom est en lui, or son Nom est sa Torah et la Torah est fagonnée selon la chaine sainte et pure, selon la forme supérieure, et elle est réeliement Pombre du Saint béni soit-il », texte cité dans Elements of the Kabbalah and its Symbolism (en hébreu), Institut Bialik, Jérusalem, 1980, p. 47 et dans M. Idel, art. cit., p. 67. Cependant, G. Scholem a analysé la proposition de

Récanati en la sortant de son propre contexte, celui de la nature des commandements, et en la resituant de fagon abusive dans le domaine de ce qu'il appelle la mystique du langage. Comparez la formule de Récanati avec celle qu'utilisera R. Méir ibn Gabbay,

voir infra, p. 370.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVI* SIECLE

Loi. II s*identifie a cette loi et & ces pratiques. Mais ce Dieu de la Loi qui est aussi l’essence spirituelle de la Loi, est le « Char d’en

haut », c’est-a-dire l'ensemble des sefirot ou émanations. I n’est pas

la Cause des causes de l’aristotélisme ni l’Un du néoplatonisme, pas plus, on le verra, que le Créateur de la théologie juive. Les commandements (la Torah) et le « Saint béni soit-il » de la tradition religieuse, s’ils sont identiques et indissociables, dépendent ensemble de la « puissance de 1I’Un » qui les régit et que Récanati appelle encore Cause des causes. Le « Saint béni soit-il » appelé Torah constitue avec les commandements une unique puissance qui est, nous le verrons plus bas, le double fonctionnel de la puissance de 1’Un, la Cause des causes dont tout dépend et dont tout procéde : « Les commandements de la Torah sont divisés en de nombreuses voies, qui toutes dépendent de la puissance de I’Un qui est la Cause des causes, bénie soit-elle. Chaque commandement sans exception posséde un grand principe et un sens caché, or ce dernier ne peut étre compris a partir de commandements autres que ce commandement-lA qui en révéle le sens, et puisque nous avons dit que le Saint béni soit-il est appelé Torah, ils sont donc tous une unique puissance » (Sefer ta‘amé ha-Mitsvot, éd. Lieberman, fol. 13b).

Malgré la multiplicité des commandements, chacun posséde une signification spirituelle et une attache avec une entité supérieure qui lui est propre. Chacun est donc indispensable a la plénitude de la structure qu’ils constituent ensemble et a la plénitude de la connaissance qu’il est possible d’en avoir. Plus la connaissance du sens caché s’étend a l'ensemble des commandements, plus Ja connaissance du plérome divin s’élargit. De la méme fagon, plus les commandements sont mis en pratique et plus le plérome des sefirot, appelé « Homme d’en haut », se trouve parfait : « Les commandements

de la Torah sont divisés en de nom-

breuses voies et chacun est un rameau et un organe de la Forme supérieure, a tel point que, par l’accomplissement plénier de toute la Torah, I’Homme d’en haut se trouve parfait, car chaque sefira est

coordonnée et corrélée a la sefira qui est proche d’elle, si bien qu’elles se réunissent ensemble et constituent une unique forme » (Commentaire sur la Torah, Lekh Lekha, fol. 23a ou 48a).

Les idées et la terminologie sont ici empruntées & R. Joseph de

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MENAHEM RECANATI

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Hamadan (voir supra, p. 215). De méme, le texte qui suit peut étre considéré comme un résumé des conceptions de ce cabaliste espagnol. Une sorte d’équation théorique détermine le sens de I’action théurgique : l’identité entre la structure anthropomorphe des dix sefirot, la forme du corps humain, et la Torah qui est considérée comme une copie du corps divin anthropomorphe, a la fois dans sa texture graphique et par le syst¢me des commandements qui la constitue de lintérieur. Cette équation permet au cabaliste d’affirmer que si l'homme purifie son corps en le modelant selon les normes idéales que la volonté divine a imposées dans la Torah, il fait subsister la composante du plérome correspondant a l’organe de son corps qu’il aura épuré. Faire subsister ou « ajouter d’en haut le modéle de cet organe » revient pour notre auteur & faire s’épancher « une puissance » sur ce modéle virtuel, qui est aussi la contrepartie du commandement au sein du plérome. Cette énergie tirée de la Source infinie s’ajoute a la « Forme supérieure » et elle en actualise l’élément ou l’organe spirituel correspondant a l’organe corporel purifié et finalisé par la pratique de la Loi: « Aprés avoir appris que nous avons le pouvoir de restaurer les

réalités d’en haut et celles d’en bas, de sanctifier le Nom du Ciel dans les hauteurs, ou a l’inverse, d’infliger un défaut dans les sainte-

tés célestes, et [aprés avoir connu] jusqu’oid parvient notre pureté ou notre impureté, il nous faut préciser la maniére dont nous nous attacherons au Nom unique, ainsi qu’il est dit : “C’est & Lui que tu t’attacheras” (Deut. 10:20). Quand I"homme purifie ses organes et les rend conformes a l’intention de la création, il ajoute d’en haut le modeéle de cet organe ’ et s’attache par lA méme au Nom, béni soitil, comme il est dit : “Une forme comme un aspect d’homme, dessus vers le haut” (Ez. 1:26). Cherche et tu trouveras : un membre renforce un membre °. Et puisque nous avons cette capacité de renforcer les sefirot selon la mesure de [notre] pensée pure et suivant lampleur de la pratique, le Nom, béni soit-il, nous a donné, & cause

2. Il confére

existence a la composante du plérome anthropomorphe qui corres-

pond a l’organe de son corps qu'il a purifié, et cela parce qu’il a provoqué I’épanchement d’un influx de la Source primordiale vers cette « forme supérieure ». Comparez

avec un passage du Sefer ha- Yihoud, cité infra, p. 582. 3. Sur cette formule, voir supra, p. 217, note 36.

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AU XVF SIECLE

de '&teadue de son amour pour scs cafants bicn-aimés, adeptes de sa foi, le secret de la forme des dix sefirot dans sa Torah, et il a ajouté une explication d’aprés laquelle chaque sefira a un perfectionnement de forme et une maniére d’étreindre et d’embrasser la

sefira qui est proche d’elle jusqu’a ce que toutes se conjoignent en-

semble et constituent une unique forme. D’aprés cette idée pro-

fonde, toute fa Torah nous a été donnée absolument parfaite, du

début a la fin ; par conséquent, l'ensemble des lettres de la Torah avec

leurs formes, leurs associations, leurs séparations, avec ses

lettres tordues, lacunaires et pleines, grandes et petites, ouvertes et fermées, est la forme des dix sefirot ‘. Et les pauses et les sections

sont a l'image d’un édifice, de méme qu'il y a en 'homme les jointures des mains et des pieds et des articulations [...]. Ainsi, quiconque accomplit un commandement particulier fait, si l'on peut dire, s’€pancher sur celui-ci une puissance en haut, dans la Forme supérieure, a travers les canaux de la Pensée, en direction de la par-

tie concernée [de cette Forme] ; alors les étres d’en haut sont bénis

grace aux étres d’en bas et le grand Nom est béni et amplifié en influx et en surabondance depuis les profondeurs de la terre, si bien qu’il se couronne et s’exalte a cause de ceux qui [lui] rendent un culte par amour et a propos desquels il est dit : “Il me dit : Tu es

mon serviteur Israél, toi par qui je suis magnifié” (Es. 49:3), a sa-

voir : grace a toi je regots de la Source accroissement et supplément

d’influx » (Commentaire sur la Torah, Tétsavéh, fol. 14c ou 113d).

R. Menahem Récanati répéte ailleurs que |’épanchement que regoit la Forme supérieure par I’ceuvre des hommes est de l’ordre du supplément (tossefet) : « Elle recoit un supplément d’épanchement de la Source si bien

qu’adviennent des bénédictions en haut et en bas grace a celui qui rend un culte par amour » (Sefer ta’amé ha-Mitsvot, éd. Lieberman, fol. 13c).

Si la pratique religieuse provoque l’épanchement d’un supplément d’influx sur le plérome ou sur l'une de ses composantes, et que ce

4. Sur les sources de la conception de Récanati sur la Torah comme portrait de la divinité ou du plérome des sefirot, voir M. Idel, art. cit., p. 69, qui cite l’auteur ano-

nyme du Sefer ha-Yihoud, R. Joseph de Hamadan, ainsi que R. Ezra de Gérone et

Nahmanide.

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supplément est censé constituer un organe spirituel correspondant au commandement accompli, on peut se demander quelle réalité ontologique Récanati attribue aux sefirot. Quand il parle de la « partie du Saint béni soit-il » qu'une observance accomplit, Dieu est-il substantiellement l’objet de cet accomplissement ? Cette question a été posée en termes plus généraux par ce cabaliste qui s’est interrogé avec une certaine anxiété sur la nature du rapport entre le plérome des sefirot appelé Homme d’en haut, Forme supérieure, Saint béni

soit-il par ses prédécesseurs espagnols dont il emprunte le vocabulaire, et la divinité en tant que pure transcendance, a la fois immuable

et impassible suivant la définition philosophique qu’il regoit de Maimonide. Dans un long exposé extrait de son livre sur les raisons des commandements

qu’un

cabaliste du xvi‘ siécle a transcrit ‘,

Récanati développe ce sujet en critiquant d’abord les cabalistes qui ne se sont pas souciés de ce probléme ou qui ne l’ont pas résolu de fagon satisfaisante, hormis R. Acher ben David qui est le seul 4 trouver grace & ses yeux. Il entreprend ensuite de démontrer au moyen de preuves scripturaires mais aussi rationnelles que les sefirot ne sau-

raient étre identifiées 4 l’essence divine (‘atsmout), sous peine de

contredire trés gravement les principes de la foi juive, et qu’elles sont seulement des outils (kélim) a travers lesquels Dieu ou la Cause premiére agit. Bien que cet auteur ne soit pas le premier qui ait développé une telle conception instrumentale du plérome, il est le premier a la proposer comme une solution aux contradictions insurmontables que suscite 4 ses yeux la conception essentialiste des sefirot *. Il pré-

sente sa dissertation comme le fruit de ses propres spéculations et

non comme une tradition qu’il aurait regue d’un maitre ou d’un livre faisant autorité, bien qu’il l’étaye de nombreuses citations du Zohar qu’il interpréte dans le sens qui lui sied. Quelques extraits de

5. Il s’agit de R. Yehoudah Hayat, dans son Minhat Yehoudah qui est un commentaire du Ma’arekhet ha-Elohout. Ce passage ne figure pas dans les éditions im-

primées du Sefer Ta’amé ha-Mitsvot de Récanati et pourrait provenir d’un autre écrit de ce cabaliste. 6. Sur "histoire de ces deux conceptions rivales, voir M. Idel, Kabbalah, New Perspectives, 136-144.

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son exposé mettront en relief le lien existant entre cette conception instrumentaliste du plérome et l’efficience théurgique du culte : « Sache que tout ce que nous disons des sefirot nous ne le disons pas du Créateur, mais les sefirot sont comme les instruments d’un artiste au moyen desquels celui-ci accomplit son ouvrage [...]. Et comme V&ame se revét d'un corps, ainsi le Créateur, béni soit-il : de sa grande

lumitre rayonnérent ces instruments que les sages ont appelés “sefi-

rot” tandis que I’effusion de la Cause premiére, bénie soit-elle, dans ces instruments,a été dénommée “émanation” [...). Les sefirot ne le limitent pas mais elles regoivent de lui plus d’épanchement que toutes les autres créations, et Dieu préserve qu’il y ait en elles corps et matitre, elles sont en fait des sortes de vibrations de lumiére, elles sont comme la lumiére de I’ceil qui émerge de I’ceil : la lumiére n’est rien, mais l'objet pergu grace a la lumitre est saisi par la représentation de la pensée du cceur, et la forme se dessine dans le coeur de ’homme par la puissance de l’imagination. Je te démontre par des preuves expérimentales et A partir aussi des propos de nos maftres, de mémoire

bénie, que tout ce que nos maitres ont dit au sujet des sefirot, il ne convient pas de le dire au sujet du Créateur, béni soit-il. D’abord si nous disons que les dix sefirot sont vraiment le Créateur en son essence (‘atsmouto), comment alors le Créateur serait-i] un avec un

nombre dix ? Il ne faut pas distinguer de partie dans l’essence du Créateur, béni soit-il, et que! partage y aurait-il entre l’attribut du ju-

gement et celui de miséricorde, bien que l'on puisse dire A ce sujet qu’en ce qui concerne les dimensions (middot), il n’y a pas de changement dans leur essence mais que le changement est du cdté des récep-

teurs ’ ; néanmoins, comment poser un partage entre les attributs et appeler celui-ci “droite”, celui-la “gauche”, celui-ci “branche”, celui-la “racine”? Il est connu que toutes ces choses seraient un manque dans

Vétre (hog) du Créateur, béni soit-il. Si nous posons un partage entre les dimensions, nous le posons dans l’essence du Créateur méme, et

cela, il est impossible de le dire [...]. C'est que les sefirot ne sont pas réellement l’essence du Créateur [...]. Le Créateur épanche (un influx]

dans les dimensions pour qu’elles accomplissent leurs actions, mais ui

ne change pas d’action, ce sont les dimensions qui font leur ccuvre [...]. Cet épanchement et cet influx viennent du Créateur, béni soit-il, et

l'effusion de la Cause des causes dans les dimensions — ce que l'on ap-

7. Crest par exemple l’opinion du Ma‘erekhet ha-Elohout ou de R. tsaac d’Acre,

voir supra, p. 240, note 6. Cette opinion est rejetée ici par Récanati, qui ne la considére que comme un artifice verbal.

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pelle “unification” (yioud) - est I’émanation [...]. Les extrémités [= les sept sefirot inférieures] ne s'identifient pas A Lui, béni soit-il, car si tel était le cas, elles n’auraient pas besoin d’épanchement et de bénédic-

tion [...] puisque I’€mané ne se distingue de I’€manateur qu’en tant que

Vémané a besoin d’épanchement. Ce qui ne peut étre affirmé du

Créateur puisqu’en lui, il n’est ni manque ni exces, mais [il faut le dire)

de ses dimensions. Et cela concerne la bénédiction, la sanctification et unification : la Source de vie, qui est le Créateur, se diffuse dans toutes les dimensions et les sefirot afin qu’elles puissent accomplir leur fonction. C'est parce que le Créateur est réellement en leur sein que la Chekhina porte ce nom, qui signifie que le Créateur habite (chokhen) en elle. [Les sefirot] sont les causes de tout ce qui fut et de tout ce qui sera, c’est le sens du mot “béni” (dans “béni soit-il”], qui est un partiCipe passé, parce qu’il se rapporte aux dimensions qui sont bénies par le Créateur [...], le mot “béni” ne porte donc pas sur le Créateur méme, mais sur ce qui recoit du Créateur. Et comme le Créateur se trouve vraiment au sein [des sefirot], il ne faut pas faire de coupure et dire que ce sont ces dix “rois” qui agissent, mais unique est l’agent [...]. Le Créateur est appelé “Ame des Ames”, & savoir Ame des sefirot, qui sont des réalités subtiles et des colonnes de lumiéres resplendissantes,

leur subtilité est sans borne comme Ife dans le corps de Ihomme, et il est impossible de connaitre son essence. [...] Toutes les louanges et les hymnes, on les adresse a Sa puissance agissante et non aux instruments, mais puisqu’ils sont attachés a lui comme la flamme 8 la braise, leur action est l’action du Créateur méme. [...] Les dix sefirot sont appelées “vétements” parce qu’elles sont comme un vétement pour le Saint béni soit-il, comme le corps lest pour I’Ame, car toutes les choses d’en bas, leur secret est en haut, transcendant et caché *. [...]. En

conclusion : 4 chaque fois que tu entendras parler a propos des sefirot de choses qu'il ne convient pas de dire du Créateur, béni soit-il, comme

de mesure, de taille, et semblables propos, [sache que] tout est dit au sujet des sefirot. Et quand tu entends que I’on parle de louange et d’acclamation, tout cela concerne le Créateur qui est en elles et qui est aussi en dehors d’elles, car rien ne le limite » (dans le commentaire de R. Y. Hayat sur le Ma‘arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 29b-34a).

Aucun doute n’est permis : le « Saint béni soit-il » que la pratique des commandements « répare », que les transgressions détériorent et qui est identifié avec la Torah, ne peut étre pour Récanati ce qu’il

8 Sur ce type de formule voir supra, p. 82.

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appelle le « Créateur », il n’est que l’instrument des actions pluriellcs de l’Agent unique, la Cause des causes °. L’essence du Créateur remplit et habite ses instruments d’action que sont les sefirot, mais elle ne se limite pas a elles. Elles sont les premiéres réceptrices de son épanchement ontique, et c’est a elles en tant qu’instruments que l’épanchement divin parvient d’abord quand les hommes adressent des bénédictions ou des louanges au Créateur. Ce n’est pas l’essence divine présente au sein de ses outils qui bénéficie du surcroit d’influx provoqué par les bénédictions des hommes, mais les sefirot en tant que premiers réceptacles des épanchements et instruments d’action du Créateur. Celui-ci est et demeure, méme au sein de ses émanations, absolument inaccessible et séparé, il est comme « |’4me » des sefirot qu’elles ne manifestent jamais dans son étre et qu’elle anime mystérieusement de l’intérieur sans s’y borner. Quel est alors, peut-on se demander, le Dieu de la religion ? Le

« Saint béni soit-il », plérome de dix sefirot, qui fait figure de Dieu fonctionnel et qui est une sorte de métaphore personnelle et méme anthropomorphe d’une transcendance inabordable, ou le

« Créateur » sans limite, qui est certes le Dieu réel, mais qui n’in-

teragit jamais avec son plérome ni avec l'homme ? La solution adoptée par Récanati serait-elle de type nominaliste, puisque les sefirot sont pour lui des outils qui ne sont ni corporels ni matériels, mais qui sont « des sortes de vibrations de lumiére », « lumiére qui n’est rien », si ce n’est le moyen @travers lequel transite la forme d’un objet saisi par l’imagination ? Il est difficile de répondre a ces questions de maniére trop tranchée. Le développement de Récanati parait étre une réponse théorique a un questionnement théorique sans influence significative sur sa conception du culte théurgique, dont il présente mille détails dans son livre sur les raisons des commandements. Sa doctrine des sefirot comme instruments d’action et

9. I est bien sr toujours possible de supposer que Récanati a rédigé son livre sur les raisons des commandements et le passage rapporté par R. Yehoudah Hayat a deux moments différents de son itinéraire intellectuel et qu’en conséquence, il n’est pas légitime d’interpréter le premier a la lumitre du second. Mais quand bien méme la pensée de Récanati eft évolué entre ces deux moments,il n’est pas de coupure radicale entre eux, rien n’interdit donc de les comprendre I’un par autre.

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MENAHEM RECANATI

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non comme essence de Dieu n’a guére interféré concrétement avec sa conception de l’efficacité théurgique des commandements, sinon peut-étre en 6tant toute prudence a certains de ses Enoncés : dans la mesure od l’essence méme du Créateur n’était pas en cause, les pro-

pos les plus hardis touchant I’influence que les actes des hommes peuvent avoir sur le monde des sefirot perdent la plus grande partie de leur caractére scandaleux. Il convient toutefois de garder en mémoire sa théorie relative a la nature des sefirot pour mesurer avec finesse la portée de ses déclarations les plus osées et les plus radicales en ce qui concerne |’action théurgique et l’identification de la divinité avec la Torah et les commandements. Cette théorie rappelle a certains égards celle que nous avons rencontrée chez R. Isaac Mar Hayim. Elle en parait étre une sorte d’esquisse ou de formulation incomplete. Quelle que soit la solution adoptée, le choc des représentations avec d’une part la figure d’un Dieu unique, immuable, parfait et tout-puissant et d’autre part celle d’un Dieu ouvert a la multiplicité, sensible aux ceuvres des hommes et dépendant de leur culte, aboutit, quand il fut ouvertement exprimé, 4 des élaborations spéculatives souvent dialectiques, paradoxales, parfois méme obscures et elles-mémes passablement contradictoires. Les ouvrages de R. Menahem Récanati furent beaucoup lus par ses successeurs, italiens bien sQr mais aussi constantinopolitains,

comme R. Isaac Chani qui en tira la substance de son livre sur les commandements, et par des cabalistes de Safed, comme R. Moise Cordovéro. Ils procurérent un matériau important aux cabalistes chrétiens, 4 commencer par Jean Pic de la Mirandole. Le commen-

taire de Récanati sur la Genése fut méme traduit en latin par Guillaume Postel. Par sa situation historique, cet auteur connut une célébrité bien plus grande que plusieurs des écrits espagnols dont il est tributaire et dont certains furent totalement oubliés.

R. Réuben Tsarfati

L’autre grand rameau de la cabale, la cabale extatique et prophétique, fut introduit directement par son meilleur représentant, R. Abraham Aboulafia, qui lors de ses déplacements dans la péninsule italienne, acquit de nombreux disciples. Sa doctrine, favorable

a la philosophie de Maimonide, exerga une influence profonde sur

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVI SIECLE

R. Réuben Tsarfati, le cabaliste italien le plus important du xIv° si¢cle, qui fut l’'auteur d’un commentaire sur le Ma’arekhet haElohout ®. La conception théurgique des cabalistes de !’école du Zohar n'était recevable & ses yeux qu’une fois réinterprétée et édulcorée. Le seul type d’action théurgique auquel tous les autres furent ramenés est celui qui n’implique aucun véritable changement dans la divinité mais qui se limite a attirer ses €panchements ici-bas. La place et la fonction singuli¢re de la sefira Malkhout (la Royauté) fait d’elle une sorte d’interface entre le monde divin et ce bas monde. Située au dernier rang du plérome, elle regoit les influx venant des sefirot supérieures et les diffuse dans le monde matériel qu'elle dirige et sur lequel elle veille. Cette situation particuliére fait que sa présence ici-bas auprés des Israélites en tant que Chekhina peut étre considérée comme une nécessité pour l’ensemble du plérome : lorsqu’Israél obéit a la volonté de Dieu, il se rend prét a recevoir les influx épanchés par cette dimension inférieure, ce qui déclenche leur émission par la Source d’en haut qui, en les déversant vers elle, en abreuve d’abord les sefirot intermédiaires : « [L’expression] : “La Chekhina parmi Israél, c’est un besoin pour !’en haut et ce n’est pas un besoin pour le profane "” signifie ceci : cette dimension [= la Malkhout ou Chekhina] fut placée comme pierre d’angle [pour gouverner le monde d’en bas] & cause du besoin de !’en haut, car grace aux Israélites, lorsqu’ils accomplissent la volonté du Nom, ils déclenchent l’effusion des bénédictions

depuis la Source et tous les intermédiaires sont bénis par cette bénédiction, en conséquence il s’agit d’un “besoin pour I’en haut”, et par elle se manifeste la volonté divine en passant de la puissance a Yacte, et tous [les intermédiaires] agissent par elle, chacun suivant la fonction dont il est chargé » (apud Ma’arekhet ha-Elohout, commentaire appelé Paz, Mantoue, 1558, fol. 93b).

L’efficacité des pratiques religieuses (« la volonté du Nom ») tient en ceci qu'elle provoque !’effusion de I’épanchement divin

10. Sur cet ouvrage voir supra, p. 236 et voir A. Elqayam, Divers aspects du com-

mentaire de R. Réuben Tsarfati sur le Sefer Ma'arekhet ha-Elohout (en hébreu), these pour le doctorat, Jérusalem, 1977. 11. Sur cette sentence qui remonte 4 Nabmanide, voir supra, p. 247.

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REUBEN TSARFATI

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(« les bénédictions ») qui traverse l’ensemble du plérome (« les intermédiaires »). La volonté divine, qui est d’épancher sans cesse ses bontés, passe de la « puissance a l’acte » quand celles-ci sont attirées au sein de la sefira Malkhout grace aux ceuvres des Israélites ; et en

cette sefira qui assure la guidance du monde inférieur peuvent s’exprimer activement les sefirot supérieures, chacune suivant sa fonction propre. Mais qu’arrive-t-il quand Israél désobéit ? Si les influx ontiques ne sont plus attirés de haut en bas, une déficience ontologique affecte-t-elle la divinité ? Non, répond R. Réuben Tsarfati, qui n’accorde qu’une valeur symbolique aux expressions bibliques ou rabbiniques parlant d’une douleur ou d’un dommage en Dieu : « Méme si l'on voit dans la Torah écrite et dans la Torah orale des propos indiquant que, quand les étres d’en bas n’accomplissent pas la volonté du Nom, ce dommage monte en haut - loin s’en faut ! Aucun manque n’atteint les essences divines. Mais, lorsque les Israélites font la volonté du Lieu, la bénédiction alors s’épanche du haut vers le bas et tous les “lionceaux rugissant aprés leur proie” (Ps. 104:21) demandent a Dieu leur nourriture et les Accusateurs deviennent des Défenseurs pour les Israélites appelés “fils de YHVH”. La bénédiction est disponible en ce monde et les “étrangers se tiennent” ici-bas “pour paitre vos troupeaux, des fils de l’étranger sont vos laboureurs et vos vignerons” (Es. 61:5). Si, Dieu préserve, [les Israélites] n’accomplissent pas la volonté du Nom, alors l’épanchement, la bénédiction et la providence remontent de bas en haut et la providence se retire d’auprés des étres d’en bas et également d’auprés des puissances effectuant des actions en ce bas monde ; dés lors ces “lionceaux rugissent aprés leur proie” car il n’est plus de surveillant ni d’aide et ils entravent la bénédiction et l’épanchement jusqu’a ce que [les Israélites] se repentent. Le Nom, béni soit-il, n’entrave rien, c’est Phomme lui-méme qui occasionne

a son encontre ces empécheurs qui n’ont été créés que pour exécuter le jugement véritable et droit avec la permission de leur Créateur. Quand I’épanchement se retire d’eux, a cause des étres d’en bas, alors méme les Défenseurs deviennent des Accusateurs. Cela explique qu’il n’y a pas de manque en haut a cause des étres d’en bas. Si tu demandes comment entendre les versets de la Torah indiquant qu'un manque atteint Il’en haut, comme : “Je suis avec lui dans la détresse” (Ps. 91:15), “Il souffre de toutes leurs souffrances” (Es. 63:8), “C’est & cause de vos forfaits que votre mére a été renvoyée” (Es. 50:1), et d’autres semblables, voici l’explication : bien que le Pilote conserve invariablement sa puissance

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV®° AU XVI* SIECLE et ses trésors ", il n’est pas content lorsque I’on fait dominer f Autre domaine, et c'est comme s'il n’avait pas le pouvoir de combler ce qui manque sinon par le biais des autres, c'est comme si le Pilote en souffrait, 4 cause de quoi “la terre tremble sous un esclave qui de-

vient roi et une servante qui hérite de sa maitresse” (Pro. 30:21-23).

La chose est claire, il ne faut s’en écarter ni & droite ni a gauche »

(ibidem, fol. 94a-95a).

Les épanchements attirés ici-bas par les bonnes ceuvres des Israélites nourrissent d’étre l'univers dans son ensemble, y compris les « puissances » angéliques (les « lionceaux ») de miséricorde ou de chétiment. Dans une telle situation, celles-ci se tournent vers Dieu pour

demander leur aliment existentiateur (leur « proie ») qui, attiré par les hommes, leur est infusé 4 profusion, si bien que les anges accusateurs (les « étrangers ») ainsi comblés deviennent des anges défenseurs pour

Israé] face au jugement divin. Dans le cas oi les Israélites n’agissent pas selon la volonté de Dieu, l’épanchement cesse de procéder ici-bas et se retire dans les hauteurs du plérome, si bien que les puissances angéliques qui ne peuvent se nourrir de la manne divine, prennent comme proie les Israélites eux-mémes. Les anges chargés de défendre les hommes deviennent aussi des accusateurs agressifs. Ils empéchent

linflux divin de les atteindre a cause de leurs fautes. Ce n’est pas que la divinité manque d’influx 4 €épancher ou qu’elle entrave leur effusion, elle répand au contraire en permanence sa bonté, mais « la déficience provient des récepteurs qui n’ont pas la disposition nécessaire pour recevoir cet €panchement » (ibidem, fol. 93a). Les versets bibliques qui semblent a premiére vue affirmer l’existence d’une déficience en Dieu, doivent étre compris 4 la lumiére de ce qui vient d’étre dit : l’arrét des épanchements ontiques sur les hommes et la domination consécutive des anges accusateurs appelés « |’Autre domaine » d’aprés une terminologie empruntée au Zohar, déplaisent a Dieu, c’est « comme s’il » n’avait pas lui-méme la capacité de remédier a cet état de fait, que seuls les Israélites peuvent changer par leur repentir. Mais ce « déplaisir » ne traduit pas une déficience réelle ou

12. « Bien qu’il se tienne dans sa maison et parmi ses trésors » selon la version

citée par R. Isate Horovitz (Chné Louhot ha-berit, éd. Jossipof, 1879, 1, fol. 23b).

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REUBEN TSARFATI

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substantielle, il n’exprime que le regret d’avoir été désobéi, que le non-accomplissement de la volonté divine par les hommes. Ces derniers sont censés assumer une fonction cosmique a |’égard des influx divins qu’ils doivent attirer ici-bas, ils sont donc les opérateurs ultimes de la volonté divine. S’ils s’y refusent, ils contreviennent a cette volonté de Dieu et causent son déplaisir. L’exposé de ce cabaliste repose sur sa conception d’un Dieu personnel qui agit, procéde et crée par un pur acte de volonté et « de fagon ni nécessaire ni possible ni impossible » (ibidem, fol. 93a). Son essence (la structure des sefirot) n’est pas touchée par les péchés qui provoquent le retrait de l’épan-

chement, mais s’il reste substantiellement invariable, sa volonté — qui

donc se distingue de son étre — subit la contrariété. Ce surgissement d’une conception théologique personnaliste en plein coeur d’un développement de type néoplatonicien est plutét surprenant. Il vise a rendre compte d’expressions bibliques anthropopathiques, celles-1a mémes qui avaient suscité auparavant l’exégése théurgique radicale de

l'école du Zohar affirmant la réalité de la détérioration de l’essence di-

vine ou de son plérome par les transgressions. Pour sauvegarder la rationalité philosophique de ses propos sur l’effet des pratiques religieuses face aux affirmations théurgiques radicales, R. Réuben Tsarfati fait appel a la lecture la plus naive et la plus littérale des versets de la Bible. Toutes les spéculations complexes de ses prédécesseurs espagnols sur la nature du dommage qui atteint le monde divin sont écartées au profit de la simple notion de déplaisir. Tout ce qui reste des multiples formes de !l’action théurgique se réduit a lattraction de linflux divin, et tout ce qui demeure de |’ébranlement destructif et désorganisateur que les transgressions infligeaient dans le plérome se résume 4 un mécontentement de Dieu. Cet effort pour réduire les implications théologiquement et philosophiquement inacceptables des conceptions audacieuses de l’école du Zohar (et de celle qui I’'a précédée 4 Gérone) caractérise de fagon générale la cabale italienne, qui ne fait en cela que prolonger une tendance que nous avons déja rencontrée chez quelques cabalistes espagnols. Le souci de concilier le concept philosophico-théologique de l’immuabilité de Dieu avec la croyance religieuse en la possibilité d’exercer sur lui une influence stimula la réflexion de nombreux cabalistes. Cette question difficile ne trouva jamais de réponse définitive. Mais le « Dieu théorique » des

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVF SIECLE

philosophes fut sans cesse confronté au « Dieu pratique » de la religion, et les systtmes de pensée des cabalistes furent les creusets od l'un et l'autre se rencontrérent et fusionnérent sans que I'un ou l'autre dis-

partt, méme si !’un prit parfois le dessus sur l'autre.

R. Elie Hayim de Genazzane

Nous devons !’une des présentations les pilus claires des conceptions théurgiques des cabalistes espagnols 4 un auteur italien qui vécut entre 1450 et 1510. Mais ce cabaliste, qui était aussi médecin et podete, ne se contente pas de résumer les enseignements des maftres espagnols comme R. Joseph Gikatila et l’auteur du Zohar,

qu'il connait surtout a travers I’ceuvre de R. Menahem Récanati. Il y ajoute quelques éléments issus de la culture de la Renaissance. Bien qu’il lui arrive souvent de polémiquer contre les philosophes, il ne cesse pas d’entretenir des relations cordiales avec eux, si bien

qu'il s’efforce de les citer a l’appui de ses théses quand elles concordent avec elles. De méme, bien qu'il ait participé 4 une controverse

avec un penseur chrétien, son attitude envers les non-juifs est loin

d’étre totalement négative. Ce sont 1a autant de traits qui contrastent avec ceux de ses prédécesseurs ou contemporains d’Espagne. Il accorde une grande place, dans une lettre qu’il rédigea entre 1490 et 1492 a l’intention d’un disciple et qu'il intitula Epftre des Délices ”, a l’explication théurgique des pratiques de la religion juive. R. Elie pose au préalable le principe de l’origine divine des commandements et par conséquent I'impossibilité de comprendre leur finalité par la spéculation intellectuelle : « La Torah a été extraite d’un lieu saint, comment I’intellect humain serait-il capable de parvenir a ses mystéres, elle qui est au-dela de toute comparaison ? Les preuves démonstratives n'ont aucune prise sur la raison des commandements pratiques [...] face auxquels l'intellect humain ne dispose d’aucun stra-

tagéme pour accéder a leur finalité hormis la tradition (qabalah) trans-

13. La date de rédation de cette épitre et l'identité de son destinatsire ont été établies par A. Altmann, « Par-dela la limite de la philosophie : la figure du cabaliste R.

Etie Hayim de Genazzano » (en hébreu), Sefer he-Yovel ié-Chiomo Pines, Jerusalem

Studies in Jewish Thought,7, 1988, p. 61-63.

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ELIE HAYIM DE GENAZZANO

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mise de bouche en bouche depuis Moise notre maitre, que la paix soit sur lui » (/gueret Hamoudot, éd. Greenup, Londres, 1912, p. 6). Alexander Altmann

a pergu dans ces propos un écho des conceptions

des « maitres de la théurgie paienne de l’€poque hellénistique » qui niaient l’aptitude de la spéculation intellectuelle a réaliser l’union théurgique, et en particulier de Jamblique dont cet auteur cite un passage dans la traduction de T. Hopfner “. Hélas, non seulement le texte de Jamblique tel qu’il est restitué par Altmann n’est pas d’une grande fidélité, mais sa proposition selon laquelle « dans cette idée [de R. Elie] se refléte la tradition théurgique hellénistique qui connut un re-

nouveau dans le climat spirituel de la Renaissance “ » ne résiste pas un

instant a la critique. D’abord parce que les propos de Jamblique ne signifient en aucune fagon que intellect est incapable par lui-méme de comprendre la finalité des pratiques religieuses : ils expriment seulement l’idée que c’est l’accomplissement concret de ces pratiques qui opére l’union théurgique et non pas l’acte de penser ; ensuite parce que les idées de R. Elie relatives aux effets théurgiques des observances sont beaucoup moins imprégnées qu’A. Altmann ne le dit du

climat de la Renaissance : sa supposition selon laquelle cet auteur aurait connu les écrits de Marsile Ficin, de Pic de la Mirandole et de

Yohanan Alemanno est trés loin d’@tre corroborée par des faits. Altmann sous-estime la longue histoire que le discours de la cabale

théurgique a déja derriére lui quand R. Elie rédige son épitre. Il

semble négliger aussi le caractére conventionnel de la remarque de ce cabaliste sur l’inaptitude de lintelligence humaine a percer par ses seules forces les mystéres de la Torah et en particulier les raisons des

commandements.

R. Elie souligne simplement la nécessité de

connaitre la « tradition transmise depuis Moise » pour accéder a leur

signification, ce qui, pour tout cabaliste, est un cliché. Loin de lui ’idée de refuser, comme Jamblique, toute efficience théurgique a l’activité de la pensée.

14. Ober die Geheimlehren von Jamblichus, Leipzig, 1922, p. 63 ss. Ce passage

provient — ce que ne précise par A. Altmann, du De mysteriis, II, 11 (éd. et trad. des Places, p. 96). 15. Art. cité, p. 81.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVP SIECLE

C'est donc dans les enscignements du Zohar qu'il suit de prés

que R. Elie puise l’essentiel de son inspiration qui le conduit a rédiger un exposé d’une rare limpidité:

« Sache que, lorsque les Israélites font la volonté du Lieu [= de Dieu], et smgulitrement lorsqu’ils résident sur eur terre et accom-

pltssent le ritue] divin (sidour ha-dloqi) au moyen des sacrifices et des

autres commandements, ils évedient les puissances supéricures pour qu'elles €panchent sur eux du bien, la mesure de la bomté de YHVH a leur égard. C'est le secret du verset : “Une vapeur s’Glevait de la

terre” (Gen. 2:6), car il faut qu'un éveil vienne d’en bas, ainsi que nos maitres, de mémoire bénie, ont dit de ce verset : “De la nous apprepons que le Saint béni soit-il désire la pritre des justes” (Yebamot 64a). (...] L’mtention de cet exposé {du Zohar I, 35a] * est qu'il faut que la communauté d’Israéi d’en bas éveille la Communauté d'Isratl d’en haut [= la sefira Malkhout] en pratiquant les sacrifices et les com-

mandements, les priéres et l"ensembie des rites. I apporte un appui et une preuve de ses dires a partir des réalités naturelles : la vapeur ga-

zeuse a laquelle fait allusion le mot “fumée” s’élve d’abord de la

terre et rencontre la vapeur humide a laquelle le mot “nuage” se ré-

fére [...]. Ensuite elle devient pluie afin d’étancher la soif de la terre ”. Et lorsque les Israélites agissent ainsi, il en découle que, d’aprés le rituel de la nature méme (sidour ha-téva’i), la Communauté d'Israél d’en haut épanche sur eux du bien corporel et spirituel. Et parce

qu'elle ne posséde rien en elle-méme, car elle se situe au degré {d’émanation] le plus bas, elle doit se tourner vers le Yessod pour recevoir ce qui vient de lui. [Chaque sefira] prie * et se tourne vers celle qui se situe au-dessus pour recevoir, et cela jusqu’é la Bénédiction supéricure qui est une source ininterrompue, s’écoulant

16. Voir notre traduction du passage en question dans Le Zohar, t. 1, Verdier,

Lagrasse, 1981, p. 195. 17. Le processus de la formation des nuages et de la pluie a été décrit d’abord par Aristote dont s'‘inspirent les sources juives, voir Les Météorologiques, 1,9, 346b. Voir A. Altmann, art. cité, p. 82 note 89, sur les traductions hébraiques de ce livre. Cette

correspondance entre la formation de la pluie par la montée de I"humidité terrestre

et l’action théurgique a été, depuis le Zohar, maintes fois avancée par les cabalistes,

voir par ex. infra, p. 342 et 475. 18. L’auteur de ces lignes interpréte en termes théosophiques et théurgiques un

motif de la littérature rabbinique ancienne, selon leque! Dieu lui-méme prie. Voir par ex. Berakhot 7a, passim. Pour le cabaliste, cette « pritre » est celle que chaque

sefira adresse a la sefira située au-dessus d’elle dans la hi¢rarchie du plérome divin pour en recevoir les épanchements ontiques.

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ELIE HAYIM DE GENAZZANO

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sans rien recevoir [...]. Mais quand les Israélites — loin de nous — commettent des péchés, il en résulte nécessairement que cet ordre (seder) disparait. C’est le secret selon lequel le péché de l'homme d’en bas porte atteinte & !’Homme d’en haut ”. Le dommage consiste en ce que, & cause du péché, les canaux sont détériorés et ils ne s’épanchent

plus l'un vers l'autre, cela parce que les recevants que sont les Israélites ont cessé [de recevoir] le bien ; or il n’est pas de dommage plus grand que celui-la car “la vache veut allaiter plus que le veau ne veut téter” (Pessahim 112a). Mais ce dommage ne monte pas au-dela de la [sefira] Hessed : quand le monde est détruit par la faute de Vrhomme ”, les sept puissances redeviennent une seule chose et sont absorbées dans la Binah. C’est pourquoi la Binah est appelée “retour” : vers elle reviennent toutes les puissances et cela, parce qu’elles

n’ont plus ce sur quoi s’épancher. Tu pourras évaluer leur état, je

veux dire leur expansion ou leur retrait, selon cette voie, dés a présent et a chaque occasion, car suivant les actions faites ici-bas, ainsi sera leur expansion et leur croissance. C’est le secret de : “Et maintenant,

que grandisse la force de YHVH” (Nom. 14:17). Pour cette raison, le

yod de yigdal (“grandisse”) est grand. A l'inverse, dans “Tu affaiblis

le Rocher qui t’a enfanté” (Deut. 32:18), [le yod de téchy, “tu affai-

blis”] est petit. Néanmoins, ce processus ne concerne pas la Cause premitre - Dieu préserve — car elle est la source, et c’est le secret du verset : “Si tu as péché, qu’est-ce que cela peut lui faire ?” (Job 35:6), énoncé au sujet de la Cause premiere, car le dommage ne monte pas

jusque-la. Les philosophes aussi ont compris par leur spéculation qu'il n’est pas de passivité dans la Cause premitre ni de changement — Dieu préserve ! Ils rapportent & ce propos des preuves solides et c’est

19. Cette expression désigne les sept sefirot inférieures, appelées encore « !’édi-

fice » (binyan). A. Altmann donne !a liste de ses occurrences dans l'épitre de R. Elie et estime qu’il s’agit d'un emprunt au Zohar (III, 144a) par le biais de Récanati (Commenuaire sur la Torah, 32b), voir son art. cité, p. 77.

20. L’idée selon laquelle le monde retournerait au chaos primordial si la Torah était repoussée se trouve déja dans la littérature rabbinique, voir par ex. Chabbat

88a. L’auteur anonyme du Berit Menouhah (seconde moitié du xiv‘ siécle), qui

consacre son ouvrage & |’étude des noms divins et des noms des anges en vue d'un

usage liturgique et pratique, fait intervenir un des archanges les plus haut placés, ap-

pelé Chemou’ael, pour prévenir un tel retour au chaos: « Pourquoi [cet ange] préserve-t-il I'épanchement en un temps de déficience ? Cela se référe au péché des enfants d’Israél, car lorsque les enfants d’Israél s'enhardissent & pécher, l'épanchement et la nourriture diminuent progressivement, et n'étaient les exploits de cet ange qui alimente les armées et les puissances célestes, le monde retournerait au tohubobu » (éd. Bagal, Jérusalem, 1973, fol. 53d).

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a cela que [le prophéte] fait allusion en disant : “Je suis YHVH, je n’ai pas changé” (Mal. 3:6). Et ne te tracasse pas A cause de l’exemple

que j’ai mentionné au sujet de la communauté d’Israél, en te demandant pourquoi les nations ont été créées. Tu entendras ce secret

de moi en partie, et en totalité, des paroles des cabalistes lorsque tu en feras une lecture assidue. [...) Sache cependant que les nations aussi, en accomplissant les sept commandements qui ont été ordon-

nés aux fils de Noé, opérent une certaine réparation dans les ca-

naux, mais ce n’est pas une réparation aussi compléte que celle [qui est réalisée] par les 613 [commandements] » (/gueret Hamoudot, éd. Greenup, Londres, 1912, p. 35-37).

Bien que ce cabaliste prenne appui sur un passage du Zohar pour expliquer l’action du sacrifice, il met en avant avec une insistance nouvelle l’existence d’un parallélisme entre le processus naturel de la pluie mécaniquement réglé et le processus surnaturel obéissant avec autant de rigueur a l’ordre divin, qui part d’une action matérielle et produit des effets dans le plérome des sefirot. L’action du sacrifice — modéle exemplaire pour l'ensemble des pratiques religieuses — est aussi nécessaire au bon fonctionnement de l’ordre divin que l’évaporation de l’eau au cycle naturel de la pluie. L’accent accordé a ce

paralléle avec un phénoméne naturel nous paraft pouvoir tre mis sur le compte du climat intellectuel de la Renaissance italienne. I] ne s’agit encore que d’une légére touche inspirée par le nouveau climat de cette période de transition. Celui-ci laissera une marque beaucoup plus profonde sur les conceptions des cabalistes que nous allons étudier bientét. L’explication plus théorique de l’action théurgique que R. Elie Hayim de Genazzano présente peut étre également regardée comme une tentative de rationalisation, qui rend parfaitement explicite un exposé de R. Joseph Gikatila que nous mentionnons dans une autre partie de cet ouvrage ”'. En accomplissant rites et commandements, les Israélites (la communauté d’Israél d’en bas) « éveillent » son archétype célestiel (la Communauté d’Israél d’en haut) : ils déclenchent et attirent les €panchements de la sefira Malkhout. Grace a leur action, cette se-

fira qui ne dispose en elle-méme d’aucune réserve ontique fait appel a

21. Voir infra, p. 576.

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la sefira située au-dessus d’elle (le Yessod) pour en recevoir de quoi les sustenter, ce qui provoque une succession d’épanchements et de réceptions, de proche en proche, jusqu’a la source premiére dont la surabondance est infinie. L’action humaine est capable d’agir sur le plérome divin et de déclencher une série d’effets et de contre-effets (un épanchement appelant une réception) parce qu’au dernier stade de manifestation du divin, la sefira Malkhout (la Royauté) souffre d’un manque d’étre « congénital », qui se répercute, dans le cas ob elle est mise en demeure de s’épancher sur le monde inférieur, sur tous les degrés du plérome, hormis évidemment I’Originateur dont la

puissance est sans borne. La pratique religieuse est une méthode destinée a creuser le manque d’étre du Dieu manifesté jusqu’a ce qu'il soit comblé par la surabondance du Dieu caché. Manque d’étre désiré par la Volonté de |’Originateur en vue de laisser place a I’ceuvre humaine. Le cabaliste italien évite de donner trop de place au langage

mythique de |’école du Zohar dont il s’inspire. Il préfére insister sur le caractére logique et quasi mécanique du processus qu’il décrit. L’état normal d’expansion du plérome divin est déterminé par l’accomplissement régulier du rituel prescrit. En cas de défaillance et de péché, cet « ordre » cesse de fonctionner 4 cause d'une nécessité interne : la demiére sefira — et par rétroaction l’ensemble des sept sefirot — n'a plus de support sur lequel s’épancher, puisque les Israélites, recevant pormalement ses influx, ont cessé de les recevoir. Cet arrét du processus dynamique qui maintenait le monde divin en état de déploiement et d’existence constamment renouvelée, provoque, par effet de systéme, le ret-"- 4-=>p’ puissances », c’est-a-dire des sefirot depuis la Malkhout jusqu’a Hessed, au sein de la sefira Binah, dans laquelle elles fusionnent et se résorbent, ayant perdu leur raison d’exister. Nous avons déja rencontré une peinture similaire chez R. Ezra de Gérone, mais pour ce cabaliste, la reabsorption des sefirot s’effectuait au sein de la premiére d’entre elles, la sefira Keter appelée Néant ”.

22. Voir supra, p. 100. Cette idée d'une disparition du plérome par retour dans son

origine ineffable & cause du péché des hommes est présente aussi chez d’autres caba-

listes que nous avons déja étudi¢s, comme David ben Abraham ha-Lavan (supra, p. 105), ou que nous étudierons, comme I’auteur du Sefer ha- Yihoud (infra, p. 582).

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R. Elie Hayim cite ensuite les versets classiquement invoqués dans

le contexte de l’explication théopraxique des commandements ”. Il souligne a cette occasion un détail intéressant : quand il est question dans le premier verset d’amplifier la puissance divine, la tradi-

tion de la Massora (transmission canonique de I’Ecriture) impose au

copiste d’écrire la lettre yod du verbe principal en grand caractére, quand il est question au contraire dans le second verset de I’affaiblissement de la puissance divine, la Massora impose d’écrire la lettre yod du verbe principal avec un caractére plus petit. Ces singularités calligraphiques viennent a l’appui de la conception que le cabaliste expose, elles marquent la présence dans le texte sacré de significations ésotériques dont il poss¢de la clé. L’auteur aborde ensuite une question d’une facgon qui deviendra un locus classicus dans la littérature cabalistique ultérieure : comment concilier la passivité en Dieu qu’implique le fait que l’action des hommes l’atteint et peut méme lui infliger un dommage, avec l'idée de perfection et d’immuabilité divine a laquelle il n’est pas envisageable de renoncer ? La réponse avancée suppose la distinction entre un deus absconditus, appelé

Cause premiére, qu’Elie Hayim identifie par ailleurs & la premiere se-

fira (Keter) * et un deus revelatus, constitué par un plérome de sept sefirot. Le terme employé est explicitement emprunté a la philosophie, a laquelle il est fait référence comme confirmation spéculative d’une vérité traditionnelle, étayée également par un verset de Job et un verset de Malachie, mille fois mentionnés par d’autres cabalistes dans un contexte similaire *. Si le peuple d’Israél assure, par 1’ accomplissement du « rituel divin » tel qu’il a été décrit, la maintenance du monde inférieur et la permanence de l’existence sans cesse renouvelée du plérome divin, a

quelle finalité répond la création des autres nations ? A notre

23. Avant la cabale médiévale, l’exégtse rabbinique avait déja cité ces versets dans un contexte identique. Voir supra, p. 53. 2A. Voir a ce sujet R. Goetschel, « Elie Hayim de Genazzano et la Kabbale », Revue des Etudes Juives, t. CXLII, 1983, p. 101. Les trois premiéres sefirot constituent une unité indivise. 25. Voir par ex. infra, p. 339.

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connaissance, ce cabaliste est I'un des rares qui ait posé cette question et qui y ait répondu en conférant une portée théurgique positive a l’accomplissement par les descendants de Noé des sept commandements qui, selon la tradition rabbinique, leur ont été prescrits au sortir de l’ Arche aprés le déluge. Méme si la « réparation des canaux » qu’ils opérent n’a pas une efficacité aussi grande et étendue que celle qui résulte de l’accomplissement par Israé] des 613 commandements, elle n’en demeure pas moins une réalité indispensable a l’harmonie du monde divin et a la persistance du monde inférieur. Il est possible encore de voir dans cette conception qui étend a I’échelle de l’humanité l'efficacité théurgique des ceuvres un effet du caractére universaliste de la cabale italienne, qui se sépare assez nettement sur ce point de la cabale espagnole.

Dans un autre passage de son livre, R. Elie Hayim de Genazzano

explique la signification des formules de bénédiction que l"homme adresse communément a Dieu : « [Voici] le secret des bénédictions que les Israélites prononcent chaque jour et au moyen desquelles Il’épanchement vient dans la Malkhout depuis la source supérieure [...]. Sache que le secret de toutes les bénédictions est d’unir la Communauté d’Israél d’en haut avec les six limites [= les sefirot inférieures]. Qu’il ne te soit plus difficile de comprendre ce que nous disons : “Béni sois-tu”, car l'intention

n’est pas de bénir la Cause premiere, elle qui est la source de toute bénédiction, mais notre visée est que soit bénie cette dimension [la sefira Malkhout] a partir du Lieu supréme et qu’elle soit réunie a V Edifice [du plérome] en une conjonction parfaite. [...] Car la direction du monde inférieur dépend de cette sefira et elle s’épanche également sur les anges » (ibidem, p. 42).

Le but des bénédictions est de restaurer l’unité du plérome divin en unissant la derniére sefira aux six sefirot supérieures (1’Edifice) pour que celles-ci puissent épancher en son sein les influx qui leur parviennent depuis la « source supérieure », la premiére sefira. Les formules de bénédiction habituelles qui commencent par « béni soistu » ne visent pas cette premiére sefira, la Cause premiere dont la surabondance est sans limite et qui n’a besoin de rien, mais elles tendent a occasionner |’épanchement dans la demiére sefira en l’unissant aux sefirot supérieures. En échange, la derniére sefira, dont dépendent ontologiquement le monde inférieur et méme les anges, et qui exerce

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le régne divin ici-bas, s’épanchera sur tous les plans du cosmos situés au-dessous d’elle. Dans un texte ultérieur, le cabaliste résume sa pensée et fait intervenir un nouvel élément : si les ccuvres humaines ne jouent pas leur réle vis-a-vis de la sefira Malkhout, celle-ci, au lieu d’étre

nourrie par les influx supérieurs divins sera alimentée par les « puissances extérieures », 4 savoir les forces démoniaques exté-

rieures au plérome des sefirot :

« Elle n’a pas de lumiére par elle-méme, mais elle la regoit des

sefirot supérieures et elle a besoin aussi de l'aide des étres d’en bas,

comme nous I’avons expliqué plus haut. C'est ainsi que tu comprendras la raison des commandements pratiques : combien de mondes l'homme répare en les accomplissant, car il est la cause du déversement de la bénédiction du réservoir supérieur (sefira Keter] vers le réservoir inférieur [sefira Malkhout]. De méme, Dieu préserve, en commettant des transgressions, cela sera la cause de la détérioration

des canaux et un seul pécheur empéchant I’influx de parvenir puissances extérieures et des — loin de nous — peste, guerre,

fera perdre beaucoup de bien, car en a cette sefira, celle-ci se nourrira des jugements s’abattront sur le monde famine » (ibidern, p. 43).

Les calamités sont les conséquences indirectes du péché des hommes, qui détériore le systéme d’échange intra-pléromatique (les « canaux ») et suscite I’invasion des puissances impures du jugement et de colére a l’intérieur de la derniére sefira. Celle-ci est sensible aux variations de I’activité des hommes parce que, selon la formule consacrée héritée du Zohar, « elle n'a pas de lumiére par elleméme ». Cette caractéristique singulitre est expliquée plus amplement dans le passage suivant : « La compréhension de la sefira [Malkhout] porte sur deux aspects. Le premier est l’aspect de son existence et de sa structure intime,

le second

concerne

I'activité qu'elle

déploie

au sein des

créations. Il n’est pas douteux que, par son aspect intrinséque, elle est constamment avec !’Edifice [du plérome divin] car elle est une des émanations premiéres, et quant & ce que nous avons dit, & savoir que [la sefira] Malkhout n'est pas dans l’unité avec les [autres sefirot] *,

26. Paraphrase d’une sentence de Nabmanide, voir Commentaire sur la Torah,

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ELIE HAYIM DE GENAZZANO

301

c’est une allusion au fait qu'elle a été évincée de son échelon initial pour étre a la téte des cohortes d’en bas ”, mais elle est liée aux [sefirot] puisqu’elle n’a pas d’existence en dehors d’elles. En ce qui concerne cependant le second aspect, on dira d’elle qu’elle s’éloigne ou se rapproche en fonction de son activité qui découle des cuvres de Phomme.Si homme accomplit les commandements de son Créateur, elle s’approche et s’accouple avec l’Homme d’en haut afin d’attirer l’épanchement de la source supérieure, puis elle épanche le bien sur le monde inférieur [...]. Et si, Dieu préserve, c’est le contraire, elle s’éloigne de son Compagnon et des souffrances déferlent sur le monde » (ibidem, p. 44).

La demiére sefira appelée Malkhout (Royauté) peut étre considérée selon deux perspectives et deux aspects apparaitront alors : ce qu’elle est par sa position ontologique au sein du plérome, et ce qu'elle est relativement a son action sur la création. Structurellement, cette sefira est liée en permanence avec le plérome (I'Edifice composé des sept sefirot inférieures), étant, comme les autres sefirot, une des émanations primordiales. Mais elle a perdu sa place initiale au sein de ce plérome pour devenir la puissance directrice des régions inférieures de la création (anges et monde matériel). Ce déplacement,

nécessité par la création méme de mondes extra-divins, qui revient a une sorte d’exil structurel de la sefira Malkhout, est déja mentionné

dans le Bahir (§ 132-133), et il constitue un élément crucial de la théo-

sophie de la cabale, depuis les premiers écrits qui nous sont parvenus. Cependant, malgré cette position oi elle se trouve dégradée par rapport aux autres sefirot, elle reste liée intrins¢quement A elles, sans quoi elle n’aurait pas méme d’existence. Dans la perspective de son activité vis-a-vis du monde inférieur, son lien avec l’ensemble du plérome dépend des cuvres de I’homme et il se relache ou se resserre Lévitique 23:36 (éd. Chavel,t. II,p. 157). Cette formule a été étudiée par M. Idel selon lequel, pour Nahmanide, la dernitre sefira est identique a la « gloire créée » de la phi-

losophie juive, voir « A propos de I’histoire du concept de tsimtsoum dans la cabale et

dans la recherche » (en hébreu), note 42 et suiv. (a paraftre). Voir aussi infra, p. 393.

27. Allusion au motif mytho-théologique de la diminution de la lune (le petit luminaire de Genése 1:16), interprétée dans le Talmud (Houlin 60b). Les « cohortes d’en bas » ce sont les anges, situés dans un rang inférieur & celui des sefirot du monde de I'émanation. Cette expression désigne parfois aussi les Israélites, que la sefira Malkhout, la Chekhina, gouverne directement, voir infra, p. 343.

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302

LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVI SIECLE

en fonction de leur conformité a la Loi. Dans le cas od "homme s'y soumet, le lien de la sefira Malkhout avec I"Homme

d’en haut (la se-

fira Tiferet) se resserre et, selon une image chére au Zohar, elle « s’accouple » avec lui et en regoit les influx venant de la premiére sefira, la « source supérieure », dont elle fait bénéficier ensuite le monde d’en bas qu’elle gouverne. Dans le cas contraire, cette union s‘interrompt et au lieu de bienfaits, elle émet des influx de jugement

qui se traduisent ici-bas par des calamités et des souffrances.

L’opposition décrite ici entre deux aspects de la derniére sefira

vaut aussi pour l’ensemble des sept sefirot inférieures depuis Hessed : « Tout ce qu’il y a en I’une est en I’autre, mais du cété des récepteurs apparait entre elles une différentiation 4 cause de la va-

tiation des actions [...] car il n’y a pas en elles de changement de leur

propre cété, mais de notre cété apparaft le changement en ce qui

concerne leur activité auprés des existants » (ibidem, p. 39). Si l’émanation ontologique des sefirot demeure immuable et qu’elles restent ce qu’elles sont sans subir de changement, leur condition existentielle est sujette 4 des changements qui procédent des ccuvres humaines. Autrement dit, la divinité révélée est avec l’Etre et existe

avec les existants. Cette ubiquité du plérome divin que les deux « aspects » de la sefira Malkhout exemplifient, recouvre la double

contrainte idéologique a laquelle est soumis notre cabaliste : soutenir la notion d’immuabilité et d’impassibilité de Dieu et soutenir sa sensibilité aux ceuvres des hommes. La distinction étudiée plus haut entre une Cause premiére impassible et un édifice de sefirot passibles revient a celle qui est avancée ici : en tant qu’elles sont en elles-mémes immuables, les sept sefirot inférieures sont le prolongement ontique de la Cause premiére, en tant qu’elles sont sujettes a l’action des « récepteurs », c’est-a-dire des hommes susceptibles de recevoir leurs Epanchements ”, elles ont une existence propre qui dépend de !’activité des créatures. L’action des hommes singularise

28. Cette conception est aussi celle que nous avons rencontrée plus haut dans

Vépttre de R. Isaac Mar Hayim, qui écrit & la méme époque que R. Elie, mais qui peut difficilement étre la source dont s’inspire ici ce cabaliste. Il est plus prudent de penser & une source commune.

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ELIE HAYIM DE GENAZZANO

303

et personnalise la divinité. L’homme fait Dieu a l"image de ses ceuvres.

Si ’homme occupe une place si importante dans le cosmos et que son action détermine des variations de si grande envergure, c’est a cause de sa structure particuliére qui fait de lui une reproduction exacte du plérome divin a l’échelle du monde inférieur : « Sache que l'homme est un petit monde car tu trouveras que toutes ces puissances sont incluses en lui et il est la copie de

l'Homme d’en haut, comme le dit l’'Ecriture : “Faisons l'homme a

notre image, selon notre ressemblance” (Gen. 1:26) » (ibidem, p. 49).

Ce n’est certes pas la une nouveauté : nous avons rencontré une conception semblable chez R. Ezra de Gérone ”, et elle est devenue

rapidement un lieu commun dans les écrits des cabalistes. Plus originale peut-étre est la vision de l’histoire de R. Elie Hayim de Genazzano. L’histoire d'Isra#! est, elle aussi, dépendante des ceuvres des hommes en tant qu’elles exercent une influence théurgique : « Dés que [Salomon] s'est dévoyé, le royaume de David a été divisé et les canaux ont été détériorés, ce qui entraina pour nous I’exil. II ne faut donc pas s’étonner si l’'av¢nement du Messie tarde, car nul ne sait réparer les canaux et nous devons attendre que la puissance de I’impureté s’affaiblisse et que sa mesure soit remplie. Alors les portiques de la Binah s'ouvriront comme il en fut lors de la sortie d'Egypte, car les princes des nations n’ont aucune prise 4 cet endroit. [...] Les entités supérieures veulent l'aide des étres inférieurs, ainsi que je I’ai écrit plus haut. En voici une allusion évidente : “II chevauche les cieux par ton aide” (Deut. 33:26), mais nul ne sait agir [...], cependant le Messie éliminera [les puissances de l’impureté] » (ibidem, p. 60).

La ruine du royaume juif antique est imputée aux dévoiements du roi Salomon, qui occasionnérent une détérioration des canaux consti-

tuant le syst¢me d’échange fonctionnel entre les sefirot. Ce dysfonctionnement du plérome divin entraina !’exil d’Israé] et il est responsable de la situation présente de l’auteur et de ses coreligionDaires. Si le Messie tarde a venir, c’est que nul ne sait comment rétablir le bon fonctionnement des relations entre les sefirot, trés 29. Voir supra, p. 119. Cf. aussi le Bahir, § &2, § 168, § 172.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV® AU XVI* SIECLE

gravement perturbé. Il faut donc attendre que le stock des flux impurs suscités par les ceuvres mauvaises du roi Salomon s’€puise de luiméme en s’exprimant a travers les malheurs de I’exil. A !'approche de ce moment od il commencera a s’épuiser, débutera une période sem-

blable a celle que connut Isra@! au moment de la sortie d’Egypte,

quand les épanchements de la sefira Binah leur parvinrent directement, sans que les archanges des nations, qui sont normalement en mesure de retenir ou de détourner les influx issus des sefirot inférieures, puissent accéder et intervenir 4 un niveau trop élevé pour eux

du plérome divin. Le Messie enfin éliminera les derniers feux de la

puissance satanique. Si les réalités supérieures, a savoir les sefirot, désirent que les hommes les aident 4 recouvrer la plénitude de leurs

échanges pour s’épanouir selon le plan prévu, les dég4ts qui les affec-

tent sont tels que nul ne sait agir comme i] convient pour les réparer. Seul le Messie saura accomplir l’action rédemptrice attendue, en annihilant la puissance de |’Autre cété. Le Messie est ici une figure d’archi-théurge, capable d’agir efficacement sur les forces surnaturelles *. Il accomplit pleinement I’ceuvre théurgique en principe dévolue & chacun. Selon une exégése de Nahmanide, le Messie est, en

plénitude, « "homme créé a l'image de Dieu " ». Les développements concernant I’action théurgique que nous venons de découvrir chez ce cabaliste italien présentent plus d’un point de ressemblance avec ceux que nous étudierons auprés d’un cabaliste postérieur, R. Moise Cordovéro *. Quelle que soit l’influence historique réelle de cet auteur ™, il marque une étape dans 30. S’il s’agit apparemment dans ce texte d’une considération purement théorique, plusieurs figures de magiciens rédempteurs ont laissé leur trace dans I’histoire

juive ; M. Idel en a étudié quelques-unes dans le contexte de la cabale, voir « Jewish Magic from the Renaissance Period to Early Hasidism », dans Religion, Science and Magic, éd. Neusner, Frerichs et Flesher, Oxford University Press, 1989, p. 94-106. 31. Voir son Discours intitulé Torat Hachem temimah, publié dans Kitvé Ramban, éd. Chavel, I, p. 169 ; voir aussi A. Green, « Commentaire de R. Isaac ibn Sehoulah sur le Cantique des Cantiques » (en hébreu), in Jerusalem Studies in Jewish Thought,

vol. VI, 1987, p. 489, note 13.

32. Voir en particulier infra, p. 403. It faudrait une étude plus approfondie pour

affirmer ou non I’existence d'un lien objectif entre eux.

33. Sur l’influence de ce cabaliste sur R. Yehoudah Hayat et sur R. Yehiel Nissim

de Pise voir A. Altmann, art. cité, p. 99-101.

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YOHANAN ALEMANNO

305

lévolution du discours de la mystagogie théosophique juive, sou-

Cieuse de corréler, dans une certaine mesure, ses affirmations avec

le raisonnement et la spéculation philosophiques. Mais |’Italie connaitra d’autres tentatives beaucoup plus radicales que celle de R.

Elie Hayim de Genazzano pour établir un pont entre la pensée de la Renaissance et la cabale.

R. Yohanan Alemanno et son école Dans les derniéres décennies du xv‘ siécle, avant l’arrivée des émigrants espagnols en Italie, et avant qu’ils aient eu le temps d’exercer une influence déterminante, ce pays comptait déja plusieurs cabalistes importants. Contrairement a leurs homologues de la péninsule ibérique, ils connaissaient peu le Zohar et avaient acquis leur savoir de fagon essentiellement livresque, puisant dans les écrits de R. Menahem Récanati, de R. Abraham Aboulafia et de l’auteur ano-

nyme de La Structure de la divinité (Ma’arekhet ha-Elohout) une forme de cabale assez bien disposée envers la philosophie. La relative quiétude des communautés juives d’Italie, qui contraste avec la situation dramatique dans laquelle se trouvaient les Juifs d’Espagne a la veille de l’Expulsion, permit une réelle ouverture d’esprit et une transformation des idées anciennes dans le sens des courants nouveaux de la Renaissance italienne. Contrairement a l’Espagne oi la cabale ne fit

l’objet d’aucune sorte de curiosité de la part des intellectuels chrétiens,

plusieurs érudits italiens importants découvrirent la mystagogie juive avec enthousiasme et reconnurent en elle une pensée antique au sein de laquelle Moise s’exprimait dans la langue de Platon. Certains lui firent une place au sommet du savoir. Pic de la Mirandole, le premier, ouvrit la voie de ce qui allait bientét étre appelé cabale chrétienne ™. Cette ambiance propice aux idées novatrices vit l’émergence d’une

34. Voir & ce sujet M. Idel, « Jewish Magic from Renaissance Period to Early Hasidism », dans Religion, Science and Magic In Concert and In Conflict, éd. J. Neusner, E. Frerichs and P. McCraken Flesher, Oxford University Press, 1989 ; « Universalism and Particularism in Kabbalah : 1480-1650 », Van Leer Institute,

Jerusalem,

Janvier

1986

; « Differing

Conceptions

of Kabbalah

in the

Early

Seventeenth Century », dans Jewish Thought in the Seventeenth Century, éd. 1.

Twersky et B. Septimus, Cambridge, Mass., 1987, p. 178-197.

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306

LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV° AU XVI" SIECLE

fagon nouvelle d’aborder la fonction du culte juif. C’est 4 M. Idel que l'on doit l'étude approfondie de la cabale italienne d’avant l’arrivée des judéo-espagnols et, en particulier, l’analyse de I’ceuvre du cabaliste florentin Yohanan Alemanno (1435-1504), qui exerga une influence pro-

fonde sur ses contemporains juifs et non-juifs. M. Idel considére que ce

cabaliste était avant tout un homme de la Renaissance florentine, dont

il épousa les principaux centres d’intérét et les gofts intellectuels. Le néoplatonisme et la magie sont les deux composantes originales qui pénétrent en force sa pensée et son discours et qui transforment profondément I’héritage de la cabale Antérieure. Sa conception du culte juif est €galement modelée par les concepts philosophiques et religieux empruntés aux cultes paiens de l’Antiquité et a la magie hermétique qui suscitaient une grande curiosité chez ses contemporains de la Renaissance. Ces derniers les redécouvraient a travers des traductions nouvelles de textes grecs et arabes qui leur fournirent les linéaments de ce qui apparaftra plus tard comme la premiére tentative pour _ construire une science des religions. Cette volonté de rechercher le fondement universel des croyances et des pratiques a partir des données recueillies dans différents corpus paiens caractérise autant Pic de la Mirandole que son maitre et ami Yohanan Alemanno. La cabale des sefirot n'est certes qu’un des éléments du vaste et ambitieux édifice qui se profile, mais le rang le plus éminent lui est accordé.

Des conceptions théurgiques de la cabale espagnole, seule l’action

attractrice est retenue par Alemanno, qui repense enti¢rement les

rites et les pratiques religieuses 4 travers ce type dominant. M. Idel qualifie cette approche du nom de « cabale magique » (magical Kabbalah). Voici comment il définit cette forme particulitre de cabale : « L’interprétation magique du rituel juif est similaire 4 sa conception théurgique par sa nature totalitaire, qui envisage chaque acte humain comme étant potentiellement gros de significations occultes. Mais tandis que les théurges s’intéressent surtout a I"harmonie divine et 4 la puissance de Dieu, Alemanno se concentre sur la capa-

cité humaine & les utiliser pour le bien-étre du monde terrestre *. » I

35. Kabbalah, New Perspectives, p. 269. Dans son article « L’interprétation magique et néoplatonicienne de la cabale & la Renaissance », Jerusalem Studies in Jewish

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YOHANAN ALEMANNO

307

ne me paraft pourtant pas nécessaire de forger une nouvelle expression pour qualifier les conceptions de R. Yohanan Alemanno rela-

tives au culte juif. Cet auteur est moins un cabaliste qui transmet et

explique une tradition ancienne qu’un penseur indépendant qui adapte cette tradition & ses propres soucis intellectuels et au climat culturel dans lequel il est baigné. Dans un article postérieur, M. Idel emploie d’ailleurs le mot théurgie en l’associant avec le mot magie pour désigner les conceptions d’Alemanno. Ce double emploi signale sans doute une certaine hésitation entre ces deux vocables *. Refuser 4 la pensée de R. Yohanan Alemanno et de son école le qualificatif de théurgique est d’autant plus paradoxal que cet auteur était, M. Idel l’a amplement montré, particulitrement marqué par le néoplatonisme, et c’est a ce courant philosophique de I’Antiquité tardive que nous devons les premiéres définitions et les premiers modeles de la théurgie. L’examen des écrits de ce penseur juif de la Renaissance devrait au contraire nous inciter 4 voir en eux le type de cabale historiquement le plus proche de la théurgie ancienne des derniers penseurs du paganisme. A notre sens, la nouvelle impulsion qu’Alemanno donne aux conceptions du culte juif consiste avant tout en ce qu'il instre celuici dans le champ universel des cultes religieux. Méme s’il réduit I’action théurgique que la cabale attribue aux rites 4 sa seule fonction attractrice, qui ne s’exerce plus guére qu’au profit de I"homme et non de Ia divinité, il introduit une orientation non théologique dans Punivers des spéculations de la pensée juive. La littérature magique dont il tire ses modéles de pensée joue le réle d’un discours scientifique concernant la religion. Cette fagon de s’appuyer sur la magie pour comprendre Ia religion indépendamment de son cadre théologique propre est d’ailleurs une des pratiques a l’origine de la science

Thought, 1982, 4 (en hébreu), p. 70-72, M. Idel développe plus longuement la distinction entre cabale théurgique et cabale magique. Cet article a été publié en anglais, « The Magical and Neoplatonic Interpretations of Kabbalah in the Renaissance », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, éd. B. Cooperman,

Cambridge, Mass., 1983, p. 186-242. 36. Voir « The Anthropology of Yohanan Alemanno : Sources and Influences », Annali di storia dell’esegesi, Bologne, 7/1, 1990, p. 102-103.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV° AU XVF SIECLE

moderne des religions. Dans les écrits d’Alemanno, la cabale conserve

théoriquement la place la plus haute en tant que forme parfaite de

pensée et de culte, mais son discours n’a plus qu’un réle instrumental,

chargé d’exprimer en hébreu les conceptions néoplatoniciennes et magiques. Quelques extraits de ses ccuvres suffiront a illustrer la conception que proposeR. Yohanan Alemanno des effets surnaturels du culte juif. Dans le premier extrait, un étroit paralléle est établi entre magie, astrologie et culte paien d’une part, service du Temple de Jérusalem et ensemble des observances juives d’autre part : « De méme que l’astrologie, la pratique de la nécromancie et de

la chiromancie et les autres pratiques étrangéres comportent des cérémonies, des rites, des licux, des fumigations, des nourritures, des

vétements, des supplications, un horaire précis et des préparatifs qui permettent de recevoir les puissances spirituelles impures qui des-

cendent vers ceux qui se préparent pour elles, 4 cause de l’affinité de ces choses avec ces puissances, comme I’expliquent les auteurs de ces pratiques, ainsi il existe des rites, des nourritures, des vétements, des préparatifs, des temps requis, des sacrifices, des fumigations d’encens, des lieux et des supplications qui permettent de recevoir les puissances spirituelles pures et de s’y attacher, elles qui descen-

dent du monde de la sefira, et ce sont les secrets de la Torah et ses

commandements. Ceux-ci unissent les 4mes hébraiques a la Malkhout d’od provient la Torah orale qui explique tous les secrets de la Torah et les détails de ses commandements ”. »

D’un méme mouvement, R. Yohanan Alemanno classe dans le domaine impurt les rites « étrangers », autrement dit les cultes paiens, les

situant ainsi, sans employer le mot, dans le domaine de la magie, et il prend leur efficacité pour attirer les « puissances spirituelles impures » pour une réalité dont la contrepartie est l’efficacité des rites prescrits par la Torah, capables d’attirer les « puissances spirituelles pures », de les faire descendre du plérome des sefirot. Des pratiques magiques et paiennes servent de modeéle de référence permettant d’attribuer une

37. Cha‘ar ha-Hechegq, éd. Halberstadt, fol. 41b, cité par M. Idel dans « Trois ver-

sions de la lettre de R. Isaac de Pise (7) » (en hébreu), Kobez al Yad, t. X, Jérusalem,

1982, p. 167, et encore dans son article, « L’interprétation magique et néoplatoniGienne » p. 82 (art. cit. supra, note 35).

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YOHANAN ALEMANNO

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dimension universelle aux pratiques religieuses du judalsme et en particulier aux pratiques liées au Temple et aux sacrifices, aux-

quelles est assimilé l’ensemble des observances et des « secrets de la

Torah ». Longtemps auparavant, Maimonide avait expliqué l’ancien culte sacrificiel comme la survivance de rites paiens, trop profondément implantés dans les esprits des Hébreux aprés l’Exode

d’Egypte pour en étre extirpés rapidement (Guide des égarés, III,

32). Mais ce rapprochement était fortement péjoratif pour le culte juif de l’Antiquité, alors qu’Alemanno voit en lui l’accomplissement parfait et pur d’une opération surnaturelle que les cultes paiens ne réalisent que de maniére imparfaite et impure. Dans un autre passage, Alemanno établit un paralléle entre la fonction des commandements et I’astrologie sur la base de la conception élaborée par les cabalistes castillans concernant la correspondance entre les organes du corps humain et les structures du plérome. Nous avons déja montré, dans un chapitre antérieur, que cette correspondance n’était pas sans rappeler certaines conceptions de I’astrologie ancienne *. L’auteur du passage qui suit en était parfaitement conscient : « Les sages de la sefira [= les cabalistes} disent que pour chacun des organes que posséde l’homme il existe une puissance spirituelle parmi les puissances de la sefira [Malkhout] [...], de fagon telle que, quand l’homme fait un des commandements avec I’un de ses organes matériels, cet organe est alors apte a étre un tréne et une mai-

son pour la puissance spirituelle supérieure qui est son archétype ” [...]. Le premier qui découvrit cette sagesse merveilleuse est Abraham notre pére [...] ainsi qu’on le verra dans son ouvrage, le

38. Voir supra, p. 233. 39. Comparez ces lignes avec celles-ci du méme auteur : « “La maison du roi”, c'est la préparation par laquelle I’homme se rend lui-méme apte a faire de chacun de ses organes une chose disponible pour étre la base sur laquelle procéde un épanchement, telle une maison, qui peut recevoir et contenir I'€panchement [de la sefira Malkhout] en permanence » (Cha’ar ha-Hechegq, éd. Halberstadt, fol. 33b, cité par M. Idel dans « L’interprétation magique et néoplatonicienne », p. 85). Comparez encore avec ces propos : « Quand I’homme accomplit un des commandements avec I’un de

ses organes matériels, il rend cet organe apte a étre un tréne et une maison pour la

puissance spirituelle d’en haut » (Ms Oxford, 2234, fol. 3a, cité ibidem, p. 85). La

proximité de ce passage avec les propos de R. Joseph Gikatila dans l’introduction de

son Cha’aré Orah, n’a pas échappé a M. Idel, voir ibidem.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVF* SIECLE Livre de la Création, entitrement construit sur ce principe, qui moatre l’archétype de chaque organe et comment il se situe dans les sphéres et les astres, et dans le monde spirituel qu'il dénomme “monde des lettres”. [...] Cette sagesse primordiale ressemble a la science astrologique ancienne dont les tenants ont découvert, comme on sait, l’archétype de chaque organe, de chaque forme et de chaque chose matérielle présente dans le monde du changement

jusqu’au monde du mouvement dans les astres et leurs constellations ; et ils ont approfondi [cette science] pour préparer chaque

chose a recevoir leur €panchement. Néanmoins, c’est la une activité

matérielle interdite, déficiente et impure, tandis que la sagesse

d’Abraham était une activité spirituelle, permise, parfaite et pure, ensuite Isaac et Jacob ses fils ont suivi sa voie “.»

Le Sefer Yetsirah ou Livre de la Création, attribué traditionnelle-

ment a Abraham, traite, aux yeux de R. Yohanan Alemanno, de la

correspondance entre les organes du corps humain et les différents plans du cosmos, jusqu’au « monde spirituel », appelé aussi « monde des lettres », suivant une expression déja présente dans les écrits des cabalistes de Gérone “. La structure de l’univers découverte par le patriarche Abraham est semblable a celle que les astrologues des

temps anciens ont trouvée. Ils ont pu ainsi repérer |’archétype de tout objet matériel présent dans le « monde du changement », a savoir dans le monde d’ici-bas sujet a la variation des formes, au sein

du « monde du mouvement », c’est-a-dire dans le monde intermédiaire situé entre I’en bas et le monde spirituel, qui est doté d’un mouvement ininterrompu. Cette découverte leur a permis d’élaborer des recettes pratiques, qui, grace 4 des opérations magiques effectuées sur les éléments matériels, peuvent attirer l’épanchement de leurs modéles supérieurs, les planétes et les étoiles. Mais ce n’était la qu’une approximation imparfaite et impure, tandis que la

science léguée par Abraham 8 ses descendants obtenait I'épanchement d’en haut par une voie spirituelle. On le constate une fois encore, Alemanno tente systématiquement de présenter le culte juif et

4. Cha’er ha-Hecheq, 64. Halberstadt, fol. 33b-34a, cité par M. del d’aprés le Ms

Oxford 1535, fol. 104b-105a, dans « L'interprétation magique et aéoplatonicicane », p. 77-78. 41. Voir M. idel, « L'interprétation magique et n¢éoplatonicicane », p. 78, note 73.

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YOHANAN ALEMANNO

311

les conceptions des cabalistes qui l’ont interprété, comme une

contrepartie exacte, mais pure, licite et parfaite, des pratiques et des conceptions des magiciens et des astrologues @. Dans un autre écrit, Alemanno résume ce qui est a ses yeux le but des commandements : « Tous les commandements ont été institués pour préparer un lieu en bas afin d’éveiller les puissances de bonté et de miséricorde

et afin de les faire descendre et de les faire s’épancher dans ce qui se

situe au-dessous d’elles, jusqu’au Chéol souterrain et pour éliminer de la terre la puissance d’impureté et de rigueur ©. »

Ces affirmations sont similaires, 4 un détail prés, 4 celles que l'on rencontre couramment dans les textes des cabalistes classiques : attirer les influx favorables et éliminer les forces impures, dérivant des émanations de la sefira Guevourah, la Rigueur divine. Mais ce détail est loin d’étre négligeable, car il manifeste la distance existant entre

les idées d’Alemanno et celles de ses prédécesseurs ou contemporains espagnols : pour ces derniers, l’attraction des épanchements vise en premier lieu & pourvoir le plérome divin, a « donner de la puissance & Dieu », et en second lieu seulement a se répandre sur I’homme, tandis que pour cet auteur florentin, le bénéfice de l"homme et sa béatitude sont la finalité essentielle des pratiques religieuses (ou magiques). Dieu tend & devenir une catégorie impersonnelle, un réservoir de forces surnaturelles sur lequel il est possible d’exercer une

42. Comparez avec l'opposition radicale entre une bonne magie, appelée « magie naturelle », et une mauvaise magie, qui « reléve toute entire de I’ceuvre et de la puissance des démons », chez Jean Pic de la Mirandole, dans De la dignité de l'homme, édité en latin et traduit par P. M. Cordier, Nouvelles Editions Debresse, 1957, p. 171

et suivantes. En attribuant a l'ensemble des pratiques juives le statut de la magie « di-

vine et salutaire » si chére & Pic, Yohanan Alemanno exhausse les observances de la

religion juive au rang le plus élevé possible aux yeux d'un Renaissant tel que son céRbre éleve florentin. 43. Ms Paris 849, fol. 137b, cité par M. Idel dans « L’interprétation magique et néoplatonicienne », p. 85. Comparez avec les dires de Proclus dans son traité sur la théurgie : « [Les théurges] évoquaient donc les divinités par la sympathie des éléments, ils éloignaient les puissances adverses par l’antipathie d’autres éléments » (Art

hiératique des grecs, trad. par A. Bremond dans « Notes et documents sur la religion néoplatonicienne », Recherches de sciences religieuses, vol. XIII, 1933, p. 105-106.)

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312

LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV° AU XVI¥ SIBCLE

action mécanique. Cette révision assez radicale des enseignements

de la cabale espagnole, encouragée par des présupposés philosophico-théologiques selon lesquels la divinité et les mondes spirituels n’ont pas besoin du culte des hommes, n’a pratiquement conservé qu’un seul type de théurgie ou de théopraxie telle que nous l’avons décrite au début de cet ouvrage. Seule l’action attractrice était encore compatible avec les nouveaux critéres d’intelligibilité en vogue chez les intellectuels de la Renaissance “. Le systéme de pensée de R. Yohanan Alemanno ne gagna qu’une audience trés limitée. Ses livres n’ont pas méme été publiés par ses successeurs et demeurent pour l’essentiel sous forme manuscrite. Cependant, plusieurs de ses idées et de ses formules ont influencé quelques auteurs italiens et polonais ainsi que des exilés d’Espagne “. Nous allons étudier maintenant des cabalistes qui ont mélé des éléments de la cabale d’Alemanno 2 la cabale théosophique et théurgique traditionnelle. R. Isaac de Pise C’est encore a M. Idel que I’on doit l’identification de l’auteur de trois versions d’une lettre adressée a un cabaliste espagnol “ par un cabaliste italien contemporain de R. Yohanan Alemanno. Ce dernier, qui fréquenta l’importante famille de Pise, exerga une profonde influence sur ce R. Isaac, qui était un de ses membres. Dans le texte qu’il nous a laissé, les idées d’Alemanno et celles des caba-

listes espagnols en ce qui conceme la fonction des observances sont réunies mais n’ont pas la méme prégnance. L’influence du maitre

44. Cependant, dans quelques textes d’Alemanno, il est fait mention, comme en

passant, de la conception classique de la cabale théurgique, qui n’est pas rejetée, mais

simplement laissée en friche. Voir par ex. Ms Paris, 849, fol. 109a-b.

45. Parmi les cabalistes itatiens, M. Idel mentionne Isaac de Pise, Yehiel Nissim de Pise et Mordekhal Raphaé! Rossilo, parmi les exilés d’Espagne, il mentionne

Isaac Abravanel (voir « L’interprétation magique et néoplatonicienne », art. cit., p. 84 et p. 92 et suiv.). Nous verrons bient6t qu’il est possible d’ajouter A cette liste le nom du cabaliste polonais R. Mattathias Délacrout. 46. Il s’agit de R. Isaac Mar Hayim ; sur cet auteur, voir E. Gottlieb, Studies in

Kabbalistic Literature (en hébreu), éd. J. Hacker, Tel Aviv, 1976, p. 403 et suiv., p.

412 et suiv. et voir supra, p. 272.

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italien est trés sensible et oriente la pensée profonde de celui qui fut sans doute un de ses auditeurs. Dans la premiére partie de l’extrait que nous présentons, le cabaliste traite en termes assez généraux de la situation particuliére de la sefira Malkhout par rapport a l’ensemble des sefirot constituant le plérome divin et il montre ce qu’implique cette situation au regard de I’action des Israélites et de leur culte : « Tl nous faut croire, en vérité, que des neuf sefirot précitées une autre sefira fut €manée, qui, comme les premieres, est essence du Nom, béni soit-il, mais dont l’€manation ne se manifeste pas de maniére constante, au contraire des premieres. C’est ce qui est écrit : “... Car j’ai diminué la lune” ; il s’agit 14 d’un grand secret extraordinaire. Il est fait allusion a cette sefira dans le nom Adonay et elle est appelée Malkhout [...]. La condition de manifestation de cette sefira et de son occultation dépend de l’accomplissement des commandements de la Torah. Elle est la Providence particulire qui s’exerce uniquement sur Israél et elle ne se manifeste en plénitude qu’a Pépoque du Temple et dans le Pays d’Israél. Une des merveilles stupéfiantes est que la présence (devéqout) du Nom, béni soit-il, se manifeste dans une chose corporelle [et dans des actes corporels] sans intermédiaire. Heureux les Israélites qui méritent ce bonheur par observance des commandements, et malheur aux scélérats [qui s’en privent] ! Celui qui réfléchit & ce sujet en menant une réflexion valable, la crainte de YHVH sera sur sa face et sa joie et son amour de Dieu et de la Torah augmenteront sans mesure “. »

Un ancien récit du Talmud censé expliquer pourquoi la lune a été créée plus petite que le soleil (Houlin 60a) est regardé par R. Isaac de Pise comme la clé d’un grand mysteére relatif & la structure du monde divin. Ce n’est pas 1a une nouveauté. La lune est un symbole de la sefira Malkhout (la Royauté), et sa diminution dont parle la source rabbinique se référe au fait que la dixiéme et derniére sefira constituant le plérome, bien qu’elle soit partie intégrante de l’essence divine, ne se manifeste pas de maniére constante et est sujette a des éclipses, et cela en fonction de la conduite des Israélites. La cabale espagnole, et le Zohar en particulier, avait déja enseigné 47. Lettre de R. Isaac de Pise, version II, 6d. M. Idel, Kobez ‘Al Yad, 10, 1982, en

hébreu, p. 197-199.

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— nous avons maintes fois rencontré cette conception — que la sefira Malkhout ne dispose pas d’un épanchement propre (« la lune n’a d’autre lumiére que celle qui lui parvient du soleil ») et a besoin des influx qui lui parviennent des sefirot supérieures via la sefira Tiferet, que le soleil symbolise. Ce schéme récurrent, qui s’est imposé comme un lieu commun, subit ici un traitement original qui sera a son tour maintes fois repris par les cabalistes postérieurs et en particulier, mais pas exclusivement, par des cabalistes italiens dont R. Moché Hayim Louzzatto au xvur siécle “. La situation d’infériorité

de la sefira Malkhout ne tient pas tant, pour R. Isaac de Pise, dans le fait qu’elle a spécialement besoin des influx venant des régions supérieures du plérome, que dans le fait qu'elle ne se manifeste pas de fagon constante. Son occultation et sa manifestation dépendent de la fidélité d’Israél aux observances de la Torah ; autrement dit,

seuls les hommes et le monde inférieur sont affectés par les conséquences de leurs actes, qui leur vaut soit la manifestation de la présence béatifique de la divinité, soit son éclipse. Dans la deuxiéme partie de son exposé, le cabaliste précise sa pensée en recourant aux explications tirées de la littérature magique qu’il tient sans doute d’Alemanno : « Je vais avancer maintenant une petite proposition pour que cette chose soit plus compréhensible, et cela en m’exprimant bri¢vement. Une observation : toute puissance passant a I’acte a besoin, pour y parvenir, de certaines actions matérielles particulitres et decertaines

actions spirituelles particulitres. Mais cette opération ne se réalisera

pas si les unes sont sans les autres. En voici une illustration : la plante

Ne se contente pas de la puissance célestielle qui la “frappe et lui dit : Crois !” (Gen. Rabba 10:6), il faut lui associer une culture du sol qui lui convient, une humidité adéquate et d’autres ingrédients, il en va ainsi de tous ses semblables, l’ensemble des existants, je veux dire

quand on désire que la puissance spirituelle s’attache & une chose matérielle. Aussi, qui fait descendre une puissance célestielle pour accomplir une action définie, il lui faut servir cette puissance par des rites qui lui correspondent, jusqu’a ce que I’on soit prét pour opérer

l’action souhaitée. Et plus l’opération souhaitée est glorieuse, plus le

48. Voir par exemple Da’at Tevounot, éd. H. Friedlander, Bné Braq, 1975, p. 24 et suiv., & propos de la notion de manifestation et de dissimulation de la Face de Dieu.

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aulte doit étre glorieux ; comme si tu disais que l’attachement aux démons afin d’accomplir une action particulire est tel que l'on parvient a réaliser ce qui est souhaité par des pratiques moins nobles que celles qu’accomplira celui qui questionne les morts, car les Ames des morts sont plus élevées que les démons. Celui qui fait descendre les puissances des sphéres accomplira pour elles des rites plus glorieux et il parviendra au but voulu pour une intervention plus glorieuse. La Providence la plus haute qui soit est la béatitude de l’Ame et sa divinisation ”. Le culte le plus glorieux qui soit est le culte que la Torah enseigne et & ce propos, YHVH dit, aprés avoir ordonné la construction du Sanctuaire : “Je résiderai parmi les enfants d’Israé!” (Ex. 29-45), a savoir : lorsque la préservation de la puissance de réception aura déterminé la descente des puissances supérieures, parce qu'elle aura préservé l’affinité par des habits particuliers, des fumigations spéciales d’encens, dans des lieux définis, par des rites appropriés & des moments prescrits. Et tant que fera défaut un seul de ces détails on ne parviendra pas au but recherché, pis méme, a la place de I’avantage espéré surviendra un dommage. Aussi, quand YHVH, béni soitil, décida de prendre dans son partage la nation israélite, il leur fit connaitre la voie adéquate et les rites appropriés, ainsi que les paroles convenables, pour faire descendre et pour faire s’épancher sur eux Sa Chekhina, béni soit-il, car c’est par leur intermédiaire que la réalité de

Son existence s’établit parmi les enfants d’Israél. Mais cela n’a pas été expliqué autant qu’il le faudrait. [...] Nous avons déja dit que la puis-

sance de Dieu, béni soit-il, est en toute chose et que toute chose est

dans la puissance de Dieu. Juste est donc la sentence selon laquelle il n'est rien de matériel qui n’ait une puissance spirituelle au-dessus, et de cette fagon le monde est relié de bout en bout. Les étres d’en bas ont besoin des étres d’en haut et d’une certaine maniére, les étres d’en

haut également ont besoin des étres d’en bas, jusqu’a ce que l'univers entier devienne une seule chose *. »

L’association d’une action matérielle et d’une action spirituelle est indispensable pour que la puissance spirituelle puisse s’exprimer et s'attacher a un objet d’ici-bas. D’oi la nécessité de pratiques matérielles en vue d’obtenir la descente des influx d’en haut. C'est ainsi que la culture de la terre prépare celle-ci 4 recueillir !’"épanchement 49. Comme l'indique M. Idel, cette expression se trouve déja chez R. Judah

Halévy, dans Kouzari

1, 103 et chez R. Azriel de Gérone, Commentaire sur les

Aggadot, éd. Tishby, Jérusalem, 1945, p. 14 et note 6. SO. Lettre de R. Isaac de Pise, version li, éd. M. Idel, ouvrage cité, ibidem.

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d’en haut. Ce modéle tiré de l’expérience se trouve également, comme !’a montré M. Idel, chez R. Yohanan Alemanno, et il était en honneur dans le cercle de Laurent de Médicis que celui-ci fréquentait, puisqu’on le rencontre aussi bien dans les écrits de Marsile Ficin * que dans ceux de Pic de la Mirandole (1463-1494). Pour ce dernier en effet, la « vraie magie » qui « embrasse la contemplation la plus profonde des choses les plus secrétes et enfin la connaissance de toute la nature, faisant surgir comme de leurs cachettes, en pleine lumiére, les

forces répandues et parsemées dans le monde par le bienfait de Dieu, elle ne fait pas tellement de miracles mais plutdt elle sert avec assiduité la nature qui les accomplit [...]. Et comme l’agriculteur marie les ormes aux vignes, la magie marie la terre au ciel, c’est-a-dire le monde inférieur aux vertus et aux forces du monde supérieur * ». En sommne, la culture du sol et le culte, qui partagent d’ailleurs une méme

racine latine (colere), comme une méme racine en hébreu (‘avodah), sont deux aspects d’un méme processus visant la réception par des éléments terrestres de forces célestes ou divines. R. Isaac de Pise établit une hiérarchie des opérations magiques et rituelles, qui est fonction de la dignité et de la noblesse des degrés du monde invisible sollicités. Bien évidemment, le culte situé au sommet de cette hiérar-

chie est celui qui est professé par la Torah. II n’y a par conséquent pas de différence fondamentale entre le culte hébreu et les divers cultes paiens et magiques, mais seulement une différence de degré et d’élévation. Ce culte, dont la forme idéale était l’apanage du Sanctuaire du désert ou du Temple de Jérusalem, avait pour but, au moyen des mul-

tiples rites matériels prescrits par la Loi, de « préserver la puissance de réception », 4 savoir de maintenir constante la réception du flux des épanchements spirituels, 4 cause de l’affinité existant entre ces rites concrets et ces forces supérieures. C’est ce que la tradition juive entend quand elle parle de la descente de la Chekhina au milieu d’Israél. C’est lA une conception que ce cabaliste emprunte encore a R.

51. Voir M. Idel, « Le programme d'étude de R. Yohanan Alemanno » (en hébreu), Tarbiz, 47, 1978, p. 326-327, qui renvoie, pour Ficin, A son Commentaire sur le Banquet de Platon.

52. De la dignité de l'homme, éd. et trad. P. M. Cordier, Nouvelles Editions Debresse, 1957, p. 175.

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Yohanan Alemanno, qui préte ces propos 4 Moise : « Il dit : Je vais monter vers YHVH pour recevoir les détails des commandements en ce qui concerne deux arrangements (fiqounirm) ; le premier est la préservation de la puissance de réception, ce qui est la fonction du Sanctuaire et de ses ustensiles *. » Nous avons déja rencontré dans le Ma’arekhet ha-Elohout une formule quasiment identique a celle dont font usage Alemanno et Isaac de Pise “. L’exactitude et la perfection dans I’accomplissement des rites est 1a condition de leur réussite. Le non-respect rigoureux des régles aboutit non seulement a !l’échec des

opérations sumaturelles, mais expose 4 des incidents nuisibles, comme

la venue de forces démoniaques. En conclusion, l’auteur rapporte une considération générale devenue, depuis R. Isaac Il’Aveugle, le bien commun de la cabale : 4 tout ce qui est en bas correspond en haut une puissance spirituelle ©. L’univers, par-dela ses multiples plans d’existence, est un continuum rempli de la puissance divine. Les derniéres lignes sont a cet égard particulierement intéressantes : si les étres situés au bas de la grande chaine cosmique ont besoin des étres d’en haut, c’est seulement « d’une certaine maniére » que les étres d’en haut ont besoin des étres d’en bas. Cette simple restriction, qui atténue la hardiesse d’une conception majeure de la cabale théurgique, est trés caractéristique de la mentalité des cabalistes italiens marqués par l’esprit de la Renaissance, soucieux de ménager & la fois la tradition ancienne qu’ils vénérent et sur laquelle ils s’'appuient, et la nouvelle culture scientifique des premiers Renaissants. La rationalisation des données de la cabale théurgique, déja esquissée dans le Ma’arekhet — livre qui fut trés prisé par les cabalistes italiens de cette Epoque — s’effectue par un recours a une explication magique de la nature. Un processus identique est sensible dans les écrits de R. Yehiel Nissim de Pise, qui était un neveu de R.

Isaac :

53. Cité par M. Idel, dans « L’interprétation magique et néoplatonicienne de la cabale a la Renaissance » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, 1982, 4, p. 82, & partir du Ms Oxford, 2234, fol. 201b. Les auteurs auxquels Alemanno lui-méme emprunte cette conception, sont, selon M. Idel, R. Samuel ibn Sarsa et Profiat Duran. 54. Voir supra, p. 239. 55. Voir supra, p. 75 ss. et sur place, la note 11.

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« Juest st cee que nous avons dit : le ciel a été créé & cause de Vhomme parfait puisque, grace A ce dernier, les réalités inféri eures sont relies aux réalités supérieures ; l'on dirait Presque que les réalités supérieures elles-mémes s’unissent de facon totale [grace a

Vhomme], ainsi que le disent nos maitres, de mémoire bénie : “Que

la Chekhina soit au milieu d’Israél, c’est un besoin de I’En haut” et PEcriture dit : “Que feras-tu pour ton grand Nom ?” (Josu é 7:9) *

[...]. Grace & Israéi la grandeur et la transcendance de YHV H sont

connues, ce qui est le but de l’existence des étres, et ils relient et unissent tous les mondes, celui d’en haut et celui d’en bas”. »

Si cet auteur affirme sans nuance que l’homme parfait (ou Israél qui est identifié a lui) assume une fonction qui est le but méme de la création, parce qu’il réalise Iunion de tous les mondes et fait connaitre la grandeur de Dieu, il ne peut s’empécher d’int roduire une restriction dans la portée de cette activité : le mot « presque » surgit a point nommé pour relativiser la conception des cabalistes espagnols de l’école du Zohar d’aprés laquelle !’action de ’'homme atteint le plérome divin et assure son harmonie. Hormis ce « presque », les citations comme I’exposé lui-méme se situent dans la ligne de pensée des maitres de la cabale théurgique judéo-espagnole. Les cabalistes italiens de la fin du xv‘ siécle ont intro duit une nouvelle fagon de traiter de I’action théurgique. Trés curie usement, c’est en faisant appel a la magie, regardée comme une scien ce naturelle d’ordre supérieur, qu’ils ont tenté de rationaliser les conceptions de leurs prédécesseurs espagnols et de les rendr e plus acceptables aux yeux des intelligences modernes, ouver tes et sensibles 4 la philosophie. Les nuances et les restrictions qu’ils ont apportées pour débarrasser les traditions mystagogiques de leurs expressions mythiques, leur fagon d’accepter avec entho usiasme certaines traditions espagnoles tout en les adaptant a une vision du monde post-médiévale, eut un impact assez considérable sur une Partie des développements ultérieurs de la cabale. Les échos de

56. Ces deux citations et leurs sources ont été Tapportées et étudiées supra, p. 247 et 248. 57. « Discours sur l’homme juste et le but de Vunivers, par R. Yehiel Nissim de

Pise » (en hébreu), éd. S. G. Rosenthal, Kobez Al Yad, 8, 1976, p. 470.

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leurs ceuvres sont perceptibles jusque dans les écrits cabalistiques d’importants auteurs italiens et russo-polonais du xvi‘ et du XIx* siécle. Leur influence fut cependant trés réduite dans les années qui suivirent l’Expulsion *. R. Mattathias Délacrout Cabaliste polonais qui fleurit au milieu du xvr° siécle, R. Mattathias Délacrout étudia la cabale ainsi que |’astronomie, les mathématiques et les sciences profanes en Italie (Bologne, 1550). Ce qui l’amena 4 traduire des ouvrages scientifiques du latin vers

l’hébreu. A bien des égards, cet auteur peut étre considéré comme

ayant tenté brillamment de conjoindre la cabale espagnole et la cabale italienne de |’école d’Alemanno. Sa contribution a la conception théurgique du culte concerne aussi bien les commandements que la priére. Cette derniére est abordée dans ses deux registres : pri¢re obligatoire et supplique personnelle en vue d’obtenir une faveur spéciale. Comme nous allons le constater, l’un et l’autre registre ne différent pas quant a leur mode d’action surnaturelle. Commentant le Cha’aré Orah de R. Joseph Gikatila, R. Mattathias s'efforce de décrire le processus théurgique mis en branle par "homme qui prie pour avoir des enfants. Il ne s’agit évidemment pas de la pri¢re collective et obligatoire, mais d’une oraison facultative et personnelle destinée a obtenir un bien trés précieux aux yeux de la tradition juive, qui a fait de l’engendrement un impératif important. Cependant, les analogies avec le texte de R. Joseph Alcastiel, qui traitait de la priére obligatoire, sont nombreuses, ce qui au demeurant ne

doit pas surprendre ; R. Mattathias cite ce dernier ailleurs dans son

commentaire (apud Cha’aré Orah, fol. 11b, note 1), qu’il avait donc lu

et apprécié. Ce passage explique la fonction « génésique » de la sefira Yessod, que symbolise le pénis, et des sefirot Netsah et Hod, que symbolisent les testicules. Quand un homme formule une priére pour

58. M.

Idel, dans « Jewish Magic from the Renaissance Period to Early

Hasidism », Religion, Science and Magic, in Concert and Conflict, New York, Oxford

University Press, 1989, p.-91, note qu'une influence éventuelle d’Alemanno sur Cordovéro est possible bien qu'elle doive étre trés limitée.

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avoir une descendance, il doit, trés logiquement, s’adresser particulierement aux dimensions du plérome représentant la fécondité divine et sa puissance d’émission d’influx ontiques dans les mondes inférieurs. L’appareil séminal du plérome, les sefirot Yessod, Netsah et Hod, sont donc sollicitées 4 cause de l’homologie fonctionnelle existant entre elles et le dispositif sexuel humain. Mais si ces sefirot constituent l’objet central des concentrations et des méditations (kavanot) de la

priére, l'ensemble du systme des émanations est mis en branle selon une procédure codifiée. Les normes établies par R. Joseph Gikatila forment la base du développement de R. Mattathias Délacrout, il convient donc de citer au préalable les lignes principales de l’exposé du maitre espagnol. Celui-ci propose une interprétation de la prire d’Anne, qui, suivant le récit biblique, a imploré Dieu pour avoir un

fils. Le voeu qu’elle formule d’abord est, aux yeux du cabaliste, une

adresse a la sefira Binah, le nom divin qu’elle Evoque ensuite (YHVH Tsévaot) est une référence aux sefirot Netsah et Hod :

« Sache que tous ceux qui se présentaient pour prier devant YHVH, béni soit-il, et Lui demander des enfants, se concentraient en direction de Netsah et Hod afin d’attirer l’épanchement vers le nom

Adonay {= sefira Malkhout], car c’est & partir de [Netsah et Hod] que sont épanchées, selon leurs esptces, toutes les armées du ciel et de la terre [= les anges et les étres vivants de rang inférieur], et I'influx parvient a toutes les esptces pour faire pousser et grandir chaque espéce selon sa nature. [De ces deux sefirot] procéde la puissance de germination dans les végétaux et les arbustes et dans tous les arbres fruitiers. D’elles procéde la puissance d’engendrement dans tous les engendrements du monde. “Le livre des engendrements de I’homme” (Gen.

5:1) dépend de ce lieu [du plérome divin]. D’elles procéde la puissance de croissance dans toutes les choses qui grandissent en ce monde, dans chaque étre vivant, et cela, lorsque [les sefirot] Netsah et Hod se réunissent auprés de [la sefira] Yessod. C’est en direction de cette dimension que se concentraient en priant tous ceux qui se présentaient

pour demander des enfants 4 YHVH, béni soit-il. Ils pénétraient d’abord par leur prigre dans le Palais de YHVH des Armées [= Netsah et Hod], afin de monter dans les hauteurs jusqu’a la [sefira] Binah [...], celle-ci attire les enfants hors de la [sefira] Keter, hors du lieu appelé Constellation. [...] Anne évoqua dans sa pritre ® le lieu 59. La pritre d’Anne est rapportée dans I Samuel 1:11.

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d’engendrement de tous les engendrés et de 1a elle monta jusqu’a la Binah, qui attire les enfants hors de la Constellation, Keter, qui est

la Constellation supérieure [...]. Celui qui veut engendrer des en-

fants a l’aide du miracle doit s’élever jusqu’a ce lieu » (Cha’aré

Orah, fol. 36b-37a).

Un adage du Talmud, selon lequel avoir une descendance ne dépend pas du mérite personnel mais de la « constellation » astrolo-

gique, autrement dit est un effet de la chance (Moéd Qatan 28a), est

transformé ici en l’expression d’une vérité théosophique, la constellation étant entendue comme une appellation de la premiere sefira, Keter (la Couronne). La hauteur a laquelle le suppliant doit faire monter sa requéte pour obtenir une descendance et donc le point du plérome sur lequel il doit se concentrer mentalement, est le degré le plus élevé du monde divin, que notre cabaliste identifie avec le En Sof méme, I’Infini, source primordiale de toute vie. La troisiéme sefira, la Binah (Intelligence), souvent représentée comme la Mére du cosmos divin, joue cependant un réle clé. Elle est la médiatrice qui, en tant que point de départ de |’émanation, étape a partir de laquelle l’épanchement se différencie et se déploie en un systéme ordonné, tire les futurs « enfants », A savoir leurs essences éternelles, du sein de

la premiere sefira, et les fait procéder vers les degrés inférieurs du plérome. II n’est pas fait de mention explicite de la deuxiéme sefira, la Hokhmah (Sagesse), mais le commentateur que I’on va étudier ne se fera pas faute d’y référer. La sefira Malkhout (Royauté) est la porte d’entrée de toutes les prigres ; il est par conséquent normal que Porant doive au préalable s’élever mentalement jusqu’a elle pour gagner ensuite les sefirot Yessod, Netsah et Hod, qui sont les centres spirituels du plérome oi se fixent les essences des enfants a venir et ot elles s’élaborent sous la forme d’4mes individualisées. Mais ce réle fécondateur,

ces sefirot l’exercent

4 l’égard

de l’univers

entier

puisqu’elles sont la force qui fait germer et croitre différenciellement tout ce qui est doué de vie, du régne végétal jusqu’aux anges, en passant par l'homme. R. Mattathias Délacrout commente ce passage en apportant des précisions utiles : « “Le livre des engendrements de I"'homme (Gen. 5:1) dépend de

ce lieu”. Explication : le Yessod est attaché 4 eux [Netsah et Hod] car

il comporte tous les engendrements de I"homme dessinés et tracés, &

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVF SIECLE l'image d'un Eivre sur lequel on écrit, c’est le secret de la “semence” et

a son

il est dit dans le Bahir : “De l’orient je ferai venir ta se-

mence (Es. 43:5), car de la vient la semence d’Israél, semence de la

Paix” (§ 155). C'est pourquoi, quand Netsah et Hod se joignenta

[Yessod], eux qui sont le secret des deux Testicules du Maile, selon le

mystére de la physiologic subtile, exptiquée plus haut dans !’introduction, les enfants en découlent. Pour cette raison, tous ceux qui se préseatent devant Dieu, béni soit-il, pour demander d’ avoir des enfants,

se concentrent [en priant] sur ces dimensions (du piérome]. Pour cela, il faut faire monter sa pensée de bas en haut, afin de conjoindre la

Femme, qui est la Malkhout, 4 Yessod, qui est le secret de I’Alliance de circoncision, selon le mystére de “mémorer” et “garder”, et en conjoignant les deux Testicules précités & la Colonne Vertébrale qui est le Pilier Central [la sefira Tiferet] atteignant I’en haut grfce a

l'union des Bras du monde [sefirot Hessed et Guevoura] ; et de 1A [on

fait monter sa pensée auprés} du Pére et de la Mére, qui sont le secret

de Hokhmah et Binah, en union avec la Volonté qui est Keter, secret

de la Source et de la Constellation supérieure, d’od s’écoule et descend la force de toute chose. Ensuite, en suivant le chemin du retour, on fait descendre dans sa pensée I’influx du Cerveau regroupant les trois [sefirot supérieures], en longeant la voie de la Colonne Vertébrale, en passant par les Bras, jusqu’aux deux Testicules et jusqu’a I’Alliance du

Pénis du Male, et de 1a vers son Puits [= Malkhout], secret de la Vulve

de la Femelle, diad@me de son Epoux. Telle est la procédure du mystére de I’épanchement des enfants et de la vitalité recélés dans les trots entités supérieures, [émanant] dans I’ Arbre de Vie — Tiferet - et de hui vers le Dieu vivant [= Yessod] et de la vers la Terre de la vie

[= Malkhout]. La nourriture aussi dépend de la méme [trajectoire]»

(Commenuaire sur le Cha’aré Orah, fol. 37a).

Il s'agit de concentrer d’abord sa pensée, en un mouvement ascendant, pour établir les conjonctions sefirotiques nécessaires et en premier lieu pour opérer I’union de la sefira Yessod (I’entité masculine) et de la sefira Malkhout (I’entité féminine). Cette union étant réalisée, la pensée peut poursuivre sa montée, a travers les organes du corps subtil que constituent les sefirot, jusqu’é la Source premiére d’od tout Emerge. Ensuite elle doit redescendre en suivant le méme circuit, mais en sens inverse. Dans sa descente, la pensée de I’orant

entraine avec elle l’influx vital et fécondant issu des trois sefirot supérieures (Keter, Hokhmah, Binah), et celui-ci, aprés un parcours par étapes et systématique, finit par parvenir au « pénis » du plérome, la sefira Yessod, qui enfin l’introduit dans le lieu matriciel de la Femelle

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d’en haut, la sefira Malkhout, identifiée au « point de Sion » dans un célébre passage du Zohar (voir III, 296 a-b), dont ce texte utilise la nomenclature. En voyageant par la pensée a travers la hiérarchie du plérome, il semble que le théurge effectue la traversée mentale de sa propre forme corporelle, de bas en haut puis de haut en bas, forme corporelle qui doit comprendre sa propre épouse, puisque c’est au sein de la sefira Malkhout, qu’elle représente, que les influx fécondants aboutissent en dernier lieu. Ces influx ne se concrétisent pas seulement pour le théurge sous la forme d’enfants, ils peuvent devenir aussi nourriture pour assurer le maintien de la vie. Encore une fois, le cosmos divin extérieur et la réalité intérieure, organique du cabaliste, sont homologues et se superposent parfaitement. L’un est non pas le simple reflet de l'autre, mais tous les deux manifestent en des secteurs distincts de l’étre, la méme structure et le méme systéme ontologique, ce qui rend leur communication et leur commutation pos-

sible voire nécessaire ®.

Un des intéréts du texte que !’on vient de lire est qu'il traite du moyen théurgique d’obtenir l’exaucement d’une requéte personnelle, sans que I’on puisse le considérer comme étant, de quelque fagon, un texte magique. II décrit un rituel mental qui doit toute son efficacité 4 un systéme de correspondances et d’évocations fondé sur un modéle biblique, lui-méme décodé a l'aide d'une grille de lecture située au ceeur de la tradition religieuse la plus autorisée et la plus officielle. Méme si, comme on va le voir, des éléments tirés de sources magiques ont joué un réle dans |’élaboration de telles pratiques, ces éléments ont été intégrés dans une structure théologique et insérés dans le noyau des priéres licites de fagon telle qu’ils ont perdu leur qualité magique premiére et ont acquis un nouveau statut au sein de la religion. Dans un autre passage du méme commentaire, R. Mattathias

60. Je préfére ne pas aborder ici l'étude comparée de ce texte avec les descriptions

tantriques des chakras et de |’élévation de la puissance du serpent, la Kundalini, le long

d'une série de centres & la fois corporels et spirituels, que nous fournit une importante littérature hindoue. Au reste, un essai comparatiste a déja été tenté ailleurs, auquel je renvoie le lecteur intéressé. Voir un ouvrage collectif, From Jerusalem to Benares, éd.

par H. Goodmann, a paraitre prochainement aux U.S.A., en particulier, « Union and Unity in Kabbalah and Tantricism », de E. Chalier-Visuvalingam et Ch. Mopsik.

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV’ AU XVF° SIECLE

Délacrout évoque explicitement des traditions magiques anciennes et la teneur de ses propos témoigne a la fois de la distance entre théurgie et magie et de leur communauté d'origine. Les rites religieux capables d’action surnaturelle peuvent soit devenir des rites magiques quand ils sont détachés du contexte social de la religion collective, soit devenir des rites théurgiques quand ils sont l’objet d’une élaboration intellectuelle qui propose de rendre compte de leur efficacité en les intégrant dans un syst¢me de représentations qui a une base spéculative. Mais par ailleurs, il est tout a fait possible que des pratiques et des représentations magiques soient secondairement rattachées & la religion collective et subissent une réélaboration spéculative qui les transforme en pratiques théurgiques. Il existe en effet des liens historiques entre les élaborations théurgiques des cabalistes et les traditions magiques juives qui remontent assez loin dans le temps, et qui, elles-mémes, pourraient dériver d'un stade de développement antérieur de la religion. Un important cabaliste du xvr‘ siécle, R. Moise Cordovéro, a explicitement établi une relation entre I’action des commandements et des rites en général (y compris des priéres) et celle des pratiques de la magie, relation qu’il développe dans ses Legons au sujet des anges *. Cependant, nous ferons encore appel 4 un passage du commentaire de R. Mattathias Délacrout sur le Cha’aré Orah pour réfléchir sur cette connexion.

Les noms divins dont la Torah est composée,

d’aprés un ancien traité de magie juive, le Sefer Chimouché Torah,

61. Derichot bé-'inyéné Malakhim, extrait de son commentaire sur le Zohar publié par R. Margaliot dans son Sefer Malakhé Eliyon, Jérusalem, 1945. Voir aussi sa présentation de la pri¢re comme activation du pouvoir attracteur des lettres, au moyen, entre autres, de la visualisation des couleurs correspondant & chaque sefira, et de l’usage mental et vestimentaire des couleurs pour attirer divers influx spirituels, qu’il compare a la confection des amulettes, dans son Pardés Rimonim, Portique 10, chap. 1 (fol. 59c), et 27 chap. 1 et 2, textes commentés par M. Ide! dans « Jewish Magic from the Renaissance Period to Early Hasidism », dans Religion, Science and Magic in Concert and Conflict, Oxford University Press, 1989, p. 91-94 ; et voir du méme, « La pritre kabbalistique et les couleurs », dans Priere, mystique et judatsme,

Presses Universitaires de France, Paris, 1987, p. 117-119 et dans le méme recueil, voir, de N. Séd, « La “kawwanah” selon le »00ur chapitre du “Pardes Rimonim” de R. Motse Cordovéro », p. 202-205.

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et dont l’usage permet d’accomplir toutes sortes de prouesses mira-

culeuses, sont associés ici au systéme des sefirot, ils entrent dans le

processus émanatif a travers lequel Dieu agit dans le monde et que Phomme qui en connaft le fonctionnement est capable d’activer pour ses propres besoins. L’exposé qui suit est un exemple parfait de la fagon dont des rites magiques de date ancienne ont été transformés, par les cabalistes, en pratiques théurgiques. Il présente de surcroit l’intérét de constituer une tentative d’explication théorique de I’action des invocations et des priéres :

« Les noms [évoqués dans la Torah] sont les noms glorieux de Dieu, béni soit-il ; ces noms procédent des dix sefirot [...]. Tous les autres noms contenus dans la Torah proviennent de la puissance de la

combinaison des lettres, ce sont des noms formés par le biais [de la

combinaison] des 22 lettres de l’alphabet, ils sont tous attachés au Chém ha-meforach, qui est le Nom de quatre lettres. Et, parce que ces dix dimensions comprennent de nombreux aspects, en fonction de la modification de leur nourrissement et de leurs actions, et en fonction des puissances qui se déploient en chaines a partir d’elles vers le bas, les noms et les appellations {qui expriment ces aspects] se sont multipliés au point que la Torah toute entiére est remplie de noms et d’appellations. Chaque nom et chaque appellation posséde une autorité et une fonction propre, leur puissance est grande sur toutes les choses existantes par la volonté de Dieu, béni soit-il, qui agit par leur biais,

certains étant orientés vers le jugement, d’autres vers la miséricorde, car ils constituent la Cour d’en haut et le Tribunal du Saint béni soitil. Par le biais de ces noms, le Dieu, béni soit-il, commande aux anges du monde intermédiaire d’agir en bas, et l'homme pur, préparé a cela, connaisseur du secret de l’invocation de ces noms selon !’ordre du pouvoir qu’ils exercent et d'aprés [la fonction] qui leur est impartie et qui connait l’aspect singulier de leur émanation, cet homme aura la capacité d’agir par eux a son gré, sa priére sera exaucée et il accomplira miracles et prodiges instantanément — d’oi le théme des adjurations. En effet, tous [ces noms] se tiennent en tant que palais, chacun [gouverne] également des anges particuliers dans le monde des anges, de facon telle que I"homme qui en est apte, adjure l’ange par le nom qui le régente pour qu'il accomplisse un acte défini ; aussit6t les influx spirituels des dimensions (sefirotiques] s’épanchent vers le bas dans le monde des anges, et 1a ce flux spirituel revét la forme des lettres composant les noms, les appellations et les adjurations qu'il invoque, et, sur instant, sa demande est satisfaite. Telle est la partie pratique de la sagesse de la Cabale : notre langue et notre écriture n’étant pas

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comme les autres, les lettres posstdent vitalité et spiritualité, ce sont des réalités Eémanées de Lui, béni soit-il. C’est ce qui a été dit au sujet de R. Hanina ben Teradiyon, qui voyait que le parchemin [de la Torah] brOlait tandis que les lettres s’envolaient [Avoda Zara 18b]. Et dans notre priére nous récitons cette formule : “Ses paroles [de Dieu] sont vivantes et substantielles.” C’est ainsi que toutes les

lettres, tous les mots et tous les versets de la Torah posstdent aussi

des autorités et des facultés spécifiques. En les invoquant, ces textures composées [de lettres] agissent 4 la maniére de teintures médicinales. Mais 4 cause de nos fautes, depuis longtemps les visions ne sont plus fréquentes, leur souvenir s’est amoindri sur la terre, et

quant au peu qui reste, nous n’avons pas le droit d’en faire usage »

(Commenuaire sur le Cha’aré Orah, fol. 1b).

