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French Pages 247 [257] Year 2021
Kasion 6 Les Chérubins / Keruvim dans lʼAntiquité
Les Chérubins / Keruvim dans lʼAntiquité Approche historique et comparée Édités par Philippe Abrahami et Stéphanie Anthonioz
Κάσιον
Kasion 6 Zaphon
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26.04.2021 10:56:43
Les Chérubins / Keruvim dans l’Antiquité Approche historique et comparée
Édités par Philippe Abrahami et Stéphanie Anthonioz
© 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Kasion Publikationen zur ostmediterranen Antike Publications on Eastern Mediterranean Antiquity Band 6 Herausgegeben von Sebastian Fink, Ingo Kottsieper und Kai A. Metzler
© 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Les Chérubins / Keruvim dans l’Antiquité Approche historique et comparée
Édités par Philippe Abrahami et Stéphanie Anthonioz
Zaphon Münster 2021 © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Illustration auf dem Einband: Horus entre Isis et Nephtys, plaque en ivoire, Hadatu © Musée du Louvre, dist. RMN – Grand Palais / Raphaël Chipault.
Les Chérubins / Keruvim dans l’Antiquité. Approche historique et comparée Édités par Philippe Abrahami et Stéphanie Anthonioz Kasion 6
© 2021 Zaphon, Enkingweg 36, Münster (www.zaphon.de) All rights reserved. Printed in Germany. Printed on acid-free paper.
ISBN 978-3-96327-148-9 ISSN 2626-7179
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Sont réunies dans ce volume les différentes contributions d’une journée d’étude qui s’est déroulée à Lille, à l’Université Catholique, le 17 mai 2019. L’organisation de cette journée a bénéficié du soutien et de l’aide financière des unités de recherche du CNRS HALMA (UMR 8164) et Orient & Méditerranée (UMR 8167), de la Faculté de théologie de l’Université Catholique et des Fonds fédératifs de cette institution.
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Table des matières St. Anthonioz Introduction : un état de la recherche, nouveaux horizons.................................... 1 Ph. Abrahami Kurību et autres figures associées ....................................................................... 19 A. Caubet Les avatars de la figuration du sphinx ................................................................ 43 Th. Gamelin Divinités et génies ailés en Égypte ancienne : protecteurs et dispensateurs de vie................................................................................................................... 57 St. Anthonioz Chérubins / Keruvim : évolutions et mutation ................................................... 93 Ch. Batsch Dans la littérature juive du deuxième Temple : les vivants piliers du char-trône divin ............................................................................................ 115 D. Hamidović Les chérubins et le trône-char divin (merkavah) dans les écrits des palais célestes (hekhalot) ............................................................................ 131 C. Dogniez Rendre en grec l’intraduisible hébreu kerubim : remarques sur un « échec » de traduction dans la Bible des Septante........................................................... 147 J. Moreau Les Cherubim chez Philon d’Alexandrie : une approche symbolique au service d’une exégèse spirituelle .................................................................. 165 Fr. Vinel Quelle place pour les Chérubins dans l’exégèse et la pensée d’Origène ... et de quelques autres ? .................................................................................. 185 S. Bethmont L’arche et les Chérubins dans l’iconographie juive et chrétienne : quelques jalons du IIe au Xe siècle (et au-delà) .................................................. 209 St. Anthonioz Les chérubins, proposition de typologie biblique ............................................. 237 Index ................................................................................................................. 243 Index des noms (communs) d’animaux ou d’hybrides ................................ 243 Index des noms (propres) d’entités divines ou divinisées ........................... 243 © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Table des matières
Index des divinités égyptiennes (ailées) ...................................................... 245 Index des éléments morphologiques et autres attributs relatifs aux Chérubins ......................................................................................... 245 Index des sources anciennes (hors références bibliques)............................. 246 Index des auteurs anciens ............................................................................ 246
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Introduction Un état de la recherche, nouveaux horizons St. Anthonioz UMR 8167 Orient et Méditerranée
La journée d’étude, organisée le 17 mai 2019, à l’Université catholique de Lille, visait à éclairer l’une des nombreuses mutations religieuses au tournant de notre ère, lorsque les créatures hybrides, dénommées « chérubins » (keruvim), sont devenues des « anges » et qu’elles ont même représenté l’une des classes angéliques les plus proches de la divinité au côté des « séraphins » : Dans leur totalité, la Parole désigne les essences célestes par neuf noms révélateurs : notre initiateur divin les divise en trois dispositions ternaires. Il dit que la première est celle qui est toujours auprès de Dieu et dont la tradition rapporte qu’elle est immédiatement unie à Lui, avant les autres et sans intermédiaire (qu’en effet les très saints Trônes et ces cohortes aux yeux et aux ailes multiples qu’on nomme en hébreu Chérubins et Séraphins siègent immédiatement autour de Dieu dans une plus grande proximité que toutes les autres, c’est bien selon lui, ce qu’a transmis la révélation des Dits sacrés. Cette formation ternaire, en tant qu’elle constitue une seule hiérarchie, de rang égal et réellement première, notre illustre précepteur déclare donc qu’aucune autre n’est plus déiforme ni plus immédiatement contiguë aux illuminations primordiales de la Théarchie), – la seconde, dit-il, est celle qui se compose des Puissances, des Dominations et des Vertus, – et la troisième, comprenant les dernières des hiérarchies célestes, est la disposition que constituent les Anges, les Archanges et les Principautés.1
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Denys l’aréopagite, traduction Maurice de Gandillac, 1958 : 104–105 [Πάσας ἡ θεολογία τὰς οὐρανίους οὐσίας ἐννέα κέκληκεν ἐκφαντορικαῖς ἐπωνυμίαις· ταύτας ὁ θεῖος ἡμῶν ἱεροτελεστὴς εἰς τρεῖς ἀφορίζει τριαδικὰς διακοσμήσεις, Καὶ πρώτην μὲν εἶναί φησι τὴν περὶ Θεὸν οὖσαν ἀεὶ καὶ προσεχῶς αὐτῷ καὶ πρὸ τῶν ἄλλων ἀμέσως ἡνῶσθαι παραδεδομένην. Τούς τε γὰρ ἁγιωτάτους θρόνους καὶ τὰ πολυόμματα καὶ πολύπτερα τάγματα χερουβὶμ Ἑβραίων φωνῇ καὶ σεραφὶμ ὠνομασμένα κατὰ τὴν πάντων ὑπερκειμένην ἐγγύτητα περὶ Θεὸν ἀμέσως ἱδρῦσθαί φησι παραδιδόναι τὴν τῶν ἱερῶν Λογίων ἐκφαντορίαν. Τὸν τριαδικὸν οὖν τοῦτον διάκοσμον ὡς ἕνα καὶ ὁμοταγῆ καὶ ὄντως πρώτην ἱεραρχίαν ὁ κλεινὸς ἡμῶν ἔφη καθηγεμών, ἧς οὐκ ἔστιν ἑτέρα θεοειδεστέρα καὶ ταῖς πρωτουργοῖς τῆς θεαρχίας ἐλλάμψεσιν ἀμέσως προσεχεστέρα, δευτέραν δ' εἶναί φησιν τὴν ὑπὸ τῶν ἐξουσιῶν καὶ κυριοτήτων καὶ δυνάμεων συμπληρουμένην καὶ τρίτην ἐπ' ἐσχάτων τῶν οὐρανίων ἱεραρχιῶν τὴν τῶν ἀγγέλων τε καὶ ἀρχαγγέλων καὶ ἀρχῶν δι ακόσμησιν]. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Pour étudier ce phénomène de mutation, il a été proposé, lors de cette journée d’étude, de reconsidérer les traditions textuelles et iconographiques de ces entités, de suivre leur évolution, de tracer les influences possibles entre systèmes de représentations voisins, enfin de montrer leur réception et la diversité renouvelée des textes et des images. D’où vient le terme « chérubin » ? Comme le titre de cette journée l’indique, Keruvim est un terme provenant de l’hébreu biblique2. Selon les occurrences bibliques (cf Annexe « Les Chérubins, proposition de typologie biblique »)3, les Chérubins sont des entités proches de la divinité, connus principalement par les récits de l’arche de Yhwh et le propitiatoire qu’ils surplombent – et d’où découle d’ailleurs l’épithète divine « qui siège sur les Chérubins » ()ישב הכרבים4 –, ainsi que par les récits de la construction du temple. Mais ils sont mieux connus encore par le livre d’Ézéchiel. Le chapitre 10 de ce livre offre, en effet, une description détaillée qui n’est pas sans faire écho à l’iconographie commune des créatures hybrides ailées, attestées au Levant et plus largement dans l’Orient ancien et le bassin méditerranéen, d’autant que l’étymologie du Chérubin est à rapprocher du verbe karābu et des formes nominales kāribu et kurību attestés en akkadien (mais absents de l’hébreu biblique) relevant du champ sémantique de la bénédiction, de la prière et de la louange. D’après le contexte littéraire des occurrences bibliques, on les définit volontiers comme « gardiens protecteurs » de la divinité. Cette fonction protectrice est éclairée par la récurrence du verbe סכך, « couvrir, protéger »5, associé plus précisément aux ailes des Chérubins. Ils présentent aussi une fonction « médiatique », comme l’attestent les récits de l’arche, puisque c’est d’« entre les Chérubins, qui sont sur l’arche du témoignage » que la divinité s’adresse à Moïse (Ex 25,22). Il est clair que les textes mettent en lumière une proximité très grande avec la divinité, qu’il s’agisse du trône, de la montagne sainte (Ez 28) ou de l’arbre de vie (Gn 3). Il est à noter cependant que le rapport de proximité n’est pas clairement défini. Ainsi, les Chérubins se positionnent sur l’arche (2 S 6,2 ; 1 R 8,6–7), tandis que, ailleurs, 2
Dans le volume, les Chérubins ou chérubins apparaissent sous différentes orthographes que nous n’avons pas cherché à harmoniser : à côté de keruvim, on trouvera aussi Cherubim ou kerubim, translittération fidèle du grec Χερουβίμ (LXX, Philon). 3 Gn 3,24 ; Ex 25,18.22 ; 26,1.31 ; 36,8.35 ; 37,7 ; Nb 7,89 ; 1 S 4,4 ; 2 S 6,2 ; 22,11 ; 1 R 6,23.32.35 ; 7,29.36 ; 8,6 ; 2 R 19,15 ; 1 Ch 13,6 ; 28,18 ; 2 Ch 3,7.10 ; 5,7 ; Esd 2,59 ; Né 7,61 ; Ps 18,11 ; 80,2 ; 99,1 ; Is 37,16 ; Ez 9,3 ; 10,1.14.18 ; 11,22 ; 28,14.16 ; 41,18.20.25. 4 1 S 4,4 ; 2 S 6,2 ; 2 R 19,15 ; Is 37,16 ; Ps 80,2 ; 99,1 ; 1 Ch 13,6. Pour un état de la question et un avis différent sur le sens de l’épithète divine, voir Eichler, 2014 : 258– 371. L’auteur comprend l’épithète comme « celui qui demeure au milieu des chérubins » (who dwells among the cherubim), les chérubins étant entendus comme les créatures vivantes du royaume divin en Eden. 5 Ex 25,20 ; 37,9 ; 1 R 8,7 ; 1 Ch 28,18 ; Ez 28,14.16 cf Ex 40,3.21 ; Ps 91,4 ; 140,8. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Introduction
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la divinité les surmonte (2 S 22,11 ; Ps 18,11). En Ézéchiel, Yhwh surplombe d’abord un Chérubin (9,3) avant de quitter le temple, puis le firmament de gloire est situé au-dessus des Chérubins (10,1), tandis que la gloire s’élève au-dessus d’eux (10,4). Le caractère diffus de cette présence est sanctionné par une indécision quant au nombre (un Chérubin unique, deux Chérubins ou des Chérubins sans nombre déterminé) et, dans le livre d’Ézéchiel, une indécision quant au genre. Leur fonction peut ainsi être définie non seulement comme protectrice mais aussi comme liminaire : ils se positionnent à la jonction des mondes humain et divin, expliquant alors leur présence sur les lieux stratégiques de l’architecture et de la décoration du sanctuaire (voile, portes, murs), mais aussi sur le mobilier du culte (cf Annexe « Les Chérubins, proposition de typologie biblique » : IV. Les chérubins décoratifs). Ces différents éléments pointent donc vers les créatures hybrides que l’on rencontre dans les textes et les images de l’Antiquité du bassin méditerranéen et de l’Orient6. C’est ainsi que la recherche, dans une approche comparée, s’est développée. Le but de cette introduction vise à présenter un état des lieux de la recherche, ce qui permettra de situer le débat et le dialogue que les contributions de ce volume poursuivent.
Regard vers la Mésopotamie Les sources mésopotamiennes ont depuis longtemps été convoquées. Déjà René Dussaud, en 1898, indiquait que les Chérubins n’étaient autres que ces monstres ailés postés à l’entrée des palais de Mésopotamie, ayant un corps de forme humaine (cf Ez 1,5), quatre ailes, deux élevées, deux abaissées (cf Ez 1,11.23), des mains d’homme sortant de dessous les ailes (cf Ez 1,8 ; cf 10,7)7. Pour l’auteur, les quatre faces, d’homme, de bovidé, de lion et d’aigle, en Ézéchiel, ne pouvaient être que le fruit de la prodigieuse imagination du prophète. En cela, R. Dussaud s’appuyait sur les travaux de François Lenormant qui, dans Les Origines de l’histoire, démontrait les traits assyro-babyloniens des Chérubins8. R. Dussaud refusait cependant d’identifier le Chérubin au taureau ailé. Le taureau ailé à face humaine était sans doute la créature la plus commune dans les palais assyriens, mais le texte d’Ézéchiel suffisait à prouver qu’il y en avait d’autres. Il fallait nécessairement donner au mot un sens plus large et compter avec plusieurs types d’hybrides. Les différentes faces renvoyaient à des êtres identifiables sur les monuments, laissant deviner les rapports entre l’animal et le divin. Surtout le Chérubin était une émanation de la divinité, avec des fonctions 6
L’image occidentale que l’on peut avoir de chérubins enfantins est moins ancienne et doit être rapportée à R. Abbahu de Césarée (ca 279–320), qui offre une lecture midrashique de l’hébreu ( )כרוב: כרביא, qui peut se traduire en araméen par « comme un jeune garçon » (b. Ḥagigah 13b, Sukkah 5b). Voir Eichler, 2015 : 26–38. 7 Dussaud, 1898 : 301–313. 8 Lenormant, 1879–1883. Voir aussi de Charencey, 1875 : 223–246. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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d’acolyte (cf Ez 10,7), et de protecteur (cf Ez 28,14.16)9, une sorte de génie ailé à plusieurs faces. L’auteur n’hésitait pas à conclure que la source de la vision ézéchélienne était assurément « assyro-chaldéenne »10. Depuis, les influences mésopotamiennes n’ont cessé d’alimenter les études particulières du livre d’Ézéchiel, comme les commentaires généraux11. Plus récemment Shawn Zelig Aster a repris et développé ces influences en analysant le concept de gloire divine ( )כבודdans le livre d’Ézéchiel12. La gloire émanerait des représentations mésopotamiennes du melammu, l’un des plus anciens attributs, divin et royal, qui soit dans la culture cunéiforme, remontant au début du IIe millénaire (dans la forme sumérienne me.lam2), une aura qui couvre la personne et signifie son pouvoir suprême et irrésistible. Dans les textes, le melammu peut irradier la lumière ou non. Plus tardivement, à l’époque néo-assyrienne, l’usage du terme se confond avec d’autres concepts de luminosité et de radiance, renvoyant à l’idéologie royale et la représentation du pouvoir. Il s’agit avant tout du pouvoir de la divinité Aššur, comme on le voit dans les palais assyriens, par le biais du disque solaire. Ces représentations évidemment exposées et destinées aux visiteurs, vassaux et tributaires, devaient répandre et inspirer terreur, effroi et respect. À l’époque néo-babylonienne, le melammu poursuit sa carrière et signifie lumière et puissance indissociablement13. Enfin, Christoph Uehlinger est revenu sur le sujet des influences iconographiques14. Le double paradigme « génie ailé-disque solaire » est réaffirmé, les roues renvoyant à la symbolique du disque ailé, les créatures vivantes à des génies. Mais l’auteur souligne que les sources sonores et textuelles qui permettraient de mieux comprendre le mouvement de ces créatures font défaut. L’apport de l’étude est manifeste dans l’exploitation qui est faite des sources cette fois cosmologiques. L’influence babylonienne est alors mise en évidence. 9
Récemment Lee, 2016 : 99–116. Dussaud, 1898 : 312. 11 Par exemple, Greenberg, 1983 : 37, 54–58. 12 Aster, 2015 : 10–22. 13 Aster, 2015 : 21. Selon S. Z. Aster, la représentation visuelle la plus proche de la gloire divine dans le livre d’Ézéchiel ne serait autre que la représentation divine telle qu’on peut la voir sur une plaque datant du règne de Tukulti-Ninurta II, au début du IXe s. (BM 115706, reproduite dans Andrae, 1925 : 27, pl. 8 ; voir aussi Pritchard, 1969 : 314 no 536). Pour l’auteur, la conséquence idéologique est claire : en représentant la gloire divine dans sa puissance et radiance, la domination de la divinité Yhwh ne lui est pas déniée même en Exil. Au contraire, l’image du char associée au concept du melammu permet de lui offrir une nouvelle mobilité, au-delà de frontières géographiques. Voir encore CAD M/2 : 9 et Cassin, 1968. Sur le disque solaire, voir l’interprétation renouvelée de Seidl, 2020. Selon l’auteure, le disque ailé assyrien est le symbole du dieu Šamaš ; celui-ci étroitement attaché au roi ne répand ni n’inspire terreur. 14 Uehlinger, 2015 : 62–84 ; Uehlinger / Müller Trufaut, 2001 : 140–171. Voir également dans ce sens Cook, 2004 : 179–197. 10
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En effet, l’origine d’une telle influence est à rechercher dans les œuvres telles que textes mystiques et commentaires érudits15. Car la divinité apparaît au cœur d’une organisation complexe dont le décryptage s’avère autant cosmologique que théologique16. À travers l’imagerie de la roue cosmique, c’est la notion de circularité qui est en jeu, c’est-à-dire le mouvement régulier des astres visibles à l’œil humain. Comme les roues sont liées aux créatures et à leur mouvement et comme elles semblent imbriquées l’une dans l’autre (Ez 1,16), le système apparaît d’autant plus complexe. La divinité suprême est l’élément premier, puisque les autres parties n’opèrent que sous son autorité. Les différents agents œuvrent ensemble, les créatures, les roues, enfin le souffle. Une telle représentation convoque donc des traditions de type mythologique mais surtout, et c’est l’élément nouveau de cette analyse, des connaissances techniques élaborées concernant le mouvement des planètes. Les connaissances babyloniennes seraient ainsi la source de la représentation originale de la divinité Yhwh dans le livre d’Ézéchiel, puissance étincelante et maîtresse du cosmos.
Regard vers l’Égypte Mais la Mésopotamie n’a pas été seule en contact avec le Levant dans l’Antiquité et les sources égyptiennes ont aussi, sur ce sujet, été abondamment étudiées. En 1977, Othmar Keel reprenait à nouveau frais la question iconographique de la vision inaugurale du livre d’Ézéchiel17. L’auteur consacrait dans son ouvrage, Jahwe-Visionen und Siegelkunst, un premier chapitre aux Chérubins du temple de Salomon (1 R 6,23–28 ; 8,6–9)18, qu’il identifie à des sphinx ailés19. Cette fois d’origine égyptienne, le sphinx s’est répandu au Levant, en Phénicie et en Canaan, particulièrement aux XIe et Xe s. av. n. è. Les Chérubinssphinx incarnent alors la puissance divine ou royale, soit qu’ils gardent une zone sacrée (cf Gn 3,24 ; Ez 28,14.16), soit qu’ils portent la divinité : en paire, ils forment un trône. Les fonctions, protectrice et liminaire, sont ainsi mises en évidence et le lien particulier avec le lieu du trône. Si l’auteur remarque l’étrangeté de l’absence des Chérubins dans la vision d’Isaïe – puisqu’il s’agit de Séraphins qui ne sont autres que des cobras ailés20 – il ne doute pas, quoi qu’il 15
Voir le site web en construction Cuneiform Commentaries Project : http://ccp.yale. edu/ et l’introduction de Uri Gabbay sur le thème « Akkadian Commentaries and Early Hebrew Exegesis » : « Thus, while the process of interpretation itself may be intricate and complex, the hermeneutical principles that guide Akkadian commentaries and Hebrew exegesis are simplicity and clarity ». 16 Uehlinger, 2015 : 62–84 ; et déjà Uehlinger / Müller Trufaut, 2001 : 140–171. 17 Keel, 1977. 18 Keel, 1977 : 15–45. 19 Déjà Albright, 1938 : 1–3. 20 Il s’agit à l’origine des génies protecteurs des dieux et pharaons égyptiens, mais les sceaux palestiniens montrent que le cobra à quatre ailes jouit d’une popularité particu© 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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en soit, que les visions ont pour seul but de démontrer l’incomparabilité de la gloire de Yhwh, et affirmer par là sa transcendance. C’est donc la fonction théologique qui importe. Le répertoire iconographique des Chérubins-sphinx a, par la suite, été développé par l’auteur : Nous avons rencontré des chérubins porteurs de trône sur des ivoires de Megiddo datant du BR [Bronze récent] (cf fig. 65, 66b ; cf aussi au BR le trône des griffons de Bet-Shân dans Rowe 1940 : pl. 48A ; Metzger 1985 : 257–259). Des fragments de terre cuite provenant de Megiddo et datant des débuts du Fer semblent également avoir appartenu à des trônes de chérubins ou de sphinx (May 1935 : pl. 25 M 5400 ; pl. 28 M 5403). Ce sont les seuls témoins susceptibles d’étayer l’idée d’une continuité locale, du BR au Fer IIA, de la représentation de chérubins porteurs de trône. Il est donc plus vraisemblable que l’impulsion soit venue de Phénicie où des trônes de chérubins (et d’autres trônes vides) sont attestés, avec une continuité relative, de la fin du IIe millénaire jusqu’à la période hellénistique et romaine par exemple, sur des sceaux du Fer IIC, le trône du dieu Melqart de Tyr (…).21 Indépendamment de la question des influences et de celle de la continuité22, la fonction des chérubins-sphinx semble clairement définie. Mêlant les caractères du lion (pour le corps), d’oiseau (pour les ailes, aigle ou vautour), et d’homme (pour le visage), ils réunissent en eux ce qu’il y a de plus symbolique chez ces créatures. Souvent porteurs du trône, ils caractérisent le personnage qui siège sur eux23. Ils indiquent donc le seuil d’une réalité qui est autre, même si, pour l’auteur, le trône biblique est nécessairement matériellement vide24.
lière dans le royaume de Juda du VIIIe s. av. n. è. 21 Keel / Uehlinger, 2001 : 170. 22 Effectivement il faut noter l’importance des ivoires datés du Fer IIB qui montrent une certaine continuité du motif ainsi que des sceaux du Fer IIB et IIC. Voir Keel / Uehlinger, 2001 : 231–233 (fig. 232a et b, ivoires de Samarie), 328–330 (fig. 331b, sceau onomastique hébreu), 249–250 (fig. 249, sceau de Lakish ; fig. 250a, scaraboïde anépigraphe ; fig. 250b, sceaux de Megiddo), 283–284 (fig. 283, sceau provenant de Dor). 23 Keel / Uehlinger, 2001 : 171. 24 Voir déjà de Vaux, 1961a : 122–123. L’auteur considère que dans l’arche aux chérubins ailés, deux traditions ont été mises ensemble, celle du trône de la divinité protégé par des chérubins, bien attestée en Syro-Phénicie depuis le IIe millénaire, et celle du socle ou piédestal du trône, bien attestée aussi en Orient ancien comme le montre une plaque émaillée d’Aššur, où le dieu national se tient debout sur une « caisse » d’environ une coudée sur deux. Cette dernière tradition serait propre à l’époque du désert. Plus tard, à Silo, les deux traditions auraient été réunies. Bien sûr, pour R. de Vaux, le trône de Yhwh est un trône vide. Mais ce trône n’est sans doute vide qu’après l’Exil, lorsqu’avec la reconstruction du temple de Jérusalem se pose la question de la restauration © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Introduction
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Regard vers la Méditerranée Cette question des sources égyptiennes a été reprise, de manière magistrale, dans le cadre d’influences plus larges au sein du bassin méditerranéen, par Thierry Petit25. L’auteur souligne que, dès ses premières mentions, dans les Textes des Pyramides (Ve et VIe dynasties), le sphinx est caractérisé par sa forme léonine : il est dit Rwtj (« le lion »)26. Il est masculin et ne prendra qu’occasionnellement, à partir du Nouvel Empire, une forme féminine. Il connaît une large diffusion au Ier millénaire av. n. è., dans le bassin méditerranéen et l’Orient, par le vecteur de l’art syrien, et se répand dans le domaine phénicien, à Chypre et en Égée. L’auteur remarque que la créature au corps de lion, aux ailes d’aigle et à tête humaine est appelée « chérubin » au Levant, alors que son nom est inconnu à Chypre et qu’en Grèce, il est appelé « sphinx »27. En débarquant en Asie, si l’on peut dire, le sphinx, non seulement gagne des ailes, mais surtout change de sexe et l’auteur de supposer que c’est l’association à la déesse qui explique ce passage. En effet, image du pharaon-Horus en Égypte, il devait être masculin ; attribut de la déesse levantine, il se devait de lui ressembler. Alors qu’en Phénicie ils flanquent les trônes d’Astarté, à Jérusalem ils sont forcément associés à Yhwh. L’auteur lie le sphinx au motif végétal. Aussi n’y aurait-il pas de keruvim sans timorim (« palmiers »), de « chérubin » sans « arbre de la vie »28 : il est clair que les sphinx/chérubins ne sont pas des dieux. Mais, comme l’Arbre, ils appartiennent à la sphère de la divinité qui a en charge les fonctions qu’ils sont censés symboliser ou qui est responsable de l’ordre qu’ils sont censés exécuter. Ainsi ces entités n’existent pas en ellesmêmes, indépendamment du dieu ; elles n’agissent qu’en tant que ses
de la statue. Voir aussi de Vaux, 1961b : 55–70. Sur le rapport entre l’arche et les chérubins, on peut consulter la bibliographie raisonnée de Eichler, 2018. 25 Petit, 2011. 26 Le vocable égyptien se présente grammaticalement comme une forme de duel, souvent réalisée graphiquement par deux lions superposés, ce qui explique aussi les allées processionnelles. Petit, 2011 : 19. 27 Ainsi, dans les textes, la « Sphinx/Sphinge » est inconnue d’Homère, mais elle apparaît chez Hésiode sous sa forme béotienne (φίχξ) : elle est dite fille d’Echidna et d’Orthros (Théogonie, 326–327). Dans l’épigraphie, le mot apparaît pour la première fois sur une coupe attique à figures noires de ca 540 (Σφίγξ). L’étymologie populaire rapproche le vocable du verbe σφίγγειν, « enserrer », « égorger », « étrangler », (fausse ?) étymologie qui a influencé la vision que les Grecs avaient de la créature. On lui a cherché aussi une étymologie égyptienne. Mais le terme courant, connu depuis le Moyen Empire, pour désigner le sphinx est shesep, « statue, représentation, image » et shesep ‘ânkh, « image vivante ». Voir Petit, 2011 : 101. Voir encore Yoyotte / Vernus, 2005 : 671–685, en particulier 672–674 ; Gantz, 2004 : 874–882. 28 Petit, 2011 : 29–33. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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mandataires. Si l’on accepte la définition que plusieurs auteurs donnent à ce terme, ce sont tous deux des hypostases de la divinité.29 Pour l’auteur, la fonction de l’hybride est claire. Dans les textes bibliques comme dans l’iconographie proche-orientale, il est chargé de garder l’« arbre de la vie », métaphore de la vie éternelle. Il revient à la divinité tutélaire de garantir la vie dans l’au-delà, en particulier au (dieu-)roi. Le sphinx est ainsi une créature assurant le passage vers l’« arbre de la vie » ou, au contraire, dans quelques cas spécifiques, l’interdisant. Si le sphinx connaît son pic de popularité au VIIe s. av. n. è., avec la céramique orientalisante, différents types peuvent être analysés : sphinx héraldiques, ravisseurs, héroïques, funéraires, ou causeurs. En réalité, les types se croisent. Mais ils semblent bien avoir une fonction commune dans l’association que l’on retrouve entre la figure du sphinx, celle de la déesse liée au dieu-roi, enfin, l’« arbre de la vie ». Cet arbre est identifié par l’auteur, depuis le Bronze récent jusqu’aux vases italiotes, en toute palmette, rosette, bouton de lotus ou tout élément végétal, quel que soit son stade d’abstraction et de stylisation, et dont la colonne ionique ou éolique avec son chapiteau à volutes est un symbole abrégé. Ainsi, la victoire d’Œdipe sur la Sphinx devient une victoire sur la mort, autrement dit, ce qu’obtient le héros au nom de tous les Thébains, c’est la promesse d’immortalité. L’étude magistrale de T. Petit, qui a été diversement appréciée, se termine sur le mythe d’Œdipe et l’analyse du médaillon de la coupe du Vatican : perché sur la colonne ionique-« arbre de la vie », la Sphinx, hypostase de la divinité, refuse aux Thébains l’accès à l’immortalité. Ce refus est dû à la faute antérieure de Laïos. Mais le héros rouvre l’accès à l’immortalité, en rachetant la faute par sa soumission à une épreuve, celle de l’énigme. L’énigme de la Sphinx est mise, enfin, en relation avec les rituels d’initiation et, en particulier, les mots de passe que les défunts enterrés avec une lamelle « orphique » doivent, selon le texte même de certaines lamelles, prononcer devant les « gardiens » pour accéder à l’endroit privilégié qui leur est réservé dans l’audelà30. L’ouvrage démontre une filiation iconographique et fonctionnelle entre les sphinx, levantin (le chérubin), cypriote et grec, et des croyances venues d’Orient vers l’Égée, où elles sont reçues dans le domaine orphique et dionysiaque en particulier. Ce tour d’horizon n’est pas sans poser problème pour une approche comparée et historique. En effet, les questions du nom, sphinx ou chérubin, comme celle des représentations pointent vers une difficulté méthodologique évidente, l’impossible réconciliation des sources. Faut-il seulement croiser les sources de l’Orient et du bassin méditerranéen ? Ou bien la question est-elle mal posée en
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Petit, 2011 : 37. Voir encore Petit, 2016 ; Petit, 2015 : 142–170. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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se focalisant sur la notion de « chérubin » ? Et ne trahit-on pas alors une approche « biblico-centrée » ? Certainement la diversité et la multiplicité des créatures hybrides, que l’on pourrait dénommer, selon les sources, « centaure », « chimère », « griffon », « harpie », « minotaure », ou « hippogriffe », ouvrent une réflexion sur les frontières de l’humain et les limites des représentations conceptuelles. Et pourtant, dans notre cas, les historiens, épigraphistes, iconologues, n’ont de cesse de revenir à cette notion de « chérubin » : il est vrai que le texte biblique est généreux en occurrences et en détails à la fois descriptifs (iconographiques) et fonctionnels (idéologiques ou théologiques). Notons cependant que, contre ce courant majoritaire, Alice Wood a proposé une étude aussi prudente que virulente31. Pour l’auteure, ni l’archéologie32 ni l’étymologie33 ne peuvent rendre compte adéquatement des Chérubins qui sont, par conséquent, des « entités » ou « créations » éminemment bibliques. De l’analyse des sources, le chant de David, les livres des Rois, pour les plus anciennes, les livres des Chroniques et d’Ézéchiel, pour les plus récentes, deux caractéristiques se dégagent. La première est celle de créatures apotropaïques, gardiennes des lieux saints. La seconde est celle que les sources postbibliques (Cantiques pour le sacrifice du shabbat ou la littérature hénochique) continueront à développer, la louange et l’intégration à la hiérarchie divine34. Cette étude, si elle semble peut-être trop radicale, reste stimulante dans la mesure où elle ne cherche pas à réduire les influences de manière exclusive. En ce sens, la conclusion qui insiste sur la réalité non pas unique mais plurielle des génies ailés, auxquels les Chérubins bibliques appartiennent, reste pertinente35. De fait, elle rejoint les résultats de R. Dussaud sur ce point, et d’autres36.
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Wood, 2008. L’auteure admet cependant qu’un lien avec la Phénicie mériterait un plus ample développement. Wood, 2008 : 206–207. Contra Mettinger, 1982a ; Mettinger, 1982b : 109– 138. 33 Pour A. Wood, un lien possible avec la racine akkadienne kurību ne peut constituer un argument en faveur d’un rôle d’intercesseur des chérubins. Contra Dhorme, 1926 : 328– 358 et 481–495. 34 « (…) overtime, the apotropaic role of the cherubim was supplanted by one of obeisance. Likewise, the use of the term מרכבה, in 1 Chr 28,18 can be viewed as a precursor to the more developed merkābāh theology of later Judaism, which was based on the visions of Ezekiel 1 and 10. » Wood, 2008 : 205. 35 Wood, 2008 : 204. 36 Ainsi, par exemple Greenberg, 1983, 57 ; Freedman / O’Connor, 1995 : 307–319, particulièrement 314. 32
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Questions et nouveaux horizons Est-il possible que l’inadéquation des sources s’explique historiquement ? La réponse pourrait être positive : si le nom « chérubin » est biblique (plutôt que levantin, contra T. Petit), il est clair que la recherche l’a identifié au sphinx uniquement dans les livres des Rois (cf Keel), tandis qu’elle s’est tournée vers la Mésopotamie en référence uniquement aux Chérubins du livre d’Ézéchiel (depuis Dussaud). La datation des textes, qui certes peut être débattue, n’en offre pas moins une explication plausible à l’évaluation des sources : tandis que le livre d’Ézéchiel, qui peut sans nul doute être daté au plus tôt à l’époque de l’Exil, reflèterait des influences assyro-babyloniennes, les sources royales renverraient aux sphinx d’influences phénico-égyptiennes, mais nommés d’après les Chérubins-kurību mésopotamiens. Sans doute le terme égyptien d’« image » ou « image vivante » (voir note 27) était-il jugé inapproprié par les rédacteurs bibliques ! Quoi qu’il en soit, l’état de la recherche permet de répondre à une question indubitablement : les Chérubins ne sont pas des anges au Ier millénaire av. n. è. et leur mutation se fait donc à l’aube de l’ère chrétienne. Cela étant, s’ils appartiennent à une classe de créatures hybrides ou composites, ils ne se réduisent pas à un type particulier, sinon pour les ailes. Il est donc sans doute préférable historiquement, lorsque leur nom est attesté, de les désigner par le nom indiqué et lorsqu’il ne l’est pas, au lieu de généraliser un nom, de recourir à un concept neutre : « génie ailé » est peut-être le plus adéquat ou bien « créature hybride » ou encore « composite » comme on le désigne en anglais (cf all. mischwesen). L’état de la recherche oriente ainsi vers des champs d’étude qui n’ont pas encore été suffisamment explorés. En effet, nombreux sont les auteurs à pointer du doigt la région syrienne comme zone de passages et d’influences, en particulier, du sphinx égyptien vers la Grèce ; il faut donc, comme nous y a incité l’exposition du Louvre, « Royaumes oubliés : De l’empire hittite aux Araméens » (2 Mai – 12 Août 2019), intégrer la zone syro-anatolienne à l’étude comparée, afin d’éclairer le rôle et la fonction des hybrides dans cette documentation. Aline Tenu souligne ainsi : L’idée de décorer et de protéger de manière magique l’entrée des bâtiments mésopotamiens n’était alors pas neuve. Des lions en terre cuite ont été découverts au seuil de certains temples, mais l’emploi massif de pierre dériverait de modèles syro-hittites où la réalisation d’orthostates et de figures monumentales gardiennes de porte en basalte remonte au IIe millénaire et est bien connue dans le monde hittite à Boğazköy et Alaca Höyük. Ces sculptures étaient placées à l’extérieur des bâtiments, à des emplacements fortement connotés sur le plan symbolique. Ils marquaient © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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l’entrée dans la ville, décoraient des édifices de premier plan le long des passages ou des places. (…) Le développement de programmes iconographiques complexes à l’intérieur même des palais paraît être une innovation assyrienne, de même que la multiplication des taureaux androcéphales à l’entrée des pièces des bâtiments.37 Dans ce passage, A. Tenu fait porter l’innovation sur le recours massif à des figures monumentales en pierre38. Même s’il faut sans doute relativiser une telle innovation39, la zone syro-anatolienne devient une zone clé des influences méditerranéennes et une étude spécifique sur les fonctions de ces différents hybrides serait bienvenue40. Certainement la fonction liminaire et protectrice des hybrides, aux portes des palais ou aux pieds des colonnes ou des trônes royaux et divins, ne fait aucun doute : ils défendent ou, au contraire, ouvrent l’accès vers un autre monde. Je pense que cette fonction éclaire d’un jour nouveau le trône divin biblique dans le livre des Rois ou d’Ézéchiel, comme les trônes royaux documentés au Levant : les hybrides sanctionnent le lieu précisément de la médiation, la représentation divine ou royale, le trône matériel et terrestre, conduisant à une réalité autre, divine et céleste, s’il est vrai que la figure royale est bien divinisée, comme l’a démontré brillamment Dagmar Kühn41. Cela éclaire certainement le sens égyptien d’« image vivante » donné au sphinx. Cela éclaire aussi d’un jour nouveau le récit de la chute du prince de Tyr (Ez 28), puisque ce dernier est alors clairement identifié, de manière métaphorique, au « chérubin protecteur » (28,14.16). Sans doute la porte des Chérubins, lieu privilégié d’apparition du Christ, à Antioche, s’inscrit-elle pleinement dans cette tradition et cette fonction42. 37 Tenu, 2019 : 401–407, ici 401–402. Voir également dans le même catalogue de l’exposition les articles de Blanchard, 2019 : 133–146 et de Le Meaux, 2019 : 383–400 ; voir également Dumas-Reungoat, 2003. 38 Braun-Holzinger, 1999 : 87, 157. 39 Je remercie Ph. Abrahami pour le développement qui suit. Braun-Holzinger, 1999 : 155, mentionne des protomés de lions et taureaux en pierre pour la période des dynasties archaïques. Il s’agit de quelques rares cas ; leur nombre restreint pourrait être dû au fait que d’autres exemples de ce type ne nous sont pas parvenus. En tous les cas, la glyptique mésopotamienne du IIIe millénaire conserve de nombreuses représentations d’êtres hybrides postés à des entrées. Toutefois on ne sait pas dans quel matériau ils étaient fabriqués. Le caractère monumental est sans doute présent bien antérieurement aux Hittites, même si ces derniers marquent une évolution caractéristique de l’architecture royale et monumentale. 40 Pour la Lycie, on peut maintenant se reporter à l’ouvrage de Colas-Rannou, 2020. 41 Kühn, 2018. 42 Comme l’a noté Saliou, 2013 : 125–133, ici 131 : « La porte des Chérubins, lieu privilégié d’apparition du Christ, conservait la mémoire de la forme ancienne de la ville tout en garantissant son identité chrétienne. L’attribution à Vespasien du transfert à Antioche des Chérubins provenant du Temple de Salomon permettait d’inscrire cette nouvelle
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Les contributions dans ce volume Les contributions qui suivent éclairent la richesse des représentations et la diversité des interprétations, elles mettent au jour des influences nouvelles et parfois encore inexplorées et, en tous les cas, enrichissent notre connaissance d’une grammaire du divin par les textes et par l’image. Soulignons maintenant la cohérence d’une approche historique comparée ainsi que quelques résultats saillants. Ph. Abrahami, dans « Kurību et autres figures associées », s’intéresse à trois figures – le kurību, le kāribu et les kāribātu – dont les noms sont construits sur la racine KRB à laquelle est associé le keruv biblique. Cependant, elles sont si peu attestées dans les textes qu’on est bien en mal de leur associer une représentation figurée : l’identification faite par le passé avec un taureau / lion androcéphale ailé peut être écartée, puisqu’elle correspond à l’aladlammû, ainsi que celle du lion-centaure, aujourd’hui identifié à l’urmahlullû. Le kurību reste ainsi comme en Ézéchiel d’ailleurs en quête d’identité et de figure. Seul un indice dans le texte de la Vision du monde infernal suggère que le kurību n’a pas une tête humaine. A. Caubet s’intéresse à la figure de l’hybride à corps de lion et à tête anthropomorphe dans une contribution intitulée « Les avatars de la figuration du sphinx ». Une attention particulière est portée aux mutations et aux transferts qui s’opèrent au Bronze Moyen, à la faveur de l’expansion égyptienne du Moyen Empire vers la Syrie. La figure du sphinx, partant d’une origine égyptienne, connaît une extraordinaire diffusion dans tout le Proche-Orient, notamment au Levant, placé dans la sphère politique égyptienne : des types locaux sont développés, adaptés aux besoins propres des diverses cultures, avec un effet en retour sur l’Égypte. Sauf exception clairement indiquée par la présence de mamelles, l’identité sexuelle du sphinx demeure ambigüe pour ces périodes anciennes, alors que le caractère féminin s’impose dans le monde grec classique. Ses multiples significations paraissent centrées sur le rôle protecteur au cœur de l’idéologie royale. Th. Gamelin nous invite à regarder « Divinités et génies ailés en Égypte ancienne » comme « protecteurs et dispensateurs de vie ». Pour cela, il recense les divinités majeures et mineures, dont l’iconographie les présente ailées, en particulier dans la documentation funéraire et magique. L’intérêt de cette contribution porte sur la représentation et la symbolique des ailes, qui permettent, surtout aux « grandes » déesses funéraires, d’apporter à la fois protection et souffle de vie à Osiris, mais aussi au défunt qui lui est assimilé. Ces êtres divins ne sont néanmoins pas confinés à l’espace souterrain puisqu’ils sont également présents dans les temples dans lesquels ils jouent un rôle similaire. Parmi ceux-ci figurent les génies des quatre vents dont l’étude permet, d’aborder le problème de identité religieuse dans la continuité de l’histoire de la cité et de ses rapports avec le pouvoir impérial ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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l’adaptation des monstres souterrains à l’univers des temples. Entre les sarcophages et les temples vivent en effet les génies des quatre vents. Ainsi, les ailes apparaissent dans une triple fonction : elles offrent une capacité complétaire, comme c’est déjà le cas pour les monstres infernaux. Elles apportent le souffle aux défunts participant dès lors à leurs transformations nocturnes, à la manière des déesses ailées. Enfin, associés à Chou dans le maintien de l’univers, les quatre génies se servent de leurs ailes pour mieux ordonner le ciel. À Kôm Ombo, les génies des quatre vents permettent, selon Th. Gamelin, de mieux unir le fidèle au divin : gravés dans la pierre, ils soufflent magiquement, grâce à la valeur de l’image, aux narines de celui qui regarde le célèbre relief cultuel ! Après ce parcours approfondi des sources antiques et la réflexion menée sur la symbolique ailée, la contribution de St. Anthonioz essaye, dans une approche historique et comparée, de saisir les « Chérubins / Keruvim » dans leurs « évolutions et mutation ». Elle pointe ainsi le moment de mutation angélique dans la littérature hénochique au IIIe s. av. n. è. Elle éclaire l’étude des Chérubins bibliques par quelques hypothèses nouvelles, qu’il s’agisse de l’explication du chiffre quatre des Chérubins dans le livre d’Ézéchiel comme une lecture fidèle et synchronique des récits d’Exode et Rois, ou encore du prophétisme extatique du personnage Ézéchiel à la lumière des âmes ailées chez Platon. Enfin, elle tente d’éclairer l’évolution religieuse qui entoure et encadre cette mutation angélique. Ch. Batsch, « Dans la littérature juive du deuxième Temple : Les vivants piliers du char-trône divin », adopte une reconstitution historique différente de la contribution précédente, même si la même période de mutation est envisagée. Il considère, en effet, le livre d’Ézéchiel comme la source la plus ancienne qui soit apte à renseigner sur les Chérubins, tandis que 1 Hénoch développe une angélologie complémentaire avec une hiérarchie des êtres célestes et la connaissance individualisée de leurs noms. Cette filiation se poursuit dans le livre de Daniel et dans les écrits communautaires de Qumrân, en particulier les Cantiques pour le sacrifice du shabbat (ShirShabb) et les poèmes religieux attribués à l’un ou l’autre des maîtres de la Communauté, regroupés sous le titre de Berakhot (« bénédictions »). Pour l’auteur, les récits d’Exode-Rois deviennent alors une représentation symbolique : l’application ici-bas de la vision d’Ézéchiel. Une telle représentation idéalisée du temple s’enracine dans la tradition judéenne comme le montrent les écrits de Flavius Josèphe. Dans les traditions du judaïsme, « Les chérubins et le trône-char divin (merkavah) » connaissent une réception fameuse en particulier « dans les écrits des palais célestes (hekhalot) ». D. Hamidović explore cette réception dans une mystique médiévale où les anges, parmi lesquels les Chérubins, ont plusieurs fonctions de médiation, en particulier, cultuelle, mais également de test : ils sont, en effet, chargés d’éprouver le mystique sur son chemin vers Dieu afin de sélectionner ceux qui pourront en approcher. Les mystiques sont ainsi ceux qui © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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s’étant approchés de la présence divine ont vu les anges autour d’elle en prière et en chant dans les palais célestes, ce qui confirme la validité des temps forts du culte terrestre. Dans cette littérature, se rencontre également le rôle de protecteur d’Israël, développement probable du motif des chérubins au-dessus de l’arche d’Alliance. L’auteur montre enfin comment la spéculation sur le motif des chérubins se poursuit dans des textes mystiques encore plus tardifs, en particulier avec l’école du « Chérubin unique », dans l’Allemagne rhénane médiévale. D’autres réceptions antiques se dessinent, centrées cette fois sur la réception grecque des textes bibliques. C. Dogniez se penche sur l’épineux problème de « Rendre en grec l’intraduisible hébreu kerubim : remarques sur un “échec” de traduction dans la Bible des Septante ». L’auteure suppose, en effet, que le recours à χερουβιμ, c’est-à-dire une non-traduction ne relève pas tant d’une ignorance, un échec de la part du traducteur, mais témoigne plutôt du souci de préserver cette spécificité de la culture juive, pour donner en quelque sorte à la traduction un cachet d’authenticité biblique. L’auteure réexamine ainsi dans la version des LXX la stratégie adoptée face à cet intraduisible et les divergences par rapport au texte massorétique. Manifestement le traducteur a maintenu dans la Bible grecque le caractère liminaire de ces créatures hybrides, en tant qu’elles sont de véritables limites dans le paradis, dans le temple, entre l’espace terrestre et l’espace divin. J. Moreau, « Les Cherubim chez Philon d’Alexandrie : une approche symbolique au service d’une exégèse spirituelle », développe le traité De Cherubim, qui porte précisément sur deux versets, Gn 3,24 et 4,1, soit la sortie du jardin d’Éden, où sont mentionnés les Cherubim. Le croisement entre le passage commenté et l’évocation des Cherubim de l’Arche d’alliance, placés de part et d’autre autour du propitiatoire, permet de comprendre la direction exégétique de Philon : à la lumière d’Ex 25,18–22, les Cherubim ont donc été placés à la fois en face du paradis et en face l’un de l’autre. Ils ne constituent pas tant un obstacle sur un chemin qu’une clôture autour d’un lieu central. Philon développe alors, et c’est sa première exégèse, la distinction entre la sphère extérieure, fixe, et l’ensemble constitué des sept autres sphères intérieures, celles des planètes : des deux Cherubim, l’un représente la sphère extérieure, l’autre « la sphère intérieure, enclose ». La deuxième exégèse est une nouvelle correspondance cosmologique : les Cherubim représentent par leur symétrie et leur position les deux hémisphères, supérieur et inférieur, séparés par la terre. Enfin, la troisième et dernière interprétation allégorique est celle des Cherubim comme figure des puissances qui flanquent l’Être ou le Logos ; ils décrivent alors la façon dont l’Être entre en relation avec le monde, bonté et autorité. Ainsi, de l’exégèse de Gn 3,24 croisée avec celle d’Ex 25,18–22, Philon incite à entrer dans un chemin qui conduit en définitive à imiter le mouvement du Logos, diffusé dans les deux puissances.
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Fr. Vinel, « Quelle place pour les Chérubins dans l’exégèse et la pensée d’Origène ... et de quelques autres ? », explore les développements de la littérature chrétienne. Origène offre un passage obligé pour comprendre que la place faite aux anges et plus spécifiquement aux Chérubins dans les écrits chrétiens des premiers siècles doit tenir compte de trois champs de réflexion, philosophique, théologique et anthropologique. Les Chérubins appartiennent à la catégorie des êtres angéliques et font partie, dans l’échelle des réalités, des êtres intelligibles et invisibles. Invisibles, les êtres angéliques ne peuvent pas être représentés. Ce qui caractérise les Chérubins reste donc la connaissance qu’ils ont de Dieu, une connaissance que peuvent partager les hommes qui les imitent : « nous devenons des Chérubins » ce qui a été étudié comme « angélisme » ou « égalité avec les anges » (ἰσαγγελία). Mais se précise aussi la place des Chérubins dans l’espace : au-dessous de Dieu, mais au-dessus des hommes, peut-être dans une forme de rivalité avec les hommes. En même temps, la question de l’impossible connaissance de Dieu se retrouve au cœur de la théologie de Grégoire de Nysse. Pour les anges comme pour les Chérubins, cette connaissance se traduit en célébration, en chants incessants. C’est d’ailleurs sur cet aspect qu’insiste Jean Chrysostome. Dans cet argumentaire, Séraphins et Chérubins sont progressivement confondus, eux qui sont plus près de Dieu que les hommes et, pour cela, ont une plus grande connaissance de l’incompréhensibilité de Dieu. Pourtant, dans l’économie du salut, qu’évoquent les homélies de Jean Chrysostome, l’homme créé à l’image de Dieu a le privilège de retrouver sa place au paradis, les anges sont alors des serviteurs et le rapport entre les Chérubins – anges et l’humanité est inversé : ils ne sont plus au-dessus mais écartés – une localisation également adoptée dans les textes se rapportant à l’assomption de Marie. Les Chérubins prennent ainsi progressivement leur place dans ces réflexions patristiques sur l’histoire du salut. À terme, le paradoxe des décisions du Concile de Nicée II (787) sur la question des images est qu’elles légitiment la représentation des réalités créées invisibles, et donc des Chérubins. Enfin, avant de refermer le volume, S. Bethmont nous invite à contempler l’oratoire de Germigny-des-Prés (IXe siècle), dans une contribution qui s’ouvre à l’iconographie juive et chrétienne de l’arche d’alliance. L’abside de l’oratoire de l’évêque Théodulfe d’Orléans, à Germigny-des-Prés, est, en effet, considérée par les historiographes, comme un écho direct des interrogations sur la nécessité des images dans l’édifice chrétien, dans l’entourage de Charlemagne. Elle est un exemple, unique au Nord des Alpes, d’une lecture chrétienne et de sa traduction architecturale, du sanctuaire du Temple perdu au sein de laquelle les images des quatre Chérubins sont une véritable clé de lecture. Cette dernière image dans la richesse de ses traditions et de ses réinterprétations signe la visée comme l’ambition de cet ouvrage : embrasser dans un même regard à la fois la diversité © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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des images dans leur instant t, leur contexte historique et leur motivation artistique, philosophique ou théologique, mais aussi leur grande cohérence dans une durée plus longue. D’une nouvelle manière, se voient démontrées la richesse et la pérennité des traditions croisées de l’Orient ancien et du bassin méditerranéen.
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Introduction
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Kurību et autres figures associées Ph. Abrahami Université de Lille, CNRS, Ministère de la Culture, UMR 8164 – HALMA
Au chapitre VII de son ouvrage Nineveh and its Remains, consacré à la religion des Assyriens, A. H. Layard décrit et s’interroge sur les fonctions des nombreuses créatures hybrides des palais de Nimrud et de Ninive représentées en bas-reliefs et en ronde bosse : dragon à tête d’aigle, homme à tête de lion, êtres ailés de différentes sortes (hommes, chevaux et taureaux à tête humaine). Il envisage comme très probable le fait que le prophète Ézéchiel les ayant vu, s’en inspira pour caractériser les attributs divins : « He chose forms that were not only familiar to him, but to the people whom he addressed – captives like himself in the land of Assyria (…). It will be observed that the four forms chosen by Ezekiel to illustrate his description – the man, the lion, the bull, and the eagle, – are precisely those which are constantly found on Assyrian monuments as religious types »1. Dans Les origines de l’histoire d’après la Bible, l’helléniste et assyriologue F. Lenormant va plus loin et fait le lien entre le kerûv biblique et le terme akkadien kurību qu’il dit avoir repéré sur un « monument talismanique (assyrien) » et qu’il identifie aux taureaux colossaux : « Pour les Chaldéo-Assyriens du Xe au Ve siècle avant notre ère, le Kiroub, dont le nom est identique à celui de Kéroûb hébraïque, était donc le taureau ailé à tête humaine. Il n’est pas douteux que les Israélites du temps des Rois et des Prophètes ne se représentassent plastiquement dans leur imagination les Kêroûbim sous la même forme » (Fig. 1)2. Depuis ces considérations initiales, l’identification des fonctions des créatures hybrides et de leur nom a suscité de nombreux travaux en assyriologie. Cette recherche est favorisée par la configuration des sources qui incite à mettre en rapport les données des textes cunéiformes suméro-akkadiens avec la documentation visuelle. En effet, d’un côté, les textes, principalement les récits mythologiques, les inscriptions royales et les rituels, donnent leur nom et les montrent dans leur fonction apotropaïque, mais ne livrent que rarement des indications quant à leur forme. De l’autre, les représentations sous forme de sculptures en ronde-bosse, de basrelief et de figurines, portant parfois un texte, nous donnent une idée très précise de leur apparence. Les images de ces créatures hybrides constituent également une part importante du répertoire iconographique présent sur les sceaux-cylindres. Ces créatures, pour certaines, combinent des parties de corps de deux ou plusieurs animaux, pour d’autres, des parties d’animaux et des traits humains. Il s’agit
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Layard, 1849 : 465. Lenormant, 1880 : 118–119, cité par Giovanni, 2007 : 40. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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donc au sens propre de monstres, aux corps composés d’éléments disparates empruntés à différents êtres réels.
Fig. 1. Taureau androcéphale ailé aladlammû. Bas-relief de la porte n° 3 du palais de Sargon II (721 av. n. è. – 705 av. n. è.) à Khorsabad. AO 19859. Base Atlas du Louvre. Photo RMN/ Franck Raux.
La puissance surnaturelle de ces créatures et la terreur qu’elles inspirent, constituent des traits caractéristiques qu’elles partagent avec les divinités mais elles s’en distinguent de différentes façons3. L’hybridité constitue une ligne nette de fracture avec les divinités qui, elles, sont pensées de façon anthropomorphe. À de très rares exceptions près, ces créatures ne font pas l’objet d’un culte4. De fait, ces 3
Pour les considérations générales qui suivent se reporter à Wiggermann, 1994 : 231. Voir cependant ci-dessous § II.B, le cas des offrandes présentées au kāribu et le culte rendu à l’Homme-Buffle/Bison (kusarikku), Wiggermann, 2011 : 303. Sur cette entité voir
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monstres ne sont pas intégrés dans les panthéons que nous documentent les inscriptions royales et les répertoires de noms divins. Leur nom n’est pas écrit systématiquement avec le signe classificateur propre au nom divin. Ils ne sont pas non plus toujours représentés avec la tiare à rang de cornes, l’attribut divin par excellence5. Cependant ces monstres entrent en interaction avec les divinités. Ils peuvent être dans une opposition frontale ; le combat les opposant à une divinité constitue un motif récurrent de certains cycles mythologiques où ces créatures, représentant le déchaînement des forces du chaos, sont vaincues par une divinité désignée par ses pairs qui va être ainsi en mesure de (ré)instaurer l’ordre cosmique. Tel est le cas dans la mythologie sumérienne de Ninurta (un dieu de l’orage mésopotamien) qui va vaincre l’Anzû (l’aigle léontocéphale) et l’Asag (un monstre minéral) qui contestent l’autorité d’Enlil, le chef suprême du panthéon, et menacent de détruire l’ordre cosmique et naturel. Ou encore dans l’Enūma eliš, qui offre le récit de la bataille cosmogonique conduite par le dieu Marduk contre l’armée de monstres générée par Tiamat (la masse d’eau salée primordiale)6. Sans doute, on peut voir à travers de tels récits le fondement théologique à l’idée que ces monstres sont des créatures maîtrisées qui entrent au service d’une divinité. Elles sont alors en lien étroit avec elle, se situant dans le même champ de compétence que leur divinité tutélaire mais représentant un aspect spécifique de leur pouvoir. Ces créatures constituent ainsi une sorte de garde rapprochée de la divinité. Elles sont postées aux entrées des temples, à l’entrée des espaces intérieurs de ces édifices et de la cella. Elles se tiennent également aux entrées des espaces cosmologiques où règne leur divinité tutélaire. Gardienne de leur divinité tutélaire, par translation, ces entités monstrueuses protègent également les humains, qu’il s’agisse du roi ou de simples particuliers. On les trouve sur les bas-reliefs des palais mais aussi sous forme de figurines enterrées aux endroits stratégiques (entrées, passages, coins, escaliers), aussi bien dans les palais que dans les maisons7. Leur nature apotropaïque est aussi montrée par des rituels spécifiques destinés à protéger les maisons contre des entités mauvaises. Parmi les prescriptions préconisées, ces textes décrivent la fabrication de ces figurines de monstres, où les placer et comment les actionner par différentes incantations8.
ci-dessous § III.C.1. 5 Sur cet attribut voir par exemple Boehmer, 1972–1975 : 431–434 et Asher-Greve, 1995– 1996. 6 Masetti-Rouault, 2008 : 221–222. 7 Voir par exemple Green, 1982. 8 Voir, en particulier, le rituel néo-assyrien « Pour bloquer le pied de la méchanceté de la maison d’une personne », ci-dessous Šēp lemutti, Wiggermann 1992 : 1–39. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Le présent article traitera de trois figures dont le nom est construit sur la racine KRB à laquelle a été associé le keruv de la Bible. On verra que le kurību est mentionné en compagnie de différents monstres et créatures hybrides. Il serait donc raisonnable d’envisager qu’il appartienne à ce cercle d’entités. Tout comme elles d’ailleurs, le kurību n’est pas systématiquement indiqué par le signe classificateur des divinités. Mais contrairement à bon nombre d’entre elles, qui ont une très longue histoire et pour lesquels on dispose d’une riche documentation autant textuelle que visuelle, le kurību ainsi que le kāribu et les kāribātu constituent des réalités très peu attestées dans les textes et pour lesquelles on est bien en mal de leur associer une représentation figurée.
I. Question d’étymologie La racine KRB n’étant pas active en hébreu, le terme biblique kerûv est généralement interprété comme un emprunt de l’akkadien vers l’hébreu9. L’akkadien possède en effet une racine KRB qui produit plusieurs formes : le verbe karābu (« prier / bénir ») avec le sens spécifique d’« intercéder pour quelqu’un auprès d’une divinité » ; le nom d’agent, qui peut être un être humain ou une entité divine correspondant à kāribu (masc.), kāribtu (fém.) ; le terme ikribu qui désigne la bénédiction que l’on prononce et l’offrande qui l’accompagne ainsi qu’un terme très rare kurbu « bénédiction »10. Il existe aussi une épithète divine également rare, karūbu, construite sur une forme poétique du participe passé (« le vénéré » / « le béni »), explicitée dans les listes lexicales mésopotamiennes par les termes de « prince » (rubû) et « héros » (qarradu)11. On considère que le nom de la créature kurību est dérivé de cette même racine, la formation nominale qui lui est associée exprimant souvent mais pas systématiquement la notion de petitesse12. Dans la notice « Mischwesen » du Reallexikon der Assyriologie, F. A. M. Wiggermann a cependant envisagé, sans l’expliquer, une autre étymologie13 : le terme kurību serait à rattacher au sémitique ġārib- « corbeau / corneille ». Ce lien 9
Par exemple, le AHw : 510 ; Ebeling, 1938 : 112 et Dhorme / Vincent, 1926 : 338 : « Nous avons dit déjà que le kâribu et le kerûb appartenaient à la même racine et, par conséquent, présentaient une signification analogue » et, plus loin, « (Les Juifs) se contentèrent de conserver, pour garnir le trône de Iahvé et pour intercéder constamment auprès de lui, les êtres dont le nom était le symbole de la prière perpétuelle et de l’adoration ininterrompue. Ce nom, ils l’avaient reçu de Babylonie, par cette même chaîne de traditions qui leur avait fait connaître tiâmat תהוםet apsû » אֶ פס. 10 CAD I : 62 et CAD K : 216 et 557. 11 Von Soden, 1995 : 74 § 55 I. CAD K : 240. Il s’agit du titre porté par Marduk dans sa forme dasar.alim.nun.na dans l’Enūma Eliš (Tablette VII : 5, Talon / Anthonioz, 2019 : 180) et par d’autres divinités moins importantes (Nusku et Ninazu notamment). 12 Von Soden, 1995 : 75, § 55 k. a. Voir déjà Dhorme / Vincent, 1926 : 339 qui traduit kāribu par « orant », kurību « petit orant » et karūbu par « orant par excellence ». 13 Wiggermann, 1994 : 243. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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est-il envisageable ? En akkadien le nom de cet oiseau est āribu (CAD A/2 : 265). Il existe toutefois deux formes secondaires ḫērebu / ḫerēbu uniquement attestées dans les listes lexicales. Or, la réduction du système consonantique de l’akkadien se traduit par la perte d’un certain nombre de consonnes du sémitique : le /ḥ/ et le /ġ/ ont ainsi fusionné dans la vélaire akkadienne /ḫ/. De plus, certains mots akkadiens présentent une alternance ḫ / k comme par exemple en néo-assyrien ḫanāšu / kanāšu14. Cependant, outre le fait qu’un mot ḫurību ne semble pas attesté, le phénomène d’alternance ḫ / k est très limité toutes époques confondues. L’hypothèse envisagée par F. A. M. Wiggermann ne peut être complètement écartée mais semble donc peu probable.
II. Les figures divines d’intercession II.A Les kāribātu Des kāribātu sont mentionnées dans une inscription sur brique du roi élamite Tepti-ahar (1ère moitié du XIVème s. av. n. è.)15. Ce texte, qui commémore la construction d’un bâtiment (é.dù.a), voué par le souverain au dieu national Inšušinak, se singularise par rapport aux autres inscriptions du même genre sur deux points16. Y sont évoquées l’installation? dans le sanctuaire de statues (ṣalmu) représentant le roi, ses servantes et des kāribātu et une opération ritualisée en relation avec la garde de l’édifice. L’inscription évoque explicitement la fonction des kāribātu : « Elles prieront pour le roi et ses servantes qu’il aime »17. Leur rôle de divinité protectrice est aussi suggéré par leur association avec les déesses d’intercession lamassātu18. À deux reprises le protocole du rituel les mentionne ensemble. Quatre épouses des gardiens de l’édifice doivent se coucher à leurs pieds (šupālu, l. 6), une indication 14
Streck, 2011 : 361 et von Soden, 1995 : 31 § 25 d. Édition du texte par Reiner, 1973 : 95–97 et Malbran-Labat, 1995 : 57–58. Pour la situation chronologique du règne de Tepti-ahar, voir De Graef, 2011–2013 : 585 et Roaf, 2017 : 167–169. 16 Il s’agirait d’une chapelle associée au complexe funéraire du souverain à Kabnak (actuel site de Haft-Tepe, à environ 10 km au sud-est de Suse), voir Reiner, 1973 : 96 et GrillotSusini, 2001 : 142–143. 17 L. 1–2 : ù ka-ri-ba-a-ti aš-šà-šu ù a-na a-ma-ti-šu šà ri-mu-ší-na-ti i-ka-ar-ra-ba. Les servantes (amātu) en question seraient des membres féminins défunts de la famille royale à qui est adressé un culte funéraire (Reiner, 1973 : 96). 18 Pour les lamassātu, ici explicitement au pluriel (la-ma-as-sà-a-ti, l. 6 et l. 8), voir Foxvog / Heimpel / Kilmer, 1980–1983 : 446–453 et Charpin, 2017 : 243–246. Écrit phonétiquement, leur nom n’est pas précédé du signe classificateur de la divinité. C’est aussi le cas dans le présent texte pour les kāribātu. La représentation de la lamassatu est bien connue. Il s’agit d’une figure féminine dotée d’une tiare à cornes, les deux mains levées à hauteur du visage en signe d’intercession. Spycket, 1980–1983 : 453–455. Pour ce motif iconographique décorant la vaisselle du roi de Mari, voir Guichard, 2017 : 8–14. 15
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qui suggère la répartition d’une femme par statue et donc que les déesses allaient de paire. Enfermées pour la nuit, ces femmes ont pour rôle de monter la garde. Au matin avant de sortir, les statues du roi et celles des lamassātu et des kāribātu sont contrôlées (l. 8–9, paqādu) afin de vérifier que les gardiennes n’avaient pas gratté le placage en or des effigies19. Des représentations de kāribātu, non décrites, sont aussi mentionnées dans un grand inventaire de mobilier, de textiles et d’objets précieux, retrouvé dans le palais de Kār-Tukulti-Ninurta (actuel site de Tulul Akir à 3 km au nord d’Aššur), ville fondée par Tukulti-Ninurta I (1243–1207 av. n. è.). Au nombre de trois, elles constituent un élément de décoration associé au pied d’un siège, peut-être un trône20. II.B Les kāribu En tant qu’entité divine, sous sa forme masculine et cette fois précédé du signe classificateur des divinités, le kāribu, est documenté dans des textes babyloniens du 1er millénaire. Les quelques occurrences à notre disposition concernent, à des époques différentes, les représentations de kāribu postées à l’entrée de l’ante-cella de l’Esagil, le temple de Marduk à Babylone. Ainsi, la chronique religieuse, qui s’intéresse aux interruptions de la célébration de la fête du Nouvel An à Babylone, signale, lors de la 25ème ? année du roi Nabu-mukīn-aplî (974 av. n. è. – 944 av. n. è.), l’apparition d’un démon (sag.hul.ha.za) dans la chambre du dieu Nabû ainsi que le mouvement ayant affecté le kāribu : « On observa que le kāribu à droite de la porte de l’ante-cella […] bougeait »21. L’indication du côté droit n’aurait pas a priori été utile s’il n’y avait eu qu’un seul kāribu. Ce passage suggèrerait donc en creux l’existence de deux kāribu postés de part et d’autre de l’entrée. Quatre siècles plus tard, il est aussi question du kāribu présent au même endroit. Trois contrats d’époque achéménide ont pour objet la prébende qui lui est attachée22. Ce service cultuel rémunéré fait l’objet de différentes transactions 19 Pour les empêcher d’emporter le métal précieux dans leurs sous-vêtements (dīdū), ces derniers ont été au préalable cousus. Voir à ce sujet Reiner, 1996 : 96. Sur le dīdū comme sous-vêtement féminin, voir Wasserman, 2019 : 111–112. 20 Köcher, 1957–1958 : 306–307. Col. iii : 11’–12’ : 1 coffre placé derrière le siège […], 3 kāribātu en bois-ušû (1 pi-it-nu ša egir? gišgu.za iz-za-zu giš[…], 3 ka-rib-a-tu ša giš.esix). F. Köcher (p. 312 note à la ligne 12’) mentionne comme parallèle les figures féminines décorant les pieds du trône de Marduk décrit par Koldwey, 1911 : 43, figure 62. Pour les lamassātum comme figure apotropaïque, gardiennes de trône (royal et divin) dans la documentation de Mari, voir Guichard, 2017 : 8 et 10. 21 Col. iii, 15–18 : dka-ri-bu šá zag.dib šá ká pa-pa-hi [x] x […] ki i-du-lu i-tam-ru, Grayson, 1975 : 138 et Glassner, 1993 : 234. 22 Baker, 2004 : 119, n° 37, daté du 30 / i / 1ère année de Cambyse (529 av. n. è.), « Prébende du dkāribu à la porte de l’ante-cella de Marduk » (l. 6–7 : giš.šub.ba dka-rib ká pa-pa-hu d amar.utu).
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(mise en gage, location, sous-traitance) de la part d’un certain Iddin-Nabu, son détenteur. Tel qu’il est défini dans ces documents, ce service consiste en la présentation mensuelle de gâteaux-takkasû selon des modalités qui ont été quelque peu modifiées (six sur une période de 17 jours puis quatre qualifiés de grands)23.
