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French Pages 320 [316] Year 1998
Les camps de regroupement de la guerre d'Algérie
Collection Histoire et Perspectives Méditerranéennes dirigée par lean-Paul Chagnollaud Dans le cadre de cette collection, créée en 1985, les éditions L'Harmattan se proposent de publier un ensemble de travaux concernant le monde méditerranéen des origines à nos jours. Dernières
parutions
René TEBOUL,L'intégration économique du bassin méditerranéen, 1997. Ali Ben HADDOU,Maroc: les élites du royaume, 1997. Hayète CHERIGUI,La politique méditerranéenne de la France: entre diplomatie collective et leadership, 1997. Saïd SMAIL, Mémoires torturées, un journaliste et écrivain algérien raconte, 2 volumes, 1997. M. REBZANI,La vie familiale des femmes algériennes salariées, 1997. Chérif MAKHLOUF,Chants de liberté. Ferhat la voix de l'Espoir. Textes berbères etfrançais, 1997. Mustapha HOGGA,Pensée et devenir du monde arabo-islamique. Valeurs et puissance, 1997. François CLÉMENT,Pouvoir et légitimité en Espagne musulmane à l'époque des taifas (Vè - XIè). L'imamfictif, 1997. Michel CATALA,Les relations franco-espagnoles pendant la deuxième guerre mondiale. Rapprochement nécessaire, réconciliation impossible, 1939-1944, 1997. Catherine GAIGNARD,Maures et Chrétiens à Grenade, 1492-1570, 1997. Bernard Roux, Driss GUERRAOUI(Sous la direction de), Les zones défavorisées méditerranéennes. Etudes sur le développement dans les territoires marginalisés, 1997. Serge KASTELL, La maquis rouge. l'aspirant Maillot et la guerre d'Algérie 1956, 1997. Samir BouzID, Mythes, topie et messianisme dans le discours politique arabe moderne et contemporain, 1997. Haytam MANNA,Islam et Hérésies. L'obsession blasphématoire, 1997. Ghassan ASCHA,Mariage, polygamie et répudiation en Islam, 1997. Patrick DANAUD,Algérie, FIS, sa direction parle ..., 1997. Abderrahim LAMcHIcHI,L'Islamisme en questions, 1997. Omar AKALAY,Le marchand et le philosophe, 1997. Abderrahim LAMCHICHI,Le Maghreb face à l'islamisme, 1998. Paul SEBAG,Tunis, histoire d'une ville, 1998. Grégor MATHIAS,Les SAS en Algérie, 1998.
Michel Comaton
Les camps de regroupement de la guerre d'Algérie Préface de G. Tillion
L'Harmattan L'Harmattan Inc. 5-7, rue de l'École Polytechnique 55, rue Saint-Jacques 75005 Paris - FRANCE Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
Première édition: Les Éditions ouvrières, 1967
@ L' Harmattan, 1998 ISBN: 2-7384-6688-5
DU MEME
AUTEUR
Groupes et société, éditions Privat, 1969, 173 p., réédité en 1972, traduit en italien, espagnol et portugais A la recherchedu pouvoir, éditions universitaires, 1971, 64 p. Analyse critique de la non-directivité, Les malheurs de Narcisse, éditions Privat, 1975, 176 p., traduit en espagnol La Transformation permanente, Pouvoir, autorité, puissance dans l'éducation et laformation, Presses universitaires de Lyon, 1979, 282 p. Pouvoir et sexualité dans le roman africain, Analyse du roman africain contemporain, l'Harmattan, 1991, 128 p. Le Lien social, Etudes de psychologie et de psychopathologie sociales à paraître, PUL, 1998 Ecrits
en collaboration:
Options humanistes, éditions ouvrières, 1968, 216 p. Violences et société, éditions ouvrières, 1969, 200 p. Les Changements de la société française, éditions ouvrières, 1971, 240 p. Psychologie sociale du changement, Vers de nouveaux espoces symboliques (sous la direction de), Chronique sociale, 1982, 123 p. La Tolérance au risque de l'histoire, de Voltaire à nos jours (sous la direction de), Aléas, 1995, 246 p. Quelle identité dans l'exil? 256 p.
Origine, exil, rupture, l'Hannattan,
1997,
Trente ans après
...
En 1967, lorsque j'ai demandé à l'ethnologue Germaine Tillion de bien vouloir préfacer ma thèse sur les camps de regroupement de la guerre d'Algérie, elle me répondit favorablement tout en déclarant que l'ouvrage venait à un mauvais moment: à la fois trop tard, c'est-à-dire après l'actualité des événements, et trop tôt: "On ne reparlera pas de la guerre d'Algérie avant 20 ou 30 ans. Voyez, on commence seulement à s'intéresser aux camps de concentration nazis... C'est une loi de l'histoire: le silence se fait le temps d'une génération". Chef du réseau de résistance du Musée de l'homme, la rescapée de Ravensbrück (19421945) savait de quoi elle parlait, elle qui enquêta sur les crimes de guerre allemands et les camps de concentration soviétiques (1945-1953), puis sur les lieux de détention en Algérie. Ce que Germaine Tillion ne pouvait prévoir c'est que le livre serait interdit en Algérie... ainsi que son auteur. En 1970, il ne me fut pas possible d'accomplir une mission d'études et de développement pour la Sonatrach et je dus attendre Pâques 1978 pour poser à nouveau les pieds sur le sol algérien. Des deux côtés de la Méditerranée, on ne voulait rien savoir des camps de regroupement et tout a été fait pour me dissuader. Tel officier français tentait de me persuader que je n'avais pas le droit d'étudier des "faits peu à l'honneur de la France". Les pieds-rouges (surnom donné aux conseillers venus de la métropole qui avaient pris fait et cause pour l'Algérie indépendante et adopté parfois la nationalité
n algérienne) ne savaient pas de quoi je voulais parler. Après avoir séjourné en Algérie en 1963, Pierre Bourdieu m'affirmait que les centres de regroupement n'existaient plus: certes, il voulait défendre son territoire d'études, pour lui et ses étudiants, mais je continue à croire qu'il était de bonne foi et que, comme bien d'autres, il s'était borné à observer la réalité algérienne de la fenêtre d'un des trop nombreux bureaux de la capitale! Du côté algérien, dans les ministères comme dans les préfectures, on se déclarait prêts à m'aider dans tous les domaines, sauf celui des centres de regroupement. Je n'ai jamais pu disposer d'un laissez-passer officiel, aussi tout le temps de mon étude, ai-je vécu dans la
hantise de l'expulsion, que j'ai réussi à devancer le 1er Mai 1965. La question des camps de regroupement a toujours été escamotée, pendant et après la guerre. L'expérience d'autres camps nous met en garde contre les chiffrages approximatifs: s'ils ont été grossis ailleurs, ils sont systématiquement minimisés pour l'Algérie. Ainsi Mohamed Bedjaoui, dans La Révolution algérienne et le droit (préface de Pierre Cot), qui n'a pas de mots assez durs pour la politique de regroupement - "génocide", "déportation", "univers concentrationnaire hallucinant", "régime des réserves de triste mémoire" - parle de 1 500 000 regroupés. Il est vrai que l'ouvrage a été édité en 1961, à une date où l'auteur n'était pas en mesure de disposer de toutes les informations nécessaires. Dans le dossier du Monde, "L'Algérie depuis 1945"1, les quelques lignes consacrées aux camps donnent le chiffre de 1 881 centres et de 1 625 000 regroupés. Une exception pourtant, Benyoucef Ben Khedda, successeur de Ferhat Abbas comme président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (1961-1962), qui avance le chiffre de 2 500 000 regroupés (Les Accords d'Evian, Alger, 1 Le Monde, Dossiers et documents, "L'Algérie depuis 1945", n° 203, octobre 1992.
III éditions OPU, 1986), chiffre qui a toujours été donné par le Secrétariat Social d'Alger, animé par Paul Pépin et Henri Sanson, dont je salue au passage le remarquable travail. De manière générale, alors que se multiplient enfin les documents sur la guerre d'Algérie, c'est l'oubli pour les camps de regroupement. Ainsi La Guerre dlAlgérie et les Algériens 1954 - 1962 2, rédigé par huit historiens algériens et huit historiens français, sous la direction de Charles-Robert Ageron, est l'exemple le plus récent de ce coupable silence: pas un seul chiffre, pas même une ligne d'analyse. A la mémoire des victimes de ces camps nous avons la responsabilité de donner leur nombre avec la plus grande précision possible. L'organisme officiel qui comptabilise les centres de regroupement, le Commissariat aux Actions d'urgence (ex-I.G.R.P.) fournit le chiffre de 2 392 centres et de 1 958 302 regroupés, au 1eravril 1961. Or, dès 1960, le Service de statistiques générales de l'Algérie fixait déjà à 2 157 000 personnes la population regroupée. Après avoir moi-même comparé documents et études sur le terrain, je suis en mesure de démontrer que le nombre de regroupés s'élevait en 1961, à au moins 2 350 000, soit 26 % de la population musulmane, chiffrée à 8 500 000 pour 1 000 000 d'Européens. Dans un pays comme la France un tel pourcentage signifierait 15 000 000 de regroupés! Par ailleurs, on estime en règle générale qu'à deux regroupés correspond un "recasé", sorte de déporté clandestin, dans un village ou une ville. En plus des regroupés, 1 175 000 personnes au minimum auraient donc quitté leur domicile soit 3 525 000 au total. Les centres de regroupement étaient un lourd héritage pour l'Algérie, tant il occasionnaient de misères tragiques et de ruptures de toutes sortes, sans contredit un des problèmes les plus urgents à régler au lendemain de l'indépendance. Aussi quelle ne fut pas notre surprise de ne rencontrer dans 2 Armand Colin, 1997, 346 p.
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les ministères algériens que des bureaucrates qui, soit par calcul, soit par méconnaissance du bled, affirmaient qu'il n'existait plus un centre de regroupement. Décidément, Alger demeurait la ville trompe-l'oeil qu'elle avait toujours été! J'ai alors parcouru toute l'Algérie, enquêté auprès de 160 centres regroupant 170 000 personnes, pour m'apercevoir que non seulement les centres existaient encore mais que la population regroupée était aussi nombreuse qu'avant l'indépendance, même si elle avait partiellement changé. On aurait pu s'attendre à ce que le gouvernement algérien se penchât sur le sort de ces populations déshéritées. Si l'autorité centrale se désintéressait des regroupés, du moins pouvait-on espérer qu'elle réfléchirait à l'expérience des centres de regroupement avant de se lancer dans une vaste politique de reconstruction. Il n'en fut rien. Par mépris. Nulle part ailleurs, en Afrique, je n'ai perçu plus grand mépris pour les paysans que chez les nouveaux responsables algériens, eux-mêmes fils de paysans. Par peur aussi. Ces masses de regroupés sans travail, qui meurent de faim loin des grands centres et des routes passagères, inquiètent le pouvoir. Pendant qu'Alger fait tous les jours la fête, que les nouveaux cadres pastichent le modèle pied-noir d'arrivisme local, un régime policier s'installe dans les campagnes. Dès 1963, Mohamed Boudiaf est contraint à l'exil: "L'équipe qui se proclame direction du FLN, déclare-t-il, prépare la voie à un régime policier de dictature personnelle ou militaire". Dans les Kabylies, il m'est arrivé plusieurs fois d'être contrôlé par la police gouvernementale et, un peu plus haut dans la montagne, par les rebelles. En 1965 ! Il faudra bien qu'un jour les chercheurs algériens relatent les déplacements forcés de populations et les regroupements effectués.. . après la guerre. Les intellectuels français, peu nombreux en définitive, qui se sont prononcés pour l'indépendance de l'Algérie n'ont pas pu ou su utiliser leur crédit d'autorité et de sympathie auprès du jeune pouvoir algérien. Comme si, après avoir été un
v Eldorado économique, l'Algérie se transformait en Eldorado idéologique et politique. Trente ans après, je persiste à écrire que l'Algérie a fait les mauvais choix économiques et politiques, en allant chercher ses modèles et ses experts en Europe de l'Est, optant pour les fermes étatisées et l'industrie lourde, là où il aurait fallu une petite agriculture de subsistance et une micro-industrie. Il est vrai qu'à l'époque on croyait qu'il était plus facile de produire une pomme de terre socialiste que de fabriquer un spoutnik. Aucune critique n'était tolérée: "Vous comprenez, me disait ce journaliste de gauche, on ne peut faire le compte rendu d'un livre qui critique la politique de l'Algérie nouvelle". Des exceptions cependant. Jacques Berque, par exemple, qui, le 20 avril 1965, lors d'une conférence sur la décolonisation des peuples arabes à Constantine, rappelait que le djihad se distingue en assaghar et akbar, c'est-à-dire en petit et grand combat. Le petit combat avait été soutenu contre l'étranger, restait à mener le grand combat, celui contre soi-même et les démons intérieurs.
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L'amnésie a été longue. "Les anciens combattants d'Algérie se morfondent dans un pesant oubli qu'ils ont euxmêmes longtemps entretenu. Pendant trente ans, la guerre d'Algérie est restée enfouie dans les mémoires de ceux qui l'ont vécue"3. Près de 2 500 000 jeunes Français ont pourtant été mobilisés, 28 500 sont morts, 200 000 ont été blessés. L'échantillon des interviewés par Rotman et Tavernier est représentatif des jeunes de l'époque: les quelques-uns qui ont refusé de partir par dégoût pour cette guerre qui ne 3 Patrick Rotman, Bertrand Tavernier, La Guerre sans nom, Les appelés d'Algérie 54-62, Le Seuil, 1992, 310 pages.