Cet admirable texte dépend étroitement des enseignements de R. Yohanan Alemanno @. I] nous montre comment certains cabalistes ont

62. Le présent texte semble étre une citation truffée de gloses d'un passage de la lettre de R. Isaac de Pise dont nous avons traduit plus haut un extrait et qui est elleméme tributaire de l'enseignement de R. Yohanan Alemanno. Ce passage se trouve au début de la troisitme version de cette missive publiée par M. Idel. En voici une traduction : « Les mondes sont au nombre de trois, je veux dire que les degrés des créations sont divisés en trois grandes parties et chacune d’entre elles en de nombreux degrés. La premiére partie, ce sont les noms saints qui sont des essences véritables possédant une existence tangible, ils procédent de la puissance de combinaison des lettres des dix noms glorieux de Dieu, béni soit-il, qui sont les dix sefirot, par le biais des 22

[lettres) et ils sont tous attachés au Chem ha-meforach, qui est le nom de quatre lettres. Leur puissance est grande et prodigieuse sur toutes les choses existant par la volonté

de Dieu qui agit par leur biais et ils constituent |'Homme d’en haut. Certains sont appelés “main”, d'autres “ceil”, et ainsi de suite pour les autres organes. Et lorsque les

Israélites sont sanctifiés par la sainteté de la Torah, ils sont unis 4 ce monde-la. Certains peuvent agir selon la grace, d’autres selon le jugement, d'autres encore selon la misézi-

corde, suivant la volonté de Dieu, béni soit-il. Ils sont comme la Cour d’en haut et

[comme] le Tribunal du Saint béni soit-il. Par leur biais, le Dieu, béni soit-il, commande

aux anges divins du monde intermédiaire d’agir sur les étres d’en bas. Ils constituent en

eux-mémes la matiére de la Torah qui est toute entitre remplie de noms saints. Et Phomme pur, expert dans leur invocation selon les secrets de la cabale en un temps et un lieu approprié, préparé a cela, et qui connaft la modalité de leur émanation a partir de Dieu, béni soit-il, je veux dire de son grand Nom, aura la capacité d’agir par eux & son gré et d’accomplir des miracles et des prodiges instantanément. Tous se tiennent en tant que palais, et chacun dispose d'un ou de plusieurs anges particuliers dans le monde des anges, de facon telle que homme qui en est apte adjure l’ange par le nom

qui le régente pour qu’il accomplisse un acte défini : aussit6t sa demande est satisfaite. Telle est la partie pratique de la sagesse de la Cabale. Mais & cause de nos nombreuses

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théorisé les procédés magiques enseignés par 1a littérature juive ancienne et par des sources non juives, comment ils leur ont donné une dimension théosophique et une valeur spirituelle et les ont intégrés au discours théurgique orthodoxe. La nature et le réle des noms divins, qui tous dérivent du Tétragramme et dont la Torah est entitrement constituée, est le coeur du présent développement. Ces sont représentés comme des « palais » ou des « temples », ils font office de réceptacies qui attirent et concentrent « les influx spirituels », ce qui fait d’eux des outils idéaux pour manipuler, par leur invocation, les anges qu’ils régissent ©. Dieu agit dans le monde matériel au moyen de ces noms, l'homme qui sait les utiliser acquiert donc un pouvoir pareil au sien. Cette puissance démiurgique lui assure !’exaucement immédiat de ses priéres et fait de lui un thaumaturge. L’explication de ce pouvoir de type magique, que l'usage de noms appropriés confére a l'homme, est intégrée aux principes de la religion juive et entre par la méme dans le cadre classique de la théurgie de la cabale. Cette transformation de la magie des lettres et des adjurations d’anges en une pratique licite, est facilitée par la conception rabbinique ancienne concernant la langue hébraique et les lettres de la Torah, britvement évoquée. La langue et I’écriture hébraiques se distinguent, selon notre auteur, de toutes les autres. Parole vivante de Dieu au sens le plus concret, la Torah et tous les signes qui y sont écrits sont des séries de noms capables de déclencher, si on les invoque correctement, |’épan-

chement de la puissance émanatrice qui prendra la forme voulue pour

fautes, depuis longtemps les visions ne sont plus fréquentes aprés leur souvenir [!] de la terre » (Kobez al Yad, 10, 1982, p. 200-201 et voir les notes de M. Idel qui accompagnent son édition). A quelques endroits, la citation de R. Mattathias Délacrout permet de corriger le texte du manuscrit publié par M. Idel, qui a ignoré le texte de Délacrout. Comparez aussi avec un écrit de R. Moise Cordovéro, Pardés Rimonim, 27:2 (fol. 59cd), que nous citons infra, p. 421.

63. M. Idel a montré que lidentification des lettres ou des noms avec des « palais »

dérive de la littérature magique arabe sabéenne, od ils désignent les planétes qui jouent

le rdle d’intermédiaires entre Dieu et les créatures. Voir « Perceptions of Kabbalah in the second half of the 18th century », Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol.

I, 1992, p. 83-84. Référence est faite a S. Pinés, « Shi'ite Terms and Conceptions in Judah Halevi’s Kuzari », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, vol. 11, 1980, p. 196197. Le terme arabe pour ces astres collecteurs de la spiritualité divine est al-hayakil al‘ulwiyya (temples d’en haut).

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agir sur les anges et déterminer leurs actions. Le texte sacré est une

texture composite dont chaque élément pris séparément posséde un pouvoir particulier qui peut étre associé au pouvoir de tout autre élément afin d’obtenir l'effet recherché. La conclusion du passage renvoie a un passé révolu la connaissance précise de ces invocations et la possibilité d’en faire usage. Le pouvoir thaumaturgique obtenu jadis par la connaissance des effets surnaturels de ces noms appartient désormais a histoire ancienne et il n’est plus permis de s’adonner a ces pratiques adjuratoires et a ces pritres de type magique. Méme remises dans le cadre de la théosophie de la cabale et légitimées de ce fait

comme rites théurgiques, ces opérations sur les lettres et les noms di-

vins ne sont plus d’actualité, non pas & cause de leur caractére illicite en soi, mais 4 cause de l’impureté régnante et du manque de mérite de la génération. Trés curieusement, c’est la trop grande impiété du moment qui ravale au rang d’une magie interdite les usages théurgiques des noms divins, qui, en d’autres temps, seraient considérés comme des pratiques non seulement légitimes, mais de haute valeur religieuse. Le lien historique entre la magie ancienne et les implications théurgiques que des cabalistes ont élaborées 4 propos de I’invocation des mots de la Torah, est patent et indéniable. Ce lien n’a pas encore assez retenu I’attention des savants, a l'exception notable de

M. Idel “. La cabale pratique © et l’accomplissement des comman-

64. M. Idel a étudié la relation entre la cabale et la magie a travers I’ceuvre de ca-

balistes comme R. Yohanan Alemanno, I’auteur inconnu du Sefer ha-Méchiv, R.

Joseph della Reina, R. Motse Cordovéro, Abraham Yagel, et des auteurs hassidiques. Voir « Jewish Magic from the Renaissance Period to Early Hasidism », dans Religion, Science and Magic in Concert and Conflict, Oxford University Press, 1989, p. 82-117 ; sur "usage magique des lettres, voir p. 93-94. Voir aussi du méme auteur,

& propos de Yohanan Alemanno, « The Magical and Neoplatonic Interpretations of

the Kabbalah in the Renaissance », Jewish Studies in the Sixteenth Century, Cambridge, Mass., 1983, p. 186-242 ; « Perceptions of Kabbalah in the second half of the 18th century », Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 1, 1992, p. 85 et

suiv. ; et & propos du Sefer ha-Mechiv : « Inquiries in the Doctrine of Sepher haMeshiv » (en hébreu), Sefounot, 17, 1983, p. 185-266. Voir enfin « An Astral-Magical

pneumatic anthropoid », Incognita, vol. 2, 1991, p. 9-31. 65. L’expression « cabale pratique » qui apparaft au xIV° siécle se répand a partir

du xv° sidcle. Elle dérive d’une formule du Guide des égarés de Matmonide, qui différencie science théorique et science pratique. Voir G. Scholem, Kabbalah, Dorset Press, New York, 1967, p. 182.

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dements ordinaires relévent d’une structure théorique et d’un systéme d’explication identiques, ce ne sont pas deux genres totalement distincts. Cette connexion est clairement affirmée dans un autre texte de R. Mattathias Délacrout : la relation entre les commandements de la Torah et les paroles magiques est établie a partir de leur référence commune au monde des sefirot : « Tous les commandements de la Torah font allusion a un certain nom ou appellation ou dimension parmi les dimensions, qui sont les sefirot, en témoigne le Sefer Chimouché Torah (Livre des usages de la Torah), qui extrait plusieurs noms de plusieurs sections du Texte du Pentateuque en substituant les lettres et en les combinant, jusqu’a ce qu’elles soient activées par des actions extraordinaires ; tu trouveras la méme chose dans le Sefer Chimouché Téhilim (Livre des usages des Psaumes) pour de nombreux noms et leurs appellations, et déja de nombreux livres ont été rédigés au sujet des noms émergeant des versets de la Torah et des Prophétes, tels le livre Pelia, le Chimouché Rabba et Zouta “ et le Sefer Raziel » (Commentaire sur le Cha’aré Orah, fol. 2a). Les ouvrages mentionnés sont des traités, anciens ou médiévaux,

de magie juive, qui contiennent diverses formules et recettes pratiques utilisant les noms divins dont la Torah et le livre des Psaumes sont constitués. Ces écrits poursuivent diverses fins utilitaires : se préserver des dangers et des maladies, obtenir santé et prospérité, vaincre ses ennemis, se faire aimer d’une femme, se protéger des démons, etc. Les rites commandés par la Loi ont, selon cet auteur, le méme type d’effectivité magique, mais c’est 4 l’intérieur d’une conception théurgique élaborée théoriquement qu’ils s’insérent. Le méme cabaliste traite quelques lignes plus loin de cet arri¢re-plan théorique complexe (fol. 2b) en faisant appel 4 une conception de la forme humaine créée a l’image d’un archétype divin et capable de s’actualiser 4 travers l’effectuation des commandements et, ce faisant, d’interférer avec les structures supérieures archétypales du plérome assimilées aux Idées platoniciennes, dénommeéees ici « Idées saintes, pures et intérieures », suivant une citation du Sefer ha

66. Sur ces traités médiévaux, voir Scholem, Tarbiz, 16, 1945, p. 196-209.

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Emounot de R. Chem Tov ben Chem Tov ®. La présence de concepts platoniciens et néoplatoniciens dans des écrits cabalistiques traitant de théurgie n’est pas une nouveauté, bien au contraire, elle s’affirme dés les premiers exposés des cabalistes du

Languedoc et de Catalogne. On la voit réapparaftre ensuite a plusieurs occasions, jouant un réle plus ou moins explicite mais sans doute essentiel au mouvement de la pensée. La fagon dont les cabalistes ont abordé la priére a parfois inquiété les autorités rabbiniques. Le systme des kKavanot ou concentrations dirigées sur telle ou telle sefira, semble en effet porter atteinte a l’unicité divine et déja R. Méir ben Siméon de Narbonne,

vers 1230, avait lancé de vives attaques contre cette dangereuse conception “. En tentant de répondre partiellement a cette crainte souvent

exprimée

par les rabbins adversaires de la cabale,

R.

Mattathias Délacrout nous donne quelques précisions sur l’action théurgique des priéres :

« “Jacob invoqua El Chadday” [...] cela ne signifie pas qu'il se concentra exclusivement sur ce nom, mais il demanda & YHVH, béni soit-il, en joignant toutes les sefirot, qu’il le satisfasse, & partir de la dimension qui comprend en son sein la chose dont il avait besoin [...]. Dans le responsum de R. Isaac bar Chéchet [N° 156] ®, [ce maitre] dit ceci : “Une fois, je demandai a un sage versé dans le Talmud et la cabale, qui était tres pieux, comment il se fait que les cabalistes se concentrent a l’occasion de telle bénédiction sur une certaine sefira et a loccasion de telle autre bénédiction sur une autre sefira : est-ce qu’il y a de la divinité dans les sefirot pour que !’on prie en s’adressant & elles ? Il répondit : Dieu préserve que la pritre soit adressée [4 tout autre hormis I'Infini, béni soit-il et béni soit son nom, qui est comme

la cause de toutes les causes], mais cela ressemble & quelqu’un qui a une querelle et qui demande justice au roi : il lui demande d’ordonner

a celui qui fait fonction de juge de juger sa cause, et [il ne le prie] pas

67. Citation qui est d’ailleurs abrégée d’un texte se trouvant dans le Sefer haEmounot (Livre des croyances), éd. Ferrare, 1556, fol. 61a-b (porte VI, chap. 3). Sur cet ouvrage, voir supra, p. 254. 68. Voir G. Scholem, Les Origines de la Kabbale, Paris, 1966, p. 52 et 421 passim.

69. Ce responsum a été publié dans son intégralité par A. Jellinek, en appendice de son recueil de textes cabalistiques intitulé Guinzé Hokhmat ha-Qabbalah, Leipzig, 1853. R. Isaac ben Chéchet écrit en Espagne vers la fin du xv‘ sitcle.

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de mander I’intendant qui régit les finances, car sa supplique serait erronée. De méme, si l’on demande au roi un présent, on ne le prie pas de mander le juge, mais on l’implore de mander l’intendant. Si l'on

demande également du vin, on le prie de solliciter le sommelier, et si

c’est du pain, le panetier. Il en va ainsi en ce qui concerne la pritre qui est toujours adressée au Nom, béni soit-il (a savoir au En Sof, le Roi des rois des rois), sauf que l’on concentre sa pensée pour attirer Pépanchement vers la sefira liée 4 la chose demandée ; c’est aussi le cas pour la bénédiction sur les justes lors de laquelle on se concentre sur la sefira appelée Hessed, qui est I’attribut de miséricorde, et pour la “bénédiction” sur les hérétiques durant laquelle on se concentre [sur la sefira] Guevourah, qui est !’attribut du jugement, et ainsi des autres bénédictions. Et ce pieux sage m’expliqua quelques concentrations pratiquées par les cabalistes, et cela est tres bien. Cependant, qui nous fera pénétrer tout cela ! Aussi, il vaut mieux prier simplement vers Dieu, béni soit-il, avec concentration, et Lui sait de quelle fagon satisfaire la supplique, comme dit I’Ecriture (Ps. 37:5) : “Révéle a YHVH ta voie, confie-toi a lui et lui agira.” Mais moi je dis que le principe de la pritre est qu’elle tient lieu de sacrifice, le secret des sacrifices était d’éveiller les puissances et de les rapprocher. En effet, le Nom, béni soit-il, donna pouvoir a la main de Il’homme, il le choisit en

tant qu’étre possédant un libre arbitre et capable d’éveiller pour lui

[les entités supérieures] selon sa volonté [...] ; telle était l’intention de

Dieu, béni soit-il, lorsqu’il fit émaner une émanation et un Char cé-

lestiel selon le modéle de "homme et de ses organes, telle l’ombre auprés de ce qui la projette, afin qu’il mérite d’éveiller par son propre choix ce qui est bien pour lui ; [...] c’est pourquoi les anciens qui connaissaient I’entrée des portes et l’ordre des trésors [du plérome], se concentraient dans leur priére selon l’ordre précité, afin de réveiller les puissances et les dimensions, par la voie de l’enchainement. Mais les paroles du maitre sont vraies en ce qui concerne ceux qui ne savent pas prier en se concentrant sur un nom, comme en notre présente génération oi nous ne disposons pas de tradition claire d’un cabaliste savant ; nous avons seulement une apparence d’explication de leurs paroles et, pour un peu, les livres a notre disposition seraient verrouillés et clos par des allusions et des énigmes. Il vaut donc mieux pour nous prier vers le Nom, béni soit-il, simplement, et Lui nous répondra dans sa grande miséricorde et sa grande bonté » (Commentaire sur le Cha’aré Orah, fol. 1b-2a).

Ce n’est pas l’identification classique évoquée ici entre |’action théurgique de la priére et celle du sacrifice qui retiendra notre attention, mais les lignes finales qui font étrangement écho a la conclusion

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d'un passage précédent relatant la situation de décadence qui fait obstacle a l'usage de la cabale pratique. Le paralléle n’est pas de pure forme. Il suggére que dans |'esprit de R. Mattathias Délacrout, invocations magiques et pritres obligatoires relévent fondamentalement de la méme catégorie, méme si les buts visés différent quelque peu. Dans la littérature rabbinique, on trouve déja exprimée l’idée que si les prigres d’Israé! ne sont plus exaucées, c’est 4 cause de l’ignorance du « secret du chem ha-meforach » ou Tétragramme explicite (Pessikta Rabbati 22, p. 114b) ®. L’usage magico-religieux du Tétragramme est connu depuis |’ Antiquité, au moins depuis l’époque de la dynastie des Hasmonéens quant a Israél ”. Les cabalistes n’ont fait que prolonger de trés anciennes traditions, en élaborant autour d’elles une théorie qui s’efforce d’intégrer la dimension opérative des pri¢res dans un systéme spéculatif plus vaste. Au contraire de ce qu’ont voulu faire certains philosophes médiévaux — ceux-ci ont expliqué les prires en les réduisant a des actes de méditation utiles au plan psychologique et social pour réaffirmer l’appartenance 4 la religion de la communauté, purifier les croyances et ils ont fait d’elles des professions de foi unilatérales — les cabalistes ont préservé leur portée originelle qui était d’instaurer une action réciproque entre le fidéle et son Dieu. En ressaisissant la dimension religieuse primitive des priéres, exploitée d’abord par les magiciens ”, les cabalistes ont ressuscité leur vigueur initiale, méme si ce fut souvent en essuyant de vifs reproches de la part de ceux qui s’inquiétaient de voir le monothéisme ébranlé sur ses bases dogmatiques.

70. Voir a ce propos E. Urbach, The Sages, Magnes, Jérusalem, 1986, p. 112 sq. le chapitre consacré a la puissance du Nom. Et voir supra, p. 90. 71. Voir ibidem p. 104. 72. Dans leur travail devenu classique sur la magie, Hubert et Mauss montrent que les magiciens utilisent souvent des rites ou des objets de la religion officielle en les détournant parfois de leur sens initial et en les faisant servir dans leurs propres opérations, dont la caractéristique essentielle est qu’elles sont détachées de la contrainte sociale.

Voir leur « Esquisse d’une théorie générale de la magie », in M. Mauss, Sociologie et Anthropologie, PUF, Paris, 1989, résumée par E. Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Paris, 1990, p. 59 et 60. La magie juive semble avoir été une étape vers la réélaboration des rites religieux par les cabalistes qui, les traitant

comme des éléments de la religion collective, ont réintroduit dans la religion officielle certaines pratiques que les magiciens avaient seuls conservées.

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En ce qui concerne la pratique des commandements, R. Mattathias Délacrout présente une formulation suggestive du transfert de la fonction théurgique du Temple de Jérusalem a !’étre humain en chair et en os. La fonction d’attraction des influx divins exercée par le Sanctuaire, en ce qu’il refléte exactement les struc-

tures sefirotiques qui ont servi de modéle a son édification, peut étre aussi bien accomplice par le corps humain et ses organes :

« “Tout est structure du Char d’en haut, tréne et demeure de la Chekhina”. L’édifice [du Temple] et ses ustensiles sont agencés en fonction des puissances spirituelles d’en haut, telle une imagerie de symboles, ainsi qu’il a été dit ci-dessus & propos des symboles des organes [du corps], et comme je I’ai expliqué la-bas : tous [les organes]} ont été faits 4 la ressemblance de I’en haut, afin de nous donner le mé-

rite de faire s’épancher sur eux un influx supérieur lorsque nous les purifions. Il en va de méme de toutes choses qui sont au monde : elles ont été créées 4 la ressemblance des puissances supérieures, chaque chose ayant sa puissance propre en haut. Et quand on purifie la chose

qui lui correspond en bas, on attire sur elle influx et bénédiction de sa

puissance supérieure. Dans le cas contraire, c'est l’inverse qui a lieu, quant a la puissance d’impureté qui leur correspond. Car la bénédiction n’affecte que la chose qui est rectifiée et purifiée en bas selon son archétype. [...] C’est pourquoi Dieu, béni soit-il, nous a ordonné tous les commandements qui dépendent également des parties du Char [céleste], et de l’archétype des organes de homme. Les 613 commandements comportent d’une part 365 interdits selon le nombre des 365 nerfs qui sont en "homme et d’autre part 248 prescriptions correspondant aux 248 organes. Cela, afin qu’en les faisant avec la concentration requise, adviennent une image et un chiffre des puissances supérieures, et aussit6t le monde entier est béni grace a [cet homme] et lui-méme a plus forte raison. Dans le cas contraire, linverse se produit, c’est comme si l"homme endommageait et rendait lacunaire une

puissance d’en haut, en ce qu’elle persiste dans son mystére et se rétracte 4 cause du mal, en ne passant pas a I'acte ”. C’est de cette fagon qu’ll nous a aussi ordonné de faire le Sanctuaire avec l'ensemble de ses ornements et de ses facettes, a l'image de la Demeure et des Ustensiles d’en haut, en sorte que le saint influx soit €panché de la en

73. Le scheme habituel de la résorption des puissances du plérome qui retournent dans leur source originelle (voir supra, p. 100 et p. 295), est ici articulé avec un

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LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV° AU XVF SIECLE son sein, et que la Gloire I’habite et ne le quitte pas. Et si tu demandes pourquoi la Torah a interdit que !’on fagonne [une figure] selon I'archétype de la forme de I"homme [que I’on placerait] également dans le Saint [Temple] et qu'on lui rende honneur, afin d’attirer sur elle (un influx) d’en haut, je te répondrai que la forme de l'homme présente un plus grand danger [que les autres figures plecées dans le Temple] ; on risquerait de se tourner vers elle par une mauvaise pensée et on en viendrait A faire s'incarner le Créateur du monde, car I’imagination agit et élabore et le Satan I’accuse, ce qu'il ne faut pas tenter quant au Sanctuaire et a ses ustensiles, car c’est de Pillusion éloignée de la raison ; Dieu, béni soit-il, nous sauvera des erreurs, Il nous fera voir les merveilles de Sa Torah. Et a la place d’une figuration d’homme, il y a "homme lui-méme, qui par les organes de son corps et de son Ame est capable de pureté et de sainteté, si bien que descendra sur lui un Esprit des hauteurs, et depuis un lieu saint il sera pour toujours sanctifié » (Commentaire sur le Cha’aré Orah, fol. 8b-9a, note 2).

Ce passage est particulitrement intéressant parce qu’il met en rapport la fonction symbolique du Temple avec l’existence d’une connexion sympathique reliant toutes les parties de la création a des puissances spirituelles supérieures qui leur correspondent — conception rencontrée déja chez R. Isaac l’Aveugle. Le Temple est une réplique concentrée du cosmos tout entier, qui est structuré efficacement & l'image de son modéle spirituel du monde de |'émanation. La purification et la bonne disposition des ustensiles et ornements du Temple permet aux puissances créatrices qui leur correspondent dans la structure divine des sefirot, de s’€pancher sur eux et de renouveler ainsi l’ceuvre créatrice initiale, de la régénérer par un apport de forces nouvelles bienfaisantes. Si tous les éléments du Sanctuaire épiphanisent leurs homologues célestes, en mettant en contact leurs plans paralléles,

la question de la place de la figure humaine, qui épiphaniserait a@ priori

la forme supérieure divine dans sa plénitude, se pose évidemment. L’absence de figuration du corps humain dans le Temple de Jérusalem visait 4 prévenir un danger, qui n’est autre que la croyance en I’Incarnation. Par-dela la pointe polémique a l’adresse de la christologie de l’'homoiousis perceptible en filigrane dans ce passage, la critique porte en profondeur sur !a relativisation de la force théurgique du

corps dont serait responsable une telle matérialisation de la forme humaine. Le corps humain organique, celui de l’homme ordinaire en

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MATTATHIAS DELACROUT

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chair et en os, est capable d’assurer la médiation épiphanique et d’étre le vecteur des forces spirituelles, 4 travers la purification et la sanctification de ses organes opérées par l’accomplissement des 613 commandements ™. Toute représentation corporelle de substitution ne serait qu’illusoire. Les ornements et les figures diverses placés dans le Temple peuvent étre considérés comme des icénes ou des idoles, car ils ne sont pas seulement des instruments de culte mais ils symbolisent les puissances divines supérieures qu’ils font passer a Pacte, en permettant a leurs influx de s’épancher sur leur antitype inférieur, et ainsi de nourrir le monde d’en bas. Mais la figure hu-

maine ne peut faire partie de l’imagerie du Temple car elle seule

comporte le péril d’une matérialisation ou incarnation du divin,

c’est-a-dire de sa capture définitive dans le monde inférieur. Au lieu de manifester partiellement le divin, comme les divers ustcnsiles utilisés dans le Sanctuaire, la figure humaine, en vertu justement de sa plenitude, le représenterait en totalité, se substituerait a lui, et donc

Pévincerait. Le corps humain éphémére du plus humble des hommes est capable d’assumer une fonction théurgique et épipha. Nique identique a celle du Temple de Jérusalem. La faculté théurgique prétée a la forme humaine, digne d’attirer sur elle la puissance divine mieux que les idoles, n’est pas une innovation de ce cabaliste. Déja R. Joseph ben Chochan (xiv* siécle) a tenu des propos similaires dans son commentaire sur la Michnah Avot (3:2), au sujet de !’énoncé suivant : « Rabbi Hanina ben Teradiyon dit : [...) Quand deux hommes sont assis et échangent des paroles de Torah, la Chekhina s’installe entre eux. » Voici comment cet auteur interpréte ce dire : « Ne pense pas que ce qu’il a dit — “la Chekhina s’installe entre eux” — soit une hyperbole, car il s’agit d’une vérité qui découle d'un raisonnement a fortiori : si ceux qui fagonnent des images qui sont vanité et ceuvre de tromperie (Jér. 10:15) causent l’attraction et l’épanchement sur elles d'une puissance spirituelle, & plus forte rai-

son l’homme créé & I’image de Dieu, car lorsqu’il étudie !a Torah, une puissance spirituelle est épanchée sur lui et la Chekhina s’installe auprés de lui. De plus, l’esprit attiré sur les images n’est qu’un

74, Sur la relation entre commandements et organes corporels, voir supra, p. 211 ss.

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3%

LA CABALE THEURGIQUE EN ITALIE DU XIV AU XVF SIECLE simpulacre, en revanche, homme ¢tant créé a l'image de Dies, c'est un caprit de justice et de droiture qui s’étabiit sar bai >. »

Par P'étude de la Torah, l'image de Dieu qu’est homme est capable Mattirer sur elle esprit divin. La fonction précise de cette étude n'est pas indiquée dans ce texte, mais elle peut étre déduite assez aisément. L’étude de la Torah confére 4 "homme la plénitude de sa forme, car elle lui apprend, selon un autre aphorisme de la Michnah Avot (3:14) attribué 4 R. Akiba, qu'il a été créé a l'image de Dieu. Elle lui fait prendre conscience de cette réalité et lui permet de I’assumer pleinement. La fréquentation du Livre divin est censée actualiser I’essence de l'homme en tant qu image de Dieu. R. Mattathias Délacrout parle

de la structure du corps et de I’ame, qui, si elle est pure et sainte, a la capacité de faire descendre sur elle IEsprit divin. La différence entre ses dires et ceux de R. Joseph ben Chochan n'est pas trés grande. Le but du premier est de justifier un interdit qui ne va pas de soi si on le situe dans le contexte de l'anthropologie de la cabale. En effet, cette tentative d’expliquer la raison de l'absence de figure humaine dans Penceinte sacrée traduit un malaise assez compréhensible : les cabalistes ont beaucoup insisté sur les conséquences théosophiques et

théurgiques de la ressemblance entre la forme humaine et la forme divine ™. Si Ja figure humaine est vraiment homologue de la forme du Dieu manifesté, elle devrait étre au coeur du Sanctuaire, elle y serait en

mesure d‘attirer les Energies divines mieux que toute autre image. Son absence est justifiée par des raisons pratiques comme la prévention

75. Texte cité d'aprés la version mentionaée par R. Joseph Alashgar, Sefer Merkavat ha-Michneh, Ms. Oxford. 384. fol. 44a-b, rapportée par M. Idel dans son in-

troduction au Sefer Tsafnat Pa‘aneah, de R. Joseph Alashgar. Misgav Yerouchalayim,

1991. p. 43. M. Ide! confronte en note les variantes du manuscrit avec le texte de I"édition imprimée, dont i] propose I’anatyse survante : « La structure de Mhomme qui a été

créé a l'image de Dieu, posstde la capacité de recevour La spiritualité den haut, a l'instar de la conception des magiciens des peuples idolitres, qui prétendent que les images,

a savoir des statues ou des formes spéciales, ont la facuité de servir d'instrument pour

Ja descente de la puissance spiritueiie 4 l'inténeur defies. Toutefoss, cette descente dé-

pend, en ce qui concerne les juifs, de l'étude de la Torah, qui seule est en mesure de

rendre l'homme apte a se transformer en une sorte de talisman qui capte la spiritualité

appelée sussi dans ce texte du nom de “Chekhina”. »

76. Voir per exemple un texte de R. Chem Tov ben Chem Tov cité supra, p. 256.

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MATTATHIAS DELACROUT

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d'une éventuelle faute métaphysique, présentée comme un péché contre la raison. Elle n'est pas justifiée par des motifs intérieurs a la

doctrine cabalistique. Cette absence paradoxale de l'image artificielle

de l'homme dans le Temple débouche sur l’exaltation de l'image naturelle de ’homme vivant, capable d’attirer l’Esprit saint et ses bénédictions. Le culte du Temple apparait, a la fin du passage, comme une entreprise inutile, dépassée par le culte et les commandements accomplis au moyen des différents organes de I’homme vivant. Par la méme, le culte collectif devient secondaire par rapport au culte individuel. Celui-ci est en mesure d’assumer toutes les fonctions imparties au premier. La Loi (la Torah) et ses commandements assignent non seulement des devoirs mais octroient un pouvoir : celui de modifier le régime du gouvernement divin dans un sens favorable, pouvoir jadis confié aux prétres et désormais accessible 4 tous les croyants, 4 proportion de leur fidélité aux pratiques religieuses. Mais celles-ci, décrites avec de plus en plus de minutie et dont les détails se multiplient et sont de plus en plus codifiés par les juristes, appellent une complexification de la structure du plérome censé leur correspondre terme & terme. Le processus historique qui aboutit 4 la composition des grands codes de lois religieuses du xvr siecle, dont la Table Dressée

(Choulhan Aroukh) est le plus représentatif, conduit aussi les cabalistes4 réévaluer la complexité du monde divin, 4 en multiplier les facettes et a préciser le nombre de ses composantes.

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APRES

CHAPITTRE VII LA CABALE THEURGIQUE L’EXPULSION, DU XV* AU XVI" SIECLE

De fa fin du xv‘ siécle jusqu’au milieu du xvur', plusieurs cabalistes entreprirent un effort de synthése des enseignements provenant des différentes écoles de la cabale espagnole et italienne. L’abondance des matériaux hérités de leurs prédécesseurs et surtout la rencontre de traditions, consécutive a l’Expulsion de 1492, rendit nécessaire ce

travail de recomposition et d’unification générale. L’Expulsion des Juifs d’Espagne entraina un prodigieux brassage d’idées et de croyances de diverses origines. Aprés avoir dQ abandonner leur ancrage géographique et social, les cabalistes isolés ou regroupés dans quelques centres importants tentérent d’assumer la grande variété des enseignements antérieurs et cherchérent a intégrer dans leurs ccuvres l’ensemble de ces courants, ce qui exigea d’eux un effort de réélabo-

ration intellectuelle sans précédent. Il est pourtant trés exagéré de parler, comme on le fait souvent, d’un bouleversement brutal et profond

des mentalités. Le souci d’assurer la continuité de la vie religieuse et intellectuelle prédomina largement. I] fallait sauver ce qui pouvait l’étre des idées anciennes face aux défis du moment et a la concurrence locale, mais il fallait aussi donner un nouvel élan a la tradition

mystagogique pour la rendre acceptable et faire d’elle une référence prestigieuse et incontestable. Ce n’était plus seulement a une élite choisie et préparée que les cabalistes d’aprés l’Expulsion s’adressaient, mais a des jeunes sans vraie formation philosophique. C'est ainsi que des efforts ont été faits par quelques cabalistes pour rendre plus accessibles leurs conceptions théurgiques en les rationalisant, ou tout au

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MOISE BEN JACOB DE KIEV

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moins en les rendant acceptables du point de vue de la théologie ordinaire et en les intégrant dans un enseignement plus didactique. Par un curieux paradoxe, c’est le recul de |’influence de la philosophie dans la société juive d’aprés l’Expulsion qui encouragea des cabalistes a réélaborer spéculativement le corps de doctrines qu’ils voulaient transmettre, non certes pour lui apporter des modifications fondamentales, mais pour lui conférer un caractére plus pédagogique.

R. Moise ben Jacob de Kiev

La signification et la fonction des pratiques religieuses furent souvent au ceeur des efforts d’explication et de clarification des cabalistes. Comment faire admettre la réalité de l’influence du culte sur le plérome divin ? Et d’abord comment concilier cette conception avec la croyance monothéiste fondamentale dans la transcendance de Dieu et dans son absolue perfection ? Aux objections théologiques inspirées par la raison, il faut ajouter un genre d’objection différent, d’ordre exégétique. L’explication théurgique des commandements se heurte & la contradiction de quelques versets de l'Ecriture et méme de certaines sentences rabbiniques. Si les actes humains sont susceptibles de modifier I’état du plérome divin, cela suppose que celui-ci soit sensible a leur influence. Pourtant, certains versets bibliques semblent affirmer l’impassibilité divine et par conséquent I’insensibilité de Dieu aux actions des hommes. Pour rendre compte de cette contradiction, R. Moise ben Jacob de Kiev,

qui écrit peu aprés 1492, fait appel a la distinction fondamentale établie par la cabale entre un plan primordial — le En Sof ou Infini — et le plan du plérome des émanations : « Certains dires [bibliques}] montrent que l’action des hommes at-

teint, selon leurs opérations, le Char céleste, et de nombreux versets s’y rapportent, tel celui-ci : “A cause de vos crimes votre mére a été

renvoyée” (Esaie 50:1), ainsi que quantité d’autres semblables ; d’autres propos, en revanche, indiquent le contraire, comme : “Si tu as péché, qu’est-ce que cela peut Lui faire ?” (Job 35:6), etc. Attache ton cceur a ce probleme. Sache que les dires montrant que action des hommes influe et fait impression dans les hauteurs ne concernent que les sefirot, alors que ceux qui indiquent le contraire se rapportent au En Sof, béni soit-il. Garde ceci en mémoire, et tu

seras délivré de nombreux doutes quant aux vingt-quatre livres

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’'EXPULSION saints » (Otsar Hachem, commentaire sur le Sefer Yetsirah, rééd. Jérusalem, 1965, fol. 110b).

La solution adoptée pour résoudre l’apparente contradiction

entre les versets bibliques repose sur la distinction entre sefirot passibles et En Sof impassible : les premiétres portent la trace des actes bons ou mauvais des hommes, tandis que le second n’en patit d’aucune maniére. Cette solution trés simple, qui équivaut a celle que proposent, parmi d’autres, R. Chem Tov ben Chem Tov, R. Yehoudah Hayat ', et qu’adoptera R. Méir ibn Gabbay ’, avait déja

été avancée sous une autre forme par R. Azriel de Gérone ’, et elle

est seulement l’esquisse de discussions beaucoup plus amples et complexes que des cabalistes postérieurs méneront avec passion. Il était utile cependant d’observer que, quelles que soient les libertés que les cabalistes ont prises avec le Livre sacré, ils en sont restés tributaires et ont eu besoin de fournir de nouvelles interprétations et

1. Sur R. Chem Tov, voir supra, p. 259 ; sur R. Y. Hayat, voir texte cité infra, p. 345. Cette solution apparait déja en filigrane chez Rabbenou Behayé de Saragosse (fin du xu sitcle), & propos de la fonction des bénédictions, voir son Commentaire sur la Torah, Deut. 8:10, éd. Chavel, III, Jérusalem, 1977, p. 299-300, et La Table des Quatre (Choulhan chel Arba’), dans Kitvé R. Behayé, éd. Chavel, Jérusalem, 1987, p. 488-489. 2. Voir son ‘Avodat ha-Qodech, rééd. Jérusalem, 1973, fol. 27a : « L’intention de Nos malitres, que la paix soit avec eux, quand ils disent : “Qu’importe au Saint béni

soit-il...” se refére au Seigneur unique, la racine des racines, qu'il soit béni, car [les actes des hommes] ne I'affectent en rien, et c’est a ce sujet aussi qu’ont été cités les versets [de Job]. Ce qu’ils pensaient, a savoir que la justice ou l'impiété de l'homme ne Le touche aucunement et n’atteint seulement que I’agent du bien ou du mal, ne concere que le Seigneur unique. » Cette dernitre expression, qui désigne le En Sof, est tirée du Livre de la Création (Sefer Yetsirah, 1:5, 1:7 passim). Comparez aussi avec les dires de R. David ben Zimra (mort en 1573) : « Il semble que l’opinion des pre-

miers cabalistes est que |’En haut a besoin aussi des commandements ; quant a ce que dit Elihou : “Si tu es juste, que lui donnes-tu ?” (Job 35:7), cela se rapporte au plus

haut degré, au saint Ancien (‘Atiga Qadicha). 11 s’agit & l’évidence d’une vieille controverse » (Metsoudat David, Zalkowa, 1862, fol. 39a). Une solution similaire,

mais exprimée en termes quelque peu différents, sera proposée plus tard par R. Hayim de Volozyn, dans son Nefech Ha-Hayim, portique 2 chap. 4, et voir la trad. francaise par B. Gross, L’Ame de la vie, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 78-79.

3. Mais elle avait chez lui une autre fonction : justifier la nécessité d'un monde intermédiaire (les sefirot), possédant une limite, et capable de p&tir de l’action des hommes, contrairement au En Sof. Voir son Perouch ‘Esser Sefirot, pubtié dans R.

Méir ibn Gabbay, Derekh Emounah, Jérusalem, 1967, fol. 6b.

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YEHOUDAH HAYAT

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souvent de nouvelles exégéses pour montrer leur fidélité a la religion commune. Mieux, ils ont mis en avant la solution de certaines contradictions entre des versets que fournit la doctrine théurgique des commandements, pour démontrer son bien-fondé : si celle-ci est

capable de résoudre des contradictions scripturaires, c’est que

ordre supérieur auquel elle fait appel est une réalité acceptée jadis par la tradition qu’ils ne font A présent que redécouvrir.

R. Yehoudah Hayat

Méme si ce cabaliste qui écrit 4 Mantoue vers 1495-1498, aprés avoir quitté l’Espagne et aprés un bref séjour au Maroc ‘, n’a pas construit de grand syst@me spéculatif, son apport dans le domaine qui nous intéresse a ceci de remarquable qu'il a proposé une série d’images et de métaphores tirées de la nature et des techniques pour faire admettre la possibilité d’une action 4 distance dans le cadre des explications théurgiques des commandements. Les tropes qu'il a élaborés (ou seulement développés) seront souvent réutilisés par la suite, ce qui leur confére une valeur historique et permet de voir en eux les premiéres tentatives consistantes de faire appel aux connaissances scientifiques pour légitimer les conceptions théurgiques de la cabale. R. Yehoudah Hayat, nous I’avons vu, s’est opposé aux conceptions de l’auteur anonyme du Ma’arekhet ha-Elohout (La structure de la divinité), défavorables a l’idée que les ceuvres humaines puissent modifier de quelque facgon le régime ontologique du plérome divin et en particulier du dernier degré de l’émanation, la sefira Malkhout ou Royauté, appelée aussi ‘Atarah (diadéme). A partir

d’une réflexion sur la situation spéciale de cette derniére sefira qui,

contrairement aux autres composantes du plérome, ne jouit pas d'un épanchement ontique de fagon automatique et naturelle, ce cabaliste attribue aux pratiques religieuses dans leur ensemble une fonction théurgique nécessaire 4 !"harmonie du monde divin, fonction qu’elles seules sont capables de remplir :

4. Ces dates ont été proposées par M. Idel, voir son art. « Le programme d’étude

de R. Yohanan Alemanno » (en hébreu), Tarbiz, 47, 1978, p. 330.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’'EXPULSION

« La vérité est que [la sefira Malkhout] est dans I’émanation avec les (sefirot] *, mais elle en est une piéce a part * suivant ce que j'ai dit

plus haut ; et comme elle est un réceptacle pour toutes [les sefirot] et qu'il n’est pas de dimension au-dessous d’elle sur quoi elle puisse s’épancher, puisqu’elle est la Terre qui regoit les Images ’, pour cette: raison elle est dite “desséchée” : elle désire le Char * afin d’étre pour

lui un réceptacle, et grace aux justes de ce monde-ci [...] qui attachent

leur volonté a la volonté supérieure et identifient la créature & son

Créateur °, elle s'éveille pour monter vers [le Juste = la sefira Yessod]

[...] et son irrigation a elle ce sont les prigres, les bénédictions et les bonnes actions des justes. De méme que la terre ne donne son fruit et ne recoit d’arrosage que par les vapeurs qui, en s’élevant du sol, vont constituer les nuages qui se déversent sur la terre, comme il est dit : “Une vapeur s’élevait de la terre et arrosait toute la surface du sol” (Gen. 2:6), ainsi les justes qui sont sur la terre font monter les “vapeurs” vers elle et attirent vers elle “l’irrigation”, car ils lui ajoutent de la puissance " pour qu’elle s’éléve vers le Saint des Saints [= sefira Yessod]. Semblablement, les actes des méchants sur cette terre la font

s’éloigner du Soleil [= sefira Tiferet] et de la Grace [sefira Hessed], et la font s’attacher 4 la dimension du Jugement sévére et l’irrigation dont elle a besoin diminue. De cette fagon, elle dispose d'une irrigation a part, différente de l’irrigation des dimensions situées au-dessus

d’elle, et la clé qui lui ouvre [cet arrosage] ce sont les priéres et les bé-

nédictions des justes, car c’est par leur biais qu’elle s’abreuve a la

Source supréme. [...]. Je vais t’en donner une illustration : une lampe qui brlait venant d’étre éteinte, il y subsiste une vapeur fumante. Si on place cette lampe sous une lampe allumée, tout prés d’elle, la

5. Expression tirée du commentaire de Nahmanide sur le Lévitique, voir supra,

p. 300, note 26 et voir infra, p. 393. 6. Formule tirée du Bahir (§ 133), qui compare la derniére sefira & un « bout de champ» irrigué séparément & l’intérieur d'un vaste jardin.

7. La derniére sefira est le réceptacle de tous les influx du plérome et en elle toutes les sefirot se reflétent. 8. Désignation du plérome divin. 9. Litt. « qui représentent le Créateur sous la forme de la créature ». Expression

tirée de Genése Rabba 27:1, qui loue la force des prophétes, capable de préter & Dieu

des traits anthropomorphes. Elle dérive dans le présent contexte d’un énoncé du Sefer Ma’arekhet ha-Elohout : « Lorsque l'homme identifie la forme & son Créateur,

sur lui se répand le bon épanchement célestiel par le mérite de sa forme, car chaque espéce recherche son espéce puis s’active » (fol. 95b et cf. fol. 99).

10. Formule classique tirée de la littérature rabbinique ancienne, voir supra,

p. 53.

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YEHOUDAH HAYAT

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flamme de la lampe aliumée sera attirée vers elle, bien qu’elles ne soient pas en contact l'une avec l'autre et bien que, normalement, la flamme s’élve et ne descende pas. Et néanmoins, la vapeur fumante loblige & descendre vers elle et a l’allumer. Il en va ainsi des justes d’en bas : ils font monter de leur personne les vapeurs fumantes vers lAutel d’en haut appelé Feu [= sefira Malkhout], et [cette sefira] descend a cause d’eux ici-bas pour les protéger et pour épancher sur eux ce qu’elle a regu, puis elle s’unit & eux. Et c’est 1a le secret des sacrifices. [...] Tel est le principe : les choses d’en bas éveillent les puissances supérieures, autrement celles-ci ne s’éveilleraient pas ; ainsi, Punion [de la sefira Malkhout] avec le Juste d’en haut ne dépend pas des dimensions situées au-dessus d’elle, mais seulement des Israélites, cohortes d’en bas » (Minhat Yehoudah, commentaire sur le Ma’are-

khet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 12a-b).

La premiére partie du texte présente I’action des justes et surtout leur identification mimétique avec la sefira Yessod, le Juste d’en haut,

comme I’énergie qui éléve la sefira Malkhout a l’intérieur du plérome divin et l’unit avec la sefira Yessod qui épanche alors en elle les influx ontiques. « L’irrigation » qui lui parvient d’en haut résulte donc des ceuvres et du culte des justes. Mais plus précisément, cet épanchement abreuvant la derniére sefira est ontologiquement constitué des bonnes ceuvres, des bénédictions et des priéres, ce que la suite du passage va expliquer, et cela au moyen de deux illustrations empruntées a la nature. Le premier exemple est celui de la formation des nuages et de la pluie : suivant cette figure, les actes des justes sont des réalités divines substantielles que leur accomplissement reléve du monde sensible et transforme en une puissance subtile qui s’ajoute & la puissance de la sefira Malkhout ; cela lui permet de s’élever jusqu’a la sefira Yessod et d’en recevoir les panchements. Le second exemple est celui d’une lampe éteinte rallumée a distance. Il avait été utilisé par un cabaliste antérieur pour dépeindre I’action des sacrifices '. Le comportement des justes est comme une offrande offerte sur l’autel

11. Ce passage sur la lampe est directement inspiré d’un énoncé du Méirat ‘Enayim de R. Isaac d’Acre que nous avons cité et étudié dans un précédent chapitre, supra, p. 200. R. Yehoudah Hayat fera encore usage de cet exemple pour expliquer un autre type d’action théurgique, qui s’exerce a l’intérieur méme

Malkhout en direction du En Sof, voir infra, p. 348-349.

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de la sefira

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

d’en bas, offrande qui, une fois spiritualisée par le feu du sacrifice, re-

joint I’Autel d’en haut, la sefira Malkhout, et attire sa présence pro-

tectrice et bienfaisante ici-bas. Parvenue en ce monde, elle s’unit avec

les justes. Cette union de la divinité avec l"homme juste est la conséquence de l’efficacité théurgique de son culte et de ses ceuvres, qui agissent comme des sacrifices. La montée des « vapeurs fumantes » auxquelles la conduite des justes est identifiée, est ce par quoi le divin présent ici-bas remonte dans son univers spirituel et en redescend pourvu d’une vigueur renouvelée, allumé comme une lampe qui s’était éteinte. Il n’y a pas de rupture ontologique entre les pratiques religieuses et les réalités d’en haut, et par conséquent ces derniéres agissent par elles-mémes sans qu’il y ait de saut. Elles remontent la chaine des étres puis la parcourent en sens inverse. La sefira Malkhout est nourrie par les actes du culte qui, une fois accomplis, la rejoignent et la renforcent, ce qui lui assure sa réintégration dans le monde divin et ce qui lui vaut un abouchement avec la sefira Yessod dont elle regoit les influx. En conclusion, R. Yehoudah Hayat énonce un principe important : ce sont les « choses d’en bas », a savoir les actions accomplies dans le monde sensible, qui éveillent ou mettent en branle « les puis-

sances d’en haut » : sans cet éveil venant d’en bas, le monde divin serait inerte et sans dynamisme. Le rapport ordinaire de dépendance entre les hommes et Dieu est simplement inversé. Les Israélites, qui sont des anges terrestres (« les cohortes d’en bas ») déterminent l’union de la sefira Malkhout avec la sefira Yessod par laquelle la premiére réintégre le plérome divin dans son ensemble. L’appartenance de la derniére sefira a la structure divine est strictement conditionnée par les ceuvres des Israélites et ne dépend pas d’une dynamique intérieure au systéme des sefirot. Les Israélites sont donc des éléments indispensables au fonctionnement du monde divin, auquel ils participent en tant qu’ultimes agents de sa pérennité. Leurs pratiques religieuses réveillent la vie divine qui tend par elle-méme a sombrer dans le sommeil et elles raniment la respiration cosmique qui diffuse de haut en bas et de bas en haut l’essence cachée de toute réalité. Pour illustrer ses propos, ce cabaliste multiplie les références aux phénomenes naturels. Ainsi, le cas paradoxal de la nourrice dont les seins se remplissent 4 proportion de leur sollicitation par la tétée du

nourrisson, fournit un paralléle éloquent a I’action théurgique :

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YEHOUDAH HAYAT

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« Je vais tc dire une parabole & partir des seins de la femme : tant que le nourrisson s’en nourrit, il aspire et attire le lait vers les seins depuis les sources, et si celui qui tte vient 4 manquer, le lait aussi manquera. Il en va également comme des eaux d’un puits : tant que l'on y puise du liquide les eaux abondent, sinon, non seulement elles n‘abondent pas, mais elles finissent par faire défaut. Il en va ainsi

dans I’Emanation [...]. Au début le Saint béni soit-il a dQ créer le monde par I’intermédiaire de I"Emanation qui subit complétude ou

manque afin d’émettre bien ou mal suivant les actions de ’homme » (Minhat Yehoudah, commentaire sur le Ma’arekhet ha-Elohout,

Mantoue, 1558, fol. 94c-95a).

Le dixitme degré du plérome divin, la sefira Malkhout, est a limage de la nourrice et les hommes sont a l'image du nourrisson. Plus leurs actions attirent ici-bas les épanchements divins qui émergent de la derniére sefira, plus celle-ci se remplit d’influx venant des dimensions supérieures qui surabondent sur elle ". Le puits fonctionne selon le méme principe. Dans le cas oi I’action de puiser s’interrompt, le puits finit par se dessécher. Une détérioration de méme étiologie se produit dans le monde divin si les influx de celui-ci cessent d’étre attirés ici-bas. Le plérome profite ou patit de l’action des hommes suivant une logique de communication semblable a celle dont la nature fournit le modéle visible. La création du monde naturel est

12. R. Yehoudah Hayat contredit a travers cette image un passage du livre qu'il

commente, le Ma‘arekhet ha-Elohout, qui affirme : « En ce qui concere I’arrét de

lépanchement [a cause des péchés], ce n’est pas qu'il y ait un manque pour la nourrice [= la Chekhina], Dieu préserve, d'une quelconque facon, mais ce manque est pour les fils corrompus qui regoivent le contraire de ce bien a cause de leur rébellion [...]. Le manque concerne uniquement les Israélites qui regoivent le contraire du bien qui leur reviendrait s’ils étaient bons » (Mantoue, 1558, fol. 110b-111a). Pour les fortes réticences de cet ouvrage a l’endroit de la théurgie, voir supra, p. 238. L’image de la sefira

Malkhout ou Chekhina comme nourrice se trouve déja chez R. Joseph Gikatila, voir

son Cha‘aré Tsedéq, Cracovie, 1881 : « Lorsque les Israélites font la volonté de Dieu,

tous les canaux convergent d’en haut en direction [de la Chekhina] en la remplissant pleinement et ses réservoirs s’épanchent d’abord sur Israél, ensuite ils se déversent sur toutes les autres créatures qui sont au monde, chacune selon son espéce. L‘image en est le motif des seins que tate un nourrisson. Mais si - Dieu préserve - [les Israélites} pe-

chent et suscitent la colére, les canaux alors s‘interrompent d’en haut et la bénédiction

abandonne les créatures » (fol. 5a). Ce cabaliste élabore cette image a partir d'une « étymologie » du nom divin Chadday, rapproché de la racine chad (sein), et d’une exégbse de trois versets du Cantique des Cantiques (8:8-10).

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

l’ceuvre directe du monde de |’émanation qui lui a laissé son empreinte. La nature fonctionne suivant des normes qui témoignent de l'univers spirituel d’ou elle provient. Cet univers, appelé Emanation, réagit aux actes des hommes et leur épanche des influx fastes ou néfastes selon la qualité de leurs ceuvres car il est tui-méme sujet au manque ou & |’abondance ontologique que celles-ci occasionnent en lui. Un autre texte du méme auteur explique plus longuement le processus d’interaction entre le monde naturel, le monde de I’émanation,

et action humaine. Le point de départ est une réflexion sur la fagon dont la parole humaine est capable d’atteindre la derniére sefira, la Malkhout, appelée ici ‘Atarah (couronne, diadéme). Elle se prolonge par un développement sur les relations entre cette sefira et I"Infini (En Sof), qui, parce que la premiére a été mise en branle par !l’action humaine et s'est élevée jusqu’a lui, Emet des influx en sa direction : « La ‘Alarah est appelée “souffle de la bouche”, elle est un des

souffles [= sefirot] & propos desquels le sage dit : “Souffle des souffles, etc.” (Ecc. 1:2). Dans ce verset il est question de sept “souffles” qui se rapportent a I’édifice [des sefirot], et qui sont faits ° et renforcés par le souffle sortant de la bouche des justes, [lorsqu’ils se livrent a l'étude] de la Torah ou & la pritre, comme il est dit : “Car il y a un souffle qui est fait sur la terre” (Ecc. 8:14). [...] Le souffle qui sort de la bouche est composé de trois éléments : de l’eau venant du cerveau, du feu venant du cceur et de l’air venant des poumons. Les lettres qui émergent des cing organes de phonation de la bouche sont constituées de ces trois éléments. [...] Et ces souffles [des paroles] s’élévent jusqu’a la dimension composée de ces trois dimensions : eau [= grace], air [= miséricorde], feu [= jugement], qui est la ‘Atarah. Ils la fortifient et lui ajoutent de la puissance, de sorte qu’elle s’¢tende et grandisse jusqu’en haut [du plérome]. Ainsi les vapeurs, s’élevant de la terre, se transforment en nuages et en pluies dans les airs et se déversent sur le sol, car le sembiable a trouvé son semblable et I’a mis en branle “. En toutes 13. Au lieu de « sont faits », la version de ce texte citée par I. Horovitz porte :

« sont accrus » (Chné Louhout ha-Berit, |, fol. 23a). Le verbe « faite » se justifie par

la citation du verset de !’Ecc. qui suit. Nous consacrons un chapitre ultérieur a cet usage particulier du verbe « faire ». 14. Ce passage a été repris partiellement par R. Mordekhal Yaffé, cabaliste polonais de la seconde moitié du xvr siécle, qui ne cite pas sa source, dans son Even Yegarah, commentaire sur le commentaire de Récanati sur la Torah, in Levouch

Malkhout, rééd. Jérusalem, 1971, sect. Beréchit, fol. 9b.

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YEHOUDAH HAYAT

347

circonstances, la mise en branle commence a partir [de la terre], car si ellie est stche et manque de vapeurs ascendantes, la pluie ne descendra

pas sur la terre, comme il est dit : “Une vapeur s’élevait de la terre et arrosait toute la surface du sol” (Gen. 2:6). Il en va ainsi, ni plus ni

moins, de la ‘Atarah : lorsqu’elle est desséchée & cause des péchés

d'lsraél, nulle “vapeur” ne se dégage d’elle et ne s’éléve vers le En Sof, de sorte qu'elle puisse ensuite se déverser sur elle. Il faut aussi que du

En Sof des vapeurs cachées descendent vers elle et que les unes et les autres se rencontrent ". C’est ainsi que fonctionne le sens de la vue : de

Pobjet percgu doivent jaillir des étincelles qui parviennent au sens de

Voeil, de méme, du sens de I’ceil doivent jaillir des étincelles allant audevant d’elles, et les unes rencontrent les autres. II n’en va pas autrement, comme le savent les physiciens. De cette manitre, des vapeurs cachées descendent du En Sof vers ’Emanation, les unes rencontrent les autres et alors joie et allégresse se trouvent en elle, hymne de reconnaissance et clameur des chants. Je vais t’en donner une belle

illustration, tirée de la pierre magnétique. R. Azriel n’a-t-il pas comparé I'Emanation vis-a-vis du En Sof a une pierre magnétique qui a la faculté d’attirer le fer * ? Réfléchis a cette illustration car elle est

15. Comparez avec Zohar 1, 35a (traduit par nos soins dans Le Zohar, t. 1, p. 195). Cest a de tels passages du Zohar que R. Y. Hayat emprunte le motif qu'il vient de dé-

velopper. Voir supra, p. 294, le commentaire de R. Elie Hayim de Genazzano.

16. Cette comparaison est rapportée au nom de R. Azriel de Gérone par R.

Menahem Récanati dans son Commentaire sur la Torah (Genese, fol. 3b-c, ancienne pa-

gination fol. 5d) : « Et ont été émanées les sefirot, liées 4 Lui comme la flamme a la braise, et elles attirent de Lui, qu’il soit exalté, l’influx et l'agrément comme la pierre ma-

gnétique attire le fer A cause de sa vertu. » Voir aussi R. Isaac l’Aveugle, Commmentaire sur le Sefer Yetsirah, chap. 1 (éd. Scholem, La Cabale en Provence, Academon, Jérusalem, 1986, p. 6, |. 120), oi les sefirot sont comparées a un aimant qui attire le fer, den haut et d’en bas. Pour un autre usage de Il’exemple de la pierre magnétique, voir le texte de R. Isaac d’Acre (début du xIv‘ siécle) cité supra, p. 248. Voir aussi R. David

ben Yehoudah he-Hassid, Mar'ot ha-Zove’ot, éd. D. Matt, Brown Judaic Studies, 1982, Pp. 224, qui compare I’action de la premiére sefira, Keter, a un aimant, parce qu'elle réab-

sorbera toute réalité en elle. Cette image est d6ja présente chez Maimonide qui s’en sert pour montrer l’efficience d'une cause prochaine : « C'est ainsi que l’aimant attire le fer de Join au moyen d’une force qui se répand de lui dans I’air qui approche le fer. C’est pourquoi il n’exerce pas l’attraction A quelque distance que ce soit » (Guide des égarés Il, chap. 12, Verdier, p. 273). La fascination pour l’action de l’aimant est sensible aussi

chez R. Yebiel Nissim de Pise, un contemporain italien de R. Y. Hayat, qui s’exclame:



« Il existe de trés nombreuses choses dont nous ne pouvons pas comprendre la cause

@aprés la nature, comme le fer qui attire la pierre [dénommée] magnétite, y a-t-il

queiqu'un au monde qui comprenne cette cause ? Pourtant nous voyons a travers une preuve claire et l’expérience sensible témoigne que tel est le cas | Il en va de méme au

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LA CABALE THEURGIQUE

APRES L'EXPULSION

totalement juste, et rapporte-la a I'Emanation aprés une subtile médi-

tation. Ne sais-tu pas que cette action attractrice de la pierre magnétique est produite par la puissance des vapeurs cachées et imperceptibles qui s’exhalent de la pierre et aussi par les vapeurs cachées qui s’exhalent parallélement du fer ? Si Pune d’entre elles vient & manquer, cette action produite par ce biais spécial ne s’accomplira pas. C’est le cas quand il y aura un obstacle, comme lorsque !’on enduira la pierre d’huile ou d’ail, ou qu’on placera quelque écran entre la

pierre et le fer, de fagon que la rencontre entre les vapeurs ascendantes

et descendantes soit insuffisante, ou que la pierre étant trop petite, elle soit dans l’incapacité d’opérer cette action, car il faut qu'il y ait entre elles une affinité quantitative. Voici & quoi se rapporte cet exemple : ignores-tu que, lorsque viendront 4 manquer les vapeurs montant de la {sefira] Malkhout, et cela & cause des péchés d’Israél, de manié¢re qu’elle ne puisse s’élever la-haut, car elle est desséchée, il y aura interruption entre elle et le En Sof. Alors les vapeurs qui auraient dQ descendre de lui vers elle ne lui parviennent pas, et le En Sof se retire car nos iniquités causent cette séparation. [...] Et non seulement elle ne s’éléve pas, mais elle descend ; il est dit 4 ce propos : “Elle est tombée, elle ne se relévera pas, etc.” (Amos. 5:2). Et cela parce qu'elle est soutenue par la puissance du En Sof, qui ressemble a la pierre magnétique évoquée précédemment. Et comme lorsque I’on place entre la pierre et le fer un écran, le fer tombe a terre, ainsi en est-il de la ‘Atarah, mais

néanmoins, “YHVH soutient tous ceux qui tombent, etc.” (Ps. 145:14). [...] Ce sujet peut étre également compris a partir de la flamme. Celleci brile en émettant ses trois couleurs, que I’on trouve aussi dans l’arc-en-ciel, lorsque les trois lumiéres qui se situent au-dessus d’elle [sefirot Hessed, Guevourah, Tiferet], qui sont des péres, l’illuminent, car elle est le Miroir qui ne brille pas [la sefira Malkhout] et en elle se trouvent les couleurs. Mais les lumiéres viennent d’en haut quand les couleurs qui sont en elle montent dans leur direction. L’exemple en est la lampe qui brfle ; quand elle s’éteint, subsiste une vapeur fumante. Si l'on pose cette lampe a proximité d’une autre lampe allumée et au-dessous d’elle, la vapeur fumante de la lampe sera attirée

sujet des commandements de la Torah : nous constatons de nos yeux que tant que nous

les observons correctement, la lumiére divine et 'épanchement d’en haut descendent sur

nous » (« Discours sur I’homme juste et le but de l'univers de R. Yebiel Nissim de Pise », éd. S. G. Rosenthal, dans Kobez Al Yad,t. VIII, Jérusalem, 1976,p. 470). Voir encore R.

Joseph Alashgar, Tsafnat Pa’aneah, qui se sert de cette image pour décrire I’action de la

sefira Yessod : « Elle soutient les étres d’en bas comme une pierre magnétique, qui bien qu’étant au-dessus, attire le fer auprés d’elie et elie le fait tenir dans l'air » (Ms Jérusalem, 154, 4°, 6d. fac-similé, Misgav Yerouchalayim, 1991, fol. 24a).

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YEHOUDAH HAYAT

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et elle s’allumera, et bien qu'il soit dans la nature du feu de monter, il descendra, allant a la rencontre de la vapeur fumante restant dans la lampe, qu’il allumera. Bien qu’elles ne rentrent pas vraiment en contact l'une avec l'autre, la vapeur posséde la faculté d’attirer a elle la flamme. Il en va de méme, ni plus ni moins, en ce qui concerne la ‘Atarah. Elle posséde en elle une sorte de vapeur fumante a I’égard des

dimensions situées au-dessus d'elle ", car elle est le Miroir qui ne brille

pas. Lorsque d’elle monte la vapeur fumante, elle rencontre la flamme du En Sof et elle I’attire en bas. Cela se produit quand il n'y pas d’obstacle, qui sont les péchés d’Israé! qui éteignent les lumiéres d’en haut et qui éteignent la vapeur fumante, faisant en sorte qu'elle ne s’éléve pas a la rencontre de PEpoux » (Minhat Yehoudah, apud Ma'‘arekhet

ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 111a-112a).

Les exemples empruntés aux phénoménes naturels sont : le cycle de la pluie, l’attraction de la pierre magnétique, la perception des images par le sens de la vue, la propagation descendante du feu. L’ensemble de ces phénoménes implique la présence de vapeurs — humides, fumantes ou subtiles — ou de jaillissements d’étincelles. Leur description dépend des théories en vigueur dans les sciences naturelles de |’époque. Les explications que celles-ci fournissent sont utilisées par R. Yehoudah Hayat pour rendre compte des phénoménes qui se déroulent au sein du monde divin ou entre celui-ci et les hommes. Les physiciens (hakhmé ha-téva’) viennent en aide au métaphysicien et lui procurent des modeéles théoriques dont il déplace le champ d’ application vers l’univers supranaturel. Le Zohar,

17. Une autre version de cet Enoncé se trouve chez R. Siméon Labi de Tripoli qui

pourrait I’emprunter a R. Yehoudah Hayat (Ketem Paz, Djerba, 1940, fol. 90d qui

commente Zohar 1, 30a) : « Nous avons déja vu de fagon concréte un phénoméne qui contredit la nature ; il s’agit de la descente du feu, ce qui est contraire & sa nature. En

effet, nous voyons qu’une méche qui a été éteinte mais qui est encore fumante, si on la place sous une lampe allumée et que la fumée se dégageant de la méche est orien-

tée et monte tout droit en direction de la lampe qui brile, il advient que le feu et la

flamme de la lampe allumée descendent a travers la fumée qui monte et allument la lampe éteinte. Ceci est contraire a la nature du feu, car le feu progresse en montant et non en descendant, mais a cause de la propriété de la fumée que le feu a précédée, la flamme est contrainte de descendre ; selon ce modéle est le mont Sinai [= la sefira Malkhout], son désir s’éléve vers la dimension de Tiferet qui s’épanche sur lui & cause de la présence préalable du feu senestre [I’influx de la sefira Guevourah] qui y avait é capturé, et elle l’éveille. »

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R. Moise de Léon, R. Isaac d’Acre, R. Chem Tov ben Chem Tov, avaient déja fait appel & quelques exemples tirés des processus naturels (cycle de la pluie, propagation d’une flamme a distance de sa source, magnétisme), mais R. Yehoudah Hayat, qui écrit peu aprés 1492, a une Epoque de grande effervescence scientifique et de découvertes de nouveaux horizons géographiques, multiplie les références aux théories de la science qu’il développe comme nul cabaliste avant lui. La nature porte le sceau du monde divin. Mieux connaftre la premiére, c’est pouvoir mieux comprendre le second. En prenant appui sur la physique (au sens ancien du terme), le discours de la cabale, qui était un discours spirituel, théosophique ou théologique, structuré par la pensée religieuse, tend a devenir un discours métaphysique. L’action théurgique commence a trouver des explications de type naturel et 4 perdre son caractére mystérieux. Les exhalaisons subtiles venant du En Sof la rencontre des exhalaisons chaudes et humides de la sefira Malkhout, remplacent les désirs et les aspirations a l’union parfaite dont parlaient les écrits anciens de la cabale. Mais on est encore trés loin d'une sécularisation de la pensée religieuse. R. Yehoudah Hayat oscille entre un usage purement utilitaire et apologétique des exemples tirés de la nature, et un usage justifié par des raisons internes

a sa problématique.

Un autre texte nous montre que ses connaissances de la physique de son temps, aussi fantaisistes puissent-elles nous apparaitre aujourd”hui, sont regardées avec le plus grand sérieux et servent d’illustration a un principe tiré de l’Ecriture qui a été souvent invoqué par les cabalistes ; selon ce principe, les phénoménes observés dans la nature permettent de comprendre les réalités divines qu’elles refletent. L’action que la pierre magnétique exerce a distance est a nouveau invoquée pour illustrer la possibilité de l’action théurgique, ainsi que d’autres types naturels d’action a distance, mais dans sa

conclusion, c’est l’image de la chaine de fer dont les maillons se meuvent les uns en fonction des autres qui sert de modéle & Ia relation qui relie l'homme a son Dieu : « Les étres l'Ecriture dit : le souvenir de tés naturelles

d’en bas éveillent les réalités d’en haut et parce que “De ma chair je verrai Dieu” (Job 19:26), “et il a fixé ses merveilles, etc.” (Ps. 111:4), par le biais des réalinous accédons aux réalités célestielles. Il existe un

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YEHOUDAH HAYAT

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signe important de cela dans la nature, concernant la magnétite, roche qui attire le fer. Quand tu la nettoies convenablement et la débarrasses de toutes ses scories, qu’ensuite tu la brises en deux et que tu places un morceau dans un coin et !’autre morceau dans un autre coin, quand bien méme seraient-ils éloignés l'un de l'autre autant que tu le désires, y compris de mille milles, et si tu poses du fer prés d'un des morceaux, tu découvriras que tous les mouvements que ce morceau impose au fer, |’autre morceau les reproduit a l’instant méme. Il existe encore un signe important, qui est le vin dans un tonneau. Au moment od sa “mére”, qui est la vigne d’oi il est sorti,

subit une transformation, “lorsqu’elle bourgeonne et que sa fleur monte” (Gen. 40:10), le vin dans son tonneau subit une modification au méme

moment, a cause de la transformation que connaft sa

mére, bien que le vin soit éloigné et séparé de la vigne [...]. Les fruits aussi moisissent au moment oii les arbres bourgeonnent et od leurs fleurs paraissent. De toutes ces choses ressort un témoignage fiable attestant que l'homme aussi fait impression en haut " 4 chaque pas qu’il fait en bas, pour le meilleur ou pour le pire. Et cela, parce qu'il a été créé a partir des réalités d’en haut a l’image de Dieu, et cette image divine le lie 4 son Dieu telle une chaine de fer suspendue en lair : lorsque tu déplaces son maillon inférieur, tu fais bouger aussi le plus haut. Et les commandements procédent également des dix sefirot : quand I’homme les accomplit en bas, si l'on peut dire, il fait s’épancher une puissance venant du En Sof dans la Forme supérieure a travers les canaux de la Pensée, sur la dimension méme qui

se rapporte a ce commandement, alors les réalités célestielles sont bénies grace aux étres d’en bas » (Minhat Yehoudah, apud Ma’arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 161b-162a) ”.

L’image de Dieu qui configure la forme de I’homme constitue le lien qui attache le premier au second et qui les solidarise comme les maillons d’une chaine a ses deux extrémités. Les commandements émanent, comme I’homme, du plérome des dix sefirot. Ils participent donc a la chaine qui relie !’en haut et l’en bas ; et le fait de les accomplir attire un influx de la source primordiale, I"Infini, sur la dimension de la Forme supérieure — le plérome divin — qui lui correspond. L’homme, les commandements et la divinité sont substantiellement

18. Pour l’expression ‘osseh rochem (fait impression), voir infra, p. 395, note 71.

19. Texte corrigé d’aprés une citation de R. Isaie Horovitz, in Chné Louhout haBerit, |, fol. 21c.

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liés entre eux par une forme qui les solidarise et les rend interdépen-

dants. Cette forme ou image divine est aussi solide qu'une chaine de fer, mais celle-ci, suspendue dans les airs, est libre de ses mouvements,

si bien que chaque déplacement d’une de ses extrémités entraine un déplacement dans l'autre. L’élément vraiment original de cet exposé est sans nul doute la référence aux relations mécaniques qui con-

nectent tous les anneaux d’une méme chaine. Cette image, comme

d’autres que R. Yehoudah Hayat a utilisées, fut maintes fots reprise par les cabalistes postérieurs. Et bien que R. Isaie Horovitz ait dit des explications de ce maitre italo-espagnol qu'il est « facile de voir qu’il n’y a rien de consistant en elles ” », les images qu'il a forgées ont profondément marqué les cabalistes des générations suivantes, qui, A partir de R. Moise Cordovéro, feront appel a elles sans méme citer leur source, tellement elles seront tombées dans le domaine public. Le

tournant amorcé par ce cabaliste annonce les développements sitcles a venir : le souci de rendre compte de la possibilité réelle ou tionnelle de l’action théurgique prendra le pas, de plus en plus, sur innovations en matiére de pratique, d’exégése, ou d'interprétation

des rales des

commandements. Et le souci, souvent lié au premier, de justifier la

théologie implicite de la cabale espagnole qui considére que Dieu a besoin du culte des hommes, qu'il dépend d’eux pour son propre salut, mobilisera longtemps les intelligences. Mise a part la doctrine novatrice prénée par R. Isaac Louria, les cabalistes vont axer leurs plus grands efforts sur des essais de synthése des conceptions de leurs prédécesseurs d’avant l’Expulsion. R. Joseph ben Moché Alashgar Exilé d’Andalousie, ce rabbin et cabaliste installé en Afrique du Nord (Tlemcen), qui appartient A une grande famille de médecins, rédige en 1528-1530 son maitre-livre qui doit son titre au nom égyp-

tien du Joseph biblique (Tsafnat Pa’aneah). Cet ouvrage assez volumineux n’apporte rien de vraiment nouveau au sujet de l’action théurgique et de sa théorisation. II est cependant trés représentatif de la pénétration des conceptions théurgiques des cabalistes espa-

20. Chné Louhout ha-Berit, 1, fol. 23b.

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JOSEPH ALASHQAR

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gnols dans le Maghreb. Son souci n'est pas de rendre compte de la possibilité d’influencer le monde divin au regard de la raison, ni d’élaborer un systéme d’explication cohérent et convaincant, mais

de conforter le discours mystagogique en recourant a la tradition rabbinique et en l’interprétant. Dans un premier passage, cet auteur rapporte d’abord la conception commune et évidente aux yeux de tous selon laquelle la divinité n’a pas besoin de la bénédiction des hommes et que celle-ci ne profite qu’a ces derniers. Mais il avance, immédiatement apres, la conception contraire des cabalistes, qu’il présente comme exprimant un ordre de vérité plus profond : « Puisque nous en sommes venu au sujet des bénédictions, il convient de chercher si elles sont un besoin de I’en haut ou un besoin de l'individu. Certes, a l’évidence, elles ne sont que le besoin de Pindividu 7, et comme le dit Job : “Si tu es juste, que lui donnes-tu,

etc.” (Job 35:7). [Dieu] est, bien évidemment, la source des bénédictions, et toutes les bénédictions procédent de Lui. Cependant, il existe pour les maftres de vérité une autre voie regue [par tradition] ; selon elle, les bénédictions sont aussi un besoin de I’en haut [...]. Nous trouvons un dire de nos maitres, de mémoire bénie, dans le traité Berakhot 7, qui concerne tout ce que nous avons déclaré, &

savoir que les bénédictions sont un besoin de I’en haut et qu’elles augmentent la puissance dans la Famille d’en haut ; il s'agit du récit [od Dieu dit] : “Ismaél, mon fils, bénis-moi” [...]. Et quiconque se concentre en récitant les bénédictions attire I’épanchement et la bénédiction vers tous les mondes depuis la source supréme, source de toutes les bénédictions » (Tsafnat Pa’aneah, fol. 17a) ”.

La « source supréme » est ici la « Cause des causes », (Infini) des cabalistes. Bien que cet auteur ne tente pas de le point de vue théurgique de la cabale avec le point contraire selon lequel Dieu ne tire aucune sorte d’avantage

l'En Sof concilier de vue du culte

21. Pour cette formule devenue un stéréotype, voir supra, p. 247. 22. Texte traduit supra, p. 57. 23. Nous nous servons du texte du manuscrit de Jérusalem, 154, 4°, magnifiquement publié en fac-similé par Misgav Yerouchalayim, Institute for Research on the Sepharadi and Oriental Jewish Heritage, 1991, avec une précieuse introduction de M. Idel et des indices.

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LA CABALE THEURGIQUE

APRES L’EXPULSION

des hommes, il est possible de rattacher son exposé a I’explication classique selon laquelle si les actes cultuels des hommes ne bénéficient pas au deus absconditus (la source de toute bénédiction), ils

sont en revanche nécessaires a I'harmonie du deus revelatus (les mondes d’en haut). Dans un autre passage, le processus d’épanchement induit par les hommes en général et par les justes en particulier est développé a travers l’exégese symbolique de versets bibliques et l’interprétation d’un récit du Talmud : « Sache qu’au temps oi les Israélites gardent les commandements [...] ils ajoutent de la puissance en haut, et c’est ce qui est écrit dans notre sainte Torah : “Nul n’est comme le Dieu de Yechouroun, il chevauche les cieux par ton aide et les nuées par sa grandeur” (Deut.

33:26). Voici l’explication de ce verset : lorsque le Nom, béni soit-il, “chevauche les cieux par ton aide”, c’est-4-dire au moyen des com-

mandements ou grace a la “grandeur” qui vient par ton biais, il épanche bénédiction et bienfait et il restaure les “nuées” par la descente d’un influx sur elles. Alors celles-ci épanchent a leur tour du bien sur la “terre”. Tu sais déja que les “nuées” sont les symboles des deux colonnes qui sont Yakhin et Boaz [= sefirot Netsah et Hod]. Une pa-

role du prophte le prouve : “Cieux la-haut, épanchez-vous” (Es. 45:8), [les cieux] étant un symbole de Tiferet Israél, comme je te I’ai enseigné, alors : “Que les nuées ruissellent vers la justice” (ibidern), allusion

au Juste, fondement du monde. II est écrit ensuite : “Que la terre

s’ouvre et que Neurisse le salut, que germe a I’unisson Péquité” (ébidem). Et tout cela se produit avec l’aide de la nation israélite, car bien

sOr ils ajoutent, si l'on peut dire, de la puissance en haut. Et telle est l'intention de nos maitres, de mémoire bénie, quand ils disent dans un

midrach ; “Quand Moise monta dans les hauteurs, le Saint béni soit-

il lui dit : Moise, il n’y a pas de “Paix !” dans ta ville ? Moise lui dit : Seigneur des mondes, est-ce que I’esclave donne la “Paix !” & son maitre ? Il lui dit : Malgré tout, tu devrais m’aider. Il lui dit : Maintenant, que grandisse !a puissance de YHVH” (Nom. 14:17).

Ouvre tes yeux et vois comment cette narration nous dévoile tout ce

que nous avons dit. Voici le sens de ce récit : Le Saint béni soit-il lui dit : Il n’y a pas de “Paix !” dans ta ville ? & savoir dans ton corps, qui

est comme une petite ville. On appelle “Paix” celui qui forge un lien et

24. Ce midrach maintes fois exbibé par les cabalistes pour appuyer leurs dires a

été cité dans un précédent chapitre, voir supra, p. 56.

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JOSEPH ALASHQAR

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une fraternité entre les hommes. Le Nom béni soit-il tui dit : Bien que les Israttites aient péché, et, si l'on peut dire, aient infligé un dommage en haut, ton corps peut faire la paix chez les étres d’en haut et d’en bas [...]. Motse lui dit : Est-ce que l’esclave donne la “Paix !” & son maftre ? Comment est-il possible que l’esclave ajoute de la puissance au Seigneur ? L’épanchement ne procéde que du Seigneur vers l’esclave et toi, il te sied de pardonner la faute d’Israé@l et d’épancher la bénédiction sur le monde. Le Saint béni soit-il lui dit : Néanmoins, tu devrais m’aider. II faut que tu t’adonnes au culte du Nom, béni soit-il, et & son unification, et grace a toi Je ferai miséricorde a Israél, car en vertu du jugement, ils ne sont pas dignes que du bien soit épanché sur eux. Alors Moise dit : Maintenant, que grandisse la puissance de mon

Seigneur ! Il attira l’épanchement de fa Couronne supréme vers la Hokhmah jusqu’é Adonay [= Malkhout], et c’est le secret de “la puis-

sance (koah) d’ Adonay”, [dont les initiales sont] Keter (la Couronne),

Hokhmah avec Adonay. Alors le Saint béni soit-il lui dit : “Je pardonnerai selon ta parole” (Nom. 14:20). Vois quelle est la perfection d’un seul homme lorsque c’est un juste ! Et 4 plus forte raison lorsque l’ensemble des Israélites se consacrent 2 |l’accomplissement des commandements » (Tsafnat Pa'aneah, fol. 23b).

Le pardon que Dieu accorde a Israé] pour ses récriminations et sa rébellion contre celui qui les conduit dans le désert est considéré dans ce texte comme l’effet de l’action théurgique de Moise, que Dieu lui-méme avait sollicitée. En attirant les influx de miséricorde depuis la premiére sefira (la Couronne), Moise a amplifié la force divine et a rendu possible le pardon de son peuple. Ainsi le juste

aide la divinité, en échange de quoi il obtient la satisfaction de sa

demande. La notion d’un échange entre Dieu et les hommes apparait plus clairement dans la phrase suivante : « Les fidéles ajoutent de la bénédiction dans la Chekhina, [...] les Israélites la bénissent et elle les bénit, tous ainsi sont bénis » (Tsafnat Pa’aneah, fol. 29a) *. Ce sont d’abord les Israélites qui bénissent la Chekhina et ce faisant, attirent vers elle l’épanchement de la source infinie, a la suite de quoi seulement elle les bénit 4 son tour. A Vinverse, en cas d’in-

fraction a l’un des 613 commandements de la Loi qui « sont émanés

25. Comparez avec les mots d’E. Durkheim : « Entre la divinité et ses adorateurs

ily a un échange de bons offices qui se conditionnent mutuellement » (Les Formes Aémentaires de la vie religieuse, p. 495).

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

des dix sefirot » (Tsafnat Pa’aneah, fol. 101b), au lieu de pourvoir en influx bénéfiques le plérome divin, le pécheur amplifie les puis-

sances démoniaques en provoquant le détournement de I’épanchement ontique vers ces derniéres, qui a leur tour déversent sur lui leur puissance impure : « Celui qui vole et dérobe ajoute de la puissance dans les contraires (ternourot) * et détourne les canaux de la pureté vers la puissance d’impureté et il lui sera épanché depuis ce lieu » (ibidem, fol. 124b). Pour le meilleur ou pour le pire, une véritable réciprocité des échanges régit les relations entre Dieu et les hommes. La Loi - la Torah — décrit les régles de ces interactions, car chaque commandement (mitsvah) est le vecteur d’une opération singuli¢re capable d’assurer la réfection du monde divin et par suite, de la société humaine, ou, en cas d’infraction, d’induire une faille en

haut et en bas. Si l’ensemble seul juste aussi grand soit-il, apportée a la divinité permet sa force et d’en faire profiter

de la société juive, plus encore qu’un accomplit les commandements, l’aide a celle-ci de recouvrer la plénitude de l’univers entier.

R. Isaac Chani Parmi les ouvrages entitrement consacrés a la signification des commandements, le Livre des Cent Portes (Sefer Méah Ché'arim) de R. Isaac Chani, un cabaliste relativement important vivant a

Salonique, ville de 1a Turquie ottomane, et qui écrit vers 1530, peut étre considéré comme un livre destiné a un large public. II prétend offrir un bref apergu des raisons des commandements « selon la voie de la vérité » — c’est-a-dire suivant l’enseignement de la cabale mais propose préalablement de fagon systématique des explications « selon la voie du sens littéral ». Trés influencé par le livre de R. Menahem Récanati sur le méme sujet, lui-méme trés dépendant de la cabale espagnole, ses développements ne brillent pas par leur originalité ni par leur audace intellectuelle. Cependant, ses propos sont trés représentatifs de l'utilisation apologétique des conceptions de la

26. Ce terme est emprunté au vocabulaire de cabalistes espagnols de la fin du xm" sitcle, R. Joseph ben Chalom Achkénazi et R. David ben Yehoudah hé-Hassid, od i] désigne les forces impures.

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cabale espagnole et sa maniére d’aborder I’explication théurgique des pratiques religieuses se signale par une tendance A en atténuer le caractére réaliste au profit de !’insistance sur leur efficacité symbolique. Le plus souvent domine une explication des rites du type : il faut accomplir tel précepte parce qu’il symbolise tel aspect du monde de l’émanation, d’ordre structurel ou dynamique. Ses exposés sur la mezouzah (rouleau de parchemin fixé sur le linteau des portes), les franges rituelles et les tefilin, le repas du Sabbat, les rites de la féte des Cabanes ”, en sont des exemples particulitrement frappants. La fonction essentielle de tous les commandements, selon

cet auteur, est de faire accéder homme 4 l’union a Dieu 7 (devéqout), union qui n’a pas ici de connotation mystique trés marquée. Cette union advient grace aux pratiques rituelles de la religion collective parce qu’elles sont les symboles des diverses composantes des sefirot, simples réceptacles (kélim) des €panchements divins et de leurs relations dynamiques. Ces orientations générales de la pensée de R. Isaac Chani le conduisent a insérer la question de l’efficacité théurgique des rites dans un cadre plus symbolique que réaliste. Les quelques passages qui font appel a la théurgie attestent cette tendance, sensible tout au long de l’ouvrage. La nature particuliére des commandements de la Torah fait que chacun d’entre eux est substantiellement lié 4 l'une des dimensions du plérome des émanations, dont il constitue une sorte de prolongement ou de rameau ici-bas. Leur accomplissement ou leur transgression est assimilée au renforcement ou a la destruction d’une branche de I’édifice céleste : « Il faut savoir que les 613 commandements, sans exception, sont une structure du Char d’en haut, a l'image d'une forme faite par Poeuvre d’un brodeur ; certains commandements sont reliés a la dimension du Fondement [= sefira Yessod], comme les unions illicites

ou la circoncision, et ainsi de suite pour toutes les dimensions. [...] Celui qui les transgresse, c’est comme s'il coupait cette plante de I’édifice. Voici un exemple : une grande source bouchée et scellée, d’od s’épanchent des canaux et des rivitres par des sentiers qui

27. Pour ces commandements, voir respectivement, Méah Ché’arim, Lublin, 1924, fol. 8d-9a, 9d, 15b, 20a. 28. Méah Ché'arim, ibidem, fol. 3a.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION abreuvent jardins et vergers, ce qui fait croftre les semences. Les

commandements de la Torah sont pareils : chacun dépend d’une partie du Char d’en haut, a droite, A gauche, en face, derriére, en

haut et en bas, et tous dépendent de la Cause premiere — béni soitelle. Et quand l'homme accomplit ici-bas les commandements, il soutient et maintient une puissance » (Méah Ché‘arim, Lublin, 1924, fol. 16a).

Ce passage reprend presque mot 4 mot un texte de R. Menahem Récanati, hormis les deux derniéres lignes qui sont empruntées a un écrit de R. Ezra de Gérone que nous avons longuement étudié *. Le Char d’en haut - la structure du plérome — est comparé a une broderie ot: tous les fils sont reliés en un réseau qui comprend de multiples extensions. Les commandements font partie de cette

toile,

ils sont comme des sentiers qui font communiquer la source inacessible (la Cause premiére) et le monde d’en bas (les jardins et les vergers), par le biais des émanations sefirotiques (les canaux et les riviéres). Transgresser !’un d’eux revient a interrompre cette communication. En revanche, accomplir un commandement revient 4 maintenir cette relation. Dans un autre passage, dont les premiéres lignes sont empruntées a Récanati (Commentaire sur la Torah, fol. 19a ou 38c), le rapport de dépendance entre le haut et le bas implique que la disparition d’un élément situé ici-bas a la suite d’une transgression cause la disparition de son archétype supérieur. Mais cette disparition est présentée au moyen de plusieurs « comme si », ce qui laisse penser qu’il n'est pas question d’une mutilation réelle du monde supérieur, mais d’une mutilation symbolique ou analogique. Le précepte qui est expliqué est l’interdit de la castration : « Puisque les choses d’en bas dépendent des choses d’en haut et

que, lorsque !’une d’en bas disparait c’est comme si - si l'on peut dire — la puissance d’en haut disparaissait et qu’un défaut affectait le Char supérieur, il faut que "homme

veille 4 ne pas détruire la

“source”, car ce membre typifie le Fleuve [= sefira Yessod] dont les eaux ne décoivent pas, et celui qui le fait cesser en bas c’est comme

29. Voir supra, p. 116. Le texte de Récanati se trouve dans son Commentaire sur

la Torah, Gentse, fol. 23b, ancienne pagination fol. 48a. Une des sources de Récanati est R. Joseph Gikatila, Cha’aré Tsedéq, Cracovie, 1881, fol. 9b, cité infra, p. 573.

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s'il arrétait ’épanchement qui se répand depuis I'Eden pour abreu-

ver le jardin que lon sait avec les Ames des justes, et c’est comme s’il coupait les plantations » (ibidem, fol. 48a).

L’organe sexuel masculin symbolise la sefira Yessod qui est comparée a un fleuve charriant sans cesse les Ames des justes issues de

l'Eden (la sefira Binah) et qui les répand dans la sefira Malkhout (le

jardin). Une castration ici-bas du symbole charnel de cette sefira affecte — symboliquement — le Char supérieur d’un défaut au niveau de

cette sefira. Comment entendre cette sorte de double disparition ? La conception de R. Isaac Chani se laisse assez aisément décrypter. La se-

fira Yessod séme les Ames dans la sefira Malkhout pour les mettre sur

la voie d’une prochaine incorporation. Celle-ci dépend des nouvelles naissances et par conséquent de l’activité procréatrice du membre viril. Si celui-ci est mutilé et qu’il ne peut excercer sa fonction, il est incapable d’engendrer des corps. Ce déficit implique qu'un certain nombre d’4mes ne pourront trouver de nouveaux corps od s’incarner. Bien qu’en réalité, l'épanchement des Ames ne cesse pas, il s'interrompt symboliquement puisqu’il ne peut remplir pleinement son réle. La sefira Yessod disparait au sens oi elle ne peut, a cause de la castration d’un homme, manifester son dynamisme producteur ici-bas. Autrement dit, la mutilation d’un organe sexuel fait disparaitre ce qui est a la fois le symbole de la sefira Yessod et le support matériel de son épanchement spirituel. Le membre viril est un symbole efficace et non un simple reflet fantomatique de 1a sefira Yessod. Néanmoins, sa castration n’entraine une disparition de cette dernigre qu’au regard du monde inférieur pour lequel elle cesse d’émettre des Ames, faute de corps pour les accueillir. Il n’y a qu’une disparition partielle ou relative, une action théurgique négative d'ordre symbolique qui n’est réelle que pour !’en bas. Significativement, je n’ai pas rencontré une seule fois lexpression mamach (véritable, réel) dans l’ensemble de l'ouvrage de R. Isaac Chani, alors qu’elle apparaft fréquemment dans

les écrits des cabalistes au sein de contextes similaires. Une autre illustration de sa conception symbolique de la théurgie est son explication du commandement prescrivant I’étude de la Torah : « La Torah écrite symbolise la dimension de Tiferet, la Torah

orale symbolise la dimension de Malkhout [...]. Qui s’adonne a

Pétude de ces deux Torah, c’est comme s'il unissait l'Epoux a

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

I'Epouse et occasionnait amour, fraternité, paix et amitié entre eux,

car grand est le pouvoir de la parole, pour le bien ou pour le

contraire du bien, et la torsion des lvres est une action ” et agit en

haut. [...] Lorsque l"homme étudie la Torah de fagon désintéressée,

il devient un tréne et un char pour les choses spirituelles et grace & lui elles regoivent une perfection et son degré est supérieur A celui

des anges officiants » (ibidem, fol. 8a-c).

L’étude traditionnelle consiste 4 interpréter la Torah écrite au moyen de la Torah orale, ce qui établit une relation entre elles et apparait comme une union hiérogamique des dimensions du pKkrome que l'une et I’autre symbolisent, la sefira Tiferet (I’Epoux) et la sefira

Malkhout (I’Epouse). Bien que le pouvoir de la parole de l’étude soit

considéré comme efficient « en haut », il est permis de se demander s'il

s’agit d'une efficacité théurgique réelle ou seulement d’une efficacité d’un autre type. La seconde partie du passage le laisse entendre :

Pétude désintéressée — a savoir, selon cet auteur, celle qui suit la « voie

de vérité », le sens mystagogique — transfigure I"homme en un support (un « tréne » et un « char ») des « choses spirituelles ». Le fait que ces derniéres disposent d’un tel socle ici-bas od elles peuvent reposer, confére un plein achévement au processus d’émanation qui ne peut atteindre son déploiement final que s’il parvient dans le monde inférieur. I] me semble que les deux fonctions attribuées ici & l'étude ne font qu’une : l’union des sefirot Tiferet et Malkhout est réalisée symboliquement par l'étude, qui du méme coup fait de I"homme un manifeste de la présence des émanations divines. Une présentation similaire de l’efficience symbolique de diverses pratiques religieuses révéle une méme prudence en matiére d’efficacité théurgique réelle. C'est ainsi que R. Isaac Chani interpréte le commandement prescrivant de donner Il’auméne & l’indigent :

30. Expression empruntée au traité du Talmud babylonien Sanbédrin 65a. Elle est citée par R. Menahem Récanati dans son Commentaire sur la Torah, section Vayera, fol. 26a (ancienne pagination fol. 53d), et section Vaethanan, fol. 46c (ancienne pa-

gination, fol. 196d). L’ensemble du paragraphe est un développement du Bahir, § 196, qui fait !’objet d'un commentaire plus ample de la part de R. Méir ibn Gabbay

dans un texte de son Tola’at Ya’akov, qui ne figure pas dans I’édition imprimée de

cet ouvrage mais qui est rapporté par R. Isale Horovitz dans son Chaé louhot ha-

Berit, t. 3, fol. 26b-26c.

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« La charité symbolise la dimension de la misé¢ricorde [= sefira Tiferet], et le pauvre symbolise la Chekhina appelée “pritre du pauvre”. Celui qui donne la charité & un pauvre ici-bas, c’est comme s'il épanchait la miséricorde sur la Chekhina en haut et il mérite de

contempler la face de la Chekhina » (ibidem, fol. 25d).

Méme approche pour le commandement de Il’amour du prochain : « Le prochain symbolise la Communauté d’Isra@i [= sefira Malkhout] [...] et quand un homme aime son prochain, c'est comme s'il épanchait la grace et la miséricorde sur la Communauté

d'Israél » (ibidem, fol. 30d).

Les multiples « comme si » dont R. Isaac Chani ponctue ses phrases ne sont pas de simples formules rhétoriques. En accomplissant telle bonne action qui implique une intervention sur un objet ou une personne dont la place ou la fonction symbolise une composante du plérome, l’agent de cette action, s’il est initié a la cabale, plonge dans un univers de représentations symboliques dont il est un centre actif d’expression et de manipulation, mais sur lesquels il n’agit qu’au niveau de sa propre conscience. Il est vrai que quelques passages du livre de ce cabaliste semblent faire état d’une efficacité théurgique réelle. C’est le cas de son explication du commandement prescrivant de s’attacher 4 Dieu par limitation de sa conduite : « Lorsque lhomme s‘unit au Nom, béni soit-il, [en imitant] ses

qualités, il cause l'union de la Communauté

d’Israél [sefira

Malkhout] avec le Saint béni soit-il [sefira Tiferet] et il occasionne alors la vie, pour lui et pour le monde entier » (ibidem, fol. 7b).

Rien n’indique que cette union entre sefirot ne soit réalisée qu’a titre symbolique. Mais le systeme des symboles en présence est assez particulier ; c'est ‘homme lui-méme, pratiquant le commandement, qui en imitant la conduite de la divinité devient un symbole

de la sefira Malkhout. En tant que symbole de cette sefira, son union 4 Dieu symbolise l’union de cette sefira qu’il représente a la sefira Tiferet. Certes, le texte dit qu'il « cause » une telle union,

mais dans la mesure od lui-méme et son action la symbolisent en premier lieu, !’efficacité théurgique réelle n’est ici pas aussi nettement affirmée qu’il ne le semblerait de prime abord.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

Cependant, d'autres textes sont moins sujets 4 discussion. Le rite de la pose des tefilin instaure un état de paix et d"harmonie au sein du piérome et induit une union entre les péles masculin et féminin. Enfin, il provoque |’épanchement des influx divins : « Quelle grande union réalise l'homme en mettant les ¢éfilin sur la main et sur la téte ! I] établit alors la paix entre "Homme et sa Femme, entre le Pére et sa Fille, et ils s’unissent et s’attachent l’un a l'autre par

un lien d’amour et de dilection. Heureux celui qui mérite de couronner le Roi d'une couronne magnifique et de faire se déverser une émanation abondante de bénédictions, comme il est dit : “Que la bénédiction repose sur ta maison” (Ez. 44:30) » (ibidem, fol. 10d).

La fameuse loi du talion, qui prescrit une compensation financiére pour un dommage volontaire provoqué sur la personne de son prochain, est interprétée & travers la conception de la structure anthropomorphe du plérome :

« La forme de homme en totalité - ses organes et sa structure —

a été fagonnée selon la forme de I’Homme d’en haut ; en conséquence, lorsque ses organes sont conformes & Ia finalité de la création et qu’ils sont a l'image d'un tréne pour les organes d’en haut, il ajoute de la puissance et de !’influx en eux venant de l’extinction du

Néant. A linverse si c’est le contraire, lorsqu’il inflige une infirmité

& quelqu’un, il l’inflige aussi 4!’ Homme en question, parce qu’il affecte d'un défaut la forme supérieure et il lui faut réparer sa faute par de l’argent, mesure contre mesure. L’Ecriture y fait allusion : “Il

le fera guérir de guérison” (Ex. 21:19) : s’il le guérit en bas, il le guérira aussi en haut » (ibidern, fol. 31c-d).

Ce passage est encore un emprunt a Récanati (Cormmnentaire sur la

Torah, Exode, fol. 10c-d ou 103d). La Source des émanations, appe-

lée ici « extinction du Néant » d’aprés une formule qui dérive de I’« extinction de la Pensée » que nous avons rencontrée dans la cabale géronaise, épanche ses influx ontiques au sein du plérome anthropomorphe quand la forme du corps humain reproduit parfaitement la forme de « l’Homme d’en haut » et fait office d’un support vis-a-vis d’elle permettant aux « organes d’en haut » de s’épancher ici-bas et d’étre présents en ce monde, conformément au but méme de la création. A l’inverse, une mutilation infligée 4 un autre homme affecte d’une mutilation équivalente la forme supérieure. La régle qui pres-

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crit un dédommagement en argent, visant 4 réparer le dommage subi, compense la perte occasionnée ici-bas et guérit la blessure infligée au plérome. D’od l’exégese du verset de l"Exode, selon laquelle le redoublement du verbe « guérir » indique que celui-ci se rapporte a la fois au monde d’en bas et au monde d’en haut. Cette action théurgique restauratrice parait tre, méme dans ce passage, d’ordre plus symbolique que réel. Le défaut infligé a l’Homme supérieur ne l’atteint qu’indirectement, a travers le dommage causé au corps de la victime humaine qui, cessant d’étre la réplique parfaite de la structure du plérome, ne peut plus jouer son rdle théophore de support terrestre pour

son modéle céleste et pour son expansion ici-bas. Ne pouvant épancher des influx sur une réplique détériorée, le plérome anthropomorphe en attire moins pour lui-méme depuis la Source primordiale, ce qui équivaut 4 une sorte d’amputation. R. Isaac Chani est loin d’étre un novateur en ce qui conceme la fonction théurgique des commandements. De fagon générale, il tend insensiblement a conférer a celle-ci un statut symbolique, méme s’il répéte l’essentiel de la conception de la cabale géronaise et castillane. Dans I’ensemble de son ouvrage sur les raisons des commandements,

la place occupée par la théurgie est assez réduite et son efficacité réelle est minimisée. Il ne s'aventure pas 4 élaborer des concepts qui permettraient de rendre compte de la pratique religieuse sur le monde des sefirot. Il se contente de s’y référer de maniére souvent elliptique et incompléte, comme pour indiquer une voie lointaine d’interprétation, qu’il évite de développer de maniére consistante. Ses explications des pratiques religieuses sont davantage un plaidoyer en leur faveur qu’une réflexion approfondie sur leurs significations. Comme il I’affirme clairement au début de son ouvrage, la valeur intrinséque des conceptions qui permettent de les expliquer compte moins que le désir de les mettre concrétement en pratique que ces conceptions sont capables d’éveiller. L’orientation pragmatique de ses exposés qui visent a entrainer une observance fervente des commandements réduit considérablement leur intérét théorique. L’ouvrage de cet auteur sans originalité offre un bon exemple de l'usage apologétique qui a été fait des spéculations des cabalistes, utilisées en bonne place pour enrichir largumentaire en faveur des pratiques normatives de la religion.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

R. Méir ibn Gabbay Parmi les auteurs de développements spéculatifs conséquents, le nom de R. Méir ben Yehezgqel ibn Gabbay (c. 1480 - ap. 1543) s’impose avec force. Ce cabaliste qui, comme beaucoup d'autres, dut fuir l'Espagne et s’établit en Turquie, dans la ville de Tire, au sudest d’Izmir, puis 4 Magnésie ", est l’un des cabalistes, sinon le cabaliste, qui a le plus insisté sur la nécessité pour le divin du culte des hommes. II consacre une grande partie de son magnum opus, le Livre du culte sacré (Sefer ‘Avodat ha-Qodech), achevé en 1531, & cette question. Bien qu’il soit d’abord I’héritier de ses prédécesseurs catalans et castillans, son apport est loin d’étre négligeable et il a pu étre considéré a bon droit comme le meilleur représentant de la cabale aprés l’Expulsion et & la veille du renouveau des écoles de Safed *. Dans un passage important du livre précité, ce cabaliste se demande comment il est possible d’admettre une conception aussi étonnante et contraire au bon sens qui postule que les hommes, au moyen des actes commandés par la religion, sont en mesure d’agir sur la divinité : « Comment concevoir [...] que, par I'ébranlement que !’on provoque en bas au moyen de notre culte [...] les choses supérieures

soient mises en branle 1a-haut, et quelle relation et similitude y a-t-il

entre nous et la réalité véritable célestielle telle que, par elles, on

puisse croire qu’en mettant en mouvement cette similitude par nos

actions, sa ressemblance aussi soit mise en mouvement simultanément, et qu'elle écoute et qu'elle réponde ? » (‘Avodat ha-Qodech, rééd. Jérusalem, 1973, fol. 34d).

Dans le long développement qui suit, ce cabaliste critique la réponse donnée a cette question par le célébre exégéte R. Isaac Arama, jugée naturaliste et cosmocentrique. Dans son ‘Aqgedat

31. Voir la notice biographique que E. Ginsburg consacre a cet auteur dans son

Sod ha-Shabbat, The mystery of the Sabbat, from the Tola’at Ya’agov of R. Meir ibn Gabbai, State University of New York Press, Albany, 1989, p. 1-3. Sur l'ensemble des

aspects de la pensée de ibn Gabbay, voir l’ouvrage que lui a consacré R. Goetschel, Le Discours de la Kabbale espagnole, Méir ibn Gabbay, Peeters, Louvain, 1981. 32. Telle est opinion de G. Scholem, Kabbalah, Dorset Press, New York, 1987, p. 69.

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Itshaq (section Noah), cet auteur pose en effet une relation d’interdépendance entre les actes du culte et la nature, et compare le cosmos & un violon et chacun de ses plans a !’une de ses cordes, tandis

que ’humanité représente un second violon, accordé au méme diapason que le premier . A cause de cet accord acoustique, la « musique » jouée par le violon humain est capable de faire vibrer le violon cosmique, et la Torah et les commandements sont les notes

de la mélodie, la partition secréte, qui permettent 4 ’homme de jouer une musique capable de faire vibrer avec bonheur et d’influencer pour le mieux le monde naturel que représente le premier violon. La Torah est le « secret de la mélodie » du cosmos, ce qui,

pour Ibn Gabbay, implique que son essence et sa fonction sont ré-

duites au plan du monde créé, & l’ordre de la nature, alors qu’aux

yeux de la cabale, elles se situent et optrent dans le domaine supérieur du plérome divin. Cette théorie d’une action du culte sur les diverses parties de la nature est certes rejetée, mais la métaphore des cordes de violons vibrant au méme diapason, sera reprise et transformée par R. Méir ibn Gabbay. Celui-ci expose d’abord dans le détail cing principes préalables dont le fidéle doit avoir nécessairement connaissance : 1) le culte est « un besoin du Trés-Haut * » ; 2) la cible du culte est le plérome divin, source des épanchements ;

3) l’intention du culte doit viser le bien du monde divin et non l’avantage de I’homme qui le pratique ; 4) la forme humaine est

33. Sur l'histoire de la métaphore des deux violons dans la théologie juive et la cabale, voir M. Idel, « The Magical and Theurgical Interpretation of Music in Jewish

Texts : Renaissance to Hasidism » (en hébreu), Yuval, 4, 1982, p. 33-63. 34. ‘Avodah tsorekh gavoha. Cette expression dérive d'un dire rabbinique ancien qui signifie « pour les besoins du Temple » (voir Sanhédrin 74a passim). Le premier & en faire usage dans un sens cabalistique et théurgique est Nahmanide, Commentaire sur la Torah, Ex. 29:46 (cité supra, p. 247), suivi par Rabbenou Behayé

dans son livre La Table des Quatre (Choulhan chel Arba’), dans Kitvé R. Behayé, éd.

Chavel, Jérusalem, 1987, p. 488-489 et dans son Commentaire sur la Torah, Deut. 8:10, éd. Chavel, vol. ITI, Jérusalem, 1977, p. 299-300, suivi 4 son tour par un grand nombre d’auteurs. Voir M. Faierstein, « “God’s Need for the Commandments” in Medieval Kabbalah », Conservative Judaism, 36, 1982, p. 58, note 11. Voir aussi D.

Matt, « The Mystic and the Mizwot », Jewish Spirituality 1, éd. A Green, Crossroad, New York, 1988, p. 394 et p. 403, note 62. Et plus récemment, voir M. Hallamish, Introduction 4 la cabale (en hébreu), Bar Ilan, 1991, p. 189 et suiv.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

semblable a la structure du plérome divin ; 5) les 613 commandements de la Torah dépendent et sont liés par essence aux dix sefirot « qui sont la divinité ». Il existe donc une corrélation entre la forme humaine, les commandements et le plérome divin constitué des dix

sefirot. Aprés ces considérations préalables qui résument les conceptions développées par les cabalistes espagnols des deux sitcles précédents, et surtout par l’école du Zohar, R. Méir ibn Gabbay répond & la question générale de savoir comment rendre compte de l’influence des actes humains sur la divinité. Dans ce but,

il a rédigé un texte dense et rigoureux qui, entre autres choses, contient la meilleure citation que nous possédions du fragment d’un midrach perdu :

« Le principe est que la Gloire n’est mise en branle que par l’éveil d'un élément qui a avec elle [un rapport de] proportion et similitude, et cela grace A la médiation de quelque chose qui est proportionnelle et semblable aux deux et qui, des lors, les relie, les proportionne et les accorde. A la suite de ces propos et de cette vérité, je dirai ceci : puisque la Sagesse d’en haut a prévu d’agencer la figure (demout) d’en bas selon la Figure d’en haut, ainsi que l’ont regu les sages de vérité au sujet des membres de l'homme correspondant a la structure des membres du Char, [...] homme comprendra que sa bAtisse est semblable a celle de !’'Homme supérieur, ce qui explique que cette figure soit proportionnelle et pareille 4 la Figure supérieure car elle a été faite “A son image et a sa ressemblance” ; il en résulte nécessairement que |’on doit croire que, en communiquant un mouvement a cette figure par ses actions, la Figure supérieure également est affectée d’un mouvement similaire et elle écoutera {I’-homme] et lui répondra. On concevra que, par l’ébranlement que nous suscitons ici-bas par notre culte, de la fagon qui a été expliquée, les choses supérieures sont mises en branle la-haut ; la Torah et les commandements étant des médiations, aprés

avoir été émanés et extraits de la Source de I’étre et de la lumiétre célestielle, une puissance a été placée dans leur nature de fagon qu’ils

soient, eux, la clé ouvrant cette Source d’oi ils ont jailli, lorsqu’ils sont

pleinement activés et correctement pratiqués par la figure d’en bas b&tie selon la Figure d’en haut ; car toutes les structures sont proportionnelles les unes aux autres comme il a été expliqué plus haut. En conséquence, il est dans la nature du culte rendu au Nom unique,

culte consistant en l’unification (yihoud) opérée pour Son besoin, d’ouvrir la Source supérieure et d’en faire s’épancher une émanation de bénédiction jusqu’au terme de la Pensée, et qu’a partir de 1a cette bénédiction se répande sur les étres d’en bas qui ont provoqué [cet

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épanchement}, méme si ces derniers n'ont pas agi en vue de leur propre intérét, car c’est cela que le Trés-Haut a voulu fixer dans la nature de ce culte. De ce que nous avons écrit, on comprendra que lesdites structures ont cette proportionnalité dont parlent les musicologues au sujet de deux instruments de musique identiques, accordés au méme diapason et selon une proportion exactement semblable, si bien que, en faisant vibrer une corde chez l'un, la corde qui lui correspond dans le second instrument frémisse de concert, en vertu de leur proportion identique (yahas ha-chavéh). Pareille est la proportion méme de ces structures, c’est pourquoi, en donnant un

mouvement a la « corde » inférieure, s’ébranle de concert la « corde »

supérieure par le biais de la Torah et des commandements. Ce qui atteste l’existence d'une égale proportionnalité entre elles est que le parfait fidéle peut amener a sa guise les choses d’en haut et elles l’écoutent, Il’exaucent et se mettent A ses ordres lorsqu’il les appelle. Cest un fait célébre dans notre peuple que les parfaits de la nation et ses dévots agissent par des miracles et des prodiges : en appelant YHVH, il leur répond *. Et comme le disent nos maitres, de mémoire bénie : “Je régne sur l'homme. Mais qui régne sur Moi ? Le juste” (Moed Qatan 16b). S’il n’y avait pas de proportionnalité égale entre eux, comme nous I’avons expliqué, quelle serait la source d’une pareille chose ? J’ai déja écrit que la Gloire d’en haut ne se met en branle que vis-a-vis d’une chose qui lui est proportionnelle et qui lui ressemble. Dans un midrach [il est rapporté] : “Le Saint béni soit-il dit & Molse : Va, dis 4 Israé] que Mon nom est Je serai ce que Je serai. Que signifie “Je serai ce que Je serai” (Ex. 3:14) ? Comme tu es avec Moi, Je suis avec toi. Ainsi que dit David : “YHVH

est ton ombre, a

ta droite” (Ps. 121:5). Que signifie “YHVH est ton ombre” ? Comme ton ombre : de méme que ton ombre, si tu ries devant elle, elle rie de-

vant toi, si tu pleures devant elle, elle pleure devant toi, si tu lui

perenne nei neiaiwalenemadytsnrnrot haar intaaire to reille. De méme le Saint béni soit-il : “YHVH est ton ombre”,

35. Au sujet du pouvoir d’accomplir des miracles prété aux saints des temps anciens, voir ibn Gabbay, Tola’at Ya'agov, fol. 4b : « Les pratiques des dévots (hassidim) réussissaient car "homme étant constitué de tous les degrés [spirituels] présents dans la puissance de l’Ame sainte, il avait la force, par la connaissance des noms du Créateur et de ses directives, et grace a ses capacités innées, acquises et inscrites dans sa racine (spirituelle], d’accomplir des actes [miraculeux), de changer le cours de la nature et de commander aux étres célestes pour les amener a obéir & sa volonté, tout

cela étant dépendant de la connaissance des choses supérieures, racines des existants,

sur laquelle repose toute la foi d’Israél. » La foi d’Israél s’appuie donc sur la connaissance du monde divin qui seule permet I'action théurgique.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION comme tu es avec Lui, Il est avec toi” (fin de la citation). [Les pro-

pos de ce midrach] confirment ce que nous avons dit : tes réalités d’en haut sont mises en branle en fonction de l’éveil des étres d’en

bas, c’est pourquoi les entités supérieures vis-a-vis des entités infé-

rieures ont été comparées a l'ombre vis-a-vis de la forme ™, étant proportionnelles et coordonnées les unes aux autres. C'est pourquoi

Pombre se met en branle en fonction de l’éveil de la forme. Ainsi, sui-

vant les actions que les étres inférieurs mettent en branle, les entités

supérieures mettent en branle des choses bonnes ou mauvaises, c’est ce que [nos maitres] ont dit : “Si tu lui montres une mine colérique ou avenante, etc.” et ils ont dit aussi : “Comme tu es avec Moi, Je suis

avec toi”, et cela en vertu de la proportion et de la similitude qui exis-

tent entre eux. C'est ainsi que les entités supérieures écoutent et exaucent les étres inférieurs parce que l’on a ouvert la Source d’en haut et

qu’un épanchement de bénédiction et de lumiére est descendu. [...]

Parce que l'homme parfait garde la proportion [avec la Figure supérieure], par la sainteté, la pureté, en s’adonnant & la Torah et aux commandements qui sont 4 l'image d’un fil reliant et rattachant deux

morceaux de tissu — tels sont la Torah et les commandements, ils sont

la médiation qui relie la figure d’en bas avec celle d’en haut en vertu

de la proportion qu'elle a avec les deux — [...] grace a son attachement

avec sa racine par ses ceuvres, son culte et son union, il est aimé en

haut et sa volonté est faite et il opére dans les réalités supérieures et inférieures des actions miraculeuses témoignant et démontrant qu’il

est un sage [...] et cette sagesse est accessible par l’accomplissement de la Torah et des commandements et par aucune des autres religions et des autres sagesses dont la structure est vaine et sans utilité » (‘Avodat ha-Qodech, Jérusalem, 1973, fol. 35c-36a).

La Gloire (Kavod) qui réagit a l’action du culte désigne ici l’en-

semble du monde de I’émanation, bien que le méme auteur identifie

ailleurs ce terme avec la derniére sefira, la Malkhout ou Chekhina (ibi-

36. Dans un autre ouvrage d'ibn Gabbay, le Tola’at Ya‘agov, une formule simi-

laire est employée : « Les entités supérieures vis-a-vis des entités inférieures ressem-

blent & l’ombre vis-a-vis de la forme : selon ce que la forme met en branle, l’ombre met en branle » (fol. 4a). Une formule plus classique présente au contraire le monde inférieur comme I’ombre du monde d’en haut, voir par ex. R. Menahem Récanati, Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, éd. Lieberman, Londres, 1962, fol. 12c-d : « Ce monde inférieur-ci est vraiment comme I’ombre auprés de la forme, car l’on sait que l’exis-

tence de l’ombre ne dépend que de la forme, ainsi l’existence de ce monde d’en bas

ne procéde que du monde supérieur parfait et sans défaut. »

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dem, fol. 26b). Le verbe yit’orer, que nous traduisons ici par « mettre en branle », a été traduit dans d’autres passages par « étre éveillé ” ». Mais le terme clé de la premiére partie de l’exposé de R. Méir ibn Gabbay est sans doute celui de yahas, associé 4 celui de dimyion, tra-

duits par « proportion » et « similitude ». La Torah et les commande-

ments sont a la fois proportionnels a I"homme et a la Gloire. A ce titre,

ils assurent la médiation entre la Figure supérieure (le plérome divin) et la figure inférieure, I"homme créé 4 sa ressemblance *. La Torah est une sorte d’échelle des proportions entre !’en haut et I’en bas, elle maintient l’harmonie des proportions de I’homme qui la met en pratique avec la structure divine. La cabale espagnole avait fréquemment traité de la similitude morphologique de I"homme avec cette structure supérieure, mais ibn Gabbay ajoute une identité d’ordre proportionnel, c’est-a-dire mathématique. L’homme n’est pas seulement semblable a la divinité par sa forme ou ses traits : ses mesures sont proportionnelies a celles du plérome divin, la « Figure supérieure ». La Torah contient les proportions exactes du plérome ainsi que celles du corps humain - elle est « une image du corps » dit ibn Gabbay dans un texte que nous verrons plus loin - elle est donc la régle de proportion qui fixe leur coordination. On pourrait la comparer a une régle de calcul permettant de rectifier le moindre écart entre les proportions de l’homme et celles de la Gloire. Elle fonctionne comme I’algorithme de leur eurythmie. La Torah et les commandements qu'elle recéle sont moins une régle religieuse qu'une régle mathématique. L’efficience théurgique des pratiques que la Loi prescrit repose sur l’harmonie mathématique qu’elles établissent entre le monde divin et l'homme qui les met en ceuvre. Dans un ouvrage antérieur de R. Méir ibn Gabbay, le Tola’at Ya’aqov (Le Vermisseau de Jacob), ce n’était pas la Torah

37. Voir supra, p. 182-183. 38. Sur la Torah comme médiation dans I’ceuvre de R. Méir ibn Gabbay, voir M.

Idel, « La conception de la Torah dans la littérature des Palais, et ses métamorphoses

dans la cabale » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, 1, 1981, p. 75. Dans Kabbalah, New Perspectives, p. 177, M. Idel restitue quelques lignes du texte d’ibn Gabbay, mais il traduit yahas par affinity, ce qui me semble convenir imparfaitement dans ce contexte, et c’est ce qui l’'améne & négtiger le caracttre mathématique des relations en cause dans cet exposé.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

qui était dotée d'une telle fonction médiatrice, celle-ci était attribuée

a la seule me humaine: « Par la médiation de l’4me sainte est placé entre les mains de I’"homme le pouvoir d'’ouvrir les canaux de la sain-

teté, de la pureté et de la Sagesse supérieure » (fol. 4b). L’Ame est en

effet, comme cet auteur |’affirme ailleurs, « constituée et structurée par

les essences supérieures, et tant que |’Ame est dans l'homme, il est la similitude du macrocosme et il est appelé microcosme ”. » L’Ame, estil dit — et non la forme corporelle — comprend et récapitule la totalité des « essences » spirituelles, elle est donc en position d’assurer la médiation entre "homme d’en bas et I'Homme supérieur dont elle est Pimage parfaite. Or la fonction médiatrice que cet auteur accorde plus tard a la Torah, a cause de sa propre similitude et harmonie proportionnelle avec le plérome divin, va lui permettre d’attribuer au corps humain la méme fonction qu'il attribue ici a l’4me, comme si la Torah jouait, pour le corps humain, le réle prété a |’Ame et prenait sa place dans le syst¢me des correspondances théurgiques entre les plans de l’émanation. En effet, la Torah comme [’Ame est « constituée » de toutes les sefirot : « La Torah récapitule le Grand Homme célestiel, aussi comprend-t-elle 248 commandements positifs et 365 commandements négatifs, comme le nombre des membres et des nerfs de l'homme d’en bas et d’en haut. [...) La Torah est tissée avec le Nom de YHVH, et elle est Lui véritablement (vehi hou mamach). Et puisque la Torah est la forme de homme, elle était destinée a lhomme et par elle ’homme est homme, et a la fin, elle s’unira a lhomme » (‘Avodat ha-Qodech, fol. 20c).

La Torah « est le Nom de YHVH, elle comprend I’émanation du monde, et par 1a elle est divine » ajoute ibn Gabbay. Comme I’ex-

plique M. Idel, la Torah est une sorte « d’>homme intermédiaire qui

rend possible la relation entre "homme d’en bas et I"homme d’en

haut ” ». A ce titre, elle ne relie pas seulement l’homme d’en bas et le

39. Derekh Emounah, Jérusalem, 1967, p. 10. Un exposé ptus long sur ce sujet se trouve dans ‘Avodat ha-Qodech, fol. 17d-19a. Comparez avec un texte de R. Ezra de

Gérone, supra, p. 119. 40. Article cité, ibidem. Ibn Gabbay emprunte la conception voyant en la Torah une texture tissée des lettres du Tétragramme a R. Joseph Gikatila (Cha’aré Orah,

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plérome divin anthropomorphe, elle met en harmonie le corps humain avec la forme divine, en lieu et place de I'fme qui est évinoée par la logique du discours dans I’ceuvre tardive d’ibn Gabbay. Comme si la position que ce cabaliste donne d’abord a I’4me dans son Vermisseau de Jacob — position qui est celle que lui attribue le néoplatonisme — avait été supplantée par la position qu’il attribue a la Torah. Cette éviction de I’4me, de sa position comme de sa fonction, est particulitrement

sensible dans un autre texte important de R. Méir ibn Gabbay :

« Tous les commandements sont répartis selon les organes de l'homme, et [le maftre cité plus haut] a fait de la Torah une image du corps, d’un corps d’homme, puis il a dit que certains commandements dépendent de la téte, d’autres des yeux, d’autres des oreilles, et ainsi

de l'ensemble des organes. Lorsque tu y réfléchiras, tu découvriras

que la Torah tout entitre est comme un corps humain, la raison en est

qu'elle vient de I’homme, comme tu le sais, et qu’clle a été donnée &

Phomme “. Aussi a-t-il fallu la subdiviser en organes [distincts] pour qu’elle typifie [le corps de I"homme]. En conséquence, son accomplissement (giyyournah) dépend du corps humain et de ses organes. Cest pourquoi celui qui accomplit le commandement dépendant d’un organe, renforce et complete celui des organes du Char dont le commandement dépend “. Aussi, celui qui accomplit tous les commandements, son image et sa figure sont parfaites, et i] est semblable & Homme supérieur assis sur le Tréne “, [il est] & son image et la Chekhina s’établit auprés de lui parce qu’il a rendu parfaits tous ses organes : son corps devient un tréne et une demeure pour la figure qui lui correspond. De la tu comprendras le secret du verset : “II est temps de faire YHVH” (Ps. 119-126) “. Tu comprendras également que la

2a, passim). Sur l’identité entre Dieu et la Torah, voir le texte de Récanati cité supra,

p. 279 et la note 1 concernant ses sources.

41. La Torah vient de l’Homme d’en haut (le plérome divin) et elle est donnée & l'homme d’en bas (les Israélites). Le raccourci voulu par I’auteur est saisissant. I]

tend & faire passer la ressemblance pour lidentité. 42. Le Char est une autre désignation du plérome divin anthropomorphe. L’influence de R. Joseph de Hamadan (voir supra, chap. IV, p. 215) ou de l’auteur du

Sefer ha-Yihoud est patente, qu’elle soit directe ou non, bien qu’ibn Gabbay se réftre au Tigouné ha-Zohar. Voir aussi un texte de Récanati cité supra, p. 281-282.