III. Le kurību Cette entité est bien mieux documentée mais en Assyrie uniquement. Les textes font référence à des représentations de kurību dans les temples du dieu Aššur à Aššur et d’Ištar à Arbèle (actuel Erbil), l’une des trois métropoles assyriennes délimitant avec Aššur et Ninive une zone considérée comme le cœur du pays assyrien. Une mention de kurību est aussi présente dans le texte littéraire que nous appelons La vision du monde infernal par un prince assyrien. Dans un tout autre contexte, peut-être pour décrire un rebelle, il est aussi question du kurību dans une lettre du roi Tiglath-phalazar III (745 av. n. è. – 727 av. n. è.). III.A La tête du kurību dans La vision du monde infernal Ce texte atypique décrit la vision du monde des morts apparue en rêve à un prince, fils du roi régnant, répondant au pseudonyme de Kummâ qui serait la désignation dissimulée d’Assurbanipal (668 av. n. è. – 627 av. n. è.)24. Le texte relate la descente de ce personnage dans le monde souterrain et sa rencontre avec le dieu Nergal, le souverain des Enfers, qui sur le point de le tuer se ravise et le renvoie après lui avoir adressé une sévère réprimande. Lors de ce voyage, le prince rencontre également des créatures (rev. 2–9) qu’il définit comme des divinités – parmi lesquelles certaines correspondent à des concepts personnifiés : « [En to]ut 15 dieux étaient positionnés, je les vis et les implorai »25. Le comportement agressif de certains d’entre eux est évoqué et la description qu’en donne le prince selon l’ordre
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Baker, 2004 : 120, n° 38 daté du 7 / xii / 12ème année de Darius I (509 av. n. è.), « Par devant le dkāribu dans l’Esagil, le temple de Marduk » (l. 2–3 : igi dka-ri-bi ina é-sag-il é d amar.utu). Baker, 2004 : 120, n° 39 daté du 8 / ii / 19ème année de Darius I (503 av. n. è.), « Quatre grands gâteaux-takkasû par mois, prébende devant le dkāribu de l’ante-cella de Marduk » (l. 1–3 : 4 rab-bu-u šá tak-ka-su-u, giš.šub.ba pa-ni dka-ri-bi, šá é pa-pa-hu d amar.utu). 24 Ce texte n’existe qu’en une seule copie. La tablette provient d’une petite bibliothèque (N6, Pedersén, 1986 : 81) dans une maison de la partie sud du « cœur de la ville » d’Aššur. Pour cette dénomination, voir § III.C. Traduction en français par Labat, 1970 : 94–113 et en anglais par Livingstone, 1989 : 68–76 (= SAA 3, 32). Pour une analyse détaillée de ce texte et son arrière-plan politique, voir Bottéro, 1972–1973 : 93–103 et Villard, 2007 : 333–334. Concernant le caractère mystique de l’œuvre, voir Ataç, 2004. 25 L. 9 : [… šu.n]igin 15 dingir.meš ú-šu-uz-zu a-mur-šu-nu-ti u-ṣa-al-l[i-šu-nu-ti]. Le texte en compte en fait 16. Il pourrait s’agir d’une erreur du scribe. Une autre possibilité est que le couple Namtar-Namtartu (Destin / Destinée) ne comptait que pour un (Bottéro, © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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tête – mains – pieds, montre qu’à l’exception de Destin, ces entités sont des êtres hybrides, juxtaposant des éléments homme / animal, dont certaines rappellent les figures composant les bas-reliefs des palais assyriens26. Parmi ces créatures, Destinée (Namtartu, épouse de Destin) dispose d’une tête de kurību et de mains et de pieds d’homme (sag.du ku-ri-i-bi šak-na-at šu.2 gìr.2 ša lú, r. 3). Les autres figures se présentent de la façon suivante (r. 4 – 9)27 : - Mort (dmu-ú-tu) : tête de dragon-mušhušu, mains d’homme, pieds de […] (r. 3) ; - Mauvais-Esprit (dalad.hul) : tête et mains humaines, coiffé d’une couronne, disposant de pattes d’aigle. Du pied gauche, il piétine une sorte d’animal aquatique (kušû, CAD K : 602) ; - Filet (dAlluhappu) : tête de lion, 4 mains et pieds d’homme ; - Porte-Malheur (sag.hul.ha.za) : tête d’oiseau, ailes déployées, virevoltant, mains et pieds d’hommes ; - Emporte-Vite (dhumuṭ-tabal, le nautonier des Enfers) : tête de l’oiseau Anzû, 4 mains et pieds […] ; - Fantôme (gidim) : tête de bœuf (gud), 4 mains et pieds d’hommes ; - Mauvais-Esprit (utukku lemnu) : tête de lion, mains et pieds de l’oiseau Anzû ; - dŠulak : un lion se tenant constamment debout sur ses 2 pattes arrières ; - Serment (nam.erim) : tête de chèvre, mains et pieds d’homme ; - Nedu (le portier des Enfers) : tête de lion, mains d’homme et pattes d’oiseau ; - Totalement-Méchant (mimma lemnu) : 2 têtes, l’une de lion, la seconde de […] ; - dMuhra : 2 pattes antérieures d’oiseau, 1 patte arrière de taureau ; - Deux dieux anonymes : l’un avec une tête, des mains et des pieds de l’oiseau Anzû ; l’autre avec une tête d’homme, coiffé d’une couronne, portant une masse d’arme dans la main droite et dans sa gauche […]. Le passage décrivant Destinée ne donne certes pas d’information directe sur l’apparence du kurību. Si l’on considère que l’on a affaire à une créature hybride à l’instar du dragon-mušhušu, l’opposition kurību – homme dans la description de Destinée exclut la possibilité d’envisager que la tête de cette créature ait été humaine28. On peut également considérer dans ce contexte que le kurību ait été un
1972–1973 : 95 n. 2). Trois de ces entités ne sont pas caractérisées par le signe classificateur des noms divins : Porte-Malheur (sag.hul.ha.za, l. 5) ; Fantôme (gidim, l. 6) ; Mauvais-Génie (utukku lemnu, l. 7) et Totalement-Méchant (mimma lemnu, l. 7). 26 C’est le cas notamment de Nedu, le portier, Livingstone, 1989 : 73 figure 25 et Ataç, 2004 : 71 et 73–74 figures 2 et 3. 27 Voir également Wiggermann, 2011 : 301–302. 28 Voir déjà à ce sujet Engel, 1987 : 79. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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animal réel tout comme le sont le lion, l’oiseau et le bœuf dont les têtes constituent l’un des éléments de certaines des entités mentionnées plus haut. III.B Le kurību dans la lettre SAA 19 4 Cette lettre (Luukko, 2012 : 7) contient diverses recommandations et informations que le roi Tiglath-phalazar III adresse au chef babylonien Amurru-šum-iškun. Ce dernier doit continuer de garder la ville de Kihudaksi et ne rien craindre de Mišaru-nāṣir. Des dispositions sont prises à cet effet (notamment l’envoi de troupes et de grain). Le roi annonce également l’arrivée de messagers et demande à Amurru-šum-iškun de leur prêter assistance pour qu’ils puissent continuer leur route vers lui. La lettre se termine par la phrase suivante : « Tu n’as pas craint (ul ta-dúr) le kurību, ainsi? (ù) je t’envoie 30 kor (ca. 7680 litres) de sésame par l’intermédiaire de Šamaš-ereš ». On remarque que le verbe adāru « avoir peur » exprime également la crainte du destinataire de la lettre vis-à-vis de Mišaru-nāṣir (l. 7). L’image du kurību pourrait lui être appliquée. Traiter ce dernier de kurību serait une façon de le déconsidérer. On aurait là aussi un indice du caractère effrayant de cette entité29. III.C Les kurību dans le temple d’Aššur Le temple d’Aššur (l’Ešarra, « Le temple de l’Univers ») est situé sur l’éperon rocheux dominant l’acropole dans la partie nord du libbi āli (« le cœur de la ville »), secteur délimité par le rempart intérieur. Il abritait les statues du dieu et de sa cour divine. La présence de kurību y est attestée par une inscription du roi Assarhaddon (680 av. n. è – 669 av. n. è.) ainsi que par deux rituels. III.C.1 L’installation des kurību dans le temple d’Aššur d’après l’inscription n° 60 d’Assarhaddon Cette inscription qui peut être datée de la fin du règne (ca 671 av. n. è – 669 av. n. è.), figure sur une tablette d’albâtre retrouvée avec un ensemble d’au moins 300 tablettes, à proximité de la cour sud-ouest du temple, proche de la porte Enpi (Fig. 2)30. Dans une première partie (1’–17’a), le texte procède à un tour d’horizon des 29
Voir déjà Luukko, 2012 : 7, qui traduit : « You did not fear the Cherub ». Il s’agirait de se moquer de Mišaru-nāṣir en le traitant de manière dégradante (note à la ligne r. 14). Dans l’editio princeps Saggs, 2001 : 82, a préféré lire l’hapax kuripu, sans traduire, en utilisant la valeur sourde du signe /bu/ jugeant qu’il pouvait être difficilement question dans ce contexte du kurību. Mišaru-nāṣir est très peu connu. Il pourrait s’agir du fils de Bēl-dān, le gouverneur de Kalhu. Mišaru-nāṣir réside à Babylone d’où il écrit deux lettres à son père (Mattila, 1999 : 290 § 6.2) On ne dispose donc pas d’éléments d’information qui contextualiserait son association au kurību. 30 Pedersen, 1986 : 12 n. 5 (zone hC4I) et Novotny, 2014 : 94 figure 1 où sont indiqués les © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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territoires soumis « au joug d’Aššur » par la guerre et l’imposition du tribut. La partie suivante est consacrée à la reconstruction du temple d’Aššur (17b’–33a’) et de l’Esagil, le temple de Marduk à Babylone, détruit par son père Sennachérib en 689 av. n. è. Y est relatée la fabrication dans la ville d’Aššur des statues de Marduk, de sa parèdre et d’autres divinités de leur entourage et leur voyage jusqu’à Babylone (33b’–50’)31. Par rapport aux autres inscriptions d’Assarhaddon concernée par la reconstruction du temple d’Aššur, ce projet de grande ampleur entamé en début de règne fait ici l’objet d’une courte rétrospective dans laquelle sont évoqués le respect du plan d’ensemble établi par Salmanazar I (1274 av. n. è. – 1245 av. n. è.) et la réalisation de la toiture et des portes32 . L’inscription se focalise par contre sur deux opérations en particulier, probablement parce qu’il s’agit de la dernière tranche des travaux : l’embellissement du Dais des Destinés où sont installées la statue en orant du souverain et celle du prince héritier Assurbanipal ainsi que la mise en place dans différents passages de l’édifice, de représentations de créatures dont la fonction apotropaïque de protection des habitations contre les attaques maléfiques est par ailleurs bien connue (ci-dessus n. 8) :
emplacements dans le temple d’Aššur des inscriptions en rapport avec sa reconstruction. L’édition du texte se trouve chez Leichty, 2011 : 134–137. La tablette en argile de Ninive (K. 18096 exemplaire 2 dans l’édition) ne serait pas une copie mais une version différente du texte, voir Novotny, 2014 : 98 n. 28. Pour les portes du temple d’Aššur et leur localisation se référer à Huxley, 2000 et Grayson / Novotny, 2014 : 21–22 avec bibliographie antérieure et Novotny, 2014 : 100–103 (figures 2 à 4) concernant les différentes hypothèses émises à ce sujet. On trouvera chez Pongratz-Leisten, 1994 : 60– 64 une discussion concernant le Dais des Destinées. 31 En soi ce texte est une parfaite illustration de la synthèse opérée par Assarhaddon pour mettre à égalité d’importance, d’une part, le culte d’Aššur relégué au second plan durant le règne de son grand-père Sargon II et celui de Marduk mis à mal par son père Sennachérib, sur cette question voir Frahm, 2017 : 186–187. Dans le texte n° 60, l. 36’– 37’, (les statues) de Marduk et son épouse sont « fabriquées » (ibbanū) selon leur propre décision (kī ṭēmīšunu) dans la ville d’Aššur. Les deux divinités sont réputées être nées (immaldū) dans l’Ehursaggalkurkura, la cella d’Aššur. 32 Pour une étude détaillée des inscriptions royales de Sennachérib et d’Assarhaddon concernées par les travaux dans le temple d’Aššur, voir Novotny, 2014 et plus spécifiquement p. 98–99 pour le texte n° 60. L’auteur discute également des traces archéologiques de ces travaux ainsi que du contexte politico-religieux prévalant à leur réalisation et notamment la question de la conservation du plan d’origine (p. 107). © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Fig. 2. Plan du temple d’Aššur et de ses portes. Grayson / Novotny, 2014 : 20.
Fig. 3. Représentation de Déluge (abūbu). Seidl 1998 : 105, figure 3. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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- Deux Déluges-Terrifiants (abūb nadrūtu) à droite et à gauche de la Porte de la royauté (bāb šarrūti. Porte 1, Fig. 2) et des Déluges-Jumeaux (abūb maššê) en argent à la Porte des Igīgī-Prostrés (bāb kamsū Igīgī, l. 31’–33’. Porte 5, Fig. 2). Ces figures sont identifiées à des créatures composées d’éléments pris du lion (corps, têtes et pattes avant) et de l’oiseau (ailes et pattes arrière). Elles disposent d’oreilles pointues, de cornes et d’une longue queue (Fig. 3)33. - Deux Hommes-Buffles/Bisons (kusarikku) en cuivre, installés à la Porte du Chemin de Ceux d’Enlil (harrān šūt dEnlil. Porte 2, Fig. 2), « se faisant face (šutātû, CAD Š/3 : 399), l’un regardant en avant, l’autre en arrière » (šá pa-ni-šunu pa-nu u ar-ka i-na-ṭa-lu), et servant de cariatide pour la corniche de la porte (l. 29b’–31a’). Le kusarriku présente un aspect humain (posture, corps et tête humaine) et de bovidé (partie inférieure et cornes). Il s’agit d’une créature très clairement associée au dieu soleil comme gardien du temple de cette divinité et qui en supporte le trône. Les kusarriku vont par paire et leur position dos à dos dans les représentations figurées est en adéquation avec la description qu’en donne la présente inscription. Leur rôle protecteur est mis en évidence dans le rituel Šēp lemutti : des figurines de kusarikku inscrites portant l’inscription « Mort, sors ! Entre Vie » sont placées à la droite et à la gauche de l’entrée des pièces dans les maisons (Fig. 4)34. - Des statues (alam.meš) en or de créatures (binût) de l’Apsû sont installées à droite et à gauche de l’ante-cella (é papāh) d’Aššur dont les murs se voient appliqués d’un revêtement en or (l. 24b’–25a’)35. Ces entités sont probablement des créatures hybrides, ici non nommées, associées au dieu Ea / Enki du fait de leur appellation. Le rituel Šēp lemutti nous en donne en effet la liste. La plupart d’entre elles constitue l’armée de Tiamat mentionnée par l’Enūma eliš36. Leur présence sous forme de représentation dans les palais assyriens est attestée par les textes et la documentation visuelle. Outre le kusarikku et le lahmu (ci-dessous), on compte les Sages-apkallu oiseau et poisson, la Vipère (muš.šà.tur), le Serpent Furieux mušhušu, la Tempête (u4.gal), le Lion enragé (ur.idim), l’Homme-Scorpion 33
Seidl, 1998 et discussion également dans le CAD A/1 : 81, § 3. Ellis, 1989 est fondamental concernant l’étude de cette créature. Voir aussi Wiggermann, 1992 : 174–179 et en particulier c. p. 179 et Green, 1994 : 249–250. Pour la disposition des kusarikku aux entrées des pièces des palais assyriens et en particulier dans le palais sud-ouest de Ninive, voir Kertaï, 2015 : 341 et figure 2. 35 Le CAD P : 101 propose plusieurs traductions pour le terme papāhu : cella, chapelle et par métonymie sanctuaire. À l’époque paléo-babylonienne, dans le palais de Mari, le papāhu est identifié à la grande salle (64) avant la salle du trône (65), voir Birot, 1993 : 50 n. b. avec bibliographie antérieure. Il ne peut être question dans le présent texte de la cella qui elle est mentionnée sous le terme d’atmanu (ci-dessous n. 37). 36 Voir Talon / Anthonioz, 2019 : 61–62 (Ee T. II : 19–30) ; 86–86 (Ee T. III : 23–34) ; 94–97 (Ea T. III : 81–92). Pour leur présence dans les palais, voir par exemple Kertai, 2015. Pour la série de ces créatures, voir Wiggermann, 1992 : 14–15, texte I : 144 et 170– 190 ainsi que le répertoire « Individual histories », p. 164–185. 34
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(gìr.tab.lu.ùlu-lu), l’Homme-Lion (ur.mah.lu.ùlu-lu), le kulullû, un poisson à torse d’homme et le suhurmāšu, un poisson à torse de chèvre et les divinités Lulal et Latarak. Quant aux représentations des kurību, elles sont installées dans la cella (Salle o+p, Fig. 2), sans indication précise quant à leur emplacement mais la possibilité qu’elles aient été placées à l’entrée est probable à l’instar des kurību du temple d’Ištar d’Arbèle (ci-dessous § II.E) : 23b’–24a’
J’ai plaqué d’or la cella (atmanu) d’Aššur, mon seigneur. J’ai dressé l’un à côté de l’autre des lahmu et des kurību (plaqués) d’or-ṣāriru rougeoyant37. Les kurību sont ainsi associés aux lahmu une figure majeure extrêmement bien documentée et ancienne tout comme le kusarikku. L’identification iconographique généralement acceptée est celle de l’homme à la chevelure fournie et bouclée représenté, selon les époques, nu ou habillé et tenant de ses deux mains un vase aux eaux jaillissantes ou un montant de porte lequel est remplacé graduellement à partir du 2ème millénaire av. n. è. par une lance (Fig. 5). Leur fonction apotropaïque est bien attestée notamment comme gardien de portes et les figurines d’homme « chevelu » retrouvées dans les maisons et les palais sont pour certaines inscrites d’un texte qui illustre clairement cette fonction : « Sors, responsable du mal, entre responsable du bien » (è maškim hul ku4 maškim silim-me)38. Comme figure cosmique, les lahmu sont les gardiens de l’Apsû, l’océan d’eau douce, demeure du dieu Ea / Enki et ont ainsi comme fonction de servir de piliers de l’univers en tenant les montants qui séparent le Ciel de la Terre39. 37
Leichty, 2011 : 136 : at-man aš-šur EN-ia kù.gi uh-hi-iz, dlàh-me dku-ri-bi šá ṣa-ri-ri ru-uš-šu-u i-di ana i-di ul-ziz. Atmanu, comme désignant la cella, est une réalité du 1er millénaire av. n. è, voir le CAD A/2 : 495. Les occurrences regroupées dans le dictionnaire indiquent qu’il s’agit de la pièce richement décorée où se trouvait l’image divine et son trône. La forme lahmē correspond à un pluriel, cf. CAD L : 42, textes cités sous c. On peut donc envisager qu’il est fait référence à plusieurs kurību également. Sur le fait qu’ils sont plaqués et non réalisés en or massif, voir les arguments avancés par Novotny, 2014 : 98 n. 31. 38 Wiggermann, 1992 : 164–166 et Green, 1994 : 248–249. L’identification du lahmu à l’homme chevelu est toutefois rejetée par Ellis, 1995. La documentation épigraphique de Mari (ca XVIIIe s. av. n. è.) offre de très nombreux exemples de vases précieux et de pièces d’orfèvrerie décorés ou en forme de lahmu, voir Guichard, 2017 : 6–7. De telles figurines de l’homme à la lance portant ce type d’inscription ont été mis au jour par exemple à Fort Salmanazar dans le sol à l’angle des murs de la pièce S 35, voir Oates, 1960 : 9. Les lahmu sont surtout documentés dans les inscriptions royales non pas comme ici associés à la cella mais aux entrées de temples majeurs : Marduk à Babylone, Sîn à Harran et Ištar à Arbèle, ci-dessous, voir commodément CAD L : 42. 39 Voir Lambert, 1985 qui accepte le rapprochement avec le terme lahmu « chevelu ». Il s’agirait de la même entité que la paire lahmu et lahamu des toutes premières générations © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Fig. 4
Fig. 5
Fig. 4. Homme-Buffle/Bison (kusarikku) avec inscription. Klengel-Brandt, 1968 : planche 1, figure 3. Fig. 5. Homme « chevelu » (lahmu) avec inscription. Klengel-Brandt, 1968 : planche 1, figure 1.
III.C.2 Les kurību du temple d’Aššur d’après les textes de rituel Un rituel mal conservé de la période médio-assyrienne (seconde moitié du 2ème millénaire), mentionne la réalisation, probablement par le prêtre-administrateur šangû, de libations de bière effectuées dans le temple d’Aššur. Ce dernier opère dans un premier temps à la porte Kal.kal qui relie la grande cour et la cour sudouest à laquelle il accède40. À partir de ce que nous dit le texte et de la configuration du temple à cette époque, le prêtre devait alors se trouver dans l’axe de la cella vers laquelle il se dirige en procédant à des libations :
divines dans l’Enūma eliš. 40 Van Driel, 1969 : 47. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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[…] 3’Il fait une libation et invoque le nom de [d…] 4’les barres du milieu de la porte Kal.kal […]. 5’[…] ce qui reste (de la bière) à gauche, il monte. Une fois la porte complètement ouverte, il est face à la porte. 6’[…] il se tient debout. Il se dirige vers le temple du dieu (é dingir) 7’[…] il monte deux marches vers Aššur, deux (marches) devant […], 8’–9’[…] du dkurību de gauche, il monte 3 marches vers [Aššur], 9’–10’il s’approche de la jarre à bière, [en remplit] une coupe, fait [une libation à Aššur] sur la marche où se trouve la jarre 11’et reverse le reste dans la jarre. 12’[…] une seconde fois, il tire (de la bière), à Aššur sur la marche [où se trouve la jarre], 13’il fait une libation et reverse le reste dans la jarre. 14’[…], une troisième fois il tire (de la bière), à Aššur sur la marche [où se trouve la jarre, 15’il fait une libation]. 15’Avec cette coupe, les dieux […]. 16’–17’La bière qui reste dans la coupe sur [la marche où se trouve la jarre, il fait une libation]41. Les indications que nous apportent ce passage bien que fragmentaires ne sont pas dénuées d’intérêt. Le kurību se trouve sur le trajet que va suivre le prêtre vers la cella. Le fait qu’il s’agisse spécifiquement du kurību de gauche, suggère l’existence d’un autre à droite et on peut raisonnablement envisager de ce fait que cette paire ait été placée de part et d’autre d’un passage. Toutefois rien n’indique qu’il s’agisse de l’accès à la cella et il est difficile de dire s’il s’agit de la même configuration que celle décrite dans l’inscription d’Assarhaddon (§ III.C.1). En soi, la chose ne serait pas impossible car comme nous l’avons vu, dans l’Esagil de Babylone, à l’entrée de la cella, la présence de ces créatures est documentée à plusieurs siècles d’écart (§ II.B). Des kurību dans le temple d’Aššur, mais sans indication concernant leur localisation, sont aussi mentionnés dans trois protocoles d’époque néo-assyrienne concernant la réalisation du rituel Tākultu (Parpola, 2017 = SAA 20 n° 38, 40 et 47). Ce grand rituel royal a pour cadre un banquet auquel sont conviés les dieux des villes et des pays sous domination assyrienne afin de réaffirmer leur reconnaissance du dieu Aššur comme dieu suprême ainsi que leur relation privilégiée avec le roi d’Assyrie42. L’énumération des divinités présentes est entrecoupée par 41
L. 3’–16’: […] i-na-qi mu dx x [i-za-kar], […š]a i+na […] ši-ga-ri ša be-er-ti ká kal.[kal …], [… i]-ri-hu-ni ša šu-me-la i-šá-qi ká i+na ga-mu-ri ká i-ma-[har], […] x iz-za-az pani-šu a-na pa-ni é.dingir i-šá-[kan], […ha]-ri-a 2 eb-ra-a-te a-na da-šur i-šá-qi 2 ina+igi x […], […]-bu ša dku-ri-be ša šu-me-la 3 eb-ra-a-te a-na IGI [da-šur], […] x i-šá-qi a-na ugu dugbán ša kaš i-qar-ri-ib, kaš ka-[sa…], x a-na d-šur i+na ugu e-be-er-te ša i[gi dug ]bán u-na-[qa..], […] x re-eh-ta a-na dugbán ú-ta-ar mu dx x […], […t]i ša-nu-te-šu iha-bu a-na da-šur i+na ugu e-be-er-te šá […], ú-na-qa re-eh-ta a-na dugbán ú-ta-ar […], […] ša-šu-te-šu i-ha-bu a-na da-šur a-na ugu e-ber-t[e…], i+na ka-si an-ni-te-ma dingir.meš ni-x x x x[…], […] kaš ša i+na ka-si i-ri-hu-ni i+na u[gu] x x […] (Menzel, 1981 : 3 et CAD E : 10). 42 Sur ce rituel et sa signification sur le plan politique et religieux, voir Pongratz-Leisten, 2015 : 392–407. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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des demandes de bénédictions pour le pays d’Aššur et le roi. Est aussi invoqué un très large ensemble d’entités le plus souvent divinisées (statues des divinités, emblèmes, éléments architecturaux et urbains, territoires et réalités géographiques). L’une des spécificités de ces textes est aussi la juxtaposition du nom du dieu national, Aššur, avec d’autres entités, qui sont ainsi considérées comme un aspect de ce dieu43. Dans le texte SAA 20 n° 38 datant du règne de Sennachérib (704 av. n. è. – 601 av. n. è.), parmi les divinités résidentes du temple d’Aššur, le kurību est associé à Aššur au même titre que d’autres grandes divinités (Enlil / Adad) et du héros « chevelu », le lahmu. Cette figure de l’Aššur-kurību (aš-šur-dku-ri-bu) est mentionnée entre le dieu Enpi, gardien de l’une des portes du temple et les lahmu (i, 49–51). Le kurību, mais sans être associé à Aššur apparaît dans la même séquence dans le texte SAA 20 47, iv 11. On relève également dans le protocole SAA 20 40, vi 21 datant du règne d’Aššurbanipal (668 av. n. è. – 630 av. n. è.), la mention côte à côte du kurību et de l’aladlammû (dku-ri-bi dalad.dlama), une créature à la fonction apotropaïque identifiée au taureau / lion androcéphale ailé, porteur d’une tiare à corne positionnée aux entrées des salles dans les palais de l’époque néo-assyrienne44. III.D Les kurību et les Vents du temple de Sîn La partie nord-ouest du libbi āli abritait le temple d’Ištar et deux temples doubles d’Anu-Adad et de Sîn-Šamaš. La lettre SAA 13 28 qui peut être datée du règne d’Assurbanipal (ca 635 av. n. è.) mentionne des dépôts de métaux précieux dans le trésor du temple de Sîn et de sa parèdre Nikkal45. L’expéditeur de la lettre annonce également l’achèvement d’un ensemble d’objets en argent massif d’un poids relativement important : 2 grandes statues du roi et 50 statues de kurību et de Vents en argent, 3 chambranles de porte en argent, 1 marmite en argent. L’ensemble du travail a été réalisé. Leur poids à chacun est de 5 talents moins 12 mines d’argent chacun (144 kg)46.
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Voir par exemple dans SAA 20 38 : Aššur-Enlil (i, 1), Aššur-Adad (i, 3), Aššur-Tiare (i, 17), Aššur-lahmu (i, 19), Aššur-Juges (i, 23) Aššur-Aššur (iv 42). 44 Voir par exemple Reade, 1979 : 41 et planche 8 figures a et b ainsi que Galter / Levine / Reade, 1986 : 29, figure 1 pour les emplacements de ces créatures dans le palais sudouest de Sennachérib. Concernant leur identification, voir Engel, 1987 : 1–29. Pour le motif iconographique dans une perspective diachronique, voir Danrey, 2004. Leur fonction protective est par exemple évoquée dans l’inscription d’Assarhaddon n°1 col. vi : 15–16 (Leichty, 2011 : 24), où il est indiqué que leur apparence repousse le mauvais (ša ki-i šikni-šu-nu ir-ti lem-ni u-tar-ru). 45 Fales / Jakob-Rost, 1991 : 88 pour la date de ce texte. 46 L. 13’–17’ : 2 nu.man.meš kalag.meš 50 nu ku-ri-bi nu tu15.meš kù.babbar, 3 si-ip-pi kù.babbar 1 ruq-qu ku3-babbar, [pab] an-ni-u dul-lum ep-šú, 5 gú.un.ta.an 12 ma.na lá © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Kurību et autres figures associées
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Le texte ne donne pas d’indication montrant si ces différentes réalisations sont en rapport les unes avec les autres. Nous ne sommes pas non plus tout à fait certains qu’elles aient été destinées au temple de Sîn. Toutefois, juste après le passage cité, l’auteur de la lettre mentionne le stockage dans le trésor de la déesse de « ce qu’avait fait le roi pour les murs de la cella de Nikkal » (l. 17’ – r. 3 : ša lugal belí, a-na é.sig4.meš ša at-me-ni ša dnin.gal e-pu-šu-u-ni, ina é na-kam-ti ša dnin.gal ša-ki-in). Il pourrait s’agir d’un indice de la destination de ces objets qui pourrait être la cella de Nikkal. Quoiqu’il en soit, il semble raisonnable d’envisager que les représentations des kurību et des Vents forment un tout puisqu’ils sont comptés ensemble. On pourrait envisager qu’ils aient été associés au cadre de la porte du fait que, comme nous l’avons vu, le kurību était positionné dans les passages. La possibilité d’un lien particulier entre ces deux types de créature est peut-être aussi reflétée par le fait que chacune est mentionnée juste avant les taureaux / lions ailés androcéphales (aladlammû) dans le rituel Tākultu SAA 20 4047. III.E Les kurību dans le temple de la déesse Ištar d’Arbèle La présence de kurību est aussi attestée dans le temple de la déesse Ištar à Arbèle. Leur réalisation et leur installation, également œuvre d’Assarhaddon, est mentionnée dans une inscription de fondation datée de 672 av. n. è. qui commémore l’agrandissement du bâtiment et la construction de la terrasse de l’Arsenal de Nimrud (« Fort Salmanazar »). La première partie du texte expose les qualités du souverain et les nombreuses actions qu’il a conduites, parmi lesquelles le roi se présente comme celui qui : 8–11
a fait recouvrir d’argent-zahalê l’Egašamkalam, le temple d’Ištar d’Arbèle, sa dame, le rendant lumineux comme la lumière du jour. Des lions, des Anzû hurlants, des lahmu, des kurību d’argent et de cuivre je fis fabriquer et les fis se dresser dans le passage de ses portes48. On retrouve ici l’association lahmu – kurību (ci-dessus § III.C.1) ainsi qu’une indication précise de leur positionnement aux entrées, ce qui est conforme à ce
kù.babbar, ki-lá-šu-nu. 47 Col. vi : 21 et 35. L’appellation de Vents fait sans doute allusion aux quatre vents associés aux points cardinaux. Au second millénaire, ils sont représentés sur les sceaux cylindres par des figures ailées le plus souvent anthropomorphes reconnaissables à leur chevelure portée par le vent, dessinée à l’horizontal, voir Wiggermann, 2007 : 127–134 où sont traitées également leurs fonctions symboliques et leurs liens avec des divinités spécifiques. Pour l’iconographie, on pourra se reporter p. 142 au sceau § 5.7 et p. 156 au sceau § 5.36 pour l’iconographie du 1er millénaire. 48 Leichty, 2011 : 154–155, n° 77, l. 8–11 : é.gašan.kalama é diš-tar uru.limmu-dingir beel-ti-šu, za-ha-la-a ú-šal-biš-ma ú-nam-me-ru ki-ma u4-me, ur.mah.meš an-ze-e na-‘i-i-ri d làh-me dku-ri-bi ša kù-babbar u urudu ú-še-piš-ma né-reb ká.meš-šá ul-ziz. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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que l’on sait du lahmu. De ce fait le lion et le lion-dragon (Anzû)49 ont peut-être aussi formé une paire, l’ensemble de la séquence suggèrerait dans ce cas une alternance entre des figures apparentées à la réalité (lion / héros chevelu) et des êtres composites (lion-dragon et kurību).
Conclusions Par rapport à d’autres créatures surnaturelles dont l’histoire peut être reconstituée dans la longue durée à partir de sources écrites et visuelles, les kurību / kāribu / kāribātu représentent des réalités beaucoup plus fugaces dont l’existence remonte à la seconde moitié du 2ème millénaire av. n. è. Les kāribātu sont documentées en Elam au XIVième s. av. n. è. en association avec les déesses d’intercession lamassātu dans une chapelle funéraire royale. Elles constituent dans un texte assyrien du XIIIème s. av. n. è. un motif décoratif d’un siège peut-être un trône. Le kurību est de loin la figure la mieux documentée mais seulement avec 8 occurrences dans des textes d’Assyrie uniquement. À l’exception du rituel médio-assyrien (ca XIIIème s. av. n. è.), les occurrences concernant cette créature remonte au VIIIème s. av. n. è. dans une lettre datée du règne de Tiglath-phalazar III. Par la suite des mentions de cette créature sont attestées principalement dans le rituel Tākultu sous les règnes de Sennachérib et Assurbanipal et dans deux inscriptions de la fin du règne d’Assarhaddon. Les mentions du kāribu sont moins nombreuses et proviennent de Babylonie : la chronique de la célébration de la fête du Nouvel An témoigne de son existence au Xème s. av. n. è. ; trois contrats concernant le service cultuel qui lui est dévolu datent des règnes de Cambyse et Darius I (VIème s. av. n. è). Comme d’autres créatures, le kurību et le kāribu sont des entités liminaires surnaturelles. Elles sont le plus souvent marquées du signe classificateur des divinités. Toutefois des deux, seul le kāribu bénéficie d’offrandes. Elles peuvent fonctionner par paire puisque les textes mentionnent un « kurību de gauche » / un « kāribu de droite ». Bien que peu attestés, il s’agit probablement d’êtres majeurs comme en témoigne l’association du kurību avec le lahmu et le fait qu’ils sont présents respectivement dans le temple d’Aššur et de Marduk au plus près de la divinité : à l’entrée de la cella d’Aššur (kurību) et à l’entrée de l’ante-cella de Marduk (kāribu), ce dernier ayant gardé cet emplacement durant plus de quatre siècles. Vu la répartition documentaire entre le kurību et le kāribu, il est envisageable de considérer que l’on soit en présence d’une même entité désignée par un nom différent en Assyrie (kurību) et en Babylonie (kāribu). Au regard du kāribu nous n’avons aucune information concernant sa représentation plastique. Sa nature hybride n’est pas du tout certaine. En effet, nous avons
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L’Anzû est représenté par l’aigle à tête de lion. Après la période d’Ur III (2000 av. n. è.), il est identifié au lion-dragon, voir Wiggermann, 1994 : 243–244. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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vu que son correspondant féminin est étroitement associé à la déesse d’intercession lamassatu, représentée de façon anthropomorphe en position de prière. Son positionnement à l’entrée de la cella de Marduk conviendrait tout aussi bien à ce type de figure. Deux propositions d’identification du kurību parmi les créatures représentées dans les bas-reliefs des palais assyriens ont été faites. Celle du taureau / lion androcéphale ailé envisagée par F. Lenormant (ci-dessus en introduction) et Barnett (1957 : 86) peut être écartée, car l’on sait désormais que cette créature correspond à l’aladlammû. J. Reade de son côté a envisagé que le lioncentaure pourrait représenter le kurību mais cette figure est en fait identifiée à l’urmahlullû50. Le kurību est aussi parfois identifié à un griffon (Wiggermann, 1994 : 243). Mais en fait, rien ne permet d’infirmer ou de confirmer cette hypothèse. Nous ne disposons que d’un seul indice. Si l’on considère qu’il s’agit bien d’un être hybride, le texte de la Vision du monde infernal suggère que le kurību n’a pas une tête humaine. Il faudra peut-être chercher dans la direction des associations du kurību avec d’autres entités dont témoignent les textes : celle du kurību avec le lahmu et l’aladlammû pourrait fournir une piste de recherche. Il conviendrait de vérifier si ce lien se reflète également dans le programme iconographique des palais assyriens.
Liste des figures Fig. 1
Fig. 2 Fig. 3 Fig. 4 Fig. 5
Taureau androcéphale ailé aladlammû. Bas-relief de la porte n° 3 du palais de Sargon II (721 av. n. è. – 705 av. n. è.) à Khorsabad. AO 19859. Base Atlas du Louvre. Photo RMN/ Franck Raux. Plan du temple d’Aššur et de ses portes. Grayson / Novotny, 2014 : 20. Représentation de Déluge (abūbu). Seidl 1998 : 105, figure 3. Homme-Buffle/Bison (kusarikku) avec inscription. Klengel-Brandt, 1968 : planche 1, figure 3. Homme « chevelu » (lahmu) avec inscription. Klengel-Brandt 1968 : planche 1, figure 1.
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Les avatars de la figuration du sphinx A. Caubet Conservateur général honoraire musée du Louvre UMR 8167 Orient et Méditerranée
Introduction Le sphinx partage avec les Cherubim bibliques des caractéristiques essentielles : ils se présentent à plusieurs, par paire ou multiples. Ce sont des créatures liminaires, à la frontière ou au passage entre des espaces imaginaires (ou entre imaginaire et réel). D’où leur fonction de gardien : ils sont gardien/support de trône, de porte de ville ; ils sont associés à des instruments et accessoires de culte, comme les Cherubim sur le voile du sanctuaire ou les tapis du Tabernacle. Limites de l’enquête L’ampleur du sujet oblige à s’imposer des limites. Sur le plan iconographique nous nous limitons à la figure de l’hybride à corps de lion et tête anthropomorphe (en laissant de côtés d’autres hybrides dérivés, comme le sphinx criocéphale etc.). Pour la chronologie, nous nous concentrerons sur les IIIe et IIe millénaires (Bronze Ancien à Bronze récent), avec une attention particulière pour les mutations et les transferts qui s’opèrent au Bronze Moyen, à la faveur de l’expansion égyptienne du Moyen Empire vers la Syrie. Sur le plan géographique, l’Égypte s’impose comme point de départ, mais d’évidents passages au Levant et en Mésopotamie, les liens entre l’Anatolie, Chypre et monde égéen, obligent à élargir le panorama1.
L’Égypte La figure tutélaire de l’hybride lion à tête humaine naît à l’Ancien Empire comme incarnation de Râ, sous son aspect d’Horus, la tête est celle de pharaon coiffé de la couronne royale2. Aucune dénomination spécifique ne la désigne. Des bras humains s’ajoutent ou se substituent aux membres antérieurs zoomorphes, et tendent dans leurs mains des offrandes, ou un cartouche3. Au cours du Moyen-Empire, la politique active des pharaons de la XIIe dynastie en direction de la Syrie, qui alternent campagnes militaires et accords diplomatiques, se traduit notamment par l’envoi de petits sphinx en ronde bosse : ceux d’Amenhemat II (1928 av. n. è. – 1895 av. n. è.), de sa fille, la princesse Ita ou d’Amenhemat III (1831 av. n. è. – 1786 av. n. è.) en témoignent. Ces contacts 1
Dessenne, 1957 ; Winkler-Horaček, 2011. Zivie-Coche, 1984 ; Arnold / Grzymski / Ziegler, 1999 : n° 172. 3 Fay, 1995. 2
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suscitent à la cour des dynastes syriens l’épanouissement d’un art nouveau, centré sur l’exaltation du pouvoir royal. L’art paléo-syrien intègre des éléments égyptiens à de vieilles traditions syro-mésopotamiennes. L’image du sphinx est introduite pour la première fois dans les sceaux-cylindres produits par les ateliers royaux de graveurs au style raffiné4. Ce sont souvent des scènes complexes à la signification royale et/ou cosmique. L’hybride combinant homme-lion d’origine égyptienne est désormais presque toujours figuré avec des ailes, indices de son appartenance à l’univers des esprits aériens. En retour, c’est probablement sous influence asiatique que l’Égypte ajoute des ailes à la traditionnelle figure du sphinx-pharaon, au moins pour les arts en deux dimensions (reliefs, peinture) : la difficulté de détacher des ailes sur des sculptures en trois dimensions pourrait expliquer l’absence d’ailes sur les sphinx en ronde bosse, autant que la fidélité aux vieux impératifs cultuels et architecturaux, par exemple pour les allées de temples bordées de sphinx.
Fig. 1. Statue du pharaon Horemheb (1319–1292 av. n. è.), détail du trône. Musée Égyptien, Turin. Photo auteur.
Ces ailes caractérisent notamment les sphinx de reines égyptiennes, peut-être parce que ces reines sont souvent des princesses asiatiques. La partie animale du corps est clairement sexuée par des mamelles de félin, alignées le long de la courbe ventrale, en vue de profil. Ainsi, la double statue assise de Horemheb (1319 av. n. è. – 1292 av. n. è.) et de la reine Mutnedjemet en Hathor (musée Égyptien, Turin ; Fig. 1) porte en relief sur les flancs du trône, un groupe de vaincus asiatiques et africains, du côté du roi ; et du côté de la reine, un sphinx allongé, aux nombreuses mamelles, incarne les pouvoirs de fécondité de la déesse Hathor. 4
Otto, 2000 : 256–258. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Ses ailes anguleuses sont déployées en formant un angle cassé, la tête aux traits bien féminins est coiffée de la couronne cylindrique surmontée d’un bouquet de fleurs en volutes. Une telle iconographie au service de la reine dans son incarnation de Hathor, s’applique aussi bien à la sculpture votive monumentale, dans le cas du groupe de Turin, qu’à des objets de très petite échelle : une perle d’agate découverte à Karnak représente un sphinx de reine, probablement Tiyi, épouse d’Aménophis III (1390 av. n. è. – 1353 av. n. è.)5 dans la même attitude, avec la même ligne brisée des ailes, et un ornement fleuri surmontant la couronne, un bouquet de tiges terminées en volute. La couronne fleurie que portent ces sphinx de reine, indice de la fécondité que l’on attend de l’épouse royale, est en Égypte associée à un contexte exotique. Exotisme qui peut s’exporter : ainsi, la princesse égyptienne inconnue qui a épousé le roi d’Ougarit Niqmadu (sans doute Niqmadu III, XIIIe s. av. n. è.), portet-elle cette couronne sur un vase d’albâtre égyptien découvert dans le palais d’Ougarit6. L’image du sphinx à mamelles a été adoptée au Levant sud, région fortement égyptianisée : on la voit ainsi sur des plaques d’ivoire provenant du mobilier de Megiddo7. L’attitude, le profil du corps, les ailes brisées, la coiffure fleurie sont les mêmes que sur les exemples égyptiens. Mais sur les ivoires, la palmette fleurie est posée, non sur la couronne pharaonique en cylindre, mais directement sur la chevelure, rassemblée en deux épaisses mèches qui sont, l’une ramenée sur le front, l’autre sur la nuque, laissant le sommet du crâne dégagé, peut-être même rasé. Ce type de coiffure à mèches signale dans l’iconographie égyptienne des étrangères de rang subalterne, par exemple des nourrices asiatiques8. Sont également ainsi coiffées de modestes figurines en terre cuite, expression de la dévotion populaire d’asiatiques au service de l’Égypte, comme les mineurs du Gebel elZeit9.
Levant, Syrie et Chypre Le sphinx, on l’a vu, apparaît dans l’iconographie syrienne, en particulier dans la glyptique, par suite des incursions des pharaons du Moyen-Empire en Asie. Des ateliers d’art mettent une iconographie nouvelle au service des dynastes amorrites. Ces sphinx représentés sur les sceaux-cylindres sont coiffés, non de la couronne royale égyptienne, mais d’une chevelure tripartite, dont les mèches tombent jusqu’à la poitrine, ce qui les fait désigner comme des sphinges, par référence aux 5
Aruz / Benzel / Evans, 2008 : n° 84. Desroches-Noblecourt, 1956. 7 Loud, 1939 : nos 21–23, pl. 7. 8 Pierrat-Bonnefois, 2013. 9 Lorand, 2010 ; Caubet / Fontan / Le Meaux / Yon, à paraître : fig. 6–8. 6
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images de reines égyptiennes figurées en Hathor (comme sur le groupe de Turin), ou en sphinx (comme la princesse Ita). Les sphinges de la glyptique syrienne prêteraient leur apparence à des entités divines possédant des pouvoirs sur la fécondité royale et la vie dans l’au-delà, analogues à ceux qu’exerce en Égypte la déesse Hathor, entité divine qui pourrait être vénérée à Ougarit sous le nom Sha’tiqatu, un génie vainqueur des serpents10. Cependant en l’absence de mamelles bien indiquées, le sexe des sphinx est aussi difficile à déceler que celui des anges ! Il n’est pas certain que les hybrides de la glyptique syrienne soient véritablement sexués, ni que ce type de coiffure indique nécessairement un genre féminin. La chevelure tripartite, avec boucles droites ou enroulées, est répandue en Égypte, en Mésopotamie et en Syrie comme coiffure de créatures des deux sexes, y compris pour des génies ithyphalliques comme les hommes-taureaux : la longue chevelure suggèrerait davantage une notion d’abondance et de force, autant féminine que virile. La signification des pseudo boucles hathoriques, et, par dérivation, la question d’une identité féminine de l’hybride, se pose également pour les sphinx d’Anatolie (infra). Les sphinx de la glyptique syrienne sont placés dans des scènes aux motifs multiples juxtaposés sans lien narratif, comme les éléments d’un puzzle : arbres stylisés, tresses symbolisant peut-être l’eau ou l’infini, astres, combats d’animaux, occupent le champ, parfois à côté de figures portant la tiare royale ou les cornes divines11. La présence du sphinx est indispensable à l’évocation fragmentée d’un univers mis sous contrôle royal et divin. La « Peinture de l’Investiture » du palais de Mari (début XVIIIe s. av. n. è. ; Fig. 2), donne à cette évocation une vision organisée, dans laquelle le sphinx joue un rôle de gardien et de témoin protecteur. Il est placé à la limite entre deux espaces, l’un intérieur, l’autre extérieur12. Dans le cadre intérieur, le roi de Mari touche les anneaux magiques tendus par la déesse Ishtar. De part et d’autre, un second cadre abrite les gardiens mythologiques dédoublés par paire symétrique, sphinx, taureaux androcéphale, déesse d’intercession. Le panneau central avec ce cadre est la transposition mystique de la salle du trône et de l’antichambre, qui dans le palais réel sont situées derrière le mur qui porte la peinture. L’espace extérieur est scandé par deux palmiers dattiers et deux arbres fantastiques aux frondaisons de palmettes en volutes. L’espace peint reflète l’espace ouvert réel, la Cour du Palmier, bien documentée par la fouille et les textes concernant les cérémonies du palais. Le sphinx conserve dans la peinture murale les couleurs absentes ou disparues dans les autres formes d’art : le corps de félin est peint en brun, le bout des pattes en noir, les plumes des ailes en bleu, blanc et noir. La tête, au visage indistinct, est couronnée d’un panache de plumes dressées verticalement, de couleur blanc, brun et rouge. Cette palette de couleurs a probablement une 10
Matthiae, 2015. Matthiae, 2015. 12 Margueron, 1992 ; Margueron 2004. 11
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signification symbolique, qui fait songer aux rares mentions de couleur dans la Bible : « Il fit le voile bleu, pourpre et cramoisi et il y fit représenter des chérubins » (2 Chr 3,14). Posté en attitude dynamique entre deux espaces, à l’orée d’une nature enchantée où palmier dattier et arbre à volutes apportent leur promesse d’abondance, le sphinx de Mari veille sur l’intronisation du souverain.
Fig. 2. Mari (Syrie). Peinture dite de l’Investiture, palais amorrite. D’après un relevé moderne. Vers 1850 av. n. è.. Original au Musée du Louvre. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Fig. 3. Sarcophage du roi de Byblos Ahiram (vers 1200 av. n. è.), Détail, Musée National, Beyrouth. Photo auteur.
Dans le Levant du Bronze récent, la notion de sphinx dédoublé en gardien se fige dans la fonction de support de trône. Pour nous limiter à deux exemples, le sarcophage d’Ahiram de Byblos (Fig. 3) et une scène gravée sur une plaque d’ivoire de Megiddo13, un personnage royal recevant un banquet est assis sur un trône qui est littéralement enfermé par une paire de sphinx (Fig. 4). Les pattes sont les pieds du siège, le corps horizontal soutient l’assise, les ailes déployées remontent sur les appui-bras et la tête humaine se détache en ronde bosse, face aux servants, qui sont soumis au triple regard de l’hybride et du personnage trônant. Le sphinx dédoublé n’est pas un simple ajout ou ornement, il est le trône lui-même. Ce sera le précurseur de trônes votifs du Ier millénaire de l’archéologie levantine, trônes rapprochés à juste titre de la description biblique des Cherubim14.
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Loud, 1939 : n° 2, pl. 4 ; Ziffer, 2005. De Vaux, 1960–61. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Fig. 4. Mégiddo (Israël). Revêtement de meuble. Ivoire. Vers 1250 av. n. è. Musée Rockfeller, Jérusalem. Photo auteur.
Et durant les premiers siècles du Ier millénaire, sculptés sur les ivoires araméens et phéniciens (trouvés d’ailleurs en majeure partie dans le butin amassé par les souverains assyriens dans leurs palais), de nombreuses figures de sphinx poursuivent, sous un format miniature, l’association de l’hybride avec les sièges et autres pièces de mobilier royal. Ces ivoires, attribuables à des ateliers araméens et phéniciens actifs à la cour des pays qui furent par la suite conquis par les Assyriens, sont de styles très divers. Ils attestent que les croyances relatives au sphinx, soutenues par l’iconographie, étaient largement partagées au début du Ier millénaire. Dans cet abondant répertoire d’images en ivoire, les variantes iconographiques de l’hybride se multiplient. Sur le corps de lion se greffent têtes de bélier ou d’oiseau de proie. Une variante à tête d’enfant, coiffée de la mèche latérale qui caractérise en Égypte l’image du jeune Horus15, est répandue jusqu’à Chypre, dans le mobilier chypro-phénicien de Salamine16. Le concept égyptien de l’incarnation d’Horus sous les traits de pharaon, né sous l’Ancien Empire, semble ainsi renouvelé par l’iconographie phénicienne, appuyée sur la symbolique des mèches de cheveux comme signe d’abondance et de vitalité développée en Syrie et au Levant depuis le Bronze Moyen (supra). Du trône, la fonction de gardien s’étend aux accessoires et instruments utilisés dans les rituels en Syrie et à Chypre de culte au Bronze récent. Un bon exemple s’observe sur un support de métal chypriote, un sphinx flanque une scène de banquet17 : un échanson portant une coupe et une cruche sert un personnage de haut rang, occupé à jouer de la harpe, dans un tableau qui évoque irrésistiblement l’image du roi musicien biblique. Autre exemple, une boîte en ivoire de Megiddo est entourée d’une paire de lion et d’une paire de sphinx18. Ces derniers sont coiffés d’une longue mèche 15
Par exemple Herrmann, 1996 : n° 1123. Karageorghis, 1974 : pl. LXIX. 17 Aruz / Benzel / Evans, 2008 : n° 186. 18 Loud, 1939 : nos 1, pl. 1–3. 16
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torsadée retombant sur le poitrail (noter la tresse !). La fonction exacte de ce type d’objets, le support de Chypre comme la boîte de Megiddo, nous échappe. Ils ont été retrouvés en contexte palatial, ils appartiennent au mobilier de l’élite, ne seraitce que par le luxe de leur matériau. On ne sait s’ils ont servi au cours de fêtes « profanes » comme le banquet ou pour des cérémonies de culte, dans tous les cas, au Levant, la figure du sphinx s’attache de près à l’idéologie du pouvoir.
Fig. 5. Kazaphani (Chypre). Fragment de statue de guerrier portant cuirasse. Terre cuite. VIIIe s. Musée de Nicosie. Photo auteur.
Le sphinx comme incarnation de pharaon reste un concept très vivace dans l’iconographie levantine. L’image du sphinx vainqueur, foulant au pied des ennemis, dérive du motif du pharaon triomphant que les souverains égyptiens ont répandu sur leurs grands monuments. Au Levant, sur les ivoires, les coupes d’orfèvrerie, dans la glyptique, le sphinx terrasse des africains, des asiatiques ou, par métaphore, des fauves, adversaires traditionnels de pharaon qu’aucun roi levantin n’eut jamais à affronter. Mais depuis l’âge du Bronze, l’image que les Asiatiques se donnent d’eux-mêmes est empruntée aux préjugés figés par la tradition égyptienne : l’Asiatique doit être barbu, pourvu d’un nez aquilin et vêtu de robes bariolées, autant de traits qui l’opposent à l’Égyptien. Cette imagerie s’applique au Levant notamment sur des pièces d’armement, des équipements de chevaux : sur © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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la cuirasse du guerrier Fig. 5)19, sur les œillères de chevaux (Fig. 6)20, l’image du sphinx protège le porteur et en même temps proclame à l’avance l’issue victorieuse du combat.
Fig. 6. Salamine (Chypre). Œillère de cheval. Bronze. Vers 700–650 av. n. è. Musée de Nicosie. D’après Karageorghis, 1974.
Anatolie et monde égéen L’image du sphinx fut introduite en Anatolie centrale, dès le début du IIe millénaire av. n. è.21. Les comptoirs Assyriens établis en Cappadoce importèrent l’usage mésopotamien du sceau-cylindre comme instrument de contrôle de gestion, et sur lequel peut se déployer une imagerie complexe. Les empreintes de sceaux retrouvées sur les sites de Kültepe et Acemhöyük, dans des niveaux datant des XXe–XIXe s. av. n. è., montrent le développement d’un style local ; le sphinx y apparaît dans des scènes à plusieurs registres, sous des aspects qui offrent de nombreuses variantes, avec ou sans ailes, avec ou sans barbe etc22. Plusieurs sphinx figurent dans un groupe d’objets en ivoire d’hippopotame provenant d’Acemhöyük, daté vers 2000–1800 (Fig. 7)23.
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Aruz / Graff / Rakic, 2014 : n° 81. Karageorghis, 1974 : Tombe 79, car Gamma, n° 157, pl. CXIX et CCLVII. 21 Canby,1975 ; Gilibert, 2011. 22 Özgüç, 2006. 23 Harper, 1969 ; Özgüç, 2002. 20
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Fig. 7. Acemhöyük (Turquie). Pied de meuble (?) en forme de Sphinx. Ivoire. Vers 2000–1900. Metropolitan Museum, New York. Photo auteur.
Il s’agit d’éléments de meubles, peut-être des pieds de trône ou de support24. L’hybride est coiffé de longues boucles retroussées comparables à celles qui surmontent la couronne du sphinx de la reine Mutnedjemet (Fig. 1). L’iconographie et le matériau de ces ivoires (l’hippopotame étant inconnu en Cappadoce), feraient songer à des liens directs avec l’Égypte, alors en pleine renaissance sous les pharaons de la XIIe dynastie. Vers cette même période (XXe–XIXe s. av. n. è.), les contacts se multiplient entre l’Anatolie, la Crète minoenne et le monde égéen ; ces contacts sont perceptibles dans la glyptique et les objets de luxe, avec le transfert au-delà des mers de l’imagerie du sphinx « bouclé », en même temps que divers monstres hybrides25. Dans la seconde moitié du IIe millénaire, les empereurs Hittites sont probablement les premiers à avoir intégré des animaux-gardiens en pierre dans leur 24 25
Simpson, 2013. Aruz, 2008 ; Weingarten, 2016. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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architecture monumentale, selon une formule qui sera largement développée par les royaumes néo-hittites et les Assyriens. Dans la capitale Hattusa, comme à Alaça Höyük26, le sphinx dédoublé par paire flanque une des portes de la cité (XIVe s. av. n. è.) qui donne accès à un secteur particulièrement important de la cité royale et religieuse. Ceux de Hattusa sont ailés, la tête est surmontée d’une haute tiare ornée de doubles volutes à caractère astral ; le corps, vu de profil en haut relief est celui d’un félin à la queue sinueuse relevée, les organes sexuels ne sont pas visibles (Fig. 8). Les sphinx d’Alaça Höyük sont figurés à mi-corps, l’avant train seul surgit du bloc, la poitrine couverte d’une sorte de pectoral et la tête coiffée de la Némès à l’égyptienne. La chevelure, à Hattusa comme à Alaça Höyük, est tressée en deux longues boucles enroulées sur le poitrail : comme dans le cas de la glyptique syrienne (supra), ce détail a fait identifier ces hybrides comme appartenant au genre féminin ; mais comme il se retrouve sur les sphinx barbus du Ier millénaire, notamment à tell Halaf27, il convient de rester prudent sur ce point.
Fig. 8 Hattusa (Turquie). Porte des sphinx. Pierre. Vers 1350. D’après Bittel, 1976.
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Bittel, 1976 : 230, fig. 266 (Hattusa) et 186–187, fig. 209 (Alaça Höyük). Blanchard, 2019 : n° 189, 191. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Conclusion La figure du sphinx, partant d’une origine égyptienne, a connu une extraordinaire diffusion dans tout le Proche-Orient, notamment au Levant, placé dans la sphère politique égyptienne ; des types locaux furent développés, adaptés aux besoins propres des diverses cultures, avec un effet en retour sur l’Égypte. Les premiers siècles du IIe millénaire, correspondant à la période du Bronze moyen et au Moyen Empire égyptien, semblent un moment important dans le transfert de ces images, et les mutations qu’elle subit ; la glyptique, art de petite dimension aisément transportable, semble avoir un rôle important dans cette diffusion. À la période suivante, la seconde moitié du IIe millénaire au cours du Bronze récent l’imagerie s’applique à de très nombreuses catégories d’œuvres, qui vont de l’architecture monumentale et funéraire, à la vaisselle et petit mobilier précieux, aux objets de parure. Sauf exception clairement indiquée par la présence de mamelles, l’identité sexuelle du sphinx demeure ambigüe pour ces périodes anciennes, alors que le caractère féminin s’impose dans le monde grec classique28. Ses multiples significations paraissent centrées sur le rôle protecteur au cœur de l’idéologie royale.
Liste des figures Fig. 1 Fig. 2 Fig. 3 Fig. 4 Fig. 5 Fig. 6 Fig. 7 Fig. 8
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Statue du pharaon Horemheb (1319–1292 av. n. è.), détail du trône. Musée Égyptien, Turin. Photo auteur. Mari (Syrie). Peinture dite de l’Investiture, palais amorrite. D’après un relevé moderne. Vers 1850 av. n. è. Original au Musée du Louvre. Sarcophage du roi de Byblos Ahiram (vers 1200 av. n. è.), détail. Musée National, Beyrouth. Photo auteur. Mégiddo (Israël). Revêtement de meuble. Ivoire. Vers 1250 av. n. è. Musée Rockfeller, Jérusalem. Photo auteur. Kazaphani (Chypre). Fragment de statue de guerrier portant cuirasse. Terre cuite. VIIIe s. Musée de Nicosie. Photo auteur. Salamine (Chypre). Œillère de cheval. Bronze. Vers 700–650. av. n. è. Musée de Nicosie. D’après Karageorghis, 1974. Acemhöyük (Turquie). Pied de meuble (?) en forme de Sphinx. Ivoire. Vers 2000–1900. Metropolitan Museum, New York. Photo auteur. Hattusa (Turquie). Porte des sphinx. Pierre. Vers 1350. D’après Bittel, 1976.
Hermary, 2005. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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© 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Divinités et génies ailés en Égypte ancienne Protecteurs et dispensateurs de vie Th. Gamelin Université de Lille, UMR 8164 HALMA
En observant la déesse Maât figurée en une femme aux bras étendus mais sur lesquels ont été ajoutées, sous eux, des ailes déployées qui encerclent le dieusoleil, Jean-François Champollion ne put résister à l’envie de la comparer aux « chérubins qui figuraient également avec leurs ailes éployées parmi les décorations de l’Arche d’alliance et celles du sanctuaire des enfants d’Israël »1. Au XIXe siècle, la publication de la Description de l’Égypte acte la naissance d’une nouvelle discipline visant à mieux comprendre une culture encore mystérieuse, invitant ainsi le père de l’égyptologie à trouver parfois certaines références dans un corpus mieux connu de tous. Depuis, les études de la pensée religieuse développée dans la vallée du Nil ont permis de repérer un nombre conséquent de personnages célestes munis d’ailes, c’est-à-dire des créations multiples encouragées par la possibilité d’imaginer, en Égypte, des êtres hybrides créés grâce à un mélange d’aspects humains, animaliers, ou les deux. Il est en effet commun de découvrir, dans les temples et dans la documentation funéraire, les images d’un être à la silhouette générale anthropomorphe mais modifiée par l’ajout d’appendices divers ou par le remplacement de certaines parties par d’autres. Dans certains polythéismes, différents termes établissent plusieurs catégories d’êtres célestes ayant pour conséquence la création d’une hiérarchie divine, à l’image du monde grec dans lequel cohabitent des divinités de premier rang (comme Zeus) et d’autres plus secondaires (les nymphes par exemple). Dans le monde biblique, la présence d’un Dieu unique crée de facto un classement vertical entre cet être suprême et d’autres, inférieurs, comme les Chérubins. En Égypte cependant, l’idée d’une hiérarchie divine est plus difficile à appliquer2, d’autant plus que nétjer est un terme suffisamment généraliste pour regrouper l’ensemble des êtres ritualisés sans réelle distinction3. Malgré cela, la littérature égyptolo1
Champollion, 1823 : rubrique « Atmou, Otmou, Tmou ». La place d’une divinité au sein du panthéon dépend du document dans lequel elle figure (les contextes géographique et chronologique expliquent la présence plus ou moins importante d’un être divin dans une histoire, tout comme la piété personnelle de l’auteur peut avoir une influence) : Meeks, 2018 : 40–41. 3 Traduit encore aujourd’hui par commodité par « dieu », nétjer désigne celui ou celle qui a bénéficié d’un rituel (Meeks, 1988 : 425–446), c’est-à-dire un individu distingué par une cérémonie qui le fait passer d’un état, ou d’un monde, à un autre (Traunecker, 2016 : 14). Si les divinités bénéficient de rituels, c’est aussi le cas des humains, comme le roi profitant du rituel du couronnement ou les gens du commun jouissant des rites funéraires après leur 2
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gique distingue « grandes » et « petites » divinités : les premières agissent de leur propre chef dans l’ensemble du monde tout en bénéficiant d’un culte sur terre tandis que les secondes sont soumises à la volonté des premières, n’intervenant que dans un cadre limité et, jusqu’à une certaine époque, ne jouissant d’aucun culte4. Les membres de la seconde catégorie sont souvent nommés « génies » ou « démons » dans les études de la discipline5, deux termes qui sont plus des synonymes que de véritables antonymes puisqu’ils sont employés sans réelle distinction6. Parmi toutes ces divinités majeures et mineures, certaines d’entre elles possèdent une iconographie les présentant en êtres ailés, en particulier dans la documentation funéraire et magique où ces appendices offrent à des monstres infernaux une capacité complémentaire. Par extension, ces ailes permettent également, surtout à des « grandes » déesses funéraires, d’apporter à la fois protection et souffle de vie à Osiris, mais aussi au défunt qui lui est assimilé. Ces êtres divins ne sont néanmoins pas confinés à l’espace souterrain puisqu’ils sont également présents dans les temples dans lesquels ils ont un rôle similaire. Parmi ceux-ci figurent les génies des quatre vents dont l’étude permet, à notre avis, d’aborder le problème de l’adaptation des monstres souterrains à l’univers des temples.
I. Protéger et insuffler la vie : des ailes au-delà du vol I.A. Des ailes comme ajout d’une capacité L’originalité des membres du panthéon égyptien tient notamment dans le fait qu’il s’agit d’êtres dont l’iconographie est parfois un mélange d’aspects anthropomorphes et d’éléments zoomorphes. Dans les temples, les reliefs montrent de « grandes » divinités (elles bénéficient des rites que réalisent les souverains dans ces tableaux) possédant un corps humain et la tête d’un animal. Ces visions d’un monde différent sont connues de tous. Si entrer dans un édifice religieux est un privilège royal (partagé pour des raisons pratiques avec les prêtres), les fidèles les connaissaient également grâce aux décorations extérieures des temples ou encore des stèles, des statues, etc. En revanche, une frontière iconographique est cons-
trépas. Cela pose également la question de l’existence d’une hiérarchie entre êtres divins et humains qui s’avère être plus complexe qu’un rapport entre dominants et dominés (Meeks, 2002 : 16). 4 Meeks / Favard-Meeks, 1995 : 50–52. Pour exemple, citons le démon Apathes, voir Kaper, 2003 : 61–62. Ces « petites » divinités sont particulièrement présentes dans la religion du quotidien en dehors du temple (Meeks, 1971 : 20). 5 Traunecker, 20125 : 73–75. 6 Kousoulis, 2011 : XI. D’autres dénominations ou catégories peuvent être proposées : Dimitri Meeks (parcourir par exemple Meeks, 1971) voit des « génies émissaires » ou des « génies protecteurs » alors que Rita Lucarelli (Lucarelli, 2016 : 55–59) préfère les « démons sédentaires gardiens/protecteurs » ou les « démons vagabonds/maléfiques ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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truite entre ces images divines des temples et celles présentes dans le monde souterrain. En effet, ce dernier est un espace reconnaissable uniquement après le trépas dans lequel est exacerbée l’imagination des Égyptiens : l’image des génies infernaux doit troubler le vivant mais doit pouvoir être compris du défunt7 ; ces monstres peuvent être présents dans les temples, mais principalement dans des salles dans lesquelles la thématique principale est un écho au monde funéraire8. L’attribution à un dieu ou à une déesse d’une partie zoomorphe n’était pas suffisant pour « déranger » les vivants : c’est l’ensemble de l’être qu’il faut transformer en déconstruisant la silhouette anthropomorphe et en la reconstituant par des éléments issus d’origines variées, comme les ailes qui ont été des appendices supplémentaires pour de nombreuses « petites » divinités, mais aussi pour de « grandes » qui doivent intervenir en dehors du temple, dans le monde de l’audelà. Si la vie sur terre ne dure qu’un temps, l’accès à l’éternité est un voyage particulièrement difficile durant lequel le défunt rencontre de nombreux obstacles. Pour le soutenir dans toutes ces épreuves, les vivants laissent auprès du mort des textes funéraires expliquant les actions à accomplir de l’autre côté, mais également des objets magiques qui apportent un soutien fort utile pour lutter contre les forces chthoniennes ; à l’instar du serpent Apophis qui tente de renverser la barque solaire de Rê afin de replonger l’univers dans l’incréé qui était en place avant la création, d’autres monstres menacent l’accession du défunt à l’au-delà et souhaitent le voir tomber dans le chaos. « Grandes » et « petites » divinités se placent aux côtés du mort pour l’aider dans son périple, en particulier celles qui ont, de près ou de loin, un lien avec le monde souterrain, la naissance ou la renaissance. L’hypocéphale fait partie de ces petits objets qui, placé sous la tête de la momie, doit aider le défunt grâce à la représentation de plusieurs entités divines. Parmi celles-ci, la présence d’Anubis, dieu de l’embaumement, est requise car il participe à la momification et donc à la renaissance du mort. Il est généralement facilement reconnaissable en prenant la forme d’un chacal ou d’un être au corps
7
D. Meeks, 1986 : 186. Citons les chapelles osiriennes des temples où se trouvent, par exemple, des génies armés issus du monde funéraire : Lucarelli, 2011 : 119–121. Une liste de ces différents groupes dans les chapelles osiriennes des temples est proposée dans Cauville, 1997 : 257–276 (« dieux protecteurs »). Voir aussi Corteggiani, 2007 : 155–156. Par leur présence, ces espaces deviennent des échos de l’univers infernal transposé dans le monde divin du temple. Il est également possible, dans ce cadre particulier des temples, de voir des chimères personnifiant des territoires de l’au-delà, à l’image d’un serpent dressé à la verticale, ailé et doté de hanches et de jambes qui offre une image à l’une des buttes de l’au-delà (Dend. X/2, pl. 203) mentionnée dans le chapitre 149 du Livre des Morts (Cauville, 1997 : 175). 8
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anthropomorphe avec la tête de ce même animal9. Cependant, les « grandes » divinités égyptiennes ne sauraient être représentées sous une forme unique, liée à une anthropomorphie ou à une zoomorphie immuable. Elles sont définies en grande partie par leur visage, non pas qu’il y ait une différence de qualité entre un visage d’homme ou de femme et celui d’un animal, mais la face est ce qui permet l’identification. Sur terre, les variations nombreuses de la forme des visages que l’Égyptien observe tout au long de l’existence lui permettent de distinguer son voisin de droite et son voisin de gauche. Ce même mortel interagit avec la divinité par la vision de sa représentation, par la prière qu’il prononce et que l’être céleste écoute, etc.10. Le visage d’une « grande » divinité ne livre aux humains qu’un aspect de sa personnalité qui transparaît par l’utilisation de tel ou tel animal11. Or, ce type de personnage divin est en possession d’une multitude de caractères qui aura pour conséquences de lui offrir une grande variété de faces, à revêtir en fonction du contexte. Sur l’hypocéphale d’Ousirour12, Anubis possède certes une silhouette construite sur la base iconographique traditionnelle en revêtant la tête du charognard, mais son corps n’est anthropomorphe que dans sa partie inférieure (sous le nombril) alors que le buste est remplacé par l’image d’un faucon (seuls ses pattes et sa tête sont absentes) aux ailes repliées auquel sont ajoutées trois paires d’ailes déployées. Par ces apports, l’embaumeur divin gagne des aptitudes supplémentaires sans changer fondamentalement sa personnalité : il garde son visage d’Anubis mais, pour des raisons multiples, il améliore ses capacités pour mieux aider le défunt à remporter tous les défis et l’emmener au mieux vers l’autre côté. Ainsi, la face semble avoir préséance sur le corps13 : le visage (ici le chacal) définit la personnalité du dieu, mais le dessinateur choisit d’enrichir ses possibilités14. Que le psychopompe adopte certains aspects d’un être volant ne détonne pas dans l’esprit égyptien. L’alliance d’Anubis avec le faucon est d’autant plus forte dans un contexte funéraire que le rapace est un écho au ba du défunt mais aussi au dieu chthonien Sokar (forme d’Osiris qui emprunte les traits du démiurge Rê – le soleil qui meurt chaque soir mais renaît chaque matin – pour mieux accomplir 9
Ce charognard cherchait sa nourriture dans les cimetières : le rapprochement a été facilité par l’observation attentive des Égyptiens de leur environnement, Quertinmont, 2016.2 : 127. 10 Meeks, 1986 : 178–180. Voir également Volokhine, 2001. 11 Meeks, 1986 : 182. 12 Louvre N 3182 : Contardi, 2016. 13 Gombert-Meurice, 2014. 14 Dans la création d’un sphinx, la tête humaine ne représente qu’une partie minime de cet hybride dont le corps léonin prend une part conséquente : ce n’est pas le lion qui prend le visage de Pharaon, mais bien ce dernier qui utilise le corps du fauve afin d’en prélever les qualités. De même, les statues présentant un crocodile à tête de faucon sont comprises comme une image d’Horus, dieu-faucon, prenant le corps de Sobek, dieu-crocodile, lorsque les circonstances le demandent. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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sa propre régénération). De même, nous pouvons comprendre la présence de trois paires d’ailes ouvertes comme une garantie de l’excellence du guide funéraire, le chiffre trois correspondant au pluriel égyptien et étant symbolique de la complétude. Si cette création originale peut parfaitement s’expliquer, la question de la rareté d’une telle construction peut se poser. Comme toutes les « grandes » divinités, Anubis possède une iconographie principale et d’autres qui s’activent en fonction des contextes. Aussi, le dieu est également figuré en faucon à tête de chacal (coiffé du pschent) sur le kiosque construit sur le toit du temple de Dendéra15. Anubis est traité ici comme toutes les autres divinités qui l’accompagnent à cet emplacement : toutes (sauf Thot qui est déjà un oiseau, un ibis) gardent leur visage mais transforment leur corps en rapace afin de mieux participer au rituel de l’union au disque, réalisé chaque année dans cet aménagement, qui permettait de créer un pont entre les divinités vivant dans l’obscurité des temples sur terre et le dieu Rê resté dans le ciel. Entre le temple de Dendéra et l’hypocéphale, la différence tient dans l’ajout de trois paires d’ailes supplémentaires aux ailes du faucon repliées. C’est que, dans le monde funéraire auquel appartient l’hypocéphale d’Ousirour, les possibilités de mélanges semblent plus réalisables encore que dans celui du temple16. Un hypocéphale est un objet magique qui, placé sous elle, protège la tête du mort. Dans le monde funéraire, même les « grandes » divinités peuvent acquérir une représentation modifiée lorsque cela leur permet d’être encore plus efficace : les mêmes êtres interviennent dans le monde du temple et dans celui de la tombe, mais ils peuvent apparaître sous un jour différent dans l’au-delà avec une image plus complexe que la diversité déjà offerte dans le cœur du bâtiment religieux. Dans la pensée égyptienne, la porosité de la frontière entre l’espace souterrain et l’univers du temple peut être matérialisée par un pont constitué de la magie. Pour contrer les coups du sort que chacun peut rencontrer au cours de sa vie, le recours à des formules magiques et à des objets apparaît souvent comme l’ultime solution. Les divinités « majeures » et « mineures » peuvent être présentes dans les temples, dans le monde funéraire, mais également au cœur de la vie quotidienne des Égyptiens. Ainsi, les génies des autres mondes apparaissent nombreux dans le matériel du magicien qui permet, sur terre, de faire appel à des forces venues d’un espace différent en cas de nécessité : les ivoires magiques17 par exemple sont décorées de ces monstres aux capacités multipliées, à l’image du lion au cou allongé (un serpopard), de l’hippopotame dont le dos se confond avec un crocodile ou encore du griffon. Deux individus de ce dernier hybride forment l’attelage idéal du char 15
Dend. VIII, pl. DCXCVI. Rappelons cependant le cas singulier des représentations gravées dans le sanctuaire du temple d’Hibis : Garies Davies, 1953 : pl. 2–6. 17 Sur ces objets magiques, voir Quirke, 2016. 16
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du dieu Ched18. Si les chevaux conviennent parfaitement au char du pharaon qui exerce son autorité sur terre, il en fallait plus pour Ched qui voyage dans l’ensemble des mondes. Les griffons ont la particularité d’être rapides sur terre grâce à un corps de chacal ou de lévrier, tout en ayant la capacité de voyager dans les cieux par l’adoption d’un aspect rapace visible via la présence d’une tête d’un oiseau de proie et d’ailes partant de leur dos : les limites de l’action des griffons, et donc de Ched qui les possède, sont transcendées grâce à l’ajout des ailes. Le dieu sur son char est un archer qui détruit les êtres maléfiques qui prennent la forme des animaux dangereux vivant dans la nature égyptienne (scorpions, serpents, etc.)19 ; ceux-ci font clairement écho aux stèles dites « d’Horus sur les crocodiles » sur lesquels le jeune Horus maîtrise crocodiles, serpents, scorpions, lions et oryx, correspondant alors à la nature visible sur terre. Pour vaincre ce bestiaire que l’Égyptien rencontre au cours de sa vie, la magie doit faire appel à des êtres mieux armés, c’est-à-dire des chimères dont les aptitudes sont multipliées par leur hybridité. Parmi les monstres présents sur les objets magiques, certains font partie des êtres qualifiés de « panthées » ou de « polymorphiques »20. Contrairement aux serpopards ou aux griffons qui gardent – en dehors de quelques détails parfois – une image toujours similaire, les dieux panthées sont souvent très différents d’un document à un autre : certains ont pour base le dieu Amon21, d’autres le dieu Bès22 ou, plus rarement, le dieu Anubis23. Autour de la figure « classique » d’un dieu, un ensemble d’attributs supplémentaires est ajouté à son iconographie : queues (l’une d’un oiseau, une autre d’un crocodile, etc.), ailes (souvent plusieurs paires), plusieurs paires de bras, parfois de jambes, s’ajoutent à son corps alors que, sur un seul cou, est ancrée la tête du dieu autour de laquelle se trouvent celles de plusieurs animaux. Souvent, cet hybride est rendu plus complexe encore en portant des cobras dressés au niveau des genoux, une tête animale à l’extrémité du phallus en érection, et par les différents objets magiques que ce panthée peut tenir dans les mains. Sous la forme de statuettes ou de représentations (sur une stèle,
18
Berlandini, 1998 : 31–55. Voir, plus récemment, Pietri, 2019 : 43–52. À propos de ces objets, commencer par Gasse, 2004. 20 À propos de l’utilisation de ce terme en égyptologie, voir Ritner, 2017. 21 Deux formes de panthée liées à Amon existent : celle des hypocéphales qui présentent un corps humain surmonté de quatre têtes de bélier (animal d’Amon) et celle se rapprochant des panthées des notes suivantes, voir Lapeyrie, 2013. 22 Le Bès panthée est connu par des statuettes, comme dans Delvaux, 2016, ou par des gravures ou des dessins, comme sur la stèle de Metternich ou le papyrus Brooklyn 47.218.156 (Koenig, 1994 : 103 et 127). Mentionnons également que des nains (sans être certain qu’il s’agisse de Bès) peuvent se voir greffés de nombreux éléments issus du monde animal : Gombert-Meurice, 2014.2. 23 Quertinmont, 2016.4. 19
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un papyrus, etc.), tous ces êtres magiques forment un corpus hétéroclite dû à l’utilisation variée de tous les attributs possibles. La multiplicité des têtes animales autour d’un visage divin favorise les possibilités de l’action magique. Les textes précisent que ces divinités particulières étaient utilisées afin d’établir une protection autour d’un vivant ou d’un défunt. Ainsi, les différents animaux représentent les puissances de la divinité qui peut être influencée par le pouvoir du magicien. Ce dernier oblige le dieu à contrôler ses forces pour intervenir favorablement auprès d’un tiers24. Le rituel pouvait se baser sur des statuettes, des dessins à tracer sur le sol ou sur un papyrus (à placer dans un étui à porter autour du cou) ou sur des stèles dont certaines étaient portatives25. Le visage du dieu, sa personnalité, est préservé mais en lui accolant diverses têtes animales, l’objectif est de faire apparaître visuellement l’ensemble du caractère de ce dieu protecteur, sans en effacer la principale. La présence de toutes ces têtes permet alors d’afficher la complétude de sa dimension en le présentant comme un être universel efficace dans toutes les sphères de l’univers26. Les ailes que le prêtre ajoute au dieu lui permettent certes d’être mobile dans l’ensemble des dimensions, mais elles sont également – en plus d’une valeur démiurgique et solaire – des outils utilisés afin d’assurer la sauvegarde de l’être à protéger27. I.B. Déesses ailées dans le monde funéraire, protectrices d’Osiris Dans le monde funéraire, les « petites » et les « grandes » divinités sont nombreuses à être dotées de paires d’ailes. Après son trépas, l’objectif du défunt est de devenir un Osiris – un individu se nommant Imhotep sera appelé alors « Osiris Imhotep » –, c’est-à-dire qu’il souhaite que sa personnalité se confonde avec celle du dieu régénéré afin de pouvoir copier le destin de celui qui a pu vaincre la mort. La momification, les textes funéraires, les objets magiques doivent tous contribuer à cette transformation post-mortem, mais les conditions singulières dans lesquelles se trouve le défunt le mettent en danger. Pour assurer sa protection, plusieurs déesses s’affairent autour de lui, comme c’est le cas par exemple sur le couvercle de son cercueil28. Osiris, assassiné par son frère Seth par jalousie, a été régénéré grâce à la magie de son épouse Isis assistée de sa sœur Nephthys. Ces deux déesses sont représentées principalement par des figures complètement anthropomorphes qu’il est possible de distinguer grâce au signe hiéroglyphique caractéristique qu’elles portent sur leur tête. En raison du mythe de la régénération du, désormais, monarque de 24
First, 2017.2 : 200. C’est par exemple le cas de la stèle du Louvre E 10954 : Maruéjol, 2014. 26 First, 2014. 27 First, 2017 : 353. 28 Il suffira de feuilleter, par exemple, Delvaux / Therasse, 2015 pour s’en convaincre. 25
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l’au-delà, elles sont souvent présentes derrière lui dans des cadres variés, comme sur des reliefs dans les temples ou sur des stèles. Cependant, dans un contexte funéraire29, elles peuvent toutes les deux voir leurs bras être munis d’ailes dont les plumes pendent sous eux. L’origine de cet ajout se trouve dans la possibilité de représenter les deux déesses sous la forme d’oiseaux ; le terme de « milane », ou d’« oiselle-milan », est privilégié dans les traductions30. En apprenant la mort de leur frère Osiris, les deux déesses se hâtent pour le retrouver et embrasser son corps sans vie : « L’oiseau-hât vient, l’oiseau-djéret vient, (soit) Isis et Nephthys ; elles viennent pour étreindre leur frère Osiris, pour étreindre le roi. Elles se hâtent mutuellement. Pleure pour ton frère, Isis ! Pleure pour ton frère, Nephthys ! Isis s’est assise les mains sur la tête. Nephthys a saisi les pointes de ses seins pour son frère le roi, qui se tient couché sur son ventre »31. Les noms égyptiens des deux oiseaux permettent la création d’un jeu de mot, très apprécié des Égyptiens, entre eux et le verbe « se lamenter » (HAy) pour l’un et le substantif « la pleureuse » (Drt) pour l’autre. L’observation du comportement du milan qui cherche sa nourriture près des boucheries a également contribué au rapprochement du volatile avec les déesses en quête du corps de leur frère32, tout comme le cri des oiseaux qui ressemble à des pleurs33. Si le défunt est assimilé à Osiris, les deux sœurs agiront assurément pour lui comme elles l’ont fait pour leur frère : les funérailles des Égyptiens se transforment alors en véritable reconstitution du cycle osirien34. C’est par ce rôle qu’Isis et Nephthys sont représentées parfois différemment dans le contexte funéraire, comme des oiselles ou des femmes dont les bras sont munis d’ailes. Une fois arrivées à hauteur du corps du défunt, « Isis et Nephthys ont été placées derrière lui (= Osiris / le défunt) en tant que deux milanes », ce qui correspond parfaitement aux représentations, celles des tombes mais aussi celles gravées dans les pièces des temples à la dimension funéraire forte (Fig. 1).