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voulait pas dire son nom, ceux qui sont partis la fleur au fusil et la tristesse au coeur, les plus nombreux, enfin la minorité de ceux qui s'interrogent et veulent comprendre sur place quels sont les enjeux. N'y manque que la proportion non négligeable des pistonnés qui ont réussi à éviter la traversée. Les auteurs insistent à juste titre sur la portée des élections législatives du 2 janvier 1956. Alors que les électeurs votaient majoritairement Front républicain, c'est-à-dire pour une politique de réformes et de négociations en Algérie, ce n'est pas le radical Pierre Mendès-France qui constitue le gouvernement mais le socialiste Guy Mollet; un mois après, il nomme un autre socialiste, Robert Lacoste, ministrerésident en Algérie. Le 12 mars, l'Assemblée nationale vote les pouvoirs spéciaux par 455 voix contre 76, principalement celles... des poujadistes. Dès lors, la répression militaire s'intensifie. Pour nous qui avons tout juste 20 ans, l'espoir s'en va et nous nous sentons brutalement très seuls, sans guide. Ceux d'entre nous qui sont communistes sont lâchés par le Parti, qui a voté les pouvoirs spéciaux. Du côté chrétien, l'archevêque de Paris, Mgr Feltin, qui a le titre de Vicaire aux Armées, nous prescrit, dans un langage évangélique plus paradoxal que jamais, d'obéir à Dieu, et à César... mais de préférence à César. L'Eglise de France reste fidèle à ellemême: attentiste, sinon lâche, tout comme au cours de l'occupation nazie. La résistance à la peur, à la haine et à la répression aveugle provenait essentiellement des jeunes troufions qui avaient des convictions communistes et chrétiennes. Nous pensions, à tort ou à raison, que nous n'avions pas à nous dérober, malgré le lâchage de nos Eglises respectives, mais à être présents, dans la "pâte humaine", parmi la "masse", pour reprendre le langage de l'époque. Les autres, pour la plupart, préféraient se planquer. Le black-out était presque total dans la presse et l'édition4 4 Il est vrai, ainsi que le rappelle Le Monde diplomatique de navern bre
vu - ne parlons pas du reste! Nous partions 28 mois avec comme seuls viatiques, Témoignage chrétien, le Pierre-Henri Simon Contre la torture, mais aussi La répression et la torture, essais de philosophie morale et politique, de J. Vialatoux. Avant d'embarquer, la plupart d'entre nous faisions nos classes en France, durant quatre mois particulièrement éprouvants: marches forcées, parcours quotidiens du combattant, opérations héliportées, combats de nuit. Les corps rompus de fatigue, nos esprits n'offraient plus guère de résistance à un véritable bourrage de crâne. Après avoir refusé de préparer les E.G.R., Ecole d'officiers de réserve, je fus affecté pour ma part à un bataillon de chasseurs alpins, le 7° B.C.A.. J'ai alors découvert ce qu'était le conditionnement psychologique et la facilité avec laquelle n'importe quel homme, dans certaines conditions, pouvait être transformé en pâte à modeler. Il faut y ajouter, dans l'épreuve, le sentiment d'une solidarité sans faille entre nous. Nous devions être prêts, physiquement et psychologiquement, à "casser du fellouze". Issus pour la plupart de la région Rhône-Alpes, les soldats du contingent rencontrés par Rotman et Tavernier sont affectés majoritairement aux chasseurs alpins et se retrouvent sur les pitons de Grande Kabylie. Et là, c'est la guerre: les opérations de nettoyage, Etincelle, Jumelles, Neige, les "corvées de bois", l'instauration des zones interdites, les camps de regroupement, les centres de transit, les DGP (Dispositif opérationnel de protection), bâtiments fermés et discrets affectés à la torture, mais aussi les officiers et personnels des SAS qui se préoccupent d'une population "indigène" dont personne ne s'était soucié jusqu'à présent, en construisant routes, dispensaires, écoles, qui choisissent de ne pas partir en permission pour être sûrs qu'il n'arrivera rien de préjudiciable à "leur" centre de regroupement. A juste titre, 1992, qu'entre novembre 1954 et juin 1962, 269 journaux et magazines furent saisis en métropole, 586 en Algérie.
vm plusieurs des interviewés relèvent que les abus d'autorité et les excès proviennent fréquemment d'appelés qui, pour la première fois de leur vie, se trouvent en position de commandement. Je crois que mon intérêt pour la psychologie sociale provient de cette expérience-là. Ce dont je suis sûr en tout cas c'est que depuis, lprsque je dois agir et décider, presque malgré moi j'ai tendance à juger les êtres et les situations à l'aune de la guerre d'Algérie. Les témoignages recueillis reflètent bien la diversité des situations et des hommes. Un coup de chapeau est donné en passant aux soeurs blanches de l'hôpital de Michelet qui, dans les mêmes dortoirs, soignent les blessés des deux camps. Si ma mémoire est bonne, elles étaient les seules à circuler jour et nuit sans escorte. Je voudrais associer à l'hommage qui leur est rendu les soeurs blanches, canadiennes et françaises, d'Azazga et de Fort-National, citadelle de la Grande Kabylie, appelée à présent Larbaa Nath Iraten, pour leur attitude durant la guerre puis après l'indépendance. Relevons que "l'oreiller du silence", dont parlait l'historien Pierre Vidal-Naquet, s'est posé aussi sur la littérature. Alors que la guerre 1914-1918 a inspiré Roland Dorgelès, avec Les Croix de bois (1920), la guerre de 1939-1945, Roger Vailland, Drôle de jeu (1945), il aura fallu attendre trente années un grand roman sur la guerre d'Algérie: Algérie, bords de Seine, de Pierre-Je,an Rémy.
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Algérie, terre de sang, encore et encore... Car ce qui se passe là-bas, si près, doit être d'abord référé à la longue histoire de ce pays supplicié, antérieure à la colonie, aux guerres de colonisation et de décolonisation, à la politique économique et sociale de l'Etat algérien.
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L'indépendance une fois acquise, l'islam a commencé à s'imposer comme un facteur d'unité dans un des pays les plus composites de la planète, en raison de son hétérogénéité géographique, climatique, historique, linguistique et culturelle. Quelques mois seulement après l'indépendance, nous assistions, dans les cafés, à des tracasseries policières journalières. Pour des motifs divers, des villageois furent à nouveau déplacés manu militari. Quand est-ce que de jeunes historiens algériens enquêteront sur les bombardements postérieurs à l'indépendance et attribués à la France? Par l'intermédiaire des Editions nationales algériennes, qui devinrent la SNED, la censure fut rapidement instaurée. Les termes "éradiquer", "éradication", "éradicateurs", si utilisés en ce moment en Algérie à l'encontre des islamistes, ont d'abord consisté en une éradication de bidonvilles. Toujours est-il qu'en l'espace de deux années l'Algérie était devenue un Etat policier, à l'atmosphère irrespirable. Par ailleurs, la jeune République algérienne allait chercher ses modèles et ses experts politiques et économiques au pire endroit, l'Europe de l'Est, mais aussi en France. Les mauvais choix économiques ont achevé la paysannerie algérienne en transformant des millions de ruraux en assistés. Dans le même temps, Ben Bella, déportait des milliers d'Algériens dans le Sud - le président de la première assemblée constituante de l'Algérie, Ferhat Abbas, était de ceux-là - et en contraignait autant à l'exil, parmi eux, Mohamed Boudiaf, assassiné le 29 juin 1992, et Aït-Ahmed. Enfin, à l'instar de ce qui s'est passé en Tunisie et au Maroc, le pouvoir algérien a constamment financé des groupes islamistes afin de les dresser contre les syndicalistes et les opposants politiques. Mais il n'est pas concevable d'expliquer ces 38 années de violence qui ont suivi l'indépendance sans prendre en compte la violence fondatrice de la colonisation et de la décolonisation. Existe-t-il une autre colonie française où les paysans furent à ce point dépossédés? La loi Warnier de 1873 avait en effet "francisé" toutes les terres. En dépit du
x "tout-ce-que-Ia- France-a-fait-en- Algérie" (les routes, les écoles, les hôpitaux, les gendarmeries, etc.), que l'on enseigne encore dans nos lycées et collèges, force est de constater qu'à peu près rien n'avait été fait pour la masse algérienne. A la veille de la guerre d'indépendance, les illettrés atteignaient la proportion de 95 % des hommes et 98 % des femmes. Les "indigènes", sur leurs bourricots, n'avaient que faire de nos routes. Les choses ont-elles véritablement changé? On dit aujourd'hui en Algérie: "Achtirakiyya, al-404 leik wa alhimâr leîyya" ("Le socialisme, c'est la 404 pour toi et l'âne pour moi "). La famine n'était pas qu'un mauvais souvenir ~ en prolongeant les courbes de la production et de la population, ainsi que le conseillait René Dumont, on se rendait compte qu'elle était une menace constante (cf. Albert Camus, Actuelles III, Chronique algérienne). L'Algérien était devenu un "étranger dans son propre pays" (cf. l'émouvant discours prononcé par Jean Amrouche, à la salle Wagram, le 27 janvier 1956, à l'occasion du meeting organisé par le Comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre d'Algérie). Dans sa "Lettre à un jeune Français d'Algérie", Sénac écrit à Jean-Pierre, personnage du Soleil interdit.: "Connais-tu, Jean-Pierre, l'histoire des hommes morts pour le soleil? Cela se passait, je crois, en 1941, à Cheragas. Le maire fit placarder: cette plage est interdite aux juifs, aux arabes, et aux chiens. Alors, des hommes interdits, des ouvriers arabes à qui on avait déjà pris le pain et la dignité, ne purent supporter qu'on leur enlevât le soleil et la mer, les seules richesses qu'il leur restait au monde, et ils se jetèrent, nus et fiers, dans les vagues. On les enferma dans un minuscule cachot où beaucoup moururent asphyxiés. Certains se battirent sauvagement pour respirer plus longtemps par le trou de la serrure. Des hommes à qui on vole même le soleil !... Je ne connais pas de pire forfait. A lui seul il justifierait les réactions les plus violentes" (Esprit, mars 1956). Cet événement eut lieu en fait à Zéralda, au mois d'août 1942. Cinquante ouvriers algériens furent enfermés
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dans les geôles municipales, vingt-sept d'entre eux périrent d'asphyxie. Le maire assassin ne fut même pas poursuivi. L'indépendance a été obtenue dans les pires conditions. Sur moins de 10 millions d'habitants que comptait l'Algérie en 1954, des centaines de milliers ont été tués, des dizaines de milliers ont été torturés, 2 350 000 ont été regroupés dans des camps. L'O.A.S., si vite amnistié par l'Etat français, a causé le départ précipité d'un million de Français d'Algérie5. On ne peut non plu~ passer sous silence cette sorte de guerre civile entre le MNA et le FLN des deux côtés de la Méditerranée. On se souvient de Melouza, où, en juin 1957, 300 Algériens, suspectés de sympathie pour le MNA, furent massacrés par le FLN. L'Algérie a été moulée dans la terreur, aussi la violence de l'Etat y est-elle plus légitime qu'ailleurs. Comment la démocratie pouvait-elle surgir d'un tel enfer? Ne nous étonnons pas que, depuis quarante ans, le seul pouvoir véritable soit celui de l'armée. Et pourtant le fLN, ce parti unique de plus en plus corrompu, a réussi à redonner une légitimité historique à un Etat algérien. Il, a construit des milliers d'écoles et 25 universités, des centaines d'hôpitaux. Il a édifié des centaines de villages, électrifié la presque totalité du pays. Sur 30 5 Voici ce qu'écrit de l'O.A.S. Roger Curel, dans son époustouflant Eloge de la colonie, Un usuel de la destruction, éditions Climats, 1992 : "O.A. S. Qu'on nous passe les réflexions, les regrets, les états d'âme et surtout cet honneur inconsidérément flexible qui s'adapte à toutes les circonstances: il se perd souvent mais se retrouve toujours dans ces Mémoires sans vergogne qui fleurissent sur le sang des victimes. Souvenons-nous qu'Hitler, dans sa marche au pouvoir, n'avait encore brûlé que des Iivres, que Pinochet n'avait pas osé toucher à Neruda tandis que ces gens-là ont programmé de sang froid la mort des poètes et des écrivains. Si je devais retenir un seul crime contre euxje rappellerai cet homme qui n'avait que sa plume pour se défendre, assassiné un matin sur le chemin d'El Biar, comme jadis à Grenade le poète aux yeux noirs. Je ne dirai rien de plus sur la lâcheté des hommes de main qui perpétrèrent ce meurtre: je garde mon mépris pour l'incommensurable arrogance de ceux qui donnèrent les ordres, de ceux qui se voulaient la conscience de cette félonie, de ceux qui furent l'âme de ce désastre" (p. 171).