43. Allusion a Ezéchiel 1:26.

44, Dans la deuxitme partie de cette étude, nous consacrons un chapitre a la signification théurgique que les cabalistes ont donnée & ce verset. II n’est ici qu’un rappel allusif A une thématique que ce cabaliste déploie ailleurs.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

Torah posstde une Ame vivante, si bien que, en la mettant en pratique,

elle se met en mouvement pour produire des fruits et les fruits de ces

fruits, et telle est la réalisation des promesses qui viendront par elle & ceux qui l’accomplissent. En voici la raison : celui qui fait un commandement correctement et selon la résolution (kavanah) qui lui

convient, ce commandement s’éveille, s’éléve et s’attache a son ar-

chétype d’en haut, suivant le secret de la ressemblance qui vient de lui, ainsi donc {la Torah] a la force de réaliser la promesse venant par elle en faveur de ceux qui l’ont pratiquée et qui l’ont accomplie, car un esprit vivant est en elle. Elle posséde ainsi une matiére et une forme, un corps et une Ame. Sa sainteté est trés grande, il faut donc

se comporter envers elle avec sainteté et respect, s'adonner A elle avec des mains pures et dans un lieu pur. Quiconque accroft pour

lui-méme pureté et sainteté quand il se consacre a elle et a ses commandements, accroit en elle élévation et gloire et comme son ar-

chétype d’en haut “, ainsi que sainteté et pureté. De méme, si les paroles que l'homme fait sortir de sa bouche quand il étudie la Torah ont une intention valable, elles montent dans les hauteurs,

surviennent et s’unissent avec leur archétype, car c’est une Torah

venant de la Torah “. Quand I"homme prie en mettant dans sa pritre une juste intention, ces paroles montent, surviennent et unissent le grand Nom dans ses lettres “. Si ces paroles, ces mots et ces

lettres ne possédaient une 4me et un esprit vivant, rien de cela n’au-

rait lieu. Et sache que I’4me de la Torah est la Chekhina, secret du

dernier hé, la Torah est son vétement (...]. La Torah est donc un

corps pour ta Chekhina et celle-ci est comme une 4me pour elle » (Derekh Emounah, Jérusalem, 1967, p. 30-31).

Non seulement il n’est pas un instant question de !’Ame humaine dans ce long passage qui décrit l’arri¢re-plan du processus théurgique, mais, si l’on en rapproche le début de la conclusion, les Equivalences suivantes sautent aux yeux : la Torah est comme un corps d’homme et la Chekhina en est I’4me. Quant a I’me de I"homme, elle n’a plus aucune place. Grace a cette disparition apparente, la Torah occupe la place essentielle et devient la seule courroie de transmission de !’ac-

45. Le texte semble ici embrouillé. Je traduis en suivant le mot a mot.

46. Les paroles qui procédent de l'étude de la Torah sont considérées comme

étant des « paroles de Torah », et elles retournent a la réalité spirituelle auxquelles elles appartiennent ontologiquement.

47. Sur ce motif voir supra, p. 88.

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tion théurgique. En réalité, R. Méir ibn Gabbay indique ailleurs que lame recéle les racines spirituelles des organes du corps : « Le [corps] rectle 248 organes qui sont les instruments (kélim) des 248 puissances et torchéres de |’Ame qui correspondent a la structure du Nom ineffable » (‘Avodat ha-Qodech, fol. 18d). Les organes du corps sont les matérialisations des éléments spirituels constitutifs de l’Ame, qui euxmémes dérivent, en conservant quelque chose de leur forme, du faisceau des émanations divines agencées dans le plérome des dix sefirot,

que le Nom ineffable (chem ha-meforach) exprime. Les organes du

corps sont ainsi les réceptacles des puissances de |’Ame : « Quand

monta dans la Pensée pure [de Dieu] l’idée de créer "homme, il le

créa et le constitua avec 248 organes, qui sont des trénes pour les 248

puissances de l’Ame qui découlent d’elle » (ibidern). Le corps sensible est le véhicule de l’4me en ce bas monde, mais I’Ame posséde aussi un corps spirituel qui joue le réle de médiation entre elle et le corps ma-

tériel. Les 248 commandements positifs de la Torah indiquent la fagon dont le corps, avec ses 248 organes, doit se comporter pour

obéir aux mouvements de |’Ame, qui est elle-méme constituée de 248 puissances spirituelles, afin d’agir sur les 248 organes de I’Homme su-

périeur constituant le plérome divin : « Quand le corps suit l’Ame et est exalté par elle, méme quand ils se trouvent en ce monde, ils se réjouissent et jubilent de faire la volonté de leur Créateur, et le corps ne

souffre aucunement a cause de |’Ame et de ses actions, car elle a été envoyée dans un corps pour mettre en pratique par son biais les lois

de Dieu et ses instructions, afin de restaurer la Gloire, et tel était le

but de cette création et de ce mariage [du corps et de l’Ame], ils devront poursuivre cette restauration jusqu’au temps de la fin, alors ils seront ensemble exaltés et mériteront l’élévation et le transfert évo-

qués au sujet d’Hénoch et d’Elie » (ibidem 19b-c). La « restauration »

de la Gloire est définie comme « I'unification du Nom propre dans ses puissances jusqu’a I’Infini» (ibidem 19c). Le corps sert donc de médiation entre l’Ame et ce monde-ci en permettant a cette Ame d’agir selon les lois divines inscrites dans la Torah. Ces lois sont des réalités vivantes, leur « Ame » est la Chekhina, le dernier degré des émana-

tions divines. La relation entre la Chekhina et la Torah est du méme ordre que la relation entre I’4me et le corps humain. Leur structure respective comporte les mémes éléments essentiels, présents sous

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des modes différents. Leur nombre a la fois anatomique et symbolique est 248. De savants calculs repris par R. Méir ibn Gabbay montrent comment ce chiffre est obtenu, nous ne nous y étendrons pas ici. Si Dame est évincée du texte que nous étudions au profit du corps, elle demeure sans doute a |’arriére-plan. Les derniers propos d’ibn Gabbay rappellent la conception que Philon attribuait aux thérapeutes : « L’ensemble de la Loi pour ces hommes est analogue 4 un étre vivant : le corps, c’est la prescription littérale ; I’ame, c’est l’esprit invisible déposé dans les mots » (De vita contemplativa, § 78). Néanmoins, pour Philon ou ses inspirateurs, ces mots qui sont « comme le miroir » od se réfléchit « la beauté extraordinaire des idées » (ibidem) sont les instruments d’une pure contemplation, il n’est évidemment pas question pour lui d’attribuer a leur énonciation rituelle la capacité de les faire remonter vers leur source divine et de provoquer ainsi l’unification du « grand Nom dans ses lettres », a savoir l’union de toutes les composantes du plérome divin. Apres cette longue parenthése sur la nature et la situation de la Torah et de Il’Ame, revenons au passage principal qui nous occupe. Dans le livre ‘Avodat ha-Qodech, la Torah, avons-nous dit, est a la

place qu’occupe I’4me dans le Tola’at Ya'‘agov : elle émane de la Source de !’€tre — 1a premiére sefira sans doute — et elle a la capacité de « l’ouvrir » et d’en faire jaillir des panchements si elle est activée par les actes du culte dont elle est la norme. Ce qui est dit 1a de la Torah et des commandements, et ici de I’Ame, est dit ensuite du culte

lui-méme : il a le pouvoir d’ouvrir la Source de l’étre et d’en faire jaillir la « bénédiction » pour qu’elle s’Ecoule jusqu’a la « fin de la Pensée »,

a savoir la sefira Malkhout, dernier degré de I’émanation, et enfin

jusqu’aux créatures. Celles-ci ne doivent pas chercher a étre les bénéficiaires de cet €panchement bienfaisant, mais seulement des agents efficaces agissant en faveur du plérome divin, qui ne profitent qu’accessoirement des retombées de leurs opérations théurgiques. La métaphore du violon qui, parfaitement accordé a un autre violon, provoque en celui-ci et a distance |’émission d’un son identique a celui qui le fait vibrer, est & présent reprise par R. Méir ibn Gabbay : ce phénoméne tiré de l’expérience concréte témoigne de la possibilité d’une corrélation et d’une interaction entre deux objets qui n’ont entre eux qu’un lien d’ordre mathématique.

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« Proportionnalité égale » est le terme technique exprimant ce lien

qui consiste dans la rigoureuse harmonie des proportions entre les cordes des deux instruments. Or un lien de méme nature existe

entre la figure humaine, la Torah et la Gloire — le plérome des sefirot. Elles sont proportionnellement semblables les unes aux autres. Un méme algorithme détermine leur structure. Le culte est la mélodie jouée sur le premier violon qui active aussit6t le second. La comparaison du culte avec I’exécution d’un morceau de musique se rencontre déja chez Jamblique, qui, 4 propos « de ce que I’on évoque et met en branle dans les rites » parle des théurges qui « seuls peuvent reconnaitre quel est l’accomplissement de I’art hiératique, seuls ils savent que les omissions, si minimes soient-elles,

renversent toute l’ceuvre du culte, comme dans I’échelle musicale

une corde rompue suffit 4 ruiner enti¢rement l’harmonie et les proportions “ ». La Torah et les commandements réglent les actes du corps (gestes, paroles, comportements) et leur confére les proportions adéquates pour qu’ils fassent réagir leur similitude célestielle, les éléments du Char ou du plérome divin qui leur correspondent. Ils deviennent ainsi capables d’ouvrir les canaux du plérome et sont en mesure d’attirer l’€panchement de la Source de !’étre sur tous les degrés inférieurs de !’émanation, puis sur le monde d’en bas. La

preuve qu’avance ensuite ibn Gabbay est empruntée a l’expérience religieuse : les saints et les dévots commandent aux « choses d’en

haut », ils les attirent 4 eux et en obtiennent !’exaucement de leurs

priéres ®. Il cite 4 l’appui de ses dires I’extrait d’un midrach rabbinique qui n’a pas été conservé et que M. Idel a identifié comme étant le Midrach Hachkém, dont il ne reste que quelques fragments *. Interprétée par le cabaliste, cette exégése rabbinique

48. Les Mysteres d’Egypte, V 21, 229, trad. des Places (citée supra, p. 183), p. 176. 49. Comparez encore avec le pouvoir de commander aux puissances supéricures

que Jamblique reconnaft au théurge, Les Mystéres d’Egypte, trad. E. des Places, IV,

2, 184, p. 148 : « L’art [théurgique] évoque naturellement et comme supéricures, les puissances du tout, en tant que l’évocateur est un homme, et d’autre part il leur com-

mande, puisqu’il revét en quelque sorte, par les symboles secrets, la tenue hiératique des dieux. »

50. Voir Kabbalah, New Perspectives, p. 174-175.

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d’Exode 3:14 signifie que, le plérome divin étant l’ombre de l’homme, c’est ce dernier qui est le modéle ou la « forme » dont les mouvements déterminent ceux de son « ombre » d’en haut. Avant d’apprécier la nature de cette inversion de la position habituelle od Phomme est l’ombre de Dieu, il convient de rapprocher le midrach cité et son interprétation par ibn Gabbay d’un texte de Philon d’Alexandrie qui, lui aussi, considére « l’ombre de Dieu » comme

une désignation de son Logos créateur :

« Bégaléel se traduit : dans l'ombre de Dieu ; or ’ombre de Dieu,

c’est son Logos, dont il s’est servi comme d’un instrument pour créer le monde. Cette ombre, qui est comme une reproduction, est

larchétype des autres choses ; car, de méme que Dieu est le modéle

de son image, qu’il a ici appelée ombre, de méme I’image devient le

modéle d’autres choses, comme il l’a montré au début de la Loi, en

disant : “Et Dieu fit l'homme selon l'image de Dieu” (Gen. 1:27) ; de la sorte, l'image a été reproduite d’aprés Dieu, et ’homme d@’aprés l’image, qui a pris ainsi le rdle de modéle » (Legum Allegoriae, Ill, § 96, trad. C. Mondésert, Le Cerf, 1962, p. 225-227).

L’homme est une image de cette « ombre de Dieu », son Logos avec lequel il a créé toutes choses et qui est l’archétype de toutes les

créations. L’ombre de Dieu est le modéle supérieur de I"homme, qui

est ainsi l’image de l’image de Dieu. Le point commun avec la conception de R. Méir ibn Gabbay, est que, chez I’un et l'autre auteur,

« ’ombre » désigne un plan intermédiaire entre le Dieu supréme et la création. Dans le cas du cabaliste, il s’agit du plérome constitué des dix sefirot émanées ; dans le cas de Philon, il s’agit du Logos créateur et archétype de la création. La différence est grande pourtant en ce qui conceme la fonction accordée a cette « ombre » : pour le cabaliste, elle

suit les mouvements de la « forme » ; pour Philon, l’artiste, en l’occurrence Begaléel, suit les mouvements de cette ombre en I’imitant par son art dans les objets de culte qu'il produit. Ici, la divinité est le mime

de I’homme ; 1a "homme est le mime du Logos divin. Un peu plus tard, un autre cabaliste, R. Mattathias Délacrout ",

51. Sur cet auteur, voir supra, p. 319 ss. Dans un autre contexte et pour expliquer les miracles accomplis par les prophétes, R. Siméon Labi compare le monde supérieur

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a utilisé le méme rapport entre l’ombre et son modéle pour rendre compte de la relation entre Isra#! et la Chekhina : « “[Les Israélites] emménent avec eux [la Chekhina] en exil” ; a

savoir : tout suit l’attracteur et l’éveilleur dans !’enchainement [de la chaine de |’étre}, comme une ombre suit le modéle, ainsi que je l’ai expliqué plusieurs fois, et la Chekhina est l’ombre d’Israél, et & son ombre nous séjournons, c’est pourquoi elle est attirée par les justes jusque dans I’exil » (Commentaire sur le Cha’aré Orah, fol. 9b).

La Chekhina suit Israé] comme son ombre et celle-ci est aussi son refuge. Deux connotations du mot « ombre » sont juxtaposées pour typifier le rapport entre Israél et la présence de son Dieu. La différence avec la conception de R. Méir ibn Gabbay n'est en fait pas trés importante. Chez lui, l’ombre est référée & l'ensemble du plérome ; chez R. Mattathias, elle se rapporte non seulement a la

« chaine de l’@tre » en général mais aussi a son degré inférieur en particulier, la Chekhina. II est toutefois peu probable que ce cabaliste ait emprunté ce schéme de l|’ombre a ibn Gabbay. Une source cabalistique commune d’origine espagnole, qui reste 4 déterminer, parait étre a l’origine de leurs formules. Cette inversion des référents qui fait de la divinité l’ombre de homme est une audace d’une extréme radicalité. Le rapport hiérarchique entre I"homme et son Dieu est tout bonnement renversé, puisque le monde divin imite servilement la conduite de l’homme qui est en position de pouvoir face 4 un Dieu passif, qui le suit comme une ombre. M. Idel a-t-il raison de dire que, pour un syst¢me théurgique aussi saillant que celui de ibn Gabbay, le « réle du symbolisme est substantiellement différent que celui que !’on trouve dans des théosophies plus conventionnelles * » ? Dans celles-ci, la divinité est le modéle tandis

que I’homme est son reflet ou son ombre. Quand il ne s’agit plus de contempler le monde supérieur, mais d’agir sur lui, le but épistémologique du symbolisme n'est plus le méme. Celui-ci vise alors &

dans lequel les actes des hommes font impression, & un miroir de verre qui est impressionné par toutes les mimiques que l'on exécute devant lui, voir Ketem Paz, Djerba, 1940, fol. 201d, et voir aussi fol. 285b, et voir infra, p. 440. 52. Kabbalah, New Perspectives, p. 177.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

montrer comment, 4 partir de lui-méme, l"homme peut agir sur les sphéres supérieures et non plus comment celles-ci déterminent Phomme dans son étre et dans son devenir. I] faut donc que le pomt de perspective se situe ici-bas et oriente le regard de bas en haut. Un

autre exposé de ce cabaliste révéle ce qui est peut-étre le fond de sa pensée & ce propos. Le monde des dimensions divines Emanées a été structuré, dés l’orgine, en fonction d’un but précis : qu’il soit sensible & l’'action humaine. La réalité humaine a donc la position d’un modéle eu égard au plérome divin, mais non pas d’un modéle existant antérieurement a sa « copie » ; elle est la projection ou la visée d’un processus primordial. Le monde supérieur, en se manifestant, s'est

structuré en fonction d'un bomme a venir et pour étre en mesure de réagir a ses actions futures. On ne peut donc parler d’une véritable inversion symbolique. Comme la réalité humaine, avec ses conditions particuliéres, était l’élément essentiel du plan divin — et cette idée est commune a tous les cabalistes — la forme qu’a €pousée la réalité divine en se déployant a été conditionnée et déterminée par le projet d’étre

capable de réagir aux actions, bonnes ou mauvaises, des humains. L’homme est modéle parce qu’il est projet. La divinité est son « ombre » parce qu'elle s’est constituée et manifestée en un plérome en fonction de son projet. La structure du plérome divin dépend

té-

léologiquement de la structure de l’existence humaine. Le monde divin a été constitué par avance de telle sorte qu'il puisse p&tir du bien et du mal que les hommes font, en sorte de leur rendre la pareille :

« Parce que les dimensions participent les unes des autres, il y a place pour récompenser et punir, en fonction de ce que !’on éveille par ses actions, au moyen desquelles on met en branle I’en haut et Ion fait

impression dans I’Unité. Le juste, par ses bonnes actions, fait prédominer la dimension de la miséricorde (rahamim) sur le jugement (din)

qui est en elle, et la transforme entitrement en dimension de miséricorde, et par 14 le jugement s’accorde avec la miséricorde pour le ré-

compenser et pour évaluer [le juste] selon sa mesure, et, suivant impression qu'il fait en haut, ainsi lui mesure-t-on en bas. De méme, le méchant par ses actions fait prédominer la dimension du jugement

sur la miséricorde qui est en elle et la transforme entitrement en juge-

ment, la miséricorde s’accorde ainsi avec le jugement pour le punir et pour I’évaluer selon sa mesure : suivant l’impression qu’il fait en haut,

ainsi lui mesure-t-on en bas. Le fait que les dimensions sont comprises

les-unes dans les autres constitue la racine de toutes les opérations ct

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MEIR IBN GABBAY

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de toutes les choses qu’éveillent les étres d’en bas & travers lesquelles

ils éveillent les entités supérieures. C’est ainsi qu’il y a place pour la

Torah et les commandements, pour la rétribution et le chatiment [...}. Il fallait qu'il y ait, dans les entités supérieures, une racine et un fondement vis-a-vis de tout ce que mettent en branle les étres d’en bas.

Cest ainsi qu'il a fallu que [le monde de] Iémanation soit constitué de jugement et de miséricorde, afin de récompenser et de punir. Et méme aprés que les créatures ont été créées, si elles n'éveillent pas le jugement, il ne s’éveille ni n’est percu en haut. II n’y a 1a en effet qu’unité indifférenciée et simple, et les contraires, le jugement, la miséricorde, les autres différenciations, ne sont que du cété des créatures et non du

cbté de l’émanation » (Derekh Emounah p. 27-33).

La nature de I’unité du plérome, ov les puissances contraires sont intimement intriquées les unes dans les autres *, fait que cette unité est en elle-méme homogéne et uniforme, mais cette structure particulitre est telle que les hommes sont capables d’y susciter la distinction et le changement. Les actes humains sont des agents de différenciation de lunité divine. En fonction de leur qualité, ils font tantét prédominer la puissance de l'amour (la miséricorde), tantét la puissance de la sévérité (le jugement). C’est seulement en fonction des créatures humaines et de la nécessité de les récompenser et de les chatier suivant leurs ceuvres qu’existent, au sein du plérome, certaines différenciations.

Celles-ci étant intégrées les unes dans les autres, elles n’auraient aucun effet par elles-mémes et seraient comme inexistantes si les ceuvres des

hommes ne provoquaient l’éveil, au sein méme de ce complexe unifié,

d’une inhomogénéité perturbant l’équilibre parfait des contraires et provoquant une prédominance de I’un ou de |’autre. Ce déséquilibre en faveur d’un des contraires entraine une polarisation générale du

plérome dans sa direction et déclenche I'émission d’un influx d’amour ou de jugement qui récompensera ou punira l’homme qui en est l’origine. Dans sa phase théoriquement neutre, la structure de la divinité est homogéne, mais l’unité « indifférenciée et simple » dont parle ibn

53. Cette conception d’une imbrication de I’attribut de miséricorde dans celui du jogement et réciproquement remonte aux origines de la cabale, puisqu’elle apparalt

déja dans un fragment cabalistique de R. Abraham ben David, voir G. Scholem, Les Origines de la cabale, p. 232-233. Elle a été approfondie de fagon conséquente par R.

Sabbatal Chefte! Horovitz, voir son Chéfa’ Tal, rééd. Jérusalem, 1971, fol. 8a.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

Gabbay a néanmoins I’allure d’un syst¢me complexe en état d’équilibre parfait, prét a subir des perturbations qui le dynamiseront lors d'une phase ultérieure. L’homme est donc la source des déséquilibres qui polarisent la structure divine et provoquent ses mouvements intérieurs, puisque ses actes « font impression dans |’Unité » et troublent sa neutralité. Bien que dans la dernitre phrase du texte précité, ibn Gabbay reprenne la distinction avancée déja dans le Ma‘arekhet ha-Elohout, entre ce qui advient « du cdté » de la divinité et ce qui advient « du cété des créatures », il ne confére pas a cette considération

la signification radicale que lui donnait cet ouvrage ™, qui rejetait lidée de la réalité d’une influence des actes de l’homme sur le monde

divin. A ses yeux, cette influence est réelle et implique des différenCiations au sein de l’unité divine, mais celles-ci procédent non de Dieu

lui-méme, mais des créatures, en vue desquelles le plérome des sefi-

rot émanées a été structuré comme il le fut. Le but en fonction duquel le monde divin a été formé, a savoir la créature, est la cause téléologique de la pluralité des facettes qui le composent. Dans l'ensemble de son ceuvre, seul le culte juif intéresse R. Méir ibn Gabbay. Mais il lui arrive d’aborder la question du culte palen et en particulier de la fabrication des idoles. Au cours d’une polémique contre les philosophes qui, tel Maimonide, tirent de leur propre spéculation les « secrets de la Torah », au lieu de les apprendre de la tra-

dition, ce cabaliste compare |’activité intellectuelle de ces philosophes

juifs a la création d’images taillées impures, alors que I’activité des cabalistes est semblable a celle de Begaléel et du roi Salomon, qui sa-

vaient forger des images saintes pour le culte du Sanctuaire. C’est a cette occasion qu'il décrit la fonction cultuelle des idoles : « Le but des faiseurs d'images est qu’ils les fagonnent de fagon

qu’elles recoivent [des influx] venant des puissances [qui leur corres-

54. Voir supra, p. 239. Ce passage du Ma’arekhet est cité ailleurs avec approbation par ibn Gabbay (‘Avodat ha-Qodech, fol. 14c), dans un contexte od il développe longuement une conception assez semblable a celle du passage précité (fol. 14b & 15a). Il y déclare notamment que !’existence d'une pluralité de sefirot et de noms divins procéde de ja variation des ceuvres des hommes et non de I’essence de la divinité (fol. 14c). Le sens qu'ibn Gabbay confére a la formule du Ma’arekhet est semblable & celui que lui ont donné R. Isaac Mar Hayim et R. Elie Hayim de Genazzano, voir supra, p. 274 et p. 302. Voir la critique de Récanati, supra, p. 284.

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MEIR IBN GABBAY

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pondent}, parce que [ces images] sont disposées vis-a-vis d’elles

comme signe et comme mémorial. Mais on n’a pas le droit de faire des

images si ce n’est de la maniére dont Begaléel et Salomon, la paix soit sur eux, en ont faites, car ils savaient combiner les lettres avec lesquelles furent créés le ciel et la terre, et ils ont fait (des images] en obéissant a l’ordre du Nom et ces formes ont été sanctifiées pour étre disposées et orientées vers la Gloire du Dieu d’Israél, et selon la proportion qui fut impartie 4 chacune d’elles, d’aprés la vision que YHVH montra & Moise et qui était conforme a la structure du Char saint et caché, Char qu’ll monte dans les cieux des cieux primordiaux. Et quand quelqu’un pense fagonner une imitation de ces formes [dans son esprit], [ces concepts] ne sont pas sanctifiés et ne sont pas disposés vis-a-vis de la Gloire, comme l'image artificielle sculptée par un artiste n'est pas rendue apte a devenir le réceptacie d’une Ame, et la distance qui les sépare est parcille a celle qui sépare le Créateur de la créature, et d’aprés le plan [divin] caché, [cette image] est disposée pour la puissance de lextérieur appelée “force impure”, car sa demeure est en dehors du camp de la Chekhina » (Tola‘at Ya’agov, Jérusalem, 1967, fol. 3d).

Non seulement une image sculptée ou normes transmises par la Révélation, n’est flux d’en haut, mais elle est le réceptacle qu'elle attire. L’exemple de I’artiste profane,

dessinée, étrangére aux pas apte & attirer les inde la puissance impure incapable de faire de son

cuvre le réceptacle de son 4me, est trés significatif de l'attitude de

lauteur et de son milieu concernant la création artistique ordinaire. Au contraire, Begaléel, figure typique de l’artiste inspiré, possédait, selon un enseignement qui remonte au Talmud (Berakhot 55a), la connaissance des mystéres relatifs aux lettres entrant dans le processus cosmogonique. Au moyen de la combinaison de ces lettres créatrices, il pouvait imiter |’Artiste divin et fagonner diverses figures sacrées destinées au culte. C’était le cas également du roi Salomon,

maitre d’ceuvre du Temple de Jérusalem et des figures dessinées ou sculptées qu’il comprenait *. Ce savoir sacré est é€videmment un des enseignements que les cabalistes transmettent et développent. L’idole,

55. Sur le roi Salomon comme artiste et magicien, voir les sources qu’a rassemblées M. Idel, dans « L’interprétation magique et néoplatonicienne de la cabale a la

Renaissance » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, 1982, 4, p. 83, 86, 93 ; et dans « Le programme d’étude de R. Yohanan Alemanno », Tarbiz, 47, 1978,

p. 322 et suiv.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’'EXPULSION

imitation artistique des réalités spirituelles, n’est donc pas rejetée comme une chose impie parce qu’elle serait une image, mais elle est considérée comme

un tel attracteur de puissances surnaturelles,

qu’il est nécessaire de prendre garde a respecter les normes que la tradition mystagogique juive est seule a détenir, afin de ne pas risquer d’attirer des forces impures. Les ceuvres des philosophes qui élaborent une métaphysique tirée de leur propre spéculation, sont semblables aux ceuvres des fabriquants d’idoles, fagonnées en dehors de la vraie connaissance des correspondances entre les formes que la main de Il"homme peut dessiner et les formes du monde supérieur (« le Char saint et caché ») ; en revanche, les ceuvres des cabalistes qui tirent leur savoir de la tradition révélée, sont semblables aux ceuvres des artistes inspirés, Becaléel et Salomon, qui connaissaient ces correspondances et avaient regu la vision qui fut donnée par Dieu a Moise sur le mont Sinai, vision révélant le plan du Sanctuaire et le modéle céleste des figures qu’il y fallait représenter, ce qu’attestent plusieurs versets du Pentateuque (Exode 25:40, 26:30, 27:8 ; Nombres 8:4). Le cabaliste est au philosophe ce que lartiste sacré est a l’artiste profane : il est capable de demeurer dans le « camp de la Chekhina » et de repousser les forces impures. Les créations artistiques et plastiques soumises aux modéles et aux normes de la tradition révélée exercent donc une action théurgique attractrice et sont partie intégrante du culte défini par la Torah. En conclusion de son maitre-livre, Le Culte sacré (‘Avodat haQodech), ibn Gabbay évoque I’ceuvre théurgique des justes, dont le culte rendu 4 Dieu par amour opére la restauration (tiqgoun) désirée par Dieu depuis le commencement et qui est le but de la création : réunir et réconcilier tous les mondes, faire descendre les réalités d’en haut ici-bas et installer la Chekhina dans ce monde-ci. Cette unification compléte de tous les degrés de l’émanation et de la création, par laquelle se manifestent la présence de Dieu et son unité, résulte de l’accomplissement des commandements, des « ceuvres de nos mains » comme dit le cabaliste, qui est la raison pour laquelle Dieu a créé ’homme a I’image de la « Gloire d’en haut ». Le pou-

voir théurgique des pratiques du culte et des bonnes actions a été

donné a l’homme pour qu’il « unisse le grand Nom avec sa Gloire », qu’il réunisse le sommet du plérome avec son degré ultime et qu’il

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JOSEPH CARO

méne jusqu’a son terme I’ceuvre de réfection universelle pour le salut de son Dieu. L’action théurgique joue donc un réle eschatologique essentiel, bien que Dieu intervienne pour combler les imperfections du tigoun réalisé par l’homme et prenne part a son achévement en plénitude. R. Méir ibn Gabbay est peut-étre le cabaliste qui a traité le plus exhaustivement de tout ce qui concerne la cabale théurgique. Les extraits que nous avons étudiés ne sont qu’un infime prélévement dans une cuvre trés vaste. Il y récapitule et fait la synthése de l’ensemble des traditions espagnoles qu’il présente & un public trop dépendant a son gré de la pensée philosophique aristotélicienne. Ses efforts de clarification et d’exposition systématique n’auront en son siécle pas d’autres équivalents que ceux de R. Moise Cordovéro. Les cabalistes exilés d’Espagne qui s’installent 4 Safed se montreront en général moins soucieux de croiser le fer avec une concurrence intellectuelle plus ténue en Haute-Galilée que dans les grands centres

Gabbay.

ottomans

oi

s’était établi, jeune

encore,

R.

Méir

ibn

R. Joseph Caro Le grand code de la religion juive, la Table dressée (Choulhan ‘Aroukh), fut écrit 4 Safed, devenu un péle d’attraction important pour les exilés d’Espagne et en particulier pour les cabalistes qui s’y retrouvérent en nombre. Cet ouvrage, on le sait, connut une

trés large diffusion et il fut adopté rapidement par la plupart des communautés juives comme le livre d’autorité par excellence dans le domaine des pratiques religieuses et des normes sociales et juridiques fondées sur la Torah. Jusqu’a nos jours, il n’a pas perdu sa force en la matiére et il fait figure encore de référence obligée. Son auteur, R. Joseph Caro (1488-1575), originaire d’Espagne, fut aussi un cabaliste important et un visionnaire qui bénéficia de la visite réguliére d’un maguid, sorte de guide spirituel qui parle par la bouche de la personne a laquelle il s’adresse et qui, en occurrence, était une personnification angélomorphique de la Michnah. Cette figure imposante transmettait 4 R. Joseph Caro des enseignements théologiques et cabalistiques de portée générale et des instructions

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

qui concernaient sa vie privée *. Une partie du journal dans lequel

R. Joseph Caro notait les observations de son instructeur invisible et

ses propres réflexions a leur sujet a été retrouvée et publiée. L’importance de ses remarques concernant les raisons des commandements est d’autant plus grande que leur auteur est aussi l’autorité légale en matiére religieuse la plus Evoquée et consultée et que son Code est devenu le répertoire normatif par excellence. Les conceptions des cabalistes au sujet de la nature théurgique des commandements en général ont eu une telle répercussion qu’elles ont servi & expliquer leur signification et leur mobile et qu’elles sont méme devenues leur légitimation exclusive dans le journal spirituel que R. Joseph Caro nous a laissé. Voici en quels termes il traite de cette question : « Il [le Révélateur céleste] me parla encore du secret des sefirot.

Elles sont a l’image d’un corps — mutatis mutandis — par lequel les actions sont accomplies, et le En Sof est & l'image de I’Ame. Tous les commandements et les interdits dépendent des sefirot : quand Phomme accomplit un commandement, i! attire une vitalité et un influx sur les sefirot dont dépend ce commandement et lorsqu’il transgresse un interdit, il diminue la vitalité et !’épanchement des sefirot dont dépend cet interdit. A cause de la multiplication des péchés, la Communauté d’Israél est privée de la vitalité et de l’épanchement qui lui venaient d’en haut. Mais si l’on imagine qu’épanchement et vitalité aient cessé [totalement) de lui parvenir, tous les mondes en auraient été détruits, a l’exemple d’un membre qui s’atrophie et n’assume plus sa fonction, car bien sOr vitalité et influx ne lui par-

viennent plus dans la mesure oi il cesse d’agir ; aussi est-il impos-

sible de dire qu’aucune vitalité ne lui parvient, si tel était le cas, il

pourrirait, il y a donc sans doute en lui quelque vitalité encore. De

1a tu apprends combien l'homme doit se garder des fautes et com-

bien il doit s’efforcer d’accomplir les commandements du Maftre du

56. Voici comment cette figure se présente & son interlocuteur : « Je suis la Michnah qui parle par ta bouche, je suis la mére qui réprimande ses enfants, je suis celle qui est appelée Reine » (Maguid Mécharim, fol. 13c). Ces indications sont sans ambigutté : il

s’agit de la Chekhina qui, comme on va le voir, récapitule, a un niveau inférieur, I’ensemble du plérome divin. Sur le Maguid de R. Joseph Caro, voir J. Z. Werblowsky,

Joseph Karo, Lawyer and Mystic, Oxford University Press, 1962, p. 257-286. Voir encore

sur cet auteur les études récentes de M. Pachter, « Joseph Karo’s Maggid Mesharim as

a book of Ethics » (en hébreu), Daat, 21, 1988, p. 58-83 ; M. Hallamish, « Joseph Karo Kabbalah and Halakhic Decisions » (en hébreu), ibidem, p. 85-102.

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monde » (Maguid Mécharim, « L’instructeur des justes », Vilna, 1889, fol. 44c, texte répété fol. 6c).

L’énoncé initial comparant les sefirot 4 un corps au moyen duquel une Ame - le En Sof ou !’Infini - agit, est devenu un cliché dans la littérature cabalistique, que l’on trouve employé dés le début de la deuxiéme introduction du Tiqouné ha-Zohar (fol. 17a). Comme !’Ame anime le corps, I’Infini vivifie les sefirot de l’intérieur en les comblant

de ses influx surabondants. A ces sefirot sont attachés les commande-

ments. Ceux-ci dépendent d’elles mais peuvent aussi agir sur elles. Is ont le pouvoir d’augmenter ou de diminuer le flux qui parvient a ces sefirot de la source infinie, en fonction de leur observance ou de leur

transgression. La relation de dépendance et de correspondance des commandements avec les sefirot est un héritage ancien, qui remonte

aux premiers cabalistes languedociens et géronais. De méme, la peinture des commandements et des sefirot, qui les représente sous la

forme d’un organisme vivant, n’est pas une innovation. R. Joseph Caro relativise quelque peu l’effet négatif des transgressions. Celles-ci entrainent la diminution de la vitalité qui s’épanche jusque dans la « Communauté d'Israél » (la Chekhina), mais ce flux divin, méme amoindri, !ui parvient encore, pour que les mondes supérieurs ne retournent pas au néant. L’image de l’atrophie progressive d’un membre

qui cesse de fonctionner mais qui demeure vivant et reste attaché au

corps est une sorte de correction de l’image utilisée antérieurement par l’auteur anonyme du Livre de l’Unité (Sefer ha-Yihoud) et largement diffusée par R. Menahem Récanati, qui représentait l’effet de la transgression comme |’amputation d’un membre du plérome divin ”. Celui-ci était réabsorbé dans le néant originel et disparaissait totalement. Au lieu d’étre coupé, le membre du corps divin est seulement atrophié par les mauvaises actions. Cette atténuation de l’image hardie forgée par ses devanciers espagnols n’empéche pas R. Joseph Caro de se situer dans leur ligne de pensée. Il recommande la fidélité la plus totale aux normes de la Loi 4 cause précisément de la fonction théurgique qu’elles assument. Son mentor céleste le met d’ailleurs en garde 57. Nous traiterons longuement du texte en question du Sefer ha-Yihoud dans un prochain chapitre (infra, p. 582).

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

contre le moindre relaéchement en termes dramatiques : « Si tu savais combien de mondes étaient détruits par ta faute a I’instant méme od tu interrompais ta méditation des paroles de la Torah, tu préférerais la

mort 2 la vie » (Maguid Mécharim, fol. 8b) *. Il est assez vraisemblable

qu’a travers la codification rigoureuse des régles religieuses qu’il entreprend dans sa Table dressée, R. Joseph Caro ait cherché a populariser et a diffuser les pratiques traditionnelles parce qu'il leur attribuait, a l’instar des autres cabalistes, un grand pouvoir sur les di-

mensions du monde divin. L’importance de l’obédience aux normes de la tradition est considérablement renforcée par la fonction théurgique attribuée a celles-ci et 4 cause de leurs affinités avec les éléments

du plérome. Assez paradoxalement, si son Code devint la référence et

l’autorité principale dans le domaine de la pratique religieuse, les explications qu’il en a données sont passées presque inapercues et ont été occultées par les plus fervents admirateurs et propagateurs de son ceuvre juridico-religieuse. Ce fossé entre un code de lois prestigieux et une cuvre théologico-cabalistique ignorée et parfois taxée abusivement d’inauthenticité, rappelle curieusement le fossé existant entre accueil trés favorable généralement réservé au Code de Lois de Maimonide (le Michnéh Torah) et les véhémentes critiques, voire !’interdiction faite 4 son cuvre théologico-philosophique, son Guide des égarés, dans lequel il donne les justifications rationnelles des principaux commandements. Les grands docteurs de la Loi sont loin, en milieu juif, d’avoir été en matiére théologique des autorités reconnues et suivies par tous. Ce hiatus entre l’accueil réservé a !'ceuvre juridique d’une part et a I’ceuvre spirituelle d’autre part traduit la nature profonde de la religion juive qui est fondée socialement sur un consensus pratique et non sur une base dogmatique.

58. Cf. aussi dans le méme ouvrage fol. 25d : « Tu ne dois pas interrompre le lien

et la relation d'union avec le Nom, béni soit-il, ainsi que la méditation de sa Torah,

méme un seul instant, car si tu Iinterrompais ne serait-ce qu’une seconde - a Dieu ne plaise - la Chekhina tomberait et malheur a celui qui occasionne Ia ruine de la totalité des mondes. Sa personne, son esprit et son Ame seront détruits. [...] Combien tu serais secoué des plus terribles tremblements si tu savais qu’a l’instant od tu cesses de méditer les paroles de la Torah tu occasionnes - & Dieu ne plaise - la chute de la Communauté d’Israél. »

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Ailleurs dans son journal spirituel, R. Joseph Caro (ou son Révélateur angélique) attribue une fonction théurgique différente aux commandements, qui a été, a tort je crois, considérée par G. Scholem comme sa conception essentielle. Le contexte est l’exposé du passage de cycles temporels (chemitot) dominés par les Coquilles renfermant les forces impures, a des cycles temporels dominés par les sefirot de sainteté : « A présent toute l'impureté qui était en ce monde se suspend et se rattache aux Coquilles dont il est question. Et dés que se manifeste le cdté de la sainteté, tout l’effort consiste a rejeter le cOté impur hors du cOté saint et tel est le secret de tous les commandements » (ibidem, fol. 34d).

La demiére proposition, remise dans son contexte, est claire : il est question de tous les commandements, de tous les rites, qui doivent étre effectués au moment de la manifestation du domaine de la sainteté, comme pendant le jour des Expiations, dont les solennités et les rites sacrificiels sont expliqués en détail dans la suite de la citation. Le retour des forces impures dans les Coquilles (qlippot), qui est la région célestielle adéquate oi elles sont retenues et d’oi elles ne peuvent aller polluer le domaine de Ia sainteté (les sefirot divines), a lieu quand c’est au tour du cété de sainteté de dominer le monde. Dés lors, tous les commandements visent a évincer la totalité de l’impureté qui s’est mélée a la sainteté. Contrairement aux affirmations de G. Scholem, ce

ne sont pas, dans la pensée de R. Joseph Caro, « tous les commandements qui visent a séparer les forces du mal de la sainteté ® », mais seulement ceux qui sont 4 l’ordre du jour quand « se manifeste le c6té de la sainteté » — élément de proposition délibérément omis dans la citation que G. Scholem fait de ce texte. Cette omission le transforme du coup en l’expression générale des idées de R. Joseph Caro, que le passage que nous rapportons plus haut transmet plus srement. Ce cabaliste n’a donc pas accordé toute la place, dans I’explication théurgique des commandements, a Il’éviction des forces impures. Sa

59. La Kabbale et sa symbotique, Paris, Payot, 1975, p. 148 ; traduit en hébreu sous

le titre suivant : Pirgé Yessod bé-havanat ha-Qabalah ou-Semaléah, Mossad Bialik,

Jérusalem, 1980, p. 123.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

position ne se démarque aucunement de celle des autres cabalistes

a ce sujet, et les révélations de son maguid ne font que confirmer la _ thése généralement admise par ses collégues. Un trait assez original chez cet auteur est qu’il associe des éléments de l’ancienne doctrine de la littérature des Palais avec les conceptions théurgiques développées plus tard par les cabalistes. L’ange de la Face, appelé Métatron, joue depuis longtemps le réle d’intermédiaire entre les hommes et le Roi du ciel. Il est leur guide sur les chemins de I’ascension céleste, leur herméneute et le révéla-

teur des mystéres de la création. Certains textes le présentent méme comme l’intercesseur et le médiateur des priéres des hommes °. Mais aucun, a ma connaissance, ne lui a attribué de réle en ce qui concerne I’influence que les actes des justes peuvent exercer sur les sphéres supérieures et sur le cosmos dans son ensemble. R. Joseph Caro se référe & une vieille légende selon laquelle Hénoch, le patriarche antédiluvien qui fut transformé en archange selon I’apocalyptique juive, exercgait le métier de cordonnier “. En enfilant Paiguille dans le cuir qu’il travaillait, il découvrait qu’un lien puissant relie Il’en haut et I’en bas. Ce récit qui s’enracine dans un folk-

lore juif immémorial, sert de canevas au cabaliste qui lui préte une

signification théurgique. Hénoch-Métatron plérome divin — le Roi — au péle féminin — cuvres des justes dans le monde supérieur, chement d’un influx divin dans l’ensemble

unit le p6le masculin du la Reine — en hissant les ce qui provoque |’épandes mondes :

« Il est dit qu’Hénoch était cordonnier et & chaque fois qu'il intro-

duisait une aiguille dans une chaussure, il louait le Saint béni soit-i. Le

secret de cette chose est qu’[Hénoch] est Métatron, qui est I’époux de la Reine, et il unit cette dernitre au Roi grace aux ceuvres des justes :

il fait monter [ces ceuvres] dans les hauteurs et il fait s’écouler d’en

haut un épanchement de bénédictions pour nourrir les mondes. Telle est sa fonction de “cordonnier”» (ibidem, fol. 15b).

L’action humaine exerce son influence positive sur les mondes

60. Pour un tableau des fonctions attribuées a l’ange Métatron, voir notre ouvrage, Le Livre hébreu d’Hénoch, Verdier, Lagrasse, 1989, p. 42-43.

61. Voir Le Livre hébreu d’Hénoch cité note précédente, p. 65 et note 65.

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supérieurs de fagon indirecte, puisqu’elle doit passer par l’archange Métatron qui assume une fonction de médiateur entre la pratique matérielle et l’essence spirituelle dans laquelle celle-ci est introduite. Il parait curieux au premier abord que I’archange Métatron soit d’une part présenté comme |’époux de la Reine et que, d’autre part, sa fonction soit d’unir celle-ci au Roi. Comme nous allons le voir bientét, la Reine, c’est-a-dire la Chekhina, ne fait pas partie, selon R. Joseph Caro, du plérome divin proprement dit, mais elle se situe au sommet du monde des anges et A ce titre, il est facile de comprendre qu'elle est l’Epouse de Métatron, le premier archange. Le Roi, en revanche, désigne la divinité manifestée dans ses dix émanations, les sefirot ; de son union a la Reine, qui occupe un rang inférieur, dépend I"harmonie et la prospérité du cosmos. Métatron unit donc la Chekhina son épouse — la Reine - au Roi divin, qui est le plérome des émanations.

Mais il ne joue que le réle d’un intermédiaire : situé au seuil du

monde divin et au faite du monde angélique, il métamorphose les ceuvres des justes en une substance célestielle capable d’interagir avec le plérome divin. Dans un autre passage, R. Joseph Caro complete son exposé en le combinant avec le motif des sefirot constituant un

organisme vivant nourri par les influx procédant du En Sof (I’Infini).

Méme si le nom de I’archange évoqué n’est plus Métatron mais Sandalphon, il s’agit d’une entité céleste jumelle ou identique qui occupe la méme place et assure la méme fonction : « Tu sauras ainsi que toutes les créations ont besoin de nourrtiture, chacune selon son degré, la nourriture d’une telle pouvant étre plus subtile que celle d’une autre et méme les sefirot qui sont émanées ont besoin, si l'on peut dire, de nourriture. C’est ainsi qu’une rosée abondante descend vers elles de En Sof. Et de méme que la substance que chaque organe absorbe procéde de la force de I’en-

semble des organes, la nourriture des sefirot est la Torah et les bonnes actions que !’on accomplit ici-bas *. De méme que l'homme fait entrer la nourriture par sa bouche, ainsi leur nourriture — la Torah et les bonnes actions accomplies - leur parvient par la Maikhout, qui est appelée “Bouche de YHVH”. Elle est semblable

62. Comparez avec Tiqouné ha-Zohar, tiqoun 21, fol. 55a : « Les commandements positifs sont les nourritures du Saint béni soit-il. »

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION au foie humain oi le souffle est transformé par la Torah et les bonnes actions. De 1a s’éléve la nourriture vers toutes les sefirot, jusqu’a la Couronne supréme. De son cété I’influx qui descend de En Sof est semblable aux forces du corps — mutatis mutandis. Grace & ces forces, la nourriture cuit et les organes sont alimentés. Sors et vois : si les forces présentes dans un corps grossier sont subtiles, combien sera la subtilité de l’influx qui descend d’en haut, illimitée

en proportion ! Et c’est le secret de Sandalphon qui attache des couronnes a son Maitre ©: il se tient a la porte de la Malkhout et il recoit la Torah et les bonnes actions qui s’élévent dans les hauteurs et il les introduit dans la Malkhout et de 14 elles montent jusqu’a la Couronne supréme. Il en est ainsi du secret du premier homme : certains disent qu'il a péché dans telle sefira, d’autres disent dans telle autre sefira, mais tous disent vrai, car les ceuvres d’en bas montent jusqu’a la Couronne supréme » (ibidern, fol. 21b).

L’influx surabondant de l’Originateur interagit avec l’influx pro-

duit par I’étude de la Torah et les bonnes actions, 4 l'image de la

force du corps humain qui réduit la nourriture entrée en lui et permet son intégration dans les différents organes. L’ activité de l’influx venant de I’Infini au sein du plérome est comparée a celle de la combustion des aliments dans un corps, combustion qui rend possible leur assimilation. La surabondance des épanchements de la source infinie ne suffit donc pas a la divinité manifestée pour persister dans son étre. Ce mouvement descendant et continu donne seulement aux éléments du plérome la capacité d’accueillir dans leur propre substance le flux ascendant des cuvres humaines. Le plérome se maintient dans !’étre grace a l’action conjuguée de ces deux flux. La sefira Malkhout (la Royauté) fait office de bouche qui absorbe en premier lieu la nourriture spirituelle et elle est le point de départ de son élévation jusqu’au sommet de la divinité od se situe la sefira Keter, la Couronne. La fonction du foie qui lui est

également attribuée, et le purifier, dépend cienne. A l'image de venant d’en bas qui

censée transformer le souffle venant du coeur évidemment des schémas de la physiologie ancet organe, la sefira Malkhout filtre les influx ont été produits par les cuvres des hommes,

63. Voir supra, p. 58 od les sources de ce motif ancien sont indiquées.

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JOSEPH CARO

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puis elle les distribue aux échelons supérieurs du plérome. Le réle de l’ange Sandalphon, posté au seuil de cette sefira, est identique a celui qui est prété a l’ange Métatron dans le texte cité plus haut. Il transfére les réalités inférieures dans le monde supérieur. La fin du texte profére un des credos de la cabale théurgique : quelles que soient les discussions entre cabalistes au sujet de la région précise du

piérome atteint par les actes des hommes, ceux-ci l’affectent en totalité, jusqu’é son degré le plus éminent. La conception de I’action théurgique décrite dans ces textes par R. Joseph Caro doit cependant étre rectifiée. Plusieurs fois, son instructeur angélique revient sur une question qui lui semble essentielle. Dans maints textes, constate-t-il, « nos maitres disent que le péché atteint la Chekhina et les sefirot et, dans quelques passages, ils disent qu’aucune faute de I"homme n’atteint le Saint béni soit-il et la Chekhina “ ». Pour résoudre cette contradiction (ce qui devient de plus en plus un exercice d’école), le révélateur céleste de R.

Joseph Caro lui transmet un enseignement original concernant

l’existence d’un monde intermédiaire entre le plérome divin et le monde inférieur. La figure de l’archange Métatron est 4 nouveau invoquée comme meédiateur entre le plérome supérieur et l’ici-bas :

« A la suite du monde de l'unité absolue, commence le monde de

la séparation, c’est-A-dire que, bien que tous les mondes dépendent de la Parole du Saint béni soit-il, ils ne sont pourtant pas Son essence, comme [le sont] les dix sefirot. Entre le monde de I’unité absolue et le monde de la séparation absolue, il y a un monde qui comporte & la fois un aspect d’unité — il comprend les dix sefirot - et un aspect de séparation. C'est un écrin pour les dix sefirot supérieures qui sont comme I’escargot dont le vétement vient de lui et fait partie de lui-méme [d’aprés Gen. Rabba 21:5] et il est appelé “monde du Nom” [...]. Et ce monde situé entre le monde de I’unité et le monde de la séparation est Métatron, en lequel toutes les dix sefirot sont présentes et c’est A son sujet qu’Elicha l’Autre s’est

trompé quand il dit que, Dieu préserve, “il existe deux pouvoirs”, parce qu’il vit que (Métatron] est le chef du monde des étres séparés. Et la est le secret des adorateurs d’idoles, et en lui ont prise les archanges des adorateurs d’idoles. Car aucun archange n'a, Dieu

64. Maguid Mécharim, fol. 27d.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION préserve, le droit de monter jusqu’aux dix sefirot supérieures. C’est ce monde intermédiaire} qu’atteint la boue que le Serpent jeta en ve, afin de le séparer du monde de l’unité. C’est lui que les péchés atteignent, le séparant du monde de I’unité absolue. Mais dans les dix sefirot supérieures aucune détérioration n’est possible, Dieu préserve, comme il est dit : “Si tu es juste, que Lui donnes-tu ? Si tes

forfaits abondent, que Lui fais-tu ?” (Job 35:6-7). [...] Les dix sefirot supérieures sont l’essence de la divinité et elles sont une unité absolue comme je I’ai dit, et il n’est 1a strictement aucun changement ; seulement, selon ce que I’homme fait, ainsi lui mesure-t-on » (Maguid Mécharim, fol. 28a) ©.

La conception exposée ici, accepte I’idée que l’action des hommes influe sur le monde supérieur ; seulement celui-ci n'est plus le plérome divin, mais un plan intermédiaire identifié 4 Métatron, I"Hénoch transfiguré de l’ancienne tradition angélologique et apocalyptique. Il est intéressant de constater ce retour de la figure de Il’Ange de la Face qui, une fois encore dans I"histoire de la pensée religieuse du judaisme, assume une place et une fonction qui ne pouvaient plus étre attribuées au Dieu transcendant lui-méme. Mais cette fois, il prend la place du monde des émanations, des dix sefirot, dont il est une sorte de ré-

plique de degré inférieur. Cet archange est aussi, nous |’avons vu, Yépoux de la Chekhina, car cette derniére a été déclassée par R. Joseph Caro, qui cesse de l’identifier, au contraire de ses prédéces-

seurs et contemporains, a la derniére sefira, la Malkhout (Royauté).

Les dix sefirot sont, pour cet auteur, l"essence méme de la divinité et

elles forment avec le En Sof (I’Infini) une unité parfaite. La derniére

sefira, la Malkhout, est une partie intégrante de ces dix émanations

constituant la plénitude divine. Cependant, la Chekhina a un statut distinct de la sefira Malkhout. La premiére n’est pas identique a la seconde, et bien qu’elle comprenne en son sein la totalité des dix sefirot, elle n’appartient pas au plérome divin proprement dit : elle jouit, comme Métatron, d’une position intermédiaire entre lui et les mondes

inférieurs situés hors du plérome “. Or seule cette Chekhina, qui re-

65. Corrigé d’aprés une citation de 1. Horovitz, Chné louhout ha-Berit, 1, fol. 27c.

66. La distinction entre plusieurs hiérarchies de dix mondes possédant une structure semblable est loin d'’étre une pure innovation. Elle a été élaborée déja par R.

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JOSEPH CARO

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présente l'ensemble du monde divin dans un plan inférieur et qui, point essentiel, ne se confond pas avec lui, pAtit ou bénéficie des ceuvres des hommes : « Mais la Chekhina est le vase de toutes les sefirot, car elle résulte d’elles toutes : chacune des dix sefirot a émis en elle une lumitre et elle a été constituée d’elles toutes, [...] c’est pourquoi “elle

est avec elles dans |’unité mais pas dans |’émanation “”. Tous les mérites et les fautes sont suspendues a elle, le but étant de l’unir aux

dix sefirot supérieures pour qu’elles l’illuminent. C’est la que se situe le secret de la bénédiction du nom de la gloire de la royauté éternelle, et c’est 1a qu’est attachée la totalité des commandements

positifs et négatifs, cela afin de l’unir & l'ensemble des dix sefirot.

Car de la méme fagon qu’elle a émergé d’elles toutes, ainsi faut-il la

réunir a toutes les dix sefirot, en méditant a la correspondance entre

les dix sefirot qui sont siennes avec les dix sefirot supérieures, car

lorsqu’elles sont pensées ensemble, il y a plénitude et joie dans tous les mondes » (Maguid Mécharim, fol. 5c).

La Chekhina est la réplique féminine du plérome divin dans un plan inférieur ; elle posséde en elle une structure de dix lumiéres

Méir ibn Gabbay, a partir de sources castillanes, dont le Zohar, qui parient de sept Palais célestes correspondant aux dix sefirot mais qui sont situés dans un plan inférieur. Les passages du Zohar qui décrivent ces Palais, héritiers de la littérature des

Palais de l'angélologie juive ancienne, sont appelés Hekhalot et se trouvent dans

Zohar I, 38a-45b ; II, 244b-268b ; dans son Tola’at Ya’aqov (Jérusalem, 1967, fol. 13a), R. Méir ibn Gabbay déclare : « Sache que, sous I'Emanation cachée, ont été

cxéés dix autres degrés ; les luminaires supérieurs [= sefirot] se manifestent par leur biais et c’est par leur intermédiaire qu'ils agissent en ce monde ; [ces degrés] sont comme des Palais pour eux. » Mais ce cabaliste ne tire pas les mémes conséquences que R. Joseph Caro de cette distinction importante, quant a I'influence des actes des hommes sur les sphéres supéricures. Comparez aussi avec les dires d’un cabaliste yéménite, R. Salomon ben David Ha-Cohen, dans son Lehem Chlomo, écrit en 1635

(éd. M. Hallamish, Bar Ilan University, Ramat Gan, 1984), qui affirme: « [...] mais quant aux luminaires supérieurs, qui constituent le plan de I’émanation, l’impureté

n’attcint pas un tel domaine » (p. 171). 67. Cette formule est l’inversion exacte d'une expression que l’on trouve d’abord chez Nahmanide (Comuneniaire sur la Torah, Lévitique 23:36) et qui sera souvent uti-

lisée par la suite, voir par ex. R. Yehoudah Hayat, Ma‘arekhet ha-Elohout, Mantoue, 1558, fol. 10b, 12a, 14a ; R. Elbanan |’Aveugle, Or ‘Olam, éd. E. Gottlieb, Studies in Kabbala Literature (en hébreu), Tel Aviv, 1976, p. 465. Voir aussi R. Elie Hayim de Genazzano, supra, p. 300.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

qu’épanchent sur elle les dix sefirot constituant l’essence divine. Les

actions des hommes,

bonnes ou mauvaises, opérent au sein des « dix

sefirot » contenues dans la Chekhina, la Reine, comme ce texte aime

a la qualifier. Cest exclusivement 4 son propos que les maitres anciens ont parlé de |’influence exercée par les ceuvres humaines sur les sefirot. Tandis que leurs affirmations allant dans un sens contraire concernent les sefirot supérieures formant I’essence de Dieu. La contradiction entre leurs affirmations est résolue par la distinction entre un plérome divin masculin et un plérome féminin ® ; ce dernier est uni au premier mais il est d’une nature ontologique différente, il ne fait pas partie de l’essence divine, et malgré son éminence et son union

a elle, il est constitutivement extérieur a la divinité. L’union entre ces deux pléromes distincts est d’ailleurs le but recherché a travers !l’observance de la Loi ®. L’exposé original de R. Joseph Caro (ou de son Ange révélateur) n’a pas fait l’unanimité chez ses contemporains et ses successeurs. Maigré I’autorité de son auteur, il a été rejeté par la plupart des cabalistes. Il est cité cependant avec sympathie par R. Isaie Horovitz ”. Le désir d’attribuer aux commandements une portée théurgique était

bien plus puissant, chez un docteur de la Loi comme R. Joseph Caro, que les objections que les textes de la Torah et de Ia littérature rabbi-

nique tenant des propos contraires pouvaient soulever. Au point de

68. Cette distinction se trouve encore dans la suite du texte de R. Méir ibn Gabbay (Tola’at Ya’aqov, fol. 13a) cité dans une note précédente : « [Les dix degrés spirituels inférieurs] sont appelés métaphoriquement “monde de !a femelle” parce qu’ils subissent l’action de ceux qui sont situés au-dessus d’eux, appelés par métaphore “monde du mile”. »

69. Comparez encore avec la suite du texte précité de R. Méir ibn Gabbay : « Le

culte parfait et véritable consiste a unir les luminaires inférieurs aux luminaires supérieurs et a les lier les uns aux autres, & les conjoindre et a les atteler ensemble, par une méditation parfaite et par une pensée pure. » Pour cet auteur, cette opération doit étre le but de la pritre, comme elle était le but des sacrifices dans le passé. Il est possible que l'une des sources de cette doctrine soit un passage du Bahir concernant

la réunion du plérome divin des sefirot avec le pérome archangélique des noms, pas-

sage que nous avons étudié plus haut, voir supra, p. 128.

70. Voir son Chné Louhout ha-Berit (« Les deux Tables de l’Alliance »),t. I, rééd.

Jérusalem, s.d., fol. 24b-d.

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SALOMON ALKABETS

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susciter une construction métaphysique nouvelle et atypique, qui n’eut d’ailleurs guére de suite. R. Salomon Alkabets L'idée selon laquelle les actes humains déterminent !'état du pléTome a fini par s’imposer non pas seulement comme une conception mystique particuliére ou une option métaphysique librement acceptée, mais comme une composante fondamentale de la foi juive. Cest ainsi qu'au xvi‘ siécle, un cabaliste d’origine espagnole, d’abord établi 4 Constantinople puis résidant a Safed, R. Salomon Alkabets (il meurt vers 1580), écrit :

« Un des principes auxquels l’homme doit croire est que tous ses

actes “font impression” en haut ”, qu’ils soient bons ou mauvais. En accomplissant les commandements que le Seigneur son Dieu a or-

donnés, il illumine, fait resplendir et met en lumiére la dimension

[supérieure] dont dépend le commandement qu’il a accompli. Selon la grandeur du commandement qu'il aura accompli et la qualité de son intention lors de cet accomplissement, ainsi sera |’intense irradiation qui I’éclairera par son biais. L’épanchement s’accroftra dans

les canaux pour faire prospérer le monde et le monde se nourrira

par son intermédiaire, en ce qu’il l'illuminera et le fera resplendir quand il fera remonter [les canaux] vers la source pour qu’ils re-

viennent a leur état de subtilité et de pureté qui était le leur la-bas a lorigine, avant l’€manation ”. »

La premiére partie de ce passage décrit le lien théurgique qui

relie les commandements aux dimensions supérieures, les sefirot,

dont ils dépendent. Toutes les cuvres humaines influencent d’une maniére ou d’une autre le domaine du plérome. La qualité de l’acte et l’engagement intentionnel qui doit lui étre attaché déterminent lintensité des flux lumineux qui vivifient la dimension divine liée au type d’action accomplie — dimension qui, & son tour, répandra en ce

71. Comme l’indique B. Zak (p. 7 de son article cité sion se trouve déja dans la pritre et elle est utilisée par sur Genése 28:10. 72. Liqouté haqdamot le-Hokhmat ha-Qabalah, Ms B. Zak dans « Ha-tefilah be-Michnato chel R. Moché 1982, p. 7.

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note suivante), cette expresRachi dans son commentaire Oxford 40, fol. 176a, cité par Cordovéro », Daat, vol. 1X,

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

monde ses bienfaits et ses illuminations. Jusqu’ici rien de nouveau,

le cabaliste résume avec un certain bonheur ce que ses maitres n’ont

cessé de répéter. Les derniéres lignes de ce passage, en revanche, sont plus originales. Elles se référent a la conception d’aprés laquelle l’effectuation d’un commandement agit dans le monde des sefirot en leur permettant de se convertir vers la source de leur émanation od elles retrouvent leur puissance premiére. Ainsi replongé dans le plan primordial d’od il procéde, le plérome se régénére et connait un renouveau de vitalité. Cette vision contraste avec une idée qu’ont développée les cabalistes antérieurs. Pour eux, |’action

bénéfique des commandements dans le monde d’en haut détermine

la sortie de la structure divine hors des abimes du Néant divin, alors

que la transgression cause la réabsorption des sefirot dans leur

source ineffable. Ici, cette conversion des émissions divines vers leur source est l’occasion pour elles d’une régénération, et c’est l’acte bon qui en est la cause effective. Le retour des sefirot dans I’état od elles étaient avant leur émanation et leur extension hiérarchisée,

leur remontée au sein de l’origine primordiale, bref, leur disparition momentanée en tant qu’intermonde, est pergue, assez singuliérement, comme le résultat des bonnes ceuvres et non des transgressions. Cette singularité du discours de la cabale d’aprés l'Exputsion témoigne de la diversification des fagons de penser, et cela chez un

méme auteur, qui expose a la suite l'une de l'autre deux conceptions de l’action théurgique, l'une centrée sur ses effets amplificateurs et attracteurs, l’autre sur ses effets restaurateurs ; mais, 1a, il s’agit cette fois de restaurer l'état primitif et embryonnaire du plérome, et non son état de déploiement plénier et idéal. La nostalgie du retour aux

origines est comme projetée dans le monde divin et acquiert une valeur positive, ce qui n’était pas le cas, me semble-t-il, dans la littérature précédant l’Expulsion. Mais il faut se refuser d’y voir la simple

conséquence spéculative des effets psychologiques de |’Expulsion et

de l’exil qui a suivi. D’autres raisons paraissent plus plausibles, parmi lesquelles un renouveau d’influence des écrits de R. Joseph de Hamadan, qui accorde dans certains textes une valeur positive au retour des sefirot dans leur écrin primordial. Mais nous ne nous étendrons pas sur ce sujet.

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MOISE CORDOVERO

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R. Moise Cordovéro

R. Moise Cordovéro (1522-1570) est né, selon toute probabilité,

dans une famille originaire d’Espagne. Etabli 4 Safed, en Haute-

Galilée, ce cabaliste qui fut le disciple de R. Salomon Alkabets et de R. Joseph Caro, devint le chef d’un cercle d’adeptes enthousiastes et il est auteur d’une cuvre monumentale. Penseur spéculatif le plus doué de sa génération, il est soucieux d’*harmoniser la variété des traditions mystagogiques parvenues entre ses mains et de les concilier avec les données de base du judaisme rabbinique. Il condense sa doctrine sous la contrainte de considérations théologiques issues de la religion commune, qu'il sait pourtant métamorphoser. C’est ainsi qu’il entend affronter les adversaires de la cabale qui n’ont pas manqué de reprocher a ses partisans d’adresser leurs priéres et d’orienter les intentions du culte non pas vers le Dieu unique mais vers les sefirot. Ce reproche n’est pas une nouveauté en soi, il commenga a étre proféré dés l’apparition de la cabale sur la scéne de I"histoire, a la fin du xi siécle et il fut souvent répété. Pour répondre a cette accusation grave et constante, R. Moise Cordovéro est amené a redéployer la problématique de la relation entre I’Infini (le En Sof) et les dix sefirot ou dimensions du plérome divin. La position de ce cabaliste est nuancée et dialectique. La visée du fidéle pratiquant les rites de sa religion doit opérer Il’union des dimensions (middot) du plérome en les rendant prétes & recevoir les influx que le En Sof émet en permanence. Cette visée concerne donc 8 la fois les dimensions manifestées et le Dieu caché. Elle atteint ce dernier en agissant dans les premiéres. I! vaut la peine de citer assez longuement le passage od cet auteur expose sa doctrine générale : « Les dimensions [= les sefirot] sont des vétements et des trones pour la divinité [= En Sof]. Lorsque nous prions et que nous unissons les dimensions par un commandement ou une priére, I’intention est de restaurer les dimensions pour les rendre prétes a étre un tréne pour Lui, et pour qu’elles s’approchent de Lui et soient arrangées en sorte de recevoir Sa lumiére et Son influx. C’est ce en quoi consiste son culte, car Lui-méme ne regoit aucun profit du culte [qui lui est rendu] : son unique désir est de donner du bien a autre que Lui. Lorsque les étres d’en bas ne sont pas préts a recevoir sa bonté, ils n’en bénéficient pas a cause de leur préparation insuffisante, et Son bien ne se répand pas en eux. Le déficit qui les touche ne vient

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

pas de Son cété mais de leur propre cité ”, et néammoins Il veut leur prodiguer du bien. Celui qui est la cause de la préparation leur permettant de recevoir cette bonté est appelé “serviteur” (‘oved). Car

la divinité n'est pas “servie” par la pritre mais par le rapprochement des dimensions et leur préparation a recevoir la bonté qui s’épanche

de Lui. Pritre, [étude de la] Torah, commandement, cela vise a lier

les dimensions, a les préparer et a les restaurer pour qu’elles regoivent Son influx et Son bien. C’est pourquoi, celui qui sait restaurer les dimensions par l’intention des commandements,

les pritres,

[l'étude] de la Torah, et ainsi de suite, est un serviteur authentique,

qui restitue le culte a sa vérité et en fait un culte valable par sa visée, a linverse de ceux qui rendent un culte simplement & la divinité, ignorant que le culte n'est agréé que selon cette voie exclusivement. Cependant, le culte ordinaire qui s’adresse simplement 4 Lui n'est pas exécrable, a Dieu ne plaise ; seulement, il n'est pas aussi pré-

cieux que le culte qui Lui sied selon la voie souhaitable, quand I’intention [est orientée] vers les dimensions. La raison en est que les priéres, [I’étude de la] Torah, et [la pratique] des commandements dirigées vers les dimensions, entrainent l’union parfaite. Celles qui ne sont pas dirigées vers les dimensions permettent tout de méme

une certaine union, mais bien moindre, aussi est-ce un culte accep-

table “. Toutefois, celui qui pense que le culte matériel provoque, au sens littéral, l’apaisement de Dieu, ne fait que se tromper. Ses actes sont louables mais son intention ne I’est pas. Tandis que celui qui

pense que le culte méme s’adresse aux dimensions, fait l’inverse du

précédent, & Dieu ne plaise, et fait moins bien que lui. En fait, le

culte souhaitable accompagné de l’intention valable vise a lier les di-

mensions et a les préparer, en sorte qu’elles soient aptes a ce que le

En Sof les illumine, car le En Sof ne les illumine que si elles ont été apprétées, la lumitre de En Sof n’éclairant que les lieux parfaits. Tant qu’elles ne sont pas parfaites, il ne les illumine pas. Et puisqu’elles sont dénommées “vétements du Roi”, c’est 14 la raison et la justification du chatiment du pécheur : son iniquité a déchiré

73. Pour la formule, réminiscence de la conception néoplatonicienne exprimée

dans le Livre des causes, ouvrage médiéval qui adapte Les Eléments de théologie de Proclus, voir le Ma’arekhet ha-Elohout cité supra, p. 240 et les paralities mentionnés

dans la note 7, ad. loc. 74. Voir a ce sujet un développement antérieur de ce cabaliste dans son Pardés Rimonim, portique 32, fol. 75c-d. Quelques passages en sont traduits et commentés par N. Séd, dans « La “kawwanah selon le xxxir chapitre du “Pardes Rimonim” de R. Molse Cordovéro », dans Priére, mystique et judatsrme, éd. par R. Goetschel, PUF,

Paris, 1987, p. 195 sq.

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MOISE CORDOVERO

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les vétements du Roi, ils ne sont donc plus aptes a étre portés par le Roi. Et celui qui déchire les habits du Roi est coupable dans la mesure de ce qu'il a déchiré ou sali, [ces habits] ayant été trop détériorés pour que le Roi s’en revéte. C’est sur cela que doit porter lintention du serviteur, et tel est le culte devant Sa Face. Ce que les {maitres] ont voulu dire par ces mots : “A lui et non A ses attri-

buts ®” » (Elimah Rabbati, Jérusalem, 1974, fol. 1b-c).

Le premier principe évoqué dans ce texte est celui de la surabondance du Dieu caché, qui n’a, en définitive, qu'une fonction unique a lintérieur du syst¢me : celle d’épancher sans cesse le Bien. Ce Dieu caché ne saurait en tirer aucun bénéfice pour lui-méme. Le schéme néoplatonicien élémentaire est ici retranscrit sans changement. On ne saurait donc adresser des priéres vers un Etre qui n’y trouve aucun avantage. En revanche, le En Sof a produit des émanations qui sont comme des enveloppes au sein desquelles il peut se manifester en exprimant sa bonté. Ces « vétements » ou ces « trénes », vers lesquels son épanchement procéde, doivent étre unis et arrangés de fagon adéquate pour le recueillir et le transmettre aux mondes inférieurs. La restauration (tiqgoun) de ces dimensions intermédiaires est le but de toutes les pratiques, du culte comme de l'accomplissement de l’ensemble des commandements. Nous verrons plus loin, 4 partir d’autres textes du méme auteur, en quoi consiste cette restauration et les unifications qu'elle effectue. Pour le moment, il s’agit seulement de préciser la signification générale du culte et des pratiques et surtout d’établir la cible que ceux-ci doivent viser. Le culte ordinaire, pratiqué sans souci des restaurations qu’il faut entreprendre dans le plérome des émanations et qui ne vise donc que le Dieu caché, s’il n’est pas blasphématoire, n’a pas la perfection requise. Les hommes qui pratiquent un tel culte sont dans l’ignorance du culte véritable. Ils croient, par erreur, que ce sont les actes matériels qu’ils accomplissent qui plaisent 4 Dieu,

75. Dans son Pardés Rimonim (portique 32, chap. 2, fol. 75c), R. Motse Cordovéro attribue cette sentence au Sifré sur Deut. 4:7. Mais il s’agit, selon G. Scholem, d’une pseudo-citation en vogue déja chez les premiers cabalistes, voir son

article « Deux sources nouvelles pour connaftre la doctrine de R. Abraham Miguel

Cardoso » (en hébreu), Sefounot, 3-4, 1960, p. 286.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

alors que ces actes ne sont que les supports concrets des intentions qui les dépassent et qui, seules, sont capables de réaliser les unifications et les restaurations au sein du plérome, rendant ces dimensions prétes 4 recevoir les influx surabondants, a les canaliser et a les

diriger ici-bas dans le monde des hommes. Cette critique du culte naif est moins sévére que celle que le cabaliste adresse 4 ceux qui croient que les actes du culte ne visent que les dimensions du plérome et ne concernent aucunement I’Infini. La faute du pécheur tient en ce qu’il « déchire les vetements du Roi », autrement dit dé-

tériore les dimensions du plérome, trouble leur agencement et leur ordre, les désunit et les sépare de fagon telle qu’elles ne sont plus en mesure d’assurer le passage des influx du En Sof et de jouer leur réle de médiations. La perfection de la structure médiatrice constituée par les dimensions du plérome dépend donc des ceuvres humaines. Cette perfection du syst¢me des émanations le rend apte a recevoir les influx venant du En Sof qui les émet en permanence. En quoi consistent, plus précisément, les restaurations opérées par les bonnes ceuvres ? R. Moise Cordovéro I’explique ailleurs. Pour ce faire, il se fonde essentiellement sur les legons du Zohar

dont il résume les conceptions fondamentales :

« Le principe qui découle des chapitres précédents est que union de [la sefira] Tiferet et de [la sefira] Malkhout ne peut étre si ce n’est par l'impulsion d’en bas, et cette impulsion est le parfum des commandements [accomplis] par les justes » (Pardés Rimonim,

rééd. Jérusalem, 1967, fol. 51a).

L’union des dimensions masculine et féminine de la structure divine est l’enjeu central des actes bons et des commandements, les

justes qui les accomplissent sont ainsi les agents nécessaires de la copulation de ces hypostases, qui dépend également des priéres d’Israél, dont la puissance théurgique est souvent soulignée :

« L’union de Tiferet et de Malkhout est temporaire, comme au

moment oi Israé! parvient par la priére a instaurer la paix. Cet accouplement a besoin de l’impulsion d’en bas, et si ne le précéde pas l’impulsion des étres d’en bas, qui provient de ce monde-ci, [ces sefirot] ne s’uniront pas comme il convient » (Pardés Rimonim, fol. 49a).

Sous quelle forme les actes accomplis ici-bas provoquent-ils cette

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MOISE CORDOVERO

401

hiérogamie entre les sefirot Malkhout et Tiferet ? R. Moise Cordovéro

lexplique en commentant un passage du Zohar (I, 60b) qui met en avant l’homologie entre les processus physiologiques préludant a Punion sexuelle et le processus intradivin préliminaire a la syzygie des sefirot. Il convient d’abord de citer le coeur du passage commenté : « Le désir d’une femelle envers un mle n’a de réalité que lorsqu’un souffle entre dans la femelle qui de ce fait met des eaux afin de recevoir les eaux masculines venant de plus haut. Il en va ainsi de la Communauté d’Israél [= sefira Malkhout], son désir envers le Saint béni soit-il [= sefira Tiferet] ne s’éveille que par l’esprit des justes qui rentre en elle. Aussitét des eaux jaillissent de l’intérieur d’elle pour recevoir les eaux du Male et tout devient un unique désir, un unique bouquet, un unique nceud. » Le « souffle qui entre dans la femelle » désigne sans doute les baisers et autres caresses préliminaires au coit qui préparent les organes féminins & « émettre des eaux » pour que, ainsi lubrifiés, ils puissent accueillir l’organe masculin. Les « eaux féminines », au sens premier, désignent dans le Zohar les sécrétions vaginales pré-coitales considérées comme la semence de la femme. Au sens symbolique, elles désignent les influx ontiques ascendants qui traduisent le désir de la sefira Malkhout envers la sefira Tiferet, désir

éveillé par |’esprit ou I’Ame des justes qui s’éléve jusque dans la sefira Malkhout. Voici comment R. Moise Cordovéro rend compte de cet éveil réalisé au sein du plérome par les justes : « Les Ames ont une existence en haut, elles sont un fil qui se déroule de degré en degré, depuis Tiferet jusqu’é ce monde inférieur, car d’existence en existence et d’existence en existence, elles proctdent

jusqu’a parvenir & cette existence-ci. Au moment oii leurs bonnes actions s’élévent, elles empruntent la voie de ce canal et de cette chaine jusqu’a ce qu’elles arrivent 1a-bas, et de 1a elles font s‘épancher l’influx

vers le bas ; c’est ce qui est dit [dans le Zohar] : “Il se couronne des Ames des justes”, qui sont I’existence supérieure des Ames qui font monter le parfum de leurs cuvres devant Lui [...]. C’est ainsi que les “eaux féminines” [que la sefira Malkhout émet a l’intention de la sefira Tiferet] sont les ceuvres des justes qui s’élévent par le biais de leur Ame selon le parcours précité. “Et cela produit un désir d’union” entre Tiferet et Malkhout » (Pardés Rimonim, fol. 49b-50b).

Les cwuvres des justes montent vers le plérome & travers le « canal » qui relie entres elles toutes les formes d'existence de I’&me.

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402

LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

« Canal » est un terme métaphorique qui se rapporte au continuum

ontologique aux deux extrémités duquel se trouve I’Ame humaine, située a la fois dans un corps matériel et en Dieu. Nous reviendrons plus loin sur cette conception. Les ceuvres des justes traversent l’espace séparant ce monde-ci de la divinité en remontant le canal immatériel formé par la chaine des existences de |’Ame, « creusé » par sa descente ici-bas. Ces ceuvres, parvenues au sein de la sefira Malkhout, exercent

une influence semblable a celle des « eaux féminines » dans le corps de la femme en éveillant le désir préalable & P’union hiérogamique. Les cuvres des hommes opérent la restauration théurgique de l’unité du plérome en rétablissant l’attraction amoureuse entre ses péles masculin et féminin et en provoquant un désir d’union appréhendé au moyen de la physiologie sexuelle. Plus précisément, R. Moise Cordovéro parle du « parfum » des ceuvres des justes montant devant Dieu ; c’est lA une référence trés claire au « parfum » des sacrifices qui

était humé avec délectation par la divinité (Lév. 3 homme en prenant son repas doit s’imaginer

89. L’entrelacement de ces deux noms, qui donne YAHDONHY, symbolise et en méme temps opére activement l’union de la sefira Tiferet (YHVH = le Saint béni soit-il) et de la Chekhina (Adonay). Ce nom de huit lettres, qui résulte de l'enchevétrement des deux noms divins, apparait déja dans le Tigouné ha-Zohar, voir intro-

duction, fol. 3a ; tigoun 21, fol. 51a, et passim.

90. Sur ce schéme maintes fois réutilis¢é par les cabalistes, voir R. Yehoudah Hayat, supra, p. 345.

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MOISE CORDOVERO- ELIE DA VIDAS

415

qu’il est comme un nourrisson qui téte sa nourrice, la Chekhina, grace a quoi celle-ci se remplit d’un surcroit d’épanchements ontiques venant des sefirot supérieures du plérome. La conception mystagogique des observances rituelles, étendue a tous les actes significatifs de la vie, est particulitrement bien exprimée dans le passage suivant, ot le disciple de R. Moise Cordovéro attribue a la Loi comme & I’Ame humaine une essence unique et un destin identique : « L’Ame, au sein du corps humain bourbeux, est restreinte (met-

soumstémet) " contre sa nature (chélo ké-darkah), et ce processus de restriction concerne aussi la Torah et les commandements. Chaque commandement, sans exception, est en haut une lumiére célestielle at-

tachée a I’Arbre de Vie, car le commandement c’est YHVH, comme il est expliqué dans les Tiqgounim et le Ra’aya Mehermna *. Néanmoins, &

cause du péché du premier homme puis a cause de la faute du veau dor, la Torah et les commandements se sont matérialisés, et 4 présent l'homme accomplit un commandement matériel comme en revétant un

chile de priére, des franges rituelles et des tefilin de cuir, et ainsi de suite. [...] Un commandement matériel que "homme met maintenant en pratique paraft a ses yeux insignifiant, mais, aux yeux du Nom, béni soit-il, il est extreémement important. Car, en accomplissant un com-

mandement matériel, on éveille sa racine spirituelle d’en haut, or sa spiritualité en haut n’a ni mesure ni limite ® » (Réchit Hokhmah, fol. 17b).

91. Le méme auteur avait déclaré quelques lignes plus haut : « L’Ame en l'homme

et les commandements de la Torab qui se sont matérialisés, ont subi un méme pro-

cessus, car |’Ame dans le corps humain a été restreinte & la fagon dont le Saint béni

soit-il a restreint sa Chekhina entre les barres de l’Arche » (ibidem, fol. 17a). La der-

nigre image est empruntée au midrach, voir Midrach Tanhouma, Vayaqehel 7 ; Cant.

Rabba 1:14 ; Pessiqta Rabbati 16:6.

92. Voir par exemple Ra’aya Mehemna (Zohar III, 228b) : « Chaque commande-

ment est YHVH » ; cf. Zohar Hadach, Tiqounim, 160b ; Tigouné ha-Zohar, intro. 2b ; tiqgoun 1, fol. 18a, ef pass. Comparez avec les affirmations similaires de R. Menahem Récanati cité supra, p. 279.

93. Comparez avec les propos tenus jadis par R. Isaac l’'Aveugle qui commente le

Ps. 119:96 : « Bien que Ton commandement semble d’abord fini, il s’étend immensément jusqu’a l’infini » (Commentaire sur le Sefer Yetsirah, 1:6). Sur l’infinité de la

Torah, voir M. Idel, « Infinities of Torah in Kabbalah », Midrash and Literature, 6d. G.

Hartman et S. Budick, New Haven, Conn., 1986, p. 141-157. R. Elie da Vidas résume

les idées que son maitre, R. Moise Cordovéro, a développées dans ses ccuvres ; voir par ex. Or Yagar, vol. 2, Jérusalem, 1973, p. 182 ; Chi’our Qomah, Jérusalem, 1976, fol. 43d-44a. Voir A ce sujet B. Zack, « Fragment du commentaire de R. M. Cordovéro sur

le Ra’aya Mehemna » (en hébreu), dans Kobez al Yed, vol. 10, 1982, p. 259.

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416

LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

La chute consécutive au péché d’Adam, répétée plus tard par les Hébreux

avec le veau d'or, touche

I’Ame de I"homme,

qui est

contrainte de revétir un corps ténébreux, et elle touche la Torah et les commandements, qui font désormais !’objet de pratiques matérielles. Cependant, leur accomplissement réveille leur « racine spirituelle » et leur restitue leur élévation infinie. La conduite vertueuse et la pratique des commandements, préalables a !’apprentissage de la véritable sagesse, ont trouvé dans les conceptions théurgiques de la cabale une explication qui leur a conféré une valeur littéralement démesurée. Le piétisme juif de plus en plus répandu et exalté des sitcles suivants disposera ainsi d'une base métaphysique prestigieuse dont il se prévaudra 4 bon droit. L’ample

diffusion du Commencement de la Sagesse de R. Elie da Vidas ™ permit a certaines conceptions difficiles de son maitre, peu accessibles

au plus grand nombre, d’atteindre, une fois qu’elles furent en partie dépouillées de leur appareil conceptuel, les couches les plus humbles de la population et elles devinrent des modéles de référence exemplaires. La peinture que brosse R. Moise Cordovéro du réle de chaque 4me dans l’harmonie divine semble bien étre un apport original, méme si cet auteur a pu se réclamer d’une bréve sentence du Tigouné ha-Zohar. Cette contribution aura un énorme écho par la suite, non seulement dans les écrits de ses disciples immeédiats, mais

auprés de cabalistes passant pour étre des représentants de la cabale lourianique. Nous en verrons un exemple chez deux cabalistes italiens du xvurr siécle, R. Joseph Ergas et R. Moise Hayim Louzzatto. Mais avant eux, un cabaliste polonais qui écrit dans les premiéres années du xvii sitcle, R. Jacob Koppel Lifschuetz, réutilise Il’ex-

posé de Cordovéro pour expliquer « comment les méchants peuvent étre chatiés si l’on dit que les justes occasionnent l’accouplement

[des sefirot Tiferet et Malkhout] et qu’en conséquence, le bien est

amplifié ; qu’est-ce donc qu’entrainerait l’action du méchant dans la mesure oi déja l’accouplement a été accompli grace aux justes ?

94. Voir M. Pachter, « Le livre Réchit Hokhmah de R. Elie da Vidas et ses abré-

Qiryat Sefer, 46, 1972,p. 686-710. gés » (en hébreu),

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MOISE CORDOVERO - JACOB KOPPEL LIFSCHUETZ

417

L’action des méchants serait ainsi annulée, pourquoi alors seraient-

ils punis ? Et si les méchants prenaient le dessus pour séparer [les

sefirot], ce serait I’ceuvre des justes qui serait annulée, quelle ré-

compense leur parviendrait dans un tel cas ? » (Cha’aré Gan Eden, rééd. Jérusalem, 1967, fol. 81d). Aprés un long développement sur lorigine des Ames et sur leur nombre, élaboré dans la veine de la cabale lourianique, ce cabaliste de Volhynie répond a la question posée. Dans sa réponse il méle quelques formules empruntées & Cordovéro, qu’il ne cite pas, 4 un autre theme cabalistique relatif & la valeur ontologique des Ames, valeur prédéterminée au moment de Il’accouplement des parents de l'enfant qui va la recevoir * : « Nous avons expliqué ci-dessus que le Male et la Femelle [les sefirot Tiferet et Malkhout] comprennent les 600 000 Ames d’Israél. Le fait est que, suivant la hauteur de la pensée du juste au moment de son accouplement avec sa femme, il attire une 4me dans I’em-

bryon issu de cet accouplement. Si la racine de l’4me de cet embryon reléve de la téte de la Configuration jusqu’au-[dessus des] Talons ™, il pourra effectuer par ses ceuvres un accouplement dans

les lumiéres d’en haut, alors s'accoupleront les canaux du Male et de

la Femelle, mais seulement les canaux out se situe la racine de son

Ame, et cela grace a la corde, secret du fil de bonté qui s’écoule sur lui depuis la racine ; et lorsqu’il secouera la corde ici-bas, il fera bou-

ger son extrémité d’en haut. Celui qui commet une transgression, sépare les Fréres, c’est-4-dire qu’il bouche le canal de la racine de son

me et [la sefira] Tiferet ne s’épanche plus dans [la sefira] Malkhout par le biais dudit canal. [...) Par leurs actions, les justes ouvrent les

canaux de Tiferet vers Malkhout, chacun suivant la racine de son

Ame. Alors I’€panchement et le bien augmentent dans tous les mondes » (Cha’aré Gan Eden, ibidem, fol. 82c).

Si un juste commet un péché, il « détériore la racine de son 4me située dans un lieu élevé » (fol. 82d), en revanche, le dommage que

95. Ce theme est un des sujets principaux d’une épitre castillane du xi si¢cle,

Igueret ha-Qodech, que nous avons traduite et commentée, voir Lettre sur la sainteté,

Verdier, Lagrasse, 1986. Cet ouvrage exerca une influence profonde sur toute la cabale postérieure. 96. Ces termes qui viennent de la doctrine de R. Isaac Louria seront expliqués dans un chapitre ultérieur, voir infra, p. 515.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

cause |’impie n’a pas une telle répercussion, parce que « les racines de l’Ame des méchants se situent au niveau des Talons » (ibiderm), a savoir dans les extrémités inférieures du plérome, voisines du « mystére de la mort». L’indépendance des actes théurgiques accomplis par des hommes différents, dont les Ames different de surcroit par la hauteur de leur enracinement dans les hiérarchies du plérome divin, est expliquée au moyen de la doctrine de R. Moise Cordovéro, a l’arri¢re-plan du passage précité. Mais alors que ce dernier voyait dans le comportement des hommes le facteur déterminant I’enracinement respectif de leur Ame au sein du plérome et différenciant la portée théurgique de leurs ceuvres, bonnes ou mauvaises, R. Jacob Koppel Lifschuetz considére que cette différenciation est prédéterminée par les parents au moment de la procréation, lors de laquelle le degré d’origine de lame de l'enfant est fixé. En conséquence, les transgressions d’un homme dont |’4me est de basse extraction n’ont guére d'importance, puisque leurs effets théurgiques négatifs sont insignifiants. En outre, comme aux approches de I’ére messianique toutes les Ames doivent provenir des Talons de l"Homme primordial, selon une conception empruntée a la cabale lourianique que nous étudierons dans un prochain chapitre, et que cette re messianique, aux yeux de ce cabaliste, a sans doute déja débuté, il parait évident que pour lui les transgressions ne sont plus condamnables, parce qu’elles n’ont plus guére de conséquences théurgiques facheuses. C'est avec raison que ce cabaliste a été démasqué, par la critique moderne, comme étant un crypto-sabbatéen. L’inégalité des hommes face aux effets de la transgression en fonction de la racine de leur 4me est une idée qui a été développée aussi par R. Isaac Louria, dont s’est inspiré directement le prophéte de Sabbatai Tsevi, Nathan de Gaza”. Mais dans le texte précité, cette idée dérive non pas de la cabale lourianique mais de la doctrine de R. Moise Cordovéro. Celle-ci exercera une influence considérable sur une littérature abondante dont nous n’avons vu ou ne verrons que quelques échantillons. La complication des structures supérieures dont elle est &

97. Voir a ce sujet 1. Tishby, « La doctrine du mal et de la coquille dans la cabale

du Ari » (en hébreu), rééd. Jérusalem, 1964, p. 112, note 1.

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MOISE CORDOVERO

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l'origine ne répond pas seulement A une nécessité interne de !’expli-

cation de l’action théurgique. Elle introduit la multiplicité des actes d’une collectivité d’individus qui partagent le méme sort au coeur de la conception théopraxique de la morale et du culte. Le souci d’introduire toute la société juive au sein de cette problématique et de

rendre compte de l’impact de la pluralité et de la variété des actes est

peut-étre un effet du climat d’effervescence collective qui régnait a Safed et a la sensibilité communautaire nouvelle des cabalistes, qui

de penseurs plus ou moins isolés, devinrent des maitres spirituels dont le rayonnement s’étendit bien au-dela d’un petit cercle d’étude privé. Cette intrusion massive de la doctrine des Ames au sein de la doctrine de !l’action théurgique traduit 4 sa facon Il’enchevétrement de l’anthropologie et de la théologie dans la pensée des cabalistes, qui, s’il est loin d’étre une nouveauté, met désormais en évidence des

préoccupations sociales nouvelles. A Ia relation homme-Dieu, les ca-

balistes de Safed substituent de plus en plus, comme centre d’intérét spéculatif, la relation collectivité-Dieu. Cette réorientation correspond sans doute a l’émergence d’un sentiment de solidarité de destin entre tous les membres d’un peuple qui vient de subir, sur une grande échelle, l’Epreuve de l’exil et dont certains éléments de |’élite, les cabalistes, se regroupent maintenant dans quelques centres de leur terre ancestrale. Mais cette association de la doctrine des Ames avec la doctrine de laction théurgique n’est pas le seul exemple de l’enrichissement que connut la cabale théurgique classique dans les ceuvres de Cordovéro. Un apport important & cet égard fut I’élaboration d’une conception théurgique du langage et des lettres, 4 partir de sources provenant de l’école cabalistique d’Abraham Aboulafia et de sources magiques d’origine arabe *. La doctrine des Ames a d’ailleurs servi de modéle a la doctrine des lettres, comme le laisse entendre un écrit de R. Salomon Alkabets, le maitre et beau-frére de R. Moise Cordovéro,

98. Telles sont les principales sources de cette conception que M. Idel évidence, voir « Perceptions of Kabbalah in the second half of the 18th Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 1, 1992, p. 85 et suiv. M. aussi sur la relation étroite existant entre les textes que l’on va lire et les Renaissance concernant la magie astrale, voir ibidem, p. 93.

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a mises en century », Idel insiste idées de la

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

quand il veut rendre compte de la nature des lettres de la Torah et de leur efficience comme attracteurs des influx spirituels : « Toutes les lettres de notre sainte Torah [...] sont en elles-mémes

d'une sainteté extréme : elles sont comme des corps et des palais

pour la spiritualité qui est en elles et qui est venue d’en haut, a

l'image d’un corps od se trouve une Ame épanchée en lui, partie de la divinité d’en haut. C’est pourquoi le copiste qui écrit un rouleau de la Torah ou des tefilin dit : “J’écris au nom de la sainteté, etc.”,

car par cette intention (déclarée] il fait s’épancher dans le corps des lettres la spiritualité d’en haut *. »

Le rapport corps-4me est du méme ordre que le rapport lettre-spiritualité. La lettre hébraique, loin d’étre un signe inerte, est un corps doté d’une « Ame » qui est également une parcelle de la divinité. Le copiste d’un écrit sacré qui récite une formule rituelle proférant sa kavanah, sa motivation intérieure orientée vers la sainteté, ins¢re son

acte d’écriture dans le cadre de la religion et le détache du domaine

profane. L’énoncé de cette intention déclenche !’épanchement de la

« spiritualité d’en haut » dans le « corps des lettres » qu’il écrit. Le parchemin a usage religieux ainsi produit, sera habité par des lettres possédant une « Ame », il ne sera pas un objet profane ordinaire mais un objet sacré retenant une parcelle du divin. La sacralisation des écrits destinés au culte public (le rouleau de la Torah) ou privé (les tefilin) est décrite comme une opération théurgique attractrice dont les lettres hébraiques sont les réceptacles appropriés. R. Moise Cordovéro a développé ce motif de fagon conséquente. Pour lui, la connaissance de la « spiritualité des lettres, de leur réalité, de leurs compositions, de leurs affinités » constitue le sommet de |’étude de la cabale, au point que celui qui est « descendu dans la profondeur de ce sujet est capable de créer des mondes », et que cet accomplissement personnel est la « joie

espérée aprés la Résurrection ™ ». Dans l’introduction de son exposé

99. Texte cité et analysé par M. Idel dans « Perceptions of Kabbalah in the second

half of the 18th century » (art. cité), p. 88 ; texte hébreu p. 110, numéro 76. Pour la

mention des lettres comme palais, voir supra, p. 325 fe texte de R. Mattathias Délacrout et la référence a M. Idel, note 63, p. 327. 100. Pardés Rimonim, 27:1, fol. 59c. Dans son article précité, M. Ide! a montré que

R. Motse Cordovéro est tributaire ici de R. Abraham Aboutlafia (p. 89-90).

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MOISE CORDOVERO

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concernant la théosophie des lettres, Cordovéro développe les théses fondamentales de cette doctrine. La forme graphique des lettres est la transcription visible et matérielle de leur contenu spirituel invisible : « Les lettres de la Torah ne sont pas conventionnelles ™, mais

elles sont des spiritualités affiliées par leur forme a l’intériorité de

leur Ame. C’est pourquoi nos maitres, de mémoire bénie, ont été

trés méticuleux en expliquant quelle devait étre la réalité de la forme des lettres, de leurs pointes, de leurs couronnes, de leurs ornements, parce qu’elles font allusion & une spiritualité particulitre aux sefirot supérieures. Chaque lettre posséde une forme spirituelle et un luminaire glorieux émané de l’essence des sefirot, procédant comme une chaine, de degré en degré, selon la voie de la procession de la chaine des sefirot. La lettre est un palais et un habitacle pour cette spiritualité. Et lorsque I’homme évoque et fait bouger une des lettres, cette spiritualité est nécessairement mise en branle. A partir du souffle (hével) de la bouche se constituent des formes saintes qui s’élévent et se rattachent a leurs racines, qui sont la racine de

l'Emanation. De plus, méme en leur réalité [tangible], je veux dire dans leur écriture, la spiritualité s’établit dans ces lettres. C’est ce qui fait la sainteté d’un rouleau de la Torah. [...] Les lettres écrites sont un corps et un palais pour les lettres Enoncées par la bouche. Et ces dernitres sont matérielles vis-a-vis des [lettres] intellectives qui sont dans le cceur. Et celles-ci sont des émanations particulitres dans le coeur des hommes éclairés du peuple des enfants d’Israél. [...] Quand I"homme évoque un mot qui se référe par ses lettres a la

cause du mouvement des puissances [qui leur correspondent], par leurs heurts mutuels au moyen du marteau de I’Ame, elles mettent

en branie leur racine supérieure pour qu’une action voulue soit effectuée. De plus, 4 partir de ce [mot], a partir du souffle de la bouche [de l’homme qui I’énonce], se constituent une spiritualité et une existence qui seront comme un ange qui s’élévera et s’attachera a sa racine et qui se hAtera d’accomplir son action avec diligence et promptitude. C’est la le secret de l’invocation des Noms et du but (kavanah) de la pritre » (Pardés Rimonim, 27:2, fol. 59c-d).

Les mots de l’univers linguistique de 1a religion juive (vocables de la Torah, des priéres, etc.), recélent une spiritualité qui confére a leur énonciation ou a leur écriture une efficacité sui generis sur les 101. R. Motse Cordovéro développe cette idée dans le chapitre qui précéde le présent extrait (Pardés Rimonim, 27:1, fol. 59a sq.).

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

sphéres supérieures et, par le biais de celles-ci, sur le monde d’en bas.

Ils sont des réservoirs de forces divines endormies, qui sont réveillées

par l’action des hommes s’exercant dans le domaine des pratiques religieuses liées au langage et a son écriture. L’Ame de I"homme contient les formes « intellectives » de ces lettres, et c’est a travers elle que

l’opération d’énonciation des mots agit dans lordre spirituel. Elle est le « marteau » immatériel qui répercute les mouvements sonores ou graphiques des lettres jusque dans leurs racines au sein du plérome divin. Cette médiation de I’4me humaine au cours du processus de remontée des lettres le long de la chaine de 1’émanation intervient de fagon mécanique et n’atténue pas le caractére spontané de l’efficience de la prononciation des paroles rituelles. Certaines formulations de R. Moise Cordovéro présentes dans ce texte semblent encore plus radicales et plus révélatrices de sa pensée profonde : l’énonciation de ces lettres et de ces mots de la langue sacrée fait advenir et crée une réalité spirituelle semblable 4 un ange qui s’active pour accomplir le souhait de l’homme. La parole et !’écriture rituelle produisent une « spiritualité », ou si l'on veut, pour le dire 4 la maniére de M. Mauss,

un étre religieux efficace. En parlant la langue sainte, on parle la divinité. Dieu parle moins dans la Torah qu'il n’y est parlé, d'une parole qui acquiert une existence spirituelle efficiente dans la bouche de l’homme. Cette activité angélopoiétique de la parole constitue « le secret de l'invocation des Noms et du but (kavanah) de la priére ». L’« invocation des Noms », a savoir des Noms divins, se référe selon M. Idel '* a la cabale d’ Aboulafia, qui fait de cette pratique une technique visant 4 provoquer I’inspiration prophétique. Cordovéro cite ailleurs un long passage emprunté a un écrit d’Aboulafia od cette technique linguistique d’invocation des noms est exposée en détail '. Elle y est identifiée a la « cabale pratique », dont l’usage est selon lui désormais trop dangereux mais qu’il est néanmoins nécessaire de connaftre de fagon théorique afin de mieux percevoir la grandeur de

102. « Perceptions of Kabbalah in the second half of the 18th century » (article

Cité), p. 99, note 195.

103. Pardés Rimonim 21:1, fol. 97a. Selon M. Idel, ce texte d’Aboulafia cité par

Cordovéro comme extrait d'un Sefer ha-Nigoud, provient en fait du Sefer Or haSekhel, voir Studies in Ecstatic Kabbaiah, Suny Press, New York, 1988,p. 161 note 120.

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MOISE CORDOVERO

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Dieu ™. Cette invocation des Noms divins, annexée au registre de la

cabale pratique, est ici rapprochée de la kavanah de la priére. Celle-

ci, nous dit-il ailleurs, consiste a « attirer la spiritualité depuis les degrés supérieurs vers les lettres que l'on évoque pour que !’on puisse faire s’envoler ces lettres jusqu’a ce degré élevé afin d’accélérer une requéte, et cela parce que le souffle de la bouche de l'homme n'est pas une chose vide [...] mais il y a une spiritualité qui se constitue a partir du souffle de sa bouche. Et il faut que cette spiritualité ait une force pour donner I’envol a ses requétes et pour faire monter les lettres jusqu’au degré désiré. Tel est l'essentiel de la kavanah : attirer une force afin que grace a elle les lettres [énoncées] s'élévent dans les hauteurs et se constituent dans le lieu du sommet de I’univers et accélérent la demande ». Ce passage définit moins « |’essence de la kavanah », suivant l’expression de M. Idel ™, que ce que Cordovéro appelie le « principe de la kavanah », qu’il vaut mieux entendre ici comme son principe d’action. L’attitude mentale et lorientation consciente sur tel ou tel nom divin ou sur tel ou tel aspect du plérome ne sont pas en jeu . L’efficacité de la kavanah qui accompagne la priére, quel que soit son degré d’élévation, a une double action : attirer la spiritualité d’en haut sur les lettres que l’on prononce et propulser avec force dans les hauteurs ces lettres spiritualisées. La contradiction entre |’efficience créatrice du souffle de la bouche qui profére les lettres et les spiritualise et la nécessité de Yattraction de la spiritualité d’en haut sur ces lettres, n’est qu’apparente. La spiritualité venue d’en haut n’est qu’un influx indifférencié, une sorte d’énergie brute qui vient renforcer la spiritualité qui dort dans les lettres et que la bouche qui les énonce réveille. Cette activation par l’oraison vocale de la spiritualité sommeillant dans les lettres est, nous l’avons vu, une opération de type angélopoiétique :

104. Pardés Rimonim 21:1, fol. 96b-97a. Les propos de R. Motse Cordovéro sont trés proches de ceux que tient R. Mattathias Délacrout, voir supra, p. 326. 105. Pardés Rimonim 32:3, fol. 79a.

106. « Perceptions of Kabbalah in the second half of the 18th century » (article

cité), p. 90. 107. Elles ont fait l'objet de l'exposé précédent de Cordovéro, Pardés Rimonim 32:2, fol. 78ed.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

elle produit une nouvelle forme spirituelle dotée d'une efficience

propre. Elle ne suffit pas cependant par elle-méme a propulser cette

forme jusqu’au sommet du plérome divin. Elle doit étre associée a ja spiritualité attirée dans les sons prononcés afin que ceux-ci entreprennent un parcours qui les conduit au but supérieur oi ils se pressent d’exaucer la supplique de l’orant. La spiritualité descend et remonte en une sorte de mouvement respiratoire cosmique que homme active par sa parole et sa priére. Bien que cette image ne soit pas utilisée explicitement par Cordovéro ici, elle a été pergue dans ce passage par R. Abraham Azoulay (1570-1643), qui transmet et développe les idées de ce cabaliste . La possibilité d’agir, au moyen de paroles rituelles, sur la chaine processive des lettres hébrafques, est mise en évidence dans un en-

seignement éloquent de Cordovéro que transmet R. Elie da Vidas.

Ces lettres représentent ici-bas le degré ultime de matérialisation sémiotique d’une spiritualité qui subit, avant d’achever sa descente, des étapes progressives de matérialisation (les « lettres » sont intellectives dans la pensée de I"homme, sonores dans sa parole et graphiques dans son écriture) :

« Dans le Livre de la Création il est dit que le Saint béni soit-il fixa

dans notre bouche 22 lettres dans les cing organes de phonation [...]. Et mon maftre, que la paix soit sur lui, a expliqué que l’expression

“fixées dans la bouche”, présente dans ce passage, nous enseigne un

important principe : la racine de l'existence des cing organes de phonation se situe en haut, a la hauteur de la Téte [divine] et ils sont la racine de tous les existants, comme

il est expliqué dans I'Idra ™.

Cependant, ils descendent et se manifestent de monde en monde [...]. Et le Saint béni soit-il, pour l'amour de l"homme, a fixé ces lettres dans la bouche de ce dernier afin qu’il puisse s’unir 4 son Créateur, car par

108. Voir Hessed lé-Avraham, rééd. Bné Braq, 1986, fol. 13d, § 23, od ce scheme

est lié a celui de !’Ame comme canal qui fait communiquer tous les mondes. Les paroles de la prigre sont le souffle de I’Ame qui expire l’influx divin qu'elle avait d’abord aspiré, assurant au monde d’en bas oi elle se trouve la vie spirituelle qui le maintient dans l’étre. Nous avons déja rencontré ce sch¢me important dans d’autres écrits, voir supra, p. 195 et p. 198. 109. Idra est le nom de deux chapitres difficiles du Zohar. R. Motse Cordovéro développe le motif de l’origine des cing organes de phonation au sein du plérome divin dans son Elimah Rabbati (ouvrage cité), fol. 132d sq.

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MOISE CORDOVERO

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T’énonciation ici-bas de ces lettres, quand il étudie la Torah ou qu’il prie, il remue et réveille en haut les racines supérieures. Tel est le sens

du verbe “fixer”, qui suggére le fait de “planter” l’extrémité d’une

chaine a un endroit, et la seconde extrémité 4 un autre endroit. Bien que cet endroit soit loin [du premier], lorsque lhomme remue l’extrémité de la chaine qu’il tient dans sa main, il remue la totalité de la chaine, méme si celle-ci est la plus longue qui soit. C’est ainsi qu’il est dit dans le Livre de la Création (6:8) qu’ll “attacha 22 lettres sur la

langue {d’Abraham] et Dieu lui révéla son secret”. Le verbe “attacher” se rapporte aussi A ce qui a été expliqué a propos du verbe “fixer”» (Réchit Hokhmah, fol. 164c) ”.

Une structure pléromatique supérieure appelée « cing organes de

phonation », ou plus littéralement « cing sorties de la bouche », située dans la Téte de I’Homme d’en haut, produit l’ensemble des essences divines qui se manifestent sous forme de lettres créatrices. Par amour pour l"homme, Dieu lui a octroyé une structure similaire, qui dérive par émanation de son modéle célestiel. Grice a elle, l'homme est capable de parler et donc de produire des lettres et des mots qui sont une modalité d’expression de la spiritualité dans le monde sensible. Une parole énoncée ici-bas retentit, de proche en proche, sur sa « racine supérieure » située au sein du plérome divin. L’image d’une chaine, dont les maillons les plus éloignés réagissent au mouvement d’une de ses extrémités, est encore une fois utilisée

pour expliquer comment une action matérielle peut étre communiquée a un domaine spirituel ''. En conférant 4 l'homme la faculté du langage, Dieu lui a donné le pouvoir de communier avec lui, de « s’unir a lui » dit méme Cordovéro, car il lui a remis l’extrémité

d’une chaine qui les relie et les rend solidaires : les sons articulés (les lettres hébraiques) sont en relation continue avec leurs racines au sein du plérome, racines d’oi ils ont été émanés. Cette émanation

110. M. Idel a traduit une partie de ce texte et a montré la trés grande influence qu’il a exercée sur des maftres du hassidisme d’Europe centrale et orientale, voir

Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 1, 1992, p. 92-93. Il tient aussi pour

certaine l’authenticité de cette citation. Dans d'autres versions du passage cité du Livre de la Création, au lieu de « son secret » on lit « leur secret » — celui des lettres. 111. Pour une autre occurrence de cette image dans les écrits de Cordovéro voir Supra, p. 413.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’'EXPULSION

les a Eloignés les uns des autres, sans les séparer ontologiquement ni rompre leur relation essentielle. La grande chaine de l’étre a été tendue sans étre brisée. La priére et l'étude de la Torah sont des moments privilégiés pendant lesquels des lettres saintes, vecteurs de spiritualité, sont énoncées selon un agencement qui correspond exactement aux structures supérieures, ce qui rend ces paroles capables d’activer au mieux et de la fagon la plus favorable leurs racines au sein du plérome divin. Parler avec les mots de la langue sainte ne se réduit pas a énoncer des signes a l’adresse d'un auditeur humain ou divin, cela consiste 4 produire des vibrations sonores agissant par ellesmémes, en dehors de toute logique du sens, le long de la chaine de l'étre qui attache ce locuteur particulier 4 son Dieu. Le sens des mots de la langue de la Torah ou de la priére, de la langue de la religion, n'est pas une réalité ultime et n’a qu’un statut secondaire. Pratiquer ces mots, les dire avec sa bouche, revient A émettre une onde de choc dont lefficience sui generis ne requiert ni concentration mystique ni compréhension de leur signification. Bien sOr, R. Moise Cordovéro ne nie pas que les paroles appartenant au domaine sacré de la religion aient un sens, mais ce sens est lové au sein de leurs lettres mémes, il

est une partie intégrante de leur réalité ontique et n’a nul besoin, pour s’exprimer, d’étre compris par une intelligence humaine. Agissant indépendamment de toute saisie conceptuelle, les paroles de la langue sainte — priére et étude qui ont valeur rituelle — sont efficaces méme dans la bouche des ignorants. Un contact direct entre Dieu et "homme est créé par la prononciation de ces paroles rituelles, qui n’exigent pas d’étre comprises ni de faire l’objet d’intenses méditations. Il suffit qu’elles soient dites, et la chaine ininterrompue qui les relie a leurs racines d’en haut se met a osciller et & tout ébranler dans son mouvement. Dieu a déposé dans la bouche d’Abraham et de ses descendants un instrument vocal d’action théurgique, qui permet de l'émouvoir & travers les mots de la langue hébraique et d'obtenir l'exaucement des suppliques. R. Elie da Vidas conclut : « Cela nous donne & comprendre |’élévation des anciens, que la paix soit sur eux, leur priére était entendue immédiatement parce qu'ils veillaient & n’abimer aucune des 22 lettres qui sont les cinq “sorties” fixées dans leur bouche, par un bavardage inutile et par d’autres choses qui détériorent la langue ; aussi leur pri¢re pergait-elle les cieux et montait-

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SIMEON LABI

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t-elle jusqu’au plus haut, afin d’éveiller la miséricorde » (ibidern). Le degré d’efficacité théurgique des pritres dépend, selon ce passage, de la correction des mots prononcés et de l’absence de propos parasites, mais non de concentrations mystiques sur les mondes supérieurs, qui sont ici passées sous silence. Cette relativisation des kKavanot compliquées attachées a la pritre par une longue tradition cabalistique est encore un élément qui confére 4 l’enseignement de R. Moise Cordovéro une ouverture sur la société juive globale. De méme que toutes les Ames d’Israél sont appelées a participer 4 une ceuvre théurgique qui a une signification collective, l'étude traditionnelle et les priéres de tous les Juifs sont aptes, suivant le niveau personnel de chacun, a faire vibrer la corde qui lie la divinité d’en haut au peuple

d'Israél d’en bas '”.

R. Siméon Labi de Tripoli

Originaire d’Espagne, ce cabaliste installé d’abord 4 Fés puis a Tripoli (Libye), écrivit vers 1570 un vaste commentaire du Zohar, indépendant de toute influence de la cabale de Safed. Evidemment trés tributaire du livre prestigieux dont il se fait l’exégéte et l’interpréte, il ne manque pas ici et 14 d’exprimer des idées personnelles ou d’introduire des traditions mystagogiques espagnoles extérieures au Zohar. Nous avons ainsi retenu plusieurs textes qui traitent de activité théurgique des sacrifices. Dans le premier, R. Siméon Labi fait intervenir dans le processus théurgique mis en branle par le sacrifice l’évocation d’un nom divin dont l’activité surnaturelle a été décrite dans un traité de cabale pratique consacré a l'étude des noms et de leur pouvoir sur les anges, qui date de la seconde moitié du xiv‘ sitcle, le Sefer Berit Menouhah (L’alliance du repos) et dans un passage du Zohar : « Il te faut savoir que les initiales des mots “le ciel et la terre” (Gen. 1:1) forment un des noms de Dieu, béni soit-il, qui est AHVH. Ce nom, le grand prétre I’évoquait lorsqu’il montait vers l’autel pour y 112. La relation entre l’efficience théurgique de la prononciation des paroles de

la pritre et la doctrine des 4mes comme canaux A travers lesquels transitent les flux ontiques est réaffirmée par R. Motse Cordovéro dans Tefilah lé-Moché, Przemysi, 1892, fol. 19.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION offrir le sacrifice "’. C’est un nom connu des cabalistes car il est Evoqué comme nom de la Source'“. Ce nom préside au désir et & l’envie allant d'un monde qui regoit vers le monde qui s’épanche en lui, et a tout désir de son désir, comme il y est fait allusion dans le Cantique des Cantiques, et ainsi pour chaque monde tel qu’il est "*. Ce nom descend et recouvre toutes les sphéres [célestes] par son lustre et sa magnificence '*. Selon ce secret, le grand prétre l’invoquait au moment du sacrifice pour éveiller, pour lier et pour rapprocher le désir entre l’autel d’en bas et I’autel d’en haut [...]. L’intention était que le grand prétre se concentre pour attirer I’€panchement depuis la Source vers la dimension de la Binah, ensuite depuis Tiferet vers le dernier

Hé [= la sefira Malkhout], et c’est le secret de l'accouplement célestiel car de 14 découle tout désir, et le désir des existants va de l’effet a la cause, car de cette maniére les mondes sont appelés mile et femelle »

(Ketem Paz, Djerba, 1940, fol. 90b).

Le grand prétre, juste avant d’offrir le sacrifice, €voquait un nom divin ayant la faculté de stimuler l’expression du « désir » des degrés inférieurs, récepteurs de l’influx (les mondes appelés femelles), envers les degrés supérieurs et Emetteurs (les mondes appelés males). Cette opération théurgique préalable au sacrifice proprement dit, mettait les degrés du plérome en situation de réceptivité vis-a-vis

des épanchements que l’oblation allait provoquer et elle éveillait le

désir de Il’autel d’en bas — la sefira Malkhout — pour I’autel d’en haut — la sefira Binah. Ensuite le grand prétre agissait par la pensée en attirant l’influx supérieur de la Source infinie vers la sefira Binah,

113. Comparez avec Berit Menouhah (rééd. Baqal, Jérusalem, 1973, fol. 17a) : « Ce nom - AHVH - est le nom que le grand prétre évoquait lors du jour de Kippour lorsqu’il montait prés de l’autel pour offrir un sacrifice ; alors la fumée montait tout droit ; c’est un nom connu des cabalistes en ce qu’il ne se méle & aucun autre lumi-

naire a cause de son extréme transparence et de sa grandeur. »

114. Voir ibidem, 17b : « Il est Evoqué, comme nom de la source, AHVH. » 115. Voir Zohar I, 151a, addition n°1 : « Par ce nom le ciel et la terre ont été créés

et tout ce qu’il y a en elle, et il confére le désir & tous les arbres et & toutes les plantes qui sont sur la terre. » Ce nom est chargé de donner le désir de recevoir I’épanchement venant de leur esprit tutélaire & tous les végétaux pour qu'’ils croissent et se développent. 116, Emprunt encore au Berit Menouhah (fol. 17b) : « Il descend et recouvre les spheres de son lustre et de sa magnificence, et de la émergent la sainteté et la bénédiction. »

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SIMEON LABI

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puis de la sefira Tiferet vers la sefira Malkhout. L’invocation du nom par lequel le ciel et la terre furent créés situe le sacrifice dans la perspective d’une sorte de renouvellement de la création, quand,

selon un verset de la Genése (2:6), « une vapeur s’élevait » de la terre, manifestant, suivant |’interprétation du Zohar '", le désir du

monde féminin envers le monde masculin pour en recevoir les influx. C'est ce désir, ranimé par l’invocation du nom, et peut-€tre

aussi mis en scéne par le mouvement du grand prétre montant les degrés conduisant vers I’autel, qui est I’élan initial conditionnant la réussite du déroulement du culte. L’opération du sacrifice proprement dit est décrite par R. Siméon Labi dans un autre passage toujours dans le contexte d’une restitution de |’état initial de la création. Le sacrifice y est considéré comme la pratique cultuelle entre toutes la plus efficace, parce que sa structure et les opérations qu'elle implique sont en conformité parfaite avec l'Homme d’en haut, le plérome divin anthropomorphe : « Ce qui est recu [par tradition] et la vérité pour nous est que la réfection du Char d’en haut dépend, si l’on peut dire, de la perfection de l’homme d’en bas. Et cela parce que son &me est constituée des essences supérieures '” et qu’il a le pouvoir par la force de sa pensée de faire s’épancher et émaner un influx et une bénédiction depuis I’extinction de la Pensée '” vers les essences supérieures qui se rattachent 4 l'Homme d’en haut, car de 1a il a été pris, et “l'homme fut une Ame vivante” (Gen. 2:7). Et de 1a vers le Char ~ le “second char ™” -, et de la vers les degrés inférieurs, car tous sont

117. Zohar 1, 35a : «“Une humidité montait de la terre.” Tel est le désir de la

Femelle envers le Male. Selon une autre explication, s’il “n’avait pas fait pleuvoir”, c'est parce que l’action réparatrice de I"humidité qui montait de la terre n’avait pas encore fait son effet. Ainsi, c’est de la terre méme, en bas, qu’est éveillée l’action de Ven haut. [...] C'est par le désir de l’en bas que l’en haut se parfait » (voir notre trad. dans Le Zohar, t. 1, Verdier, Lagrasse, 1981, p. 195).

118. Comparez avec un texte de R. Ezra de Gérone cité dans un chapitre précédent, supra, p. 119. 119. Pour cette expression, qui désigne la premiére sefira, voir aussi R. Ezra de

Gérone, supra, p. 94.

120. Expression empruntée & Genése (41:43) qui désigne ici le monde des archanges, qui est un « second char » vis-a-vis du premier, le Char d’en haut qui se référe aux dix sefirot du plérome divin.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

bénis par lui. Ainsi, en faisant que ses actes ressemblent au début de la création, "homme ajoute de la puissance et un grand influx dans P’Homme d’en haut. Et c’est cela méme I’action du sacrifice : sa propriété spécifique était de rapprocher les puissances l'une de l'autre ™ pour qu’elles soient telles qu’elles avaient été émanées au moment

de la création. Le sacrifice avait la propriété d’occasionner un épanchement d’en haut bien plus efficacement que toutes les ccuvres qui sont accomplies sous le soleil, parce que le modéle de son effectuation était conforme au secret de I'Homme. On dit “au secret de I'Homme”, pourtant on ne vise pas l'image de la composition du

corps humain mais le fait de sa perfection, car déja le nom “homme” a été prété a toute chose parfaite, si bien qu’on le préte au monde en général, en vertu de sa perfection. De méme toute la Torah, du pre-

mier verset au dernier, est rattachéc a la forme de ’'homme, et ses

sections, ses pauses et ses versets [sont rattachés] aux organes de liaison et aux articulations, jointures des mains et des pieds, et aux autres organes. C’est pourquoi ses commandements positifs et négatifs se présentent selon le nombre des organes de l'homme et de ses nerfs '”. Ainsi, toute chose qui est parfaite selon sa propre per-

fection est appelée “homme”, puisque toutes les perfections procédent de I’Homme d’en haut. Lors de la cérémonie du sacrifice, il y avait trois parties de la perfection dans le peuple choisi par Dieu :

prétres, lévites et israélites, inscrits dans la perfection de !’Homme

d’en haut, car ils sont Guedoulah, Guevourah, Tiferet, et chacune

des trois parties — prétres, lévites, israélites — agissait et prenait part a l’opération du sacrifice selon la visée conforme a sa partie. Le prétre ne sacrifiait et n’agissait que par la pensée uniquement, pour attirer l’influx depuis le lieu de I’extinction de la Compréhension, car il en est le plus proche et le premier dans le monde de I’Edifice, en tant qu’homme

du dextre '” ; aprés lui les lévites éveillaient

l'amour du cété gauche par des chants et adoucissaient le jugement [..-]. Enfin, par la députation d’isra€lites, était achevée l'image de I’'Homme dans ses trois conditions : pensée, parole et acte [...] et

121. Pour l’expression, voir le texte du Bahir cité dans un précédent chapitre,

supra, p. 127.

122. Cette correspondance (248 prescriptions = 248 organes ; 365 interdictions =

365 nerfs) d'origine rabbinique, a été examinée supra, p. 219-220. 123. Le prétre représente la sefira Hessed (ou Guedoulah), premier degré de

«1’Edifice » du plérome, qui est une désignation des sefirot situées sous les trois sefirot supérieures ; celles-ci, en raison de leur hauteur, ont un statut spécial. La sefira

Guedoulah

(Grandeur) est symbolisée aussi par la main droite, d’od le nom

d’homme du dextre (iych yémini) donné au prétre.

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ainsi tous les degrés supérieurs et l’en bas étaient bénis par le secret de Homme, “car c’est lA tout ’homme” (Ecc. 12:13) » (Ketern Paz, fol. 159d, qui commente Zohar I, 64b).