29
Que ce contexte se trouve dans une tombe ou dans un temple. Pour une réflexion sur la sterne ou le faucon crécerelle, voir Houlihan, 1986 : 38, 45 et 46. 31 Textes des Pyramides §535, traduction dans Volokhine, 2008 : 178. 32 Vernus / Yoyotte, 2005 : 396 ; Maître, 2017 : 99. 33 Kucharek, 2008 : 59. 34 Volokhine, 2008 : 179sq. 30
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Fig. 1 : Isis recouvrant Osiris de ses ailes protectrices (d’après Calverley, 1933 : pl. 13)
Dans l’art funéraire, les ailes forment un « V » à l’horizontal qui encerclent le ou la bénéficiaire de la bienveillance divine. Le signe hiéroglyphique de la protection reprend cette attitude : le verbe mki, « protéger », reprend la forme du vautour mais dont les ailes sont dirigées vers l’avant : . Dans ce cas, l’être sauvegardé est présent dans la représentation, mais il est également possible que celuici soit absent, comme c’est le cas par exemple sur certains sarcophages. Au département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre, la cuve du sarcophage de Ramsès III (Louvre D1) trône au milieu de la salle nommée très justement « crypte ». De chaque côté de la cuve ont été gravées les images d’Isis et de Nephthys qui écartent leurs bras ailés (un vers la droite, l’autre vers la gauche) afin de sauvegarder l’ensemble du sarcophage : le souverain s’y trouvant est ainsi protégé entièrement des pieds à la tête. Ce privilège n’est pas réservé au pharaon : dans plusieurs tombeaux de Deir el-Médineh, les caveaux souterrains possèdent un plafond voûté créant des tympans sur deux des côtés de la pièce. Ces emplacements se faisant face ont parfois reçu des représentations des deux
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déesses aux bras ailés écartés, Isis d’un côté et Nephthys de l’autre35, qui peuvent toutes les deux veillées sur la momie installée au centre de cette dernière demeure36. Si Isis et Nephthys sont les déesses ailées principales du domaine funéraire, d’autres peuvent acquérir la même iconographie. Toujours dans les tombes de Deir el-Médineh, c’est Nout qui devient ailée dans certaines d’entre elles : placée au-dessus d’une porte voûtée, elle protège le défunt (bras ailés écartés) lorsqu’il entre dans sa dernière demeure et lorsqu’il en ressort pour atteindre l’éternité37. La déesse est également très présente sur les sarcophages38 : peinte ou gravée sur le dessus des couvercles, son image la montre en déesse écartant ses bras munis d’ailes afin d’embrasser dans toute sa largeur le cercueil et, par extension, la momie installée à l’intérieur. Le défunt étant assimilé à Osiris, c’est directement vers lui que sont dirigés les gestes de protection émis par la déesse Nout. En qualité de mère d’Osiris, elle s’inquiète du sort de son fils (et donc du mort) alors que, en tant que déesse du ciel, elle est celle vers laquelle se dirigent les âmes autorisées à atteindre l’éternité. Sur certains sarcophages, Isis et Nephthys ne se trouvent pas sur un côté du monument, mais dans un angle. Cet emplacement différent enclenche obligatoirement la nécessité de trouver deux autres déesses afin de protéger le défunt des ennemis qui pourraient l’attaquer venant des quatre points cardinaux, c’est-à-dire des quatre coins du pays39. Ce sont Serket et Neith qui ont été choisies et qui bénéficient, dans ce cadre, également de bras ailés. La première est une déesse portant sur la tête l’image d’une nèpe dont la façon originale de respirer a encouragé les Égyptiens à réfléchir sur ses possibles interventions pour aider le défunt à retrouver son souffle. Ce petit insecte sera ensuite confondu avec le scorpion dont la dangerosité est utilisée par la déesse pour détruire ses ennemis et, dans le contexte funéraire, ceux du défunt40. La seconde, quant à elle, est une déesse archère qui envoie ses flèches contre ses adversaires41. La fonction protectrice d’Isis et de Nephthys trouve chez Serket et Neith un écho pertinent.
35
Gaber, 2002 : 216–220. On remarquera que, dans la tombe de Nakhtamon, les deux déesses sont accompagnées de serpents crachant un jet de venin, Servajean, 2017 : 264–265. Or, ces cobras peuvent également agir comme protecteurs, voir infra. 37 Par exemple, Bruyère / Kuentz, 2015 : 147–148, pl. 30.2. 38 Voir comme exemple Delvaux, 2005 : 90–91. 39 Le chiffre quatre a une valeur singulière dans la pensée égyptienne en raison des quatre points cardinaux. La tétrade formée d’Isis, de Nephhtys, de Serket et de Neith permet également de créer un pendant féminin d’une autre tétrade, les quatre fils d’Horus chargés de protéger les viscères du défunt placés dans les vases canopes. 40 Spieser, 2001. 41 El-Sayed, 1982 : 72–76 et 81–85. 36
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La décoration de la tombe et le sarcophage ne sont pas les seuls éléments où peut s’exprimer la protection du défunt : le matériel funéraire contribue également à contrer le danger, que ce soit des objets de grande taille – comme une statuette d’Isis ailée 42 qui, parfois, peut entourer Osiris ou son fils Harpocrate de ses plumes43 – ou de plus petite taille. Parmi ceux-ci, une amulette, dont le personnage central est un dieu protecteur, armes à la main et posté sur deux crocodiles en signe de maîtrise de cette menace, présente sur ses côtés Isis et Nephthys et, à l’arrière, une déesse ailée portant un disque solaire dans lequel est figurée une plume d’autruche, assurant l’identification de la déesse Maât44. Cet attribut est utilisé dans la scène de la psychostasie pour juger le mort et l’autoriser ou non à entrer dans le royaume d’Osiris : que le port de la plume sur la tête « déborde » vers le reste du corps la transformant en déesse ailée est pertinent aux yeux des Égyptiens. Isis et Nephthys sont les modèles de plusieurs autres déesses (Nout, Serket, Neith, Maât) pour lesquelles l’iconographie s’enrichit d’ailes destinées à protéger le défunt. Les deux sœurs sauvegardent Osiris et garantissent sa sécurité jusqu’à sa renaissance. Ce dernier thème trouve un écho dans la fécondation d’Isis par le dieu assassiné : la preuve de sa régénération passe par la possibilité qu’il a de rendre enceinte son épouse qui se pose sur son phallus sous la forme d’un oiseau, les deux se touchant dans les représentations via la croix-ânkh45. I.C. Agiter ses ailes pour créer le souffle de vie « Isis la puissante, la protectrice de son frère, qui l’a cherché sans trêve, qui a fait le tour de ce pays en deuil et n’a pas trouvé le repos avant de l’avoir trouvé ; elle qui a dispensé l’ombre de ses plumes et fait de l’air avec ses ailes, elle qui a poussé des cris, la pleureuse de son frère »46. Ce passage issu d’un hymne à réciter en l’honneur d’Osiris relie intimement la fonction protectrice des ailes à un rôle dispensateur de vie. En agitant ses ailes, Isis produit de l’air destiné à entrer dans le corps de son mari par le biais de ses narines et elle apparaît, elle la grande magicienne du panthéon égyptien, comme la responsable de la régénération de son mari47 ; de son côté, Nephthys possède le même rôle, même si les textes insistent plutôt sur son caractère protecteur. 42
Louvre N 3961 : Sackho-Autissier, 2009. Voir les exemples cités dans Cannuyer, 2016. 44 Louvre E 11202 : Amenta, 2011 : 3 et 14. Cette amulette peut être comparée à une autre conservée à Mariemont : Quertinmont, 2016.3. 45 Dend. X/2, pl. 257. 46 Assmann, 2003 : 50. 47 Voir par exemple un hymne qui lui est dédié dans les Textes des Sarcophages : Assmann, 2003 : 63. 43
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Ce rôle de dispensatrice de vie peut également être tenu par les autres déesses ailées. Nout, le ciel qui donne naissance au soleil chaque matin, est également une déesse maternelle qui protège et qui accueille le défunt en lui redonnant vie. Elle s’adresse ainsi à la défunte sur un sarcophage : « ton âme est destinée au ciel, ton cadavre est dans le monde souterrain (…) le doux souffle de vie est destiné à ta narine ». Ce texte en une colonne descendante depuis l’image de la déesse sur le couvercle du sarcophage est un écho parfait de la représentation de Nout : bras ailés étendus, elle tient le dessin d’une voile gonflée (correspondant à un signe hiéroglyphique signifiant « souffle, vent ») dans une main et la croix-ânkh (« vie ») dans l’autre48. De la même façon, sur le contrepoids d’un pectoral de Toutânkhamon, le roi – qui ne serre habituellement pas la croix-ânkh dans une main, iconographie réservée au domaine divin – semble attraper le signe de vie depuis la main de Maât ailée49 ; la déesse fait le même geste, avec la croix-ânkh tenue dans le bras descendant, au profit des cartouches de Séthi Ier dans sa tombe50. Ce geste reconnaissable est pratiqué par des déesses, mais également par des êtres chimériques. Dans les tombes, le cobra dressé est un animal dangereux dont la venimosité peut être détournée pour qu’il n’agisse pas contre les défunts, mais au contraire pour le protéger et en redirigeant l’animal vers les forces maléfiques de l’au-delà51 . La bête devenue protectrice est ensuite munie d’une paire d’ailes, fixée sur son capuchon ouvert, pour acquérir cette capacité supplémentaire qu’est celle de garantir la vitalité au défunt. En effet, en plus d’inscriptions parfois présentes et précisant qu’il offre la vie, le cobra semble pousser de ses ailes le signe hiéroglyphique chen52 qui rappelle le parcours du soleil53 et, en formant un rond, symbolise une éternité spatiale en plus de temporelle, c’est-à-dire la totalité de la terre et celle du disque solaire54. Dans les tombes des gens du commun, ces serpents apportent protection et vie à un défunt absent de la composition mais présent dans la tombe. Lorsque cette chimère est présente dans la tombe d’un pharaon, le signe chen est poussé vers le cartouche royal : protection et souffle sont accordés au défunt pour l’éternité. Il est facile de comprendre pourquoi ces monstres sont présents, en plus des tombes du Nouvel Empire, dans les châteaux des millions
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Louvre N 2626 : Barbotin, 2005 : 98–99, cat. n° 53B (cercueil de la dame Oudjarenes). Gnirs, 2004 : 301–302. 50 Spieser, 2000 : 77 et 331, n°168. 51 Dans le contexte désertique de la nécropole, il est également possible de rapprocher ce serpent de la déesse Meretseger. 52 Quelques exemples sont proposés dans Cherpion, 20052 : 94, note 340. 53 Labbé-Toutée, 2018 : 122. 54 Cauville, 2013 : 128. 49
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d’années de la même époque, ces temples funéraires dans lesquels les prêtres se souviennent du roi défunt55 (Fig. 2).
Fig. 2 : Deux cobras dressés poussent entre leurs ailes le signe-chen vers les cartouches de Ramsès III (d’après The Epigraphic Survey, 1932 : pl. 115)
Dans les tombes, ces cobras sont rarement nommés – et certains les rapprochent de la déesse-serpent Meretseger au rôle important dans la nécropole –, mais ils peuvent porter les noms d’Isis et de Nephthys56 : la dualité de ces deux génies ailés protégeant les deux cartouches royaux trouve un écho pertinent chez les deux sœurs. Dans certains temples, les cobras acquièrent une couronne et sont nommés Nekhbet et Ouadjet, autre dyade bien connue dans une Égypte nommée « les Deux Terres » à l’époque pharaonique. Dans un édifice construit par un souverain, et en raison du caractère très royal de ce geste protecteur des cartouches, la présence de ces deux déesses tutélaires de la Haute et de la Basse Égypte est parfaitement indiquée. Que Ouadjet soit une déesse-serpent a certainement contribué à l’interpénétration de ces motifs – deux cobras funéraires protecteurs d’un côté et Ouadjet ainsi que Nekhbet protectrices de la royauté sur les Deux Terres de l’autre –, même si à l’origine Nekhbet est plutôt une déesse vautour. Le caractère funéraire de ces cobras est progressivement effacé dans le contexte des temples tardifs57, 55
Même si un culte est également mis en place de son vivant dans ces édifices lorsqu’ils sont déjà construits. 56 Comme c’est le cas par exemple dans la tombe de Ramsès IV, Spieser, 2000 : 238 et 331 (n° 167). 57 C’est souvent le cas de la décoration des colonnes des salles hypostyles : pour Dendéra comme exemple, voir Cauville, 2013 : 111. Certains de ces cobras ailés sont plus complexes puisqu’ils peuvent être léontocéphales, probablement parce que la déesse maîtresse du temple, Hathor, est l’une des formes de la Déesse dangereuse, voir les photographies dans Cauville / Pollin, 2020 : p. XXIV et 1. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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l’hybridité de Nekhbet cesse dans ceux-ci de sorte que l’aspect vautour de la déesse y est de retour (Fig. 3).
Fig. 3 : Cartouche, comprenant exceptionnellement le nom d’un dieu, encadré, à gauche, par le maître du temple (Khnoum) et, à droite, par Ouadjet en cobra ailé et Nekhbet en vautour aux ailes déployées (d’après Esna III, 205)
Au final, ce sont d’innombrables divinités qui peuvent revêtir un rôle similaire. Dans les chapelles osiriennes du temple d’Hathor à Dendéra, dont nous avons déjà souligné le caractère funéraire 58 , c’est l’ensemble du panthéon égyptien qui adopte cette iconographie : les divinités sont reconnaissables à leur visage habituel (= leur personnalité) mais ils prennent le corps d’un être ailé enlaçant, dans ce contexte particulier, non pas les noms de Pharaon mais la figure d’Osiris59.
Fig. 4 : En une image, pharaon (Ramsès III) et peuples sont réunis pour vénérer les cartouches royaux (d’après The Epigraphic Survey, 1970 : pl. 599) 58 59
Voir la note 8. Dend. X/2, pl. 49–50, 52–53. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Dans le temple funéraire de Ramsès III, un motif original et assez rare montre un homme sur le dos duquel est fixée une paire d’ailes, agenouillé en levant les mains vers les noms du roi en signe d’adoration. Ces personnages ne sont cependant que des adaptations ponctuelles de l’oiseau-rekhyt, un vanneau huppé qui symbolise l’ensemble de tous les peuples (égyptien et étrangers), lui-même modifié puisqu’il possède une paire de bras afin de pouvoir adorer le souverain du Nil 60 . Que l’homme porte sur sa tête la petite huppe et sur son dos les mêmes ailes que l’oiseau crée un parallèle évident aux yeux des prêtres officiant dans le temple, mais le port de la barbe postiche prouve que le symbole des peuples est enrichi de l’image royale : en plus des Égyptiens et des étrangers, c’est le roi qui vénère son propre nom61 (Fig. 4). Le succès des ailes incrustées dans l’iconographie d’un être divin apparaît dans les textes funéraires, les tombes et les sarcophages, mais également dans les temples. Dans un pays désertique où le soleil est omniprésent, l’utilisation d’éventails fabriqués à partir de plumes d’autruche permet à la fois de créer une ombre apaisante mais aussi, par leur agitation, de faire circuler un air bienvenu62. Éventails et déesses ailées possèdent la même fonction et c’est pourquoi les deux sont associés et présents à l’arrière de la statue d’Amenhotep Ier divinisé menée en procession sur une stèle63. Cette pratique dans la vie quotidienne des Égyptiens est transférée dans le monde divin grâce à l’ajout d’appendices aux divinités qui offrent protection et air à un bénéficiaire.
II. Les quatre vents, du monde des morts à celui des vivants II.A. Chou, dieu de l’air, maître des quatre vents Les déesses funéraires ne sont pas les seules à pouvoir offrir un souffle de vie en étendant leurs ailes accrochées à leurs bras. Il existe également dans le contexte funéraire de très nombreux dieux et génies masculins munis de paires d’ailes dont l’étude exhaustive dépasserait le cadre du présent travail. Mais ces êtres ailés peuvent également être présents en dehors de ce monde en étant associés à l’un des « grands » dieux du panthéon égyptien. À l’arrière du temple gréco-romain de Kôm Ombo se trouve un relief sur lequel apparaît un être masculin composé d’une double personnalité. D’un point de vue iconographique, la silhouette principale montre un homme, avec un genou à terre et l’autre élevé, étendant ses bras en tenant fermement dans ses mains les tiges-rnp posées sur des grenouilles installées sur le signe chen (Fig. 5).
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À propos de ces oiseaux, voir le travail récent de Griffin, 2018. Spieser, 2000 : 121–129. 62 Karlshausen, 2018 : 167. Voir également Gnirs, 2014.2 : 318. 63 En l’occurrence, la statue est enlacée par les bras ailés de Maât derrière laquelle s’élève l’éventail : Quertinmont, 2016. 61
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Fig. 5 : Génie ailé Heh-Chou entouré des quatre vents (détail d’après Morgan, 1905 : pl. 938)
Il s’agit du génie Heh, personnification du renouvellement cyclique du temps, une fonction visible à travers les attributs de ce « petit » dieu64 ; l’image de Heh est également utilisée en guise de signe hiéroglyphique traduisible notamment par « million », soit la donnée comptable la plus élevée dans la pensée égyptienne, à rapprocher de l’idée d’infini. Même si les liens entre ces entités sont particulièrement complexes à retracer, Heh est – peut-être – à rapprocher de l’Ogdoade, ce groupe de huit divinités primordiales parmi lesquelles se trouvent Hehou et sa contrepartie féminine, représentant ensemble l’infinité spatiale existant juste avant la création65. D’autres génies peuvent également être liés à Heh : ce sont les huit étais nommés Hehou qui ont pour fonction de supporter la voûte céleste afin de la séparer de la terre. Il est difficile de découvrir si Heh, infinité de temps, Hehou, infinité d’espace, et Hehou, collectif supportant le ciel, ont une origine commune ou non. En effet, la proximité de leur nom brouille les éventuelles pistes qui pourraient exister, d’autant plus que les théologiens tardifs ont fortement joué sur les termes. Le génie Heh présent à Kôm Ombo connaît une modification de son iconographie puisqu’il est doté d’ailes, greffées sous ses bras, mais aussi d’une plume d’autruche qui rappelle un autre dieu portant cet attribut, à savoir Chou66 : cette identification est confirmée par les inscriptions dans lesquelles le nom de ce dieu est une épiclèse de Heh. Plusieurs éléments permettent d’expliquer ce rapprochement. Iconographiquement, le génie de l’infinité tient des tiges qui forment un arc, plus ou moins prononcé, au-dessus de lui en rappelant ainsi l’image d’un être supportant un élément céleste. Or, Chou est le fils du démiurge chargé de séparer le ciel de la terre, c’est-à-dire ses enfants Geb et Nout, et cette action le montre 64
Le nom des tiges, rnp, évoque « l’année » qu’il faut relancer à sa fin puisque le temps égyptien fonctionne selon un système cyclique et non linéaire. 65 Dunand / Zivie-Coche, 20062 : 78. 66 Ce dernier possède d’ailleurs une place importante à Kôm Ombo par ses liens avec Haroéris : Gutbub, 1984 : 26 et 30. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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dans de nombreuses représentations en train de se dresser67 au milieu d’eux : la terre est allongée en bas tandis que le ciel est voûté au-dessus de lui, tous deux séparés par Chou, pieds ancrés dans le sol et bras levés vers le haut68. Ce dieu séparateur est, en toute logique, responsable de l’invention des supports du ciel Hehou69, enrichissant encore plus la relation qu’il peut avoir avec le génie Heh qui, de son côté, peut également laisser de côtés ses tiges afin de libérer ses mains pour mieux lever les bras vers le ciel : Chou et Heh se confondent à l’image, Chou faisant passer sa fonction de soutien de l’univers au génie70. En s’érigeant entre la terre et le ciel, Chou a souvent été défini comme le dieu du vide (qu’il crée par son action), mais il est surtout le dieu de l’air baigné de lumière (celle de son père Rê qui se faufile entre les deux espaces désormais distingués) ; c’est probablement pour cette dernière fonction que les amulettes le représentant sont installées sur le torse des momies71 afin de contribuer au retour de l’air dans les poumons du défunt. Cette fonction est un bon rappel de sa propre naissance, lui qui a été créé à partir du souffle du démiurge72. À la fois air qui nourrit le souffle des êtres et lumière qui éclaire le vide entre ciel et terre, Chou est la Vie elle-même73 et en est l’un des responsables74. Ainsi, les ailes placées sous les bras de cette création Heh-Chou trouvent un écho à la fois dans la plume portée sur la tête, attribut principal de Chou, mais aussi dans la croix-ânkh (= la vie) et dans la voile gonflée (= le vent) qui surmontent les tiges-rnp dans le relief. Heh-Chou est ainsi le résultat d’une réflexion théologique qui apporte le souffle de vie75. Cette fonction de Heh-Chou est renforcée par la présence à ses côtés de quatre autres génies, deux de chaque côté. Ce sont les quatre vents76 qui apparaissent comme des « petites » divinités dont le contrôle appartient à Heh-Chou. Ces chimères viennent des quatre points cardinaux77 et prennent une forme animale com67
À propos de Chou qui se dresse, voir Derchain, 1975 : 113–114. Parmi les nombreux papyri comprenant une représentation de cette scène, citons le papyrus BM 10554 (Livre des Morts de Nesitanebtasherou), Berlandini-Keller, 2009 : 29, fig. 2. 69 Zivie-Coche, 2005 : 130–131. 70 Berlandini, 1993 : 13–14. 71 Quertinmont, 2016.5 : 301. 72 Bickel, 1994 : 78–83. 73 Calmettes, 2016 : 272. 74 Voir, par exemple, l’hymne gravé au temple d’Hibis et traduit dans Derchain, 1975 : 111. 75 « Vent / souffle » et « vie » sont en effet intimement liés dans les textes, Wilson, 1997 : 1158. 76 Pour une liste de leur représentation sur les sarcophages et dans les temples, voir Gutbub, 1977 : 328–336. 77 Sur ce lien et l’importance du chiffre quatre dans ce contexte : De Wit, 1957 : 30–39. À compléter par les références dans Redford / Redford, 2005 : 166. 68
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plexe, certains avec plusieurs paires d’ailes ou des têtes multiples. Ces démons sont présents dans un autre tableau du même temple dans lequel ils sont les bénéficiaires d’une offrande du pharaon (Fig. 6). En plus de permettre d’imaginer à quoi le génie perdu du premier tableau ressemblait (un serpent polycéphale possédant une paire de pattes animales avant et deux jambes humaines à l’arrière), ce second tableau met en valeur le lien entre le symbole de Heh78, offert aux quatre vents par un souverain portant la coiffe aux quatre plumes (celle du dieu OnourisChou), et le vent : en effet, le titre de la scène n’évoque pas le don d’un objet prenant la forme d’un homme tenant les tiges-rnp, mais bien l’offrande du souffle à ces quatre génies.
Fig. 6 : Offrande du symbole du génie Heh (en réalité le souffle) aux quatre vents (d’après Morgan, 1895 : pl. 217)
Comme dans les précédents exemples de « petites » divinités présentées, la première mention de ces créatures se trouve dans les grands textes funéraires79, et ce pour jouer deux rôles principaux. Dans un premier temps, leur force est utilisée afin d’aider le défunt qui doit passer par les nombreuses régions qui composent l’au-delà80. Dans le corpus funéraire le plus ancien, les Textes des Pyramides, il était déjà nécessaire, entre autres, de recommander le défunt auprès d’eux81 : en effet, le mort et les quatre vents sont liés l’un à l’autre, notamment parce que le 78
Sur cette offrande, voir Cauville, 2011 : 200–201 ; Wilson, 1997 : 673. De Wit, 1957 : 29–30 ; Kákosy, 1997 : 222. 80 Bomhard, 2011 : 115. 81 Mathieu, 1996 : 309. 79
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premier a besoin des seconds pour gonfler les voiles de la barque qu’il utilise pour accomplir sa destinée nocturne. C’est pourquoi un passage des Textes des Sarcophages permet au défunt de prendre le contrôle des quatre vents82 ; le mort peut par ailleurs être assimilé à Chou, maître des quatre vents83. Le second rôle de ces génies découle du premier : le vent ne sert plus à soutenir le défunt dans son voyage, mais il est détourné pour être dirigé vers ses narines. La création des quatre vents est l’un des principaux bienfaits que s’enorgueillit d’avoir fait le démiurge afin que « tout homme respire dans son environnement »84. Ce souffle est bénéfique pour les vivants, mais il est également indispensable à la vie post-mortem, composant essentiel de la renaissance : le démiurge « réunit le doux souffle à ton (= le défunt) nez, en gonflant tes narines du bon vent du nord qui ne s’éloigne pas de toi, jamais ! »85. II.B. Des êtres ailés à l’iconographie fluctuante S’ils sont présents dans les textes funéraires, les quatre vents n’obtiennent une image qu’à l’époque tardive. Ils sont alors représentés sur des sarcophages, surtout de l’époque gréco-romaine, où ils sont généralement présents sur le couvercle du cercueil, c’est-à-dire sur ce qui correspond au ciel ; allongé pour l’éternité, le défunt repose sur le fond du sarcophage, c’est-à-dire la terre, mais il regarde vers la partie supérieure de celui-ci, le ciel vers quoi son âme est destinée. Leur emplacement correspond alors parfaitement à leur fonction, eux qui incarnent le vent. Pourtant, sur ces dernières demeures, les génies possèdent une iconographie légèrement différente des vents de Kôm Ombo : le vent d’ouest est un faucon criocéphale aux deux ailes repliées mais possédant deux paires d’ailes supplémentaires, déployées ; le vent de l’est prend l’aspect du scarabée à tête de bélier et aux deux paires d’ailes ouvertes ; le vent du nord est un bélier quadricéphale muni de quatre ailes étendues ; le vent du sud est un lion criocéphale avec deux paires d’ailes déployées86. Toutes ces entités portent la plume de Chou sur leur tête, confirmant le lien entre ces génies et leur maître87. Les quatre vents peuvent donc avoir des images différentes selon la documentation choisie.
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Spell 162 : Wente, 2003 : 265. De Wit, 1958 : 101 ; De Wit, 1968 : 50. 84 Voir le spell 1130 des Textes des Sarcophages : Bickel, 1994 : 212. 85 Goyon, 2000 : 198. 86 Pour une hypothèse expliquant le choix de ces animaux en guise de corps, voir De Wit, 1957 : 39. 87 Voir par exemple le sarcophage d’Ânkhet (Kákosy, 1997). Celui-ci est d’autant plus important pour notre étude que sa décoration est particulièrement liée au thème du vent et du souffle de vie. 83
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Une étude a permis de trouver l’origine de l’image des quatre vents de certains de ces sarcophages 88 : les décorateurs de ces cercueils ont été influencés par l’image des quatre génies gravée dans le petit temple de Deir el-Médineh89. Cet échange entre un temple et des sarcophages est probablement favorisé par le caractère singulier de cet édifice. En effet, Deir el-Médineh est le village où vivent les ouvriers creusant et décorant les sépultures de la nécropole royale voisine (la Vallée des Rois). L’atmosphère de la tombe est clairement perceptible dans ce temple unique dans lequel est gravée une scène exceptionnelle90 de la psychostasie91 dans une pièce protégée par des génies coutiliers typiques du monde funéraire92 ; ce temple est dédié à Maât, participante au jugement du mort, et à Hathor, maîtresse de la nécropole voisine93. Comme sur les sarcophages, les quatre vents du petit édifice – dont l’iconographie est identique (Fig. 7) – se trouvent en hauteur au niveau d’une architrave surmontant deux colonnes qui forment, avec des pilastres et des murs-bahuts94, une barrière avec une autre pièce ; cette dernière offre d’ailleurs une ouverture qui permet au vent d’entrer dans l’édifice, permettant à l’image des quatre vents de rendre visible en relief ce qui ne l’est pas dans la réalité.
Fig. 7 : Les quatre vents du petit temple de Deir el-Médineh (d’après Bourguet, 2002 : 112)
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Nous verrons plus loin qu’une autre iconographie est possible pour ces quatre vents, avec peut-être une fonction légèrement différente. Or, le sarcophage de Khaïfi présente la cohabitation des deux types d’images : Gutbub, 1977, 332 (12 et 17), 334 (fig. 250) et 336 (fig. 255). 89 Pour une comparaison des images de Deir el-Médineh avec les sarcophages de Sôter et de Heter, voir Riggs, 2006 : 317–320. 90 Sur le problème de la représentation de mythes dans les temples, voir Gamelin, 2017 : 102–103 (pour cette scène de la pesée de l’âme). 91 Bourguet, 2002 : 56–57, scène n° 58. 92 Bourguet, 2002 : 49–51, scènes n° 46 à 51. 93 On notera également pour notre étude qu’elle est également « la maîtresse du vent du nord », voir Gaber, 2017 : 195–196. 94 Aufrère / Golvin / Goyon, 19972 : 154. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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La même iconographie a été choisie pour ces génies au temple d’Opet à Karnak95 : ils y sont figurés en haut des parois, dans un édifice qui possède également une connotation funéraire forte puisque ce lieu est celui de la naissance d’Osiris et, dans une conception cyclique du temps comme c’est le cas dans la vallée du Nil, sa renaissance après son trépas. De même, deux de ces vents sont gravés sur les linteaux intérieurs des deux portes latérales de la salle hypostyle d’Esna96, ouvertures encadrées d’inscriptions évoquant notamment le domaine voisin de Pinetjer97, nécropole des dieux morts98. Dans le cadre de cérémonies qui devaient conduire les prêtres d’Esna vers ce cimetière divin, les officiants apercevaient ces génies en traversant ces portes : la présence de ces vents sur les linteaux participe à la dimension funéraire de la procession. Vents des sarcophages et vents dans ces temples semblent similaires : ils ont la même iconographie et ils possèdent une fonction liée au monde inférieur. Il existe cependant encore d’autres vents puisque ces génies ne sont pas exclusivement présents dans le cadre d’une thématique souterraine (sarcophages, Deir el-Médineh, Opet, Esna). En effet, dans le temple de la déesse Hathor à Dendéra, ces mêmes quatre vents sont figurés en dehors d’un environnement à connotation funéraire. Deux différences iconographiques sont alors à relever : le nombre de paires d’ailes n’est pas le même et, probablement plus important, le remplacement de la plume de Chou au-dessus de la tête par un disque solaire (Fig. 8, premier personnage). Il est difficile d’expliquer ce changement iconographique, si ce n’est l’occasion de rappeler que Chou est le dieu de l’air lumineux (voir supra). Cette modification pourrait être mise en rapport avec l’emplacement de ces représentations : les quatre vents coiffés de la plume à Deir el-Médineh, à Opet et à Esna ne sont pas sur des reliefs directement éclairés par les rayons du soleil, mais ils se trouvent près de vastes ouvertures apportant l’air à l’intérieur de ces édifices. Au contraire, les génies portant le disque solaire à Dendéra se trouvent au niveau de très petites fenêtres (certaines éclairent le couloir mystérieux99, d’autres un esca-
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De Wit, 1957 : 33. Esna II, 105 et 128. 97 Le culte de ces dieux morts est encore mal connu à cause de la disparition des sanctuaires de cet emplacement et de la destruction importante que le temple d’Esna a connu. Pour un simple aperçu, Esna V, 316–317 qui citent rapidement les textes concernés. 98 Abdel-Rahman Ali, 2009 : 6–7. 99 Dend. II, 25 fig. 1 (le vent du nord : faucon criocéphale avec une paire d’ailes repliée et une autre déployée, disque solaire sur la tête) ; 26, fig. 2 (le vent du sud : bélier quadricéphale portant un disque solaire à l’intérieur duquel est dressé un cobra, une paire d’ailes déployée), 27, fig. 3 (le vent de l’est : bélier portant un disque solaire et muni d’une paire d’ailes déployée) et 28, fig. 4 (le vent de l’ouest : scarabée criocéphale portant un disque solaire et muni d’une paire d’ailes déployée). 96
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lier100) dans des tableaux situés dans l’encadrement permettant ainsi à ces gravures d’être baignées de lumière au fil de la course de Rê dans le ciel. Adapter un relief à sa situation dans un temple est un trait caractéristique des principes décoratifs des édifices religieux de la vallée du Nil : ce genre de jeu – un vent à la tête ornée de la plume de Chou sera gravé à l’abri de la lumière du soleil alors qu’un autre génie coiffé du disque solaire sera préféré sur un relief éclairé – est donc tout à fait plausible.
Fig. 8 : Exemple de la cohabitation de deux iconographies différentes des vents ailés (d’après Dend. II, 25, fig. 1)
À Dendéra, placés dans un contexte différent, les vents sont plutôt des agents de la diffusion de la lumière, comme peut contribuer à l’évoquer le choix de certains hiéroglyphes101 : ces génies semblent abandonner leur fonction liée au souffle de Chou. Pourtant, ce rôle important de ces génies n’est pas oublié, mais il est l’apanage d’autres vents gravés derrière eux, à l’iconographie proche mais différente (Fig. 8, quatrième personnage)102 : c’est sur un corps anthropomorphe qu’est ancrée la tête d’un animal (bélier à la fenêtre nord ; babouin côté sud ; cobra côté est ; quatre cobras côté ouest) alors que leurs bras ailés sont étendus pour tenir la 100
Dend. VIII, 127, fig. 8 : la qualité de la conservation ne permet pas d’analyser parfaitement le décor de cette fenêtre. 101 Attirons l’attention sur les vents gravés sur les épaisseurs est et ouest des fenêtres : ce sont eux qui reçoivent les rayons d’un soleil faisant sa course d’est en ouest. Leur nom est alors écrit avec l’astre diurne : Dend. II, 28, 3–4. Sylvie Cauville les appelle « (le vent) venant [de l’ouest] est sec » et « (le vent) sec de l’est », Cauville, 1999 : 51. 102 Pour les détails portant sur les deux iconographies des vents, voir Gutbub, 1977 : 339– 343. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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croix-ânkh dans une main et la voile gonflée dans l’autre, rappelant alors l’iconographie de Heh-Chou à Kôm Ombo. Aucune étude nouvelle ne permet d’expliquer cette double iconographie, mais la multiplicité des visages des êtres divins égyptiens est généralement un écho à leurs nombreuses personnalités. Dans des bandeaux du plafond de la salle hypostyle de Dendéra103, les quatre vents accompagnent sur deux bandeaux (deux vents représentés aux extrémités de chacun des bandeaux) les décans104 : ce sont les vents aux corps humains tenant dans leurs mains la croix-ânkh et la voile gonflée. Ils soufflent sur les astres nocturnes et permettent alors au temps de passer, chacun laissant sa place au suivant dans une danse parfaitement rythmée. Dans un autre bandeau, c’est le cycle lunaire105 qui est figuré et les vents reprennent une forme totalement zoomorphe106. Plus que le mouvement d’un astre, c’est sa transformation qui est suggérée dans ce long tableau107, d’autant plus qu’elle est liée à la métamorphose qu’Osiris subit au moment de sa régénération post-mortem 108 . Aussi se pose la question de savoir si les vents prenant une forme en partie animale et en partie humaine agissent surtout en qualité de moteur des astres109 alors que, lorsqu’ils prennent l’aspect totalement animal, ils sont, plutôt, en lien avec les transformations nocturnes, et donc funéraires110 ; le port d’un disque solaire (comme au niveau des fenêtres et sur deux vents du pronaos) ou d’une couronneatef (comme sur deux vents du pronaos), coiffe d’Osiris, correspondrait alors parfaitement à cette idée de transformation.
103 Cauville, 2013 : 526–527. Récemment, de nouvelles photographies de certaines figures des vents, restaurées, sont parues dans Cauville / Pollin, 2020 : 20–21, 33–34. 104 Cauville, 2013 : 528–534. 105 Cauville 2013 : 508–526. 106 Proches des formes présentes à Esna, à Deir el-Médineh et à Opet, elles sont légèrement différentes à Dendéra. 107 Nous pouvons parfaitement imaginer que la participation des vents à la marche des astres est un bon parallèle au parcours céleste du défunt (Bomhard, 2011 : 116). 108 Osiris, tué par son frère Seth et découpé en de nombreux morceaux, verra son corps reconstitué par Isis qui invente alors la première momie égyptienne. Le démembrement d’Osiris est un parallèle à la décroissance de la lune alors que son embaumement fait écho à la croissance de l’astre nocturne. Sur le bandeau, les trois phases de la lune correspondent à la pleine lune, la croissance puis la pleine lune : Osiris est mort, il a été reconstitué et il triomphe ensuite de la mort dans le ciel nocturne. 109 Cela pourrait aussi expliquer pourquoi c’est cette iconographie qui a été choisie sur le sarcophage de Penehimisi, voir Leitz, 2011. 110 Notons que dans le mammisi d’Ermant aujourd’hui détruit, les quatre vents, totalement zoomorphes, sont représentés sur le plafond de la chambre de naissance du dieu-enfant local : ils encadrent une représentation d’Orion, c’est-à-dire la dimension astrale d’Osiris : Rutica, 2015 : 56–57, pl. XXXI et L.
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Depuis les anciens textes funéraires dans lesquels les vents poussaient la barque du défunt ou lui offraient un souffle de vie, ces génies n’ont que peu évolué dans les temples tardifs où ils poussent les décans et où ils assistent aux transformations d’Osiris (à qui le mort est assimilé dans le contexte de la tombe) qui se dirige vers la régénération. Deux fonctions différentes mais complémentaires ont-elles invité les théologiens à créer, au moment où l’image devenait indispensable, deux iconographies ? Il devient alors compréhensible que ce soit ces vents zoomorphes qui ont été préférés dans les temples – à connotation fortement funéraire – de Deir el-Médineh, d’Opet et d’Esna ainsi que sur de nombreux sarcophages. C’est également le cas sur un obélisque à la décoration singulière conservé au British Museum sur lequel les quatre vents, zoomorphes, poussent les bas de Rê, de Chou, de Geb et d’Osiris depuis la nécropole, dans laquelle ils sont inhumés vers les cieux, où ils se manifesteront sous la forme d’étoiles111. II.C. Le souffle de vie, depuis la survie du défunt jusqu’au rituel des vivants ? Ces deux iconographies possibles ont été diffusées certainement depuis la ville de Thèbes dont le dieu bélier tutélaire, Amon, aurait influencé la constitution des images des quatre vents dans la région. La théologie de celle-ci ayant connu un succès considérable, ce sont les vents devenus criocéphales à cause d’une filiation amonienne qui se sont répandus le plus dans la documentation égyptienne112 ; les théologiens de Dendéra ont, semble-t-il, également été aiguillés par la théologie thébaine (vents zoomorphes), tout en gardant une certaine autonomie lors du recours à des êtres en partie anthropomorphes. Au contraire, les vents de Kôm Ombo, un peu loin de Thèbes, reflètent certainement une pensée plus indépendante de l’ancienne capitale, expliquant pourquoi le bélier n’est pas omniprésent. Il nous semble que les vents de Kôm Ombo sont à distinguer de leurs « cousins » visibles dans les autres temples et les sarcophages. Dans le rituel d’offrande (Fig. 6) – qui nous invite à les voir différemment des autres vents figurés ailleurs puisque bénéficiaires, à l’image des « grands » dieux –, les quatre vents de Kôm Ombo semblent avoir une personnalité qui se développe en dehors de toutes références funéraires (souffle de vie apporté au défunt ou un rôle en lien avec la marche des astres) : ils sont les vents qui parcourent le territoire égyptien et qui, par exemple, alimentent le sol en participant à la répartition des eaux fertiles du Nil113. À partir des premiers vents, deux réflexions parallèles ont peut-être mené
111
Woodhouse, 1997. Gutbub, 1977 : 342–343, 345. Pour une proposition d’explication du choix des animaux à Kôm Ombo, id. : 350–352. 113 Gutbub, 1977 : 349. Ce point était également connu ailleurs (id. : 343) mais à Deir elMédineh, Opet et Esna où, étant donné le contexte, ces fonctions doivent certainement être 112
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à la constitution de deux groupes distincts : certains génies ont progressivement développé fortement leur rôle funéraire et ont acquis une iconographie influencée par la ville dominante de Thèbes ; d’autres au contraire ont été absents de ce glissement exclusif vers l’au-delà et ils sont restés des vents venus des quatre points cardinaux pour apporter l’air à l’Égypte.
Fig. 9 : Le relief dit « cultuel » de Kôm Ombo, avec Heh-Chou et les quatre vents dans la partie supérieure au centre de la composition. (d’après Morgan, 1905 : pl. 938)
Comment comprendre alors la fonction des quatre vents sur le relief arrière du temple de Kôm Ombo ? Ce tableau est situé en bas d’une paroi comprenant trois tableaux gravés les uns au-dessus des autres. Au premier registre, Heh-Chou et les quatre vents forment un premier ensemble qui ne peut en aucun cas être séparé du reste du tableau qui comprend deux autres compositions, le tout étant situé sous un signe-pet du ciel114 (Fig. 9).
un écho à leurs rôles dans le monde funéraire : le souffle de vie profite aux défunts et au pays. 114 Rappelons que les scènes égyptiennes sont généralement délimitées par le signe de la terre sous les pieds des acteurs du tableau et celui du ciel au-dessus d’eux, mais aussi par deux traits (ou deux colonnes de textes, plus rarement deux sceptres-ouas) à gauche et à droite : c’est le cadre qui définit le tableau et rappelle le monde créé par les divinités. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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En bas de ce tableau, les deux dieux principaux du temple (Sobek à gauche, Haroéris à droite) se font face en laissant un vaste espace entre eux à l’intérieur duquel les décorateurs et les hiérogrammates ont pu utiliser des outils iconographiques et textuels afin de faire de cette paroi un lieu qui détonne dans l’ensemble du temple. Cette zone peut être divisée en deux secteurs disposés l’un au-dessus de l’autre. En bas, les armes favorites115 sont déposées devant leur propriétaire respectif avec, à leurs pieds, la représentation d’offrandes et de victimes qui marquent leur efficacité. Au-dessus de cette hécatombe, un imposant double hymne honore la riche personnalité des deux dieux, les présentant notamment en divinités à l’écoute de leurs fidèles. À cette hauteur, il était possible pour les prêtres de les lire à haute voix dans le cadre d’une festivité. Devant ce relief, des traces sur le sol suggèrent l’existence dans le passé d’une armature116, aujourd’hui perdue, qui cachait ce relief aux yeux des fidèles (ce tableau précisément et non les autres de ce mur arrière) : cette représentation est donc singulière dans la décoration du temple. Dans la pensée égyptienne, le temple étant la maison de la divinité, seuls Pharaon et les prêtres (en son nom) peuvent entrer dans l’édifice sacré, mais, pour palier la distance qui existait alors entre le dieu abrité dans sa maison et les fidèles, plusieurs aménagements ont pu être mis en place à l’arrière des temples afin de permettre au peuple de communiquer avec leurs dieux117. La lecture des hiéroglyphes étant une aptitude rare en Égypte, les hymnes devaient probablement être prononcés devant les fidèles acceptés pour assister à la cérémonie. Au-dessus de ce texte est aménagée une petite niche du fond de laquelle se détachait, en haut-relief, la statuette de la déesse Maât. À cet emplacement stratégique au chevet de l’édifice, sa présence peut interroger puisque des petites niches abritant l’image des maîtres du temple (Sobek et Haroéris) auraient pu être attendues. Le culte de la déesse est rendu compréhensible par la présence de deux inscriptions verticales, identiques de chaque côté, dans laquelle le signe hiéroglyphique de l’œil et celui de l’oreille sont de taille plus importante : comme des signaux compréhensibles même par la population illettrée, ces signes indiquent que la déesse voit et écoute118 les fidèles, eux-mêmes souhaitant avoir le privilège de voir Maât et lui soumettre des requêtes et autres supplications. Enfin, le troisième composant de ce tableau est celui avec Heh-Chou et les quatre vents. L’étude de l’ensemble de ce relief a pour le moment surtout invité les chercheurs à relier ce premier – et riche – tableau aux deux autres gravés au-dessus 115
La mieux connue de celles-ci est celle d’Haroéris, l’épée-iit : Abdelhalim Ali, 2013 ainsi que Minas-Nerpel, 2017. 116 Cauville / Ibrahim Ali, 2017 : 209. 117 Sur les reliefs au chevet des temples, voir en premier lieu Volokhine, 2014 : 183–184 (pour le relief de Kôm Ombo). Les reliefs étaient rehaussés d’or ou de pierres précieuses créant un effet aux yeux du fidèle lorsque le prêtre les expose au soleil en ouvrant les portes : Dils, 1995 et Cayzac, 2010–2011. 118 Devauchelle, 1994 : 45 (et 50–53 pour ce relief). © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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(2e et 3e registres) ; pour Adolphe Gutbub119, la scène du premier registre (avec les deux dieux du temple, la niche de Maât, Heh-Chou et les quatre vents) possède une décoration faisant écho aux premières parties du temple (du pylône au pronaos) alors que le tableau du deuxième registre (dans lequel le dieu Chou tend une voile gonflée, d’où s’échappe une croix-ânkh, aux narines d’une déesse locale) évoquerait la salle médiane et, enfin, celui du troisième registre (très abîmé) est le reflet extérieur de la salle des offrandes et des sanctuaires. En quelque sorte, l’ensemble de cette décoration est un résumé des grandes parties du temple. En conséquence, la gravure de Heh-Chou encadré des quatre vents n’a été comprise jusqu’à maintenant que comme un moyen de rappeler une autre zone de l’édifice : la présence des quatre génies (Fig. 9) est un rappel de la scène d’offrande à ces mêmes personnages (Fig. 6). Or, étant donné la dimension cultuelle de ce relief, il nous semble important de rapprocher Heh-Chou et ses émissaires de la niche de Maât voisine. Serait-il possible d’imaginer que les trois zones composant le tableau du bas de cette paroi permettaient de solliciter les sens des fidèles et des divinités ? En bas, près de la terre des hommes, la voix du prêtre (et du fidèle ?) diffuse le double hymne ; au centre, espace de transition entre les mondes, les fidèles voient Maât alors que celle-ci les entend ; en haut, vers le ciel des dieux, HehChou fournit-il le vent aux narines des fidèles ? Ainsi, bouche (en bas), yeux et oreilles (au milieu) et narines (en haut), toutes les ouvertures du visage sont sollicitées afin d’obtenir un échange complet avec le divin dans le cœur de ce tableau du premier registre visible de tous ; précisons que les tableaux des registres supérieurs sont trop hauts pour que les fidèles voient tous les détails. La représentation des yeux et des oreilles des divinités est très répandue sur de nombreuses stèles afin de permettre aux fidèles de s’entretenir avec le monde céleste, auquel il n’a normalement pas accès. L’originalité du relief de Kôm Ombo est d’enrichir cette pratique bien connue par deux nouvelles dimensions, en écho à la pensée égyptienne qui n’oublie pas les narines et la bouche, les autres ouvertures du visage, en complément des yeux et ses oreilles. Ainsi, ce sont la vue, l’ouïe et l’odorat qui sont sollicités par le cœur afin de prendre les bonnes décisions, transmises ensuite à l’oral par la langue120. Tous les sens sont ainsi réunis dans différents textes et les prêtres auraient pu également les solliciter à l’arrière du temple de Kôm Ombo pour relier divinités et fidèles. S’il est difficile de confirmer cette approche du relief en raison de son caractère unique, et donc l’absence de parallèles, la proximité physique de ces vents et de la niche de Maât pourrait ainsi s’expliquer. En dehors de toutes connotations astrales, ces quatre vents participant uniquement au souffle de vie sont en effet un 119
Pour une description plus précise de l’ensemble de la paroi et pour son analyse, se référer à Gutbub, 1984 : 31sq. 120 C’est ainsi que le dieu Ptah organise la création du monde selon la Pierre de Chabaka, Traunecker, 2004 : 261. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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formidable écho théologique à la déesse. Durant la création du monde, l’océan primordial s’adresse en ces termes au démiurge : « Respire ta fille Maât, porte-la à ton nez afin que ton cœur vive. Ils ne sont loin de toi, Maât est ta fille avec ton fils Chou dont le nom est Vie. Puissestu te nourrir de ta fille Maât, c’est ton fils Chou qui te soulèvera »121. Maât et Chou sont donc particulièrement liés l’un à l’autre depuis l’aube des temps par la complémentarité de la vie et du principe complexe que représente la maât122. Jusqu’à la fin de l’histoire égyptienne, l’une des cérémonies les plus importantes est celle de la présentation de la statuette de la déesse aux divinités, action durant laquelle le ritualiste souhaite aux bénéficiaires de « respirer le souffle doux qui est en elle »123. Adopter cette approche du relief permet alors d’expliquer pourquoi la déesse Maât se trouve à l’arrière d’un temple dédié à Haroéris et à Sobek. Sa présence ne s’explique que par la volonté des prêtres de construire un espace vers lequel les fidèles pourront se tourner et ressentir le divin. Par le récit d’un hymne en l’honneur des dieux locaux, ils ont accès aux sources de la création : Maât (visible et à l’écoute) et Heh-Chou accompagné des quatre vents (dispensateurs du souffle de vie). Ainsi, alors que les quatre vents étaient d’abord des génies funéraires, ils deviennent à l’époque tardive des êtres qui se libèrent de cette origine souterraine mais utilisent leurs souffles au profit des vivants dans le cadre d’un culte singulier à l’arrière du temple de Kôm Ombo.
Conclusion Les théologiens égyptiens ont imaginé un univers divin certes unifié mais qui préserve néanmoins la multiplicité des approches de ce monde issues des premiers regroupements humains constitués à l’aube de l’histoire de cette culture. Tous les êtres célestes sont des nétjerou et les habitants de la vallée du Nil n’ont, semblet-il, pas ressenti le besoin de créer une hiérarchie immuable mais ils ont préféré varier la place de chacun selon la situation. En cela, nous ne pourrions établir un parallèle entre les chérubins et certaines « petites » divinités égyptiennes, au risque de mélanger deux systèmes de pensée. Cependant, à l’image de ces êtres secondaires issus la Bible, il existe le long du fleuve africain de nombreuses divinités qui gagnent des ailes dans certaines documentations. En effet, c’est surtout dans la sphère funéraire que les prêtres ont joué sur les images : ils n’ont pas hésité à imaginer des hybrides dont l’existence devait dérouter le défunt – même s’il était habitué aux divinités thériocéphales –, puisque l’espace souterrain est un lieu à la fois identique et différent à celui des vivants. Avant tout, les ailes offrent une aptitude supplémentaire à ces monstres 121
Bickel, 1994 : 48. Bickel, 1994 : 171–176. 123 Aufrère, 2000 : 431. 122
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infernaux mais, en parallèle du développement du mythe d’Osiris, des additions de ce type sont accrochées aux bras de déesses qui les déploient pour mieux protéger les défunts et les agitent pour faire parvenir le souffle de vie à leurs narines. Ces personnages ailés ne sont pas cantonnés au monde infernal : ils peuvent intervenir dans les temples si celui-ci possède une dimension osirienne et donc funéraire. Entre les sarcophages et les temples vivent également les génies des quatre vents. Leur analyse s’avère complexe non seulement à cause du peu de documents disponibles mais aussi parce que la théologie thébaine a probablement modifié en profondeur l’apparence originale de ces personnages, mais peut-être aussi leurs quatre personnalités. Leurs ailes peuvent être utilisées par ces hybrides de trois manières : 1° comme les monstres infernaux, ils les portent afin d’acquérir une capacité complémentaire ; 2° ils les utilisent pour apporter le souffle aux défunts et participer à leurs transformations nocturnes, comme les déesses ailées ; 3° associés à Chou dans le maintien de l’univers, les quatre génies se servent de leurs appendices pour mieux ordonner le ciel. À Kôm Ombo, les génies des quatre vents deviennent des outils visant, selon nous, à mieux connecter le fidèle au divin : gravés dans la pierre, ils soufflent magiquement, grâce à la valeur de l’image dans la pensée égyptienne, aux narines de celui qui regarde le célèbre relief cultuel. Il était hélas impossible de dresser dans cette rapide approche la longue liste de l’ensemble des êtres ailés et d’autres fonctions, mineures néanmoins, pourraient être visibles dans une autre documentation. Cependant, nous savons déjà grâce à de nombreux travaux124 que le monde égyptien et celui de la Bible connaissent des points communs, des ressemblances, et les différentes études pluridisciplinaires issues du présent recueil inviteront les chercheurs à mettre en perspective l’iconographie et les fonctions des êtres ailés des grandes religions méditerranéennes.
Liste des figures Fig. 1 Fig. 2 Fig. 3
Fig. 4
124
Isis recouvrant Osiris de ses ailes protectrices (d’après Calverley, 1933 : pl. 13) Deux cobras dressés poussent entre leurs ailes le signe-chen vers les cartouches de Ramsès III (d’après The Epigraphic Survey, 1932 : pl. 115) Cartouche, comprenant exceptionnellement le nom d’un dieu, encadré, à gauche, par le maître du temple (Khnoum) et, à droite, par Ouadjet en cobra ailé et Nekhbet en vautour aux ailes déployées (d’après Esna III, 205) En une image, pharaon (Ramsès III) et peuples sont réunis pour vénérer les cartouches royaux (d’après The Epigraphic Survey, 1970 : pl. 599)
Germond, 2005–2007 ; id., 2014–2015. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Fig. 5 Fig. 6 Fig. 7 Fig. 8 Fig. 9
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Génie ailé Heh-Chou entouré des quatre vents (détail d’après Morgan, 1905 : pl. 938) Offrande du symbole du génie Heh (en réalité le souffle) aux quatre vents (d’après Morgan, 1895 : pl. 217) Les quatre vents du petit temple de Deir el-Médineh (d’après Bourguet, 2002 : 112) Exemple de la cohabitation de deux iconographies différentes des vents ailés (d’après Dend. II, 25, fig. 1) Le relief dit « cultuel » de Kôm Ombo, avec Heh-Chou et les quatre vents dans la partie supérieure au centre de la composition (d’après Morgan, 1905 : pl. 938)
Bibliographie Pour les abréviations utilisées dans ce travail, se référer à B. Mathieu, Abréviations des périodiques et collections en usage à l’Institut français d’archéologie orientale, Cairo, IFAO, 20197. Abdel-Rahman Ali, M., 2009 : « The Lost Temples of Esna ». BIFAO 109, 1–8. Abdelhalim Ali, A., 2013 : « Ein iit-Darreichen im Tempel von Kom Ombo ». BIFAO 113, 19–31. Amenta, A., 2011 : « Iconografia del ‘Pateco su coccodrilli’ su una demma magica ». Dans P. Buzi / D. Picchi / M. Zecchi (éds.) : Aegyptiaca et Coptica. Studi in onore di Sergio Pernigotti. BAR 2264. Oxford. Pp. 1–14. Assmann, J., 2003 : Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne. Monaco. Aufrère, S. H., 2000 : Le propylône d’Amon-Rê-Montou à Karnak-Nord. MIFAO 117. Le Caire. –– / Golvin, J.-Cl. / Goyon, J.-Cl., 19972 : L’Égypte restituée 1. Sites et temples de Haute Égypte. Paris. Barbotin, Chr., 2005 : La voix des hiéroglyphes. Paris. Berlandini, J., 1993 : « Amenhotep III et le concept de Heh ». BSEG 17, 11–28. –– 1998: « Bès en aurige dans le char du dieu-sauveur ». Dans W. Clarysse / A. Schoors / H. Willems (éds.) : Egyptian Religion. The Last Thousand Years I. OLA 84. Leuven. Pp. 31–55. Berlandini-Keller, J., 2009 : « Résidences et architectures célestes ». Dans M. Étienne (éd.) : Les Portes du Ciel. Visions du monde dans l’Égypte ancienne. Paris. Pp. 27–43. Bickel, S., 1994 : La cosmogonie égyptienne avant le Nouvel Empire. OBO 134. Fribourg/Göttingen. Von Bomhard, A.-S., 2011 : « Le Naos des Décades. Puzzle archéologique et thématique ». ENiM 4, 107–136. Bruyère, B. / Kuentz, Ch., 20152 : Tombes thébaines. La nécropole de Deir elMédineh. MIFAO 54. Le Caire. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Chérubins / Keruvim Évolutions et mutation St. Anthonioz UMR 8167 Orient et Méditerranée
Les sources bibliques concernant les Chérubins sont nombreuses, si on compare l’unique référence aux Séraphins dans la vision inaugurale d’Isaïe (chapitre 6). Selon les occurrences bibliques1, les Chérubins sont des entités proches de la divinité d’Israël. On les connaît aussi par l’arche qu’elles surplombent et d’où découle l’épithète divine « qui siège sur les Chérubins »2. Présentes lors de la réalisation du sanctuaire dans le désert, selon la narration biblique, puis à Jérusalem dans le temple, on les connaît aussi par le livre d’Ézéchiel, qui offre une description détaillée qui n’est pas sans faire écho à l’iconographie commune des créatures hybrides, taureaux ailés ou sphinx, attestées au Levant et plus largement dans l’Orient ancien comme dans le bassin méditerranéen (cf Introduction). Quoi qu’il en soit, et à cause du contexte littéraire des occurrences bibliques, on les définit volontiers comme « gardiens protecteurs » de la divinité Yhwh. La présente contribution vise à apporter au dossier des Chérubins, dans une approche comparée, quelques propositions nouvelles et à mettre en évidence l’instant historique de leur mutation angélique. On commencera par une analyse détaillée des Chérubins dans le livre d’Ézéchiel, puisque leur description y est la plus élaborée.
Les Chérubins – sources bibliques Continuités prophétiques La vision inaugurale du livre d’Ézéchiel court sur l’ensemble du livre dont elle épouse la structure, depuis le jugement sur Jérusalem et le départ de la divinité (9,3 ; 10,18–22), jusqu’à la restauration accompagnée du retour de Yhwh (43,1– 7). Clairement la vision du livre d’Isaïe reste en toile de fond, secondairement la « vocation » du prophète Jérémie. Les thématiques, et souvent le vocabulaire, paraissent trop proches pour ne pas envisager quelque dépendance littéraire3. 1
Gn 3,24 ; Ex 25,18.22 ; 26,1.31 ; 36,8.35 ; 37,7 ; Nb 7,89 ; 1 S 4,4 ; 2 S 6,2 ; 22,11 ; 1 R 6,23.32.35 ; 7,29.36 ; 8,6 ; 2 R 19,15 ; 1 Ch 13,6 ; 28,18 ; 2 Ch 3,7.10 ; 5,7 ; Esd 2,59 ; Né 7,61 ; Ps 18,11 ; 80,2 ; 99,1 ; Is 37,16 ; Ez 9,3 ; 10,1.14.18 ; 11,22 ; 28,14.16 ; 41,18.20.25. 2 1 S 4,4 ; 2 S 6,2 ; 2 R 19,1 5; Is 37,16 ; Ps 80,2 ; 99,1 ; 1 Ch 13,6. 3 St. Anthonioz, « Ézéchiel, fils de Buzi, le prêtre : filiation et autorité en question », Les rivalités et solidarités familiales dans la production d’idées et de textes, Colloque inter© 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Pour autant, la vision divine est clairement assumée et on sait combien une telle affirmation peut paraître contradictoire avec le dogme deutéronomique de la non-représentation et d’ailleurs l’ensemble des sources bibliques4. Si l’anthropomorphisme divin est d’abord ciblé, la main et la voix, il conduit finalement à la figure d’« humain / Adam » (דמות כמראה אדם, Ez 1,26). Les signes théophaniques rappellent, en outre, la vision du Sinaï. Une plénitude remplit ainsi le temple, une plénitude de « nuée »5. Cette plénitude enfumée s’accompagne d’un écho sonore (10,5 cf Is 6,3). Le thème de la purification développe encore Is 6,6–7, mais cette fois ce n’est pas le prophète qui doit être purifié, mais la ville entière de Jérusalem (10,2)6. Aussi la révélation de la gloire / sainteté est-elle au cœur de la vision comme elle est au cœur de celle d’Isaïe ou du Sinaï. Il est notable que les entités qui entourent le trône de la divinité ne sont pas séraphiques, comme l’avait déjà souligné Othmar Keel7. Il faut signaler alors que, une fois seulement les cultes des reptiles dénoncés (8,10), les Chérubins sont introduits, ce qui pourrait laisser penser que l’on tient là une des raisons de l’absence des Séraphins dans la vision d’Ézéchiel ou plutôt leur remplacement par les Chérubins, à savoir la critique des cultes secondaires au sein du sanctuaire. Mais les Chérubins aussi sont des entités hybrides avec des caractères animaux. Leur présence n’est donc peut-être pas tant liée à une critique des cultes reptiles ou secondaires qu’à une lecture fidèle des traditions concernant le sanctuaire, comme on va le voir. « What Were [then] the Cherubim » pour reprendre le titre donné par W. F. Albright à un bref article paru en 1938 ? Description des Chérubins En Ez 9,3 commence le mouvement de départ de la gloire divine du trône de Jérusalem : l’élévation se fait au dessus du « Chérubin » vers le seuil du temple. La première mention est donc celle d’un Chérubin unique, ce qui n’indique pas à ce stade de dépendance avec les quatre vivants de la vision inaugurale, au bord du fleuve Kevar (1,5). Sans doute s’agit-il de l’un des Chérubins qui protège le trône, puisque les mentions suivantes alternent entre un singulier et un pluriel national d’histoire du judaïsme et du christianisme anciens, Université de Lausanne, 27– 28 juin 2018. 4 Cette rareté des visions divines au sens où la divinité est vue, contemplée, exceptionnellement décrite, est telle (Ex 24 ; Is 6 ; Ez 1), que l’on peut se demander si elle ne s’accorde pas avec le dogme lui-même. 5 « Nuée » ענן, 10,3–4 cf Ex 13,21–22 ; 14,19–24 ; 16,10 ; 19,9.16 ; 24,15–18 ; 33,9–10 ; 34,5 ; 40,34–38 ; Dt 1,33 ; 4,11 ; 5,22 ; 31,15 et non « fumée » (עשן, Is 6,4 cf Ex 19,18 ; 20,18). 6 Comparer la gestuelle du Séraphin et celle du Chérubin (Is 6,6,7 ; Ez 10,7) avec les actions d’étendre la main, de prendre et de mettre / toucher. 7 Keel, 1977 : 15–45. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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pour le désigner (10,1.2.3.4.5.6.7.8). En même temps que ce mouvement est amorcé, la vengeance est ébranlée : les six dans la tradition des acolytes d’Erra font leur apparition (9,1–2)8. La vision se continue et les vivants sont finalement identifiés (10,20), c’est alors qu’ils sont nommés « Chérubins ». Une longue description s’ensuit qui reprend, de manière pratiquement littérale, celle des vivants de la vision inaugurale, avec quelques exceptions notoires. Si le fil de la description est effectivement le même, un déplacement majeur se produit concernant l’identification des quatre faces (1,10 // 10,14). La face de bovin disparaît au profit de celle d’un « Chérubin ». Cela indique-t-il l’assimilation des Chérubins aux bovins ? Par ailleurs, la description générale des « vivants » est présentée en introduction (1,5–8), tandis que celle des « Chérubins » se fait en conclusion (10,20–22). On pourrait considérer là un phénomène de grande inclusion qui signerait l’ajout de la péricope concernant les Chérubins, expliquant le fait qu’ils ne sont pas mentionnés dans la vision inaugurale (Ez 1). Effectivement ces pratiques sont courantes dans les phénomènes d’« augmentation » littéraire9. Et différentes techniques communes sont ici attestées : - développement ou, plus précisément, répétition qui permet d’insister sur l’aspect distributif (« une roue à côté d’un Chérubin, une roue à côté d’un Chérubin », 10,9), - réduction des expressions « les roues et leurs structures » / « leur aspect et leur structure » (1,16) en « roues » / « aspect » respectivement (10,9–10), - plus explicatif « vers le lieu où la tête se tournait, ils allaient (…) » (10,11 cf 1,17), mais qui ne résoud pas la question de savoir dans la direction de quelle tête le Chérubin (qui en a quatre) se dirige. - développement de l’anthropomorphisme des créatures comme de la présence des yeux / étincelles (10,12 cf 1,18)10. Ce développement peut être com8
Bodi, 1993 : 1–23 ; Bodi, 1991. Le travail comparatif entre Ez 1 et Ez 10 peut, en effet, être poursuivi à la lumière des travaux de Tigay, 1982, sur l’évolution littéraire de l’épopée de Gilgameš. L’auteur recense différents phénomènes, depuis l’édition paléo-babylonienne jusqu’à celle de Sînleqe-unninni, les évolutions lexicales et grammaticales, l’emploi de synonymes ou de variantes, l’ajout de mots ou d’expressions, les développements et les répétitions, les télescopages et les reformulations, les restructurations de sections entières, enfin les évolutions de sens et des rôles. Dans cette optique, on peut comparer les travaux de Mackie, 2015 : 122–131, qui s’intéresse aux différentes pratiques scribales explicatives et harmonisantes entre le texte grec et le texte massorétique. Au sujet des visions, l’auteur note les harmonisations suivantes : 1,22 / 10,1 ; 1,23 / 3,13 ; 8,2 / 1,26–27 ; 3,23 / 8,4 / 43,3 ; 10,12.14 / 1,10.18 ; 40,3 / 1,7. Voir déjà Dijkstra, 1986 : 55–77. 10 Selon Halperin, 1976 : 140–141, ce sont précisément les roues qui sont l’objet de la réécriture, une réécriture angélologique : « Given the angelological bent of x 9–17, it is impossible to avoid the impression that we are dealing here with an embryonic form of the Jewish mystical system known in the rabbinic writings as the ma‘asēh merkābāh. While the history and development of the ma‘asēh merkābāh is as yet only very dimly 9
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pris en regard de la rhétorique de la vision : effectivement la divinité est par excellence celle qui voit, elle s’oppose ainsi à l’homme et au prophète (qui a tant de peine, lui, à voir). - explication et conceptualisation du système divin comme « cercle » (10,13 annoncé en 10,2.6) ou peut-être « tourbillon » ()גלגל, si l’on compare les occurrences ailleurs du substantif (particulièrement en Is 5,28 ; 17,13 ; Ps 77,19 ; 83,14), ce qui permet certainement de mieux appréhender le mouvement circulaire et la vitesse du système. - la transformation de la face de bovin en face de Chérubin, dont on a parlé, qui peut se comprendre de deux manières : ou bien le Chérubin a des faces animales, aigle et lion, mais non bovine, ou bien la face d’un Chérubin est bovine, ce que semblerait confirmer la conclusion en 10,22 : « Et quant à la ressemblance de leurs faces, c’étaient les faces que j’avais vues près du fleuve Kevar (…) ». - les variations lexicales entre « s’élever » (Ez 1,19–21 ; 10,16–19) et « monter » (Ez 10,15). Mais sans doute la variante permet-elle de différencier mouvement « naturel » des créatures et mouvement « punitif » de la gloire quittant le siège de Jérusalem, comme la comparaison plus précisément entre 1,20–21 et 10,15 le montre. Mais la diachronie, telle qu’elle est le plus souvent postulée11, est-elle nécessaire pour penser l’évolution de la vision inaugurale (Ez 1) à la vision continuée (10) ? D’ailleurs, les variantes que l’on analyse selon la diachronie ne reflètentelles pas dans une large mesure la pratique orale de l’écrit, une pratique que l’on peut vérifier dans les copies de différents manuscrits anciens ? En réalité, la construction de l’ouvrage est telle, que l’on peut se demander si la vision continuée n’est pas précisément et stratégiquement structurelle. En effet, ne s’inscritelle pas dans la logique d’ensemble du livre ? Car la logique à l’œuvre paraît trop évidente pour postuler quelque ajout : l’introduction des Chérubins n’intervient, comme on l’a vu, qu’après la polémique contre les cultes impies, parmi lesquels les cultes reptiles (8,10). Surtout, comme l’avait déjà souligné D. J. Halperin, selon la narration du livre, il est logique que la vision du fleuve Kevar (Ez 1) soit clarifiée par la vision du temple (Ez 8–10) : manifestement le prophète ne connaît pas les Chérubins du temple de Jérusalem avant de les contempler en vision dans le lieu précisément du temple et non plus du fleuve ou de la rivière Kevar12. Il faudrait ajouter alors que, s’il est prêtre selon la narration, il ne peut être grand prêtre. Autrement il aurait reconnu les créatures hybrides !
known, it appears to have had its origin in exegesis of Ezek. i, and to have preserved its exegetical aspect at least in certain circles-until well into the fourth century A.D. ». 11 Voir Halperin, 1976 : 129–141 ; Halperin, 1988 : 43. Voir aussi Hossfeld, 1986 : 151– 165. Et récemment Hiebel, 2015. Contra Becker, 1986 : 136–150 ; Becker, 1971. 12 Halperin, 1988 : 38. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Chérubins / Keruvim
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Les évolutions qui sont généralement analysées dans la diachronie semblent, dans ce cas précis, se justifier sous la main d’un même scribe, celui qui compose l’ouvrage dans sa logique essentielle de vision continuée. Il est vrai qu’on se situe alors au stade final de la rédaction, celui qui donne à l’ensemble son armature définitive et qui ne peut être daté avant l’époque perse-achéménide13. Aussi la vision continuée du livre d’Ézéchiel apparaît-elle hautement construite, fruit d’une main de scribe érudit. Ce dernier manie sources et traditions selon un point de vue particulier et vise à décrire un système divin complexe, à la fois unifié mais libre, caractérisé mais diffus, stable mais dynamique, et de toute évidence solaire et cosmique. Des Séraphins aux Chérubins Dans cette composition érudite, l’identité des Chérubins mérite réflexion. Comme on a commencé à le voir, s’il n’est pas impossible que la « disparition » des Séraphins soit en lien avec le développement de la polémique contre les abominations, les cultes impies dans le livre d’Ézéchiel (8,10), il n’en reste pas moins que les Chérubins représentent une lecture fidèle des livres de l’Exode et des Rois, des traditions du sanctuaire dans le désert et du temple salomonien. Les Chérubins au nombre de quatre apparaissent, en effet, comme une lecture exacte de la tradition du sanctuaire du désert (Ex) réalisée dans le temple salomonien (1 R 6), une lecture synchronique donc, qui suppose indépendamment des questions rédactionnelles que les livres des Rois font suite aux récits de la Tora / Pentateuque. Le modèle du sanctuaire tel qu’il est révélé à Moïse suppose, on le sait, deux Chérubins d’or, l’un à chaque bout du propitiatoire, dont ils font partie intégrante, recouvrant et protégeant l’arche (Ex 25,18–21). Les Chérubins ont également dans ce modèle, sur la demeure et sur le voile, un rôle décoratif (26,1.31). Ces éléments se vérifient dans la réalisation du sanctuaire, et d’abord leur dimension décorative (Ex 36,35 ; 37,7–9). Or, plus tard selon la chronologie biblique, le récit de la construction du temple salomonien décrit la structure indépendamment de l’arche. Dans cette structure, deux Chérubins sont placés dans le lieu le plus saint, celui qui accueillira l’arche (1 R 6,23–28). On retrouve aussi toute une série de Chérubins décoratifs (1 R 6,29.32.35 ; 7,29.36), sur les murs et sur les portes cette fois, associés à d’autres animaux parmi lesquels lions et bovins (1 R 7,29). Au jour de la dédicace, les prêtres font entrer l’arche de l’alliance de Yhwh en son lieu, dans le lieu très saint, sous les ailes des Chérubins (1 R 8,6). L’arche elle-même dotée d’un couple de Chérubins se voit donc protégée, cachée à nouveau par deux Chérubins aux dimensions monumentales (1 R 8,7 cf 1 Ch 28,18), ce qui en fait donc quatre, précisément le nombre de la vision d’Ézéchiel. La fiction de la vision d’Ézéchiel s’inscrit alors dans le cadre d’une relecture fidèle des traditions de l’arche et du temple salo13
Pohlmann, 2012 : 309–336. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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monien14. Si on ne peut ignorer la question iconographique et toute la recherche qu’elle a suscitée, il est clair que la dimension biblique des Chérubins reste de mise, comme l’a défendu, par ailleurs, Alice Wood15. Au terme de cette première partie biblique, il apparaît que le livre d’Ézéchiel offre une description détaillée des Chérubins, qui s’inscrit dans un ensemble de relectures bibliques que sont les visions prophétiques, la vision au Sinaï, la réalisation de la demeure au désert, enfin la construction du temple de Jérusalem. Aussi, en l’état des sources, les Chérubins apparaissent bien comme des entités littéraires construites.
Des comparatismes nouveaux Le travail de construction littéraire que l’on pourrait qualifier d’intrabiblique ne doit pas faire oublier tout ce que ces différentes traditions littéraires doivent aux échanges et aux influences avec les cultures voisines. L’impossible représentation du dieu babylonien Marduk Si le nombre quatre des Chérubins apparaît comme une relecture fidèle des traditions du sanctuaire dans le désert et du temple à Jérusalem, il faut souligner que la dimension cosmologique, analysée ailleurs (cf Introduction), invite à ne pas sous-estimer la symbolique universelle du chiffre. Cette symbolique rappelle, par exemple, le portrait de Marduk dans l’Enūma eliš. On le sait, la création de Marduk apparaît telle une « somme », puisque c’est tout un répertoire de ressemblances dont le héros hérite : Marduk, en récupérant les épithètes divines, les rôles des dieux, leurs combats, leurs pouvoirs, leurs armes et leurs attributs, leurs noms, est une divinité à la fois unique et plurielle16. Il est universel et c’est bien là la visée dès sa naissance : 79 Dans la Chapelle des Destins, le sanctuaire des Plans Divins, 80 l’expert des experts, le Sage des dieux, le Seigneur fut engendré. 81 Au cœur de l’Apsû, Marduk fut créé, 82 au cœur du saint Apsû, Marduk fut créé. 83 C’est Ea, son père, qui le créa, 84 Damkina, sa mère, accoucha de lui.