)fi
millions d'Algériens, 12 sont en formation, du jardin d'enfants à l'Université - l'Education nationale engloutit près du tiers du budget de l'Etat. Dès lors, pourquoi le FLN a-t-il échoué? "Parce qu'il n'a pas su faire les bons choix quand il le fallait, parce qu'il était autoritaire, méprisant, dictatorial, corrompu, perverti, à un point inimaginable"6 Relevons tout particulièrement son mépris pour deux catégories de population: les intellectuels et les paysans. Ajoutons la pratique courante de l'assassinat. Le mépris à l'égard des paysans explique pour une part la passivité des autorités politiques et militaires à l'occasion des massacres effectués dans le bled. "Le mépris mêlé à la crainte et à la suspicion qu'éprouvent depuis toujours les dirigeants de l'Algérie envers leurs intellectuels, libres ou inféodés, expliquent dans une large mesure la clochardisation et l'élimination de certains d'entre eux, sous couvert d'attentats islamistes. Les islamistes eux-mêmes n'ont rien innové en la matière: ils n'ont fait qu'imiter des méthodes déjà mises à l'épreuve par leurs aînés, l'armée et le FLN, qui, avant 1992, n'avaient pas hésité à faucher par chapelets des centaines de manifestants désarmés parmi lesquels des enfants de 9 à 12 ans, notamment lors de la révolte de Constantine de décembre 1986 et d'Alger en octobre 1988"7 S'il faut en croire Boudjedra, les nombreux jeunes qui ont rejoint le AS (41 % des jeunes, de 18 à 29 ans, votent AS, dont 50 % des jeunes chômeurs et 44 % des jeunes ouvriers) ne sont pourtant pas tous les victimes d'un système injuste et corrompu. Beaucoup préféreraient le chômage à un travail pénible et salissant, aussi l'agriculture, le bâtiment, l'artisanat manquent-ils de bras. De manière générale, écrit-il, les jeunes 6 Rachid Boudjedra, FIS de la haine, Denoël, coll. Folio, 1992, réédité avec une postface, 1994, p. 14. Terrible pamphlet contre le AS, mais aussi le FLN et la politique de la France en Algérie. 7 Ahmed Rouadjia, Grandeur et décadence de l'Etat algérien, Karthala, 1994, p. 209. Un véritable ouvrage d'histoire contemporaine de l'Algérie écrit par un historien algérien.
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considèrent avec un mépris absolu la notion même de travail; dans un pays où ils constituent l'immense majorité, ces questions seraient taboues.
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A la lecture de ce triptyque, on comprendra peut-être pourquoi nous avons jugé utile de rééditer, sans modification aucune, un ouvrage consacré à l'histoire toujours méconnue des camps de regroupement pendant et après la guerre d'Algérie. Si j'avais à réécrire cette thèse, j'ajouterais simplement quelques lignes de compassion sur les Français d'Algérie, après l'avoir réservée en priorité aux regroupés de la guerre. Aussi attaché à l'Algérie qu'à mon propre pays, je comprends mieux aujourd'hui la souffrance et même le désespoir d'un grand nombre. Nous remercions Bruno Etienne d'avoir bien voulu écrire une postface, Notre reconnaissance de dette à l'égard de Jacques Berque, mort brusquement le 27 juin 1995, se manifeste par la publication de deux de ses lettres, inédites. En 1995, j'avais dédicacé notre ouvrage collectif, La Tolérance au risque de [-histoire, de Voltaire à nos jours, aux Pères Blancs Christian Cheissel, 35 ans, Jean Chevillard, 69 ans, Charles Deckers, 70 ans, Alain Dieulangard, 75 ans, victimes du fanatisme, le 27 décembre 1994, à Tizi-Ouzou (Grande Kabylie). C'est Jean Chevillard qui, le soir même de mon retour à Alger, le 29 juin 1963, me suggéra d'enquêter sur ce qu'il était advenu des milliers de camps de regroupement de la guerre d'Algérie. Je retrouvai Charles Deckers, en compagnie de Alain Dieulangard, au presbytère de Tizi-Ouzou, là où ils furent assassinés et où ils m'hébergèrent en 1964 et 1965. Ce qui se passe à présent en Algérie fait encore partie de l'innommable. Pour avoir refusé de nommer ce qui devait
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l'être, pendant la guerre d'Algérie mais aussi après, la responsabilité de la France, et de nous Français, est grande. Le meilleur service que nous puissions rendre à ce pays supplicié est d'assumer enfin notre passé à son égard.
COLLEGE de FRANCE
Paris, le 20 octobre 1967
Chaire d'histoire sociale de l'islam contemporain
Cher Monsieur, Je vous remercie de l'envoi de vos Regroupements, de l'aimable dédicace, et de diverses citations qui vous montrent en communauté de pensée avec ma propre recherche. J'ai lu ce livre avec grand intérêt, car j'y reconnais l'accent non simulable du réel, une émotion dénuée de complaisance, et un salutaire rejet du psychologisme de service. Permettez cependant une ou deux critiques historiques. L'administration coloniale de haute époque, si l'on peut dire, cherchait à pénétrer les structures naturelles de la société indigène, jusqu'au douar, inclusivement. Elle s'identifiait en fait à la tribu ou au groupe de tribus. La cruelle ironie des SAS est d'avoir transposé dans l'anachronisme et l'odieux les vieilles pratiques des Affaires Indigènes. J'ai bien connu Parlange, pasticheur honnête mais borné de l'esprit lyautéen, et incapable de voir qu'entre l'Aurès de 1954 et le Moyen Atlas de 1914 s'intercalait l'évolution du monde! Extrêmement intéressante, et reposant sur une solide observation, votre analyse du mouvement actuel. Vous avez, je crois, tendance à expliquer certaines différences entre regroupements par la mesure plus ou moins grande où leur fonctionnalité était poussée. Sans vouloir sous-estimer cet aspect, j'insisterais plutôt sur l'étonnante capacité des ex-regroupés à reconstruire, et même, dans certains cas, à "respontanéiser" des situations naguère subies. L'extraction du positif, si je puis dire, la lutte contre la négativité, le corps à corps parfois victorieux, parfois vaincu, avec la nécessité, notamment alimentaire, incombent au regroupement comme à l'Algérie dans son ensemble. En perspective: la commune, elle-même d'ailleurs héritière bâtarde de la vieille jemâa et de tendances de notre droit public, et dont vous ébauchez une critique si lucide. Comme vous le voyez, ma lecture a été toujours participante, J'aimerais poursuivre avec vous l'entretien.
et engagée.
Croyez, je vous prie, à mes sentiments les meilleurs.
Jacques Berque
Saint-Julien-en-Born,
le 5 Janvier 1993
Cher Ami,
rai lu avec grand intérêt votre belle étude critique sur un certain nombre d'ouvrages récents relatifs à l'Algérie. l'en ai noté les consonances dramatiques pour la connaissance d'un Maghreb naguère objet d'investigations miniaturistes. Pouvait-on régler la question des "regroupements", a-t-on voulu la régler? J'irai même plus loin: une sociologie rurale de l'Algérie, et du Maghreb, est-elle encore possible? Un sociologue algérien que j'ai formé et qui, depuis, a émigré, me confiait qu'à présent est renversée la formule de mon étude de 1953, dans Mélanges Lucien Febvre, à savoir qu"'au Maghreb seul le local est vrai, et seul le général est juste". Le "local", ajoutait-il, n'existait plus, du fait de l'urbanisation rapide, de la désertion des campagnes, de la dé-ruralisation, etc. Mais, au fait, le travail, essentiellement gênant et critique, du sociologue, est-il encore concevable dans la plupart des pays ex-colonisés? C'est en partie sur ce constat négatif que j'ai moimême, vers la fin des années 60, évolué de la sociologie vers l'orientalisme classique et l'islamologie. Les manuscrits, eux, ne mentent pas, ou du moins ne le font pas à la façon des gouvernants. Je vous remercie d'avoir fait écho à ma remarque sur le djihad, à Constantine, un mois avant la chute de Ben Bella. C'est de cette manière détournée que j'espérais faire passer des recommandations. Je fais souvent ainsi, à l'orientale. Elargissons. Oui, les quelques rares intellectuels qui ont pris parti pour l'indépendance 0 nt évité d'être les censeurs âpres qu'ils auraient dQ être. Mais ne fallait-il pas, un certain temps, faire confiance? C'est vrai que cela a trop duré! N'oubliez pas cependant, en ce qui me concerne, que je me suis brouillé dès 1965 avec Boumedienne et Hassan II, dès 1969 avec Bourguiba (affaire Ben Salah), puis avec l'Egypte au moment de Camp David, avec la Syrie depuis le massacre de Hama. Il est exact aussi que, n'étant pas citoyen de ces pays, le langage de l'observateur doit être mesuré, sous peine de perdre toute audience. n me reste à souhaiter que notre échange, scellé par notre premier entretien, et plus encore par ce beau numéro du Croquant, se ravive par une visite sous nos climats, au printemps qui vient par exemple, où nous pourrions confronter quelques perspectives sur notre temps. Bonnes amitiés. Jacques Berque
PRÉFACE Voici Un livre solidement documenté, et documenté avec bonne foi, sur la tragique histoire des regroupements algériens avant et après l'arrêt de la guerre. Car - et c'est
le grand intérêt de cette étude
--
elle ne s'arrête pas en
1962, et elle nous apprend que les regroupés, en m'ajorité, sont demeurés sur place après que le droit leur a été rendu de revenir dans leur ancien foyer. Pourquoi? L'auteur a interrogé ces hommes dont il affirme que « plusieurs d'entre eux meurent de faim à petit feu », et l'un d'eux lui a répondu: «on n'a plus la patience... ». Un vieux paysan de Petite Kabylie me racontait comment, traditionnellement, fonctionnait la comptabilité du foyer: «Notre provision d'orge était dans l'akoufi» une jarre en terre crue qui peut contenir 45 mesures de 20 litres, avec, à différentes hauteurs, des trous ronds qui permettent de passer la main pour prendre la ration du jour; «en 1908, ma pauvre mère, quand elle mettait la main dans le dernier trou, celui du bas, elle pleurait... ». En Algérie, en France, toute la paysannerie pratiquait encore, il y a bien peu d,e temps, des systèmes analogues de repères: pour mesurer l'eau des irrigations, la proportion des semences, la ration des hommes et des bêtes, ainsi que tous les calculs graves que constitue la prévision vitale sur douze mois. . Lorsque la mère de famille débouchait l'étage le plus
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LES
REGROUPEMENTS
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bas de l'akoufi, chacun savait, sans parole, qu'il fallait diminuer de moitié les parts de galette pour attendre la prochaine récolte, que, d'ici là, on aurait recours à ces plantes sauvages à demi comestibles qui trompent mal la faim: les baies fades du genévrier qu'il faut bouillir trois heures, les racines bulbeuses de la talghouda séchées, écrasées, dont on fabriquera une mauvaise semoule, les feuilles Inauves cuites à la vapeur, les racines amères de tafgha ; l'autre recours c'était, déjà, le départ du père ou du fils aîné pour un chantier ou pour la France. Mais, à cette époque, père et fils revenaient pour rentrer leur blé et leur orge. Sur une terre riche, dans un pays en plein essor, un paysan comme celui-là pourrait observer - comme le fit Ephraim
Grenadou
(1) dans
sa Beauce
natale
-
que,
si
le lait se vend mal, on a plus de bénéfice à engraisser les veaux, qu'i] y a profit à acheter directement ses poulains en Bretagne et à vendre ses moutons à La Villette et qu'une batteuse prise en coopérative représente une économie: «L'histoire d'être culti11O.teur, c'est d'observer », dit Grenadou. « Toutes ces plantes-là, c'e.f)t comme des animaux, ou même des enfants. Je les regarde grandir e't si elles profitent mal, je fais ce que je peux... » Le Français, Grenadou, petit-fils de berger, est né dans une chaumière; sa mère gagnait dix sous par jour à raccommoder «en journée » ; son père dut emprunter deux ans de salaire avant de pouvoir acheter leur unique cheval et il l'attelait avec l'âne du grand-père pour labourer des terres en friche qui, dans ce temps-là, ne valaient rien. Mais le petit Ephraim est allé à l'école jusqu'à quatorze ans, et les modèles de progrès furent sous ses yeux, visibles et accessibles, tandis que toute la mécanique sociale
-
l'expansion
nationale,
les lois
-
poussait
dans
le bon
sens. Et Chartres était à quatorze kilomètres, et Paris derrière, insatiable... Malgré cela, sa réussite est individuelle, même en Beauce. Et s'il était né en Bretagne, dans le Velay ou dans le Béarn, avec son intelligence réfléchie, son courage au travail, son amitié pour les bêtes et pour les gens, il pouvait se faire une vie heureuse, mais avec une réussite matérielle très inférieure à celle qu'il a connue. (1) Ephraïrn Grenadou, Alain Prévost, Grenadou, paysan français. Ed. du Seuil, 1966, p. 210.