L’homologie entre homme d’en bas et Homme d’en haut - c’est le nom de la structure anthropomorphe du plérome — est une fois encore la clé des interactions entre l'un et l'autre. L’homme d’en bas est, par son Ame, constitué des « essences supérieures » qui, au sein du plérome divin, constituent l'Homme d’en haut. Autrement dit, le divin et ’homme participent de la méme réalité et sont consubstantiels. Par un effort de pensée, Il’homme d'en bas est en mesure d’atteindre la source des €panchements appelée « extinction de la Pensée », qui est le degré le plus élevé du plérome divin. La pensée humaine tend vers ce qui la dépasse, son propre néant, et atteint simultanément son homologue au sein de "Homme d’en haut, qui est la premiére sefira. Elle provoque ainsi l’épanchement de cette source primordiale dans les essences supérieures du plérome. Cette action théurgique mentale reconstitue la structure du plérome divin telle qu’elle était initialement, au « début de la création », elle lui fait retrouver son état primordial d’avant le drame cosmique entrainé par le péché d’Adam. D’oi cette formule assez curieuse selon laquelle l"homme doit faire en sorte que « ses actes ressembient au début de la création » pour que I'Homme supérieur — le deus revelatus — soit vivifié et renforcé. Or mieux que toute autre pratique, le sacrifice tel qu’il est prescrit par la Bible posséde les vertus propices au processus qui aboutira & la « réfection du Char d’en haut ». I reconstitue la perfection initiale du plérome divin en rattachant entre elles les puissances de ce dernier de maniére idéale, conforme au projet primordial. C’est la perfection intrinséque de la forme humaine qui fait d’elle le modéle selon lequel

124. R. Siméon Labi accorde, plus que d’autres cabalistes, une place essentielle au pouvoir théurgique de la pensée, voir 4 ce sujet B. Hus, « Les tendances théurgiques dans la doctrine cabalistique de R. Siméon Labi » (en hébreu), Daat, 28, 1992, p. 2730, qui conclut ainsi son exposé : « Face & R. Menahem Récanati et & R. Moise Cordovéro qui disent que la puissance de la pensée dépend de la parole et de !’action, R. Siméon Labi insiste sur le fait que la pensée accompagnant I’action est I’essentiel de l'opération théurgique » (nous traduisons).

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toute réalité parfaite a été configurée : le cosmos, la Torah, les com-

mandements, le plérome divin et bien sQr I"homme d’en bas. Le sa-

crifice a justement la propriété de reconstituer "Homme dans sa perfection. Il était offert par la société dans sa plénitude, dont les trois composantes représentaient l’Homme d’en haut et le reconstituaient en s’associant. L’homme d’en bas n’est pas ici P’individu mais la société en tant que totalité organique symbolisant la perfection de l'Homme d’en haut. La société tout entitre est une sorte d’ame humaine dans la plénitude de ses moyens, qui, par le sacrifice, restaure Il’harmonie du Dieu qu'elle sert ; car ce qui valait au début du passage pour l’Ame de l’individu, est projeté sur la société dans ses trois divisions fondamentales : prétres, lévites, israélites.

Chacune de ses trois classes participe de maniére propre au sacrifice et a la perfection humaine qu’il doit rétablir dans le monde divin. L’homme est homme parce qu’il est doué de pensée, de parole et de

la capacité d’agir. Les prétres y participent par la pensée, les lévites

par la parole, les israélites par l’action . Ils reconstituent ensemble l'homme total en participant au sacrifice. Cet homme total est, suivant R. Siméon Labi, aussi bien la société dans son intégrité que le plérome divin appelé Homme d’en haut. La communion des « saints désirs » qui Emergent de ces trois composantes sociales d’Israél lors du sacrifice est, selon le texte du Zohar '* commenté par le cabaliste, appelée « homme », parce que, explique cet auteur, « en leur sein YHVH se signifie » (be-tokham YHVH nirmaz). Autrement dit : chaque classe sociale symbolise un des aspects du plérome divin, que le nom tétragramme désigne. De plus, conclut le cabaliste, « tu sais déja qu’un membre renforce un membre » : chacun des trois membres de la société (prétres, lévites, israélites) « renforce » le « membre » du plérome divin auquel il correspond (prétres = sefira Hessed ; lévites = sefira Guevourah ; israélites = se-

fira Tiferet). L’expression « un membre renforce un membre » est

125. L’idée selon laquelle l’opération du sacrifice exige acte, parole et pensée avait été avancée par Nahmanide, Commentaire sur la Torah, Lévitique 1:9, 6d. Chavel, rééd. Jérusalem, 1980, vol. If, p. 12. 126. Nous avons étudié ce texte du Zohar dans un chapitre précédent, voir supra,

p. 185-186.

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une formule souvent employée par les cabalistes, nous l’avons rencontrée pour la premiére fois chez un cabaliste castillan de la fin du xu’ siécle, R. Joseph de Hamadan '. Mais alors qu'elle se rapporte habituellement aux organes du corps humain, dont chacun est le support virtuel d’une opération théurgique liée au commandement qui le concerne, elle se rapporte ici au grand corps social que la communion sacrificielle reconstitue en un homme parfait, capable de régénérer l’Homme d’en haut, qui est le Dieu manifesté. Ce nouvel usage de la formule théurgique ancienne est particuliérement intéressant dans le contexte historique et géographique de R. Siméon Labi. Bien qu'il ait ignoré les nouveaux développements de la cabale de Safed, et en particulier Il’ccuvre de son contemporain galiléen Moise Cordovéro, le souci d’impliquer la société dans I’ceuvre théurgique de rédemption présent chez ce dernier, apparait également chez lui. Les cabalistes exilés d’'Espagne, de premiére ou de deuxiéme génération, installés au Maghreb ou au Proche-Orient, font preuve — semble-t-il — d’un intérét beaucoup plus vif que leurs prédécesseurs espagnols ou italiens envers la collectivité réelle et le peuple d’Israél comme réalité sociale, pergu comme ayant une ceuvre commune a accomplir. L’exposé de R. Siméon Labi évoque irrésistiblement certains concepts du sociologue E. Durkheim, surtout son idée maitresse selon laquelle « le culte a réellement pour effet de recréer périodiquement un étre moral dont nous dépendons comme il dépend de nous. Or cet étre moral existe : c’est la société ' ». Et comme pour cet auteur « le dieu n’est que l’expression figurée de la société », qu'il « n’est autre chose que la société hypostasiée et transfigurée '” », en d’autres termes, qu'il en est « l’expression symbolique ™ », le culte a pour fonction de recréer ou de régénérer a la fois la société et la divinité, qui ne sont que deux facettes de la méme réalité. Nous tenterons dans la conclusion de cet ouvrage de pousser plus loin Il’analogie entre

127. chez R. 128. 129. 130.

Voir supra, p. 217, note 36. Pour d'autres occurrences de cette expression Siméon Labi, voir B. Hus, art. cit., p. 24-25. Les Formes élémentaires de la vie religieuse, p. 497. Ibidem, p. 495. Ibidemn, p. 496.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

les réflexions d’E:mile Durkheim et les conceptions des cabalistes relatives a la signification et au rble des rites et de toutes les pratiques religieuses. Leurs similitudes telles qu'on les devine déja, ont quelque chose de confondant, bien que les perspectives dans lesquelies elles se situent soient trées différentes.

R. Siméon Labi porte un grand intérét a la signification théurgique du culte dans le Temple de Jérusalem dont i] propose des explications assez originales de plusieurs de ses composantes. En dehors des sacrifices proprement dits, l'ensemble des éléments du culte possédait une qualité active capable de rétabtir l’unité harmonieuse du plérome divin et d’attirer ses influx sur terre. Ainsi les ingrédients devant entrer, selon les prescriptions bibliques, dans la composition de l’encens, recélaient une énergie spécifique issue de

leur racine céleste, Energie qui, une fois activée par les fumigations sacerdotales, opérait d’elle-méme la réunion des mondes supérieurs et induisait I’épanchement de I’influx divin vers ce bas monde :

« Tu sais déja qu'il n'est pas un brin d’herbe ici-bas qui n’ait sa puissance et sa racine en haut '. Ce n’est donc pas pour rien que le Dieu béni a commandé de confectionner I’encens & partir d’ingrédients particuliers a l'exception de tout autre, qui sont “la résine, l’ongle odorant, le galbanum” (Ex. 30 :34) [. .]. Il n’aurait pas non plus ordonné de purifier le lépreux “en prenant du bois de cédre, de I’hysope et du cramoisi” (Nom. 19 :6) si ces choses ne possédaient une racine supérieure. Et Lui, béni soit-il, connaft leur pouvoir ici-bas, il a donc prescrit leur fabrication aux Israélites, ce qu’il n’a pas fait a l’égard de toute autre nation [...]. Ces ingrédients possédaient la faculté de lier tous les mondes afin d'attirer et de satisfaire la volonté du Dieu béni, du Temple d’en haut vers le Temple d’en bas, d’oil le nom “d’encens” (getoret) qui connote l’idée de lien (gecher) [...]. Les ingrédients de l’encens confectionnés ici-bas possédent la vertu et la faculté de s’élever et de se méler a leur sainteté, car lorsque la fumée qui s’en dégage monte dans les hauteurs, ils retournent a leur origine et a leur source

en attirant influx, agrément et bénédiction [...]. Tel est le but en ce qui concerne tous les commandements pratiques accomplis dans le Temple d’en bas : étre dirigés vers [le Temple d’en haut) afin de conjoindre la Tente pour qu'elle soit une » (ibidem, 301c-d). 131. Genése Rabba 10:6. Formule rabbinique maintes fois mentionnée par les ca-

balistes, voir par ex. supra, p. 75.

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Dieu apparait ici comme un archi-théurge qui communiqua jadis

au peuple élu par lui l’art du mélange des éléments matériels et leur propriété afin qu’il soit par eux en mesure d’attirer les influx divins depuis le « Temple d’en haut », & savoir la sefira Malkhout, sur le

Temple de la Jérusalem terrestre. Le processus par lequel ces compositions artificielles d’éléments naturels agissent sur les sphéres supérieures est semblable a celui mis en branle par les sacrifices, tels qu’ils ont été souvent décrits par les cabalistes. Le mouvement d’élévation de la fumée de l’encens, grace auquel ses composantes matérielles retournent a leur racine célestielle, est une sorte d’inversion du

processus émanatif et créatif originel. Ce retour contr6lé des ingrédients de l’encens a leur état primitif dégage un surcroit d’énergie spirituelle qui déborde des mondes supérieurs et s’€panche ici-bas, aprés avoir d’abord rempli les interstices qui séparaient ces mondes en les liant entre eux, comme une colle comble des vides et rétablit une

continuité brisée. Ce schéma d’une action réparatrice et attractrice opérée grace aux vertus spécifiques additionnées de certains végétaux et minéraux utilisés lors de cérémonies religieuses, est rapporté ici dans un but polémique. Contrairement aux affirmations de Maimonide, les détails matériels relatifs 4 la composition de !’encens

et 4 quelques rites de purification ne sont pas de simples ornements sans signification effective. Les ingrédients composant les mixtures rituelles prescrites par la tradition religieuse possé¢dent par eux-mémes une efficacité sui generis. Cette orientation polémique est sans doute de nature apologétique : R. Siméon Labi plaide pour une conception des pratiques religieuses qui leur préte une efficacité de l’ordre du réel, afin que celles-ci ne soient pas réduites au rang de purs symboles ou d’attraits psychologiques, et que leur accomplissement effectif soit pleinement justifié. Un autre exemple de ce souci d’accorder aux éléments matériels

du culte une efficacité entire est l’explication du commandement

prescrivant de disposer en permanence prés de l’autel une table avec des pains dits « pains de proposition ». Cette fois, ce n’est pas la subtilisation par le feu d’une offrande ou de I’encens qui induit l’action théurgique mais la seule présence de ces pains sur la table de cérémonie, qui servent de supports matériels permettant a l’épanchement d’en haut d’étre envoyé ici-bas :

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION « La table des pains de proposition est une preuve supplémentaire rapportée pour ce qui précéde, & savoir qu’il faut fabriquer icibas une copie, un siége et un support sur lequel I’épanchement et la bénédiction d’en haut puissent parvenir. Selon ce secret, on placait

également et perpétuellement sur la table [sacrée] des pains de pro-

position afin que (I’épanchement] ne cesse pas (d’étre émis] d’en

haut » (ibidern, 217b).

Les pains sont des copies artificielles des réalités supérieures et

c'est 4 ce titre qu’ils servent de supports capables d’en recevoir les épanchements et par conséquent d’assurer leur émission continue. Ce bref énoncé et celui qui précéde rappelle un exposé de R. Mattathias Délacrout étudié plus haut, traitant de la nature et de l’efficience des ustensiles du Temple '”.

Outre l’action réparatrice et attractrice du culte sacrificiel, il convient

de mentionner une fonction d’un tout autre ordre que lui attribue R. Siméon Labi qui fait preuve 4 ce sujet d’une assez grande originalité : « Sache que l'une des vertus des sacrifices était de contracter la puissance de la dimension du jugement dans !’autel pour qu’elle ne se répande pas dans le monde et cela en ce que le feu y consumait les sacrifices, ce par quoi il y avait soulagement et salut dans le monde parce que les puissances du jugement ne se répandaient pas

au-dehors pour détruire » (ibidem, fol. 285a).

Cette concentration de la puissance du jugement (din) dans lautel du Temple grfce 4 son symbole efficace, le feu, qui étant oc-

cupé a briler les sacrifices, ne pouvait plus se répandre ailleurs, assurait le salut et la paix a tous les peuples du monde, comme le dit ensuite ce cabaliste. Les sacrifices font office ici d’aliments offerts en p&ture a la violence dévorante du feu divin, et qui le nourrissaient perpétuellement tout en délimitant sa présence dans un cadre restreint et protégé. Ils jouent un réle apotropaique envers I’humanité enti¢re en la protégeant du courroux et du jugement de Dieu. Le peuple d'Israél est représenté comme le gardien du feu divin qui lentretient en permanence tout en l’enfermant dans des limites rigoureuses. Le culte du Temple ayant cessé & la suite de la ruine de

132. Voir supra, p. 333.

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’édifice et de l’exil d’Israél, les nations du monde ne disposent plus

de la protection qu’il exercait sur elles en empéchant la puissance du jugement de se répandre partout. En ce qui concerne ces nations, qu’en est-il des cultes pratiqués dans leur religion, du moins dans leur religion d'origine ? Quelle appréciation porte notre cabaliste sur les cultes paiens de |’ Antiquité ? En d’autres termes, les « cultes étrangers » ou idolatres induisaient-ils des effets surnaturels ou n’étaient-ils que vanité et aberrations ? R. Siméon Labi aborde cette question a travers une critique des propos de Maimonide qui déniait toute efficience aux cultes paiens qu’il regardait comme des moyens pour renforcer le pouvoir politique : « Lui [Maimonide dans Le Guide des égarés, 1, 37} pense que ces

actes n’ont aucun effet et que les anciens idolftres trompaient les foules avec des choses qui n'ont rien de consistant et n’opérent aucune action dans le monde, leur but étant seulement de s’ériger en maitre et de gouverner la populace par des choses mensongéres dépourvues de toute réalité ; [il pense aussi] que la Torah n’a repoussé de telles pratiques hors de la nation israélite que parce qu’elles sont vaines et ne possédent aucune efficience. On pourrait déduire de ses propos que si elles avaient été utiles, la Torah ne les aurait pas repoussées. Mais selon l’avis de nos maitres, que la paix soit sur eux, et selon I’avis des sages de la cabale, il n’en va pas ainsi : [les anciens] agissaient en ce monde au moyen de ces pratiques en fonction des cultes qu’ils rendaient aux puissances d’en haut, aux étoiles, aux constellations et aux

étres qui les gouvernent, et par leurs rites et leurs cultes, ils obtenaient des résultats en faisant descendre la spiritualité des astres ici-bas '°. La Torah n’a repoussé ces pratiques que parce que [leurs adeptes] mettaient leur espoir dans les autres dieux qui ne font ni bien ni mal, sinon suivant la volonté de leur Créateur qui les a chargés sur la face de son monde terrestre '™ d’accomplir sa volonté » (ibidern, fol. 40b).

B. Hus a récemment résumé ce passage en des termes que nous ne pouvons faire mieux que répéter : « Selon R. Siméon Labi, l’idolatrie 133. Sur cette expression voir M. Idel, « L’interprétation magique et néoplatonicienne de la cabale & la Renaissance » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish

Thought, 4, 1982, p. 76 et note 68. La source de cette conception chez Judah Halévy

a été mise en évidence par S. Pinés, « A propos du mot “spiritualité” et ses sources et & propos de la doctrine de Judah Halévy » (en hébreu), Tarbiz, 57, 1988. 134. Emprunt a Job 37:12.

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION

et les actes magiques attirent les puissances astrales dans les mondes inférieurs grace 4 des pratiques qui ne différent pas essentiellement de celles qui sont employées dans le culte religieux. [...] La différence entre les actions théurgiques et les actions magiques ne se situe pas dans la technique (l’offrande de sacrifices, la fumigation d’encens, sont utilisées aussi bien dans le culte juif que dans les opérations magiques), mais dans le destinataire de ces actions. Alors

que le Juif se tourne dans son culte vers les sefirot afin d’en attirer linflux divin, l’idolatre et le magicien se tournent vers les étoiles et les constellations afin d’en attirer la puissance spirituelle *°. » La supériorité du culte d’Israél sur les cultes paiens n’en est pas moins trés réelle : Israél doit s’adresser directement au Maitre des puissances célestes, qui lui sont entiérement subordonnées, et non a ces derniéres, méme si les procédures rituelles de communication sont similaires. Dans un autre passage, le cabaliste revient sur le rapport entre rites paiens et rites juifs 4 propos de pratiques entreprises a des fins personnelles qui s’apparentent a ce que |’on appelle d’ordinaire la magie. I] dessine d’abord un cercle représentant les correspondances entre les douze signes du zodiaque, les douze tribus, les douze pierres du pectoral du grand prétre, les douze combinaisons des lettres de deux noms divins (le Tétragramme et Adonay) et

douze cases de « demandes » renvoyant a douze situations existentielles fondamentales ; puis il explique que si les nations connaissent les signes du zodiaque, elles ignorent les noms divins qui leur correspondent et que par conséquent, leur capacité de pronostiquer l’avenir ou d’influer sur le destin s’en trouve sérieusement réduite, a la différence d’Israél. C’est cette connaissance qui fait la singularité d’Israél et sa gloire « aux yeux des peuples », d’aprés le verset de Deutéronome 4:6. Les pratiques magiques et théurgiques juives sont celles de super-astrologues, capables d’une action efficace sur les sphéres supérieures. La science des lettres et des noms divins

135. « Les tendances théurgiques dans la doctrine cabalistique de R. Siméon Labi » (en hébreu), Daat, 28, 1992, p. 37. B. Hus signale que R. Moise Cordovéro partage une conception semblable concernant la proximité structurelle entre certains

éléments du culte juif et le culte astral paien, voit Pardés Rimonim, 10-1, fol. 59b-c.

Comparez aussi avec un texte de R. Méir ibn Gabbay cité supra, p. 380-381.

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confére aux priéres personnelles, aux invocations d’anges et aux multiples opérations magiques une efficacité sans pareil : « Une tradition nous enseigne que celui qui connaft ’heure appropriée et lange qui s'y rapporte, le nom divin qui domine cet ange & ce moment, la combinaison et la permutation de ses lettres et qui se concentre au moment de I’action sur la couleur qui convient & action entreprise — si c’est pour le jugement sur la couleur rouge, si c’est pour la miséricorde, sur la couleur blanche - et s’il veut obtenir satisfaction sur l'une des questions relatives & la longévité, a la fortune, aux enfants et aux autres demandes représentées dans les [du cercle dessiné], s’il est prompt dans son ouvrage, il arrivera a ses fins. Tu sais déja d’aprés ce que nous avons indiqué que les lettres optrent des actions variées suivant le changement de leurs combinaisons, parce qu’elles sont des luminaires et des étincelles émanés de I’énoncé de la bouche du Saint béni soit-il au début de l’émanation, de 1a création, de la formation et de la fabrication ; car

par la puissance des lettres il fit advenir et exister tous les existants qui sont le souffle de sa bouche, comme il est dit : “Par la parole de YHVH les cieux ont été faits” (Ps. 33 :6). Rien de ce qui a forme ne

vient de la Cause premiére hormis les lettres [...] dont la racine est le

Nom saint, le Tétragramme : par le changement de la combinaison des

lettres, toute créature fut créée dans le monde » (ibidern, 288c).

Ce passage nous rappelle un écrit de R. Mattathias Délacrout que nous avons étudié plus haut (supra, p. 325). Les lettres de l’alphabet hébreu sont les éléments constitutifs de la Parole divine qui créa l’univers. Elles sont des étincelles provenant de sa substance spirituelle. Toute réalité, dans chacun des quatre mondes, est composée d’un

complexe associant ces lettres d’une maniére déterminée. La connaissance des combinaisons de lettres composant chaque créature permet d’agir sur elle par le biais de l’ange particulier qui la régit lors de chacune des douze heures du jour et de la nuit. L’ange approprié doit étre sollicité par l’invocation de son nom (il est lui-méme un complexe de lettres hébraiques) et par la visualisation mentale de la couleur correspondant au but recherché (le rouge ou le blanc selon que la requéte concerne la dimension du jugement ou celle de la miséricorde). Les puissances supérieures sont ainsi activées par ces pratiques afin d’obtenir un résultat concret pour soi-méme ou ses proches. Ces pratiques se situent 4 mi-chemin des rites religieux et des techniques mécaniques, et la question de leur appartenance a la théurgie ou a la

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

magic se pose de facon aigué. Leur caractére licite vis-a-vis de la religion collective et de ses institutions légales devrait inciter a les regarder comme des actions théurgiques; mais parce qu’elles n’ont aucun caractére d’obligation et qu’elles procédent d'une initiative privée, on pourrait les classer dans la catégorie de la magic. Je préftre néanmoins

les considérer comme des rites théurgiques anomiques et cela parce qu’un énoncé doctrinal sur la nature des lettres et des noms divins rappelle I’articulation de ces pratiques avec les conceptions de la pensée juive traditionnelle, dont elles ne sont que l'une des applications concrétes. Bien que M. Idel les ait désignées comme pratiques de « magie astro-sefirotique » (Astro-Sefirotic Magic) “, leur insertion profonde au cceur de la doctrine traditionnelle des lettres hébraiques "’ ne devrait pas permettre de les regarder comme ce que les rabbins appellent magie ou sorcellerie (gosem et kichouf). En matiére proprement doctrinale, R. Siméon Labi se montre en réalité plutét réservé a |’égard de l’influence favorable ou néfaste que les ceuvres humaines peuvent exercer au sein méme du monde divin. Certes, il va jusqu’a comparer le plérome & un miroir od tous les actes des hommes se réfléchissent: « Tu as déja recu [la tradition] selon laquelle toute action accomplie ici-bas fait impression en haut ™ car rien n’est fait sur terre qui ne fasse impression en haut : le monde supérieur tout entier est comme le miroir du monde inférieur et de méme que tout acte que l'homme accomplit impressionne le miroir par la puissance du miroir, ainsi l’action des étres d’en bas se refléte dans le monde d’en

haut » (ibidem, fol. 285d).

Mais quelle est la nature exacte de cette « impression » ? Elle ne saurait en aucun cas étre considérée comme une modification intervenant dans la substance méme d’une sefira. C’est ce que le cabaliste explique avec netteté :

136. M. Idel a forgé cette formule & partir de l’analyse d’écrits de Cordovéro que B. Hus considére étre en accord avec la conception de R. Siméon Labi (art. cit., p. 38). 137. Sur la conception juive des lettres hébraiques voir maintenant la somme de Elias Lipiner, The metaphysics of the Hebrew Alphabet (en hébreu), Jérusalem, The Magnes Press, The Hebrew University, 1989. 138. Sur cette formule stéréotypée, voir supra, p. 395.

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« La dernitre dimension subit, si l'on peut dire, lumiére et obs-

curité suivant les wuvres des étres d’en bas. C’est ce que la sagesse

supérieure a décidé : que [cette dimension inférieure] soit affectée

par le jugement et la miséricorde pour chAtier et pour récompenser [...] ; sache que mon affirmation selon laquelle elle est affectée ne signifie pas qu’elle subit structurellement un changement quelconque — Dieu préserve — mais on lui attribue un changement en tant qu'elle met en action chez les étres d’en bas soit le bien soit le mal selon leurs ceuvres. C’est le secret des mots : “Tu affaiblis le Rocher qui t’a enfanté” (Deut. 32:18) et de : “La corruption est sienne, non, a ses fils est leur tare” (Deut. 32:5). Comme si I’Ecriture racontait qu’a cause des mauvaises actions [des fils], les canaux avaient été

détériorés et que IEdifice avait été abimé et qu’ils avaient infligé un

dommage et une tare dans la Forme célestielle, Dieu préserve. C’est ce qui est dit : “La corruption est sienne” puis il est marqué : “non, a ses fils leur tare”. Cela indique que la corruption précitée n’est pas

structurelle en haut, Dieu préserve, mais relative a eux, car la “tare”

est leur et non sienne. C’est comme si I’Ecriture s’exprimait avec étonnement : “La corruption est sienne ? Non !” car c’est seulement “a ses fils qu’est leur tare” et non en lui. [...] Le manque et la tare sont en nous et non en lui, Dieu préserve ; cependant, en ce que nous péchons contre son intention envers la création qui est de faire s’€pancher la volonté et l’influx ici-bas, et qu’a cause de cette faute il en est empéché contre son gré, béni soit-il, c’est comme s’il en

éprouvait de la tristesse, Dieu préserve, relativement a l’empéchement (d’émettre] sa bonté sur nous » (ibidem, 275c).

L’attribution d’un dommage dans la derniére sefira 4 cause des péchés n’est en définitive, selon cet auteur, qu’une fagon de parler. Les fautes arrétent l’écoulement de I’€panchement ontique ici-bas, ce qui contrarie la volonté divine dont le but est que !a création regoive ses influx et ses bontés en permanence. Ce qui est modifié en la divinité par les actes des hommes n’est que sa relation 4 eux et non sa réalité structurelle. Cette conception pourrait étre l’écho de l’idée ancienne du double régime de I’émanation développée dans le texte de

R. Isaac Mar Hayim que nous avons étudié (supra, p. 274). Cette idée

originaire de la cabale espagnole semble avoir été le bien commun d’un grand nombre de cabalistes aprés |’Expulsion et il ne serait guére surprenant de la trouver sous la plume d’un cabaliste d’origine hispanique comme R. Siméon Labi, qui parait cependant n’en avoir retenu que l’aspect négatif : l’essence des sefirot ne saurait étre

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affectée par les ceuvres des hommes. Cette relativisation de « l’impression » produite en haut par le comportement humain se double chez cet auteur d’une tendance, mise en lumiére par Boaz Hus ”, &

interpréter en termes de théurgie attractrice l'ensemble des formes

de l’action théurgique que le livre qu'il commente, le Zohar, développe de fagon souvent audacieuse. Mais la rationalisation relative de la théurgie zoharique qu’entreprend R. Siméon Labi est davantage une tentative de démythisation des énoncés de cet ouvrage qu’un essai en vue de réduire ou d’atténuer !’efficience surnaturelle des pratiques religieuses ou para-religieuses, efficience qui demeure

pour lui la clé de I’explication des commandements. R. Yehoudsh ben Hanin

Vers la fin du xvr siécle, un cabaliste marocain rédigea un assez

gros ouvrage enti¢rement consacré au sens des commandements. Cette synthése encore peu étudiée des écrits de la cabale espagnole sur le méme sujet mérite pourtant I’attention. R. Yehoudah ben Ya’aqov Hanin est le disciple du grand cabaliste marocain R. Moché Elbaz. Il finit probablement ses jours 4 Alger. Son ouvrage intitulé L’Arbre de vie (Sefer ‘Ets ha-Hayim) n’a jusqu’a présent fait objet d’aucun examen conséquent. Il fut commenté et édité en partie par un cabaliste algérois, R. Abraham Toubiana, qui le publia 4 Livourne en 1783 . L’exposé comporte deux ou trois strates distinctes : dans la premiere !l’auteur y développe la signification des pratiques religieuses « selon la méthode littérale » ; dans la deuxiéme il aborde ce sujet « selon la méthode de la vérité » ou de « la cabale » ; et parfois, une troisiéme strate, « selon la méthode de la sagesse » ou « selon la mé-

thode de l’exégése (drach) » est introduite, mais de maniére trés irréguliére. Un des caractéres originaux de ce livre est qu’il s’intéresse aux détails des rites, qu’il explique dans un but plus pratique que théorique et dont il dresse un inventaire systématique suivant le fil conducteur du Livre des commandements de Maimonide. Il reprend & son compte

139. Art. cité, p. 36.

140. Sur cet auteur méconnu, voir les quelques indications données par M. Hallamish

dans « R. Jacob Ifergan et ses ceuvres » (en hébreu), Pe’amim, 43, 1990, p. 85.

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les schémes théurgiques et hiérogamiques du Zohar, du Ra’aya Mehemna et du Tiqouné ha-Zohar, qu'il cite constamment et qu’il méle 4 des exposés de Nahmanide, de R. Bahya ben Acher, de R.

Joseph de Hamadan et de R. Ménahem Récanati sur les commandements.

Une formule d’origine zoharique revient constamment sous sa plume : « Par |’éveil d’en bas s’éveillent les choses d’en haut » (fol. 60a). La fonction principale de cet « éveil » provoqué par I’accomplissement des mitsvot est l'unification du plérome divin, qui se résume en la réunion de ses péles masculin et féminin : « L’essentiel de l’unification et de la conjonction consiste a intégrer la puissance du Male dans la Femelle et la puissance de la Femelle dans le Male, afin de conjoindre la Tente pour qu’elle soit une avec ce que tu sais » (fol. 21b). L’intrication des forces actives et passives unifie le plérome en une totalité cohérente et réunit la derniére sefira, la

Malkhout appelée « Tente », avec lui. A l’inverse, les péchés affec-

tent le monde divin, et en particulier sa composante féminine qui est une sorte d’hypostase de la totalité des Israélites : « L’Epouse a la beauté parfaite est la dimension de tous les Israélites ensemble, et

quiconque commet une transgression lui inflige une blessure, que Dieu préserve » (fol. 13b). Une transgression commise par un

Israélite touche la région de la sefira Malkhout (« l"Epouse ») qui lui

correspond en la détachant du plérome. Ces formules générales relatives a l’efficience théurgique des actes religieux résument les conceptions des cabalistes de l’école du Zohar. Les exposés plus détaillés concernent la plupart des commandements. L’injonction de craindre Dieu, qui implique une activité de la pensée, est l'occasion de mentionner pour la premiere fois l’efficacité des observances religieuses, y compris de celles qui supposent non pas des gestes concrets ou des paroles, mais une attitude personnelle ou des sentiments. Le fait de craindre Dieu provoque un épanchement qui, partant de la « crainte primordiale », symbole de la sefira Hokhmah (la Sagesse), s’écoule vers les sefirot Tiferet et

Malkhout (I’Epoux et I'Epouse), et induit leur union hiérogamique : « Sache que celui qui unit le grand Nom dans ses dimensions et

ses extrémités avec I’Epouse d’une beauté parfaite, doit attirer un

influx de la Sagesse plus précieuse que les perles, qui est le secret de

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la Crainte primordiale, vers l’Epoux et I’Epouse [...]. Lorsque celle-

ci regoit de cet endroit, I’union s’effectue en une flamme d’unité [...}. C’est pourquoi vient ce commandement de craindre YHVH et de le servir, comme il est dit : “Tu craindras eth YHVH ton Dieu” (Deut.

6:13), “eth YHVH ton Dieu” c’est le secret de I’Epoux et de

!'Epouse avec ses boucles, “tu craindras”, c’est-a-dire : tu feras s’€pancher sur eux l’huile parfumée limpide et pure du lieu de la “Crainte primordiale”» (‘Ets ha-Hayim, Livourne, 1783, fol. 4a).

Pour unir le « grand Nom » qui désigne la sefira Tiferet, centre des « dimensions » et des « extrémités » du plérome que sont les autres sefirot, avec la sefira Malkhout - l’Epouse - il faut qu’un épanchement soit attiré vers eux a partir de la sefira Hokhmah appelée « Crainte primordiale », la deuxiéme sefira dans la hiérarchie divine. « Craindre Dieu », selon l’injonction du verset biblique, est une opération théurgique visant a provoquer |’épanchement d’un influx ontique appelé « huile parfumée » sur le couple divin, afin que celui-ci, oint et consacré, puisse accomplir l’acte théogamique qui restaure l’unité et I’harmonie du monde divin. Mais un autre commandement touchant lattitude intérieure du fidéle vise une opération théurgique d’un ordre plus élevé encore. Il s’agit de l'amour de Dieu : « L’Amour se situe au-dessus de la Crainte primordiale, car celui qui rend un culte par amour, relie et réunit tout, du début a la fin selon le secret de la flamme liée a la braise. Et sache que lorsque le juste unit les lettres du grand Nom l'une a I’autre, de tout coeur et d'une intention entire et par un amour adéquat, alors l’Ame de l’unificateur se lie et s’attache au secret de l'amour » (ibidern, fol. 5a). L’Amour est la réalité divine située au sommet du plérome, c'est

la sefira Keter. Le culte rendu non pas seulement avec crainte mais avec amour, opére une unification encore plus complete que celle qui a été décrite précédemment, puisque le plérome dans son ensemble, de la premiére sefira a la derniére, est unifié, 4 l'image de Yunion de la flamme et de la braise, selon une formule classique

empruntée au Livre de la Création (1:5). Le juste qui sert son Seigneur avec ferveur, conscience et amour, unit les lettres du Nom divin, a savoir les différentes composantes du plérome, et il pro-

voque ainsi l’union de son 4me avec la premiere sefira, le « secret de l'amour ». L’unification théurgique effectuée au sein du plérome

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dans de telles conditions débouche immédiatement sur une union de |’Ame avec la plus haute instance du monde divin. L’opération théurgique aboutit a une union de !’Ame avec le degré supréme du plérome. Influencer la divinité ne s’oppose donc pas a s’unir a elle. Au contraire, quand cette action théurgique est menée avec la ferveur et l'amour requis, elle tend a se confondre avec l’unio mystica. Mais au lieu que celle-ci soit le fruit d’une activité contemplative ou d’une extase vécue dans la passivité, elle résulte d’une action cultuelle exercée sur le monde divin avec sincérité (« de tout cceur »),

avec application (« d’une intention entire ») et avec amour. Dans

ce cas, l’acte théurgique par lequel l’homme vise une union extérieure 4 sa personne, celle des composantes du Dieu révélé, produit

une union intérieure, celle de l’Ame de l’agent avec le degré supréme de I’émanation.

Un autre commandement d’ordre trés général, qui enjoint de « sanc-

tifier le Nom divin », provoque un mouvement d’épanchement intradivin qui débouche sur !’établissement de la présence divine ici-bas : « Lorsque nous ne profanons pas le Nom saint par nos péchés et

que nous nous adonnons & la Torah et aux commandements, alors son

Nom est sanctifié parmi les enfants d’Israél et tout est lié et uni sans séparation ; et ce que I’Epouse a la beauté parfaite regoit d’en haut par la puissance de la “vapeur” qui s’éléve de Ia terre, elle l’épanche vers nous en bas, et tout connait la plénitude, les choses d’en haut et d’en bas. C’est ce que dit I’Ecriture : “Je suis YHVH qui vous sanctifie” (Lév. 20 8), car alors l'Esprit saint s’établit sur nous et la Chekhina réside parmi nous ; elle est attachée et li€ée a I’en haut comme une

flamme est liée & la braise, et elle est également conjointe a |’en bas par I’'assemblée d’Israél. C'est cela la sanctification du Nom et telle est notre finalité (Kavanah) dans I’étude de la Torah et 'accomplissement des commandements » (ibidem, fol. 8a).

La « vapeur qui s’éléve de la terre » est une proposition biblique (Gen. 2:6) que le Zohar et d’autres cabalistes & sa suite ont utilisée comme un symbole de I’influence que les hommes peuvent exercer ici-bas sur !'en haut “. L’Epouse célestielle est arrosée par les influx divins surabondants grace aux ceuvres humaines, puis elle les diffuse 141. Voir supra, p. 294.

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sur les Israélites. (Euvrer dans le but de « sanctifier » la divinité, au-

trement dit agir pieusement et étudier la Torah en évitant tout geste profanateur, revient a réunir la Chekhina a la totalité du plérome et a attirer ici-bas sa présence béatifique. L’image de la flamme liée a

la braise empruntée encore au Livre de la Création désigne cette fois l’union de la derniére sefira (la Malkhout ou Chekhina) comparée a une flamme, au reste du plérome, assimilé a la braise. Cette

fonction trés générale attribuée a l’ensemble des actes de sanctification, est précisée 4 l'occasion de chaque commandement particulier. Voici comment I’étude de la Torah, qui fait partie intégrante du culte juif, agit au sein du cosmos divin :

« Tu sais déja que le monde ne subsiste que par le souffle de la

Torah et le souffle des petits éléves des écoles “, le secret est :

“Souffle des souffles dit l’Ecclésiaste” (Ecc. 1:2), [souffles] qui font allusion aux sept livres de la Torah et aux sept voix par lesquelles la Torah fut donnée **. Comment ? J’ai déja fait allusion pour toi au secret de la braise et de la flamme, mais sache que le principe de la flamme et sa racine est dans la braise, ainsi, lorsque l'homme fait

sortir le souffle de sa bouche vers la braise, il ajoute puissance et force a la flamme ; "homme éclairé se taira car l’allusion est merveilleuse, et c’est ce qui est appelé “souffle de la Torah”, et vois combien il est important » (ibidem, fol. 16a).

Le souffle de la voix qui profére des paroles au cours de I’étude de la Torah est un équivalent symbolique de la sefira Tiferet qui comprend en elle les sept sefirot inférieures et dont le rouleau de la Torah,

qui contient sept livres, est un symbole. Cette sefira est aussi assimilée

a la braise du Livre de la Création. En étudiant la Torah, en I’énongant et en la déployant, "homme souffle sur la « braise » — la sefira Tiferet — et ranime ainsi la « flamme » — la sefira Malkhout. Les processus théurgiques mis en branle ne sont décrits que de fagon trés imagée et elliptique, mais il semble que I’efficacité opératoire de l’étude qui amplifie la puissance de la sefira Malkhout suive de trés prés le systéme des correspondances symboliques. L’identité symbolique entre le

142. Formule empruntée & Chabbat 119 b.

143. Voir Genése Rabba 64:8, Chabbat 116 a, Lévitique Rabba 11:3.

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souffle de la bouche proférant la Torah et la sefira Tiferet (la braise) confére au premier une aptitude 4 agir sur la seconde et par conséquent a déclencher en elle !’émisssion d’une surabondance d’influx vers la sefira Malkhout, la « flamme » dormant dans la « braise ». Aux relations symboliques entre des réalités sensibles et des composantes spirituelles du plérome divin, est superposée une efficience trés réelle de l’action humaine qui, partant des premieres, atteint les secondes. Le symbole a un caractére essentiellement fonctionnel et pragmatique. Il sert de vecteur logique pour les opérations ontiques agissant dans les strates les plus éminentes du réel. Une autre illustration de cette situation du symbole au cceur de la pratique théurgique est fournie par l’analyse que propose R. Yehoudah

ben

Hanin

du

commandement

Israélite de copier un rouleau de la Torah :

prescrivant

a tout

« Le parchemin du rouleau de la Torah est le secret du premier ciel d’en haut. Et le secret des lettres est le secret de la Torah primordiale qui précéde le monde de deux millénaires [...]. Lorsque le scribe copie le rouleau, il attire la volonté depuis la Pensée pure et depuis le secret de la Torah primordiale vers la Colonne [centrale] qui est le secret du parchemin, lequel est de couleur jaune. La régle est que, s’il corrige une seule lettre, c’est comme s’il l’écrivait, mais il ne l’écrit pas réellement, seulement c’est son secret qu’il attire selon sa force, de méme s’il resserre une [feuille avec une autre], c’est comme s’il l’écrivait, car c’est comme s’il serrait ensemble les

lettres et le parchemin [...] dont le secret est également la restauration de ’épanchement et de l’influx » (ibidem, fol. 26b).

Le mot « secret » (sod) est utilisé dans ce passage comme s’il équivalait 4 « symbole » (remez, simran, sémel). Le support sur lequel le texte de la Torah est copié est un symbole du « premier ciel d’en haut », a savoir de la sefira Tiferet. Ce symbolisme est trés ancien

puisqu'il remonte au livre biblique d’Esaie qui décrit le déploiement

eschatologique des nouveaux cieux comme le déroulement d’un

rouleau de parchemin (Esaie 34:4 et voir Pirgé de Rabbi Eliézer

chap. 51). La cabale comme un symbole primitive du premier déplacée sur cette

zoharique considérant classiquement le ciel de la sefira Tiferet, l'association symbolique avec le rouleau de parchemin est logiquement sefira. Si le parchemin symbolise la sefira

Tiferet, appelée aussi Colonne centrale, les lettres sont le symbole

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

de la « Torah primordiale », c’est-a-dire de la sefira Hokhmah.

Copier le texte de la Torah équivaut symboliquement a transférer les influx de la sefira Hokhmah sur la sefira Tiferet. Mais ce mou-

vement symbolique n’est que la représentation d’une opération agissant dans l’ordre du réel. Le scribe qui copie les lettres de la Torah sur le rouleau de cuir attire effectivement « la volonté » divine présente dans la sefira Hokhmah, « Torah primordiale » ou

« Pensée pure », vers la sefira Tiferet, que la couleur jaune — qui est aussi celle du parchemin -— symbolise trés classiquement dans la cabale. La suite du passage explique quelques régles légales qui définissent I’acte d’écriture rituelle en lui assimilant les corrections et la teliure des feuilles de parchemin qui constituent le rouleau. Cette assimilation est due, selon cet auteur, au fait que c’est un méme effet théurgique que provoquent I’écriture proprement dite, la correction des lettres et la reliure des bandes de cuir : rétablir le passage de l’influx venant de la sefira Hokhmah sur la sefira Tiferet et

par conséquent la communication en Dieu de ses puissances. D’autres commandements n’exercent leur action théurgique que de fagon indirecte. En écartant les forces du mal qui s’attachent a la derniére sefira, la Malkhout, ils la libérent de leur emprise et lui

permettent de monter se conjoindre 4 la sefira Tiferet. C’est le cas de la prescription biblique enjoignant aux Hébreux de débarrasser la terre promise des idolAtres qui l’occupaient :

« Lorsque nous détruisons et éliminons les idolAtres de la terre d’Israéi d’en bas, par cette mise en branle nous détruisons et éliminons lAutre cété, secret des “autres dieux”, de la Terre d’Israé! d’en haut

[.-.]. Alors elle s’éléve dans les hauteurs, vers le secret des illuminations

supérieures [...] et elle s’unit au mystére de I’Epoux [...]. C'est le secret

de la femme menstruée : quand le sang de ses mentrues cesse de couler, elle se purifie et se nettoie selon le secret des sept nettoyages de Vimmersion [rituelle], alors elle s’unit & son époux. De la méme facon, lorsque nous nettoyons la terre d’Israél des forces impures et de la

boue, elle s’éléve vers les causes, les pres supérieurs [...} alors elle s’unit a la Colonne centrale » (ibidem, fol. 18).

L’élimination des idolatres de la terre d’Israél n’est pas un-simple acte de guerre A visée religieuse. En méme temps qu’il est effectué ici-bas, il provoque en haut !’élimination de I’ Autre cété, qui est le

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YEHOUDAH BEN HANIN

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domaine satanique, et son éviction de la derniére sefira, la « Terre

d'Israé] d’en haut ». Celle-ci peut alors se relever et reprendre place au sein du plérome divin, auprés des autres sefirot, les « illuminations supérieures », et s’unir a la sefira Tiferet, le « mystére de

V'Epoux ». Le rituel de purification de la femme menstruée est uti-

lisé comme une représentation symbolique du processus de purification théurgique de la sefira Malkhout puis de son union avec la sefira Tiferet, la « Colonne centrale », qui est l’axe des sefirot appelées « causes » et « péres supérieurs ». Un autre commandement, celui de la circoncision, posséde une efficacité comparable : « Lorsque nous coupons le prépuce et que nous le jetons dans un réceptacie rempli de terre, par l’éveil que cela provoque !’on jette et l’on repousse cette coquille hors de la sainteté, [...] alors le Réservoir d’en haut se remplit des eaux de Hessed par le biais du Juste vivant

éternellement, et tous les groupes extérieurs sont repoussés vers leur lieu en dehors du camp de leur résidence » (ibidem, fol. 30a-b).

La mise au rebut du prépuce consécutive & la circoncision provoque en haut I’éviction de la « coquille » — une force de |’Autre cdté - hors du saint plérome, ce qui permet a la sefira Malkhout, le « Réservoir d’en haut », de se remplir des influx venant de la sefira

Hessed par le biais de la sefira Yessod (le « Juste »), dont le symbole est le pénis circoncis et qui était auparavant obstruée. La lutte contre les forces du mal atteint sans doute son paraxoysme a travers le commandement prescrivant de garder le sou-

venir de ce qu’a fait Amaleq a Israél peu aprés son exode d’Egypte

et de le combattre de génération en génération, jusqu’a l’ultime vic-

toire. C’est ainsi que, nous ramenant aux premiers écrits provengaux et géronais de la cabale '“, R. Yehoudah ben Hanin explique la signification mystagogique de ce commandement énoncé dans le Deutéronome (25:19) : « Nous avons déja fait allusion au secret d’Amaleq et de sa puis-

sance, en disant qu’il est I’ Ange exterminateur. Et comme il y eut la guerre en bas, il y eut la guerre en haut. Et cela & cause des péchés

d’Israél, car lorsque [les Israélites] sont justes et pieux, ils ajoutent

144, Voir supra, p. 83 et suiv.

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450

LA CABALE THEURGIQUE APRES L’EXPULSION de la force et de la puissance dans la Cour d’en haut, selon le secret du verset : “Israél, toi par qui Je suis magnifié” (Es. 49:3), “Je suis magnifié” réellement. Mais lorsqu’ils sont tout le contraire, ils affaiblissent la force de I’en haut, selon le secret des mots : “Tu affaiblis le Rocher qui t’a enfanté” (Deut. 32:18). En effet, ils occasionnent le réveil de la force de !’Accusateur d’en haut, car les étres d’en bas sont pareils 4 une racine et a une prédisposition pour les entités supérieures ; c'est ainsi que la guerre eut lieu également la-haut [...] et

quand une mise en branle s’éveille en bas, elle s’éveille également

en haut » (ibidem, fol. 75b, et cf. Ms. de Paris, BN. 858, fol. 98a).

La guerre qui éclata entre Israél et Amaleq & la suite de l’attaque de ce peuple racontée dans le livre de l"Exode (chap. 17), est regardée comme le paradigme de la conséquence métaphysique du péché. Parce qu’Israé#l avait mal parlé de son Dieu, se posant la question de la réalité de sa présence et de sa protection, (Ex. 17:7), il « affaiblit » sa puissance en ranimant celle de !’Autre cdté, qui accusa Israé! de ses médisances, ce qui provoqua une « guerre » céleste entre lui et la divinité. Cette guerre se déroula en haut parallélement a la guerre terrestre qui faisait rage entre Israél et le peuple d’ Amaleq dont le prince

céleste est I’ Accusateur ou le Serpent, c’est-d-dire I’ Autre cété. Quand

Israél manque de foi, il diminue la puissance de son Dieu. La dernitre sentence du passage indique que les hommes déterminent, ici-bas, la situation du monde divin, dont la dépendance a leur égard permet de les considérer comme ses « racines ». L’ Arbre symbolique de |’émanation, qui est ordinairement présenté sous la forme d’un arbre inversé qui a des racines en haut et des branches en bas “, retrouve une

position naturelle quand il est regardé dans la perspective de l’action humaine et de ses effets théurgiques, négatifs ou positifs. Les commandements relatifs au mariage, aux devoirs conjugaux et a ’engendrement donnent l’occasion a l’auteur d’attribuer a l’accouplement, s’il rentre dans le cadre des normes religieuses, une efficience théurgique considérable : « La conjonction de I"homme et son union ici-bas avec sa compagne, qui lui est appropriée, lui convient et qu’il tient pour aussi

145. Sur cette image inversée, mais appliquée & l'homme, voir un texte de R. Chem Tov ben Chem Tov, cité supra, p. 256-257.

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YEHOUDAH BEN HANIN

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précieuse que lui-méme, provoque une union et un attachement dans le domaine de la sainteté et é¢tablit la paix entre l’Homme et la Femme d’en haut grace a I’éveil d’en bas » (ibidem, fol. 47b).

L’Homme et la Femme d’en haut désignent les sefirot Tiferet et Malkhout. Un autre passage précise encore la fonction de l’union conjugale : « Par la mise en branle des choses d’en bas s’éveillent les choses d’en haut, pour le meilleur ou pour le pire. Ainsi, si ‘homme s’unit & sa compagne ici-bas dans la sainteté et dans la pureté, comme il se doit, il éveille aussi en haut la sainte syzygie dans la sainteté et la pureté, et tout cela comme il convient » (ibidem, fol. 49b).

Ce pouvoir théurgique découle de la ressemblance des deux partenaires du couple humain avec le couple des sefirot Tiferet et Malkhout: « L’homme et sa compagne ici-bas sont les antitypes des deux Figures, c’est ce qui est écrit : “Faisons I"homme & notre image, 4 notre ressemblance” (Gen. 1:26). “A notre image” c’est le Male, “a notre ressemblance”, c’est la Femeile. Or,si "homme et sa compagne en bas

s’unissent et s’accouplent dans la sainteté et dans la pureté, et que leur intention a tous les deux est de rendre un culte & leur Créateur en ac-

complissant le commandement de la fructification, alors lunion se dé-

clenche en haut également selon la régle, et une me est émanée d’en haut dans la sainteté et la pureté» (ibidem, fol. 51a).

Si 'union conjugale est pratiquée comme un acte cultuel en vue de I’engendrement, non seulement elle provoque I’union des deux pdles sexués du plérome divin, mais elle induit l’émanation d’une 4me sainte indemne de I’emprise des forces impures, qui entrera dans le corps de |’enfant alors congu. Cette union des sefirot Tiferet et Malkhout est en fait le fruit de l'ensemble des pratiques religieuses dont la finalité ultime est d’amener la Rédemption : « Lorsque les Israélites sont justes et pieux ici-bas, ils provoquent

union, conjonction et jubilation entre les deux Chérubins d’en haut [=

sefirot Tiferet et Malkhout], qui tournent la face I’un vers l'autre pour s’étreindre, s’embrasser, s’attacher ensemble souffle & souffle et corps a corps. Mais quand en bas les Israélites sont tout le contraire, ils causent en haut coupure et séparation entre les Fréres jumeaux et amants [= sefirot Tiferet et Malkhout}, et le Souffle supérieur [= la sefira

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION Bimah] se retire du milieu d’eux et deux Temples sont détruits, [les Israélites] sont exilés de leur terre et ils provoquent l’exil de la Chekhina (qui s’en va errante} avec eux [...]. Quand les Israélites se repentent et cherchent YHVH leur Dieu et David leur roi, afin de conjoindre et d'unir la Torah écrite avec la Torah orale [= sefirot Tiferet et Malkhout] en les étudiant le jour et la nuit dans le but d’unifier la Tente [= la sefira Malkhout] pour qu'elle soit une, comme au début, alors la Rédemption vient pour eux et la libération [advient] depuis le lieu de la liberté [= sefira Binah] ; sinon, ils sont rejetés et repoussés jusqu’au moment od s’accomplira Sa parole » (ibidem, fol. 64a).

La Rédemption messianique est dans ce texte clairement posée comme pouvant découler des effets théurgiques de la pratique religieuse, sans laquelle elle n’interviendra qu’au temps fixé a la fin des jours. L’opération théogamique est I’ceuvre principale visée par I’accomplissement des commandements. Quand le couple de sefirot masculine et féminine est uni, la sefira Binah (Discernement), appelée ici Souffle supérieur et « lieu de la liberté », répand ses influx vivifiants en lui, ce qui lui confére stabilité et permanence et se traduit ici-bas par le salut général. Plusieurs commandements nous donnent I’occasion de percevoir trés distinctement le systeme dynamique d’échange et d’interaction constants qui régit le fonctionnement du monde divin. L’action humaine y joue un réle capital parce qu’elle produit l’impulsion initiale qui met en branle l'ensemble du mécanisme animant le plérome. Ainsi, le fait de préter sans intérét de l’argent 4 un pauvre représente symboliquement le processus d’échange de I’influx divin entre sefirot et cette action, comme toutes celles qui sont conformes a la Loi, déclenche réellement la dynamique intradivine. La source

de cette idée est un ancien midrach (Exode Rabba 31:15) qui décrit les emprunts que se font les uns aux autres tous les éléments du cosmos. A la place ou au-dessus des astres et des différents corps célestes qui se « prétent » mutuellement leur lumiére et leur puissance, les sefirot se communiquent entre elles l’influx ontique : « Toutes Ses dimensions, béni soit-il, se prétent [de l’influx] les unes aux autres, et elles le rendent et s’Epanchent les unes dans les autres, avec joie et la face rayonnante. Au début a partir de I’éveil

d’en bas, ensuite toutes sont abreuvées par la Source supréme, la

Go gle

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sainte Constellation [= sefira Keter] qui ne s’interrompt pas, et toutes ruissellent grace a elle » (ibidem, fol. 66b-67a).

Certains commandements plus que d’autres nécessitent un effort de la pensée consciente de celui qui les accomplit. C’est le cas des dimes que la Loi enjoint de prélever sur les récoltes et les produits de la terre pour les donner aux lévites et aux prétres : « Le prélévement est le secret de la Sagesse du début [= sefira Hokhmah] et la dime est le secret de la Sagesse de la fin (= sefira Malkhout]. Explication : sache que le propriétaire d’une grange at-

tire, par son intention et sa pensée, la bénédiction depuis la Source de toutes les bénédictions [= sefira Keter], en direction du secret du

“grand prétre parmi ses fréres” [= sefira Hokhmah], en donnant le

grand prélévement [de sa récolte]. Ensuite, il éveille par sa pensée la chaleur du désir et de la passion du cdété Gauche [= sefira

Guevourah] pour attirer I’Epouse [= sefira Malkhout] et la faire monter vers la “maison de YHVH” [= sefira Tiferet] en donnant la premiere dime au lévite, selon le secret des mots : “Sa gauche est sous ma téte” (Cant. 8:3). Et par la puissance de la chaleur du cété Gauche et les braises incandescentes de la flamme de sa passion s’éveille aussi la Droite [= sefira Hessed}] pour étreindre, se conjoindre et s’unir, selon le secret des mots : “Sa droite m’étreint” (ibidem). Tel est le secret du prélévement de la dime donnée au prétre. Alors le lit [= sefira Malkhout] est disposé entre le nord [= sefira Guevourah] et le sud [sefira Hessed]. Et quand I’on préléve la seconde dime ou la dime du pauvre, alors “Son arc devint ferme” (Gen. 49:24). L’homme éclairé comprendra » (ibidem, fol. 84b).

Chaque prélévement de dimes réservées aux différentes classes de la population auxquelles elles reviennent, doit aussi étre accompli intérieurement par la pensée du propriétaire cultivateur suivant le schéma établi dans ce texte. Cette pensée, en méme temps qu’elle se représente le transfert symbolique des influx entre sefirot que les gestes de prélévement des dimes signifient, effectue réellement ces transferts au sein du monde divin. La derniére phrase de ce passage se référe a l’ultime étape du processus théurgique opérée par le prélévement de la seconde dime ou de la dime destinée aux pauvres : elle provoque |’affermissement et !’amplification de la puissance de

la sefira Yessod, qui, tel un « arc » devenant « ferme » — ou tel un

pénis en érection — peut ainsi s’unir & la sefira Malkhout et €pancher

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LA CABALE THEURGIQUE APRES L'EXPULSION

sur elle ses influx. Mais la concentration de la pensée et l’acte luiméme ne suffisent pas :

« Aprés que l'homme a distingué ces prélévements et ces dimes par la pensée et par I’acte, suivant le secret auquel il a été fait allusion, il doit Enoncer avec sa bouche qu’il les a distingués correctement pour que tout soit associé ensemble : pensée, acte, parole, car sans cela, il n’y a pas d’efficacité » (ibidem, fol. 86a).

Comme pour R. Elie da Vidas cité plus haut '“, il est indispensable de formuler oralement les opérations théurgiques en cours. Comme le dit avec pertinence A. M. Hocart, un ethnologue et sociologue qui montra I’importance de I’étude des rites A une Epoque od ceux-ci étaient délaissés au profit exclusif de l’analyse des mythes : « Les formules qui accompagnent le rite doivent, non seulement I’expliquer, mais le rendre opérant ’. » L’efficacité opératoire d’une pratique religieuse mobilise la totalité des expressions conscientes : geste, pensée, parole. Celle-ci, en décrivant le processus en cours, en le signifiant par des mots, lui confére sa réalité effective.

Nous avons évoqué a plusieurs reprises le motif de la hiérogamie des sefirot Tiferet et Malkhout comme effet principal des pratiques religieuses sur le plérome divin. Le modéle antique de cette théurgie nuptiale est fourni par !l’action du grand prétre officiant dans le Temple de Jérusalem : « [Le grand prétre} est le gargon d’honneur de la Reine ; grace a

ses sacrifices, A son culte et a sa résolution, le Roi s’établit dans son

Palais et se conjoint & sa Compagne, et grace a lui, “il ne lui retranche rien de sa nourriture ni de son vétement ni de ses droits conjugaux” (Ex. 21:10) » (ibidem, fol. 100a-b).

Le grand pontife est le marieur du monde divin. II provoque par son culte le mariage spirituel de la Reine — la sefira Malkhout — et du Roi - Ia sefira Tiferet. Il « établit le Roi dans son Palais », stabi-

lise la présence de la sefira Tiferet dans sa demeure conjugale, identifiée encore a la sefira Malkhout. Il permet a la figure masculine du

146. Voir supra, p. 414. 147. Le Mythe sorcier, Payot, Paris, 1973, p. 22.

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YEHOUDAH BEN HANIN

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plérome de s’acquitter de ses devoirs d’époux envers la figure féminine. Chaque élément du culte du Temple assurait une fonction théurgique particuliére. Nous ne citerons qu'un exemple. Voici comment le commandement biblique enjoignant d’entretenir le feu de l’autel (Lév. 6 :5-6) est expliqué par ce cabaliste :

« L’autel de bronze (Ex. 38 :30) est le secret de I'Epouse parfaite

& tous égards [= sefira Malkhout], il faut donc qu'un feu flamboyant brile perpétuellement sur I’autel d’en bas et qu'il ne s’éteigne pas, afin d’attirer et de faire s’écouler sur nous I Agrément des habitants du Buisson [= des sefirot du plérome] ; et par cet ébranlement s’allume et brie le feu de l'amour et de la joie venant du cété Gauche

[= sefira Guevourah] dans le Coeur d’Israé! qui est l’Autel [= sefira

Malkhout] et il ouvre la bouche et siffle avec un son doux, harmo-

nieux et beau, agréable pour I’Ame et qui guérit les os, au milieu de nombreux chants et de mélodies a I’adresse de I’en haut [...]. De cette maniére, tous les mondes se joignent et s’unissent du premier

au dernier, et la bénédiction advient parmi les étres d’ici-bas sans interruption » (ibidem, fol. 110a). L’entretien du feu perpétuel sur l’autel terrestre provoque l’épanchement constant des influx de la sefira Guevourah sur la sefira Malkhout

- l’Epouse, le Coeur d’Israél — dont cet autel de

bronze est le symbole. Le bruissement du feu évoque !I’écoulement de l’influx, I’ Agrément divin, sur les Israélites qui le regoivent et bénéficient de ses effets salutaires en exprimant leur joie. Ce déversement permanent des influx divins sur le monde inférieur unifie tous les degrés de l’étre en un continuum ontique grace auquel la « bénédiction » se répand dans le monde inférieur comme une continuelle ondée bienfaisante. R. Yehoudah ben Hanin prolonge fidélement la cabale espagnole. Son ouvrage sur les commandements atteste de la vitalité du discours théurgique de I’école du Zohar dans le Maghreb de la fin du xvi° siécle.

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Cnaptrre VIII LA CABALE THEURGIQUE DU XVI* JUSQU’AU MILIEU DU XVII" SIECLE

R. Judah Lew ben Betsalel (Mahkaral de Prague) La plupart des auteurs que nous avons étudiés jusqu’a présent ont tenté de donner une forme plus systématique aux traditions anciennes, mais ils ont continué pour I’essentiel de se servir de la terminologie habituelle de la cabale au moyen de laquelle ils s’°expriment dans leurs ceuvres. Ce n’est pas le cas d’un talmudiste et exégéte comme le Maharal de Prague (1522-1609), qui, bien que vraisemblablement imprégné par la cabale, donne de la puissance théurgique des commandements une version atténuée qu’il exprime a travers un langage dépourvu de la terminologie classique utilisée par les cabalistes. Comme

chez R. Moise Cordovéro, dont il a probablement

connu le Pardés Rimonim, |a notion centrale constituant le point d’ancrage de I’action théurgique est celle de la réception et de la préparation ; "homme « aide » Dieu en tant qu’il bénéficie de ses bienfaits et qu’il lui permet d’exercer son influence. A propos d’un récit du Talmud (Chabbat 89a) que nous avons rapporté dans un précédent chapitre, R. Juda Loew propose sa conception des effets de l’action humaine sur la divinité : « Il y a une aide, de la part de celui qui regoit le bienfait, lorsqu’il est prét a le recevoir ; et s'il n’y a personne pour recevoir, celui qui

ceuvre ne commencera pas méme le travail [...]. L’accroissement de la

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JUDAH LEW

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puissance de Dieu dans le monde est le fait de celui qui recoit : lorsque celui-ci est prét A recevoir, Celui qui ceuvre agit '. »

Par son action, l’homme ne fait que se rendre prét & recevoir les épanchements d’en haut, ce qui conditionne leur émanation, et cela parce que, dés l’origine, l’émanation n’a de sens qu’en fonction de l"homme en vue duquel ce mouvement créateur a été suscité. Pour le Maharal, il n’est question que de I’accroissement du pouvoir de Dieu

dans le monde et en homme et non d’un accroissement interne a la divinité, dont elle serait essentiellement bénéficiaire. Cette restriction se comprend assez bien dans la mesure oi il n’est pas fait appel explicitement dans son ouvrage ala théorie des sefirot qui demeure larriére-plan. En outre, l’homme n’intervient pas de fagon directe et active, l’'accomplissement des ordonnances de la Loi divine lui octroie une passivité et une disposition qui le rendent capable de recevoir les influx supérieurs car ceux-ci requiérent un réceptacle et un porteur, sans lesquels ils ne peuvent étre émis si ce n’est dans le vide. Le Maharal cite a cette occasion une sentence du Talmud : « Plus encore que le veau désire téter, la vache désire I’allaiter » (Pessahim 112a).

La problématique ouverte par la théurgie est ici présentée a travers une pensée de la passivité qui rappelle celle que Henry Corbin a dénommée unio sympathetica *. Cependant, le Maharal a voulu se tenir a la lisiére de la tradition mystagogique et sa préférence pour la terminologie aristotélicienne, bien qu’il la fasse jouer dans un sens trés spécifique, a modéré ce que l’enseignement ancien, celui du Zohar en particulier, pouvait avoir de troublant pour un esprit rationnel. Ce qu’il faut retenir et qui est le plus important & nos yeux, est qu’une conception importante de la cabale, habillée il est vrai sous des dehors aristotéliciens, a été utilisée par une autorité rabbinique considérable de la Renaissance, pour justifier et attester l’intelligibilité et le caractére sensé d’un propos du Talmud. La doctrine de l’action théurgique développée par les cabalistes a joué un grand réle dans l’entreprise de revalorisation et de justification des rites et

1. Le Puits de l'exil (Béer ha-Golah), traduit et présenté par E. Gourévitch, Berg International, Paris, 1982, p. 199-200. 2. Voir L’Imagination créatrice, op. cit. p. 100-101.

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI AU XVIII* SIECLE

des pratiques de la religion que les esprits philosophiques ne parvenaient plus a comprendre et elle a permis de défendre contre ses détracteurs quelques formules du Talmud choquantes pour la raison. La question du rapport entre la pensée riche et systématique du Maharal de Prague et la cabale théosophique en général demeure un sujet de discussion. En ce qui concerme la doctrine théurgique de la cabale, il semble que celle-ci n’ait été retenue par cet auteur que de fagon occasionnelle et aprés avoir subi une réadaptation qui I’a rendue presque méconnaissable. R. Sabbatai Cheftel Horovitz Appartenant & la méme famille que le Maharal, et résidant comme lui & Prague, a la fin du xvr‘ siécle et au tout début du xvir, R.

Sabbatai Cheftel Horovitz a systématisé les enseignements spéculatifs de R. Moise Cordovéro. Son grand ouvrage, L’Abondance de rosée (chéfa’ tal), marque le franchissement d’un pas supplémentaire en direction de la pensée de Maimonide. Poussant jusqu'a ses plus extrémes conséquences le souci de rationaliser les données de la tradition mystagogique, cet auteur déploie avec une cohérence de fer les conceptions de la cabale espagnole réélaborée par Moise Cordovéro. La doctrine théurgique n’échappe pas a la régle. Elle est enti¢rement repensée pour qu’elle puisse entrer dans le cadre d’une théologie rationnelle classique. Le concept du double régime de I’€manation que nous avons rencontré d’abord chez R. Isaac Mar Hayim et qui fut repris par Cordovéro ’, est interprété comme nous le verrons dans un sens radical par R. Sabbatai. Néanmoins, celui-ci veut rester fidéle aux enseignements du Zohar dont il emploie la terminologie sans toutefois lui accorder tout son sens. Ce qui l’améne a entrelacer deux discours distincts. D’une part, il présente la conception classique de Paction théurgique des commandements, a partir d’énoncés tirés du Zohar; d’autre part, il restreint la portée de cette action en la limitant a la sphére des mondes extra-divins. Le désir de rendre compte rationnellement des conceptions anciennes, de les « rapprocher de I’intellect » ainsi qu’il le dit, conduit cet auteur a neutraliser leurs aspects

3. Voir supra, p. 275 et Cordovéro, Pardés Rimonim 8:13, fol. 45b-c.

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SABBATA] CHEFTEL HOROVITZ

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les plus originaux et 4 transformer subrepticement la théosophic et la théurgie de la cabale en une philosophie religieuse intellectualiste. En

quatre pages, il expose sa vision de la fonction théurgique de l’ensemble des pratiques religieuses. En voici quelques extraits. Dans le premier d’entre eux, la conception théurgique des pratiques religieuses telle qu'on la trouve dans le Zohar est présentée en termes imagés associés 4 des éléments puisés dans I'ceuvre de Cordovéro : « Les bonnes et valeureuses actions [des hommes] et l’intention

spirituelle accompagnant la pratique des commandements et des pritres saintes et pures, montent dans la sefira Malkhout et celle-ci

orne sa sainte face de la spiritualité du commandement accompli, de

l'étude de la Torah et de la pritre des étres d’en bas ; puis elle éveille,

par sa face embellie, Tiferet son Epoux, afin qu’il s’épanche en elle face a face [...]. La Malkhout, a partir du commandement, a partir de

ce qui est de la méme espéce que ce commandement, a partir de la face méme du commandement ‘ qu’elle a regu des étres d’en bas, re-

goit ’épanchement de Tiferet son Epoux afin qu’elle retourne I’épan-

cher sur "homme d’en bas [...]. A cause de la mise en branle des étres d’en bas en vue de recevoir [I’panchement] par I'accomplissement des commandements, les étres d’en haut s’éveillent pour s’épancher

sur eux. L’homme corporel se situe ici-bas dans le monde inférieur au

sein du monde de la Fabrication, et la racine de son 4me se situe en

haut [...] si bien que homme corporel est comme une chaine qui se prolonge et s’éléve de bas en haut °, de degré en degré, de la

Fabrication 4 la Formation, de la Formation a la Création, de la

Création a !’Emanation [...] jusqu’a la Malkhout, en sorte d’unir et d’accoupler par l’intention [spirituelle venant de lui] les racines supérieures face a face selon le secret de I’éveil de Tiferet par la Malkhout -Tiferet qui est son Epoux - [...] pour attirer un influx d’abondant agrément depuis la Source supréme, béni soit-elle, pour qu’[un influx] soit épanché du Réservoir supérieur, qu’il soit béni, dans tous les

mondes » (Chéfa’ Tal, Hanovia, 1612, fol. 24a-24b).

Apparemment, ce passage épouse le discours typique de la cabale théurgique. Et pourtant, en examinant avec attention son contexte, il

4. A savoir: & partir de l’essence spirituelle du commandement accompli.

5. On reconnait dans ce passage un emprunt au développement de R. Moise

Cordovéro sur I'ame humaine comme canal des épanchements que nous avons rapporté supra, p. 401 et 409.

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460

LA CABALE THEURGIQUE DU XVF AU XVIIF SIECLE

apparaft que « l’éveil » produit en haut par les actes bons est pensé dans les termes ordinaires de la théologie personnaliste. « L’éveil d'en haut » n’est autre que la joie éprouvée par Dieu quand les créatures lui obéissent ; l’épanchement qu'il leur dispense revient a la trés ha-

bituelle « rétribution » qu’il accorde a ses fidéles. Que la sefira Tiferet

soit « éveillée» par le visage devenu radieux de son Epouse, la sefira

Malkhout, grace aux ornements que lui conférent les ceuvres accomplies par les hommes, cela revient simplement, selon une parabole avancée par I’auteur, au contentement ressenti par un « homme qui a

des enfants justes et valables, érudits en matiére de Torah, et qui, 4

cause de cela, aime davantage son épouse et se glorifie par elle parce qu'elle lui a enfanté des enfants valeureux et convenables, qu'elle les a élevés depuis leur enfance dans la Torah et les bonnes ceuvres. Il en va ainsi en ce qui conceme la réalité spirituelle » (ibidem, fol. 24c). Ce genre de parabole n’est pas en lui-méme étranger & la cabale classique. Mais alors que celle-ci lui aurait conféré le statut d’un récit mythique exprimant en termes sensibles la vie secréte du monde divin,

elle a ici une fonction trés différente : elle veut rendre compte, en termes intelligibles et logiques, du discours mythique de la cabale zoharique en traduisant ses symboles en allégories et ses images en métaphores. R. Sabbatai Cheftel s’efforce constamment de ramener les images audacieuses du Zohar au niveau de paraboles conformes aux conceptions exotériques communes. Ainsi, !’élément principal qui pourrait effaroucher les théologiens soucieux de sauvegarder I’immuabilité de Dieu et d’écarter l’idée que la divinité, ou quelque dimension divine, puisse dépendre de |’action des hommes, fait l'objet d’un traitement spécial. Les Enoncés qui pourraient porter ombrage a la perfection divine sont déplacés de telle sorte qu’il ne reste rien de la conception théosophique d’un Dieu qui a besoin du culte des hommes, si ce n’est quelques formules vidées de leur sens propre et devenues creuses. Les propositions audacieuses des cabalistes espagnols sont passées au laminoir d’un nominalisme plutét pompeux et

répétitif qui parvient cependant a coiffer le discours théurgique de la cabale d'une cohérence et d’une raideur minérales. Alors que la ca-

bale était née en réaction contre I'intellectualisme maimonidien, cer-

tains de ses promoteurs tardifs ont voulu la légitimer en montrant sa compatibilité avec les conceptions théologiques consensuelles et l’ont

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SABBATA] CHEFTEL HOROVITZ

461

subrepticement contrainte 4 se soumettre aux normes de pensée de

lauteur du Guide des égarés. Cette approche réductrice est exemplairement illustrée dans un autre passage du livre de R. Sabbataf Cheftel qui redéploie la théorie exposée jadis par R. Isaac Mar Hayim et adoptée ensuite par R. Moise Cordovéro en lui conférant une orientation nouvelle. Quel réle les épanchements ontiques provoqués et attirés par les pratiques cultuelles jouent-ils dans l’€conomie du plérome divin et dans la conservation du monde ? Le cabaliste

répond :

« En vérité, ces €panchements ne viennent pas pour faire subsister le monde, et pour le relier et l’attacher dans les degrés de !’échelle, dans la succession de la cause et de l’effet, du point primordial

jusqu’au point ultime, pour sa pérennité et sa subsistence dans son

état et dans son étre, afin qu’il se maintienne et ne soit pas détruit.

Car sans ces épanchements-la, le monde continue d’exister normale-

ment. Ces influx varient suivant les actions accomplies et renouvelées par les créatures, cuvres des étres inférieurs ici-bas, en fonction de celles-ci on agit envers eux d’en haut [...] comme le dit le Zohar : “Par l’éveil d’en bas, se déclenche une action en haut.” Cet épanchement est un surcroit de bien, un supplément dans I’émanation en plus de l’épanchement qui a été épanché dans [les sefirot] pour la subsistence du monde et sa conservation, afin qu’il suive son cours. [...] Rien ne vient 4 manquer dans [les sefirot] et rien n'est augmenté, car dans le cadre de la divinité, il n’est ni manque ni excés, tout excés et tout

manque est une déficience et un défaut ; le manque et I’excés ne sont pas une perfection dans le cadre de la divinité, comme il est expliqué dans le Guide des égarés. Mais en ce qui concerne la seconde unification qui est un besoin pour le régime [du monde] selon les actions accomplies et renouvelées par les créatures et l’ceuvre des étres inférieurs, cet €panchement ne concerne pas la subsistance méme du monde [...] et son étre pour qu’il ne soit pas soudainement anéanti, il n’atteint pas la lumiére divine méme, béni soit-Il, nécessaire au niveau de son étre méme, béni soit-II, qui est parfait et au comble de Ia perfection. [...] Il n’a nul besoin de recevoir quelque perfection d’un autre, mais cet épanchement répond au besoin des créatures, et il peut étre parfois déficient en fonction de l’action des créatures. C’est & ce sujet que l'on attribue la vacuité a la [sefira] Malkhout, par exemple : lorsqu’Israél a besoin de richesse et qu’il ne la mérite pas, la Binah n’épanche pas la richesse 4 travers la Guevourah sur la Malkhout, en conséquence de quoi la Malkhout est, si l'on peut dire, vide de richesse ; ce n’est pas, 4 Dieu ne plaise, qu'elle soit vide, car

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462

LA CABALE THEURGIQUE DU XVF AU XVII SIECLE elle ne manque d’aucun bien, elle est seulement vide en tant qu'elle N’a pas recu cette richesse dont a besoin Israél. [...] Elle n'est pas affectée de vide ou de manque, Dieu préserve, car elle est relativement

a elle-méme remplie de tout bien, et tout le bien de I’émanation dont

elle a besoin dans le cadre de la divinité est entre ses mains. [...] Elle est donc comblée de tout le bien dont elle a besoin en tant qu'elle se situe dans le cadre de la divinité, mais cependant elle peut étre vide du surcroft d’épanchement requis de fagon occasionnelle et temporaire en fonction de I’action dont les étres humains ont l’initiative. [-.] En elle-méme elle n’a pas de besoin, mais elle a du besoin par rapport & ceux qui ont besoin d’elle, qui sont les “pauvres”, qui sont les étres d’en bas [...]. Lorsqu’il n’y a pas d’épanchement destiné au cours des mondes inférieurs, qui procéde de l’éveil des étres d’en bas [...] si l'on peut dire, tous sont dépourvus du supplément d’influx, car I'épanchement requis pour les mondes inférieurs ne se manifeste que par l’éveil des étres d’en bas, quand ils le méritent. [...] Qu’il ne te vienne pas a Vidée que ce qu’ont dit les maftres : “Que la Chekhina soit ici-bas est un besoin pour !’en haut *”, signifie que les sefirot en elles-mémes voient leur épanchement augmenter et que cet épanchement accru est un besoin de Son essence — Dieu préserve. Nous avons déja dit que l’épanchement qui répond au besoin de I'unité de l'essence des sefirot ne manque ni n’augmente, car elles sont en état de perfection, au comble de la perfection. Cependant, I’€panchement qui augmente répond au besoin du régime des mondes en sorte que |’épanchement s’accroisse en elles pour qu’il soit €panché en abondance sur les mondes, comme le lait qui s’accroit dans la nourrice : cela n’est pas pour répondre & son besoin a elle, mais pour répondre au besoin de l'enfant ; de méme, I’épanchement augmentant dans les sefirot répond au besoin des mondes situés au-dessous d’elles, pour épancher en eux. [...] La nature du parfait étant d’abonder et de remplir ce qui est autre que lui, la Chekhina a donc besoin d’étre ici-bas afin que, par elle, les sefirot s’€panchent, car leur nature en tant qu’elles sont parfaites est de s’€pancher. C'est pour cela que le fait de s’épancher est un besoin pour elles : elles peuvent ainsi accomplir la nature de leur perfection » (Chéfa’ Tal, 49c-Sla).

La conception développée par R. Isaac Mar Hayim (voir supra, p. 274) se retrouve pour I’essentiel dans ce passage, toutefois le concept clé des deux sortes d’émanation d’une unique substance divine ne s’y

6. Sur cette formule voir supra, p. 247.

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SABBATAI CHEFTEL HOROVITZ

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trouve pas et plusieurs modifications capitales sont apportées. Alors que R. Isaac sut donner a ses formules un tour paradoxal en usant avec souplesse d’une terminologie dense et bien maitrisée, le présent cabaliste forge des propositions qui se succédent en se contredisant. L’idée que I’excés au sein de la divinité serait pour elle une déficience est, dans un tel contexte, une innovation de R. Sabbatai importée de Maimonide. En concevant le plérome divin comme une structure ontologique figée et en gelant et réifiant le flux d’étre, a la différence de R. Isaac Mar Hayim d’aprés lequel ce flux procéde continuellement de la source primordiale, R. Sabbatai donne a ses propos une telle raideur qu’ils ne peuvent que se heurter violemment entre eux quand il décrit l’épanchement variable provoqué par les ceuvres humaines. L’accent chez R. Isaac était placé sur la nature du changement et de limmuabilité de Dieu, il est mis ici principalement sur la question du besoin. Le sens de la parabole de la nourrice allaitante que nous rencontrames dans un texte de R. Yehoudah Hayat (supra, p. 375) est retourné :elle avait pour fonction de montrer comment I’en haut — en Poccurrence la derniére sefira du plérome divin — pouvait étre influencé en son essence par |’action des hommes. Elle atteste ici tout autre chose : seuls les étres d’en bas ont besoin de l’épanchement divin et c’est a eux que profite exclusivement le culte qui vise a l’obtenir. Mais ce détournement du sens de la célébre parabole ne résiste guére a la critique : la nourrice, quand un enfant la téte, ne se remplit pas d’un surcroit de lait en plus du lait « essentiel » qu’elle porterait depuis toujours dans ses mamelles. Elle a du lait en ses seins parce qu’un enfant I’aspire, et aussi longtemps que celui-ci en réclame. C'est l’enfant qui fait d’une femme une mére nourriciére, celle-ci a besoin de l’enfant et de ses tétées pour étre ce qu’elle est. La dernigre proposition du texte cité met a nu la contradiction fonciére qui le traverse de part en part : si les sefirot accomplissent « la nature de leur perfection » quand elles s’épanchent, elles sont plus parfaites qu’elles ne I’étaient auparavant, ce qui implique qu’elles n’étaient pas au « comble de la perfection » avant que Il’action des hommes ne leur ait permis de s’€pancher ici-bas. Certes, son exposé prétend expliciter la pensée de R. Moise Cordoveéro, qui distingue dans son Verger des grenades (Pardés Rimonirm 8, chap. 13, fol. 45b-c) trois formes d’unité

dans le plérome divin : parmi elles la premiére, établie dés l’origine,

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464

LA CABALE THEURGIQUE DU XVI" AU XVIII SIBCLE

assure le maintien de celui-ci a un degré d’étre fixe permettant la conservation du monde ; la deuxiéme, qui est relative au culte des hommes, fait l'objet du présent développement. Mais il déplace le sens des propos de sa source d’inspiration en creusant cette distinction jusqu’au point od elle devient un véritable abime. R. Sabbatai Cheftel déploie des trésors d’ingéniosité verbale pour accorder le Zohar et le Guide des égarés. Cet effort héroique est tout a fait digne d’intérét. Mais le résultat final est loin d’étre vraiment convaincant. Néanmoins, ce cabaliste a su conférer & certains aspects du culte traditionnel une signification théurgique qui ne manque pas d’audace. C'est le cas en particulier quand il décrit la cérémonie de I’élévation des mains lors de la bénédiction des prétres. La formule de bénédiction récitée par ces derniers, qui se termine par une évocation de la prescription par laquelle Dieu leur ordonna de « bénir Israél son peuple avec amour », est interprétée en ces termes : « Les prétres qui sont la descendance du saint Aaron [...] récitent la bénédiction afin d’étre un char pour {la sefira] Hessed, en sorte de recevoir Je saint épanchement et la bénédiction du Hessed d’en haut, béni soit-il, de fagon telle que la Grace (hessed) du Dieu Trés-Haut accomplisse une action de grace par leur biais. Pour cette raison, les graces de YHVH et les miséricordes de YHVH s’établissent sur les organes de leurs doigts, et les chevauchent comme un cavalier sur une monture [...]. Celui qui chevauche et s’établit sur leurs mains est Celui qui bénit. [...] C'est pourquoi la conclusion et le sceau de la bénédiction se rapporte a l'amour. L’amour est en effet si puissant et si intense que le Nom YHVH, paume du mérite et de la miséricorde, s’attache et s’unit réellement aux mains des prétres, en adhérant et fusionnant dans tous les organes de leurs doigts et des paumes de leurs mains, comme si les prétres étaient eux-mémes Iessence du Nom YHVH en personne, si I’on peut dire, et comme si tout le bien de YHVH était dans leurs mains, si l’on peut dire » (Chéfa’ Tal, fol. 6d-7a).

Si l'on fait abstraction des « si l’on peut dire » qui atténuent le caractére réaliste de l‘opération en question, l’auteur décrit une fusion théurgique entre les mains des prétres et le Nom divin lors de la cérémonie de la bénédiction du peuple d’IsraéI ; ils transmettent a ce dernier I’épanchement dont ils deviennent, par assimilation avec sa source divine, les vecteurs ici-bas. Les doigts des prétres, avec leurs

vingt-huit phalanges qui symbolisent « les 28 lumiéres qui émergent

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SABBATAI CHEFTEL HOROVITZ

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de la source YHVH », fonctionnent comme des talismans qui attirent l'influx bénéfique d’en haut et I'épanchent sur les Israélites. Ce passage et son contexte évoquent une union théurgique entre les prétres et les puissances divines qui a lieu 4 un moment approprié du déroulement du culte, et qui aboutit 4 la béatitude et a la prospérité du peuple. Les organes corporels - les paumes de la main — qui sont le siége ou le « char » de cette union théurgique, jouent par eux-mémes un réle irremplagable: « Le culte des prétres, lorsqu’ils gravissent l’estrade (pour bénir lassembiée], est appelé “élévation des paumes” (nessiat kapayim) car la paume du prétre est la source du grand Nom, terrible et saint, qui est le principe et la source, et il n’existe pas de réceptable, parmi tous les organes, qui puisse recevoir le Lieu, béni soit-il et béni soit son nom, si ce n'est la paume, qui est la “paume de la paix” d’od jaillissent toutes les bénédictions, tu apprends donc que la “paume de la paix” a un lieu dans la paume du prétre » (Chéfa’ Tal, fol. 6a).

La paume du prétre n’est pas seulement liée de maniére symbolique a la « paume de la paix », source des bénédictions et de la miséricorde qui est le Nom divin tétragramme, identifié aussi a la sefira Tiferet ; elle est le réceptacie vivant, le « lieu » de ce Nom et sa source d’épanchement ici-bas. On le constate a partir de cet exemple, les inclinations intellectualistes, voire rationalistes de ce cabaliste, ne l’ont pas empéché d’avancer des interprétations concernant des pratiques cultuelles de type fonciérement théurgique. Cet auteur va méme jusqu’a dessiner deux mains en y tracant le schéma des 28 canaux & travers lesquels l’influx divin circule pour étre émis par les doigts. Ce réalisme ne doit pourtant pas surprendre au regard des énoncés plutét Nominalistes que nous avons eu l'occasion de rencontrer plus haut. Autant R. Sabbatai récuse la réalité d’une influence du culte au sein du plérome divin, autant il affirme le caractére réel et efficient de I’attraction des influx d’en haut par les pratiques religieuses. La présence concréte des puissances divines sur les mains des prétres pendant la cérémonie de la bénédiction collective est décrite en détail et illustrée par des dessins qui schématisent leur structure et leur dynamique. Malgré sa trés grande sympathie envers la philosophie de Maimonide, ce cabaliste est demeuré trés attaché a l’interprétation des rites qui leur accorde un pouvoir théurgique efficace et déterminant.

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LA CABALE

THEURGIQUE

DU XVI

AU XVIIF SIECLE

R. Isale Horovitz Originaire d'Europe centrale et établi & Jérusalem oi il deviendra le chef de la communauté achkénaze, R. Isa¥e Horovitz (1550-1630) est un parent de R. Sabbatai Cheftel qu’il cite longuement et avec approbation dans le chapitre qu’il consacre a la question de I’action théurgique au début de son ouvrage volumineux, Les Deux Tables de alliance. Ce chapitre intitulé « Le grand portique » est une sorte d’anthologie critique des écrits de plusieurs de ses prédécesseurs consacrés a4 la fonction du culte. Aprés avoir cité le développement de R. Sabbatal dont nous avons donné quelques extraits, il résume, d’une phrase tranchante, son contenu : « L’ceuvre des fils de "homme n'est pas un besoin pour Lui, pour Son essence, pour quelque perfection que ce soit. C’est seulement une “satisfaction pour le Créateur” que lon fasse sa volonté ’. » Dieu est satisfait de l’obéissance de ses fidéles,

c'est la tout l’effet que provoque en lui l’observance des commandements. Ce point de vue réducteur n'est cependant pas le dernier mot de cet auteur, visiblement embarrassé par la contradiction entre l’idée théologique de la perfection divine et l'idée théurgique d’une action efficiente du culte sur le plérome divin. L’idée que l’accomplissement des commandements est doté d’un pouvoir effectif sur les mondes supérieurs est trop forte et trop nécessaire 4 sa dévotion religieuse la plus intime pour céder le pas durablement & des considérations théologiques ou philosophiques, méme s’il est trés tenté de les adopter. En conclusion du chapitre qu'il consacre a la question de l’action théurgique des commandements, il finit par laisser percer son trouble face aux opinions contradictoires qu’il vient de rapporter. Et bien qu’il ait

accordé sa préférence aux auteurs qui, comme R. Sabbatal Cheftel, nient en derniére analyse la réalité d’une telle action sur la divinité, il

se rallie finalement a la conception classique de la cabale :

« Quoi qu’il en soit, de toute fagon, nous savons en vérité que

l'homme, par le choix de ses actes, touche I’en haut, I’en haut, les

7. Les Deux Tables de Ualliance (Chné Louhot ha-Berit, Jossipot, 1879, 1, fol. 24a). Cette phrase est inspirée par les propos de R. Réuben Tsarfati, voir supra, p. 290. Elle dérive d'une ancienne maxime rabbinique : « Heureux celui dont la besogne est l'étude de la Torah et qui a donné satisfaction & son Crésteur » (Berakhot 17a).

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ISAIE HOROVITZ

467

hauteurs célestes, et il y a dans le culte “un besoin du Trés-Haut”, et tel est le but de Il’adorateur : tout accomplir pour Son Nom, béni soitIl, pour la satisfaction de Son Créateur et non pour son propre besoin a lui afin de recevoir une rétribution, mais seulement en faveur de Son Nom avec amour. Et a la fin la Gloire viendra, car grice a l’augmentation de I’€panchement en haut par la force du réveil provoqué par l’adorateur, I! descendra ici-bas et la paix partout régnera °. »

Ces lignes en disent long sur 1’état d’esprit d'un important rabbin

du xvur siécle, qui, en dépit des exigences de sa propre raison, finit par se soumettre avec ferveur & I’autorité du Zohar et de ses interprétes d’aprés Expulsion. C’est dire l’enracinement profond du schéme théurgique dans la pensée rabbinique, qui concurrence efficacement la théologie maimonidienne et devient le bien commun

d’une multitude d’auteurs. Sans doute répond-il & un besoin impérieux en valorisant de fagon inégalable des pratiques religieuses dont

lutilité n’est pas toujours évidente. A un Dieu qui pouvait paraitre lointain et inaccessible, cette conception du culte substitue un Dieu qui se laisse attirer ici-bas par I’action des hommes et par I’expression de leur amour désintéressé. Cette appréciation est particulitrement sensible dans un passage du commentaire de R. Isaie Horovitz sur les prigres quotidiennes, intitulé Sidour Cha’ar ha-Chamayim (Rituel de la porte des cieux). Ce texte nous a paru important non pas a cause du systéme réglé des concentrations liturgiques dont il exprime quelques éléments, mais pour le caractére presque pathétique de l’affirmation du besoin qu’a Dieu des prigres des hommes : « Un verset dit : “Donnez de la puissance & Dieu, sur Israél est sa majesté” (Ps. 68:35) ; en effet, si l'on peut dire, le Nom, béni soit-il, a

besoin de force et d’aide venant d’Israél, par le biais de leurs actes. A

présent [la Chekhina] est tombée a cause de nos iniquités, et quand elle doit s‘élever, il faut que ce soit par nos mérites. Car nos iniquités

Le font tomber et nos mérites Le font monter. Or maintenant, il est

impossible (aux sefirot Tiferet et Malkhout] de s’élever s’il n’y a pas parmi nous des justes parfaits qui posst¢dent des Ames saintes capables de monter jusqu’au lieu de la [sefira] Binah, et par eux montera la

8. Ibidern, fol. 24d.

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468

LA CABALE

THEURGIQUE

DU

XVI" AU

XVIIF* SIECLE

Maikhout, comme il est indiqué dans les Tigounim : “Les Isra€lites

sont les ailes de la Chekhina” qui la font monter dans les hauteurs. Pour cette raison I’exil se renforce et s’allonge & cause de nos iniquités, car nul parmi nous ne peut parvenir a ce niveau ; s‘il y avait parmi nous quelqu’un en mesure de faire monter son Ame, il ferait monter la Malkhout également, et l’'accouplement [hiérogamique] se produirait de fagon parfaite. Néanmoins, une certaine réparation est possible en ce que nous livrons notre vie pour la sanctification du Nom {lors de la récitation du Chéma’, de tout notre corps et avec toute l’Ame, nous

voila donc des justes parfaits, et nos 4mes ont la capacité de s’élever

jusqu’a la Binah » (éd. Lewin-Epstein, Jérusalem, 1973, fol. 86b).

Nous avons déja eu l’occasion d’aborder la signification théurgique de la récitation du verset de Deutéronome 6:4, l’Audi Israel (« Ecoute Israél : le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est un ») qui est commentée ici’. La présence féminine de la divinité, la Chekhina, est

tombée dans la poussiére selon l’ancienne terminologie du Zohar *.

Seuls les justes parfaits auraient la capacité de la relever. Mais comme

de tels justes font défaut, la possibilité demeure d’un certain reléve-

ment de cette dimension divine par le biais de l’engagement de lorant a offrir sa vie pour « sanctifier le Nom » divin, formule stéréotypée depuis l’époque talmudique pour désigner la nécessité de témoigner pour la gloire de Dieu jusqu’au martyre, du moins dans certaines circonstances. Au prix de cet engagement personnel, contracté chaque fois que l’homme énonce le texte de I’ Audi qui atteste l’unité de Dieu, la Chekhina peut s’élever pour rejoindre au sommet du plérome divin la sefira Binah (le Discernement), qui est la dimension féminine de degré supérieur, la « Mére » comme dit souvent le Zohar, dans laquelle les dimensions de la Chekhina et de Tiferet (les péles masculin et féminin de niveau inférieur, le Fils et la Fille dans les termes du Zohar) trouvent un abri et peuvent s’unir sans subir la menace des « coquilles » — les forces du mal et les puissances impures qui prédominent dans la situation de l’exil. La sefira Malkhout ou Royauté, autre dénomination de la Chekhina, remonte

9. Voir supra, p. 157 et pass. 10. Zohar 111, 89 a, passim. Voir aussi un texte de R. Ezra de Gérone sur l'état de la Chekhina apres l’exil cité supra, p. 84, note 24.

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ISAIE HOROVITZ

469

ainsi vers des cieux plus cléments, en méme temps que |’Ame de lorant. L’ascension de I’Ame obtenue par la concentration régiée lors de la priére, et son union a Ia divinité, n’est que le vecteur de l’ascension de la Chekhina, qui est le but essentiel et ultime. L’union du mystique 4 son Dieu est subordonnée a l’union de Dieu avec ses propres puissances. L’Ame d’un juste entraine en sa montée la Chekhina qui, en un certain sens, peut étre considérée comme

|’4me

collective d’Israél. Cet acte de restauration de l’intégrité divine est décrit dans les termes du besoin qu’a Dieu de l'aide d’Israé!. Dans de

trés nombreux écrits que les cabalistes nous ont légués, et cela depuis

le tout début, une chose est particulitrement frappante :le sentiment qu’il existe une faille en Dieu et la nécessité de l’intervention humaine pour la combler. Et ce n’est sQrement pas un théme parmi d’autres. Il me semble que l'on doive une partie significative des constructions théologiques des cabalistes a leur désir de trouver une réponse intelligible, méme en un langage mythique, au sentiment douloureux ressenti devant un Dieu tout-puissant qui a subi, ou s'est laissé subir, une perte de puissance. La destruction du Temple de Jérusalem en I’an 70 n’a pas été regardée seulement comme un malheur national. Il a signifié aussi un événement dramatique qui conceme le Dieu auquel ce Temple était dédié. Ou, peut-étre, il a rappelé et ravivé l’idée d’un événement dramatique survenu a ce Dieu &

lorigine de sa propre manifestation et de la création de l'univers. Que

ce Dieu soit le Dieu supréme et unique ne change rien, au contraire, cela confére au drame un caractére total et qui ne peut trouver son reméde que dans la sphére humaine, puisqu’aucun autre dieu n’est 1a pour prendre la reléve. Il incombe donc a Israél d’ceuvrer pour que la faille soit réparée, tache d’autant plus nécessaire qu’Israél est attaché a ce Dieu et que leur sort est li¢é. Bien sfr, le cabaliste précité emploie le « si l'on peut dire » habituel introduisant des dires audacieux, mais non pas pour atténuer seulement ce que ses propos pourraient avoir de choquant vis-a-vis d’une conception philosophique du monothéisme. Cette formule n’est cependant pas vide de sens ou purement conventionnelle, elle ne marque pas un recul vis-a-vis des affirmations qu'elle est censée corriger. Elle renvoie a la relativité du langage incapable de parler de Dieu autrement que par approximations. Pour le cabaliste, les faits décrits sont réels, mais les images et

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470

LA CABALE THEURGIQUE DU XVI* AU XVIII SIECLE

les mots de la description se référent a des réalités qui dépassent toute possibilité d’adéquation avec la capacité de les exprimer. Cela pourtant n'entrave pas l'effort de les dire et contraint méme & les répéter inlassablement. Une des clés de la mystagogie juive, et sans doute aussi de la religion juive tout entiére, et cela depuis I’époque biblique, tient dans ce sentiment, qui structure aussi bien le culte que les croyances, sentiment le plus souvent obscur ou obscurci, de l’existence d’une félure dans le régime de perfection de la réalité la plus haute. Dieu, en tant que Dieu sauveur et rédempteur, n'a pas encore donné la pleine mesure de lui-méme. Pour ce faire, il a besoin de l'aide des hommes qui, a l’instar de Moise tenant les bras levés vers le ciel au moment od son peuple luttait contre l’armée d’Amaleq, doivent contracter leurs propres forces mentales en un engagement total dans le culte visant la restauration de l'intégralité des puissances de Dieu. Malgré des évolutions et des enrichissements doctrinaux et sémantiques, les conceptions et les représentations de la cabale nous raménent inlassablement aux enseignements de R. Isaac I’ Aveugle et de ses disciples géronais que nous avons étudiés au début de notre parcours. La remontée de la Chekhina et sa réintégration dans le plérome divin visent la restauration de l’intégrité du Dieu manifesté. Mais ce n'est pas la seule finalité de la priére. R. Isaie Horovitz lui attribue aussi une autre fonction théurgique : attirer les €panchements divins ici-bas. Les actes cultuels des idolatres rectlent également une certaine puissance théurgique capable d’une telle action attractrice, mais leurs effets ont une moindre portée que ceux qu’accomplissent les Israélites : « Toute prosternation fait allusion & la descente de l’influx du haut vers le bas, comme lorsque I’on courbe Ia téte vers le bas [lors de la priére] ; or les nations, bien qu’elles attirent l’influx, se prosternent au vent et au vide [a leurs idoles], car elles se situent dans les arrigres et dans les arrigres des arritres [de la divinité}, tandis que nous, nous nous prosternons devant le Roi des rois des rois, le Saint béni soit-il, et la prosternation est dans le Sanctuaire comme le culte

de la Face [divine] [...] car nous sommes face a face » (Chné Louhot ha-Berit, Tl, 61c).

La situation différente des nations vis-a-vis du Dieu manifesté —

elles sont derriére Lui et non face a Lui, car les dieux qu’elles adorent

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JOSEPH ERGAS

471

sont des aspects externes et dérivés du plérome — n’empéche pourtant par leur prosternation cultuelle d’avoir une efficience théurgique marquée par la descente de l’influx spirituel. Les Israélites ont une re-

lation directe avec la divinité, ils sont « face » a elle et non « derriére »

elle, ils sont donc en mesure d’attirer les influx venant en droite ligne du monde divin et non pas seulement de quelques zones célestes extérieures a lui. L’acte de prosternation est reconnu comme un moyen

universel d’attirer les épanchements divins, bien que l’orientation spirituelle des adorateurs détermine leur origine et fasse varier leur qua-

lité ontologique. En définitive,R. Isaie reprend 4 son compte la plupart des conceptions théurgiques de ses prédécesseurs, malgré quelques scrupules et quelques résistances. Pourtant, la tentative de R. Sabbatai Cheftel

Horovitz qui cherchait 4 réduire la portée de l’action théurgique pour la concilier avec la théologie exotérique et la rendre compatible avec Ja croyance en l’immuabilité de Dieu et en son impassibilité, n’est pas

demeurée isolée et sans suite, méme si R. Isaie Horovitz, qui l’avait

d’abord approuvée, a été conduit invinciblement a s’en écarter.

R. Joseph Ergas

Plus tard, un cabaliste italien entreprend de rédiger un plaidoyer en faveur de la doctrine de la cabale dont il propose une interprétation métaphorique en harmonie avec les idées de R. Moise Cordovéro. Dans son Chomer Emounim (Le Gardien des fidéles), R. Joseph Ergas (1685-1730) expose, sous forme de dialogue, les principales conceptions de la cabale et tente d’en rendre compte en les expliquant de fagon didactique, rationnelle, conforme a la théologie juive dominante. Pour expliquer ses expressions les plus provoquantes, il lui faut parfois en élimer certaines aspérités. Trés proche des théses de R. Moise Cordovéro dont il s’inspire jusqu’é reprendre mot a mot quelques formules, ses développements concemant I’action théurgique témoignent d’un réel effort de clarification qui sacrifie cependant toute originalité. Le culte théurgique fait d’abord l'objet d’une exposition des principes qui le justifient : « Ce & quoi nous portons notre attention pour restaurer et unir les sefirot, grace au commandement ou a la pritre, pour qu’elles soient prétes & recevoir Sa lumiére et Son épanchement, cela est dénommé

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472

LA CABALE THEURGIQUE

DU XVI* AU XVIII" SIECLE

“culte de l’Infini”. Car bien que Lui, béni soit-il, ne regoive aucun bénéfice du culte [qui lui est rendu], néanmoins, puisque tout Son désir

est de faire du bien & autre que Lui, celui qui relie et unit les attributs et les sefirot par le moyen de [I’€tude de] la Torah, des commandements et de la pritre, causant leur restauration et les préparant a recevoir Son épanchement et Sa bonté, celui-la est appelé “serviteur de la divinité”. En effet, la divinité n'est pas servie en raison de la priére et du commandement [matériels] mais 4 cause du rapprochement des attributs et des sefirot, par ce biais ils sont disposés a recevoir Son

épanchement et a s’épancher [a leur tour] vers les étres d’en bas, faire le bien est en effet le but de la création » (Chomer Emounim,

Jérusalem, 1965, II, 13, p. 64) ".

Ici, ce sont les essences divines supérieures et non pas seulement les hommes, comme dans le texte précité du Maharal, qui regoivent

les influx de I’Infini par le biais du culte. Cette théopathie permet aux hommes d’étre les auxiliaires indispensables a la réalisation du but de la création. L’homme rend un culte a I’Infini (En Sof) en permettant l’accomplissement de |’intention — le Bien — pour laquelle il a émis ses émanations : ainsi l">homme travaille pour Dieu. Servir Dieu consiste donc a faire Son travail. Ce qui rejoint curieusement le vieux mythe mésopotamien de la création des hommes : ceux-ci ont été formés pour effectuer la besogne divine qui répugnait au dieu (dans la version akkadienne du mythe d’Atrahasis). Mais pour notre cabaliste, l’action de I"homme ne se substitue pas a I’ceuvre di-

vine : sans son travail, celle-ci ne pourrait pas étre menée a bien, elle est donc essentielle et non pas supplétive. Nous avons eu I’occasion de développer I’idée que le syst¢me des sefirot était une structure active et passive — poiétique et sympathétique, pour reprendre une formule de Henry Corbin — dans l'Introduction de notre traduction du Palmier de Débora de R. Moise Cordovéro (édité en 1985). Nous retrouvons une idée semblable dans un texte de R. Joseph Ergas. Celui-ci revient plusieurs fois, dans son livre, sur la question de la théurgie. Cet ouvrage, nous l’avons dit, se présente comme une controverse fictive entre un protagoniste versé

11. Comparez ce texte avec un passage du Elimah Rabbati de R. Motse Cordovéro Cité supra, p. 397-398.

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JOSEPH ERGAS

4T3

dans le Talmud, la philosophie et les sciences et un cabaliste qui essaie d’expliquer en termes clairs et convaincants les doctrines principales de la cabale. Aussi la théurgie fait-elle l’objet d’un effort d’élucidation particulier, 4 cause du caractére choquant pour un esprit rationnel de certains de ses postulats, et parce qu’elle est « le fondement de toute la sagesse de la cabale » (Chomer Emounim, p. 88). Voici quelques passages de l’explication de R. Joseph Ergas od la doctrine de la sympathie universelle qui lie et solidarise tous les mondes apparait au premier plan : « Que les entités d’en haut aient besoin de l’impulsion venant des

entités d’en bas, et que tout ce que font les entités d’en bas fasse impression (rochem) ® sur celles d’en haut, la nécessité t’en sera démontrée lorsque tu auras réfléchi au lien puissant qui les joint les unes aux autres et qui les fait sympathiser entre elles. Car ce bas monde est affecté par le monde des sphéres et de leurs armées [célestes], et ces sphéres sont affectées l'une par l’autre jusqu’a la sphére supérieure qui est affectée par le [monde] spirituel de la Fabrication ; et tous les degrés du [monde] spirituel de la Fabrication sont affectés les uns par les autres jusqu’au monde de la Formation ; celui-ci est affecté par [le monde] de la Création, et ce

dernier par le [monde] de ’Emanation ; et tous les niveaux émanés

regoivent lumiére et €panchement I’un de I’autre, jusqu’a la lumiére supérieure A tout supérieur appelée En Sof. Celui-ci épanche sur tout et rien ne l’affecte, alors que tous regoivent de lui pour s’épancher sur l’entité qui leur est subordonnée hiérarchiquement et localement, de maniére telle que tous les étres d’en bas sont liés aux étres d’en haut ; c’est pourquoi, suivant l’impulsion d’en bas, il est agi en haut, a l’image d’une chaine de fer suspendue en l’air : lorsque tu fais bouger le chainon de l’extrémité inférieure, tu fais mouvoir

aussi celui de I’extrémité supérieure ". A une différence pres : les étres d’en bas n’ont la force de faire bouger et d’activer les entités d’en haut que dans le lieu od I’Ame de chacun s’enracine. Quant a ce que disent les cabalistes : au moment od l’homme accomplit un

commandement en bas, cela entraine la réception d’un influx au niveau de la dimension qui se rapporte 4 ce commandement, et a l’inverse quand I’homme faute, il cause un dommage et un manque en

12. Voir supra, p. 395, note 71.

13. Image empruntée a R. Yehoudah Hayat cité supra, p. 351.

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI" AU XVIII SIECLE haut — cela ne concerne que le niveau od se situe la racine de son Ame, comme il est dit dans le Tigouné Zohar, fin du chap. 43 (fol. 82b) : “Il entrave les bénédictions, chacun selon son degré, car celui qui cause un dommage en bas, cause un dommage en haut, dans le lieu d’od a été extraite son Ame”. »

Les remarques finales tentent de restreindre l’action théurgique en situant localement ses effets au niveau de la racine supérieure de I’4me de I’agent. Nous avons eu !’occasion d’étudier un texte de R. Moise Cordovéro qui développait ce point important en s’appuyant aussi sur un passage du Tiqouné Zohar (supra, p. 411). Cette limitation permet de rendre compte de l’influence d’actes multiples et variés sur l’unité du plérome divin. Mais elle posséde ici une connotation réductrice absente du texte de Cordovéro. Le premier terme, I’Infini, est le seul qui ne saurait étre affecté et il demeure, impassible, au sommet de tous les mondes, les abreuvant de ses influx surabondants, tel 1’Un des néoplatoniciens de la fin de

l’ Antiquité. La suite du développement fait appel 4 des exemples empruntés a R. Yehoudah Hayat, comme celui de I’attraction réciproque des aimants, afin de mettre en valeur la possibilité rationnelle de l’action exercée a distance. La suite immédiate du passage se référe encore & la doctrine selon laquelle l’action théurgique n’atteint que la racine supérieure de l’4me de Il’homme qui est l’auteur méme de I’acte, mais cette fois c’est l’autorité de R. Isaac Louria (le Ari) qui est invoquée. L’invocation de cette autorité prestigieuse est ici quelque peu abusive, puisque le développement de R. Joseph Ergas rappelle davantage celui de R. Moise Cordovéro. I! emprunte les idées et méme la terminologie de ce dernier sans le nommer, alors qu’il renvoie le lecteur 4 R. Isaac Louria : il s’‘appuie sur l'autorité de celui-ci pour mieux faire admettre les conceptions de celui-la. Le méme tour de passe-passe se répéte dans la derniére partie du passage, a l’occasion d’un rappel du théme des « eaux féminines » : « Tout cela témoigne en faveur de la conception de la cabale au sujet de l'homme : tous les pas qu’il fait en bas, pour le bien ou pour

le mal, font impression et activent le lieu de la racine de son Ame et

la source d’od elle a été sculptée, mais pas plus haut que 1a oi se trouve la racine de son Ame, ainsi que !'a écrit le Ari, de mémoire

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JOSEPH ERGAS

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bénie, dans Mevo Ché’arim (II, 2, chap. 2) “. [Dieu] a fait aussi, du processus de la pluie, un mémorial de ses merveilles : la terre s’ac-

tive d’abord pour faire monter la vapeur d’eau [vers le ciel], ensuite

la pluie descend sur le sol ', ainsi qu’il est écrit : “Une vapeur monta de la terre” (Genése 2:6) puis elle arrosa toute la surface du sol, ce que dit le Zohar (1, 35a) : “Une vapeur monta de la terre : par l’action d’en bas s’éveille l’action d’en haut ; viens et vois : d’abord une buée s’éléve de la terre, un nuage se forme [en haut], ensuite tous deux se

joignent. De la méme fagon, la fumée du sacrifice s’élance d’en bas et

fait la paix en haut, et tous se joignent I’un a l'autre et se completent, il en va ainsi en haut : une impulsion part d’en bas puis tout se parfait ; et si la Communauté d'Israél ne commengait pas la premiere a s’activer, Celui d’en haut ne s’activerait pas en regard : par le désir d’en bas, Il se compkte en haut.” Il appert de ce passage que ce processus a cours au niveau méme des entités supérieures : pour que l’influx descende dans la sefira Malkhout, il faut qu’une impulsion vienne d’abord drelle, alors s’active la puissance supérieure 4 son égard, pour épancher en elle ce qu'elle désire. L’épanchement d’en haut ressemble a la res-

piration du coeur * : lorsque le coeur de I"homme veut soupirer en faisant sortir la respiration a I’extérieur, il fait d’abord rentrer l’air froid a l’intérieur, puis il émet de la chaleur en expirant vers le dehors ; il en va ainsi de I’€panchement supérieur : pour chaque espéce d’influx qui descend, il faut tout d’abord que montent les eaux féminines, ensuite

descendent les eaux masculines. Les détails de la connaissance de ce sujet constituent une grande partie de la sagessse [de la cabale], comme il ressort des exposés du Ari, de mémoire bénie. Pour conclure : toute la Torah sans exception est bAtie sur ce principe et ce fondement, a savoir que le “culte est un besoin de I’en haut”, visant

a restaurer les dimensions et a les disposer & recevoir I’épanchement afin qu’elles le propagent sur les étres d’en bas » (ibid., p. 88-89).

La théorie dite des « eaux féminines » a certes été développée et renouvelée par R. Isaac Louria. Mais si R. Joseph Ergas évoque lautorité de cette figure célébre et vénérée, il ne parle de ses

14. Voir fol. 6b. Ce passage ne mentionne pas explicitement la notion de la « racine de l’Ame » et il ne traite que de fagon oblique du thtme évoqué ici. La « vraie » réfé-

rence est le texte de R. Motse Cordovéro étudié supra, p. 409 ss. 15. Comparez avec un texte de R. Yehoudah Hayat cité supra, p. 342 et cf. p. 346. 16. Comparez avec un passage de R. Motse de Léon cité supra, p. 195, qui utilise

une image semblable. 17. Voir supra, p. 365, note 34.

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI* AU XVIIT’ SIECLE

conceptions qu’en termes trés généraux. Il convient plutét de voir en R. Moise Cordovéro la source d’inspiration implicite du présent passage. Ce cabaliste écrivait dans son Pardés Rimonim (portique VIII, chap. 19, fol. 50a) : « Les actions des justes sont les eaux féminines qui éveillent le désir, [...] par leur mérite [la sefira Malkhout] recoit [les influx] du Male {= la sefira Tiferet] et elle Le réclame. » Cette théorie de l’acte théurgique procéde, comme nous le voyons ici, de la représentation élaborée par le Zohar de l'attraction exercée par la dimension féminine, la Malkhout appellée Communauté d'Israél, sur la dimension masculine supérieure, Tiferet, a l’aide

d’une imagerie météoritique. Quand les eaux féminines émises par la sefira Malkhout s’élévent, elles pressent les eaux masculines de la

sefira Tiferet de descendre l’abreuver. Le mouvement d’ascension des eaux féminines et de descente des eaux masculines avait été dé-

crit par le midrach ancien, en particulier le Pirgé de Rabbi Eliezer,

qui déclare 4 propos du déluge : « Les eaux du déluge descendirent sur terre, car ce sont des eaux masculines, et les eaux des abimes

montérent, car ce sont des eaux féminines, les unes se conjoignirent

aux autres et grossirent » (chap. 23). Dans ce méme ouvrage, l’action des eaux masculines est comparée & un ensemencement : « Il pleut sur la terre des eaux masculines et la terre est fécondée comme I’est la mariée par son premier époux et elle produit une postérité de bénédiction » (chap. 5). En revanche, la montée des eaux féminines est considérée comme étant a l’origine de pluies néfastes : « En tout lieu od le Roi le leur ordonne, elles s’élévent et s’abattent en pluie. Aussitét la terre est fécondée et donne naissance a une germination, comme une veuve tomberait enceinte a cause de sa débauche » (ibid.). Le Zohar considére que la « terre » d’od s’élévent les eaux féminines et sur laquelle affluent les eaux masculines n'est autre que la sefira Malkhout, la dimension fémi-

nine de la divinité. Ce processus interne qui permet a l’entité inférieure d’étre fécondée d’influx divins par l’entité masculine supérieure, est déclenché en bas par |’effectuation des commandements qui déterminent par réaction sympathique la montée des

eaux féminines depuis la sefira Malkhout. L’idée rabbinique d’un sexe des eaux, selon laquelle les eaux d’en haut sont masculines et celles d’en bas féminines, a son origine dans des traditions cosmolo-

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JOSEPH ERGAS

47]

giques juives trés anciennes, puisqu’on en trouve trace dans le premier livre d’Hénoch *.

R. Joseph Ergas, & la suite encore de R. Moise Cordovéro " mais

aussi de R. Isaac Mar Hayim ”, s’attache a limiter la portée de l’action

théurgique au degré d’épanchement venant du En Sof regu par les sefirot et a exclure leur structure ontologique essentielle, considérée comme immuable, du bénéfice de ce processus induit par les ceuvres humaines:

« Le dommage causé par la faute n’agit pas [dans la dimension sefirotique] en son essence, c’est-a-dire dans le degré déterminé et fixé de cette dimension émanée depuis le En Sof ; [...] le juste n’ajoute aucun influx a l’entité émanée en son niveau essentiel, car tout ce que l'homme fait pour ajouter ou diminuer dans les sefirot, ne concerne que le degré de l’€panchement que les sefirot regoivent face au besoin d’épancher sur les étres d’en bas. Cela ressemble & une mére qui allaite son enfant : plus le nourrisson tte, plus ses seins se remplissent

de lait, et quand la force de succion de I’enfant cesse de s’exercer et qu’il ne téte plus, le lait aussi ne parvient plus aux seins qui s’assé-

chent au lieu de se remplir, et c’est cela méme que signifie : “Le culte est un besoin de I’en haut”, car plus un nourrisson veut téter, plus sa mére veut I’allaiter. Ainsi l'homme, par ses bonnes actions, téte les

seins d’en haut et fait qu’une surabondante bénédiction leur est dispensée » (ibid., p. 90).

Nous avons déja rencontré plusieurs fois l'image de I’allaitement qui est devenue un lieu commun parmi les cabalistes 7. Son impact affectif et la puissance de conviction que lui attribuaient les mystagogues ont fait d’elle un schéme explicatif sans égal appliqué aux processus intra-sefirotiques. Pour notre auteur, ce n’est qu’un surcroit d’épanchement qui parvient, par l’action des hommes, aux sefirot

émanées, correspondant a ce qu’eux-mémes ont besoin de percevoir.

La structure sefirotique n’est pas affectée en son essence par les actes,

18. Voir 1 Hénoch LIV, 8. 19. Voir Pardés Rimonim 8:13, fol. 45b-c et le développement de R. Sabbatal Cheftel Horovitz, supra, p. 461-462. 20. Voir supra, p. 273-274.

21. En premier lieu chez R. Yehoudah Hayat, voir supra, p. 345, qui s’inspire de R. Joseph Gikatila.

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI" AU XVIII® SIECLE

bons ou mauvais, des hommes ; ceux-ci sont seulement capables de

faire grossir ou de diminuer, a leur profit ou a leurs dépens, le flux on-

tique qui surabonde sur les sefirot depuis le En Sof, ce dernier demeurant totalement indifférent 4 ces fluctuations qui n’interagissent pas avec l’essence du plérome divin. Ainsi, la devise des cabalistes depuis Nahmanide, si souvent citée par R. Méir Ibn Gabbay et répétée ici, « le culte est un besoin de l’En haut » (‘avodah tsorekh gavoah) ?,

est en partie vidée de sa signification théocentrique, puisque, en défi-

Nitive, c’est pour satisfaire les besoins de !’en bas que les sefirot, par Yaction des hommes, bénéficient d’un surplus d’épanchements, accessoire pour elles. Nous avons donc affaire ici 4 une conception limitative de la portée théurgique des actes humains, en germe déja chez R. Moise Cordovéro et déployée par R. Sabbatai Cheftel Horovitz. Bien qu’elle procéde a la fois d’un souci de rigueur philosophique et d’une préoccupation d’ordre religieux, on peut se demander dans quelle mesure elle pourrait représenter aussi une tentative de synthése des deux grands courants qui traversent I’histoire de la pensée religieuse du judaisme depuis l’époque biblique, le courant sinaitique qui accorde a I’action cultuelle un pouvoir efficace sur le divin, et le courant de la royauté judéenne, qui le lui refuse au profit d’une grace divine dont tout dépend *. R. Moché Hayim Louzzatto Représentant le plus accompli de la nouvelle cabale lourianique, homme de lettres, exégéte, mystique, moraliste et poéte italien, R. Moché Hayim Louzzatto (1707-1747) fut une figure trés controver-

sée, il fut méme accusé par R. Joseph Ergas d’avoir plagié ses ceuvres *. Les explications qu’il propose pour rendre compte de I’action théurgique attestent comme cent témoins de son originalité et de son inventivité personnelles. Trés porté sur les spéculations les plus abstraites, ce cabaliste développe des considérations subtiles et

22. Voir supra, note 17. 23. Pour cette distinction voir l’introduction, supra, p. 35. 24. Pour un résumé des controverses qui ont éclaté autour de Louzzatto, voir l’introduction de J. Hansel a sa traduction d’un livre de cet auteur, Le Philosophe et le Cabaliste, Verdier, Lagrasse, 1991, p. 13-18.

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MOCHE HAYIM LOUZZATTO

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des efforts intellectuels remarquables. La finesse de son style et les

méandres complexes de sa pensée exigent que nous citions longuement quelques-uns de ses écrits les plus significatifs en la matiére. L’élément le plus pointu de sa conception est la place et la fonction qu’il accorde a la notion de relation entre la cause et l’effet. Ce n’est pas I’homologie des formes entre le plérome divin et la figure humaine qui constitue & ses yeux la clé de la fonction théurgique des commandements ; cette fonction repose dans I’aspiration des effets doués de libre arbitre a s’unir a leur cause. Or cette aspiration ne se situe pas a l’intérieur de ce type d’effet. L’homme ne recéle pas, en son étre méme, ce mouvement permanent qui le fait tendre vers sa cause et, a la différence des anges, il doit conquérir ce désir qui lui manque. C’est dans les 613 commandements qu’il trouve cette partie de lui-méme, son « étre en relation » sans lequel il n’est pas une créature achevée. Quand, par Il’accomplissement des commandements, il

a retrouvé la partie de son étre qui lui faisait défaut, il est alors prét & recevoir l’épanchement divin auquel désormais il aspire. Cette aspiration déclenche un mouvement de descente des influx, qui franchissent les degrés de la hiérarchie du plérome en les remplissant d’abord Pun aprés I’autre. L’action de Dieu dans sa création s’effectue par le biais du mouvement descendant suscité par le désir humain, puisque les degrés du plérome sont autant de centres de I’action divine en ce monde. Dans la seconde partie de son exposé, l’auteur explique la nature des commandements et de la Torah et l’origine de leur pouvoir enl’homme. A nouveau, mais cette fois en ce qui concerne les deux degrés inférieurs du plérome (les sefirot Tiferet et Malkhout), le cabaliste introduit la distinction entre ce qui constitue l’étre propre de ces dimensions et leur étre en relation, a savoir leur tension vers leur cause. Les commandements sont présentés comme dérivant de I’« tre en relation » de ces sefirot, ce qui signifie qu’ils sont d’ordre

divin, mais aussi et surtout que leur existence méme est dépendante

de l’action de l"homme. L’aspect « étre en soi » des sefirot est posé par le processus d’émanation, qui ne dépend que de la volonté divine, tandis que leur aspect « étre en relation » dépend du désir de l'homme. Une composante de l’existence de la divinité est donc subordonnée 4 I’activité de I"homme, a son auto-création par l’accom-

plissement des commandements et de la Torah, au moyen desquels il

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI* AU XVIII* SIECLE

s’approprie le désir qui tui manque. L’ensemble de l’exposé, s'il est fidéle aux enseignements classiques des cabalistes, qu'il anime d'une vigueur nouvelle, marque un tournant dans l’histoire de la cabale

théosophique, qui récupére une partie de la tournure d'esprit de la cabale extatique, centrée sur le désir d’union avec la divinité. Le désir d’adhérer substantiellement a !’étre divin devient le moteur du processus théurgique par lequel le plérome des émanations bénéficie d’une amplification de I'épanchement issu de I'Infini. Cette connexion entre un psychisme humain tourné vers Dieu et la structuration du plérome a peut-€tre été une des sources du hassidisme moderne *, en lequel se réconcilient les deux grands courants du cabalisme médiéval. L’exceptionnelle précision du texte de Louzzatto et son originalité nous conduisent a en citer un extrait assez large : « Quelle est la nature des commandements ? Le secret de ce sujet est qu'il y a dans la nature de toutes les parties d’un effet, un désir et une tension vers sa cause. C’est ainsi qu’une telle aspiration est pré-

sente dans les anges de fagon constante et, en permanence, ils regoi-

vent aussi un influx indifférencié, sans aucune variation, et toujours iis sont attachés 4 leur cause. Mais il n’en va pas de méme des étres dotés de libre arbitre : cette chose est établie dans les sefirot mémes. A savoir : si tout effet est tendu dans toutes ses parties vers sa cause, nous

pouvons y discerner deux composantes ; la premiére est son étre propre en tant qu'il a une existence [particuliére] ; la seconde est la relation existant dans toutes les parties, qui le rattache & sa cause.