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Il est notable que cette conception se trouve au cœur de la mosaïque d’époque carolingienne à Germigny-des-Prés. Voir, dans ce volume, la contribution de Sylvie Bethmont, « L’arche et les Chérubins dans l’iconographie juive et chrétienne. Quelques jalons du IIe au Xe siècle (et au-delà) », en particulier l’interprétation symbolique du temple de Jérusalem selon Bède le Vénérable, De Templo, 13, 5. 15
Wood, 2008 : 204. Voir déjà Seri, 2012 : 4–29 ; Batto, 1992 : 33–39. Voir encore Lambert, 1992 : 119– 126 ; Lambert, 1986 : 55–60 ; Lambert, 1975 : 191–200. 16
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85 Comme il avait sucé le sein des déesses, 86 sa nourrice, en l’élevant, l’emplit d’éclat terrifiant. 87 Somptueuse est sa stature, étincelant est son regard, 88 il est viril dès la naissance, puissant depuis toujours. 89 Anu le vit, le créateur de son père, 90 il exulta, s’illumina et son cœur fut empli de joie. 91 Comme il l’avait rendu parfait, sa divinité est différente, 92 il est beaucoup plus élevé, il leur est supérieur en tout. 93 Inconcevables, magnifiques sont ses dimensions, 94 impossibles à comprendre, difficiles à contempler. 95 Au nombre de quatre sont ses yeux, au nombre de quatre ses oreilles, 96 quand il remue les lèvres, le feu jaillit de toutes parts. 97 Puisqu’il a grandi quatre fois plus intelligent, 98 alors ses yeux peuvent contempler l’univers entier, comme lui (Anu). 99 Suprême parmi les dieux, plus grande est sa stature, 100 ses membres sont très longs, supérieure est sa naissance. 101 Mariutu, Mariutu ! 102 Fils du Soleil, Soleil des dieux17 ! 103 Il est revêtu de l’aura de dix dieux, en est coiffé altièrement, 104 cinquante terreurs s’entassent sur lui18. (I 87–104)19 La symbolique du chiffre quatre dans ce portrait de naissance est sans conteste celle de l’universalisme : le dieu embrasse l’univers dans ses quatre directions ; la symbolique rappelle d’ailleurs la titulature royale ancestrale et millénaire « roi des quatre rives ». Rien ne lui échappe. Cette dimension cosmique et, plus précisément, la référence au chiffre quatre et à sa symbolique permettent d’éclairer, de manière inopinée, la description du système divin pour le moins complexe dans la vision d’Ézéchiel20, à la différence que la divinité Marduk apparaît statique, tandis que la divinité Yhwh devient mobile et que le mouvement simultané dans les quatre directions est effectivement « impossible à comprendre, difficile à contempler » pour reprendre les mots du poète babylonien (l. 94). Dans le livre d’Ézéchiel, on entre dans une dimension « méta-physique » du chiffre, puisque chaque Chérubin est doté de quatre faces et que chacun avance dans la direction de sa face (Ez 1,9.17) ! Si les quatre directions relèvent d’une évidence, la lecture du texte hébreu pointe véritablement vers une quatrième
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Jeu bilingue sur le nom de Marduk : mār (en akkadien « fils ») et Utu (nom sumérien du dieu soleil Šamaš). Le vers 102 peut également se comprendre, comme le fait Lambert, 2013 : 57, « Le Fils, le Dieu-Soleil, le Dieu-Soleil des dieux ». 18 50 est le nombre mystique de Marduk et le nombre de ses noms qui seront explicités à la fin du poème. 19 Talon, 2019 : 38–43. 20 Voir Kilmer, 2007 : 672–679 ; Honggeng, 2001 : 87–91. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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dimension, qui signe la transcendance divine : on peut décrire mais non représenter ce qui est vu. Le char ailé Ce système divin complexe et cosmique laisse penser que des intérêts solaires sont en jeu. Les déplacements des Chérubins et de leur roue, l’anthropomorphisme des roues, qui se voient dotées d’yeux, la présence du feu au cœur de la vision comme la réception biblique de l’image du char pour décrire ce système (1 Ch 28,18 ; Si 49,8) sont autant d’éléments qui pointent vers des attributs solaires caractéristiques : le dieu Šamaš n’est-il pas celui qui voit tout par excellence, dieu de justice et maître de divination ? Et le dieu Helios, identifié à Apollon, ne se déplace-t-il pas sur son char, d’un bout à l’autre du cosmos ? Estil possible que la représentation de Yhwh soit une représentation solaire, empruntant tout autant aux sources grecques qu’aux sources cunéiformes21 ? Cela paraît fort possible et, comme l’a démontré Catherine Hezser au sujet des représentations solaires dans les synagogues, pour les époques plus tardives, romaine et byzantine, il ne s’agit pas tant de syncrétisme que d’un langage visuel commun22. Si l’on accepte que l’ouverture au monde grec est possible au moment de la rédaction du livre, que nous pouvons situer à l’époque perse-achéménide23, alors le « char ailé » pourrait aussi éclairer un autre phénomène, autrement atypique dans le livre biblique, le prophétisme extatique d’Ézéchiel. Il faut se tourner vers les sources philosophiques pour mieux le comprendre. Platon semble avoir tiré d’un épisode homérique l’image de l’âme ailée (Phèdre 246 a)24. En effet, dans l’Iliade (V 364–369), Homère décrit l’envol des chevaux d’Arès attelés au char, emportant Aphrodite blessée, vers l’Olympe. Mais « ce souvenir homérique n’est que pierre d’attente : dans la suite, ce ne sont plus les chevaux, ce sont les âmes elles-mêmes qui sont pourvues d’ailes »25. Selon le Phèdre (246–248), l’âme ressemble aux forces combinées d’un attelage ailé et d’un cocher : les chevaux et les cochers des dieux sont bons et de bonne race, tandis que ceux des autres êtres sont formés d’un mélange. Chez l’homme l’attelage est divisé car l’un des coursiers est beau et bon, l’autre, au contraire de race facheuse. La con21
Voir ainsi Halpern, 2009 : 439. L’auteur compare le système des roues aux explications cosmologiques d’Anaximandre et Héraclite : la roue dans une roue doit être comprise comme l’orbite des planètes au sein du système solaire. 22 Hezser, 2006 : 213–236. Voir la bibliographie afférente pp. 222–223. 23 Sur les échanges possibles entre monde grec et biblique, voir les travaux de plus en plus nombreux de Gmirkin, 2016 ; Niesiołowski-Spanò, 2007 : 106–126 ; Wajdenbaum, 2011. Ces travaux portent surtout sur les livres narratifs. Les échanges et influences possibles ont encore peu été démontrés sur les livres prophétiques. 24 Brisson, 1989 : 209, note 174. 25 Dumortier, 1969 : 346–348. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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duite est donc pénible. Si les âmes divines se déplacent aisément, les autres peinent à les suivre. Celles qui s’en sortent le mieux élèvent la tête du cocher vers le ciel, et se laissent emporter par le mouvement circulaire. Mais, troublées par les coursiers, elles ne contemplent qu’avec peine les êtres doués d’une existence réelle. Elles s’élèvent et se rabaissent, violentées par leurs chevaux, elles aperçoivent certaines réalités tandis que d’autres leur échappent. D’autres âmes enfin sont incapables de suivre et sombrent. Par la maladresse des cochers, beaucoup d’âmes alors deviennent boiteuses, beaucoup brisent une grande partie de leurs ailes. Toutes, malgré leurs efforts répétés, s’éloignent sans avoir pu contempler l’« Être ». Ce qui est intéressant dans cette comparaison, ce n’est pas tant qu’elle éclaire le char divin de la vision, mais plutôt son prophétisme extatique : le prophète n’est-il pas libre de s’envoler, d’être saisi à la suite de la divinité ? Ne la contemple-t-il pas dans cette vision inaugurale qui court sur de longs chapitres du livre ? Et les oracles divins ne prennent-ils pas place au cours de transes avec déplacement physique et géographique (Ez 3,12–15 ; 8* ; 11,1.24 ; 37,1–2), l’expression « la main de Yhwh »26 apparaissant dans le livre comme le signe de cette possession supranaturelle ? La nature du prophétisme ézéchielien, si atypique, se comprend mieux à la lumière d’influences grecques, ce qui permet de resaisir l’image du char ailé dans une cohérence nouvelle, solaire et mystique. À ce point de l’analyse et avant de poursuivre sur le sujet de la réception des Chérubins bibliques et de leur mutation angélique, il apparaît que l’on a affaire à des entités hautement construites dont les principales sources textuelles identifiées sont : - la vision inaugurale que l’on peut qualifier de « vision du trône » en Isaïe ainsi que d’autres sources prophétiques et théophaniques, - les traditions du sanctuaire mobile dans le désert (Ex) et l’architecture du temple salomonien selon les livres des Rois, - l’iconographie orientale et méditerranéenne (cf introduction et différentes contributions dans ce volume), - le char ailé solaire et l’âme platonicienne. Si les Chérubins ont pu être définis, en introduction de ce volume, comme des créatures hybrides parmi tant d’autres, leur particularité, à mon sens, dans le livre d’Ézéchiel du moins, est de former un objet littéraire construit, manifestant ainsi l’érudition comme les champs de compétence des scribes, vers la fin de l’époque perse-achéménide plutôt qu’à son début, au IVe s. av. n. è., dans le temple de Jérusalem27. Ces créatures qui servent la divinité, en louange comme en protection, et lui sont très étroitement liées dans une relation pratiquement 26
Ex 9,3 ; Dt 2,15 ; Jos 4,24 ; Jg 2,15 ; Rt 1,13 ; 1 S 5,6.9 ; 7,13 ; 12,15 ; 2 R 3,15 ; Job 12,9 ; Is 19,16 ; 25,10 ; 41,20 ; 59,1 ; 66,14 ; Ez 1,3 ; 3,22 ; 37,1 ; 40,1. 27 Je me sépare donc de la datation proposée par Christophe Batsch dans ce volume, qui situe le livre d’Ézéchiel entre 570 et 530 av. n. è. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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métonymique – elles la représentent – et liminaire – elles y conduisent –, ne sont pourtant point à ce stade des « anges ». Reste à mettre au jour maintenant leur mutation angélique.
Réception Les traditions orientales et méditerranéennes n’ont cessé d’être réinventées aux époques hellénistique et romaine, comme le montre diversement la réception des Chérubins bibliques28. Il ne s’agit parfois que de citation biblique, ainsi dans le Livre des Antiquités bibliques, qui mentionne l’arche d’alliance et deux Chérubins (XXVI, 12)29. Dans le Rouleau du Temple, l’aménagement du Saint des Saints et le mobilier du temple sont décrits. Malgré un texte fragmentaire, les Chérubins au nombre de deux sont positionnés sur le propitiatoire (VII, 10)30, dans la tradition donc du livre de l’Exode. Dans la Vie grecque d’Adam et Eve « le trône du Maître » est associé aux Chérubins mais aussi à l’arbre de vie (XIX,2)31 ; enfin, dans les Oracles sibyllins, le Dieu du ciel est celui « qui tonne dans les hauteurs, qui occupe le lieu fondé sur les Chérubins »32. L’allusion à « la langue des Chérubins » dans le Testament de Job (L 2)33 est peut-être moins évidente, elle se comprend à la lumière d’une constante confusion avec les Séraphins et leurs hymnes de sainteté, mais aussi à la lumière de l’arche, puisque « entre les deux Chérubins », on entend la voix divine (Ex 25,22 ; Nb 7,89). Outre ces références, deux formes de réception se distinguent plus nettement : celle des Chérubins du trône dans la tradition du temple salomonien et celle qui se développe, dans la tradition du livre d’Ézéchiel, des Chérubins-char. Ces deux traditions sont évidemment liées par la logique (du trône-char) et sont donc parfois mêlées. Ainsi, dans la Liturgie angélique, il est question du « trône du char »34. Dans un cas comme dans l’autre, on notera que les Chérubins sont 28
Voir, par exemple, l’analyse de Hannah, 2003 : 528–542. Hadot, 1987 : 1310. 30 Caquot, 1987a : 69. 31 Bertrand, 1987 : 1780. 32 Nikiprowetzky, 1987 : 1047. 33 Philonenko, 1987 : 1644. 34 « [les Minis]tres de la Face glorieuse, dans la Demeu[re du Dieu] de Connaissance, tombe[nt] devant les [Chéru]bins et ils bé[ni]ssent, tandis que s’élève le son de la brise divine 3 [ ] et il y a un tumulte d’acclamations, tandis que leurs ailes font s’élever le son de [la bris]e divine. Les Chérubins, au-dessus du firmament, bénissent l’image du Trône du Char, 4 [et] ils acclament [la majes]té du firmament de lumière au-dessous du siège de Sa gloire. Et quand les roues se mettent en marche, des anges de sainteté reviennent, puis sortent d’entre 5 Ses roues glorieuses, pareils à des visions de feu. Des esprits de suprême sainteté les environnent, visions de ruisseaux de feu semblables au vermeil ; et des créatures 6 [b]rillantes, (vêtues) de glorieux brocarts, d’habits multicolores merveil29
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les entités les plus proches de la divinité. Ils représentent en quelque sorte une extension flamboyante du divin, d’où leur entrée naturellement dans la première classe hiérarchique des anges chez les Pères. Leur fonction métonymique et liminaire demeure un trait caractéristique, alors que leur identité va être spécifiée au milieu d’autres entités angéliques. Reprenons le développement de la réception des Chérubins-trône et Chérubins-char. Les Chérubins du trône La littérature d’Hénoch, que l’on date généralement dès le IIIe s. av. n. è., témoigne au plus tôt du développement de l’imagerie des Chérubins dits « de feu », lors de la vision des demeures divines (1 Hénoch, XIV, 8–23)35 : 8
Voici ce qui m’a été montré en vision. Des nuages m’appelaient, des brouillards criaient vers moi, des étoiles filantes et des éclairs me troublaient et me bouleversaient. Dans ma vision, des vents m’ont pris sur leur aile, m’ont élevé et emporté vers le ciel. 9Je suis parvenu près d’un mûr bâti en grêlons et entouré de langues de feu, et (ce spectacle) commença à m’effrayer. 10Je me suis avancé vers les langues de feu et approché d’un palais grandiose bâti en grêlons. Les murs du palais ressemblaient à des dalles, toutes faites de neige, et les fondations étaient de neige. 11Ses toits semblaient faits d’étoiles filantes et d’éclairs. Au milieu, des Chérubins de feu, et (au-dessus) un ciel d’eau. 12Un feu flamboyait autour de tous ses murs, et les portes étaient embrasées. 13Je suis entré dans ce palais, ardent comme du feu, glacial comme de la neige. Il ne contenait aucun aliment de vie. La terreur s’empara de moi, un frisson me saisit. 14Convulsé et tremblant, je suis tombé [(face contre terre)]. J’ai contemplé en vision 15un autre [palais, plus vaste que le premier, dont chaque] porte était ouverte devant moi, et tout bâti en langues de feu. 16 L’ensemble était si magnifique, si grandiose, si majestueux, que je ne leux, plus (éclatantes) que du sel pur, les esprits du [D]ieu vivant, font escorte constamment à la gloire [du] Char 7 merveilleux. Et le son de la brise de bénédiction (se mêle) au tumulte de leur marche, et ils louent la Sainteté, tandis qu’ils reviennent sur leurs pas. Quand ils s’élèvent, ils s’élèvent merveilleusement ; et quand ils se posent 8 [et s’arr]êtent, le son des joyeuses acclamations se tait, ainsi que la bris[e] de la bénédiction [d]ivine, dans tout le camp de Dieu, [et] une voix de louange 9 [ ] d’entre tous leurs bataillons dans [ ], [et] tous les recensés poussent des acclamations, chacun, cha[cu]n à [son] pos[te] [ ]. » Dupont-Sommer, 1987 : 439–440. 35 Caquot, 1987b : la traduction donne la priorité à l’araméen, imprimé en italique, à défaut au grec, et à défaut du grec à l’éthiopien. Pour les fragments araméens découverts à Qumrân, voir Langlois, 2008 : 48–49, en particulier 4Q204 frag. 1 col. vii (1 Hénoch 14,18–20). Sur le sujet de la vision divine, voir Bledsoe, 2016 : 81–96 ; Stokes, 2008 : 340–358. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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puis vous en représenter la magnificence et la majesté. 17La base en était de feu, la superstructure, d’éclairs et d’étoiles filantes, le toit, de feu flamboyant. 18Je regardai, et je vis un trône élevé qui avait l’apparence du cristal, et dont la roue avait l’éclat du soleil ; (je vis) aussi la montagne des Chérubins. 19Aux pieds du trône coulaient des fleuves de feu flamboyant, et je ne pouvais (en soutenir) la vue. 20La Gloire suprême y siégeait, et Son manteau était plus brillant que le soleil et plus blanc que toute neige. 21Nul ange ne pouvait approcher de ce palais, ni voir la Face à cause de (Sa) splendeur et de (Sa) gloire. Nulle chair ne pouvait La voir. 22 Le feu flamboyait tout autour, un grand feu s’élevait auprès d’Elle, nul ne L’approchait. Tout autour, des myriades de myriades se tenaient devant lui. [Mais il n’a besoin d’aucun conseil], chacune de Ses paroles est une œuvre. 23Les (plus) saints des anges, ceux qui L’approchent, ne s’éloignent pas la nuit et ne Le quittent pas.36 Ce texte apparaît comme une extraordinaire réécriture des traditions bibliques de vision divine. Des éléments comme des stratégies communes peuvent être mis en exergue : le feu et l’impossible représentation, rendue par les oxymores (feu / neige ; feu / eau). Cette association étroite des Chérubins avec le feu semble découler, d’une part, de la relation métonymique analysée entre la divinité et sa gloire ainsi que, d’autre part, une confusion constante dans la littérature intertestamentaire, pseudépigrahique et apocryphe, avec les Séraphins37. Enfin, l’aspect solaire de la divinité trônant ne fait aucun doute (roue à l’éclat du soleil ; manteau plus brillant que le soleil). Si les Chérubins ne sont pas précisément nommés « anges », ils appartiennent à l’entourage rapproché des myriades de myriades et des plus saints des anges : manifestement leur mutation est entamée : ils sont entrés dans une hiérarchie céleste. Plus loin, la vision se poursuit et Hénoch monte vers le séjour divin (1 Hé LXXI)38 : 5
Il a enlevé mon esprit à moi Hénoch au plus haut des cieux. Et là j’ai vu, dans cette lumière, un édifice fait de blocs de glace et au milieu des blocs, des langues de feu vivant. 6Mon esprit a vu ce qui entourait ce palais de feu : l’entourant sur les quatre côtés, des fleuves remplis de feu vivant. 7
Tout autour, les Séraphins, les Chérubins, les Ophanim, ce sont ceux qui ne dorment pas et gardent Son trône glorieux. 8J’ai vu des anges innombrables entourer ce palais, des milliers de milliers, des myriades de myriades, et Michel, Raphaël, Gabriel et Phanouël (…). 36
Caquot, 1987b : 487–488. Anthonioz, 2018 : 37–54. 38 Caquot, 1987b : 550–551. 37
© 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Chérubins / Keruvim
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Le temps de la rédaction de ce premier Hénoch a donc, en l’état des sources, permis de passer d’entités hybrides à une conception hiérarchique céleste dans un monde divin diversement et abondamment peuplé : le moment de mutation peut donc être daté, comme les traditions du 1 Hénoch au IIIe s. av. n. è. Il est remarquable que les « roues » (Ophanim) de la vision d’Ézéchiel, personnifiées par l’attribut de la vision, reçoivent ici un statut similaire à celui des Séraphins et des Chérubins. L’image du char n’est donc pas si lointaine, mais il est manifeste que leur fonction réside dans la plus grande proximité avec la divinité, une proximité de feu par le principe de l’émanation ou de la radiance. Ces entités sont impersonnelles dans la mesure où elles ne peuvent être pensées indépendamment de la divinité. Elles la représentent dans la fonction métonymique et liminaire analysée plus haut. Dans le Livre des secrets d’Hénoch (2 Hé)39, qui expose l’ascension d’Hénoch à travers les différents ciels40, la mutation céleste ou angélique des Chérubins est alors avérée41 : 2
Et là je vis un groupe de sept anges, très brillants et glorieux, et leur visage resplendit comme un rayon de soleil, et il n’y a pas de différence dans le visage ou les dimensions du corps, ou de changement dans le vêtement. 3Ce sont eux qui règlent et enseignent le bon ordre du monde. 6
Et au milieu d’eux il y a sept Phénix42 et sept Chérubins et sept (Séraphins) à six ailes, leurs voix et leurs chants à l’unisson les uns des autres. Leur chant est indescriptible, et le Seigneur se réjouit de ses marchepieds. XX Le septième ciel : le Seigneur 2
Et toute la milice des Chérubins autour de son trône, ne s’en écartant pas, et les (Séraphins) à six ailes couvrant son trône, chantant devant la face du Seigneur. 39
Vaillant / Philonenko, 1987 : 1167. Le Livre des Secrets d’Hénoch, appelé parfois Hénoch slave ou, plus souvent, 2 Hénoch a été conservé par des manuscrits tardifs des XVe–XVIIe s. La version slave repose sur un original grec perdu ; les hébraïsmes et targoumismes laissent supposer un texte hébreu ancien au moins pour certaines parties. 40 Après l’ascension d’Hénoch au premier ciel, le deuxième ciel montre les anges condamnés, le troisième ciel, le paradis et l’enfer, le quatrième, le soleil et la lune, le cinquième ciel, les Veilleurs et le sixième ciel, les sept grands anges. 41 Selon les éditeurs, « Le Livre des secrets d’Hénoch, appelé parfois Hénoch slave ou, plus souvent, II Hénoch nous a été conservé dans un texte slave attesté par des manuscrits tardifs des XVe, XVIe et XVIIe siècles. La version slave repose sur un original grec aujourd’hui perdu. Les hébraïsmes et ‘targoumismes’ que l’on relève ici ou là permettent de supposer, pour certaines parties au moins, l’utilisation de documents remontant à un texte hébreu. » Vaillant / Philonenko, 1987 : 1167. 42 Voir III Baruch vi–viii. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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XXII 1Et je vis le Seigneur, sa face puissante et très glorieuse et terrible. 2 Qui suis-je, moi, pour dire l’étendue de l’essence du Seigneur, et sa face puissante et très terrible, et le chœur de ses anges à beaucoup d’yeux et à beaucoup de voix, et le très grand trône du Seigneur fait sans l’œuvre des mains et les chœurs autour de lui des milices des Chérubins et des Séraphins, ou son glorieux service qui ne se tait pas, immuable et indicible ?43 La vision divine est avérée et la stratégie de l’irreprésentable toujours à l’œuvre. De manière intéressante, au-delà de la fonction liminaire et métonymique des Chérubins, leur fonction défensive est mise en exergue à travers l’image des « milices ». Ainsi, la mutation angélique s’opère dans la continuité des traditions bibliques. Les Chérubins-char ou trône-char La tradition des Chérubins-char est sans doute celle dont la réception est la plus fameuse. Cette réception existe déjà dans les textes bibliques (1 Ch 28,18, Si 49,8) : elle n’est finalement qu’un développement de celle des Chérubins-trône et les relectures bibliques, si elles s’appuient sur le livre d’Ézéchiel, n’ignorent sans doute pas non plus le trône daniélique « en flammes de feu, avec des roues en feu ardent » (Dn 7,9), mais aussi le trône hénochique que l’on vient d’analyser avec sa roue solaire. Dans la Vie grecque d’Adam et Eve, À l’instant même nous entendîmes l’archange Michel sonner de la trompette et appeler les anges en disant : 2« Ainsi parle le Seigneur : ‘Venez avec moi dans le paradis pour entendre par quelle sentence je vais juger Adam’ ». Lorsque nous entendîmes l’archange sonner de la trompette, nous nous dîmes : « Voici que Dieu vient dans le paradis pour nous juger ». Nous fûmes saisis de crainte et nous nous cachâmes. 3Dieu vint dans le paradis monté sur un char de Chérubins, tandis que les anges le chantaient. Quand il arriva, toutes les plantes se mirent à fleurir, aussi bien dans le lot d’Adam que dans le mien. 4Et le trône de Dieu s’était immobilisé là où était l’arbre de vie. (XXII,3 cf Vie latine d’Adam et Eve XXV,3)44 Cette mobilité divine se vérifie encore et permet d’associer la tradition du trône-char divin avec une autre tradition fameuse au Levant, celle du dieu de l’orage, chevauchant les nuées et exceptionnellement les Chérubins, comme dans le Ps 18,11 (cf 2 S 22,11) : peut-être l’association entre le « Chérubin » et le « chevauchement » ne reflète-t-elle à l’origine qu’un jeu de mots poétique entre les racines hébraïques *krb et *rkb ? Ainsi,
43 44
Vaillant / Philonenko, 1987 : 1183–1186. Bertrand, 1987 : 1782. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Et voici que vint le Seigneur des armées, monté sur les quatre vents qui le tiraient ; les Chérubins, chevauchant les vents, et les anges du ciel le précédaient. (XXXVIII,3)45 Dans le Testament d’Abraham, de manière ludique, le char des Chérubins est prêté à Abraham46. La divinité n’est plus seulement une divinité de l’orage ou une divinité solaire mais une divinité qui rassemble les anciens attributs et les réinvestit de manière magistrale. Ces descriptions, dans leur réécriture, manifeste une manière de dire le divin, et de le dire dans les traditions les plus anciennes, mais réinventées : les Chérubins au plus haut de la hiérarchie céleste en témoignent ! Comprendre la mutation des Chérubins Comprendre la mutation des Chérubins, c’est replacer leur évolution au sein d’une époque religieuse qui se caractérise par l’ancrage des traditions mais aussi l’accueil et l’adaptation d’influences diverses. Je voudrais donc, avant de clore cette étude, tester une hypothèse historique et religieuse. Cette hypothèse peut se résumer ainsi : quand la matérialité disparaît, les anges apparaissent. Cette hypothèse est certes nourrie de travaux antérieurs, mais elle s’est imposée avec la réflexion de Françoise Vinel lors de la journée d’étude, le 17 mai : « Les Pères ne représentent pas les Chérubins »47 ! Reprenons les faits. L’analyse comparée qui a été menée concernant les Chérubins du livre d’Ézéchiel a permis de penser l’espace sacré du temple à savoir le trône de la divinité représentée, entourée de quatre Chérubins. L’espace investi reste – peuton conjecturer, faute de fouilles archéologiques possibles – dans la tradition architecturale de ce temple. La divinité qui finit par être vue anthropologiquement révèle certainement que la restauration d’une statue cultuelle peut encore être envisagée à l’époque de la rédaction finale du livre, vers la fin de l’époque perse-achéménide. On sait que Herbert Niehr a proposé que la statue avait été détruite dans l’Exil. En effet, si le premier temple n’avait eu qu’un trône vide à Chérubins, alors il n’y aurait eu aucun problème de restauration, le trône aurait simplement été remplacé. La statue détruite durant le siège de Jérusalem en 587 av. n. è.48, le 45 46
Bertrand, 1987 : 1792. Schmidt, 1987 : 1669–1670.
47
Pour eux, les Chérubins n’ont pas de réalité matérielle, ils sont incorporels (sans doute sous l’influence de Philon, Vie de Moïse, II 97. 48
« The report about the plundering of the First Temple in 586 BCE makes no mention of Yhwh’s cherubim throne (2 Kgs 25:13–17; Jer 52:17–23). It is possible that it had already been robbed of its gold, together with Yhwh’s cult statue, during the first siege of Jerusalem in 587 BCE (2 Kgs 24,13). The verb qṣṣ used in this text means “to cut up” or “to chop to pieces”, and may in fact refer to the removal of the golden layers. The kly zhb © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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rôle de la lampe semble bien assumer, selon l’auteur, celui d’une statue divine en Za 4,10 (« Qu’on se réjouisse en voyant la pierre de fondation dans la main de Zorobabel ! Ces sept lampes représentent les yeux de Yhwh ; ils inspectent toute la terre »). Le développement des théologies dites de « compensation », celle du « nom » comme celle de la « gloire », prouvent que la statue ne fut jamais restaurée dans le second Temple. Mais le mobilier cultuel est aussi signe et présence divine comme l’a documenté Kathryn Slanski en étudiant certaines stèles mésopotamiennes (kudurrunarû)49. Ces résultats sont importants, ils permettent, lorsqu’on aborde la question épineuse de l’absence de représentation de Yhwh au moment de sa destruction dans l’Exil, de proposer une solution concernant la matérialité de sa représentation qui ne consiste pas seulement en une rhétorique et des théologies nouvelles : en l’attente de la restauration de la statue divine dont le modèle devait nécessairement être révélé par la divinité (à la personne du roi), son socle, son support, son trône ou l’arche50 l’ont représentée51. La fonction cultuelle n’est donc pas identique, mais la nature divine de la représentation l’est. En ce sens, même si des théologies de « compensation » se sont développées, il n’en reste pas moins que la présence de la divinité en son sanctuaire reconstruit peut être définie comme réelle. Selon l’hypothèse ici défendue d’une statue, une fois mentioned here are the cultic vessels of the Temple. Babylonian texts show that divine statues could be robbed of their gold, and that after such damage the image was no longer suitable for use in the cult. » Niehr, 1997 : 91. 49 L’analyse de la tablette de Sippar (BBSt 36) permet à l’auteur de démontrer comment les mobiliers cultuels présents dans les temples servent la représentation divine à des degrés différents. L’auteur prend soin de signaler qu’à la différence des statues, ces symboles divins ne subissent aucun rite de passage afin d’être divinement animés. Ils ne jouent donc pas le même rôle cultuel actif et dynamique que l’on attend de la statue divine. Pourtant, la qualité performative du divin leur est tout autant attribuée et certifie dans le cas des stèles-narû que les transactions se font sous les yeux et la protection des dieux représentés symboliquement. Voir Slanski, 2003. 50 Voir Nb 10,33–36 ; Jos 3,3–6 ; 1 S 4–6 ; 2 S 6 ; 1 Ch 28,2 ; Ps 132,8 ; Jr 3,16–17. On peut signaler l’argument de Middlemas, 2010 : 309–324, qui note justement que l’aniconisme (« empty space aniconism ») est en général signifié et par la présence de l’arche et par celle du trône aux Chérubins. Or, dans le livre d’Ézéchiel l’arche est ignorée ce qui n’est pas le cas du trône aux Chérubins qui se voit réinterprété. 51 Ainsi McCormick, 2006 : 182–183, a souligné au sujet du récit de dédicace en 1 R 8 que l’arche de l’alliance occupait la place dans le temple où l’on s’attendrait à voir la statue cultuelle. Et van der Toorn / Houtman, 1994 : 209–231, ont proposé que, dans les textes où l’arche est présente, l’expression « devant Yhwh » équivaut à « devant l’arche de Yhwh » (Jg 20,26–27 ; Jos 6,6 ; 8,1 ; 1 S 6,14–15 ; 2 S 6,4–5.13–14.17 ; 1 Ch 16,1.4.6.37). On possède un excellent parallèle, au Proche-Orient ancien, dans la statue disparue de Šamaš à Sippar (XIème s. av. n. è.) remplacée par l’emblème du dieu soleil, puis par un modèle en argile qui servira à fabriquer la nouvelle statue (IXème s. av. n. è.) ; voir Woods 2004 : 44. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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celle-ci détruite, la présence de Yhwh n’en reste pas moins sur son trône par la nature même de la relation métonymique qui lie la divinité/statue avec son trône/support quel qu’il soit. Sinon comment le culte aurait-il pu se poursuivre avec la reconstruction du temple, dans la seconde moitié du VIe s. av. n. è., et à quoi aurait servi l’existence d’un clergé ? Cette évolution pourrait expliquer le développement des trônes vides à époque perse-achéménide52. À ce stade, on peut donc considérer que les Chérubins ont gardé leur fonction liminaire et métonymique, même en l’absence d’une représentation matérielle de la divinité. Les relectures successives montrent des associations diverses moins au trône qu’au char, c’est-à-dire à un moyen de locomotion : la divinité n’est pas statique, sur un trône, en son temple, elle est en mouvement, dans l’espace et les Chérubins le signifient. Certainement cette réalité n’est pas neuve et s’ancre dans des traditions anciennes des divinités solaires ou orageuses, levantines et grecques. En l’absence de fouilles possibles sur le mont du temple à Jérusalem et au vu de la nature des textes bibliques, il n’est pas facile de tenir des conclusions définitives sur l’histoire de la représentation de Yhwh. Mais il n’est pas impossible d’imaginer qu’en l’absence d’une restauration royale, la statue divine n’a pu être réinstallée dans le saint des saints. Cette absence n’a pourtant pas empêché la présence d’un trône – fût-il vide – et celle de créatures hybrides, des keruvim, dans leur fonction liminaire, métonymique, protectrice et défensive. Ainsi, pour poursuivre le dialogue avec Fr. Vinel, la non-représentation qui a d’abord eu pour objet la divinité s’est étendue, avec les siècles et sa transcendance accrue, à l’ensemble de sa garde ou hiérarchie céleste.
Conclusion Cette contribution a permis de pointer le moment de mutation angélique des Chérubins dans la littérature hénochique au IIIe s. av. n. è. Elle a pu éclairer l’étude des Chérubins bibliques, par une approche comparée, mais aussi cunéiforme et philosophique. Elle a ainsi apporté au dossier des hypothèses nouvelles, qu’il s’agisse de l’explication du chiffre quatre des Chérubins dans le livre d’Ézéchiel comme une lecture fidèle et synchronique des récits d’Exode et Rois, ou encore du prophétisme extatique du personnage Ézéchiel à la lumière des âmes ailées chez Platon. Enfin, elle a offert une hypothèse pour tenter de saisir l’évolution religieuse à la période du second Temple et éclairer le rôle accru des Chérubins et de leur trône-char, socle d’une réception qui devait se révéler intense comme le démontrent les contributions qui suivent.
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Doak, 2015. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Chérubins / Keruvim
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© 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Dans la littérature juive du deuxième Temple Les vivants piliers du char-trône divin Ch. Batsch Université de Lille EA 4074 Cecille La Nature est un temple où de vivants piliers… Ch. Baudelaire
De tous nos textes juifs de l’époque du deuxième Temple, canoniques ou non mais mentionnant les kerubim, le Livre d’Ézéchiel est indiscutablement le plus ancien1. Ces visions prophétiques, rédigées d’abord durant la période de l’exil à Babylone (au VIe s av. n. è. entre 570 et 530) offrent ainsi la plus ancienne source juive concernant les kerubim2. Dès l’origine ceux-ci sont donc indissociables, dans le judaïsme, d’une vision prophétique et mystique du monde céleste, là où trône la divinité3.
Les sources : des êtres célestes Le terme kerubim est d’abord utilisé par Ézéchiel dans sa vision du chapitre 10, laquelle renvoie elle-même à la vision du chapitre 1. Nous les examinerons donc dans cet ordre : « Et chez les kerubim apparut la forme d’une main d’homme, sous leurs ailes. (…) Et tout leur corps – leur dos, leurs mains, leurs ailes – ainsi que les roues, étaient couverts d’yeux, tout à l’entour, leurs roues à eux quatre4 » (Ez 10,8.12). On peut donc partir de là : les quatre kerubim, dont on verra qu’ils sont installés sous le trône (merkabah), possèdent un dos, des mains, des ailes, des yeux et des roues. Dans la suite de la vision (Ez 10,15.20–22) le prophète précise que ces kerubim aux quatre visages et quatre ailes, doivent être identifiés aux êtres qui lui étaient apparus « au bord du fleuve Kebar » (‘al nahar-kebar )ﬠַל־נְ הַ ר־כְּ ָב֑ר, êtres qu’il a décrits dans sa vision du chapitre 1. Celle-ci est plus précise et plus détaillée ; la
1
Parmi les nombreuses études récentes sur Ézéchiel, on peut se référer, inter al., à Bar Maymon, 2015, Lee, 2016 et Mayfield, 2012. 2 Pour ces questions de datations, on se reportera au toujours indispensable volume de Römer / Macchi / Nihan, 2009. 3 Dans l’étude de ce dossier j’ai délibérément laissé de côté les fulminations d’Ézéchiel contre le roi de Tyr, où celui-ci est assimilé à un être quasi-divin puis déchu (Ez 28,1–19) et parfois à un kerub. Ce passage relève d’une étude spécifique. Récemment : Shawn, 2017 (voir la contribution de Dogniez dans ce volume). 4 Sauf indication contraire, c’est moi qui traduis. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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première partie (Ez1,5–11) nous livre un certain nombre de caractéristiques : • Quatre « êtres » / « animaux » (chayot )חַ יּ֑ וֹתprésentant une « apparence d’être humain » (demut ’adam lahénnah ) ְדּ ֥מוּת אָ ָ ֖דם ל ֵ ָֽהנָּה. • Ils possèdent, chacun, quatre visages et quatre ailes. Deux de leurs ailes sont collées au corps, les deux autres sont déployées vers le haut et au contact de celles du voisin. • Sous leurs ailes, des mains humaines. • Les quatre faces / gueules sont d’un homme, d’un lion, d’un taureau et d’un aigle. • Des pieds (possiblement de bovin ? Le verset 7 est assez confus). La suite (Ez 1,14–21) nous indique qu’ils possèdent également (ou sont accompagnés par) des attributs spécifiques, généralement compris comme des « roues » (’ofanim )אוֹפַנִּ ים5. Enfin, comme mentionné plus haut, ils soutiennent au-dessus de leurs têtes une espèce de plate-forme qui supporte elle-même le trône divin (Ez 1,22a) : « Et sur les têtes des êtres une surface-plane-et-solide (une raqiya’) »6. Sur la raqiya’, le trône (Ez 1,26a) : « Et au-dessus de la voûte qui (était) sur leurs têtes, une sorte de pierre de saphir en forme de trône ». La vision du chapitre 10 est conforme (Ez 10,1) : « Je regardai et voici sur la voûte au-dessus de la tête des kerubim (il y avait) comme une pierre de saphir ; et comme une forme semblable à un trône, visible au-dessus d’eux ». Pour résumer : les quatre kerubim décrits plus hauts, avec leurs roues-’ofanim, supportent la voûte de cristal sur laquelle est installé le trône divin. Cette représentation des kerubim qui les associe à une vision du monde céleste se poursuit dans la littérature juive plus tardive du deuxième Temple, en particulier dans la littérature apocalyptique. Et plus précisément dans deux passages des Livres d’Hénoch, les chapitres XIV et LXXI. Précisons d’emblée qu’aux yeux de la plupart des spécialistes d’Hénoch, la seconde vision (1 Hén LXXI) constitue une reprise, ou une paraphrase de la première (1 Hén XIV).7 Ces deux chapitres décrivent une vision qu’Hénoch a eu du monde céleste, siège de la divinité. Ce monde s’avère infiniment plus peuplé que celui de la vision d’Ézéchiel, avec laquelle il partage cependant suffisamment d’éléments pour qu’on puisse y reconnaître une source – par exemple le trône de cristal, les roues5
Beaucoup de commentaires ultérieurs des visions d’Ézéchiel ont interprété ces roues’ofanim comme des êtres distincts. Voir infra et Bar Maymon, 2015, Lyons, 2015, inter al. 6 Le mot raqiya’ ָר ִ֙קי ַﬠdésigne une surface plate et solide, mais aussi le « firmament » ; lequel est pensé comme solide et retenant les eaux d’en-haut (celles du Déluge). Une assez bonne traduction en serait « voûte », comme lorsqu’on mentionne « la voûte céleste ». Cette raqiya’ est ici par exemple décrite comme un cristal translucide. 7 « It seems in fact that chapter 14 has provided a model for chapter 71. » Black, 1985. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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’ofanim, et naturellement, les kerubim. Comme dans Ézéchiel, les kerubim entourent le feu et soutiennent le socle du trône ; seulement ce socle est-il ici défini comme un « ciel d’eau » ou un « ciel comme de l’eau » ()כְּ מַ יָּא, ce qui est l’une des définitions de la raqiya’-firmament : « Au milieu [du premier palais céleste constitué de grêlons, de glace et de neige], des kerubim de feu, et au-dessus un ciel d’eau. » (1 Hén XIV 11)8 ? Les deux innovations majeures des visions d’Hénoch sont : i. Les deux palais ()בַּ יִת, amplifiant le trône. ii. La multitude des anges : « des myriades de myriades se tenaient devant lui (…) les saints des saints anges ne s’éloignent pas. » (1 Hén XIV 22–23) Cette présence des anges (« êtres célestes ») est développée au chap. LXXI dans le récit d’une autre vision d’Hénoch (le troisième poème eschatologique). On y retrouve les « foules innombrables (…) les milliers et les myriades » d’êtres célestes, mais on y note surtout la mise en valeur des quatre archanges placés à la tête de ces multitudes : Michel, Raphaël, Gabriel et Phanouël. L’important pour notre sujet tient à ce qu’une distinction très nette est établie entre ceux que l’on pourrait nommer les créatures mystiques archaïques, i.e., les kerubim d’une part (auxquels sont associés ici les ’ofanim-roues et, piochés dans Isaïe, les serafim) ; et les anges, en particulier les quatre archanges, d’autre part. Les kerubim et assimilés y sont en effet décrits comme « ceux qui ne dorment pas et gardent le trône de gloire » (1 Hén LXXI 7). Mais supra cette différence notable entre « veilleurs » et archanges a été soulignée : « J’ai regardé et aux quatre côtés du seigneur des esprits, j’ai vu quatre personnages, différents de ceux qui ne dorment pas » (1 Hén XL 1). Ces quatre personnages « différents », ce sont les quatre archanges. Contrairement à la première section de Hénoch où ce terme de « veilleurs » est attribué aux anges déchus, par ailleurs tous dotés de noms propres, dans les visions de la quatrième section ce sont les kerubim qui occupent de facto cette fonction de veilleurs : ils ne dorment jamais. La compréhension de ce que représentent les kerubim a donc évolué depuis Ézéchiel. D’une part on les retrouve assimilés à une liste assez mal définie de personnages célestes associant sans trop les distinguer kerubim, ’ofanim et serafim. D’autre part 1 Hénoch développe parallèlement une angélologie complémentaire avec une hiérarchie des êtres célestes et la connaissance individualisée de leurs noms. On la retrouvera ensuite, tout ou partie, dans le livre de Daniel et dans les écrits communautaires de Qumrân. On ne peut donc pas exclure que la représentation des kerubim transmise par 1 Hénoch constitue une étape dans la transition, au sein de la littérature juive du deuxième Temple, de la vision prophétique à la vision apocalyptique. 8
Les kerubim sont également associés à la vision du second palais, où siège le trône ; une lecture incertaine donnait la mention d’une « montagne des kerubim » ; mais Milik, 1976, Black, 1985, Alexander, 2002 inter al. ont suggéré plutôt une restitution du genre : « et à côté, les kerubim ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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On retrouve les kerubim célestes dans la littérature plus tardive de la communauté de Qumrân (IIe–Ier siècles av. n. è.) Ici naturellement on doit tenir compte de la « critique rongeuse des souris » et renoncer à toute idée d’un corpus exhaustif. Ceci admis, on trouve surtout mention des kerubim dans deux catégories de textes : les Cantiques pour le sacrifice du shabbat (ShirShabb) ; et des poèmes religieux attribués à l’un ou l’autre des maîtres de la Communauté. À l’exception d’un long poème théologique attribué au Maskil (le Sage ou l’Instructeur) et sur lequel nous reviendrons, ces textes sont essentiellement de nature mystique et s’inspirent largement des visions du chariot d’Ézéchiel (merkabah), qu’ils paraphrasent. L’objet des Cantiques pour le sacrifice du shabbat est de décrire les cultes célestes afin de coordonner avec eux aussi précisément que possible le culte terrestre. Lorsqu’il y est question de la participation des kerubim au culte céleste du shabbat, on retrouve le dispositif d’Ézéchiel : les kerubim supportent la voûte brillante (raqiya’) et s’appuient sur des roues (’ofanim) semi-autonomes. Les serafim d’Isaïe, repris par d’Hénoch, en sont absents ; en revanche de saints anges ( מלאכי קודשmelaké qodesh) sont apparus. Les ShirShabb parviennent à les inclure dans la vision de la merkabah en les faisant émerger du feu qui brûle entre les kerubim. Autres textes d’inspiration mystique, une série d’hymnes religieux attribué à l’un des maîtres de la Communauté, regroupés sous le titre de Berakhot (« bénédictions »)9. La première de ces bénédictions (4Q286) est une méditation mystique sur le trône divin ; c’est donc sans surprise qu’on y retrouve le « chariot de gloire avec ses kerubim, ses roues (’ofanim) et tous ses proches ». Là aussi deux spécificités qumrâniennes viennent enrichir la vision d’Ézéchiel : la présence des anges et le souci de célébrer les fêtes, en particulier le shabbat, en synchronie avec le culte céleste. Avec ces trois sources (Ézéchiel, 1 Hénoch, Qumrân) qui couvrent presque toute la période du judaïsme du deuxième Temple, on a donc identifié une première représentation commune des kerubim judéens : ce sont des êtres célestes, distincts des anges, et dont la fonction est de soutenir et d’accompagner le trône divin. On est ici dans le registre de la mystique, entendue au sens large d’un accès à la connaissance du monde céleste10.
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Eshel et al., 1997. On peut sans doute associer à ce premier état la représentation des deux kerubim mis en sentinelles à l’est du jardin d’Éden pour en interdire l’accès (Gn 3,24). Ceci implique une datation postérieure à Ézéchiel pour ce passage particulier. D’autre part, leur caractère guerrier (ils « agitent une épée flamboyante pour monter la garde ») les associe également au troisième « état » de la représentation, celui de YHWH sebaot (cf infra).
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Les sources : statues et décors du Temple ; puissance guerrière Cependant on ne peut s’en tenir uniquement à cette représentation des kerubim célestes. Car en partant de cette première représentation, la littérature juive du deuxième temple élabore deux autres façons, complémentaires, de se figurer les kerubim. Ces deux autres catégories d’évocations des kerubim dans nos textes sont d’une part les descriptions des images, sculptures, statues etc. figurant des kerubim dans la décoration du Temple ; d’autre part les références et invocations de YHWH sebaot, le dieu efficace et puissant des armées. Représentations qui possèdent en commun d’être à la fois terrestres, donc réelles, puisqu’on se situe ici-bas et non plus dans les cieux, et virtuelles, puisque le Temple décrit dans ces textes est censé être le Temple de Salomon détruit par Nabuchodonosor, et que l’arche a disparu. Le lien avec la représentation mystique initiale est assez facile à établir et un verset du premier livre des Chroniques en donne la clef. David, proche de la mort, donne à Salomon instructions et consignes pour la construction du Temple. Ainsi, parmi d’autres conseils, « il lui indiqua (…) le plan du char, des kerubim d’or étendant (leurs ailes ?) et protégeant au-dessus de l’arche d’alliance de YHWH » (1Ch 28,18). Dans toutes les descriptions bibliques du Temple idéalisé, soit de Moïse au désert, soit de Salomon à Jérusalem11, le dessus de l’arche ou du tabernacle est nommé kapporet ()כַּפֹּ ֶרת, où l’on reconnaît la racine K.P.R. du rachat/purgation, et qu’on a donc généralement traduit en français par « propitiatoire ». Ce propitiatoire est constitué d’un revêtement d’or pur plaqué sur le dessus de l’archetabernacle et il est présenté comme le siège de la présence divine dans le Temple12. C’est par exemple de cet endroit précis que provient la voix de YHWH s’adressant à Moïse (Nb 7,89) : « Il écoutait la voix lui parlant du dessus du kapporet qui est au-dessus de l’arche du témoignage entre les deux kerubim ». Le kapporet représente le trône de la présence divine sur terre, donc il est logiquement accompagné de représentations des kerubim divins qui gardent, accompagnent et protègent le trône céleste. Pas de problème particulier à cette représentation symbolique qui apparaît comme une application ici-bas de la vision d’Ézéchiel. On est évidemment dans le registre symbolique. Il faut d’ailleurs noter que cette représentation figurée des kerubim ne se limite pas aux deux statues ornant le kapporet : les descriptions bibliques y ajoutent des images tissées dans les tapisseries qui décoraient le temple13, ainsi que des bas-reliefs sculptés dans le bois
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Voir inter al. Ex 25 passim ; 26,1 ; 36,8.35 ; 37,7–9 ; 1 R 6 passim ; 7,29 ; 8,6–7. Et les parallèles en 2 Ch 3 passim et 5,7–8. 12 Voir sur ce sujet Lang, 2009. 13 Par exemple en Ex 26,1 ; 36,8 ; 2 Ch 3,14. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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des portes ou des parois14. Là encore ces décorations supplémentaires se retrouvent aussi bien dans la tente du Rendez-Vous au désert que dans le temple attribué à l’œuvre de Salomon. Cette représentation idéalisée du temple, confondant dans une description identique le sanctuaire de Moïse au désert et le temple de Salomon à Jérusalem, s’est enracinée dans la tradition judéenne et on la retrouve sans surprise au Ier siècle de l’ère commune chez Flavius Josèphe. Des Χερουβεῖς sont gravés en basreliefs sur le revêtement d’or du kapporet dans le sanctuaire de Moïse15 ; ils constituent le char de Dieu et leurs deux statues abritent et protègent le tabernacle dans le temple de Salomon16. Josèphe en donne sa propre description : « Ce sont des animaux volants, d’une forme que jamais par homme n’a été vue la semblable » (AJ III 137). Paradoxalement Josèphe ajoute aussitôt que Moïse en a vu des images gravées sur le trône céleste – sans qu’on sache discerner s’il se réfère à une tradition des visions de Moïse, ou s’il lui attribue, en tant qu’autorité reconnue des écrits bibliques, une version affadie de la vision d’Ézéchiel. Le problème est évidemment ici que tous les textes décrivant des kerubimsculptures sont largement postérieurs à ce qu’ils prétendent décrire : la critique littéraire a établi de façon convaincante l’antériorité de la description du temple salomonien en 1 Rois 6–8 par rapport à la description du sanctuaire de Moïse au désert dans l’Exode17. Mais l’un et l’autre textes sont à dater de bien après l’époque monarchique. De son côté, Francis Schmidt a bien montré comment ces descriptions de la tente du Rendez-Vous (Moïse) et celle du Temple de Salomon renvoyaient à la réalité de l’organisation et de la disposition du deuxième Temple de Jérusalem, aux époques perse et hellénistique18. En d’autres termes, nos textes décrivent un objet qu’ils n’ont pas sous les yeux, un mobilier qui a disparu. L’arche d’alliance qu’ils installent au cœur du Temple avec ses ornements et ses sculptures – à admettre qu’elle ait pu exister sous cette forme – a depuis longtemps disparu, au plus tard lors de la chute de Jérusalem devant Nabuchodonosor. Alors d’où viennent les descriptions méticuleuses de cet artefact virtuel placé au cœur d’une architecture réaliste ? Ou faut-il ne les attribuer qu’à une transposition entièrement fictive des visions d’Ézéchiel dans la représentation d’un temple idéal ? On est bien obligé de se demander dans quelle mesure, et où, et quand, un tel dispositif a-t-il bien pu exister ? Si l’on se réfère à la mémoire d’un Temple disparu mais bien réel ou si l’on est en pleine fiction ? Dans ce domaine, et pour l’instant on en est encore réduit aux hypothèses. En 14
Voir 1 R 6,29.32.35 ; 2 Ch 3,7. AJ III 137. 16 AJ VII 378 ; VIII 72–73 et 103. 17 Nihan, 2008 : 165–203. 18 Schmidt, 1994. 15
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gros, on peut imaginer trois types de références architecturales : • Un temple éphraïmite du royaume d’Israël dont la description, peut-être idéalisée, aurait été transmise aux Judéens par les yahwistes exilés d’Israël en Judée après la chute de Samarie. • Le temple rebâti du roi Josias sur lequel on n’a à peu près aucune information en dehors du récit de sa reconstruction dans le contexte de la réforme centralisatrice. • Enfin, le modèle d’un temple mésopotamien (ici, probablement babylonien), modèle qui aurait pu servir de cadre aux vaticinations d’Ézéchiel. Il y a là toute une recherche à entreprendre en lien avec l’archéologie, et qui devrait emprunter à la méthode de Stéphanie Anthonioz dans son travail sur la tour de Babel, mais que le cadre de cette intervention ne m’a pas permis de développer19. Enfin, une troisième série de textes mentionnant les kerubim est constituée des références à la puissance guerrière de YHWH sebaot, puissance guerrière dont la mise en œuvre est fréquemment associée à l’arche d’alliance. Association de type magique : l’arche est le siège de YHWH, le siège de YHWH est un char, l’arche est donc l’image du char de YHWH, symbole efficace de sa puissance guerrière. On retrouve donc la mention des deux kerubim sculptés dans plusieurs invocations du dieu des armées dont celle de 2 Samuel 6,2 fournit à la fois le modèle et l’explication : « L’arche de Dieu par/pour/devant laquelle est nommé le nom de YHWH sebaot siégeant sur elle entre les kerubim »20. Arrivé à ce point, on a donc affaire à deux catégories de kerubim dans le judaïsme du deuxième Temple : d’une part les figures célestes accessibles seulement dans les visions mystiques ; d’autres part leurs représentations symboliques mais bien réelles dans les décors d’un Temple.
Les vivants piliers Que peut-on conclure de ce bref dossier ? La première évidence est que la figure juive des kerubim est née d’une vision prophétique et mystique attribuée à Ézéchiel, Judéen inspiré en exil dans la Babylonie d’avant la conquête perse (539 av. n. è.). La seconde observation touche aux caractéristiques de cette vision. Celle-ci présente à la fois une très exigeante spiritualité (on sait qu’elle fut aux origines du grand courant mystique juif des hekhalot, dont traite David Hamidović ailleurs 19
Anthonioz, 2015. Le contexte est celui du transfert de l’arche à Jérusalem organisé par David. Voir les autres invocations de YHWH des armées en : 1 S 4,4 (et 1 Ch 13,6) ; 2 R 19,15 (et Is 37,16) ; Ps 18,10–11 ; 80,2 ; 99,1. 20
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dans ce volume21), et un souci constant de réalisme et de précision dans la description du trône-merkabah, qui n’a pas toujours été suffisamment souligné. On peut essayer de mobiliser ces éléments concrets. Les kerubim sont au nombre de quatre et supportent la plate-forme du trône. Ils en sont donc les piliers. Mais ces piliers sont des êtres vivants ; en hébreu, comme en grec ancien, le même mot qu’on retrouve par exemple en Ez 10,20 désigne « l’animal » et « l’être vivant » : הַ חַ ָ֗יּה, τὸ ζῶόν. S’agissant de piliers, ils supportent naturellement quelque chose (ici, le firmament-raqiya’), mais la logique de l’esprit humain exige qu’ils reposent également sur quelque chose. C’est ici le rôle des ’ofanim : chaque pilier-kerub s’appuie sur l’un de ces ’ofanim qui lui est lié de façon consubstantielle (« car le souffle des vivants était dans les ’ofanim », Ez 1,20b). L’exigence est si forte d’un support sous les quatre piliers que la vision représente d’abord chaque ’ofan posé sur la terre : אוֹ ַ֨פן אֶ ָח֥ד בָּ ָ ֛א ֶרץ (Ez 1,15) ; cette base établie, ils se déplacent puis prennent leur essor vers le ciel (Ez 1,17–21). Ces ’ofanim sont assez justement compris comme des « roues ». Dans la Bible hébraïque (TM), les rares occurrences du terme qui ne sont pas associées à la vision d’Ézéchiel mentionnent, pour trois d’entre elles, les roues des chars de guerre22 et pour la dernière une espèce de meule ou de roue géante censée « écraser les méchants »23. Donc des roues, mais pas des roues simples et unidimensionnelles, à lire Ézéchiel : elles se présentent אוֹפן ֽ ָ ֲָשׁר יִ הְ יֶ ֥ה הָ אוֹפַ ֖ן בְּ ֥תוֹ ה ֛ ֶ « ַכּאcomme s’il y avait une roue au milieu d’une roue » (Ez 1,6). Cela pourrait offrir une assez bonne définition d’une sphère, capable de se mouvoir dans toutes les directions. S’en approche peut-être la définition qu’en donne plus loin le prophète, qui dit les avoir entendues nommer ( הַ גַּלְ גַּ ֖לgalgal). Obscurum per obscurius ? La racine G.L.L. exprime la notion de « rouler ». Le terme galgal (un redoublement exprimant l’intensité) se rencontre dans une poignée de textes bibliques, poétiques et prophétiques24. Il y exprime l’idée de quelque chose qui roule de façon beaucoup plus significative qu’une simple roue : des roues à la puissance roue, en quelque sorte. Le mot est donc généralement traduit par « tourbillon » ou « meule ». Il ne me paraît pas absurde de le comprendre ici au sens de sphères animées et mobiles. Reste à comprendre comment cet appareil de roues et de piliers supportant le trône-char, se déplace. La question a perturbé en particulier les peintres et les illustrateurs, qui s’y sont généralement perdus. Comment comprendre en effet ces descriptions du prophète :
21
Voir aussi du même et traitant des anges dans le judaïsme ancien : Hamidović, 2018. Ex 14,25 ; Is 28,27 ; Na 3,2. 23 Pr 20,26. 24 Is 5,28 ; 17,13 ; 28,28 ; Jr 47,3 ; Ps 77,19 ; 83,14 ; Qo 12,6. 22
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ל־ﬠ֥בֶ ר פָּנָ ֖יו י ֵ ֵֽלכוּ׃ ֵ ֶ « ל ֹא־יִ ַסּ֣בּוּ בְ לֶכְ ֔ ָתּן ִ ֛אישׁ אIls [les quatre kerubim] ne déviaient pas dans leur marche ; chacun avançait dans la direction de sa face » (Ez 1,9b). ﬠֵיה֖ן בְּ לֶכְ ָ ֣תּם יֵלֵ ֑כוּ ֥ל ֹא יִ ַ ֖סּבּוּ בְּ לֶכְ ָ ֽתּן׃ ֶ ְ « ﬠַ ל־אַ ְר ַבּ֥ﬠַת ִרבElles [les quatre roues-’ofanim] avançaient dans leur marche en direction de leurs quatre côtés ; elles ne déviaient pas de leur marche. (Ez 1,17). « בְּ לֶכְ ֗ ָתּם אֶ ל־אַ ְר ַבּ֤ﬠַת ִרבְ ﬠֵיהֶ ם֙ ֵי ֵ֔לכוּ ֥ל ֹא יִ ַסּ֖בּוּ בְּ לֶכְ ָ ֑תּםDans leur marche elles [les ’ofanim] avançaient en direction de leurs quatre côtés [des kerubim] (litt. : quarts d’un carré) et elles ne déviaient pas de leur marche » (Ez 10,11a). ל־ﬠ֥בֶ ר פָּנָ ֖יו י ֵ ֵֽלכוּ׃ ֵ ֶ « ִ ֛אישׁ אChacun allait dans la direction de ses faces. » (Ez 10,22b). J’en proposerai cette lecture : chacun des quatre kerubim présente quatre faces, réparties toujours dans le même ordre dans le sens des aiguilles d’une montre. Selon Ez 10,14 : un kerub, un homme, un lion, un aigle ; selon Ez 1,10 : un homme, un lion, un aigle, un taureau (admettons l’identité du kerub et du taureau).
NORD
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A
L
L
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L
K-T
K-T H
SUD
Figure 1. Les quatre faces du kerub
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Suivons maintenant la représentation d’Ez 1,10 dans laquelle la figure d’homme regarde « vers l’avant » ( ; )פְּ נֵ ֣יle lion regarde vers la droite, le kerub/taureau vers la gauche et l’aigle vers l’arrière. Puisqu’il existe quatre kerubim dotés chacun de ces quatre faces, on peut faire l’hypothèse que cet « avant », vers lequel regarde la figure d’homme, peut être décliné selon les quatre directions, Est, Nord, Ouest et Sud. Les quatre kerubim sont solidaires les uns des autres d’abord comme piliers du char-trône, ensuite parce qu’ils sont liés deux à deux par leurs ailes (Ez 1,11). C’est donc tout l’assemblage qui se déplace de conserve. Il en résulte que, quelle que soit la direction vers laquelle se déplace le trône, les quatre figures (« côtés », « faces ») ornant les kerubim iront, en conservant la même disposition, dans cette direction. Cette représentation des kerubim sous la forme de vivants piliers peut enfin contribuer à éclairer la mention des deux kerubim de la Genèse placés aux portes du jardin d’Eden. On sait ce « paradis » largement inspiré des immenses parcs (pardes) qui entouraient les palais des princes perses. Ces pardes étaient clos mais disposaient d’une entrée majestueuse. On peut admettre que cette entrée était bordée de deux piliers immenses, sans doute sculptés aux formes de monstres, d’êtres célestes ou de divinités protectrices. Aux portes de l’Eden ces deux gardiens symboliques seraient issus des vivants piliers d’Ézéchiel.
Perspectives rabbiniques M’étendant un peu au-delà de la période du deuxième Temple, je voudrais mentionner pour conclure un passage étonnant du traité Hagiga dans le Talmud de Babylone (bHag 13b)25. Les Sages ont repéré une divergence bien connue entre les deux passages d’Ézéchiel où le prophète a décrit les quatre visages des kerubim : au chapitre 1 ce sont les faces d’un homme, d’un lion, d’un taureau et d’un aigle ; mais au chapitre 10 le taureau a disparu, remplacée par une face de kerub26. Pourquoi ce changement ? Réponse des Sages : « Resh Lakish dit : Ézéchiel fit une prière à ce sujet. Il déclara : Maître de l’univers, comment un accusateur peut-il devenir un avocat ? » Il faut comprendre que le taureau « accuse » Israël car il évoque le veau d’or et les Baalim étrangers ; il ne peut donc exercer la fonction « d’avocats d’Israël » attribuée aux kerubim. Mais que signifiait le mot kerub et quel visage avait-il adopté, demanderont ensuite les amoraïm. Et ils trouvent cette explication magnifique : kerub signifie « comme un enfant » car en Babylonie un enfant est appelé rabia ( ָרבְ יָאibidem). Les quatre visages des kerubim sont donc d’un lion, d’un aigle, d’un homme adulte et d’un enfant. 25
On trouvera une analyse historiographique de l’étude des êtres célestes dans la littérature rabbinique classique dans Ronis, 2015. 26 Peut-être étaient-ils équivalents dans l’esprit d’Ézéchiel, si on identifie le kurību mésopotamien au taureau ailé (voir la contribution d’Abrahami dans ce volume). © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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De sorte que les Sages de Babylone semblent bien avoir été les premiers à transformer le taureau ailé en un petit enfant et le kerub en chérubin.
Catalogue des sources NB : ce catalogue ne mentionne ni la LXX, ni Philon d’Alexandrie, qui sont abordés dans d’autres communications de ce volume.
1. Bible hébraïque (TM) 1.1. Figures célestes ; mystique du char - Genèse 3,24 : « C’est ainsi qu’il chassa Adam ; et il mit à l’est du jardin d’Eden les chérubins qui agitent une épée flamboyante pour monter la garde sur le chemin de l’arbre de vie ». - Ézéchiel 1,4–26 ; 7,9 ; 9,3 ; 10 passim ; 11,22 : les chérubins, soutiens du trônechar de YHWH (merkabah). 1.2. L’arche d’alliance et le Temple ; statues et représentations - Ézéchiel 41,18.20.25 : décors du Temple. - Exode 25,18–22 ; 26,1.31 ; 36,8.35 ; 37,7–9 : description de « l’arche d’alliance » du Temple ; les deux statues de chérubins en or autour du propitiatoire ; des images de chérubins ornent les tapisseries qui couvrent et entourent le tabernacle. - Nombres 7,89 : « La voix lui parlait du haut du propitiatoire placé sur l’arche du témoignage entre les deux chérubins ». - 1 Rois 6,23–29.32–36 ; 7,29 ; 8,6–7 : description de « l’arche d’alliance » du Temple ; deux statues de chérubins en bois plaqué d’or ; des bas-reliefs sculptés dans la porte (parallèles : 2 Chroniques 3,7–14 ; 5,7–8). - 1 Chroniques 28,18 : David indique à Salomon les plans pour le Temple : « Il lui donna encore le plan du char, des chérubins d’or » etc. 1.3. YHWH sebaot ; la puissance guerrière NB : l’arche est à la fois source de puissance pour la guerre et trône-char de YHWH. - 1 Samuel 4,4 « l’arche d’alliance de YHWH des armées entre deux chérubins » (parallèle en 1 Chroniques 13,6). - 2 Samuel 6,2 « YHWH des armées qui réside entre deux chérubins ». - 2 Rois 19,15 et Isaïe 37,16 : le roi Ézéchias s’adresse à Dieu (siège de Sennachérib) « Ô YHWH, Dieu d’Israël, assis sur les chérubins ! ». - Psaumes 18,10–11 ; 80,2 ; 99,1 : puissance guerrière de YHWH.
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1.4. Autres - Ézéchiel 28,16.16 : Prophéties contre le roi de Tyr. - Esdras 2,59 et Néhémie 7,61 : toponymie, « Kerub-Adan ».
2. Livres d’Hénoch (1 Hénoch) 2.1. Section de la chute des anges (1 Hén VI–XVI) 1 Hén XIV 8 : « Voilà ce qui m’a été montré en vision » : • Un palais mélangeant l’eau (grêlons) et le feu. « Au milieu des kerubim de feu et (au-dessus) un ciel d’eau » (1 Hén XIV 11). • Puis un deuxième palais, entièrement de feu, au sein duquel apparaît « un trône élevé qui avait l’apparence du cristal et dont la roue avait l’éclat du soleil ; et aussi la montagne des kerubim » (1 Hén XIV 18). Le trône est entouré de myriades d’êtres célestes (« anges »), distincts des kerubim. 2.2. Section des trois poèmes eschatologiques (1 Hén XXXVII–LXXI) Le troisième poème évoque le jugement dernier des justes. Il est présidé par « le seigneur des esprits » et un « élu placé sur le trône de gloire et il jugera toute l’œuvre des saints dans la hauteur céleste et pèsera leur œuvre dans la balance » (1 Hén LXI 8). - 1 Hén XL 1 : « J’ai regardé et aux quatre côtés du seigneur des esprits, j’ai vu quatre personnages, différents de ceux qui ne dorment pas » (Ce sont les quatre archanges). - 1 Hén LXI 10 : Clameur de tous les êtres célestes à la gloire du seigneur des esprits. Parmi eux « l’armée du seigneur, les kerubim, les serafim, les ’ofanim, tous les anges de puissance, tous les anges de domination ». - 1 Hén LXXI 6–7 : « Mon esprit a vu ce qui entourait ce palais de feu : l’entourant sur les quatre côtés, des fleuves remplis de feu vivant. Tout autour les serafim, les kerubim, les ’ofanim, ce sont ceux qui ne dorment pas et gardent son trône glorieux ».
3. Manuscrits de Qumrân Les kerubim apparaissent principalement dans les Cantiques pour le sacrifice du shabbat, avec leurs nombreuses références aux visions de la merkabah d’Ézéchiel. On les trouve aussi dans les versions des écrits canoniques. 3.1. Cantiques pour le sacrifice du shabbat - 4Q403 1 ii 15 (Cantiques d) : les kerubim et les ’ofanim. - 4Q405 (Cantiques f) : 3 occurrences.
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- En 11Q17 V 9 : le Temple céleste contient des statues « … en forme de kerubim… » - 11Q17 VII 5.10 : les kerubim se prosternent et se redressent à grand bruit. 3.2. Poésies et cantiques - 4Q286 1ii2 Bénédictions-Berakhot a : le char avec les kerubim, les ’ofanim « et toutes leurs troupes ». - 4Q511 Cantiques du Sage b : mention des kerubim. 3.3. Paraphrases, parallèles et variantes des textes du TM27 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 24–29, 30, col. i., lignes 9–12 : Ex 25,7–20 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 30, col. ii 31–34, ligne 5 : Ex 26,29–27,1 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 38,ligne 2 : Ex 36,34–36 4QPaleoExm / 4Q22 col. xxvii, lignes 30.32 : Ex 25,11–12… 25,20–22 4QPaleoExm / 4Q22 col. xlv ligne 1 : Ex 37,9–16 4QRois / 4Q54 col. i frag. 3-5 : 1 R 7,29–42 4QRois / 4Q54 col. ii frag. 6, ligne 8–9 : 1 R 7,51–8,9 4QEza / 4Q73 frag. 1, ligne 4.6-7.13.15–16 : Ez 10,6–16 4QPsc / 4Q85 frag. 3–4 : Ps 18,12 4QPsk / 4Q92 col. ii : Ps 99,1–5 4QPsv / 4Q98e : Ps 99,1–5 4Q364 : Ex 26,1 4Q391 Ps.Ezek. e 16,2 8QPs / 8Q2 : Ps 18,12 11QPsc / 11Q7 frag. 8 : Ps 18,12 5/6Hev/SePs : Ps 18,12
4. Flavius Josèphe - AJ III 137, description du sanctuaire du désert : « Il y avait deux figures en basrelief dans le revêtement d’or [du propitiatoire], des Χερουβεῖς comme les appellent les Hébreux. ζῷα δ᾽ ἐστὶ πετεινὰ μορφὴν δ᾽ οὐδενὶ τῶν ὑπ᾽ ἀνθρώπων ἑωραμένων παραπλήσια (Ce sont des animaux ailés, d’une forme telle qu’aucun homme n’en a jamais vu de pareils). Moïse dit en effet les avoir vu gravés en basrelief sur le trône de Dieu ». - AJ VII 378, David mourant donne ses instructions pour le Temple à construire. Il donne une somme pour « le char de Dieu, c’est-à-dire les Χερουβεῖς ».
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Cette recension des variantes qumraniennes du texte de la TM est directement inspirée des travaux de Stéphanie Anthonioz, co-responsable de ce volume, que je remercie chaleureusement. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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- AJ VIII 72–73.103, les travaux du Temple de Salomon. Dans le Saint des Saints deux immenses statues de Χερουβεῖς abritent de leurs ailes le tabernacle.
5. Talmud de Babylone 5.1. b.Hagiga 13b : « Il est écrit : Quant à la forme de leurs visages, elles avaient toutes quatre une face d’homme et à droite une face de lion, toutes quatre une face de taureau à gauche et toutes quatre une face d’aigle (Ez 1,10). Mais il est écrit : Chacun avait quatre faces. La face du premier était une face de chérubin, la face du second, une face d’homme, du troisième, une face de lion, du quatrième, une face d’aigle (Ez 10,14). Mais le bovin n’est plus mentionné ! Resh Lakish dit : Ézéchiel fit une prière à ce sujet et le changea en kerub. Il dit devant Lui (Dieu) : Maître de l’univers, un accusateur deviendrait avocat !28 Quel est le sens de kerub ? R. Abbahu dit : ‘Comme un enfant’, car en Babylonie un enfant est appelé rabia ()רבְ יָא. ָ R. Papa demanda à Abaye : Mais à suivre ceci, [comment comprendre] la phrase : La face du premier était une face de chérubin, la face du second, une face d’homme, du troisième, une face de lion, du quatrième, une face d’aigle. (Ez 10,14) ; la face du kerub et la face d’un homme, pareil ! [Réponse :] Une grande face [homme adulte] et une petite face [l’enfant-kerub]. » 5.2. Exégèses d’Ézéchiel b.Yoma 77a b.Hagiga 13a–14a 5.3. Statues du Temple de Salomon b.Yoma 21a ; 54a b. Sukka 5b b. Rosh Hashana 26a ; 31a b. Baba Batra 98b–99a b. Avodah Zarah 3b
28
Le bovin « accuse » Israël car il est mémoire du veau d’or, i.e., des Baalim (cf le kurību assyrien en forme de taureau ailé) ; et le char-trône est censé être « l’avocat » d’Israël devant Dieu. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Les chérubins et le trône-char divin (merkavah) dans les écrits des palais célestes (hekhalot) D. Hamidović Université de Lausanne
Moins connus que les écrits apocryphes et les écrits rabbiniques, les premiers textes mystiques juifs ont longtemps été ignorés dans les études savantes sur le judaïsme ancien. On doit à une équipe de chercheurs allemands dirigés par Peter Schäfer la réalisation des premiers outils de travail sur cette littérature oubliée : les principaux manuscrits ont été mis en synopse1, les principaux fragments découverts dans la genizah de la synagogue du vieux-Caire ont été collectés2, une concordance a été établie3, et des traductions (en allemand) ont été réalisées4. Aidées de ces outils de travail, plusieurs études analytiques ont alors interrogé depuis une trentaine d’années les synthèses pionnières de Gershom Scholem5 puis d’Ithamar Gruenwald6 sur les commencements de la mystique juive. Aussi étonnants soient-ils, les principaux résultats de ces études à frais nouveaux retournèrent aux conclusions historiques formulées au XIXe siècle et au début du XXe siècle par les savants de la Wissenchaft des Judentums comme Heinrich Graetz7, Philipp Bloch8 et Leopold Zunz9. Les premiers écrits mystiques juifs, nommés par les modernes la littérature des Hekhalot, ont été composés et ont connu leurs premiers développements littéraires dans la Palestine byzantine et l’empire sassanide puis l’Irak islamique entre le Ve et le IXe siècle de l’ère chrétienne. Toutefois, les dernières études scientifiques sur le corpus insistèrent davantage sur (1) la « fluidité » des textes après avoir consulté les manuscrits parvenus jusqu’à nous, (2) sur l’intertextualité avec le judaïsme antique et ses traditions apocalyptiques, et avec les écrits rabbiniques, (3) sur l’herméneutique à l’œuvre et l’activité scribale, et (4) sur l’histoire littéraire des Hekhalot dans le bassin méditerranéen, en particulier grâce aux manuscrits de la genizah du vieux-Caire, et au Moyen-Orient, avant leur réception en Europe centrale ashkénaze aux XIIe et 1
Schäfer, 1981. Schäfer, 1984. 3 Schäfer, 1986–1988. 4 Schäfer, 1987–1995 ; Herrmann, 1994 b ; Rediger / Schäfer, 2009. 5 Scholem, 31954 ; Scholem, 21965 ; Liebes, 2004, a collecté des articles en hébreu de Gerschom Scholem. 6 Gruenwald, 1980 ; Gruenwald, 1988. 7 Graetz, 1859 : 67–78, 103–118, 140–153. 8 Bloch, 1893 : 18–25, 69–74, 257–266, 305–311. 9 Zunz, 21920 : 139–144. 2
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XIIIe siècles. Par ailleurs, la critique initiée par Ephraïm E. Urbach10 à l’adresse de
Gershom Scholem, qui pensait que les Hekhalot reprenaient un ensemble d’idées ésotériques, de pratiques voire de rituels, d’expériences mystiques des premiers Sages au cours des cinq premiers siècles de l’ère chrétienne, trouva un appui nouveau avec les travaux récents. En effet, les écrits des Hekhalot semblent aujourd’hui l’œuvre d’un judaïsme aux modalités d’expression très variées. Les traditions rabbiniques et l’autorité conférée aux rabbins y apparaissent au milieu d’interactions qui, à la fois, incorporent les traditions rabbiniques et les transforment. De plus, à la différence des premières études sur les Hekhalot, ces expressions écrites du judaïsme ne sont plus perçues comme la marque d’un judaïsme décadent en proie à des impulsions mystiques sous l’influence du christianisme byzantin et de l’islam. Les Hekhalot témoignent, au contraire, de la vitalité du judaïsme au Moyen Âge et de sa créativité littéraire et religieuse. Dans un premier temps, il convient de dresser un tableau des usages et fonctions du thème du chérubin dans les Hekhalot. Préalablement, il faut rappeler que ces écrits ont au moins trois grandes caractéristiques : des spéculations sur le trône-char divin (merkavah), l’ascension du mystique (yored (la-)merkavah, littéralement « celui qui descend – et non monte – de la merkavah »)11 à travers les sept cieux et palais célestes (hekhal, c’est-à-dire la salle avant le saint des saints), et des adjurations qualifiées abusivement de magiques faute d’expression plus adéquate. Les nombreux manuscrits aujourd’hui à disposition suivent généralement le plan suivant : Hekhalot Rabbati, Hekhalot Zutarti, Ma‘aseh Merkavah, Merkavah Rabbah, et 3 Hénoch. La distinction entre ces titres comme des œuvres demeure très discutée, car ces textes, ou « macroformes » pour reprendre la qualification de Peter Schäfer12, peuvent être insérés l’un dans l’autre et être modifiés aussi substantiellement. Comme la synopse publiée le montre, il existe une cohérence toutefois entre les manuscrits, mais l’ordonnancement du texte varie et le texte dans son détail ainsi que le titre peuvent fortement varier13. Il faut se résoudre à abandonner le modèle lemmatique avec un texte source ou Ur-Text pour envisager un texte en perpétuelle mutation à partir de versions précédentes et/ou de traditions littéraires en circulation dans les milieux rédacteurs. Toutefois, un pan actuel de la recherche remarque que les manuscrits des Hekhalot découverts dans la genizah de la synagogue du vieux-Caire attestent une des premières étapes
10
Urbach, 1967 : 1–28. Comparer avec la mystique gréco-romaine, Stroumsa, 1995 : 137–154. 12 Schäfer, 1988 a : 200. 13 Par convention, nous utilisons les titres habituellement utilisés mais l’examen de chaque manuscrit est irremplaçable. Par exemple, voir le problème de l’appellation Hekhalot Rabbati dans Schäfer, 1988 b : 63–74. 11
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dans la formation des Hekhalot en opposition à la tendance unificatrice des éditeurs ashkénazes européens14. Les textes cairotes sont moins orientés vers les récits d’ascension que vers des caractéristiques dites magiques et liturgiques15.