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PRÉFACE
Sa chance, c'est d'avoir eu, au départ, ce capital d'expérience que Idonne l'enracinement et, à partir de ce capital mais en liaison avec le progrès technique mondial, d'améliorer lentement et régulièrement ce qu'il a reçu, - en évoluant sans brutalité des repères de l'akoufi à ceux du système métrique. Le déracinement casse les points d'appui. Reprendre pied ailleurs lie, du Canada,
ce qu'ont fait les défricheurs de l'Ouest améric.ain -
de l'Austrac"est possible,
mais il faut au moins de la terre, - beaucoup quand elle est pauvre, un peu moins quand elle est riche. Il faut aussi quelques moyens financiers et des connaissances techniques. Or, le déracinement algérien est survenu, précisément, au moment où les champs nourriciers, émiettés par les partages, décharnés par l'érosion et par le manque d'engrais ou d'assolement, ne suffisaient plus à alimenter les familles qui les cultivaient; depuis longtemps, il fallajt recourir aux expédients pour boucler l'année. Et ce paysan des montagnes n'avait pas été mis en possession des connaissances nécessaires à une réadaptation. La guerre, et plus encore les déplacements massifs de populations qu'elle a entraînés furent pour lui le coup de grâce. On comprend parfaitement que pour cet homme si démuni la proximité d'un bureau de poste (où l'on ira attendre le petit mandat, la promesse d'embauche) représente un profit moins improbable que ce maigre champ redevenu sauvage, qui s'étire sur une crête inaccessible. Dans les plaines riches où les paysans avaient été dépossédés (donc détribalisés) par la coloni8ation française, l'autogestion a créé une nouvelle classe sociale viable et correspondant à une formule sociale moderne: je veux dire basée sur le voisinage et non sur la parenté. Le gouvernement algérien s'efforce acltuellement de l~encadrer dans des communes. Il peut y parvenir sans difficultés excessives. Mais cette classe ne représente qu'une partie de la paysannerie algérienne et les hommes les plus nombreux sont aussi les plus éprouvés: ceux qui peuplent encore des camps. Ils sont, hélas, les plus difficiles à réinsérer dans la vie. Ces petits propriétaires terriens que l'armée française a arrachés
-
étaient
à leurs
montagnes
les derniers
-
apparemment
représentants
définitivement
des antiques
tribus
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qui, jusque-là, s'étaient maintenues presque intactes, inentamées par les conquérants et les siècles innombrables; la colonisation elle-même les avait laissé végéter dans leurs structures où la misère montante les assiégeait sans bruit, mais de plus en plus étroitement. Le déracinement a achevé des plantes qui s'é.tiolaient, et m,aintenant leur insertion dans la vie est d'ores et déjà le plus grand problème de l'Etat algérien. C'est aussi un problème mondial, seulement il est plus aigu, plus impossible à différer en Algérie qu'aillel1rs... Et ce problème de toute l'aile sud des vieux peuples civilisés à l'aube de l'histoire, des cham,ps, usés par trop d'usage, sans terre, sans école et sans industrie, il faudra bien qu'on s'en occupe un jour à l'échelle du monde. G. TILLION.
INTRODUCTION
Notre ouvrage s'inscrit sur cette partie de la mappe]Donde scientifique qu'est la sociologie. Mais, comme il nous est arrivé plus d'une fois de faire éclater les cadres établis de cette science, il nous a paru nécessaire de légitimer notre méthode. Auparavant, nous dirons comment nous vint l'idée de cette étude. Certes, nous n'ignorons pas que c'est en scienc.e surtout que le moi paraît haissable, mais l'expérience personnelle n'est-elle pas la condition sine qua non de toute recherche? Si nous avons cru bon de relater l'expérience d'où procède cette œuvre, c'est parce que tous - parfois contre notre gré -, nous avons été mêlés à des événements toujours inscrits dans le présent et que nous sommes très nombreux, pour des raisons fort diverses, à ne pas vouloir oublier l'Algérie. En 1959, après quatorze mois de service militaire en France, j'étais envoyé en Algérie. J'allais séjourner quatorze autres mois à Fort-National, citadelle de la Grande Kabylie. A tort ou à raison, je n'avais jamais pensé à faire le «grand refus ~ de la guerre d'Algérie. J'essayais de partir sans préjugés ni parti pris. La riche expérience historique de notre pays faisait pourtant prévoir qu'il ne pouvait y avoir d'autre solution pour l'Algérie que celle de l'Indépendance: mais il s'agissait de savoir si l'heure en était vraiment venue. En tout cas, la fréquentation de Clio m'avait appris qu'il importait avant tout de comprendre. A la fin de l'année 1959, je participais aux derniers ratissages de l'opération « Jumelles ~. Je fus ensuite chargé de coder et décoder les messages pour l'état-major du
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DE LA DÉCOLONISATION
secteur de Fort-National (1). Au fil des jours, se posait de plus en plus à chacun une question qu'on ne réussissait pas tous à éluder: pour qui et pourquoi se bat-on? Au bout de huit mois d'expériences quotidiennes, je doutais sérieusement d'être du bon côté. C'est à ce moment-là que je fus chargé de m'occuper des assignés à résidence surveillée. Plus que son injustice, ce fut la stupidité de cette guerre qui m'apparut, à travers les divers motifs d'assignation à résidence surveillée. Je revois ce vieillard de soixante-dix-huit ans, francophile notoire, qui pleurait dans sa cellule, car, pour la première fois de sa vie, il se trouvait en prison. Or, le motif d'incarcération était le suivant: «suspecté d'avoir participé à une collecte de fonds ». Qu'avait bien pu donner ce meskine ? Par contre, chacun savait, à Fort-National, que M. L., commerçant français, payait le F.L.N. afin de pouvoir recevoir ses marchandises en toute sécurité. Depuis trente-cinq ans, M. L. était conseiller municipal ou maire ou adjoint selon les circonstances, aussi participait-il à chaque cérémonie et banquet officiels (2). Mais à quoi bon ressasser tout cela? Si ce n'est pour montrer que ce sont des faits, et non pas des mots, qui m'ont éclairé. Je me souviens du jour où je compris, définitivement, que si j'avais été musulman je n'aurais' pas été de notre côté. Ce jour-là, je découvris, aux environs de Dra-el-Mizan, ce qu'était un centre de regroupement. A la vue de ce centre, particulièrement démuni, me revinrent à la mémoire ces paroles ,de Camus: «... Vous me demandez pour quelles raisons je me suis placé du côté de la Résistance. C'est une question qui n'a pas de sens pour un certain nombre d'hommes, dont je suis. Il me semblait, et me semble toujours, qu'on ne peut pas être du côté des
camps de concentration. » Je sais, à présent, qu'un centre de regroupement est très différent d'un camp de concentration, mais c'est la pensée que j'ai eue ce jour-là. Quelques jours avant ma libération, je faisais mes adieux (1) Au sujet des officiers de cet état-major, je me contente de renvoyer le lecteur à la pertinente remarque d'Alain Jacob, in D'une Algérie à l'autre, p. 125. (2) M. L. est un des personnages du Journal, 1955-1962de Mouloud Feraoun. On aurait pu croire que M. L. serait parti d'Algérie dans les premiers. En 1965, il trônait toujours derrière son com\,toir et me racontait les mêmes histoires qu'à Mouloud Feraoun et à bien d'autres.
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INTRODUCTION
à une cinquantaine d'assignés à résidence surveillée et, en prononçant des paroles d'espoir, je leur promettais de revenir après l'Indépendance. En atterrissant à Maison-Blanche, le 29 juin 1963, ce n'est pas sans une certaine inquiétude que je venais retrouver une autre Algérie, plus d'un an après les folles journées de l'Indépendance. Comment allais-je retrouver ce pays que j'aimais? Les vieux démons avaient réintégré le passé. Mais n'avaient-ils pas fait place à d'autres démons, «qui ne seront pas moins despotiques, si plus « nationaux» que leurs prédécesseurs » (3) ? Si je venais pour alphabétiser, mon voyage n'était pourtant pas seulement celui de l'amitié toute désintéressée, c'était aussi le voyage de l'étudiant en sociologie à la recherche d'une thèse de troisième cycle. Je m'étais gardé de venir avec une hypothèse de travail: j'allais voir sur place. En circulant dans le pays, en dialoguant avec les fellahs et les responsables, je découvris combien les regroupements de population opérés pendant la guerre avaient bouleversé la société rurale algérienne et je décidai d"étudier les centres de regroupement. Que le lecteur m'excuse d'avoir si longuement exposé les tenants et les aboutissants d'un choix! Je voul~is qu'il comprenne que ce sujet n'a pas été choisI par caprice intellectuel
-
l'Algérie
est à la mode
-,
mais
parce
que
je suis de ceux qui ont eu mal à l'Algérie. De plus, je sais que, malgré tous mes efforts, il ne me sera pas possible de parler avec une totale objectivité d'événements encore présents. Je serais dès lors porté à croire, après M. Raymon,d Aron, que plus «l'équation personnelle» de l'écrivain est connue, « moins le danger de partialité est grand» (4). Avant de parler méthode, nous définirons brièvement le phénomène du regroupement en Algérie. Nous emprunterons pour cela la définition que donne Michel Launay: «Une sorte de mouvement brownien, diraient les physiciens, anima le pays, et la terre algérienne, dans toute son histoire, ni au moment des invasions arabes ni au moment de la conquête française, ne connut un tel remueménage, une telle «révolution» sur soi-même, d'autant plus profonde qu'elle ne procédait pas par longs et lar(3) Jacques Berque, Dépossession du Monde, p. 11. (4) Dix-huit leçons sur la société industrielle, p. 31.
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ges mouvements d'émigration, mais par méticuleux «nettoyages », «resserrements» et «concentrations locales de
population
~
(5).
Nous avons décidé d'étudier ce phénomène en sociologue, et dans sa totalité. Sociologue d'intention, nous avons essayé de l'être effectivement au cours de chacune des trois parties de cette thèse. Etant donné que rien de ce qui est humain ne doit demeurer étranger au sociologue, nous nous sommes adressé à d'autres sciences sociales: l'histoire, la géographie, la psychologie, l'ethnolo.gie, l'économie politique. Nous l'avons fait avec d'autant moins de scrupule que, de nos jours, on est de plus en plus convaincu que les différentes sciences sociales doivent être des auxiliaires les unes pour les autres et non plus des rivales. Nous estimons que la sociologie n'est vraiment fructueuse et n'acquiert sa personnalité qu'à la charnière des autres sciences. Nous faisons nôtres ces paroles de Mlle R. Rochefort: « Il me faut bien avouer que je crois aux zones d'interférences, de chevauchements entre disciplines voisines, que je les considère comme un bien, non comlme un mal, et que, à l'exemple des paysans siciliens qtli défrichent clandestinement les «trazzere », ces très larges chemins comm'unaux où défilaient autrefois les troupeaux, je me sens attirée vers ces zones marginales, à la charnière de domaines scientifiques différents ~ (6). Parmi ces diverses sciences, nous avons fait une place toute spéciale à l'histoire et à la géographie, ne serait-ce que parce qu'elles servent de toile de fond à toutes les sciences humaines. Il faut dire aussi qu'un tel sujet ne pouvait assurément pas être traité sans de sérieuses bases historiques et géographiques. Pourquoi? Pour comprendre les centres de regroupement dans leur plus intime et complexe réalité, il nous fallait partirl des faits et non pas de vues de l'esprit qui mènent souvent à l'erreur. Il est si tentant de préférer les interprétations brillantes à l'humble soumission aux faits. Nous avons classé ces faits afin de mettre à nu les lignes de force. Tout en systématisant les phénomènes, nous nous sommes efforcé de leur conserver, d'une part, leur individualité géographique et, d'autre part, leur temps historique. Lorsque nous parlons d'individualité géographique, nous n'ignorons pas la célè(5) Paysans Algériens, p. 185. (6) Le travail en Sicile, p. 3.
INTRODUCTION
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bre définition d'Aristote: «II n'y a de science que du généraI et du nécessaire» ; mais nous ne devons pas omettre la suite: «l'individuel seul existe ». Dans notre recherche, nous avons toujours affaire avec des faits et des êtres individuels, où le général entre à titre d'élément abstrait. Ne nous en déplaise, sociologues, il nous faut reconnaître que le réel, c'est l'individuel et que c'est nous priver de la connaissance de ce qui est, que de nous cantonner à l'étude du général, c'est-à-dire des phénomènes abstraits qui sont à la surface du réel, alors que l'individuel en fait le fond. Ce n'est pas un des moindres mérites de la géographie que de nous avoir mieux fait percevoir l'hétérogénéité de l'espace: il n'y a pas une Algérie, mais des Algéries. Pas plus qu'aux servitudes de l'espace, le sociologue n'aime s'astreindre aux servitudes du temps. Monté à cru, il parcourt le temps au galop précipité des enquêtes parcellaires. A ce propos, nous ne pouvons résister à l'envie de citer la mise en garde de M. F. Braudel: «Je ne crois pas qu'il soit possible de dérober, ou d'esquiver l'histoire. Il faut que le sociologue y prenne garde. La philosophie (d'où il vient et où il reste) ne le prépare que trop bien à ne pas sentir cette nécessité concrète de l'histoire. Les techniques de l'enquête sur l'actuel risquent de consommer cet éloignement. Tous ces enquêteurs sur le vif, un peu pressés et que bousculent encore leurs employeurs, feront bien aussi de se méfier d'une observation rapide, à fleur de peau. Une sociologie événementielle (7) encombre nos bibliothèques, les cartons des gouvernements et des entreprises. Loin de moi l'idée de m'insurger contre cette vogue ou de la déclarer inutile. Mais scientifiquement que peut-elle valoir, si elle n'enregistre pas le sens, la rapidité ou la lenteur, la montée ou la chute du mouvement qui entraîne tout phénomène social, si elle ne se rattache pas au mouvement de l'histoire, à sa dialectique percutante qui court du passé au présent et jusqu'à l'avenir même ?» (8). Si nous avons été amené, selon l'expression de Lucien Febvre, à «porter un costume mi-partI», c'est parce que (7) C'est nous qui soulignons. (8) Traité de Sociologie de Georges Gurvitch, tome l, Histoire et SocIologie, p. 97.