L’Emanateur a voulu que ces [deux] choses soient séparées l'une de

lautre, bien qu’une créature ne soit dite parfaite qu’avec les deux. Et en vérité, si un effet est dépourvu de cette tension et de cette relation, il ne peut étre qualifié que de “demi-création”. Ainsi, en ce qui concerne l’homme, celui-ci comporte autant de parties qu’il y a de degrés dans les sefirot. Mais quant a la relation précitée présente dans leffet, le Créateur, béni soit-il, n’a pas voulu qu’elle soit, a Pintérieur de la créaturalité [de l'homme], unie intimement et de fagon nécessaire comme dans les anges ; mais [il a voulu] qu'elle soit extérieure a lui et qu'elle puisse étre en lui s’il décide de la réunir & lui. Dans cette relation il y aura autant de parties qu’en l’homme méme, car toutes

25. L'impact de la pensée de Louzzatto sur le hassidisme modeme a été étudié par

1. Tishby, voir « Le Saint béni soit-il, la Torah et Israé! sont un » (en hébreu), dans

Qiryat Sefer, 50, 1975, p. 480-492.

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MOCHE HAYIM LOUZZATTO

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les parties de l’homme doivent étre [impliquées] dans cette relation et dans cette tension. La totalité de cette relation dans toutes ses parties est constituée des 613 commandements, qui sont comme les 613 parties de ’homme. Au vrai, l'homme sans les commandements n’est pas une créature enti¢re, car lui manque une partie destinée A entrer dans sa réalité méme et qui est la relation que je viens d’évoquer. En accomplissant tous les commandements, l’homme regoit la totalité de cette relation, on dira alors qu’il est relié a sa cause en tendant a s’unir a elle. Il sera prét & recevoir et Celui qui épanche épanchera en lui. [Les sages] ont dit au sujet de ce mysttre : “Vous les ferez” (Lév. 26:3) — vous vous ferez (Sanhédrin 99b). La créaturalité de ‘homme est réellement imparfaite, jusqu’’ ce que lui-méme la parachéve. C'est le thtme de “l'image parfaite” que R. Siméon ben Yohal mentionne de nombreuses fois, et que posstde celui qui accomplit les commandements. Et Moise notre maitre dit : “Tu craindras YHVH ton Dieu,

tu le serviras et tu t’attacheras a lui” (Deut. 10:20). Car en vérité, le

but du culte est cette union qui est en fait un besoin du Trés-Haut,

c’est ce qu’il veut pour la conservation du monde : que [I"homme] re-

goive Son adhésion et s’attache & sa cause. Or comme les sefirot sont

disposées graduellement, la cause la plus proche des étres inférieurs sera la derniére sefira. Celle qui la précéde sera sa cause, et ainsi de suite jusqu’a En Sof, béni soit-il. Si ’homme regoit Son adhésion, et

que I’Emanateur veut agir suivant son action, la Royauté (Malkhout), qui est la sefira inférieure, regoit Son adhésion et sera unie au

Fondement. Puis le Fondement regoit Son adhésion et s’unit A ce qui est au-dessus de lui, et ainsi de suite jusqu’é En Sof, béni soit-il. Alors tout récepteur est prédisposé et tout épancheur s’épanche grace a la prédisposition du récepteur. Puisque le Zeir Anpin et la Nouqba [Male et Femelle] sont les causes les plus proches des étres inférieurs, on distinguera en eux également deux [aspects] : l'aspect de leur étre propre et l’aspect de leur étre en relation. L’aspect de leur étre en relation comprend trois unions [énoncées sous la forme des graphémes suivants] : YAHHVYHH, YAHLVHHYM, YAHDVNHY, [lettres] numériquement équivalentes au mot NeR (= 250 = flamme). Les commandements ont émergé de ce mystére, ils sont vraiment l’aspect de l’adhésion, car ils ont la propriété intrinstque de compléter I’homme par Ia relation dont nous avons parlé, et, aprés lui, la totalité méme des sefirot. C'est le secret du verset : “Le commandement est une flamme” (Pro. 6:23), car les trois unions ont une valeur numé-

rique équivalente a “flamme”. Néanmoins, la racine des commandements est la Torah, elle est le déploiement de tous les degrés pour le besoin de la création méme et singulitrement pour le besoin de la création des Ames. De la totalité de ce déploiement émerge I’en-

semble des commandements selon l’ordre des 613 lumiéres précitées.

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVF AU XVIII" SIECLE Cest pourquoi il est dit : “Le commandement est une flamme et la Torah est une lumiére” (Pro. 6:23). L’essentiel de l'étude [de la Torah]

vise 4 aboutir a l’action, car la Torah en efle-méme, en sa racine, reléve

de l'ensemble des 613 commandements. [...] Résumons, pour toi [lec-

teur], ce qui ressort de ces propos. L’Emanateur a voulu ne pas agir de

lui-méme selon sa volonté, mais [il a désiré] vouloir selon la volonté des étres inférieurs. En ce qu’il est : soit épanchant, soit non épanchant, sans qu'il soit lui-méme en état de refuser [d’épancher] ou en état de passer d'une action a une autre. [II a voulu] en fait que son action se présente ainsi : quand son effet tourne sa face vers lui et adhére a lui en fonction de la tension de I'effet vers sa cause, il recevra de lui l’épanchement. Telle est la demande que [les effets] formulent : que laspect de la relation et de l'adhésion précitées agisse en eux — telle est leur demande. C'est une requéte qui mérite d’étre effectivement exau-

cée, car alors on dira que le récepteur est prédisposé [& recevoir] sans retard, et l’épancheur s’épanchera immédiatement. Le début de ce processus se situe en "homme, c’est lui qui posséde le pouvoir de se re-

lier & sa cause en faisant les commandements. Et ainsi les causes adhéreront les unes aux autres [de proche en proche] jusqu’a la Cause de toutes les causes. De celle-la alors surgira I’influx pour le bénéfice de tous, et il descendra de degré en degré jusqu’’ homme. En fonction de l’adhésion a laquelle il sera parvenu, ainsi sera l’adhésion la plus haute, et ainsi sera I’influx descendant, mesure contre mesure suivant une juste proportion. Les dix sefirot sont toutes incluses les unes dans les autres et accordées les unes aux autres ; de cette fagon, puisque ladhésion de I"homme est fonction de tel commandement, qui dépend de l'un des degrés, l’adhésion dans I|’ensemble des sefirot lui corres-

pondra, en tant qu’elles s'accordent & ce degré » (Da’at Tevounot, pat-

tie LI, Guinzé Ramhal, éd. H. Friedlander, Bné Braq, 1980, p. 27-30).

On reconnait dans les derniéres lignes comme un écho des formulations que l'on a rencontrées chez R. Méir ibn Gabbay, pariant de la concaténation des degrés de I’émanation et de leur accord interactif. 11 n'est pas nécessaire de commenter longuement un texte, qui, bien que dense, est assez clair par lui-méme, hormis le passage central relatif aux trois séries de lettres ot sont entrelacées trois noms divins : le Tétragramme (YHVH), Seigneur (ADONAY) et Dieu (ELOHY™M). Ces yihoudim (unions), propres a la cabale lourianique, font partie du langage technique des cabalistes de l’€poque, et il serait trop long de nous appesantir a leur sujet. Il suffit de savoir que, par ces graphémes dont certains remontent a l'ancienne littérature des Palais, les cabalistes expriment d’une fagon trés condensée les relations complexes

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MOCHE HAYIM LOUZZATTO

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tissées entre les sefirot ou entre des groupes de sefirot, ou encore

entre celles-ci et différents ordres de puissances qui dérivent d’elles. Cette fagon de rattacher les commandements a des émanations secondaires découlant des aspects singuliers des degrés du plérome divin nous rappelle un texte de R. Joseph de Hamadan étudié dans un chapitre précédent, sans que !I’on puisse affirmer qu’il soit la source directe du passage précité. Mais R. M. H. Louzzatto s’est aussi demandé comment concilier Paction théurgique d’un commandement avec la multiplicité bigarrée des actes commis par les hommes : « Comment se peut-il qu’il y ait dans le monde des justes et des méchants et que les uns et les autres agissant en méme temps dans les sefirot, il se déclenche une mise en branle contradictoire ? » (ibidem, p. 31). Cette question, re-

prise et détaillée plus loin (ibidern, p. 57), regoit une réponse qui fait appel & une conception importante de la cabale relative a la préexistence d’un nombre d’4mes fini, déterminé par les puissances qui leur correspondent au sein des sefirot dont elles dérivent. Cette réponse est trés largement tributaire d’un enseignement de R. Moise Cordovéro que nous avons étudié plus haut * et dont R. Joseph Ergas s’était également inspiré :

« Sache que, vis-a-vis de toutes les Ames que I'Emanateur a voulu

faconner, il prédisposa une puissance au sein des sefirot. En conséquence, les Ames n’apparaissent pas en nombre supérieur & ce qui a été prédisposé quantitativement dans les sefirot. De cette fagon, chaque

&me participe de l'ensemble des sefirot. Si tel est le cas, il peut se faire une restauration ou une détérioration suivant l’aspect singulier de chaque Ame. Car toute 4me active le bien et le mal seulement dans sa racine, A savoir dans toute sefira mais 4 proportion de sa participation a elle. Et aucune participation n’a besoin d'une autre pour son propre

compte. C'est ainsi que les ouvriers agissent différemment et modifient léveil d’en haut selon leurs ceuvres respectives. Cependant, on ne dira que les luminaires sont restaurés que lorsque toutes leurs parties le seront. Et cela aura lieu quand toutes les Ames seront restaurées, alors

toutes leurs racines seront restaurées ensemble. De ce point de vue, on fait gagner ou on fait perdre & I’un a cause d’un autre. Il est évident que lorsque toutes les parties d’un luminaire sont restaurées,

26. Voir supra, p. 409 ss.

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI AU XVIII® SIECLE Pillumination qu'il recevra sera plus grande que ce qu'elle aurait été s'il comportait des parties non restaurées encore, ce serait un défaut

pour la source s’il y avait en elle une quelconque partie qui n’eut pas été restaurée. En conséquence, pour que le monde soit dans sa plénitude, il faut que les pécheurs soient éliminés de la terre, alors l’épanchement sera entier, ultimement parfait » (ibidem, p. 55).

Chaque Ame est liée 4 une racine qui lui est propre dans le plérome divin, & la totalité duquel elle participe. Les restaurations ou les dommages que les hommes provoquent par leurs actions concernent la partie du plérome oi s’enfonce la racine de I’Ame de chacun d’eux. Si la restauration singuliére d’un élément de la totalité du plérome dépend de l’action d’un individu particulier, la restauration de la totalité de ses éléments dépend de I’action favorable de la totalité des hommes, totalité prédéterminée par le nombre total des Ames, pas-

sées, présentes et futures. L’action d'un individu est donc indépendante de celle d’un autre individu, puisque chacune opére dans la région définie & laquelle cet individu, par son Ame, est lié ; mais elle n’est pas indépendante de I’action de la totalité des individus, puisque le bénéfice d’une restauration totale de l’ensemble des aspects du plérome ov les Ames ont leur racine, concerne la totalité des 4mes, et

donc aussi chacune en particulier. Il en va de méme des détériorations

que les mauvaises actions peuvent susciter. Cette explication introduit

un paramétre quantitatif dans le domaine de I’action théurgique, qui implique que, pour étre totale, il faut que les pécheurs disparaissent, cessant de causer des dommages dans I’ensemble du monde de I’émanation et de retarder ainsi sa pleine restauration. L’action théurgique et restauratrice, d’initiative humaine, rejoint de ce fait la vision eschatologique classique du judaisme, qui fait dépendre la Rédemption d’une initiative divine. Comprendre la relation entre les ceuvres des hommes et la grace divine est un probléme qui a beaucoup préoccupé R. Moché Hayim Louzzatto, dans I’ensemble de ses écrits, il n'est pas

possible ici d’en rendre compte.

R. Avied Sar Chalom Basilea

Un autre cabaliste italien, R. Avied Sar Chalom Basilea (16801743) est l’auteur d’un ouvrage oi il défend la cabale, qu’il place au

sommet de la religion juive traditionnelle, contre ses adversaires qui

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AVIED SAR CHALOM BASILEA

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voient en elle une invention récente sans valeur philosophique. Dans sa Foi des sages, il en propose une présentation destinée aux lecteurs lettrés sensibles aux citations de penseurs ou de savants anciens ou modemes, tels Platon, Descartes, Copernic, qu’il rapporte a l’appui de ses théses. Il aborde la question des raisons des commandements vers la fin de son livre oi il résume leur fonction selon les « mystéres de la Torah ». Il affirme d’abord qu’il ne s’engage dans cette voie, qui dépasse le cadre et l’intention de son livre, que pour répondre aux railleries que suscite l’explication théurgique des pratiques religieuses chez beaucoup de ses contemporains : « Puisque, 4 cause de nos péchés, je connais plusieurs philosophes de notre peuple, qui, bien que totalement dépourvus de la science des secrets de la Torah, se moquent énormément de cette chose, et ils ouvrent leur bouche sans limite, bien qu’ils ne disent pas méme un soixanti¢me de ce qu’eux-mémes montrent qu’il y a dans leur coeur » (Emounat Hakhamim, Mantoue, 1730, fol. 37b).

Cette confidence biographique devrait assez bien traduire |’ambiance qui régnait en Italie dans quelques cercles d’intellectuels juifs de la premiére moitié du xvi siécle. Les attaques moqueuses contre la sagesse traditionnelle et sa conception des raisons des commandements sont associées avec une certaine prudence dans leurs expressions extérieures et cela, sans doute, 4 cause de |’autorité dont jouissaient des livres comme le Zohar ou des rabbins cabalistes auprés d'une grande partie de la communauté juive et de ses instances dirigeantes. Attaquer la cabale pouvait étre pergu comme une agression contre la religion traditionnelle dans son ensemble. Cela revenait pratiquement 4 remettre en question le sérieux de I’autorité rabbinique dans son réle dirigeant et comme institution représentant la religion officielle. Basilea rappelle d’abord un principe général admis par ses prédécesseurs : les commandements positifs attirent les influx divins ; les commandements négatifs éloignent la puissance d’impureté : « Chaque commandement positif de la Torah vise & attirer sur

nous la sainteté supérieure depuis les dimensions du Saint béni soit-il, et si un simple acte matériel accomplit une ceuvre en haut, a plus forte

raison la kavanah (V’intention) — qui est strictement intellectuelle et spirituelle, procéde précisément de I’ame humaine et & laquelle le

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI* AU XVIIF SIECLE corps ne participe pas — accomplit-elle en haut une trés grande ceuvre et attire-t-elle une grande sainteté sur nous. Chaque commandement négatif de la Torah vise & éloigner de nous l’impureté qui nous atteindrait si nous accomplissions I’acte [interdit] » (Emounat Hakhamim, Mantoue, 1730, fol. 39b). L’acte matériel est doté d’une certaine efficience, mais c'est I’acte

de pensée, la kavanah devant l’accompagner, qui excerce la plus grande influence sur les sphéres supérieures, parce qu'elle procéde de l’Aame humaine et sympathise de ce fait bien davantage que le corps avec sa source divine. Il conviendrait méme de dire que l’acte matériel n’intervient qu’en tant que support de I’acte de pensée, qui se taille la plus grande part dans I’ceuvre théurgique. L’explication principale que cet auteur propose ensuite est liée a la conception de la contiguité et de l’interdépendance de toutes les structures du et, parmi elles, & la situation singuliére de l’homme : « Sache que le Nom, béni soit-il, a créé ce monde inférieur en tant

qu’ombre et empreinte (defous) du monde supérieur”. II n'est rien de matériel dans ce monde inférieur-ci par rapport auquel n’ait été créée une réalité spirituelle en haut, dans le monde célestiel — sainteté ou

impureté *. Et le Saint béni soit-il a créé "homme “a l'image de Dieu” [...] et tous les organes de I"homme correspondent a des dimensions supérieures et trés spirituelles [...). Toutes les parties des mondes supérieur et inférieur et tous les organes de l'homme ainsi que tous les commandements de la Torah sont comme un chandelier unique composé de plusieurs éléments ” : ils se correspondent les uns aux autres, et lorsqu’ils s'unissent ensemble, ils constituent un chandelier parfait pour faire monter une flamme devant YHVH. Et tout ce a quoi Ion travaille ici-bas réalise une ceuvre en haut, de la méme fagon que celui

qui assemble les branches du chandelier réalise un édifice entier et parfait [...]. Or, chaque homme d’Israéi posséde ce chandelier : c’est

27. L’hébreu defous, qui dérive du grec tupos, est employé dans la littérature rabbi-

nique avec le sens de moule, de creux (Menahot 94a, Baba Batra 16a). Nous le tradui-

sons ici par « empreinte » d’apres le contexte. 28. Cette idée se trouve déja dans les écrits des premiers cabalistes, voir supra, p. 76 9q. et p. 81 sq.

29. R. Motse Cordovéro avait également utilisé l'image du chandelier démontable pour représenter la structure de I’ame en tant que pitce du monde divin a la fois unie & lui et distincte de lui. Voir supra, p. 409.

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AVIED SAR CHALOM BASILEA

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observance de la Torah par laquelle il réalise un édifice entier ld-haut. Ainsi, le Sanctuaire [du désert] était un chandelier parfait avec tous ses éléments et avec toutes ses mesures, et de méme que, dans le vase des heures appelé “horloge” nous voyons une chose inerte lorsque chaque pidce est isolée, mais que, une fois réunies, elles se meuvent spontanément et montrent les heures de maniére merveilleuse, ainsi les hommes au coeur sage, en accomplissant la besogne du Sanctuaire, fai-

saient descendre par leur concentration un épanchement de sainteté sur chacun de ses éléments. Mais sur chacun d’eux pris isolément, la Chekhina ne s’établissait pas, tandis que, dés que “Motse acheva le travail” (Ex. 40:33), il est écrit : “Le nuage couvrit la Tente de la Rencontre et la gloire de YHVH remplit le Sanctuaire” (ibidem, 34)» (Emounat Hakhamim, Mantoue, 1730, fol. 37b-39a).

Le monde inférieur est l’ombre ou I’empreinte (defous) de Dieu. C’est dire qu’aucun élément qui en fait partie n’est sans lien avec le monde divin. L’homme est son image de fagon éminente, si bien que tous les organes qui le constituent participent de cette macrostructure qui embrasse la totalité de ce qui est. C’est le cas également de la Torah et des commandements. Le premier schéme que Basilea met en avant pour dépeindre l’intégration de toutes ces composantes est l'image du chandelier démontable. Toutes les piéces qui le composent ont une place et une relation singuliére dans le tout. Quand ces piéces sont réunies correctement, le chandelier existe en tant que tel et peut assurer sa fonction. Agir ici-bas conformément aux commandements de !a Torah revient a reconstituer ce tout, 4 recréer le chandelier des mondes. La référence au Sanctuaire démontable du désert intervient a titre exemplaire comme preuve de l’efficience théurgique des ceuvres accomplies ici-bas ; mais, 4 l’image un peu trop statique du chandelier, Basilea substitue celle de l’horloge, plus dynamique. Dés que la Demeure du désert était remontée, elle cessait d’étre un amas d’objets inertes et chacun d’eux, intégré dans un tout, recevait un influx divin.

Construire ce Sanctuaire selon les mesures prescrites et avec la concentration requise en associant ainsi le geste a la pensée, provoquait, de fagon quasi mécanique, la descente de la Chekhina. Le texte insiste sur la notion d’achévement, qui est ici la clé du processus d’interaction théurgique. La participation de la pensée aux actions matérielles est nécessaire parce qu’elle est une des composantes, et la plus importante d’entre elles, du tout qui doit tre configuré et devenir une

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI* AU XVII SIBCLE

unité systémique dont toutes les parties s’engrénent et s’animent en vertu de leur inscription exacte dans le réseau parfait qu’elles constituent ensemble. La pensée fait figure d’énergie qui permet a tous les éléments du mécanisme, une fois qu’ils ont été assemblés dans l’ordre requis, de se mouvoir comme les délicats engrenages d’une horloge. Le fonctionnement de l’horloge a fourni, aux contemporains de Basilea, une source d’inspiration inépuisable. Que l'on songe par exemple a l’image du Créateur comme grand horloger du monde que Voltaire rendit célébre. On voit que la cabale théurgique sut également en tirer parti. Qu’un cabaliste italien introduisit ce modéle emprunté au progrés technique de son temps n’est sans doute pas le fruit du hasard. Se référer 4 un instrument aussi fascinant que pouvait

l’€tre une horloge mécanique était certainement d’une grande pertinence pour échauffer I’imagination de lecteurs trés sensibles aux arguments tirés des sciences et des techniques en pleine effervescence. Trouver des arguments convaincants pour démontrer la possibilité de l'efficience théurgique des commandements et du culte était un enjeu important pour les cabalistes qui s’adressaient non pas a leurs pairs, déja convaincus, mais a un public cultivé et parfois réticent. Les explications théoriques de Basilea ont des débouchés pratiques importants, puisqu’elles lui permettent de rendre compte aussi bien du repentir que de certaines normes apparemment contraires aux principes généraux de la Torah : « Toute transgression d'un pécheur n’est rien d’autre qu'un dég&t

en haut et une descente d’étincelles saintes dans l’impurcté, c'est

pourquoi, dés qu'il a effacé, grfce 4 son repentir, le dommage et I’accusateur créé par son iniquité, et qu’il a fait retourner dans leur lieu les étincelles de sainteté, il n’est plus aucune transgression » (Emounat Hakhamim, Mantoue, 1730, fol. 41b).

Un acte de transgression et par conséquent l’interdit qui le frappe ne se justifient qu’au regard de leurs effets théurgiques néfastes. La mention de la descente des étincelles de lumiére divine dans le domaine de l’impureté, occasionnée par le péché, est un motif emprunté a la doctrine de R. Isaac Louria, que nous étudierons au chapitre suivant. Ce motif est ici juxtaposé au théme classique du dégat infligé dans le plérome divin et 4 une conception rabbinique

ancienne exprimée dans la Michnah, traité Avot (4:11) : « R. Eliézer

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AVIED SAR CHALOM BASILEA

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fils de Jacob dit : Qui accomplit un commandement acquiert en sa faveur un avocat, mais qui commet une transgression acquiert contre lui un accusateur. » Le repentir est moins un acte de contrition que

la réfection du dommage causé par la faute, qui annule ses effets. L’impact effectif de la transgression a lieu non dans la société dont elle pourrait troubler l’ordre mais exclusivement dans le monde divin dont elle perturbe le fonctionnement. A l’inverse, certaines pratiques permises par la Loi, qui sembient contraires a la morale ascétique prénée par la piété religieuse commune, trouvent leur pleine justification dans les effets théurgiques qu’elles provoquent au sein du plérome. C'est le cas des relations conjugales avec une femme qui n’est pas en état de faire fructifier la semence de son époux, ce qui parait vouer cette substance séminale a la destruction et a la perte,

conséquence en principe hautement blamable :

« Pourquoi le coft avec une femme enceinte et avec une femme Agée ne comporte-t-il aucunement l’iniquité d’une émission vaine de

semence ? Au contraire, il est inclus dans le commandement du de-

voir conjugal ! La raison en est que Il’homme et la femme, lorsqu’ils s’accouplent ensemble, causent un accouplement

en haut, et il se

forme de nouvelles lumiéres. Un verset y fait allusion : “Les &4mes qu’ils avaient faites 4 Haran” (Gen. 12:5). L'homme, en effet, correspond a la dimension de Tiferet et sa femme a la dimension de

Malkhout, et méme s’ils n’enfantent pas en bas, ils enfantent en haut.

En vérité, la faute de l’émission vaine de semence ne consiste pas en

ce que cette semence s’en aille dans le vide, ce sont les entités exté-

rieures appelées “vide” et “vanité” qui se l’attachent et voient alors leur puissance augmenter considérablement et cela occasionne une semblable iniquité en haut, car le Yessod d’en haut s’épanche vers les

coquilles » (Emounat Hakhamim, Mantoue, 1730, fol. 42a).

L’épanchement de semence improductif sur le plan biologique ne l'est jamais sur le plan théurgique. Dans le cas d’une union avec une femme, cet épanchement provoque I’union des sefirot Tiferet et Malkhout et suscite la production de lumiéres divines, 4 savoir de nouvelles mes, a l’instar de l’union d’ Abraham avec Sarah alors que celle-ci était trés Agée, ce A quoi le verset cité de la Genése fait allusion. Dans le cas d’une émission de semence tout aussi improductive biologiquement mais advenue en I’absence de femme et d’union

conjugale, cette semence ne se perd pas dans le néant, et le « vide » et

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LA CABALE THEURGIQUE DU XVI" AU XVIIF SIRCLE

la « vanité » auxquels elle est destinée sont en réalité les forces du mal appelées « entités extérieures » qui s’emparent des étincelles contenues dans la semence et en tirent un surcroit d’énergie. Ce motif est emprunté encore a la conception panpsychiste développée par R. Isaac Louria, que nous étudierons plus loin. Non seulement la semence de l'homme ici-bas nourrit de la lumiére divine qu'elle recéle le domaine des forces impures, mais simultanément, l’archétype célestiel du sexe masculin, la sefira Yessod, se met a déverser !’influx

divin non pas vers la sefira Malkhout, mais vers ces forces démoniaques appelées « coquilles ». L’explication théurgique des interdits et, plus globalement, de l’ensemble des actes de l'homme, est présentée comme la seule qui soit cohérente avec la totalité des régles religieuses et qui concilie leurs contradictions apparentes. Elle n'est pas une simple superstructure plaquée sur le systéme des observances, mais elle est plutét une infrastructure qui leur confére leur sens et détermine leurs fonctions. Si les régles de la Loi sont conditionnées par la nature des effets surnaturels de leur mise en pratique, la théorie capable de décrire et d’expliquer ces derniers est nécessairement en position de modifier les régles suivant leurs conséquences théurgiques supposées. Nous verrons plus loin comment cette situation a permis parfois aux cabalistes d’attribuer une valeur positive a certains actes apparemment contraires a la Loi et reconnus socialement comme des transgressions et méme comme de graves péchés. Les textes des cabalistes que nous avons étudiés dans ce chapitre sont essentiellement tributaires de la pensée de R. Moise Cordovéro qui connut une grande popularité. Bien que plusieurs d’entre eux se référent accessoirement aux enseignements de R. Isaac Louria, ou ont

été écrits par des auteurs qui se réclamaient de lui, l’impact de sa pensée n’y est pas vraiment perceptible. La doctrine lourianique se singularise & ce point de la cabale qui I’a précédée ou qui a été développée indépendamment d’elle, qu’elle ne peut étre abordée au titre d’une simple variante. Il était donc préférable de lui consacrer un chapitre particulier. Ce qui ne signifie pas qu’elle ne soit pas elle-méme trés dépendante des traditions antérieures. Mais son ampleur et sa complexité, l'influence qu'elle exerga parmi I’élite et qu'elle exerce toujours, ont fait d’elle une composante spécifique de la mystagogie juive.

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LA CABALE

CHAPITRE [X THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA

Les enseignements délivrés par R. Isaac Louria (1534-1572), cabaliste €gyptien d'origine allemande ou polonaise né a Jérusalem et installé tardivement a Safed, accédérent a la renommée et marquérent profondément les générations suivantes de cabalistes. Une littérature volumineuse sera élaborée autour d’eux et des controverses éclateront au sujet de leur interprétation. Le caractére le plus frappant des développements consacrés a la fonction théurgique des commandements, est l’'abondance des détails touchant non seulement le culte obligatoire traditionnel mais aussi le moindre geste de la vie quotidienne. Tout est l'occasion d’un fiqgoun (restauration ou réfection), visant soit a écarter

les forces du mal soit 4 réparer les multiples aspects du monde divin.

G. Scholem a naguére brillamment évoqué cette doctrine visionnaire ': « Le processus par lequel Dieu congoit, se produit et se développe Lui-méme n’atteint pas sa conclusion finale en Dieu. Certains

réles dans le processus de restitution sont attribués a l'homme. [...]

Cest lui qui compte l’intronisation de Dieu, Roi et Créateur mystique de toutes choses, dans son Royaume des cieux, c’est lui qui parfait le fabricateur de toutes choses ! » Il est vrai que les propos enthousiastes de Scholem peuvent s’appliquer autant a la cabale classique qu’a la cabale lourianique, mais cette derniére est un tel objet de fascination que peu de chercheurs ont résisté a la tentation de voir en

1. Les Grands Courants de la mystique juive, Paris, Payot, rééd. 1983, p. 291.

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LA CABALE

THEURGIQUE

DE R. ISAAC LOURIA

elle l'aboutissement le plus achevé de la cabale tout entiére. Le méme

Scholem considérait que la cabale lourianique et particulitrement ses développements théurgiques ont été les ferments qui ont préparé I’explosion messianique autour de la figure de Sabbatai Tsevi en 16661667, mais cette thése, trés largement acceptée, a été récemment constestée par M. Idel, qui a démontré sa totale inconsistance *. Aussi curieux que cela puisse paraitre, il n’existe pas a ce jour de monographie consacrée & la pensée de R. Isaac Louria et le chapitre que Scholem lui consacre dans Les Grands Courants de la mystique juive ainsi que d’autres développements assez brefs du méme auteur sont, avec le petit ouvrage de I. Tishby publié en 1939 °, les seules tentatives sérieuses d’analyser l’ensemble des aspects de son systéme de pensée. D’accés difficile et d’une grande complexité, cette doctrine singuli¢re qui transforma profondément la cabale et marqua une césure dans Phistoire de la mystagogie juive, n’a hélas pas été couchée par écrit par son auteur mais elle fit l'objet de plusieurs présentations par des disciples a partir des legons orales du maitre. Les textes qui la développent ne sont donc pas de premiére main et les contradictions, les incohérences, les obscurités y abondent. Ces textes proviennent des notes de cours, des souvenirs et des interprétations personnelles de chaque disciple et n’ont pas méme fait l'objet d’éditions vraiment satisfaisantes. C’est dire le caractére aventureux et incertain de toute présentation de la pensée d'un visionnaire comme R. Isaac Louria, qui

prétendait tenir son savoir de révélations du prophéte Etie. Cette pen-

sée se plie de surcroit trés difficilement 4 la mise en forme et au résumé. R. Isaac Louria ne se soucie guére de rendre compte de la conception théurgique de la cabale au regard de la tradition rabbinique ou du raisonnement théologique. La finalité de ses imposantes construc2. Voir « “Un seul par ville et deux par clan” - nouvelle réflexion sur le probleme de la diffusion de la cabale du Ari et le sabbatianisme » (en hébreu), Pé’amim, n° 44, 1990, p. 5-30. 3. La Doctrine du mal et de la coquille dans la cabale du Ari (en hébreu), rééd.

Jérusalem, 1984. Il faut ajouter maintenant le travail de R. Meroz, La Rédemption dans la cabale du Ari (en hébreu), Jérusalem, 1990. Un aspect important pour nous de cette cabale a été étudié par Lawrence Fine, « The contemplative practice of Yihoudim in Luranic Kabbalah », Jewish Spirituality, éd. A. Green, Crossroad, New York, 1987, vol. IL

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ISAAC LOURIA

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tions théoriques est éminemment pratique. Il n’explique le monde — au sens le plus large —- que pour montrer comment le changer et V'amener peu & peu a la rédemption. Chaque étape des processus théogoniques, cosmogoniques et anthropogoniques qu'il décrit comme un spectacle grandiose et d’une extreme complexité, n'est que le préalable de considérations relatives a la nécessité de réparer ce qui a été brisé, d’achever |’ceuvre entamée par la divinité, qui débute en

Dieu méme et se déploie dramatiquement, d’épisode en épisode, jusqu’au plus humble des hommes. Du plus prosaique des gestes, la fagon de passer ses vétements par exemple, jusqu’aux cérémonies festives exceptionnelles, rien ne se situe en dehors du programme de réparation universelle patiemment élaboré par R. Isaac Louria, qui s’appuie sur les nombreuses traditions juives et les sources cabalistiques antérieures qu'il sélectionne avec autorité, amplifie en les détaillant a l’infini, et dont il revalorise des aspects négligés. Une somme monumentale, le Chemonah Ché’arim (Les huit portails) écrite par son principal disciple, R. Hayim Vital (1542-1620), recueille et transmet l’enseignement de ce maitre. Plusieurs volumes sont consacrés & la description des relations entre les pratiques de la Loi et les aspects du monde divin qu’elles sont capables d’animer pour le bénéfice réciproque des hommes et du Dieu manifesté dans le plérome de ses émanations. Les limites du présent travail ne nous permettent pas de nous engager trop loin dans le détail des exposés riches et polymorphes des ouvrages qui en traitent, dont la cohérence interne est loin d’étre toujours assurée. Il est cependant nécessaire d’indiquer trés schématiquement les grandes lignes des gigantesques constructions et interactions cosmiques révélées par les visions de R.

Isaac Louria et en particulier ce qui a trait au drame primordial de la

Brisure des Vases. Cet événement catastrophique a affecté durablement la constitution du plérome divin et a rendu nécessaire l’intervention théurgique réparatrice de l'homme. Apres le tsimtsoum ou rétraction du En Sof (Infini) en lui-méme, un résidu (rechimou) en subsista dans l’espace circulaire laissé va-

cant, puis un rayon venant du En Sof investit en partie cet espace. A partir de ce double substrat, une série de mondes innombrables émergérent parmi lesquels un monde dénommé Adam

Qadmon

(Homme primordial). Des oreilles, du nez et de la bouche de cet

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA

Homme primordial, des lumiéres fustrent linéairement et se joignirent au sein d'un Vase commun. Ce domaine est appelé monde des taches (‘olam ha-’aqoudim), parce que les sefirot n’étaient pas encore différenciées. Des yeux de l'Homme primordial sortirent de fagon a la fois linéaire et circulaire des lumiéres différenciées en dix sefirot disposant chacune de son propre Vase, lui-méme constitué d’une lumiére plus grossiére, réceptacle dans lequel la lumiére subtile de chaque sefira devait s’organiser et s’activer. C’est alors que se produisit |’événement dénommeé « brisure des vases » (chevirat ha-kélim) ou encore « mort des rois » (mittat ha-melakhim) : tandis que les vases des trois premiéres sefirot furent capables de supporter la lumiére qui les inonda, les vases des six sefirot suivantes, de-

puis Hessed jusqu’a Yessod, ne purent retenir l’irradiation qui les envahit d’un coup, et ils se bris¢rent les uns aprés les autres, les

morceaux tombérent en entrainant dans leur chute l'ensemble des

mondes. Le vase de la dixi¢me sefira, la Malkhout, se brisa aussi

mais a un moindre degré. La plus grande partie de la lumiére qui s’échappa des vases brisés réussit 4 revenir d’elle-méme vers sa source divine supérieure, mais un reste tomba, entrainé avec les tes-

sons des vases brisés. A partir de ces débris se constituérent les co-

quilles (qlipot), éléments de la puissance ténébreuse de |’Autre cété. Ces tessons des vases ou des rois morts furent aussi a l’origine de la matiére. Nous vivons dans un monde fait des débris de ces vases de lumiére. Ces débris retiennent captives les étincelles qui n'ont pu réintégrer leur domaine spirituel et qui se sont mélangées aux coquilles. Ces éclats de la lumiére divine restent donc enfermés dans ces coquilles dont ils sont paradoxalement la source unique de vitalité et de nourriture ontique. Ainsi le bien est forcé de vivifier le mal. Ces « scories » (siguim) constituant la matiére du monde d’ici-

bas sont les gedles des lumiéres issues des yeux de I"Homme primordial, qui furent incapables de se libérer de leur propre mouvement. L’instrument principal du aqoun intradivin fut la lumiére qui jaillit au commencement du front de I"Homme primordial. Celle-ci s’employa a réorganiser le désordre consécutif a la Brisure des Vases. Les nouvelles structures ainsi élaborées, stables

et équilibrées, sont appelées Configurations (partsoufim). Au nombre de cinq, chacune comprend une ou plusieurs hiérarchies de

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ISAAC LOURIA

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sefirot. Ces Configurations se substituérent aux sefirot en tant que manifestations principales de I'Homme primordial. Au sein de chacune d’entre elles, les puissances récemment émanées s’unissent a celles qui furent endommageées lors de la Brisure des Vases. Chaque Configuration constitue donc une étape du processus de réparation. Parmi elles, les Configurations appelées Abba et Imma (Pére et Mére) ont pris la place des sefirot Hokhmah et Binah et doivent étre accouplées ensemble. Cet accouplement (zivoug), qui est l’archétype de tous les accouplements qui ont lieu dans les degrés inférieurs de |’émanation, est provoqué par la remontée des 288 étincelles qui se sont dispersées lors de la Brisure des Vases et qui retournent dans les entrailles de la Mére (Jima). En l’absence de ces étincelles tombées jadis et qui, remontant vers leur source, sont dénommées « eaux féminines », il ne peut y avoir aucune unification dans le monde de I’émanation. Bien que ce processus de réparation des Vases brisés ft presque entitrement accompli par I’activité autogéne des lumiéres supérieures qui se sont structurées et des Configurations consécutives, quelques actions finales doivent encore étre réalisées par I"homme, dont I’ceuvre est la cause téléolo-

gique de la création. L’ceuvre de I’homme est la dernitre touche qui doit étre apposée au tableau de la restauration universelle. Elle consiste a faire remonter les étincelles de lumiére, encore empri-

sonnées dans les coquilles, vers leur source divine, 4 provoquer !’accouplement des Configurations bipolaires Abba et Imma (Hokhmah et Binah) et Ze’ir Anpin et Nougba (Tiferet et Malkhout), a restaurer le monde inférieur de la Fabrication (‘assiah) pour qu’il retrouve sa place spirituelle idéale, tout en le détachant totalement des coquilles devenues enfin inertes et impuissantes, parce qu’exsangues de toute vie divine. Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer plus finement la cause de la Brisure des Vases. Celle que nous retiendrons invoque la nécessité d’éliminer les racines du mal présentes dans la Pensée divine avant méme |’acte d’auto-rétraction (tsimtsoum) de I’Infini. Cet acte, tel que nous le présente R. Joseph ibn Teboul, un disciple marocain de R. Isaac Louria, visait en premier lieu l’extériorisation de ces ferments ténébreux et, 4 terme, leur objectivation et leur désacti-

vation. La réduction des racines du mal est une sorte de catharsis

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LA CABALE THRURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA

pour la divinité qui, par le tsimtsowm, a entamé un processus par lequel elle se débarrasse peu a peu de ces éléments ‘. L. Tishby estimait que cette explication de la Brisure des Vases, qui suppose la présence du mal en Dieu, est dualiste et hétérodoxe’ ; qu’elle est en outre fon-

damentalement différente de l’explication téléologique selon laquelle

la Brisure des Vases visait |’"émergence du mal dans le monde afin que l’homme soit doté d’un libre arbitre et qu’il puisse étre récompensé ou chAtié *. Nous inclinons 4 penser que ces deux explications ne sont pas incompatibles mais coordonnées et visent peut-€tre moins & rendre compte de la raison du drame primordial de la Brisure des Vases que de la fonction du tigoun ou réparation, vis-a-vis de Dieu

d'une part et d’autre part vis-a-vis des hommes. A cause de la Brisure

des Vases ou plutét grace a elle, tous les mondes émanés héritérent des racines de ce qui allait devenir les coquilles (qlipot), c’est-a-dire les forces du mal. Celles-ci étaient auparavant inextricablement mélées a la pure substance du jugement (din), et ce n’est qu’aprés l’éEvénement de la Brisure des Vases, appelé aussi « mort des rois d’Edom » d’aprés un récit de la Genése (36:31-39), et l’€puration qui s’ensuivit, que les forces du mal commencérent 4 acquérir une existence tangible et indépendante, ce qui est la condition sine qua non du processus qui aboutira 4 leur annihilation future, grAce 4 l’action des hommes. Examinons quelques textes significatifs de R. Hayim Vital. Le caractére oral des enseignements de son maitre qu’il nous transmet par écrit est encore sensible dans son style, qui fait souvent fi de toute rigueur grammaticale, qui n’évite pas les redites, les phrases bancales ou tronquées, aux limites incertaines, et qu’encombrent mille accidents syntaxiques. Malgré ces difficultés qui font de la lecture et de la traduction de ces longues notes une aventure périlleuse, nous sommes demeuré fidéle 4 notre méthode et nous proposons une

4. Voir sur ce point L Tishby, La Doctrine du mal et de la coquille dans la cabale du

Ari (en hébreu), rééd. Jérusalem, 1984, p. 41-43.

5. Voir ibidem, p. 47-49. Pour une critique des propos de Tishby, voir M. Idel, « A

propos de I’histoire du concept de tsimtsoum dans la cabale et dans la recherche » (en hébreu), & paraitre, note 196.

6. Tishby, p. 43.

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série de passages qui traitent de |’action théurgique et en éclairent différents aspects. Un texte assez dense de R. Hayim Vital récapitule lensemble des éléments que nous venons d’évoquer : « Dieu, béni soit-il, voulut créer ce monde-ci comportant récompense et ch&timent, or cela est impossible autrement que par le biais

du Bourreau qui est la dimension du mal afin de punir les méchants. Et ce mal est la racine des scories et des ferments des puissances de ri-

gueur et des jugements [...]. Et pour que se manifestent les scories et les coquilles, cela est impossible autrement que par la procession des mondes, a l’issue de laquelle les scories seront épurées et s’actualiseront. Tout cela eut lieu grace & la mort des Rois [d’Edom] qui sont tous de durs jugements [...]. Ces sept Rois relévent des puissances de rigueur qui apparurent dans le monde au tout début. [...] Tous sont de durs jugements sévéres, des scories desquels émerg?rent les coquilles,

et cela se put grace & leur mort et & leur chute dans le secret de la

poussi¢re de la Terre d’en haut [la sefira Malkhout de I’€manation]. [...] La elles furent épurées, tel un homme dans un tombeau. Le fait d’avoir jeté ces étincelles [enfermées dans les dépouilles des Rois qui moururent] en bas dans la Création, a pour but de les extraire du déchet et des coquilles qui étaient en puissance dans la Pensée d’en haut ’ ; & présent (déchet et coquilles] passent de la puissance a I’acte. Et comme les étincelles que fait jaillir le forgeron s’éteignent immédiatement, ainsi ces étincelles se sont éteintes et moururent * et retournérent a la poussiére, alors elles commencérent a étre épurées. [...] Ce qui ne put pas étre extrait et s’élever vers le monde de I’émanation, pas méme vers la Nougba du Ze’ir Anpin ° située en bas, resta

dans la Création. A partir de ce reste toutes les parties de la Création furent ensuite constituées suivant l’ordre de ses degrés. [...] Ce qui est

7. Dans la Pensée divine qui a pensé le mal et I'a projeté hors d’elle afin que I’action des hommes leur vaille récompense ou punition, comme il est indiqué au début du passage. Les sources cabalistiques anciennes et pré-cabalistiques de cette conception ont &té mises en évidence par M. Idel, dans « La mauvaise pensée de Dieu » (en hébreu), Tarbiz, 49, 1980, p. 356-364, article oi il tente de montrer leur filiation au sein du ju-

dalsme et leur origine dans le mythe zoroastrien de la naissance d'Ahriman (le dieu mauvais) 4 cause d’une mauvaise pensée de Zervan, son pére et pere d’Ormazd, le dieu bon. 8. Ces derniéres lignes sont la paraphrase d'un passage du Zohar, III, 292a (Idra Zouta). 9. Littéralement : la Femelle (Nouqba) du Petit Visage (Ze'ir Anpin). Il s’agit des deux configurations (partsoufim) qui ont procédé de la restauration des sefirot Tiferet et Malkhout. Chacune d’entre elles contient en principe l'ensemble des dix sefirot.

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LA CABALE

THEURGIQUE

DE R. ISAAC LOURIA

“scories” et “sang” [vis-d-vis de I’€manation] dut subir le processus d’extraction dans la Création ; ce qui est “scories” vis-a-vis de la Création dut subir le processus d’extraction dans la Formation et ainsi de suite 4 chaque échelon [...]. Tout ce qui est a été fagonné a partir des épurations des sept Rois, c’est le cas de la totalité des créatures. Ainsi, toutes les Ames des justes procédent de I’épuration de ces Rois. Chaque jour, sans exception, elles sont extraites par nos priéres [du

sein des coquilles] et remontent dans les hauteurs selon le secret des eaux féminines * et elles sont réparées, ensuite [ces Ames libérées]} viennent au monde [pour accomplir leur travail] ; c’est le secret des mots : “Tous les Israélites sont des fils de rois” (Chabbat 67a). [...] Tous les anges, toutes les créatures qui sont au ciel et sur la terre procédent de la puissance de ces extractions. Aprés qu’a été extrait tout

ce qui était nécessaire pour fagonner toutes les parties des quatre

mondes — Emanation, Création, Formation, Fabrication — a été créé

le premier homme afin que le processus d’extraction soit achevé par ses actions et par l’accomplissement des commandements. Car il est au pouvoir de la vertu des commandements et des pritres d’opérer les extractions. Mais au contraire [Adam] s’attacha a |’Arbre de la connaissance du bien et du mal qui est ces Rois précités, au niveau de leurs scories. II mourut donc également, lui et tous ses descendants aprés lui, pour qu'il soit lui aussi épuré, dans toutes ses parties qui sont mélangées de bien et de mal, a l’exemple des Rois. Et c’est Ia le secret de la réincarnation ". [...] Tout ce que nous extrayons sans cesse par nos priéres, depuis le jour de la création de l'homme jusqu’a l’époque du Messie, procéde des aspects des Rois placés a l’intérieur des coquilles. [...] Lorsque sera achevée I’extraction de toute vitalité, bonté et sainteté, enfermées dans ces coquilles et qu’elles ne seront plus que de simples scories, s’appliquera le verset : “II détruira la mort pour toujours” (Es. 25:8). Il s’agit de Il’Autre cété appelé Mort, parce que [les coquilles] sont les scories des Rois morts » (Mévo Ché’arim,

Jérusalem, 1909, rééd. 1974, 2:3 chap. 8, fol. 15d-16a).

10. Expression empruntée a la littérature juive ancienne qui désigne, dans la cabale lourianique, les forces vives de la dimension féminine du monde divin, qui doivent étre émises les premiéres et s’élever pour provoquer I’émission des eaux masculines. Nous y reviendrons plus loin.

11. A travers les réincarnations successives d’Adam, les étincelles de lumiére mé-

langées aux coquilles et enfermées en elles sont progressivement épurées. Les forces du mal s’épuisent ainsi peu & peu et le bien est extrait de l'homme matériel, génération aprés génération. Un volume de I'ceuvre de R. Hayim Vital (Cha’ar ha-guilgoulim) est

entigrement consacré & la doctrine de la migration des Ames telle qu’elic lui a été trans-

mise par son maftre. Nous ne pouvons nous y attarder ici.

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Ce texte résume la plupart des conceptions lourianiques relatives a Paction théurgique et 4 sa fonction principale : l’extraction (birour) de la lumiére engloutie par les coquilles et sa réintégration dans le monde divin. Nous devons revenir sur chaque séquence de ce texte pour en éclairer le contenu. Dieu émit au tout début une mauvaise pensée, celle qui prévoyait l’existence du mal afin qu’il y ait libre arbitre et rétribution : « Afin qu’il y ait dans le monde libre choix et désir, recompense et chitiment, tel était Son but en créant ces Rois et en les faisant mourir . » Ce mal primitif doit étre éliminé, mais cela

n’est possible qu’a travers la procession des mondes. A chaque étape

de cette procession-€puration, une partie du mal présent sous la forme des coquilles dans lesquelles la lumiére du bien et les résidus de mal sont mélangés, est épurée. Cette Epuration aboutit a laisser tomber plus bas de nouvelles coquilles, déchets résiduels de I'épuration

effectuée dans le monde supérieur. A chaque étape, le bien est extrait, et les coquilles qui en contiennent de moins en moins forment un monde inférieur qui est épuré a son tour, jusqu’a la constitution du

monde matériel, dans lequel il ne reste plus qu’une infime parcelle de

bien. Formés des résidus les plus grossiers des dépouilles des Rois morts ou des Vases brisés, les éléments du monde d’ici-bas ne peuvent étre extraits par un procédé identique a celui qui avait court antérieurement. Autrement dit, l’extraction ne peut plus s’effectuer par un mouvement propre du plérome divin, mais nécessite l’action de l’homme, dont découlera pour lui récompense ou chétiment :

« L'intention de l'Emanateur supréme était de faire en sorte qu'il

y ait libre arbitre et désir entre les mains de I"homme parce qu'il y a bien et mal dans le monde, car la racine du mal provient des Vases brisés et le bien provient de la grande lumiére. S’il n’y avait pas eu [cette brisure], il n’y aurait eu que du bien dans le monde et donc pas de récompense et de chAtiment. Mais comme il y a bien et mal, il y a récompense et chatiment, récompense pour les justes et chatiment pour les méchants. Récompense pour les justes, car par leurs bonnes actions, ils font remonter du sein des coquilles les saintes

étincelles qui y étaient descendues, et chAtiment pour les méchants, car ils font descendre par leurs mauvaises actions (des étincelles] de

12, ‘Ets Hayim, Jérusalem, 1910, cha’ar 39, derouch 1, fol. 65b.

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LA CABALE THRURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA la grande lumiére dans les coquilles, et 1a coquille en elle-méme est la lanitre de flagellation qui fustige le méchant » (‘Ets Hayim, Jérusalem, 1910, cha’ar ha-kelalim, chap. 2, fol. 5d).

La bonne action consiste fondamentalement a réintégrer les étincelles de lumiére divine au sein du monde divin d’oi elles sont tom-

bées. A l’inverse, la mauvaise action consiste a faire descendre ces

étincelles au sein des coquilles, qui sont les forces démoniaques du chatiment. Pour qu’un tel processus soit possible, il a fallu que Dieu inscrive en lui-méme la possibilité d’étre sujet aux détériorations : « Si tous [les points constituant I’émanation] avaient été liés, il est possible que le dommage n’aurait pas eu la capacité de les atteindre, et il n’y aurait pas eu chAtiment et récompense. Mais a présent, parce qu'ils ont été séparés, le dommage peut les toucher, alors le Nom, béni soit-il, punit celui qui a causé leur éclipse » (Mevo Ché’arim, 2:2, chap. 2, fol. 7b).

La divinité s’est rendue volontairement passible pour que le mal fait par les hommes puisse la toucher et qu’en retour ils en subissent les conséquences. Il ne peut y avoir de rétribution s’il n’y a pas de possibilité de chatiment. Et pour qu'il y ait chAtiment, le processus compliqué de l’expression du mal contenu en Dieu devait se dérouler jusqu’a son terme. Et ce mal doit ensuite étre éliminé pour qu’une récompense puisse étre attribuée, élimination qui commence en Dieu méme et qui est présentée, sous l’appellation de Brisure des Vases, selon le schéme de la mort de Ihomme, de sa décomposition-purification, puis de sa résurrection : « Au début, les scories et les coquilles étaient mélées aux Vases [...]. Ils ont donc d0 mourir pour que le déchet en soit extrait, a l’exemple de la mort de I’homme qui retourne a sa poussitre afin de se dégager du déchet qui est en lui. Lors de la résurrection des morts, il se relévera, tel de l'argent épuré, débarrassé des scories [...]. Comprends bien que tout ce qui concerne Ihomme en sa premitre vie, en sa mort et en sa seconde vie, s’applique & ces Rois, cela suffira & qui comprend de lui-méme pour établir des comparaisons dans tous leurs détails » (Mévo Ché'arim, Jérusalem, 1909, rééd. 1974, 2:3 chap. 7, fol. 15b). Le drame humain de la vie, de la mort et l’événement de la résur-

rection, adviennent également a la divinité, au niveau des Rois ou

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Vases que sont les sept sefirot inférieures, qui doivent subir un processus de décomposition suivi d’un processus de recomposition, dont Pachévement est I’ceuvre de I"homme. C'est a cette fin que le premier homme avait été créé : « Toute la région située au-dessus de la [Nougba] s'est épurée d'elle-méme grace a la Pensée présente partout, et il n’y avait pas besoin des actions des étres d’en bas [...]. En revanche, au niveau des eaux féminines de la Malkhout, qui sont de la nature [du monde] de

la Fabrication oi se trouve lessentiel de la racine des coquilles et leur puissance, il n’y avait pas assez de force pour réparer et épurer ce ni-

veau des eaux féminines qui étaient dans les Rois, parce qu’elles

étaient placées dans les profondeurs des coquilles les plus dures. Il n’y avait pas en (la Malkhout] la force d’en extraire [les étincelles] jusqu’s

la venue du premier homme ; grfce A ses actions et a ses pritres, celui-

ci aurait vaincu les coquilles et il aurait fait revenir le Ze'ir et la Nougba face a face. Alors la partie des eaux féminines de la Nougba du Ze’ir Anpin edt été épurée de fagon parfaite et il n’y aurait jamais plus eu de destruction dans l’univers » (‘Ets Hayim, cha’ar 39, derouch 1, fol. 65c, Jérusalem, 1910).

Hélas, non seulement le premier homme n’a pas accompli sa mission restauratrice qui devait mettre un terme 4 !’extraction de la lumiére divine emprisonnée dans les coquilles, mais il a occasionné un nouveau mélange de bien et de mal. De ce mixte confus, le monde matériel tel qu’il existe encore est apparu : « Si le premier homme n’avait pas péché, tout aurait été restauré [...] et il n’y aurait absolument pas eu besoin de ce monde inférieur-ci, car tout le but de la création de ce monde-ci vise le besoin de l’extraction [des étincelles] » (Sefer ha-Liqoutim, Jérusalem, 1913, fol. 22b).

Comme |’émanation du plérome supérieur, la création du monde inférieur vise une épuration, celle des coquilles les plus grossiéres formées & cause de la réparation malheureuse et ratée effectuée par Adam. Ce monde-ci est une sorte de décharge pour les mondes supérieurs od s’entassent tous les déchets non encore filtrés qui contiennent des étincelles qui restent & extraire et 4 restituer a leur patrie de pure lumiére. L’homme a donc été placé dans le monde inférieur, appelé monde de la Fabrication (‘olam ha-'assiyah), parce que c’est l& que son ceuvre théurgique d’extraction des étincelles est la plus nécessaire :

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« Cest pourquoi le premier homme a été créé dans le monde de la Fabrication et pas dans le monde de la Formation ni dans le monde de la Création, car s’il avait été dans le monde de la Formation, qui aurait fait remonter les étincelles de sainteté non encore extraites du monde de la Fabrication ” ?»

Cette ceuvre d’extraction accomplie par l'homme est conditionnée par sa qualité de microcosme “, qui le rend capable de relier tous les degrés de |’étre et d’attirer partout les influx d’en haut, attraction qui est un préalable a l’extraction des étincelles. Comment s'opére précisément I’extraction des étincelles de lumiére hors de la gangue impure oii elles sont englouties ? Cette opération implique d’abord un mouvement de descente de la part de la lumiére divine. Il faut que celle-ci descende en direction des étincelles qui aspirent 4 sortir de leur coquille pour qu’elles aient assez d’énergie pour s’arracher de leur prison et pour la rejoindre : « L’extraction consiste en ce que la lumiére célestielle de la sainteté d’en haut descende et que les étincelles de sainteté qui sont dans les profondeurs des coquilles montent a la rencontre de cette lumiére qui descend, qu’elles s’unissent ensemble et s’élevent et s’épurent [._]. Ces étincelles qui proviennent de la sainteté sont retenues par des chaines de fer dans les profondeurs des coquilles et désirent et aspirent & remonter vers leur source, et elles ne le peuvent pas avant qu'une aide leur vienne d’en haut, alors elles montent avec un grand désir, deux gouttes [de lumiére] contre une seule » (Sefer haLiqoutim, Jérusalem, 1913, fol. 22b).

Pour une « goutte » de lumiére divine qui descend ici-bas, deux « gouttes » de lumiére captives dans ce monde s’extraient de leur prison pour remonter vers leur source. Cette aide qui leur vient d’en haut, c’est l"homme qui la provoque : « Lorsqu’il y a volonté et force chez les étres d’en bas et perfection

leur permettant de recevoir la lumiére célestielle de ’'Emanateur,

alors le désir et l’aspiration des lumiéres d’en haut est d'illuminer I’en

13. Ce texte est de R. Joseph ibn Teboul, Derouch Heftsi Bah, publié en téte du

livre de Masud ha-Cohen al-Haddad, Simhat Cohen, Jérusalem, 1921, fol. 7d. 14, Sur ce théme classique, voir supra, p. 257.

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bas, et pour ce faire, elles tournent leur face vers le bas en direction des recevants pour descendre les illuminer par un face A face illuminateur » (‘Ets Hayim, cha‘ar 6, chap. 7, fol. 29a).

Une des fonctions théurgiques principales que la cabale classique confére a I’ceuvre des hommes — attirer ici-bas les influx divins — est conservée par la cabale lourianique mais n'est plus que le premier moment du processus de restauration qui aboutit a l’extraction des étincelles. Le rayonnement de la lumiére divine sur les réalités du monde inférieur suscite en réaction la remontée des étincelles de lu-

miére qui y sont englouties et mélées aux ténébres du mal identifiéa

la matiére. L’intervention de "homme est nécessaire car il est seul capable, ici-bas, d’attirer la lumiére venue des régions supérieures. Aprés la faute du premier homme, les étincelles de lumiére sont

désormais profondément enfouies au sein des coquilles. Ces parcelles lumineuses sont partout répandues et assurent la croissance

de tous les étres ; principes d’animation interne de la matiére, elles

conférent aux aliments leur goat savoureux et aux fleurs leur par-

fum, a chaque grain ténébreux de la matiére morte sa vie et sa couleur. Mais cette vie généreuse doit étre arrachée aux coquilles pour reinindre sa source divine :

« Rien dans I’univers, parmi tous les mondes, ainsi que dans toutes

les parties de la Fabrication, comme le minéral, le végétal, I’animal et

Phumain “, qui ne comporte des étincelles de sainteté déposées dans les coquilles et qui doivent en étre extraites » (Mévo Ché’arim, Jérusalem, 1909, rééd. 1974, 7:2 chap. 1, fol. 68c).

Ces extractions sont les effets des ceuvres des Israélites qui assument la mission impartie jadis au premier homme. C’est principale-

ment leurs priéres qui opérent cette épuration universelle. Voici un

tableau assez ample des effets qu’elles produisent ; cette peinture ré-

capitule !’ensemble des processus que nous avons parcourus et le

complete utilement :

15. Littéralement : « le pariant ». Le régne humain est habituellement désigné par l'expression « animal pariant » dans la littérature juive médiévale, inspirée par le Targoum Ongelos sur Genése 2:7.

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LA CABALE THEURGIQUE

DE R. ISAAC LOURIA

« A quel besoin répond ia prire en général, quelle est sa fonction

globale ? Sache qu'il n’est rien qui ne provienne des sept Rois “qui moururent sur la terre d’Edom” ; tous lez mondes sans exception pro-

eddent de ces Rois. Si ces Rois n’étaient pas morts et ne s’étaient pas décomposés, et que des coquilles ne s’étaient pas formées a partir d'eux, ils se seraient eux-mémes épurés et réparés et ils n’auraient pas

eu besoin d’étre épurés ni de faire l'objet d’une quelconque restaura-

tion. Mais puisqu’ils moururent et se décomposérent et qu’a partir de leurs [dépouilles] furent fagonnées les coquilles, il faut qu’ils soient réparés et épurés, que soit dégagée et nettoyée toute la sainteté qui est en eux, et que les scories restent en bas, elles qui sont les coquilles. Lorsque cette extraction et cette épuration seront pleinement accomPlies et qu’il ne restera plus aucune étincelle de sainteté ici-bas, et que toutes les étincelles de sainteté seront remontées, alors les scories qui sont les coquilles demeureront seules en bas privées de vie, et se réalisera le verset : “I détruira la mort pour toujours” (Es. 25:8). Cela aura lieu aprés la venue du Messie, avec l’aide de Dieu. Mais il est impossible que les étincelles s’extraient d’elles-mémes, il faut le biais d’un tiers qui les arrache. Et en effet, par les pritres et tous les commandements des humains d’ici-bas, se produit cette extraction gr&ce

aux sefirot supérieures de I’Emanation, car les étres d’en bas ont besoin de l'aide de I’en haut pour que réussissent les choses qu’euxmémes accomplissent, de méme que les étres d’en haut ont besoin de

Vaction des étres d’en bas, ainsi que le dit !"Ecriture : “Donnez de la

puissance a Dieu, etc.” (Ps. 68:35). [...] Grace aux commandements que fait homme dans ce monde-ci et surtout gr4ce aux pritres qui sont le principe et la racine de tout cela, [...] "homme occasionne un accouplement célestiel et les Rois précités sont extraits et remontent dans les hauteurs en tant qu’eaux féminines ; et dans cette région ils sont restaurés et totalement épurés. [...] En résumé, il n'est pas de pritre, depuis que le monde a été créé jusqu’aux temps futurs, qui ne ressemble de quelque fagon a une autre. La raison en est que toutes les pritres, comme nous I’avons expliqué, ont pour fonction d’opérer des extractions dans les sept Rois qui sont morts. Chaque jour, lors de chaque pritre, des extractions sont faites et des étincelles se renou-

vellent qui n’avaient pas été extraites jusqu’alors. Les choses extraites lors de chaque priére ne ressembient pas aux choses extraites au cours

d’une autre priére, car les choses extraites en premier l’ont déja été

lors d’une pritre antérieure. Durant une autre priére sont extraites et restaurées des choses nouvelles qui ne sont pas les premieres. Ainsi, la valeur des substances célestielles (mohin) attirées dans le Ze’ir et sa Femelle et dans ce qui se situe au-dessus d’eux, sera fonction de la valeur des étincelles extraites lors d’une priére. [...] Avant la ruine du Tempke, il n’y avait pas de séparation entre le Ze’ir et sa Femelle et ils

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étaient constamment face a face, leur accouplement était ininterrompu, si bien qu’il s’en fallut de peu que nous n’eussions pas besoin de prier, car il n'y avait pas de manque en eux et ils n’avaient pas besoin de nos priéres visant a attirer des substances célestielles vers le Ze’ir Anpin et sa Femelle pour les accoupler face a face [...]. Mais depuis que le Temple a été détruit par notre faute, les substances célestielles ont quitté le Ze’ir et sa Femelle, c’est pourquoi nous devons prier sans cesse chaque jour afin de les faire revenir a leur place pour que s’accouplent le Ze’ir et sa Femelle. Néanmoins, apres l’achévement de la priere, les substances célestielles s’en vont & nouveau et tout revient comme avant. Pour cette raison, les anciens fidéles ne retournaient pas immédiatement chez eux aprés avoir prié, mais ils attendaient une heure aprés la pri¢re afin qu’ils occasionnent Pamplification de la puissance d’en haut et que les substances célestielles ne s’en aillent pas vite » (‘Olat tamid, Cha’ar ha-tefilah, Jérusalem, 1907, fol. 4b-6a).

L’efficacité théurgique des pri¢res a diminué depuis la ruine du Temple. L’harmonie qu’elles rétablissent n’est plus que temporaire. D’od la nécessité de prier longtemps et plusieurs fois par jour. La théurgie classique du Zohar qui vise la hiérogamie des principes masculin et féminin du plérome et l’attraction des épanchements ontiques en leur faveur est préservée dans la nouvelle cabale, mais elle est reléguée au second plan. L’opération théurgique essentielle vise désormais a réaliser la plénitude divine au moyen de !’extraction des étincelles prisonniéres des coquilles et mélées au sein de la matiére aux forces du mal. Le but n’est pas limité au rétablissement d’une harmonie brisée ou interrompue. Mais il vise l’instauration d’une situation encore inédite : l’existence d’un univers totalement débarrassé du mal. Méme avant la contraction (tsimtsoum) du En Sof en vue de I’émanation des sefirot, le mal était présent sous une forme

trés subtile et encore indistincte. La finalité ultime de tout acte théurgique est I’éradication définitive de ce mal et l’instauration d’un nouvel ordre divin absolument pur et parfait. Tout doit concourir & cette entreprise d’extraction et de résurrection de la lumiére morte, aussi bien les actes profanes que les actes religieux : « Au début de tout était le mystére des Rois qui moururent sur la terre d’Edom, et puisqu’ils sont morts, nous devons les faire remonter dans les hauteurs et les ressusciter. Ainsi nous accouplons le Ze’ir

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA Anpin et la Nougba et grace & nos prigres et & nos bonnes actions, nous faisons remonter ces sept Rois en tant qu’eaux féminines vers la Malkhout, alors ils se régénérent et revivent. Cela continuera jusqu’au temps de la venue de notre Messie, avec l’aide de Dieu, car lorsque !’épuration de ces sept Rois sera achevée et que seront restaurés et nettoyés le bien et la sainteté qui est en eux, la coquille restera seule

selon le secret des scories ; alors s’appliquera le verset : “II détruira la

mort pour toujours” (Es. 25:8). En bref : toutes nos pritres et nos ac-

tions dans ce monde-ci ne visent qu’a épurer et nettoyer ces sept Ross [..-]. Toutes les choses inférieures de ce monde-ci procédent de I’ultime déchet restant des sept Rois, c’est pourquoi elles ne peuvent étre épurées qu’aprés plusieurs réfections et travaux. Aussi, il n’est pas de travail parmi tous les travaux effectués en ce monde qui ne comporte de commandement pratique. Par exemple : si on laboure, on accomplit le commandement “tu ne laboureras pas avec un beeuf et un fine ensemble” (Deut. 22:10), si on stme, on accomplit le commandemeat “tu n’ensemenceras pas ta vigne [de graines de] deux espéces” (Deut. 22:9), et ainsi de suite pour tous les travaux, [...] tout cela a pour but d’épurer les sept Rois par des travaux et par la force des commandements pratiques qu’ils comportent, grace a quoi ils sont épurés. Quand est restauré et fabriqué un morceau de pain et qu'un homme le mange, il est épuré A nouveau et devient une partie vivante d’un organe parmi les organes de l’homme et ainsi de toutes choses [...] car méme les travaux de ce monde-ci ont tous pour fonction |’épuration

de ces sept Rois » (Sefer ha-Ligoutim, Jérusalem, 1913, fol. 50d).

Le simple fait de se nourrir est une étape dans le processus ration universelle et posséde le statut d'un rite théurgique :

d’épu-

« Le but du fait de se nourrir est d’extraire le bien qui est dans un aliment et de le faire remonter de la coquille et des scories qui sont

mélangées a lui » (Cha’ar ha-Mitsvot, Eqev, fol. 42a).

A plus forte raison, les consommateurs qui accompagnent leurs repas des bénédictions appropriées parviennent-ils 4 atteindre ce but sublime : « Le juste et le disciple des sages, par les bénédictions qu’ils réci-

tent au début et a la fin du repas, extraient la sainteté du milieu de la

coquille » (Sefer ha-Liqoutim, Jérusalem, 1913, fol. 22c).

Dans ce cas, il est opportun de se demander pourquoi certains aliments sont interdits 4 la consommation par les régles de pureté alimentaire fixées dans la Loi. La différence entre aliments purs et

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ISAAC LOURIA

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impurs tient dans leur degré d’aptitude a étre spirituellement épurés des étincelles qu’ils recélent : « Nous n’avons la force d'extraire [...] [que les étincelles] qui se trouvent dans les animaux purs dont la sainteté qui est en eux est plus grande que la coquille. Mais nous n’avons aucunement la force d’en extraire des animaux impurs, c’est pourquoi leur consommation a été interdite ; car non seulement I’homme serait incapable de les extraire en les mangeant, mais au contraire, la coquille impure mélangée a eux s’attacherait et adhérerait & l’homme qui en aurait mangé, et toute la sainteté qui est en lui le quitterait » (Cha’ar ha-

Mitsvot, Eqev, fol. 42a-b).

Toute la réalité matérielle recéle ces coquilles dans lesquelles la lumiére divine est prise au piége et ne peut s’échapper sans la médiation de l'homme. Cette fonction théurgique assumée par des actes profanes et religieux était autrefois exemplairement accomplie par les sacrifices. Chaque type d’offrande avait trait 4 l'un des quatre régnes et était en mesure d’extraire les étincelles présentes 4 chacun de ces niveaux. Le processus d’épuration et d’élévation des étincelles mis en branle par le sacrifice est similaire au processus de digestion et d’épuration mis en mouvement par I’alimentation : « La nature de cette extraction est la suivante : dés que [les Rois] tombérent au fond du grand abime, ils remontérent A nouveau dans les quatre éléments qui sont le minéral, le végétal, l’animal muet et l’animal parlant. Les herbes croissent — elles qui sont [I’€lément] végétal -, les animaux les mangent et elles s’élévent ; lorsqu’&é nouveau I"homme mange les animaux, ils s’élévent davantage et a l’intérieur de

lhomme il y a épuration. De la coquille la plus grossiére, il est produit un excrément, qui n’est d'aucune utilité. C’est la dernitre des coquilles parmi l'ensemble des coquilles, qui est idole dont il est dit : “Hors d'ici ! leur diras-tu” (Es. 30:22), jette-la dehors, car elle n’a aucune consistance. En cela l"homme répare la coquille de la Fabrication qui est dans la Fabrication. [...]. Ce qui a été extrait davantage est absorbé dans I’ensemble des organes, ce qui correspond & la Formation. Ce qui a été extrait davantage encore pénétre dans le

ceeur qui est un roi, et cela correspond a I’Emanation [...]. De la méme

facon, il y avait dans I’autel [des sacrifices] des représentants des quatre éléments. De I’élément minéral — qui est la Fabrication — le sel et Peau. De I’élément végétal — qui est la Formation — la fleur de farine, huile et le vin. De l’élément animal — qui est la Création — du petit et du gros bétail parmi les mammiféres, des tourterelles et des

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA colombes parmi les volatiles. Ceux qui les offraient : les prétres, les iévites, les israélites et les propriétaires [des oblations], qui faisaient don

de leur propre personne, correspondent a I'Emanation. Certains [sa-

crifices] étaient mangés par les feux : “Ma nourriture offerte par le feu” (Lév. 3 :16), et c’est la Fabrication. Et il y avait un “parfum” (ibidem), et c’est la Formation. Et il y a avait un “apaisement” (ibidem), et c'est la Création. Et il y avait “pour YHVH” (ibidem), et c’est l'Emanation. En voici la signification : quand les étincelles de lumiére tombérent dans les coquilles, certaines tombérent dans les minéraux,

certaines dans les végétaux, certaines dans les animaux et certaines dans les étres parlants. C'est pourquoi nos maftres, de mémoire bénie, ont dit : “II n’est pas d*herbe ici-bas qui n’ait son prince en haut qui la frappe et lui dise : Crois '* !” Il s’agit des étincelles de lumitre qui tombérent et qui font croftre toute chose jusqu’a ce qu’elles soient élevées par les hommes qui extraient le bien des coquilles. A ce sujet la Torah a interdit de semer ensemble des espéces hétérogénes (kilaim) [Lév.

19:19] afin de ne pas mélanger entre elles les étincelles de lumitre qui ne remonteraient pas convenablement. C’est pourquoi, & l’Epoque od le Temple était debout, la fonction du sacrifice était de faire remonter

les étincelles et de les extraire. A présent qu'il n'est plus de

Sanctuaire, la priére est & la place du sacrifice » (Sefer ha-Liqoutim, Jérusalem, 1913, fol. 2a-b).

Comme la nourriture, le sacrifice avait pour but de vider les différents régnes du monde matériel de la lumiére divine prisonniére en

leur sein. Chacun des quatre mondes bénéficiait d’une épuration par-

ticuliére grace aux quatre genres d’oblations offertes sur l’autel. Cette représentation du sacrifice comme un processus de remontée progressive des étincelles qui rejoignent et réintégrent le monde qui leur correspond, permet son identification avec le processus de l’alimentation et de la digestion. Le sacrifice assure le fonctionnement d’un systéme digestif a l’échelle cosmique qui travaille 4 assimiler la lumiére dispersée et mélangée aux différentes strates du monde matériel. Nous retrouvons quelques-uns des schémes que nous avons rencontrés dans la

cabale géronaise, qui décrivait le sacrifice comme un processus stratifié d’élévations et de purifications de l’offrande ". Mais dans la doc-

16. Genése Rabba 10:6 ; comparez avec un texte de R. Isaac Il’ Aveugle cité supra,

p. 75. 17. Voir supra, p. 130-142.

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trine lourianique, il n’est pas question de transformer la matiére en Pélevant d'un état inférieur a un état supérieur et plus spirituel ; ce qui monte et rejoint le plérome divin, c’est ce qui en était tombé ", la matire doit passer au creuset du feu sacrificiel et par ce biais, libérer les

étincelles de lumiére qui lui sont foncitrement étrangéres et qui seules prennent le chemin de la rédemption et profitent d’un agoun (restauration). L’idée selon laquelle l’alimentation est en elle-méme un acte qui permet l’élévation de chaque régne dans le régne supérieur et assure ainsi sa rédemption, avait depuis longtemps été avancée par des cabalistes espagnols, R. Joseph Gikatila et R. Joseph ben Chalom Achkénazi ". Elle acquiert dans le présent passage une dimension nouvelle puisqu’elle sert 4 expliquer le processus du sacrifice et elle est intégrée a une vision globale du monde et de I’action théurgique en vue du fiqgoun. Alors que cette conception n’occupait qu’une place trés marginale chez les prédécesseurs de R. Isaac Louria, elle devient un

schéme important de la construction théurgique de ce dernier. Apres la ruine du Temple, la priére assume la fonction jadis impartie aux sacrifices. L’extraction des étincelles s’opére en conséquence de facon trés progressive et la quantité de substance divine ainsi arrachée aux coquilles varie suivant deux parametres précisés dans ce passage :

« Nous n’avons pas en nous le pouvoir d’extraire l'ensemble des 288 étincelles d’un seul coup [...]. Mais lors de chaque priére, suivant la résolution intérieure (Kavanah) de celui qui l’Enonce et suivant le mérite de l’époque pendant laquelle cette priére est récitée, ainsi est extraite une quantité déterminée des 288 étincelles » (‘Ets Hayim, cha’ar 39, derouch 2, fol. 67b).

18 Comparez avec un texte de R. Moise de Léon traduit et étudié supra, p. 195. R.

Isaac Louria est sans doute I’héritier de cette conception ancienne, qui expliquait I’action théurgique en employant l’image de la respiration divine, mais il lui a conféré un caractére systématique et en a tiré les conséquences les plus extrémes.

19. Pour R. J. Gikatila, voir son Cha‘aré Orah, fol. 70b-71a, texte traduit dans notre

ouvrage, Lettre sur la sainteté, Verdier, Lagrasse, 1986, p. 295, note 117. Voir aussi Igueret ha-Qodech, chap. IV, traduit dans ibidem, p. 241-242 ; pour R. Joseph ben Chalom Achkénazi, voir son commentaire sur le Sefer Yetsirah, introduction, rééd.

Jérusalem, 1965, fol. 8b-c, commentaire attribué par erreur & R. Abraham ben David (Rabed).

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA

Parmi les trés nombreuses « résolutions intérieures » (kavanot) qui visent distinctement telle ou telle partie d’un des quatre mondes dont la priére doit contribuer a la restauration et qui sont longuement énumérées dans les écrits de R. Hayim Vital au nom de l’enseignement de son maitre, celle qui concerne la priére dite de prosternation (nefilat apayim), récitée a la suite de la priere principale de l’aprés-midi (minhah), mérite une attention particuliére. Cette priére, dont le nom peut

tre traduit littéralement par « chute de la face », est censée viser les co-

quilles situées dans la région la plus basse du monde de la Fabrication (‘olam ha-’assiah) pour en extraire la lumiére captive. Elle implique donc une descente de l’orant en pensée, descente qui est présentée comme une sorte de chute vertigineuse dans le domaine de la mort : « Voici ce que nous devons viser lors de la pritre de prosternation, au moment oi I’on tombe sur la face. Juste avant, nous nous tenions, pendant la pritre des Dix-huit Bénédictions, dans le monde de

l'Emanation, [...] a-bas nous étions intégréset nous avions fondu notre

étre au sein de la Nougba du Ze’ir Anpin, Rachel * [...]. A présent

nous nous faisons tomber de haut, du monde de I’Emanation od nous étions jusqu’a maintenant, et nous descendons jusqu’en bas, jusqu'aux

confins du monde de la Fabrication, comme un homme qui se jette du sommet d'un toit jusqu’en bas sur le sol. Tel est le secret de la visée (kavanah) de la [pritre de] prosternation (nefilat apayim). Tu imagineras que maintenant que tu t’es laissé choir jusqu’aux confins de la Fabrication, tu y cueilles et en extrais aussi les eaux féminines. Puis tu imagineras remonter de la vers la Création pour cueillir et extraire. De 1 tu remonteras vers I’Emanation, vers la Nougba du Zé’ir Anpin, ia

tu les remettras et les déposeras a l’intérieur de son Fondement a elle, selon le secret des eaux féminines ”. Sache que ces étincelles extraites n’auraient pas eu par elles-mémes le pouvoir de remonter, si "homme

n’avait pas résolu intérieurement de leur associer les trois degrés de son Ame ”, grace & quoi ces extractions remontent avec eux. Sache

20. Ce nom du personnage biblique qui fut la femme de Jacob est donné a fa Configuration appelée Nouqba (Femelle), il correspond a la sefira Malkhout, tandis

que le Ze’ir Anpin (Petit Visage) correspond & la sefira Tiferet. 21. Le Fondement de la Configuration appelée Rachel est la sefira Yessod de la

Nougba ~ \’organe sexuel ou la matrice de la Femelle. Les étincelles dépostes dans cette matrice sont les eaux féminines dont la présence assure l’accouplement avec le Ze'ir Anpin (la Configuration du Male). 22. Ces trois degrés s'appelient nefech, rouah, nechamah.

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aussi que ces étincelles sont établies au milieu méme des coquilles, comme il a été dit, c’est pourquoi tu te résoudras intérieurement a faire descendre ton Ame dans le monde de la Fabrication et elle y cueillera et en extraira ces étincelles et tu les feras remonter avec toi »

(Cha‘ar ha-Kavanot, sujet 51, fol. 46a).

En faisant descendre son 4me dans les parties inférieures du

monde de la Fabrication au cours de la pri¢re de prosternation, l'homme est capable d’extirper les étincelles les plus profondément enfouies dans les coquilles (qlipot), qui ne pourraient pas s’en échapper par leurs propres moyens. Cette descente volontaire au fond de

labime est pleine de danger et ne doit étre effectuée que par les plus

capables et avec les plus grandes précautions :

« Il faut cependant que tu saches que tout un chacun n’est pas capable d’une telle opération. Seul celui qui est un juste parfait a la capacité de viser une telle résolution intérieure (kavanah), car il a un

mérite suffisant pour lui permettre de descendre et d’extraire ces étincelles du sein des coquilles contre leur gré. Pour le moins, il lui faut étre attentif 4 se concentrer en une résolution inébranlable et trés précise pendant toute la prire, du début a la fin. Si tel n’est pas le cas, au moment oi il remet son 4me et la fait descendre dans les coquilles,

non seulement il ne pourra pas en extraire les Ames ” qui y sont tom-

bées, mais de plus il y laissera son Ame, [prisonniére] des coquilles » (Cha’ar ha-Kavanot, sujet 51, fol. 46a).

Le risque encouru par celui qui effectue cette opération théurgique dangereuse est de perdre son Ame. Le bras de fer entre l’Ame du juste descendue au plus bas et les coquilles qui retiennent la lumitre peut se terminer au bénéfice des secondes. L’échec désastreux qui en résulte est la capture de cette Ame par les coquilles qui s’en trouvent

renforcées. Ce sont de tels échecs liés 4 cette opération théurgique qui expliquent, aux yeux de R. Isaac Louria, que des justes parfaits

deviennent soudainement et sans cause apparente, de parfaits scélé-

rats. Cette descente de I’Ame est dépeinte comme un voyage dans le domaine infernal de la mort :

23. Les étincelles de tumiére sont aussi des Ames potentielles, ce qui permet parfois leur identification avec elles. Sur les sources zohariques de cette conception, voir Y. Liebes, « Le Messie du Zohar », The Messianic Idea in Israel (en hébreu), Jérusalem, 1982, p. 179.

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA « La catégorie de la mort véritable est le lieu des coquilles [...}. 1

faut que l'homme s’offre lui-méme a la mort et se résolve intéricure-

ment a faire descendre son Ame jusqu'au lieu de la mort que sont les coquilles » (Cha‘ar ha-Kavanot, sujet 51, fol. 47a).

Cette descente de |’Ame dans un but théurgique est une véritable

descente aux enfers. La pritre de prosternation n’est pas la seule occasion d'un tel parcours rédempteur. Aprés sa mort réelle, chaque

juste doit traverser le domaine infernal pour y accomplir I’ théurgique de I’extraction des étincelles :

ion

« II n'est pas de juste qui ne soit contraint [aprés sa mort] d’entrer dans la géhenne qui est le séjour de la coquille, comme on sait. Et n’y pénétre pas pour y étre chatié, Dieu préserve ! Mais au contraire, en y entrant, on refroidit 4 son intention la géhenne qui ne peut s’em-

parer de lui. Le but de son entrée est d’y cueillir les Ames retenues parmi les coquilles » (Cha’ar ha-Mitsvot, Reé, fol. 47b).

Cette descente des justes dans la géhenne pour y libérer les Ames prisonniéres fait songer a plusieurs textes de la littérature apocryphe chrétienne qui décrivent la visite de Jésus ou de saints dans I'Hadés pour y sauver les Ames captives. Mais dans le présent passage, tout juste effectue une telle descente, qui loin d’étre exceptionnelle, est l’accomplissement d’une fonction nécessaire a l’extraction des 4mes ou des étincelles de lumiére prisonniéres des coquilles. En outre, la mort n’est pas I’unique occasion d’une telle descente, puisque la priére de prosternation en est une autre, ainsi que le sommeil pendant lequel l’action théurgique en question peut étre menée a bien par les dormeurs les plus valeureux : « Il en va ainsi réellement en ce qui concerne le sommeil nocturne

de l'homme, qui participe aussi au secret de la mort. Son Ame descend jusqu’au degré de l’Arbre de la mort, dans le lieu des coquilles, alors

certaines personnes sont capables d’extraire et de cueillir des Ames et de les faire remonter selon le secret des eaux féminines, pour le be-

soin de la syzygie nocturne * [...]. Certains remontent seuls et certains resteront 1a, dans les coquilles, et ne remonteront pas du tout » (Cha’ar ha-Kavanot, fol. 47b).

2A. La syzygie ou accouplement nocturne de la Nougba et du Ze’ir Anpin.

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Ces occasions de descente de I’Ame dans les coquilles les plus basses, qu’elles soient volontaires et induites par le culte ou qu’elles soient involontaires et provoquées par le sommeil et la mort, ne sont que des cas extrémes de la mission impartie a l’Ame vouée dés !’origine a descendre ici-bas pour y extraire les étincelles divines. La venue en ce bas monde d’une Ame spirituelle et son incarnation dans un corps ou dans plusieurs corps successifs, est semblable a !’exil de la Chekhina qui poursuit un but identique: « Voici la raison de la descente de I’ame dans ce monde-ci : répa-

rer et extraire [les étincelles divines}, A exemple de l’exil de la

Chekhina qui a pour but I’extraction des étincelles qui ont chu » (‘Ezs

Hayim, cha’ar 26, chap. 1, fol. 15a).

Chaque Ame s’exile en ce monde pour y récupérer les étincelles de lumiére qui font partie de son domaine propre, de méme que la Chekhina est partie en quéte de la lumiére divine dispersée aux quatre vents. L’exil d’Israé! parmi les nations a une fonction théurgique similaire : « Les Israélites ont dO étre exilés dans chaque nation sans exception pour cueillir les roses des Ames saintes qui ont été dispersées parmi ces ronces * » (Cha’ar ha-Mitsvot, Chémot, fol. 20c).

Cet exil n’est donc pas au premier chef la conséquence du péché du peuple d’Israél, il est une composante essentielle du tiqoun ou restauration de l’intégrité du plérome divin, qui fut gravement démembré par l’opération théurgique ratée d’Adam, considérée comme une faute : « La cause en est que par la faute du premier homme, le bien a été

mélangé au mal et toutes les Ames de la sainteté sont tombées au milieu des coquilles {...]. Ces coquilles sont au nombre de soixante-dix, elles correspondent aux soixante-dix nations, et les Israélites doivent etre exilés parmi elles toutes afin de cueillir les Ames tombées dans les coquilles qui sont en elles » (Cha’ar ha-Mitsvot, Reé, fol. 47b).

25. Allusion a un verset du Cantique des Cantiques (2:12) : « Comme la rose au milieu des ronces, telle est mon aimée parmi les jeunes filles. »

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA

La dispersion d’Israél est la condition de la réussite de cette mission cosmique. La moindre parcelle du monde habité doit avoir été foulée au moins par un seul Juif : « Cest pourquoi il a été décrété concernant Israéi qu'il devait étre soumis aux soixante-dix nations sans exception, pour faire sortir

toutes les étincelles qui sont tombées dans chacune des nations. Et

Ros maftres ont dit : “Si dans une nation se trouve un seul Juif,

puisque ce Juif y a été exilé, cela est suffisant” (Cant. Rabba 2 :19), on

le lui compte comme si tous les Israélites lui avaient été soumis. Car il suffit de ce Juif pour en faire remonter ce qui y était tombé. Le peu qui y était tombé ne nécessite |’intervention que d’un seul Juif. Pour cette raison les Israélites ont dQ étre dispersés aux quatre coins du

monde afin d’en faire remonter toutes les parties des étincelles » (Sefer ha-Ligoutim, fol. 22d).

En étant soumis a chaque nation du monde, Israél peut lui arracher I’étincelle divine qui l'anime de lintérieur, si bien qu’au terme

du processus, les nations, plus ou moins identifiées aux coquilles, seront privées du principe vital qu’elles tiennent captif et seront réduites au néant, de méme que le mal et le monde matériel dans leur ensemble. Cette extraction progressive des étincelles opére la reconstitution ou la résurrection des Rois morts, qui sont la région du plérome oii le drame de la brisure se déroula a l’origine. Ces Rois sont comparés 4 un corps humain entitrement englouti dans les sables mouvants des coquilles ; chaque opération théurgique d’extraction fait remonter ce corps de lumiére d’un degré, jusqu’a sa compléte exhumation, qui correspond a la venue du Messie :

« Ces Rois sont un Homme unique de la téte jusqu’aux pieds, qui a sombré dans les coquilles ; chaque fois qu'il y a une hiérogamie cé-

lestielle, nous faisons remonter par nos priéres les étincelles de sainteté de [cet Homme englouti] en tant qu’caux féminines, et lorsque les étincelles qui se trouvent dans ses pieds seront extraites et remon-

teront aussi, alors la restauration de la totalité de cet Homme sera

achevée, et viendra le Messie. Ces “pieds” se situent dans la Fabrication qui est I’échelon des “pieds” » (‘Ets Hayim, Jérusalem, 1910, cha’ar 39, Derouch 1, fol. 65d).

Les derniéres étincelles qui doivent remonter vers la fin du processus se situent dans le monde de la Fabrication, monde inférieur identifié aux pieds de cet Homme de lumiére qui seront ses derniers

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membres a étre restaurés. L’épuration difficile de cette zone, située a

Vextrémité inférieure oi les coquilles exercent leur plus forte emprise

et od la substance lumineuse est la plus ténue, explique les prédictions des prophétes qui ont annoncé pour la fin des temps les douleurs de V'enfantement du Messie :

« La violence des immenses souffrances que subira Israé! lors des douleurs précédant l’arrivée du Messie est connue et manifeste dans les propos de nos maftres, de mémoire bénie ;la raison en est qu’alors l’extraction de la sainteté qui se trouve dans les pieds de I'Homme de la coquille, touchera & sa fin. La se renforcent les extériorités et Pinfime sainteté qui s’y trouve est faible, et lorsque les pieds auront fini d’étre épurés, s’appliquera le verset : “Il détruira la mort pour tou-

jours” (Es. 25:8) » (Cha’ar ha-Mitsvot, section Reé, fol. 48b) *.

Le dernier pas en direction du but sera le plus dur. Il débouchera sur la destruction de la mort car toute vie, d’origine divine, aura réin-

tégré sa patrie véritable. Dans un autre passage, il apparait que cet Homme en cours d’exhumation est plus qu’une simple image représentant l’ensemble des sept Rois ou Vases brisés. II n’est pas moins que l’Adam Qadmon, l’Homme primordial, que la cabale de R. Isaac

Louria situe entre I’Infini (En Sof) et le monde de 'Emanation :

« Les talons de l’Homme primordial (Adam qadmon) ont revétu les dix sefirot de la Fabrication [...] 4 ob sont toutes les coquilles, et lorsque la purification et I’extraction de la lumitre du monde de la Fabrication seront achevées [...] alors “dans les talons du Messie”

— qui est I'Homme primordial — “l’insolence augmentera ”” ensuite ses pieds se tiendront sur le mont des Oliviers, comme il est écrit :

“Ses pieds [de YHVH] se tiendront, en ces jours-la, sur le mont des Oliviers” (Zac. 14:4) et son envergure corporelle (qomato) sera parfaite ; et il est dit & son sujet : “Voici que prospérera mon serviteur, il montera, s’élévera, sera exalté a l’extréme” (Es. 52:13) [...]. Lorsque les pieds de l'Homme primordial, a l’intérieur desquels I'Infini est revétu, se manifesteront sur le mont des Oliviers, “alors la lumiére de la lune sera comme Ia lumiére du soleil et la lumiére

du soleil sera sept fois plus forte, comme la lumiére des sept jours”

26. Voir aussi Cha’ar Maamaré Rachbi, fol. 34a. 27. Sotah 49b. Nous traduisons littéralement. Le sens est : & l’approche du Messie (sous les pas, les talons), l’insolence augmentera.

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA primordiaux (Es. 30:26) » (‘Ets Hayim, Jérusalem, 1910, cha’ar 3, Derouch 2, fol. 17a).

Les identifications suivantes sont particulitrement intéressantes : I’Homme primordial est identifié a la figure divine anthropomorphe des textes de la littérature juive de la fin de Il’ Antiquité qui décrivent le chi’our gomah ou mesure de l’envergure du Dieu manifesté. Il est identifié au Messie dont parle la courte apocalypse incluse dans la Michnah (traité Sotah). Le Messie apparait clairement comme une figure divine qui merge peu & peu des coquilles jusqu’a ce que ses talons, enfoncés le plus profondément en elles, se tiennent enfin sur le « mont des Oliviers », événement qui marque la pleine résurrection de la lumiére de !’Infini. Les versets apocalyptiques des prophetes cités a l’appui signifient, selon la lecture qui est proposée, la manifestation glorieuse de I'Homme primordial. Cette manifestation ne vient pas d’en haut, mais elle vient d’en bas, a issue d’un long processus d’épuration théurgique des étincelles tombées au commencement. L’épuration de l’argent et de !’or qu’évoquaient

souvent les prophétes pour qualifier métaphoriquement les bouleversements du jour final (par ex. Es. 1:25, 48:10, Jér. 6:29, 9:6, Zac.

13:9, Mal. 3:2-3), devient l'image clé du processus théurgique des extractions des étincelles de lumiére hors des coquilles, qui se poursuit depuis la création du monde et qui atteint son achévement par le biais du culte d’Israél et de ses prigres. L’apocalypse est distillée tout au long de histoire et l’achévement de l’opération théurgique lente et continue n’est que la derniére phase, la plus douloureuse sans doute, des ccuvres quotidiennes des Juifs :

« Ces Rois ne seront pas entitrement épurés jusqu’a I’€poque du

Messie, alors ils seront totalement épurés et les scories s’évanouiront

selon le secret du verset : “Il détruira la mort pour toujours” (Es.

25:8) ; le bien qu’elles contiennent sera extrait et rejoindra la sainteté, car tout au long de ce temps-ci il est peu & peu extrait chaque jour, et

lors de la venue du Messie, son extraction sera achevée » (‘Ets Hayim, cha’ar 19, chap. 3, fol. 91c).

Il faut noter les singulitres ressemblances entre la doctrine lourianique du birour (extraction, épuration) des étincelles de la tumiére prisonniére mélangée au mal dans la matiére grossitre des coquilles, et la

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ISAAC LOURIA

517

doctrine manichéenne décrite par Augustin : « Si les aliments composés de légumes et de fruits entrent dans le corps des saints, par leur chasteté, leurs pritres et leurs psaumes tout ce qu'il y a dans ces aliments de beau et de divin est purifié, c’est-a-dire mis parfaitement en état de regagner ses propres royaumes 4 |’abri de toute souillure *. » Dans un autre traité cet auteur ajoute le témoignage suivant : « La portion et nature de Dieu qui a été mélangée est purifi¢e (purgari) par les élus quand ils mangent et boivent, car elle est enchainée dans tous les aliments, disent-ils. Donc lorsque les élus ou saints, prenant ces ali-

ments pour la réfection de leur corps, les mangent et les boivent, par

leur sainteté la portion de Dieu mélangée est détachée (solvi), scellée

(signari), et délivrée (liberari) ®. » Comme dans la cabale lourianique, ce processus microcosmique manichéen répéte, ainsi que l’indique M. Tardieu, le « mouvement cosmique de descente et de remontée des ziwane [splendeurs] d’abord avalés par les démons puis recrachés par eux dans le monde * ». Si l'on ajoute aux similitudes que ]’on vient d’évoquer d’autres similitudes encore ", il est difficile de repousser a Priori \a possibilité d’une relation objective entre ces deux formes de pensée religieuse. Quel que soit le type de parcours que les idées de Mani ont pu suivre pour parvenir, déja peut-étre 4 travers plusieurs filtres, aux oreilles d’un maitre cabaliste de Safed au xvr siécle, il serait plut6t étrange que les singulitres ressemblances entre un aspect important du culte manichéen et la conception lourianique de l’extraction des étincelles, pour n’évoquer que cette similitude, ne soient dues qu’au hasard. Bien que G. Scholem ait nié l’existence d’une 28. Sur les maeurs des manichéens, cité et trad. par Michel Tardieu, dans Le Manichéisme, P.U.F., Paris, 1981, p. 111. 29. De natura boni, § 45, dont nous empruntons encore la traduction & M. Tardieu, op. cit.,p. 111-112, 30. Le Manichéisme, op. cit.,p. 112. 31. Comme entre la figure manichéenne de I'Homme primordial (nasha gadmaya)

et la figure de I’ Homme primordial lourianique (adam qadmon) ; du premier procé-

dent cing fils, du second cing configurations. Dans l’eschatologie manichéenne, dit M.

Tardieu, la guerre contre les démons, une fois qu’elle commence chez les hommes, doit

durer « jusqu’a ce que la derniére particule lumineuse se soit dégagée du mélange matériel et réintégre I’ Homme parfait des cing Splendeurs intellectuelles du Pére » (ou-

vrage cité, p. 101). Cette conception de la fin des temps rappelle celle que nous venons

d@’étudier dans quelques textes issus de l'enseignement de R. Isaac Louris.

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518

LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA

« connexion historique entre les manichéens et la nouvelle Kabbale de Safed » et ait attribué l’origine de ces similitudes doctrinales a « une profonde ressemblance de point de vue et 4 une méme disposition qui produisit dans son développement des résultats similaires * », cette question me semble pour le moment devoir rester ouverte. A larriére-plan de la vision théurgique et eschatologique de R. Isaac Louria, le schéme de la résurrection occupe la premiére place. L’extraction des étincelles hors des coquilles et leur remontée rappelle l’annonce faite au prophéte Ezéchiel dans la vallée des ossements : « J’ouvrirai vos tombes et je vous ferai remonter de vos

tombes, 6 mon peuple » (Ez. 37:13). Cette résurrection, explicitement

énoncée au sujet des « sept Rois morts » dans un texte présenté plus haut, est I’ceuvre commune des hommes et de Ia divinité, qui sont en-

semble sujet et objet de cet événement devenu un processus accompli tous les jours. Entrecroisement paradoxal par lequel la banalité des rites quotidiens et méme des gestes de la vie profane est transfigurée en un micro-avénement apocalyptique, et par lequel, simultanément, l’explosion apocalyptique est ramenée a la routine journaliére la plus prosaique. La conception théurgique de I’extraction des étincelles, nous Pavons vu, est un renversement partiel de la conception théurgique dominant jusqu’alors la cabale. Le but visé essentiellement n’est pas de faire descendre ici-bas l’épanchement divin, opération qui n’occupe plus qu’une place secondaire, mais d’élever vers les hauteurs Yinflux divin enfermé dans les coquilles. Cependant, la théurgie restauratrice du Zohar, centrée sur l’éveil des accouplements intradivins provoqué par les pratiques religieuses, n’est pas écartée pour autant.

Elle est associée au nouveau centre d’intérét de la théurgie lourianique. Un écrit de R. Hayim Vital, issu de cet enseignement, précise dans ce contexte la nature de l’influence théurgique des ceuvres humaines relatives aux deux grandes classes de prescriptions, les interdits et les obligations :

« L’homme, en pratiquant les commandements, induit deux ac-

couplements supérieurs : le premier est I'accouplement du Pére et de

32. Les Grands Courants de la mystique juive, Payot, Paris, rééd. 1983, p. 298.

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ISAAC LOURIA

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la Mére, le second est I'accouplement du Ze’ir Anpin (le Petit Visage) et de sa Nougba (la Femelle). En fait, la copulation de Pére et Mére est effectuée par l’homme qui accomplit les commandements interdisant quelque chose, tandis que la copulation du Ze’ir dans sa Nouqba est effectuée par "homme qui accomplit les commandements presczivant quelque chose [...]. En observant les interdits qui sont au nombre de 365, I’homme cause la jonction des dos de Pére et Mére, qui sont “Mon Nom”, avec les aspects de leur visage, qui sont les deux lettres YH [du Tétragramme] [...]. Et par l’accomplissement des commandements prescriptifs, il cause l’accouplement du Ze’ir Anpin et de la Nougba identifiés aux deux lettres VH du Tétragramme *. »

Quand on évite de transgresser un interdit si l’occasion se présente,

on est & l’origine d’une union entre les Configurations supérieures qui correspondent aux sefirot Hokhmah et Binah, appelées Pére et Mére ; quand on accomplit une prescription religieuse, ce sont les Configurations du Ze’ir Anpin et de la Nougba correspondant aux sefirot Tiferet et Malkhout, le « Fils et la Fille », qui s’unissent. Ces unions sont des maillons dans le lent processus de restauration du cosmos divin qui avait subi aux temps primordiaux le drame de la « Brisure des Vases ». Celui-ci avait été causé, d’aprés l'une des explications invoquées, parce que l’accouplement initial du Pére et de la Mere, au début de l’émanation de leurs Configurations, « était dans le

secret d’un dos a dos » (ididem, fol. Sc), alors que seule une position de face & face eut été en mesure de canaliser l’irradiation lumineuse excessive qui se répandait depuis I’Infini. Mais ces lumiéres ou ces forces divines « bénéficient d’un renouvellement de leur étre 4 chaque fois que les Israélites effectuent une restauration (Gigoun) en bas » (ibidem, fol. Sc). La restitution de la puissance sacrée brisée a !’origine, 4 cause de la position inadéquate d’accouplement du Pére et de la Mére, est « le secret de la Rédemption, qui dépend du prélévement de la sainteté brisée qui est descendue en bas et a été enveloppée par les coquilles » (ibidem). Les copulations pléromatiques induites par les deux aspects de la pratique religieuse et par l’opération théurgique de

33. Commentaire sur le Tigouné ha- Zohar, fol. 3b-c, publié en annexe dans Tigouné ha-Zohar, rééd. Bné Braq, 1972. Texte édité aussi dans R. Hayim Vital, Cha‘ar haMitsvot, fol. 2b.

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LA CABALE THEURGIQUE DE R.ISAAC LOURIA

lextraction des étincelles sont des phases de la réparation des « vases brisés ». Ces théogamies intérieures restaurent Il"harmonie des péles divins, aux deux extrémités de la structure du plérome, ce

qui permet a la lumiére de s’*épandre de fagon stable, équilibrée et

féconde.

Assez curieusement, R. Hayim Vital, le principal disciple de R.

Isaac Louria auquel nous devons la transmission des enseignements

de son maitre, adopte dans ses propres écrits un point de vue sur I’action théurgique beaucoup moins radical. Ce retour vers une conception théurgique classique et particulitrement prudente, de la part

d’un auteur tel que Vital, en dit long sur le caractére atypique de la

doctrine lourianique et sur la faible influence qu'elle exerga peu aprés sa diffusion. Dans son ouvrage consacré a la prophétie et intitulé Les

Portes de la sainteté (Cha’aré Qedouchah), R. Hayim Vital nie que les sefirot puissent étre réellement influencées par les pratiques religieuses, qui ne font jamais qu’attirer un épanchement d’en haut vers les mondes inférieurs et la création :

« Au début de la création, tous les mondes furent créés, selon un

ordre décrit précédemment, par la puissance du En Sof, avec une volonté simple, de fagon généreuse et gratuite. Ensuite il faut encore

que s’épanchent nourriture, vitalité et influx sur ces mondes, afin

qu’ils subsistent dans leur état comme au temps de la création, et pas davantage [...]. La continuité de leur vie depuis lors exige leur action afin qu’ils se sustentent eux-mémes, tel un grand fils qui ne mange plus a la table de son pére. Cependant, les dix sefirot elles-mémes n'ont pas besoin de leur action : Pinflux nécessaire a leur persistance dans Pétat od elles sont, depuis qu’elles furent émanées, leur est épanché constamment de la part du En Sof [...] et elles n’ont pas besoin de restauration (tigoun) au moyen d’une action. Ce n’est pas le cas des créations, depuis le degré des Ames et en dega, qui sont mélées de bien et

de mal et ont donc besoin d’action et de restauration. D’un autre point de vue, lorsque l’influx fait défaut aux créations, cela semble, Dieu préserve, une faiblesse et un amoindrissement de pouvoir dans les dix sefirot qui ne s’épanchent pas en elles. C’est pourquoi il est dit : “Tu affaiblis le Rocher qui t’a enfanté” (Deut. 32:18) et dans le cas contraire : “Vous donnez de la puissance & Dieu” (Ps. 68:35). [...] Il a donc fallu que soit créé un homme récapitulant toutes les créations et les émanations, reliant tous les mondes, jusqu’a I’ Abime de la terre, car il est le plus proche pour la réception de l’influx des dix sefirot. Alors, par l’opération réparatrice de ses actions, il attire l’influx

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HAYIM VITAL

§21

des dix sefirot vers lui, et a partir de hui vers les anges et de ces derniers vers les coquilles, afin qu’en soit réhabilité ce qu'il est possible d’en extraire [...] et de celles-ci vers les mondes eux-mémes. [...] Et si, Dieu préserve, il péche, il détériore tous les mondes [...]. Tous les mondes ont besoin de ses ceuvres [...] car l’homme, par le biais de ses pratiques, attire la vie sur le ciel et la terre et c’est comme s’il les plan-

tait et les fondait [...] comme le disent nos mattres, de mémoire bénie : “(Homme], tu es Mon associé : Je crée et tu fais subsister”» (Bné

Bragq, 1973, fol. 94-96).

Le monde de I’€manation composé des dix sefirot n'est pas affecté

par l’action des hommes puisque celles-ci regoivent en permanence un influx ontique venant de I’Infini (En Sof). Cet influx est attiré par Yhomme sur lui-méme et en raison de sa situation centrale dans le cosmos, od il fait figure de nceud de toutes les créations, cet influx

inonde tous les mondes inférieurs qui ont besoin de ses ceuvres pour

persister dans I’étre. Seule une action théurgique attractrice s’exerce réellement sur les sefirot dont l"homme et les mondes créés bénéficient. Les formules habituelles pariant d’une diminution ou d’une augmentation de la puissance de la divinité n’ont qu’un sens allégorique : quand l’influx venant des sefirot n’est pas attiré par l"homme

sur lui et sur les mondes, les sefirot paraissent manquer de force, mais

ce n’est qu’une impression illusoire qui ne traduit rien de réel. L’action théurgique revient 4 une coopération entre homme et Dieu. Une sentence, attribuée a la tradition rabbinique, qui ne se trouve pas 4 ma connaissance dans les corpus littéraires, souligne que cette coopération concerne les mondes créés et non les sefirot émanées. Une bréve allusion a la théorie lourianique de I’extraction des étincelles est la seule trace de I’enseignement de R. Isaac Louria. La conception développée dans ce passage rappelle celle qu’avait proposée R. Isaac d’Acre au sujet des trois mondes inférieurs qui seuls bénéficient de action théurgique des hommes (voir supra, p. 248). Cette réduction de la portée de l’action théurgique aux seuls mondes créés et a la seule fonction attractrice prolonge un courant de pensée déja ancien qui semble s’imposer de plus en plus largement, méme quand la doctrine lourianique trés audacieuse aurait pu s’y opposer chez un auteur comme R. Hayim Vital.

Les conceptions classiques de la cabale théurgique espagnole sont intégrées dans la nouvelle synthése réalisée par la cabale lourianique,

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LA CABALE THEURGIQUE DE R.ISAAC LOURIA

qui se présente non comme une innovation mais comme l’interprétation la plus profonde et la plus compléte des écrits du corpus zoharique et particulitrement des plus abscons d’entre eux, les Idra et le Sifra di-Tsniouta. Bien qu'elle attendit plusieurs générations pour s’imposer et que ce ne fat pas avant le xvi‘ siécle qu’elle fut largement diffusée *, elle finit par incarner la version la plus autorisée de toute la tradition mystagogique. Un nombre important de dévelop-

pements modernes de Ia cabale en sont des tentatives d’explicitation théorique ou en sont des réélaborations pratiques destinées a l’usage cultuel. Le mouvement hassidique d’Europe centrale et orientale lui doit une partie assez importante de sa doctrine et particulitrement la

branche de R. Zvi Hirsh Eichenstein de Zhidachov et de R. Isaac

Eizik Yehiel de Komarno qui fleurit au xc siécle. Elle eut de nom-

breux

commentateurs

et continuateurs jusqu’au

xx

siécle, en

Europe, au Maghreb et en Orient. Parmi les ouvrages écrits dans sa

mouvance qui récapitulent les rites et pratiques qu'elle avait promus au titre de la restauration théurgique, on peut citer les quatre volumes de La Douceur des jours (Hemdat yamim) d’un auteur anonyme qui vivait dans la Turquie ottomane et qui les composa entre 1710 et 1730. Cette ceuvre exerca une profonde influence malgré l’adhésion de son auteur au messianisme sabbatéen. On peut mentionner aussi la Michnah des fideles (Michnat hassidim) de \'italien Emmanuel Hay Ricci, qui, 4 cété des exposés théoriques concernant la doctrine lou-

rianique, accorde une place considérable a la pratique du culte théur-

gique, « qui unit les mondes et les relie entre eux et que le Saint béni soit-il préfére a I’étude de la Torah * ». Au milieu du xvur siécle, un

nouveau centre pour I’étude et surtout pour la mise en pratique des prescriptions rituelles de la cabale lourianique s’installa 4 Jérusalem, a la téte duquel se trouvait un cabaliste d’origine yéménite, R. Chalom Mizrahi Charabi qui est l’auteur de plusieurs ouvrages développant dans toute sa minutie le systéme des concentrations (kavanot) proposées par R. Isaac Louria. Ce centre, qui devint la yéchivah

34. Voir Idel, supra p. 492, note 2. 35. Michnat hassidim, rééd. Beth ha-Sefer, New York, 1975, traité des unifications,

fol. 109a. Sur cet auteur voir R. Goetschel, in Priére, mystique et Judatsme, PUF, Paris,

1987, p. 207-233.

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LA CABALE THEURGIQUE DE R. ISAAC LOURIA

523

de Beth El, poursuivit sa tradition pendant prés de deux siécles *. Dans sa mouvance, R. Abraham Toubiana écrivit & Alger, vers la fin du xvur siécle, un grand ouvrage sur la signification des commandements intitulé Echel Abraham (Livourne, 1793). Signalons encore l’euvre de R. Kalfa Guedj, cabaliste né a Constantine et mort en

1915 & Jérusalem od il fréquentait le groupe de Beth El.

Nous avons évoqué plusieurs fois, sans nous étendre, le nom de

Sabbatai Tsevi. Ce candidat Messie, qui souleva les foules juives entre 1665 et 1667, finit par se convertir a l’islam sous !a pression menagante du Grand Turc et fut 4 l’origine d'une littérature particuliére, fortement marquée par la cabale et spécialement par la doctrine lou-

rianique. Les auteurs de ces écrits cherchaient essentiellement a expli-

quer I’incroyable apostasie d’un Messie et son étrange comportement en recourant a des concepts tirés de certains aspects de la cabale théurgique. Leurs sources principales et leurs propres développements constituent un terrain d’étude & part qui fait l’objet du chapitre suivant.

36. Une peinture des activités de ce centre est donnée par H. Sérouya, dans La

Kabbale, Grasset, Paris, rééd. 1985, p. 463-470, & partir des articles d’Ariel Bension.

Dans un article récent, M. Idel minimise l’importance des kavanot de la cabale louria-

nique sur le hassidisme européen, voir « Perceptions of Kabbalah in the second half of the 18th century », Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 1, 1992, p. 55-114.

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CHAPITRE

X

LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

L’explication théurgique des commandements implique nécessai-

rement la distinction de deux plans : celui od I’action cultuelle se déroule et celui od elle agit efficacement. Le premier est le monde des hommes, le second est le monde divin. Ce fossé théorique est en prin-

cipe comblé par une adéquation axiologique entre I’un et l’autre

plan: une mauvaise action commise dans le premier trouble Il’harmonie du second. Cependant, cette régle générale est incapable d’exclure d’éventuelles exceptions. La distinction des deux plans précités

brise la connexion intime existant ordinairement entre l’action morale

et ses effets, entre la norme admise par la société et la valeur de ses conséquences. Elle ouvre la possibilité structurelle d’une distorsion entre eux et perce une bréche dans le mur de la Loi. Cette possibilité

n’est pas restée purement théorique. Elle a été utilisée dans l'histoire

de la cabale pour faire admettre des transgressions contre !'ordre social et religieux. Mais ce n'est certes pas une innovation. Dans de trés nombreuses religions, a travers le monde, des pratiques cultuelles transgressives ont été signalées. Ce que R. Caillois appelait naguére le « sacré de transgression » qu’il voyait surtout a I’ceuvre dans le cadre des fétes et des cérémonies religieuses pendant lesquelles I’effervescence collective est 4 son comble ', ou les nombreux faits rap-

1. Voir L’Homme et le sacré, Gallimard, Paris, 1950 ; rééd. Folio Essais, 1988, p. 129-168. Au sujet de la transgression festive, voir aussi J. Baumgarten, « Le purim shpil

et la tradition carnavalesque juive », Pardés, 15, 1992, p. 37-62.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

525

portés dans l’ouvrage de l’anthropologue L. Lévi-Makarius au titre

évocateur, Le Sacré et la violation des interdits *, témoignent du ca-

ractére universel de la réalité de ce qu’un indianiste contemporain dénomme la « sacralité transgressive ° ». Les quelques chercheurs qui se sont penchés sur ce domaine, et surtout G. Scholem et I. Tishby, ont rangé les discours des cabalistes ayant trait & ce type de faits dans la catégorie des discours antinomistes. Ce qualificatif nous parait singulitrement mal adapté aux conceptions que nous allons étudier. Et cela pour plusieurs raisons ;

d’abord parce que les cabalistes qui ont élaboré ces discours ne cher-

chaient pas, pour la plupart d’entre eux, a contredire ou a nier la Loi mais au contraire 4 accomplir la Loi dans sa plénitude et jusque dans ses aspects les plus paradoxaux ; ensuite, certaines pratiques qui ont fait l'objet d’un traitement spécial de la part de la cabale théurgique et qui ont été appréhendées au plan social et psychologique comme étant des transgressions n’en sont pas au regard de la Loi, bien qu’elles en aient certaines apparences. Enfin et surtout, la qualification d’antinomisme n’est pas objective, mais elle exprime la réaction des adversaires de la cabale engagés dans un combat contre elle ou seulement contre certains cabalistes et leurs idées. Les textes que nous allons présenter appartiennent de plein droit a la religion od ils s’inscrivent et hors de laquelle ils n’auraient aucun sens. Ils ne sont que la version théosophique d’une composante ancienne de la religion juive qui a pu étre, comme d’autres composantes, relevée et réélaborée au sein d’un systéme théorique cohérent,

grfce a la conception théurgique des commandements et & la distinction qu’elle introduit entre la valeur apparente d’un acte et la réalité de ses effets. Un principe rabbinique ancien fut une des sources directes de la

2. Edité aux éditions Payot, collection Sciences de I’homme, Paris, 1974. Dans une

perspective plus spécifique, voir L. de Heush, Essai sur le symbolisme de l’inceste royal

en Afrique, Bruxelles, 1958.

3. Voir Sunthar Visuvalingam, « The Transgressive Sacrality of the Diksita :

Sacrifice, Criminality and Bahkti in the Hindu Tradition », dans Criminal Gods and

Demon Devotees, Essays on the Guardians of Popular Hinduism, éd. A. Hiltebdeitel,

State University of New York Press, Albany, 1989, p. 427-462.

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526

LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

théurgie transgressive. Ce principe découle d’un fait souvent observé

dans les Ecritures : certains actes immoraux et contraires a la Loi,

comme l’inceste des filles de Lot, la prostitution de Tamar, l'adultére de Yaél, etc., ont été approuvés et eurent des conséquences trés posi-

tives, tandis que des actes similaires accomplis par d’autres personnages eurent des effets catastrophiques. Ce paradoxe fut un objet de discussion dans le Talmud de Babylone et aboutit 4 une formulation lapidaire qui ne laissa pas les cabalistes indifférents : « Oula dit : Tamar s'est prostituée, Zimri s’est prostitué. Tamar s’est prostituée : des rois et des prophétes furent ses descendants. Zimri s'est prostitué : par sa faute des myriades d'Israélites tombé-

rent. Rav Nahman bar Isaac dit : Grande est la transgression désinté-

ressée plus que l’observance non désintéressée, comme il est dit :

“Entre les femmes que bénie soit Yaél, femme de Héber le Qénite,

entre les femmes [qui habitent] sous la tente, bénie soit-elle” (Juges 5:24). Qui sont “les femmes (qui habitent] sous la tente” ? Sarah,

Rébecca, Rachel et Léa » (Horayot 10a et cf. Nazir 23b).

De la prostitution de Tamar décrite dans Genése 38:14-26, il est résulté une descendance d’od sortirent le roi David et le prophéte Esaie. Mais la débauche de Zimri, racontée dans Nombres 25:6-9, entraina des milliers d’Hébreux a la mort. Yaél, qui, suivant l’interprétation rabbinique de Juges 4:18-19, commit l’adult@re avec Sisera, le

chef des armées cananéennes défaites par Isratl, fut louée par Débora pour son acte, qui lui permit de tuer par ruse le fuyard. Cette conduite lui valut méme une bénédiction supérieure a celle qui revint aux méres d’Israél, lesquelles, contrairement 4 Yaél, ne couchérent

avec leur €poux que pour leur plaisir et non dans le but exclusif d’accomplir une action valeureuse. Une partie de la formule énoncée par

Rav Nahman, qui résume cette situation paradoxale : « Grande est la

transgression désintéressée » (guedolah ‘avérah lichmah) résonna profondément aux oreilles des cabalistes. L’étude de toutes les interprétations qu’elle suscita pourrait fournir a elle seule l'objet d’un livre. Nous nous limiterons 4 quelques exemples significatifs. Le but réel d’un acte n'est pas nécessairement son but apparent. Il peut méme, sous les dehors du péché, viser une réalisation sainte et pure. Il en va ainsi de la prostitution de Tamar ou de l’adultére de Yaél. La possibilité d’une sainte ruse est ouverte. C'est dans une telle

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MOISE CORDOVERO

527

Tuse que le Zohar vit l’explication des manigances de Jacob : il extorqua son droit d’ainesse & son frére, trompa son pére Isaac par un dé-

guisement qui lui fit croire qu'il était Esai, embrouilla Laban pour

obtenir une plus grande part de bétail. C’est encore a cette ruse qu’Israél doit recourir le jour de Kippour en offrant un bouc a Satan surnommé Azazel, pour détourner son attention et l’amadouer en

abondant en apparence dans son sens afin qu’il ne rappelle pas les pé-

chés d’Israél et que ceux-ci soient entitrement pardonnés. C’est a

cette notion de transgression accomplie dans un but louable que se référera plus tard R. Moise Cordovéro pour expliquer la vente de Joseph par ses fréres :

« Ce qu’ils ont fait, bien que cela soit considéré comme un péché, était une transgression pour le nom du Ciel (‘avéra le-chem chamayim) et “grande est la transgression désintéressée [plus que l’observance non désintéressée”], [...] car ils pensaient au Ciel dans tous leurs actes, et s’ils se sont trompés en cela de quelque fagon, il leur aurait semblé qu’au contraire ils se seraient trompés davantage s’ils n’avaient pas agi » (Or Yaqar, t. 6, Jérusalem, 1974, p. 67a).

Mais c’est dans la doctrine lourianique que cette conception paradoxale du péché est vraiment liée a l’explication théurgique des commandements.

La régle biblique concernant

une captive de

guerre (Deutéronome 21:10-14), qui autorise, selon I’interprétation rabbinique (Qidouchin 21b), le soldat qui s’en est épris 4 coucher avec elle, fait l'objet d’une discussion qui améne R. Isaac Louria & conférer a cette pratique licite le statut d’une transgression permise visant l’extraction des étincelles de sainteté prisonniéres dans une femme étrangére : « Il faut s’interroger sur ce que disent nos maitres, de mémoire bénie, a propos de la femme qui a une belle apparence. La Torah a permis un premier rapport sexuel avec elle pendant une guerre, et la Torah ne parlerait que contre le penchant au mal ? Eh bien quoi, parce que [ce soldat] ne serait pas capable de contréler son penchant, cette femme lui serait permise ! Si tel était le cas, que l'on fasse de méme pour tous les commandements ! [...] Tu vas comprendre le probleme de la femme qui a une belle apparence : on sait que tous

ceux qui se rendaient a la guerre, guerre facultative, étaient des justes parfaits [...]. Il est donc impossible que le penchant au mal d’un tel juste s’empare de lui au point qu’il le conduise a se souiller avec une

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE Ctrangtre ; c’est pourquoi la Torah lui a fait savoir que s'il la désire, [il ne désire en fait] que !étincelle de sainteté mélangée dans cette nation. Dans cette femme étrangére il y a en effet une étincelle en contact avec I’ame de cet homme qui la désire en conséquence. Aussi la Torah a-t-elle permis qu'il la pénétre. Et par le souffle qu’il répand en elle au moment de I’accouplement, comme on sait, i] est possible que le bien qui est en elle se renforce et repousse le mal et que cette femme rentre dans la sainteté et se convertisse. Mais méme ainsi elle donnera naissance A un fils rebelle car il est impossible que ne subsiste encore en elle des scories mélangées. Si, par la suite, il ne la désire plus, cela

montre que le bien qui se trouvait en elle était minime et a disparu a cause de sa médiocrité, car le mal a pris le dessus sur lui et I’'a chassé au-dehors, il s’est attaché au souffle que [le soldat] avait répandu en elle et est revenu vers lui et a été épuré, tandis que la femme est demeurée tout entitre mal » (Sefer ha-Liqoutim, Tétsé, fol. 59d-60e).