Les chérubins en Hekhalot Rabbati Le motif des chérubins a une place de choix dans les spéculations des Hekhalot, puisque la concordance établie par l’équipe de Peter Schäfer dénombre 116 occurrences des termes ( כרובkerûv) au singulier et ( כרוביםkerûvim) au pluriel16. Toutefois, il demeure difficile de déduire une évolution du motif à travers les manuscrits, parce que la date de copie des manuscrits ne peut être confondue avec l’évolution des traditions littéraires. En effet, dans Hekhalot Rabbati, Dieu est conçu comme le roi de l’univers en majesté sur son trône-char. Ce dernier est décrit avec soin. Quatre créatures vivantes sont placées sous le trône et elles en sortent pour graviter autour de Dieu lors des temps de prière (§100, 103, 172– 173)17. Le trône lui-même chante des hymnes à Dieu comme un écho aux mystiques qui parviennent à approcher Dieu (§162, 250, 251–257 // 260–266). Le vêtement porté par Dieu est aussi décrit ; il provient des astres (§105) et brûle celui qui le regarde (§102, 253). Les anges sont aussi l’objet d’une attention particulière. Non seulement ils chantent aussi les prières (§94–105) à l’instar des chérubins au paragraphe 101, mais ils sont présents dans la salle où se trouve le trône céleste. Il semble clair dans les Hekhalot que l’acception « anges » rassemble toutes ces créatures vivantes gravitant à proximité de Dieu, notamment les chérubins et les ophannim (originellement les roues du trône-char divin) comme aux paragraphes 100 à 103 et 245 à 247. Par exemple, au paragraphe 100, on lie le texte suivant18 : La majesté merveilleuse, le gouvernement distingué, la majesté exaltée, et la grandeur du gouvernement, par lesquels l’Ange de la Présence se promène trois fois par jour dans la haute cour de justice,19 quand il va et vient
14 Dan, 1987 : 433–437 ; Herrmann, 1993 : 97–116 ; Bohak, 2013 : 213–229 ; Schäfer, 2013 a : 179–211. 15 Schäfer, 2013 a : 205. 16 Schäfer, 1986–1988 : 358–359. 17 Dans l’ensemble de l’article, les passages sont cités selon l’édition de Schäfer, 1987– 1995. 18 Le texte provient du manuscrit d’Oxford Michael 9 (Neubauer 1531), folio 19b–38a, de type ashkénaze et copié vers 1300. 19 Le manuscrit du Vatican Ebr. 228, folio 69b–85a, de type byzantin et copié entre la fin du XIVe siècle et le milieu du XVe siècle, présente un même texte jusqu’à ce point. Il ajoute ensuite « devant le trône (de) gloire » ; le scribe a pu omettre le développement du manuscrit d’Oxford 1531, car celui-ci se termine par « au-dessus du trône de gloire ». Toutefois, le possible homéotéleute peut aussi être dans le sens de la suppression de la seconde partie
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sur le firmament qui est au-dessus des têtes des chérubins20, au-dessus des têtes des ophannim, et au-dessus des têtes des saintes créatures vivantes. Les chérubins, les ophannim et les saintes créatures vivantes sont liés et se tiennent en-dessous du trône de gloire. Ce texte, comme les autres textes des Hekhalot, n’a pas de forme fixe, il existe de nombreuses variantes de détails21. Plusieurs d’entre elles sur les chérubins méritent d’être considérées. Ainsi dans la géographie céleste décrite, il est question du firmament au-dessus des têtes des chérubins. Or, un document trouvé dans la grotte 4 près du site de Khirbet Qumrân et dans la forteresse de Massada, les Cantiques de l’holocauste du sabbat où prend place le récit d’une liturgie céleste, distingue au cantique 12 (4Q405 20 ii-21–22 8–9) « le firmament des chérubins » et « le firmament de lumière ». Selon la description en Hekhalot Rabbati, il est possible que cette dernière expression corresponde au « firmament au-dessus des chérubins »22. Pour autant, un lien entre les Cantiques de l’holocauste du sabbat23 et les écrits des Hekhalot n’est pas prouvé24, ce qui peut signifier que l’expression emprunte au fonds commun du judaïsme considérant l’environnement divin dans les cieux. De même, l’expression « les têtes des chérubins » est attestée dans la majorité de manuscrits, mais le manuscrit ashkénaze M40 de la Bibliothèque de Munich, folio 80a–93b, copié à la fin du XVe siècle, et le manuscrit sépharade D436 de l’Université Dropsie à Philadelphie, folio 1–41, copié aussi au XVe siècle, ont à la place : « deux des chérubins ». La variante peut être une allusion aux deux chérubins au-dessus de l’arche d’Alliance selon le récit biblique d’Exode 25,22. Dans ce cas, il y a probablement une référence volontaire au culte terrestre, car l’arche était déposée au temple de Jérusalem. La littérature mystique en général crée fréquemment ce type de passerelle entre le culte céleste et le culte terrestre avec des images choisies sciemment. Sous cette catégorie d’anges à laquelle appartiennent les chérubins, en plus des ophannim et des « créatures vivantes » (ḥayyot), figurent quelques rares mentions des séraphins comme en deux hymnes (§268–269). Il en est de même des figures
du texte dans le manuscrit du Vatican 228. La date de copie ne prouve pas une reconstruction lemmatique, elle peut juste être une hypothèse de circulation du texte parmi d’autres. 20 Le manuscrit de Munich Cod. hebr. 22, folio 149a–160b, de type italien et copié au milieu du XVIe siècle, présente la variante « du chérubin ». La confusion entre le singulier et le pluriel du nom d’une entité est fréquente dans les manuscrits des Hekhalot, 21 Schäfer, 1987–1995 : vol. 2, 19–20. 22 Voir Davila, 2013 : 61 (note h). 23 Bien que découverts dans la grotte 4 jouxtant Khirbet Qumrân, les Cantiques de l’holocauste du sabbat ne semblent pas rédigés par des esséniens, voir Hamidović, 2016 : 303– 319. 24 Voir Mizrahi, 2009 : 263–298. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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de ḥashmal, qu’on traduit par « brillance », sous-entendu de Dieu à la suite d’Ezéchiel 1,27 ; celles-ci sont aussi localisées dans le sixième palais céleste (§198, 258) et il fait peu de doute qu’elles soient aussi perçues comme appartenant à la catégorie des anges dans les écrits des Hekhalot25. L’ensemble de ces figures classées parmi les anges ne surprend pas. En effet, le terme « ange » devient un mot générique pour qualifier les figures gravitant autour du trône-char divin dans les cieux à partir des derniers siècles avant l’ère chrétienne. Certes, subsistent çà et là les qualifications de chérubins, d’ophannim, de ḥayyot et de ḥashmal mais en contexte, ces catégories semblent interchangeables alors qu’originellement dans la Bible hébraïque, elles avaient des attributions spécifiques. Bien que leurs noms soient préservés comme un héritage reliant les textes des Hekhalot aux textes bibliques selon un processus de légitimation et d’autorité des nouveaux écrits, ils désignent avant tout des myriades d’anges gravitant autour de Dieu dans les cieux26 : « Pour l’instant, le rapport plus précis des anges avec Dieu n’est pas discuté : les anges sont à la fois des émanations, des envoyés (au sens le plus imprécis), des manifestations de Dieu sur terre », a-t-on écrit27. Les écrits juifs donnent à voir des anges aux traits anthropomorphiques pour, vraisemblablement, ne pas effrayer les humains qui entrent en contact avec eux sur terre et reçoivent ainsi le message divin. Selon cette perspective, on comprend que les êtres célestes aux formes plus effrayantes comme les chérubins ou les séraphins selon les récits bibliques soient relégués dans les écrits apocryphes juifs au tournant de l’ère chrétienne. Toutefois, il est remarquable que les écrits des Hekhalot leur redonnent une place de choix. Avant d’expliquer ce contrepoint, les passages apparentés à Hekhalot Rabbati distinguent aussi d’autres anges. Il s’agit probablement d’héritages assumés d’autres traditions littéraires sur les anges. Ainsi, on trouve fréquemment des anges gardiens des portes des sept palais célestes (§204–243, 248). Des anges reçoivent même un nom précis. De nouveau, cette tendance ne surprend pas car elle s’inscrit dans un mouvement initié depuis les derniers siècles avant l’ère chrétienne : il s’agit de dire la mission divine précise assignée dans le nom angélique28. Ainsi, on lit souvent le nom du « Prince de la Présence » (sar ha-panim), Suriya, et celui de l’ange protecteur de Rome, Sama’el (§108–110) ; tous deux appartiennent à la tradition des martyrs29. Un autre ange, ‘Anaphi’el, appartient à une autre tradition : il semble l’objet d’une vénération dans les cieux, ce qui est critiqué (§210, 241, 244–245, 247–248). En effet, la médiation des anges entre Dieu et les humains a pu susciter une dérive chez quelques croyants : croire que l’ange agit en son nom propre et qu’il mérite donc une vénération à part entière. Il est possible 25
Voir Schäfer, 1987–1995 : vol. 2, 238 (note 3). Voir Hamidović, 2018 : 128–136. 27 Hamidović, 2018 : 135. 28 Hamidović, 2018 : 176–265. 29 Voir Boustan, 2005 : 208–217, 253–254. 26
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qu’un culte de l’ange fût même pratiqué, ce qui est contraire à la perspective monothéiste au cœur de l’affirmation théologique juive30. En revanche, les « macroformes » de Hekhalot Rabbati nomment peu souvent « l’Ange de la Présence » (mal’ak ha-panim, §100 cité plus avant) – bien qu’on puisse éliminer la possibilité d’une assimilation en contexte avec le « Prince de la Présence » – et plus surprenant, Métatron (§277), alors que ce dernier est une figure centrale en d’autres écrits des Hekhalot31. Les anges, dont font partie les chérubins, ne sont pas seulement un élément attendu du décor autour de Dieu. Ils prennent place dans la relation établie entre le culte terrestre de Dieu et son culte céleste, une relation qui se veut harmonieuse. Dans cette perspective, le culte céleste est l’objet d’une attention particulière (§170–173, 189–197), parce qu’il n’est pas accessible à tous. Ce type de texte entend pallier une partie de ce manque afin de garantir une harmonie dans la relation et donc aussi une légitimation du culte terrestre. Les mouvements ascensionnels et descensionnels appartiennent à la même visée. Le participant à ce périple de la terre vers Dieu est soumis à différentes épreuves aux entrées des palais célestes ainsi que dans le sixième palais céleste en particulier (§258–259). Au paragraphe 245, il fait face aux « saintes créatures vivantes » (ḥayyot ha-qodesh)32 dans le septième palais céleste, et le texte ajoute la même phrase avec « les chérubins et les ophannim »33, ou inversement selon les manuscrits34. Puis le paragraphe se termine avec le compte total des « saintes créatures vivantes » : 256 faces35. On comprend soit que les chérubins et les ophannim font partie des « saintes créatures vivantes », soit que les chérubins et les ophannim sont distingués des « saintes créatures vivantes » comme dans une glose. Dans les deux cas, les chérubins ne sont pas dénombrés précisément mais ils font partie des figures célestes gravitant autour du trône divin. Si le mystique survit lors de l’ascension, il est confronté à la présence de Dieu dont il doit se détourner car il ne peut voir Dieu lui-même (§101–104, 159). Il doit alors retourner sur terre pour témoigner ce qu’il a vu auprès du peuple d’Israël (§163–164, 169)36. Toutefois, le manuscrit T.-S. K 21.95.S exhumé du vieux-Caire et daté avant le IXe siècle ne conserve pas
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Pour d’autres exemples, voir Hamidović, 2014 : 135–156. Métatron bénéficie d’une place centrale dans les écrits juifs rédigés en Babylonie, voir Schäfer, 2013 b : 29–39 ; Hamidović, 2017 : 324–337. Est-ce un indice en faveur d’une rédaction de Hekhalot Rabbati en Palestine ? On ne peut conclure positivement ou négativement sur ce seul constat. 32 Sans ha-qodesh dans le manuscrit D436 de l’Université Dropsie à Philadelphie. 33 L’expression est absente du manuscrit Oxford Michael 9 (Neubauer 1531), voir Schäfer, 1987–1995 : vol. 2, 219. 34 L’ordre inverse se lit dans le manuscrit italien Leiden Or. 4730 (Scaliger 13), folio 55a– 66a, daté du XVIe ou XVIIe siècle, voir Davila, 2013 : 129 (note h). 35 Ou « ailes » dans le manuscrit Oxford Michael 9 (Neubauer 1531). 36 Voir la présentation détaillée du cadre théologique dans Schäfer, 1992 : 11–49. 31
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de récit d’ascension. Le texte s’organise autour des hymnes de la qedushah principalement et d’adjurations au « Prince de la Face » (sar ha-panim) absentes des copies européennes37. Bien que le texte soit fragmentaire et que des récits d’ascension étaient peut-être notés, il n’en demeure pas moins que sur le manuscrit préservé, aucun passage ne fait allusion à ceux-ci. Les anges, y compris les chérubins, ont plusieurs fonctions dans ce cadre commun à l’ensemble des Hekhalot. Ils gravitent autour de Dieu ou plutôt de son trône afin d’animer celui-ci. Leur proximité avec Dieu leur donne de facto un pouvoir que les humains n’ont pas, car ils ne peuvent approcher au plus près de Dieu contrairement aux anges. Les anges sont aussi chargés d’éprouver le mystique sur son chemin vers Dieu afin de sélectionner ceux qui peuvent approcher, et de tuer les candidats trop prétentieux quant à leur connaissance des choses célestes et divines. Dans cette dernière perspective, il est question des « charbons ardents des chérubins » au paragraphe 119. La tradition manuscrite hésite à distinguer les charbons ardents et les chérubins38, ce qui prouve que le rôle précis des chérubins dans ce cadre de châtiment n’est pas ce qui importe, contrairement aux passages qui mettent l’accent sur leurs fonctions de gardiens de Dieu et de chantres. Le châtiment au nom de Dieu prime sur le rôle exact des chérubins dans celui-ci. De même, le paragraphe 247 fait état des « yeux des chérubins39 de puissance » sousentendu la puissance divine qui peut tuer le candidat, puisque les yeux des chérubins « ressemblent aux torches de lumière et aux flammes de charbons ardents de genévrier ». Les chérubins sont alors le bras armé de Dieu pour exécuter la sentence divine. Enfin, les anges servent de preuve aux mystiques de retour sur terre lorsqu’ils annoncent le bien-fondé du culte terrestre après avoir vu le culte céleste. En effet, le culte terrestre pour être valide doit être le calque fidèle du culte céleste. Les mystiques se sont approchés de la présence divine et ils ont vu les anges autour d’elle en prière et en chant dans les palais célestes, ce qui confirme la validité des temps forts du culte terrestre. L’analogie entre les deux lieux de culte est aussi confirmée, me semble-t-il, par l’allusion possible à l’arche d’Alliance à travers le motif des deux chérubins aperçus en quelques manuscrits précédemment.
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Voir Schäfer, 2013 a : 185. Voir Davila, 2013 : 74 (note cc). 39 Les manuscrits du Jewish Theological Seminary à New York, 8128, de type ashkénaze et copié à la fin du XVe siècle ou au début du XVIe siècle, M40 de la Bibliothèque de Munich et D436 de l’Université Dropsie ont le singulier « du chérubin ». Le manuscrit M22 de la Bibliothèque de Munich a « son chérubin ». Mais le manuscrit du vieux-Caire T.-S. K21.95.I, copié au XIIe siècle, conserve le pluriel « chérubins ». Voir Schäfer, 1987–1995 : vol. 2, 221 (note 18) et Schäfer, 2013 a : 194. 38
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Les chérubins en Hekhalot Zutarti Dans un autre texte mystique, Hekhalot Zutarti, il existe un développement sur la nature du trône divin aux paragraphes 368 à 375. La description habituelle de la merkavah fondée toujours sur les premiers chapitres du livre d’Ezéchiel est l’objet d’une spéculation sur le nom de tous les détails afin de signifier d’une part, le pouvoir divin de ces détails en eux-mêmes et d’autre part, leur personnification en des êtres angéliques nommés. Dans ce contexte, il est question des chérubins au paragraphe 36940 : Le prince de la face de l’homme : HW’ LYḤ ’MṢB ’MṢ ’MT BMṢ est son nom. Le prince de la face du lion : MPSYH HWDWRYH HYRWŠ’ ’L ’WRYH HWD HWWH BPGMKN est son nom. Le prince de la face du bœuf : ’MṢYH ŠWB ’LYH ṢMMṢMṢM ’MṢ MSBYH est son nom. Le prince de la face de l’aigle : ‘P‘PY LHWZY’L ’LYH MMṢY{Ṣ}H LHWDYDYY’L est son nom. Et quand Israël pécha, la face du bœuf fut conçue et il emporta un chérubin en son lieu. Le prince de la face du chérubin : PSYH ‘MNW HW’LYH {MBY} ‘MNW MBY’LYH KRWBYH KRWBYH PṢWP{?}Ṣ(Y)H PṢPṢYH HNQ NQYH est son nom. Ces noms portent une part de pouvoir divin et montrent par extension le pouvoir revendiqué par le milieu rédacteur du passage sur les candidats à l’ascension mystique. Le milieu rédacteur démontre ainsi sa connaissance encyclopédique du pouvoir divin, ce qui justifie probablement la mise par écrit de ce développement. La signification précise de chaque détail échappe souvent, mais dans ce passage, il est clairement fait allusion à la description des quatre faces des quatre pieds du trône-char à la suite d’Ezéchiel 1,10 : « Quant à la figure de leurs faces, ils avaient tous une face d’homme, tous quatre une face de lion à droite, tous quatre une face de bœuf à gauche, et tous quatre une face d’aigle. » Néanmoins, le passage de Hekhalot Zutarti est plus précis puisqu’il est question de la conception de la face du bœuf en relation avec le péché d’Israël. On pourrait se demander s’il y a une conception astrologique avec le signe zodiacal du taureau en arrière-plan. L’argument en ce sens provient de la comparaison avec les fragments d’horoscopes exhumés de la grotte 4 près de Khirbet Qumrân, nonobstant une assimilation du bœuf et du taureau. Dans un des manuscrits en écriture cryptique (4Q186), la position des étoiles du signe du taureau par rapport à la ligne d’horizon permet des prédictions sur l’enfant à sa naissance41. Cette hypothèse n’est pas contradictoire avec celle qui suit, elle pourrait même la compléter selon la logique d’une lecture à plusieurs niveaux du texte, lecture si fréquente dans les textes mystiques. 40
Pour les variantes manuscrites sur les nomina barbara, voir Schäfer, 1987–1995 : vol. 3, 65 (notes 1, 2, 3, 5, 9). 41 Voir Popović, 2007 : 119–171. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Quoi qu’il en soit, le paragraphe 369 de Hekhalot Zutarti fait correspondre la conception de la face du bœuf avec le péché d’Israël. La solution se situe probablement dans la variante du manuscrit M40 en son paragraphe 95542. En effet, celui-ci ajoute à la proposition « quand Israël pécha » : « en matière de veau ». Il est clairement fait référence au péché né de la fabrication du veau d’or selon Exode 32. Des midrashim rabbiniques du haut Moyen Âge, cités par David Halperin43, expliquent la fabrication du veau d’or à la suite de la vision du trône-char divin sur le mont Sinaï par les Israélites. Les midrashim lient donc le motif du veau d’or à la description du trône-char telle qu’elle est faite au début du livre d’Ezéchiel, chapitre 1, verset 7 : « Leurs pieds étaient droits, et la plante de leurs pieds était comme celle du pied d’un veau, ils étincelaient comme de l’airain poli ». Ce passage fait partie d’une description des quatre animaux vus au centre du trône-char. Dans les midrashim en question, il est, en effet, aussi indiqué que les Israélites ont vu le trône-char au mont Sinaï et qu’ils ont contemplé la face du bœuf et la plante des pieds du veau. Le passage de Hekhalot Zutarti semble reprendre une même conception de la merkavah sans souci de la fonder, ce qui traduit vraisemblablement la reprise d’une tradition déjà bien établie. Puis une autre proposition ajoute : « et il emporta un chérubin en son lieu ». Le pronom personnel « il » et le pronom possessif « son » ne peuvent se rapporter à une autre entité que Dieu lui-même. Dieu semble faire se déplacer un chérubin ou « la face d’un chérubin » selon le manuscrit M4044. Ensuite son nom ou celui de son supérieur est nommé avec des nomina barbara. Dans la litanie des noms, on remarque la double mention de KRWBYH (kerubih), référence légèrement modifiée aux kerubim. L’allusion aux « chérubins » ainsi créée est conforme à la pratique usuelle dans la formation des nomina barbara. L’« inventeur » – plutôt que le milieu rédacteur – ne veut pas signifier un message clair mais susciter l’impression chez le lecteur ou l’auditeur du texte qu’il bénéficie d’une connaissance aboutie des sphères célestes. Il crée ainsi un effet de sens à défaut d’un message au sens habituel du terme. Toutefois, le déplacement d’un chérubin en ce contexte est absente des midrashim. Il semble signifier l’envoi d’une force protectrice pour Israël alors dans l’erreur en Hekhalot Zutarti. Le motif est celui de l’ange gardien d’Israël mais il est décliné avec la figure devenue angélique du chérubin à la suite probable des chérubins du propitiatoire de l’arche d’Alliance qui sont dotés d’ailes protectrices. De nouveau, les chérubins semblent faire partie intégrante des anges, mais leur fonction originelle dans la Bible hébraïque est conservée et mobilisée en contexte opportun. Le développement qui suit au paragraphe 370 sur les « ailes » s’accorde avec cette compréhension d’une allusion aux ailes protectrices du chérubin. C’est pourquoi on ne peut suivre l’explication de David Halperin qui voit ici la face du 42
Voir Schäfer, 1987–1995 : vol. 3, 65 (note 7). Voir Halperin, 1988 : 160–163, 393. 44 Voir Schäfer, 1987–1995 : vol. 3, 66 (note 8). 43
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chérubin remplaçant la face du bœuf. Il fonde son hypothèse sur le Talmud de Babylone, Hagigah 13b. Dans ce folio, les citations d’Ezéchiel 1,10 et 10,14 sont commentées. Il est observé que le second texte « ne contient pas la face du bœuf » mais la face d’un chérubin. Resh Lakish explique que la face du bœuf est une allusion au péché du veau d’or donc il est normal qu’Ezéchiel l’ait remplacée par un chérubin. Mais d’autres Sages semblent douter de la pertinence de la substitution. Le passage qui suit dans le folio donne l’avis de Rav Pappa : « la face d’un chérubin est la même que la face d’un homme » citée en première et seconde positions dans la liste des faces en Ezéchiel 10,14. La confrontation des deux listes de faces en Ezéchiel a donc interrogé les Sages, mais le passage de Hekhalot Zutarti semble donner une autre explication à cette tradition. Il n’est pas question d’un remplacement mais d’un nouveau développement de la tradition du veau d’or dans le contexte mystique des spéculations sur la merkavah. L’originalité de Hekhalot Zutarti est d’ajouter la fonction protectrice d’un chérubin à la suite de la figure bien connue de l’ange protecteur d’Israël. D’autres passages avec les chérubins sont attestés dans les manuscrits des Hekhalot. En l’état, à ma connaissance45, ils reprennent tous l’idée des chérubins autour du trône-char divin au milieu d’autres êtres angéliques gravitant aussi autour de la merkavah. Ces occurrences reprennent et développent le thème des chérubins à partir d’Ezéchiel 1 et 10, mais il est clair que les chérubins sont devenus une catégorie angélique. Toutefois, nous avons vu que leur rôle protecteur d’Israël, à la suite probablement du motif des chérubins au-dessus de l’arche d’Alliance, rencontre la fonction d’ange gardien d’Israël. Les écrits des Hekhalot attestent donc une congruence des traditions sur les chérubins devenus des anges.
Excursus : les Hekhalot et le cercle du « chérubin unique » Le motif des chérubins continua à nourrir des développements théologiques originaux dans des textes mystiques juifs plus tardifs : ceux de l’école du « chérubin unique ». Comme les passages cités dans Hekhalot Rabbati et Hekhalot Zutarti sont de datation incertaine, entre la fin de l’Antiquité et le haut Moyen Âge, on ne se risquera pas à établir une généalogie entre ces passages et la dite école. Celleci prend place dans l’Allemagne rhénane médiévale. Joseph Dan, qui a consacré une monographie au sujet en 199946, rassembla les textes et les hypothèses pour comprendre le développement de traités mystiques sur « le chérubin unique »
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Tous les manuscrits fragmentaires des Hekhalot découverts au vieux-Caire n’ont pas été publiés. Il est aussi probable que d’autres manuscrits contenant des « macroformes » ou « microformes » apparentées aux écrits des Hekhalot n’aient pas été identifiés en diverses institutions. 46 Dan, 1999. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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(hakerubim hameyûḥad). Considérés comme précurseurs de la kabbale juive ashkénaze qui apparaît près de cent ans plus tard selon Gershom Scholem47, ces textes sont copiés et probablement rédigés au sein d’écoles piétistes rhénanes48. La rencontre du piétisme rhénan avec la mystique pré-kabbalistique étonna dans la recherche scientifique. Toutefois, il faut rappeler que le piétisme ashkénaze met, certes, l’accent sur une stricte ascèse, mais aussi sur un ensemble d’idées mystiques qui menèrent à revoir l’éthique juive originellement fondée sur la halakha rabbinique. Cette manière nouvelle de vivre le judaïsme s’ancrait dorénavant sur une loi des cieux non-écrite, donc différente de la loi orale, et soumise aux jugements du « tribunal des cieux » (din ha-shamayim). Néanmoins, en contexte, un débat anime toujours chercheurs et religieux sur les liens entre le corpus piétiste rhénan et la mystique de l’école du « chérubin unique »49. Parmi les hypothèses émises, celle d’Asi Farber mérite un examen. Dans sa thèse de doctorat soutenue à l’Université hébraïque de Jérusalem en 198650, elle chercha une origine du motif du chérubin unique dans une spéculation sur les chérubins présents dans les écrits des Hekhalot, plus particulièrement dans un manuscrit du Massekhet Hekhalot51. Dans celui-ci, elle met en avant une variante entre les manuscrits. Il est écrit : « et sont organisés les plus magnifiques chérubins, (les) roues du trône-char » à la place de « qui sont placés et organisés comme plusieurs apparences de feu » en d’autres manuscrits. Cette variante lui permet d’affirmer que des scribes privilégient le motif des chérubins. Elle ajoute que ce cercle de scribes se situe à la rencontre avec la tradition anthropomorphique du Shi‘ur Qomah qui conserve les noms de Dieu et ses mesures précises. Parmi les noms divins, figure celui de Kerubi‘el, un ange-chérubin de premier ordre52. Selon Asi Farber, des écrits des Hekhalot auraient aussi conservé cette tradition53. Un examen des principaux manuscrits des Hekhalot permet de comprendre le fondement de cette hypothèse et de l’évaluer. Nous avons vu dans le passage cité de Hekhalot Zutarti, la mention du « prince de la face du chérubin » et dans le même passage, la référence à un chérubin, au singulier. Mais les manuscrits ici et en d’autres passages qui mentionnent les chérubins connaissent souvent une variation entre le singulier et le pluriel. Par exemple, au paragraphe 100 de Hekhalot Rabbati (aussi cité plus avant), le manuscrit italien M22 conservé à la Bibliothèque de Munich omet la seconde référence aux chérubins et transforme la première occurrence en « chérubin » au singulier : « au-dessus des têtes du chérubin, 47
Scholem, 31954 : 113–116. Voir aussi Epstein, 1934 : 1–11, 37–48. 49 Voir Dan, 1966 : 345–372 ; Wolfson, 1995 : 1–62. 50 Farber, 1986, citée par Abrams, 2000 : 399–400. 51 Herrmann, 1994 b. 52 Abrams, 2000 : 400, pense que cet ange bénéficie seulement d’une place particulière dans les courants piétistes relisant les textes des Hekhalot. 53 Farber, 1986 : 309. 48
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au-dessus des têtes des ophannim, et au-dessus des têtes des saintes créatures vivantes. » Ce jeu entre le singulier et le pluriel n’est pas toujours significatif et il est possible que cela soit le cas ici en contexte. En effet, le singulier peut nommer une catégorie et le pluriel peut rendre un ensemble d’éléments en hébreu et en araméen. C’est pourquoi il est risqué d’échafauder des hypothèses sur la variante manuscrite du singulier en lieu et place du pluriel ou inversement. En revanche, il y a clairement une tendance à construire des hiérarchies, y compris parmi les chérubins, comme le montre le titre de « prince de la face du chérubin » et les nomina barbara qui suivent au paragraphe 369 de Hekhalot Zutarti. Le fondement de l’hypothèse de Farber est davantage à chercher dans cette direction, me semblet-il. Il ne serait donc pas étonnant que des Sages aient retenu l’identification d’un chérubin en particulier à la lecture de ces passages selon les manuscrits dont ils disposaient. Dans son enquête sur les sources de ce motif du « chérubin unique », Farber étudie en particulier l’œuvre du piétiste Eléazar de Worms qui vécut à la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle. Il assimile le chérubin à « la bête (ḥayyah) nommée Israël », mais Farber n’établit pas de lien avec les écrits des Hekhalot. Or, comme nous l’avons vu, le thème du chérubin comme ange gardien d’Israël via probablement sa fonction sur l’arche d’Alliance est une tradition présente dans les écrits des Hekhalot. Il nous semble donc que des piétistes allemands, dont le groupe des Hasidei Ashkenaz d’Eléazar de Worms, ont pu prêter une attention particulière aux conceptions sur les chérubins dans les écrits des Hekhalot et qu’ils les ont reprises à leur compte54. Daniel Abrams dans son étude sur le traité mystique rhénan Sod ha-Egoz parue en 199755 mit l’accent sur le développement des traditions de la merkavah dans le contexte rhénan. Il montre qu’une des recensions du traité a incorporé des spéculations sur le « chérubin unique ». Farber ajouta que l’écrit des Hekhalot, 3 Hénoch, a également un ange important dans la hiérarchie céleste qui se nomme Kerubi’el56, mais Abrams réfuta cette importance57. Quoi qu’il en soit, Kerubi’el est bien cité dans les hiérarchies angéliques sans que le texte des manuscrits ne justifie cette dénomination. Abrams préfère voir l’origine des spéculations sur le « chérubin unique » dans la mystique juive médiévale plus tardive qui a retravaillé les écrits des Hekhalot58. Ainsi, il cite deux textes rédigés par l’école du « chérubin unique » : la Berayta de Joseph ben Uzziel et le Commentaire du Livre de la Création par Elḥanan ben Yakar. Selon Abrams, rejoignant Elliot Wolfson59, les spéculations sur le « chérubin unique » prennent forme seulement dans ces écrits et non dans les Hekhalot, 54
Voir Farber-Ginat / Abrams, 2004. Abrams, 1997. 56 Farber, 1986 : 364. 57 Abrams, 2000 : 400, citant Abrams, 1996 : 287–310. 58 Abrams, 2000 : 400, citant Herrmann, 1994 a : 80–81. 59 Wolfson, 1995 : 1–62. 55
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bien que les piétistes rhénans se soient appuyés sur les Hekhalot et le Shi‘ur Qomah pour formuler leur développement de la merkavah sur le « chérubin unique ». Le débat est donc de savoir si les milieux mystiques des Hekhalot ont déjà formulé une conception particulière au sens d’une conception isolée du reste du texte sur le chérubin unique, ce que Peter Schäfer appellerait une « microforme » du « chérubin unique ». Les seules mentions de Kerubi’el, du « prince de la face du chérubin », et du « chérubin » au singulier en quelques passages, sans autre explication, ne nous semblent pas suffisantes pour répondre positivement à cette question. Donc seul un lien extrapolé plus tardivement avec les Hekhalot, entre autres, expliquerait la tradition sur le « chérubin unique »60, et non la reprise d’une tradition déjà constituée dans les Hekhalot.
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La tradition du « chérubin unique » est probablement à relier à des passages bibliques comme 2 S 22,11 ; Ps 18,10 ; Ez 9,3 ; 10,7.14 ; 28,14.16, où il est question d’un chérubin seulement. Du reste, comme on l’a signalé, des passages des Hekhalot se fondent aussi sur ces textes, notamment ceux du livre d’Ezéchiel. Dès lors, il n’est pas étonnant de trouver des spéculations avec des points communs entre les écrits des Hekhalot et les textes produits par le cercle du « chérubin unique ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Rendre en grec l’intraduisible hébreu kerubim Remarques sur un « échec » de traduction dans la Bible des Septante C. Dogniez UMR 8167 Orient et Méditerranée
Les intraduisibles1 – ces mots qui se refusent à être traduits, « qu’il est impossible de traduire » selon la définition donnée par le Grand Robert – sont plus communément nommés dans la Septante (LXX) hébraïsmes, calques, translitérations, emprunts ou xénismes. Ces termes étrangers, importés de l’hébreu et qui font irruption dans la langue grecque des Septante, apparaissent du point de vue de l’art de traduire comme un échec, comme le dernier recours du traducteur. Ce procédé le plus simple de la traduction, l’emprunt, la nontraduction, Jean-René Ladmiral le nomme « la solution désespérée » du traducteur2. Et, de fait, il se trouve que pour les Septante toutes les réalités juives ne sont pas traduisibles en grec3. Ainsi, ils ne traduisent pas certains mots qui leur posent problème dans le dialogue interculturel, soit parce que le signifié n’existe pas dans la culture de la langue cible – il y a là une lacune lexicale –, soit parce qu’ils désirent en préserver la spécificité culturelle, par le biais de la couleur « locale », à travers une image du référent à la fois autre et éloignée. Ainsi, afin de combler cette lacune ou de garder l’authenticité de la langue source, les traducteurs grecs, en l’occurrence, ont recours au procédé de la translitération du mot hébreu en caractères grecs, à l’emprunt comme résolution de l’intraduisible. Plusieurs de ces translittérations, de ces emprunts, sont bien connus des septantistes : αλληλουια, αμην, εφουδ, εφωδ, θεραφιν, μαν, μαννα, πασχα, σαββατον, σαταν, σεραφιν, et χερουβιμ qui retiendra tout particulièrement notre attention. Mais aussi δαϐιρ (3 R 6,5s ; 2 Par 3,16), σαβεκ (Gn 22,13), θαλπιωθ (Ct 4,4), φαζ (Ct 5,11), σωρεκ (Is 5,2). La plupart sont des termes hébreux techniques qui relèvent souvent du domaine végétal, culinaire, vestimentaire ou bien culturel et religieux et qui n’ont pas, en grande majorité, d’équivalent lexical exact en grec, mais dont certains font partie du langage courant des Juifs. Cependant, certains 1
Nous ne prenons pas le terme « intraduisible » au sens strict où Barbara Cassin, 2004 : xvii, l’entend : « Parler d’intraduisibles, écrit-elle, n’implique nullement que les termes en question, ou les expressions, les tours syntaxiques et grammaticaux, ne soient pas traduits et ne puissent pas l’être – l’intraduisible, c’est plutôt ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire ». 2 Ladmiral, 1979 : 19 ; Bickerman, 1976 : 184, à propos de la LXX, parlait dans ce cas-là du « last expedient of ancient interpreters ». 3 Voir sur ce sujet Dorival, 1996 : 529–530 ; Dorival 2007 : 162–163. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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de ces mots hébreux ne sont pas tous des intraduisibles, puisque des traducteurs de la Septante ont parfois tenté de les traduire en grec4. Mais ce n’est jamais le cas pour χερουβιμ, une translittération utilisée pour rendre une figure propre au judaïsme et pour laquelle aucun traducteur de la LXX ne propose d’équivalent ni ne cherche de créature à laquelle il pourrait l’identifier5. Notre intraduisible χερουβ, qui rend le singulier hébreu, ou χερουβιμ, qui translittère le pluriel, est un mot plutôt rare dans la LXX, comme du reste son équivalent dans la Bible hébraïque6. La LXX le donne au neutre7 mais aussi au masculin8. Dans la LXX la forme au pluriel apparaît, selon les manuscrits, avec une finale en –ε(ι)ν ou en –ε(ι)μ, la variante χερουβίμ étant plus fidèle à la veritas hebraica9. Dans le cas de la LXX, on peut supposer que ce recours à la non-traduction ne relève pas tant d’une ignorance, et donc d’un échec de la part du traducteur – même s’il y a une lacune lexicale dans la langue grecque –, mais témoigne plutôt
4 Voir par exemple αιλαμ, ουλαμ traduits par κρήπις ou ναός ; εφουδ, εφωδ traduits par ἐπωμίς ou στολή ; θεραφιν traduit par εἴδωλα, κενοτάφια, γλυπτά ou δῆλοι (cf Tov, 1979 : 232). Sur ces mots translitérés comme hébraïsmes dans le vocabulaire de la LXX, voir aussi Thackeray, 1987 : 31–33. 5 Et, d’ailleurs, quel vocable grec les Septante auraient-ils pu utiliser ? Χίμαιρα, la Chimère, « de race non point humaine, mais divine : lion par-devant, serpent par-derrière, et chèvre au milieu, son souffle avait l’effroyable jaillissement d’une flamme flamboyante », selon Homère (Illiade VI, 181–182, traduction de P. Mazon, Paris, 1962 ; voir aussi Hésiode, Théogonie, 319–322) ? Ou bien Σφίφξ, la Sphinge, créature à tête de femme, corps de lion, queue de serpent et ailes d’aigles (voir Hésiode, Théogonie, 326 sous la forme Φῖκ) ? Ce sont là deux êtres hybrides, à la forme impossible, comme le chérubin, mais sans doute trop spécifiques à la mythologie grecque pour correspondre aux réalités sacrées de la Bible juive. 6 Dans la Bible hébraïque, on compte 91 occurrences de kerub et de kerubim, 27 fois au singulier et 64 fois au pluriel. Le mot, dont l’étymologie est incertaine, a été rapproché de l’akkadien Kāribu ou Kurību (voir la contribution de Abrahami dans ce volume). Dans la tradition rabbinique, le chérubin a été associé à un petit enfant : en Sukkah 5b, à la question « quelle est la forme de la face d’un cherub ?», R. Abbabu répond : « comme celle d’un enfant, car en Babylonie on appelle un enfant Ravya » (voir la contribution de Batsch dans ce volume). Rachi (Ex 25,18) rapporte également cette interprétation du Talmud. 7 Par exemple Gn 3,24 ; Ex 25,18 ; 3 R 6,27 ; 8,7 ; 2 Par 3,10.13 ; Ez 10,3.8.15 ; 11,22 ; 41, 18.20. 8 Par exemple en Ex 25,19 ; 38,6. Flavius Josèphe utilise le mot au masculin (Antiquités Juives VII, 378) et au féminin (Antiquités Juives VIII, 72). 9 Sur ces variantes, voir par exemple pour le Pentateuque Léonas, 2005 : 62, note 163. Tov, 1979 : 231, note 35, précise, à propos de ces mots translitérés, qu’il y a beaucoup de variantes selon les manuscrits mais que « the evidence for –ειν is much stronger than for –ειμ ». Ces finales en –ειν plutôt qu’en –ειμ, écrit-il, ont pu être influencées par l’hébreu rabbinique.
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du souci de préserver cette spécificité de la culture juive, pour donner en quelque sorte à la traduction un cachet d’authenticité biblique. Cette réalité hébraïque des χερουβιμ – comme d’autres intraduisibles dans la LXX – était sans doute très familière au lectorat juif d’expression grecque auquel était destinée avant tout cette version juive de la Bible : il connaissait peut-être même la forme de ces figures célestes, malgré toutes les imprécisions des différents passages bibliques où elles apparaissent : nous avons des indications sur leur nature, leur position, leurs dimensions, mais rien sur leur forme10. Ce mot d’emprunt, en quelque sorte déjà naturalisé, convenait donc probablement très bien dans la LXX sans entraîner d’amoindrissement sémantique. Précisons, en outre, que ce mot était aussi un intraduisible pour d’autres écrits anciens tels que les autres traductions grecques de la Bible, le Targum, la Peshitta, le Nouveau Testament11 et la Vulgate. Lorsque l’on examine les contextes d’apparition du mot « chérubin » en grec comme en hébreu, on constate d’emblée qu’il s’agit exclusivement du domaine religieux et que le mot est toujours associé à Dieu. Ce sont certains de ces passages que je me propose d’étudier dans la version des LXX afin de voir si la stratégie adoptée face à cet intraduisible est un véritable échec ou bien si la traduction grecque, dans ses divergences par rapport au texte hébreu dont nous disposons, le texte massorétique (TM), apporte malgré tout un supplément d’information, que ce soit dans ses « plus », dans ses « moins » ou dans les autres modifications qu’elle fait subir à cette figure hébraïque. Je voudrais ainsi interroger ces « valeurs ajoutées » ou « retranchées » aux chérubins dans la LXX, comme autant de traces de l’idée et de la représentation que pouvaient se faire les traducteurs de ces étranges créatures. Je regrouperai les textes grecs selon les quatre thèmes suivants : le(s) chérubin(s) et le jardin de délices, les chérubins ornements de l’arche et du temple, le(s) chérubin(s) associé(s) au Seigneur et, enfin, les chérubins en Ézéchiel.
I. Le(s) chérubin(s) et le jardin de délices I.1 Une information manquante dans la LXX : le lieu d’installation des chérubins dans le jardin de délices Gn 3,24. Au moment où Adam est chassé du paradis apparaissent pour la première fois dans la Bible les chérubins, en grec sous la forme neutre pluriel τὰ χερουβιμ. 10
Malgré un traité entier portant le nom de Cherubim, Philon d’Alexandrie ne parle pas non plus de la forme du chérubin. Il explique seulement ailleurs le nom de façon midrashique : « connaissance complète et science abondante » (De Vita Mosis II, 97). On retrouve cette même interprétation chez Origène : Cherubin enim in nostram linguam interpretatum plenititudem scientiarum (Com. Rom. 3:8, PG 14, 948b). Flavius Josèphe, de son côté, précise que « ce sont des créatures volantes mais leur forme n’a rien à voir avec des créatures connues de l’homme » (Antiquités Juives III, 137). Voir ici Eicher, 2015 : 27–28. Voir le catalogue des sources dans la contribution de Batsch. 11 Hé 9,5. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Mais le traducteur de Genèse-LXX, comme en hébreu, n’en précise pas le nombre précis ; on peut en déduire qu’ils sont au moins deux. En revanche, une information manque dans la LXX par rapport à l’hébreu : dans le TM, YHWH fait habiter les chérubins « à l’est du jardin d’Eden » mais on ignore où il chasse l’homme, tandis qu’en grec on ignore le lieu où le Seigneur place les chérubins, alors qu’il installe Adam en face du jardin de délices (LXX : « Et [le Seigneur] chassa Adam et l’installa en face du jardin de délices, et il plaça les chérubins et l’épée flamboyante qui tournoyait pour garder le chemin de l’arbre de vie12, καὶ ἐξέβαλεν τὸν Αδαμ καὶ κατῴκισεν αὐτὸν ἀπέναντι τοῦ παραδείσου τῆς τρυφῆς καὶ ἔταξεν τὰ χερουβιμ καὶ τὴν φλογίνην ῥομφαίαν τὴν στρεφομένην φυλάσσειν τὴν ὁδὸν τοῦ ξύλου τῆς ζωῆς. TM : « Et il chassa l’homme et il fit habiter à l’est du jardin d’Eden les kerubim et la flamme tournoyante de l’épée pour garder le chemin de l’arbre de vie »). Le traducteur introduit de fait un verbe supplémentaire par rapport à l’hébreu (« et il plaça », καὶ ἔταξεν), mais ne dit rien du lieu d’installation des chérubins13 . En hébreu le lecteur possède bien cette information. Sans pouvoir affirmer de façon définitive que la LXX serait secondaire par rapport à l’hébreu massorétique ou bien que, au contraire, ce serait le TM qui aurait gommé le lieu d’exil de l’homme aux portes du paradis, il suffit d’observer avec P.-M. Bogaert que « très anciennement on a voulu soit voiler, soit introduire une notion inattendue, le lien entre l’exil de l’homme et une sorte d’exil de la Gloire aux portes du jardin »14. Signalons aussi que Philon d’Alexandrie avait dû remarquer ce manque d’indication de lieu pour les chérubins, puisqu’il modifie le texte de la LXX en supprimant le αὐτόν et, ainsi, pour lui, ce sont les chérubins qui sont établis en face du paradis (Cher. I,1). Hormis cette information manquante, le traducteur grec restitue à l’identique la fonction des chérubins telle qu’elle est explicitée dans le TM : « pour garder le chemin de l’arbre de vie », en grec φυλάσσειν τὴν ὁδὸν τοῦ ξύλου τῆς ζωῆς. De toute façon les chérubins ne sont pas très éloignés du jardin de délices, puisque leur fonction est d’en garder l’entrée. Cependant, comme en hébreu, on ne connaît pas la forme de ces sentinelles qui sont tout aussi indéterminées : sont-elles des créatures protectrices ou farouches, chargées d’interdire l’accès à l’arbre de vie ? On ne sait rien non plus sur leur nature : sont-elles des créatures réelles, mythologiques ou symboliques ? La LXX reste aussi imprécise que le TM.
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Traduction de Harl, 1986. Sur cette divergence importante en grec, voir Wevers, 1993 : 49. Voir aussi Bogaert, 1995 : 291–293. 14 Bogaert, 1995 : 293. 13
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I.2 Un « plus » par rapport au TM : le chérubin en tant qu’agent divin Sans suivre l’ordre canonique des livres bibliques, on peut toutefois examiner dès maintenant le passage d’Ez 28,13–17 – en particulier les v. 14 et 16 – qui a été abondamment commenté15 et dans lequel il est question d’un chérubin, ou plus exactement d’un chérub cette fois au singulier, mais dont on ignore toujours l’apparence, et qui est associé à l’Eden, au jardin de délices en grec, ce qui autorise un rapprochement avec Gn 3,24, même si, à l’origine, les deux textes ont pu être totalement indépendants16. Dans la LXX il s’agit d’une lamentation sur le prince de Tyr (v. 12 θρῆνον ἐπὶ τὸν ἄρχοντα Τύρου) décrit comme un homme né « dans les délices du jardin de Dieu » (v. 13 ἐν τῇ τρυφῇ τοῦ παραδείσου τοῦ θεοῦ ἐγενήθης). Dans le TM, les v. 13.14.16 se lisent ainsi : Tu étais dans l’Eden, le jardin d’Elohim … 14 Toi, le grand17 chérubin qui protège, je t’avais placé sur la montagne sainte d’Elohim, tu étais au milieu des pierres de feu … 16 et je te fais disparaître, chérubin protecteur, du milieu des pierres de feu. Dans le TM le roi de Tyr est donc assimilé de façon métaphorique à un chérubin. Dans la LXX le prince de Tyr n’est nullement identifié à un chérubin mais cette entité indéfinie ne disparaît pas pour autant. Aux v. 14 et 16, qui sont très différents de l’hébreu, le prince de Tyr n’est plus comparé à un chérubin et celui-ci est distinct du prince de Tyr 18 : c’est une autre figure, réelle ou mythologique, qui accompagne le prince, le chasse du paradis (LXX : « 14 Avec le chérubin je t’ai établi sur la montagne sainte de Dieu, tu étais né au milieu des pierres de feu », μετὰ τοῦ χερουβ ἔθηκά σε ἐν ὄρει ἁγίῳ θεοῦ, ἐγενήθης ἐν μέσῳ λίθων πυρίνων … « 16 et le chérubin t’a emmené hors du milieu des pierres de feu », καὶ ἤγαγέν σε τὸ χερουβ ἐκ μέσου λίθων πυρίνων). Sans entrer ici dans le détail de cette divergence19, disons que dans la LXX le chérubin n’est ni « grand » 15 Voir par exemple Bogaert, 1983 ; id., 1995 : 290–291 ; Wong, 2005 ; Richelle, 2014, en particulier pour la bibliographie. 16 On retrouve cette même image du paradis de Dieu ailleurs en Ézéchiel, dans l’oracle contre Ammon en Ez 21,35 et dans celui contre l’Égypte en Ez 31,8.9. Sur ce point, voir Bogaert, 1995 : 290–291. 17 Le mot du TM est un hapax legomenon, que les massorètes vocalisent comme un nom formé sur le verbe משח, « oindre » ou sur son homonyme « mesurer ». On peut alors comprendre qu’il s’agit d’un chérubin d’élection (Bible du Rabbinat), « éblouissant » (A. Chouraqui) ou « grand » (La Pléiade). Ce terme n’a pas d’équivalent dans LXX. 18 Selon Richelle, 2014 : 118, cette « dissociation » entre le roi de Tyr et le chérub serait « voulue » dans la LXX, en accord avec la caractérisation du roi comme grand-prêtre afin d’appuyer l’humanité du personnage. 19 La divergence entre le TM et la LXX au v. 14 s’explique principalement par une différence de vocalisation du premier mot hébreu את, lu soit comme une forme rare du
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ni « protecteur » – ce qualificatif pourrait être un « plus » du TM pour « renforcer la métaphore du chérub »20 – mais surtout qu’il n’y a pas d’assimilation entre le prince de Tyr et le chérubin. Ce qui nous intéresse ici dans la LXX, ce n’est pas tant, dans un premier temps, que le roi de Tyr y soit présenté comme un homme et non comme un chérubin, mais que la LXX décrive cette créature sans forme précise encore une fois, comme un être surnaturel animé, qui fait fonction d’agent divin21 et symbolise en quelque sorte la présence divine. On pourrait alors justifier cette divergence entre le TM et la LXX en supposant que dans la LXX, ou dans sa Vorlage, il y a un refus d’assimiler un roi idolâtre à une figure proche du divin ou qui le symbolise22. Nous avons par conséquent en hébreu et en grec deux représentations différentes du chérubin : que l’on considère que la LXX a opéré un « remaniement littéraire » du texte hébreu23, ou bien que la LXX ou sa Vorlage offre le texte originel qui dissocie le roi de Tyr du chérubin, comme le fait d’ailleurs Symmaque et sans doute aussi les deux autres traducteurs grecs Aquila et Théodotion24, quoi qu’il en soit, en grec le roi de Tyr n’est pas un chérub ; le chérub est un être à part, un auxilliaire de Dieu : c’est du reste le seul endroit dans la LXX où le chérub est présenté comme un ministre en quelque sorte de la puissance divine. Et que l’on suggère, au contraire, que le TM est original, ou bien secondaire et modifié afin d’identifier le roi de Tyr avec le chérub, en hébreu cette figure est de toute façon une image25.
II. Les chérubins ornements de l’arche et du temple II.1 De véritables statues protectrices En Ex 25,18, lorsque le Seigneur ordonne à Moïse de lui construire un sanctuaire (en grec ἁγίασμα ; dans le TM )מקדש, il lui demande également de décorer avec des « chérubins en or » le couvercle de l’arche (en grec le propitiatoire-couvercle, ἱλαστήριον ἐπίθεμα [Ex 25,17] du coffre du témoignage, κιβωτὸς μαρτυρίου [Ex 25,10] ; en hébreu le couvercle, כפרת, du coffre, )ארון. Le texte grec n’est pas tout
pronom personnel « toi », soit comme la préposition « avec ». 20 Voir Richelle, 2014 : 120–121. 21 Sur le chérubin interprété comme un ange, voir par exemple Miller, 1993. 22 À propos de la figure symbolique ou métaphorique du chérubin d’Ez 28,1–19 vue sous son aspect négatif, voir Launderville, 2004. 23 C’est la position de Barthélemy, 1992 : 237–238. Voir aussi Miéville, 1996 : 21. 24 Sur ces leçons des trois autres versions grecques, qui semblent ignorer cette interprétation que l’on trouve dans le TM, voir par exemple Lust, 2012 : 171–173. 25 On peut faire remarquer que dans le Targum d’Ézéchiel, pour ce passage, il n’est jamais fait mention du chérub (voir par exemple Patmore, 2012 : 115–116) : le roi de Tyr n’est en aucune façon un chérub, sans doute parce qu’il ne peut être ni le char divin, ni le trône de YHWH, ni le dessus de l’Arche ni une ornementation du temple. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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à fait identique au TM et apporte même de nouveaux éléments à la description des chérubins ou à tout le moins explicite certains de leurs traits. Même si le TM et la LXX précisent en Ex 25,18 que les chérubins sont au nombre de « deux », que ce sont des créatures avec des « ailes » et des « faces » (animales ou humaines ?) (v. 20), leur description reste toujours aussi imprécise. Cependant, ce que l’on trouve dans la LXX en dit davantage que l’hébreu sur ces ornements sacrés. Ainsi, en Ex 25,18, la différenciation en grec entre les deux verbes « Et tu feras » et « et tu les placeras », là où le TM a un seul même verbe « tu feras », עשה (LXX « Et tu feras deux chérubins en or, ciselés, et tu les placeras des deux côtés du propitiatoire », καὶ ποιήσεις δύο χερουβιμ χρυσᾶ τορευτὰ καὶ ἐπιθήσεις αὐτὰ ἐξ ἀμφοτέρων τῶν κλιτῶν τοῦ ἱλαστηρίου ; TM « Tu feras deux chérubins d’or, tu les feras d’or massif aux deux bouts du propitiatoire »), semble indiquer que pour le traducteur grec les deux chérubins et le propitiatoire sont distincts et ne sont pas faits avec le même or. Du reste l’emploi du terme technique en grec « ciselés », τορευτά, comme A. Le Boulluec et P. Sandevoir le soulignent, « renvoie au travail du foret ou du scalpel … et non du repoussoir. Si les chérubins font corps avec le propitiatoire, ils se dressent en pied sur ce couvercle et ne sont pas semblables aux figures en relief ornant la vaisselle d’or et d’argent d’époque hellénistique »26. Ce ne sont donc pas de simples figures qui décorent la surface du tabernacle, mais de véritables statues. D’ailleurs, ce sens explicite en grec est corroboré au v. 22, lorsqu’il est dit, cette fois en grec et en hébreu, que le Seigneur parlera « au milieu des deux chérubins »27. On peut donc supposer, en grec et en hébreu, que les chérubins sont non des statuettes mais des statues de grande taille. Outre cette description plus précise de la nature ornementale des chérubins, la LXX explicite davantage la fonction de ces créatures. En Ex 25,20 (TM, « Les chérubins étendront les deux ailes en haut, couvrant de leurs ailes le dessus du propitiatoire »), l’hébreu סכךpeut se comprendre au sens de « couvrir » et aussi de « défendre », indiquant soit la position architecturale des chérubins qui couvrent, cachent de leurs ailes le dessus du propitiatoire, soit leur fonction de boucliers en quelque sorte28. Le traducteur grec choisit le verbe συσκιάζω, « ombrager », qui évoque d’emblée cette connotation protectrice des chérubins29 ; ce sont des gardiens qui ont pour mission de masquer, de tenir à l’écart l’espace où Dieu 26
Le Boulluec / Sandevoir, 1989 : 257. Sur cette divergence dans la LXX, voir par exemple Wood, 2008 : 25s. avec la bibliographie. 28 Sur le sens du verbe hébreu indiquant soit la position des ailes des chérubins, soit leur fonction, voir par exemple Wood, 2008 : 25–26. 29 Dans ce même contexte des chérubins, on retrouve cette équivalence σκιάζω / סכךen Ex 38,8 (TM 37,8) ou en 1 Par 28,18 mais non en 3 R 8,7 où l’hébreu סכךest rendu par περικαλύπτω, « recouvrir ». En Ez 28,14 et 16, nous avons vu que la mention de cette fonction protectrice du chérubin est absente de la LXX. 27
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va parler et se manifester, précisément au-dessus du propitiatoire « entre les deux chérubins » (Ex 25,22)30. Par ce choix de traduction sans ambiguïté, le traducteur grec semble insister sur cette fonction des chérubins, en tant que séparateurs31 du sacré et du profane qui rendent en quelque sorte inaccessible la contemplation des mystères. II.2 Des chérubins debout dans le temple Décoration au-dessus de l’arche (Ex 25,18–23) ou en broderie sur la tente (Ex 26,1–31)32, les chérubins sont aussi des ornements du temple en 1 Rois 6,23–28 mais aussi en 1 Rois 8,6–7 et en 2 Ch 3,10–13 ; 5,7–8. Ces textes dans la LXX comportent des différences par rapport au TM mais peu ont trait aux chérubins. Remarquons toutefois qu’en LXX 3 R 6,23, il n’est pas fait mention du « bois d’olivier sauvage » dans lequel sont sculptées ces monumentales statues placées côte à côte dans le temple, alors que la même expression hébraïque en 3 R 6,31.32.33, à propos des portes sur lesquels sont sculptées des figures de chérubins, est rendue en grec par les mots θύρας ξύλων ἀρκευθίνων (« bois de génévrier ») ou θύρας ξύλων πευκίνων (« bois de cyprès »). Serait-ce que l’olivier sauvage ne convient pas pour faire de grandes statues ? En Is 41,19 le traducteur grec élimine également l’olivier sauvage et le remplace par le « peuplier » (λεύκη). Il est par ailleurs précisé en 2 Ch 3,10–13, un texte parallèle à 1 Rois 6,23–28, que ces chérubins, œuvres d’art monumentales, « étaient débout sur leurs pieds et avaient le visage tourné vers la Maison ». Le traducteur grec de 2 Par 3,10–13, dans un décalque de l’hébreu, conserve cette mention, absente en grec et en hébreu de 1 Rois 6,23–28, qui offre sinon une représentation anthropomorphe des chérubins, du moins une idée de créatures ni couchées, ni assises mais debout. Les chérubins sont également des éléments décoratifs qui ornent le mur et les portes du temple idéal tel que nous le décrit le prophète Ézéchiel en Ez 41,18.19.20.25. Le traducteur grec est très littéral dans sa traduction et conserve donc la représentation qu’en donne le texte hébreu, qui est beaucoup plus précis que dans les passages que nous venons de voir sur les ornements du tabernacle et du temple : la LXX suivant ici de très près l’hébreu donne ainsi à lire aux v. 18 et 19 que « le chérubin a deux faces, une face d’homme…et une face de lion » (δύο 30
Cette mention se trouve également en Nb 7,89. Dans la LXX et dans le TM (Ex 26,1.31 et Ex 37,3 = TM 36,35) les chérubins brochés sur le voile de la tente, et dans la LXX seulement (Ex 37,5 = TM 36,37) ceux qui ornent le voile de la porte de la tente, ont en quelque sorte cette même fonction de séparer le saint du saint des saints, dans la mesure où leurs simples représentations en broderie en interdiraient l’accès (cf LXX Ex 26,33 « le voile fera pour vous la séparation entre le saint et le saint des saints », διοριεῖ τὸ καταπέτασμα ὑμῖν ἀνὰ μέσον τοῦ ἁγίου καὶ ἀνὰ μέσον τοῦ ἁγίου τῶν ἁγίων). 32 Flavius Josèphe supprime les animaux lorsqu’il décrit le voile orné (Antiquités Juives III, 113 ; 126). 31
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πρόσωπα τῷ χερουβ, … πρόσωπον ἀνθρώπου … πρόσωπον λέοντος). Mais nulle référence ici à la fonction des chérubins. En réalité, ces figures ornementales ont un lien très étroit avec les chérubins qui sont au cœur de la vision d’Ézéchiel et que nous examinerons ci-après. II.3 Le char des chérubins maintenu dans la LXX En 1 Ch 28,18, lorsque David propose à son fils Salomon le plan du sanctuaire qu’il doit construire, la description n’est pas la même que celle de 1 Rois. Il est question pour la seule et unique fois dans la Bible du char (merkabah) des chérubins en or qui recouvrent de leurs ailes l’arche de l’alliance de YHWH. Il s’agit ici encore d’un ornement et la LXX maintient cette mention du char des chérubins (τὸ παράδειγμα τοῦ ἅρματος τῶν χερουβιν τῶν διαπεπετασμένων ταῖς πτέρυξιν καὶ σκιαζόντων33 ἐπὶ τῆς κιβωτοῦ διαθήκης κυρίου), sans préciser cependant comme dans le TM que les représentations sont en or. Mais on ne sait si les chérubins renvoient aux statues énormes de 1 Rois, ou plutôt aux figures ciselées, en pied, d’Ex 25,18. En hébreu il est difficile de savoir d’où vient ce plan du char avec les chérubins en 1 Ch 28,1834, tandis que dans la LXX, on ne peut s’empêcher de mettre en regard ce passage avec deux autres textes : celui d’Ez 43,3, en grec seulement, qui évoque « la vision du char » (« et la vision du char que je vis était comme la vision que je vis sur le fleuve Khobar », καὶ ἡ ὅρασις τοῦ ἅρματος, οὗ εἶδον, κατὰ τὴν ὅρασιν, ἣν εἶδον ἐπὶ τοῦ ποταμοῦ τοῦ Χοβαρ) – l’hébreu parle seulement de « La vision que je vis … »35 – , et celui de Sir 49,8, en hébreu et en grec, qui rappelle que « Ézéchiel contempla la vision de gloire qu’il lui montra sur le char Chérubin »). En réalité, selon P.-M. Bogaert, cette nouvelle désignation de l’arche en char dans l’hébreu de 1 Ch 28,18 pourrait en effet venir du grec d’Ez 43,3, ou d’un texte hébreu qui lui est antérieur, ou bien avoir été empruntée au texte hébreu de 1 Rois 7,33 où il est écrit à propos des bases d’airain que « les roues étaient faites comme celles des roues d’un char (merkabah) » (LXX 3 R 7,19 τὸ ἔργον τῶν τροχῶν ἔργον τροχῶν ἅρματος)36. Quoi qu’il en soit, même si rien dans la description que fait le chroniste de l’arche ne fait penser à un char – malgré l’emploi du mot mais uniquement pour désigner la base roulante de l’arche –, on peut en tout cas affirmer que l’image du char des chérubins semble plus prégnante dans la LXX que dans le TM.
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Sur l’emploi ici en grec de σκιάζω voir note 29. Selon Bogaert, 1995 : 282, le chroniste est probablement sous l’influence ici d’Ézéchiel et de sa théologie, bien que le texte massorétique d’Ézéchiel ne connaisse pas ce mot « char ». 35 Le texte hébreu à cet endroit est difficile et comporte des répétitions. Voir par exemple Halperin, 1982 : 353–354. 36 Bogaert, 1995 : 288. 34
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III. Le(s) chérubin(s) associé au divin III.1 Le chérubin, char ou trône divin ? La LXX ne tranche pas Associé au divin, le chérubin n’est pas seulement une décoration du lieu saint, c’est aussi une figure que YHWH chevauche ou sur laquelle il s’assoit. Ainsi dans le Ps 18 ™, 17 LXX et en 2 Sam 22, qui sont deux textes identiques d’un même psaume attribué à David, en hébreu on lit au v. 11 que YHWH « monta sur un chérubin et vola ». Cette image est unique dans toute la Bible. L’usage en hébreu du singulier kerub est rare et a suscité ici des questions. La LXX, dans les deux textes, donne le pluriel « les chérubins », sous la forme χερουβιν. En Ps 17,11 le grec traduit le verbe hébreu רכב, « monter », par ἐπιβαίνειν, de même sens : il faut alors imaginer non pas une seule monture, mais une sorte de chariot tiré par plusieurs chérubins. En 2 R 22,11 le traducteur traduit par ἐπικαθίζειν, signifiant plutôt « s’asseoir », ce qui pourrait laisser sous-entendre qu’ici en grec il s’agit d’un trône, plutôt que d’un char. En réalité il est difficile, en grec comme en hébreu d’ailleurs, de trancher : le lecteur peut seulement imaginer un véhicule mobile composé d’un ou plusieurs chérubins qui transporte Dieu dans l’espace. III.2 L’épithète divine explicitée en grec On ne peut manquer de mettre en relation cette image de Dieu transporté dans les airs par un ou des chérubins avec une formule qui revient sept fois dans la Bible comme épithète divine, sous une forme traduite le plus souvent dans les Bibles modernes par « le Seigneur assis sur des chérubins ». Cette description divine est absente du Pentateuque mais apparaît sept fois en hébreu, en 1 Sam 4,4 ; 2 Sam 6,2 // 1 Ch 13,6 ; 2 Rois 19,15 ; Is 37,16 ; Ps 80,2 ; 99,1. L’expression hébraïque, composée du participe actif au masculin singulier au qal du verbe ישבsuivi de la forme plurielle définie (sauf en Ps 99,1) du nom commun כרוב, n’est pas claire et difficile à traduire, en raison de l’absence de préposition entre les deux mots mais aussi du sens incertain du verbe hébreu : « être installé, habiter, rester, régner »37 ? Les divers traducteurs grecs des livres dans lesquels figure cette expression hébraïque ont, dans l’ensemble, adopté la même stratégie de traduction : ils ont toujours opté pour le seul participe καθήμενος, signifiant clairement « qui est assis » et ils ont toujours suppléé la préposition ἐπί, afin de donner à cette épithète le sens explicite de « qui est assis sur les chérubins », sauf en 1 R 4,4 (où on lit καθημένου χερουβιμ). Enfin, ils ont presque toujours reproduit l’article devant le mot, à quelques différences près : en 1 R 4,4 le grec omet l’article là où l’hébreu l’a ; en Ps 98,1 le grec ajoute l’article là où l’hébreu ne l’a pas ; et en Dn 3,55, là où l’expression est propre à la LXX, le grec omet l’article. On constate donc que la LXX clarifie en quelque sorte le sens difficile de l’épithète hébraïque en adoptant cette traduction fixe « le Seigneur siégeant, étant assis 37
Voir par exemple Eicher, 2014. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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sur les chérubins, καθήμενος ἐπὶ χερουβιν ». Les traducteurs auraient pu comprendre que le Seigneur siège « au milieu des chérubins, ἀνὰ μέσον τῶν δύο χερουβιμ », sous l’influence d’Ex 25,22 et de Nb 7,89. Or les péricopes du tabernacle du Pentateuque ne les ont en aucun cas influencés. Alors que dans le TM on ne saisit pas très bien le sens de cette épithète divine – YHWH habite-t-il parmi les chérubins ? – en grec les chérubins font clairement office de trône divin. D’une certaine façon, la LXX accentue ainsi l’imagerie royale de cette représentation mythologique de Dieu.
IV. Les chérubins en Ézéchiel : une description aussi irreprésentable dans la LXX que dans le TM Examinons, pour finir, les textes bibliques importants qui mettent en scène les chérubins, à savoir les chapitres 10 et 11 d’Ézéchiel38. Auparavant, même si le nom de chérubin n’apparaît pas dans le premier chapitre d’Ézéchiel, il convient tout de même de s’arrêter un instant sur cette vision inaugurale du prophète ; il y est question d’« animaux », d’« êtres vivants », חיות, ξῶα (Ez 1,5), sans plus de précision sur ce qu’ils sont réellement, mais leur apparence y est longuement décrite (Ez 1,5–28). Le texte grec comporte des divergences par rapport à l’hébreu, mais de la description de ces êtres hybrides – peu claire et quelque peu fantastique, il faut bien le dire, dans les deux textes –, émergent des figures à « forme humaine » en hébreu, דמות אדם, « à ressemblance d’homme » en grec, ὁμοίωμα ἀνθρώπου (Ez 1,5), au caractère adamique par conséquent très marqué. Elles ont quatre faces, sont munies de quatre ailes (Ez 1,6) qui font du bruit (1,24)39, d’une main d’homme sous chaque aile, avec des jambes droites, ce qui suppose que ces êtres se tiennent sur leurs pieds 40 , se déplaçant selon un mode bien particulier, les quatre faces ne se tournant pas (v. 9.12 et 17), mais restant toutes orientées dans la même direction. Dans le texte de la LXX, il n’y a pas de v.14 qui précise dans le TM : « Et les vivants courent et tournent comme une vision de foudre ». Si la leçon de l’hébreu est originale – s’il ne s’agit pas d’une interpolation – soit ce verset, en contradiction avec les v. 9.12 et 17, a été délibérément supprimé par le traducteur grec, soit il était déjà absent de la Vorlage de la LXX41. Chaque être, selon une 38
Je ne m’attarderai pas ici sur l’histoire textuelle du livre d’Ézéchiel. On peut se reporter par exemple à Lust, 2003 ; id. 2012, avec la bibliographie. 39 Sur le son des ailes, à mettre en relation avec Is 6,2–3, voir par exemple Halperin, 1982 : 356–357. 40 En grec, en Ez 1,7, la LXX est très différente du TM et omet de dire que « la plante de leurs pieds était comme la plante de la patte du veau » : le traducteur semble supprimer délibérément le terme « veau » renvoyant à l’idolâtrie du veau d’or dans le désert d’Ex 32 et le remplace par « pieds ailés », πτερωτοὶ οἱ πόδες αὐτῶν. Sur cette divergence, voir par exemple Halperin, 1982 : 353 ; Evans, 2007 : 47–52. 41 Sur ce verset Ez 1,14 absent du grec, voir Barthélemy, 1992 : 8–9. Sur l’élimination par © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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description difficile à se représenter, a une face d’homme et de lion à droite, une face de veau à gauche (πρόσωπον μόσχου) dans la LXX (dans le TM il s’agit d’une face de taureau) et une face d’aigle qui n’est pas localisée (v. 10). En hébreu comme en grec, la description se complique avec la mention de roues (Ez 1,15.16.19.20.21), אופנים, τροχοί, dont il n’est pas toujours aisé de comprendre le mode de fonctionnement (v. 15–16) et qui ne font pas forcément de ces êtres vivants un véritable chariot. En tout cas, le mot char est absent, en grec et en hébreu. En revanche, en Ez 1,26, il est question d’une « forme de trône », ὁμοίωμα θρόνου, sur lequel se tient une forme d’homme. C’est tout ce que l’on peut affirmer. Dans le chapitre 10, en revanche, le terme chérubin apparaît très souvent. Quelques divergences entre les deux textes sont intéressantes. D’abord dans la LXX, nous avons toujours le pluriel χερουβιμ, alors que le TM distingue les kerubim au pluriel du kerub au singulier, qui désigne parfois à lui seul (Ez 10,2.4) le véhicule divin, le char non nommé comme tel. Dans la LXX, au v. 7, celui qui étend « la main au milieu du feu qui était au milieu des chérubins » n’est pas comme dans le TM le chérubin au singulier, mais de façon plus cohérente l’homme vêtu de la robe sainte (de lin dans le TM) du v. 6. Au v. 12, dans le TM, il est question de « toute la chair » ( )וכל בשרםdes chérubins : cette information est manquante dans la LXX, sans doute parce qu’elle est inadaptée pour des êtres tels que les chérubins. En hébreu l’ensemble du verset n’est pas clair : « Et toute leur chair, leur dos, leurs mains, leurs ailes et les roues étaient pleins d’yeux tout autour de leurs roues à eux quatre » : l’image des roues semble se confondre avec celle des chérubins. On ne sait qui sont ces corps. Si l’on se réfère à la mystique juive tardive de la merkabah qui comprend ce motif des roues correspondant à une certaine classe d’anges42, peut-on supposer que, ici, dans le TM et dans la LXX, les roues se transforment en êtres que l’on pourrait dire angéliques ? Rien ne nous permet de l’affirmer avec certitude. Le v. 14 décrivant en hébreu le chérubin (« Chacun avait quatre faces, la première était une face de chérubin, la deuxième une face d’homme, la troisième une face de lion, la quatrième une face d’aigle ») est absent de la LXX. En hébreu il s’agit d’une variante d’Ez 1,10 décrivant les faces des chérubins mais cette fois, dans le TM, le chérubin, qui remplace le taureau43, se trouve en première position des traducteurs grecs ou par des rédacteurs conservateurs de cette idée d’êtres vivants qui tournent en Ez 1,14 et sur la non-traduction dans la LXX du mot hébreu גלגל, « tournoiement, roue », en Ez 10,13, parce qu’il y aurait là des implications cosmologiques, en lien aussi avec certaines pratiques divinatoires, voir Evans, 2017 : 305–306. 42 Halperin, 1976 : 137–38. 43 Selon Halperin, 1988 : 47, 185s., l’hébreu aurait supprimé la face de taureau en Ez 10,14 à cause de l’épisode idolâtrique du veau d’or et l’aurait remplacée par la figure certes plus ambiguë mais moins païenne du chérubin. On peut alors s’interroger sur l’étrangeté de la © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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et devient la figure dominante du « char ». Ainsi on constate, dans la LXX, l’absence notoire de deux versets sujets à controverse dans le TM, Ez 1,14 et Ez 10,14, mentionnant pour l’un le tournoiement des êtres vivants et pour l’autre, dans une variante d’Ez 1,10, les quatre faces des chérubins ou des êtres, la face de taureau remplacée cette fois par la face de chérubin. Si l’on pense avec A. Evans44 que ces deux versets, en hébreu, véhiculent un contenu angéologique important pour notre compréhension des origines de l’angéologie juive, on peut alors faire l’hypothèse que le traducteur grec d’Ézéchiel ou bien des scribes du texte hébreu tout aussi conservateurs ont délibérément supprimé, en les prenant pour des gloses45, ces traces d’angéologie juive aux accents jugés trop polythéistes ou aux connotations trop magiques46. Mais l’on peut aussi, suivant en cela E.Tov, reconnaître que le traducteur grec a scrupuleusement traduit le texte hébreu qu’il avait devant les yeux – comme il le fait toujours pour ce livre – et, de ce fait, admettre que ces deux versets 14 sont des ajouts postérieurs dans le texte hébreu47. Enfin les trois versets d’Ez 10,15.20 et 22, qui précisent qu’il s’agit de la même vision qu’au chapitre 148 et qui autorisent donc à penser que la créature, l’« être vivant », décrit au chapitre 1 est bien un chérubin, se retrouvent à l’identique dans la LXX, sauf au v. 22 qui présente plusieurs phénomènes d’harmonisation dans la traduction : là où le TM donne « c’étaient les faces que j’avais vues sur le fleuve Kebar », la LXX a « ce sont les faces que j’avais vues sous la gloire du Dieu d’Israël près du fleuve Khobar », ταῦτα τὰ πρόσωπά ἐστιν, ἃ εἶδον ὑποκάτω τῆς δόξης θεοῦ Ισραηλ ἐπὶ τοῦ ποταμοῦ τοῦ Χοβαρ, reprenant l’idée de gloire mentionnée aux v. 4.18 et 19 et l’appellation « Dieu d’Israël » figurant au v. 20. Du reste cette image de « la gloire du Dieu d’Israël qui s’élève de dessus les chérubins » est déjà présente dans la LXX d’Ez 9,3 qui opte pour le pluriel χερουβιμ, là où le TM a un singulier, sans doute à valeur collective. Bien que l’on retrouve cette même représentation en Ez 11,22, en grec et en hébreu, la LXX d’Ézéchiel description : un chérubin à face de chérubin ? Les faces ici seraient-elles non celles des chérubins mais des roues, considérées comme des êtres angéliques avec des traits physiques, telles la chair et la face ? Cf aussi Halperin, 1976 : 138–39 ; Mackie, 2015 : 131. 44 Evans, 2007. 45 Ces deux versets sont néanmoins présents dans les Hexaples ainsi que dans des fragments de Qumran, 4QEzekiel a et b (voir Sanderson, 1997 : 211). 46 Sur la suppression de ces aspects divinatoires liés à l’activité d’un être angélique, voir Evans, 2007. 47 Sur ces additions / interpolations dans le TM d’Ézéchiel qui intégreraient certaines traditions exégétiques orales, absentes d’une édition héraïque antérieure et plus courte, voir Tov, 1986 ; id., 1994. 48 Ez 10,15 « c’était l’être que j’avais vu, sur le fleuve Kebar ». Ez 10,20 « C’était l’être que j’avais vu sous le Dieu d’Israël, sur le fleuve Kebar ». Ez 10,22 « c’étaient les faces que j’avais vues sur le fleuve Kebar ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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amplifie de façon notoire cette vision de la gloire du Dieu d’Israël qui quitte les chérubins. Dans ces textes d’Ézéchiel, l’imprécision sur ce que sont précisément ces chérubins est aussi grande en grec qu’en hébreu : liés à la manifestation de la gloire divine, certes les chérubins sont dans une grande proximité avec Dieu et font fonction de médiateurs théophaniques. Mais nulle part il n’est dit explicitement ou implicitement, encore moins en grec qu’en hébreu, que les chérubins ont le statut d’anges. De la même façon, le grec n’apporte aucun complément d’information sur ce que ces créatures constituent pour Dieu : une sorte de chariot ? Le mot n’apparaît jamais ni dans l’hébreu ni dans le grec d’Ézéchiel. Un trône ? L’expression « forme de trône », דמות כסא, ὁμοίωμα θρόνου, déjà présente en Ez 1,26 et qui revient en 10,1 pourrait le laisser croire.