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LES REGROUPEMENTS
DE LA DÉCOLONISATION
« tous les paliers ou niveaux de la réalité sociale sont toujours essentiellement et indissolublement interpénétrés »(9), mais c'est encore pour une raison beaucoup plus pratique, à savoir qu'il n'existait pas d'ouvrage sur l'histoire des centres de regroupement. Cette histoire, je l'ai vécue tout d'abord, comme Fabrice deI Dongo, dans un petit coin du pays, en 1959-1960 ; je l'ai revécue ensuite durant mes voyages en Algérie entre 1963 et 1965. Pour recueillir certains témoignages, il importait que cet historique fût effectué rapidement. Je demande au lecteur de pardonner les obscurités et les faux pas inévitables: lorsque l'événement est proche, la march.e vers la lumière est plus ardue. De plus, je n'ai pas pu consulter les archives du Service historique de l'Armée - et cela est un sérieux handicap. Il est possible à chacun d'avoir accès à ces archives, mais «s'il doit y avoir publication, le manuscrit sera soumis à l'approbation ministérielle pour contrôle de l'authenticité des faits relatés ou des citations reproduites». Dans ma recherche de l'objectivité, je n'avais pas le droit d'accepter pareille censure. Par contre, M. le général Parlange et quelques fonctionnaires algériens ont bien voulu me remettre toutes les richesses qu'ils possédaient dans leurs archives. Je dis ma particulière gratitude au général Georges Parlange, pour les sages conseils qu'il m'a prodigués, les documents qu'il m'a com'muniqués et les agréables journées de détente et d'étu,des qu'il m'a fait passer dans sa retraite béarnaise. J'ai aussi recueilli divers documents d'intérêt fort inégal. Grâce à cette documentation, j'ai pu accomplir un des rites les plus sacrés des sectateurs de Clio: le dépouillement .des archives. Que les historiens de métier excusent cette profanation de la part de quelqu'un qui n'est historien que de cœur! J'avais le devoir de faire connaître des documents qui, avec d'autres, pourront peut-être contribuer un jour à l'élaboration d'une étude historique plus importante. Après avoir défini ma méthode, il me faut rendre compte de la façon dont s'est déroulée l'enquête sur le terrain. Je tiens à dire tout de suite que j'ai pleinement conscience de n'avoir pas suffi à la tâche: la complexité du sujet demandait des années de travail - que je ne pouvais pas (9) G. Gurvitch, La vocation actuelle de la sociologie, p. 53.
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ln 'offrir, et la collaboration de plusie1.1rS chercheurs et spécialistes de disciplines sociales différentes - mais à quand les recherches interdisciplinaires au sein de la thèse de troisième cycle? J'avais pourtant un précieux atout au départ: mes quatorze mois de service militaire qui m'avaient permis de découvrir l'Algérie, et surtout de l'aimer. De 1963 à 1965, j'ai effectué quatre séjours qui totalisent une durée de huit mois. De Souk-Ahras à Tlemcen, d'Alger à Ouargla, j'ai parcouru l'Algérie avec ma 2 ev., ou en auto-stop, ou bien encore au rythme ralenti des trains et des autocars. Ayant financé moi-même trois séjours sur quatre, j'ai doublement apprécié l'hospitalité des Pères Blancs et des Français de la Coopération. Ma reconnaissance s'adresse aussi à l'Association des Amis de l'Université de Lyon qui a bien voulu subventionner mon dernier voyage de deux mois en 1965. C'est non seulement l'ampleur du sujet qui a compliqué ma tâche, mais le sujet lui-même. En 1963, le préfet de Tizi-Ouzou me refusa le laissez-passer officiel que je lui réclamais: il se déclarait prêt à m'aider dans tous les domaines de recherche, sauf dans celui des centres de regroupement. Quelques mois plus tard, ce sujet fera pâlir un sous-secrétaire du ministère des Affaires algériennes, qui voudra à tout prix me faire étudier les coutumes kabyles. C'était déjà l'os que lançaient les administrateurs français aux ethnologues, qui le sucèrent durant cent trente ans; mais je n'étais pas revenu en Algérie pour me transformer en ethnologue de la compromission ou en sociologue du dimanche. A Blida, un officier voulut me prouver que je n'avais pas le droit d'étudier de pareils faits, sans intérêt et peu à l'honneur de la France, disait-il. Devant les difficultés que je rencontrais, les mêmes personnes qui m'avaient encouragé au départ me conseillèrent de changer de sujet. Pourtant, je réussis à m'accrocher à mon idée car je ressentais déjà ce qu'écrira Pierre Bourdieu: «Il n'est pas, pour la science, de sujets nobles et de sujets indignes et, par exemple, lors même qu'ils suscitaient la réprobation intime, pour mille raisons scientifiques et humaines, les regroupements de population opérés en Algérie par l'armée française constituaient un objet d'étude éminent, ne fût-ce que parce qu'il sera désormais impossible de comprendre la société rurale algérienne sans consi-
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dérer le bouleversement
ont déterminé
~
DE LA DÉCOLONISATION
extraordinaire
et irréversible
qu'ils
(10).
Néanmoins, du côté officiel, on voulait ignorer les centres de regroupement: ils n'existaient plus, disait-on, car tous les gens en étaient partis. A ce sujet, nous avons été m,aintes fois étonné par le nombre de personnes qui, tant à Alger qu'à Paris, partageaient cette opinion (11). Outre la réticence des officiels, nous avons rencontré la défiance, bien naturelle, des regroupés, dans les yeux desquels apparaissait parfois une lueur de peur. Ainsi m'estil arrivé de leur voir sortir, malgré mon refus, un portefeuille encombré de toutes sortes de pièces d'identité: «les papiers» produits devant celui qui interroge... Dans l'espoir que j'allais leur apporter du travail et des secours, certains exagéraient leur misère et ne déclaraient pas le peu qu'ils possédaient. Par ailleurs, durant l'été 1963, je résidais le plus souvent à Azazga, c'est-à-dire en un lieu où se préparait activement la rébellion kabyle. Cette insécurité ne me menaçait absolument pas, mais elle ne favorisait pas non plus mon travail d'enquête. Il faut dire aussi que j'ai choisi mon sujet d'étude sur le terrain et que je n'avais pas encore lu les quelques pages qui avaient été écrites sur les centres de regroupement. A mon retour, j'ai pu lire pour mon plus grand profit Les nouveaux villages de l'Atlas blidéen de M. Xavier de Planhol et deux longs articles qui m'ont semblé très objectifs et que nous aurons l'occasion de citer: l'un est du sociologue M. Lesne et l'autre du géographe A. Frémont. C'est seulement en 1964 qu'a paru le remarquable livre de MM. Pierre Bourdieu et Alxlelmalek Sayad, Le Déracinement. Toutes ces publications, même Le Déracinement, paru en 1964, décrivent une situation antérieure à l'indépendance de l'Algérie. Ces lectures, ainsi que mon expérience de 1963, allaient contribuer à rendre plus fructueux les trois séjours qui suivirent. Plutôt que d'étudier une quantité de centres de regroupement disséminés à travers toute l'Algérie, je décidai de visiter tous les centres d'une même région. A noter que l'étude de centres dispersés n'a pas été inutile, (10) Travail et Travailleurs en Algérie, p. 259. (11) Il avait l'air de bonne foi ce sociologue, spécialiste de l'Algérie, qui m'affirmait, en 1964, qu'il n'existait plus de centres de regroupement. Il venait pourtant d'effectuer un séjour en Algérie, mais peutêtre s'était-il contenté, comme bien d'autres, d'observer la réalité algérienne de la fenêtre d'un des nombreux bureaux de la capitale 1
INTRODUCTION
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puisqu'elle a contribué au choix des régions, choix que je justifierai dans la seconde partie de ma thèse. Je dois ajouter qu'en 1964-1965, j'ai reçu presque partout un excellent accueil. Avant d'étudier une région, je me mettais en contact avec la sous-préfecture et, en cas de difficulté, avec la préfecture. A l'échelon communal, j'interviewais le Délégué spécial (le Maire) ou le Secrétaire de mairie, qui m'accompagnaient à travers la commune chaque fois que je le leur demandais. Dans une seule commune, en Grande Kabylie, j'ai dû visiter les centres sous escorte. Les cinq miliciens qui m'escortaient pour soidisant assurer ma protection veillaient, en fait, à la sécurité du maire, en même temps secrétaire de la kasma, qui était avec moi. Je me suis efforcé de toujours interroger plusieurs personnes dans chacun des centres étudiés, en utilisant parfois un questionnaire. J'aurais pu me servir d'un magnétophone, mais je ne l'ai pas fait afin de ne pas susciter une plus grande défiance. Toujours pour cette raison, j'évitais la plupart du temps de noter les réponses sous les yeux de l'enquêté. Lorsque nous travaillions à deux, l'un entretenait le dialogue, alors que l'autre notait les réponses. On a procédé de même en ce qui concerne les centres ruraux qui font l'objet de la troisième partie. En plus, je suis allé voir les directeurs, ingénieurs et architectes de la Reconstruction. Depuis l'indépendance, certaines localités ont adopté de nouveaux noms que les Algériens eux-mêmes ignorent très souvent. Lorsque nous citerons ces localités, nous mettrons l'ancien nom entre parenthèses. Etant donné que la nouvelle appellation monétaire est entrée en vigueur au cours des «événements », nous préciserons chaque fois s'il s'agit de nouveaux ou d'anciens francs. Notons qu'en Algérie on a compté en anciens francs jusqu'à l'apparition du dinar en 1964. Précisons que nous ne soulignons les termes arabes et les abréviations que lorsque nous les utilisons pour la première fois: un glossaire en donne le sens à la fin de l'ouvrage. En terminant, je dirai ma reconnaissance: A mon Maître, M. le professeur Léon Husson, qui m'a exhorté à faire ce doctorat, m'a laissé toute latitude dans le choix du sujet, et qui a su manifester une délicate présence aux moments les plus difficiles. A Mlle le professeur Renée Rochefort, dont l'enthotl-
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LES REGROUPEMENTS
DE LA DÉCOLONISATION
siaslne et l'expérience de difficultés souvent identiques d'un pays à l'autre du «Mare Nostrum» s'accordaient si bien avec pareille étude. Au professeur Pierre Marthelot, dont j'ai apprécié les encouragements qu'il n'a cessé de me prodiguer. Au R.P. Thomas Suavet, aux professeurs Maurice Parodi et Marcel Lesne, censeurs bienveillants et vigilants. Ma reconnaissance s'adresse aussi au Secrétariat social d'Alger, au professeur Jean Michéa, à MM. Jean Baboulène, Alexis Monjauze et Marc-Edmond Morgaut. Je remercie pour leur amical dévouement Michel Launay, Selim Merouche, Yves Ozanne, Madeleine Lemaire, Mme Nyer-Malbet, les RR. PP. Charles Deckers et Michel Favre, MM. Roger Nyer et Daniel La Bruyère, ainsi que de nombreux amis algériens. Je remercie pour leur aide mes parents et beaux-parents. Ma reconnaissance va tout particulièrement à ma femme, à laquelle cette étude doit tant et qui a bien voulu . se char-
ger des traductions
et des dessins.
J'offre ces pages aux jeunes Français qui ont participé à Ia gllerre d'Algérie. Envoyés là-bas pour servir les intérêts d'une minorité et les rêves de grandeur d'une génération, qu'ils se souviennent!
PREMIERE
PARTIE
LA CRÉATION DES CENTRES DE REGROUPEMENT On peut dire que l'on a cOll1paré les centres de regroupement de la guerre d'Algérie avec n'importe quoi. Ils ressemblent, a-t-on écrit, aux déportations, ou encore aux «personnes déplacées de la dernière guerre mondiale en Europe centrale ou aux confins d'Israël» (1). Par paresse de l'esprit ou par calcul politique, on en a plus souvent fait une « réédition du village du XIe siècle s'abritant auprès du château fort» (2). «Dans de nombreux cas, déclare M. Delouvrier au sujet des regroupés, ce sont les populations elles-mêmes qui en ont pris l'initiative en venant, comme ce fut le cas en France au moment de l'invasion des Normands, se mettre sous la protection du bordj militaire (3).» En fait, les centres de regroupement revêtent (1) J.-Ph. Talbo-Bernigaud, Les Temps Modernes, janvier 1961, p. 710. (2) Rapport de Mgr Rhodain, Secrétaire général du Secours catholique. (3) La Semaine en Algérie, n° 41.