Loin d’étre une attirance sensuelle irrésistible, le désir du soldat, dans une telle situation, traduit en réalité une aspiration 4 retrouver une étincelle de lumiére, issue de sa propre Ame, mélangée dans une femme de la nation étrangére qu’il combat. Si, aprés une premiere union avec cette captive, le bien qu’elle renferme sous la forme de l’étincelle est assez puissant et prend le dessus, le mal est expulsé et la

femme se convertit. Celle-ci s’enracine de cette fagon dans le domaine de la sainteté, bien que sa descendance immédiate, un fils re-

belle, exprime encore la persistance de quelques « scories », reliquat de I’€puration antérieure. Mais si, aprés un premier rapport avec une captive, le guerrier cesse de la désirer, cela signifie que le bien qu’elle renfermait était trop faible pour |l’emporter. Ce bien, expulsé hors d’elle, se colle au souffle que I’homme avait répandu dans la femme

quand il s’était uni a elle et retourne avec lui a l’Ame de cet homme ; l’étincelle qui s’en était détachée rejoint ainsi sa source. Le rapport sexuel avec cette captive de guerre revient donc a une action théurgique visant l’extraction d'une étincelle de sainteté enfermée dans une coquille, selon un schéma que nous avons longuement étudié plus

haut. I. Tishby parle 4 propos de ce passage du « danger antinomiste caché dans la doctrine des étincelles ‘ ». I! fait remarquer que cette

4. La Doctrine du mal et de la coquille dans la cabale du Ari (en hébreu), rééd.

Jérusalem, 1984, p. 138, note.

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NATHAN DE GAZA

529

conception peut aisément étre détournée de son contexte et autoriser, chez des sectaires qui prétendraient connaftre le secret de leur Ame, des unions sexuelles interdites. I. Tishby a sans doute raison de voir dans ce passage un argument virtuel pouvant étre utilisé pour justifier des pratiques transgressives. Cependant, et méme dans un tel cas, il ne saurait s’agir de pratiques « antinomistes » : ce n'est pas contre la Loi ou pour échapper a ses interdits que ce texte pourrait étre invoqué, mais au contraire, pour exprimer une exigence de la Loi supérieure aux contraintes de la norme sociale et de la morale commune. Cette exigence essentielle de la Loi place l’opération théurgique de l’extraction des étincelles au-dessus de toute autre considération. Nous l’avons vu au chapitre précédent, des textes lourianiques parlent du danger inhérent a une opération d’extraction particulitrement risquée qui se déroule pendant la prigre de posternation (nefilat hapayim) et qui consiste a se laisser tomber par la pensée au fond de labime des coquilles pour en prélever la lumiére qui y est enchainée.

Cette opération dangereuse est devenue, pour Nathan de Gaza, le

coeur de son explication de l’apostasie du Messie dont il était le pro-

phéte, Sabbatai Tsevi. La conversion de ce dernier 4 islam, loin

d’étre une trahison, est le prolongement de son action théurgique visant l’extraction des derniéres étincelles prisonnitres des coquilles situées dans les profondeurs du monde matériel : « Ce probléme [l'apostasie du Messie] est comme celui de la pritre de prosternation, quand I"homme remet son 4me a la coquille pour en extraire les étincelles de sainteté qui y sont tombées & cause du

péché *. »

Ceux qui croyaient en la messianité de Sabbatai Tsevi pouvaient trouver dans cette explication de nature théurgique une solution satisfaisante face 4 un fait aussi incongru que la conversion de leur Messie a la religion dominante dont il était venu les délivrer. Une autre conception de la cabale lourianique peut étre rattachée

5. Lettre de Nathan de Gaza & Elie Tsevi, frére de Sabbatal, citée par R. Jacob

Sasportas, dans Tsitsat Nobel Tsevi, rapportée d’aprés le MS Epstein 125a par I. Tishby, La Doctrine du mal et de la coquille dans la cabale du Ari (en hébreu), p. 129, note 1.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

a la théurgie transgressive. Elle aussi porte en elle le germe de pratiques licencieuses accomplies dans un but sacré et rédempteur. Cette conception se rattache a la série des exégéses développées par le Zohar qui tentent d’expliquer pourquoi de grands personnages de l'histoire sainte sont nés au sein d’une famille de pécheurs. Ainsi le patriarche Abraham, qui joua un rdéle inaugural et fondateur, provient de parents qui se sont unis en transgressant un interdit d’ordre sexuel : « Sache que, lorsque Térah couchait avec Amatlal sa femme, elle avait ses régles, et quand les coquilles virent une telle souillure, elles firent entrer dans cette goutte [de semence] "Ame d’Abraham afin de la perdre. Elles la laiss¢rent donc sortir de leur sein volontairement car elles pensaient qu’elle allait s’y perdre, soit parce que son pére et sa mére ensemble rendaient un culte aux idoles, qu’ils péchaient et faisaient pécher les autres en leur vendant des statues pour le culte idolatre, soit plus précisément parce que I’acte sexuel lui-méme eut lieu pendant que la femme avait ses menstrues. [...] Pour quelle raison le Saint béni soit-il a-t-il inséré [Ame d’] Abraham dans une telle goutte de semence [impure] ? Le but était le suivant : ses parents irritaient le Nom, béni soit-il, parce que son pére couchait avec sa femme au moment méme de ses menstrues. Or le Saint béni soit-il trouva 1a une fagon de tromper les extériorités et de faire sortir l’Ame d’Abraham, que la paix soit sur lui, de leur sein. Il l’inséra dans cette goutte méme, grace & quoi les extériorités ne protestérent pas quand il la fit sortir du milieu d’elles, puisque cette goutte était souillée [...]. Car il est impossible de faire sortir une Ame sainte du sein d'une coquille impure, sauf si on I’introduit d’abord dans le lieu d’une goutte (séminale] impure, comme il a été dit. Tu comprendras ainsi pourquoi de nombreux grands justes étaient des fils de Gentils ou de scélérats et d’ignorants » (Cha’ar ha-Pessougim, Job, 52c) ‘.

C'est par ruse et comme & la dérobée que I’étincelle de lumiére divine qui deviendra l’Ame d’Abraham, d’une sainteté particulitrement élevée, put étre arrachée aux coquilles ou aux extériorités, c’est-a-dire aux forces du mal, qui la détenaient et l’empéchaient de sortir. Dieu inséra cette étincelle lumineuse dans la goutte séminale de son pére rendue particulitrement impure par I’union de Térah avec son

épouse lors de sa période d’impureté. Cet habitacle impur a protégé

6. Voir aussi Cha’ar ha-Guilgoutim, intro. 15, fol. 16b-17a, intro. 27, fol. 98a.

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ISAAC LOURIA

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létincelle en question de la rapacité des coquilles, qui n'ont pas empéché sa sortie, croyant qu’une telle tumiére insérée dans une telle souillure était nécessairement vouée a sa perte. Les coquilles, en effet,

« quand elles voient quelque 4me glorieuse a l’extréme, elles veulent la souiller & l’extréme, afin de la perdre pour qu'elle ne puisse pas étre restaurée et qu’elle demeure a jamais dans sa situation » (ibidem). La premiére partie du texte attribue l’insertion de l’4me d’Abraham a une erreur de jugement de la part des coquilles qui ont agi de fagon délibérée. La seconde partie attribue cette insertion & Dieu lui-méme qui agit par ruse. Dieu s'est ainsi servi du péché des

parents d’Abraham comme d’un instrument pour extraire une étin-

celle trés sainte des coquilles et pour la déposer dans un corps d’homme. Les deux derniéres phrases du passage présentent cette ruse comme un principe général par lequel le contraste saisissant entre la valeur des enfants et l’impureté de leur filiation s’explique et

correspond & une nécessité. Il n’était pas difficile d’en tirer des

conclusions pratiques paradoxales : ne convient-il pas de commettre des transgressions d’ordre sexuel pour réussir 4 extraire des étincelles de haut rang prisonniéres des coquilles et pour qu’elles deviennent les Ames des justes d’Israé] ? Cette conclusion fut effectivement tirée par des groupes de fidéles de Sabbatai Tsevi, le Messie apostat, et certains se livrérent a des transgressions en vue d’accélérer le processus d’extraction de la lumiére pour hater la Rédemption. Nous y reviendrons. La suite du passage précité apporte des précisions intéressant diTectement notre sujet : « Térah [par la suite] se repentit, mais son repentir ne suffit toutefois pas & réparer le péché d’idolAtrie qu’il avait commis sans aucune limite. Il a donc dQ se réincarner en Job ; de méme, sa femme Amatiai ’, mére d’Abraham, se réincarna en Dina, fille de Léa, femme de Job *. Et parce qu'elle avait été prise par Térah au moment de ses régles, il lui arriva cette histoire od elle fut prise [de force] par

7. Ce nom est donné par le Talmud de Babyione a la mére d’Abraham, dans Baba

Batra 91a. Voir aussi Pirgé de Rabbi Eliézer, chap. 26.

8. Dina, fille de Jacob et de Léa, était l’épouse de Job selon un récit du Talmud (Baba Batra 15b).

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE Sichem, fils de Hamor le Hiwite ’. Car le Gentil ne se soucie pas du sang des menstrues et c’est ainsi qu’elle fut punie. De plus, il y eut un

avantage en cela, car I'Ecriture dit : “Sa souillure a elle sera sur lui” (Lév. 15:24) ; en effet, celui qui couche avec une femme menstruée, limpureté de ses menstrues saute sur lui. Sichem fils de Hamor porta

donc sur lui, grfce a cet acte sexuel, toute l'impureté de Dina en ce

qui concerne les menstrues, et elle se trouva pure et restaurée, puis elle épousa Job [...]. Il me semble, selon ce que j'ai entendu de mon maitre, de mémoire bénie, que Térah coucha avec sa femme menstruée contre son gré, c’est pourquoi, lui qui coucha avec elle volontairement fut atteint d’ulcéres [en la personne de Job], tandis que sa femme, qui y fut forcée, fut seulement pénétrée de force par Sichem afin qu’elle soit nettoyée de cette boue et elle n’eut pas a étre frappée

Wulcéres » (ibidem).

La doctrine de la réincarnation explique les malheurs de Job et de Dina son épouse qui étaient Térah et sa femme Amatlai lors d’une existence antérieure. Ce qui doit retenir notre attention, c’est la fagon

dont Dina (ex-Amatlat) est purifiée de la souillure contractée pen-

dant sa vie antérieure, lorsqu’elle avait des rapports sexuels au cours de ses régles. En violant Dina, Sichem prend sur lui l'impureté menstruelle dont elle était atteinte, et du méme coup il purifie sa victime et la « restaure », rétablissant l’intégrité de son Ame. Le viol est présenté ici 4 la fois comme une punition pour une faute commise lors d'une existence antérieure, et une purification de l’impureté contractée alors. Trés paradoxalement, le rapport sexuel avec un Gentil opére la purification théurgique de Dina. Sichem joue un réle comparable & celui des cendres de la vache rousse qui purifiaient l’impur et ren-

daient impur le pur (Nombres 19), ou & celui du bouc émissaire envoyé 4 Azazel sur lequel le grand prétre déposait les péchés d’Israél (Lévitique 16:10-21). Et le viol qu’il commet est 4 son insu une opération de catharsis pour Dina, dont il est la victime inconsciente. Une

transgression d’ordre sexuel provoque la purification d’une souillure sexuelle contractée antérieurement. Bien entendu, cette explication et celles qui précédent ne sont au fond que l’exégése de plusieurs récits bibliques et de leur lecture

9. Voir Genése chap. 34.

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ISAAC LOURIA

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rabbinique. Elles sont purement théoriques et ne débouchent sur aucune conséquence pratique. Elles traitent d’opérations théurgiques paradoxales qui supposent des transgressions en lieu et place des pratiques religieuses habituelles. Les effets théurgiques favorables qui découlent de ces transgressions n’ont pas été voulus par les transgresseurs eux-mémes, ils surviennent a leur insu et ne leur évitent en

rien les chatiments qu’ils méritent. Térah est puni pour avoir couché avec son épouse lors de ses régles, méme si grace 4 cette copulation une étincelle divine de haut rang put étre arrachée a la prison des co-

quilles pour devenir l’4me d’ Abraham. Sichem fut chatié pour avoir

violé Dina, méme si ce fut un viol purificateur. Il n’est pas un instant question de « transgression désintéressée », et le cas qui s‘en rapprocherait le plus serait celui du soldat copulant avec une captive, si ce n’était la une pratique explicitement permise par la Loi et rigoureusement réglementée. Ces textes et d’autres semblables ont cependant été utilisés plus tard par certains fidéles du candidat Messie Sabbatai Tsevi et ont servi & justifier la possibilité que des transgressions soient délibérément commises dans le but d’opérer des restaurations théurgiques afin de h&ter la Rédemption. Apres l’apostasie du Messie de Smyrne et sa conversion a l’islam, quelques cabalistes, qui persistaient a croire en sa

messianité, élaborérent une théologie de la Rédemption par le péché

qui comprenait, entre autres transgressions, des unions sexuelles prohibées, comme I’adultére. G. Scholem a longuement étudié l’évolution de cette doctrine qu'il qualifie d’antinomiste ”. Elle ne nous intéresse

ici que parce qu'elle est un moment explosif de I’histoire d’un aspect de la cabale théurgique dont elle exploita certaines virtualités, latentes dans des textes comme ceux que nous avons cités. Plus pertinentes sont a nos yeux les réactions que cette exploitation suscita parmi les cabalistes qui connaissaient les sources auxquelles puisaient les militants du Messie apostat et qui avaient ainsi la capacité de confronter

10. Voir Le Messianisme juif, traduit par B. Dupuy, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 181 sq. I aborde également ce sujet dans Sabbatat Tsevi, Le Messie mystique, Lagrasse,

Verdier, 1983, septitme et huititme parties, dans lesquelles il montre la radicalisation progressive de la propagande sabbatéenne et sa propension de plus en plus forte a sacraliser le péché.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

leurs discours avec celui de la cabale traditionnelle. Comment un cabaliste versé dans les enseignements du Talmud, du Zohar, de R. Moise Cordovéro et de R. Isaac Louria, et qui, outre ces sources

écrites, avait regu une initiation orale dispensée par un maitre vivant, allait-il répondre a la propagande antinomiste des sectateurs de Sabbataf Tsevi, qui s’appuyaient sur des auteurs prestigieux pour précher des pratiques licencieuses en guise d’opérations théurgiques restauratrices ? Allait-il nier en bloc tout lien entre leurs allégations et lenseignement authentique de la cabale ? Allait-il occulter l’existence

d’une théurgie transgressive au sein des sources traditionnelles ? Ou

choisirait-il une autre voie ? Un cabaliste qui écrit dans la premiére moitié du xvimr siécle, peu

aprés I’excommunication des sectaires (1725-1726), nous donne l’occasion d’assister simultanément a la critique et 4 la condamnation sans

appel de leurs conceptions, et a la réaffirmation de la réalité de la théurgie transgressive, dans des limites rigoureusement définies. R. Moché Hayim Louzzatto, cabaliste italien dont nous avons déja étudié quelques écrits, a rédigé un ouvrage enti¢rement consacré a attaquer les positions des partisans du Messie juif passé a l’islam, et 4 défendre I’héritage authentique de 1a cabale lourianique. La polémique qu'il développe n’a rien d’un persiflage ironique ou d’un combat partisan. Sa tonalité grave et le sérieux passionné de son style indiquent que I’on a affaire 4 un véritable conflit d'interprétations d'une méme tradition mystagogique. L’enjeu de ce conflit était immense, puisqu’il s’agissait en fait de la survie de la cabale au sein du judaisme. La cabale commencait 4 étre menacée dans sa légitimité par les exc?s des sabbatéens qui suscitaient de plus en plus de suspicion 4 son égard. Louzzatto était soumis 4 deux exigences devant lesquelles il ne se déroba pas et il fit face avec courage : combattre les conceptions transgressives radicales des sabbatéens sans pour autant récuser la légitimité de la théurgie transgressive dans un cadre strictement délimité. Dans le préambule de son exposé, il pose d’abord le principe général de la corrélation entre transgression et détérioration théurgique et entre commandement et restauration théurgique. Ce principe est ce-

pendant confronté a la sentence du Talmud que nous avons mentionnée plus haut et qui le contredit. Prenant acte de cette contradiction, Louzzatto se propose, non sans évoquer son hésitation et ses scru-

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MOISE HAYIM LOUZZATTO

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pules, d’expliquer avec rigueur les conditions d’exercice de la trans-

gression réparatrice et les processus théurgiques qu’elle implique : « Il est impossible qu’une transgression (‘avérah) soit un commandement (mitsvah) et jamais la réparation (tigoun) ne sera la détérioration (gilqoul). Il est vrai qu'il y a un propos de nos maiftres, que la

paix soit sur eux, qui paraft 4 nos yeux une haute montagne trés es-

carpée. Il s’agit de leur énoncé concernant Yaél : “Grande est la transgression désintéressée, plus que l’observance non désintéressée ".” Si tel est le cas, il est possible qu’un dommage (pegam) soit une restauration (tiqgoun). Mais il faut que tu saches que ce sujet comprend de nombreuses distinctions et si l’on n’est pas extrémement précis, on risque de tomber dans des foss¢és profonds, que le Miséricordieux nous en préserve ! [...] L’action de Yaél était une “transgression désintéressée”. Si nous ne devions éliminer cette pierre d@achoppement du sein de notre peuple, car elle est immense, mon coeur ne m’aurait pas porté a faire sortir de ma bouche les premiers éléments concernant ce probleme, et & plus forte raison 4 m’étendre sur lui comme je le fais maintenant [...]. II s'agit d’un secret trop redoutable pour y méditer, et & plus forte raison pour en parler et plus

encore pour enquéter & son propos. Et n’était la contrainte du moment, je l’aurais fui, comme devant un feu brflant. Néanmoins applique-toi 4 le comprendre parfaitement afin que tu ne commettes pas l’erreur — que Dieu préserve - de ces niais qui se prostituent parderritre YHVH. C'est de ces passages [de la Bible] que I’Ecriture dit : “Les chemins de YHVH sont droits, les justes y marchent, les pécheurs y trébuchent” (Osée 14 :10) ". »

Les « niais » sont les partisans de Sabbatai Tsevi en tant que

Messie apostat qui tirent de la notion en question la justification de la conversion du Messie et la nécessité de pratiques cultuelles transgressives, en particulier d’adultéres et d’incestes. Dans un premier temps, Louzzatto rappelle l’origine de la détérioration qui atteint le plérome divin et il Evoque ses conséquences sur ce plan comme sur celui de histoire d’Israél. Parce qu’Eve se laissa séduire par le Serpent, symbole de I’Autre cété, et qu’il s'approcha

11. Nous avons traduit l'ensemble du passage d’od cette sentence est extraite, voir

supra, p. 526.

12. Sefer Qineat ha-Chem Tsevaot, dans Guinzé Ramhal, t. Il, 6d. Friedlander, Baé Braq, 1984, p. 95-96.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

d’elle et lui inocula sa substance maléfique — l'impureté morale appe-

lée « boue », ainsi que le raconte un récit du Talmud (Yebamot 103,

Chabbat 146a) - l’archétype d’Eve au sein du plérome, la Chekhina,

dut descendre dans le royaume des « coquilles », suivant un schéme de la doctrine lourianique étudiée précédemment. Cette descente de la présence divine dans le monde ténébreux, qu’Eve occasionna, ne peut étre rachetée que par les femmes d’Israé! : elles doivent assumer

cette faute ici-bas et subir, juste avant la Rédemption finale, une violence sexuelle de la part des « impurs ». Celle-ci sera certes vécue par elles comme un chAtiment, mais elle aura une fonction théurgique importante, puisqu’elle opérera la restauration de l’intégrité du plérome divin. Ce viol est du méme ordre que le viol purificateur que subit Dina selon I’explication de R. Isaac Louria, il permet l’arrachement des étincelles de lumiére divine, captives des « impurs », et la purgation de l'impureté restant au sein des Israélites :

« Sache que le début de la détérioration fut intromission du Serpent en Eve dans laquelle il jeta une boue. C’est pourquoi fla Chekhina] descendit ensuite au milieu des coquilles. Or, il est impossible de réparer ce dommage, si ce n’est comme le dit un verset : “Les femmes seront violées” (Zac. 14:2). Il faut en effet qu’a la fin, cette chose advienne ici-bas, que le pécheur porte sa faute, et le dommage s’écartera de la racine. En haut, le Serpent s’acharne sans cesse & cause de cela, et quand ici-bas lui sera donnée une part parmi les Israélites qui ont péché, il conclura en haut l’accusation. Mais quelle grande affliction pour les femmes saintes, les femmes d’Israél, qui devront subir ce malheur ! Remarque que le commencement de la dé-

térioration était : “Ils ont violé des femmes dans Sion” (Lam. 5:11) ; aussi, la fin du processus d’extraction [des étincelles] sera : “Les femmes seront violées” (Zac. 14:2). Sache cependant que méme cette affliction n’aura lieu qu’au moment ultime ", lorsque la restauration sera presque achevée ; car de ce moment

il est dit : “Elle [= la

Chekhina] se rit du dernier jour” (Pro. 31:24), puisque déja la puissance sera grande et que l’acte en question ne causera pas en haut de dommage ; au contraire, il est réparateur. Je vais te dire comment il

13. Sous-entendu : méme une action théurgique d’épuration comme celle-ci, qui est vécue comme un chatiment douloureux et qui n’est pas effectuée comme une pratique

transgressive volontaire en vue d'une restauration théurgique, n’a de pertinence qu’a la fin des temps et n’est pas encore d’actualité.

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MOISE HAYIM LOUZZATTO

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répare : grace a cet acte les impurs recevront la boue résiduelle des

origines, et a l’inverse, tout bien enfermé en eux sortira d’eux et réin-

tégrera la sainteté. Le secret de ce processus est le suivant : il faut donner a I’Autre cété la part qui lui convient, mais pour que ce soit une réparation, il faut que cela advienne en bas et pas en haut “. »

La conclusion de ce passage est une référence a la « sainte ruse » dont il est souvent question dans le Zohar et que nous avons déja rencontrée chez R. Azriel de Gérone '. En donnant un « os 4 ronger au chien », suivant une image de R. Moise de Léon reprise dans le Zohar **,’on donne ici-bas une part a I’Autre cdté sans que rien lui soit donné en haut. Ce qui n’est donc que le semblant d’une concession au domaine du mal permet en échange de se débarrasser des déchets impurs que l'on porte en soi, selon le schéme bien connu du bouc émissaire. Le viol des femmes d’Israé] a la fin des temps, méme s’il est éprouvé comme un malheur et qu'il sanctionne une faute,

opére une double restitution théurgique : les derniéres étincelles de

lumiére encore présentes dans les nations impures sont rendues a la « sainteté » du monde divin, et les derniers résidus de la « boue » du Serpent encore présents dans la nation d’Israél sont rendus a I’ Autre

cété. Grace a cet échange, la Chekhina descendue dans les régions ténébreuses des coquilles peut enfin en ressortir et réintégrer pleinement le plérome.

Cet exposé n’est qu’une introduction au développement principal consacré non pas a la fonction théurgique d'une transgression sexuelle subie passivement — le viol — mais & celle d’une transgression sexuelle commise volontairement - l’adultére. Le but de ce passage préliminaire est de faire apparaitre un lien entre l’adultére accepté comme moyen de restauration théurgique et le viol subi de force. Ce lien est important pour notre auteur : il souligne le caractére vraiment désintéressé de cet acte transgressif qui ne provoque aucun plaisir pour la femme qui le commet mais qui, au contraire, suscite en elle le

dégoft d'un contact avec « la boue du Serpent » :

14, Sefer Qineat ha-Chem Tsevaot, ouvtage cité, p. 96-97. 15. Voir supra, p. 146. 16. Les références sont données dans notre traduction, Le Zohar, t. lll, Verdier, Lagrasse, 1991, p. 222.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE « Je vais t’expliquer maintenant l’affaire de Yael avec Sisera et tu comprendras correctement ce secret. Yael était la femme de Hever le Qénite et ce dernier relevait du secret de Cain qui sortit de la puissance de la boue du Serpent ". Voila pourquoi cette histotre lui ar-

riva “. Pour cette raison elle fut personnellement livrée & Sisera en vue d’un rapport sexuel et non remplacée par une démone comme il en

alla d’Esther ”. Elle fut elle-méme présente puisque c’est lui au

contraire qui déversa en elle toutes les saintes étincelles qu’il recélait. Il tenait, en vérité, du secret du Da’at et renfermait toutes les étincelles venant du Da’at ”. Pendant ce temps, l’union célestielle se déclencha mais I’Autre cdté ne toucha pas & la sainteté d’en haut ; au contraire,

grace a la force des restaurations [opérées par Yael] et de son mérite, elle prit sur elle cette affaire, car pour elle il n'y eut aucune jouissance, comme il est dit dans le Talmud, parce qu’il jeta en elle de la boue ”. Et le Sanctuaire [= la Chekhina] en haut resta pur et lA se déclencha union, sa puissance l’emporta sur [Sisera] et le terrassa. Le secret de

17. Idée empruntée& R. Isaac Louria, voir R. Hayim Vital, Sefer ha-Ligoutim, fol. 74d. La question du devenir de I’ame de Cain et de ses multiples migrations a travers les Ages od elle se purifie peu a peu, est développée par le méme cabaliste dans Cha’ar ha-Guilgoulim, introduction 33-34.

18. Etant, comme son époux, dégagée de I'emprise du Serpent et de la concupiscence

(ia « boue ») qu’il instille, Yaél pouvait étre livrée & Sisera sans qu'elle puisse étre soup-

gonnée de chercher une jouissance personnelle. En outre, selon R. Isaac Louria dont

s'inspire ici Louzzatto, Sisera renfermait en lui « toute la racine de Cain », a savoir les

étincelles de lumitre divine échappée de I’Ame de Cain : « Cette action vengeresse [&

Yencontre de Sisera] n’advint que par le biais de Yaél, femme de Hever le Qénite, car

elle procédait de la racine de Cain [dont les étincelles] étaient placées au sein de la coquille de Sisera, aussi lui fut-elle livrée en personne » (Sefer ha-Liqoutim, fol. 74d). Yael avait une affinité spirituelle avec Sisera qui était la coquille renfermant des éléments appartenant a la racine de son Ame, aussi fut-elle l’instrument idéal de leur extraction. 19. La légende, selon laquelle un démon femelle se substituait & la reine Esther lorsque le roi Assuérus croyait s’unir a elle, se trouve dans Zohar III, 276 a (Ra’aye Mehemna). 20. Da’at (Connaissance) désigne ici une des composantes de la Configuration du

Ze’ir Anpin (le Petit Visage). Louzzatto reprend encore le développement de R. Isasc Louria dans Sefer ha-Liqoutim, fol. 74d : « Toutes [les étincelles} de la racine de Cain

descendirent dans les profondeurs des coquilles du secret du Da’at qui est Sisera. » Yaél devait donc libérer ces étincelles lumineuses que Sisera, en tant que coquille du

Da’at, tenait prisonnieres.

21. Louzzatto paraphrase ici Rachi, qui considére que Yadi subit ce rapport sexuel

« afin d’affaiblir la force de ce scélérat pour qu’elle puisse le tuer » (ad Nazir 23b). De

plus, cette femme ne tira aucun profit, aucune jouissance de ce contact, au contraire,

elle en subit un préjudice, car « ce scélérat jeta en elle la boue » du serpent (ibidem).

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MOISE HAYIM LOUZZATTO

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cette affaire est “le piquet de la tente” (Juges 4:21) qui est le Yessod qui s’est uni a la “tente” - la Malkhout -, ainsi s’éveilla-t-il lors de Punion. C'est lui qui prit le dessus sur cet impie orgueilleux d’en bas et le fit mourir : il pénétra dans sa tempe et de [a il atteint ses moelles, selon le secret du Da’at que j’ai rappelé ”. Cette opération ne peut réussir, méme en tant que chatiment, comme nous I’avons écrit, si ce n’est a la fin du processus de restauration, lorsqu’il est prés de s'achever. Et [il ne peut étre réussi] que par quelqu’un qui l’accomplit avec toutes ces précautions et préparations ; et de plus, seulement par une décision temporaire qui n’institue en rien un ordre régulier, que Dieu préserve > ! »

En principe, une transgression d’ordre sexuel entraine la séparation des péles masculin et féminin du plérome et met un terme a leur union. Tel est l’enseignement habituel de la cabale classique. Mais la doctrine lourianique de I’action théurgique introduit une fissure dans cette logique contraignante : Il’extraction des étincelles de sainteté enfermées dans les coquilles impures nécessite parfois de se plonger dans leur domaine et d’entrer en contact avec elles. De 1a vient la question implicite 4 laquelle répond Louzzatto : comment restaurer la substance du plérome en extrayant des étincelles au moyen d’une opération théurgique hors la loi — en l’occurrence un adultére — censée par ailleurs provoquer une séparation dans ce plérome et susciter l’emprise de l’Autre cété sur la Chekhina ? La réponse qui est détaillée dans le texte qui suit est assez simple : cette opération théurgique transgressive ne causera aucun dommage au sein du plérome dans la situation singuligre qui sera la sienne a la veille de l’achévement ultime de sa restauration. Quand la Chekhina,

qui est la sefira Malkhout, est encore séparée de son Epoux divin et qu'elle se trouve parmi les coquilles, les commandements, qui émanent de cette sefira et qui « l’incarnent » ici-bas, n’ont pas, momentanément,

les mémes

effets ; et la transgression

désintéressée

(‘avérah lichmah), opérée en faveur de l’extraction des derniéres étincelles encore prisonniéres, n’entrainera pas de dommage dans le monde supérieur. Au terme du long processus de la restauration des

22. Emprunt encore au Sefer ha-Ligoutim, fol. 74d, in fine.

23. Sefer Qineat ha-Chem Tsevaot, ouvrage cité, p. 97.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

mondes, une sorte de bréve césure temporelle entre deux régimes du réel, celui d’avant et celui d’aprés la Rédemption, rendra possible la réussite de l’extraction des étincelles restantes par le biais d’un acte interdit par la Loi, sans que cet acte provoque des effets nocifs sur le plérome. Il faut en effet que la transgression désintéressée soit commise au moment précis od la Chekhina est encore parmi les coquilles,

mais préte & en remonter, et que son Epoux soit encore séparé d’elle, mais sur le point de se conjoindre a elle, pour que cette action hors norme réussisse et n’entraine aucune détérioration :

« En voici la raison. Sache que ce verset : “Le commandement est une flamme” (Pro. 6:23) signifie que les commandements sont le secret de la Malkhout ™, mais seulement en tant qu’elle est unie & son

Epour [...]. Et [cette union] ne donne aucune prise a I'Autre odté.

Toutefois, dans la perspective du contexte oi la Malkhout est descendue dans les coquilles et complete la femelle de la coquille *, selon

le secret des mots : “Je vais remplir celle qui est ruine” (Ez. 26:2), la transgression désintéressée évoquée ici trouve a s’appliquer, et cela en vue de la remontée de la Chekhina hors de la coquille. Mais il faut

qu’aussitét le Ze'ir Anpin la saisisse pour qu'elle redevienne le secret de la flamme précitée. Comprends bien cela car c’est un profond mystére et c’est le motif du “piquet” que j’ai mentionné. Cette opération est dénommée “décision temporaire” car elle résulte de la situation de la Malkhout qui revét la coquille. II faut donc, aussit6t aprés avoir pratiqué cette opération, que se manifeste le Ze’ir Anpin et qu’il reGOive cet acte dans le mystére de I’union. S’il ne se manifeste pas sans délai, I’ Autre cOté, bien sir, aurait prise et se renforcerait A cause de cet acte. I] faut donc une manifestation du Ze’ir Anpin qui nous ra-

ménera sur la bonne voie de la flamme précitée. Il est donc impossible de répéter [cette action] ; elle sera pratiquée une seule fois et aussitét on reviendra a la norme générale des commandements *. »

Le cadre dans lequel une action transgressive peut avoir un effet

24. Pour fa signification symbolique du mot « flamme » dans ce verset et les graphémes des noms divins qui lui correspondent, voir un texte de Louzzatto traduit supra, p. 481. 25. Dans les pages qui précédent, Louzzatto développe longuement ce théme. Cette « femelle de la coquille » porte le nom de la démone Lilith, vieille figure de la démonologie juive. 26. Sefer Qineat ha-Chem Tsevaot, ouvrage cité, p. 97-96.

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MOISE HAYIM LOUZZATTO

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théurgique favorable commence & étre dessiné. Cette action doit étre accomplie a la veille de l’'achévement du processus de réfection cosmique. Elle doit étre unique. La suite du texte précise qu'elle ne doit pas impliquer un changement des normes religieuses qui sont immuables car elles sont conformes a la structure du plérome des sefirot (les « luminaires ») et elle ne peut étre le fait que d’une femme : «Tu viens d’apprendre que méme une transgression désintéressée ne sera qu'une décision temporaire. Et cela n’implique pas qu'il soit possible de changer l’ordre des pratiques, ce qui serait qualifié de “conversion de la Torah”, et il est impossible pour elle d’étre convertie d’aucune facon ”. En effet, les structures des luminaires ne chan-

gent pas ! Néanmoins, un acte isolé peut étre pratiqué dans le contexte de la remontée de la Malkhout,et aussit6t aprés, le cours des choses retrouvera sa structure initiale. Et tout ce que nous avons dit ne se peut que parmi les femelles qui sont un simple sol * et parmi lesqueliles l’opération en question a lieu, mais non parmi les m&les pour lesquels les rapports sexuels illicites (‘arayot) ne sont aucunement une

réparation. Le juste doit en effet se garder de l’incirconcision, il doit

se tenir en retrait et ne pas se souiller. Et méme les autres commandements, moins graves que les relations sexuelles illicites, la lanire ne se déliera pas non plus pour les changer, Dieu préserve, si ce n’est par

une décision temporaire, en fonction de ce qui arrive dans une certain contexte ”. »

L’élément essentiel validant toute « transgression désintéressée » est son caractére occasionnel. La fonction théurgique des commandements est liée 4 !’agencement structurel du plérome qui garantit la cohérence de la Loi avec l’ordre divin et cosmique. Font exception quelques moments singuliers oi !’état du systtme de correspondance entre l'un et l’autre plan rend possible — et méme nécessaire — l’ac-

complissement de certains actes liminaux a titre de transgression réparatrice. Seulement méme a de tels moments, la Loi ne change pas

27. En hébreu hamirat ha-Torah. Allusion a l’apostasie (hamira) de Sabbatal Tsevi

qui correspondait, aux yeux de ses partisans tardifs, a la transvaluation de l'ensemble

de la Loi. 28. Qarqa'a ‘olam. Expression empruntée au Talmud, Sanhédrin 74b, qui l’utilise pour qualifier le caractére passif de la reine Esther qui subit les étreintes du roi

Assuérus sans y prendre part activement. 29. Sefer Qineat ha-Chem Tsevaot, ouvrage cité, p. 98.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

et une « transgression désintéressée » qui a des effets théurgiques réparateurs reste une transgression, méme si elle doit étre saluée comme un acte méritoire. Louzzatto ne conteste 4 aucun moment la valeur de telles transgressions, ce qui est la cible de sa polémique ce sont les conclusions proprement antinomiques que les sabbatéens en ont tirées : « En conséquence, sache enfin et comprends combien vaine et fourbe est toute la construction de ces pécheurs, la séduction de l’Accusateur a capturé le coeur des niais, oublieux de Dieu, les amenant A transgresser avec le mépris dans I’4me toute religion et toute

loi, ni un jour ni deux, ni un mois, mais tous les jours de leur vie de vanité. “Tout est & l’envers, ce qui est bas on I’éléve, ce qui est élevé on

Vabaisse” (Ez. 21:31), pour convertir le bien en mal et le mal en bien,

et pour transformer les paroles du Dieu vivant en absinthe et en poison. La structure des luminaires et leurs lois sont la loi de la Torah que Moise a placée devant les enfants d’Israé] pour des générations et

des éternités. Et toute la tradition est travestie, passant de la source

du Saint d’Israé] dans un lieu d’impureté, la femme étrangére, abo-

mination du Seigneur *. »

Les partisans du Messie juif converti a l’islam avaient élaboré une doctrine de l’inversion des valeurs pour justifier la conduite atypique

de Sabbatai Tsevi. Une sorte d’anti-Torah, reflet inversé de la Loi traditionnelle, était devenue leur credo. Il ne s’agissait pas de transgresser une Loi qui demeurait immuable, mais de transmuter la Loi et de

changer le péché en un acte cultuel obligatoire. Louzzatto ne concéde rien a l’antinomisme sabbatéen en développant la conception de la transgression théurgique. Il interpréte un passage du Talmud & la lumiére de la cabale théurgique classique et de la théurgie lourianique dont il tente d’accorder les logiques différentes. Les idées explicitées par R. Moché Hayim Louzzatto rentrent dans le cadre général et quasiment universel de la violation exceptionnelle des interdits afin d’obtenir des effets surnaturellement favorables. Comme le dit L. Lévi-Makarius, « dans des sociétés organisées de maniére A éviter tout risque d’union incestueuse entre ses membres, et od ce crime est puni avec la plus grande sévérité, l’inceste est délibéré30. Sefer Qineat ha-Chem

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Tsevaot, ouvrage cité, p. 98.

MOISE HAYIM LOUZZATTO

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ment commis avec I’idée que son accomplissement aura des effets magiques favorables a celui qui s’y résoud * ». Bien que, chez Louzzatto, les effets bénéfiques recherchés concernent le plérome divin et non lindividu, la transgression sexuelle dont la Yaél biblique fournit le modéle est du méme ordre. Ce serait une erreur d’analyse d’y percevoir un antinomisme déclaré ou méme latent. Les transgressions théurgiques appartiennent a un autre ensemble de phénoménes religieux que ceux qui peuvent étre qualifiés 4 juste titre d’antinomistes. Il ne s’agit pas pour la cabale lourianique ou pour Louzzatto de retourner

la Loi ou de la détourner, mais de découvrir au cocur méme de la Loi des détours singuliers : s’ils conduisent a transgresser passagérement

les normes sociales, ils permettent de surmonter des situations cri-

tiques et d’effectuer certaines réfections cosmiques et pléromatiques que l’accomplissement ordinaire des impératifs du culte et le respect des interdits sont incapables de produire. C’est la Loi méme qui propose les modéles de ces transgressions. Loin de contrevenir a la Loi et

de la nier, ces transgressions viennent de la Loi et demeurent dans la

Loi. Si elles la transgressent, elles ne sont pas des péchés. L’explication principale que les cabalistes ont avancée pour rendre compte de cette séparation entre le péché et la transgression est la présence pesante du Serpent (l’Autre cété) au sein de l’univers des hommes et du monde divin et la nécessité de le tromper pour échapper & son influence. Pour le vaincre, il faut agir 4 son insu et non le com-

battre en un face a face ouvert od I’ Accusateur aura toujours des re-

proches a retourner contre ses adversaires. Cette théorie de la « sainte

Tuse », hérititre du Zohar et de la cabale lourianique, joua un réle his-

torique trés important au xx’ siecle, puisqu’elle figure comme un argument de poids dans la controverse qui opposa les rabbins orthodoxes d'Europe centrale et orientale favorables au sionisme politique et ceux qui le considéraient comme une entreprise profanatrice et condamnable au regard de la religion. Comment justifier qu’un mouvement de résurrection nationale, animé par des laics et méme par des impies irreligieux puisse incarner la volonté divine et étre agréé par la

31. Le Sacré et la violation des interdits, Payot, collection Sciences de I’homme,

Paris, 1974, p. 37.

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

Providence ? Pour répondre & cette question trés embarrassante, une autorité rabbinique de Hongrie, R. Issakhar Chiomo Teichtal, appliqua le schéma fourni par la théurgie transgressive. Il se référe d’abord,

indirectement, & la conception lourianique que nous avons étudiée plus haut et qui traitait de la venue au monde de I’Ame trés sainte d’Abraham par le truchement de la relation impure de ses parents *. Puis il en tire les conclusions suivantes au sujet du sionisme politique : « Tl est impossible qu’une grande chose dans le domaine du sacré ne procéde si ce n’est par le biais d'une transgression [...]. La lumiére du Messie, parce qu’elle est trés sublime, ne pouvait procéder ici-bes si ce n’est par le biais d’enveloppes hideuses, afin de s’infiltrer a la dé-

robée a cause des Accusateurs. [...] Parce que sa lumiére est grande a

lextréme, élevée, trés élevée, jusque dans les hauteurs célestes, il était

nécessaire de l’obscurcir d’une couverture sans beauté ». »

Comme les « Accusateurs », suppéts du Serpent, ne peuvent se douter que la délivrance messianique se trame sous le couvert des actions impures des pionniers et des militants politiques agnostiques de la cause sioniste, ils ne lui font pas obstacle et la laissent se dévelop-

per et prendre de l’ampleur. Alors qu’une action messianique menée par des religieux et des hommes pieux n’aurait pu réussir, 4 cause de la vigilance pointilleuse de I’ Accusateur satanique, une entreprise impure a la possibilité de lui échapper parce qu’elle cache une haute sainteté et la protege de ses regards jaloux. Comme le dit encore cet

auteur : « Toute grande chose doit sortir de choses profanes, alors elle

s’éléve et s’exalte au plus haut, et tout cela vise a tromper les

Accusateurs pour qu’elle leur arrive & l’improviste™. » Il faut prendre

32. Voir supra, p. 530. 33. Em ha-Banim Semekha, 1" 6d. & Budapest, 1943, ré6d. Jérusalem, 1963, p. 124. Sur cet auteur mort en déportation et sur les polémiques qui entourérent la réédition

de son livre, voir R. Schatz Uffenheimer « Confession on the Brink of the crematoria », The Jerusalem Quarterly, n°34, hiver 1985, p. 126-141. 34. Ibidem,p. 125. R. Issakhar Teichtal résume ici le texte d’un penseur qui écrit au xvr sitcle, R. Juda Loew de Prague (le Maharal), qu’il extrait de son livre intitulé

Guevourot Hachem, chap. 14. Ce passage développe une idée reprise implicitement du

Zohar selon laquelle la « coquille précéde le fruit » ; selon le Maharal : « La sainteté est comparée au feu, au feu le plus subtil, elle sortira d’une chose profane et brdlera tout

[...]. Quand le fruit est mOr, la coquille est détruite par la croissance du fruit. »

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ISSAKHAR TEICHTAL

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lexacte mesure de l’acte de pensée extraordinairement subversif que constitue cette généralisation de l’enseignement de la cabale zoharique et lourianique au regard du conservatisme exacerbé des milieux rabbiniques orthodoxes de I"Europe de !’Est. De tels propos condamnent implicitement le judaisme orthodoxe dans sa version moderne, non pas en termes de valeurs morales, mais pour son inefficience théurgique qui se traduit par une infirmité sur le plan de |’Histoire : sa piété zélée et la pureté irréprochable de ses pratiques et de sa doctrine font de lui la proie facile du Serpent accusateur. Au contraire, un mouvement profane ou a-religieux peut seul abriter la lumiére de la Rédemption messianique et lui faire traverser clandestinement la zone contrélée par le Serpent. Le sionisme profane est ouvertement et consciemment une action politique, mais en profondeur, il est une action théurgique capable de faire passer la lumiére du salut. Le paradoxe de la transgression théurgique devient le paradoxe de |’action politique. Des agents agnostiques ceuvrent sans le savoir au sein du monde divin et jouent un réle dont ils ignorent la portée réelle. Ils sont les véhicules les plus efficients du sacré par leur rejet méme du sacré. En choisissant un mode d’action en rupture totale avec la tradition religieuse de leurs péres, ils lui donnent unique chance de plein accomplissement. Cette rébellion contre la pratique religieuse en faveur de la pratique politique remplit une fonction théurgique de la plus haute importance. Les propos de R. Issakhar Teichtal ont été violemment rejetés par la majorité de ses pairs. Méme des historiens qui les considéraient avec sympathie ont vu en eux une résurgence sabbatéenne. Une tendance générale chez les historiens du judaisme est d’imputer au mouvement sabbatéen tout discours religieux juif portant trace d’une dialectique de la transgression. Comme si les sabbatéens avaient inventé une forme de pensée nouvelle, alors qu’ils n’ont fait que se servir, comme d’autres courants 4 des époques différentes, de certains concepts rabbiniques et de leur interprétation

théurgique

par les cabalistes.

Répétons-le encore : non seulement la notion de transgression théurgique n’est en rien antinomiste, mais elle exclut l’antinomisme. Sans la Loi, il n’y aurait pas de transgression et donc pas d’effet théurgique pour elle. Que l’obéissance a cette Loi puisse étre différée en faveur

d'une opération théurgique particulitre, impossible 4 mener a bien

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LA THEURGIE TRANSGRESSIVE

par les voies de l’observance des commandements, n’atteste aucunement I’existence d'un antinomisme latent. La Loi est pergue comme une totalité si ample qu'elle inclut la possibilité de sa transgression liCite, et cette possibilité trouve toujours dans l’activisme messianique, quel qu’il soit, l'occasion de s’actualiser. La fonction théurgique attribuée a certaines transgressions a joué, on Ie voit, un réle non négligeable en fournissant des arguments pour consacrer des ceuvres profanes ou impures, et pour reconnaitre une

intervention divine cachée lors de certains tournants de I"histoire

contemporaine. La réfection du monde divin et la réintégration du divin dans le monde humain par le biais de transgressions opérant, a l'insu de ceux qui les commettent, des « réparations » en faveur de la venue de la lumiére du Messie, se sont inextricablement mélées et ont

constitué le terreau du discours moderne du sionisme religieux. Mais ce serait une erreur d'appréciation de surévaluer démesurément l’importance de la théurgie transgressive, méme si son discours a permis lintégration de mouvements extra-religieux et de leur projet profane au sein de la pensée religieuse juive traditionnelle. L’essentiel de la cabale théurgique demeure la pratique des commandements et la fidélité 4 la Loi, tandis que les transgressions commises dans un but désintéressé ou qui ont un caractére stratégique (la sainte ruse contre le Serpent), sont moins des pratiques délibérées que l'objet d’explications fournies a posteriori pour justifier une action ou pour résoudre des contradictions.

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CONCLUSION DE LA PREMIERE PARTIE

Ainsi que le dit avec bonheur R. Meir ibn Gabbay : « Le but de l'amour du Nom, béni soit-il, est l’effectuation de sa volonté qui consiste dans I’union de ses puissances en Lui, jusqu’a I’Infini '. » L’amour de Dieu se manifeste activement par la pratique du culte théurgique qui vise essentiellement l’unification infiniment recommencée de son existence révélée. Fait singulier au sein des religions monothéistes, ce sont les plus éminents docteurs de la Loi qui, tel R.

Joseph Caro, ont souscrit avec ferveur a cette fagon d’entendre les observances et qui, au lieu de s’opposer a la « théosophie mystique », en ont été les plus ardents promoteurs. Les causes de cette situation exceptionnelle sont sans doute a chercher dans la faiblesse temporelle des institutions religieuses, juridiques et politiques du judaisme d’aprés la ruine du Temple. La puissance coercitive des pouvoirs religieux ayant été en grande partie brisée, les croyances et le culte ne tenaient plus qu’au fil parfois ténu de Il’engagement personnel et de la fidélité de communautés éparpillées a la Loi qui les lie entre elles et les attache & leur Dieu. Les cabalistes ont réussi a traduire une situation sociale effectivement vécue dans les termes d’une histoire englobant l'univers et le monde divin tout entier, non pas pour déplorer inlassablement son drame, mais pour montrer comment agir efficace-

ment en vue de son redressement et pour la réparation de la plénitude déchirée. La Loi devint le flambeau de la Rédemption d’une

1. ‘Avodat ha-Qodech, |, chap. 14, fol. 34b.

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CONCLUSION

DE LA PREMIERE PARTIE

société composée a la fois de Dieu et des hommes, et le premier comme les seconds avaient un impérieux besoin de salut. Une ancienne sentence rabbinique résume admirablement cette situation : « Le Saint béni soit-il dit : Qui s’adonne a la Torah, a la bienfaisance et prie avec la communauté, Je le lui compte comme s’il Me délivrait,

Moi et mes enfants, d’entre les nations du monde » (Berakhot 8a). Les formes générales de la cabale théurgique trouvent dans la théurgie instauratrice que l'on va étudier maintenant a la fois leur expression la plus hardie et leur moment de vérité. Si la réfection de la divinité peut étre assurée par le culte des hommes, pourquoi la divinité ne pourrait-elle pas aussi étre faite grace a lui ?

Gor gle

DEUXIEME PARTIE LA THEURGIE INSTAURATRICE DANS LA CABALE

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CHAPITRE PREMIER

«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

DANS LA CABALE AVANT L’EXPULSION

La formule hermétique qui suscita jadis la réprobation outrée de

saint Augustin ' : sic deorum fictor est homo (« voila comment

lhomme fait des dieux ») ?, n’est peut-€tre qu'une expression parmi

d’autres d’une conception religieuse largement répandue. Si Il’on en

croit Emile Durkheim, « il y a des rites sans dieux, et méme il y a des rites d’oi dérivent des dieux ’ ». Selon une des définitions proposées,

le mot « théurgie » ne signifierait pas seulement « agir » sur dieu, ou

« rendre divin », mais « créer des dieux ‘ ». Bien que le texte hermé-

1. La Cité de Dieu, VII, 23-24.

2. Asclépius 38 ; Corpus Hermeticum, texte établi par A. D. Nock et trad. par A.

J. Festugitre, tome II, Paris, Les Belles Lettres, 1973, p. 349. Nous examinons ce passage et d’autres du méme ouvrage dans un chapitre ultérieur. 3. Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Presses Universitaires de France,

Paris, 1990, p. 49. Voir aussi un développement de M. Mauss et H. Hubert, « Essai

sur la fonction et la nature du sacrifice » (1899), dans uvres, I, Les Editions de

Minuit, Paris, 1968, p. 288 sq. et p. 298 sq. & propos du sacrifice hindou du soma. 4. Voir E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Flammarion, Paris, 1977, p. 280 et voir P. 300, note 10. Cette étymologie tardive est de Marcel Psellus (xr siécie), qui donne& l’expression « créer des dieux » une signification toute platonicienne : il s’agit de l’action de conférer une Ame & ses disciples par l’enseignement qu’on leur prodigue, premier dans l’ordre des vertus : « Celui qui posséde la vertu théurgique est appelé “pére de dieux”, car il transforme les hommes en dieux » (Patrologie grecque, 122, 721D). Cette définition trés édulcorée de la théurgie ne concorde pas avec celles des néoplatoniciens paiens de la fin de l’Antiquité. Nous devons ces renseignements a la diligence de notre

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU »

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tique d’od la formule a été tirée se réftre & la confection de dieux terrestres en forme de statues divinisées et que Durkheim se référe au sacrifice védique auquel on rapporte non seulement l’origine des hommes mais aussi celle des dieux, la similitude de ces croyances avec

le motif juif que l’on va étudier, si elle est loin d’étre totale, n’en est

pas moins flagrante. La puissance créatrice du rite, de l’ceuvre humaine en général si elle est religicusement orientée, est telle que les hommes lui ont parfois reconnu une action instauratrice. L’existence d’une thématique a l’intérieur du judaisme, selon laquelle l'homme doit « faire Dieu », peut paraitre incroyable. Comment une religion dont les prophétes n'ont cessé de dénoncer Ia vanité des « dieux faits de mains d’hommes », a-t-elle pu donner naissance 4 une conception apparemment contraire & son essence méme ? Cette question ne peut avoir de réponse tant que I’on part d’une « essence » du judaisme et

qu’on la confronte avec les faits religieux observables. Les faits qui sembient confirmer cette essence supposée sont alors admis comme valables et sont représentatifs de la religion dans son ensemble, tandis que ceux qui paraissent lui échapper sont passés sous silence ou réduits a l’état de curiosités insignifiantes. C’est sous cette rubrique que le motif que nous allons étudier a été classé, quand, rarement,

quelques formules qui s’y rapportent se sont trouvées par hasard sur le chemin des chercheurs. Comme |’a-dit naguére Marcel Mauss, « il n’y a pas, en fait, une chose, une essence appelée Religion ; il n’y a que des phénoménes religieux, plus ou moins agrégés en des systémes qu'on appelle des religions et qui ont une existence historique définie, dans des groupes d’hommes et dans des temps déterminés* », La religion juive est constituée de la totalité des phénoménes religieux qui appartiennent a son histoire, c’est-a-dire A sa réalité temporelle et sociale. Ceux-ci peuvent étre regroupés, par commo-

collégue Cyrille Aslanoff, que nous remercions vivement. Voir aussi l'exptication du mot théourgicos donnée par Jean de Scythopolis, cité et commenté par H. D. Saffrey, « Nouveaux liens objectifs entre le Pseudo-Denys et Proctus », art. repris dans Recherches sur le néoplatonisme apres Plotin, Vrin, Paris, 1990, p. 244: « les enseignements des Saints |...) de ceux qui croient, ils font des dieux ».

5. Euvres, tome I, Les fonctions sociales du sacré, Les Editions de Minuit, Paris,

1968, p. 93-94.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

dité, sous l’appellation modeme de « judaisme * ». Un certain pombre d’entre eux ont, certes, paru atypiques, ils ne font cependant pas moins partie intégrante d'un ensemble dont ils sont des éléments aussi « authentiques » que les autres. Cela est vrai en ce qui conceme la cabale, et, particuli¢rement, du sujet qui nous intéresse dans cette partie de notre travail’.

Ce sujet s’inscrit parmi les nombreux développements consacrés la fonction théurgique des commandements, mais il est sans doute le plus intrigant d’entre eux, puisqu’il implique une série de textes disant

la capacité des actions humaines & faire Dieu. Enoncée brutalement,

cette expression peut surprendre et méme scandaliser. Une conception qui semble au premier regard non seulement étrangére au judaisme mais totalement contraire 4 son esprit et a sa lettre, a fourni & plusieurs générations de cabalistes, d’exégétes et de rabbins, un ma-

tériau sémantique fécond et une base de réflexion théologique importante. Son caractére choquant exige une analyse détaillée puisqu’il nous faut tenter de percer le secret de son émergence et de sa longévité dans I’histoire de la religion juive. Les plus anciennes mentions écrites de cette conception maximaliste de la fonction théurgique des commandements qui nous soient parvenues, se trouvent dans la litté-

rature cabalistique castillane du xur siécle : dans le Zohar mais aussi dans plusieurs ouvrages contemporains. Un des textes du Zohar qui nous transmettent cette idée, a été l'occasion d’une Apre discussion entre deux spécialistes de l’histoire de la cabale, au sujet de la datation et de la réalité de son attribution

a un midrach rabbinique. Avant d’entamer I’étude détaillée de l’ensemble des passages oi ce théme apparait, nous présenterons les

6. Le mot « judaisme », sous sa forme hébraique yahadout, se rencontre déja, mais

trés rarement, au Moyen Age, ce n’est que dans les temps modernes qu'il deviendra

d’un emploi courant. 7. La question de savoir si toutes les prétentions historiques des cabalistes sont

justifiées, et en particulier l’attribution de l’origine de leur doctrine aux plus hautes

autorités juives de la fin de ’Antiquité, sans parler des révélations qu’ils affirment

avoir recues du prophete Elie, ne concerne en aucune fagon la réalité de l'apparte-

nance de leurs enseignements a la religion juive dans son ensemble. D’od l'absurdité d'une formule d’Abraham Geiger, savant juif du sitcle dernier et grande figure du courant libéral, selon lequel la cabale est une « supercherie ».

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ZOHAR

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théories actuellement concurrentes et nous proposerons notre hypothése personnelle. I. Tishby ne cache pas la forte impression produite sur lui par le passage en question : « L’expression la plus audacieuse pour désigner la teneur de !l’acte de I"homme accomplissant les commandements, est

sa présentation comme la production de puissances divines [...]

puisque I’homme renouvelle a chaque instant I’ceuvre créatrice d’en haut, faisant subsister la structure des sefirot dans son ordre, il est considéré, si l’on peut dire, comme le créateur du Créateur *. » Mais pour cet auteur, ces conceptions sont le fait des cabalistes et elles sont impensables dans le contexte rabbinique ancien : « L’intention du

Midrach [allégué par R. Margaliot, soit Lévitique Rabba 35:7, en tant

que paralléle du texte du Zohar] est de dire que l’observance des commandements est considérée comme leur création, mais il n’est pas venu & l’esprit des docteurs du Midrach d’attribuer & homme la

fabrication du Saint, béni soit-il, méme avec l’atténuation d’un “si l’on

peut dire *”. » Moché Idel a rejeté cette assertion 4 partir de plusieurs faits convergents qui permettent de penser que le Zohar n’innove pas en exposant ce motif mais qu’il réutilise des sources antérieures. Les faits qu’il allégue sont les suivants : la réapparition de l’énoncé en question, sous des dehors variés et au sein de contextes différents, dans

des écrits de cabalistes contemporains de la rédaction du Zohar qui ont pu puiser aux mémes sources que ce dernier ; le fait que le Zohar ne contienne pas la formule conventionnelle qui introduit un dire mi-

drachique ou rabbinique (« nos maitres ont dit ») mais qu'il en porte

trace. Ce n’est pas le seul cas od l’auteur du Zohar, ainsi que d’autres cabalistes castillans, formulent des énoncés en les présentant comme

des citations extraites du midrach rabbinique, alors que les corpus classiques qui sont parvenus entre nos mains ne les contiennent pas. Ce fait général a conduit Yehoudah Liebes 4 postuler l’existence de

sources midrachiques ou « pseudo-midrachiques » tardives aujourd’hui disparues, mais auxquelles les cabalistes de la fin du xur siécle

8. Michnat ha-Zohar, II, Jérusalem, 1975, p. 435. 9. Ibidem, p. 435, note 50.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU>

pouvaient encore acoéder *. Moché Idel rappelle aussi que plusieurs énoncés midrachiques hardis ne nous sont parvenus que parce que les cabalistes les ont cités en les utilisant comme des points de départ pour leurs élaborations théosophiques '. La question des sources ne nous parait cependant pas définitivement régiée. Un passage du commentaire de R. Babya ben Acher sur le Pentateuque (achevé vers

1291) apporte a cet égard un point de comparaison important. Dans ce texte, l’exégéte de Saragosse, qui dépend surtout des enseignements des cabalistes géronais, cite une sentence qu'il présente comme un midrach rabbinique, mais qu’on ne retrouve pas sous cette forme dans les corpus existants de cette littérature. Il s’agit de ’exégese d’un verset concernant le sabbat qui présente une grande proximité avec les exégéses dont l’origine est discutée. Alors que dans celles-ci il

s'agit de « faire Dieu », dans celle-la il s’agit de « faire le sabbat » d’en

haut. Voici tout d’abord une traduction littérale du verset commenté : « [Les fils d'Israél garderont le sabbat] pour faire le sabbat...» (Ex. 31:16). La question posée est celle du sens de la derniére proposition, qui, d’une part, semble répéter la premiére, ce qui est impossible puisque tous les mots de la Torah ont une signification propre et qu’ils ne sauraient étre de simples doublets, et qui d’autre part appelle une explication sur le sens précis du verbe « faire » employé

dans la phrase biblique. Comme a son habitude, R. Bahya ben Acher

propose deux exégéses distinctes : une exégese littérale et une exégese présentée comme étant tirée du midrach : « “Pour faire le sabbat”, selon la voie du sens obvie : pour préparer (letaqgen) les choses nécessaires au sabbat, comme dans I’expres-

sion : “Il se hAta de le préparer (litt. de le faire)” (Gen. 18:7) et

comme : “Le veau qu’on avait préparé (litt. fait)” (ibidem, 8). [Faire ici] signifie “préparer” (tiqoun). [...] Et selon le midrach : “Pour faire le jour de sabbat” : quiconque garde le sabbat d’en bas c’est comme s'il le faisait en haut. Explication : celui qui réalise le commandement

10. Voir « Comment le livre du Zohar a été composé » (en hébreu), dans Jerusalem Studies in Jewish Thought, vol. Vi11, 1989, p. 5, 11-12 (note 34), 22. Voir

aussi supra, p. 375, & propos de la citation par un cabaliste du Midrach Hachkém, qui n’a pas été conservé. 11. Voir Kabbalah, New Perspectives, New Haven, Yale Uni. Press, 1988, p. 191.

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BAHYA BEN ACHER

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du sabbat en bas, c’est lA un témoignage qu’il confesse et a foi en sa racine et en son principe gravés en haut, et celui qui le considére

comme nul, c’est comme s’il annulait celui d’en haut, pour cette rai-

son [le texte] mentionne

[I’expression] “pour faire”, alors que

lEcriture aurait pu dire : “pour garder le sabbat”, mais c’est afin de le

mettre en paralléle avec le sabbat d’en haut qu’il mentionne & son propos ce vocable méme : “pour faire le sabbat” » (Pérouch ‘al haTorah, éd. Chavel, t. II, Jérusalem, 1977, p. 324).

Selon le sens littéral, « faire le sabbat » signifie simplement « pré-

parer le sabbat », comme il en va dans les exemples donnés od le verbe « faire » entre dans un contexte od il signifie quelque chose comme « faire un repas », qui n’implique aucune sorte de création, mais une simple préparation. Le midrach cité ensuite ressemble a celui que transmet une source tannaitique connue, mais i] en différe

de facon trés significative. Ainsi, le midrach de la Mekilta (Ki Tissa sur Exode 31:16) énonce : « R. Eléazar ben Prata dit : Quiconque

garde le sabbat c’est comme s’il avait fait le sabbat, comme il est

écrit : “Les fils d’Israél garderont le sabbat pour faire le sabbat.” »

Apparemment, le sens de cette exégése midrachique semble étre : bien que le commandement du sabbat soit un commandement négatif (un interdit), il est compté comme un commandement positif, une prescription, parce qu’il est mis en relation avec le verbe faire. Nous sommes trés loin du sens qui se dégage du midrach cité par R. Bahya ben Acher, selon lequel I"homme qui garde le sabbat d’en bas,

& savoir respecte les interdits liés 4 ce jour sacré, « c’est comme s'il le

faisait en haut », autrement dit donnait existence, fagonnait, le sabbat

d’en haut. Quel pourrait étre ce sabbat d’en haut ? De multiples sources juives anciennes nous révélent l’existence d’un Archange féminin nommé Sabbat, qui apparait sous les traits de l’€pouse de Dieu, d’une Reine ou d’une Princesse céleste. On peut citer le Talmud,

Chabbat 119a et Baba Qama 32b ; Genése Rabba 11:8 ; Lévitique Rabba 27:10 et surtout un écrit appartenant a la littérature des

Palais, le Seder Rabba di-Beréchit *. L’existence d'un sabbat céleste,

12. Voir la Synopse zur Hekhalot- Literatur, éd. P. Schifer, Mohr, TObingen, 1981, $ 852-853, et texte traduit dans notre ouvrage, Le Livre hébreu d’Hénoch, Verdier,

Lagrasee, 1989, p. 212. Selon E. Ginsburg, qui a étudié ce passage : « Sabbat, en tant

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

personnifié, voire divinisé ", est donc trés bien attestée avant l’appa-

rition de la cabale médiévale, l’évocation d’un sabbat d’en haut ne prouve donc pas que R. Bahya ben Acher est l’auteur du midrach qu'il allégue. Un indice de l’authenticité de ce midrach est le fait que

le commentateur qui le transmet cite sa source mot 4 mot, en maintenant la variante ou I’erreur de la citation du verset biblique. En effet,

dans la proposition du midrach citant Exode 31:16 : « Pour faire le jour de sabbat », le mot « jour » ne figure pas dans la version de la Massorah, que, quelques lignes plus haut, R. Bahya ben Acher rapporte et suit exactement. On imagine difficilement une forgerie comportant une anomalie aussi flagrante. I] semble bien que le midrach cité par notre exégéte faisant état de la fabrication par l'homme du sabbat d’en haut, ait un fondement ancien. Le commentaire qu'il donne de ce midrach est que "homme, en gardant le sabbat, porte témoignage de sa « racine » en haut, allusion claire a l’entité du plérome divin auquel le Sabbat est identifié, a savoir la « Communauté d'Israé] » (Perouch ‘al ha-Torah, ibidem, p. 323), qui est la sefira Malkhout, appelée aussi Chekhina. En quoi consiste ce « témoi-

gnage » et cette « confession » ? La suite du texte nous le révéle a contrario : homme qui transgresse le sabbat « c’est comme s’il annulait celui d’en haut, pour cette raison [le texte] mentionne [I’expression] “pour faire” ». Le contraire d’annuler c’est faire exister. Bien que le commentateur populaire qu’est R. Bahya ben Acher reste assez prudent dans ses déclarations, le sens de son exégése ésotérique n'est pas douteux. Ce qui vaut ici pour I’entité du plérome divin qui correspond au sabbat, vaut, dans d’autres textes,

que jeune épousée, demeure quasi divine ici ; c'est seulement dans la cabale théosophique que sa divinisation est devenue complete. Bien que ce mythe du mariage céleste du sabbat n’ait pas été souvent mentionné dans la littérature cabalistique, il a pourtant exercé une puissante influence sur des mystiques aussi centraux que R. Juda ben Yagar, le maftre de Nahmanide et, en toute probabilité, sur R. Motse de Léon » (The Sabbath in the Classical Kabbalah, Suny Press, New York, 1989, p. 104). On

pourrait ajouter aussi des sources éthiopiennes falachas qui transmettent des hymnes al’Archange féminin appelé Sabbat. 13. Les Homélies clémentines, recueil de traditions juives et judéo-chrétiennes qui remontent aux premiers siécles, présentent Dieu comme étant le sabbat par excellence, voir Homélie XVII, 10, trad. Siouville, rééd. Verdier, Lagrasse, 1991, p. 324.

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EZRA DE GERONE

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pour l’ensemble du piérome. Et ce qui semble vrai concernant ici

lauthenticité du midrach allégué, a des chances de l’&tre aussi de la

sentence midrachique rapportée dans ces mémes textes qui vont étre l'objet d’étude des pages qui suivent. Les cabalistes espagnols du xur sitcle possédent donc des reliquats de sentences et d’exégéses juives antérieures, qui ont toutes les apparences de l’exégése rabbinique transmise dans les grands corpus connus, mais ont disparu des recueils parvenus entre nos mains. Ils ont ainsi sauvé de la disparition totale des documents religieux importants, et ils se sont appuyés sur eux pour élaborer leur propre doctrine — pour I’élaborer et non pour la légitimer. Comme il ressort du commentaire de R. Bahya ben Acher de Saragosse, le midrach mentionné n’a pas de fonction légitimatrice dans le contexte oi il apparait ; au contraire, l’exégéte caba-

liste se donne la tfache de rendre compte d’une tradition ancienne en lui appliquant une interprétation qu'il juge capable d’éclairer une formulation assez énigmatique. La source qu'il cite semble étre le point de départ d’un effort d’élucidation, et non une construction secon-

daire visant & confirmer une pensée toute préte.

Bien que R. Bahya écrive vers la fin du xur‘ siécle, il transmet sou-

vent des sources cabalistiques antérieures, dont certaines remontent au tout début du mouvement mystagogique. Cela pourrait aussi tre le cas de la formule en question concernant la fabrication par

Yhomme du « sabbat d’en haut », c’est-a-dire de la dixi¢me sefira (Ja

Malkhout). Un cabaliste géronais que nous avons souvent mentionné dans la premiére partie de cet ouvrage, R. Ezra, rédigea au début du xr siécle, et sans doute quelque temps avant Il’année 1225, un commentaire sur les Aggadot du Talmud oi se trouve un énoncé dont nous avons déja étudié une version plus tardive du méme auteur. Dans celle-ci il était déclaré, 4 propos de la pratique d’un commandement : « Celui qui l’'accomplit en bas réalise (meqayem) et affirme (ma’‘amid) sa puissance “. » Nous ne reprendrons pas ici l’analyse de cette formule. Dans la version la plus ancienne d’un passage identique, R. Ezra semble plus audacieux et au lieu du verbe meqayem

14. Voir supra, p. 116.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

(réalise, soutient), il emploie le verbe ‘assah (fait). Traduisons cette version primitive : « Tu dois savoir que le commandement est une lumiére, et celui

qui le fait en bas affirme (ma’‘amid) et fait (‘osseh) ce qui est en haut. C’est pourquoi, lorsque I"homme pratique un commandement, ce commandement méme est lumiére ©. »

Au lieu du verbe megayém au sens plutét vague, qui peut étre en-

tendu comme |’action d’assurer une durée a une réalité préexistante,

et au lieu de la notion de « puissance », que le cabaliste ne fera pas

méme suivre explicitement du mot « d’en haut », la formulation premiére de R. Ezra est plus claire et plus hardie. La pratique d’un rite religieux « fait » la réalité divine qui lui correspond, ce rite « méme est lumiére », il instaure la divinité, 4 quelque degré de son émanation. Les observances ont une efficacité sui generis et fagonnent le Dieu de I"homme qui les met en pratique. Le rite, en tant qu’il est accompli, est « lumiére », maniére élégante de dire qu’il est Dieu, ou tout au moins un aspect du plérome divin. Faire l'un, c’est faire

l’autre. Le sens du verbe « faire » quand il s'applique a !’en haut est le méme lorsqu’il s’applique au commandement. Ce dernier n’a qu’une existence virtuelle avant d’étre mis en pratique ; de la méme fagon, le

degré du plérome divin qui lui correspond n’a qu’une existence virtuelle avant d’étre habité par l’épanchement ontique venu de la Source ineffable, que l’acte accompli ici-bas provoque et attire *. En un mot, la pratique religieuse est ce par quoi tout fidéle confére une existence réelle 4 son Dieu. L’énoncé de R. Ezra atteste la présence, dés les débuts de la cabale, de l’emploi du verbe « faire » dans le contexte de l’explication théurgique du rituel juif, considéré dans son ensemble comme I’instrument d’une action instauratrice. Bien que cet Enoncé soit trés bref et qu'il semble avoir été quelque peu édulcoré par la suite, il recéle la premiere trace connue a ce jour de I’élément principal d’une formule qui sera trés largement diffusée par la suite. Le texte R. Bahya ben

15. Ligouté Chikhehah ou-féah, Ferrare, 1556, fol. 17b-18a. 16. Sur ce processus voir supra, p. 118.

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EZRA DE GERONE

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Acher sur le sabbat apparaft donc comme un cas particulier au sein d'une explication générale du rituel qui remonte au moins a la cabale de Gérone. R. Bahya ben Acher vivait sur le sol de la Castille. C’est dans ce

méme royaume que les premiers cabalistes développent le theme de laction théurgique instauratrice et lui attachent une formule singulitre. Cette action, il conviendrait de l’appeler théopolétique " puisqu’elle est l’art d’instaurer le divin, de « faire le Nom », comme

disent souvent les cabalistes. Ceux-ci en ont traité en faisant référence ou non a une « parole des maitres » de la tradition rabbinique et du midrach ancien. Parfois leurs propos sont volontairement ambigus ou prudents, ce qui exige du lecteur une complicité avec leur style ésotérique. Parfois, leurs affirmations sont tout a fait explicites. Souvent, elles sont imbriquées au cceur d’un développement d’ordre général sur l’action théurgique des commandements. Il est difficile d’établir une chronologie rigoureuse des auteurs castillans qui ont laissé des écrits & ce sujet, 4 cause des incertitudes qui pésent encore sur la datation de certains de leurs ouvrages. Leur liste comprend les plus grands noms de l’histoire de la cabale médiévale. R. Moise de Léon, l’auteur du Zohar, R. Joseph Gikatila, R. Joseph de Hamadan, !’auteur du Sefer ha-Yihoud, R. Abraham de Eskira, R.

Joseph Angélet. A leur suite, d’autres cabalistes, comme les italiens

R. Menahem Récanati et R. Elie Hayim de Genazzano, les espagnols

exilés R. Méir ibn Gabbay et R. Joseph Caro, et une longue série d’auteurs plus tardifs, ont repris ce théme spécial, qui, bien que rarement traité, n’en est pas moins récurrent. Sa persistance au cours des siécles montre qu'il occupe une place importante dans la pensée juive et qu’il est loin d’étre anecdotique. Il ne saurait donc étre négligé par la recherche. S’il tend parfois 4 se confondre avec d’autres types d’action théurgique, et qu’il entretient avec eux des rapports trés étroits,

il posséde un caractére propre qui permet le plus souvent de le distinguer sans mal.

17. Nous empruntons ce terme a A. J. Festugitre qui forge le grec théopoiein & partir du latin efficere deos du § 37 de l’Asclépius latin, voir p. 378, note 194 de l’ouvrage cité supra, note 2.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU>

Les premiers textes que nous allons étudier sont tirés du Zohar. Cet ouvrage n’est pas nécessairement le premier qui en fasse état, la primauté pouvant lui étre discutée par R. Joseph Gikatila. Mais c'est ce livre, qui mérite décidément bien sa réputation de « Bible » des cabalistes, qui l’aborde le plus fréquemment. Un passage a particulitrement attiré l'attention de deux savants israéliens contemporains. Mais I. Tishby aussi bien que M. Ide! n’en ont cité qu’une petite moitié. Is n’ont retenu que ce qui leur paraissait étre le noyau intéressant dans leur propre perspective. Laissant de cdté le texte en tant que totalité, ainsi que, nous le verrons, d’autres passages du

Zohar qui lui correspondent et |’éclairent, I. Tishby s'est contenté d’émettre des remarques de détail 4 son sujet, tandis que M. Idel, qui le premier !’a situé dans le corpus des écrits de la cabale castillane et en a noté I'importance pour I’histoire de la pensée juive, ne I’a examiné que d’un rapide survol. Proposons d’abord une traduction de l'ensemble de ce passage : « “Si vous suivez mes ordonnances, si vous gardez mes commandements, quand vous les ferez, etc.” (Lév. 26:3). Que signifie “quand vous les ferez” ? Puisqu’il est dit déja : “Si vous suivez et si vous gardez”, quel est le sens de : “quand vous les ferez” ? En vérité, qui fait les commandements de la Torah et marche dans ses voies, si l’on peut dire, c’est comme s’il Le fait en haut (‘avyd leyh le’éla), le Saint béni soit-il dit : C’est comme s’il Me faisait (‘assaany). Cela a été enseigné. Aussi : “Vous les ferez.” Il est marqué précisément “vous ferez avec eux”, puisqu’on les incite & se joindre I’un a l'autre pour que le Nom saint se trouve comme il se doit d’étre, “vous ferez avec eux”, bien sdr. A ce sujet, rabbi Siméon dit : “David fit le nom” (II Sam. 8:13). Est-ce que David le fit ? En fait, parce qu’il marchait sur les voies de

la Torah et accomplissait les commandements de la Torah, conduisait le royaume valablement, si l’on peut dire il “fit le Nom” en haut. Nul

autre roi ne mérita une telle chose hormis David. Il se levait 4 minuit et chantait des louanges a l’adresse du Saint béni soit-il, jusqu’a ce que le Nom saint monte sur son tréne, a l'heure od monte la lumiére du jour. Si l'on peut dire, il faisait le Nom réellement, ainsi qu’il est écrit : “Or le fils de la femme israélite blasphéma le Nom et le mau-

dit” (Lév. 24:10), en conséquence de quoi : “David fit le Nom.” I est donc écrit “Vous les ferez” : si vous vous efforcez de les faire, de réparer le saint Nom comme il faut, toutes les bénédictions d’en haut surviendront pour vous dans leur intégrit¢é impeccable. “Je donnerai vos pluies en leur temps, etc.” (Lév. 26:4). Chacune vous donnera sa

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ZOHAR

561 force. Qui sont-elles ? La forme parfaite du saint Nom que vous avez faite. Dans ce sens il est écrit : “IIs garderont la voie de YHVH pour faire charité et droit” (Gen. 18:19). S’il est écrit : “Ils garderont la voie de YHVH”, pourquoi ajouter : “Pour faire charité et droit” ? En réalité, celui qui garde les voies de la Torah, si l’on peut dire, il fait la

Charité et le Droit. Et qu’est-ce que Charité et Droit ? C’est le Saint

béni soit-il. Rabbi Siméon pleura et dit : Malheur aux hommes qui ignorent et négligent la gloire de leur Seigneur ! Qui donc fait le saint Nom tousles jours ? — Celui qui donne la charité aux pauvres. Viens et vois : il a été enseigné que le pauvre est attaché au jugement, toutes ses nourritures sont liées au jugement, lieu appelé Justice [= Malkhout] [...]. Celui qui donne la charité au pauvre, il fait en haut le saint Nom plénier comme il se doit. En effet, Charité est l’ Arbre de

vie et Charité donne a Justice, et quand elle donne a Justice, alors ’'un se conjoint a l'autre et le Nom saint accéde & la plénitude. Celui qui réalise cet éveil d’en bas, il est Evident que c’est comme s’il faisait le saint Nom en plénitude. De la maniére qu'il agit en bas, il provoque un ébraniement en haut. Il est écrit a ce propos : “Heureux ceux qui

gardent le droit, ceux qui font en tout temps fa charité” (Ps. 106:3). “La charité” c’est le Saint béni soit-il ; si l’on peut dire, on Le fait » (Zohar Til, 113a).

Dans le paragraphe qui précéde immédiatement celui-ci, le « Nom saint » était défini comme I’union étroite des deux puissances polaires du plérome divin, masculine et féminine :la sefira Tiferet (Beauté) et la sefira Malkhout (Royauté), auxquelles renvoient les mots Loi et Droit, tiré d’un verset biblique, et les notions rabbiniques de Torah écrite et de Torah orale. L’ensemble des commandements sont ontologiquement liés a ce couple, ils en sont des sortes d’émanations secondes ou de répliques 4 un niveau inférieur, et loin de constituer un domaine séparé intéressant uniquement la société des hommes icibas, ils font partie de la chaine de l’existence divine qui lie toutes choses selon un plan ordonné et progressif. Le Nom divin dans le présent contexte désigne donc la plénitude du Dieu manifesté dans ses

émanations, plénitude qui n’advient qu’a la condition impérative d’une union de type hiérogamique entre ses dimensions mile et femelle. Cet arriére-plan mythico-philosophique, qu’il n’est pas possible ici d’expliciter plus 4 fond, tend d’un bout a l'autre la toile du discours « ésotérique » et perce constamment au détour de presque toutes les

propositions. La présentation de I’activité théurgique de l’observance

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

des commandements et les exégeses midrachiques qui enrichissent la narration par les surprises qu’elles créent en conférant & des versets anodins un éclat inattendu, contribuent a instaurer un climat d’évi-

dence heureuse. Un des traits qui font le génie de l'art d’écrire des auteurs du Zohar est trés présent dans ce texte : incarner les vérités les plus hautes et les plus mystérieuses dans des situations concrétes, quotidiennes et humbles. C'est ainsi que l’énoncé le plus audacieux de la cabale théurgique, qui invite a « faire Dieu », est appliqué a l’acte religieux le plus ordinaire et le plus universel : la pratique de la bienfaisance. Pour analyser le passage traduit plus haut en détail, pour en relever quelques éléments peut-étre inapergus, et afin de montrer ses subtiles complexités sous des dehors simplistes, nous allons le parcourir en faisant halte 4 chaque étape de sa progression. Le premier paragraphe est l’exégése d'un verset biblique dans lequel les mots « vous les ferez » paraissent superflus et sollicitent une explication. Celle qui est proposée a une forme qui a quelque affinité

avec celle du Midrach ancien :

« R. Hama fils de R. Hinana dit : [Dieu] leur dit : Si vous gardez la Torah, je vous le compte comme si vous fabriquiez les commandements » (Lévitique Rabba 35:7).

Le texte du Zohar fait intervenir Dieu lui-méme, au lieu de la

Torah ou des commandements. Mais dans la mesure 00 la Torah a été, dans la cabale, identifiée 4 Dieu ou tout au moins a l'une de ses

dimensions émanées (la sefira Tiferet), faire la Torah revient a faire Dieu, le « Saint béni soit-il », dit notre texte. Le Zohar, au lieu de

transmettre un ancien midrach, ne ferait qu’interpréter le texte de Lévitique Rabba rapporté ci-dessus, et, a partir de cette interpréta-

tion, il reformulerait l’assertion classique en échangeant quelques-uns de ses termes. Mais cette solution, qui a l’avantage d’étre simple, ne

rend pas compte de la forme particuliére de l’€noncé du Zohar qui

différe profondément de celui du Midrach Rabba et surtout, elle

n’explique pas les mentions, plus développées, de la méme séquence, dans d’autres textes que nous étudierons plus loin. Les mots qui cl6turent les formules en question, « cela a été enseigné », se réferent

souvent, dans le Zohar, & un dire rabbinique. Au lieu de lire otam

(«les» dans « vous les ferez »), le Zohar propose ensuite de lire itam,

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ZOHAR

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« avec eux », et cette lecture lui permet d’introduire le schéme cabalistique de la théurgie hiérogamique en tant qu’interprétation du midrach qu'il vient de citer. « Avec eux » signifie que |’action

théopoiétique en question s’accomplit a travers l’action unificatrice

de la pratique des commandements, qui provoque la jonction des sefirot Tiferet et Malkhout, le Male et la Femelle d’en haut. Ceux-ci étant ainsi réunis « l’un a l'autre », le « Nom saint », qui représente

lintégrité du plérome divin dans ses deux grands péles, YHVH (la se-

fira Tiferet) et Adonay (la sefira Malkhout), « est comme il se doit

d’étre ». « Faire Dieu » signifie donc, pour le Zohar, constituer la plé-

nitude divine en réunissant ses dimensions masculine et féminine. Ce que confirme un auteur castillan du début du x1v° siécle, R. Joseph

Angélet, qui écrit, commentant ce passage du Zohar : « Celui qui kes réunit [la Torah écrite qui est la sefira Tiferet et la Torah orale qui est la sefira Malkhout], Je le lui compte comme s'il M’avait fait, et

c'est le secret de “vous les ferez *”. » L’action valeureuse du roi

David illustre ce qui vient d’étre dit. Le début du verset de Samuel (II

8:13), que l'on traduit en général par « David se fit un nom » ou une « réputation », est maintenu par le Zohar dans son sens grammatical,

ce qui lui permet de lire : « David fit le nom », le « Nom » désignant la divinité. Les chants nocturnes de ce roi poéte incitaient le « Nom saint » 4 « monter sur son tréne », c’est-a-dire, suivant le symbolisme habituel du Zohar, les cantiques qu’il avait chantés provoquaient et accompagnaient |’union hiérogamique matinale de la sefira Tiferet et

de la sefira Malkhout (le tréne). Cette ceuvre consistant a faire le Nom, a instaurer le Dieu manifesté dans I’unité de ses dimensions, ré-

pare le blasphéme et la malédiction que le fils d’une Israé¢lite et d’un Egyptien, comme le raconte le récit du Lévitique (24:10), infligea au

« Nom ». En conclusion, dit le Zohar, si les hommes s’adonnent a la

pratique des commandements, ils cuvrent a « réparer le saint Nom ». Le verbe employé est ici letagen (réparer, restaurer), et non plus

18. Texte cité par M. Idel dans la traduction hébratque, pour I"heure encore in-

édite, de Kabbalah, New Perspectives, chap. 8, note 87. Cet auteur donne pour ce texte la référence suivante : Sefer Livnat ha-Sapir, MS British Museum, 767, fol. 401a.

M. Idet renvoie au mémoire d'Iris Falk, « Chapitres de la pensée cabalistique du Rav Joseph Angélet » (en hébreu), Université hébratque de Jérusalem, 1991, p. 102-103.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU >

la’assot (faire), ce qui tend 4 montrer que l’auteur du texte n’établit pas de distinction nette entre eux. Nous verrons par la suite que ces deux verbes ont été parfois juxtaposés l'un a l'autre et sont presque synonymes. Cette réparation créatrice bénéficie a ses instigateurs sur lesquels les épanchements divins, « les bénédictions d’en haut », se mettront a pleuvoir d’abondance. Chaque sefira, et en particulier les sefirot Tiferet et Malkhout, vous « donnera sa force » ; et ce sont

celles-la méme qui constituent la « forme parfaite » ou la réparation (tiqgoun) du Nom saint, réalisée au moyen de la pratique des commandements. Une interprétation semblable a celle qui a été avancée pour le verset du Lévitique 26:3 est proposée maintenant pour un verset de la Genése dans lequel le mot « faire » apparait également. Garder « la voie de YHVH » — observer les commandements — cela permet de « faire » la Charité et le Droit, 4 savoir de « faire » la sefira Tiferet que

ces appellations désignent, et & laquelle l’expression « Saint béni soitil » se référe aussi. Le grand maitre auquel le Zohar préte les assertions les plus profondes, R. Siméon ben Yohai, intervient ensuite pour montrer que Il"homme qui donne la charité aux pauvres « fait le saint Nom tous les jours ». Son raisonnement est simple. Le pauvre est attaché a la sefira Malkhout, la dimension du jugement, dont il tire une nourriture

indigente, la mesure de l’Epanchement restreint que cette dimension est capable de dispenser par ses propres moyens. Or, grace au rapport de sympathie qui relie le haut et le bas, celui qui donne la charité au pauvre fait s’épancher la Charité d’en haut, qui est la sefira Tiferet que l’Arbre de vie symbolise, sur la Justice d’en haut, qui est la sefira

Malkhout (Royauté), a laquelle le pauvre est identifié, en conséquence

de quoi ces deux sefirot s’unissent et le « Nom saint accéde a la pléni-

tude ». Ainsi, le trigramme YHV représentant I’ensemble des neuf sefirot supérieures, retrouve, grace 4 l’union hiérogamique entre Tiferet et Malkhout provoquée par le don de l’'auméne, la quatri¢me lettre qui lui manque, le hé, qui désigne la sefira Malkhout, ce qui reconstitue la plénitude des dix sefirot du monde divin. L’homme qui, par l’action charitable, « réalise cet éveil d’en bas », agit en haut dans le sens qui a été indiqué et « c’est comme s'il faisait le saint Nom en plénitude » : conjoindre les Epoux célestiels revient @ fagonner la forme du Dieu manifesté. Faire la charité, c’est faire Dieu, ce Dieu que la sefira Tiferet, le Saint béni soit-il, désigne dans sa complétude.

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JOSEPH GIKATILA

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Dans le texte que nous venons de lire, l’action théopolétique est cen-

trée sur la sefira Tiferet, bien que les sefirot dans leur ensemble soient

concernées également, et surtout la sefira Malkhout. A elles deux en

effet, ces sefirot résument le plérome divin tout entier ; et les unir, c'est Punir en méme temps dans sa plénitude. Comme nous le verrons, dans

d’autres textes l’action théopoiétique (« faire Dieu ») est centrée soit sur la sefira Malkhout, soit sur la sefira Yessod, soit encore sur l’en-

semble du plérome comme totalité. Cette variation de l'identité précise de la dimension divine concernée au premier chef par ce type d’action théurgique, tendrait 4 prouver que les cabalistes se contentent de réinterpréter, chacun & sa fagon, et parfois chacun de plusieurs fagons, un motif ancien dont ils sont les héritiers et non les inventeurs.

Ici, Pauteur du Zohar tire parti du systéme de correspondances symboliques qu’il a développé par ailleurs, ainsi que de sa conception générale de l’action théurgique comme opérant l’union des péles masculin et féminin du plérome, pour accrocher le motif de la fabrication de la divinité 4 la pratique de 1a charité, & laquelle il attache un trés grand prix. Un autre cabaliste appartenant au cercle d’étude dans lequel le livre du Zohar a vu le jour, a proposé une autre version de. Paction théurgique de la charité, qui, assez semblable a celle qui vient d’étre étudiée, en différe toutefois sur quelques points importants. I] n'est guére douteux que l’auteur du Zohar, comme ce cabaliste, aient tenté, tous les deux, et a partir d’un substrat commun, de mettre en va-

leur la charité en soulignant sa portée cosmique et théurgique. La version de R. Joseph Gikatila n’a pas inclus, contrairement A celle du Zohar, la mention de l’action théopoiétique, mais elle pourrait en porter trace, ce type d’action étant d’ailleurs explicitement mentionné dans un passage qui la suit et que nous examinerons plus loin :

« Lorsque le Juste épanche sa bénédiction dans la Justice, cet influx et cette émanation sont appelés Charité [...}. La charité est le secret de la donation, de l’adhésion et de l’union. [...] Quand le Juste s’unit a la Justice et lui fait don de ses bénédictions, par cette union

appelée charité il apporte a la dimension de la Justice la vie a la place de la mort. [...] Viens et vois quelle est la valeur de la charité : lorsque Vhomme fait la charité, il attire la dimension du Juste et il améne la vie dans le monde et sauve [les gens] de la mort. S'il sauve le monde de la mort, a plus forte raison se sauve-t-il lui-méme » (Cha’aré Orah, Varsovie, 1883, fol. 19a).

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566

«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

La charité n’est pas ici le symbole de la sefira Tiferet, elle désigne linflux divin vivifiant qui passe de la sefira Yessod (le Juste) & la sefira Malkhout (la Justice). Faire la charité a pour effet d’attirer la sefira Yessod dans la sefira Malkhout, qui se remplit de son épanchement vital et 4 son tour répand Ia vie au lieu de la mort. Ainsi il

est fait droit au vieil adage biblique selon lequel la « charité sauve

de la mort » (Pro. 10:2). Faire la charité, ici aussi, a pour effet de

conjoindre la sefira masculine appelée Yessod (le Fondement) a la sefira féminine, la Malkhout (Royauté). La charité est le symbole de l'union de ces deux sefirot opérée par l'Epanchement d’influx de la premiére a la seconde. Un autre écrit de R. Joseph Gikatila est encore plus explicite : « Cette dimension [la sefirot Yessod] est appelée Juste, et la dimension de la Malkhout est appelée Justice, et lorsque le Juste s’€panche dans la Justice, cet influx est alors appelé Charité ; 4 image de quelqu’un donnant une piéce de monnaie a un pauvre, ce don est dénommé “charité”. En conséquence, celui qui donne la charité incite le Juste a s’unir a la dimension de la Justice et il introduit la paix entre

eux et réunit ensemble les sefirot

[. .]. Quiconque occasionne la ré-

union du Juste et de la Justice, fait descendre les pluies de bénédiction sur la terre et la vie s’épanouit, et cela est accompli par celui qui donne la charité 4 un pauvre :il fait que la Charité est faite en haut »

(Cha’aré Tsedéq, Cracovie, 1881, fol. 12b).

La derniére ligne de ce passage est vraisemblablement une allusion voilée a l’effet théopoiétique de la bienfaisance. L’emploi du verbe « faire » dans un tel contexte laisse peu de doute a ce sujet. Malgré quelques différences entre ces textes et celui du Zohar, les uns et les autres développent des conceptions trés voisines. Le Zohar accorde a la charité comme acte un statut supérieur : elle symbolise une sefira et non pas une relation entre deux sefirot. De cette réification symbolique de l’acte charitable résulte logiquement l’idée que « faire la charité » c’est faire une sefira, dans le sens qui a été dit. Mais cette action n’est pas la seule a laquelle le Zohar applique de maniére privilégiée le schéme théopoiétique. D’autres énoncés s’y rapportent, mais n’ont pas retenu I’attention de I. Tishby ou de M. Idel, qui négligent

le fait que le Zohar utilise plusieurs fois ce méme motif et en propose

plusieurs formulations différentes. La confrontation des unes et des

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gle

Original from

INDIANA UNIVERSITY

ZOHAR

567

autres est une étape nécessaire si l’on veut mieux comprendre les significations qui leur sont attachées. L’un de ces passages renvoie explicitement a l’exégése audacieuse du verset du Lévitique mentionnée dans le premier texte cité : « Qui s’attache au Saint béni soit-il et accomplit les commande-

ments de la Torah, si l'on peut dire, il fait subsister les mondes

: le

monde d’en haut et le monde d’en bas, cela a été enseigné, d’aprés le verset ; “quand vous les ferez...” (Lév. 26:3). [...] Celui qui se repent, si l'on peut dire, il Le fait réellement (hou ‘avyd leyh mamach). En

effet, ce qu’il avait endommagé en haut, il le répare ; et par quoi ? Par

le repentir, comme il est écrit : “Quand un homme ou une femme qui aura fait, etc., ils confesseront leur péché et ils restitueront” (Nom.

5:6-7). Le repentir répare tout, il répare [ce qui est défait] en haut et il répare [ce qui est défait] en bas, il répare sa propre personne et il répare lunivers entier » (III, 122a). Le mots « en haut », « monde d’en haut », ont un sens assez précis

dans le vocabulaire du Zohar : ils désignent la divinité manifestée dans ses émanations, les sefirot. Faire subsister ou réparer le monde d’en haut, revient sémantiquement a rendre effective l’existence divine. Ce que la suite du texte explicite un peu plus & partir de la notion de repentir. Le repentir ne revient pas & s’abstenir de commettre une faute, il est méme bien davantage qu’un retour a une foi ou a une pratique religieuse délaissée : il acquiert un statut éminent, sur plusieurs plans a la fois : divin, cosmique et individuel. Le repentir, qui se dit techouvah, est entendu par le Zohar comme I’acte de restituer 4 toute réalité sa forme parfaite, et cela 4 partir d’une exégése du verbe « ils restitueront » (vehéchiv) de Nombres 5:7. Dans le texte précédent comme dans celui-ci, « Le faire réellement », a savoir

faire la divinité, est le fruit d'une ccuvre de restauration et de réparation effectuée dans le plérome par un acte ou un comportement parti-

culier dans le domaine d’ici-bas ". Curieusement, la formule d’atténuation habituelle, le « si l’on peut dire » de circonstance, est sui-

vie de l’expression antithétique, elle aussi stéréotypée, le « mamach »,

19. Pour une interprétation precise de ce passage du Zohar, voit infra, p. 597, la proposition intéressante de R. Elie Hayim de Genazzano.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

qui signifie « réellement », « vraiment », « concrétement », et qui envoie un signal selon lequel ce qui est déclaré n’est pas d’ordre métaphorique ni rhétorique. Cette fagon contradictoire de s’exprimer marque sans doute l’embarras de l’auteur. Il veut insister sur la réalité de la « production » par l’acte humain du Dieu manifesté, et en méme temps il semble effrayé — ou essaie de ne pas plonger son lecteur dans l’effroi — en atténuant ses propos par une formule conventionnelle. Cette attitude indiquerait plutét que l’auteur du Zohar tente d’introduire dans la structure de sa pensée et de son livre un schéme venu d’ailleurs qui le ravit et l’effraie en méme temps et dont il s’applique a rendre compte en I’intégrant au tissu de son systéme théurgique. Il est possible d’alier plus avant dans la conception zoharique de la signification de l’art théopoiétique. Un autre passage, particuliérement important, et qui, lui aussi, n’a été signalé ni par M. Idel ni par I. Tishby, nous procure des éléments de réflexion supplémentaires : « Rabbi Juda rapporta un verset : “II est temps d’agir pour YHVH, on a violé ta Torah” (Ps. 119:126). Que signifie le “temps d’agir pour YHVH” ? Cela a été expliqué [dans une premiére approche]. Cependant,

“temps”

désigne

la

Communauté

d’Israél

[=

la

Chekhina], appelée “temps”, comme il est dit : “II n’entre pas en tout temps dans le sanctuaire” (Lév. 16:2). Que signifie : “II n’entre pas en tout temps” ? C’est comme il est dit : “Pour te garder de la femme

étrangére” (Pro. 7:5), et c’est : “Ils offrirent devant YHVH un feu étranger qu’il ne leur avait pas commandé” (Lév. 10:1). Pourquoi [estElle appelée] “temps” ? Parce qu’il y a pour Elle un “temps” et un moment pour toute chose, pour s’approcher, pour s’illuminer, pour s’unir comme il faut, ainsi qu’il est marqué : “Et moi, ma pritre va

vers toi YHVH, temps favorable” (Ps. 69:14). “D’agir pour YHVH” [= “de faire YHVH”], comme il est écrit : “Davit fit le Nom” (II Sam.

8:13), car quiconque s’adonne a la Torah, c’est comme s'il faisait et ré-

parait ce “Temps” [= la Chekhina] pour le conjoindre au Saint béni soit-il. Et pourquoi tant faire ? Parce que “l'on a violé ta Torah”, car si “I’on n’avait pas violé ta Torah”, il n’y aurait jamais eu de sépara-

tion entre le Saint béni soit-il et Israél » (Zohar I, 116d).

Trés distinctement, le centre de l’action théopolétique est la sefira Malkhout ou Chekhina. Dans le couple divin que l’étude de la Torah réunit, ce n’est pas, comme dans le texte sur la charité, la sefira

Tiferet (le « Saint béni soit-il »), qui est faite par l’action humaine, ce

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ZOHAR

569

nest pas non plus le « monde d’en haut » dans sa généralité comme

dans le texte sur le repentir, mais la derniére sefira, la Malkhout, identifiée au « temps » du verset des Psaumes. Ce dernier a une si-

tuation remarquable ”. Dans toute une série de textes écrits par di-

vers cabalistes, ce verset apparaft comme étant l’appui scripturaire qu’explique le midrach au contenu si particulier. M. Idel, qui a mentionné et étudié plusieurs énonoés qui en portent trace, affirme que ce verset n'est pas mentionné dans le Zohar avec le sens théopolétique qui lui est prété ailleurs“. A tort on le voit. En fait, il semble que le Zohar cite toujours partiellement la source midrachique inconnue qu’il utilise, dont il éparpille des éléments dans différents textes et qu’il accommode a sa fagon. Dans un autre passage, le Zohar place cette fois la sefira Yessod au centre de l’action théopoiétique. Au cours d'un exposé assez long, l’expression « faire le bien » acquiert une épaisseur sémantique parce que chacun des mots qu’elle comporte référe 4 un symbole ou a une opéra-

tion théurgique. Une fois encore, le grand mobile de l’ceuvre est l'union des pOles masculin et féminin du plérome, mais c’est la sefira Yessod

20. Ce verset est employé par ailleurs pour annoncer une entorse aux régies de la

Loi au nom d’une nécessité plus impérative imposée par les circonstances. Voir traité Temoura 14a : « Il vaut mieux dter une lettre & la Torah plut6t que de la voir oubliée en Israél. » Malmonide invoque ce principe dans l’introduction de son Guide des égarés pour justifier la rédaction de ses chapitres les plus audacieux (voir page 22 de la traduction de S. Munk reprise par les éditions Verdier, Lagrasse, 1979). C'est toujours ce verset dont se réclame l’auteur du Zohar au début de I'/dra Rabba (section

Nasso) pour s’autoriser par exception & révéler des mystéres dont la divulgation publique est normalement interdite. Mais dans le présent texte du Zohar, ce verset des Psaumes n’est pas entendu dans son sens habituel : « I! est temps d’agir pour Dieu », méme si cette action outrepasse les limites fixées ; il désigne l’acte théurgique par excellence : faire Dieu, et il peut donc étre traduit en francais par : « C'est le temps de faire YHVH. » Un autre passage du Zohar porte trace d’une pareille lecture, voir I, 194a, trad. par nos soins dans Le Zohar t. III, Verdier, Lagrasse, 1991, p. 275-276 et la note 2. 21. Voir Kabbalah, New Perspectives, p. 368, note 86 : « Le lien entre ce verset et “faire Dieu” est propre au Sefer ha-Yihoud, et aux cabalistes qui l’ont copié, mais il manque dans le Zohar oi ce verset est interprété autrement » (nous traduisons). Non

seulement ce lien est bel et bien présent dans le Zohar, mais il apparaft également dans les écrits de R. Joseph Gikatila, qui est plus sQrement une source pour l’auteur du Sefer ha-Yihoud que inverse. Il convient donc de réévaluer le role de cet ouvrage comme source de I’énoncé en question pour les cabalistes postérieurs.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU>

qui joue ici le réle de I’entité masculine, tandis que la sefira Malkhout,

le pble féminin, est désignée par le symbole de la terre céleste :

“Confie-toi en YHVH et fais le bien, habite la terre, conduis la foi” (Ps. 37:3). Que signifie “fais le bien” ? Voici ce que nous avons appris : I’action d’en bas met en branle I’action d’en haut. I a été enseigné : “Quand vous les ferez” (Lév. 26:3), si !’on peut dire, c’est vous qui les fabriquez, car par votre incitation que vous avez faite en bas,

[le “bien”] se met en branle en haut, aussi est-il écrit : “fais le bien”.

Le “bien” n'est autre que le Juste [= la sefira Yessod], comme il est

marqué : “Dites du juste qu’il est le bien” (Es. 3:10). Parce que vous

le faites, ce “bien” certainement se réveille. Alors : “II habite la terre, conduis la foi” (Ps. 37:3), et tout est un. “II habite 1a terre” : la Terre d’en haut. Personne au monde ne peut demeurer auprés d’elle avant

d’avoir réveillé ce “bien” vis-d-vis d’elle. Dés qu’on Ia réveillé, si l'on

peut dire, on I’a fait, dés lors on “habite la terre”, on demeure auprés d’elle, on mange son fruit, on se réjouit avec elle. “Et conduis la foi” :

c’est la Terre et tout est un. [...] “Et conduis la foi” : méne-la selon ta

volonté. Si on ne le réveille pas vis-a-vis d’elle, ce “bien” s’éloigne delle, i] ne faut donc pas s’approcher d’elle. N’approche pas une fournaise de feu brlant, mais si tu t'approches d’elle, ce sera avec crainte, tel celui qui redoute la mort. Car alors le feu brile et consume le monde de ses flammes. Mais dés que !’on réveille ce “bien” vis-a-vis delle, demeure auprés d’elle et ne la crains plus. Viens et vois : les fils de la foi conduisent celle-ci suivant leur volonté chaque jour. Qui sont les fils de la foi ? Ceux qui réveillent ce “bien” vis-a-vis d’elle, et n’épargnent pas leur avoir, ils savent que le Saint béni soit-il leur don-

nera davantage » (Zohar III, 110b).

Le « bien » est la sefira Yessod, appelée ici le Juste. Quand l'homme ici-bas « fait le bien », il met en branle ou réveille la sefira

Yessod qui est le Bien célestiel. Le verset du Lévitique souvent sol-

licité par le Zohar est 4 nouveau mentionné : celui qui fait les commandements, en quelque fagon les « fabrique » : il met en mouvement le bien dans le monde inférieur, et provoque par Ia

méme fa mise en branle du Bien, la sefira Yessod, au sein du plé-

rome. Cet ébranlement « fais le bien », produit le Bien célestiel. La

Sefira Yessod peut alors « habiter la terre », 4 savoir s’unir avec la sefira Malkhout, la Chekhina. Mais « habiter la terre » se référe également a la relation entre l'homme et la Chekhina. Celui-ci ne peut sans dommage résider auprés d’elle tant que la sefira Yessod, son compagnon masculin, n’a pas été réveillé en sa faveur et ne lui a pas

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MOISE DELEON.

S71

prodigué des influx qui atténuent les forces du jugement qu’elle recle. L’homme peut s’approcher de la présence divine sans craindre son feu brillant quand, en faisant le bien, il met en branle le Bien su-

périeur qui lui dispense ses €panchements apaisants. Mettre en branle ce Bien équivaut a le faire, au sens d’une production ou d'une création. Dés lors, les agents de cette opération théopoiétique sont en mesure non seulement d’approcher de la Chekhina, mais aussi de tui dicter leur volonté, de conduire la « foi », terme qui symbolise sou-

vent dans le Zohar la sefira Malkhout. « Faire le bien » aboutit donc a « faire » la sefira Yessod et 4 se rendre maitre de la sefira Malkhout,

qui est l’instance du plérome qui régne sur le monde d’en bas. Ce texte n’insiste pas sur !’action d'unir entre elles les sefirot masculine et féminine, il ne parle pas de « réparation » pour « faire » telle ou

telle dimension de la divinité, mais i] met l’accent sur le réveil d’une

sefira, considéré en tant que tel comme un acte instaurateur. Le

Zohar déploie une large panoplie de textes et de contextes dans lesquels il introduit le schéme de !’action théurgique de type théopolétique. Ce motif n'est pas cantonné dans un domaine é¢troit et, bien qu'il apparaisse assez peu fréquemment, il n’en affirme pas moins sa présence de maniére récurrente et variée. Un développement de R. Moise de Léon, le principal auteur présumé du Zohar, recourt & ce théme particulier lors d’un exposé concemant |’accomplissement des commandements en général. Empruntant aux cabalistes géronais de la génération précédente la

conception de l’identité entre Dieu et son Nom et entre celui-ci et les commandements, il brosse un bref tableau du processus de manifestation de la divinité et indique ensuite quel est l’effet de leur observance sur cette derniére : « Il te faut savoir qu’en ce qui Le concerne, béni soit-il, Lui et son

Nom sont une méme chose et il n’est aucune séparation entre la lu-

mitre sensible et la lumiére intelligible [...]. Et comme Son existence a été existenciée et que Sa réalité a été établie sur la terre (Amos 9:6),

II fit exister la série des commandements inscrits dans les mystéres, révélés et cachés, chacun selon sa mesure et sa teneur, correspondant &

un secret spécifique et & un degré particulier au sein du secret du Nom distingué, béni soit-il. Tout commandement a un degré propre et adéquat dans le secret de son Nom [...]. Il te faut donc savoir que, quand l'homme fait un commandement, ce commandement étant

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«IL BST TEMPS DE FAIRE DIEU» réalisé par son biais, c’est comme s’il avait réalisé le méme degré en haut. Vois le secret du verset : “Garde-les et fais-les” (Deut. 7:12), a savoir : une fabrication (‘assiyah), car [le degré sefirotique] a ainsi une réparation convenable en bas et en haut » (Sefer ha-Rimon, éd. E.

Wolfson, Atlanta, 1988, p. 364).

La premiére proposition énonce une idée classique que nous avons eu l’occasion déja de rencontrer. Mais R. Moise de Léon tui donne un

sens trés précis dans le présent contexte. « Lui et Son Nom » sont un,

de méme qu’il n’est pas de séparation entre la « lumiére intelligible », qui désigne la sefira Tiferet, et la « lumiére sensible », qui elle, sym-

bolise la sefira Malkhout, dans la terminologie adoptée par cet auteur tout au long de son ouvrage, comme le rappelle E. Wolfson dans une note de son édition critique7. L’unité du plérome divin est ici encore résumée par l’union des sefirot masculine et féminine. La réalité divine établie « sur la terre » ne peut que se référer & la sefira Malkhout, la Royauté divine par laquelle le monde est gouverné. La présence effective de ce degré du plérome divin ici-bas a déterminé

l'existentiation de la série des commandements. A travers eux, la vo-

lonté divine est, sur la terre, faite par "homme. Chaque commande-

ment s’identifie 4 une entité particuliére de ce plérome, le « secret de Son Nom », & laquelle il demeure ontologiquement lié. Faisant un commandement en bas, I’homme « fait » par 14 méme lentité supérieure qui lui correspond. En gardant un commandement, il « fait » le degré de l’existence divine auquel il se rattache. L’insistance de R. Moise de Léon sur le mot ‘assiyah (faire, fabriquer), appliqué aux degrés du plérome concernés par l’accomplissement des commandements, ne laisse aucun doute sur I’existence du schéme théopoié-

tique dans ce passage. Bien que les formules habituelles employées dans le Zohar pour y faire référence ne soient pas utilisées, leur écho est trés sensible, et le verset du Deutéronome cité et explicité

est un équivalent du verset du Lévitique plusieurs fois mentionné dans le Zohar. La conclusion de ce passage rappelle également la corrélation établie dans le Zohar entre l’action réparatrice ou restauratrice et l’action instauratrice de la pratique des commandements.

22. The Book of the Pomegranate, p. 364, note sur la ligne 18.

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JOSEPH GIKATILA

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L'effet théopoiétique de l’observance des rites et des régles de la Loi atteint ici chaque degré du plérome divin concerné. Il semble cependant, & cause de la premiére partie du texte, que l’auteur se réfere précisément aux degrés du plérome en tant qu’ils sont rassemblés et recueillis au sein de la sefira Malkhout et dans laquelle tous se reflé-

tent. L’action humaine qui les « fait » ou les « réalise » opérerait donc

a l'intérieur de la derniére sefira, et c’est en elle que chaque commandement accompli produirait l’entité divine a laquelle il correspond. Pour le dire autrement, la pratique des commandements « diviniserait » la Chekhina, ferait d’elle une réplique parfaite de la

plénitude des émanations divines.

Proches des spéculations du Zohar et de R. Moise de Léon, les écrits de R. Joseph Gikatila, qui datent de la méme période et proviennent du méme berceau géographique, nous procurent des données trés importantes sur le motif que nous étudions. Ni I. Tishby ni M. Idel n’en font état. Pourtant, les textes que nous allons mentionner constituent des chainons essentiels de la transmission du théme de

l'action théurgique de type instaurateur. Ils nous invitent également 4

poser & nouveau la question de son origine midrachique supposée.

Les trois textes que nous proposerons s’éclairent I’un par l’autre et

sont trés étroitement apparentés d’un point de vuc conceptuel. Le premier, extrait de son livre intitulé Les Portes de la justice (Cha'aré Tsedéq), parait étre une sorte de réélaboration d’un passage de R. Ezra de Gérone que nous avons cité plus haut (supra, p. 557). Il pose d'abord le principe de l’existence d’une relation substantielle entre le piérome divin et les commandements puis il affirme que l’accomplis-

sement de ces derniers opére la réalisation du premier :

« Sache et crois que tous les 613 commandements de la Torah sont

tissés des dix sefirot & l'image d'une forme faconnée par I’ceuvre d’un

artiste (Ex. 26:1) et par l’ceuvre d’un brodeur (Ex. 26:36), chacun selon son espéce [...]. Certains commandements sont unis a la dimension de la Malkhout, d’autres sont unis A [la sefira] Yessod [...], d’autres 4 Netsah et 4 Hod, d’autres a Tiferet, d’autres 4 Binah, d’autres A Hokhmah, d’autres 4 la Couronne supréme, c’est de cette fagon que les commandements de la Torah sont tissés. Heureux qui le

sait et les accomplit, et qui connait le secret de I'Ecriture qui dit : “Il est temps de faire YHVH” (Ps. 119-126), “il est temps de faire”, véritablement ! Si l’on peut dire, quiconque fait un commandement en

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU» bas, c’est comme s’il réalisait (meqayern) la Torah qui est en haut et c’est le secret du verset : “On renforcera mon refuge, on fera la paix

pour moi, la paix qu’on la fasse pour moi” (Es. 27:5). I s’agit d'un

grand secret prodigieux et caché » (Cha'aré Tsedéq, Cracovie, 1881,

fol. 9b-10a).

La « Torah qui est en haut » désigne ici le plérome divin des sefi-

rot. Par nature, les commandements constituent une texture dont la

trame n’est autre que les sefirot. Cette correspondance essentielle entre les observances religieuses — les commandements — et tous les aspects de la divinité révélée, a une conséquence pratique : l'accomplissement des rites équivaut a l’accomplissement des dimensions divines. Bien que R. Joseph Gikatila évite d’employer une appellation plus directe de Dieu et use d'une formule détournée (« la Torah qui est en haut ») pour énoncer ce qu’il présente comme un « grand secret prodigieux et caché », le sens de ses propos est limpide quand on les met en rapport avec des passages paralléles du Zohar et avec d’autres écrits issus de sa propre plume. Le fait que ce cabaliste reprend visiblement une partie de la terminologie de R. Ezra de Gérone - la sentence qui commence par « quiconque fait un commandement en bas » est l’écho d’un énoncé de son prédécesseur géronais — doit attirer notre attention sur la dépendance de cet auteur castillan vis-a-vis de sa source catalane. C’est la un indice supplémentaire qui étaye I"hypothése attribuant une origine géronaise & la formule relative a la « fabrication de Dieu », en vogue parmi les cabalistes de I’école du Zohar. Un deuxiéme texte de R. Joseph Gikatila nous rappelle l’exégése symbolique et théurgique que le Zohar a développée au sujet d’un verset od ’homme est invité a « faire le bien » et que nous avons examiné plus haut : « Vois & quoi fait allusion le verset : “Nul ne fait le bien” (Ps. 14:3).

Tl existe en effet une puissance (koah yech) entre les mains des étres

d’en bas qui les rend capables d’édifier de nombreuses réalités en haut ou de démolir et de détruire, c’est le secret du verset : “II est temps de faire YHVH, on a violé ta Torah” (Ps. 119:126) et il est écrit : “On renforcera mon refuge, on fera la paix pour moi, la paix qu’on la fasse pour moi” (Es. 27:5). Celui qui comprend ce secret comprendra combien est grand le pouvoir de l'homme d’édifier et de

démolir. Maintenant viens et vois combien est grande la puissance des

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JOSEPH GIKATILA

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justes qui se consacrent A la Torah et aux commandements, ils ont la

force de conjoindre ensemble toutes les sefirot et d’introduire la paix en haut et en bas, en tant que l’homme droit et pur conjoint la di-

mension du Juste a la dimension de la Justice et alors YHVH est ap-

pelé Un » (Cha’aré Orah, Varsovie, 1883, fol. 19b).

Cest au travers de citations de versets bibliques judicieusement choisies que le cabaliste révéle le fond de sa pensée. Le verset impor-

tant des Psaumes (119:126) a ici, sans aucun doute, la signification

théopolétique qu’il a dans le Zohar et dans le texte de R. Joseph Gikatila que nous allons mentionner, nous I’avons donc traduit en tenant compte du contexte qui lui confére son sens. L’expression « il existe une puissance entre les mains... », qui rend I’hébreu koah yech,

est peut-€tre une formule cryptique, que l’on pourrait restituer littéralement par : la puissance de yech — de donner I’étre, de faire exister -, les hommes en disposent. Quoi qu’il en soit, ce pouvoir créateur leur confére l’aptitude « d’édifier » les multiples entités du monde divin, ou au contraire de les anéantir. Le verset des Psaumes énonce

la méme idée : « faire YHVH » c’est édifier le plérome divin ; « violer la Torah », c'est le détruire. Le verset d’Esaie parle aussi de « faire la paix », ce qui, décrypté, signifie : « faire la sefira Yessod, appelée

paix ». La suite du passage confirme cette lecture : les justes qui s’adonnent & l'étude de la Torah et & la pratique des commandements sont capables de réunir l'ensemble des sefirot composant le plérome divin et « d’y introduire la paix ». Ils ont en d’autres termes la capacité d’opérer I’union hiérogamique du Juste (la sefira Yessod) et de la Justice (la sefira Malkhout), la conséquence étant que « YHVH est appelé Un », puisque toutes les émanations divines constituant I’essence du Dieu révélé ont été conjointes. L’action théopoiétique est ici focalisée sur la sefira Yessod, la Paix, qu'il convient de « faire » exister et de produire pour rassemblier l'ensemble des sefirot en une parfaite unité. Le premier verset cité dans ce passage trouve sa vraie

signification dans sa partie finale : « Nul ne fait le bien » est une formule qui déplore l’absence d’hommes capables de « faire » la sefira Yessod, que le mot « bien » comme le mot « paix » désignent dans le

dictionnaire mystagogique de R. Joseph Gikatila (comme dans celui de l’auteur du Zohar). Les allusions et les expressions cryptiques de cet extrait du maitre-livre de ce cabaliste sont totalement éclaircies si

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

on les confronte a un autre extrait tiré d'un opuscule que Ion doit au

méme auteur. Ce qui y est implicite devient alors parfaitement expli-

Cite. Cet écrit est l'un des plus représentatifs de la conception des ca-

balistes castillans relative a !’action théurgique des commandements et de I’étude de la Torah. La structure du plérome divin est d’abord

présentée comme le modéle de tout ce qui existe dans l’univers ; tous les maillons de la chaine de |’étre sont bissexués : ils regoivent I’épanchement ontique du maillon situé au-dessus d’eux et ils épanchent cet

influx sur le maillon situé immédiatement au-dessous d’eux. Recevoir

et donner sont les deux verbes qui qualifient la nature des relations

qui animent le dynamisme divin et cosmique :

« Sache que celui qui connaft le secret des échelons supérieurs et

l’émanation des sefirot, selon le secret de !'épanchant et du recevant,

selon le secret de {Il’union du] ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaitra le secret du lien de toutes les sefirot et le secret des créatures cosmiques : comment les unes regoivent des autres et comment les unes se nourrissent des autres. Toutes recoivent puissance émana-

tive, alimentation, subsistance et vitalité de la part du Nom, béni soit-

il. Celui qui connait cette voie connaftra combien est grande la puissance de I’homme : soit qu’il accomplit les 613 commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant, soit qu'il endommage les canaux et qu’il interrompe les influx. Sache que parfois homme accomplit un commandement et répare tous les canaux depuis la premiére émanation jusqu’a la fin des recevants, et celui-la est appelé “Juste, fondement du monde” (Pro. 10:25), & la maniére de Motse notre maitre, que la paix soit avec lui, dont il est dit : “II a fait la justice de YHVH, et ses ordonnances en faveur d’Israél” (Deut. 33:21). Ou bien, celui qui s’adonne a la Torah sans cesse, répare tous les canaux et rapproche la Paix de la Royauté, et, si l’on peut dire,

c'est comme si lui-méme faisait le Nom (Hachem), béni soit-il ; & ce propos il est dit : “On renforcera mon refuge, on fera la paix pour

moi, la paix qu’on la fasse pour moi” (Es. 27:5) et il est écrit : “Il est

temps de faire YHVH, on a violé ta Torah” (Ps. 119-126)». »

Non seulement le plérome divin mais tout ce qui existe en ce

23. Sod michechet yemé beréchit hayetah reouyah Bat chéva léDavid, in Ligouté

Chikhehah ouféah, Ferrare, 1556, fol. 37a ; corr. d’aprés MS BN de Paris, 840, fol. 170b-171a.