Conclusions La transcription χερουβιμ correspondant à l’intraduisible hébreu kerubim n’est pas un échec des traducteurs de la LXX, ni le fruit d’une ignorance, ni même une faiblesse de la langue grecque. Ces derniers, comme le public juif auquel est destinée cette traduction grecque, connaissent bien cette réalité hébraïque, au point d’en vouloir garder l’appellation juive, garante de l’authenticité biblique de leur traduction. Parce que la traduction des LXX est le plus souvent assez littérale, on peut dire que la représentation des chérubins y est tout aussi imprécise et irreprésentable que celle qu’on lit dans le texte hébreu. La LXX innove peu et, lorsqu’elle diverge par rapport au TM, il convient toujours de se demander au préalable si ces « plus », ces « moins » ou ces écarts dans les contextes où apparaissent ces créatures célestes au nom intraduisible sont tous imputables au traducteur. Ainsi, nous avons remarqué que, en Gn 3,24, le grec n’établit aucun lien explicite entre l’exil d’Adam aux portes du jardin de délices et l’installation des chérubins comme gardiens de l’arbre de vie. En Ez 28,13–17, en grec, le chérubin est, de façon tout à fait exceptionnelle, un être surnaturel animé et fait fonction d’agent divin qui chasse le prince de Tyr du jardin de délices, mais n’est en aucun cas assimilé, comme on le lit dans le TM, à un roi idolâtre qui était dans l’Eden. En Ex 25,18 le grec apporte de nouveaux éléments par rapport au TM ou à tout le moins explicite les traits des chérubins du sanctuaire : les chérubins sont de véritables statues, qui font fonction, sans ambiguité aucune, de séparateurs entre le sacré et le profane : ce sont les symboles de la puissance et de la sainteté divine. Dans les textes historiques (3 R 6,23–28 ; 2 Par 3,10), toujours fidèles à l’hébreu, sauf pour la mention du bois d’olivier dans lequel sont sculptées ces monumentales statues placées côte à côte dans le temple, la LXX reproduit, à l’identique du TM, sinon la représentation anthropomorphe des chérubins du temple, du moins l’idée qu’ils sont debout et non couchés ou assis. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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En 1 Ch 28,18, alors que l’on ne sait d’où vient en hébreu l’image de l’arche en char de chérubins, dans la LXX on peut la mettre en regard avec Ez LXX 43,3, ce qui rend plus prégnante cette représentation dans la LXX. En Ps 18,11 et en 2 R 22,11, le grec ne tranche pas sur la nature du véhicule – char ou trône – qui transporte Dieu dans l’espace. Dans les huit textes où apparaît l’épithète divine « le Seigneur assis sur les chérubins », la LXX clarifie l’expression de sens incertain en hébreu : en grec ces créatures font clairement office de trône, accentuant ainsi l’imagerie royale de cette représentation mythologique de Dieu. En Ézéchiel, l’image des chérubins est aussi irreprésentable en grec qu’en hébreu. Concernant l’absence des versets 1,14 puis 10,14, on pourrait l’expliquer par une volonté du traducteur grec ou des scribes conservateurs de supprimer toute trace d’angéologie juive aux connotations non orthodoxes. Mais, compte tenu de la grande fidélité du traducteur grec à l’égard de son modèle hébraïque, on peut plutôt songer à un ajout postérieur dans le texte hébreu dont ne disposaient pas les LXX. Même si, en Ez 10,22, la LXX amplifie de façon notoire cette vision de la gloire du Dieu d’Israël qui quitte les chérubins de l’arche, elle n’apporte aucun complément d’information sur ce que ces créatures constituent pour Dieu : un char ? Un trône ? Sans pouvoir véritablement conclure sur la représentation que se font les LXX des chérubins, on peut dire qu’ils maintiennent dans leur Bible grecque le caractère « borderline »49 de l’existence de ces créatures hybrides, en tant qu’elles sont de véritables limites dans le paradis, dans le temple, entre l’espace terrestre et l’espace divin. Enfin, ce qui est certain, c’est que, loin d’être un échec, « ce moment babélien »50 à l’origine de l’emprunt kerubim a plutôt constitué un enrichissement de la langue emprunteuse et qu’il a même fait fortune bien au-delà de l’Égypte ptolémaïque des traducteurs de la LXX.
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Les Cherubim chez Philon d’Alexandrie Une approche symbolique au service d’une exégèse spirituelle J. Moreau UMR 8167 Orient et Méditerranée
La vie de Philon d’Alexandrie nous est mal connue, mais il est certain qu’il a été une figure importante dans la communauté juive de la première moitié du Ier siècle de notre ère. Son père ayant reçu la citoyenneté romaine, Philon a été éduqué aussi bien dans la culture grecque de l’époque, la παιδεία, que dans la culture juive. Du monde grec, il garde toute la littérature, y compris Homère et les tragiques, mais plus particulièrement l’héritage philosophique des écoles platonicienne et stoïcienne. Éclectique en philosophie1, on peut néanmoins le situer plus particulièrement dans le courant de ce que l’on appelle le moyen-platonisme, qui reprend les grands thèmes du platonisme mais en y intégrant des réflexions sur les intermédiaires entre le monde sensible et l’Être2. Du monde juif, Philon recueille au premier chef une fidélité absolue à la Loi de Moïse : dans le respect des commandements, mais aussi au sens où le Pentateuque est son champ d’étude et sa référence scripturaire quasiment exclusive, même si d’autres livres sont très ponctuellement cités. Parmi les différents courants dont on peut supposer l’existence à Alexandrie, Philon s’inscrit dans la lignée des allégoristes (eux-mêmes sans doute nourris de l’exégèse homérique qui s’y est développée3), parmi lesquels, longtemps avant lui, Aristobule, le seul dont des fragments nous soient parvenus. La position de Philon à cet égard se veut néanmoins équilibrée, au sens où le recours massif qu’il fait à l’allégorie s’accompagne d’un respect de la lettre et des prescriptions de la Loi, et d’une critique des allégoristes radicaux qui se défont de ses obligations au motif qu’ils en ont compris la portée symbolique4. 1
Voir notamment Mansfeld, 1988. Voir Dillon, 1977, ainsi que les trois articles consacrés à cette question dans le volume de The Studia Philonica Annual V (1993) : Sterling, 1993 ; Runia, 1993 ; Winston, 1993. 3 Voir Niehoff, 2001. 4 Voir par exemple Migr. 89–93, et notamment le § 93 : ἀλλὰ χρὴ ταῦτα μὲν σώματι ἐοικέναι νομίζειν, ψυχῇ δὲ ἐκεῖνα· ὥσπερ οὖν σώματος, ἐπειδὴ ψυχῆς ἐστιν οἶκος, προνοητέον, οὕτω καὶ τῶν ῥητῶν νόμων ἐπιμελητέον· φυλαττομένων γὰρ τούτων ἀριδηλότερον κἀκεῖνα γνωρισθήσεται, ὧν εἰσιν οὗτοι σύμβολα, πρὸς τῷ καὶ τὰς ἀπὸ τῶν πολλῶν μέμψεις καὶ κατηγορίας ἀποδιδράσκειν (« il faut admettre que ces deux aspects [de la Loi] correspondent l’un au corps, l’autre à l’âme, et donc, comme il faut songer au corps parce qu’il est la maison de l’âme, qu’il faut pareillement se soucier des lois telles qu’elles sont énoncées. En les observant, on verra s’illuminer encore la connaissance des réalités dont elles sont le symbole ; et l’on échappera par la même occasion aux reproches 2
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De fait, le grand enjeu de son œuvre de commentateur de l’Écriture5 est d’arriver à tenir ensemble ces deux pôles afin de justifier que la vérité poursuivie par les philosophes grecs se trouve bel et bien dans la Loi de Moïse et dans le respect de ses commandements. Déchiffrer les lois qui régissent l’univers et être fidèle à la Loi de Moïse sont conçus par lui comme les deux faces d’une même démarche, puisque Dieu est l’auteur de ces deux types de lois, qui ne peuvent donc affirmer en définitive qu’une seule et même chose. Pour le dire vite, c’est la démarche allégorique qui permet de tenir ensemble les deux pôles et d’établir leur correspondance réciproque. L’articulation se fait autour de ce que l’on a appelé communément dans la critique philonienne « allégorie de l’âme », mais qu’il faudrait peut-être qualifier plus précisément d’allégorie de l’intellect, celui-ci en étant le véritable pivot6. En effet, à travers les textes de l’Écriture, il faut pouvoir dégager des vérités éternelles, qui dépassent la dimension passagère qui est celle du monde sensible. C’est précisément en l’intellect que peut se former la connaissance de ces vérités intelligibles pour favoriser une élévation jusqu’à l’Être – qui reste néanmoins en tant que tel inconnaissable. Cette connaissance véritable peut porter sur la relation entre l’univers et son Créateur, étant entendu que le mouvement de ce cosmos est fixé par des lois immuables, ou sur la relation entre l’intellect humain et Dieu, en particulier à travers des médiations qui la rendent possible : c’est précisément dans ce contexte que s’inscrit notre étude sur les Chérubins – ou plus précisément les Cherubim, Philon conservant ici le terme hébreu translittéré en grec, Χερουβίμ. Ceux-ci apparaissent dans l’œuvre de Philon au croisement d’une lecture minutieuse des textes, largement sinon exclusivement personnelle, sans dialogue explicite avec d’autres traditions, et de la pensée grecque, avec laquelle apparaissent de curieuses coïncidences. Par contraste avec les études qui précèdent, la particularité de notre travail est qu’il concerne la pensée d’un auteur unique, beaucoup plus circonscrite que les grands aperçus transversaux sur des représentations religieuses collectives. De plus, cette pensée représente le premier stade non plus d’une simple illustration, mais d’une interprétation de ces figures. Il ne s’agit plus tant de savoir à quoi elles peuvent ressembler que de déterminer leur rôle dans une compréhension aussi bien religieuse que conceptuelle du monde. Nous verrons à quel point il serait difficile de vouloir les représenter graphiquement à partir des détails qu’en donne Philon, lequel se garde bien d’aller au-delà de ce qu’il trouve dans les textes scripturaires, c’est-à-dire peu de choses. L’apport majeur de Philon est la trame qu’il tisse autour de ces figures en croisant les références de la foule et à ses accusations » ; trad. Jacques Cazeaux, Œuvres de Philon d’Alexandrie, désormais notées OPA). 5 C’est l’essentiel de ce qui constitue son œuvre, à côté de quelques traités spécifiquement philosophiques ou relevant de son engagement politique (In Flaccum, Legatio ad Caium). 6 Nous avons développé ce point dans notre thèse, Moreau 2010, et dans un article plus récent, Moreau, 2017. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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scripturaires et en multipliant les niveaux d’analyse, en développant tout à la fois une vision cosmologique et des enjeux spirituels. Nous prendrons pour fil directeur de cet étude les paragraphes consacrés à l’exégèse de Gn 3,24 dans le traité De Cherubim, que nous croiserons avec les autres passages significatifs permettant d’éclairer avec précision l’ensemble de la démarche de Philon quant à ces figures. Avant d’entrer dans la lecture de ce passage, un rapide rappel sur l’exégèse de Philon peut être utile. Si la part de la démarche allégorique y est le plus souvent importante, voire centrale, il faut distinguer en réalité trois types de commentaire, que nous rencontrerons tous les trois ici. Sans entrer dans des questions de chronologie respective7, on peut d’abord mentionner le genre des Quaestiones, que l’on peut assimiler à une forme de catéchisme : ces traités suivent le texte de la Genèse et de l’Exode en enchaînant les questions, à peu près verset par verset, et y répondent souvent de façon assez concise, enchaînant au besoin une lecture littérale et une interprétation allégorique. La partie la plus nourrie de l’exégèse de Philon est le Grand Commentaire allégorique, qui couvre l’essentiel du texte de la Genèse (à l’exception du premier chapitre) jusqu’au chapitre 178 : chaque traité couvre une partie d’un chapitre de la Genèse et développe longuement, parfois sur plusieurs dizaines de paragraphes, le commentaire de chaque verset. Le recours à l’allégorie ainsi que les références à d’autres passages scripturaires y sont systématiques. Enfin, Philon a composé ce que l’on appelle l’Exposition de la Loi : en plus du traité sur la création du monde qu’on y inclut, il comporte des biographies (Abraham9, Joseph, Moïse) et le commentaire du Décalogue ainsi que des lois particulières. Le recours à l’allégorie y est fréquent, à côté d’un exposé du sens littéral qui demeure essentiel pour illustrer la vie des patriarches ou le sens concret des commandements. Le traité De Cherubim appartient au Grand Commentaire allégorique. Relativement court (130 paragraphes), il porte sur le commentaire de deux versets, Gn 3,24 et 4,110, c’est-à-dire la sortie du jardin d’Éden – où sont mentionnés pour la première fois les Cherubim – et la naissance de Caïn. Le commentaire de Gn 3,24 conduit Philon à développer successivement plusieurs interprétations, tout en suivant une progression sous-jacente qu’il nous faudra mettre en lumière pour aller au-delà de la seule identification de motifs exégétiques. Après une étude du sens 7
Maren Niehoff a fait une hypothèse intéressante à ce sujet, en s’appuyant sur le long séjour à Rome de Philon à l’époque de son ambassade auprès de Caligula, rapporté dans son traité Legatio ad Caium, mais cela n’importe pas pour notre étude. Voir Niehoff, 2018 : passim et p. 245–246 pour la récapitulation de la chronologie qu’elle propose. 8 Il faut y ajouter encore le De Somniis, traité thématique dont le premier livre est perdu. Nous renvoyons pour le statut de ce traité à la récente thèse qui lui a été consacrée, Boiché, 2018. 9 Les traités sur Isaac et Jacob ont été perdus. 10 Le verset 4,2 est cité, mais pas commenté. Il ouvre en revanche le traité suivant, De sacrificiis Abelis et Caini. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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du verbe ἐξέβαλε, décrivant l’expulsion d’Adam, le passage qui nous intéresse concernant les Cherubim couvre les paragraphes 11 à 30.
1. La mise en place de l’exégèse D’emblée, Philon surprend par sa lecture du texte scripturaire. On lit en effet dans la Septante : Καὶ κατῴκισεν αὐτὸν ἀπέναντι τοῦ παραδείσου τῆς τρυφῆς καὶ ἔταξεν τὰ χερουβιμ καὶ τὴν φλογίνην ῥομφαίαν τὴν στρεφομένην φυλάσσειν τὴν ὁδὸν τοῦ ξύλου τῆς ζωῆς. Et il l’installa en face du jardin de délices, et il plaça les Cherubim et l’épée flamboyante qui tournoyait pour garder le chemin de l’arbre de vie11. Pourtant, alors que le pronom αὐτὸν renvoie nécessairement à Adam, Philon le supprime dans son lemme liminaire et reformule le verset un peu plus loin en ces termes : τότε καὶ ἡ φλογίνη ῥομφαία καὶ τὰ Χερουβὶμ ἀντικρὺ τοῦ παραδείσου τὴν οἴκησιν ἴσχει (« c’est alors aussi que l’épée de feu et les Cherubim, en face du paradis, possèdent leur habitation » ; Cher., 11). Il est difficile de savoir si Philon disposait d’un texte dépourvu de ce pronom ou s’il a délibérément, et de façon peu courante chez lui, choisi d’imposer au texte une lecture radicalement différente, en faisant des Cherubim et de l’épée de feu le complément d’objet commun de deux verbes successifs, κατῴκισεν et ἔταξεν, qui exprimeraient alors deux notions proches ou complémentaires. Or cette lecture est fondamentale pour le commentaire, car elle permet à Philon de présenter les Cherubim comme des intimes de Dieu, comme ceux qui sont face à quelqu’un non par hostilité, mais par proximité, comme le fut aussi Abraham auquel conduit le développement des paragraphes 11 à 20 sur l’adverbe ἀντικρύ. Citant Gn 18,22–23, Philon fait d’Abraham une figure de celui qui s’approche de Dieu et demeure près de lui, délaissant « le créé, par nature changeant » (τὸ δὲ γενόμενον φύσει μεταβλητόν ; Cher. 19) pour être « proche de la félicité divine » (θείας εὐδαιμονίας ἐγγύς ; ibid.). Cela permet de reformuler le texte scripturaire en ces termes : Τοῖς δὲ Χερουβὶμ καὶ τῇ φλογίνῃ ῥομφαίᾳ τὴν ἀντικρὺ τοῦ παραδείσου πόλιν οἰκείως δίδωσιν, οὐχ ὡς ἐχθροῖς μέλλουσιν ἀντιστατεῖν καὶ διαμάχεσθαι, ἀλλʼ ὡς οἰκειοτάτοις καὶ φιλτάτοις, ἵνʼ ἐκ τῆς ὁμοῦ προσόψεως καὶ συνεχοῦς περιαθρήσεως πόθον αἱ δυνάμεις ἴσχωσιν ἀλλήλων, καταπνέοντος εἰς αὐτὰς τὸν πτηνὸν ἔρωτα καὶ οὐράνιον τοῦ φιλοδώρου θεοῦ.
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Trad. Marguerite Harl pour la Bible d’Alexandrie. Par souci de cohérence, nous avons remplacé « chérubins » par « Cherubim ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Aux Cherubim et à l’épée de feu, il donne la ville en face du Paradis d’une façon appropriée, non comme à des ennemis qui s’apprêteraient à s’opposer et à combattre comme à des très proches et très aimés, afin qu’à partir de leur regard partagé et de leur vision conjointe les puissances possèdent un grand désir l’une de l’autre, le Dieu généreux insufflant en elles l’amour ailé et céleste (Cher., 20). Il y aurait beaucoup à dire sur cette seconde reformulation du lemme, qui fait déjà intervenir, sans explication, la présentation des Cherubim comme « puissances ». Soulignons d’abord que Philon joue sur la racine du verbe scripturaire κατοικίζω, que l’on retrouve décliné en οἴκησιν (Cher., 11), puis en οἰκείως (Cher., 20), façon de dire que cet établissement n’est pas le fait du hasard, mais exactement ce qui leur convient, et enfin en οἰκειοτάτοις (ibid.), qui indique que leur demeure les place dans la proximité de Dieu, comme des êtres très aimés (φιλτάτοις). De fait, le verbe ἴσχει (Cher., 11) – il vient peut-être faire écho au verbe scripturaire ἔταξεν, indiquant une place déterminée –, qui avait pour objet οἴκησιν dans la première reformulation, a désormais pour objet un « grand désir l’une de l’autre » (πόθον … ἀλλήλων). Demeurer à l’endroit approprié, c’est demeurer dans la proximité et la familiarité de Dieu, qui suscite une communion et un désir mutuel entre les puissances. Il ne faut pas perdre de vue l’intertexte avec Abraham, au chapitre 18, celui où Dieu se fait voir à Mambré et annonce la naissance d’un fils à celui-ci et à Sarah. Les puissances, conçues comme des proches de Dieu et remplies de désir l’une pour l’autre, font écho au patriarche et à sa femme12. Une lecture spirituelle du passage semble donc s’imposer ici d’emblée, sans élément narratif détaillé, par exemple sur ce qu’implique la fermeture du chemin vers l’arbre de vie, et sans précision sur la situation géographique concrète des lieux ou ce que serait cette « ville »13. Peu importe donc le sens concret, littéral, 12
Nous sommes redevables pour la place que tient Abraham dans ce passage, y compris de façon sous-jacente, et pour toute la portée spirituelle que nous mettrons en lumière, au commentaire proposé par Cazeaux, 1983. 13 Rappelons que le premier fondateur de ville est censé être Caïn (Gn 4,17). Mais le texte scripturaire permet ce rapprochement en employant le verbe κατοικέω, qui en grec classique désigne l’installation d’une ville ou d’une colonie (voir par exemple Hérodote, Histoire, VII, 164). Philon a du reste peut-être en tête une exégèse telle que celle qu’il développe en Fug., 100–101, sur les six cités (ἓξ πόλεις) de refuge de Nb 35,13, qu’il associe aux différents espaces du sanctuaire : ἔστιν αὐτῶν ἐν τοῖς ἁγίοις τὰ μιμήματα, προστάξεως μὲν καὶ ἀπαγορεύσεως οἱ ἐν τῇ κιβωτῷ νόμοι, τῆς δʼ ἵλεω δυνάμεως τὸ ἐπίθημα τῆς κιβωτοῦ καλεῖ δὲ αὐτὸ ἱλαστήριον, ποιητικῆς δὲ καὶ βασιλικῆς τὰ ὑπόπτερα καὶ ἐφιδρυμένα Χερουβίμ· ὁ δʼ ὑπεράνω τούτων λόγος θεῖος εἰς ὁρατὴν οὐκ ἦλθεν ἰδέαν (« leur représentation se trouve au sanctuaire : l’ordre et la défense sont représentés par les lois placées dans l’Arche ; la puissance miséricordieuse, par le couvercle de l’Arche – Moïse l’appelle propitiatoire – ; la puissance créatrice et la puissance royale, par les Cherubim ailés installés sur elle. Situé bien au-dessus de celles-ci, le Logos divin n’a pas pris © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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de l’épisode. Cette approche morale et exemplaire des intimes de Dieu est ainsi déjà à la limite d’un deuxième niveau d’interprétation, l’allégorie. À tout le moins, le caractère géographique n’est que l’expression d’une valeur morale, forcément signifiante, sans qu’il soit besoin que le sens premier, concret, terrestre, soit honoré. Tel est bien le fonctionnement ordinaire du Grand Commentaire allégorique : c’est pour ainsi dire d’emblée un monde de mots, où les textes ne sont pas conçus d’abord comme référentiels, ancrés dans une histoire et une géographie déterminées. Ce qui compte, ce sont les mots employés et leur signification, ainsi que les réseaux qu’ils permettent de faire apparaître, dans une perspective fondamentalement intellectuelle : ce que le texte permet d’illustrer comme vérité intangible, éternelle, portant sur Dieu, qu’il s’agisse ici d’une vertu, d’un rapport vertueux à Dieu, ou bien d’un enseignement sur le monde. Philon part du texte et s’y tient sans chercher à le compléter d’une façon en quelque sorte horizontale, factuelle, par des éléments de narration ou de description de son cru. Toutefois, implicitement, c’est le croisement entre le passage qu’il commente et l’évocation des Cherubim de l’Arche d’alliance, placés de part et d’autre autour du propitiatoire, qui permet de comprendre la direction que prend son exégèse. Leur proximité à Dieu, leur regard partagé ou encore l’amour ailé et céleste font nécessairement référence à la description d’Ex 25,18–22. Ils ne sont pas seulement en face de Dieu, qui parle « d’au-dessus du propitiatoire, au milieu des deux Cherubim » (ἄνωθεν τοῦ ἱλαστηρίου ἀνὰ μέσον τῶν δύο χερουβιμ ; Ex 25,22), mais ont aussi « les visages tournés l’un vers l’autre » (τὰ πρόσωπα αὐτῶν εἰς ἄλληλα ; Ex 25,20). Philon s’autorise de la description de l’Arche, mais dans le même temps ne s’autorise que de cette description, sans chercher à la développer en description ou en récit : les Cherubim ne sont que ce que l’Écriture en dit, deux figures ailées l’une face à l’autre au cœur du Sanctuaire, autour du lieu précis où Dieu se manifeste, y compris donc lorsqu’il est question du paradis et du chemin vers l’arbre de vie. Les deux textes se superposent comme s’il s’agissait d’une seule et même image. Par contraste, un texte comme le Targum de Jérusalem, dans la recension Neofiti, est déjà beaucoup plus prolixe dans sa présentation du passage, sinon pour les Cherubim, du moins pour l’épée de feu : pour les méchants, il a arrangé la géhenne qui est comparable à une épée effilée, dévorant de son double tranchant. Il y a arrangé des dards enflammés et des charbons ardents pour les méchants, pour en tirer vengeance dans le monde à venir parce qu’ils n’ont pas gardé les commandements de la Loi en ce monde14. On voit l’écart avec l’exégèse de Philon qui ne procède pas par amplification des détails, mais par mise en réseau et par changement de niveau de lecture. Philon de forme visible » ; trad. Esther Starobinski-Safran, OPA, légèrement modifiée). 14 Le Déaut, 1978 : p. 98. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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n’est pas pour autant complètement isolé dans sa lecture, et deux rapprochements peuvent être proposés à propos de cette dimension amoureuse, au-delà de la référence à Abraham, peut-être insuffisante à elle seule pour justifier ce développement. Le premier porte sur l’imagerie grecque la plus éculée sur l’amour ailé15, qui rencontre fort à propos ces figures scripturaires aimantes et ailées – Philon serait à cet égard un premier jalon inattendu entre les antiques Cherubim effrayants et les charmants chérubins désœuvrés, à l’allure de putti, de la Madone Sixtine de Raphaël16. Mais cette dimension amoureuse a également trouvé place dans les traditions rabbiniques conservées par le Talmud17, même s’il est délicat de déterminer leur origine et d’en tirer argument sur une appartenance de Philon à un courant déterminé sur ce point.
2. La première interprétation allégorique Philon, comme par lapsus, a déjà qualifié les Cherubim de « puissances », anticipant sur la pointe de son interprétation, dont nous verrons l’importance qu’il lui attache. Celle-ci n’arrive toutefois qu’après deux premières étapes, qui appartiennent clairement désormais à la démarche allégorique. C’est ce qu’indique la locution διʼ ὑπονοιῶν (« par sous-entendus », Cher., 21) ou encore l’usage du verbe αἰνίττεται (« laisse deviner » ; ibid.) qui en sont des marqueurs courants. Or, ce que l’on peut comprendre « par les Cherubim et l’épée de feu tournoyante » (διὰ τῶν χερουβὶμ καὶ τῆς στρεφομένης ῥομφαίας φλογίνης ; ibid.), c’est rien moins que « le mouvement du ciel tout entier » (τὴν τοῦ παντὸς οὐρανοῦ φορὰν ; ibid.) : κίνησιν γὰρ αἱ κατʼ οὐρανὸν σφαῖραι τὴν ἐναντίαν ἔλαχον ἀλλήλαις, ἡ μὲν τὴν ἀπλανῆ ταὐτοῦ κατὰ δεξιά, ἡ δὲ τὴν πεπλανημένην θατέρου κατʼ εὐώνυμα. les sphères qui se trouvent dans le ciel ont reçu leur mouvement de façon contraire l’une par rapport à l’autre, la première le mouvement régulier du Même vers la droite, la seconde le mouvement irrégulier de l’Autre vers la gauche (ibid.). 15
Voir déjà Euripide, Hippolyte, v. 1274–1275 pour une référence littéraire, et toute l’iconographie depuis la fin du VIe s. av. n. è. 16 Nous renvoyons ici à l’analyse qu’en propose Daniel Arasse : « En fait, je suis persuadé, pour des raisons iconographiques sérieuses, historiques et théologiques, qu[e les deux petits anges] sont la figuration chrétienne des chérubins gardant le voile du temple dans la religion juive » (Arasse, 2004 : p. 28–29). 17 « As a token of God’s delight in His people Israel, the faces of the Cherubim, by a miracle, ‹looked one to another› whenever Israel were devoted to their Lord, yea, even clasped one another like a loving couple. During the festivals of the pilgrimage the priest used to raise the curtain from the Holy of Holies to show the pilgrims how much their God loved them as they could see in the embrace of the two Cherubim » (Baba Batra 99a, cité d’après Ginzberg, 1911 : p. 159). © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Philon développe alors en détail la distinction entre la sphère extérieure, fixe, et l’ensemble constitué des sept autres sphères intérieures, celles des planètes, en un exposé doxographique dont le caractère détaillé peut surprendre (Cher., 22) et qu’il applique ensuite à la figure de chacun des deux Cherubim : l’un représente la sphère extérieure (ἡ ἐξωτάτω ; Cher., 23), l’autre « la sphère intérieure, enclose » (ἡ ἐντὸς περιεχομένη σφαῖρα ; ibid.) – Philon revient au singulier qui s’adapte mieux à la figure unique qu’elle représente – divisée en sept. Ce long développement, qui dépasse la seule mise en correspondance, détail par détail, de deux objets, a plusieurs justifications. La première est la référence quasi littérale au texte du Timée, que Philon cite de façon très précise18. Son point de contact est une vision cosmologique dans laquelle les deux premières étapes du monde créé sont les deux premières sphères. Cela montre à quel point Philon ne craint pas de s’appuyer sur la philosophie grecque, surtout celle de Platon, pour y trouver un discours descriptif construit sur le monde et ses lois et du même fait un réservoir d’images qui vient résonner avec le texte de la Loi, non sans une réutilisation fine et discriminée du philosophe pour l’intégrer dans sa propre représentation. C’est ce que montre par exemple le glissement des « révolutions » (κύκλοι) du Timée aux « sphères », qui permet à Philon de sortir de la psychologie cosmique de Platon au profit d’une vision strictement astronomique19. C’est aussi ce qu’illustre un point laissé implicite dans ce développement. En effet, l’écho entre l’interprétation des Cherubim et le texte du Timée ne paraît pas cependant totalement constitué si l’on ne prête pas attention au fait que les deux Cherubim sont associés respectivement au mouvement du Même et au mouvement de l’Autre, qui ne sont que deux des trois constituants de l’Âme du monde dont le Timée expose la création : il faut encore y ajouter l’Essence (ἡ οὐσία). L’interprétation philonienne prend donc véritablement corps si l’on ajoute ce troisième terme, pas encore nommé. De façon générale, chez lui, il ne s’agit pas de l’Essence, mais ou bien de l’Être (ὁ ὤν), selon l’interprétation des Cherubim comme ses puissances20, ou bien, comme le dernier développement de ce passage le montrera, du Logos, qui prend justement chez lui la place de l’Âme du monde platonicienne21. Mais pour le moment, Philon mentionne seulement à propos des étoiles, en un écho du lemme scripturaire initial, « la place que le Père, qui les a créées, leur a assignée dans l’univers » (τάξιν… ἣν ὁ γεννήσας πατὴρ αὐτοὺς ἔταξεν ἐν κόσμῳ ; Cher.), mais sans aborder plus précisément le rapport entre Dieu et les Cherubim. Il procède donc en partie par référence implicite à Platon, 18
Platon, Timée 36 c–d dont Philon reprend presque littéralement nombre d’expressions. Pour la place du Timée dans la pensée de Philon, nous ne pouvons que renvoyer au travail décisif de Runia, 1986. Notre passage y est étudié p. 208–210. 19 Runia, 1986 : p. 208. 20 On retrouve cette formulation dans le De Abrahamo, par exemple (Abr., 121 sq.). 21 Voir Runia, 1986 : p. 448–449. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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tout en prenant ses distances avec lui, et peut-être aussi par référence implicite à sa propre exégèse22, ou au moins par anticipation de la suite de son développement. Il semble étrangement réticent à faire intervenir le Logos dès ce premier moment : c’est d’autant plus frappant que celui-ci sera finalement bel et bien introduit par le biais de l’épée de feu. Or, celle-ci n’est mentionnée qu’à la toute fin du développement, comme une sorte d’appendice, presque autonome23 et avec une signification différente, mais pas moins essentielle : on peut en effet la comprendre comme τὴν κίνησιν αὐτῶν καὶ τοῦ παντὸς οὐρανοῦ τὴν ἀίδιον φορὰν (« leur mouvement et le déplacement éternel du ciel tout entier » ; Cher., 25). Autrement dit, c’est semble-t-il le mouvement de l’épée flamboyante (φλογίνην, comme les astres, même si, étonnamment, aucun lien direct n’est établi) et tournoyante (στρεφομένην, comme les sphères) qui permet à Philon d’associer la figure des Cherubim à des sphères de feu qui tournent. Le verbe στρέφω, rappelle David Runia, est précisément employé par Platon pour décrire les mouvements célestes. Philon semble donc avoir voulu garder à part cet élément, certes platonicien, pour ne pas avoir à lui donner d’emblée une place trop importante à laquelle l’invitait pourtant le rapprochement avec le Timée24. Il présente d’ailleurs cela, de façon significative, comme une hypothèse (ὑποτοπητέον) et non comme un élément allégorique clair. Ce caractère déséquilibré de l’exégèse d’ensemble et la prudence finale au moment d’évoquer l’épée de feu signale qu’il ne s’agit encore que d’un premier temps, en attente d’un dévoilement plus abouti. Il reste encore deux points à mettre en lumière. Le premier est la différence que crée l’interprétation de Philon entre les deux Cherubim, que ni le texte de Gn 3,24, ni la description de l’Arche en Ex 25, ne semblent permettre d’appuyer – si ce n’est le fait que l’on puisse dire que l’un est à gauche, l’autre à droite. Or, Philon a précisément gommé dans le texte platonicien les mentions « sur le côté » (κατὰ πλευρὰν) pour la première révolution, qui se fait vers la droite, et κατὰ διάμετρον (« en diagonale ») pour la seconde, qui se fait vers la gauche, ces men-
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Nous avons vu en Fug. 100–101 ce rapport du Logos invisible aux puissances que figurent les Cherubim. 23 La formule Τὰ μὲν δὴ Χερουβὶμ καθʼ ἕνα τρόπον οὕτως ἀλληγορεῖται (« Pour ce qui est des Cherubim, ils peuvent ainsi être compris de façon allégorique de cette première manière », Cher., 25) semble très conclusive, comme si la suite concernait un élément complètement autonome. 24 Signalons encore, à titre d’hypothèse, le rapprochement opéré par Runia, 1986 : p. 209, avec Ex 25,11, qui décrit l’arche : καὶ καταχρυσώσεις αὐτὴν χρυσίῳ καθαρῷ, ἔξωθεν καὶ ἔσωθεν χρυσώσεις αὐτήν, καὶ ποιήσεις αὐτῇ κυμάτια στρεπτὰ χρυσᾶ κύκλῳ (« Tu le doreras en le recouvrant d’or pur, à l’extérieur et à l’intérieur tu le doreras ; et tu feras pour lui des moulures d’or incurvées, tout autour » ; trad. Alain le Boulluec et Pierre Sandevoir pour la Bible d’Alexandrie). On y retrouverait de fait la référence à la lumière ou au feu, par l’or, la mention d’un extérieur et d’un intérieur, ainsi qu’une une bordure circulaire. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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tions renvoyant pour la première à l’équateur céleste, et pour la seconde à l’inclinaison du plan de l’écliptique. Il ne reste donc chez lui que deux figures aussi symétriques que possible, mais avec un rang inégal, ou en tout cas une valeur propre25. Ce point également peut relever d’une interprétation des puissances et de leur rôle respectif qui n’a pas encore été développée dans ce passage. Ce qui est clair, quoi qu’il en soit, c’est que Philon interprète Gn 3,24 à partir d’Ex 25,20 comme s’il fallait lire que les Cherubim ont été placés à la fois en face du paradis et en face l’un de l’autre : la description de l’Arche dans l’Exode ne constitue pas une certaine manière de représenter et d’agencer les Cherubim, mais la seule manière de les concevoir26. Ils ne constituent donc pas tant un obstacle sur un chemin qu’une clôture autour d’un lieu central. Le dernier élément à noter est le rôle que l’astronomie et la juste compréhension de la nature des astres jouent dans le parcours d’Abraham, ce chaldéen épris comme son peuple d’astronomie, mais qui divinisait les astres avant de changer de regard27. Le développement sur les Cherubim reste donc dans la veine de l’évocation du patriarche commencée plus haut : il y a pour ainsi dire une forme d’application spirituelle à ce développement cosmologique. Le parcours est toutefois encore incomplet, tout comme l’exégèse des Cherubim.
3. La deuxième interprétation allégorique La deuxième exégèse proposée par Philon est plus rapide, et présentée avec semble-t-il une moindre assurance : μήποτε (« peut-être », Cher., 25). Il s’agit encore d’une correspondance cosmologique, qui repose elle aussi, non pas sur le texte de Gn 3,24 en tant que tel, mais sur la description des Cherubim en Ex 25. En effet, ils pourraient représenter « chacun des deux hémisphères » (τῶν ἡμισφαιρίων ἑκάτερον ; ibid.), du fait qu’ils sont « face-à-face » (ἀντιπρόσωπα ; ibid.) et « s’inclinent vers le propitiatoire de leurs ailes » (νεύοντα πρὸς τὸ ἱλαστήριον πτεροῖς ; ibid.), tout comme les hémisphères sont « en face l’un de l’autre » (ἀντικρύ… ἀλλήλων ; ibid. – Philon réintroduit opportunément l’adverbe sur lequel il a appuyé les dix paragraphes du développement précédent de son traité) et « sont inclinés vers la terre, qui est le milieu de l’univers, et par lequel ils sont séparés » (νένευκε δὲ ἐπὶ γῆν τὸ μέσον τοῦ παντός, ᾧ καὶ διακρίνεται ; ibid.). D’une façon peut-être plus simple à se représenter que l’interprétation précédente, les Cherubim, de chaque côté du propitiatoire, représentent par leur symétrie et leur position les deux hémisphères, supérieur et inférieur, 25
Nous renvoyons à l’interrogation similaire sur la question de la distinction entre les puissances, selon le côté vers lequel elles regardent, de Starobinski-Safran, 2015 : p. 268. 26 Philon ne s’appuie donc ni sur la description du Temple de Salomon au 3e livre des Règnes, qui introduit des statues monumentales des Cherubim, ni sur la vision d’Ézéchiel, qui les met en mouvement et enrichit considérablement la description : le Pentateuque seul, nous l’avons dit, lui sert de référence. 27 Pour cette conversion du regard d’Abraham, voir par exemple Abr. 69–70. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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séparés par la terre. Or, Philon insiste sur ce point central fixe que constitue la terre, figurée par le propitiatoire, et qu’il présente sous le nom d’Hestia (Ἑστία), qui « a été ainsi appelée avec exactitude par les Anciens » (πρὸς τῶν παλαιῶν εὐθυβόλως ὠνόμασται ; Cher., 26), parce que, « seule de toutes les parties de l’univers, elle se tient de façon stable » (μόνη τῶν τοῦ κόσμου μερῶν ἑστῶσα παγίως ; ibid.). C’est autour de ce point fixe, en passant d’un hémisphère à l’autre, que vient tourner l’épée de feu, qui est un symbole du soleil (σύμβολον ἡλίου ; ibid.), qui fait effectivement chaque jour un tour complet de ces deux hémisphères. La référence à Hestia peut paraître très curieuse. Philon, qui fait explicitement référence aux Anciens, ne peut faire semblant d’ignorer que c’est le nom d’une déesse. Il peut s’agir, selon David Runia, d’une référence à des spéculations dans l’école platonicienne sur un passage du Phèdre (μένει γὰρ Ἑστία ἐν θεῶν οἴκῳ μόνη : « Hestia demeure dans la demeure des dieux, seule » ; Phaedr. 247 a 1)28, mais cela ne justifie pas l’accent mis par Philon sur ce mot. Il n’est pas impossible qu’il ait placé ici une pierre d’attente, cette qualité de parfaite stabilité étant chez lui, là encore dans une tradition platonicienne, un attribut de Dieu, ἑστώς29. La dernière interprétation allégorique, celle des Cherubim comme figure des puissances qui flanquent l’Être (ou le Logos, nous y reviendrons), étant celle que Philon privilégie, comme nous l’avons déjà mentionné, la présence de jalons préparatoires dans le temps même où il semble reculer la présentation de sa propre lecture, donnerait un sens particulier à la présence des deux premières interprétations. Il est en effet permis de s’interroger sur l’intérêt de présenter trois exégèses successives au lieu d’une seule, surtout lorsque les deux premières apparaissent comme concurrentes et non superposables. Leur succession peut donc surprendre, surtout si l’on constate que la deuxième interprétation est mentionnée de façon rapide dans le De vita Mosis comme étant celle de « certains » (τινες ; Mos. II, 9830), auxquels Philon oppose la sienne propre (ἐγὼ δʼ ἂν εἴποιμι : « quant à moi, je dirais… » ; Mos. II, 99) – qui est précisément celle qu’il s’apprête à présenter dans la suite de notre passage. Faut-il alors écarter aussi la première interprétation, comme étant une simple citation d’autres exégètes, Philon ne les mentionnant que de façon rhétorique pour préparer la seule vraiment valide, la sienne ? Bien que nous manquions des sources nécessaires dans le judaïsme alexandrin pour nous 28
Runia, 1986 : p. 210, n. 4. Voir en particulier Poster. 19. Pour l’histoire de cet attribut et son importance chez Philon, nous renvoyons à Runia, 1995 : p. 197–200. 30 Ταῦτα δέ τινες μέν φασιν εἶναι σύμβολα τῶν ἡμισφαιρίων ἀμφοῖν κατὰ τὴν ἀντιπρόσωπον θέσιν, τοῦ τε ὑπὸ γῆν καὶ ὑπὲρ γῆν· πτηνὸν γὰρ ὁ σύμπας οὐρανός : « ceuxci [les Cherubim], certains disent qu’ils sont les symboles des deux hémisphères, d’après leur position face-à-face, de celui qui est sous la terre et de celui qui est au-dessus ; en effet, le ciel, dans sa totalité, est ailé » (Mos. II, 98). Notons qu’il s’agit du reste d’une rare présence de l’exégèse allégorique dans un traité qui en est généralement dépourvu. 29
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déterminer de façon certaine, David Runia suggère, par la fine connaissance du Timée qu’elle implique, que la première est sans doute propre à Philon, très attaché à ce traité, tandis que la seconde pourrait en effet relever d’une référence à d’autres exégètes31. On s’expliquerait alors d’autant moins sa présence entre les deux autres si elle n’était le moyen pour Philon de continuer à préparer son développement final, en insistant en deux temps successifs sur la dimension cosmique des Cherubim et en invitant à regarder vers ce qui est en leur centre. Paradoxalement, enfin, la mention d’Hestia pourrait aussi être une manière de mettre à distance une conception mythologique du cosmos, de façon similaire au changement de regard qu’Abraham a dû opérer vis-à-vis des astres. Mentionner Hestia comme le simple nom donné à la terre en raison d’une qualité physique, c’est opérer une dé-divinisation ou une démythologisation de la pensée grecque afin de la rendre compatible avec le strict monothéisme juif.
4. Les Cherubim comme puissances Philon en vient enfin à son interprétation de prédilection, en insistant très lourdement au début du § 27 sur la façon dont elle lui est venue : il parle de son « âme habituée à être particulièrement inspirée par Dieu » (ψυχῆς ἐμῆς εἰωθυίας τὰ πολλὰ θεοληπτεῖσθαι ; Cher., 27) et même à « rendre des oracles sur des sujets qu’elle ne connaît pas » (καὶ περὶ ὧν οὐκ οἶδε μαντεύεσθαι ; ibid.), pour insister sur le caractère non volontaire, mais donc d’autant plus fondé, de cette interprétation. C’est évidemment une manière d’en revendiquer aussi bien l’intérêt que l’originalité. Cette idée peut se formuler de façon ramassée : ἔλεγε δέ μοι κατὰ τὸν ἕνα ὄντως ὄντα θεὸν δύο τὰς ἀνωτάτω εἶναι καὶ πρώτας δυνάμεις ἀγαθότητα καὶ ἐξουσίαν καὶ ἀγαθότητι μὲν τὸ πᾶν γεγεννηκέναι, ἐξουσίᾳ δὲ τοῦ γεννηθέντος ἄρχειν […] ἀρχῆς μὲν οὖν καὶ ἀγαθότητος τῶν δυεῖν δυνάμεων τὰ Χερουβὶμ εἶναι σύμβολα elle me disait qu’à côté de Dieu, qui est véritablement un, les puissances supérieures et principales sont deux, la bonté et l’autorité, et que par la bonté il a engendré l’univers, tandis que par l’autorité il commande ce qui a été engendré […] et donc que, du commandement et de la bonté – les deux puissances –, les Cherubim sont les symboles (Cher., 27–28). C’est la formulation la plus simple, que l’on retrouve à plusieurs reprises chez Philon. Nous avons rappelé plus haut un passage du De Abrahamo sur l’Être et ses puissances (Abr. 121 sq.), où Philon joue, de plus, sur les deux noms de l’Être, pour nommer chacune de ces deux puissances : « on appelle la puissance créatrice Dieu […] et la puissance royale Seigneur » (προσαγορεύεται δὲ ἡ μὲν ποιητικὴ θεός […] ἡ δὲ βασιλικὴ κύριος ; Abr., 121), avant d’en développer longuement
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Runia, 1986 : p. 210. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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les attributs (Abr. 122–130)32. Dans les Quaestiones in Genesim, Philon commente Gn 3,24 en présentant d’emblée cette même interprétation : Les Cherubim sont le symbole des deux premières puissances qui sont en la divinité, la créatrice et la royale ; la première d’entre elles est appelée « Dieu », et la seconde, la royale, « Seigneur ». La forme de la puissance créatrice, c’est la puissance bienveillante et bienfaisante, mais celle de la puissance royale, c’est la puissance législative et punitive (QG I, 57)33. Il n’est pas certain que le verset scripturaire suffise à lui seul à justifier cette interprétation : ainsi, même dans un traité où Philon fonctionne verset par verset, sans chercher à tisser de liens explicites et systématiques avec d’autres passages scripturaires comme il le fait dans le Grand Commentaire allégorique, il est probable qu’il s’appuie encore sur la représentation des Cherubim de l’Arche, qui leur donne une position essentielle vis-à-vis de Dieu, ou qu’il reprenne une nouvelle fois l’interprétation du De Cherubim qui lui paraît être la lecture la plus appropriée de ces deux figures. La différence la plus notable entre les deux traités est la double exégèse que Philon propose de l’épée de feu dans les Quaestiones. Il peut, en effet, tout d’abord, s’agir du ciel, « de façon symbolique », c’est-à-dire allégorique, « parce que l’éther a la couleur de la flamme et tourne autour de l’univers » (ibid.). Philon retrouve là le rôle de l’épée dans la première interprétation allégorique qu’il propose dans notre passage. Il propose également, en attribuant cette interprétation à « des gens », d’y voir le soleil, comme dans la deuxième interprétation allégorique de notre passage, mais dans une interprétation un peu plus développée, puisque cette lecture repose sur le retour des saisons et le rôle du soleil de « gardien de la vie et de ce qui contribue à la vie de tous les êtres » (ibid.). Le fait que Philon attribue cette lecture à d’autres exégètes vient corroborer le fait que l’interprétation des Cherubim comme figure des deux hémisphères est bel et bien, dans son ensemble, reprise par Philon à ses prédécesseurs ou ses contemporains, comme l’indiquait le passage du De vita Mosis que nous avons déjà cité. Sur ce point, néanmoins, l’exégèse du De Cherubim propose encore une autre compréhension de l’épée. Après avoir rappelé l’unicité de Dieu en tant qu’Être, et présenté ses deux puissances, Philon expose que, selon ce que lui a dit son âme, 32
Cette présentation complète est d’autant plus intéressante qu’elle trouve un parallèle dans les Midrashim, comme le souligne Louis Ginzberg, qui reformule en ces termes l’évocation des Cherubim : « Their number was two, corresponding to the two tables, and to the two sacred names of God, Adonai and Elohim, which characterized Him as benevolent and as powerful » (Ginzberg, 1911 : p. 158 – nous n’avons toutefois pas pu identifier parmi les sources données par l’auteur celle où figure cette mention des deux noms en lien avec les deux Cherubim). 33 Rappelons que l’essentiel du texte original des Quaestiones est perdu ; la traduction ici présentée est celle de Charles Mercier, OPA, qui s’appuie sur le texte arménien. Nous avons remplacé « Chérubins » par « Cherubim ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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« en troisième, unissant l’une et l’autre, au milieu, est le Logos, car par le Logos Dieu est à la fois souverain et bon » (τρίτον δὲ συναγωγὸν ἀμφοῖν μέσον εἶναι λόγον, λόγῳ γὰρ καὶ ἄρχοντα καὶ ἀγαθὸν εἶναι τὸν θεόν ; Cher., 27), et que le symbole « du Logos, c’est l’épée flamboyante » (λόγου δὲ τὴν φλογίνην ῥομφαίαν ; Cher., 28) : ὀξυκινητότατον γὰρ καὶ θερμὸν λόγος καὶ μάλιστα ὁ τοῦ αἰτίου, ὅτι καὶ αὐτὸ πάντα φθάσαν παρημείψατο καὶ πρὸ πάντων νοούμενον καὶ ἐπὶ πᾶσι φαινόμενον. en effet, c’est une chose très rapide à se mouvoir et chaude que le Logos, et surtout celui de la Cause, parce que lui aussi, venant en premier, a tout dépassé, étant pensé avant tout et se faisant voir au-dessus de tout (ibid.). Ce passage peut être éclairé par un autre auquel nous avons fait allusion, dans le De posteritate Caini, où Philon évoque une qualité essentielle de Dieu, sa stabilité (ἑστώς). Il en souligne en effet le caractère paradoxal puisque « le principe actif précède ce qui prend naissance dans le devenir » (τὸ ποιοῦν τοῦ γινομένου προελήλυθεν ; Poster., 1934) et doit donc posséder le mouvement le plus rapide qui soit, en dehors des capacités d’appréhension de tout le créé, même pour « celui qui, de tous, est animé du mouvement le plus rapide, l’intellect » (τὸ πάντων ὀξυκινητότατον, ὁ νοῦς ; ibid.). Il en va de même de façon analogue pour la chaleur, qui doit être plus intense pour celui qui crée que celle des astres créés. En même temps qu’il est parfaitement stable, le Créateur devrait être plus rapide et plus chaud que tout créé, à l’image de cette épée de feu « rapide à se mouvoir et chaude » qui figure le Logos. L’épée de feu occupe cette fois-ci, enfin, une position véritablement centrale – et même supérieure à celle des Cherubim. Cet équilibre manifeste une interprétation réfléchie et particulièrement caractéristique de la pensée de Philon : les deux puissances décrivent la façon dont l’Être entre en relation avec le monde, et peuvent être mentionnées seules, mais selon les moments de l’exégèse de Philon, elles sont aussi accompagnées, et surpassées, par le Logos, qui est le plus haut point auquel puisse prétendre atteindre la connaissance des réalités intelligibles – l’Être lui-même restant toujours fondamentalement inconnaissable. Cette vision trouve un appui scripturaire particulier dans la description de l’Arche, comme le montre le passage du De fuga et inventione que nous avons déjà mentionné : ὁ δʼ ὑπεράνω τούτων λόγος θεῖος εἰς ὁρατὴν οὐκ ἦλθεν ἰδέαν, ἅτε μηδενὶ τῶν κατʼ αἴσθησιν ἐμφερὴς ὤν, ἀλλʼ αὐτὸς εἰκὼν ὑπάρχων θεοῦ, τῶν νοητῶν ἅπαξ ἁπάντων ὁ πρεσβύτατος, ὁ ἐγγυτάτω, μηδενὸς ὄντος μεθορίου διαστήματος, τοῦ μόνου, ὅ ἔστιν ἀψευδῶς, ἐφιδρυμένος λέγεται γάρ· « λαλήσω σοι ἄνωθεν τοῦ ἱλαστηρίου, ἀνὰ μέσον τῶν δυεῖν 34
Trad. Roger Arnaldez, OPA. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Χερουβίμ », ὥσθʼ ἡνίοχον μὲν εἶναι τῶν δυνάμεων τὸν λόγον, ἔποχον δὲ τὸν λαλοῦντα, ἐπικελευόμενους τῷ ἡνιόχῳ τὰ πρὸς ὀρθὴν τοῦ παντὸς ἡνιόχησιν. situé bien au-dessus de celles-ci, le Logos divin n’a pas pris de forme visible, puisqu’il ne ressemble à rien qui relève de la sensation : il est luimême l’image de Dieu, il est le plus vénérable de tout l’ensemble des intelligibles, il est établi le plus près du seul Être qui existe véritablement, sans aucune distance qui les sépare. Car il est dit : « Je te parlerai du haut du propitiatoire, d’entre les deux Cherubim » (Ex 25,22). De la sorte le Logos est le conducteur des puissances, Celui qui parle est porté sur le char et donne au conducteur les directives qu’il faut pour bien conduire tout l’attelage (Fug., 101)35. Le Logos ne désigne pas une partie tangible de l’Arche, comme le propitiatoire figurant la terre, ou Hestia, dans la deuxième interprétation allégorique. Il est le lieu, invisible, où se tient Dieu lorsqu’il s’exprime. Le verbe scripturaire est λαλέω, mais le lien avec le λόγος est évident. Le texte scripturaire permet donc d’assigner un lieu encore supérieur à celui des Puissances, d’où Dieu se manifeste, ce qui explique la mention du Logos comme « image de Dieu ». Cette lecture peut du reste éclairer le passage des Quaestiones que nous avons cité : dans ce traité, en effet, Philon expose que les Cherubim et l’épée de feu, d’un point de vue allégorique, sont préposés à la sagesse, comme si elle était un miroir : par exemple, la sagesse de ce monde-ci est devenue un miroir des puissances divines par lesquelles tout cet (univers) fut achevé, dirigé et administré. Quant à la voie d’accès à la sagesse, elle s’appelle « amour de la sagesse », car la puissance créatrice est amie de la sagesse ; amie de la sagesse est aussi la puissance royale ; ami de la sagesse est aussi le monde (QG I, 57). S’il n’est pas question d’image de Dieu, on voit que la Sagesse est au centre, et provoque un jeu de miroir qui conduit à une diffusion universelle et aimante de la sagesse, par une authentique « philosophie », dans un jeu de médiations. La contemplation des Cherubim se fait à nouveau amoureuse. Une image doit encore être éclaircie : Philon termine l’évocation du Logos dans le De fuga et inventione en le désignant comme le « conducteur des puissances », celui qui dirige le char sur lequel se trouve l’Être. Le rapprochement avec une étymologie possible des Cherubim n’est sans doute pas pertinent ici, pour tentant qu’il puisse être en lui-même36 – et plus encore si on le rapproche de
35
Trad. Esther Starobinski-Safran, OPA, légèrement adaptée. Nous renvoyons par exemple à la rapide mise au point de Starobinski-Safran, 2015 : p. 271, n. 20. 36
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la vision du chapitre 10 d’Ézéchiel où l’image du char est particulièrement appuyée. Or aucune influence de ce texte n’est sensible chez Philon, fidèle exclusivement à ce qu’il lit dans le Pentateuque, comme à son habitude. La référence la plus évidente, ici, est en réalité de nouveau platonicienne, celle du char ailé du Phèdre (246 e) que Philon reprend très couramment, comme l’ont montré en détail les travaux d’Anita Méasson37. On retrouve notamment cette image du conducteur de char dans l’évocation de la conversion du regard d’Abraham38. Les images convoquées par Philon semblent donc pouvoir, pour l’essentiel, être justifiées suffisamment par la seule référence à ces deux corpus : la Loi de Moïse et les textes platoniciens. Il faut enfin noter que, de façon singulière au vu de la place éminente que Philon lui accorde ici comme ailleurs, le Logos n’est pas toujours présent au-dessus des puissances. Nous avons mentionné le passage du De Abrahamo sur l’Être et ses puissances (Abr. 121–130), mais c’est aussi le cas lorsque Philon commente à nouveau Ex 25, 22, dans le Quis rerum divinarum heres sit : τὰς δὲ τοῦ ὄντος πρώτας δυνάμεις, τήν τε χαριστικήν, καθʼ ἣν ἐκοσμοπλάστει ἣ προσαγορεύεται θεός, καὶ τὴν κολαστικήν, καθʼ ἣν ἄρχει καὶ ἐπιστατεῖ τοῦ γενομένου, ἣ προσονομάζεται κύριος, ὑπʼ αὐτοῦ φησιν ἑστῶτος ἐπάνω μέσου διαστέλλεσθαι· « λαλήσω γάρ σοι » φησίν « ἄνωθεν τοῦ ἱλαστηρίου ἀνὰ μέσον τῶν δυεῖν Χερουβίμ », ἵνʼ ἐπιδείξῃ ὅτι αἱ πρεσβύταται τοῦ ὄντος δυνάμεις ἰσάζουσιν, ἥ τε δωρητικὴ καὶ κολαστήριος, αὐτῷ τομεῖ χρώμεναι. Les deux puissances premières de l’Être, celle qui est capacité de grâces – c’est par elle qu’il fabriquait le monde ; elle est appelée « Dieu » – et celle qui est capacité de châtiments – c’est par elle qu’il commande et gouverne l’être créé ; elle est nommée « Seigneur » – Moïse nous dit qu’elles sont séparées par l’Être lui-même se tenant au-dessus, entre elles deux. Il dit, en effet : « Je te parlerai d’en haut du propitiatoire, d’entre les deux Cherubim » (Ex 25,22) voulant ainsi nous montrer que les puissances les plus vénérables de l’Être s’équilibrent, celle qui est capacité de dons et celle qui châtie, recourant à lui comme diviseur39. Le choix de faire intervenir le Logos est donc guidé d’abord par le texte commenté (quand bien même le qualificatif de diviseur qui intervient ici est fréquemment référé au Logos, y compris dans ce même traité40), celui-ci demeurant un 37
Méasson, 1986. κατεῖδεν, ὃ μὴ πρότερον ἐθεάσατο, τοῦ κόσμου τινὰ ἡνίοχον καὶ κυβερνήτην ἐφεστῶτα καὶ σωτηρίως εὐθύνοντα τὸ οἰκεῖον ἔργον (« il perçut ce qu’il n’avait pas contemplé auparavant, quelqu’un placé au poste de conducteur et de pilote du monde et dirigeant de façon salutaire son propre ouvrage » ; Abr., 70). 39 Trad. Marguerite Harl, OPA, légèrement adaptée. 40 Voir notamment les études de Hay, 1973 et de Pawlaczyk, 1996. 38
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motif en quelque sorte optionnel à côté de celui des deux puissances, qu’il s’agisse d’interpréter la figure des Cherubim ou, comme dans les commentaires de la théophanie de Mambré, de rendre compte d’une apparition à la fois simple et triple de Dieu. C’est la mention de l’épée qui conduit ici à donner une place centrale au Logos, mais l’association entre les puissances et le Logos demeure donc fluctuante en fonction des passages.
5. Récapitulation spirituelle La conclusion de Philon sur ce passage est longuement développée et marquée par une très forte dimension spirituelle. Elle s’ouvre en effet par une apostrophe de Philon à sa propre âme, procédé rhétorique très frappant chez lui41 : « de l’un et l’autre des Cherubim, ô ma pensée, reçoit l’empreinte authentique » (Ἑκατέρου δὴ τῶν Χερουβίμ, ὦ διάνοια, δέξαι τύπον ἀκιβδήλευτον ; Cher., 29). Un paragraphe entier est consacré aux bienfaits que son âme peut recevoir de la contemplation, avec un vocabulaire de l’apprentissage appuyé : « en étant enseignée » (ἀναδιδαχθεῖσα ; ibid.), « tu connaîtras » (γνώσῃ ; ibid.), qui doit déboucher sur une perfection morale à l’imitation de l’œuvre de chacune des deux puissances (« afin que tu acquières les vertus engendrées à partir d’elles, la bonté et la respect de Dieu » : ἵνα τὰς ἐκ τούτων ἀπογεννωμένας ἀρετὰς φιλοφροσύνην καὶ εὐλάβειαν θεοῦ κτήσῃ ; ibid.). Ces deux ensembles de vertus sont accompagnées de l’épée, récapitule Philon, car χρὴ τούτοις παρακολουθεῖν τὸν μέσον τῶν πραγμάτων ἔνθερμον καὶ πυρώδη λόγον, ὃς οὐδέποτε λήγει κινούμενος σπουδῇ πάσῃ πρὸς αἵρεσιν μὲν τῶν καλῶν, φυγὴν δὲ τῶν ἐναντίων il faut que les accompagne le Logos, celui qui est le milieu des choses, chaud et enflammé, qui jamais ne cesse de se mouvoir en toute hâte vers le choix de ce qui est bon, et la fuite de ce qui lui est contraire (Cher., 30). Cette étonnante conclusion nous permet de récapituler le parcours suivi par Philon : il est parti d’un glissement d’Abraham vers les puissances, marqué d’emblée par une dimension spirituelle, et aboutit par une très vive exhortation à la pensée de contempler et d’imiter l’action propre de chacune des puissances, complétée par le Logos qui en constitue en quelque sorte le moteur commun. À partir de l’exégèse de Gn 3,24 croisée avec celle d’Ex 25,18–22, Philon ne se contente donc pas d’expliquer ou d’illustrer mécaniquement le caractère symbolique des Cherubim, il incite à entrer dans un chemin qui conduit en définitive à imiter le mouvement du Logos, diffusé dans les deux puissances, c’est-à-dire à imiter en définitive l’Être lui-même tel qu’il agit manifestement dans le rapport avec sa création.
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Voir Frazier, à paraître. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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La place des deux premières étapes de l’interprétation allégorique se comprend dans cette perspective, surtout, encore une fois, si l’on garde en arrière-plan la figure d’Abraham, l’un des modèles de sage les plus développés chez Philon42. Les premières étapes constituent deux aperçus successifs sur l’ordre de la Création, qui font remonter le regard vers le Créateur. La contemplation du macrocosme, appuyée sur celle du microcosme qu’est l’Arche avec les Cherubim, donne à comprendre l’œuvre de l’Être, l’ordonnancement du monde qu’il a créé, et le rôle des éléments intermédiaires que sont les sphères ou les hémisphères, ou encore au niveau des réalités intelligibles, celui de ses puissances. Et c’est précisément cet autre microcosme qu’est l’âme humaine qui peut par excellence en retirer les fruits pour conduire à des actions morales, analogues à l’œuvre de l’Être43, ce que Philon qualifierait par ailleurs de sagesse, comme Abraham en est l’un des exemples notables, lui qui a fait ses premiers pas vers la sagesse en revenant vers lui-même après avoir conçu l’existence du Créateur et renoncé à sa vision des astres comme des êtres divins44. Nous avons vu précisément dans l’exégèse des Quaestiones la façon dont la Sagesse de Dieu, tenant un rôle central semblable à celui du Logos, pouvait se répandre jusqu’à « ce monde-ci ».
Conclusion Étudier l’exégèse de Philon concernant les Cherubim engage donc une démarche complexe. Il ne peut s’agir seulement de relever des images, de façon thématique, pour établir un catalogue d’interprétations. L’exégèse est dynamique, progressive, et résulte de la convergence ou de la mise en réseaux de lieux scripturaires propres au Pentateuque et de références philosophiques, ici platoniciennes. Conformément à la démarche qui est la sienne dans le Grand Commentaire allégorique, mais que les autres types de traités confirment, Philon éclaire Gn 3,24 par Ex 25,18– 22, expliquant l’Écriture par l’Écriture tout comme les savants alexandrins expliquaient Homère par Homère45. Le point à la fois aveugle et intensément lumineux 42
Nous nous permettons de renvoyer une nouvelle fois à notre thèse de doctorat, Moreau, 2010. 43 Le rapport entre microcosme et macrocosme pourrait être développé dans le passage du De fuga et inventione que nous avons étudié. L’Arche est l’image des différentes cités de refuges. Or celles-ci, appartenant aux Lévites, constituent comme des extensions du Sanctuaire de Jérusalem, formant ainsi un macrocosme dont l’Arche est le microcosme, l’image concentrée. La dimension spirituelle y est prégnante, puisque de la vitesse du coureur dépend sa capacité à atteindre une ville dont la valeur est plus élevée, jusqu’à atteindre le Sanctuaire, dont la place dans l’Arche est celle du Logos. Pour une analyse plus avancée de ce passage, nous renvoyons à l’édition d’Esther Starobinski-Safran, OPA, notamment p. 67–71, ainsi qu’à son article Starobinski-Safran, 2015, p. 265–270. 44 Voir Abr., 71 pour la mention explicite du rapport entre le macrocosme et le microcosme, et les paragraphes suivants pour le développement de ce rapport au microcosme. 45 Voir par exemple Dorival, 2000 et plus largement Niehoff, 2011. On pourrait également © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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de cette exégèse est la disparition complète de la mention du paradis et de l’arbre de vie, dont Philon semble à première vue se détourner46, mais tout le développement contribue en réalité à élever le regard jusqu’au point où l’épée de feu du Logos peut être contemplée par l’intellect par l’intermédiaire des puissances, qui ne sont plus alors obstacles mais médiations. Il s’agit en somme précisément de retrouver le paradis perdu par Adam. Philon se dégage d’une approche narrative littérale, mais c’est pour mieux dessiner grâce aux Cherubim un parcours spirituel au sens le plus fort du terme. Avec lui, l’étude de ces figures sort d’un enjeu iconographique univoque (Philon n’ajoute aucun détail visuel qui lui soit propre pour permettre de se représenter de façon plus précise les Cherubim), mais ouvre à une élaboration à la fois religieuse et intellectuelle qui les insère dans un réseau de sens plus complexe, où elles deviennent des points de passage plus que de simples objets. Ce ne sont pas tant les images convoquées qui sont originales, Philon se référant manifestement exclusivement aux rares éléments donnés par le Pentateuque, ainsi qu’à des images platoniciennes bien repérées, que les croisements qu’elles permettent et la matière qu’elles fournissent à une démarche spirituelle, qui doit faire progresser vers la connaissance du vrai Dieu Créateur et Souverain. Les Cherubim apparaissent alors bel et bien, pour l’exégèse et la spiritualité de Philon, l’une et l’autre très intellectuelles, comme des intermédiaires, ou encore, au sens le plus fort du terme, comme des symboles.
Bibliographie Arasse, D., 2004 : « Le tableau préféré ». Dans Histoires de peintures. Paris. Pp. 19–29. Boiché, A., 2018 : L’écriture de l’exégèse dans le De somniis de Philon d’Alexandrie, sous la direction du Professeur Olivier Munnich, Sorbonne Université, novembre 2018. Cazeaux, J., 1983 : L’épée du Logos et le soleil de midi. Lyon. Dillon, J. M., 1977 : The Middle Platonists, A Study of Platonism. 80 B.C. to A.D. 220. London. Dorival, G., 2000 : « Exégèse juive et exégèse chrétienne ». Dans M.-O. GouletCazé (éd.) : Le commentaire entre tradition et innovation. Paris. Pp. 169–181.
convoquer le principe rabbinique selon lequel « il n’y a ni avant ni après dans la Torah » : on en trouve la première formulation dans la Mekhilta de R. Ishmael, « Massekhta dechira », chap. 7. 46 L’arbre de vie a néanmoins fait l’objet de nombreux développements dans le traité qui précède le De Cherubim, les trois livres des Legum Allegoriae, qui couvrent le texte scripturaire de Gn 2,1 à 3,18. Si Philon le suppose connu de son lecteur, alors l’exégèse que nous proposons est plus évidente encore. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Quelle place pour les Chérubins dans l’exégèse et la pensée d’Origène ... et de quelques autres ? Fr. Vinel Université de Strasbourg
Pour répondre à cette question, il est d’abord nécessaire de délimiter les termes de notre enquête. Et la première limite sera, précisément, de nous en tenir à ce nom, « Chérubins », souvent associé, cependant à « Séraphins », au point d’être parfois confondus dans certains commentaires patristiques ; c’est dire qu’il ne s’agit pas de brosser le tableau des premiers développements d’une angélologie chrétienne, que nombre d’études ont déjà abordée. Présents dans l’Ancien Testament et mentionnés seulement une fois dans le Nouveau (Hé 9,5), les Chérubins appellent les commentaires, exégétiques et homilétiques, des Pères des premiers siècles, pour qui l’interprétation des textes révélés constitue une base décisive pour la pensée théologique et l’instruction des communautés1. L’ambition d’Origène n’est-elle pas d’expliquer l’ensemble des livres bibliques, en attachant la plus grande importance à l’Ancien Testament ? Et même si Jean Chrysostome, dans la deuxième moitié du IVème s., semble beaucoup plus centré sur le Nouveau Testament, évangiles et épîtres pauliniennes, l’interprétation se fait toujours verset par verset, ou, dans les homélies, péricope par péricope. Cependant, d’autres genres littéraires que les commentaires bibliques et les homélies nous seront utiles pour préciser, sur une période allant du IIIème au VIIIème siècle, sinon les conditions historiques, du moins le contexte conceptuel, philosophique et théologique. Car la place, même mineure, et le sens donné aux Chérubins évoluent avec les rapports aux différents courants de pensées – philosophie gréco-romaine, diversité des conceptions religieuses, groupes hérétiques – et les débats qu’ils suscitent. Reste aussi à préciser la question délicate de la délimitation de notre corpus : une place de choix faite à Origène, d’abord, qui était au départ le seul auteur considéré, puis à quelques œuvres qui s’échelonnent jusqu’aux Discours sur les images de Jean Damascène2. Sans doute y a-t-il un risque à mettre ainsi côte à côte des auteurs et des textes si différents, mais le critère pour les retenir a été, précisément, les quelques scènes bibliques où apparaissent les Chérubins. Avec l’arrière-plan de leur contexte, ces œuvres nous renvoient au paradoxe majeur créé par cette catégorie d’êtres : leur mention dans la 1
Sur la place prise par les Chérubins dans la liturgie, Pseudo-Denys, Hiérarchie céleste (VI–VII) et Maxime le Confesseur, Mystagogie (chap. 19) sont des étapes décisives. 2 Voir la bibliographie des sources en fin d’article. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Bible s’accompagne, explicitement ou non, d’une description, même succincte, alors que les Chérubins, comme tous les anges, appartiennent par définition dans la pensée ancienne, aux réalités invisibles. C’est ce qui nous a amené à clore ce dossier, au moins provisoirement, avec les réflexions de Jean Damascène sur les images – quelle image des Chérubins ? –, quelques décennies avant le concile de Nicée II réuni en 787 pour répondre à la crise iconoclaste3. Cécile Dogniez4 a analysé les difficultés posées par ce nom chérubin aux traducteurs des livres bibliques en grec, et, ce faisant, elle a marqué les passages bibliques les plus importants : la première occurrence du mot se trouve en Genèse 3,4 (deux Chérubins sont assignés à la garde du paradis d’où Adam et Ève viennent d’être expulsés) ; puis ils sont placés de part et d’autre du tabernacle en Exode 25,18–21 (à l’intérieur de la section Ex 25–31 où sont données les prescriptions faites à Moïse pour la construction de l’arche d’alliance, description du tabernacle orné de Chérubins) et en Ézéchiel 10 (vision du prophète, souvent associée par les Pères à celle d’Isaïe 6)5. On ajoutera quelques scènes du Nouveau Testament dans lesquelles certains commentaires patristiques introduisent – on verra dans quelle intention – les Chérubins. Enfin, trois entrées, trois questions organisent ces pages, dans le cadre de la belle journée d’étude organisée en mai 2019 à Lille sous le titre Les Chérubins / Keruvim par Stéphanie Anthonioz et Philippe Abrahami6 : nature, fonction et représentation des Chérubins dans la littérature chrétienne des premiers siècles.