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sur le terrain une disposition qui les différencie absolument du château fort. De plus, quand les serfs se pressaient à l'ombre du château, ils le faisaient le plus souvent spontanément, ce qui n'est pas le cas des regroupés. On pourra nous objecter qu'il y a eu des regroupés volontaires. « Volontaire» signifie: qui se fait sans contrainte et de bonne volonté. Comme nous le verrons ultérieurement, dans un contexte de guerre révolutionnaire ce mot a tous les sens sauf celui-ci. Quoique la comparaison du regroupement au château fort ne soit pas exacte, elle le serait déjà plus si on considérait la concentration dans le château comme une mesure d'autorité. On nous a toujours appris que le château était un refuge, mais on peut se demander si les gens n'ont pas été contraints parfois à ce rassemblement: le seigneur préférait avoir sous la main ses manants, qui avaient plus d'une raison pour s'allier aux pillards de passage. En tout cas, cette politique semble bien avoir été celle des Romains sur le «limes» d'Afrique (4) et, à en croire Hérodote, celle de Déiocès, en Médie, «qui fit bâtir, en cercles concentriques, de hautes et puissantes murailles... Il fit construire alors des remparts autour de son palais et ordonna au peuple de s'installer sur le pourtour de cette enceinte». Mais en comparant les centres de regroupement à d'autres mouvements de migration très différents, on procède comme si le regroupement n'était pas un phénomène total. Or, les centres de regroupement ne sont pas spécifiques à la guerre d'Algérie. L'histoire nous a laissé différents modèles: réductions, réserves, cantonnements ou hameaux stratégiques, autant de termes qui désignent toujours la même réalité, et que nous examinerons successivement, car il est certain «qu'on comprendra toujours mieux un fait humain, quel qu'il soit, si on possède déjà l'intelligence d'autres faits de même sorte» (5). (4) Aussi les «castella» et les «burgi» n'étaient-ils pas seulement des lieux d'asile pour réfugiés volontaires. En cas de danger, on obligeait parfois la population à se rassembler avec ses troupeaux dans le « castellum». A l'intérieur du «bur~s» (qui dérive du gothique « burg»), étaient casernés les « bur~ani », chargés de l'entretien et de la police des routes, et plus spécIalement des grandes voies militaires des frontières. Ils étaient attachés par la force du pouvoir impérial à cette fonction qu'il~ ne pouvaient plus quitter de leur vie: dans le Code théodosien, on relève les peines très sévères prévues contre ceux qui leur donneraient asile en cas de fuite. (5) Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, p. 74.
CHAPITRE
PREMIER
LES CENTRES DE REGROUPEMENT A TRAVERS L'HISTOIRE
Nous distinguons deux sortes de regroupement à travers toute l'histoire: les centres de regroupement de la colonisation et les centres de regroupement de la décolonisation. Ces deux types de centres ont de nombreux points communs. Ils se caractérisent, tout d'abord, par un déplacement massif et à faible distance d'une population, assez souvent dispersée dans des régions d'accès difficile. Pour faciliter la surveillance, les centres sont généralement édifiés selon la rigueur géométrique du camp romain et implantés, dans la mesure du possible, en zone de plaine ou de piedmont. Le regroupement n'est jamais tout à fait spontané et, dans le meilleur des cas, il est considéré comme un moindre mal par les populations. Si ces deux types de regroupement revêtent le même aspect, ils diffèrent profondément par leur contexte et leurs motifs de création. A cause, semble-t-il, de la disposition identique en damier, on n'a plus vu les différences. Ainsi Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad écrivent-ils: « Ce qui frappe en effet, c'est que, placés à un siècle d'intervalle devant des situations identiques, les fonctionnaires chargés de l'application du sénatus-consulte et les officiers responsables des regroupements recourent à des mesures semblables. » Ou encore: «Les constances et les retours de la politique coloniale n'ont rien qui puisse surprendre: une situation demeurée identique sécrète les mêmes métho-
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des, quelques différences superficielles mises à part, à un siècle d'intervalle (1).» En réalité, une forme identique n'a pas toujours la même signification à deux moments de l'histoire. I...es préoccupations de l'officier des Bureaux arabes ne sont plus celles de l'officier de la guerre d'Algérie. Il n'y a point «situation identique », mais deux situations, l'llne au début, l'autre à la fin du processus de colonisation. C'est essentiellement le déracinement de la pOplllation qui est recherché dans la création du centre de regroupement de colonisation, la sécurité militaire dans celle du centre de regroupement de décolonisation. Il pourra se faire que ces deux objectifs se rencontrent en même temps, mais, comme nous le verrons, l'un prédominera toujours sur l'autre: ainsi le déracinement, qui est le but premier au moment de la colonisation, ne devient qu'une conséquence inévitable lors de la pacification. Au cours des guerres révolutionnaires qui accompagnent d'ordinaire la décolonisation, le militaire regroupe, avant tout, pour mieux contrôler une région et sa population, alors que, durant la guerre de conquête, le colonisateur regroupe, d'abord, pour disloquer des structures anciennes qu'il juge hostiles à sa rapacité, matérielle ou spirituelle.
I. - LES CENTRES DE REGROUPEMENT AU SERVICE DE LA COLONISATION Dans l'Antiquité, on ne peut guère parler de colonisation avant les Romains, aussi ne perçoit-on que chez eux un semblant de centre de 'regroupement. I...es colionies romaines seront partie intégrante de l'Empire. Au contraire, les colonies grecques ou phéniciennes formaient un nouvel Etat qui ne conservait avec le pays d'origine que des liens sentimentaux, générateurs d'alliances temporaires. Quant aux grands Empires, qu'ils soient égyptien, chaldéen, assyrien, perse, ils pensaient moins à coloniser qu'à soumettre par la violence. Beaucoup plus expéditifs que le regroupement des populations étaient le massacre, la déportation et la réduction à l'esclavage. La colonisation romaine a été domination et exploitation, mais aussi union, organisation et transformation. (1) Le Déracinement, pp. 15-27.
HISTOIRE
LA COLONISATION
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DE REGROUPEMENT
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ROMAINE
Les historiens romains nous ont fourni assez peu de renseignements sur la colonisation romaine. «L'histoire de la colonisation romaine est l'histoire même de l'Etat romain », a-t-on écrit, mais cette histoire a été faite avant tout du point de vue du gouvernement central pluitôt que de celui des provinces. En outre, «on a trop souvent méconnu jusqu'ici les bases matérielles, économiques et sociales de la conquête des provinces par Rome: on a fait l'histoire des campagnes plus que de la diplomatie, le récit de la prise de possession plus que celui de l'occupation des sols, c'est-à-dire de l'établissement de nouveaux sites habités et de la mise en valeur des terres. Les problèmes économiques et démographiques sont entrés depuis peu dans le champ des historiens de l'Antiquité... Il faut donc aujourd'hui récrire l'histoire de ]a colonisation en l'appuyant sur l'archéologie du sol» (2). Rome universalise la facture de la cité hellénistique et marque sa prise de possession du sol en construisant ses villes qui sont les mêmes de Chester, dans l'Ouest de l'Angleterre, jusqu'à Ephèse, en Asie Mineure. Les blocs résidentiels, disposés en damier sur une surface rectangulaire, les rangées d'arca,des : c'est toujours le même modèle que Rome reproduit en de multiples exemplaires. L'ordonnance des villes de colonisation était encore plus stricte que celle
des autres cités. Mais c'est le relevé des «centuriations
»
qui fait apparaître plus particulièrement les intentions de colonisation des Romains. Ils étendaient à la campagne avoisinante l'ordre rectangulaire qu'ils affectionnaient. L'unité de base était 1'« heredium ~ (0,5 hectare), cent « heredia» donnaient une «centuria ». Le terrain était divisé selon un dessin géométrique qui est encore visible de nos jours. «A l'origine au moins de la colonisation, Rome fit table rase du passé en imposant à ses conquêtes un cadre nouveau: soit par indifférence, soit par mépris, elle ignorait l'organisation administrative préexistante et marquait ses droits de propriété éminente en toisant sa conquête: la prise de possession est comme gravée dans le sol (3). » Mais cette uniformité n'était pas imposée indif(2) R. Chevallier, Etudes rurales, octobre-décembre (3) Ibid., .p 64.
1961, p. 55.
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féremment à toutes les régions~ car Rome savait combiner des politiques diverses. Si l'on considère l'Afrique du Nord, on s'aperçoit que les Romains se contentèrent d'encercler de vastes îlots montagneux comme l'Ouarsenis, le Zaccar, l'Atlas mitidjien, le Titteri, le Djurdjura, les Bibans, le Hodna et les Babors, où les tribus vivaient comme en réserve, sous la direction de chefs que Henzen comparaît aux officiers des Bureaux arabes et qui recevaient les titres romains de «praefectus » ou de «princeps». Rome se montre tolérante vis-à-vis des tribus des Hautes Plaines de Mauritanie, en surveillant leurs mouvements plutôt qu'en les contrariant. Malgré la pauvreté des documents, il semble possible d'établir que, dans certaines régions, Rome a pratiqué une politique de regroupement. M. Desanges, dans son Catalogue des tribus africaines de l'Antiquité classique à l'Ouest du Nil, parle de refoulement et de cantonnement jusque dans les zones méridionales de la Byzacène et de la Numidie gagnées par la culture de l'olivier. M. Chevallier, quant à lui, affirme que «les autochtones furent l'objet de nombreuses assignations fictives ou de compensations en échange de terres plus fertiles réservées aux colons romains ou regroupées de façon à préparer des espaces suffisamment étendus pour de futures réductions. Les cités indigènes ont pu être parquées dans les massifs infertiles, mais souvent on jugeait plus prudent de faire descendre les vaincus dans la plaine» (4). En Algérie, bien avant nos colonisateurs, Rome s'est emparée des terres riches des habitants, qu'elle a regroupés le plus souvent sur des terres incultes. Les Romains, eux aussi, ont voulu « sédentariser » les nomades, qui pouvaient trop facilement se soustraire à leur autorité. Ils les cantonnaient sur d'étroits territoires où ils les obligeaient à cultiver et parfois même à construire. II leur arrivait de prélever parmi eux l'effectif d'une cohorte militaire. C'est ainsi que procédèrent les Romains vis-à-vis des Nybgenii, des Musulames et des Numides de Thubursiu Numidarum. Profitant de l'agonie du colosse romain, un monde qui n'avait jamais cessé d'être tribal submergera le monde romanisé. Dès lors les Européens se mirent à «jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons». II faudra attendre la (4) Op. cit., p. 72.
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rénovation générale de la Renaissance pour voir la fin momentanée de ces jeux cruels en même temps que le commencement d'une grande politique de colonisation, qui sera favorisée par l'usage des armes à feu et l'invention du gouvernail et de la boussole. LA COLONISATION
ESPAGNOLE
Après la découverte de Christophe Colomb, l'Espagne entreprit la conquête des Amériques et devint ainsi le premier des empires coloniaux. Dans la plupart de le\lrS colonies, les Espagnols groupèrent les indigènes qui furent « réduits » à vivre selon la loi, «ad ecclesiam et vitam civilem reducti». Au Pérou, ce fut le vice-roi Francisco de Tolado qui ordonna, en 1573, le regroupement de la population indienne dans les «reducciones » : un million et demi d~ personnes furent affectées par cette mesure (5). Cette politique des réductions permettait de spolier plus aisément les habitants qu'on regroupait sur d'étroits territoires et qu'on utilisera plus tard pour la «mita », c'està-dire la corvée obligatoire dans les mines. Rapidement, à côté de ces regroupement à fin matérielle, furent constitués des regroupements à fin spirituelle. On a dit fort justement que les religieux créèrent des réductions afin de protéger les Indiens des exactions et des massacres espagnols, mais ce n'est pas là la raison principale. En fait, les religieux s'étaient aperçus que les missions volantes n'avaient jamais abouti à la constitution de communautés chrétiennes solides et durables. Il fallait donc fixer les Indiens autour d'une église pour les détacher de leur cadre tribal et les isoler des coloniaux aux mœllrs corrompues. Le gouvernement espagnol comprit très vite que cette «conquête spirituelle » était le meilleur des procédés de colonisation. « Les Pères ont des postes avancés et cherchent à organiser l'assimilation pacifique. Ils sont, dans leurs robes noires, quelque chose comme nos officiers des Bureaux arabes » (6). Les Jésuites, derniers venus des ordres religieux, multiplièrent les réductions dans les (5) Pour réprimer les désordres entre les Indiens et assurer la sécurité des colons, on s'était contenté jusqu'alors, à l'instar des frères Pizarre, de construire au cœur des provinces en effervescence, des villages de colonisation, « qui reçurent le nom pompeux de villes» (William H. Prescott, Historica de la conquista del Peru, p. 190). (6) Pierre Dominique, La Politique des Jésuites, p. 179.
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1. Place 2. Asile hôpital
3. Cimetière 4. Église 5. £cole 6. Maison des veuves 7. Appartement
8. Jardin
Plan
de
la réduction"
Ce plan est extrait de:
Il
SAN
la République communiste
IGNACIO chrétienne
MINI'"
des Guaranis"
p. 62
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DES
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possessions espagnoles, tuais ce n'est qu'au Paraguay qu'ils établirent un réseau assez serré pour qu'on pût parler d'un Etat ou d'un royaume, comme diront plus tard leurs adversaires. Les circonstances furent d'autant plus favorables au Paraguay que le gouverneur se déclarait impuissant à soumettre les Indiens Guaranis. Le roi Philippe III adopta la solution préconisée par les jésuites. Malgré les difficultés, les réductions se multiplièrent: on en comptait une trentaine au milieu du XVIIe siècle. Toutes étaient construites sur un modèle uniforme. L'angle droit était partout réglementaire. De larges avenues, reliées entre elles par des rues, partaient de la place. Chaque famille possédait sa maison. Une réduction pouvait grouper de quatre à dix mille habitants. Il faut reconnaître que de toutes les formes de regroupement laissées par l'histoire, les réductions des jésuites sont les plus réussies. Jamais regroupé ne fut plus heureux qu'un Guaranis. Les Guaranis ne manquaient de rien, matériellement et spirituellement. Ils s'empiffraient de bœuf qu'ils arrosaient de thé. Ils avaient autant de sel et de tabac qu'ils en voulaient. Messe, angélus, vêpres et rosaire satisfaisaient quotidiennement leurs besoins spirituels. Ces réductions sont pourtant. à inclure dans un contexte de colonisation. Les jésuites ont tout donné à leurs Indiens, excepté la liberté. De l'Angélus du matin au couvre-feu du soir, la réduction vit au rythme de la cloche. La présence aux nombreux offices est obligatoire. Deux par deux et au pas cadencé, les ouvriers se rendent au travail et en reviennent de même. L'Indien ne doit pas quitter son lopin de terre. Il ne peut devenir que «corrégidor », c'est-àdire une sorte de sergent sous les ordres des Pères, qui décident de tout, même du métier de chacun. Les jésuites n'ont guère eu le souci de l'épanouissement du peuple qui leur était confié. Clovis Lugon, pourtant très favorable à l'expérience jésuite, écrit que «si les Pères avaient été animés vraiment du désir d'élever les Guaranis à leur pleine maturité civique et culturelle, ils auraient probablenlent trouvé là, comme en d'autres domaines, des solutions discrètes et adaptées» (7). Mais les jésuites étaient trop imbus du paternalisme et des préjugés colo(7) La République
communiste
chrétienne
des Guaranis, p. 224.