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JOSEPH GIKATILA

577

monde fonctionne selon le systéme des vases communicants. La

connaissance de la nature double de chaque existant, a la fois épan-

chant et recevant, permet de comprendre que I’accomplissement des

commandements a le pouvoir de restaurer les « canaux » qui relient

et font communiquer les sefirot entre elles et tous les maillons de la chaine de l’étre *. R. Joseph Gikatila ne donne pas d’explication complémentaire, mais il est facile de !’imaginer en s'appuyant sur des développements postérieurs. En accomplissant les commandements, l'homme se rend apte a recevoir l’influx divin, qui est €épanché sur lui par la derniére sefira, la Malkhout. Aussit6t que la fonction « épanchant » de cette dernitre a été mise en activité, la fonction corrélative de « recevant » est activée, et elle regoit immédiatement l’épanche-

ment de la sefira supérieure (Yessod) ; celle-ci voit 4 son tour sa fonc-

tion de « recevant » animée et se met a recevoir ce qui procéde du niveau supérieur, et ainsi de suite jusqu’au sommet de la chaine 00 se

situe la source d’épanchement infini. « Réparer » les canaux signifie

trés précisément activer les relations d’échange entre les maillons de la chaine des émanations : si un degré donne, il regoit d'un degré supérieur qui donne et regoit d'un degré supérieur, etc. Le mot « canal » désigne les deux fonctions corrélées et interdépendantes de chaque entité du plérome, qui est dite alors « androgyne » par R. Joseph

Gikatila, car corrélativement active et passive. A l'inverse, « endom-

mager les canaux » revient a « interrompre les influx », puisqu’une mauvaise action de la part de I"homme ne provoque plus I’épanchement du degré supérieur et paralyse, en quelque sorte, le fonctionnement du systéme de communication intégrée. Au mieux, l'homme

2A. L’opuscule de R. J. Gikatila d’od est tiré ce passage est cependant entigrement consacré & la question de la formation des couples. Ce cabaliste y déclare notam-

meat : « Quiconque mérite d‘établir une relation entre Yessod et Malkhout mérite de rencontrer une compagne qui lui est appropriée ; il est écrit : “YHVH est un”

(Deut. 6:4) et il est écrit : “Il s’attache a sa femme et ils deviennent une chair une” (Gen. 2:24) » (MS BN Paris 840, fol. 171b). La présente exégése est établie sur le rapprochement de deux versets qui comprennent chacun le mot un : si "homme unit les

deux pdles du plérome divin (les sefirot Yessod et Malkhout), il fait que « YHVH est un » et en échange, lui aussi retrouve son unité ontologique en méritant d’épouser une femme portant la partie féminine de son Ame, son épouse prédestinée en

quelque sorte.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU >

constamment appliqué a |’étude de la Torah et a l’observance de la Loi, « répare tous les canaux » et établit une communication durable entre la sefira Malkhout (la Royauté) et la sefira Yessod (la Paix).

Etablir cette relation équivaut a « faire Dieu », a instaurer l’existence du Dieu révélé. L’énoncé du schéme théopoiétique est particuliérement intéressant. Celui-ci est introduit par un « si l'on peut dire » que nous avons déja rencontré dans les énoncés comparables du Zohar. Le verset 126 du Psaume 119 est cité également, mais aprés le verset

d’Esate 27:5 mentionné lui aussi dans le texte du Cha’aré Orah rap-

porté ci-dessus. Nulle trace de citation rabbinique ou midrachique quelconque : |’auteur parle en son propre nom et n’attribue 4 aucune source antérieure les propos qu'il tient ou tout au moins l’exégése im-

plicite du verset des Psaumes ou du verset d’Esaiie. C’est le cas également du passage précédent tiré de son magnum opus. A ma

connaissance, nous sommes en présence de la plus ancienne mention

de I’énoncé du schéme théopoiétique, dépourvue de toute référence ou allusion au dire d’un midrach. Se peut-il que ce soit R. Joseph Gikatila qui ait lui-méme forgé cet énoncé, réutilisé ensuite sur le

compte de la « tradition de nos maitres » par ses contemporains et successeurs ? Le cas ne serait pas unique, il arrive que le Zohar cite

en fait R. Joseph Gikatila quand il se référe & un enseignement rabbinique. Mais le contraire est vrai aussi : R. Joseph Gikatila reprend parfois des sentences rabbiniques avérées sans annoncer leur origine. La liberté avec laquelle les cabalistes utilisent souvent le Midrach ancien permet de voir dans le présent passage la réédition d’un phénoméne semblable et non l’occurrence primitive de I’énoncé en question. Tl est impossible de trancher avec certitude et ’hypothése, solide au demeurant, d’une origine midrachique de la sentence audacieuse ne doit pas étre, dans I’état actuel des recherches, élevée au rang d’un

fait établi. L’action instauratrice est centrée ici sur l'ensemble du plérome divin (le Nom) ainsi que sur la sefira Yessod, la Paix, que le verset d’Esaie presse de « faire ». L’effet théopoiétique des ceuvres de l'homme est le corollaire de la réunion des sefirot masculine et féminine du plérome (Yessod et Malkhout) ; mais le caractére hiéroga-

mique de cette réunion est moins explicite que dans le Zohar. « Faire Dieu » c'est donc unifier son activité et sa passivité en une modalité

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JOSEPH DE HAMADAN

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unique d’existentiation. Sans les pratiques prescrites par la Torah, le plérome divin est amorphe et défait, il cesse de fonctionner en tant que systéme d’échanges entre le haut et le bas, entre la transcendance de l’Origine primordiale et l'immanence de ses manifestations dans

les mondes inférieurs. La divinité a besoin des hommes pour exister ;

C'est pourquoi, ultime passivité, elle se laisse faire par eux.

Dans !’extrait que nous avons examiné de son Cha’aré Orah, R. Joseph Gikatila parlait de la « puissance d’édifier » les réalités d’en haut qui est entre les mains des hommes, autrement dit de leur capa-

Cité de « construire » le plérome divin, dans un contexte qui donnait & cette expression une signification théopolétique. Un autre cabaliste castillan, R. Joseph de Hamadan, a fait usage d’une terminologie identique sans toutefois recourir a l'énoncé précis qui exprime clairement l’idée que l"homme « fait Dieu » a travers ses ceuvres. L'emploi du verbe « faire » n’est donc pas une nécessité absolue pour qualifier Daction théurgique instauratrice. C'est ce type d'action qui est pourtant visé par le cabaliste, qui parle volontiers de « construire », de

« faire subsister », de « réaliser » le plérome divin :

« Dés que I’homme accomplit un seul commandement, c’est

comme s'il faisait subsister le Char et le construisait [...]. Qui s’éduque

lui-méme par la Torah et les commandements, réalise le Char et est appelé du nom d’homme » (Sefer Toldot Adam, BN de Paris MS 841,

fol. 264d).

Dans le lexique de ce cabaliste, le Char (merkabah) désigne !’en-

semble des émanations divines, les dix sefirot constituant la plénitude

du Dieu manifesté. Accomplir un commandement revient 4 donner

réalité 4 cette structure divine, émanation de I'Infini. Cette instauration du Deus revelatus fait de lui un Dieu institué par les pratiques religieuses, qui deviennent des représentations gestuelles ou orales de son existence, par lesquelles celle-ci advient, se constitue, acquiert une substance dans le réel des hommes, c’est-d-dire dans leur vie psychologique et sociale. Ces pratiques concrétisent les normes de !a Loi sacrée, si bien qt’il n’est peut étre pas si exagéré de dire que ce n’est

pas Dieu qui produit la Loi, mais que c'est la Loi qui produit Dieu. A

la condition que des hommes la mettent en pratique. L’action théopolétique est profondément liée a la nature spirituelle de la Torah

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DiEU>

comme livre de la Loi, qui est pour R. Joseph de Hamadan — nous le

verrons plus loin — le plan détaillé de l'essence divine et de ses actions.

Dans son grand livre sur les raisons des commandements, ce cabaliste montre, pour chaque commandement en particulier, comment Dieu

lui aussi I’accomplit, comment la divinité manifestée se forme et structure son existence et ses actions en obéissant aux régles de la Torah.

Celles-ci ne président pas seulement aux relations entre les hommes dans leur société religieuse, ni & leurs relations au divin, mais elles déterminent aussi les relations entre les dimensions du plérome divin et entre celles-ci et les hommes. II n’est donc pas étonnant que la faculté de donner subsistence au plérome divin soit accordée a I"homme, parce qu’il ne s’agit jamais que de l’homme accomplissant la Torah, d’un certain type d’homme qui est, au gré du cabaliste, seul digne du nom d’homme.

Proche de R. Joseph de Hamadan par sa conception de la Torah et de l’action théurgique, l’auteur anonyme du Sefer ha- Yihoud (Livre

de l’Unité), qui est un cabaliste castillan de la fin du xim siécle, a

transmis I’énoncé relatif a l’artion théopoiétique sous deux formes. La premiére que nous allons voir concerne un commandement assez

particulier, le devoir pour chacun de copier un rouleau de la Loi.

L’identification de Dieu et de la Torah, en germe déja dans la littéra-

ture rabbinique *, est devenue dans les écrits des cabalistes castillans que nous étudions une vérité d’ordre métaphysique, au point que le

rouleau sacré porteur du Texte, l’aspect de ses lettres et le reste de ses

détails graphiques, ont été regardés comme manifestant les formes

mémes de la divinité. Porter atteinte a la perfection de l'un revient &

détériorer l'autre. La Torah étant la « forme de Dieu », écrire un rouleau de la Torah c’est en méme temps « faire Dieu », ou comme le dit le Sefer ha-Yihoud :

« Puisque chaque individu d’Israél doit se dire : “C'est & cause de moi que le monde a été créé”, le Nom, béni soit-il, a fait obligation & 25. M. Idel (Kabbalah, New Perspectives, p. 188) cite un midrach pertinent a cet égard : « Le Saint béni soit-il donna la Torah a Israél et leur déclara : Si l’on peut dire, c’est Moi que vous prenez » (Exode Rabba 33:7). Il ne s’agit que d’un exemple parmi beaucoup d’autres qui tendent a établir une équivalence entre Dieu et Is Torah.

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LE LIVRE DE L'UNITE (SEFER HA-YIHOUD)

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chaque Israélite en particulier d’écrire un livre de la Torah pour tuiméme, et le secret caché est : il fait le Nom, béni soit-il » (Ms Paris,

BN, 799, fol. 23a) *.

L’accent est mis ici sur le caractére personnel de I’ceuvre théopoiétique qui incombe non pas a la collectivité en général, mais 4 chacun de ses membres en particulier. Chacun est tenu de voir en lui le but

de la création du monde et chacun est individuellement responsable de l’existentiation de la divinité. Copier un livre de la Torah est un

acte par lequel chaque membre du groupe social découvre qu’il a une

relation personnelle et directe avec la Loi, et que, par-dela son appartenance 4 une communauté religieuse, il fait face individuellement au divin. Et comme la Torah est identifiée au plérome divin, la Torah

que l'individu écrit pour lui-méme est un piérome divin, celui que

l’in-

dividu fait pour lui-méme, le Seigneur de sa foi, « son Dieu », comme

la Torah qu'il fagonne est « sa Torah ». La divinité révélée dans l’ensemble de ses dimensions est ici visée par I’énoncé (pseudo- ?) midrachique, et non une sefira en particulier. L’autre forme sous

laquelle cet énoncé apparaft dans le méme ouvrage fait référence ictemn & une source du Midrach rabbinique. Sa forme littéraire a marqué les cabalistes postérieurs qui l’ont plusieurs fois exploitée et remaniée dans leurs propres écrits. A l'occasion d’une définition de l’expression anché ma’asséh (hommes d’ action), qui signifie classiquement « faiseurs de miracles ” », le cabaliste anonyme associe |’action théurgique amplificatrice a l’action théurgique ins-

tauratrice. Cette combinaison de deux types différents d'action théur-

gique n’est pas en soi une nouveauté. Mais c’est la premiére fois que linstauration du divin est présentée comme l’augmentation de sa puissance. Le Livre de l’Unité s’ouvre sur une peinture du processus

26. Ce passage a été cité et commenté par M. Idel dans « La conception de la Torah dans Ia littérature des Palais et ses métamorphoees dans la cabale » (en hébreu), Jerusalem Studies in Jewish Thought, 1981, 1, p. 64 et note 145, d’aprés le Ms. de Milan, Ambrosienne, 62, fol. 113b. Voir infra, p. 624, od nous montrons, a partir d’un texte cabalistique similaire venant de la méme école, la possibilité d’une rela-

tion avec un motif de la théurgie et de l’hermétisme de la fin de I’ Antiquité. 71. M. Ide! rappelle cette signification ancienne dans Kabbalah, New Perspectives, p. 367, note 83.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

de manifestation du plérome divin, processus qui ne peut pleinement aboutir que lorsque l’homme est créé. Et méme par la suite, c’est l’intégrité de la forme de I"homme qui assure le maintien dans Pétre de ce plérome : « Avant qu’Tl ait la pensée de créer, les sefirot — secret du grand Nom et du petit Nom — étaient cachées et occultées dans les profon-

deurs du Néant. Quand Il eut la pensée de créer le monde, une sefira

se détacha du Néant et l’étre (yech) se manifesta. [...] Dés que les sefirot furent constituées en un ensemble, la forme [qu’elles configu-

raient] fut appelée “Forme d’Homme”, possédant une double face,

selon le verset : “YHVH Elohim construisit le cdté” (Gen. 2:22), et nos maftres disent : “Le cOté du Tabernacle” (Gen. Rabha 17:6). Les étres supérieurs et inférieurs se sont manifestés de par la puissance des dix sefirot, mais pas avant que survienne l'homme d’en bas, fait d’aprés la Forme supérieure et configurant en son sein ces dix sefirot. [...] De méme, avons-nous dit, qu’au début de la création du monde la plénitude du Char d’en haut et la plénitude de l'ensemble des créations ne s’étaient pas manifestées avant que survienne la forme de l'homme d’en bas, appelé microcosme, ainsi les Chars supérieurs et

inférieurs ont depuis lors constamment besoin pour leur subsistence de la forme de I’homme d’en bas. Et comme I’homme d’en bas fut fait forme et figure pour le début de la création, qui est I’ccuvre de vérité, l'homme d’en bas augmente Ia puissance, !’épanchement et l’abondance de I’influx et de la bénédiction dans I’Homme d’en haut, car

tout fonctionne d’aprés lui. Et si— Dieu préserve — homme d’en bas se rend impur par !'un de ses organes, ou qu’il détériore l'image de sa forme, cette détérioration s'éléve par le sentier qui méne a la “Maison

de Dieu”, et elle endommage la Forme supérieure. Je t’explique que, quand I’homme d’en bas endommage un de ses organes, puisque cet organe a été avarié en bas, si l’on peut dire, il coupe ce méme organe

en haut. La nature de cette coupure est la suivante : cet organe est coupé et il se retire progressivement en rentrant dans les profondeurs

de I’Etre appelé Néant, c’est comme si cet organe manquait en haut.

Quand Ia forme de I"homme est complete en bas, comme au début du processus de I’émanation, la forme d’en haut est compte également.

De méme l’impureté d'un organe en bas cause le retrait de son ar-

chétype célestiel vers les profondeurs du Néant, au point qu’il entraine un dommage au sein de la Forme supérieure, ainsi qu'il est dit :

“Devant le mal le juste se retire” (Es. 57:1), “il se retire” réellement. Les maitres cabalistes ont dit A ce propos que le premier homme

[mangea] le fruit de l’'arbre de la connaissance d'en bas et d’en haut et qu’il coupa les plantes, alors le Serpent jeta sa boue et infligea une dé-

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LE LIVRE DE L'UNITE (SEFER HA-YIHOUD)

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térioration. La Forme supérieure demeura incomphte jusqu’au jour

de Vinauguration de I'autel, véritablement. A partir du premier

homme, aprés son péché, la premiére forme d’en bas commenga A se purifier & travers sept €purations, jusqu’a Jacob le Juste. Les quatre camps de la Chekhina commencérent alors [& apparaftre], comme il est dit : “Il fixa les limites des peuples selon le nombre des fils d'Israél” (Deut. 32:8). L’épuration se poursuivit jusqu’a la venue de Motse, que la paix soit avec lui, il prit une position semblable a celle de [la sefira] Tiferet. Il fut le gargon d’honneur du Roi, tandis qu’Aaron fut le gargon d’honneur de la Dame. Les douze tribus d'Israéi furent comme les douze princes [célestes] et toute la forme du Temple quand elles I'édifirent. Les sefirot retrouvérent alors leur at antérieur, comme au moment de !’émanation de la procession. Sache que, lorsque les ceuvres de l'homme se détériorent en bas, cette détérioration parvient jusqu’aux sefirot, comme il est dit : “II rend impur le Sanctuaire de YHVH” (Nom. 19:20). [...] Et suivant cette voie, sache que les fidéles et les hommes d'action savaient diriger les

esprits. Que signifie “hommes d'action” ? C'est comme ils ont dit : “Qui accomplit Mes commandements, Je le lui compte comme s’il Me faisait, réeliement”, ainsi qu'il est écrit : “Il est temps de faire YHVH” (Ps. 119-126) réellement. Si l’on peut dire : qui endommage !’en bas endommage !’en haut et qui augmente [sa pureté] en bas, augmente la puissance et I’épanchement dans les dix sefirot [...]. Cest le secret d’Amaieq, car il est dit [A son sujet] : “[Une main a été levée] contre le Tréne de Yah” (Ex. 17:16), Son Tréne fut déficient et le Nom a été divisé » (Sefer ha-Yihoud, Ms BN Paris, 799, fol. 22b-23a).

Le début du texte nous rappelle un bref énoncé de R. Isaac I’ Aveugle concernant I’influence déterminante de l’apparition de l'homme sur le plérome divin que nous avons étudié dans un chapitre précédent ”. De méme, la conclusion de ce texte rappelle sa

28. Voir supra, p. 74. Comparez aussi avec le développement du Zohar (1, 35a) sur le méme sujet. R. Menabem Récanati reprend quelques éléments de ce passage du Livre de l’Unité dans son commentaire sur Gen. 2:5, in Levouch Malkhout, rééd.

Jérusalem, 1971, fol. 9a et il en paraphrase une partie dans son commentaire sur Exode, ibidem, fol. 14b (fol. 113a suivant I’ancienne pagination). II paraphrase en-

core le début de ce passage dans I'introduction de son Sefer Ta’amé ha-Mitsvot: « Lorsque vint l’homme d’en bas il fut fagonné a l'image de la Forme supérieure, configurant en son sein les dix sefirot, et quand se manifesta la forme de l"homme

d'en bas au sein duquel étaient configurées les dix sefirot, la plénitude de lexistence

des dix sefirot se manifesta cn haut. »

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

conception de I'acte théoclaste d’Amaleq qui était la cause A ses yeux des ceuvres de restaurations théurgiques prescrites par la religion d'Israél *. Conformément a la doctrine professée par les cabalistes géronais, les sefirot étaient primordialement des essences subtiles indistinctement enfouies dans le Néant divin. Ces sefirot sont qualifiées par une formule qui rappelle, dans un tout autre contexte, le « grand YHVH », et le « petit YHVH », qui sont respectivement le Roi divin et l’Ange de la Face appelé Métatron dans la littérature des Palais *. Ici, le « grand Nom » désigne semble-t-il le Tétragramme, le « petit Nom » est Adonay, l'un et l’autre se rapportent a l'ensemble du piérome, le premier aux neuf sefirot supérieures, le second a la dixi¢me et derniére sefira (Malkhout). C'est en vue de la création du monde que le processus d’émanation-manifestation fut préalablement enclenché. L’expression hébraique yech méayin calquée sur le latin ex nihilo, employée ailleurs pour désigner la création du monde a partir de rien, est utilisée pour signifier l'apparition de l’existence divine procédant du Néant primitif, qui n'est pas le « rien » du créationisme ordinaire, mais au contraire la transcendance absolue. Issues du Néant, les sefirot se structurent selon la forme humaine, figure

double possédant un aspect masculin et un aspect féminin, a laquelle est référé le verset de la Genése décrivant la formation de la femme. Le « cété » (et non la céte) b&ti en femme est un « cdté » du Tabernacle, une dimension du cosmos divin qui est la derniére sefira. Le cabaliste tire parti d’une exégése du Midrach ancien, établissant une relation sémantique entre le cété du Tabernacle et la cdte d’Adam pour élaborer son exégése symbolique. L’existence de l'homme sensible, la présence de sa forme ici-bas, a été la condition de manifestation de la plénitude divine. La raison n’en est pas don-

née explicitement. On peut supposer que I"homme, parce qu’il comporte dans son étre l'ensemble des sefirot, qu’il est donc un microcosme divin, un dieu en miniature en quelque sorte, est ainsi doté de la propriété d’attirer par sympathie les épanchements de la

29. Voir supra, p. 83.

30. Voir notre ouvrage, Le Livre hébreu d’Hénoch, Verdier, 1989, p. 30 sq. et p. 226 sq.

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LE LIVRE DE L'UNITE (SEFER HA-YIHOUD)

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Source originelle, sa forme polarisant les émanations divines en un

plérome de dix sefirot. C’est donc elle qui a permis au processus théophanique d’aboutir, et par conséquent, a l'ensemble des créations secondaires qui en dépendent (monde angélique, monde des sphéres, monde sublunaire, etc.) de pouvoir subsister. L’homme n’a pas seulement été la condition du déploiement inaugural du Dieu manifesté. 1 continue de conditionner sa persistance dans !’étre. La présence de la forme humaine ici-bas renouvelle sans cesse le flux existentiateur qui, partant du Néant, remplit l'Homme d’en haut, autre appellation du piérome divin. Mais — et c’est ici que le comportement et les actes de I’homme interviennent — si l'homme terrestre se rend impur, en-

dommage la forme humaine dont il est porteur, un processus d’anéantissement de |I’'Homme d’en haut est enclenché et la « Maison de Dieu », symbole désignant le plérome divin appelé aussi « Forme supérieure », est « détériorée », elle commence a s’abimer dans le Néant d’od elle était sortie. Cet anéantissement touche précisément ‘ P@ément du plérome célestiel correspondant a l’organe ou au membre de I’bomme d’en bas qui a été souillé. L’organe concemné de l’'Homme d’en haut est amputé quand son antitype terrestre devient

impur.

Alors que la complétude de la forme humaine ici-bas assure la complétude de la Forme supérieure, sa détérioration la fait retourner

au Néant originel. Au lieu d’étre existenciée, elle retourne au gouffre.

Le retour des sefirot au Néant, Source de I’Etre, est un théme que

nous avons rencontré chez R. Ezra de Gérone et chez R. David ben

Abraham ha-Lavan, et le retrait du Juste, @ savoir de la sefira Yessod,

nous l’avons apercu chez R. Joseph Gikatila ". De méme, le motif de la correspondance entre les organes du corps humain, les 613 commandements et les éléments de la forme du plérome divin, a été traité longuement par R. Joseph de Hamadan. L’originalité de cet extrait tient surtout dans la fagon dont il associe ces sch¢mes qui ap-

paraissent séparément dans les écrits des cabalistes précités. Et il les assemble avec tant de bonheur et de naturel qu’il donne le sentiment de proposer une version plus complete, plus explicite, d’une

31. Voir supra, p. 105 et p. 188.

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU>

conception préexistante dans les cercies d’étude de ces cabalistes, dont ils n’avaient mis par écrit que des bribes détachées. Il se peut méme, comme le croit Moché Idel, que l’auteur du Sefer ha-Yihoud ait été le maitre de R. Joseph de Hamadan *. Apres cet exposé général, le cabaliste anonyme dépeint le péché d’Adam. La faute du premier homme consista dans I’action de « couper les plantes» ; cette formule rabbinique qui qualifie une croyance fautive, est utilisée ici pour signifier que le péché d’Adam a amputé le piérome divin de certains de ses éléments. En arrachant indimeant un fruit 4 l'arbre de la connaissance d’en bas, l'arbre d’en haut (le piérome) a subi un dommage. La réparation de cette détérioration initiale imputée au « serpent » qui représente le chef céleste des forces de l’impureté, est I’ceuvre des descendants du premier homme, plus précisément de la lignée de Jacob ; c’est cette derniére qui transmet dans le temps la forme adamique épurée génération aprés génération, tout au long de l’histoire biblique. Cette épuration connut son terme final lorsque l’autel du Temple de Jérusalem fut inauguré. Autel du premier ou du second Temple, ou dédicace de I’autel souillé par les Séleucides a l’époque des Maccabées, l’auteur ne le précise pas. Le chiffre de sept épurations jusqu’a Jacob fait sans doute référence aux trois fois sept générations qui séparent ce patriarche d’'Adam. Les quatre camps d’anges qui entourent la Chekhina aux quatre points cardinaux commencent 4 se manifester quand les douze fils de Jacob sont engendrés au complet, les douze tribus étant réparties, dans leur ordre de marche, en quatre groupes composés de trois tribus chacun. Les « peuples » dont les limites sont fixées d’aprés « le nombre des fils d'Israél », sont les foules angéliques qui s’organisent suivant la structure de répartition des Hébreux. L’épuration continue et franchit une nouvelle étape avec Moise, qui correspond & Ia sefira Tiferet ; il devint, selon une expression empruntée au Zohar (III, 53b) « gargon d’honneur » ou « ami » (chouchbina) du Roi, c’est-a-dire de la sefira

Tiferet, alors que la Reine ou la Dame, qui est la Chekhina, la di-

32. Dans les dernitres lignes de son article déja ancien : « Le Commentaire sur les

dix sefirot de R. Joseph de Hamadan et des fragments de ses écrits » (en hébreu),

Aley Sefer, 6-7, 1979, p. 74-84.

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LE LIVRE DE L'UNITE (SEFER HA-YIHOUD)

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mension féminine du plérome, eut pour « gargon d’honneur » son frére Aaron. Les douze tribus d’Israél, comparées encore & douze archanges, édifi¢rent enfin le Temple qui comportait, d’aprés leur nombre, douze ouvertures. La Chekhina retrouva alors, dans ce

Sanctuaire, une résidence fixe sur la terre, comme au début de la création, avant le péché d’'Adam, comme I’indique déja le Midrach ancien (Gen. Rabba 19:7 passim) ; ce que commente un cabaliste, R. Joseph Gikatila, qui précise que cette résidence terrestre et fixe de la Chekhina implique I’unification du plérome divin dans son ensemble (Cha’aré Orah, fol. 8a). Les sefirot recouvrérent enfin leur plénitude initiale et la détérioration causée dans le Dieu manifesté par le péché d’Adam cessa. Mais les actes des hommes peuvent encore, s’ils sont

mauvais, détériorer leur forme, le microcosme divin qu’ils portent en

eux, et ce dommage atteint les sefirot, le « Sanctuaire » qu’est le plé-

rome. A I'inverse, les « hommes d’action », les « fidéles », savent

orienter les entités spirituelles dans un sens favorable suivant leur volonté. Telle est la legon du manuscrit que nous utilisons ; celle-ci

concorde avec le sens ancien de l’expression« hommes d'action », qui signifiait « faiseurs de miracles ” ». Le sens précis de cette formule et surtout du verbe « faire » est l’objet d’une question qui introduit l'énoncé théopoiétique en tant que citation d’un dire ancien. L’ex-

pression « ils ont dit » semble en effet se référer 4 une sentence tirée d’une tradition rabbinique. Mais il convient de noter absence de toute référence précise 4 un recueil midrachique quelconque, le mot midrach n’étant pas méme prononcé. Le mérite revenant 4 l’-homme qui accomplit les commandements, est €quivalent & celui qu’il obtiendrait s’il « faisait » son

Seigneur. La raison est donnée par l'ensemble du contexte : si V’homme rend parfaite sa forme ici-bas, la purifiant a travers l’observance des régles de la Loi, il renouvelle l’acte de manifestation et d’existentiation de la divinité par lequel elle s’est arrachée a son

33. La legon du manuscrit de la bibliothtque ambrosienne de Milan, que cite partiellement M. Idel, porte : « ils savaient diriger les puissances », & savoir les sefirot,

comme cet auteur l’indique. Voir Kabbalah, New Perspectives, p. 185, et voir p. 367, note &2.

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588

«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU>

Néant éternel. Il permet & la Forme supérieure, celle du plérome des

sefirot, le macro-anthropos divin, de se déployer dans sa plénitude. Méme si le type d’opération théurgique précisément visé est l’amplification « de la puissance et de l’€panchement dans les dix sefirot»,

cette intensification est en méme temps une maniére de maintenir le plérome divin dans la plénitude de son étre et de l’empécher de retourner totalement ou partiellement au Néant. Dans la mesure od il

s’agit de maintenir la surabondance d’un flux existentiateur, pour

conserver il faut amplifier, pour maintenir il faut sans cesse accroftre.

Une surabondance ne persiste que si elle s’intensifie. La théurgie amplificatrice et la théurgie conservatrice que nous distinguons dans notre typologie, se rejoignent 14 méme od la théurgie instauratrice

entre en scéne. Et comme il est question dans ce texte aussi d’un ré-

tablissement de |’état idéal du plérome avant le péché d’Adam, les théurgies restauratrice et instauratrice finissent par se confondre. L’histoire d’Israél rapidement brossée ici est congue comme un pro-

cessus visant la restauration et l’instauration définitive de l’existence de la divinité. Face a elle se dresse 1a sinistre figure d’Amaleq, menagant le plérome divin d’anéantissement, et qui déja, aux temps bi-

bliques, infligea un manque d’étre dans le Tréne (la sefira Malkhout)

et rompit l’unité du plérome en divisant le Nom sacré *. Les idées contenues dans ce passage du Livre de l’Unité ne sont

pas la propriété exclusive de son auteur inconnu. Elles sembient au

contraire un héritage commun déja & son Epoque, la fin du xm siécle et le début du xiv’. Un autre cabaliste castillan, jeune contem-

porain du précédent, R. Abraham ben Hananel de Esquira, associe également la notion du retour du plérome divin dans le Néant primordial avec l’énoncé de l’action théopolétique. En outre, il part de lexégése d’un verset biblique oi il est parlé de la séparation des

époux, qui représentent a ses yeux le couple formé par les sefirot

Tiferet et Malkhout, pour proposer une interprétation qui met en

34. L’auteur du Sefer ha-Yihoud reprend, au sujet d’ Amatieq, les formutes utilistes par les cabalistes de Provence et de Gérone un siécle auparavant. Voir supre, p. 85.

Le cadre od il les instre leur confére rétroactivement une résonance remarquable, en

ABRAHAM BEN HANANEL DE ESQUIRA

589

avant le retour d’une dimension divine au sein de son Originateur primordial, dépeint curieusement en des termes plutdt lugubres. L’engloutissement des émanations constituant la forme divine au sein de I’« Etre » (Havayah) d’oi elles avaient émergé, résulte de la séparation des dimensions

(’Epoux et I'Epouse) :

masculine

et féminine du plérome

«“L’époux n’est pas a la maison, il est parti pour un long voyage” (Pro. 7:19). Ce qui signifie qu’Tl est retourné dans les profondeurs de

VBtre et il demeure “dans la cité de la désolation et de la ruine” (Es.

24:12). Quiconque endommage I’en bas cause de ce fait une réelle destruction [...] mais celui qui se purifie construit [...]. [Les Sages di-

sent] dans leur Midrach : “Qui accomplit mes commandements Je le lui compte comme s'il M’ avait fait” *. »

Ce passage est d’abord la réinterprétation mystagogique d’une exégtse rabbinique ancienne sur le verset des Proverbes. D’aprés celle-ci, « l'époux » désigne le Saint béni soit-il qui a quitté le Temple (sa « maison »), un peu avant la destruction de Jérusalem par Nabuchodonozor (Sanhédrin 96b). Cette exégése historique est transformée par le cabaliste en une exégése portant sur le plérome divin,

qui est substitué au Temple du Talmud. Si l’'acte mauvais « défait » la

divinité en faisant retourner I'Epoux dans les « profondeurs de l'Etre » - c’est-a-dire dans le Néant primordial - il est évident que

l'acte bon, au contraire, « fait Dieu » en tant qu'il réunit l’Epoux a

son Epouse. Cette union, décrite par le biais de la citation du verset

des Proverbes comme le séjour de I’Epoux dans sa maison auprés de

son Epouse, représente la constitution de la totalité de la structure di-

vine, son émergence hors du Néant initial. La bonne action « fait

Dieu » en permettant a la dimension masculine de rejoindre la dimension féminine et en I’extrayant du Néant dans lequel le Dieu ma-

nifesté s’est retiré 4 cause de la malignité des hommes. Comme point

de retour ou de résorption des émanations divines dans leur origine,

35. Sefer Yessod ‘Olam, Ms. Moscou-Gtnzburg, 607, fol. 69b, cité par M. Idel

dans Kabbalah, New Perspectives, p. 368, note 87. Sur cet auteur, voir David de

Gtnzburg, « La cabale a la veille de 'apperition du Zohar », Ha-Qedem, I, 1907, p. 28-26, 111-121.

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590

«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

« l’Btre » qui est le Néant, appellation de la premiére sefira (la

Couronne), celui-ci assume les traits les plus noirs. Le Néant divin, tel que l’ont pensé les cabalistes, est donc loin d'étre uniquement une source inépuisable de lumiére ainsi qu’on le présente parfois *. Il revét a l'occasion une apparence semblable a celle que les cabalistes, et surtout le Zohar, suivi encore par l’auteur du Sefer ha-Yihoud, pré-

tent & la Chekhina quand, saturée par les forces du jugement, elle est

privée des influx vivifiants et adoucissants que la sefira Yessod ou Tiferet a cessé de lui envoyer. La question d'une mystérieuse identité entre la premiere sefira et la demiére, I’Origine absolue et I’ultime

palier du monde divin, affirmée haut et fort par certains cabalistes, est digne de faire l’objet d’une étude distincte tout a fait passionnante, mais hélas impossible 4 entreprendre dans le cadre de cet ouvrage. L’exégése du verset des Psaumes est introduite par la mention explicite de sa source alléguée, un midrach dont l’identité n’est_pas pré-

cisée. M. Idel considére qu’il n’y a pas de raison de supposer que ce

cabaliste a été influencé par les propos de l’auteur du Livre de Unité”. Dans ce cas, le terme midrach qu'il emploie pour indiquer Porigine de sa citation revét une importance particuliére, parce qu’il témoigne de l’existence de sources indépendantes du Livre de l’Unité faisant état, comme lui, d’une origine rabbinique ou para-rabbinique pour l’audacieuse exégése du verset des Psaumes que seuls les cabalistes semblent avoir connue. Mais reconnaissons néanmoins qu'il

n’existe pas non plus de raison de supposer le contraire, et que la pos-

sibilité d’une influence directe ou indirecte de l’auteur du Livre de U'Unité sur R. Abraham de Esquira ne peut étre écartée. Les idées et souvent les propos de Il’auteur du Sefer ha-Yihoud ont été adoptés par un cabaliste qui vivait en Italie, au début du xv’ siécle. R. Menahem Récanati, on le sait, n’innove guére. Pourtant les variations qu’il fait subir aux textes qu’il emprunte sans les citer nom-

mément ne sont pas dépourvues d’intérét :

« Lorsque l’homme faute, le dégAt qu'il a causé parvient jusqu’au Char d’en haut, puisqu’ils constituent [I"homme et le Char] une unité

36. Voir en particulier le texte de R. Ezra de Gérone cité supra, p. 102. 37. Kabbalah, New Perspectives, p. 186.

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MENAHEM RECANATI

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parfaite, l'un (dépend] de l'autre ; & ce propos I’Ecriture dit : “Il a readu impur le sanctuaire de YHVH” (Nom. 19:13). Et nos maftres, que leur mémoire soit une bénédiction, disent : Qui accomplit mes

commandements, Je le lui compte pour mérite comme s’il Me faisait,

ainsi qu’il Pon peut geait I’en blance” »

est marqué : “Il est temps de faire YHVH” (Ps. 119:126) ; si dire, qui endommage !’en bas, c’est comme s’il endommahaut et c'est & ce sujet qu’on a dit : “II diminue la ressem(Sefer Ta’amé ha-Mitsvot, Londres, 1962, p. 47 8q.).

La seule innovation consistante que l’on peut reconnaftre dans ce

passage par rapport au texte présenté plus haut du Livre de l’Unité réside dans la mention de la formule talmudique « il diminue la ressemblance ». Celle-ci qualifie l'abstention de l’engendrement dans le traité Yebamot (fol. 63b). Engendrer, en effet, est censé accroitre

l'image de Dieu dans la mesure oi I"homme, fait selon cette image

(d’aprés Genése 1:27), se reproduit. Par l’engendrement, c’est aussi

Pimage de Dieu qui est reproduite. Au contraire, l’abstention agit négativement sur l’image de Dieu qui se trouve diminuée. Pour Récanati,la « ressemblance » désigne le plérome divin des sefirot. Le

commandement prescrivant l’engendrement, qui est au centre du présent commentaire, ainsi que les conséquences de son non-accomplissement, servent de modéle d’explication pour les effets positifs ou négatifs des actions des hommes sur le cosmos divin. La production

du divin (pour reprendre la définition de la théurgie proposée par

Littré) au moyen de la procréation, sert par conséquent de modéle pour toutes les ceuvres censées « faire Dieu ». Mais la procréation n’est pas l’unique modéle qu’avance ce cabaliste pour donner un contexte concret a l’action théurgique instauratrice. Marchant encore dans le sillage de l’'auteur du Livre de l'Unité, il explique le commandement prescrivant 4 chacun la rédaction d’un rouleau de la Torah en invoquant l’identité entre la divinité manifestée (le Nom ou les Noms sacrés) et la Torah. De cette identité il résulte que copier ce livre revient a créer Dieu : « Le Nom, béni soit-il et exalté soit-il, a commandé et ordonné a chacun de nous d’écrire un livre de la Torah pour lui-méme ; le secret

caché en est le suivant : c'est comme s’il faisait le Nom, béni soit-il, de

plus toute la Torah est les noms du Saint, béni soit-il » (Perouch ‘alha-Torah, Jérusalem, 1971, fol. 23b-c).

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592

«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU»

L’engendrement comme |’écriture du Livre ont au moins un point commun : ils reproduisent ou, pour mieux dire, ils prolongent dans le

temps l’existence d’une certaine forme. Qu’elle soit celle de la Torah

ou celle de l’étre humain, cette forme est l’antitype de la Forme supérieure qui englobe l’ensemble des sefirot, et qui est appelée

« Homme d’en haut ». A cause de la relation d’interdépendance entre

le plan inférieur et le plan supérieur oi cette forme est configurée,

produire ici-bas cette forme revient a la produire en haut. Le plérome divin est instauré et ré-instauré génération aprés génération ; des parents a leur enfant, et du Livre 4 sa copie. R. Menahem Récanati n’a

sGrement pas introduit par hasard le schéme théopoiétique a l’occasion de I’explication de deux commandements apparemment sans rapport, l’engendrement et la copie du Livre sacré. Tous deux contiennent la notion d’un recommencement, d’un renouvellement,

en un mot, d’une nouvelle instauration. Perpétuer l’existence de la Forme supérieure, ne revient pas simplement a la conserver. Bien que ces deux idées soient trés voisines, I’action de perpétuer suppose davantage que la lutte contre la menace des détériorations. Elle implique la décision créatrice de donner vie, non pas de maintenir l’existence d’un méme étre, mais d’instaurer une existence nouvelle,

méme si celle-ci est en tout point semblable a celle qui la précéde.

Dieu, sans changer, est toujours nouveau, toujours méme et toujours autre, et les cuvres des hommes, et en particulier l’engendrement et

l’écriture de la Torah, exemplaires a cet égard, répétent d’Age en age l’existence de la divinité, font et refont « le Nom ». Une fois encore,

le saut logique entre le concept de similitude et celui d’identité auto-

rise la pensée religieuse 4 fondre des plans différents au sein d’une unique réalité qui les englobe et leur permet d’interagir obstacle. Mais il semble que ce ne soit pas dans la dimension spatiale dans le temps que ces plans différents se rejoignent, s’unissent et sympa-

thisent les uns avec les autres. Déja le verset des Psaumes invoquait

le « temps » de faire Dieu. R. Menahem Récanati, qui n’ajoute que quelques mots assez anodins aux propos de I’auteur anonyme du Livre de ’'Unité, apporte néanmoins un éclairage supplémentaire

concernant la théurgie instauratrice. En situant délibérément son domaine d’exercice principal dans le temps, il fait de l’action théopoiétique l’instrument d’immortalisation du plérome divin. En d’autres

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gle

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INDIANA UNIVERSITY

TIQOUNE HA-ZOHAR

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termes : Dieu ne disparaft pas tant que les hommes continuent a lui redonner vie, en l’extrayant, par leurs actes, du Néant oi il incline a retourner. Néant qui est le temps zéro de son existentiation.

L’autre grand ouvrage pseudépigraphique que la cabale espagnole

nous a légué, le Sefer Tiqouné ha-Zohar, écrit probablement dans la premitre moitié du x1v‘ siécle, adopte, vis-a-vis du théme de la théurgie instauratrice, une attitude a part. Il ne fait jamais mention de l’exégése audacieuse du verset des Psaumes, si importante dans la plupart des textes que nous avons étudiés, et il centre son attention sur la notion de construction, d’édification du monde divin. Plus précisément, une seule dimension du plérome est pour lui susceptible d’étre « faite » par l’action des hommes : c’est la derniére sefira, la Malkhout ou Chekhina. Ainsi, la construction par Noé de l’autel du sacrifice symbolise I’ceuvre du juste qui édifie la Chekhina : « “Noé construisit un autel” (Gen. 8:20). Que signifie “Noé construisit” ? En vérité, Noé c'est I’homme juste. Il “construisit un

aute!”, c’est la Chekhina. Son édification (binyan) est un fils (ben) qui

est la Colonne centrale » (Zohar Hadach, Tiqounim Hadachim, éd.

Margaliot, Jérusalem, 1978, fol. 117c).

Le juste « construit » la Chekhina parce qu’il la relie 4 la Colonne centrale du plérome divin, la sefira Tiferet dénommée « fils ». Cette

sefira masculine est la voie par laquelle la Chekhina regoit l'influx ontique qui la constitue dans son étre et lui confére l’existence. Aussi estce par elle que la Chekhina est édifiée, elle est donc son « édification ». Pour l’auteur inconnu de ce texte, le verbe « construire » (banah) a pour racine le mot qui signifie « fils » (bert), d’oti cette exégése du verset de la Genése :le fils, appellation depuis le Zohar de la Colonne centrale, la sefira Tiferet, posséde le matériau de construction (binyan) de la sefira Malkhout, la Chekhina. L’ceuvre par laquelle cette construction est effectuée est celle du juste, dont Noé est le paradigme. Le juste est I’équivalent terrestre de la sefira Yessod (le Fondement), représentée par l’organe sexuel masculin. Agissant comme « juste », l’homme assume une fonction en sympathie avec celle de cette émanation divine, qui relic les dimensions masculine et féminine des sefiTot, ce qui lui permet « d’édifier » la Chekhina identifiée a l’autel. La

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU>

construction de l’autel par un juste symbolise I’édification de la Chekhina par le biais du Juste oélestiel qui la relie a la sefira Tiferet et lui confére ainsi ]’existence. Ce passage peut étre rapproché d’un éczit de R. Joseph de Hamadan, qui, sans en étre la source, semble se réfé-

rer au méme motif quand il dépeint la « fabrication du sanctuaire », identifié, ici aussi, 4 la Chekhina, qui est la « Reine » du monde : « “Ils me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous” (Ex. 2538)

[...]. Le Saint béni soit-il demanda a Israt! de rapprocher de Lui la Reine appelée “sanctuaire” [...]. Et il est écrit : “Vous approcherez un

feu (ichéh = ichah, une femme) de YHVH” (Lév. 23:8). C’est pour-

quoi il est écrit : “Ils me feront un sanctuaire et je résiderai parmi vous” » (Sefer Tashak, éd. J. Zwelling, U. M. I., 1975, p. 454-455).

Par l’édification du sanctuaire terrestre, le « sanctuaire » céleste qui est la « Reine », la Chekhina, est édifié. Et cette édification ou

cette fabrication consiste en I'unification des dimensions masculine et

féminine du plérome divin. En rapprochant la Reine de son Epoux,

Israél « fait » le Sanctuaire d’en haut. L’audacieuse exégétse qui identifie, 4 partir d’un jeu de mots, le « feu » du sacrifice que l’on doit offrir 4 Dieu, a la « femme », la Chekhina, qui doit lui tre conjointe, se trouve aussi dans le Zohar (I, 70a). L’édification du sanctuaire iden-

tifié 4 la Reine fagonne la partenaire féminine du « Saint béni soit-il », qui est une autre appellation de la sefira Tiferet, I'Epoux d’en haut. L’idée d'une « construction » de I’élément féminin est empruntée au

texte biblique qui voit en Eve un cété d’Adam « b&ti en femme » (Genése 2:22). Ici encore, comme dans les textes du Zohar que nous avons présentés, une connexion est établie entre le motif de l’union hiérogamique des pdles sexués du monde divin et le schéme théopolétique de la « fabrication » du divin. Un autre texte du Tigouné ha-Zohar associe clairement ce schéme a union des dimensions masculine et féminine du plérome dans un contexte oi il est question d’assurer une habitation a la divinité. L’étude de la cabale est d’abord présentée comme le plus élevé des modes d’accés a la Torah et & Dieu ; de plus, cette discipline confére 4 ceux qui s’y adonnent une vertu spéciale, consistant dans la grfice ou la bonté qu’ils dispensent envers leur Dieu, bonté

« qui se situe du cdté [de la sefira] Hessed, degré d’Abraham, a

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TIQOUNE HA-ZOHAR

595

propos duquel la tradition enseigne : “N’est gracieux que celui qui se montre gracieux envers son Créateur” ; il Lui fait un nid qui est Son auberge et c’est la Chekhina, qui est Son nid, Sa maison, Son palais,

Son hétel » (introduction, fol. 1b-2a).

Le mot « Créateur » est ici une autre appellation du « Saint béni soit-il », c’est-a-dire, selon la nomenclature habituelle depuis le Zohar, de la sefira Tiferet. L"homme authentiquement gracieux (has-

sid) est le cabaliste qui seul sait faire une « maison » au Créateur, habitation qui est la Chekhina méme. L’étude des secrets de la Torah opére cet acte gracieux consistant a forger un réceptacie accueillant a lintention de la sefira Tiferet qui comprend l'ensemble des degrés supérieurs du piérome divin. Et ce réceptacle n’est autre que la derni¢re

sefira appelée Malkhout ou Chekhina. Les cabalistes sont les artisans

de la dimension passive de la divinité. Cette passivité qu’ils lui offrent est une gr&ce qui va de "homme a Dieu. Telle est la piété (hassidout) véritable. La maxime attribuée a la tradition rabbinique ancienne ne se trouve dans aucun document parvenu entre nos mains. Elle est répétée plusieurs fois dans un autre ouvrage de l’auteur inconnu du Tigouné Zohar, & savoir dans le Ra’aya Mehemna (Le berger fidéle,

imprimé dans Zohar II, 114b ; III, 222b, 281a). Cependant, une formule équivalente se trouve dans le plus vieil écrit cabalistique, le Sefer ha-Bahir:

« Comment se montrer gracieux envers son Créateur ? Par I’étude

de la Torah. Qui étudie la Torah comble de grfce son Créateur,

comme il est écrit : “Il chevauche les cieux par ton aide” (Deut. 33:26). Comme pour dire : Si vous étudiez la Torah de maniére désintéressée, vous M’aidez et Je “chevauche les cieux” » (§ 185).

Le texte qui précéde immédiatement montre que cet énoncé posstde une forte connotation polémique adressée a la prétendue piété des ignorants : « “L’ignorant n’est pas pieux” (hassid) (Michnah Avot 2:5), s’il ne Le comble pas de grace (hessed), il est donc impossible de

Yappeler pieux » (ibid. § 183). La véritable piété consiste 4 étudier la

Torah dans le but d’« aider » Dieu. La piété est une théophélie. Il est difficile d’affirmer avec certitude que la sentence en question a été forgée par l’auteur du Tigouné Zohar a partir des lignes précitées du Bahir, ou qu’il avait en sa possession un midrach ou un fragment

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«IL EST TEMPS DE FAIRE DIEU »

aggadique qui ne nous est pas parvenu. La premi¢re hypothése perait la plus probable. Dans le Bahir comme dans le Tigouné Zohar, la sentence qualifie le vrai fidéle qui étudie la Torah de la meilleure facon, au niveau de sa théosophie implicite, qui permet de connaftre Dieu et par conséquent d’agir en sa faveur. Cette étude est méme l'acte théurgique par excellence, capable de « faire » la Chekhina, en confectionnant une habitation pour que la dimension masculine, le Saint béni soit-il, ait un lieu d’accueil, en dépit de l’errance et de l’exil.

L’image de Il’auberge, symbole du logis provisoire de la divinité en

exil, est empruntée visiblement 4 R. Joseph Gikatila (Cha’aré Orah, fol. 8b). Vers la fin du xvur siécle, un commentateur important du

Tiqouné Zohar, le Gaon Elie de Vilna (Lituanie), explique ce que si-

gnifie a ses yeux l’expression « faire la Chekhina » : « Cest-a-dire qu'il unit [le Saint] béni soit-il, 4 la Chekhina *. » L’association entre le schéme théopoiétique et l’union des dimensions sexuées du plérome divin, tend de plus en plus 4 placer la derniére sefira au centre de la théurgie instauratrice telle que les cabalistes l’ont congue et développée. Cette tendance dominera la cabale aprés l’Expulsion de 1492 ”. Mais avant cette date, un cabaliste italien de la Renaissance a pro-

posé une interprétation d’un des passages du Zohar que nous avons

cité plus haut qui va dans un sens un peu différent. R. Elie Hayim de 38. Ed. Zukermann, rééd. Jérusalem, 1979, fol. 2b.

39. Il est possible qu’un ancien midrach ait joué un réle dans la centralité accordée par les cabalistes & la fabrication de la derniére sefira par les ccuvres des hommes. Une exégése rabbinique mérite a cet égard d’étre rapportée : « “Begaléel

fit arche” (Ex. 37:1). Tu ne trouves jamais le nom de Becaléel [mentionné] a l’oc-

casion des ustensiles qu’il fit, sauf en ce qui concerne I’arche. [...] Pourquoi est-ce a propos de l’arche que son propre travail et que Il’action de ses mains sont exprimés ? Parce que 1a est l’ombre du Saint béni soit-il, car il y concentra Sa Chekhina. Aussi Begaléel est-il nommément désigné : il fit ’'ombre du Saint béni soit-il entre les deux

chérubins [...]. “Voici I’arche de Il’alliance, Seigneur de toute la terre” (Josué 3:11), cest le Saint béni soit-il, qui était & l'intérieur. Et qui le fit (‘assao) ? Becaléel,

comme il est dit : “Begaléel fit” » (Tanhouma, Vayagehel, 7). Le nom Begaléel, a

cause de son étymologie supposée (betsalel = « dans l’ombre de Dieu ») fournit la matitre premiére de la présente exégése. Bien que le verbe « faire » doive étre eatendu ici en premitre approche comme un équivalent du verbe « placer » ou « disposer », le contexte de la fabrication des ustensiles du Sanctuaire pourrait permettre a un lecteur audacieux de comprendre que Begaléel « fit » ou « fagonna » l'Ombre de Dieu, identifi¢e par le midrach & la Chekhina.

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ELIE HAYIM DE GENAZZANO

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Genazzano “ considére que l’action théopotétique confére une forme d’apparition nouvelle a la sefira Malkhout. L’homme qui se repent restaure l'unité du piérome divin et rétablit les relations entre les sefirot, ce qui se traduit par l’instauration d'une voie de communication

entre la sefira Binah et la sefira Malkhout, grace & laquelle cette der-

nitre est recréée et devient pareille a la sefira Binah, empruntant sa forme et son nom :

« Quant a cet énoncé : “[Celui qui se repent,] si l'on peut dire, il Le

fait réellement “”, médite-le beaucoup

; en effet, la Binah est appelée

“repentir” parce que toutes les puissances retournent vers elle. Lorsque les canaux sont en parfait état, la Communauté d’Israél s’alimente auprés du Repentir par l’intermédiaire de l'Homme d’en haut et elle prend également le nom de Repentir. C'est ce qui a été dit : “Méme la Communauté d’Israél est appelée repentir”. En conséquence, lorsque l’homme fait un repentir, c’est comme s’il faisait & nouveau la Communauté d’Isratl, car cette sefira varie de plusieurs

fagons et son nom est fonction de son alimentation, ainsi que tu le découvriras dans les propos des cabalistes » (Jgueret Hamoudot, éd. Greenup, Londres, 1912, p. 47).

Lorsque les sefirot jouissent d’une situation idéale od elles sont toutes en relation harmonieuse les unes avec les autres parce que les « canaux » qui les relient ont été réparés par l’action des hommes, et en particulier par le repentir, la sefira Binah, appelée aussi Repentir (techouvah) & cause de sa fonction particuliére, est sollicitée par la sefira Malkhout a travers « I"Homme d’en haut », qui désigne ici la sefira Tiferet en tant qu’elle concentre l'ensemble des autres sefirot inférieures. Absorbant les €panchements de Ia sefira Binah, la sefira

Malkhout (la « Communauté d’Isra#! ») acquiert le nom et l’aspect de la sefira Binah, elle est donc « faite 4 nouveau » par I’action du repentir, puisqu’elle devient comme la sefira Binah et connaft un nou-

veau régime d’existence. Cette interprétation assez originale du texte du Zohar tend Aa voir la théurgie instauratrice comme une activité transformatrice qui métamorphose la dixitme et derniére sefira et lui

40. Sar cet auteur de la fin du xv siécle, voir supra, p. 292. 41. Cette citation du Zohar est traduite supra, p. 567 avec son contexte.

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598

«IL EST TEMPS DE FAIRE

DIEU>

confére le rang de la troisiéme sefira, la Binah. Celle-ci, qui est la

source premiére de la manifestation du plérome, se confond, grace a l’action humaine, avec la derniére étape de la théophanie. L’insistance ne porte pas ici sur l’unité des sefirot Tiferet et Malkhout (les pdles masculin et féminin) mais sur l’union et méme la fusion des deux entités féminines du monde de |’émanation, les sefirot Binah et Malkhout, la Mére et la Fille, et pour user encore de la terminologie

du Zohar, la Fille « est faite » Mére par le repentir de homme.

L’exposé de R. Elie Hayim n’eut guére d’influence et sa maniére

d’entendre la sentence théopoiétique du Zohar n’a pas été reprise, a ma connaissance, par les cabalistes postérieurs. Mais il se pourrait bien qu’il nous ait transmis une interprétation valable du passage du

Zohar sur le repentir. Ce qui prouve encore que la sentence en question était susceptible de plusieurs interprétations dans les différents

contextes oui elle apparait.

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Cuarrrre I LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L’EXPULSION

En terre d’Espagne les cabalistes ont élaboré les concepts fondamentaux de la théurgie instauratrice que leurs successeurs n'eurent pas de peine a rassembler, remanier, déployer sous de nouveaux habits. Emportant avec eux trois sitcles de spéculations et d’exégtses et les disséminant tout autour du bassin méditerranéen, dans l'Empire Ottoman et dans la partie de I"Europe chrétienne qui était encore ou-

verte aux Juifs, les exilés d’Espagne innovérent assez peu mais cherchérent surtout a fixer les conceptions qu’ils héritaient en des corps de doctrine stables et accessibles.

R. Méir ibn Gabbay est un de ceux qui ont ceuvré avec acharnement dans cette direction. Ii nous a laissé plusieurs écrits od il men-

tionne le midrach qui interpréte un verset des Psaumes en lui

donnant un sens théopoiétique. Parfois, comme on va le voir, il se

contente de commenter certains passages du Zohar que nous avons

étudiés dans le chapitre précédent. D'autres fois, il reprend cet

énoncé dans les termes oi il a été transmis par le Livre de l’Unité et R. Menahem Récanati. C’est parce que les commandements sont de véritables émanations procédant du plérome des sefirot, et qu’a ce

titre ce sont des réalités divines, que faire un commandement équi-

vaut a « faire Dieu », ou tout au moins I'un des éléments de sa struc-

ture de manifestation. L’idée de cette identité essentielle des commandements avec le corps divin, le Chi’our Qomah des anciens

textes angélologiques juifs de la fin de I’ Antiquité, a été clairement

exprimée par ce cabaliste :

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600

LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L’EXPULSION « Les sages d’Israéi ont regu cet enseignement : tous les comman-

dements sont liés au secret du Chi’our Qomah, c’est ainsi que les 613

commandements sont compris dans les dix Paroles correspondant aux dix sefirot. Les dix sont comme des racines, les commandements sont comme des rameaux qui en rayonnent » (Tola’at Ya’aqov, fol. 7b).

La correspondance en cascade du nombre symbolique de 613 com-

mandements avec le décalogue et de ce dernier avec les dix sefirot remonte au Bahir '. L’identification de ces commandements avec des rameaux de lumiére émanant du plérome divin remonte a R. Joseph

de Hamadan *. La mention explicite de la Mesure du Corps divin (ch’'iour qgomah) en relation avec les 613 commandements, n’a par elle-méme rien de révolutionnaire, mais elle fait remonter lorigine de ces conceptions aux « sages d’Israél », qui sont les maitres juifs de la Basse-Antiquité. Puisque les commandements sont des éléments du

corps mystérieux de la divinité, qui se confond dans son ensemble avec la Loi, leur accomplissement par les hommes est une opération

théurgique grace 4 laquelle la divinité est reconstituée, remembrée élément par élément, dans sa forme et son essence :

« Tous les commandements sont divins et quiconque les accomplit en pratiquant a leur sujet la méditation appropriée, son culte est parfait et il occasionne de nombreux bienfaits en bas et en haut et c’est le secret de : “II est temps de faire YHVH” (Ps. 119:126), “de faire”

réellement, a la fagon dont nos maitres, de mémoire bénie, disent :

“Qui accomplit Mes commandements, Je le lui compte comme s’il Me faisait.” Car il te faut savoir que celui qui accomplit un seul commandement augmente la puissance et complete l’organe spirituel qui correspond a ce commandement » (Tola’at Ya’agov, fol. 7c).

A Pénoncé du Livre de I’Unité, ce cabaliste ajoute la nécessité de la méditation (kavanah), qui doit accompagner les rites et les pratiques religicuses pour que ceux-ci agissent efficacement. L’art théopoiétique n’opére que s'il n'est pas seulement geste et parole, mais qu'il est aussi un acte de la conscience intime, de la pensée orientée vers

1. Voir supra, p. 110. 2. Voir supra, p. 215. Sur ce point, R. Joseph de Hamadan est sdrement tributaire de traditions antérieures.

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MER IBN GABBAY

601

les régions des sphéres supérieures concernées. Parfaire « l’organe spirituel » du Corps de Dieu en relation avec le commandement, revient a faire cet « organe», & accomplir la divinité pour qu’elle soit ce qu'elle est. En d'autres termes, elle aboutit & instaurer la réalité de

Dieu suivant le plan préétabli par la Loi.

Dans un autre texte, R. Méir ibn Gabbay combine I’énoncé tiré du Livre de U' Unité avec celui d’un passage du Zohar qu'il vient de com-

menter. Ici, ’opération théopotétique est focalisée sur la sefira Maikhout, la Chekhina appelée « Gloire » et elle vise l’union hiéro-

gamique de cette demniére avec le Juste, la sefira Yessod. « Faire

Dieu », c’est « faire le Nom » identifié, non pas au piérome divin dans son ensemble, mais a la derniére sefira :

« Certains sont appelés “hommes d'action” a cause de ce que nous avons écrit plus haut, 4 propos du secret de : “Comme s’il Me faisait”, d’aprés le secret de : “David fit le Nom” (II Sam. 8:13). Il s’agit de la restauration de la Gloire et de son union avec ce qui se situe au-dessus delle, le Juste qui soutient le monde ; les fideles et les hommes d’action, ce sont eux qui occasionnent cela » (‘A vodat ha-Qodech, fol. 26c).

Sans doute, l’union de la Gloire et du Juste (sefirot Malkhout et Yessod) réalise-t-elle l’union de I’ensemble du plérome, en conséquence de quoi c’est la divinité manifestée dans sa totalité qui est « faite » par les fidéles et les hommes d’action. Mais ce retour au pre-

mier plan de la sefira Malkhout dans la visée de l’acte théopoiétique

annonce ce que sera le discours des cabalistes dans les siécles qui suivront. Ce bref passage n’est que le résumé d’un plus long développe-

ment od R. Méir ibn Gabbay explique un texte du Zohar (III, 113a)

que nous avons traduit et analysé plus haut. Dans ce texte comme dans son résumé, il n’y a pas la moindre ambiguité sur la nature de la

Gloire qui est l'objet de ’art théopoiétique. Il s’agit bien de la derni@re

sefira,la Malkhout (Royauté) qui est la dimension féminine du plérome divin. Je ne m’explique pas pourquoi M. Idel, qui cite un extrait de ce commentaire d’ibn Gabbay, affirme « qu'il est évident que le plérome, auquel il est fait référence ici comme @ la gloire ou au nom, est le

sujet de l’activité humaine ° ». Ce n'est pas le plérome en tant que tota3. Kabbalah, New Perspectives, p. 189.

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602

LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L’EXPULSION

lité qui est sujet de cette activité instauratrice — ainsi que le Livre de P’'Unité et les cabalistes qui le suivent, dont ibn Gabbay dans son premier ouvrage, l’ont pensé — mais uniquement la sefira Malkhout : « En faisant les commandements en bas, on les fait en haut et on

éveille leur archétype afin de restaurer par ses actes la Gloire supérieure. On compte a celui qui les fait, comme s’il L’avait fait réelement, parce que grfce a ses actes bons les réalités d’en haut [les sefirot] sont incitées & se réunir et & se conjoindre les unes aux autres [...]. Ce sujet correspond & la fabrication du Nom dont il est parlé & propos de David, car il est dit : “David fit le Nom” (II Sam. 8:13). 1 s’agit ici de la restauration de la Gloire, secret du Nom glorieux, que David restaurait et unifiait en s’adonnant a la Torah et en accomplissant ses commandements, et par le culte qu’il rendait en permanence sans interruption. Tout cela provoque la fabrication du Nom et sa restauration, telle est la volonté, le désir et le but du Trés- Haut dans la

création. Celui qui fait ainsi déclenche la bénédiction depuis le début

de la Pensée jusqu’a sa fin, et lui aussi participe & cette bénédiction, car il en a été la cause en restaurant la Gloire comme il faut. Cela explique que les justes, par leur culte et leurs bonnes actions, augmentent I’énergie de la Puissance, attirent la lumiére et l’épanchement depuis la Source jusqu’a la Maison royale [...]. Les prophétes et les justes, par leur culte et leurs pritres, renforcent l’énergie de la Puissance [= sefira Malkhout], secret du dernier Hé [du Nom], ils attirent vers elle la tumiére et la force depuis le sommet de 1a Foi, et ils Punissent avec son bien-Aimé, secret du Juste du monde, lumitre qui éclaire ses yeux. Le juste d’en bas réveille le Juste d’en haut et tous deux ensemble restaurent et font la Gloire supérieure et ils augmentent et intensifient son énergie, l'un d’en bas, l'autre d’en haut, et le Juste d’en haut se renforce lorsqu'il y a des justes en bas qui intensifient sa force, comme il est dit : “Donnez de la puissance 4 Dieu” (Ps.

68:35) » (‘Avodat ha-Qodech, II, 1, fol. 25d).

Eveiller les archétypes célestiels des commandements, restaurer la Gloire divine, lunir 4 l’ensemble du plérome en la conjoignant au Juste (la sefira Yessod), attirer les influx de la Source primordiale (la sefira Keter ou I’Infini) vers la Maison royale (autre appellation de la sefira Malkhout), amplifier I’énergie ontique qui lui parvient, enfin

la « faire », tels sont les multiples effets de l’accomplissement des

pratiques religieuses. Presque tous les types d’action théurgique que nous avons dégagés sont invoqués dans ce texte. Théurgie restaura-

trice supposant une détérioration antérieure, théurgie amplificatrice,

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MEIR IBN GABBAY

603

attractrice, instauratrice, il ne manque que I’action visant a conserver le plérome dans son état de plénitude. De plus, une idée nouvelle surgit dans les derniéres lignes : le juste d’en bas réveille le Juste d’en haut pour que, conjointement, « ils restaurent et fassent la Gloire supérieure ». L’action théurgique en faveur de la sefira Malkhout s’exerce en méme temps d’en haut et d’en bas, et si ‘homme en prend l’initiative, elle est une entreprise od lui et Dieu collaborent. Cette idée rappelle la définition que N. Berdiaef proposait naguére de la théurgie, qui est « l'action de homme conjointement a celle de Dieu » (Le Sens de la vie, p. 317). Le verset final, tiré des Psaumes, n’est pas entendu comme on le fait généralement, quand I'interprétation littérale lui confére un sens anodin oi il signifie : « reconnaissez la puissance de Dieu ». Pour notre auteur ce verset veut dire ce qu'il dit : donnez de la puissance 4 Dieu, amplifiez et attirez sur

« Elohim », nom qui désigne la sefira Malkhout, l’épanchement exis-

tentiateur venant de la Source infinie, le « début de la Pensée. » Dans un autre commentaire de R. Méir ibn Gabbay sur un passage du Zohar (III, 110b) ‘, également traduit dans un précédent chapitre, la Gloire, a savoir la sefira Malkhout, est encore au centre

du schéme théopoiétique, bien que ce soit la sefira Yessod qui soit ici au premier plan de I’action théurgique, puisque « faire le bien » a pour effet de ranimer le Juste (Yessod) et de l’unir a sa parédre féminine appelée Gloire : « Selon l’action d’en bas, son archétype célestiel agira et sera réveillé ; en faisant le bien, on réveille le Juste, fondement du monde [= Yessod] appelé “bien”, et il s’unit A sa Compagne. Celui qui entraine cela par ses bonnes actions, c’est comme s’il faisait cette chose-ld et cette union-1a en haut. Il est dit : “Et fais le bien” (Ps. 37:3), il s’agit de la restauration de la Gloire. Celui-lA introduit la Paix dans la Cour céleste [...]. Il est dit que tant qu’il n’a pas fait ce bien-lA dont il est question, qui consiste

dans

l’union du Juste dans

la Justice, il est

impossible d’habiter cette “terre” [= Malkhout], et quand il aura réveillé le “bien” pour qu’il vienne descendre dans son lieu, on le lui compte comme si lui-méme I’avait fait et restauré, alors i! “habite la terre et conduit la foi” » (‘Avodat ha-Qodech, II, 1, fol. 25c).

4. Voir supra, p. 570.

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604

LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L’EXPULSION

« Faire » Dieu revient a unir les dimensions masculine et féminine. La divinité est instaurée par la restauration de son unité bissexuée. Elle est en quelque sorte recommencée, reconstituée dans la plénitude de son existence par les ceuvres des hommes. Un bien fait ici-bas est simultanément le Bien fait en haut, et dans ce synchronisme entre le monde supérieur et le monde inférieur, ce dernier détient linitia-

tive. La derniére sefira est faite parce qu’elle est réunie 4 l'ensemble du plérome par le biais de la sefira Yessod, qui agit comme l’organe masculin reliant le corps de I"homme 4 celui de la femme. Cette

conception est cclle a travers laquelle l’art théopoiétique est expliqué

par la plupart, sinon la totalité des cabalistes aprés l'Expulsion. R. Mattathias Délacrout, qui écrit en Pologne au xvr' siécle, le déclare sans la moindre ambiguité :

« “Temps de faire YHVH, etc.” (Ps. 119:126). Explicaton : la Chekhina appelée “temps”, il faut la faire en la conjoignant 4 YHVH, apres qu’elle en a été séparée parce qu’on a viol€é les régles et transgressé la loi » (Commentaire sur le Cha’aré Orah, fol. 19b, note 3).

Les transgressions ont eu pour effet de séparer la Chekhina de

YHVH, la sefira Malkhout de la sefira Tiferet en laquelle la totalité

du plérome est représentée. Ce qui constitue un véritable exil de Dieu hors de lui-méme, une espéce de déréalisation par la perte de sa dimension d’immanence et de passivité. Le Je (any) divin qu’est cette

sefira, privé d’étre, ne peut le retrouver que par un acte humain de restauration. La pratique de la Loi, en tant qu’action théopoiétique, restitue a la divinité une subjectivité perdue, interface entre le cosmos

divin et la société des hommes. L’instauration théurgique est une résurrection de la personnalité féminine du Dieu révélé.

Dans ce sens, un cabaliste qui est aussi une figure centrale du droit

juif, R. Joseph Caro (1488-1575), interpréte une sentence du Traité des Péres (Pirgé Avot). Celle-ci se termine par une expression assez obscure qui est un prétexte idéal pour y projeter le schéme théopoiétique : « Ceux qui ceuvrent pour la communauté, qu’ils travaillent

avec elle pour le nom des cieux, le mérite de leurs péres les aidera et leur charité subsistera a jamais. Et vous, Je vous compte un grand sa-

laire, comme si vous les aviez faits » (Michnah Avot 2:2). Le compleé-

ment d’objet du verbe faire n’est pas évident a reconnaitre, ce qui a

>.

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JOSEPH CARO

605

donné lieu a plusieurs lectures. Rachi, par exemple, comprend

:

« comme si vous aviez mené totalement a bien » vos entreprises ; Malmonide comprend : « comme si vous aviez observé tous les commandements », méme ceux que les charges communautaires ont empéché d’accomplir. R. Joseph Caro, ou plutét son instructeur angélique personnel qui lui révéle les secrets célestes, propose une interprétation bien différente : « “Ceux qui ceuvrent pour la communauté” : la “communauté” ce sont les sefirot incluses dans la Communauté d’Isra@! ; “qu’ils travaillent, etc.”, & savoir : que leur intention soit de les conjoindre avec les sefirot supérieures ; car “le mérite de leurs péres” ce sont les sefirot supérieures qui sont des péres pour les sefirot de la Communauté

d’Israéi ; “les aidera et leur charité subsistera 4 jamais. Et vous, qui

ceuvrez pour le nom des cieux, Je vous compte un grand salaire,

comme si vous aviez fait” les sefirot, selon le secret de “il devient

Passocié du Saint béni soit-il dans I’ceuvre de la création”, et selon

le secret de : “Je le lui compte comme Meécharim, Vilna, 1889, fol. 37c).

s'il M’avait fait” » (Maguid

Dans son syst¢me théosophique, nous I’avons vu, R. Joseph Caro pose deux pléromes distincts. Le premier est le monde divin proprement dit constitué de dix sefirot supérieures. Le second, de rang inférieur, est la Chekhina, appelée aussi Communauté d’Israél. Ce dernier comprend également dix sefirot qui ne sont cependant que les rayons lumineux dérivés des sefirot supérieures appartenant a I’essence divine. Conjoindre le plérome supérieur, masculin et divin, avec le plérome inférieur, féminin et archangélique, doit étre la visée de ceux qui pratiquent les commandements. Cette conjonction est assi-

milée a la fabrication des sefirot. Sans doute, des sefirot de la

Communauté d’Israé!, qui se constitue dans son étre grace aux influx qui lui parviennent des sefirot supérieures avec lesquelles elle a été conjointe. Faire ces sefirot du plérome féminin est considéré comme une ceuvre créative accomplice en association avec Dieu aussi bien que comme une action théopoiétique. La premiére formule évoquant I’association de homme avec Dieu dans I’ceuvre de la création est tirée de la littérature rabbinique od elle apparait a plusieurs reprises pour qualifier élogieusement une action particulitrement méritoire (Chabbat 10a passim). La seconde, évoquant la fabrication de Dieu,

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606

LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L’EXPULSION

est tirée d’un passage du Zohar (III, 113a) que nous avons étudié dans un précédent chapitre. La distinction entre deux séries de dix sefirot par laquelle la seconde, constituant la Chekhina, est rejetée hors

de l’étre divin, permet d’introduire un cosmos spirituel extra-divin a Vinstauration duquel l"homme peut et doit s’associer. Mais ce monde extradivin est trés intimement uni a la divinité, si bien qu'il participe

& son ordre, méme s’il est distinct de son essence. La Chekhina est

donc a la fois extradivine et supramondaine, et c’est elle encore qui est « faite » par l’action appropriée des hommes. Méme au sein d’'un systéme théosophique aussi atypique que celui que présente R. Joseph Caro, le schéme théopolétique apparaft et est centré sur la Chekhina, qui, méme si elle n'est plus identifiée & la sefira Malkhout, en conserve la nature féminine et constitue a elle seule, vis-4-vis de ce

bas monde, une réplique intégrale du plérome divin. R. Hayim Vital, un jeune contemporain de R. Joseph Caro, a commenté les formules devenues classiques du Zohar sur l’action théopotétique de la pratique religieuse. M. Idel signale ce texte dans la version hébraique de son Kabbalah, New Perspectives *. Le développement de Hayim Vital est essentiellement exégétique, mais il comporte des éléments originaux qu’il importe de mettre en Evidence : « Selon la voie de la vérité, il faut que tu comprennes ce qui a été dit plus haut au nom du livre du Zohar & propos du verset : “Il fait la Charité en tout temps” (Ps. 106:3) et du verset : “David fit le Nom” (II Sam. 8:13), ainsi que du verset : “II est temps de faire YHVH” (Ps. 119:126). Si l'on peut dire, le Saint béni soit-il déclare : Quiconque s’adonne a la Torah et aux commandements, c’est comme s’il Me fai-

sait, comme il est dit : “Il fera la Paix pour moi” (Es. 27:5), et il n’est pas écrit “avec moi”. C’est ce qui est Enoncé : “Mon ceuvre c’est mon

Dieu” (Es. 49:4), selon le secret des mots : “Donnez de la puissance & Dieu” (Ps. 68:35). Sil’on peut dire, “mon ceuvre” était “mon Dieu” lui-méme, que j’ai ccuvré, que j’ai fait, que j'ai réparé » (Sefer ‘Ets haDa’at Tov, partie II, Jérusalem, 1982, fol. 10b).

La premiére partie de ce passage est un florilége de versets cités dans le Zohar a l’appui de la formule discutée. Curieusement, R. 5. Qabbalah : Hévatim Hadachim, trad. de l'anglais par A. Bar-Lévav, éd. Schoken, Jérusalem, & paraftre, chap. 8, note 118.

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HAYIM VITAL

607

Hayim Vital mentionne également Esaie 27:5, qui n'apparait pas dans

le Zohar & cette occasion mais qui est cité par R. Joseph Gikatila ‘ dans le méme contexte. Cette fusion entre un passage du Zohar et un écrit de ce cabaliste peut surprendre. Elle témoigne de la variété des sources auxquelles a puisé Vital qui place consciemment ou inconsciemment Joseph Gikatila sur le méme plan que le Zohar.

Cependant ce n’est que lorsqu’il cite Esaie 49:4, qui n'est mentionné

& ma connaissance par aucun auteur antérieur dans ce contexte particulier, qu'il avance une exégése personnelle. Celle-ci est bréve et se

résume & une lecture trés audacieuse de ce verset, suivie de la men-

tion d’une série de verbes. Pour mémoire, rappelons que le verset

d’Esale 49:4 est traduit généralement de la fagon suivante : « Ma ré-

compense est auprés de mon Dieu. » Les mots ou-fe’oulati et Adonay se prétent pourtant a la lecture que propose le cabaliste, qui est possible aux plans lexical et syntaxique, méme si elle peut paraitre extravagante aux yeux des exégétes littéralistes. R. Hayim Vital ne force pas le texte biblique, il recueille le fruit des ambiguités de ’hébreu. Et en laissant au prophéte Esaie le soin d’énoncer une idée qui est au coeur de la cabale théurgique, il confére a celle-ci antiquité et autorité. Le plus remarquable, c’est qu’il n’introduit aucun élément de la théosophie des sefirot pour expliciter ce qui doit étre entendu par son exégese hardie et celle de ses prédécesseurs. Son commentaire est néanmoins révélateur de sa pensée profonde. La série des trois verbes : ceuvrer, faire, réparer (pa’al, ‘assah, tigen), correspond aux

trois degrés de son interprétation : le premier verbe est celui du verset biblique, le deuxiéme est celui qu’emploient le Zohar et la cabale espagnole, le troisiéme et dernier raméne I’action de faire a celle de réparer ou de restaurer et joue un rdéle « banalisateur » vis-a-vis des propos qui viennent d’étre tenus en les orientant vers un sens plus commun dans le cadre de la cabale théurgique. Ces trois verbes sont présentés comme de parfaits synonymes et le dernier d’entre eux réduit quelque peu le scandale théologique de l’exégese. « Faire Dieu » ou « cuvrer Dieu », ga ne dit rien d’autre que « réparer Dieu ». Malgré cette intrusion de la théurgie restauratrice bien connue, le fait

6. Voir supra, p. 576.

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LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L’EXPULSION

que Vital a choisi un verset d’Esale qui s’exprime a la premiere per-

sonne donne & ses propos un accent singulier. Ce n’est pas « Dieu » qui est objet de l’action religieuse (observances et étude rituelle) mais « mon Dieu » ; c'est ce Dieu qui est mien, avec lequel j'ai un rapport personnel et en qui j'ai foi, qui est « mon » ceuvre. Est-ce par hasard que, cette citation se trouvant étre a la premiére personne, la logique de sa syntaxe ait amené le cabaliste 4 décliner la formule théopoiétique en respectant la forme du verset ? Ou peut-on entrevoir ici une initiative délibérée ? Dans ce dernier cas, les propositions de Vital feraient étrangement écho a des formules similaires du grand mystique soufi Ibn ‘Arabi que nous aurons l’occasion d’évoquer plus loin ’. Ce qui permettrait de supposer I’existence d'un lien entre le théosophe musulman et le cabaliste de Safed, ville connue par ailleurs pour avoir été, 4 la méme époque, un centre important de soufisme. Je ne me risquerai pas a trancher cette question, faute de données supplémentaires, mais il ne me parait pas possible d’exclure a priori la seconde solution, tant il me semble difficile d’admettre que R.

Hayim Vital ait introduit par hasard ou comme un ornement acces-

soire un nouveau verset d’Esate, alors qu’il disposait déja d'un arse-

nal d’appuis scripturaires important. Un peu plus tard, un disciple de R. Moise Cordovéro et commentateur du Zohar qui vivait également dans la Palestine ottomane, R. Abraham Galanté, interpréte le verset des Psaumes (119-126) souvent cité en identifiant toujours le « temps » qu’il faut

« faire » & la sefira Malkhout:

« Alors le “temps”, ou plutdt la dernitre dimension [du plérome

divin], n’est pas faite (‘assouyah), autrement dit restaurée (metougénet), mais i] faut la faire, la restaurer et l'orner parce que “Ion a violé ta Torah”, dés lors elle est défaite et errante, et grace a l’accomplissement de la Torah, elle recouvrera la santé » (cité dans R. I. Horovitz, Chné Louhot ha-Berit, I, fol. 21b).

L’assimilation du verbe « faire » et du verbe « restaurer », dé&ja an-

noncée dans le Zohar et reprise par Vital, sera, comme ici, de plus en

7. Voir infra, p. 628, une citation de H. Corbin.

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YEHOUDAH

HAYAT

609

plus mise en avant pour atténuer le caractére étrange de l’exégtse du verset des Psaumes. La situation particulitre de la derniére sefira au sein du monde de I’émanation a incité naturellement les cabalistes 4

considérer celle-ci comme le sujet de l’action théopoiétique des hommes.

Un

important

cabaliste

qui

quitta

I’Espagne

aprés

l’Expulsion de 1492, R. Yehoudah Hayat, affirme, sur la base des do-

cuments les plus anciens de la cabale, comme le livre Bahir et d’autres sources géronaises, que la derniére et dixi¢me sefira, nommée ‘Atarah

(Diadéme), n’a pas le méme statut que les autres. Alors que chaque

sefira constitue une entité émanée pour elle-méme, faisant partie in-

tégrante du monde divin de I'Emanation, celle-ci se distingue parce

qu'elle résulte simplement de l’union de toutes les autres :

« Elle n'est que la puissance totalisante existant de soi par la puissance de la jonction des neuf dimensions » (Commentaire sur le Ma’arekhet ha-Elohout, 1558, Mantoue, fol. 10b).

Elle est certes la finalité méme du processus d’émanation qui ne pouvait trouver son accomplissement qu’en elle et que par elle, et & ce titre, elle est apparue en premier dans le projet créateur divin, mais elle demeure une pure virtualité jusqu’A son ultime réalisation. Comme résultante de la convergence et de l'unification de la totalité des sefirot, elle est leur somme, mais elle dépasse leur simple addition. C’est ce que cet auteur tente de faire comprendre en se servant de l’exemple d’un navire dont tous les éléments convergent vers un seul but, qui est sa progression : de méme que la progression du navire n'est pas une chose radicalement nouvelle mais n’est que la résultante des effets conjugués des organes qui le composent, cette sefira n’est que le rassemblement des puissances supérieures A elle, mais elle est aussi leur finalité, comme la marche du bateau °. Selon ce 8. Cette considération de R. Yehoudah Hayat a été vivement critiquée par l'un de ses prestigieux contemporains, R. Joseph Caro, qui écrit sous la dictée de son instructeur céleste : « Que son Seigneur lui fasse miséricorde pour nous sauver de cette opinion ; néanmoins il ne sera pas puni A cause de ce propos qu’il a tenu, parce qu'il ne I’a pas dit dans l’intention de pécher devant le Saint béni soit-il, mais il s’agit d’une erreur complete » (cité dans R. I. Horovitz, Chné Louhot ha-Berit, 1, fol. 24b). Je n’ai pas trouvé ce passage dans I’édition imprimée de son Maguid Mécharim, dont on sait ke caractére trés lacunaire.

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LA THBURGIE INSTAURATRICE APRES L’EXPULSION

cabaliste, qui emportait dans son exil toutes les traditions de la cabale espagnole : « La ‘Atarah est une puissance qui advient d’elle-méme a partir de la conjugaison de toutes les puissances » ou encore « elle est la puissance de l’unité, advenue par la puissance de la jonction des Neuf » (ibidem, fol. 11b et 12a) °. Au long de nombreuses pages d’un exposé assez dense, R. Yehoudah Hayat propose toute une série de preuves tirées de l’ensemble de Ia littérature cabalistique a sa disposition, pour montrer que la dimension féminine, bien qu'elle fasse

partie du monde de I’Emanation, a une situation particuliére qui la

rend sujette, pour sa propre existence, de l’action des justes, capables d’opérer la réunion des puissances émanées a cause de leurs actes bons. Cette conception de la nature spécifique de la dernire sefira — dont la réalité posséde un caractére aléatoire car elle est a la fois Paccomplissement final du processus de structuration des dimensions divines et ne peut tirer son existence que de l’union complete des éléments supérieurs du syst¢me, union largement dépendante de

Y activité des hommes — pourrait étre aisément articulée avec les affir-

mations des textes que nous avons présentés, alléguant la faculté théopoiétique de l’action des hommes. Elle pourrait méme en étre une tentative de théorisation — la seule que nous ayons vraiment rencontrée. Elle ne laisse en tout cas nulle incertitude sur l’identité du

« Dieu qui est fait » : il s’agit bel et bien de l’aspect féminin de la divi-

nité. Cette conception permet de mieux entendre rétroactivement les anciennes formules des premiers Ages de la cabale qui réélaboraient l’idée ancienne selon laquelle les pri¢res d’Israél « tressaient une cou-

ronne a Dieu ». Ainsi, un texte issu d'une école de cabale géronaise,

appelée par commodité « cercle du Livre de la Méditation », remaniant un motif qui remonte a la littérature des Palais, parle de « faire

la ‘Atarah », le Diadéme, qui, nous venons de le voir, est une désigna-

tion particuliére de la sefira Malkhout (la Royauté). Pour expliquer

9. Comparez avec ces propos de R. Elhanan I’Aveugle : « L’émanation en soi ne s’étend que jusqu’a Yessod [...] tandis que la Malkhout n'est qu’une puissance générale qui est faite d’elle-méme a partir de la puissance des éléments singuliers [...}, C'est pourquoi il faut l’unir avec l'ensemble et avec chaque élément singulier [du plérome] » (Or ‘Olam, éd. E. Gottlieb, Studies in Kabbala Literature, en hébreu, Tel

Aviv, 1976, p. 464).

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MIDRACH DE RABBI SIMEON LE JUSTE

611

appellation de « Couronne » (Keter) qui qualifie la premiére sefira,

Yauteur inconnu du Midrach de Rabbi Siméon le Juste donne plusieurs explications, dont celle-ci :

« Le mot Keter (Couronne) se rapporte encore au fait que quiconque saisit quoi que ce soit de cette connaissance & travers sa quéte et cache son secret, I’'armée des hauteurs le lui compte comme s'il Lui faisait un Diadéme (‘Atarah), il est dit & son propos : “Je le protégerai puisqu’il connaft mon nom” (Ps. 91:14). En vérité, nullle créature n’accéde a la connaissance de cette chose par une vraie connaissance, mais I’on niera delle l'apparence et tout concept » (édité dans le Commentaire de Motse Botarel sur le Sefer Yetsirah, ré6d. Jérusalem,

1965, fol. 39c).

Pour comprendre la relation entre la Couronne (Keter) et le Diadéme

(‘Atarah), il est nécessaire de rappeler, au moins briévement,

le motif de l’ascension du Diadéme sur la « téte du Saint béni soit-il » et son contexte dans les écrits des piétistes achkénazes des xiI° et XIII

sitcles et dans d'autres textes pré-cabalistiques. Une précision termi-

nologique tout d’abord : la traduction que nous proposons des deux mots précités est purement conventionnelle, Keter et ‘Atarah sont de parfaits synonymes en hébreu. Des traditions bien attestées dans la lit-

térature rabbinique — Talmud et Midrach — parfent d’un ange qui « re-

cueille toutes les pri¢res et qui fait d’elles une couronne (‘atarah) qu'il dépose sur la téte du Saint béni soit-il * ». Cette couronne est une

10. Midrach Ps. 19, 88 ; voir aussi Haguiga 13b ; Pessikta Rabbeti Wa ; Aggadat Chéma’ Israti (Otsar ha-Midrachim p. 550). Comparez avec un midrach tardif influencé par la littérature des Palais : « Il a créé un ophan sur la terre dont la téte parvient pres des Vivants sacrés, il est le traducteur (metourgueman) entre Israéi et leur Pere qui est am ciel, comme il est dit : “Je regardai et voici qu’une roue (ophan) était a terre, & cOté

des Vivants” (Ez. 1:15). Son nom est Sandalphon car il attache des couronnes au

Seigneur de la Gloire & partir des sanctus, des “béni soit-il” et des “Amen que son Nom soit grand”, que les enfants d’Israéi disent en répons dans les synagogues, et il adjure la couronne par le Nom sacré et elle se déplace et monte sur la téte du Seigneur. De Ia les sages ont dit : Quiconque néglige le sanctus, le “bénissez” et le “Amen que s0n Nom soit grand”, occasionne la diminution de la couronne et il mérite le bannissement, jusqu’A ce qu'il se repente et apporte une offrande devant les justes dans le futur » (Midrack

Konen, Otsar ha-Midrachim p. 254). M. Idel qui a étudié ce texte rapproche la « dimiaution de la couroane » du motif rencontré ailleurs de la « diminution de la ressemblance divine » a cause de l’abstention d’engendrer, et ii établit en outre un

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612

LA THBURGIE INSTAURATRICE APRES L'EXPULSION

marque de gloire et de royauté, une « bénédiction sur la téte du Juste » suivant le verset des Proverbes (10:6) mentionné comme appui scripturaire a la suite de l’Enoncé précité ". La royauté divine est donc le fruit des priéres et des louanges d’Israél, qui font de leur Dieu un Roi en le couronnant. Cette instauration de la royauté divine par l’action des hommes, est représentée par une ou des couronnes qui sont les pri¢res transformées par un ange en un objet céleste, qui devient partie intégrante du monde divin. Cette conception ancienne de la déification des priéres sous la forme d’une couronne royale a été réélaborée dés les débuts de la cabale, dans le

Bahir (§ 91) et surtout dans un écrit important transmis par R.

Eléazar de Worms. Cet écrit est difficile a dater, mais le maitre du

piétisme judéo-rhénan le transmet dans un ouvrage qui a été écrit en 1217. Ce texte a retenu I’attention des historiens parce qu’il a conservé des traditions appartenant a la toute premitre couche d’écrits cabalistiques, les éléments qu'il renferme pourraient provenir de cercles mystagogiques antérieurs & la cabale provencale. Voici quelques extraits du document en question : « Lorsque la ‘Atarah (diadéme) est sur la téte du Créateur, elle

porte le nom Akatriel, alors cette Couronne (Keter) est cachée a Yous les anges saints, elle se dissimule dans cing cent mille parasanges.

rapprochement avec la couronne de 600 000 parasanges d’envergure correspondant aux 600 000 Israélites, telle qu'elle est décrite par les écrits anciens relatifs au Chi'our Qomah (Kabbalah, New Perspectives,p. 192-193). Le nom de lange Sandalphon pourfait provenir du grec sundélephonos (sundeion phonen, « qui rend la voix tumineuse »),

a savoir : qui rend lumineux La voix ou le son des pritres. Ou encore de sundelophonos

(sundela phonon, « qui parle clairement »), & savoir : qui transmet trés clairement le message qu'il a recu (d’od peut-ttre le qualificatif de traducteur donné a cet ange par le Midrach Konen, ange qui a une fonction d’herméneute). Notre ami Cyrille Astanoff nous a aidé a élaborer cette étymologie, qui reste hypothétique. Dans son ouvrage pré-

cité, M. Idel estime que le mot Sandalphon pourrait comporter le préfixe grec sun (ensemble), et se rapporterait au role d’attacheur des pritres en forme de couronne prété a cet ange, mais il ne propose aucune étymologie pout les autres parties du nom.

11. Voir aussi ce qui dit M. Idel & propos du verset du Cantique des Cantiques 3:11, tel qu’il est interprété dans un midrach qu'il rapporte, Aggadat Chir ha-Chirim : quand, prés de la mer Rouge, les Israélites dirent: « Dieu régnera pour toujours », celui-ci répondit : « C’est comme si vous aviez attaché une couronne de royauté sur

ma téte », dans Kabbalah, New Perspectives,p. 192 et p. 371, note 147 et suiv.

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ELEAZAR DE WORMS

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Alors [les anges} demandent I’un a l’autre : “Ov est le lieu de sa

gloire” ? A son propos David dit : “Toi qui sitges dans la cache du

Trés-Haut, toi qui loges a l’ombre (tsef) de Chadday” (Ps. 91:1) — nous logeons dans les pritres (tsalot) de Chadday [...] puisque la pritre est l’'Ombre du Saint béni soit-il, et elle sitge A la gauche du Saint béni soit-il comme une jeune épouse auprés (etsel) du jeune époux et elle est appelée fille de roi. Parfois, en raison d’une mission,

elle est appelée “fille de la voix” [= message divin]. A son propos

Salomon dit : “Je serai une habitante (chekhouna) auprés de lui (etslo)” (Pro. 8:30). Et le nom de la Chekhina est “Je serai” (Ehyé) (Ex. 3:14). La traduction araméenne de etslo est “elle grandit” (sarbia) dont les lettres sont mebartia (fille de son maitre), puisqu’elle est appelée “fille de roi”, la Chekhina étant auprés de lui dans sa maison, ce a quoi se rapporte le verset : “Toi qui loges & l’ombre de Chadday”, C’est-a-dire : Il a une ombre (ou une priére, tsalot) appelée “auprés de lui” (etslo) et elle est la dixitme royauté (malkhout) et elle est le secret de tous les secrets [...] °. »

La Couronne (‘atarah) qui est la pritre des hommes prend le nom de Keter quand elle est montée sur la téte du Créateur. Elle est identifiée & la Chekhina, « la dixitme royauté » et elle est comme une épouse au regard de I’époux divin. Elle est aussi son ombre, sa fille, son Ange, et elle porte le nom de « Je serai », ce qui nous rappelle le midrach qui dépeint la divinité comme l’ombre de

12. La suite du texte porte : « Elle dirige le monde par sa bouche, et elle est dénommée “Ange du Nom” a cause de sa mission, mais elle ne comporte aucune séparation,

ce qu’exprime I’Ecriture : “Voici, j’envoie devant toi un ange” (Ex. 23:20), qui était la Chekhina [...]. Ce que disent les sages [sur ce verset] : “Motse tomba sur sa face” (Nom. 16-4) : cela nous enseigne que la Chekhina était prosternée devant le Saint, béni soit-il. Et c’est pourquoi les prophétes voyaient la Chekhina, puisqu’elle est émanée (néetsiet), ainsi qu'il est marqué dans le Livre des Palais [voir II] Hénoch chap. 5] : “La Chekhina résidait sous le chérubin et les anges et les hommes la voyaient. Quand la génération d@Enosh faillit, la Chekhina se retira en haut”. Mais le Créateur et Maftre de la Chekhina est totalement caché et il n’a ni mesure ni ressemblance, aucun ceil ne I’a vu

[--. Cest le secret de la Couronne et c’est le secret de la Chekhina, qui les connaft a une part pour le monde & venir, il hérite de deux mondes, le jugement de la Géhenne lui est

épergné, il est aimé en haut et chéri en bas » (Sefer ha-Hokhmah, texte édité par J. Dan,

dans The Esoteric Theology of Ashkenazi Hasidism (en hébreu), Jérusalem, 1968, p. 119-122, d’aprés MS Oxford 1568, fol. Sa-b, voir aussi Les Cercles des premiers cabalistes (en hébreu), Cahier de l’Académon, Jérusalem, 1986,p. 159 et suiv., et encore G.

Scholem, Les Origines de la Kabbale, Paris, 1966, p. 197-199).

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LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L'EXPULSION

l'homme ". Quand la Couronne, une fois déposée sur la téte du « Créateur », a pris le nom de Keter, elle est cachée méme aux yeux des anges saints qui ignorent oi se trouve Sa gloire. La prire de VPhomme devient la Couronne de Dieu, sa royauté cachée, quand

elle monte se poser sur sa téte. Ce qui nous permet enfin de comprendre les propos du Midrach de Rabbi Siméon le Juste. Parmi différentes explications du mot Keter (Couronne), censées rendre compte de la raison pour laquelle la premiére sefira porte ce nom, alors qu'elle est appelée encore « Néant insaisissable », « Volonté sans borne », « aspect supréme qui surabonde sans limites et fait tout exister », l’explication proposée ici met en avant sa synonymie avec le mot ‘Atarah. L’homme qui a obtenu une connaissance de ce niveau supérieur, accessible seulement par la voie négative (la négation de tout attribut), et qui ne révéle pas ce qu'il a pergu — ce qui contredirait l’essence méme de sa perception — « l’armée des hauteurs le lui compte comme s’il Lui faisait une ‘Atarah », diadéme ou couronne identifiée au Nom divin, comme le laisse entendre le verset mentionné a la suite. En d’autres termes, avoir une connaissance

appropriée du deus absconditus a un effet semblable a celui que provoque Ia priére : elle instaure ou donne existence au dernier degré du pliérome, l’Ombre de Dieu selon une des appellations énu-

mérées par le texte transmis par R. Eléazar de Worms. Sous les ha-

bits d’une théologie négative ou apophatique, le motif ancien de lascension de la priére, transformée en une couronne allant se poser sur la téte de la divinité pour manifester sa royauté, apparaft pleinement lié au schéme théopoiétique et a l’Enoncé midrachique (ou pseudo-midrachique) qui parle de « faire Dieu » ou « faire le Nom », et qui, nous l’avons maintes fois constaté, signifie précisément « faire » la derniére sefira, la Malkhout ou Royauté.

Examinons attentivement la séquence centrale de l’extrait du Midrach de Rabbi Siméon le Juste cité plus haut. Celui qui « saisit quoi que ce soit de cette connaissance a travers sa quéte et cache son secret, l’armée des hauteurs le lui compte comme s’il Lui faisait un

13. Voir supra, p. 367 et p. 596, note 39. L identification de la pritre et de Pombre re-

pose sur un jeu de mots entre l'araméen tseloss ou sselo (pritre) et "hébreu teel (ombre).

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MIDRACH DE RABBI SIMEON LE JUSTE

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Diadéme (‘Atarah) ». Plus précisément, les derniers mots devraient &tre rendus ainsi : « comme s'il avait fait d’elle [de cette connaissance]

un Diadéme pour Lui “ ». Dans les mots « comme s'il avait fait d’elle pour Lui » (kéflou ‘assdah lo) le verbe ‘assdah porte la méme marque

linguistique — l’ajout d’un aleph avant la lettre finale du verbe ‘assah —

que dans les énoncés faisant l’exégtse du verset des Psaumes (119:126). Cet ajout permet de différencier le hé appartenant a la racine de ce verbe du hé suffixe, qui remplace le complément d’objet en quasi-ellipse. Cette particularité est caractéristique de l’hébreu du midrach rabbinique, elle est inexistante dans l’hébreu biblique et reste assez rarement employée dans I"hébreu médiéval. La proximité morphologique de l’ensemble de la proposition avec celle que nous avons plusieurs fois rencontrée rend plausible une origine commune. Ce

n’est alors ni a la pridre ni a l’accomplissement des commandements

que le pouvoir de faire la ‘Atarah ou la sefira Malkhout est maintenant attribué. Celle-ci est la réification spirituelle de la connaissance que l’homme a obtenue en cherchant & saisir intellectuellement le Dieu caché, connaissance qui demeure entiérement négative.

Sans méme faire intervenir l’extrait du texte cabalistique intitulé

Midrach de Rabbi Siméon le Juste, et en se fondant uniquement sur les textes de la littérature rabbinique et des piétistes judéo-rhénans,

dont nous avons cité quelques passages, M. Idel affirme que le type

de théurgie en jeu dans I’ascension d’une couronne sur la téte de la

divinité « est proche de la théurgie cabalistique [...] qui traite de la fa-

brication du plérome plutét que de son renforcement ». Le schéme théopoiétique des cabalistes serait donc la réélaboration d’un théme ancien pré-existant, centré sur I’action du rituel liturgique et visanta omer la divinité par l’addition d’une couronne, objet divin constitué par les pritres des hommes, et symbole de la royauté glorieuse. En

14. Il est vrai que l'on pourrait comprendre cette phrase dans un autre sens, sans en changer un seul mot mais en déplacant la majuscule : « comme s'Il avait fait d’elle pour lui une couronne » : comme si Dieu avait fait de cette connaissance une coutonne pour I’homme. Cependant, on ne comprendrait plus la raison d’étre de l’expression « comme si », ni la présence de cette proposition dans un contexte od le but est d’exptiquer le sens du mot Keter (Couronne), comme premiere sefira.

15. Kabbalah, New Perspectives, p. 197.

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LA THEURGIE ECSTAURATRICE APRES L'EXPULSION

voyant surtout dans ia sefira Malkhout, la Royauté, la dimension da d’avoir totalement innové. Une longue série d’écrits plus tardifs atteste la persistance de la théurgie instauratrice centrée autour de la

derniére sefira, ultime degré de la manifestation divine. L’un deux

est particulitrement intéressant puisqu’ll associe plusieurs types d’actions théurgiques en un ensemble cohérent et harmonicux.

Son auteur, le Gaon Elie de Vilna, est une figure rabbinique ex-

ceptionnelie. Considéré comme le plus grand talmudiste du xvur sitcle, il est moins connu et apprécié en tant que cabailiste. Cependant, son ceuvre théosophique mérite la plus grande attention. D’abord parce qu’elle émane de !’une des plus hautes autorités rabbiniques des temps modemes, ensuite et surtout 4 cause de sa valeur intrinséque. Condensant en formules cinglantes les conceptions cabalistiques relatives a "action théurgique de la récitation rituelle du

Chéma’ (« Ecoute Israél : YHVH notre Dieu, YHVH est un »), il

présente l’action théopotétique de la liturgie comme la résultante de l’addition de la totalité des pritres. C'est cette totalité qui est la « Chekhina en bas », le Dieu fait de toutes les pritres des Israélites : « L’essence méme de Dieu, il est absolument impossible de la saisir, mais nous avons connaissance de Lui en tant qu'il se répand dans tous les mondes, afin de vivificr et de bonifier tous les étres créés. Nous en saisissons deux aspects A cet égard. Le premier est Paspect de son expansion, car c'est sa volonté pure de vivifier et de bonifier les mondes, comme le dit un verset : “Toi tu vivifies tout” (Néhémie 9). Quant au second aspect : nous le saisissons en tant qu’il regoit sa glori-

fication, sa louange et la pritre d’Israé! (il est affecté, si l'on peut dire, Par nos actes. Quand nous bonifions nos actes, il nous bonifie en retour, et inversement, etc. En conséquence il se lie & nous). Cet aspect qui est Royauté (Malkhout) est appelé Chekhina, car elle regoit toutes les priéres et la gloire que nous offrons en psalmodiant, en ré-

citant des louanges et par la perception de la grandeur de Dieu. Aprés

quoi, elle regoit le Bien depuis l'aspect d’expansion. L’aspect expansif est appelé havayah (etre). L’aspect eur de la glorification venant de notre part est appelé “Son Nom”. A la mesure de l’attachement

d'Israél se liant A Dieu, le louant et le glorifiant, la Chekhina recoit le

Bien de l’aspect d’expansion. Plus l’attachement s’intensifie, plus l’épanchement augmente. La totalité des louanges issues de tous les enfants d'Israél singuliers, qui louent, glorifient et reconnaissent Sa gloire, c’est ce qui est appelé “Chekhina en bas” [...]. La totalité des

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BLIE DB VILNA

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Offices, des louanges et des glorifications, c'est cela qui est appelé Chekhina, qui est Son Nom. En effet, “nom” signifie renom et cé1é6-

bration publique de Sa gloire, perception de Sa grandeur. Si donc la to-

talité se remplit de la perception de Sa gloire et de Sa louange, quand tous reconnaissent Sa grandeur et que toutes les individualités sont parfaites, alors sur eux s’établit la totalité depuis l’aspect d’expansion, en plénitude, car toutes les individualit¢és sont completes. C’est le secret de : “YHVH est un et son nom est un” (Zac. 14:9). “YHVH est un” désigne l’expansion de Sa volonté. “Son nom est un” désigne I’aspect récepteur de la louange et de l'attachement. Telle est I’unification [opérée par] la récitation du Chéma’ [...] » (Liqgouté ha-Gra, Tefilat

Chaharit, Sidour ha-Gra, Jérusalem, 1971, p. 89).

La dimension féminine, la Chekhina, est la dimension passive du Dieu manifesté. Celui-ci se répand et vivifie tous les mondes, et en retour ceux-ci (les Israélites parmi les humains) lui rendent gloire, et cette glorification est regue en Dieu, elle constitue son étre « en bas ».

La Chekhina est ainsi la « totalité » — présente, passée et & venir — des

pri¢res et des louanges qui sont adressées au Dieu manifesté. C'est sa Royauté, un aspect propre & la divinité qui se répand et une sorte de rebondissement du Bien, cette fois épanché sur l’épancheur. L’unité

proclamée par le Chéma’ est celle de l’Etre (Havayah = YHVH) et

du Nom, de ce qui fait étre et vivifie tout, et de la totalité vivifiée qui répond. La dimension passive de la divinité est la totalité des louanges qui lui sont adressées. Elle est donc Il’ceuvre des hommes, qui non seulement affecte le Dieu manifesté, mais constitue son affection fondamentale. La Chekhina est simultanément la totalité des pritres offertes 4 Dieu et l’habitation terrestre de son épanchement plénier. Elle est donc le produit total des offices des hommes et la réceptrice

des influx divins. Double passivité en fait : a l’égard de I’Etre vivifiant

(YHVH) et a !’€gard des hommes glorifiants. Mais cette passivité qui n’est pas seulement de fonction, est aussi de nature, ou mieux, de sub-

stance. L’un est double : l'un de la Volonté qui s’épand et vivifie, et l'un du Nom qui est recueillement et totalisation des louanges des hommes,

de la reconnaissance de la source de leur étre, Nom qui est

Royauté de Dieu forgée par la montée convergente de toutes les

priéres des hommes. La faculté théurgique des actes d’en bas réalise

la dimension passive de la divinité. L’action des hommes fait passion en Dieu. Le texte du Gaon de Vilna, s’il reprend pour l’essentiel le

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LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L'EXPULSION

discours de la cabale espagnole, est tendu par le souci de rendre compte, de facon intelligible, de l'ensemble des processus théurgiques que nous avons plusieurs fois rencontrés dans des écrits dispersés. Il est vraisemblable qu'il réélabore le concept du double régime de l’émanation que nous avons apergu et étudié chez R. Isaac Mar Hayim (supra, p. 273) mais qui fut un héritage commun développé de diverses facgons. Une attestation encore plus récente, montrant que laction théurgique instauratrice s’exerce bien a l’égard de la dimension féminine du plérome divin, se trouve dans I’ceuvre d’un important cabaliste marocain du xix‘ siécle, R. Jacob Abihatsira. L’un de ses nombreux

écrits permet d’éclairer rétrospectivement les extraits que nous avons étudiés plus haut. S’agissant d’une source trés tardive, elle révéle la fagon dont les cabalistes ont regu la tradition théurgique ancienne & autre extrémité de son développement historique. Les propos en

question méritent d’étre cités amplement :

« “Car ce commandement que je te commande aujourd’hui, n'est pas impossible pour toi ni hors de ta portée. II n’est point dans le ciel, pour que tu dises : Qui montera pour nous au ciel nous le prendre et

nous le faire entendre, afin que nous le fassions. I] n’est pomt par-deld la mer [...] car la chose est trés proche de toi, dans ta bouche et dans ton ceeur pour que tu la fasses” (Deut. 30:11). Il est possible de rapporter ces versets 4 la Chekhina de Sa puissance, a partir de ce qui est

connu, & savoir : l’essentiel de I’édification de la Chekhina de Sa puissance et de sa restauration est suspendu entre nos mains, nous les enfants d’Israéi, car au moment de son émanation ne sortit qu’un

unique point qui est sa Couronne, et grace aux bonnes actions de nos

mains et & nos priéres, nous lui ajoutons neuf sefirot et elle est alors apte a I’accouplement. Tout dépend de la pureté, de la sainteté et de l’accomplissement des commandements avec crainte et amour. Or, le penchant au mal détourne le cceur de I"homme et affaiblit ses mains, en lui disant : ne crois pas que tu puisses faire I’édifice de la Chekhina car seule peut faire la restauration de la Chekhina la génération du désert, od était Motse, qui monta au ciel, et ils surent faire sa restauration ; ou lorsqu’Israél était sur la terre [sainte} et comptaient parmi eux des prophétes, eux savaient faire sa restauration, car ils offraient des sacrifices et il y avait un Temple. Mais en cette Epoque, cela ne se peut. C’est pourquoi la Torah nous avertit et nous met cn garde, en

disant: Sache mon fils, que ce commandement, qui est la Chekhina,

que je te commande de restaurer,n’est pas impossible pour toi.

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JACOB ABIHATSIRA

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Autrement dit : elle n’est pas une chose cachée, mystérieuse et pro-

fonde que tu ne peux atteindre, et elle n'est pas lointaine. A savoir:

elle n’est pas maintenant dans un lointain exil, dans les cieux élevés, et celui qui la cherche ne peut I’atteindre, non pas ; “elle n’est pas dans le ciel”, ne dis pas qu’il faille un prophéte comme Moise, qui est monté au ciel et qui I’en a fait descendre, ne dis pas qu’A présent aussi nous avons besoin qu’il monte pour nous au ciel et qu'il I’en fasse descendre, puis qu'il nous la fasse entendre et que nous la fassions {...}. La restauration de la Chekhina dépend seulement de la pureté du coeur et de la langue, ainsi que de la sainteté du corps ; dés que l'homme se comporte saintement et avec pureté, en priant comme il faut, aussit6t il peut faire la restauration de la Chekhina ; c’est ce qui est écrit : “Car cette chose est trés proche de toi.” Et I’on sait que la Chekhina est appelée “chose”. Ce verset vient signifier ceci : proche de toi est la chose, qui est la Chekhina, si tu veux l’atteindre, elle est trés proche de toi, a I’extréme. Et cela ne dépend que de ta bouche et de ton cceur ; si tu disposes ton cceur et ta bouche comme il convient, tu pourras faire et restaurer la chose qui est la Chekhina » (Ligouté

Chochanim, Les Bouquets de Roses, dans Guinzé Mélekh, Jérusalem, 1987, p. 184-185).

Le présent texte oscille entre deux formulations : l’expression classique, Ggoun, traduite ici par « restauration », ou binyan, « édification », et l’expression plus rare, ‘assiah, « faire », « fabrication ».

L’articulation fondatrice de ces assertions est l’identification commandement/Chekhina qui implique logiquement que faire un commandement revient a faire la Chekhina. Au commencement explique le texte, celle-ci n’avait été émanée que partiellement : seule, parmi les neuf essences sefirotiques qui la composent normalement, la Couronne, point infime, lui avait été octroyée “. Sa structure, son édifice, restait donc a faire. Cette tache incombe a I"homme et peut étre

menée a bien par les Israélites. En faisant les commandements, ils font la Chekhina, et quand celle-ci est achevée et parfaite, elle est préte pour les noces célestes avec son époux divin, la dimension masculine

16. Cette conception se référe & un enseignement de la cabale de R. Isaac Louria, selon lequel « Rachel [= la sefira Malkhout], avant sa réfection, était un unique point, mais aprés sa restauration sont venus A elle neuf autres points ; alors dix sefirot ont été faites en elle [...]. Le point d’enracinement qui était en elle est le point de la Couronne (Keter) qui est en elle » (Peri ‘Ets Hayim, Jérusalem, 1980, p. 244-245).

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LA THEURGIE INSTAURATRICE APRES L'EXPULSION

(la sefira Tiferet ou le Zeir Anpin), et elle peut enfin s’unir a lui. Ici

encore, faire Dieu signifie édifier une structure oi les principes male et femelle sont unis. Ce témoignage moderne, méme s’il ne reprend

pas la terminologie stéréotypée des écrits médiévaux, est exemplaire de l’impact que la conception de I’ceuvre théopoiétique eut dans

l’évolution des idées des ésotéristes. En fait, c’est toute une pensée de

l’action, de sa signification et de sa place que des textes comme celuici supposent. Méme aprés la destruction du Temple et l’exil, l’instauration de la Chekhina est entre les mains des hommes et dépend de leur qualité morale et de leur pratique religieuse. Loin du Maroc, dans l’Europe de l'Est, autre péle géographique oi la cabale juive montre sa vitalité 4 l’"époque moderne, un auteur hassidique né en Podolie en 1772 et mort 4 Ouman en 1811, Rabbi Nahman de Braslav, intégre dans son systéme de pensée original, la

conception classique de l’action théurgique instauratrice. Au cours

d’un exposé sur la nature spéciale de la langue sainte, identifiée 4 la parole divine, ce maitre hassidique souligne la qualité essentielle de la parole de l’Enseignement traditionnel s’il est transmis par la bouche d’un juste : « Cest ce qui distingue celui qui [I"] écoute de la bouche d'un maitre plut6t que de la bouche d’un disciple ou de la bouche d'un livre. Car les justes sont les “héros puissants qui font sa parole” (Ps. 103:20). Ce sont eux qui fabriquent et construisent la parole du Saint

béni soit-il, 4 savoir la langue sainte avec laquelle le monde fut créé. A la fagon [dont un midrach dit] : “[Dieu] prit conseil des justes et créa le

monde” (Gen. Rabba 8:7). Quand le Saint béni soit-il vit le plaisir qu’il

recevrait des Ames des justes, 4 cause de cela “par la parole du Seigneur les cieux ont été faits et par le souffle de sa bouche toutes leurs armées” (Ps. 33:6), c’est-a-dire qu’a été faite la parole de la langue sainte avec laquelle le monde a été créé. Les justes sont en effet du niveau de ceux “qui font sa parole”, car ils fabriquent la parole du Saint béni soit-il qu’il proféra pour créer le monde —ceci avant la création de l'univers. Maintenant aussi, lorsque les justes veulent entendre une parole de la part du Saint béni soit-il, ils fabriquent d’abord cette parole et la construisent. Autrement dit, par leurs bonnes actions, ils méritent d’entendre des paroles venant du Saint béni soit-il, et donc ces paroles sont venues a l’étre et ont été construites par leurs mains. C'est le niveau de : “Ils font sa parole pour entendre le son de sa parole” (Ps.

103:20) ; lorsqu’ils veulent entendre une parole du Saint béni soit-il, ils fabriquent d’abord cette parole, selon les mots “ils font sa parole”,

=

i

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NAHMAN DE BRASLAV

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comme il a été dit, ensuite ils entendent cette parole du Saint béni soitil, dans l’ordre de “pour entendre le son de sa parole”, car c’est avec cette parole que le Saint béni soit-il leur parle » (Liqouté Moharan,

Jérusalem, 1979, I, 9, fol. 27b).

Au début de son exposé, Rabbi Nahman identifie explicitement la

langue sainte, qui est la parole divine, avec l’Esprit saint et avec la « femme sage » (ibid. fol. 26a), qui sont a l’évidence autant de désignations de la Chekhina, la dimension féminine du monde divin dans le syst@me des cabalistes. La résurgence du théme théurgique et méme théopolétique que nous avons étudié & travers des textes médiévaux, dans une ceuvre aussi singulitre que celle de ce fondateur d’une école hassidique a la fin du xvur‘ siécle et au début du siécle suivant, nous

autorise 4 considérer ce motif comme une donnée fondamentale de la pensée religieuse juive jusqu’é une Epoque trés récente ". Dans le passage rapporté ci-dessus, ce théme est entigrement fondu dans les préoccupations propres a cet auteur — la puissance du juste et de son enseignement, la nature de la langue sainte, le réveil des forces créatrices — mais c’est bien la croyance en la capacité théopolétique des bonnes actions qui est le centre de tout le développement.

17. M. Idel rapporte la sentence d’un autre maftre hassidique, R. Abraham Josuah Heschel de Apt : « Par l'accomplissement de la Torah et de ses commandements, nous faisons, si l’on peut dire, le Créateur » (Kabbalah, New Perspectives, p. 370, note 118 qui cite le livre ‘Ateret Tsevi, part. III, Aharé Mot, fol. 25a).

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Cuaprrre Il Les DIBUX FAITS PAR LES HOMMES DANS LA THEURGIE PAIENNE

L’Antiquité tardive nous a laissé plusieurs récits d’une forme radi-

cale de théurgie qui rappelie 4 certains égards celle que nous avons rencontrée chez les cabalistes. La fabrication d'un dieu a l’aide de

Part théurgique est bien attestée dans les cercies des platoniciens et néoplatoniciens pafens et dans la littérature hermétique. Ce motif ancien et la théurgie instauratrice de la cabale n’ont apparemment rien de commun, mais leur confrontation nous réserve quelques surprises. Parmi d’autres textes, un fragment de Numénius rapporté de fagon

polémique par Origtne évoque la fabrication d’un dieu par la magie

de l’homme:

« De Sérapis [un dieu égyptien heliénisé] il existe une histoire

longue et incohérente. Ce n’est que tout récemment qu'il est venu au jour par certains sortiléges de Ptolémée, désireux de le présenter comme un dieu visible aux habitants d’Alexandrie. J’ai lu chez le Pythagoricien Numénius, 4 propos de sa formation [i.e. celle de ce dieu] comment, selon cet auteur, le dieu participe a l’essence de tous les animaux et végétaux régis par la nature ; il paraft ainsi avoir été constitué dieu, grace aux rites impies et aux sortiléges qui évoqueant les démons, non seulement par les statuaires mais encore par les ma-

giciens, les sorciers et les démons qu’évoquent leurs charmes '. »

1. Contra Celsum, traduction francaise M. Borret, Sources Chrétiennes, 147, p.

117, et Numéniue, Fragments, texte établi et traduit par Edouard des Places, Les

Belles Lettres, Paris, 1973, p. 99.

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LES DIEUX FAITS PAR LES HOMMES DANS LA THEURGIE PAIENNE

623

E. des Places, éditeur et traducteur francais des fragments de

Numénius, explique dans une note compiémentaire comment ce rite de divinisation était accompli : « Le dieu venait habiter sa statue, et

celle-ci devenait le dieu lui-méme *. » Cet auteur mentionne ensuite une série de références renvoyant a la littérature néoplatonicienne od est présentée « cette maniére de faire des dieux ». La pratique décrite par Numénius consistait surtout 4 remplir la statue de sceaux invoquant le nom du dieu °. Outre Numénius, des références assez nombreuses a cette capacité reconnue a I"homme de fagonner des dieux se rencontrent dans |’Asclépius (§ 23, § 37-38) ainsi que dans d'autres sources hermétiques et néoplatoniciennes. Ce pouvoir théopolétique, comme il a été convenu de le nommer, a pour fondement doctrinal la

sympathie qui unit tous les membres d’une méme chaine et donc « la parenté et la société qui lie hommes et dieux », grice 4 laquelle homme « est l’auteur des dieux » (homo fictor est deorum) ‘. De méme que Dieu est créateur des dieux du ciel, « "homme est l’au-

teur des dieux qui résident dans les temples et qui se satisfont du voisinage des humains * ». L’homme peut se rendre !’artisan des divinités terrestres, car, selon une belle formule du méme ouvrage,

« non seulement il regoit la lumiére mais il la donne a son tour » (ibidern). L’homme crée des dieux en imitation de I’ceuvre divine :

2. Ibidem, p. 125, note 2 sur le fragment 53. 3. 1 est curieux de constater que le dieu Sérapis évoqué dans le passage de

Numeénius, est considéré dans la tradition rabbinique comme étant le patriarche

Joseph divinisé par les Egyptiens (voir Avoda Zara 43a). Elie Benamozeg, cabaliste et savant italien de la seconde moitié du xix‘ sidcle, a tenté de justifier cette tradition par des arguments historiques et i] ajoute que selon lui la correspondance est pertinente pour la cabale : de méme que Sérapis est le dieu du Nil, qu’il est « lui-méme appelé “Nil d’en haut spirituel”, ainsi le Yessod qui est Joseph d’en haut est dénommeé “fleuve qui sort de V'Eden” » (Le Pentateuque, Em la-Migra, Livourne, 1862,

p. 165a). Quelle que soit la valeur scientifique de la conception ancienne voyant en Sérapis un Joseph divinisé, il faut avouer que la liaison entre l’action théurgique consistant a « faire Dieu » a travers les commandements et celle qui a fait de Joseph un dieu, ce méme Sérapis qui est pour Numénius le modéle du dieu fait par les hommes, a quelque chose d’assez troublant. 4. Asclépius, édité et traduit dans Corpus Hermeticum, t. I, Les Belles Lettres, 1973, p. 325, et pour d’autres sources, voir les notes 194 et 313 de A. J. Festugiere.

5. Ibidem, p. 325.

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624

LES DIEUX

FAITS PAR LES HOMMES DANS LA THEURGIE PAIENNE

cette puissance théurgique est une imitatio dei. Les cabalistes égale-

ment, nous !’avons vu, considérent que c’est la sympathie liant tous les membres d’une méme chaine qui confére & l"homme cette capacité théopoiétique. L’idée des cabalistes relative a la dimension du

plérome divin qui est « faite » par les hommes concorde avec I’énoncé

de l’Asclépius : c’est de la dimension inférieure, terrestre, de 1a divinité, qu'il s’agit. Pour cet ouvrage comme pour le texte de Numénius, art théurgique se pratique en introduisant dans la statue d’un dieu Pélément céleste par le moyen de divers rites et pritres. Une idée paralléle affleure dans un énoncé cabalistique 4 propos de la copie d’un

rouleau du Pentateuque. Trés significativement, un cabaliste de la fin du xiu* siécle, R. Joseph de Hamadan, compare un rouleau de la Torah auquel une lettre vient 4 manquer a une idole : « La Torah

toute entitre, lettre pour lettre, est la forme du Char

[...] ; ce n’est pas pour rien que nos maftres ont dit : Un rouleau de la Torah auquel il manque une seule lettre est disqualifié et on ne fait pes de bénédiction sur lui. Car il n’a plus la forme du Char et il ressemble presque a une statue (tselern). C’est pourquoi Isratl appelie mais n'est pas exauct » (Sefer Tashak, éd. J. Zwelling, Ann Arbor, 1975, p. 47).