I. Comment les définir ? Pour répondre à cette question, Origène est un point de départ incontournable. Même s’il n’est pas le premier auteur chrétien à mentionner les Chérubins7, il se trouve dans la première moitié du IIIème s. à un carrefour culturel et religieux crucial, et particulièrement riche à Alexandrie. Héritier des traditions philosophiques 3
Nicée II : Alberigo, 1994 : 293–345. On se contentera ici de renvoyer à Boespflug / Lossky, 1987. Voir aussi Boespflug, 20073 : 665–671. 4 Voir sa contribution infra. 5 Ne sont pas abordés les Psaumes qui les évoquent. 6 Je les remercie chaleureusement de m’y avoir invitée et de prendre en charge la publication des Actes. 7 Voir par exemple les trois occurrences du nom dans la partie conservée en grec de l’Adversus haereses d’Irénée de Lyon dans une section du livre III où il élabore sa réflexion sur l’Évangile tétramorphe (Adv. haer. III, 11 : sur la base du Ps 79,2), Irénée associe étroitement les Chérubins au Logos artisan de la création, l’Esprit et Lui étant les « mains » du Père : « C’est ainsi que David, implorant [la] venue du Verbe, Artisan de l’Univers, disait : “Toi qui sièges sur les Chérubins, montre-toi”. Car les Chérubins ont une quadruple figure (cf Ez 1,6), et leurs figures sont les images de l’activité du Fils de Dieu » – ces « figures » sont celles des êtres qui vont devenir le symbole des quatre évangélistes, le lion, le taureau, l’homme et l’aigle. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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grecques, qu’il assume et en même temps rejette, par exemple dans sa lutte pied à pied avec Celse8, il donne cependant priorité à l’Écriture, pour lui critère de vérité. C’est sous ces deux angles que se comprend sa dette à l’égard de l’œuvre de Philon, dont il est lecteur9. D’un point de vue philosophique, les Chérubins et les Séraphins appartiennent à la catégorie des êtres angéliques et font partie, dans l’échelle des réalités, des êtres intelligibles et invisibles – l’Épître aux Colossiens fait appel à cette dernière catégorie avec l’affirmation hymnologique : « en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs » (Col 1,16)10. Êtres invisibles, c’est-à-dire immatériels ou incorporels, par opposition à toutes les réalités matérielles ou en partie matérielles ; intelligibles, c’est-à-dire réalités dotées d’une capacité de compréhension, de connaissance, et parmi elles, certaines sont invisibles – les êtres angéliques, d’autres non, à l’instar des êtres humains qui constituent un mixte d’intelligible et de sensible11. Deux textes d’Origène nous aideront à préciser la « nature » des Chérubins. Dans le premier, tiré du Contre Celse, Origène affirme principalement l’invisibilité des êtres angéliques – et en ce sens ils ne peuvent pas être représentés, ce qui les distingue des idoles des païens. Il s’agit, comme le dit d’emblée le titre, d’un long traité polémique écrit pour répondre point par point aux accusations du philosophe Celse, bon connaisseur des Écritures et auteur du discours véritable – aléthès logos (avec le jeu sur logos, discours rationnel, et le Logos, le Verbe proclamé par l’évangile de Jean)12. Pour Celse, l’Écriture n’est qu’un ensemble de naïvetés et de niaiseries, et il vaut mieux se retourner vers l’authentique sagesse des philosophes. Le passage commence par une longue citation de la lettre aux Romains (Rm 1,18–22), ici réduite aux versets 20–21. Dieu s’est manifesté, l’invisible est devenu perceptible mais n’a pas été reconnu pour ce qu’il est ; c’est pourquoi l’ac-
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Origène, Contre Celse. Voir la contribution de Moreau dans ce volume. 10 ἐν αὐτῷ ἐκτίσθη τὰ πάντα ἐν τοῖς οὐρανοῖς καὶ ἐπὶ τῆς γῆς, τὰ ὁρατὰ καὶ τὰ ἀόρατα, εἴτε θρόνοι εἴτε κυριότητες εἴτε ἀρχαὶ εἴτε ἐξουσίαι. Voir plus loin les textes d’Origène qui font place à la distinction entre êtres visibles et invisibles. Mais il importe de signaler que l’adjectif ἀόρατος est aussi employé dès le verset 2 de la Genèse (la terre était invisible et inorganisée) mais dans un tout autre sens, que précise son association à ἀκατασκεύαστος ; pour l’histoire des interprétations patristiques, voir La Bible d’Alexandrie I, La Genèse, Harl, 1986, ainsi que Alexandre, 1988 : 76–80. 11 Ces deux termes, πνεῦμα et νοῦς, sont employés dans des contextes et courants de pensées très différents ; leur distinction et leur emploi ont une histoire complexe dans l’élaboration d’une anthropologie chrétienne – on se contentera ici de cette remarque, non sans rappeler que dans le récit de la création, c’est le souffle, πνεῦμα, de Dieu qui donne vie à Adam (Gn 2,7). 12 Parmi les traductions récentes, signalons Hoffmann, 1989. 9
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cusation centrale, ici, est celle d’idolâtrie, cet attachement à des images matérielles : [Les] œuvres invisibles [de Dieu], depuis la création du monde, grâce aux choses créées sont perceptibles à l’esprit, et sa puissance éternelle et sa divinité ; en sorte qu’ils13 sont inexcusables, puisqu’ayant connu Dieu, ils ne lui ont rendu comme à un Dieu ni gloire ni action de grâce, et leur cœur inintelligent s’est enténébré ... Mais ceux qui ont si bien écrit sur le Souverain Bien14 descendent au Pirée pour prier Artémis comme une déesse, et pour voir la fête publique célébrée par les simples. Après avoir enseigné cette profonde philosophie sur l’âme et décrit en détail l’état futur de celle dont la vie fut vertueuse, ils abandonnent ces idées sublimes que Dieu leur a manifestées pour songer à des choses vulgaires et basses et sacrifier un coq à Asclépios15. Ils s’étaient représenté les œuvres invisibles de Dieu et les idées à partir de la création du monde et des choses sensibles, d’où ils s’étaient élevés aux réalités intelligibles ... Et l’on peut voir ces hommes, fiers de leur sagesse et de leur théologie, adorer une représentation, simple image d’homme corruptible, pour honorer, disent-ils, cette divinité, parfois même descendre avec les Égyptiens jusqu’aux oiseaux, quadrupèdes, reptiles16. « Les œuvres invisibles de Dieu », l’expression reste vague, mais, rapportée aux différents niveaux qui ont été rappelés, elle englobe l’ensemble des intelligibles immatériels, les daimones, voire le divin même, selon une distinction qui reste floue (même chez Origène, comme on le verra dans le texte suivant). Avec la mention des représentations animales des divinités égyptiennes, ce sont les religions païennes qui sont visées mais surtout, dans le cadre de la polémique contre Celse, l’incohérence des philosophes, si doués pour la pensée conceptuelle ... et capables de la pire impiété religieuse : se tromper sur ce qui est objet d’« adoration », à l’encontre des premiers interdits du Décalogue (Ex 20,3–5)17. Ainsi, Origène est pour le moins réservé à l’égard de toute représentation matérielle du monde angélique – ce qui ne manquera pas de poser question pour l’interprétation des textes bibliques « décrivant » les Chérubins.
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L’ensemble de ce texte paulinien (Rm 1,18–32) est dirigé contre les hommes « qui tiennent la vérité captive dans l’injustice », les hommes qui se sont éloignés de Dieu et se sont livrés aux passions. 14 C’est-à-dire les philosophes grecs, et Origène reproduit un extrait du Discours véritable où Celse cite un extrait de la Lettre VII de Platon. 15 C’est, à la fin du Phédon, la dernière demande prêtée à Socrate mourant (Phédon, 117e). 16 Contre Celse, VI, 3–4. 17 Sur ces versets dans les interprétations patristiques, voir Winling, 2008 : 195–221 et Prieur, 2008 : 223–241. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Le deuxième passage d’Origène est extrait du Peri archôn, Traité des principes18, ouvrage complexe, qui ne nous est parvenu que sous une forme incomplète. Considéré comme une œuvre de jeunesse, c’est un traité systématique, même si le terme est excessif, qui aborde successivement, selon l’ordre des traités philosophiques, mais aussi, insiste Origène, selon l’ordre de la confession de foi apostolique, tout ce qui se rapporte à l’être : dans l’ordre, pour le premier livre, qui nous intéresse ici : Dieu, le Christ, l’Esprit Saint, les natures douées de raison – ces questions étant ensuite davantage développées dans la partie II, qui intègre en outre un traité d’herméneutique, les « principes » d’interprétation de l’Écriture, considéré comme le premier traité herméneutique chrétien. Le traité a une dimension polémique forte, puisqu’il s’agit de répondre aux erreurs graves d’interprétation des Écritures par les gnostiques. L’extrait que nous allons lire se trouve au début de la section sur « les natures douées de raison », autrement dit les réalités intelligibles non corporelles (l’homme constituant un mixte d’intelligible et de sensible), donc invisibles. Origène introduit sa réflexion par deux citations néo-testamentaires : Il existe des saints anges de Dieu que Paul appelle les Esprits Serviteurs envoyés en service à cause de ceux qui recevront l’héritage du salut (Hé 1,14). C’est encore saint Paul que nous voyons donner les noms (je ne sais d’où il les tient), de Trônes, Dominations, Principautés et Puissances (Col 1,16). Origène ne s’intéresse pas ici à l’invisibilité de ces réalités intelligibles mais se concentre sur une autre de leurs caractéristiques : leur aptitude à faire, par un choix libre, le bien ou le mal, ce qui s’illustre dans l’Écriture par la mention de puissances angéliques mauvaises, celles qui ont choisi le mal19. Êtres invisibles, les Chérubins ont leur place dans ce développement, grâce à un long passage d’Ézéchiel (Ez 28,11–19) qu’Origène cite intégralement puis commente20 : Et la parole du Seigneur vint à moi me disant : Fils d’homme, fais une lamentation sur le Prince de Tyr et dis-lui : ... Depuis le jour où tu fus créé avec les Chérubins, je t’ai placé sur la montagne sainte de Dieu. Tu as été au milieu des pierres de feu. Tu as été immaculé dans tes jours, depuis le jour où tu fus créé, jusqu’à ce que furent trouvées des injustices en toi. Par l’abondance de ton commerce, tu as rempli tes réserves d’iniquité, tu as péché, tu as été blessé et chassé de la montagne de Dieu. Et le Chérubin t’a rejeté du milieu des pierres de feu. ... à cause de la foule de tes péchés 18
Origène, Traité des principes. Traité des Principes, I, 5, 2, citant entre autres Mt 25,41 ; 1 Co 2,6 et Lc 7,21, édition citée, 60. 20 Traité des Principes, I, 5, 4 : Harl / Dorival / Le Boulluec, 1976 : 62–64. Les points de suspension signalent des coupures faites dans le texte pour n’en retenir que ce qui intéresse notre propos sur les Chérubins. 19
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je t’ai jeté sur la terre en présence des rois ; je t’ai donné en exemple et en dérision ... Et tous ceux qui te connaissaient dans les nations, tous s’attristeront à ton sujet : tu es devenu perdition et tu ne subsisteras plus dans l’éternité. ... Étant donné ces paroles ..., quel est celui qui pourra laisser aller son jugement au point de penser que cela est dit d’un homme, ou d’un saint, pour ne pas dire du Prince de Tyr ? ... Sans doute que ces paroles, prononcées par Ézéchiel au sujet du Prince de Tyr, mais dont nous avons montré qu’elles devaient être rapportées à la Vertu adverse, démontrent manifestement que cette vertu fut primitivement sainte et bienheureuse, qu’elle tomba de cette béatitude à partir du moment où, en elle, fut trouvée l’injustice, et qu’elle fut plongée sur la terre et qu’elle fut telle non par nature ni par création ; nous jugeons donc qu’elles sont dites d’un ange, celui qui reçut la fonction du Prince des Tyriens ; et à lui semble avoir été confiée la fonction de prendre soin de leurs âmes. Les versets d’Ézéchiel évoquent la chute du prince de Tyr21, basée sur une double interprétation du personnage : il est d’abord accusé d’orgueil lui qui s’est pris pour un dieu : « Devant celui qui va te tuer, oseras-tu dire : “je suis un dieu”, alors que tu es homme et non dieu » (Ez 28,9), l’affirmation « je suis un dieu » ne manquant pas de rappeler la promesse du serpent à Adam et Ève : Vous serez comme des dieux (Gn 3,5). Ez 28,12 est d’ailleurs une autre allusion significative : Tu as été sceau et ressemblance et couronne de beauté (cf Gn 1,26), signe que le récit de la création est bien sous-jacent à la prophétie. Dans un deuxième temps, Origène assimile le Prince de Tyr au Chérubin22 : le passage prophétique devient donc le récit de la chute de l’ange, de celui qui, créé pour la béatitude, a choisi le mal. Origène confirme cette interprétation en citant ensuite en parallèle Isaïe 14,12–22, qui évoque la chute de Lucifer (Traité des Principes, I, 5,5). Ainsi devient manifeste l’ambivalence de la figure du Chérubin/des Chérubins : créés pour être les « trônes » de Dieu, ils ont pu se détourner librement de lui. Cette capacité de choix aura toute son importance dans les homélies de Jean Chrysostome sur le bon larron que les Chérubins laissent entrer au paradis23. Avec le thème de la chute de l’ange qui est l’équivalent d’une condamnation, l’accent est mis sur une représentation spatiale du haut et du bas.
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Dans le livre d’Ézéchiel, la prophétie contre le Prince de Tyr s’insère dans une série d’imprécations contre les ennemis du peuple de Dieu, d’Israël (Ez 25–30), qui s’achève en Ez 30 par l’annonce de leur destruction par Dieu. 22 Sur l’alternance du singulier et du pluriel (v. 14 et 16), voir la contribution de Dogniez dans ce volume. 23 Voir infra. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Cette localisation, si l’on peut dire, des Chérubins et du monde angélique a une importance théologique et plus spécialement sotériologique. Dans une perspective chrétienne, et non plus seulement philosophique, deux niveaux de compréhension, ontologique et anthropologique, interviennent ici. Aux différents degrés d’être s’ajoute la distinction, qui va se clarifier surtout après Origène, entre ce qui est incréé, Dieu, et ce qui est créé, incluant les êtres invisibles et les visibles. Une des difficultés souvent mise en avant, par les spécialistes d’Origène24, est le flou concernant cette distinction, ce qui est un enjeu pour situer anges et Chérubins par rapport à Dieu et par rapport aux hommes. Pour le rapport à Dieu, le singulier employé en Ez 28,16 (« Et le Chérubin t’a rejeté du milieu des pierres de feu ») est un indice intéressant. Charles A. Gieschen, dans une étude publiée en 1998 sous le titre : Angelomorphic Christology. Antecedents and Early Evidence, fait une large place aux sources juives puis aux auteurs chrétiens avant Nicée. Comme le suggère d’emblée le titre, c’est la distinction entre le Christ et les anges qui n’apparaît pas toujours clairement. Parmi les textes d’Origène auxquels Gieschen se réfère, on retiendra, dans le Traité des Principes (Περὶ ἀρχῶν) quelques lignes de l’interprétation d’Isaïe 6, cité en parallèle à Ez 28 : Notre maître hébreu disait que les deux Séraphins décrits dans le Livre d’Isaïe, avec leurs six ailes, en train de crier l’un à l’autre : Saint, saint, saint, le Seigneur Dieu Sabaoth (Is 6,3), devait être interprétés du Fils unique de Dieu et de l’Esprit Saint. De notre côté, nous pensons aussi que la parole prononcée dans le Cantique d’Habacuq au milieu de deux vivants (ou au milieu de deux vies) tu seras connu (Hab 3,2), doit être comprise du Christ et de l’Esprit Saint (...)25. Et le Chérubin d’Ez 28,16 est peut-être à mettre en relation avec l’Ange du Grand Conseil (Is 9,6 LXX) dont Origène donne à plusieurs reprises, rappelle Gieschen26, une interprétation christologique. Ange du Grand Conseil, Chérubins, Séraphins : tels seraient les noms de Celui que l’on ne peut pas nommer – et la dette d’Origène à l’égard des interprétations juives est évidente, et une telle assimilation place définitivement les anges plus haut que les hommes. D’autre part, en faire des figures du Christ leur donne aussi un rôle dans l’histoire du salut. La question anthropologique du rapport entre anges et hommes s’ouvre ici. John Gavin27, dans une étude sur l’angélologie et l’anthropologie de Maxime le Confesseur (VIIème s.), introduite par l’affirmation évangélique : Ils sont comme 24
Et déjà un des éléments qui contribue plus tard à sa condamnation au concile de Constantinople de 553. 25 Traité des Principes, I, 3, 4 : Harl / Dorival / Le Boulluec, 1976 : 50. 26 Gieschen, 1998 : 195–196. Sur l’angélologie d’Origène, voir Trigg 1991, 35–51 et Monaci Castagno, 1992 ; ead., 2000. 27 Gavin, 2009. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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les anges dans le ciel (Mt 22,30), commence par retracer l’histoire de ce qu’il nomme l’« angélisme » – celui des hommes, bien sûr. Cette perspective diachronique n’est pas si loin de notre démarche dans ces pages et marque bien le rôle fondateur d’Origène. Dans les quelques pages qu’il lui consacre28, Gavin insiste sur le lien étroit entre anges et hommes, lien d’ordre moral (c’est-à-dire évalué par le choix du bien ou du mal29 et conclut : « Origen’s angelology exhibits clear tendencies toward a form of ‘angelism’. ... The distinction between man and angel becomes obscure in the great Alexandrian’s thought, leading to the view that man must one day return to his angelic celestial state »30. Sur cette question d’une forte ressemblance spirituelle entre les Chérubins et les hommes, nous retrouvons les homélies sur Ézéchiel, dont la première commente la vision d’Ézéchiel (Ez 1), les quatre vivants et les quatre roues sous le trône où se tient la gloire de Dieu : Et au centre du feu, comme la ressemblance de quatre vivants ; voici leur aspect : en eux, une ressemblance d’homme ; à chacun quatre faces, à chacun quatre ailes ; leurs jambes étaient droites, leurs pieds avaient des ailes. On voit quels sont les êtres conduits par Dieu, comme ici : Toi qui sièges sur les Chérubins, resplendis (Ps 79[80],1). Chérubin se traduit plénitude de la connaissance, et quiconque est rempli de science devient un Chérubin que Dieu conduit (...) C’est ainsi que, par la volonté de Dieu, sont conduits tous les « êtres célestes, terrestres et infernaux » (cf Ph 2,10), et ceux qui sont au-dessus des cieux, et que nous tous, nous devenons des Chérubins : eux qui sont sous les pieds de Dieu, auxquels sont unies « les roues » du monde, et elles les accompagnent (cf Ez 10,9). Le Ps 79,1 (voir déjà Irénée, supra, n. 7) complète ici le verset d’Ez, pour introduire la réflexion sur les Chérubins. Le passage par l’étymologie « plénitude de la connaissance ») marque la proximité avec Philon (Vie de Moïse, II, 97)31. Ce qui caractérise les Chérubins est donc la connaissance qu’ils ont de Dieu, une connaissance que peuvent partager les hommes qui les imitent. Après le sens christologique et le rappel de l’étymologie, Origène donne une interprétation spirituelle de cette dernière, et l’on voit que ce qui l’intéresse, c’est moins le monde angélique que l’homme : « nous devenons des Chérubins » – nous nous approchons de Dieu, nouvelle trace, au fond, de cet « angélisme » étudié par Gavin. L’« égalité avec les anges » (ἰσαγγελία) constitue d’ailleurs un des
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Gavin, 2009 : 31–37. Gavin, 2009 : 33 : « The distinctions among men, angels and demons, therefore, do not belong to the natural order, but rather to the moral ». 30 Gavin, 2009 : 37. 31 Voir la contribution de J. Moreau dans ce volume. 29
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thèmes majeurs du monachisme à ses débuts. Mais se précise aussi la place des Chérubins dans l’espace : au-dessous de Dieu, mais au-dessus des hommes, peutêtre dans une forme de rivalité avec les hommes. Sans doute les Chérubins sont-ils restés encore au second plan dans cette première partie, mais ces définitions conceptuelles étaient nécessaires avant d’aborder leurs différentes « fonctions » et de voir de manière plus claire quelle est leur fonction propre, de la création au salut.
II. Les Chérubins, gardiens du mystère de Dieu et impliqués dans l’histoire du salut Revenons encore aux premiers livres bibliques, Genèse et Exode : quelques mentions, succinctes, des Chérubins et de leur « histoire » laissent entendre leurs différentes fonctions. Les deux Chérubins placés de part et d’autre du propitiatoire (Ex 25,19) inspirent aux Pères une invitation au respect du mystère de Dieu ; mais ceux préposés à la garde de l’entrée du paradis (Gn 3,24) semblent avoir surtout nourri, on va le voir, l’imaginaire de quelques textes restés apocryphes. Jean Chrysostome, pourtant, dans les quatre homélies sur le bon larron, projette sous le regard de son auditoire l’arrivée inouïe de ce personnage devant le Paradis32. Un lien est aussi prêté aux Chérubins avec Marie, dans un des récits de sa dormition et des homélies sur la nativité. Ce décalage entre la sobriété des textes canoniques sur les mondes angéliques et, à l’inverse, l’importance qui leur est donnée dans la littérature intertestamentaire née dans le judaïsme33 et les apocryphes chrétiens est sans aucun doute significatif de ce que nous pourrions nommer le besoin d’images et de récits – dont les Écritures elles-mêmes sont le grand réservoir34. II.1 Exode 25 : les ailes des Chérubins pour voiler la présence de Dieu (18) Et tu feras deux Chérubins en or, ciselés, et tu les placeras des deux côtés du propitiatoire. (19) Seront faits un Chérubin sortant de ce côté et un Chérubin sortant du second côté du propitiatoire ; et tu feras les deux Chérubins sur les deux côtés. (20) Les Chérubins auront leurs ailes étendues vers le haut, ombrageant (συσκιάζοντες) de leurs ailes le propitiatoire, et leurs faces l’une vers l’autre ; et les faces des Chérubins seront tournées vers le propitiatoire ... (22) C’est de là que je me ferai connaître à toi ; je te
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Il faudrait une enquête plus approfondie pour cerner la place de ce motif, en particulier dans l’hymnographie byzantine. 33 Elle n’entre pas dans le cadre de cet article, mais voir, dans ce volume, les contributions de Ch. Batsch et de D. Hamidović. 34 C’est d’ailleurs la conception que nous retrouverons au terme de notre enquête dans la réflexion de Jean Damascène sur les images (voir la troisième partie de l’article). © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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parlerai d’au-dessus du propitiatoire, au milieu des deux Chérubins placés sur le coffre du témoignage (...)35. Si nous avons des homélies sur l’Exode d’Origène, Grégoire de Nysse, lui, a écrit comme Philon une Vie de Moïse36 : elle se présente en deux parties, ἱστορία, qui reprend et sélectionne des fragments de l’Exode, et θεωρία, « contemplation », qui en donne une interprétation spirituelle et mystique37 ; dans la section consacrée au tabernacle (Vie de Moïse, II, 170–183), il assigne leur rôle aux Chérubins en les associant aux Séraphins d’Isaïe 6. Voici le passage : Quant aux Chérubins, le texte, en nous les montrant couvrant « de leurs ailes » les objets mystérieux déposés dans l’arche d’alliance, confirme l’interprétation que nous avons donnée du tabernacle38. Nous savons en effet que c’est là le nom des Puissances qu’Isaïe et Ézéchiel ont vu se tenir autour de la Divinité. Que l’arche d’alliance soit cachée par les ailes ne doit pas surprendre nos oreilles. On retrouve en effet chez Isaïe la même chose dite symboliquement par le prophète au sujet « des ailes ». Seulement ce qui est caché par les ailes est appelé « face » et non arche, la même chose étant signifiée dans les deux cas, à savoir que la contemplation des secrets divins est inaccessible à l’intelligence (τὸ ἀκατάληπτον τῆς τῶν ἀπορρήτων θεωρίας). (Vie de Moïse, II, 180) Les Chérubins sont ici les serviteurs de Dieu, auprès de lui, et jouant pour ainsi dire un rôle d’écran, de voile (καταπέτασμα), selon un lexique plus biblique, entre les hommes et Dieu. On n’est pas si loin de leur rôle de gardiens de l’entrée du paradis. Ils mettent ainsi à distance les hommes et leur intelligence, et par contraste on pourrait penser qu’eux connaissent Dieu, en écho à l’étymologie de leur nom, mais Grégoire de Nysse ne s’explique pas sur ce point. Pourtant il est notable que la question de la connaissance, de l’impossible connaissance de Dieu est au cœur de la théologie de Grégoire de Nysse, en réponse aux Ariens accusés de prétendre pleinement connaître Dieu. Pour les anges, pour les Chérubins, cette connaissance se traduit en célébration, en chants incessants. C’est sur cet aspect qu’insiste Jean Chrysostome, auteur de cinq Homélies sur l’incompréhensibilité de Dieu. Contre les Anoméens (Περὶ ἀκαταλήπτου, πρὸς Ἀνομοίους)39. On lit en effet dans l’homélie I :
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La Bible d’Alexandrie II, Exode, 25, 18–20.22, Le Boulluec / Sandevoir, 1989. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse. 37 Difficile de parler d’allégorie au même sens que chez Philon. 38 Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, II, 179. Voir Conway-Jones, 2014. 39 Jean Chrysostome, Homélies sur l’incompréhensibilité de Dieu. J. Daniélou souligne la place importante de l’angélologie dans ces homélies et précise : « Ici tout est commandé par le point de vue de la transcendance de Dieu et de la glorification de sa sainteté », (Introd., 40–59, ici 40). 36
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Cependant, pour que tu saches à l’évidence qu’aucune puissance créée, même là-haut, ne possède cette science [de la connaissance de Dieu], écoutons les anges. Quoi donc ? S’entretiennent-ils là-haut de l’essence divine, en discutent-ils entre eux ? Nullement. Mais que font-ils ? Ils rendent gloire, ils adorent ... Les uns s’écrient : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux », et les Séraphins à leur tour : « Saint, saint, saint », et ils détournent les yeux, ne pouvant même pas supporter la condescendance [note] de Dieu. Quant aux Chérubins, ils entonnent : « Bénie soit sa gloire, du lieu où il demeure ». Le plus important nous paraît être, dans ces lignes, la distinction entre « connaître (l’essence de Dieu) » et « chanter », célébrer. Parce qu’eux aussi créés40, les anges n’ont pas non plus que les hommes la pleine connaissance de Dieu. Chrysostome ajoute alors à l’interprétation de Grégoire de Nysse ce qui, pourraiton dire, replace les Chérubins du côté des hommes : « ... je vis le Seigneur assis sur un trône qui s’élevait très haut ; les Séraphins se tenaient debout autour de lui ; ils avaient chacun six ailes ; avec deux de ces ailes, ils se cachaient le visage et avec deux autres les pieds » (Is 6,1–2). Pour quelle raison, dis-moi, cachent-ils leur visage en plaçant leurs ailes devant lui ? Pour quelle autre raison, sinon parce qu’ils ne peuvent supporter l’éclat et le scintillement de la lumière qui s’échappe du trône ? (Hom. III, SC, 111–112) Dans cet argumentaire, Séraphins et Chérubins sont progressivement confondus, eux qui sont plus près de Dieu que les hommes et pour cela ont une plus grande connaissance de l’incompréhensibilité de Dieu. Et à la fin du passage, et en revenant à la prophétie d’Isaïe, Chrysostome mentionne les Chérubins au lieu des Séraphins : Aussi, lorsque tu entends le prophète dire : « J’ai vu le Seigneur », ne va pas t’imaginer qu’il a vu son essence : il n’a vu de lui qu’un aspect tempéré par sa condescendance, et encore sous une forme plus estompée que les vertus d’en haut, car il n’avait certes pas la même puissance de vision que les Chérubins (Ὥστε κἂν τοῦ προφήτου λέγοντος ἀκούσῃς·« Εἶδον τὸν Κύριον », μὴ τοῦτο ὑποπτεύσῃς ὅτι τὴν οὐσίαν εἶδεν ἐκείνην, ἀλλ’ αὐτὴν τὴν συγκατάβασιν, καὶ ταύτην δὲ ἀμυδρότερον ἤπερ αἱ ἄνω δυνάμεις· τοσοῦτον γὰρ ἰδεῖν οὐκ ἂν ἴσχυσεν ὅσον τὰ Χερουβίμ, Hom. III, SC, 112)
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Cf partie I. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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II.2 Genèse 3 : les Chérubins aux portes du Paradis Chacun connait la conséquence du choix fait par Adam et Ève de manger du fruit de l’arbre ... et je me garderai bien d’ajouter encore un commentaire à cet épisode ! Et [Dieu] chassa Adam et l’installa en face du jardin des délices, et il plaça les Chérubins et l’épée flamboyante41 qui tournoyait pour garder le chemin de l’arbre de vie. (Gn 3,24) Dans les quelques textes qui vont nous intéresser à présent, cette scène (insérée dans les récits de la création) n’est que le début d’un long récit, celui même de l’histoire du salut et il s’achève, du moins pour les Chérubins, avec l’événement de la crucifixion du Christ et du dialogue de Jésus avec le bon larron (Lc 23,39– 43). II.2.1 Jean Chrysostome et le bon larron Jean Chrysostome a également consacré deux homélies à la crucifixion et au bon larron42. La promesse faite par le Christ au bon larron (Lc 23,43) est l’occasion de revenir aux deux Chérubins préposés en Genèse 3 à la garde du paradis : En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis (Lc 23,43) Voulez-vous connaître un autre bienfait de la croix, bienfait insigne qui surpasse toutes les idées des hommes ? Elle a ouvert aujourd’hui le ciel qui était fermé en y introduisant aujourd’hui un brigand. Ouvrir le ciel, y introduire un brigand, tels sont les deux miracles qu’elle opère. Elle a rendu à un brigand la patrie céleste, dont il s’était exclu par ses crimes, elle l’a introduit dans la cité d’où il tirait son origine : Aujourd’hui, lui dit Jésus, tu seras avec moi dans le ciel .... Quoi donc ! les Chérubins armés d’une épée flamboyante gardent la porte du ciel, et vous promettez à un brigand de l’y faire entrer ! Oui, sans doute, parce que je suis le maître des Chérubins ; que j’ai en mon pouvoir l’enfer et ses feux, la vie et la mort. Donc, Jésus-Christ dit : Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le ciel. Dès que les anges et les archanges verront leur Seigneur, ils se retireront aussitôt et se rangeront avec respect. (Homélie 2 sur la croix et le bon larron, PG 49, 409–410 – traduction Bareille révisée) Dans l’économie du salut, l’homme créé à l’image de Dieu a le privilège de retrouver sa place au paradis, les anges restent avant tout des serviteurs. Par rapport à l’interprétation qui était donnée du rôle des Chérubins gardiens de la divinité (voir section précédente), le rapport entre les Chérubins – anges et l’humanité 41
Sur l’« épée flamboyante », voir Alexandre, 1988 ; Alexandre, 1986 : 403–441. La seule édition disponible de ces Homélies est celle de PG 49, 399–418, et leur traduction française par l’Abbé J. Bareille à la fin du XIXème s (vol. IV, Paris 1866).
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est inversé : ils ne sont plus au-dessus mais écartés – une localisation que l’on va retrouver dans les textes se rapportant à l’assomption de Marie. II.2.2 La Déclaration de Joseph d’Arimathie43 Ce second texte fait partie du cycle de Pilate – et une des questions qu’il soulève est celui de son lien avec la liturgie du Vendredi Saint, dont une des lectures était le récit de la crucifixion de Jésus entre deux brigands, et la conversion du bon larron, nommé Démas dans le récit apocryphe. Le texte est difficile à dater, mais il est sans doute moins la source que l’amplification du récit évangélique et des homélies. Le texte est court, et il dramatise le rapport entre Jésus, le bon larron et les Chérubins qui gardent le paradis (Gn 3). Le paradis va être rouvert, donc le salut (des hommes) est accompli, et la tâche des Chérubins est achevée, ils retrouvent leur place, soumis à Dieu mais aussi au-dessous de l’homme sauvé. (3.4) Quand le brigand eut ainsi parlé, Jésus lui répondit : En vérité, en vérité, je te le dis, Démas : aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis. ...Quand tu t’en iras, dis aux Chérubins et aux puissances, à ceux qui font tournoyer le glaive de feu, à ceux qui gardent le paradis depuis le temps où Adam le premier façonné fut dans le paradis, transgressa et ne garda pas mes commandements et que je le chassai de ce lieu – aucun des mortels ne verra le paradis, jusqu’à ce que je vienne de nouveau pour juger les vivants et les morts : Voici ce que j’ai écrit, moi Jésus-Christ, le Fils de Dieu, descendu du plus haut des cieux, sorti du sein du Père invisible sans en être séparé, et descendu dans le monde pour prendre chair et pour être cloué à la croix afin de sauver Adam que j’avais façonné, ce que j’ai écrit à mes puissances archangéliques, aux portiers du paradis, aux serviteurs de mon Père : je veux et j’ordonne que celui qui a été crucifié avec moi fasse son entrée, qu’il reçoive la rémission de ses péchés grâce à moi, qu’il entre dans le paradis revêtu d’un corps incorruptible et qu’il demeure là où personne n’a jamais pu demeurer. Dans le scénario du récit, ce dialogue entre Jésus et le bon larron est suivi par une lettre prêtée aux Chérubins en réponse aux propos de Jésus ; ils y affirment leur obéissance, eux qui ont choisi le Bien : soumis, ils sont désormais consacrés à la louange. De façon amplifiée, on retrouve dans ces lignes la symbolique spatiale de la descente jusqu’aux lieux souterrains et de la remontée du Christ vainqueur. Le lien étroit entre Chérubins et louange, leur « fonction » liturgique est fortement affirmé.
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Écrits apocryphes chrétiens : Frey / Outtier, 2005 : 329–354. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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(4. 3) Jésus s’assit en un certain lieu et lut ce qui suit : « Nous, les Chérubins et les êtres à six ailes qui avons été chargés par la divinité de garder le jardin du paradis, nous te faisons connaître ceci par l’intermédiaire du brigand qui, selon ton dessein salutaire, fut crucifié avec toi ; lorsque nous vîmes la marque des clous du brigand qui fut crucifié avec toi et l’éclat de la lettre de ta divinité, le feu s’éteignit, ne pouvant supporter la splendeur de cette marque, et nous, saisis d’une grande crainte, nous fûmes frappés d’épouvante. Car nous avons appris que le créateur du ciel, de la terre, et de toute la création était descendu de la hauteur et s’était rendu dans les régions inférieures de la terre à cause d’Adam, le premier façonné. Et lorsque nous vîmes la croix immaculée qui étincelait grâce au brigand d’un éclat sept fois plus intense que le soleil resplendissant, un tremblement s’empara de nous, qui étions déjà saisis par le bouleversement des lieux souterrains, et d’une voix forte, les serviteurs de l’Hadès disaient avec nous : « Saint, saint, saint, celui qui exerce la domination dans les lieux très hauts ». Et les puissances faisaient monter un cri : « Seigneur, tu t’es manifesté au ciel et sur la terre, en apportant la joie des siècles après avoir libéré de la mort ta propre créature ». II.3.1 Dormition de Marie Les deux textes proposés dans cette partie se trouvent également dans le volume II des Apocryphes chrétiens44. Le premier a pour titre : Assomption de Marie ou Transitus grec « R » – De Saint Jean, le théologien et évangéliste. Récit sur la dormition de la Très Sainte Mère de Dieu et comment a été transférée la Mère sans souillure de notre Seigneur. Cette œuvre a connu une large diffusion, dans différentes langues. Bien qu’une datation du IIème s. ait été proposée par F. Manns, elle semble très peu probable et la période du VIème, voire du VIIème s. peut s’appuyer sur plusieurs indices, notamment la mention de l’Apôtre André (voir Intro. Mimouni, 2005 : 209). Le récit fait une grande place au merveilleux. Il commence par une scène qui est le pendant de l’annonciation : un ange vient annoncer à Marie qu’elle va mourir et il lui remet une palme lumineuse ; alors arrivent Jean, puis les apôtres transportés des quatre extrémités de la terre sur une nuée jusqu’à la maison de Marie, pour être présents lors de sa mort. Dans le cadre d’un récit théophanique (tremblement de terre, obscurcissement), l’âme de Marie est remise à l’archange Michel ; les apôtres reçoivent l’ordre de veiller sur son corps qui est ensuite transféré par Michel au paradis, puis les apôtres montent à leur tour avec le Seigneur au paradis pour y célébrer Marie.
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Apocryphes chrétiens : Dormition de Marie. Présentation et traduction par Mimouni 2005 : 205–239. Je renvoie aux travaux de S. Mimouni sur les récits de dormition. Dès 1955, Wenger avait donné dans sa thèse une édition et une traduction de ces textes. Voir aussi Manns, 1989. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Nous retenons trois extraits illustrant ces différentes étapes : ... Lorsque Marie eut appris du Seigneur qu’elle allait partir de son corps, le grand ange45 vint à elle et lui dit : « Marie, lève-toi, prends cette palme que m’a donnée celui qui a planté le paradis, et donne-là aux apôtres afin qu’ils la portent en chantant des hymnes devant toi, parce que dans trois jours tu déposeras ton corps. Car j’enverrai tous les apôtres auprès de toi, ils te veilleront et ne te quitteront plus jusqu’à ce qu’ils t’aient portée au lieu où tu seras dans la gloire. » (prière de Marie entourée des Apôtres) Alors Marie se réjouit dans son esprit et dit : « Je te bénis, toi qui es maître de toute bénédiction. Je bénis les demeures de ta gloire. Je bénis le grand Chérubin de la lumière, qui est devenu ta demeure dans mon sein. Je bénis toutes les œuvres de tes mains, qui obéissent en toute soumission... » Alors Marie ouvrit la bouche et rendit grâces en disant : « Je te bénis, car tu as accompli ce que tu m’avais promis et tu n’as pas attristé mon esprit. Tu m’as promis que tu n’allais pas permettre que les anges viennent auprès de mon âme, mais que tu viendrais toi-même auprès d’elle. Et voici qu’il m’est arrivé, Seigneur, selon ta parole. Que suis-je, moi l’humble, pour être jugée digne d’une telle gloire ? » Ayant dit cela, elle compléta le cours de sa vie, le visage souriant vers le Seigneur46. Pour notre enquête sur les Chérubins, le trait important de cette Assomption est que Marie, transportée au ciel, y acquiert une supériorité sur eux, et les apôtres aussi puisqu’ils la rejoignent au ciel, une perspective qu’illustre aussi le texte de Jean Damascène que nous allons présenter. II.3.2 Jean Damascène, Homélies sur la Nativité L’homélie sur la nativité47 a sans doute été prononcée à Jérusalem où, prêtre à l’église de l’Anastasis, Jean Damascène (v. 676–749) a été conseiller du patriarche Jean V48. Nous sommes à la fin du VIIème siècle, à la fois aux débuts de
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« Le grand Ange du paradis » : expression difficile, mais à rattacher, selon S. Mimouni, à « une christologie archaïsante représentant Jésus sous la forme d’un ange » (2005 : 229), ce qui rejoint l’étude de Gieschen évoquée dans notre première partie, et ses développement sur l’« angélologie christomorphique » (voir supra). 46 Apocryphes chrétiens : Mimouni 2005 : 205–239 – passage cité, p. 216, 229 et 232–233. 47 On a longtemps considéré que Jean Damascène était l’auteur de deux homélies sur la nativité, mais une seule est désormais considérée comme authentique, la paternité de la seconde revenant à Théodore Stoudite. Voir CPG III: Iohannes Damascenus (8040– 8127) : 8060 Homilia in nativitatem b. v. Mariae ; 8061–8063; Homilia I, II, III in dormitionem b. v. Mariae. 48 Voir La foi orthodoxe : l’introduction de Kontouma-Conticello, 2010 : 28. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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l’expansion de l’islam, au cœur de la crise iconoclaste dans le christianisme byzantin, et au temps d’un fort développement de la célébration de la Vierge Marie – si je peux me permettre de présenter aussi brièvement quelques traits majeurs de la période. Dans son traité sur La foi orthodoxe (SC 535–536), Jean Damascène consacre deux chapitre (56 – III, 12 ; 87 – IV, 14) à la Vierge Marie, pour affirmer qu’elle est la mère de Dieu : « Mère de Dieu (Θεοτόκος), au sens fort et véritable, voilà ce que nous proclamons de la sainte vierge » (chap. 56)49. Dans le chapitre 86, commentant la généalogie du Christ, il explique les préfigurations de Marie dans l’Ancien Testament mais le discours est centré sur le mystère de l’incarnation du Verbe. Les Homélies sur la nativité et la dormition développent les louanges de Marie, homilétique et hymnographie se trouvant étroitement associées. La position et le geste attribués à Marie la montrent comme signe du salut accompli : elle « domine les Chérubins, plus haute que les Séraphins » et devient elle-même trône de Dieu. La dynamique du salut, en restaurant l’homme dans sa ressemblance à Dieu (cf Gn 1,26) bouleverse la hiérarchie des êtres, ce dont Marie et le bon larron sont les premiers témoins. Avec cette mention des puissances angéliques, c’est une vision cosmique qui s’impose – et c’est sans doute cet aspect, la comparaison avec l’ordre des anges, créés et incorporels, qui maintient la dimension cosmique. Χεῖρες θεὸν φέρουσαι καὶ γόνατα θρόνος τῶν Χερουβὶμ ὑψηλότερος, δι’ ὧν ἴσχυσαν χεῖρες ἀνειμέναι καὶ γόνατα παραλελυμένα. Πόδες, ὡς λύχνῳ φωτὸς τῷ τοῦ θεοῦ ποδηγούμενοι νόμῳ καὶ ὀπίσω αὐτοῦ ἀνεπιστρόφως τρέχοντες, ἕως πρὸς τὴν ποθοῦσαν τὸν ποθούμενον εἵλκυσαν. Ὅλη παστὰς τοῦ πνεύματος. Ὅλη πόλις θεοῦ ζῶντος, ἣν εὐφραίνουσι τοῦ ποταμοῦ τὰ ὁρμήματα, τῶν τοῦ πνεύματος χαρισμάτων τὰ κύματα. Ὅλη καλή, ὅλη πλησίον θεοῦ·αὕτη γὰρ ὑπεραναβᾶσα τὰ Χερουβὶμ καὶ τὰ Σεραφὶμ ὑπεραρθεῖσα πλησίον θεοῦ ἐχρημάτισεν. Dans le sein [de Marie], l’être illimité est venu demeurer ; de son lait, Dieu, l’enfant Jésus, s’est nourri. Porte de Dieu, toujours virginale ! (cf Ez 44,2) Voici les mains qui tiennent Dieu, et ces genoux sont un trône plus élevé que les Chérubins : par eux, les mains affaiblies et les genoux chancelant (Is 35,3) furent affermis. Ses pieds sont guidés par la loi de Dieu comme par une lampe brillante, ils courent à sa suite sans se retourner, jusqu’à ce qu’ils aient attiré vers l’amante le Bien-Aimé. Par tout son être elle est la chambre nuptiale de l’Esprit, la cité du Dieu vivant, que réjouissent les canaux du fleuve (Ps 46,5), c’est-à-dire les flots des charismes de l’Esprit :
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Le débat sur ce titre de Marie marque le début de la controverse nestorienne dans la première moitié du Vème s., lorsque le caractère traditionnel ancien de ce nom est contesté au plan théologique par Nestorius qui considère comme blasphématoire (et tout à fait païen) de désigner Marie comme la « mère de Dieu ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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toute belle, tout entière proche de Dieu (cf Ct 4,7). Car, dominant les Chérubins, plus haute que les Séraphins, proche de Dieu, c’est à elle que cette parole s’applique ! (Homélie sur la nativité, 9, 44)50. Les Chérubins prennent ainsi leur place dans ces réflexions patristiques sur l’histoire du salut, et on voit bien dans ces derniers textes combien la perspective théologique et sotériologique prend, si l’on peut dire, le dessus sur l’approche philosophique encore très présente chez Origène (voir plus haut, I).
III. Peut-on les représenter ? Cette dernière partie restera brève et loin de vouloir la situer dans le contexte complexe de l’iconoclasme byzantin, nous prendrons pour point de départ la contradiction qui s’est avérée manifeste à partir des textes cités dans les deux premières parties : d’un côté la conviction que les Chérubins, relèvent des réalités intelligibles et sont donc invisibles – une affirmation héritée du platonisme mais aussi de l’angélologie développée dans le judaïsme du second Temple ; de l’autre côté, les quelques scènes ou épisodes, là où ils sont placés dans les Écritures, imposent une sorte de visualisation. Et les homélies de Jean Chrysostome ou les récits apocryphes mentionnés dans la partie précédente proposent, à partir des quelques mots du texte scripturaire, une dramatisation de ces événements ; mais celle-ci n’est pas seulement un effet dramatique, elle leur paraît au contraire d’autant plus justifiée que les différents rôles donnés aux Chérubins font sens dans l’histoire du salut, prise dans son commencement – le paradis – et dans son accomplissement – le bon larron au paradis. Quelques étapes de l’histoire des controverses théologiques, d’Origène à Nicée II, nous serviront de guide pour éclairer la raison pour laquelle on passe de l’interdiction de l’image (voir Décalogue, Ex 20 et Dt 5)51 à sa célébration. Le passage du Contre Celse cité plus haut faisait de l’idolâtrie, des fausses images, l’accusation principale contre les païens, là où les chrétiens célébraient l’invisible ; au livre VII de la même œuvre, Origène cite d’ailleurs 2 Co 5,1 : « Nous savons en effet que si cette tente – notre maison terrestre– vient à être détruite, nous avons un édifice qui est l’œuvre de Dieu, une maison éternelle qui n’est pas de main d’homme, dans les cieux »52. L’adjectif ἀχειροποίητος, « non fait de main d’homme », qui est absent de la Septante mais cité trois fois dans le Nouveau Testament (Mc 14,58 ; 2 Co 5,1 ; Co 2,11) prend une importance capitale dans le contexte iconoclaste. Au IVème siècle où la longue lutte des « orthodoxes » fidèles
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Homélies sur la nativité et la dormition : Voulet, 1961 : 71–73. Voir les articles mentionnés dans la note 18. 52 Οἴδαμεν γὰρ ὅτι ἐὰν ἡ ἐπίγειος ἡμῶν οἰκία τοῦ σκήνους καταλυθῇ, οἰκοδομὴν ἐκ θεοῦ ἔχομεν, οἰκίαν ἀχειροποίητοναἰώνιον ἐν τοῖς οὐρανοῖς. 51
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à la confession du concile de Nicée (325) est centrée sur l’affirmation de la divinité du Fils (donc de son invisibilité et son immatérialité) et celle de l’Esprit Saint, la question n’est pas abordée en termes d’images. Pourtant, Pierre Maraval a mis en valeur dans un article53 quatre textes d’Épiphane de Salamine prenant position contre les images. Du Traité contre ceux qui font des images, il ne reste que quelques fragments, édités en 1929 par G. Ostrogorsky ; contre l’inauthenticité du texte, défendue son éditeur, Maraval prend appui sur des études postérieures pour se ranger du côté de la position contraire54. Représenter Dieu et ses anges, argumente Eusèbe va contre l’interdiction de l’image et contre les accusations répétées à l’égard de l’idolâtrie dans les Écritures55. Resituée au IVème siècle du point de vue philosophique et théologique, l’argument est dans la logique de l’affirmation de l’invisibilité et de l’incompréhensibilité de la divinité (voir plus haut, les textes cités de Jean Chrysostome). Un siècle plus tard, la controverse sur les deux natures du Christ va en quelque sorte plaider en sens inverse. C’est ce que montre Marie-Odile Boulnois dans l’article publié dans les Mélanges offerts à Jackie Pigeaud : L’homme, statue vivante. Quelques réflexions sur les relations entre l’art, le vivant et la représentation du divin dans les premiers siècles du christianisme56 ; elle conclut en effet, au terme d’un parcours patristique allant de Clément d’Alexandrie à Cyrille d’Alexandrie : Au terme de cette méditation partie d’une réflexion chrétienne sur les statues de Phidias, on voit que le souci de préserver la transcendance divine, qui parcourt tout le courant hostile aux représentations anthropomorphiques de Dieu, que ce soit chez les païens ou les chrétiens, aboutit à dévaluer le corps et à donner le primat à l’intellect. Ce n’est qu’à la suite d’une réflexion théologique sur l’union hypostatique des natures dans le Christ qu’il est possible d’affirmer que cette transcendance se révèle, de la manière la plus parfaite, même si c’est aussi de la manière la plus paradoxale, à travers l’extrême abaissement de la divinité qui condescend à se faire corps. C’est alors seulement que l’art peut représenter le divin sous les traits d’un homme.
53
Maraval, 1988 : 51–62. Maraval, 1988 : 53–56, n. 28 pour les études soutenant l’authenticité, dont celle de S. Gero ; face à un article de Sr M. Charles Murray soulignant la difficulté de prendre position (n. 14 et 29). 55 Un fragment (édition Hall). Ces textes d’Éphiphane ont été intégrés au corpus patristique invoqué par les iconoclastes. Voir sur ce point l’étude récente de Fogliadini, 2017. Recension par Boespflug, 2015 : 509–515. 56 Boulnois, 2008 : 51–72. 54
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Si le raccourci n’est pas excessif, on voit comment les débats christologiques des IVème–Vème siècles font abandonner complètement la « christologie angélomorphique »57 du premier christianisme et ouvrent la voie à la défense des images. Il est temps alors d’en venir aux Discours sur les images de Jean Damascène58, qui considère comme légitime de représenter les réalités invisibles créées, un paradoxe théologique ! Ces discours ont probablement été prononcés vers 730–740. ... Pour parler simplement, nous pouvons faire des images de toutes les figures que nous voyons, et nous concevons celles-ci dans la mesure où nous les voyons (Ἁπλῷ δὲ λόγῳ εἰπεῖν, δυνάμεθα ποιεῖν εἰκόνας πάντων τῶν σχημάτων, ὧν εἴδομεν· νοοῦμεν δὲ ταῦτα, καθὼς ὡράθη) .... [Mais] nous savons qu’il est impossible de contempler la nature de Dieu, d’un ange, d’une âme ou d’un démon, mais nous pouvons les contempler par une sorte de transformation car la Providence divine applique des types et des figures aux choses incorporelles (τῆς θείας προνοίας τύπους καὶ σχήματα περιτιθείσης τοῖς ἀσωμάτοις καὶ ἀτυπώτοις) qui sont dépourvues de types et de configuration corporelle, pour nous conduire par la main vers la connaissance de leur épaisseur et de leur individualité, afin que nous ne demeurions pas dans l’ignorance absolue de Dieu et de ses créatures incorporelles ..... Dieu est par nature absolument incorporel. Comparés à Dieu, le seul incomparable, un ange, une âme et un démon sont des corps ; mais comparés aux corps matériels, ils sont incorporels. Comme Dieu ne veut pas que nous restions dans l’ignorance absolue des êtres incorporels (Μὴ θέλων οὖν ὁ θεὸς παντελῶς ἀγνοεῖν ἡμᾶς τὰ ἀσώματα), il leur a appliqué des types, des figures et des images par analogie avec notre nature, visibles comme des figures corporelles par la vision immatérielle de l’esprit, et nous les figurons et les représentons, puisque les Chérubins ont été figurés et représentés (καὶ ταῦτα σχηματίζομεν καὶ εἰκονίζομεν, ἐπεί πως ἐσχηματίσθη καὶ εἰκονίσθη τὰ χερουβίμ). Mais l’Écriture contient aussi des figures et des images de Dieu59 (Discours apologétique contre ceux qui rejettent les images saintes, III, 24–25) 57
Voir l’étude de Gieschen évoquée plus haut. Jean Damascène, Le visage de l’invisible : Darras-Worms / Congourdeau, 1994 : 81–82. Cette traduction française, la seule disponible, s’appuie sur l’édition de Kotter, 1975 : les analyses de Kotter l’ont conduit à penser que ce qui était connu comme les trois discours sur les images n’était en fait que trois versions d’un même texte. Voir Louth 2003. 59 Ἁπλῷ δὲ λόγῳ εἰπεῖν, δυνάμεθα ποιεῖν εἰκόνας πάντων τῶν σχημάτων, ὧν εἴδομεν· νοοῦμεν δὲ ταῦτα, καθὼς ὡράθη. Εἰ γὰρ καὶ ἀπὸ τῶν λόγων ἔσθ' ὅτε κατανοοῦμεν σχήματα, ἀλλ' ἐξ ὧν εἴδομεν, καὶ ἐπὶ τὴν τούτων ἐρχόμεθα κατανόησιν. Οὕτω καὶ ἐφ' ἑκάστης αἰσθήσεως, ἐξ ὧν ὠσφράνθημεν ἢ ἐγευσάμεθα ἢ ἡψάμεθα, διὰ λόγων ἐπὶ τὴν τούτων ἐρχόμεθα κατανόησιν. Οἴδαμεν οὖν, ὅτι οὔτε θεοῦ οὔτε ἀγγέλου οὔτε ψυχῆς οὔτε δαίμονος δυνατὸν θεαθῆναι φύσιν, ἀλλ' ἐν μετασχηματισμῷ τινι θεωροῦνται ταῦτα τῆς θείας προνοίας τύπους καὶ σχήματα περιτιθείσης τοῖς ἀσωμάτοις καὶ ἀτυπώτοις καὶ μὴ 58
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Les différentes étapes du raisonnement de Jean Damascène dans ce passage marquent bien le cheminement de la réflexion sur les Chérubins, évoqué dans les parties précédentes de cet article : comme on l’a vu d’emblée avec Origène, leur réalité incorporelle les place, si l’on peut dire, du côté de Dieu, du côté du nonreprésentable. Puis sans mentionner la christologie définie à Chalcédoine, Jean s’appuie sur l’argument de la condescendance de Dieu60 – ici, la « Providence », le dessein bienveillant de Dieu (voir Éph 1,9) pour se faire connaître des hommes et leur faire connaître sa création : la représentation des Chérubins est d’abord celle des types et des figures présents dans l’Écriture, qui donnent matière à la mise en image (ce que dit le verbe εἰκονίζω à la fin du texte). Ainsi, c’est un argument théologique qui vient en quelque sorte réorienter la conception philosophique des degrés d’être. Quelques décennies plus tard les décisions du concile de Nicée (787) donne une liste de ce qui, dans l’Orient chrétien, fixe le canon des figures propres à être représentées sur les icônes : « l’image de notre Seigneur, Dieu et Sauveur, JésusChrist, celle de notre Dame immaculée, la sainte Mère de Dieu, celle des anges, dignes de notre respect, celle de tous les saints et justes »61.
Conclusion Plusieurs points de vue se croisent dans le discours chrétien des premiers siècles sur les Chérubins, parfois simplement inclus tacitement dans le groupe des anges. Mais l’histoire de la théologie interfère avec ces différentes facettes de la réflexion sur les Chérubins et, au risque d’une simplification excessive, on est conduit à penser la relation Dieu – Chérubins – hommes selon un double rapport : plus proches de Dieu parce qu’ils partagent avec lui l’immatérialité, l’incorporalité, les Chérubins sont ses serviteurs, presque ceux voués à la protection de sa divinité – on a vu cela dans les textes du IVème siècle ; plus près des hommes en tant qu’ils partagent leur condition de créatures, ils connaissent, avec l’accomplissement du salut en Jésus Christ, une sorte d’abaissement là où l’humanité sauvée est élevée. Toujours serviteurs de Dieu et chantres de la liturgie céleste, ἔχουσι σχηματισμὸν σωματικῶς πρὸς τὸ χειραγωγηθῆναι ἡμᾶς καὶ πρὸς παχυμερῆ καὶ μερικὴν αὐτῶν γνῶσιν, ἵνα μὴ ἐν παντελεῖ ἀγνοίᾳ ὦμεν θεοῦ καὶ τῶν ἀσωμάτων κτισμάτων. Ὁ μὲν γὰρ θεὸς φύσει καὶ παντελῶς ἀσώματος· ἄγγελος δὲ καὶ ψυχὴ καὶ δαίμων πρὸς μὲν θεὸν συγκρινόμενοι τὸν μόνον ἀσύγκριτον σώματά εἰσι, πρὸς δὲ τὰ ὑλικὰ σώματα ἀσώματοι. Μὴ θέλων οὖν ὁ θεὸς παντελῶς ἀγνοεῖν ἡμᾶς τὰ ἀσώματα περιέθηκεν αὐτοῖς τύπους καὶ σχήματα καὶ εἰκόνας κατὰ τὴν ἀναλογίαν τῆς φύσεως ἡμῶν σχήματα σωματικὰ ἐν ἀύλῳ ὁράσει νοὸς ὁρώμενα, καὶ ταῦτα σχηματίζομεν καὶ εἰκονίζομεν, ἐπεί πως ἐσχηματίσθη καὶ εἰκονίσθη τὰ χερουβίμ. Ἀλλὰ καὶ θεοῦ σχήματα καὶ εἰκόνας ἡ γραφὴ ἔχει. 60 Un concept particulièrement utilisé par Jean Chrysostome. 61 Alberigo, 1994 : 302–305, ici 305. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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ils laissent la place au bon larron et accompagnent Marie dans sa dormition ; reconnaissables à leurs ailes déployées, ils sont traditionnellement présents dans toutes les icônes de la Dormition, mais aussi dans les représentations médiévales occidentales de l’Assomption de Marie, devenue, comme à leur place, le trône de Dieu62.
Bibliographie Sources Assomption de Marie ou Transitus grec « R ». Introduction, traduction et notes de S. Mimouni. Dans P. Geoltrain et J.-D. Kaestli éd., Écrits apocryphes chrétiens, vol. II. Paris 2005. Pp. 207–239. La Bible d’Alexandrie I, La Genèse. M. Harl et al. Paris 1986. La Bible d’Alexandrie II, Exode. A. Le Boulluec / P. Sandevoir. Paris 1989. Déclaration de Joseph d’Arimathie. Traduction A. Frey / B. Outtier. Dans P. Geoltrain / J.-D. Kaessli (éds.) : Écrits apocryphes chrétiens, vol. II. Paris 2005. Pp. 329–354. (Pseudo-)Denys l’Aréopagite, La hiérarchie céleste, texte critique G. Heil, introduction R. Roques, traduction et notes M. de Gandillac. SC 58 bis. Paris 1970. Grégoire de Nysse : Vie de Moïse, SC 1. Traduction de J. Daniélou. Paris 1955. Irénée de Lyon : Adversus haereses. Traduction A. Rousseau. Paris 1984. Jean Chrysostome : Homélies sur l’incompréhensibilité de Dieu ; introduction J. Daniélou, texte critique et notes A.-M. Malingrey, traduction R. Flacelière. SC 28 bis. Paris 20002. — : Homélies sur la croix et le bon larron (liturgie du Vendredi Saint), PG 49, 399–441. Jean Damascène : Discours sur les images ; traduction A.-L. Darras-Worms. Dans M.-H. Congourdeau / A.-L. Worms : Le visage de l’invisible. Les pères dans la foi 57. Paris 1994. — : Homélies sur la nativité et la dormition, texte critique, introduction, traduction et notes P. Voulet. SC 80. Paris 20082. [CPG III, 8060 et 8061–8063] — : La foi orthodoxe. Texte critique B. Kotter (PTS12), introduction, traduction et notes P. Ledrux avec la collaboration de V. Kontouma-Conticello et (†) G.M. De Durand. SC 535–536. Paris 2010–2011. — : Die Schriften des Johannes von Damaskos, texte critique B. Kotter (Vol. III. PTU 17). Berlin/New York 1975. — : Three Treatises on the Divine Images. Translation by A. Louth. Crestwood 2003.
62
Pour la dormition, voir le groupe d’icônes présentée par Passarelli, 1992, un ouvrage auquel nous n’avons pas eu accès ; du côté occidental, quelques représentations dans les enluminures accessibles sur le site du ministère de la culture (enluminures.culture.fr). © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Maxime le Confesseur : Mystagogie, texte grec de PG 91, 657–718, introduction, traduction et notes M.-L. Charpin-Ploix. Les pères dans la foi 92. Paris 2005. Nicée II (Concile de). Dans G. Alberigo (éds.) : Les Conciles Œcuméniques, 2* Les Décrets. Paris 1994. Pp. 298–345. Origène : Commentaire de l’Évangile de Jean I–V. Texte grec E. Preuschen (GCS 10), introduction, traduction et notes C. Blanc. SC 120 bis, 157, 222, 290, 385. Paris 1970–20062. — : Contre Celse. Introduction texte critique, traduction et notes par M. Borret. SC 132,136, 147, 150, 225. Paris 1967–1975. — : Homélies sur Ézéchiel. Texte critique W. Baehrens ; introduction, traduction et notes de M. Borret. SC 352. Paris 1989. — : Traité des Principes (Peri Archôn). Introduction et traduction par M. Harl / G. Dorival / A. Le Boulluec. Paris 1976. Philon d’Alexandrie : De Cherubim, OPA 3, Texte critique, introduction, traduction et notes J. Gorez. Paris 1963. Études Alexandre, M.,1986 : « L’épée de flamme : textes chrétiens et traditions juives ». Dans A. Caquot et al. (éds.) : Hellenica et Judaïca. Leuven. Pp. 403–441. — 1988, Le commencement du livre. Genèse I–V : la version grecque de la Septante et sa réception. Paris. Boespflug, F., 20073 : art. « Images ». Dans J.-Y. Lacoste / O. Riaudel (éds.) : Dictionnaire critique de Théologie. Paris. Pp. 665–671. — 2015 : « Présentation d’ouvrage : Emanuela Fogliadini : L’invenzione dell’ immagine sacra. La legittimazione ecclesiale dell’icona al secondo concilio di Nicea ». Revue des Sciences Religieuses 89/4, 509–515. Boespflug, F. / Lossky A. (éds.), 1987 : Nicée II, 787–1987, douze siècles d’images religieuses. Actes du colloque international tenu au Collège de France, Paris, les 2,3, 4 octobre 1986, Paris. Boulnois, M.-O., 2008 : « L’homme, statue vivante. Quelques réflexions sur les relations entre l’art, le vivant et la représentation du divin dans les premiers siècles du christianisme ». Dans Ph. Heuzé / Y. Hersant (éds.) : Une traversée des savoirs. Mélanges offerts à Jackie Pigeaud. Presses de l’Université Laval. Pp. 51–72. Conway-Jones, A., 2014 : Gregory of Nyssa’s Tabernacle Imagery in its Jewish and Christian Contexts. Oxford. Fogliadini, E., 2017 : L’image contestée : le concile de Hieria (754) et la pensée théologique des iconoclastes, traduit de l’italien. Paris [2013, éd. en langue originale]. Gavin, J., s.j., 2009 : They are like the Angels in the Heavens. Angelology and Anthropology in the Thought of Maximus the Confessor. Roma.
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Gieschen, Ch. A., 1998 : Angelomorphic Christology. Antecedents and Early Evidence. Leiden. Manns, F., 1989 : Le Récit de la Dormition de Marie (Vaticanus graec. 1982). Contribution à l’étude de l’origine de l’exégèse chrétienne. Studium Biblicum Franciscanum, Collectio Maior 33. Jérusalem. Maraval, P., 1988 : « Épiphane, ‘docteur des iconoclastes’ ». Dans F. Boespflug / N. Lossky (éds.) : Nicée II. Paris. Pp. 51–62. Monaci Castagno, A., 1992 : « La demonologia di Origene: Aspetti filosofici, pastorali, apologetici ». Dans R. Daley (éd.) : Origeniana Quinta. Leuven. Pp. 320–325. — (éd.), 2000 : Origene : Dizionario : la cultura, il pensiero. Roma. Passarelli, G., 1992 : L’Icona della Dormizione. La casa di Matriona. Prieur, J.-M., 2008 : « L’interdiction des idoles et des ressemblances dans la littérature chrétienne ancienne ». Dans R. Gounelle / J.-M. Prieur (éds.) : Le décalogue au miroir des Pères. Strasbourg. Pp. 223–241. Trigg, J. W., 1991 : « The Angel of Great Counsel: Christ and the Angelic Hierarchy in Origen’s Theology ». Journal of Theological Studies NV 42/1, 35– 51. Wenger, A., 1955 : L’assomption de la Très Sainte Vierge Marie dans la tradition byzantine du VIe au Xe siècle. Paris. Winling, R., 2008 : « Le premier commandement du Décalogue ». Dans R. Gounelle / J.-M. Prieur (éds.) : Le décalogue au miroir des Pères. Strasbourg. Pp. 195– 221.
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L’arche et les Chérubins dans l’iconographie juive et chrétienne Quelques jalons du IIe au Xe siècle (et au-delà) S. Bethmont Collège des Bernardins
L’iconographie du Sanctuaire a été la première image de l’art juif (autour du IIe siècle de notre ère). Ces images juives, conservées, proviennent toutes de la période suivant la destruction du Temple en l’an 70 de notre ère. L’arche elle-même disparaît dans les textes bibliques après la destruction du Temple de Salomon et elle ne fera pas partie des objets en exil à Babylone1. Après l’Exil, les prophètes s’érigent contre la matérialisation de la présence de Dieu : « Ainsi parle le Seigneur : le ciel est mon trône et la terre l’escabeau de mes pieds. Quelle est donc la maison que vous bâtirez pour moi ? » (Is 66,1–2). La mémoire de l’arche pourra habiter les images comme Témoignage de la présence-absence de Dieu, objet de mémoire, elle sera pour les juifs comme pour les chrétiens le signe des temps messianiques2. À la croisée des images juives et chrétiennes Les images de ce corpus s’attachent à représenter l’arche et son mobilier, sous la forme des objets cultuels de la synagogue et son armoire (l’Aron Ha-Kodesh). Ces éléments seront repris par les premières images chrétiennes, où le Saint des saints
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2 R 25,13–17 ; Jr 52,17–23 (les citations bibliques proviennent de la Bible de Jérusalem). Les dessins sont de l’auteur (SB). Toute notre reconnaissance à Stéphanie Anthonioz pour sa confiance, à Michel Maupoix, à Michel Bethmont et à Rachel, conservatrice de la bibliothèque au MAHJ de Paris, pour leurs conseils. Malgré le grand intérêt de ces thèmes à l’abondante bibliographie, et, en raison de cette abondance, nous n’aborderons pas, ici, l’iconographie du Jardin d’Eden (Gn 3,24), ni celle des Chérubins de la vision de la gloire (Ez 9,3 ; 10,1–20 ; 11,22), qui occupent une place importante dans la typologie biblique (voir annexe du présent ouvrage). L’image des Chérubins et des Séraphins est parfois confondue par les auteurs, nous n’aborderons pas ce sujet non plus. Voir la contribution de Stéphanie Anthonioz, « Chérubins/Kéruvim : évolutions et mutation », dans le présent ouvrage. 2 Ce coffre portatif (Nb 7,9), en bois d’acacia, recouvert d’or, ouvrage de Betsalel et de ses assistants (Ex 35,1–2 ; 37,1), contenait les Tables de la Loi, de la manne et le bâton d’Aaron qui avait bourgeonné (Ex 16,33 ; Nb 17,10 ; He 9,4). Sur son couvercle (ou propitiatoire) au-dessus duquel Dieu « siège » (Ex 25,8 ; 31,18 ;37,6–9 ; 1 S4,4 ; Ps 80,1) étaient posés deux Chérubins sculptés et recouverts d’or. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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est évoqué par des images d’autels chrétiens contemporains3. Il ne peut s’agir de maladresse mais, dans l’une et l’autre communauté, de choix de lectures, faits en lien avec la liturgie. Pour les chrétiens, le nouveau Sanctuaire est le Corps du Christ. Il n’y a plus d’autre autel que le Christ lui-même, ainsi l’autel des églises chrétiennes est-il le nouveau propitiatoire4. Dans le cadre de cet article, nous ne tracerons que les éléments d’un parcours sommaire, à travers l’iconographie de l’arche d’alliance, qui aura pour points nodaux les fresques de la synagogue de Doura-Europos (IIe–IIIe siècles) et la mosaïque d’abside de l’oratoire de Germigny-des-Prés (Xe siècle)5. Selon les milieux et les périodes, pour les auteurs de ces œuvres (commanditaires et artistes) le choix s’est opéré de figurer, ou non, les Chérubins avec l’arche et ce choix est lié aux contextes particuliers de l’aniconisme (juif ou chrétien) et de l’iconoclasme chrétien6.
La réalisation de l’arche d’alliance selon les Écritures Dans l’ombre de Dieu Le Seigneur ayant ordonné à Moïse : « Fais-moi un sanctuaire que je puisse résider parmi vous »7, Il passe la commande détaillée du mobilier du Temple à un artiste, Betsalel : C’est moi qui donne la sagesse à tout artisan habile, pour qu’il fasse tout ce que je t’ai ordonné. J’ai choisi Betsalel fils d’Uri, fils de Hur, de la tribu de Juda. Je l’ai rempli de l’Esprit de Dieu, de sagesse, d’intelligence, et de savoir pour toutes sortes d’ouvrages8. Le nom de cet artiste signifie « dans l’ombre de Dieu »9 ; avec Oholiab, fils d’Ahisamak, de la tribu de Dan, et d’artisans habiles (dotés d’un « surcroît d’habileté par le Seigneur »), ils réalisent en particulier « la Tente de Réunion, l’arche du Témoignage et le propitiatoire qui la recouvre et tout le mobilier de la Tente »10.
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Nous ne traiterons pas ici des êtres hybrides associés au trône de la vision d’Ezéchiel. Jn 2,21 ; He 13,10 et 9,1–14. Dans l’exégèse du temple de Salomon, et du tabernacle établi par Moïse, de Raban Maur (vers 780–856), « ces deux constructions figuraient par excellence le type même de l’Église », Palazzo, 2008 : 66. 5 La bibliographie associée à ce monument est très abondante, parmi les plus récentes, Germigny, un nouveau regard, Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA, HS n° 11, 2019. 6 Boespflug / Lossky (éds.), 1987. 7 Ex 25,8. 8 Ex 31,1–2. Nous choisissons, ici, cette orthographe plutôt que celles de Betsaleel, Betsélel. Images et commentaires sur Doura Europos et Germigny-des-Près, Bethmont, 2017 : 20–23 et 80–90. 9 Ex 31,2–11. 10 Ex 31,6–7. 4
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L’arche et les Chérubins dans l’iconographie juive et chrétienne
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Les dimensions de l’arche sont rigoureusement indiquées11 et elle est entourée d’une moulure d’or, des anneaux d’or servent à engager deux barres de transport qui doivent rester en place ; deux Chérubins d’or sont placés face à face, de part et d’autre de l’arche et de son couvercle (ou propitiatoire). Depuis le vide laissé entre eux, qui en indique la présence-absence, Yhwh donne ses ordres à Moïse12. Pas d’image sculptée (taillée) Le Seigneur semble ainsi aller à l’encontre de son propre commandement « Tu ne feras aucune image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut ou sur la terre ici-bas ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas et tu ne les serviras pas car moi je suis (Yhwh) ton Dieu un Dieu jaloux »13. Dans le Lévitique il est précisé : « vous ne vous érigerez ni statue ni stèle, vous ne placerez pas dans votre pays de pierre sculptée pour vous prosterner près d’elle ; car je suis Yhwh, votre Dieu »14. Ces textes ne condamnent pas tant les images que leur usage en tant qu’idoles. Le terme hébreu pour dire image est pésèl d’une racine signifiant tailler, sculpter, et il n’y a pas de mot pour dire peindre. Dans la traduction grecque de la Septante, le mot pésèl est traduit par glyphon image sculptée, taillée, statue, ou eidolon c’est-à-dire une idole emplie de vide. Dans la Vulgate, la traduction latine du texte massorétique de la Bible au IVe siècle, saint Jérôme traduit pésèl par sculptile : chose sculptée, ou simulacrum. Une image sculptée est un simulacre, elle est semblable à la vie. Il est possible de faire le tour d’une idole sculptée, elle est circonscriptible en un lieu, ce qui ne peut absolument pas être possible pour Yhwh, le Dieu Un15. Salomon a fait construire le premier Temple à Jérusalem, sur le mont Moriah, vers lequel, selon le commandement de Dieu, le peuple devait affluer en pèlerinage trois fois par an16. Dans ce Temple, le Saint-des-Saints (Qodesh ha-qodashim), qui remplace le Sanctuaire portatif du désert, ne pouvait être pénétré que par le grand prêtre, une fois l’an, lors du jour le plus solennel du Yom Kipour. Après la destruction du second Temple, en l’an 70 par les armées de Titus, le peuple juif vivant en diaspora, il
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« Longue de deux coudées et demie, large d’une coudée et demie, et haute d’une coudée et demie » (Ex 25,10). 12 Ex 25,10–21 ; 30 ; 37,1–9. 13 Ex 20,4 et Dt 5,8. 14 Lv 26,1. 15 Ex 20,4–5. 16 Le Temple de Salomon fut détruit par les armées babyloniennes et le peuple emmené en captivité à Babylone. Au VIe siècle avant notre ère, le second Temple est construit, qui sera profané sous le roi séleucide Antiochus IV Epiphane, puis redonné au culte lors de la révolte des Maccabées. La beauté du Temple qu’a pu admirer Jésus est due à sa rénovation par Hérode, il ne durera qu’une centaine d’années. En 70 de notre ère le Temple est détruit suite à la révolte des juifs contre l’Empire Romain. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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n’y a plus de sacrifices et ce sont les synagogues qui sont les « lieux de rencontre »17. Les artistes qui, durant les quatre premiers siècles de notre ère, ont réalisé les premiers décors connus des édifices juifs (synagogues et catacombes) puis chrétiens (maisons-églises, catacombes, églises) n’avaient que le mobilier de leurs édifices cultuels (armoire, autels) pour faire mémoire du Temple perdu. Il est important de souligner que les images juives ont précédé de peu celles qui se développeront en monde chrétien18.