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nialistes: ces «bons sauvages », ces «grands enfants» qui n'ont «pas le moindre jugement », disaient-ils. Profondément convaincus de la supériorité de leur race, les Pères trouvaient tout normal d'avoir une dizaine de boys à leur service personnel - le règlement de 1689 n'en autorisera plus que six. A la décharge des jésuites, disons que la proximité des rapaces colons espagnols ne faèilita pas leur expérience, qui fut brusquement interrompue par la violence, en 1768. Pourtant nous faisons nôtres ces lignes de Jean Descola: «Nos grands enfants d'Indiens!» soupiraient les bons jésuites, en hochant la tête. Qu'avaient-ils fait pour les guérir de leur infantilisme? Sans doute.. pour que le système fonctionnât bien, fallait-il que ces enfants ne grandissent pas trop vite. Mais voici que l'excès de paternalisme se retournait contre les Pères. Pourquoi, en effet, au retour de leur voyage à Buenos-Aires, les corregidores guaranis avaient-ils soudain modifié leur attitude à l'égard des jésuites? D'où venait cette indifférence au moment de leur dramatique expulsion? C'est que le gouverneur de Buenos-Aires leur avait promis la liberté. Aucun peuple, aussi primitif soit-il, ne refuse la liberté, même s'il doit y perdre le bonheur. Même si cette liberté n'est qu'un mot» (8). Après l'expulsion des jésuites, les franciscains fondèrent des établissement religieux semblables aux réductions, plus particulièrement en Californie: on en comptait vingt et un en 1834, année où le gouvernement mexicain sécularisa les missions et expulsa les missionnaires espagnols. Notons, en terminant, que dans les pays d'Amérique latine étrangers à l'empire espagnol, les missionnaires regroupèrent parfois les Indiens pour la seule raison de les convertir en les détachant de leur cadre tribal. En Guyane française, pour empêcher leurs ouailles de faillir, les jésuites créèrent des villages catholiques, dont les membres furent soumis à une vie communautaire et à une pratique minutieuse du culte. Par ailleurs, ainsi que l'a démontré M. Lévi-Strauss, la distribution circulaire des huttes recèle une telle importance en ce qui concerne la (8) Les Libertadors, pp. 152-153. Il n'en demeure pas moins que le paternalisme humanitaire des jésuites fut un réel progrès en comparaison du nationalisme exterminateur de la colonisation espagnole. Dans l'Essai sur les mœurs, Voltaire lui-
même considère les réductions comme
«
le triomphe de l'humanité».
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vie sociale et la pratique du culte dans la plupart des tribus qui occupent le plateau brésilien central, que les missionnaires salésiens se sont rendu compte que le plus sûr moyen de convertir les Bororo était de remplacer l'habitat concentrique par un habitat linéaire. Tout à fait désorientés, les indigènes devenaient dès lors les proies faciles de la conquête spirituelle. LA
COLONISATION
ANGLAISE
ET L'EXPANSION
AMÉRICAINE
On peut dire que la colonisation anglaise ne nous a pas laissé de vrais types de regroupement. Les réserves ellesmêmes ne regroupèrent qu'une faible proportion de la population, et ne furent, à vrai dire, qu'une conséquence lointaine de cette colonisation. Les Etats-Unis commencèrent à être colonisés au début du XVIIe siècle. Les premiers colons anglais furent très bien accueillis par les Indiens, qui leur donnèrent de grandes étendues de terres. Mais «le soin de leurs intérêts faisait vite oublier à tous, les services que les indigènes avaient rendus aux premiers occupants; et les mesures qu'on prenait contre eux étaient acerbes et violentes, comme pour leur faire mieux sentir qu'ils devaient s'éloigner à toujours de leur terre natale» (9). C'est surtout après l'indépendance américaine que l'Indien apparut comme l'ennemi, le principal obstacle à l'expansion. Après chaque répression, on prenait aux Indiens une partie de leurs terres; refoulés et pressés par la faim, ils devenaient de plus en plus instables. Après la création. en 1832, d'un Bureau des Affaires indiennes, on regroupe de nombreuses tribus dans l'« Indian Territory», sur des réserves constituées en partie par des terrains désertiques. Mais une fois le plan réalisé, il était déjà compromis, car les chercheurs d'or se précipitèrent vers les Montagnes Rocheuses sans respecter les frontières de ce nouveau territoire. Les conflits se multiplièrent. En 1862, les tribus du Minnesota, victimes d'un traité inique, se révoltent et massacrent des centaines de Blancs; la répression se fait impitoyable et les survivants sont transportés dans l'Etat voisin du Dakota. Au lendemain de la Guerre civile, la politique de désintégration (que les colonisateurs connaissent si bien !) (9) Auguste Carlier, Histoire du peuple américain, tome II, p. 22.
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est préférée à la politique d'exterulination. Le «General allotlnent Act» est voté en 1887. En utilisant l'argument fallacieux de la civilisation, le gouvernement fédéral désorganise la tribu en y introduisant la propriété privée: on avait là une chance de mettre rapidement la main sur une bonne partie de la propriété indienne. La franchise, c'est-à-dire la naturalisation, avec tous ses avantages, n'est accordée aux Indiens qu'à certaines conditions: au début, on exigeait l'acquisition de la propriété individuelle ; plus tard, on demande le renoncement volontaire aux relations tribales et l'adoption des usages de la vie « civilisée ». En même temps, on resserre de plus en plus les Indiens, au point que la superficie totale des réserves décroît de 626 000 km2 en 1880 à 130 000 en 1930. Paradoxalement, le pays le plus anticolonialiste (il était trop jeune pour avoir des colonies) s'est servi de méthodes colonialistes pour soumettre ses minorités. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, des procédés fort semblables étaient utilisés par la France en Algérie.
II. - LES CENTRES DE REGROUPEMENT A L'ENCONTRE DE LA DECOLONISATION ET DE LA GUERRE REVOLUTIONNAIRE On peut dire qu'il n'y a eu de regroupements de population que lorsque la décolonisation s'est effectuée dans un contexte de guerre révolutionnaire. Car, si dans bien des cas la décolonisation a pu se faire sans trop de heurts, il n'a pas fallu parfois moins d'une guerre pour qu'elle puisse se réaliser. Comme au temps de la colonisation, grande est la disproportion des forces entre les deux antagonistes, cependant l'issue des combats n'est plus la même. Dans la guerre de conquête, qui était une guerre classique, le colonisateur possédait une telle supériorité que les hostilités n'étaient pour lui qu'une expédition sans risque. Au contraire, la technique de la guerre révolutionnaire permet au plus faible de triompher du plus fort. Celui-ci, malgré ses énormes moyens matériels, demeure en état d'infériorité, car il est toujours à la merci d'une elnbuscade ou d'un coup de main. La guerre révolutionnaire utilise toutes les techniques
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DES CENTRES
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de la guerilla, mais elle s'en distingue par les intentions: la guerre révolutionnaire a un objectif politique, alors que la guérilla ne vise qu'une armée. De plus, la guerre révolutionnaire fait participer toute la population à la lutte contre l'autorité politique en place, à tel point que l'adversaire ne parvient plus à distinguer le combattant du noncombattant. On a écrit que cette nouvelle forme de guerre est apparue en même temps que le marxisme. Assurément, le code de la guerre révolutionnaire a été mis au point par les marxistes. Il ne faut pourtant pas oublier de noter que les nombreuses guerres insurrectionnelles de l'histoire contenaient déjà en germe bien des éléments de la guerre révolutionnaire. En outre, la guerre de décolonisation de Cuba (1895-1898), que nous considérons comme une des premières guérres révolutionnaires, ne devait rien à la doctrine marxiste. Mais ce sont les dirigeants communistes qui vont mettre au point la tactique et la stratégie révolutionnaires. La guerre ne devient plus qu'une extension de la politique, c'est pourquoi celle-ci a une position dominante. Aussi la population tout entière doit être mêlée à la guerre. Sans l'aide du peuple, écrit Mao Tse-Toung, l'armée ne serait qu'un guerrier manchot, ou encore: « La population est à l'Armée Rouge ce que l'eau est au poisson.» A cet égard, les guerres de décolonisation de l'Indochine et de l'Algérie sont les types les plus purs de la guerre révolutionnaire. Le peuple sera si bien en sYlnbiose avec son armée que les «pacificateurs », pour couper le rebelle de la population, créeront des centres de regroupement, appliquant à la lettre la méthode de Mao Tse- Toung : «Le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l'eau; retirez l'eau et le poisson crève. » Ils seront persuadés que le regroupement est la meilleure façon de retirer l'eau. Mao Tse-Toung, lui, n'ignorait pas, en énonçant cet aphorisme, qu'il était aussi difficile de séparer le rebelle de la population que de vider la mer pour pêcher un poisson. LA DÉCOLONISATION
A CUBA
Cuba n'avait pas accédé à l'indépendance en même temps que les autres colonies espagnoles du continent américain: elle restait, à la fin du XIXe siècle, le dernier fleuron de la couronne impériale, avec Porto-Rico et les Philippines. Pourtant les Etats-Unis n'avaient pas caché l'intérêt qu'jls
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éprouvaient pour Cuba et avaient proposé plusieurs fois au gouvernement espagnol de le lui acheter. Une première guerre d'indépendance, «la petite guerre », avait déjà éclaté en 1868 ; elle contraignit le gouvernement espagnol à accorder la liberté aux esclaves. La guerre d'indépendance qui commença le 24 février 1895 revêtit une autre ampleur. La réaction de Madrid fut violente: selon la formule de Sagasta, alors Président du Conseil, il fallait «donner jusqu'au dernier homme et jusqu'à la dernière peseta pour la guerre». Les partisans cubains, appuyés par toute la population paysanne, remportaient de nombreuses victoires sur des forces pourtant bien supérieures en effectifs. Au début de l'année 1896, ils semblaient sur le point de pousser jusqu'à La Havane, lorsque le gouvernement espagnol nomma Valeriano W eyler généralissime, à la place de Martinez Campos. Descendant d'une vieille famille prussienne, Weyler allait mener une répression aussi féroce qu'inefficace, en créant ce qu'on a appelé les premiers « camps de concentration ». En fait, ce terme a pris un tel sens au cours de la Seconde Guerre mondiale qu'il vaut mieux parler ici de concentrations (reconcentrados). Cellesci présentent toutes les caractéristiques des regroupements de guerre révolutionnaire. Des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants furent arrachés à leurs terres et rassemblés à l'intérieur de barbelés, près des principales localités. Le manque d'hygiène et de subsistance fit mourir une cinquantaine de milliers de personnes dans la seule province de La Havane. Les anciens lieux d'habitation étaient déclarés zones interdites - c'est là une particularité des centres de regroupement édifiés pendant une guerre révolutionnaire. En instaurant ces zones, Weyler voulait affamer les partisans et les isoler de la population regroupée. Les centres de regroupement espagnols, les plus meurtriers de l'histoire, ne firent qu'attiser la rébellion et donner un prétexte de plus aux Américains pour intervenir à Cuba, dont l'indépendance fut proclamée en 1898. En même temps, PortoRico et les Philippines étaient cédées aux Américains, par le fait même était effacé de la carte l'Empire espagnol, qui avait été le plus ancien et le plus vaste des Empires coloniaux.