De méme qu'une statue est la forme visible et artificielle d'un dieu paien, la Torah est la forme graphique, copiée de main d’"homme, du

Dieu d’Israél. Quand un rouleau sacré est fidéle au modéle divin, il

reproduit la forme du Char (merkabah), c’est-a-dire de la divinité

dans la plénitude de ses émanations. Si le moindre défaut affecte sa

composition et sa structure, il devient « presque » la statue d’un dieu étranger. Copie de la forme divine, il n’est pas seulement un objet de contemplation : il représente ici-bas son modele et, a ce titre, il joue un réle d’intercesseur ou de médiateur lors des priéres collectives d’Israéi ov il est lu et montré a la foule, a tel point que son altération explique pourquoi les suppliques des Israélites ne sont pas exaucées. Si le rouleau de la Torah est mutilé et que des lettres manquent, il

n'est plus l’exacte reproduction du Dieu d’Israél, mais celle d’un autre

dieu qui ne répond pas aux priéres. Ecrire un tel rouleau de facon

parfaite est une ceuvre comparable & la confection des statuettes telles que les néoplatoniciens paiens les concevaient. Mais ici l’écriture et ses blancs, ses marges et ses détails graphiques, transmis par la tradi-

tion des copistes, sont a la place des éléments végétaux et minéraux

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LES DIEUX FAITS PAR LES HOMMES DANS LA THEURGIE PAIENNE

625

qui, savamment combinés, reconstituaient I’essence du dieu *. L’assoGation entre copier un rouleau de la Torah et « faire Dieu » avait été explicitement formulée par un cabaliste castillan anonyme, l’auteur

du Livre de l’Unité, trés proche de R. Joseph de Hamadan ’. La

confection de la divinité qu’évoque une longue série de textes acquiert ici une signification trés concréte, puisqu’elle équivaut 4 une ceuvre calligraphique comparable a la fabrication de statues divinisées par les théurges de la fin de Il’ Antiquité. Pour eux comme pour les cabalistes, le but est d’obtenir de la part de Dieu ou d’un dieu des réponses aux demandes des hommes. Méme dans un domaine aussi éloigné du judaisme que la confection de statues de dieux, il est possible de trouver des similitudes entre les conceptions des cabalistes et celles des néoplatoniciens tardifs. Ces similitudes sont davantage que de vagues points communs. Mises bout a bout, elles donnent l'irrésistible impression de l’existence d’un lien historique entre elles. Mais il faut se garder de conclure hativement a |’adaptation pure et simple par les cabalistes médiévaux de themes issus de la théurgie des néoplatoniciens. Les motifs qu’ils développent, y compris leurs formules théurgiques ou théopoiétiques les plus audacieuses, sont structurellement enracinés dans la tradition rabbinique. Le type de relation que leurs spéculations entretiennent avec la théurgie « chaldéenne » et ses

interprétations par Jamblique ou Proclus est sans doute trés complexe et ne peut étre aisément défini par la notion historique d’emprunt ou d’influence. I] faudrait peut-étre chercher dans un héritage commun aux uns et aux autres une des sources importantes de leur inspiration. Quoi qu’il en soit, il apparait que les cabalistes n’ont pas tiré de leur imagination débridée une conception inexistante avant eux, comme beaucoup de savants !’ont pensé et le pensent encore. Leur

6. Voir Proctus, Sur l'art hiératique, texte traduit par A. J. Festugitre dans La

Révélation d’Hermés Trismégiste, 1, Les Belles Lettres, Paris, 1986, p. 136: « C’est

ainsi que, souvent, ils [les théurges] fabriquent, par ces mélanges, des images et des aromates, pétrissant en un méme corps les symboles auparavant divisés et produisant

artificiellement tout ce que la divinité comprend en soi par essence, en unissant la

multipticité des puissances qui, séparées, perdent chacune la pointe de sa force, et qui au contraire, mélangées, se combinent pour produire la forme du modéte. » 7. Voir supra, p. 581.

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62h

86 DREISX VAITS PAR LES SOORSES Dass LA TEigEGE Pale

Geématique smecrit en paralitic dans un coussat phileseghager ct 1ligpewx dont les racines s cafoaceat jusque dans F Antiqgueé tandive. De mtme qu’Origtac ou saiat Augustin ' s'€tzicat tndignts contec ies idées heranttiques qui accordaicat 2 Thoamnec ie pouwoms théargigne si radical de fasre Dieu, censcurs et critiques n'ont pas €pargaé les cabaltstes. Mass, on va le vom, le grase 7'idées ccligicuncs quis ont défendu s'est frayé un chemin parmi ‘es ples heutes spiritucitts S Orient et d’Occideat. Lews caractire choquant n'a pas fait reculer les coprits les plus spécutatiis, d leur a sczvi an comteaine de puissant stimedant.

8. Voir La Cité de Diew, VIII, 23. Un autre paraliéie avec les conceptions hermétiques relatives & l'animation de statues a 6té établi par M. Idel a propos de la fabrication du golem, voir Le Golem, Le Cerf, Paris, 1992, p. 86-89.

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CuapiTre IV

Le Dieu FAIT CHEZ EriG2ne ET IBN ARABI.

Dans I’ceuvre de Jean Scot Erigtne (vers 810-880), un des plus grands néoplatoniciens chrétiens du Moyen Age, on trouve également l’idée que Dieu est fait (deus factus). Mais elle n’a pas encore le sens qu’elle aura dans la cabale. Comme I’écrit J. C. Foussard résu-

mant la pensée du philosophe : « Si Dieu se manifeste dans ce qu’il crée, il s’ensuit que Dieu se crée, et donc qu’en un sens, la création,

c'est Dieu créé, Dieu fait '. » Voici en quels termes Jean Scot formule

sa pensée: « Parce qu’en tout ce qui est, la nature divine apparaft, alors que par elle-méme elle est invisible, il n’est pas incongru de dire qu’elle est faite ?. »

En définitive, « Dieu est fait » par sa propre ceuvre dont il est a la fois le terme ultime et l’origine primordiale. La volonté et l’action consciente des hommes n’interviennent pas dans ce processus par lequel Dieu advient en plénitude a travers sa création qui le « fait » de

fagon naturelle et mécanique, contrairement a la conception cabalis-

tique selon laquelle seule une action régiée par les commandements

divins fagonne la divinité et réalise sa plénitude. Néanmoins dans la

1, « Non apparentis apparitio », Cahier de l'Université Saint-Jean de Jérusalem, n°12, Paris, 1986, p. 125. 2. De divisione naturae, 1, 453, 454B, cité par J. C. Foussard, op. cit., ibid.

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628

LE DIEU FAIT CHEZ ERIGENE ET IBN ARABI

mesure oi, d’aprés Jean Scot, les hommes sont eux-mémes la plus éminente et la plus parfaite des créations, il est peut-€tre loisible de dire qu’ils font Dieu en conservant et en perfectionnant leur nature intrins¢que, en la conformant a la volonté de leur Créateur. La conception des cabalistes et celle de Jean Scot ne sont donc peut-¢tre pas si éloignées qu’il ne semble @ premiére vue. Pour nos mystagogues, la théophanie n’est pas la manifestation du divin au sens d’un retrait des voiles qui le cachent, mais sa constitution et son édification a lintérieur du monde créé. Lui donner la possibilité de se manifester dans l’univers créé, revient a lui donner existence.

Une conception comparable a trouvé un porte-parole éminent dans le monde musulman. Henry Corbin a longuement et excellemment développé des thématiques semblables dans |’ouvrage qu’il a consacré 4 Mohyiddin Ibn Arabi (1165 — 1240). Il nous rapporte, de ce grand théosophe et mystique de l’islam médiéval originaire d’Andalousie, plusieurs formules qui évoquent celles de nos cabalistes. En voici quelques échantillons : « C’est par notre théopathie que nous Le constituons comme Dieu *. » « S’il nous a donné Ia vie et existence par son étre, je lui donne aussi la vie, moi, en le connais-

sant dans mon cceur‘. » Le rapport entre le Seigneur et son fidéle est thématisé par H. Corbin a travers ce qu’il appelle une unio sympathetica. Par elle le fidéle « donne I’étre » A son Seigneur divin (ibid.). Corbin explique : « Cela ne veut point dire que I"homme existencie I’Essence divine

qui est au-dela de toute dénomination et de toute connaissance ; ce qui est visé, c’est le “Dieu créé dans les croyances” (al-Ilah al-makhlag fi'l-mo'taqad4t), c’est-4-dire le Dieu se présentant dans chaque &me en la forme de ce que croit cette 4me selon son aptitude et sa connaissance, sous le symbole qu’elle en actualise de par la loi de son étre méme [...]. De tout cela je “crée” le Dieu en qui je crois et que j'adore [...]. Pourtant ce n’est encore la qu'un aspect de l’unio sympathetica, celui justement qui, si on l’isole, peut faire a la fois la joie

3. L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabi, Paris, Fammarion, 1976, p. 100.

4. Ibid., p. 101. Comparez ce théme d'une donation de vie & Dieu au texte de R. Ezra de Gérone cité supra, p. 94.

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LE DIEU FAIT CHEZ SRIGENE ET IBN ARABI

629

maligne du critique rationaliste et le scandale du théologien orthodoxe [...]. Car lorsqu’il est parié du “Dieu créé”, il faut demander : qui est en réalité le sujet actif qui crée ? Il est vrai de dire, certes, que sans le Divin (haqq) qui est la cause de notre étre, et sans nous qui sommes la cause de sa Manifestation, l’ordre des choses ne serait pas

ce qu’il est, et Dieu ne serait ni Dieu ni Seigneur. Mais d’autre part, si C'est toi, le vassal de ce Seigneur, qui détiens le “secret de sa suzerai-

neté”, parce qu’elle se réalise par toi, cependant, du fait que ton action qui le pose soit sa passion en toi, ta passion de lui, le sujet actif en réalité n’est pas toi dans une autonomie fictive. En réalité, tu es le sujet d’un verbe au passif (tu es ego d’un Cogitor) » (ibid.).

Dans quelle mesure ces réflexions valent-elles aussi pour nos cabalistes ? Il convient tout d’abord de remarquer que |’instauration du divin a pour ces derniers un caractére moins individualiste que pour Tbn Arabi. Ce n’est pas seulement « son » Seigneur qui est fagonné par le cabaliste, mais le Seigneur qui est tel pour tous ses fidéles °. Une autre différence, qui n’est pas sans lien avec la précédente, tient a la teneur de l’action instauratrice : pour le cabaliste, il ne s’agit pas seulement de « connaitre Dieu dans son coeur », ou plutét cette connaissance n’est pas un acte d’adoration purement intérieur, elle est tissée par l'étude de la Torah, au niveau, sans doute, de son sens caché, par l’effectuation des commandements et par le culte litur-

gique. Tout se passe comme si, ce qui est intériorité personnelle pour

Ibn Arabi, était, pour nos cabalistes, la Torah elle-méme, objet de

méditation et réservoir des lois divines. La Torah n'est pas seulement un livre révélé, elle est la théophanie par excellence a travers laquelle

Celui qui révéle Se révéle, advient dans la création, « s'y créé » & son

tour. A condition que l'objet « Torah » soit assumé comme un livre

d’étude, qu’il y ait des hommes pour le recevoir, l’accomplir et faire de lui ce qu’il est. Le « faire Dieu » pour les cabalistes a une tonalité plus pratique, plus nettement « théurgique » que pour Ibn Arabi, d’apreés l’explication qu’en a donnée H. Corbin. Les cabalistes paraissent moins affranchis de la religion collective et des observances

5. A l'exception, peut-étre, de ce que pourrait laisser entendre un texte de R. Hayim

Vital, voir supra, p. 606. Voir aussi supra, p. 409, le texte de R. Molse Cordovéro sur

Paction d’une Ame singulitre sur une partic singulitre du plérome divin.

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630

LE DIEU FAIT CHEZ ERIGENE ET IBN ARABI

matérielles de la Loi que ne semble I’étre Ibn Arabi qui les intériorise davantage. Reste qu’une parenté entre ces spirituels platonisants de

divers horizons ne peut étre déniée, elle s’*impose méme avec force,

malgré la distance des appartenances confessionnelles *. Les homolo-

gies difficilement contestables entre les conceptions théurgiques de Phermétisme égyptien hellénisé, du néoplatonisme gréco-romain tardif, de la théosophie soufie, du néoplatonisme érigénien et de la mys-

tagogie juive ne doivent certes pas nous faire oublier les profondes différences culturelles, religieuses et doctrinales qui les séparent. Mais

ces différences, trés réelles, ne parviennent pas a effacer la commu-

nauté d’intuition qui réunit ces spiritualités, monothéistes ou non,

pour lesquelles l’existence de Dieu dépend des hommes, au moins a un certain degré.

Les cabalistes ont lié étroitement cette dépendance aux obser-

vances de la religion collective, qu’ils ont pergues comme l’unique moyen de conférer a la divinité une actualité vivante dans les temps de l’Exil. Et cette divinité vivifiée par l'accomplissement des com-

mandements de la Torah a été identifiée avec celle-ci, et cela de

fagon délibérée et & l'aide de tout un arsenal spéculatif et exégétique.

Au lieu d’étre regardées comme un facteur d’équilibre pour la société, les régles de la Loi furent considérées comme les conditions

d’existence et d’harmonie de la divinité. La société méme cessa d’étre séparée de Dieu et en devint une sorte d’hypostase. Une célébre formule d’un cabaliste du xvii siécle résume parfaitement

cette situation : « Dieu, la Loi et Israé! sont méme ’. » Bien que cette

sentence puisse étre entendue comme |’expression mystique la plus forte et la plus saisissante d'un illuminé, nous préférons la prendre pour une sorte de constat traduisant en termes théosophiques une réalité d’ordre sociologique inscrite dans la mentalité collective du

peuple juif depuis le Moyen Age et sans doute méme avant : la

6. I ne faut pas non plus minimiser l’importance des échanges entre toutes les cultures de l’Antiquité tardive, qui ont pu, en amont des spéculations médiévales, leur fournir le substrat qui les réunit. 7. Pius littéralement : « Le Saint béni soit-il, la Torah et Israel sont un ». Cotte for-

mule est de R. Mofse Hayim Louzzatto, voir I. Tishby, Qiryat Sefer, 3, 1975, p. 480-

492, 668-674.

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LE DSEU PAIT CHEZ GRIGENE ET IBN ARABI

631

conscience d'étre le groupe humain qui, seul au monde, accomplit la

volonté du vrai Dieu gravée dans Sa Loi. Ce peuple, ce Dieu, cette

Loi, sont, au regard de cette conscience, trois facettes d’une unique réalité. La traduction théosophique et théurgique de cette donnée relevant de I’histoire des mentalités et de la sociologie historique est une fagon de révéler un précieux « secret », qui est moins un myst2re théologique que le contenu implicite de la pensée d’une société et

dune culture religieuse. En fait d’initiation aux mystéres divins, c’est

une véritable introduction a la structure intime de la psychologie de la société que la cabale théurgique offre a ses adeptes. Si le cabaliste peut croire que Il"homme fidéle a la Loi « fait Dieu », c’est qu'il a réussi 4 objectiver un contenu implicite de la pensée spontanée de la société a laquelle il appartient ; qu’il est parvenu & donner une forme

explicite au fait social universe! entrevu par Mauss : ce n'est pas Dieu qui fait le cuite, c’est le culte qui fait Dieu. En conférant a celui-ci une forme stable dans le temps, en fixant sa représentation dans l’esprit des hommes et en établissant une communication réguli¢re entre les

membres d’une société et une puissance qui la dépasse et oi elle se Projette, le culte agit trés efficacement pour modeler une personna-

lité divine et assurer sa pérennité contre l’usure naturelle. Pérennité

qui est en méme temps celle de la société. En agissant sur Dieu, la s0ciété agit sur elle-méme avec efficacité et rigueur.

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Parmi une masse relativement importante de textes de diverses provenances traitant de l’efficacité théurgique du culte et des observances, nous n’avons que rarement enregistré l’influence de la littérature magique juive, par ailleurs abondante et variée. Celle-ci se manifeste surtout quand il est question de pritres surérogatoires en vue d’obtenir l’exaucement de suppliques personnelies et a l'occasion de peintures de l’ancien culte sacerdotal. La source principale des développements des cabalistes est la littérature biblique et l'exégése rabbinique. Accessoirement, la littérature angélologique ancienne, appelée aujourd”hui littérature des Palais, a fourni quelques éléments complémentaires. Le ciment conceptuel de leurs spéculations est un apport philosophique assez ténu venant du néoplatonisme tardif. Malgré sa minceur, il a joué un réle de premier plan et, mélé aux sources juives, il a été le ferment intellectuel qui a permis a la pensée des cabalistes, qui demeurent avant tout des exégétes, de s’épanouir et de se constituer en systémes. L’étude comparée de la théurgie néoplatonicienne et de ce que nous pouvons dénommer la théopraxie cabalistique, qui a été esquissée ici et 1a, révéle des similitudes frappantes aussi bien que des écarts considérables. Alors que les pratiques cultuelles et les divers rites de la théurgie antique visent la descente du divin et la divinisation des réalités inférieures, ce but n’est que I’un de ceux que les cabalistes assignent aux observances de leur religion. On pourrait méme dire que leur objectif principal est la divinisation de Dieu : Dieu devient Dieu par sa relation aux hommes et par leur relation a lui. Leurs cuvres cultuelles divinisent Dieu et, a

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CONCLUSION

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linverse, leurs transgressions amoindrissent sa divinité. Alors que la

théurgie décrite par les néoplatoniciens ne nécessite pas la participation de la pensée et de la méditation concentrée du théurge — les rites agissant par eux-mémes — la conscience active (kavanah) accompagnant chaque geste est le plus souvent requise par la théopraxie juive, bien que cette kavanah ne doive pas étre entendue systématiquement comme un certain type de méditation mystique. Les similitudes sont en revanche plus significatives en ce qui concerne non pas les opérations concrétes, mais les explications théoriques qui sont proposées par les uns et les autres. Il arrive méme que les images et les métaphores qu’ils utilisent pour illustrer ou pour appuyer leurs exposés soient identiques. A cet égard, les spécialistes de la théurgie néoplatonicienne pourront trouver dans les matériaux traduits dans cet ouvrage des sujets de comparaison intéressants. Ce n’est guére qu’au sein de la cabale que certaines conceptions élaborées par les derniers philosophes paiens de |’ Antiquité, comme leur explication des sacrifices, ont pu survivre de longs siécles, s’épanouir et connaitre un nouveau destin. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le judaisme donna asile, pendant une trés longue période de son histoire, 4 des croyances et a des concepts issus des derniers feux de la pensée paienne. Sans l’avoir nullement recherché, les cabalistes ont longtemps été les rares continuateurs de la théurgie néoplatonicienne. Il n’est aucunement exclu par ailleurs que les derniers néoplatoniciens, tel Jamblique, aient fait en leur temps quelques emprunts aux cultes

orientaux et a leurs croyances religieuses, parmi lesquels le judaisme pouvait avoir une place. Quels sont les canaux par lesquels ces échanges hypothétiques ont pu s’effectuer ? Dans quel sens ont-ils eu lieu ? Méme si ces questions n’ont trouvé pour le moment aucune réponse définitive, la présence insistante, dans les écrits des cabalistes,

d’éléments qui ont leur contrepartie dans les écrits du néoplatonisme tardif ou dans les écrits hermétiques, est un fait d’histoire. Les cabalistes disposaient aussi de sources exégétiques anciennes apparentées selon toute vraisemblance au Midrach rabbinique, qui véhiculaient des traditions écartées ou perdues. Le caractére choquant de ces traditions au regard de la théologie médiévale juive dominante a sans doute joué un réle dans leur disparition des principaux recueils exégétiques. Mais des accidents de transmission peuvent

ited ty GOOgle

634

CONCLUSION

aussi bien expliquer leur effacement. Des textes peu recopiés, pour une raison ou une autre, étaient voués a un total oubli. Les écrits des cabalistes nous ont transmis certains d’entre eux, les sauvant d’un engloutissement définitif. Ces exégeses audacieuses leur sont-elles parvenues sous forme écrite ou orale, je ne saurai le dire. Dans la mesure

od une formule perd son caractére de tradition orale dés qu'elle est éctite, les cabalistes ont, quoi qu’il en soit, contribué a enrichir le corpus écrit des exégéses midrachiques. L’évolution des syst®mes explicatifs proposés par les cabalistes n’a pas suivi une voie rectiligne et sans obstacle. La question principale n’a pas été le probléme posé par I’action a distance, la nature fournissant suffisamment d’exemples d’interactions entre deux objets sans liens visibles ou mécaniques. La question épineuse fut celle du type de représentation du divin impliqué dans les processus de I’action théurgique. Comment le Dieu unique et tout-puissant de la théologie biblique peut-il bénéficier de l’action des hommes ou en étre affecté de quelque fagon ? Comment peut-il étre le sujet de Il’acte de sa créature ? Souvent abordée et traitée en détail, cette question trouva de

multiples solutions dont beaucoup ont atténué la réalité de cette sujétion, allant parfois jusqu’a la nier compiétement. Un courant de pensée assez largement représenté considérait que la seule fonction réellement exercée par les pratiques cultuelles était l’attraction des influx divins, alors que les autres formes d’influence des ceuvres hu-

maines sur la divinité décrites dans des livres classiques comme le Zohar, avaient un sens purement symbolique, métaphorique ou allégorique. Cette réduction des différentes formes de !’action théurgique a lune d’entre elles a fréquemment un caractére trés théorique et paraft juxtaposée a d’autres énoncés radicaux et univoques. Elle traduit autant un souci de cohérence philosophique qu’une préoccupation de fidélité aux croyances religieuses traditionnelles. D’autres solutions ont au contraire maintenu cette sujétion de Dieu au péril de la raison

monothéiste. L’acharnement que certains auteurs ont manifesté pour expliquerla théopraxie contre toutes les objections qu’elle souléve atteste la prégnance de la tendance sinaitique, telle qu'elle a été définie au début de cet ouvrage, ainsi que l’obligation de faire face a l’antique idéologie royale judéenne selon laquelle l'homme est le sujet de I’ac-

tion divine et non l’inverse. La cabale a permis a la religion sinaftique

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CONCLUSION

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de trouver une expression théologique forte et élaborée. Mais elle n’a pu intégrer le courant contraire de fagon parfaitement harmonieuse si bien que leur rivalité a perduré en donnant lieu 4 des polémiques et des controverses qui ont abouti parfois 4 de véritables clivages. C'est ainsi qu’un philosophe et talmudiste juif parmi les plus influents de la

Renaissance, R. Elie del Medigo (c. 1460-1493), condamne les

conceptions théurgiques des cabalistes comme étant irrémédiable-

ment « idolatres » et il écrit dans son Examen de la Religion (Behinat ha-Dat) que, selon la véritable doctrine de la Torah, « les réalités d’en

haut agissent sur nous et ne sont pas affectées par nous, c’est elles qui dirigent ce bas monde par la puissance de Dieu et elles ne sont pas dirigées par les étres d’ici-bas [...]. Quelle personne entendant les propos {des cabalistes}, qui réfléchit avec attention sur ce qu’il dit et rejette les imaginations fantaisistes, pourrait penser que les puissances supérieures peuvent étre réparées seulement par les ceuvres des hommes ? Nous les humains, nous ne pouvons méme pas nous répaTer nous-mémes, comment pourrions-nous réparer les réalités d’en haut ? Et quelle sorte de réparation les affecterait ' ? » De méme, le

rabbin Juda Arié de Modéne (xvir siécle), dans son célébre ouvrage

Ari Noem, n’oublie-t-il pas la théurgie comme cible des virulentes critiques qu’ il porte contre la cabale ?. Ce qui n’a pas empéché celle-ci de continuer a se propager et & pénétrer dans les milieux populaires. La trés longue vitalité des conceptions des cabalistes prouve qu’elles trouvaient dans la société juive oi elles étaient transmises un milieu favorable et une mentalité réceptive. Loin de représenter une pensée religicuse marginale, la théopraxie s’est profondément inscrite dans les pratiques communes et ses échos ornent les rituels les plus répandus de leurs signes et de leurs formules. Est-ce a dire que toutes les implications théologiques des conceptions relatives au pouvoir de

1. Behinat ha-Dat, édition critique avec une introduction et des notes, par J. J. Ross, Te] Aviv, 1984, p. 99, 11.5-7. Sur ce penseur, voir C. Sirat, La Philosophie juive

médiévale en pays de chrétienté, Presses du CNRS, Paris, 1988,p. 225-227 ; sur ses po-

sitions concernant la cabale, voir K. P. Bland, « Elijah del Medigo’s Averroist response to the Kabbalahs of fifteenth-century Jewry and Pico della Mirandola », The

Journal of Jewish Thought and Philosophy, vol. 1, 1991, p. 23-53.

2. Ed. N. S. Leibovitz, Jérusalem, 1971, p. 94-95.

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636

CONCLUSION

Y’acte humain ont été pergues et consciemment assumées ? Il semble plutét que le discours radical des cabalistes n'ait pas toujours été pris au pied de la lettre méme par ceux qui se réclamaient de lui. 1 convient je crois de distinguer les véritables penseurs qui ont développé et systématisé ces conceptions, des multiples auteurs religieux qui les ont mentionnées pour illustrer ou épicer leur apologie de Pobéissance aux observances traditionnelles. La profondeur de la pénétration de la praxéologie des cabalistes au sein de la religion du Talmud n’en a pas moins été trés réelle et elle se manifeste avec éclat,

jusqu’a une date avancée, dans les écrits des grandes autorités talmu-

diques du monde modeme. Le livre de R. Hayim de Volozyn, L’Ame

de la vie * (premiére moitié du xix’ siécle), en témoigne avec éloquence. C'est le cas aussi dans les ceuvres de plusieurs maitres importants du hassidisme. Mais une attitude trés négative envers les conceptions théurgiques développées par les cabalistes a été adoptée dans les milieux du judaisme progressiste. Ces conceptions ont été rejetées par beaucoup de théologiens juifs contemporains qui les considérent comme des approches inadéquates 4 nos mentalités modernes ‘ ou qui, traitant de la cabale, parlent tout simplement « de sa théurgie non crédible du cosmos et de Dieu lui-méme * ». Ine nous appartient pas de prendre position dans cette discussion. Nous pouvons seulement rappeler que la portée magico-théurgique des rites * et des pratiques religieuses est une donnée fondamentale et universelle. Les religions primitives, ainsi que les religions de |’Inde,

3. Nefech ha-Hayim, L’Ame de la vie, traduit en frangais et annoté par B. Gross, Verdier, Lagrasse, 1986. Les nombreuses références aux commandements comme

réalités émanées du plérome divin et & leur fonction théurgique, dans le célébre livre de R. Jacob Joseph de Polnoye (Sefer Toldot Ya'aqov Yossef), disciple du Baal Chem Tov, le fondateur du hassidisme moderne, atteste la forte présence des conceptions

praxéologiques des cabalistes dans le mouvement piétiste juif d'Europe orientale. 4. Jacob B. Agus, dans « Laws as Standards - the way of Takkanot », dans Conservative Judaism and Jewish Law, New York, 1977, p. 43. 5. D. R. Blumenthal, « Maimonides, Prayer, Worship and mysticism », dans

Priére, mystique et judaisme, éd. par R. Goetschel, P.U-F., Paris, 1987, p. 102. 6. Il n’y a pas lieu de distinguer entre magie et théurgie lorsque l'on envisage les phénomenes religieux et para-religieux dans leur ensemble. Dans ce contexte, « ma-

gico-théurgique » est un simple synonyme de surnaturel.

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CONCLUSION

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attribuent aux actes du culte et aux pratiques religieuses quotidiennes un pouvoir assez semblable a celui qui a été décrit dans les pages qui précédent. Ce pouvoir atteste l’origine divine du culte lui-méme et il témoigne qu’un lien véritable avec les forces cosmiques et divines peut étre établi. Récuser l’existence d’une orientation surnaturelle des actions prescrites par la religion, revient 4 considérer celle-ci comme un juridisme ritualiste ou comme un moralisme uniquement tourné vers le salut politique. En perdant tout contact intime et effiGient avec le sacré et le divin, une religion devient un systéme de régulation sociale et politique. En un mot une police des mceurs. Méme si celle-ci se propose d’élever les fidéles 4 un état de perfection morale qui leur permet d’atteindre un degré de spiritualité supérieur, comme c’est le cas dans la philosophie de Maimonide, une solution de continuité entre la pratique des observances et le but final recherché est inévitable. Le risque d’un tel clivage séparant fondamentalement la vie pratique de la vie de l'esprit est évité par l’explication des commandements développée par la cabale. Mais ce serait une erreur de croire, comme on le fait souvent, que la cabale s’oppose a la philosophie de Maimonide comme un mysticisme a un rationalisme. La plupart des cabalistes étaient trés soucieux d’élaborer un systéme de pensée qui tienne compte des objections philosophiques ou théologiques que leurs conceptions théurgiques soulevaient. Ce souci n'était pas feint ou purement formel, il incita nombre d’auteurs a élaborer des systé¢mes doctrinaux,

aussi cohérents et rationnels qu’ils pouvaient l’étre, autour de l'idée du culte théurgique. Les cabalistes s’exprimaient souvent de deux fagons distinctes. Par le récit spéculatif ou l’exégese et par l’exposé doctrinal. Ce double langage ne recouvre pas la distinction habituelle entre exotérisme et ésotérisme. Par le récit spéculatif ou l’exégese, le désir de penser et d’affirmer avec une audace sans borne la réalité de action théurgique se donnait libre cours. Par l’exposé doctrinal, des limites précises étaient posées, et les propositions les plus paradoxales du récit spéculatif ou de l’exégése épousaient des formes plus acceptables par la raison. Ce qui ne veut pas dire que rien n’échappait a son contréle. La part de rationalité ou d’irrationalité est plus difficile a mesurer qu'il ne semble a premiére vue. A la lumiére des écrits que nous avons étudiés, il n’est plus possible de définir la cabale comme

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CONCLUSION

un anti-intellectualisme ou un anti-rationalisme. Un effort de com-

préhension de ces écrits replacés dans leur contexte et situés les uns par rapport aux autres permet de nous débarrasser de la nafveté avec laquelle ils ont souvent été abordés par des savants modernes. La od ceux-ci voient volontiers des contradictions insurmontables et des aberrations inexplicables, il convient 4 notre sens de voir des effets de distorsion entre audace spéculative et prudence doctrinale. Nous avons rencontré au cours de notre travail une longue série de textes marqués par ce genre de distorsion. La question de savoir si la pensée intime d’un cabaliste est mieux représentée par un développement spéculatif ou un exposé doctrinal ne peut recevoir de réponse univoque. I] me semble que la distorsion que l'on percoit fréquemment entre eux fait partie intégrante de la démarche de pensée des cabalistes, elle refitte a la fois I"hétérogénéité existant entre tradition rabbinique et néoplatonisme et la fécondité créatrice de leur entrelacement. Les cabalistes ont élaboré un édifice théosophique complexe en tissant entre eux des modules spéculatifs et des séquences doctrinales qui s’enchainent et s’interpénétrent constamment. Ces deux éléments sont de fait reconnaissables mais ils ne peuvent tre dissociés en droit. Ils expriment chacun une phase différente de l’histoire de la pensée et leur présence simultanée est une des caractéristiques les plus originales de la cabale. L’étude de nombreux écrits cabalistiques permet de constater que l’existence théorique de cet édifice théosophique est elle-méme subordonnée a l’action théurgique. C’est afin que les hommes récoltent les fruits de leurs ceuvres que celles-ci sont dotées d’une efficacité surnaturelle et c’est pour que cette derniére trouve un espace od s’exercer que le monde divin des sefirot a été émané. La théurgie explique la théosophie comme sa raison téléologique. Elle n’est pas une application pratique de la théosophie, mais sa raison d’étre. L’action sur le divin prédétermine non seulement la connaissance de Dieu mais aussi sa nature pour I"homme. Parce que I’on doit rendre un culte matériel a Dieu, il doit posséder une nature qui puisse étre sensible a ce culte. Le primat accordé par le judalsme traditionnel aux observances et aux ceuvres sur la grace est indirectement a lorigine de I’élaboration du systéme des sefirot qui est au cceur de la cabale théosophique. La divinité est dotée d’un plérome de dix émanations principales et se

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CONCLUSION

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confond souvent avec elles pour que la loi et les pratiques religieuses aient une efficience et une valeur spirituelle. Ce renversement radical qui fait de I’action sur la structure des sefirot la raison d’étre de cette structure, confére en définitive une fonction instrumentale a la

contemplation du monde divin. Quel que soit le type d’action théur-

gique mis en avant par les cabalistes, cette action informe par avance la nature du syst¢me théosophique et non !’inverse. La doctrine cabalistique est l’exemple d’une pensée orientée dans ses démarches par une finalité pratique en fonction de laquelle un systme de concepts et de symboles a été élaboré. Et cette finalité pratique n’est autre que la perpétuation du judaisme comme religion cultuelle concréte, de ses observances, de sa société et méme de son Dieu. Il est possible aussi de dégager de la masse des textes abordés un concept clé de la pensée théurgique des cabalistes. Alors que dans la perspective de la philosophie de Maimonide, |’étre est fixe, clos sur lui-méme et la conceptualité qui l'appréhende univoque, il est pris selon la cabale dans des réseaux d’échanges et de communications. La réalité n’est pas un champ figé dans lequel les éléments qui la composent sont posés éternellement & la méme place et n’en bougent pas. Elle est le sige de constants déplacements, de multiples permutations, qui recombinent la hiérarchie linéaire des tres sans pour autant la désorganiser. La pratique humaine active ces échanges et anime les flux qui traversent tous les mondes. Le culte manipule une sorte de monnaie assurant le bon fonctionnement de |’économie de tous les plans du cosmos. L’essence divine circule en toutes choses et son écoulement peut étre 4 tout moment arrété, détourné ou ampli-

fié et restauré par les actes de l’homme. Les régles de la Torah régis-

sent le passage de ces écoulements de la maniére la plus favorable. La Loi commande aux hommes pour qu’ils déterminent au mieux I’expression du divin et assurent sa propagation. D’une certaine facon, le

Dieu révélé est le résultat de la Loi plut6t que l’origine de la Loi. Ce

Dieu n'est pas posé au commencement mais procéde d’une interaction entre le flux surabondant émanant de I’Infini et la présence active de homme. Une idéologie capable d’une telle appréhension de la divinité doit placer la loi au-dessus de Dieu. Celui-ci apparait comme la fonction ultime de la loi, son mode d’accomplissement en plénitude. Le judaisme

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CONCLUSION

rabbinique a habitué ses adeptes, pendant de longs siécles, a réfiéchir la Torah comme si c’était elle qui possédait une autorité sur Dieu et non I’inverse. L’exégése du Midrach a accoutumé les esprits 4 concevoir la Torah comme source du divin pour I"homme, plut6t que le divin comme source de la Torah. En s’appropriant la Torah par son étude assidue et par sa pratique constante, l"homme reproduit le Dieu qu’elle transmet. Ce n’est pas tant l’institution sociale qui est l’organe principal de la transmission du divin que son Livre et ses lecteurs. Les spéculations des cabalistes prennent appui sur le socle d’une perception collective du rapport entre Dieu et la Loi qui a déja en grande partie subi l’épreuve d’un retrait du premier au profit de la seconde. La dispersion géographique du peuple d’un Dieu antique, la destruction de son sanctuaire unique, la perte d’autonomie politique de la société juive, ont

trés tét assuré

la prééminence

de son

Livre,

transmetteur des formes perceptibles et intelligibles de son Dieu, et a occasionné le reflux de sa transmission sociale, culturelle et histo-

rique. Si depuis les grands bouleversements de la fin de I’Antiquité, le Dieu d’Israél n’est plus guére transmis par l’autorité de la société (ses rois, ses prétres, ses prophétes...) mais par celle de sa Loi, I’existence concrete de Celui-la’ tend 4 dépendre de l’observance de celle-ci. Les conceptions théopraxiques des cabalistes n’auraient pu s’*€panouir avec une telle liberté et une telle fécondité au long de sept siécles, si elles n’avaient été fertilisées et portées par un terrain collectif favorable et si elies n’exprimaient et ne systématisaient un concept religieux du divin et du culte légué par ses traditions littéraires les plus autorisées et les plus anciennes. Si E. Durkheim avait raison de dire que « la vraie justification des pratiques religieuses n’est pas dans les fins apparentes qu’elles poursuivent,

mais

dans

!’action

invisible

qu’elles

exercent

sur

les

consciences * », il est permis de se demander quelle sorte d’action sur les consciences la théurgie des cabalistes a pu exercer. Celle-ci ne

7. Par « existence concrete » j’entends l'ensemble des représentations, des émotions, des sentiments, qui se forment dans l’individu et les groupes au contact du

divin. 8. Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Presses Universitaires de France,

Paris, rééd. 1990, p. 514.

y Go gle

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641

pouvait que produire le sentiment profond suivant lequel une immense responsabilité, a l’échelle du cosmos et de I"humanité, incombe aux pratiquants fidéles de la religion juive. Cette responsabilité sans borne faisait naitre l’impression que l’univers doit sa prospérité et son maintien & un groupe humain détenteur des clés de sa survie. Ce sentiment contraste trés nettement avec la réalité de la situation historique des Juifs et avec leur condition d’existence concréte de minorité dominée et parfois persécutée, démunie de toute influence réelle sur le monde et son histoire. II serait donc loisible de considérer que la théopraxie des cabalistes eut pour effet la compensation intérieure d'une frustration extérieure persistante. Mais cette compensation psychologique ne peut expliquer ni l’origine de cette conception religieuse, ni les systémes de pensée qui se sont constitués autour d’elle. Elle peut rendre compte cependant, au moins partiellement, de I’accueil favorable qui lui a été communément réservé par des autorités rabbiniques qui n’étaient pas nécessairement sensibles 4 toutes les subtilités de la métaphysique néoplatonicienne, méme accommodées aux traditions exégétiques juives. Une ancienne sentence rabbinique citée dans la Michnah (Avot 5:1), affirmait déja que « les justes font subsister le monde qui a été créé par dix paroles » parce qu’ ils accomplissent « les dix commandements ». Ces propos et d’autres semblables, faisant dépendre la conservation du monde de la pratique des régles de la Torah, ne devraient pas, notre sens, étre classés parmi les formules de type théurgique °. Le « monde » dont elles parlent n’est sans doute pas le cosmos mais plutét l’ordre humain et social. Le

respect de la Loi révélée garantit le bon ordre de la société et sa per-

pétuation, société humaine qui est la raison d’étre de la création de Punivers. Les cabalistes ont déplacé la fonction des pratiques religieuses du monde social vers le monde divin, et, accessoirement, vers

le monde des anges et le monde naturel. Bien qu'il n’y ait pas de vé-

ritable fossé entre les conceptions rabbiniques et celles des cabalistes,

9. M. Idel n’est pas de cet avis puisqu’il range ces formulations, dont il cite plu-

sieurs exemples, parmi les traditions rabbiniques reflétant un aspect de la théurgie juive ancienne, qui considére que la pratique des commandements est une activité assurant la maintenance de l’univers. Voir Kabbalah, New Perspectives, p. 171 et notes

127 et 128, p. 362.

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CONCLUSION

ces derniers n'ont pas le méme sentiment du monde que les précédents, pour lesquels il tend & se réduire assez étroitement a la société juive qui est au centre de leurs préoccupations — donc, d'une certaine fagon, au centre du monde. Pour les cabalistes, le « monde » que les pratiques dotées d’une efficience théurgique protégent et dont elles assurent la conservation et la prospérité, n’est pas le microcosme so-

cial, mais le macrocosme constitué de tous les degrés de l’étre. En effet, l'étude des écrits des cabalistes révéle que la fonction

théurgique des pratiques religieuses ne vise qu’accessoirement le mieux étre de la société et des hommes. Leur but premier demeure la restauration du plérome divin. Cette finalité complique singuliérement la tentative d’explication psychologique que nous avons esquissée. L’attitude mentale que suppose une telle visée est déterminée par une appréhension particulitre du divin, qui repose sur une conception trés peu rassurante : la toute-puissance de Dieu, sa perfection, en un mot l’ensemble des qualités que le croyant est en droit d’attribuer au Dieu unique, ne sont pas des références fixes sur lesquelles il est possible de compter. L’interdépendance entre Dieu et son fidéle qui marque les conceptions théurgiques de beaucoup de cabalistes, la conception d’une divinité qui a structurellement besoin du

culte de l'homme, sont assurément une cause d’angoisse et de trouble. Mais il est possible aussi de retourner cette formule : une angoisse spirituelle, profonde et collective, issue du sentiment de la défaillance historique d’un Dieu pourtant loué pour sa toute-puissance, a pu faciliter ’élaboration de sch¢mes théosophiques représentant un drame dans le ciel qui atteint l’intégrité du plérome et qui contraint les hommes a ceuvrer pour sa restauration. Cette ccuvre, organisée par le culte et les commandements, est une réponse intérieure allant contre le sentiment refoulé d’un échec historique de l’institution religieuse et de son Dieu. Le désir de renverser le sens de |’Histoire s'est traduit, non par un combat terrestre contre des forces adverses, mais par une lutte spirituelle od toute l’'armée des hauteurs, ses anges bons ou mauvais, les échelons du plérome divin, la série des mondes intermédiaires, ont leur réle 4 jouer. L’ancien messianisme a ainsi été

réinvesti dans un activisme entitrement spirituel fondé sur la pratique quotidienne censée réaliser, ici et maintenant, une partie des promesses de la Rédemption. L’utopie est devenue une réalité a la

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portée des ccuvres des hommes, sans exiger aucun bouleversement social ou politique, mais seulement une disponibilité intérieure particuligre, qui fut cependant capable d’ébranler, a certains moments, la routine cultuelle et de déboucher sur une théurgie transgressive justifiant une entreprise historique concréte. Mais méme dans une telle conjoncture, l’action matérielle ne joua qu’un réle secondaire destiné a dissimuler I’action spirituelle pour lui permettre de se déployer plei-

nement et sans entrave.

Nous n’avons pas abordé tous les sujets relatifs 4 la théopraxie, ni cité tous les cabalistes qui ont pris part 4 son élaboration. Loin s’en faut. Nous avons a peine évoqué ici et 1a les réactions positives ou négatives que leurs idées ont suscitées. Nous avons laissé de cbté les réactions extérieures (cabalistes chrétiens de la Renaissance, théosophes allemands et russes, philosophes modernes). Notre but n’était pas de constituer une histoire complete de tous les discours qui ont traité de cet aspect de la pensée des cabalistes, mais de dresser un inventaire

assez vaste des exégéses et des systémes de pensée qu’ils ont produits depuis la fin du xr siécle. L’immensité de ce champ d’étude, lui-méme immergé dans un océan aux limites encore floues, constitue néanmoins le terrain d’élection d'une approche du judaisme au carrefour du néoplatonisme tardif, de la mystique chrétienne et islamique. La radicalité des discours des maitres cabalistes sur la fonction surnaturelle des pratiques de leur religion est le signe que quelque chose d’essentiel s’est joué autour de la question de leur signification et de leur pertinence. Malgré !’accent mis ordinairement par les rabbins sur la prééminence des observances de la Loi sur toute autre expression religieuse, il n’est pas sfir que le judaisme puisse se passer de tout discours qui les justifie et les valorise. Les cabalistes ont avancé un systéme d’explication qui a le mérite de concilier l'acte en tant que tel dans sa matérialité pratique avec sa portée théologique. L’acte n'est pas seulement le symbole d’une réalité supérieure qu’il permet d’imiter, pas plus que son efficacité ne se réduit 4 une efficience psychologique et sociale. La pratique fait effet dans le monde spirituel : l'étude des commandements permet par conséquent d’explorer celui-ci. L’acte cultuel est un instrument de connaissance du divin parce qu’il

est un moyen d’agir sur lui. Connaissance et action interférent : on ne

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CONCLUSION

peut connaftre Dieu sans agir sur lui. La théosophie des cabalistes est donc étroitement liée 4 leur conception de la théurgie. L’étude que nous avons effectuée nous permet d’envisager sous un angle particulier une question habituellement posée a la cabale en gé-

néral. Les chercheurs ont été souvent amenés & se demander si la mystagogie juive médiévale n'a pas libéré l’imagination religieuse de

certaines contraintes qui la bridaient, laissant ainsi des croyances archaiques, des mythes anciens, réapparaftre au grand jour. Déplacons

pour notre part ce type d’interrogation sur le sujet qui nous occupe. Les conceptions théurgiques des cabalistes sont-elles les résurgences de conceptions archaiques enfouies depuis longtemps dans la préhistoire du judaisme et refoulées de la religion officielle ? Quelques grands historiens du judaisme ont considéré plusieurs motifs importants de la cabale comme les réapparitions tardives de formes religieuses primitives. Certains ont vu ce phénoméne d’un ceil sévére et ont condamné la cabale 4 cause de ce prétendu retour a une religion

mythique. D’autres au contraire se sont plu a le mettre en valeur et &

voir en lui le domaine od des forces archaiques ont pu librement s’exprimer. S. Rubin, qui voyait dans la cabale une rechute dans le paganisme gréco-romain et ses mystéres, représente la premiére tendance *. G. Scholem, qui voyait en elle occasion d’une libération des forces de l’imaginaire religieux, représente la seconde tendance. Celle-ci dispose aujourd'hui de nombreux partisans qui se plaisent 4 souligner le caractére archaisant de la cabale qui a permis a certains types de croyances évincées de la théologie juive biblique et rabbi-

nique de refaire surface et qui a donné au mythe une revanche sur la

religion rationnelle. Il est trés tentant, au regard des religions qu’étudient les ethnologues, de voir dans la conception cabalistique des pratiques et des rites une sorte de retour a la signification cosmique

conférée aux actes cultuels ''. La cabale aurait ainsi été le si¢ge d’une

10. Voir son ouvrage Heidenthum und Kabbala. Die kabbalistische Mystik ihrem Ursprung wie ihrem Wesen nach, griindlich aufgestellt und popillir dargessellt, Vienne, 1893. 11. Tel est le regard que porte sur la cabale M. Eliade qui écrit, sous l’influence exClusive de G. Scholem, le chapitre qui hui est consacré dans son Histoire des croyances et

des idées religieuses, t. III, De Mahomet a l’age des Réformes, Paris, Payot, 1983.

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CONCLUSION

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échappée hors du monothéisme et de ses implications praxéologiques. Comme les religions paiennes pour lesquelles il existe essentiellement trois plans distincts, celui de l’origine primordiale (chaos,

océan primitif...), celui des dieux et celui des hommes, les cabalistes

distinguent le En Sof (I’Infini), le plérome divin (les dix sefirot), et le

domaine humain. Le culte accompli par les hommes vise, chez les uns et les autres, 4 renforcer le plan intermédiaire (celui des dieux ou des

sefirot), grace 4 l’énergie illimitée située dans le plan primordial ". Mais si séduisante pour l’esprit que soit cette vision, elle ne correspond pas a la réalité. Les cabalistes n’ont pas réactivé des croyances

et des mythes appartenant a la préhistoire de la religion d’Israél. Leur

conception de la théopraxie atteste au contraire la persévérance d'une idéologie religicuse qui a toujours été présente, sous une forme ou une autre, dans la société juive ancienne et médiévale. Elle n'a pas donné lieu & ce que d’aucuns ont appelé le retour de la pensée mythique refoulée, mais elle a intégré des textes religieux antiques et leurs exégéses rabbiniques au sein d’un systéme de pensée dont le noyau comporte un élément moteur issu du néoplatonisme. Certes, elle a fait prévaloir un courant de pensée religieux — le courant dit sinajtique — sur d’autres courants qui accordent a l’action humaine une moindre place. Mais elle ne peut étre confondue avec la magie ni méme avec ce que les spécialistes des religions monothéistes appellent

12. Voir & ce sujet l’analyse de Y. Kaufmann, dans Connaltre la Bible, Presses Universitaires de France, Paris, 1970, p. 36 : « Puisque le monde des origines contient

des forces indomptées et transcendant les dieux eux-mémes, ceux-ci ne sont pas tout-

puissants. Deux mondes sont en présence : le divin et le métadivin. L’homme palen se sent assujetti aux deux. Il s’adresse aux dieux pour en obtenir du secours, mais,

conscient de la nature dépendante des dieux et sachant que ces derniers en appellent

eux-mémes a d’autres forces, il a recours & la magie dans l’espoir d’agir sur des forces métadivines » (p. 36) et plus loin : « Dans ce culte paien se cache toujours un élément

magique, méme s’il a pour but d’apaiser les dieux, car il joue un rdle dans la vie méme des dieux. I] a pour destin de favoriser I"homme, mais il y parvient en servant

les besoins des sphéres supérieures. En d’autres termes, le culte pafen n’appelle pas

seulement la bénédiction des dieux, i] les soutient et les consolide » (p. 53). Le

concept fondamental a la base des religions palennes que cet auteur dégage conviendrait fort bien pour décrire la cabale théurgique. Néanmoins, l’approche formelle et conceptuelle de la notion de magie, qui est loin d’avoir la précision et la pertinence de l'approche sociologique, affaiblit grandement les analyses de Y. Kaufmann.

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paganisme. La cabale est un phénoméne original qui ne peut étre ré-

duit 4 aucun autre, méme s’il présente plus d’un point commun avec tel ou tel aspect d’une religion connue par ailleurs. I] est toujours tentant de tirer parti d’une similitude ou d’un isomorphisme entre la cabale et une catégorie quelconque de histoire des religions (mythe, magie, symbole) pour la présenter dans une perspective od elle sera aisément identifiée et cataloguée. L’usage du mot théurgie lui-méme, pour qualifier la praxéologie des cabalistes, n’est pas a l’abri de 1a critique. L’histoire des religions et des idées utilise un vocabulaire forgé essentiellement a partir du regard que le christianisme a porté sur luiméme et sur les autres religions. I! est difficile d’échapper a ce point de vue christianocentrique, tant il imprégne le lexique savant et les

catégories de la science des religions. Mais il est possible de faire un

usage critique des principales notions qu’il transmet et d’éviter les écueils sur lesquels beaucoup d’historiens du judaisme et de la cabale

butent souvent. La séparation de I’humanité entre paiens d’un cOté et monothéistes de l’autre est un héritage théologique que la science des

religions ne devrait pas entériner sans discussion. Celle-ci ne doit pas

se laisser inféoder par les distinctions classiques des théologies mais doit élaborer ses propres distinctions et ses propres classifications,

sans accorder aux modéles fournis par les religions dominantes une

place déterminante. La cabale offre un bon exemple des limites aux-

quelles se heurte la terminologie des classifications héritées de la

théologie. A moins d’une optique délibérément partisane, les vo-

cables en vogue dans les études religieuses ne peuvent définir de maniére satisfaisante un phénoméne aussi central et spécifique que le discours des cabalistes sur la portée et la fonction de la pratique. C'est pourquoi il nous semble loisible de proposer parfois, avec toute la

prudence nécessaire, certains néologismes. Quand un fait religieux a été valablement défini, isolé et décrit, il mérite un nom qui permette de l’identifier distinctement et qui évite qu’on le confonde avec un

autre. En ce qui concerne I’étude de la cabale, I’usage critique et économe de la nomenclature des catégories religieuses et philosophiques

s’impose avec force. Les étiquettes hativement collées par G. Scholem et par d’autres sur la praxéologie des cabalistes, qui !’ont classée dans le champ de la magie et qui ont vu en elle une tentative de remythologisation du judaisme, ont été et sont encore une source

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de confusion contre laquelle il convient de se prémunir. Plus généralement, la grande distinction d’origine théologique entre monothéisme et polythéisme s’estompe quand on considére sans esprit partisan les systtmes de pensée que la cabale a élaborés. Cela ne signifie pas que cette distinction perde toute pertinence, mais sa validité est nuancée et relativisée par l’épreuve du réel. Il faut tirer des faits observés les distinctions pertinentes et non pas plaquer des distinctions prédestinées sur des faits qui leur sont étrangers. Les découpages en vigueur dans I|’étude des religions et du judaisme en particulier sont de simples conventions qui n’informent en rien le chercheur, a priori, sur la réalité dont il entreprend I’étude. Résister au pouvoir des mots et des conventions est la premiére nécessité d’une enquéte impartiale. Nous nous sommes référé plusieurs fois au cours de cet ouvrage &

des propos que le génial inventeur de la sociologie moderne, Emile

Durkheim, a tenus pour expliquer les religions et leurs cultes dans son livre inaugural, Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Au terme

de ce travail, nous ne résistons pas a la tentation de citer un texte de cet auteur qui semble étre, a plusieurs égards, une sorte de résumé

scientifiquement orienté de l’enseignement théopraxique des cabalistes. Rappelons tout d’abord que pour lui, c’est « l’action qui domine la vie religieuse » (p. 598). Voici en quels termes il présente le culte en général et le sacrifice en particulier : « Il faut donc se garder de croire avec Smith que le culte ait été exclusivement institué au bénéfice des hommes et que les dieux n’en aient que faire : ils n’en ont pas moins besoin que leurs fidéles. Sans doute, sans les dieux, les hommes ne pourraient vivre. Mais, d’un autre cdté, les dieux mourraient si le culte ne leur était pas rendu.

Celui-ci n’a donc pas uniquement pour objet de faire communier les sujets profanes avec les étres sacrés, mais aussi d’entretenir ces derniers en vie, de les refaire et de les régénérer perpétuellement. Certes, ce ne sont pas les oblations matérielles qui, par leurs vertus propres, produisent cette réfection ; ce sont les états mentaux que ces maneeuvres, vaines par elles-mémes, réveillent ou accompagnent. La raison d’étre véritable des cultes, méme les plus matérialistes en apparence, ne doit pas étre recherchée dans les gestes qu’ils prescrivent, mais dans le renouvellement intérieur et moral que ces gestes contribuent a déterminer. Ce que le fidéle donne réeHlement & son

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648

CONCLUSION dieu, ce ne sont pas les aliments qu’il dépose sur l’autel, ni le sang qu’il fait couler de ses veines : c’est sa pensée. II n’en reste pas moins qu’entre la divinité et ses adorateurs il y a un échange de bons offices qui se conditionnent mutuellement » (p. 494-495).

Le discours de Durkheim n'est pas loin de donner l’impression d’étre une version moderne des explications théosophiques des cabalistes. Certains termes : réfection, réveil, besoin du culte, évo-

quent presque irrésistiblement les vocables clés de la cabale théurgique : tiqoun, hit’orerout, ‘avodah tsorekh gavoah. Nous ne prétendons pas que les propos de ce pionnier de la science des religions aient été directement inspirés par des sources de la cabale. Il n’est cependant pas exclu qu’il en ait connu certaines. Emile Durkheim,

qui était fils de rabbin, a semble-t-il commencé

ses

études secondaire en fréquentant des cours d’ instruction religieuse a I’Ecole Rabbinique de Paris ". Nous laissons aux historiens de la sociologie le soin d’en tirer, s’il y a lieu, des conséquences. L’intérét

& nos yeux de ces rapprochements est de montrer la possibilité d’une rationalisation des conceptions des cabalistes, y compris des plus hardies d’entre elles. Cette rationalisation, ou plus exactement cette laicisation de concepts religieux d’une nature il est vrai assez

particulitre, mériterait a elle seule une étude approfondie.

Les textes de la cabale rassemblés dans cet ouvrage n’ont, pour la plupart d’entre eux, jamais été traduits dans une langue européenne et quelques-uns n’ont pas encore fait l’objet d’une édition imprimée. Leur contenu a échappé totalement aux auteurs qui ont traité de tel ou tel motif en rapport avec eux “. Exclus de fait des champs disciplinaires investis par les historiens des religions et des idées, ils attendent que le regard des savants se tourne enfin vers eux.

13. Voir Alexandre Derczanski « Note sur la judéité de Durkheim », dans

Archives sociales des Religions, 1990, 69 (janvier-mars), p. 157-160.

14. Un exemple : Moché Idel note l’absence totale de référence & la cabale dans le célebre livre de Arthur Lovejoy, The Great Chain of Being. De méme, il n'est pas d’auteur ayant travaillé sur la théurgie pafenne et le néoplatonisme qui se soit jusqu’a présent soucié des paralléles juifs que l'on rencontre dans la cabale médiévale, postmédiévale et ses sources rabbiniques.

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CONCLUSION

649

Mais la cabale n’est pas une pensée morte transmise par des livres qui appartiennent au passé. Elle a aujourd’hui de plus en plus d’adeptes et un nombre considérable de ses conceptions ont été reprises et reformulées par des théologiens juifs contemporains °. Une littérature tres abondante de vulgarisation s’épanouit autour d’elle.

Parce qu'elle est encore, dans certains esprits, synonyme de magie, des cercles variés d'occultistes se sont emparés de son nom pour en

faire leur label. Puisse cette étude, consacrée a ce qui a, en partie au . ité cette identification abusive *, étre utile pour clarifier les choses.

15. Les ceuvres de Abraham Heschel en sont un exemple frappant. Voir en frangais, Dieu en quéte de l'homme, philosophie du judaisme, éditions du Seuil, Paris, 1968. C'est le cas aussi des derniers chapitres de L’Etoile de la Redemption de Franz Rosenzweig, et en particulier de celui qu'il intitule « L’union de Dieu ». Quant a Emmanuel Lévinas, voir notre article dans L ‘Herne, éd. C. Chalier et M. Abensour, n° 60, 1991, p. 384-386. 16. Rappelons que deux figures considérables de la pensée juive contemporaine, Gershom Scholem et Martin Buber, ont, sans hésitation, rangé le discours des caba-

listes sur la pratique et le culte dans le domaine de la magie. Cette confusion appelle Vurgence d’un travail d’ensemble sur ce qu'il convient de désigner adéquatement par le mot de magie et en particulier sur la magie juive ancienne et médiévale, qui est un autre champ d’étude, trés vaste lui aussi, distinct, comme phénomeéne social, culturel, littéraire et historique, de la théurgie ou de la théopraxie de la cabale.

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GLOSSAIRE A quelques exceptions pres, ce petit glossaire ne concerne que les termes employés de fagon spécifique par les cabalistes. Pour les vocables plus généraux concernant le judaisme, on se reportera aux dictionnaires et encyclopédies disponibles. Nous ne donnons que la signification la plus classiquement regue par les maitres cabalistes, sans tenir compte des variations entre les écoles et les auteurs.

‘Atarak : voir Diadéme. Binah : Intelligence, Discernement.

Troisiéme sefira. Chekhina : dans la litt. rabbinique,

désignation de la présence de Dieu, de son habitation. Dans la cabale, généralement désignation

de

la

dixiéme

sefira,

la

Malkhout. Diadéme (‘Atarah) : désignation de la dixi¢me sefira, la Malkhout, surtout quand elle est liée a la sefira

Keter. dimension (middah) : dans la litt. rabbinique, attribut ou qualité de Dieu ou de ’homme. Dans la cabale, synonyme de sefira. -

en bas : généralement le monde sen-

sible, l’ici-bas des hommes. en haut : généralement le monde

divin, ou certains de ses degrés ou sefirot.

En Sof : Infini ; !’Originateur ou

l'Emanateur (maatsil). Désigne la

source surabondante et sans limite d’oi toute réalité procéde, du plérome des sefirot jusqu’a la plus humble des créatures.

épamchement (chéfa’) : en hébreu ancien, c’est l’'abondance. Dans la cabale, désigne l’influx existentiateur émanant du En Sof, des sefi-

rot, ou d’un degré quelconque de la chaine de l’étre.

effusion (hitpachtout) : synonyme évell (hit'orerout) : terme technique d’épanchement (voir ce terme). qui désigne !’influence exercée par les ceuvres sur le plérome. On émanation (atsilout) monde de I’- : désigne le plérome divin dans son la traduit aussi par mise en | branie, incitation, impulsion. ensemble, constitué des dix sefirot. Ecoulement des épanche- Femelle (nougba, nequévah) : désigne ments ontiques, procédant du En la dixitme sefira, la Malkhout, Sof ou d’une sefira.

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parce qu'elle regoit les épanche-

651

GLOSSAIRE

meats émanant de l’ensemble des sefirot situées au-dessus d’elle.

mise en branie : voir éveil. mistricorde (raharim), dans la litt. Geevourah : Puissance, Rigueur. rabbinique, attribut divin. Dans Cinquiéme sefira. la cabale, épanchement de vie diMessed : Bonté, Grace. Quatritme vine bienfaisante. S’oppose a jusefira. gement (din). Identifiée parfois Hekhmah : Sagesse. Deuxitme sefira. avec la sefira Tiferet. Infiad : voir En Sof. mitsvah : commandement. Tout acte influx : voir épanchement. commandé par la Torah : cultuel, jegement (din) : influx procédant de légal, liturgique, etc. Peut désila sefira Guevourah, appelée gner aussi une bonne action. La aussi dimension (ou attribut) du litt. rabbinique compte 613 mitsjugement. Connote l'idée de chavot (plur. de mitsvah), dont 248 timent, d’énergie destructrice, commandements positifs (les mais aussi parfois celle d’élan prescriptions) et 365 commandepassionné. ments négatifs (les interdictions). Juste (tsadiq) : appellation de la neu- Néant (ayin) : désigne généralement vieme sefira, le Yessod. la premiere sefira. Keter : Couronne. Premiere sefira ; Pere : appellation de la deuxitme seappelée aussi Néant. fira, la Hokhmah. Désigne parfois Maile (zakhar) : désigne généraleles sefirot en général, tandis que ment la sefira Yessod et/ou la seles Israélites sont appelés fils. fira Tiferet. piérome : totalité du monde divin Malkbout : Royauté, Royaume. constitué des dix émanations (les Dixigme et derniére sefira. De sefirot). Dans le Bahir, l’exprestrés nombreux symboles lui sont sion hébraique ha-malé (le plein, attachés. Voir Reine, Chekhina, la plénitude), apparait. Femelle. Reine (matronita) : est traduit parMere : appellation de la troisitme fois par Dame. Appellation de la sefira, la Binah.

Métatron : dans la littérature ancienne, un des noms de I’Ange de

la Face, premier archange dans la

hiérarchie céleste, qui fut le patriarche

antédiluvien

Hénoch,

transporté au ciel et métamor-

phosé. Dans la cabale, il conserve

cette place mais il est parfois identifié avec la dixi¢me sefira (la Malkhout), ou avec sa manifestation.

midrach : exégése juive tradition-

nelle des Ecritures. Corpus renfermant ces exégeses.

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dixi¢me sefira, la Malkhout.

Rol : peut désigner en particulier la sefira Tiferet ou la sefira Yessod. Mais est utilisé pour désigner d’autres éléments du plérome, voire le plérome comme totalité. Désigne parfois le En Sof. Sandaiphon : dans !a litt. ancienne, archange qui transporte les pritres et les tresse en couronnes sur la téte de Dieu. Souvent identifié a Métatron. sefiga : originellement, signifie nombre. Dans la cabale théosophique, désigne chacune des dix émanations

652

LES GRANDS TEXTES

DE LA CABALE

issues du En Sof ou de Keter. Par unification (yihoud) : dans la litt. anordre descendant, les sefirot (plur. de sefira) sont appelées : Keter (1), Hokhmah (2), Binah (3), Hessed (4), Guevourah (5), Tiferet (6), Netsah (7), Hod (8), Yessod (9), Malkhout (10). Suivant les écoles de cabale, elles

sont soit l’essence de la divinité (‘atsmout), soit seulement ses instruments d’action (kélim), soit les deux a la fois.

Tiferet : Beauté, Harmonie. Sixitme

sefira. tigoun : réparation, restauration, instauration. Terme technique de la praxéologie de la cabale.

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cienne, attestation de l’unité de Dieu, par ex. lors de la récitation de l’Audi Israel. Dans 1a cabale,

désigne I’acte (rite, pritre, pratique commandée par la Loi, bonne action) par lequel les sefirot sont réunies entre elles ou avec le En Sof. En particulier, désigne l’unification des sefirot Tiferet (ou Yessod) avec

Malkhout.

union : voir unification.

Yessod : Fondement. Neuvitme sefira, symbolisée par le sexe masculin, par le fleuve, par le Juste, ete.

GENESE 1:1 p. 427

1:16 p.301

126-27 p. 123, 190, 218, 233, 303, 451 127 p. 62, 376, 591 1:28 p. 126 2:4-5 p.74 2:5 p. 583 26 p. 294, 342, 347, 429, 445, 475 2:7 p. 198, 429, 503 28 p. 101 2:15 p. 141, 256 2:21 p. 171 2:22 p. 582, 594

12:37 p. 410 17 p.48 17:7 p. 90, 450 17:8 p.90 17:11 p. 168 17:16 p. 83, 85, 583 20:2 p. 123 20:4 p. 47 20:8 p. 219, 227 20:24 p. 94 21:10 p. 454 21:19 p. 362 23:20 p. 613 24:48 p. 43 25:8 p. 50, 60, 594 259 p. 530 25:40 p. 382 26:1 p. 573 26:5 p. 409 26:30 p. 50, 382 26:36 p. 573 27:8 p. 50, 382 29:39 p. 183 29:42-45 p. 44 29:42-46 p. 50 29:45 p. 60, 315 29:46 p. 246, 365 30:34 p. 434 31:16 p. 554-556

32:11 p. 46

34 p. 532 36:31-39 p. 496 38:14-26 p. 526 40:10 p. 351 41:43 p. 429 49:24 p. 249, 453 EXopE

3:14 p. 367, 613 12:23 p. 45

3540 p.61 36:18 p. 152 37:1 p. 596 38:30 p. 455 40:33 p. 487 40:34 p. 487 L&évirique

1:9 p. 135, 200, 432

2:1 p. 136, 141

335 p. 402 3:16 p. 46, 508 4 p.45

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BIBLIQUES 6:2 p. 136, 168 65-6 p. 455 9:22 p. 127, 168

10:1 p. 568

15:24 p. 532 162 p. 568 16:8 p. 146 16:10-20 p. 532 16:21 p. 185 19:19 p. 508 20:8 p. 445 2136 p. 46 21:8 p. 46 21:21 p. 46 21:22 p. 46 22:25 p. 47 23:8 p. 594 23:26 p. 301 24:10 p. 560, 563 26:3 p. 60, 481, 560, 564, 567, 570 26:4 p. 560 26:6 p. 245 26:12 p. 43 26:45 p. 42 NOMBRES

5:6-7 p. 567 8:4 p. 382

11:15 p. 216

1121 p. 410

12:13 p. 46 14:13 p. 46 14:17 p. 48, 53, 56-57, 94, 125, 245, 260, 295, 354 95

?

INDEX DES CITATIONS

654

LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

256-9 p. 526 282 p. 47,254

SAMUELI 1:11 p. 320

28:7 p.47

456 p. 51

35:34 p. 47

58 p.51

DEUTERONOME 4:4 p.92 46 p. 438 5:12 p. 220 5:24 p. 216 64 p. 129, 151, 209, 468, S77 6:13 p. 444 7:12 p. 572 810 p. 150, 339, 365 10:20 p. 281, 481 13:5 p. 88,217 14:1 p. 175 21:10-14 p. 527 22:9 p. 506 22:10 p. 506 25:19 p. 449 26:17 p. 43 29:11-12 p. 43 30:11 p. 618 32:5 p. 441 32:8 p. 583 329 p. 413 32:11 p. 168 32:18 p. 53,295, 441, 450, 520 32:26 p. 595 33:4 p.111 33:21 p. 576 33:26 p. 112, 125, 237, 303, 354 Josut

3:11 p. 596 6:15 p.51 T9 p. 247-248, 252, 318 JUGES 4:18-19 p. 526 4:21 p. 539 5:24 p. 526

SAMUEL IT

7:29 p. 260

8:13 p. 560, 563, 568, 601-602, 606 22:31 p. $2 RoisI

8:22,38,54 p. 97

Esale 1:15 p.97 1:25 p. 516 3:10 p. 570 9:29-33 p.97

11:6 p. 191

19:24 p.177 24:12 p. 589 25:8 p. 498, 504, 506, 515-516 27:5 p. 574, 576, 578, 606-607

28:14 p. 216 30:20 p. 171

30:22 p. 507 30:26 p. 516 34:4 p. 447 43:5 p. 322 45:8 p. 354

48:10 p. 516

49:3 p. 152, 247-248, 282, 450

49:4 p. 606-607

50:1 p. 289, 339 52:6 p. 91 52:13 p. 515

57:1 p. 100, 188, 582

58:9 p. 168 59:2 p. 243 60:7 p. 135 61:5 p. 289 63:8 p. 289 65:16 p. 154

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Jérémie

629 p. 516 96 p. 516 10:15 p. 335 Ezécne.

1:11 p. 168

1:15 1:26 21:31 26:2 33:17 37:13 44:30

p.611 p. 76, 281, 371 p. 542 p. 540 p. 127 p. $18 p. 362

Oste 11:4 p. 409 Amos

5:2 p. 248

96 p. S71 9:11 p. 251 HABACUC

3:10 p. 96 ZACHARIE

3:9 p. 216 13:9 p. 516

14:2 p. 536

14:4 p.515 149 p. 213,617 MALACHIE

3:2-3 p. 516 3:6 p. 296 3:16 p. 88 PSAUMES

1:14 p. 135 6:23 p. 481 14:3 p. 574 15:2 p. 188 19:3 p.239 19:9 p. 216, 226 22:20 p. 164

INDEX

DES CITATIONS

33:6 p. 439, 620 36:7 p. 185 37:3 p. 570, 603 375 p.331 39:7 p. 215 60:14 p. 53 68:14 p. 167 68:35 p. 467, 504, 520, 606 69:14 p. 568 91:1 p.613 91:14 p. 611 91:15 p. 289 92:2 p.92

102:22 103:20 104:16 104:21 106:3

p.91 p. 620 p. 76, 101 p. 184, 289 p. 561, 606

111:4 p. 350

TAY p. 589 8:30 p. 613 9:12 p. 53

10:2 p. 566 10:6 p. 612

10:25 p. 216, 576

279 p. 181 30:21-23 p. 290 31:24 p. 536

Jos 1:5 p. 136 19:26 p. 350 25:3 p. 128 28:3 p. 101 28:22 p. 102 35:6 p. 295, 339, 392 35:7 p. 340, 353, 392 37:12 p. 437

112:3 p. 116 119-96 p. 415 CANTIQUE 119:126 p. 371, 568, 573DES CANTIQUES 576, 578, 583, 591, 600, . 2:5 p. 267 604, 606, 615 2:6 p. 184 121:5 p. 367 2:7 p. 182 145:14 p. 348 2:12 p. 513 145:16 p. 154 3:5 p. 182 146:6 p. 58 3:6 p. 168 PROVERBES 5:18 p. 191 6:23 p. 116, 540

TS p. 568

655

BIBLIQUES

3:11 p. 612

4:15 p. 264 6:2 p. 100 8:3 p. 163, 453

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8&4 p. 182 8:6 p.411 88-10 p. 345 RUTH

3:11 p. 267 LAMENTATIONS 1:2 p. 446 1:6 p. 53 5:11 p. 536 5:16 p. 245

ECCLESIASTE 1:2 p. 346 1:15 p. 410-411

5:7 p. 76 8:14 p. 346

12:13 p. 431

DANIEL 2:11 p. 268

123 p. 96

NEHEMIE 9:6 p. 616

LITTERATURE RABBINIQUE ET APPARENTEE

591), 64a (p. 248, 294), 103b (p. 536)

MICHNAH

Avot 1:3 (p. 116), 1:4

(p. 97), 2:2 (p.604),2:5 (p. 595), 3:2 (p. 335),

3:14 (p. 336), 5:1 (p. 641) Sota 7% (p. 83)

Tossefta Yoma 2:2 (p. 87) TALMUD Berakhot, 5b (p. 170), 7a (p. 57, 274, 294, 353), 8a (p. 548), 10b (p. 266), 17a (p. 466), 26b (p. 181), 32a (p. 94), 33a (p. 88, 90), 55a (p. 381) Chabbat 10a (p. 605), 67a (p. 498), 88a (p. 295), 89a (p. 56, 94-95, 237, 456), 116a (p. 446), 119a (p. 555), 119 (p. 446), 146a (p. 536)

Haguiga 12a (p. 122), 13b

(p. 58, 266, 611) Soucca 14a (p. 60), 53a (p. 93) Betsa 22a (p. 409) Meguila 29a (p. 84) Pessahim 59b (p. 131), 112a (p. 295, 457), 114b (p. 120) Sanhédrin 38b (p. 221), 58b (p. 231), 64a (p. 79), 65a (p. 360), 65b

(p. 206), 74a (p. 365),

74b (p. 541), 91b (p.

263), 96b (p. 589), 9

(p. 58, 481) Makot 23b (p. 219) Baba Qama 32b (p. 555)

Baba Batra 15b (p. 531),

16a (p. 486), 25b (p. 91), 91a (p. 531) Moéd Qatan 16b (p. 367), 28a (p. 321) Qidouchin 21b (p. 527) Yebamot 63b (p. 123,

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Zevahim 46b (p. 135) Avoda Zara 18b (p. 326), 43a (p. 623) Menahot 94a (p. 486)

Temoura 14a (p. 569)

Mipracn Genese Rabba 1:3 (p. 198), 14 (p. 253), &7 (p. 620), 106 (p. 75, 77, 81, 82, 314, 508), 11:8 (p. 555), 13:3 (p. 74), 15:1 (p. 101), 165 (p. 141, 256), 1756 (P. 582), 19:7 (p. 60, 406, 587), 21:5 (p. 391), 27:1 (p. 342), 34:14 (p. 207), 44:1 (p. 52, 262), 648 (p. 446), 82:11 (p. 70) Exode Rabba 31:15 (p. 452), 33:7 (p. 580) Lévitique Rabba 11:3 (p. 446), 27:10 (p. 555), 35:7 (p. 553, 562) Nombres Rabba 13:16 (p. 110), 18:21 (p. 110) Cantique des Cantiques Rabba 1:9 (p. 63), 1:14 (p. 415), 2:19 (p. 514), 5:1 (p. 60) Lamentations Rabba 1:33 (p. 53, 125, 245, 260)

232, 611

Midrach Tankhouma:

Chemini 8 (p. 53),

Tavo 1 (p. 58), Bebougotaf 2 (p. 59), 3 (p. 60), Vayaqehe! 7 (p. 415, 596) Pessikta dé-Rav Kahana 29a (p. 90), 166a-b

(p. 53, 56-57)

Pessikta Rabbati 84b (p. 415), 97a (p. 58, 61, 611), 114b (p. 90, 332)

Pirgé dé-Rabbi Eliézer

chap. 5 (p. 476), chap. 23 (p. 476), chap. 26 (p. 531), chap. 46 (p. 146),

chap. 51 (p. 447)

Midrach Konen 266, 611 Midrach Hachkém 375

Aggadat Chéma’ Israel 611 Aggadat Chir ha-Chirim 612

Yalqout Chimoni 91 Sefer Yetsirah 1:5 (p. 273, 340, 444, 446), 1:6 (p. 415), 1:7 (p. 230, 340), 6:8 (p. 424-425), 310 Seder Rabba di-Beréchit 555

Livre hébreu d’Hénoch 55,

T1, 8A, 138, 140, 198, 221, 388, 555, 584, 613

Chi’our Qomah 220, 224,

266, 516, 599, 612

Avot dé-Rabbi Natan 176, 224 Mekilta dé-Rabbi Ismael 83, 207, 555 Sifra sur Lévitique 135 Sifré sar Nombres 83

LiTTERATURE MAGIQUE SUIVE Sefer Chimouché Torah 324, 329 Sefer Chimouché Tehilim 329 Sefer Chimouché Rabba et

Midrach Psaumes p. 90,

Sefer Raziel 329

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Zouta 329

INDEX

DES CABALISTES ET

Abraham Aboulafia 200, 240, 242-243, 246, 250-253, 287, 305, 419-420, 422 Abraham Axelrod de Cologne 89, 150 Abraham Azoulay 179-180, 412, 424 Abraham ben David de Posquiéres 73, 379, 509 Abraham ben Hananei de Esquira 559, 588, 590 Abraham Galanté 608 Abraham Toubiana 442, 523 Abraham Yagel 328 Abraham Yochoua Heschel de Apt 621 Acher ben David 86, 95-97, 124, 283 Avied Sar Chalom Basilea 484-485, 487488 Azriel de Gérone 81, 89-91, 93, 97-98, 110, 121, 130-131, 133-134, 145, 158, 315, 340, 347, 537 Babya ben Acher 97, 116, 124, 136, 150, 182, 199-201, 340, 365, 443, 554-559

Bahir 70, 79, 95-96, 101, 109-115, 121, 125,

127, 129, 137-139, 204, 212, 219, 237, 256, 258, 263, 278, 301, 303, 342, 360, 394, 430, 595-596, 600, 609, 612 Berit Menouhah 295, 427-428 Chalom Mizrahi Charabi 522

Chem Tov ben Chem Tov 102, 121, 254-

259, 261-263, 265, 330, 336, 340, 350, 450

Chem Tov ibn Gaon 237

David ben Abraham ha-Lavan 105, 297, 585 David ben Yehoudah he-Hassid 149-150, 228, 347, 356 David ibn Zimra 136, 173, 233, 236, 340 Elbanan I’ Aveugle 393, 610 Elie Benamozeg 623

Elie da Vidas 413, 415-416, 424, 426, 454 Elie de Vilna 596, 616-617 Elie Hayim de Genazzano 33, 276, 292-

296, 298-299, 302-304, 347, 380, 393, 559, 567, 596-598 Einathan ben Moché Kalkich 18

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DES LIVRES ANONYMES CITES Emmanuel Hay Ricci 522

Ezra ben Salomon de Gérone 70, 75, 8082, 84, 88, 91, 93-94, 100-101, 103, 105106, 110-111, 115-123, 131, 141-142, 182, 190-191, 219, 225, 257-258, 261, 266, 282, 297, 303, 358, 370, 429, 468, 557-558, 573-574, 585, 590, 628 Hayim de Volozyn 340, 636 Hayim Vital 493, 496-498, 510, 518-521, 538, 606-608, 628 Igueret ha-Qodech 89, 126, 417 Isaac ben Abi Sehoula 149, 304 Isaac Chani 80, 82, 89, 236, 287, 356-357, 359-361, 363 Isaac d’Acre 99, 130-131, 133, 136, 138, 146, 194, 200-202, 240, 242-244, 246247, 250-251, 253, 255, 284, 521 Isaac de Pise 312-317, 326, 342, 347, 350 Isaac Hacohen de Soria 266-267

Isaac ibn Latif 65, 265 Isaac I’ Aveugie 72-73, 75, 77-80, 83, 85-86, 88-90, 92-93, 95, 97, 99-100, 107, 115, 124, 129, 134, 137, 140, 243, 278, 317, 334, 347, 415, 470, 508, 583 Isaac Louria 106, 352, 417-418, 474-475, 488, 490-493, 495, 509, 511, 515-518, 520-522, 527, 529, 534, 536, 538, 619 Isaac Mar Hayim 242, 272-274, 276, 287,

302, 312, 380, 405, 441, 458, 461-463, 477, 618 Isate Horovitz 242, 290, 346, 351-352, 360, 392, 394, 466-467, 470-471, 608-609 Issakhar Chiomo Teichtal 544-545 Jacob Abihatsira 618 Jacob ben Chechet 81, 91, 182, 255 Jacob Joseph de Poinoye 636 Jacob Koppel Lifschuetz 416, 418 Joseph Alcastiel de Jativa 265-266, 268, 319 Joseph Angelet 150, 559, 563 Joseph ben Chalom Achkénazi 150, 218, 220, 356, 509 Joseph ben Moché Alashgar 336, 348, 352

658

LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

Joseph Caro 115, 242, 383-389, 391-394, 397, 547, 559, 604-606, 609 Joseph de Hamadan 69-70, 149, 169, 173, 175-176, 179, 211-212, 214, 217-224, 226, 228-229, 232-233, 258, 264, 276, 278-279, 281-282, 371, 396, 433, 443, 483, 559, 579-580, 585-586, 594, 600, 624-625

Joseph della Reina 328

Joseph Ergas 242, 276, 416, 471-475, 477-

471-472, 474-478, 483, 486, 490, 527,

534, 608, 628 Moise de Burgos 149

Motse de Léon 75, 78, 82, 85, 119, 121,

149-150, 153, 194, 196-197, 227-228, 238, 537, 556, 559,

157, 159, 181, 189-191, 199-202, 206, 218-220, 249, 257, 350, 475, 509, 571-573

Moise Hayim Louzzatto 314, 416, 478,

Qodech)

480, 483-484, 534-535, 538-540, 542-543, 630 Mordekhai Raphati Rossilo 312 Mordekhal Yaffé 79, 346 Nahman de Braslav 620-621 Nahmanide 219, 228, 236, 238, 246-247, 262-263, 282, 300-301, 304, 342, 365, 393, 402, 432, 443, 478, 556 Nathan 200, 240, 250 Nathan Achkénazi de Gaza 418, 529 Ra’aya Mehemna 149, 173, 207, 210, 212, 233, 415, 443, 595 Rabbenou Bebayé (voir Babya ben

377, 420, 423, 436, 439, 604

Réuben Tsarfati 242, 287, 288-289, 291, 466 Sabbatai Cheftel Horovitz 242, 276, 379, 458, 460-461, 463-466, 471, 477-478 Salomon Halévi Alkabets 395, 397, 419 Salomon ben Abraham ibn Adret 95, 236, 238, 242

478, 483

Joseph Gikatila 29-30, 33, 75, 100, 115, 149, 153, 157, 171, 186-187, 207, 212, 238, 247, 292, 296, 309, 319-320, 345,

358, 370, 412, 477, 509, 559-560, S65566, 569, 573-575, 577-579, 585, 587, 596, 607 Joseph ibn Teboul 495, 502 Joseph ibn Wagar 265 Kaifa Guedj 523 Lettre sur la sainteté (voir Igueret haLivre de l’Unité (voir Sefer ha-Yihoud) Ma’arekhet ha-Elohout 82, 102, 228, 232, 236-241, 275, 283-285, 288, 305, 317, 341-342, 345, 380, 398 Maharal de Prague 456-458, 472, 544 Mattathias Détacrout 312, 319-321, 323324, 327, 329-330, 332-333, 336, 376Méir ben Salomon ibn Sehoula 65, 149 Méir ibn Gabbay 86, 92, 111, 121, 138, 368, 370-371, 373-377, 380, 382-383,

393-394, 438, 478, 482, 547, 559, 601-603

Menahem Récanati 79, 82, 111, 116-117, 173, 222, 228, 236, 278-280, 282-287,

292, 295, 305, 346-347, 356, 358, 360, 362, 368-371, 380, 385, 415, 431, 443, 559, 583, 590-592, 599

Midrach de Siméon le Juste 611, 614-615 Moché Elbaz 442 Moise ben Jacob de Kiev 222, 339 Moise Botarel 82, 611

Motse Cordovéro 115, 173, 214, 242, 276, 287, 304, 319, 324, 327-328, 352, 383, 397-402, 404-406, 408-413, 415-427, 431, 433, 438, 440, 456, 458-459, 461, 463,

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Acher)

Salomon ben David ha-Cohen 393

Seder Gan Eden 198 Sefer ha-Néélam 206

Sefer ha-Qanah 195, 228, 236

Sefer ha-Méchiv Sefer ha-Yihoud 282, 297, 371, 583, 586, 588,

328 150, 217, 278-279, 281385, 559, 569, 580-581, 590-592, 599-602, 625

Sefer Hemdat Yamim 522

Siméon Labi 82, 201, 276, 349, 376, 427,

429, 431-438, 440-442 Tiqouné ha-Zohar 149, 166-168, 171-173, 207-210, 212, 221, 227, 233, 266, 271,

371, 385, 389, 414-416, 443, 468, 474, 593-596

Todros Halévy Aboulafia 149

Yehbiel Nissim de Pise 257, 304, 312, 317318, 347, 348

INDEX

DES CABALISTES

ET DES LIVRES ANONYMES

Yehoudah ben Hanin 236, 442, 447, 449, 455 Yehoudah ben Yaqar 227-228, 556

Yehoudah Hayat 102, 201, 240-241, 251, 266-267, 283, 285-286, 304, 340-345, 347, 349-350, 352, 393, 404, 412, 414, 463, 473-475, 477, 609-610 Yochoua ibn Chou’aib 75, 85, 135, 141

Yohanan Alemanno 240, 293, 305-312, 314, 316-317, 319, 326, 328

Yom Tov Achvili 236

Zohar 75, 82, 85, 97, 102, 106, 111-112, 140,

146, 149-150, 157-159, 163-166, 168, 173, 179, 181-183, 185, 186, 191, 198-203, 205206, 211-212, 233, 235-236, 238-240, 242, 244, 246, 248-249, 256, 258-259, 263-266, 268, 278-279, 283, 288, 290, 291, 292, 294-297, 300, 302, 305, 313, 318, 323-324,

347, 349, 366, 42A, 427-429, 457-459, 461, 497, 505, 518,

393, 400-402, 407-408, 415, 431-432, 442-443, 445, 455, 464, 467-468, 475-476, 485, 522, 527, 530, 534, 537-538,

543-544, 552-553, 559-575, 578, 583, 586, 590, 593-595, 597-599, 601, 603, 606-608, 634 AUTRES AUTEURS ET TEXTES JUIFS

Abraham ibn Ezra 72, 217, 239-240 Eléazar de Worms 266, 612, 614 Elie Delmedigo 144, 635 Isaac Abravanel 312 Isaac Arama 364

CITES

AUTEURS ET TEXTES GRECS ET LATINS Aristote 254, 294 Asclépius (corpus hermétique) 193, 257, 550, 559, 623-624 Augustin 517, 550, 626 Corpus hermétique 121, 193, 550 Damascius 19, 31

Ficin Marsile 293, 316 Flavius Jostphe 20

Homilies clémentines 119, 206, 556

Jamblique 15, 24, 28, 31, 78, 87, 107, 142144, 182-183, 202, 293, 375, 625, 633 Jean de Scythopotis 551

Jean Scot Erig?ne 627-628, 630

Julien le Chaldéen 31

Livre des causes 240, 275-276, 398

Numeénius 622-624 Oracles chaldaiques 24-25, 31, 33

Origtne 622, 626

Philon d’Alexandrie 20, 110, 374, 376 Pic de la Mirandole 287, 293, 305-306, 311, 316

Platon 82, 257, 305, 485 Plotin 24, 119 Postel Guillaume 287 Proclus 14-15, 19-20, 31, 33, 77-78, 82, 87, 107, 183, 201-202, 240, 276, 311, 398, 625 Psellus 550

Pseudo-Denys 19-20, 224 AUTEURS

ARABES

Isaac ben Chechet 330 Joseph ben Chochan 335-336 Joseph ibn Tsadiq 257 Judah Arié de Modéne 635 Judah Halévy 240, 315, 437

al-Batalyawsi 257 Ton Arabi 270, 608, 628-630

Matmonide 254-255, 386, 435, 569, 636,

Abramson S., 217

Judah Romano 240

10, 36-37, 113, 145, 165, 239, 283, 287, 309, 328, 347, 380, 437, 442, 458, 463-465, 467, 639

Méir ben Siméon de Narbonne 108, 330

Rachi (Salomon Ishaqi) 95, 395, 538, 605

Sefer ha-Navon 266

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659

SOURCES SECONDAIRES Agus J.B., 636

Allers A., 257 Altmann A., 33, 173, 217, 292-295, 304 Avida Y., 217 Baer 1., 63-64

Baumgarten J., 524

660

LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

Bension A., 523 Berdiaef N., 603 Bidez J., 31,201 Bland K. P., 144, 635 Blank S., 48 Blumenthal D.R., 636 Borret M., 622 Bottero J., 151

Boudot P., 12

Gourévitch E., 457 Green A., 304

Greenberg M., 48

Gross B., 340, 636 Hacker J., 272 Hadot P., 14-15, 22 Hallamish M., 217, 365, 384, 442 Hansel J., 478 Heinemann L, 12

Bourquin A., 271

Bremont A., 201, 311 Buber M., 649 Caillois R., 524 Chalier-Visuvalingam E., 323 Corbin H., 19, 270, 457, 472, 608, 628-629 Cordier P.M., 311, 316 Cumont F., 18 Dan Y., 73, 613 De Gandillac M., 224

De Ginzburg D., 589 De Heush L., 525 De Libera A., 78

De Menasce J., 232 Derczanski A., 648

Des Places E., 15, 78, 87, 142, 183, 375,

622-623 Dodds E.R., 27, 550 Dupuy B., 533

Durkheim E., 28, 69, 134, 332, 355, 433434, 550-551, 640, 647-648

Eliade M., 644

Elgayam A.., 237, 241, 288 Falk I., 563 Fenton P., 12, 246

Festugitre A_J., 27, 78, 121, 193, 223, 550,

559, 623, 625 Fine L., 492

Foussard J.C., 627 Frazer J., 28, 69, 178 Garel M., 223

Geiger A., 552 Ginsburg E., 82, 364, 555 Goetschel! R., 65, 180, 298, 364, 398, 522, 636 Goldreich A., 99, 130, 243, 252 Goodmann H., 323

Gottlieb E., 199, 237, 239, 241, 312, 393, 610

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Heller-Wilensky S., 65, 265 Heschel A., 648 Hillel J.M., 25 Hocart A.M., 454 Hubert H., 23-24, 28, 68, 332, 550 Hus B., 82, 431, 433, 437-438, 440, 442 Husik 1, 257 Ide] M., 12, 27-29, 54, 60, 62, 64, 73, 77, 89, 100-104, 117, 119-122, 127, 150, 198, 200, 206, 215, 217, 220, 222, 232, 240, 250, 252, 257, 261, 266, 279, 282-283, 301, 304-313, 315-317, 319, 324, 326328, 336, 353, 365, 369-370, 375, 377, 381, 415, 419-420, 422-423, 425, 437, 440, 492, 496-497, 522-523, 553-554, 560, 563, 566, 568-569, 571, 580-581, 586-587, 589-590, 601, 606, 611-612, 615, 621, 626, 641, 648 Jellinek A., 330 Kaufmann D., 272 Kaufmann Y., 645

Kramer S.N., 151 Leibovitz N.S., 635

Levenson J., 35-36, 38, 50

Lévi-Makarius L., 525, 542 Lévinas E., 648 Lévi-Strauss C., 24, 68, 134 Lewy H., 19, 31 Liebes Y., 199, 511, 553 Lipiner E., 440

Lovejoy A., 648 Margaliot R., 324, 553 Matt D., 347, 365 Mauss M., 22-24, 26, 28, 30, 68, 112, 144, 332, 422, 550-551, 631 Meier M., 214, 217 Meroz R., 492 Mondésert C., 376 Mopsik C., 323, 410, 417, 509

SOURCES

661

SECONDAIRES

Munk S., 569 Oron M., 195

Pachter M., 384, 416

Pedayah H., 73-74, 85, 88, 90, 98-99, 108 Pines S., 12, 232, 327, 437 Reinhardt K., 78 Rosenthal S.G., 257, 318, 348 Rosenzweig F., 648

Ross JJ., 635 Rotschild J.P., 240

Stouville J., 206, 556 Sirat C., 12, 82, 257, 265, 635 Tardieu M., 19, 223-224, 261, 517

Tishby 1, 27, 169, 418, 480, 492, 496, 525, 528-529, 553, 560, 566, 568, 630 Touati Ch., 12, 145, 255 Trouitlard J., 14, 22, 28, 78, 119, 240, 276 Urbech E., 54, 120 Vajda G., 130, 133, 146, 255, 265

Visuvalingam S., 525

Rowley H., 47

Wieder N., 97

Rubin S., 644

Saffrey H.D., 31, 87, 551

Schiifer P., 555 Scholem G., 27, 64, 91, 109, 120, 123, 158, 195, 198, 250, 268, 279, 328-330, 347, 364, 379, 387, 399, 491-492, 517, 533 Séd N., 324, 398, 525, 613, 644, 646, 649 Sérouya H., 523

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Werblowsky J.Z., 384

Wolfson E., 27-29, 78, 97, 111, 189, 218,

220, 228, 411, S71

Wolfson H., 110 Zak B., 395, 415

Zwelling J., 624

INDEX THEMATIQUE abattage rituel 52, 76, 262 accouplement 126, 408, 417, 428, 450, 489, 495, 304-505, 510, 518-519, 528, 618

autre ofté 146, 170, 185-186, 204-205, 243-

535, 537-540, 543 Azazel 146, 185-186, 527, 532 Adam 216, 407, 498, 501, 503, 513, 5&2bénédiction des prétres 83, 85, 99, 464 583, 586 besoin de Dieu 55, 79, 145, 246-250, 260, adjuration d’anges 24, 325-326, 439 262-264, 288, 300, 312, 315, 317-318, adultére 526, 533, 537, 541 340, 342, 352-353, 365-366, 402-404, aider Dieu 56, 94, 112, 125, 237, 243, 300, 407, 461, 463, 466-468, 473, 475, 477303-304, 354-356, 456, 467-468, 470, 595 478, 481, 504, 520, 642, 648 aimant 248-249, 251, 347-351, 474 bien 105, 107, 114, 119, 163-164, 239, 243, alimentation 506-509, 517 267, 295, 301, 397-399, 403, 410, 413, Amaleq 48, 83-86, 90-91, 93, 95, 98-100, 416, 461-462, 464, 472, 494, 499, 501, 449-450, 470, 583-584, 588 506, 508, 513, 516, 569-571, 574-575, Ame 76, 78, 82, 116-120, 129, 131-132, 134, 603-604, 616-617 136, 141-143, 147, 159, 168, 172, 178bissexualité divine 193 179, 191, 193-194, 198-199, 206, 216bouc émissaire 146, 186, 532, 537 218, 225, 256-257, 259, 261, 263-264, brahmanisme 271 271, 308, 315, 321, 334, 336, 358, 367, brisure des vases 493-496, 500, 519 370-371, 373-374, 381, 384, 401-402, cabale pratique 328, 332, 422-423, 427 canaux 113-114, 187, 189, 200, 212, 243, 408-413, 415-422, 424, 427, 429, 431432, 444, 451, 455, 459, 467-469, 473282, 296, 300, 303, 351, 356-358, 370, 474, 481-486, 489, 498, 510-513, 520, 375, 395, 401-402, 409, 411-412, 417, 528-533, 538, 550, 577, 629 424A, 427, 441, 459, 465, 576-578, 597 amour de Dieu 155, 169, 182, 208, 266, castration 358-359 382, 444, 455, 464 cause premitre 106, 138, 280, 284, 286, amour du prochain 361 295, 298-299, 302, 358, 439 amulette 26 chaine de l’étre 69-70, 75-78, 80, &2, 86, ange(s) 26, 55-56, 59, 61, 77, 79, 84-85, 124, 130, 136, 141, 152, 154, 159, 165, 183, 191-194, 212-213, 226, 233, 256, 104, 119-120, 127-128, 131, 137, 141, 162, 167, 170, 177, 184-185, 215-216, 279, 317, 32S, 331, 344, 350-352, 377, 401-402, 406, 421-422, 424-426, 459, 220-221, 225-226, 250, 267, 269-270, 473, 561, 576, 623-624 295, 299, 301, 304, 321, 324-328, 344, chandelie (voir lampe) 196, 199 360, 388-389, 391-392, 427, 429, 479409, 412, 486-487 480, 498, 521, 555, 586-587, 611-614, 641 chandelier char céleste 58, 77, 82, 111, 167-168, 195, ange exterminateur 449 206, 215, 220, 231, 263, 279, 280, 331, arbre renversé 260, 450 aristotélisme 265, 280, 457 333, 339, 342, 357-360, 366, 371, 375, 381-382, 429, 431, 464-465, 579, S82, 624 astrologie 308-311 autel 43, 46-47, 50, 92-93, 127, 129, 131charité 360-361, 561, 565-566 chérubins 268, 451, 596 133, 135-137, 139-140, 145, 147, 167, 182, 185, 198-199, 343, 402, 428-429, Chéma’ 92, 151-153, 157-159, 174-176, 435-436, 455, 507-508, S83, 586, 593-594 208-209, 267, 468, 616-617 accusateur(s) 289-290, 450, 543-544

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663

INDEX THEMATIQUE

chi’our qomah 214, 220, 263, 516, 599, 600 chofar 194, 197, 199 christianisme 9, 12, 18-19, 21 Girconcision 42, 44, 322, 357, 449 commandements des fils de Noé 296, 299 concentration (voir kavanah) confession du Nom 253 connaftre Dieu 90

Coquille 171, 387, 449-468, 489-490, 4945301, 503-507, 509-518, 519, 521, 529531, 533, 536-537, 540 corps anthropomorphe 69, 96, 122-123, 157, 159, 163, 178, 190-191, 202, 209212, 214, 216-217, 219-223, 225, 231, 264, 281, 309-310, 322-323, 329, 331, 333-337, 351, 362, 365-366, 369, 371, 373, 375, 384-385, 390, 411, 415, 430431, 433, 514, 582, 584-585, 599, 601, oo couleur(s) 324, 348, 439, 447-448 couronne(s) 55-56, 58, 94, 167, 174, 177, 261, 266-267, 362, 610-612, 618, 619

engeadrement 62, 123-125, 161, 190, 192194, 206, 228, 319-320, 451, 591-592 En Sof (voir Infini) Esprit saint 125-128, 130, 135-139, 185186, 204-205, 274, 334, 336-337, 445, 621 Gtinceliies 488, 490, 494-495, 498-505, 507509, 511-514, 516, 518, 521, 527-S29, 531, 536-537 Etre 86, 273, 582, 589,617 étude de la Torah 58-59, 62, 111-113, 225, 346, 359-360, 372, 390, 398, 406, 410, 425-421, 445-446, 452, 459, 466, 472,

482, 522, 568, 576, 578, 595, 629

éveil (voir hit’orerout)

exil 37, 49, 90, 92, 100, 103, 105, 165, 167, 171, 176, 182, 184-185, 245, 303-304, 396, 419, 437, 452, 468, 513, 596, 619, 630 exil de Dieu 84, 91-92, 99, 103, 204, 414, Cot} feu 47, 92, 129, 131, 133, 135-137, 140, 143-144, 147, 196, 260, 261-262, 343crainte de Dieu 443 AA, 349, 436, 455, 509, 568, 570, 594 flamme 92, 152, 181, 184, 199-202, 261, décalogue 110, 120, 122-124, 263, 600 267, 273, 342, 347-349, 444-445, 447, démons 177, 315, 317, 329, 356 désir 154, 156, 161, 167, 183 453, 481, 486, 540 dime 453-454 forme supérieure 211, 213, 215-218, 220diminution de la tune 301 222, 225, 231, 279-283, 351, 362, 366, dix paroles (voir décalogue) 441, 582-583, 585, 588, 592 dommage infligé 4 Dieu 40, 83-84, 86, 89, gloire 49, 55, 81, 111, 116-117, 164, 167, 93, 95, 97-98, 100, 102-104, 175, 243172, 238, 259-264, 334, 366-369, 373, 244, 281 , 289-291, 295, 298, 300, 303, 375, 381-382, 467, 602-603, 611, 613333, 345, 355, 362-363, 392, 399-400, 614, 616, 617 408, 410, 413, 417, 440, 443, 473-474, gnosticisme 12 471, 484, 488-489, 500, 535-536, 539hermétisme 21, 119, 121-122, 193-194, 540, 567, 576-577, 582-583, 585-587, 550, 581, 623, 626 hiérarchie des étres 68, 76, 78, 80, 86, 129, 589, 591 137, 145, 197, 229, 244-245, 250, 269, eaux féminines 475-476, 495, 498, 501, 504, 506, 510, 512, 514 294, 316, 323, 392, 418, 444, 473, 479, ébranlement (voir hit‘orerout) 494, 639 hiérogamie 112-113, 135, 139-140, 148, échange 112-113, 124, 130-131, 134, 156, 152, 157-158, 162-164, 167, 169-173, 163, 176, 192, 197, 229, 244, 264, 272, 299-300, 303-304, 355-356, 403-404, 408, 184, 210-212, 227-229, 269, 359-360, 452, 537, 577, 579, 639, 648 362, 394, 401-402, 443, 451-452, 454, élévation de la Chekhina 166, 172 459, 468, 489, 495, 504-505, 510, 512, élévation des mains 83, 85, 87, 95-97, 99, 514, 518, 520, 538, 561, 563-564, 566, 168, 464-465 569, 572, 575, 578, 589, 594, 596, 601, 603-604, 618, 620 encens 57, 434-435

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A

LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

hit orerout 32, 76-79, 137 AB, 143, V-

372, 374, WO_419-426, 438-400, 444, 447-448 624 164, 167, 19, 182-186, 194-197, 199, 231, 2-2, 294, 2H, A, FA, WL Lith 500 Loi 109-112, 117, 125, 148, 197,253,271, V4, YEA, VOID, YA, VHA, 2B, M2, 331, FP, 38h, PA, SIS, SPB372, 375, 371-401 , 43-407, 411-413, 81, Bi, D4, 630 45-416, 421-423, 425, 428-4D), 443, loi du talion 362 MUBAS3, 455, 499-462, 467, 473, 475, 483, 518, SY, 61, HA, SI0-ST1, 2403 mage 11, 18, 21-32, 35, 38-39, 68-9, 72, 9, Z71, 307-WB, 311, 314, 316-318, 323homicide 205 homme d’en haut 203-206, 222-223, 249, 325, 327-329, 332, 419, 438, 440, 64522), 283, 295, W2-W3, 318, 326, W2646, 649 YW, YH, F10-3N1 , 373, 425, 429-433, mal 99-100, 104, 106, 119, 146, 170,204, 582, 585,597 2A4, 271, 333, 449, 490, 494-495, 497, homme primordial 418, 493-495, 515-517 499-501, S05, 514, 516, $28, 530, 537 méditation (voir kavanah) Idées 329 80, 82, 506, 508 identité 69-70, 123, 130-134, 140, 144, 156, mélange interdit menstruation 448-449 178, 197, 203, 287, W1, 371, 592 idole 507, 622, 624-625 Messie 36-38, 303-304, 418, 498, 504, 506, image de Dieu 62, 74-75, 190, 192, 205, 514-516, 529, 544, 546 Métatron 55, 138, 221, 388, 389, 391-392, 212, 215, 218, 335-336, 351-352, 376, 486-487 584 mezouzah 357 impression 339, 350, 377-378, 380, 395, A017, 440, 442, 473-474 Michaél 198 impulsion (voir hit’orerout) microcosme 82, 120, 223, 256, 257, 303, inceste 229-232, 357, 533, 541-542 370, 582, 584, 587 miroir 377, 440 Infini 40, 70, 76-77, 92-94, 155, 157-159, 164, 186, 192, 219, 244, 247, 252-253, mise en branle (voir hit’orerout) 258-259, 267, 273-275, 297, 321, 330Moise 37, 43, 46, 48, 50, 56-57, 83, 85-88, 91, 94-95, 98, 111, 219, 237, 268, 271, 431, 339-340, 346-349, 351, 353, 384, 389-390, 392, 397-398, 403-404, 406, 354-355, 367, 381, 470, 481, 576, 583, 415, 472-474, 477-479, 481, 493, 505, 586, 618-619 515-516, 519-520, 579, 602, 639 mondes (doctrine des) 247-252, 439, 474, intention (voir kavanah) 498, 508, 521 islam 9, 19

jardin d’Eden 76-77, 101-102, 116, 141, 198

Jérusalem d’en haut 85

kavanah 72, 9-92, 120, 126, 150, 154-155, 185-186, 237, 248, 270-272, 320, 330-

331, 333, 353, 372, 395, 397-400, 420, 421-423, 427, 430, 444-445, 451, 453454, 467, 485-487, 509-511, 522-523,

600, 633 Kippour 87, 145, 186, 260, 387, 428, 527 lampe (voir chandelle) 116, 200-201, 260261, 274, 342-344, 348, 349 lottre(s) 56, 84, 88, 90, 94, 110, 157, 169, 174, 225, 246, 282, 310, 324-329, 346,

“SR

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musique 365

nations du monde 84-85, 95, 102, 104, 176, 185, 204, 245, 296, 298, 303-304, 436438, 470, 513-514, 537, 548 nature 80, 294, 296, 317, 341, 343, 345-346, 350 Néant 41, 100-102, 105-106, 124, 188,297, 362, 385, 396, 582, 584-585, 588-589, 593, 614 néoplatonisme 14, 18-20, 24-25, 27, 30-31, 33-34, 37, 39, 72, 83, 103-107, 113, 142, 159, 183, 190, 202, 240, 250, 261, 273, 275-277, 280, 291, 307-308, 330, 371, 2 ae

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665

INDEX THEMATIQUE

Nom divin 57-58, 72, 74-75, 83-95, 97, 103104, 128, 135, 138, 150-154, 161, 167,

puissances astrales 76-77, 79-80, 82, 86,

256, 310, 314, 327, 437-438, 452 Récit du Char 77 rédemption 58, 91, 100, 105, 166, 182, 414, 433, 451-452, 484, 493, 509, 519, 531, 252-253, 259-260, 263-264, 282, 325-326, 332, 370, 372, 374, 391, 427-428, 443533, 536, 540, 545, 547, 642 445, 464-465, 560-561, 563-564, 568, repentir 489, 531, 567, 597, 598 571-572, 578, 582-583, 588, 591, 602, résolution (voir kavanah)

171, 174-175, 182, 184-185, 207, 209, 213, 215, 221, 225, 231, 237, 246-247,

611, 614, 616, 617

noms sacrés 30, 69, 128, 155-156, 158, 168171, 295, 324-329, 367, 421-423, 427, 438, 439-440 nourrice 344-345, 403, 414-415, 462-463, 471 nourriture interdite 507

nourriture ontique 46, 63, 151, 177-178,

résorption 100-102, 295, 333 respiration 195-199, 344, 424, 475, 509

ressemblance 69-70, 76-78, 123-124, 129-

130, 139, 159, 190, 201, 205-207, 209, 218, 221, 233, 333, 336, 364, 366, 368389, 371-372, 411, 451, 591-592, 611, 613 rouleau de la Torah 50, 420-421, 446-448, 580-581 , 591-592, 624-625 sabbat 41, 226-227, 357, 554-556, 559

185, 197, 204, 243-244, 290, 295, 300, sactements 19-21 323, 325, 335, 344, 388-390, 395, 436, sactifice(s) 43-47, 62, 64, 91-93, 100, 126494, 520, 576 odeur 136, 139, 198, 254, 400, 402, 404129, 131-139, 141-145, 147, 169-170, 405, 444 177, 181, 183-185, 187-188, 199-201, ombre 82, 279, 331, 367-368, 376-377, 486212-214, 248, 256, 258, 260, 270, 274, 487, 596, 613-614 294, 296, 308-309, 331, 343-344, 394, paganisme 11-12, 18-19, 21, 23- 25, 31-32, 428-432, 434, 436, 438, 454, 475, 50754, 63, 107, 142, 145, 202, 307-309, 380, 509, 551, 593-594, 618, 633, 647 salut 10, 36, 38, 166, 452, 545, 548 437-438, 470, 622, 624, 633, 644-646 palais célestes 55, 393 salut de Dieu 91, 265, 352, 383, 548 parenté 70 salut de I’Ame 199, 257-258, 264 parfum (voir odeur) Samaél 84 Sanctification 227, 260, 445 parole 187, 263, 327, 346, 360, 372 péché d’Adam 83, 166, 175-176, 230, 415Sanctuaire 41, 44, 47, 50, 60-63, 88-89, 181, 416, 431, 586-S88 262, 315-316, 333-334, 336, 380, 382, 407-408, 470, 487, 591, 594-595 philosophie 31, 34, 36, 38, 64, 68, 127, 144-145, 179, 181, 203, 239, 241, 254Sandalphon 58, 266, 390-391, 611-612 257, 259, 265, 277, 291-292, 295, 298, sang 43-46 301, 305, 312, 318, 332-333, 339, 380, Satan 84, 121, 146-147, 334, 527 sept bénédictions nuptiales 209 382-383, 458-459, 465-466, 468, 472, 478, 485 serpent 171, 268, 271, 392, 450, 535-538, pluie 294, 343, 346-347, 349, 429, 475 543-546, 582, 586 prétre(s) 57, 90, 97, 99, 130-132, 176-177, Sinal 35, 49-50, 61, 91, 110, 168, 170, 263, 182, 184, 198, 337, 427-428, 438, 453349, 382 454, 464-465, 508, 532 soufisme 630 sphere intelligible 82 pritre de Dieu 57, 294

pritre de prosternation 511-512, 529 Prostitution 526

puissance divine 53-57, 122, 125, 245, 260, 298, 333, 342, 351, 353-355, 358, 430, 450, 457, 600, 603

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statues (voir idoles) stimulation (voir hit’orerout)

sympathie 68, 77-78, 142-143, 186, 201, 2MA, 334, 473, 476, 486, 564, 584, 592593, 623-624

666

LES GRANDS TEXTES DE LA CABALE

unification de Dieu 93-95, 99, 103, 128, 150-151, 153, 158-159, 165, 170, 173, tefilin 146, 162, 208-210, 237, 357, 362, 415, 175-176, 177-178, 184, 211, 213, 215, 420 Temple d’en haut 147 227-229, 248, 259, 266, 269, 285, 318, Tétragramme (voir Nom divin) 322, 350, 355, 361, 366, 373, 382, 397, 398-400, 408-409, 413, 443-444, 451, théologie paulinienne 38 théurgie néoplatonicienne 11, 21-22, 28, 461, 474, 482, 495, 522, 547, 565, 578, 587, 609, 617 33, 72, 77-78, 87, 107, 144-145, 182-183, 200-201, 293, 625, 632, 633 union conjugale 233, 269, 450, 451 Torah 61, 69, 111-112, 168, 193, 211, 271, union mystique 72, 88-89, 92, 172, 215216, 221-222, 261-262, 344, 357, 386, 279, 281-282, 285, 287, 292-293, 308, 424-425, 444-445, 468, 479, 481 327, 365, 367, 369, 371-375, 389, 390, 420, 430, 432, 446-448, 452, 481, 562, union théurgique 465 569, 574, 579-580, 592, 624 unité divine 84-86, 88, 91-92, 106, 112, 128-130, 151, 153, 159, 163, 165-166, transmigration des Ames 532 tréne 55, 57-58, 84-85, 90, 131-132, 135174-175, 185, 187, 190-191, 196, 203136, 139-140, 168, 178, 209-210, 212, 204, 213-214, 229-230, 238, 268, 299, 237-238, 250, 267-269, 274-275, 309, 378, 380, 382, 391-392, 407, 462-463, 588, 597-598, 617 333, 360, 362, 371, 397, 403, 406, 411412, 560, 563, 583, 588 vache rousse 532 tsitsit 209-210, 357, 415 viol 532-533, 536-537 violons 197, 365, 374 Un (1) 70, 122, 152, 159, 197, 203, 221,

tantrisme 323

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Extrait du Ketem Paz de R. Siméon Labi, Djerba, 1940, fol. 288a. Cercle représentant les correspondances entre les douze signes du zodiaque, les douze tribus, les douze pierres du pectoral du grand prétre, les douze combinaisons des lettres de deux noms divins et douze cases de demandes. Voir page 438.

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Extrait du Chéfa’ Tal de R. Sabbatai Cheftel Horovitz, Hanovia, 1612, fol. 7a. Les mains des prétres pendant la bénédiction sacerdotale sont les réceptacles des influx divins qu’elles réémettent sur le peuple d’Israél a travers leurs vingt-huit canaux. Au centre, un texte od l’auteur explique son dessin : « Ces lignes ce sont 28 canaux qui sont 28 lettres, 28 lumiéres, qui jaillissent de la source YHVH, la “Paume”, béni soit-il. Et 4 partir de ces 28 lumiéres jaillissent encore sans fin des lumiéres de bénédiction : ce sont les petites lignes qui les représentent. » Voir p. 464-465.

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TABLE DES MATIERES

Avant-PLopos .........sssssscsscesesssecsneeesseeses

9

INTRODUCTION Chapitre premier. Théurgiec, magic et religion : les mots et les choses .............. Chapitre IL Antécédents bibliques. Chapitre IIL Antécédents rabbiniques ...

18 42 52

PREMIERE PARTIE

LES FORMES GENERALES DE LA CABALE THEURGIQUE

Chapitre premier. La pritre dans I’école de R. Isaac Il’Aveugle et le R. Isaac I'Aveugle, Bahir, R. Acher ben David, R.

Bahir......

T2

Ezra de Gérone, R. Azriel de Gérone.

Chapitre IL Les commandements dans I’école de R. Isaac l’Aveugle et le Bahir R. Isaac }’Aveugle, Bahir, R. Acher ben David, R. Ezra de Gérone, R. Azriel de Gérone, R. Babya ben Acher.

109

Chapltre IIL La pritre dans l’Ecole du ZOMAL .......u-.ssessssssesessnvsssnssssessssasssessersseneee 149 R. Moise de Léon, R. Joseph Gikatila, Zohar, Ra’aya Mehemna,

Tigouné ha-Zohar, R. Joseph de Hamadan.

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Chapltre IV. Les commandements dans l’école du ZOAAT ......0..-.--seeen ssssecreeeeee 181 R. Motse de Léon, R. Joseph Gikatila, Zohar, Ra’aya Mehemna, Tiqgouné ha-Zohar, R. Joseph de Hamadan. Chapitre V. La cabale théurgique en Espagne avant Expulsion ...........-..--. 235 Le Ma’arekhet ha-Elohout et |’école catalane : 236 R. Isaac d’Acre : 243 R. Chem Tov ben Chem Tov : 254 iel : 265 de Jativa R. Joseph Alcast R. Isaac Mar Hayim : 272 Chapitre VL La cabale théurgique en Italie du xI1V° at XV1° SiBClE......esesssssseee 278 R. Menahem Récanati : 278

R. Réuben Tsarfati : 287

o : 292 R. Elie Hayim de Genazzan

R. Yobanan Alemanno et son école : 305 R. Isaac de Pise et R. Yehiel de Pise : 312

R. Mattathias Délacrout : 319 La cabale théurgique aprés I'Expulsion du xv’ au xvr sitcle..... 338 VIL Chapltre R. Moise ben Jacob de Kiev : 339 R. Yehoudah Hayat : 341 R. Joseph ben Moché Alashgar : 352 R. Isaac Chani : 356 R. Méir ibn Gabbay : 364 R. Joseph Caro : 383 R. Salomon Alkabets : 395 R. Moise Cordovéro : 397

R. Elie da Vidas : 413

R. Siméon Labi : 427 R. Yehoudah ben Hanin : 442

Chapitre VILL La cabale théurgique du xvir' jusqu’au milieu du xvur sitcle.. 456 : 456 ral de Prague) R. Judah Loew ben Betsalel (Maha

R. Sabbatal Cheftel Horovitz : 458 R. Isale Horovitz : 466 R. Joseph Ergas : 471 R. Moise Hayim Louzzatto : 478

R. Avied Sar Chalom Basilea : 484 Chapitre IX. La cabale théurgique de R. Isaac Louria.............

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DEUXIEME PARTIE La

THEURGIE

INSTAURATRICE

DANS

LA

CABALE

Chapitre premier. « Il est temps de faire Dieu » dans la cabale avant PExpulsion R. Babya ben Acher, R. Ezra de Gérone, Zohar, R. Molise de Léon, R. Joseph Gikatila, R. Joseph de Hamadan, Livre de Il’Unité, R. Abraham de Esquira, R. Joseph Angelet,

550

R. Menahem Récanati, Tigouné ha-Zohar, R. Elie Hayim de Genazzano.

Chapitre IL La théurgie instauratrice aprés l’Expulsion ..............scssssssscsssenssesees 599 R. Méir ibn Gabbay, R. Mattathias Délacrout, R. Joseph Caro,

R. Abraham Galanté, R. Yehoudah Hayat,

Midrach de R. Siméon le juste, R. Eléazar de Worms, R. Hayim Vital, R. Elie de Vilna, R. Jacob Abibatsira,

R. Nahman de Braslav.

Chapitre IIL Les dicux faits par les hommes dans la théurgie palenne ..

Chapitre IV. Le Dieu fait chez Erigtne et Ton

Arabii........ccscsscssssseesesee

CONCLUSION

Littérature rabbinique et apparentée

Index des cabalistes et des livres anonymes cités..

Autres auteurs et textes juifs............csesssscssssesscsessesseeeen

Auteurs et textes grecs et latins ..............sscscssssnssssssecsssssssssssssessnessscessessoeeseees Auteurs arabes ..........cccsssssssesssessssssnsssesenesssssssssnessnsseneesssssenssesssessasenssssnssencessceneseneees 659 Sources secondaires . 659 662

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Collection « LES DIX PAROLES » dirigée par Charles Mopsik EXEGESE BIBLIQUE LE COMMENTAIRE SUR LA TORAH. TSEENAH UREENAH —J.b. 1. Achkenazi de Janow

L’ECCLESIASTE ET SON DOUBLE ARAMEEN. QOHELET ET SON TARGOUM

LE TALMUD

LE TALMUD. TRAITE MOED KATAN

LE TALMUD. TRAITE HAGUIGA

LE TALMUD. TRAITE MAKKOT AGGADOTH DU TALMUD DE JACOB /'EIN YAAKOV

BABYLONE. LA SOURCE DE

LE MIDRACH

MIDRACH RABBA. GENESE, Tome I

LECONS DES PERES DU MONDE. PIROF AVOT ET AVOT DE RABBI NATHAN

COMMENTAIRES DU TRAITE DES PERES. PIRQE AVOT—

M. Matmonide, Rachi, Rabbénou Yona, le Maharal de Prague, R. Hayim de Volozyne.

CHAPITRES DE RABBI ELIEZER. PIROE DE RABBI ELIEZER MYSTIQUE JUIVE ET CABALE LE LIVRE HEBREU D’HENOCH. LIVRE DES PALAIS

LE ZOHAR. Tome I - Tome II — Tome III - Le Livre de Ruth LE BAHIR. LE LIVRE DE LA CLARTE LE PHILOSOPHE ET LE CABALISTE — R.M. H. Luzzatto

LETTRE SUR LA SAINTETE. LE SECRET DE LA RELATION ENTRE L’'HOMME ET LA FEMME

DANS LA CABALE

DEUX TRAITES DE MYSTIQUE JUIVE. LE TRAITE DU PUITS ET LE GUIDE

DU DETACHEMENT

— O.

et D. Matmonide

LE PALMIER DE DEBORA — R.M. Cordovéro

L’AME DE LA VIE— R. Hayim de Volozyn

PHILOSOPHIE JUIVE ET THEOLOGIE LA DISPUTE DE BARCELONE — Nahmanide LE GUIDE DES EGARES — M. Matmonide

ETUDES CONTEMPORAINES

SABBATAI TSEVI. LE MESSIE MYSTIQUE 1626-1676 — G. Scholem

POUR UNE ETHIQUE. LIVRE I : DE DIEU — J. Zacklad POUR UNE ETHIQUE. LIVRE II: ’ETRE AU FEMININ — J. Zacklad JUDAISME ET ALTERITE — C. Chalier

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r mars 1993 le 2ime it et achevé d’impr s.a. ion Impress dans les ateliers de Normandie Roto a Lonrai (61250) eur : 13-0376 N° d’imprim

Dépét légal : mars 1993

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e, des Pratiques religieuses et efficacité théurgique dans la cabal cet ouvrage. origines au milieu du xvur siecle, tel est le sujet d’étude de ion et 4 la Premiére monographie entitrement consacrée 4 la significat ), ce livre fonction des observances religieuses (ta’amé ha-mitsvot ine de cabalistes, rassemble en traduction frangaise les écrits d’une centa

par’école, présentés et expliqués dans Vordre chronologique, école

*s

auteur par auteur.

le développeUn des apports les plus originaux des cabalistes a été

bue a celles-ci ment d’une pensée de la pratique et des ceuvres qui attri

un pouvoir sur la création et sur le monde divin, pouvoir si extraordi-

de pensée naire qu’il est méme capable de « faire Dieu ». Les systémes ance des élaborés par les cabalistes pour rendre compte de cette puiss

issus du actes des hommes se sont déployés en mélant certains concepts

ques et aux néoplatonisme tardif et de sa théurgie aux croyances bibli de la aspects exégeses rabbiniques anciennes. Cette fusion entre certains et la tradition pensée des derniers philosophes de la fin de |’Antiquité une immense juive a été d’une trés grande fécondité puisqu’elle a suscité

». Cette littérature qui s’est proposé d’élucider les « secrets de la Torah et parfois méme part essentielle de la pensée juive, trés souvent ignorée

trouve au coeur rejetée comme intrusion étrangeére et inauthentique, se

ques maitres de la conception théologique et anthropologique de quel parmi les plus éminents de Phistoire du judaisme. Universelle Publié sous les auspices de Alliance Israélite 4

O ~ve O I 0000 039 066