À l’origine d’une iconographie Au Proche-Orient ancien Si l’iconographie du Sanctuaire, avec son mobilier, a été le principal sujet de l’iconographie juive des premiers siècles, l’absence de figuration des Chérubins est notable. Pourtant ils étaient omniprésents dans le décor du temple de Salomon, en sculpture, broderies et peintures19. Êtres hybrides anthropomorphes, bipèdes, dotés le plus souvent de deux ailes, parfois ocellées, les Chérubins sont reconnaissables dans les images modernes20. Aux temps modernes (après la Renaissance), les figurations des Chérubins associées à l’arche, aussi bien dans l’art juif que chrétien, se feront archéologiques, reprenant ce poncif qui devait être fréquent au temps de Salomon21. Nos musées (dont le Louvre Paris et Lens) conservent certains de ces ivoires sculptés de l’enfant Horus, assis sur un lotus, entre Isis et Nephthys qui le protègent de leurs ailes jointes (Fig. 1). L’art assyrien a créé en nombre, ces luxueuses plaques décoratives colorées de violet-pourpre et dorées à l’or fin qui ornaient des meubles. Leur iconographie est d’inspiration égyptienne : le pschent (double couronne pharaonique) et la coiffure de ces génies ailés, sont des citations de l’art égyptien. Ils déploient leurs ailes autour de l’enfant sortant d’une fleur de lotus.
17
1 R 6–7 ; 2 Ch 3–4. Revel-Neher, 1982 : 6–30. 19 Anthonioz, « Chérubins / Keruvim : évolutions et mutation », dans le présent ouvrage. 20 Dans notre corpus, aucune image de sphinx, telles celles laissées par l’iconographie gréco-romaine, n’apparaît, pas de corps de lion pour ces hommes ailés vus en buste ou en entier, qui deviennent rapidement la règle iconographique. Introduction de Stéphanie Anthonioz (Regards vers l’Égypte, regards vers la Méditerranée) dans le présent volume. 21 De Vaux, 1961 : 122–123. 18
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L’arche et les Chérubins dans l’iconographie juive et chrétienne
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Fig. 1. Horus entre Isis et Nephtys, plaque en ivoire, Hadatu (aujourd’hui Arslan Tash), vers 800–700 av. n. è., © Musée du Louvre, dist. RMN – Grand Palais / Raphaël Chipault.
L’arche sainte dans les premières images juives (IIe–IVe siècles)
Fig. 2. Tétradrachme en argent de la deuxième révolte sous Bar Kokhba (132–135) (Dessin SB)
L’arche sainte, est figurée sur les droits des monnaies battues pour Bar Kochba (mort en 135, instigateur de la deuxième révolte contre les romains), qui montrent un édicule tétrastyle au sein duquel l’arche sainte apparaît, centrale, vue de face
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et très stylisée (Fig. 2)22. Les pieds, les deux montants des brancards sont vus de face, selon un angle qui est celui de la majorité de ses représentations en monde juif, que ce soit sur les monnaies ou les pavements de synagogues. Dans cette première iconographie, l’arche n’est pas le coffre quadrangulaire décrit par Ex 25,18–22, cf 37,7–9 et Nb 7,89. Elle peut ressembler à un petit temple ou prendre une forme arrondie en son sommet. Cette forme cintrée (non décrite dans la Bible) et l’absence de figures de Chérubins a pu faire dire à Élisabeth Revel-Neher que les artistes ont ainsi unifié la forme de l’Univers et celle du Sanctuaire23. La comparaison avec l’iconographie postérieure (celle des synagogues comme celle des manuscrits byzantins) indique clairement qu’en l’absence de figuration des Chérubins, ce cintre évoque la voûte formée par les ailes qui se rejoignent.
L’arche dans les peintures de la grande salle de la synagogue de Doura-Europos Le même schéma iconographique originel se retrouve sur les fresques de la synagogue de Doura-Europos (actuelle Syrie, IIe–IIIe siècle de n. è.)24. L’histoire de cette ville antique est marquée par les guerres. En 256 alors qu’elle était sous domination romaine, son siège par les perses Sassanides conduisit à sa destruction suivie de plus de seize siècles de disparition sous les sables25. Au début du XXe siècle, lors de révoltes arabes, en creusant des retranchements, des soldats anglais l’ont redécouverte fortuitement, le 30 mars 1920. L’état exceptionnel de préservation de ses bâtiments, en particulier de ceux qui occupaient des ilots d’habitation le long du mur ouest, comme la synagogue et la maison-église, font de cet exemple unique le modèle de restitution des édifices de culte monothéiste des tous premiers siècles de notre ère. L’épigraphie a permis de reconstituer l’histoire de la grande salle synagogale où quatre images de l’arche sont conservées26 (Fig.
22
Goodenough, 1953–1967. Les volumes 9–11 sont consacrés à la synagogue de DouraEuropos, en particulier le vol. 9, Symbolism in the Dura Synagogue, 1964. Deux ouvrages d’Élisabeth Revel-Neher sont tirés de sa thèse de doctorat (Jérusalem) parus en 1984 et 1998. 23 Revel-Neher, 1998 : 24–25. 24 Parmi les nombreuses références : du Mesnil du Buisson, 1939 ; Kraeling et al., 1956 ; Gutman, 1988 : 25–29 ; Weitzmann / Kessler, 1990 ; Prigent, 1990 ; Sed-Rajna et al., 1995 ; Fine, 2001 : 183–194 ; Milson, 2007 ; Mc Clendon, 2011. 25 Des missions successives, conduites par des archéologues américains, français, belges et syriens ont abouti au dégagement d’une partie de la ville et à la dépose des fresques du baptistère chrétien à l’université Yale et de celles de la salle synagogale au Musée archéologique de Damas. 26 Les peintures du mur ouest de cette grande salle sont parfaitement conservées, celles des murs sud et nord ont été à-demi préservées. La niche centrale appartenait à une première salle qui fut reconstruite en 244–245. Telle qu’elle a été découverte et restaurée, elle est à © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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3)27. À la suite d’André Grabar, les auteurs pensent que cette iconographie est le reflet du Targum de Babylone et de la liturgie qui se déroulait en ces murs28. Au centre de cette salle, barlongue, une niche creuse le mur ouest, opposé à l’entrée. On y accède par deux marches, elle est encadrée de colonnes et surmontée d’une conque. Elle a l’aspect des niches des temples païens contemporains du Proche-Orient qui abritaient la statue du dieu auquel l’édifice est consacré. Sur l’extrados de l’arche, au centre, une façade à quatre colonnes, surmontée d’un fronton et ornée d’une conque, qui redouble l’image de la niche elle-même ; la porte du Sanctuaire semble, ainsi, ouverte. Vision céleste, lumineuse, jaune comme l’or et blanc de lumière, elle est interprétée comme une image eschatologique du Temple de Jérusalem, accompagnée de l’évocation des grandes fêtes du Temple -alors détruit- tel qu’il apparaît sur les fresques (un peu postérieures) des murs. Elles se répartissent en de petites cases le long de bandes longitudinales sur trois niveaux, dont la lecture peut se faire depuis les extrémités sud et nord vers la niche centrale. Le niveau médian (qui est conservé aux deux tiers), porte des scènes ayant trait à l’histoire de l’arche d’alliance, depuis la consécration du Tabernacle au désert, jusqu’à son transfert au sein du Temple salomonique de Jérusalem29.
Fig. 3a. Peintures de la synagogue de Doura-Europos ; 1- l’arche dans le Temple de Dagon WB4 (Wikimedia Commons) ; 2- l’arche lors de la bataille d’Eben Ezer NB1 (Wikimedia Commons).
présent installée au musée archéologique de Damas avec ses fresques dont près de soixante pour cent ont été conservées. 27 D’après Kraeling, 1956 : 100, le panneau de la consécration du Tabernacle (NB 19, 1– 10) est en partie détruit. 28 Grabar, 1941 a : 77–90 ; 1941 b : 143–192. 29 On lit, à droite de la niche, la capture de l’arche par les Philistins lors de la bataille d’Eben Ezer, puis, sur le mur ouest, le Temple de Dagon détruit par l’arche. À gauche de la niche, sur ce mur ouest, figure la consécration du Tabernacle en présence de la haute figure d’Aaron identifié par une inscription en lettres grecques (Nb 7,89 ; 8,2) ; et sur le mur sud, une possible représentation du transport de l’arche à Jérusalem. Dessins d’après Weitzmann / Kessler 1990 : 172–173, fig. 2 : 204. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Fig. 3b. Différentes formes données à l’arche dans les peintures de la synagogue de Doura-Europos ; 1- l’arche de la niche centrale ; 2- l’arche dans le Temple de Dagon WB4 (I S 5, 2–4) ; 3- l’arche lors de la bataille d’Eben Ezer NB1 (1 S 4 1–11) ; 4- la dédicace du Temple WB2 (1 R 8–11).
Au VIe–VIIe siècles, l’arche et les Chérubins – mosaïques de pavements de synagogues et premières images chrétiennes L’arche-armoire et l’arche-coffret Les portes fermées de l’arche évoquent l’Aron Ha-Kodesh, contenant les rouleaux de la Torah dans les synagogues. Cette arche-armoire est représentée sur de nombreuses œuvres, contemporaines ou postérieurs à celles de Doura-Europos, comme les fresques de l’arcosolium d’une tombe juive des Catacombes de la via Torlionia, à Rome (IIIe siècle), ou encore sur des fonds de gobelets romains30. Sur les pavements de mosaïques de synagogues des IVe–VIe siècles, l’arche-armoire est flanquée de deux chandeliers, de l’étrog, du loulav, du shofar et de pelles à cendres31. Ces images de l’arche-armoire reprennent celles que leurs contemporains voyaient dans les synagogues32. Mais il est difficile de penser une identification entre « la Demeure » de la Présence invisible de Yhwh et la simple armoire contenant les rouleaux de la Torah qui ne peut posséder la puissance de l’arche contenue dans le Saint des Saints33. Il existe d’autres figurations de l’arche sous forme d’une arche-coffret, rectangulaire, plus proche des descriptions d’Ex 25 et 32, dans l’art juif du IVe siècle de n. è. La confusion peut être entretenue par le fait que l’une et l’autre se nomment « arche » (Aron)34. 30
Guttmann, 1984 : 1313–1342 ; Sed-Rajna, Fig. 56, 57, 61. Mosaïques de pavements des synagogues de Hammath (IVe siècle) Fig. 75, de Beth-Shéan (VIe siècle) Fig. 76 ; de BethAlpha (VIe) : 139–141. 31 Milson, 2007, Fig 2,5 ; 2,6 ; 3,1 ; 4,1 ; 4,5 ; 4,8 ; 4,9 ; 4,10 ; 4,11 ; 4,12 ; 4,13 ; 4,20, 4,23 ; 4,24 ; 4,30 ; 4,31 ; Mc Clendon, 2011. 32 Milson, 2007. 33 Sed-Rajna, 1995 : 22–23. 34 Les supports en sont très variés, fonds de verres décorés (Fig. 281, 282, 283), pierre tombale gravée (Fig. 284), linteau de la synagogue de Capharnaüm (Fig. 301), mosaïque © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Entre figuration et aniconisme, des images symboliques des Chérubins, ailes, feuilles, oiseaux
Fig. 4a. Mosaïque de sol, synagogue de Beth Alpha (in situ), V–VIe s © the Center for Jewish Art, Hebrew University of Jerusalem ; Fig. 4b. idem (dessin SB). de sol de la synagogue de Hammath, (Fig. 311), et de Khirbet-Susya (Fig. 312), Sed-Rajna, 1995. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Les Chérubins n’apparaissent qu’au VIe siècle dans l’art synagogal, et ils ne sont pas anthropomorphes35. Le premier exemple évoquant une figuration des Chérubins est sur la mosaïque de sol de la synagogue de Beth-Alpha, datée du VIe siècle36. Au sein d’une parfaite symétrie bilatérale, deux oiseaux sont posés sur deux sortes d’acrotères en forme de feuilles. À l’évocation de l’arche dans le Saint se superpose, ici aussi, l’image de l’armoire Aron Ha-Kodesh (Fig. 4).
Fig. 5a. L’arche dans le Temple, (dét.), Codex Amiatinus, Florence Biblioteca Medicea Laurenziana, VIIe siècle, MS I, f 2v et 3r © BML, Florence ; Fig. 5b. Idem détail du f 2v : le Saint et le saint des Saints, (dessin SB).
35 36
Revel-Neher, 1998 : 25. Seg-Rajna, 1995, Fig. 315 : 416. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Une schématisation semblable existe dans les manuscrits chrétiens contemporains. Elle conduit les auteurs du plan du Tabernacle au désert, sur la double page qui ouvre le Codex Amiatinus, daté du début du VIIe siècle, à figurer l’arche d’alliance surmontée de deux ailes (Fig. 5b)37. Élisabeth Revel-Neher a relevé les liens formels entre cette enluminure double et les représentations juives du Tabernacle au désert (Fig. 5a). Elle est bordée par une colonnade qui soutient des courtines, et qui, en vue « rayonnante », sert de cadre à cette vision « d’en-haut ». À l’intérieur, la Tente, qui occupe le feuillet gauche, contient le Tabernacle ; la même vue d’en-haut permet de voir les objets à l’intérieur mais en une perspective « classique ». Entre plan schématique et descriptions détaillées, les auteurs ont signifié l’identité de ces lieux par des inscriptions latines. Le Saint, avec ses objets rituels, dont la Menorah, précède le Saint des Saints qui contient l’arche d’alliance. Contrastant avec la rigueur de cette représentation, l’image des Chérubins est ici très symbolique, réduite à deux paires d’ailes38. Selon Élisabeth Revel-Neher, cette image diffère de celles des « types traditionnels juifs ou byzantins »39. Au Xe siècle encore, l’évocation des Chérubins, dans l’enluminure du plan du Tabernacle au désert du Pentateuque de SaintPétersbourg, est aniconique. Deux feuilles, semblables à des ailes, se penchent l’une vers l’autre de chaque côté de l’arche d’alliance40. Élisabeth Revel-Neher établit une comparaison avec l’illustration d’un manuscrit du commentaire de Rachi sur le Pentateuque41 ; mais dans ce manuscrit du XIVe siècle, les Chérubins sont figurés comme des sphinx (ou des sirènes), oiseaux à visage humain, se faisant face et protégeant l’arche de leurs ailes.
37
Bible latine, réalisée en Northumbrie, pour l’abbé Céolfried (début VIIe siècle), sur le type, disparu, du Codex Grandior, créé pour Cassiodore (sur le modèle de Institutiones) à l’époque de Bède (VIe siècle). La miniature est conforme à la description de Flavius Josèphe (Histoire de juifs, III, ch. 5). Revel-Neher, 1982 (abondante bibliographie). 38 Bien plus tard, alors que l’art juif renaît au travers de ses manuscrits enluminés, la Haggadah de Sarajevo, (Barcelone XIVe siècle), présente au f 32, figure les Chérubins par deux ailes surmontant les tables de la Loi, alors qu’un ciborium ou un voile gonflé, de couleur bleue, les couronne « Je regardai, et voici, sur le ciel qui était au-dessus de la tête des Chérubins, il y avait comme une pierre de saphir » (Ez 10,1). Alors que sur les enluminures de la Bible juive dite de Tolède (XIIIe siècle), l’arche est vue d’en-haut et comme ouverte, les Chérubins dorés, en buste, la surmontent ailes baissées. 39 Revel-Neher, 1984 et 1998. 40 Pentateuque, Palestine ou Égypte, 929, Scribe Shelomo ben Buya’a, Saint-Pétersbourg, Bibliothèque publique, ms. II, 17, Sed-Rajna, 1995, Fig. 118 : 238. 41 Ms Michael 384, f 142, Oxford, Bodleian Lib. v. Fig. 5, Revel-Neher, 1982 : 11. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Les représentations anthropomorphes des Chérubins de l’arche Il est intéressant de noter qu’un psautier du Mont Athos42 présente le Tabernacle d’une façon tout à fait conforme à celle des manuscrits chrétiens des VIe–VIIIe siècles, comme ceux de la Topographie de Cosmas, ou les Octateuques, byzantins43. Mais dans le contexte particulier de la controverse iconoclaste, l’image des Chérubins anthropomorphes offerte par ce psautier est défendue par David et Betsalel face à l’opposant, Iannis, l’iconoclaste. Ces deux personnages bibliques justifient la pureté des images par le biais du décor du Sanctuaire du Temple, qui fut commandé par le Seigneur lui-même. Surmontant les personnages, le sanctuaire est figuré par une colonnade enserrant l’image du Saint, et du Saint des Saints, avec l’arche, surmontée de deux Chérubins-Séraphins (aux deux paires d’ailes44). Élisabeth Revel-Neher établit, également, une comparaison du Codex Amiatinus, avec les enluminures du Pentateuque, dit d’Ashburnham (ou de Tours), un manuscrit chrétien des VIe–VIIIe siècles, proche par ses enluminures de la vision du temple de l’Amiatinus (Fig. 6). L’arche se présente sous la forme d’un autel chrétien, recouvert d’une nappe45. Comme sur le calice syro-palestinien du VIe siècle, conservé à Dumbanton Oaks (Fig. 10), la croix, placée ici sur la courtine d’entrée, ancre ces représentations du Temple dans une lecture chrétienne, suivant la Lettre aux Hébreux : Le Christ, lui, survenu comme grand prêtre des biens à venir, traversant la Tente plus grande et plus parfaite qui n’est pas faite de mains d’homme (…) entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang des boucs et de jeunes taureaux mais avec son propre sang, nous ayant acquis une rédemption éternelle (He 9,1–14).
42
Psautier Pantocrator 61, f 165 v, IXe siècle, Musée du Mont-Athos, Revel-Neher, 1982 : 11. 43 Les influences des images juives sont sensibles dans les manuscrits byzantins ; Byzance n’ayant pas connu les mêmes tensions envers les communautés juives. Parmi les nombreux exemples : Bibliothèque Apostolique Vaticane : Vat. Gr. 699, f148 r (Topographie Chrétienne, v 37–38) ; Fig. 120 ; Vat Gr 747, f 106 r (Ex 25, 20), Vat. gr. 746, f 231r, (Ex 25, 20), Strzygowski, 1901 ; Lowden, 1992 : 80–95 ; Weitzmann / Kessler, 1990. 44 Revel-Neher, 1982, Fig. 10. 45 Aux premiers autels paléochrétiens, tables pliantes, succèderont des autels en bois, faciles à déplacer. Les mosaïques de Ravenne (VIe siècle) montrent une image de l’autel très semblable à celle du Pentateuque d’Ashburnham : une table de marbre repose sur de petites colonnes ou des pieds, avec une nappe frappée de formes circulaires. Viendront ensuite les formes massives d’autels où l’on enferme les reliques aux VIIe et VIIIe siècles. Duval, 1993 : 7–29. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Fig. 6. Pentateuque dit d’Ashburnham ou de Tours (fin VIe ou début VIIe, pour les ajouts : milieu du VIIIe siècle) Paris, Bibliothèque nationale de France, NAL 2334, f 76 r (Ex 24,2–16) © BnF.
Le folio 176r montre le don de la Loi à Moïse, au registre du haut, et en bas la Tente de la rencontre, avec en son sein l’arche, sans les Chérubins (malgré leur présence attestée en Ex 25,22). La Tente est un sanctuaire chrétien, avec ses trois marches menant à l’autel, les courtines, la lampe du sanctuaire et l’autel de forme carrée reposant sur quatre pieds (Fig. 6). Rien ici ne rappelle la description détaillée en Ex 25,18–22 ; 37,7–9 ; Nb 7,89.
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Fig. 7. Pentateuque dit d’Ashburnham (ou de Tours), Paris, Bibliothèque nationale de France, NAL 2334, f 127v © BnF.
Tout change avec l’enluminure du f 127v de ce Pentateuque chrétien, qui représente un épisode relaté dans le livre des Nombres au chapitre 11 (Fig. 7). Le peuple a faim et récrimine, il veut de la viande à manger, alors qu’il est privé de tout sauf de la manne. « Où trouverai-je de la viande à donner à tout ce peuple, quand ils m’obsèdent de leurs larmes en disant : donne-nous de la viande à manger ? »46 se demande Moïse auquel Yhwh ordonne de rassembler soixante-dix anciens d’Israël autorisés à entrer avec lui dans la Tente de la réunion au désert. Sur la partie droite de l’enluminure, ils sont représentés serrés à l’entrée du sanctuaire, pour recevoir une partie de l’esprit qui est sur Moïse, afin de le seconder auprès du peuple. L’arche se présente comme un autel47, recouvert d’un linge blanc. Sur le propitiatoire-autel, les deux Chérubins dorés sont représentés, contrairement à l’image du f 76r. Ils sont anthropomorphes et répondent aux canons de figuration 46 47
Nb 11,4–5. Poilpré, 2019. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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des anges, avec deux ailes et un vêtement à l’Antique. Une architecture complexe, formée d’assise de pierres, d’arcatures figurant un portique ou un élément de cloître, de dômes, de bâtiments en dur évoquent l’image d’une abbaye contemporaine de l’enluminure, plutôt que la Tente de la rencontre au désert. Le tabernacle mobile est remplacé par une vue idéale du Temple de Salomon. L’image redouble celle de l’autel que l’on voit dans la porte, les Chérubins dorés au-dessus de l’autel-propitiatoire trouvant un écho graphique dans la lampe du sanctuaire. Cette image fait la synthèse entre une illustration fidèle aux descriptions de l’Ancien Testament et la lecture chrétienne suivant la lettre aux Hébreux, son accomplissement en Jésus, le Christ. Réalisé deux siècles plus tard, l’oratoire de Théodulfe d’Orléans est, à l’échelle du bâtiment tout entier, conforme à cette lecture typologique.
Les Chérubins et l’arche dans l’oratoire de Germigny-des-Prés (IXe siècle) L’évêque Wisigoth Théodulfe d’Orléans, abbé de Fleury, fit bâtir un oratoire, en 798, non loin de sa villa de Germigny-des-Prés. Ce bâtiment a subi de nombreux travaux en particulier au XIXe siècle qui ne permettent pas d’en percevoir l’ampleur originale. La mosaïque de son abside orientale (803–806) est en relativement bon état de conservation, malgré les dégâts dus à l’humidité et de nombreuses restaurations portant la marque de leurs époques. Elle est datée du temps de Charlemagne, c’est la seule mosaïque d’abside que l’on conserve encore en Occident, en dehors de l’Italie. Dissimulée sous une couche d’enduit durant un siècle (XVIIIe–XIXe siècle) elle a été restaurée et les aquarelles et croquis réalisés à cette occasion ont été précieux pour sa compréhension48. C’est une œuvre rendue unique par son iconographie en rupture avec les images qui ont été placées jusque-là dans les absides (Fig. 8 et 9)49.
48
La bibliographie associée à ce monument est très abondante. Grabar, 1954 : 171–184 ; Heitz, 1980 : 82–85 et 1987 : 229–246, où l’auteur identifie, à tort, les deux anges surmontant les plus petits comme des archanges ; Poilpré 1998 : 281–297 ; Théodulfe d’Orléans, MGH, 1998 ; Freemann / Meyvaert, 2001 : 125–139. 49 L’un des premiers à identifier au Christ l’arche et son propitiatoire fut Bède le Vénérable (673–735), auteur du traité De Tabernaculo et vasis ejus, il relit la lettre aux Hébreux : « le propitiatoire n’est rien d’autre que le Christ sauveur donné par Dieu en propitiation pour nos péchés..., l’arche désigne l’incarnation du Christ, l’urne pleine de manne, son âme » ; Théofrid, abbé d’Echternach (Luxembourg) de 1081 à 1110, reprend l’idée de Bède « l’arche du Testament, toute d’or et couverte du propitiatoire mystique, est le Corps du Christ Seigneur ». Foucart-Borville, 1990 : 349–381. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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« Nous ne rejetons rien dans l’image hormis son adoration » Unicum parmi les images d’absides car Théodulfe a placé en son centre non une image du Christ, ni une image de la croix50 mais une figuration de l’arche d’alliance. Les auteurs de la très abondante bibliographie qui lui est consacrée relient cette iconographie au contexte de la « Querelle des images »51.
Fig. 8. Mosaïque de Germigny-des-Prés (803–806) © Michel Maupoix.
Pour le premier concile iconoclaste, celui de Hiéria (754), peindre une image du Christ est un blasphème, consistant à mettre à bas les six conciles qui l’ont précédé52. Citant l’interdiction du Deutéronome53, ce concile qualifie d’idolâtrie la fabrication des images qui, n’ayant pas d’âme, ne peuvent rendre compte de l’union des deux natures du Christ dont la vraie image ne peut être que l’Eucharistie. Alors, Constantin V étant empereur, débuta une longue période de persécution et d’atrocités54. L’iconoclasme fut condamné unanimement en Occident par le pape et les rois francs, se référant à l’autorité de Grégoire le Grand. Après une période de détente, sous Léon IV, l’impératrice Irène et son fils Constantin VI, mirent fin à l’iconoclasme en convoquant le concile œcuménique de Nicée II (787). Il se tint d’abord à Constantinople puis à Nicée, lieu du tout premier concile 50
Ce qui est le cas des images nées durant la période iconoclaste. Grabar, 1954. 52 Conciles de Nicée, Constantinople, Éphèse, Chalcédoine, Constantinople II et III. 53 Dt 5,4. 54 « On creva des yeux, on coupa le nez ou la langue, on brûla la barbe ou le visage, enfin on tua des hommes », Actes VI du Concile de Nicée, cités par Dumeige, 1965 : 91. 51
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œcuménique. Le pape Hadrien Ier, après une période d’hésitation, soutint la position de ce concile sur les images, rappelant la mémoire de Constantin Ier et de sa mère sainte Hélène auxquels il compara Constantin V et sa mère Irène. Rome et Constantinople se partageaient alors le monde avec le souverain franc et des alliances se nouèrent entre eux, souvent deux à deux55. L’année suivant le concile (788), le pape Hadrien Ier fit parvenir à Charlemagne et à sa cour une traduction en latin des Actes du concile de Nicée II, elle est aujourd’hui perdue, tout comme la réponse de Charlemagne au pape. Des approximations dans cette traduction auraient conduit Charlemagne et ses théologiens à comprendre les décisions du concile iconophile de Nicée II comme une défense de l’idolâtrie. Entre 791 et 794, Charlemagne confia à un collège d’experts, dont Théodulfe et Alcuin, la rédaction d’une réfutation des Actes conciliaires. Ainsi naquit L’Œuvre du roi Charles contre le Synode (Opus Carolini contra synodum nommé couramment Libri carolini, ou Livres carolins56). Se plaçant sous l’autorité du pape Grégoire le Grand, reconnaissant un rôle pédagogique des images dans l’instruction des fidèles pour aider à la mémorisation et l’édification, mais en rejettent l’adoration57, ces auteurs optent pour une voie du milieu, ne se prononçant ni en faveur de l’iconoclasme, ni en celui de l’iconophilie, défendue par Nicée II – qui est la position des Églises byzantines. Les images ne doivent pas être objets d’adoration, elles renvoient à l’Écriture qui est le support vrai de l’adoration. Cette voie moyenne, dite iconomaque, refuse la violence de la destruction comme l’erreur de l’idolâtrie et peut se résumer par cette formule de l’Opus Caroli « Nous ne rejetons rien dans l’image, hormis son adoration »58. Splendeur de l’arche d’alliance et des Chérubins dans la mosaïque de l’abside Théodulfe aurait pu placer dans l’abside de Germigny-des-Prés une croix, seule image digne de vénération reconnue par les iconoclastes comme les iconophiles et par l’Opus Carolini contra synodum59. Mais il a choisi le retour aux sources vétérotestamentaires de l’arche et d’anges pour dire la présence de Dieu en ce point nodal de l’édifice, fidèle en cela aux idées de Charlemagne dont la théocratie est modelée sur celle des rois d’Israël. Le pape Hadrien Ier s’étant rendu aux arguments des iconophiles, l’Opus caroli ne connaîtra pas de développement ni de
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Les alliances se succédèrent entre le pape et l’empereur grec, entre l’empereur grec et le souverain franc ou entre celui-ci et le pape. Schmitt, 1987 : 271–302. 56 Théodulfe d’Orléans, MGH, 1998 : 195. 57 Olivier Boulnois lie l’Opus Caroli et la définition des images, traditionnellement attribuée à Grégoire le Grand en réponse à l’évêque Serenus de Marseille qui avait détruit des œuvres dans sa cathédrale de Marseille. Boulnois, 2008 : 208–226. 58 Nam dum nos nihil in imaginibus spernamus praeter adorationem, Théodulfe d’Orléans, MGH, 1998 : 411. 59 Théodulfe d’Orléans, MGH, 1998 :166 ; 296–300 ; 296–297. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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diffusion, et la mosaïque de Germigny-des-Prés est le seul témoignage en images de l’argumentation de Théodulfe.
Fig. 9. Mosaïque de Germigny-des-Prés (803–806) (dessin SB).
Les couleurs de cette mosaïque sont en nombre restreint, où luisent l’or, les bruns, les bleus, le blanc. Elle est régie par une stricte symétrie qui est celle de son principal objet, l’arche d’alliance et les Chérubins d’or qui la surmontent. Deux bandeaux la limitent, en bas une inscription en lettres d’or court sur un fond bleu-noir, en haut des étoiles stylisées sont semées en ordre sur un fond brun. La main de Dieu, qui était déjà l’image de la présence agissante de Dieu, sur les fresques de la synagogue de Doura-Europos, comme dans les premières mosaïques chrétiennes, s’ouvre au centre de l’abside, sortant du ciel étoilé et des nuées. L’arche est posée sur un fond or. L’inscription sur un fond bleu-nuit dit : Regarde et contemple le saint propitiatoire et les Chérubins (ou : regarde et contemple le Saint oracle avec ses Chérubins-)◊que brille l’arche de l’Alliance de Dieu◊Percevant ces choses efforce-toi de toucher de tes prières le Tonnant◊Ajoute, je t’en prie, le nom de Théodulfe à tes invocations60.
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ORACULUM SCM ET CERUBIM HIC ASPICE SPECTANS ◊ET TESTAMENTI EN MICAT ARCA DEI◊ HAEC CERNENS PRECIBUSQUE STUDENS PULSARE ◊TONANTEM THEODOLFUM VOTIS IUNGITO QUAESO TUIS. Pour Anne-Orange Poilpré, 2019, « La traduction du terme oraculum et le sens dans lequel le terme est employé dans le titulus apparaît dans le troisième livre des Rois (3 Reg. 6), où il désigne le Saint des Saints, de même que dans le De Tabernaculo de Bède. On le trouve aussi une fois dans l’Exode 37,6 où il renvoie au propitiatoire ». © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Théodulfe avait fait un voyage à Rome, peu de temps avant l’édification de l’église de Germigny-des-Prés qui semble être demeurée son oratoire privé et il a pu voir les mosaïques ornant l’église de Sainte-Marie-Majeure portant des images de l’arche d’alliance61 : « Que brille l’arche d’Alliance de Dieu ! » Le « Tonnant » traduit la voix de Dieu dans les nuées de l’Horeb, mais, pour un chrétien, c’est aussi la voix du Père qui, lorsque les cieux s’ouvrent lors du baptême du Christ, ou encore lors de la Transfiguration, nomme Jésus le « Fils bien-aimé »62. Quatre Chérubins Formant comme un cadre, deux autres anges, très grands, aux couleurs de la vie –et non plus dorés– sont eux aussi posés symétriquement autour de l’arche et de ses Chérubins, qu’ils couvrent de leurs ailes sombres et désignent d’un doigt tendu. Ces deux grands anges sont les Chérubins du Sanctuaire (Ex 25 ; 1 R 6,23– 30)63. Un souffle soulève leurs vêtements et ils sont en mouvement : leurs pieds à angle droit montrent qu’ils vont sortir du cadre imparti par l’abside, alors que leurs corps en torsion se retournent vers le centre. Leur main extérieure est largement ouverte paume tendue vers les spectateurs comme l’est la main de Dieu, mais, contrairement à celle-ci, elles sont orientées vers le haut. Ce geste est davantage celui de l’attestation que celui d’une défense ou une interdiction de tourner le regard vers ce qu’ils désignent d’une autre main64. Ces deux immenses Chérubins, qui redoublent leur vigilante présence, ne sont pas, ici, l’évocation de statues mais d’êtres animés s’adressant à ceux qui sont rassemblés devant cette image, pour célébrer et prier. Les auteurs de l’Opus Caroli, dont Théodulfe, font dire à Taraise (Tarasinus) patriarche de Constantinople qui a présidé le concile œcuménique de Nicée II : Tout comme les anciens (Ancien Testament) avaient des Chérubins couvrant de leur ombre (obumbrantem) le propitiatoire et bien nous, nous
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Les mosaïques de la nef de Sante-Marie-Majeure à Rome (Ve siècle), comptent parmi les plus anciennes représentations de l’arche dans une église chrétienne. Elle figure dans la scène du transport de l’arche après la mort de Moïse (Jos 3,6) et du passage du Jourdain, après la chute de Jéricho (Jos 3,14–17). Sa représentation suit le texte de la Bible, et non les poncifs juifs ou chrétiens d’une arche à toit cintré ou un petit coffre à double pente. C’est un coffre allongé, avec anneaux et barre, comme on le retrouvera à Germigny-desPrés, mais les Chérubins n’y figurent pas et dans ses pérégrinations l’arche devrait être couverte ce qui ne figure pas sur ces mosaïques. Revel-Neher, 1984 : 131. 62 Cette appellation « Le Tonnant », évoque aussi la mosaïque d’abside de Saint-Félix à Nola et les vers de saint Paulin dans le titulus qui accompagnait ces images : vox patris caelo tonat (la voix du Père tonne dans le ciel). 63 Parrot, 1954 : 22–27. 64 Bien que les images du Noli me tangere, du Christ interdisant à Marie-Madeleine de se saisir de lui, se superposent à cette vision. Boulnois, 2008 : 22–23. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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avons nos images de Notre Seigneur Jésus Christ, de la Sainte Mère de Dieu et des saints couvrant de leur ombre (obumbrantes) l’autel65. Ces quatre anges peuvent provenir de l’interprétation symbolique du Temple de Jérusalem par Bède le Vénérable qui le premier en donne une interprétation chrétienne66 : Salomon a ajouté deux Chérubins bien plus grands dans le Temple, ainsi pouvait-il placer l’arche sous leurs ailes avec le propitiatoire et les deux premiers Chérubins dans le Tabernacle, dans le Temple ils étaient quatre. De toute façon ils avaient la même signification mais ces objets redoublés par Salomon en augmentaient la majesté. Ainsi pouvait-on voir en figure que, lorsque l’Église s’est multipliée après l’Incarnation du Seigneur, les gentils ont encore plus largement vu combien ces habitants des cieux sont sublimes. Un oratoire chrétien dont le décor est celui du Temple de Salomon D’autres images de Chérubins ornaient cet oratoire, les recherches archéologiques récentes ont mis en valeur l’abondance des stucs, qui étaient sans doute peints, sur l’ensemble des parois des absidioles, sur les soubassements de l’abside et la travée qui y était adossée67. Si la mosaïque d’abside fascine, et exerce un grand attrait parmi les auteurs et les visiteurs, c’est bien l’ensemble de l’édifice qui évoque des images paradisiaques en même temps que les décors du Temple de Salomon (rosaces, palmettes).
Lectures chrétiennes du propitiatoire Le propitiatoire et l’autel. « Le Christ Jésus, instrument de propitiation par son propre sang selon la foi » (Rm 3,25) Un calice en verre, d’origine Syro-palestinienne, objet chrétien du VIe siècle, est gravé d’une image d’un édicule à colonnes, semblable à celui de mosaïques de
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Actio quarta : Sicut veteres habuerunt cherubin obumbrantem propitiatorium et nos imagines Domini nostri Iesu Christi et sanctae Dei genitricis et sanctorum eius habeamus obumbrantes altare. Théodulfe d’Orléans, MGH, 1998 : 195. 66 Bède le Vénérable (672–735), De Templo, 13, 5. 67 Ce décor, de stucs, peut être rapproché de celui du baptistère des orthodoxes à Ravenne, ou de Cividale. Les stucs de l’abside ne subsistent qu’à l’état de fragments au Musée Historique de l’Orléanais, Poilpré, 2019 ; Vieillard-Troïekouroff, M. 1962 : 156–178 ; l’auteur rapproche également ces décors de ceux des tables de canons de manuscrits connus de Théodulfe pour la rédaction de ses bibles. André Grabar avait également proposé que certains motifs pouvaient provenir de décors de mosquées d’Espagne. Grabar, 1954 : 175. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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sols de synagogues qui lui sont proches dans le temps et l’espace (Fig. 10)68. La croix occupe le centre de ce ciborium, en forme de petit temple, dont les acrotères du toit semblent ailés, et qui est flanqué de deux anges portant un livre. L’image du Sanctuaire se superpose à celle du ciborium, qui évoque ainsi la Tente de la rencontre, mais aussi sans doute, garde-t-il la trace des édifices constantiniens et théodosiens de Jérusalem avec la grande croix votive et l’édicule construit sur le tombeau du Christ, tel qu’il apparaît sur les ampoules de Terre sainte des Trésors des cathédrales de Monza et Bobbio.
Fig. 10. Adoration de la croix, calice en verre gravé, syro-palestinien, Dumbarton Oaks, VIe siècle (dessin SB).
Il est possible de voir ici une image de l’autel chrétien élevé par trois marches ; le Golgotha, qui peut être évoqué également, est le « haut lieu » par excellence, où se consomme le sacrifice du Christ69. Des autels qui pérégrinent Eric Palazzo rappelle que « l’arche d’alliance apparaît durant tout le Moyen Âge comme une référence symbolique majeure pour l’autel chrétien et, plus largement, pour l’église-bâtiment dans son ensemble et l’autel, c’est donc bien l’assimilation entre le temple de Salomon et l’église que les théologiens évoquent dans leurs traités et leurs commentaires liturgiques ». Il souligne également l’identité de cette parenté pour les autels portatifs : « à l’image du sanctuaire mobile dans le désert, (ils) ne sont pas destinés à un seul lieu, ils pérégrinent avec le clergé qui 68
Comme le pavement de sol des synagogues de Beth Alpha (VIe siècle) (Fig. 4, 10), et de l’église de Khirbet el-Mekhayyat, Jordanie, VIe siècle (Fig. 4, 30). Verre D15, Dumbarton Oaks, Washington DC, calice syro-Palestinien (Fig. 4, 31), Milson, 2007 : 137–138, 500– 521. Israeli et Mevora, 2000 : 91 et 218. 69 Renaud-Chamska, 1998 : 6–10 ; Palazzo, 2008 :128 et 110–116. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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les utilise. Mais, tout comme ceux qui demeurent au sein des églises, ils représentent une image de la Jérusalem céleste et du temple de Salomon » 70. Parmi ces autels portatifs, celui de Stavelot dont le centre est creusé et contient, non une relique, mais un parchemin, que l’on voit par transparence sous un cristal de roche. Le trisagion y est inscrit, reliant cet autel, pourtant dénué d’images de Chérubins, à la vision d’Ezéchiel : « Je regardai, et voici, sur le firmament qui était au-dessus de la tête des Chérubins, il y avait comme une pierre de saphir » (Ez 10,1)71. Nous avons remarqué la symétrie des images qui représentent les Chérubins protecteurs, quelle que soit leur origine, juive ou chrétienne, qu’ils soient figurés, ou non, de façon anthropomorphe, au nombre de deux ou quatre dans le Sanctuaire. Les Chérubins sont des dioscures, unis par leurs ailes formant une voûte, comparable à celle des cieux, symbolisant l’union de Dieu et de son peuple72. La symbolique gémellaire des Chérubins En monde chrétien ils peuvent être images des deux Testaments73. Pour Eucher de Lyon « les deux Testaments sont également désignés par les deux Chérubins de l’Exode », et l’arche figure « la chair du Seigneur, ou le cœur des saints remplis de Dieu ». Les images du propitiatoire, peuvent également être évoquées dans les enluminures des manuscrits liturgiques de l’An Mil, comme celles du Codex Egberti : le tombeau où l’on dépose le Christ (f 86), la pierre ou le couvercle de ce tombeau (f 87r), le tombeau vide (f 91) qui sont flanqués de deux arbres ou de deux anges, permettant de lire la pierre du tombeau du Christ comme le nouveau propitiatoire dans l’accomplissement des temps74. 70
Eric Palazzo indique en référence la description de l’autel portatif d’Adalbéron de Reims par Richer de Reims : « Sur cet autel, où le prêtre se tient devant Dieu, se trouvaient les figures des quatre évangélistes, façonnées en or et en argent, établies dans chacun des angles. Chacune par ses ailes déployées masquait jusqu’au milieu les faces latérales de l’autel ; elles tendaient leur visage vers l’Agneau immaculé. Par là, il avait voulu copier l’arche d’alliance de Salomon ». Palazzo, 2008 : 126. – Cet auteur cite également l’autel portatif de la Residenz de Munich avec son ciborium (dit ciborium du roi Arnulf) « protégeant la table d’autel, et reproduisant en quelque sorte l’image du propitiatoire du temple de Salomon ». Palazzo, 2008 : 179. 71 Cette invocation au Dieu trois fois Saint est celle des Séraphins (Is 6, 3). Henriet, 2014 : 179–201. 72 Revel-Neher, 1998 : 32, n. 75 ; Kuntzmann, 1983 : 103–116. 73 Martine Dulaey souligne également que « Séraphins et Chérubins ont été souvent confondus : les manuscrits d’Isaïe dans l’ancienne Bible latine et divers textes grecs et latins depuis le IIIe siècle l’attestent », elle cite le commentaire Sur Isaïe de Jérôme, ainsi que le Diuersarum haereseon liber de Philastresur Is 6, affirmant qu’ils ont une signification analogue. Dulaey, 2004 : 205–224. 74 Franz / Ronig, 1983 : 125–139. Le fait que Dieu réside, ou siège, entre les deux Chérubins (1 S 4,4), et, de ce fait, la présence du Propitiatoire (en hébreu Kapporeth, siège de la © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Conclusion. Des images de Chérubins à réinventer À notre époque, l’aniconisme semble être le choix privilégié des artistes et de leurs commanditaires d’Église, sans doute par réaction à un art dit Saint-Sulpicien. Autour de l’an 2000, deux églises ont été bâties à Paris, où l’art sacré semble avoir abandonné la narration. Il a perdu l’aspect catéchétique qui l’a caractérisé durant des siècles, au profit d’un appel aux sens, au dépouillement et à l’expérience. Ces réalisations récentes où le vide dit la présence, réelle mais invisible, du Christ ressuscité, font écho à l’aniconisme carolingien.
Fig. 11. Abside Notre-Dame d’Espérance, © Michel Bethmont.
Notre-Dame-d’Espérance a été construite en 1997, par l’architecte Bruno Legrand75. L’esprit de Vatican II (Fig. 11), en particulier son attention aux Écritures, mais aussi la place si prégnante de l’esthétique de l’écriture dans l’art contemporain, ont insufflé ses murs. Dans le chœur liturgique de cette église, se dresse derrière l’autel une poutre verticale (un bois ancien du XVIIIe siècle) terminée par une encoche en forme de carré, recouverte d’une feuille d’or. Elle évoque la poutre (stipes) qui recevait la partie horizontale (le stauros ou patibulum), à laquelle était attaché le condamné au supplice de la croix. De chaque côté, deux bandeaux architecturaux horizontaux épousent la forme incurvée de l’abside et se terminent par deux carrés dorés. Avec le carré central gravé sur la poutre verticale, ils forment un alignement invitant à compléter l’horizontalité pour dessiner en esprit le
miséricorde) de l’arche d’Alliance, nous semble sous-entendus dans les enluminures du Codex Egberti (Trèves Ms. 24), de la mise au tombeau (f 95) et de l’apparition à MarieMadeleine (f 91). Nos remerciements vont à Louis Ridez pour les échanges stimulants autour du propitiatoire. 75 Elle est située au 47, rue de la Roquette (XIe arrondissement). © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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patibulum. Une croix virtuelle est offerte par le sculpteur Nicolas Alquin, un signe inachevé qui requiert la participation du spectateur priant. Les matériaux nobles, l’or, les bois précieux et le marbre du mobilier liturgique font référence au premier Temple de Salomon. Et les trois carrés d’or, laissant un vide entre eux, évoquent la Shekhina, lieu de la présence de Dieu au-dessus du propitiatoire de l’arche d’alliance. Les Chérubins, trop figuratifs, trop explicatifs sans doute, en sont absents.
Fig. 12. Abside de Notre-Dame-Arche-d’Alliance, (2000), Paris, © Michel Caillon.
L’arche d’alliance est encore plus évidemment présente en l’église Notre-Damede-l’Arche-d’Alliance de la rue d’Alleray (Fig. 12). En cours de projet, son volume cubique, en forme de coffre (arca), revêtu de panneaux en fibre de bois et résine, a conduit Mgr Lustiger à ne pas retenir un premier vocable (Notre-Damede-la-Résurrection), au bénéfice de l’une des appellations de la Vierge Marie en ses Litanies. Comme l’arche de la première alliance a contenu la manne et les tables de la Loi, Marie a été le réceptacle du corps du Christ. Cette église a la forme d’un coffre (arca), où la croix est inscrite en tous ses lieux. Le tabernacle est situé dans l’abside, il est en bois d’acacia doré à la feuille tout comme le coffre de l’arche sainte, mais nul Chérubin ne vient l’obombrer, car une « sorte de carême esthétique » semble avoir présidé à la conception de cette église où la place de l’iconographie est réduite. La figure des Chérubins reste sans doute à réinventer par l’art contemporain76. 76
L’orfèvre Goudji (1941–) fait exception, par exemple pour le sanctuaire de Notre-Dame de Lourdes et son ostensoir. En monde juif, Kitaj, reprend l’iconographie quasi-canonique © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Liste des figures Fig. 1 Horus entre Isis et Nephtys, plaque en ivoire, Hadatu (aujourd’hui Arslan Tash), vers 800–700 av. n. è., © Musée du Louvre, dist. RMN – Grand Palais / Raphaël Chipault. Fig. 2 Tétradrachme en argent de la deuxième révolte sous Bar Kokhba (132– 135) (Dessin SB). Fig. 3a Peintures de la synagogue de Doura-Europos ; 1- l’arche dans le Temple de Dagon WB4 (Wikimedia Commons) ; 2- l’arche lors de la bataille d’Eben Ezer NB1 (Wikimedia Commons). Fig. 3b Différentes formes données à l’arche dans les peintures de la synagogue de Doura-Europos ; 1- l’arche de la niche centrale 2- l’arche dans le Temple de Dagon WB4 (I S 5, 2–4) ; 3- l’arche lors de la bataille d’Eben Ezer NB1 (1 S 4 1–11) ; 4- la dédicace du Temple WB2 (1 R 8–11). Fig. 4a Mosaïque de sol, synagogue de Beth Alpha (in situ), V–VIe s © the Center for Jewish Art, Hebrew University of Jerusalem. Fig. 4b Idem (dessin SB). Fig. 5a L’arche dans le Temple, (dét.), Codex Amiatinus, Florence Biblioteca Medicea Laurenziana, VIIe siècle, MS I, f 2v et 3r © BML, Florence. Fig. 5b Idem détail du f 2v : le Saint et le saint des Saints, (dessin SB). Fig. 6 Pentateuque dit d’Ashburnham ou de Tours (fin VIe ou début VIIe, pour les ajouts : milieu du VIIIe siècle) Paris, Bibliothèque nationale de France, NAL 2334, f 76 r (Ex 24, 2–16) © BnF. Fig. 7 Pentateuque dit d’Ashburnham (ou de Tours), Paris, Bibliothèque nationale de France, NAL 2334, f 127v © BnF. Fig. 8 Mosaïque de Germigny-des-Prés (803–806) © Michel Maupoix. Fig. 9 Mosaïque de Germigny-des-Prés (803–806) (dessin SB). Fig. 10 Adoration de la croix, calice en verre gravé, syro-palestinien, Dumbarton Oaks VIe siècle (dessin SB). Fig. 11 Abside Notre-Dame d’Espérance, © Michel Bethmont. Fig. 12 Abside de Notre-Dame-Arche-d’Alliance, (2000), Paris, © Michel Caillon.
Bibliographie Bède le Vénérable, (trad. 1995) : De Templo. Traduction S. Connolly. Translated Texts for Historians 21. Liverpool University Press. Bethmont, S., 2017 : Le Seigneur des absides. Parole et Silences 121. Paris. Boespflug, F. / Lossky N. (éds.), 1987 : Nicée II 787–1987, Douze siècles d’images religieuses. Paris.
des Chérubins par paires, ailés, par exemple la peinture Los Angeles, n° 1, 2000-1 (coll. privée). Rosen, 2009, Fig. 3.4 : 77–104. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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S. Bethmont
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L’arche et les Chérubins dans l’iconographie juive et chrétienne
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Les chérubins, proposition de typologie biblique St. Anthonioz UMR 8167 Orient et Méditerranée
La typologie proposée ci-dessous permet de classer les différentes occurrences du terme « chérubin(s) » en hébreu biblique. Les traductions suivent le texte massorétique. Sont indiqués, pour chaque référence, les parallèles bibliques et, en note, pour plus de clarté, les différences quand elles sont notables. En notes sont également intégrés les parallèles, lorsqu’ils existent, des fragments de Qumrân, et éventuellement les variantes. Voici la typologie : I. Les chérubins du jardin d’Eden II. Les chérubins de l’arche (propitiatoire) III. Les chérubins du sanctuaire IV. Les chérubins décoratifs V. Le(s) chérubin(s) de la vision de la gloire (Ez) VI. L’épithète divine « qui siège sur les chérubins » VII. Autres
I. Les chérubins du jardin d’Eden (Gn 3,24) Gn 3,24 « Il chassa l’humain et il fit demeurer, à l’orient du jardin d’Eden, les chérubins et la flamme de l’épée qui tournoie, pour garder le chemin de l’arbre de vie. »
II. Les chérubins de l’arche (Ex 25,18–22, cf 37,7–9 ; Nb 7,89) Ex 25,18 (cf 37,7) « Et tu feras deux chérubins en or, tu les feras en fonte, aux deux extrémités du propitiatoire. »1 Ex 25,19 (cf 37,8) « Et fais un chérubin à une extrémité et un chérubin à l’autre extrémité, (sortant) du propitiatoire, vous ferez les chérubins à ses deux extrémités. »2
1
Cf 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 24–29, 30, col. i (Ex 25,7–20), dans Skehan, 1992. Sur le fragment, ligne 9, deux mots figurent ()שנים כרובים, noter l’écriture pleine du substantif « chérubins ». 2 Cf 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 24–29, 30, col. i (Ex 25,7–20), ligne 10 : מקצ[ה מזה וכרב אחד. Noter l’écriture défective cette fois du substantif « chérubin » ; l.11 : ]הכרבי[ם ע]ל[ שני קצותיו. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
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Ex 25,20 (cf 37,9)3 « Et les chérubins étendront les deux ailes au-dessus, couvrant / protégeant de leurs ailes le propitiatoire, et leurs faces (seront) l’une devant l’autre, vers le propitiatoire, les faces des chérubins. »4 [Ex 25,21 « Et tu mettras le propitiatoire sur l’arche, par-dessus, et tu mettras dans l’arche le témoignage que je te donnerai. »] Ex 25,22 « C’est là que je te rencontrerai et je te dirai, du haut du propitiatoire, entre les deux chérubins, qui sont sur l’arche du témoignage, tout ce que je commande aux enfants d’Israël. »5
III. Les chérubins du sanctuaire (1 R 6,23–28 cf 1 R 8,6–7 ; 2 Ch 3,10–13 ; 5,7–8) 1 R 6,23 (cf 2 Ch 3,10)6 « Et il fit dans le sanctuaire deux chérubins en bois d’olivier, ayant dix coudées de hauteur. » 1 R 6,24 (2 Ch 3,11–13) « Cinq coudées, l’aile d’un chérubin, cinq coudées, l’aile de l’autre chérubin, dix coudées des extrémités de ses ailes aux extrémités des autres. » 1 R 6,25 (cf 2 Ch 3,11–13) « Dix coudées pour le second chérubin. Une même mesure et une même forme pour les deux chérubins. » 1 R 6,26 « La hauteur du premier chérubin était de dix coudées, idem pour le second. » 1 R 6,27 « Il [Salomon] plaça les chérubins au milieu de la maison, à l’intérieur. Ils étendirent les ailes des chérubins, l’aile du premier touchait le mur, et l’aile du second chérubin touchait le second mur, et leurs ailes se touchaient vers milieu de la maison, aile à aile. » 1 R 6,28 « Il [Salomon] plaqua les chérubins d’or. »
3
Cf 4QPaleoExm / 4Q22 col. xlv (Ex 37,9–16), dans Skehan, 1992, ligne 1 :] ; בכנפיהםl.2 : א]ל הכפורת [היו פנ]י הכרובים. 4 Cf 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 24–29, 30, col. i (Ex 25,7–20), ligne 11 : הכרב[ים פרשי ; כנפיםl.12 : א[יש אל אחו \\\ אל ה]כפרת י[היו פני הכרובים. Noter l’accord au singulier « l’une devant l’autre » ainsi que l’écriture pleine du substantif « chérubins ». Comparer aussi 4QPaleoExm / 4Q22 col. xxvii (Ex 25,11–12… 25,20–22), ligne 30 : אחד. 5 Cf 4QPaleoExm / 4Q22 col. xxvii (Ex 25,11–12… 25,20–22), ligne 32 : אתך מעל הכפרת. 6 Noter qu’en 2 Ch 3,10, ce n’est pas le « sanctuaire » ( )דבירmais le « saint des saints » ( )בבית קדש הקדשיםqui est mentionné (cf 1 R 8,6 // 2 Ch 5,7) ; il n’est pas fait mention du « bois d’olivier » : les deux chérubins sont « ouvrage de statuaire / sculpture » (hapax, );מעשה צעצעים. Les mesures en coudées sont identiques et monumentales, si l’on considère que la coudée représente environ 45 cm. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Les chérubins, proposition de typologie biblique
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1 R 8,6 (cf 2 Ch 5,7) « Les prêtres firent entrer l’arche de l’alliance de Yhwh en son lieu, dans le sanctuaire de la maison, dans le saint des saints, sous les ailes des chérubins. »7 1 R 8,7 (cf 2 Ch 5,8) « Car les chérubins étendaient (leurs) deux ailes sur le lieu de l’arche et les chérubins couvraient / protégeaient l’arche et ses barres par-dessus. »8
IV. Les chérubins décoratifs (Ex 26,1.31 cf Ex 36,8.35 ; 2 Ch 3,14 ; 1 R 6,29.32.35 ; 7,29.36 ; Ez 41,18.20.25) Ex 26,1 (cf 36,8) « Tu feras la demeure de dix tapis de lin retors, de bleu, de pourpre et d’écarlate, des chérubins, ouvrage d’art, tu les feras. » Ex 26,31 (cf 36,359 ; 2 Ch 3,14) « Et tu feras un voile de bleu, de pourpre et d’écarlate, et de lin retors, ouvrage d’art, on le [voile] fera de chérubins. »10 1 R 6,29 (cf 2 Ch 3,711 ; Ez 41,18.20.25) « Et sur tous les murs de la maison, tout autour, il sculpta des figures sculptées, chérubins, palmes et fleurs entrouvertes, à l’intérieur comme à l’extérieur. » 1 R 6,32 (cf 1 R 6,35 ; Ez 41,18.20.25) « Et les deux portes étaient en bois d’olivier et il sculpta dessus des figures, chérubins, palmes et fleurs entrouvertes, et il les plaqua d’or, il appliqua sur les chérubins et sur les palmes de l’or. » 1 R 7,29 « Sur les panneaux qui étaient entre les montants, il y avait des lions, des bovidés et des chérubins, et sur les montants, au-dessus comme au-dessous des lions et des bovidés, il y avait des ornements ouvragés en festons. »12
7 Cf 4QRois / 4Q54 col. ii frag. 6 (1 R 7,51–8,9), dans Ulrich, 1995, ligne 8 : יהוה אל מקמו [לדביר הבית אל קדש. Noter l’écriture défective du substantif « lieu » ainsi que la variante prépositionnelle לדביר. 8 Cf 4QRois / 4Q54 col. ii frag. 6 (1 R 7,51–8,9), ligne 9 : כי הכרוב[ים פרשים כנפים אל מקום הארון ויסכו. 9 Cf 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 38 (Ex 36,34–36), dans Skehan, 1992, ligne 2 : ת[כלת וארג]מן. 10 Cf 4QPaleoGn-Exl / 4Q11 frag. 30, col. ii 31–34 (Ex 26,29–27,1), ligne 5 : וארגמ[ן ותולעת ש]ני וש[ש משזר מעשה ח]בש. 11 Noter que chérubins et autres motifs décoratifs sont associés à la « demeure » et au « voile » dans le sanctuaire mobile, en Exode, aux « murs » et aux « portes » dans le temple des Rois, mais aux « murs » et au « voile » dans la relecture des Chroniques, laissant penser que la « porte » disparaît au profit d’un voile. 12 Cf 4QRois / 4Q54 col. i frag. 3–5 (1 R 7,29–42), dans Ulrich, 1995, très fragmentaire.
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1 R 7,36 « Il grava sur les tables, leurs poignées, et sur les panneaux, chérubins, lions et palmes, selon les espaces, et des ornements tout autour. »13
V. Le(s) chérubin(s) de la vision de la gloire (Ez 9,3 ; 10,1–20 ; 11,22) Ez 9,3 « La gloire d’Elohim d’Israël s’éleva du chérubin sur lequel elle était, (et se dirigea) vers le seuil de la maison, et il appela l’homme vêtu de lin, qui (portait) une écritoire à la ceinture. » Ez 10,1 « Je regardai, et voici, sur le firmament qui était au-dessus de la tête des chérubins, il y avait comme une pierre de saphir ; on voyait audessus d’eux comme l’aspect, comme la ressemblance d’un trône. » Ez 10,2 « Et il [Yhwh] dit à l’homme vêtu de lin et dit : Va au milieu du tourbillon sous le chérubin, remplis tes mains de charbons ardents d’entre les chérubins, et répands (les) sur la ville ! Et il y alla devant mes yeux. » Ez 10,3 « Les chérubins étaient debout à la droite de la maison, quand l’homme alla, et la nuée remplit la cour intérieure. » Ez 10,4 « La gloire de Yhwh s’éleva au-dessus du chérubin, vers le seuil de la maison ; la maison fut remplie de la nuée, et la cour fut remplie de la splendeur de la gloire de Yhwh. » Ez 10,5 « Le bruit des ailes des chérubins se fit entendre jusqu’à la cour extérieure, comme la voix de Šadday lorsqu’il parle. » Ez 10,6 « Quand il ordonna à l’homme vêtu de lin, disant : ‘Prends du feu au milieu du tourbillon, d’entre les chérubins’ ; il vint et se tint debout à côté de la roue. »14 Ez 10,7 « Alors un chérubin tendit la main entre les chérubins vers le feu qui était entre les chérubins, il en retira, et en donna dans les mains de (l’homme) vêtu de lin, qui prit et sortit. »15 Ez 10,8 « On voyait aux chérubins une forme de main humaine sous leurs ailes. »16 Ez 10,9 « Je regardai, et voici, quatre roues près des chérubins, une roue près d’un chérubin, une roue près d’un (autre) chérubin, et ces roues avaient
13
Cf 4QRois / 4Q54 col. i frag. 3–5 (1 R 7,29–42), très fragmentaire. Cf 4QEza / 4Q73 frag. 1 (Ez 10,6–16), dans Ulrich, 1997. 15 Cf 4QEza / 4Q73 frag. 1 (Ez 10,6–16), ligne 4 : ; הכרו[ב את ידוl.5 : .וי[שא ויתן אל ח]פני. 16 Cf 4QEza / 4Q73 frag. 1 (Ez 10,6–16), ligne 6 : ]תב[נית ידי אדם. Noter le pluriel « une forme de mains humaines ». 14
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l’apparence d’une pierre de chrysolithe. »17 Ez 10,14 « Chacun avait quatre faces, la face du premier était une face de chérubin, la face du second une face d’humain, celle du troisième une face de lion, et celle du quatrième une face d’aigle. »18 Ez 10,15 « Et les chérubins s’élevèrent. C’était le vivant que j’avais vu près du fleuve du Kevar. »19 Ez 10,16 « Quand les chérubins allaient, les roues allaient à côté d’eux et quand les chérubins levaient leurs ailes pour s’élever de terre, les roues aussi ne se détournaient point d’eux. »20 Ez 10,18 « La gloire de Yhwh sortit du seuil de la maison, et se tint sur les chérubins. » Ez 10,19 (cf 11,22) « Les chérubins levèrent leurs ailes, et s’élevèrent de terre, sous mes yeux ; quand ils sortirent, les roues étaient près d’eux. Il s’arrêta à l’entrée de la porte de la maison de Yhwh vers l’orient, et la gloire d’Elohim d’Israël était sur eux, en haut. Ez 10,20 « C’était le vivant que j’avais vu sous Elohim d’Israël près du fleuve Kevar, et je reconnus que c’étaient des chérubins. »
VI. L’épithète divine « qui siège sur les chérubins » (1 S 4,4, cf 2 S 6,2 ; 2 R 19,15 ; 1 Ch 13,6 ; Ps 80,2 ; 99,1 ; Is 37,16) 1 S 4,4 « Le peuple envoya à Silo, d’où l’on apporta l’arche de l’alliance de Yhwh des armées, qui siège sur les chérubins. Là les deux fils d’Éli, Hofni et Pinhas, se trouvaient avec l’arche de l’alliance d’Elohim. » Ps 99,1 « Yhwh règne, les peuples tremblent ! Il siège sur les chérubins, la terre chancelle ! »21
VII. Autres - Élément dans un nom propre (« Kerub-Addan, » Esd 2,59 ; « Kerub-Addon » Né 7,61) - Monture ou char 2 S 22,11 (cf Ps 18,11) « Et il chevauchait / montait sur un chérubin, et il 17
Cf 4QEza / 4Q73 frag. 1 (Ez 10,6–16), ligne 7 : ] ; אצל [הכרובים אופןl. 8 : ו[מראה האופני]ם. Cf 4QEza / 4Q73 frag. 1 (Ez 10,6–16), ligne 13 : ; באזני ואר]בעהl. 14 : והשלישי. 19 Cf 4QEza / 4Q73 frag. 1 (Ez 10,6–16), ligne 15 : ה[חיה א]שר. 20 Cf 4QEza / 4Q73 frag. 1 (Ez 10,6–16), ligne 16 : אצל]ם. 21 Cf 4QPsk / 4Q92 col. ii (Ps 99,1–5) et 4QPsv / 4Q98e, dans Ulrich, 2000, fragmentaire. 18
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volait22, et apparaissait sur les ailes du vent. » Ps 18,11 (cf 2 S 22,11) « Et il chevauchait / montait sur un chérubin, et il volait, planant sur les ailes du vent. »23 1 Ch 28,18 « (…) et pour l’autel des parfums en or épuré, avec le poids et pour la structure du char, des chérubins en or qui étendent et recouvrent l’arche de l’alliance de Yhwh. » - Titre royal (ou métaphore) Ez 28,14 (cf 28,16) « Tu étais un chérubin oint, protecteur24, je t’avais placé et tu étais sur la sainte montagne d’Elohim, tu marchais au milieu des pierres de feu. » Ez 28,16 « Par la grandeur de ton commerce, tu as été rempli de violence, et tu as péché. Je te précipite de la montagne d’Elohim, et je te fais disparaître, chérubin protecteur, du milieu des pierres de feu. »
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22
La monture peut être animale ou celle d’un char ()רכב. Noter le jeu de mots avec la racine du « chérubin » ()כרב. 23 Cf 11QPsc / 11Q7 frag. 8 (Ps 17,9–18,12), dans García Martínez, 1998. Ligne : Vacat ] [על כנפי רוח. Comparer aussi 4QPsc / 4Q85 frag. 3–4 (Ps 18,1–14), dans Ulrich, 2000, ligne : ][ כנפי רוח. Comparer encore 8QPs / 8Q2, dans Baillet, 1962. Enfin cf 5/6Hev/SePs, dans Yadin, 1961, p. 36–52 pl. 20. 24 Noter que le substantif ממשחest un hapax, rapproché de la racine משח. © 2021, Zaphon, Münster ISBN 978-3-96327-148-9 (Buch) / ISBN 978-3-96327-149-6 (E-Book)
Index Index des noms (communs) d’animaux ou d’hybrides aigle 3, 6–7, 19, 21, 26, 36, 96, 116, 123–124, 128, 138, 148, 158, 186, 241 bélier 49, 62, 75, 77–78, 80 bovin 95–97, 116, 128 centaure 9, 12, 37 chimère 9, 59, 62, 68, 73, 148 cobra(s) ailé(s) 5, 62, 66, 68–70, 77–78, 85 crocodile 60–62, 67, 88 félin 44, 46, 53 génie(s) ailé(s) 4, 9–10, 12, 57, 69, 72, 85, 212 génies ithyphalliques 46 griffon 6, 9, 37, 61–62 harpie 9 hippogriffe 9 hommes ailés 212 lion(s) 3, 6–7, 10–12, 19, 26–27, 30–31, 34–37, 39, 43–44, 49, 60–62, 75, 96–97, 116, 123– 124, 128, 138, 148, 154, 158, 186, 212, 239, 240–241
minotaure 9 oiseau(x) 6, 23, 26–27, 30, 61–62, 64, 67, 71, 90, 188, 217–219 oiseau(x) de proie 49, 62 phénix 105 reptiles 94, 96, 188 serpopard(s) 61–62 sirènes 219 sphinge(s) 7, 45–46, 148 sphinx 5, 7–8, 10–12, 16, 18, 43– 47, 49, 50–56, 60, 93, 212, 219, 234 sphinx ailé(s) 5 sphinx criocéphale 43 taureau(x) 3, 12, 26, 34, 37, 116, 123–124, 128, 158–159, 186 taureau(x) androcéphale(s) 12, 20, 34, 37 taureau(x) ailé(s) 3, 19, 34, 37, 125, 128 vautour 6, 65, 70, 85
Index des noms (propres) d’entités divines ou divinisées Aladlammû (dalad.dlama, taureau / lion androcéphale ailé) 20, 35, 37 ‘Anaphi’el 135 Ange(s) 1, 10, 14–15, 38–39, 46, 90, 102–107, 117–118, 122, 126, 129, 133–144, 152, 158, 160, 162, 171, 186, 189–192, 194–196, 198–200, 202–204, 206–207, 223, 225, 227–229, 231
Ange(s) gardien(s) 135, 142 Anzû (aigle léontocéphale) 21, 26, 35–36 Asag (monstre minéral) 21 Brillance (ḥashmal) 135 Chérubin(s) 1–3, 5–11, 13–18, 38, 47, 56–57, 84, 93–109, 125, 128, 131–143, 148–161, 163, 166, 168, 171, 185–201, 203– 204, 209–214, 216–223, 225– 228, 230–234, 237–242
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Index
Créatures vivantes / vivants (ḥayyot) 2, 4, 94–95, 122, 124, 133–134, 136, 142, 157–159, 191–192, 241 Déluges-Jumeaux (abūb maššê) 30 Déluges-Terrifiants (abūb nadrūtu) 30 Destinée / Namtartu (épouse de Destin) 25–26 Emporte-Vite (dhumuṭ-tabal, nautonier des Enfers) 26 Fantôme (gidim) 26 Filet (dAlluhappu) 26 Gabriel 104, 117 Homme-Lion (ur.mah.lu.ùlu-lu) 31, 44 Homme-Scorpion (gìr.tab.lu.ùlu-lu) 30 Kāribu / kāribtu (figure d’intercession) 2, 12, 20, 22, 24–25, 36, 148 Kerubi‘el 142 Kulullû (poisson à torse d’homme) 31 Kurību (figure non identifiée à rapprocher du kerub biblique) 2, 9–10, 12, 19, 22, 25–27, 31–37, 124, 128, 148 Kusarikku (homme-buffle / bison) 20, 30–32, 38 Lahmu (« chevelu ») 30–32, 34–37, 39 Lamassatu (déesse d’intercession) 23–24, 36–37 Latarak 31 Lion enragé (ur.idim) 30 Lulal 31 Mauvais-Esprit (dalad.hul) 26 Mauvais-Esprit (utukku lemnu) 26
Métatron 136, 144–145 Michel 104, 106, 117, 198 Mort (dmu-ú-tu) 26, 30 d Muhra 26 Mušhušu (dragon ou serpent furieux) 26, 30 Myriades 104, 117, 126, 135 Nedu (portier des Enfers) 26 Ofanim / Ophan(n)im 104–105, 116–118, 122–123, 126–127, 133–134, 136, 142 Phanouël 104, 117 Phénix 105 Porte-Malheur (sag.hul.ha.za) 26 Prince de la Face (/ Présence) 135– 138, 141–143 Puissances 1, 14, 169, 171–184, 189, 194, 197–198, 200 Raphaël 104, 117, 171 Sages-apkallu 30 Sama’el 135 Séraphin(s) 1, 5, 15, 93–94, 97, 102, 104–106, 110, 134–135, 185, 187, 191, 194–195, 200– 201, 209, 220, 230 Serment (nam.erim) 26 Suhurmāšu (poisson à torse de chèvre) 31 Suriya 135 d Šulak 26 Tempête (u4.gal) 30 Totalement-Méchant (mimma lemnu) 26 Urmahlullû (lion-centaure) 12, 37 Veilleurs 105, 117 Vents 12–13, 34–35, 58, 71–87, (103, 107) Vipère (muš.šà.tur) 30
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Index
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Index des divinités égyptiennes (ailées) Amon panthée 62 Anubis 59–62, 87, 90–92 Anubis panthée 62 Bès panthée 62 Heh-Chou 72–73, 79, 81–86 Isis 63–67, 69, 79, 85, 87, 89–92, 212–213, 233
Maât 57, 67–68, 71, 76, 82–84 Neith 66–67, 88 Nekhbet 69–70, 85 Nephthys 63–67, 69, 89, 212 Nout 66–68, 72, 87 Ouadjet 69–70, 85 Serket 66–67, 91
Index des éléments morphologiques et autres attributs relatifs aux Chérubins aile(s) 1–3, 5–7, 10, 12–13, 26, 30, 44–46, 48, 51, 57–75, 77, 84– 85, 91, 97, 100–103, 105, 115– 116, 119, 124, 128, 136, 139, 148, 153, 155, 158, 174, 191– 195, 198, 205, 212, 214, 217, 219–220, 223, 227–228, 230, 238–242 barbe 51, 71, 224 boucle(s) 46, 52–53 char 4, 13, 61–62, 86, 90, 100–103, 105–107, 109, 115, 118–122, 124–125, 127, 131–133, 135, 138–141, 152, 155–156, 158– 162, 179–180, 184, 241–242 chevelure 31, 35, 45–46, 53 coiffure 45–46, 212 corps 3, 6–7, 12, 19, 20, 30, 43–46, 48–49, 53, 58–62, 64, 67, 70, 75, 78–79, 90, 105, 115–116, 148, 153, 158, 165, 172, 197– 199, 202–203, 210, 212, 223, 227, 232 couronne 26, 43, 45–46, 52, 69, 79, 190, 212, 219 dos 61–62, 71, 115, 158 face(s) 3–4, 14, 60, 92, 95–96, 99, 111, 116, 123–124, 128, 136,
138–143, 148, 153–154, 157– 159, 171, 192–194, 238, 241 langue 102 main 26, 31, 43, 64, 68, 71, 73, 79, 94, 101, 115–116, 157–158, 227, 240 mamelle(s) 12, 44–46, 54 mèche(s) 45, 49 pieds 26, 116, 139, 144, 157, 192, 195, 227 poitrail 50, 53 poitrine 45, 53 roues voir ofanim / ophan(n)im sexe 7, 46 tête 7, 12, 19, 25–27, 30, 36–37, 42, 45–46, 48–49 tête d’enfant 49, 53, 58–67, 71, 73– 75, 77–78, 89, 95, 116, 134, 141–142, 148, 219, 230, 240 trône 1–2, 5–7, 11–12, 16, 22, 24, 30, 36, 43–44, 48–49, 52, 56, 94, 101–109, 115–120, 122, 124–128, 131–141, 156–158, 160–161, 187, 189–190, 192, 195, 200, 205, 209–210, 228, 240 tresse(s) 46, 50
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Index
visage 6, 23, 46, 60–61, 63, 70, 79, 83, 105, 115–116, 124, 128, 154, 170, 195, 219, 230
voix 94, 102–103, 105–106, 119, 125, 198, 227, 240 yeux 1, 83, 95, 99–100, 106, 108, 115–116, 137, 158–159, 195
Index des sources anciennes (hors références bibliques) Assomption de Marie ou Transitus grec « R » (apocryphe) 198, 205 Bénédictions (Berakhot) 13, 118, 127 Cantiques pour le sacrifice du shabbat / Cantiques de l’holocauste du sabbat (ShirShabb) 9, 13, 118, 126– 127, 134, 144 Codex Amiatinus 218–219, 220, 233, 235 Codex Egberti 230–231, 234 Codex Grandior 219 Concile de Nicée II 15, 186, 202, 204, 206, 224–225, 227, 234 Déclaration de Joseph d’Arimathie (apocryphe) 197, 205 Hekhalot 13, 121, 131–137, 140– 145 Hekhalot Rabbati 133–136, 140– 141, 145 Hekhalot Zutarti 138–142
Livres d’Hénoch 103–105, 110, 112–113, 116–118, 126, 132, 142 Livre des Morts 59, 71, 90 Ma‘aseh Merkavah 132 Merkavah Rabbah 132 Midrashim 111, 139, 177 Opus Caroli Regis contra synodum (ou Libri carolini) 225, 227, 236 Pentateuque d’Ashburnham 220– 222, 233 Shi‘ur Qomah 141, 143 Textes des Pyramides 7, 63, 74 Textes des Sarcophages 67, 75 Talmud 124, 128, 140, 148, 171 Talmud Sukka(h) 3, 128, 148 Talmud Hagiga(h) 3, 124, 128, 140 Targum 149, 152, 184 Targum de Babylone 215 Targum de Jérusalem 172 Topographie (Cosmas Indicopleustes) 220
Index des auteurs anciens Alcuin 225 Bède le Vénérable 98, 219, 223, 226, 228, 234 Clément d’Alexandrie 202 Cosmas Indicopleustes 220 Eucher de Lyon 230 Euripide 171 Flavius Josèphe 13, 120, 127, 148– 149, 154, 219
Grégoire de Nysse 15, 194–195, 205 Hésiode 7, 148 Homère 7, 100, 148, 165, 182 Irénée de Lyon 186, 192, 205 Jean Chrysostome 15, 185, 190, 193–194, 196, 201–202, 204– 205
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Index
Jean Damascène 185–186, 193, 199–200, 203–205 Origène 15, 149, 185–192, 194, 201, 204, 206 Philon d’Alexandrie 2, 14, 107, 149–150, 165–184, 187 Platon 13, 100, 109–110, 172–173, 188, 192, 194, 206 Rachi 148, 219 Théodulfe d’Orléans 225
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