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LA DÉCOLONISATION
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EN MALAISIE
Durant le XIXe siècle et la première moitié du xx8, l'empirisme et l'esprit libéral des Anglais leur firent réussir le chef-d'œuvre d'une émancipation sans rupture. Au lendelnain de la Seconde Guerre mondiale, ils consentirent plus difficilement à abandonner les positions stratégiques, surtout celles de Malaisie. Il est vrai que l'insurrection avait été déclenchée par les immigrés chinois, devenus plus nombreux que les Malais. Les Anglais accordèrent cependant l'indépendance à la Fédération malaise en 1957, après neuf ans de lutte. En février 1942, Singapour avait capitulé devant les Japonais, qui s'emparèrent de la Malaisie. L'occupation implacable des Japonais ainsi que l'immigration des travailleurs chinois dans les plantations d'hévéas et les mines d'étain renforcèrent l'esprit nationaliste du sultanat malais. Après le retour des Anglais, une Fédération de Malaisie fut constituée en février 1948 : peu après éclatait l'insurrection. Le noyau en fut un ancien mouvement de résistance dirigé par les communistes contre les Japonais, Ie M.P.A.J.A. (Malayan People's Anti Japanese. Army). Tout de suite, les Anglais se rendirent compte de l'aide apportée aux maquisards par la population. Une commission, chargée d'enquêter à ce sujet, préconisa le regroupement des habitants en des points où ils seraient moins directement soumis à l'influence communiste. Le lieutenant général sir Harold Briggs se chargea d'appliquer cette politique de juin 1950 à mars 1952. Le processus de regroupement était toujours le même. Dans l'obscurité, les troupes britanniques encerclaient le village à évacuer et y pénétraient aux premières lueurs de l'aurore. Des interprètes chinois donnaient aux habitants l'ordre de marcher jusqu'aux camions qui stationnaient sur la route. Selon la bienveillance des militaires, les villageois disposaient de plus ou moins de temps pour transporter une partie de leurs biens. En certains endroits, des experts agricoles estimaient la valeur des récoltes et des machines qui ne pouvaient être emportées afin de prévoir une compensation. Les centres de regroupement étaient implantés, le plus souvent, à quelques kilomètres des villages évacués. Ainsi les villageois continuaient-ils à travailler dans les mêmes mines on les mêmes
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
plantations. Tous les centres avaient un aspect identique: ils étaient entourés de fil de fer barbelé et situés dans une plaine, en bordure d'une route nationale. Plus d'un demi-million de gens furent ainsi regroupés dans quatre cent cinquante «new villages >.>. Au même moment, une politique semblable était appliquée en Indochine. LA DÉCOLONISATION
EN INDOCHINE
L'Indochine était une création française, sans unité géographique. En 1945, après le départ des Japonais, le parti Viet-Minh, à direction communiste, s'empara du pouvoir. L'année suivante, la France reconnut l'autonomie, au sein de l'Union francaise, des Etats indochinois devenus Etats associés: les royaumes du Cambodge et du Laos, l'Etat de Viet-Nam (Tonkin, Annam et Cochinchine). Mais les négociations menées à Fontainebleau échouèrent. Dans la nuit du 19 décembre 1946, à Hanoi, le Viet-Minh mit à son actif un horrible massacre; c'était la guerre. Le Corps expéditionnaire français, sous l'autorité d'un général d'armée commandant en chef, comprenait cinq grands commandements correspondant aux cinq divisions territoriales politiques. Le général commandant un territoire était le maître chez lui et menait les opérations militaires à peu près comme il l'entendait. Des regroupements furent édifiés dans chacun des Territoires, mais il n'y eut de politique de regroupement qu'en Cochinchine et surtout au Cambodge. Les premiers centres furent conçus en 1946-1947 par les chefs religieux. Des officiers et sousofficiers français regroupèrent ensuite de leur propre initiative, parfois sur la demande même des «nha-qués >.>, qui étaient écartelés entre deux for~es impitoyables. En Cochinchine, ce fut le général en chef lui-même, le général de Latour, qui préconisa la politique de regroupement. LA COCHINCHINE Les centres de regroupement qui furent édifiés, dès 1946, dans la Plaine des Joncs semblent bien être les premiers en Indochine. Trois ans après, le général de Latour, ancien officier des Affaires indigènes du Maroc, applique systématiquement cette méthode. Il ne cherche pas à capturer les Viet-Minh, qui sont insaisissables, mais il veut les refouler. La première tâche revient aux
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DES CENTRES
DE REGROUPEMENT
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rbataillons de choc français qui doivent nettoyer un secteur que l'on quadrille ensuite par des tours-mères et des tourelles. Les familles SOllt alors installées dans la zone dégagée à raison de trois à cinq cents par centre.. Après avoir construit eux-mêmes leur nouveau village, les regroupés organisent des milices d'autodéfense. En regroupant la population, Boyer de Latour a un triple but: il veut d'abord éliminer les éléments révolutionnaires de la population, mais aussi enrôler les jeunes et constituer une barrière humaine contre l'armée révolutionnaire. A proximité de ces regroupements, les familles des révolutionnaires organisent cependant des villages de combat dans la jungle. Le regroupement des populations ne suffisait plus pour assainir la situation en Cochinchine. Au Cambodge, par contre, ce procédé allait faire la preuve de son efficacité dans la lutte contre la subversion. LE CAMBODGE
Grâce à son roi Norodom Sihanouk, le Cambodge avait assuré pacifiquement son indépendance dès 1949 en passant des conventions successives avec la France. Le VietMinh n'en étendait pas moins son influence sur cet Etat. Les autorités françaises et cambodgiennes avaient décidé d'édifier des ouvrages fortifiés, mais cela avait été sans résultat à cause de l'extrême dispersion de l'habitat.. Au cours des années 1951-1952, malgré tous les efforts administratifs et militaires, la population tomba de plus en plus sous la coupe des révolutionnaires. A la demande du roi Norodom Sihanouk, devenu chef du gouvernement, un vaste système de regroupement fut étudié et réalisé. Une Direction de l'autodéfense des Populations, rattachée au Ministère de l'Intérieur, eut la charge de préparer un Plan national. Cette Direction détermina les zones où le regroupement serait systématique et celles où il ne serait que sporadique et mit au point une méthode qui reposait sur trois principes fondamentaux. La règle de base fut de regrouper les habitants à portée d'exploitation normale de leurs moyens d'existence. Effectivement, les déplacements excédèrent rarement trois kilomètres. Les emplacements des centres devaient être soigneusement choisis, en fonction de leur salubrité et de leur alimentation en eau, être suffisamment vastes pour permettre une installation des maisons qui soit en confornlité avec les canons de l'urbanisme. Enfin, les nouveaux
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LA CRÉATION
DES
REGROUPEMENTS
villages seraient inclus dans le dispositif d'autodéfense. Dans ce but, ils étaient entourés de fossés et de blockhaus. Cette méthode fut appliquée dès 1952, surtout dans les provinces frontières où le Viet-Minh s'était solidement implanté. Ces déplacements bouleversèrent les structures du pays. Plus d'un million de paysans khmers furent en effet regroupés, soit près des deux tiers de la population rurale. Les regroupements cambodgiens furent une réussite dans tous les domaines. Les forces Viet-Minh ne pouvaient plus compter sur le soutien populaire, condition indispensable du succès, aussi disparurent-elles rapidement des zones d'autodéfense, qui s'élargirent sans cesse. Sur le plan économique, le regroupement a permis l'éducation des paysans par les techniciens agricoles: les procédés de culture furent améliorés, la lutte contre les épizooties fut organisée. Dans le domaine social, le regroupement a permis la construction d'écoles; jusque-là, l'habitat dispersé avait été un obstacle constant à cette implantation. Il faut surtout souligner que ces centres de regroupement sont devenus de véritables centres ruraux, noyaux d'une commune. L'affrontement des difficultés et l'engagement dans la lutte ont révélé de nouvelles élites, qui ont pris conscience de leurs responsabilités. Les regroupements cambodgiens ne sont pas véritablement des regroupements de décolonisation, puisqu'ils ont été édifiés après l'Indépendance. Mais il n'était pas possible de les ignorer dans un exposé sur les regroupements indochinois, ne serait-ce que parce qu'ils ont été conçus en pleine guerre contre le Viet-Minh, avec l'appui de la France, qui les considèrera plus tard comme un modèle à appliquer en Algérie. Entre-temps, les négociations menées à Genève par M. Pierre Mendès-France avaient abouti à la convention du 20 juillet 1954 qui divisa le pays en deux: le Nord-Viet-Nam communiste et le Sud-Vi et-Nam qui fit appel aux Américains. LA
DOMINATION
AMÉRICAINE
Le gouvernement Ngo Dinh Diem commença aussitôt la «chasse aux sorcières ~ avec l'aide des Américains. De nombreux suspects furent enfermés dans des camps de «rééducation politique ». En 1957, apparaissent les colonies agricoles. Ces sortes d'agrovilles facilitent le contrôle et l'endoctrinement de la population. En 1959,
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DES CENTRES
DE REGROUPEMENT
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sont réalisées les zones de prospérité, qui consistent à regrouper des paysans à l'intérieur de villages fortifiés. En même temps apparaissent les cartes d'identité sous plastique écrites avec une encre évanescente au contact de l'air. C'est en 1960 qu'est constitué le F.N.L., le Front national de Libération, qui va donner un nouvel élan à la guerre révolutionnaire. Dès lors les Américains décident la mise sur pied du plan des «ap chien luoc~, hameaux stratégiques, dit Plan Taylor-Staley. L'économiste Staley a prévu que l'exécution de son plan entraÎnera la pacification du Sud- Viet-Nam au bout de dix-huit mois, c'est-à-dire en décembre 1962. «Ce n'est pas une solution, c'est la solution donnée à nos problèmes dans cette guerre », proclamera le général Khanh, chef d'EtatMajor des Forces armées de Diem. Tous les moyens sont bons pour contraindre le paysan vietnamien à gagner les enclos de bambous et de barbelés: ratissages, incendies de villages, bombardements par l'aviation et l'artillerie. Chaque province est divisée en trois zones qui déterminent l'ordre de priorité pour le regroupement des populations. On commence par la «zone jaune », là où le gouvernement peut encore exercer totalement son pouvoir; c'est ensuite le tour de la «zone bleue », où règne l'incertitude, enfin vient la «zone rouge ~ contrôlée par la résistance. En 1961, 4 500 hameaux stratégiques sont édifiés, mais près de 2 000 sont détruits par leurs habitants dans le courant de la même année. McNamara, le Secrétaire à la Défense des Etats-Unis, vient inspecter en personne le déroulement de l'opératioo « Aurore », en mai 1962. «Aurore» est suivie d'une série de ratissages aux noms enchanteurs: Mouette, Rossignol, Etoile du Matin et Vague d'Amour. A l'issue des opérations, des millions de personnes sont regroupées dans 8 000 villages, dont la moitié sont anéantis par les habitants eux-mêmes avec l'assistance du F.N.L. Après la liquidation du régime diémiste et devant l'échec des hameaux stratégiques, les Américains adoptèrent la nouvelle politique des hameaux de vie nouvelle. En fait, il ne s'agit là que d'un changement de terme. Les vivres sont devenus plus abondants, les maisons plus belles, les postes de radio plus nombreux, mais le regroupé demeure toujours un prisonnier. A la fin de l'année 1964, il apparaît que le F.N.I~. contrôle près des trois quarts du territoire, sur lesquels ne subsiste aucun centre de regroupe-
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
ment. L'échec des Américains est d'autant plus cuisant qu'ils avaient investi des moyens énormes pour faire aboutir cette politique des regroupements (10). Ce long exposé historique démontre que, sous des noms très divers, la politique de regroupement a été pratiquée ailleurs qu'en Algérie et il a l'avantage de faire apparaître les différences entre les regroupements de la colonisation et ceux de la décolonisation. Les premiers sont une arme de conquête, les seconds sont une arme de défense contre les forces révolutionnaires. Ces deux sortes de regroupement n'accompagnent qu'assez rarement la colonisation et la décolonisation. Les regroupements de colonisation sont un instrument exceptionnel de l'impérialisme, utilisé, apparemment, là où la colonisation a été le plus poussée. Les centres de regroupement de décolonisation ont été édifiés chaque fois que cette décolonisation s'est accompagnée d'une guerre révolutionnaire et il semblerait qu'ils soient plus liés à la guerre révolutionnaire qu'à la décolonisation elle-même. En effet, nous avons vu qu'au Cambodge ces centres ont été édifiés après l'indépendance, mais, il est vrai, avec l'aide de la France et au cours de la guerre d'Indochine. Par contre, ce procédé a été employé en 1948-1949, dans un pays où il ne saurait être question de décolonisation: en Grèce, l'armée hellène a regroupé une partie de la population pour mieux lutter contre les révolutionnaires (11). Cette réussite s'explique différemment selon les pays. En Grèce, la politique des regroupe(10) S'il faut en croire le témoignage du président du F.N.L., Nguyen Hun Tho, les Américains auraient abandonné cette politique de regrou-
pement:
«
Les bombardements sont un mauvais moyen pour tenir
3 février
1966)
lieu de stratégie. En fait, ils ont pour but de remplacer la méthode des « hameaux stratégiques», qui a échoué. Dans un premier temps, les paysans furent regroupés dans des villages entourés de fil de fer barbelé; ils pouvaient alors encore cultiver quelques champs. Ce fut l'échec, car cette politique allait à l'encontre des intérêts du paysan. Maintenant, en bombardant tout, les Américains forcent les habitants à trouver un refuge à la périphérie des zones occupées par Saigon, ce qui revient à faire des camps de réfugiés proches des villes (les seuls endroits contrôlés par l'adversaire), des « hameaux stratégiques» déguisés... Dans ces camps, la vie est beaucoup plus difficile que dans les anciens hameaux, car on n'y peut faire de culture» (Propos recueillis par Wilfrid Burchett et publiés dans Le Monde du
.
(11) En dehors des anciennes colonies, la Grèce est à notre connaissance le seul pays où il y ait eu des centres de regroupement. Comme il l'écrit lui-même, le général Desjours s'est in~piré de cet exemple pour « pacifier» le secteur de Blida (Revue des Forces terrestres, octobre 1959).
HISTOIRE
DES CENTRES
DE REGROUPEMENT
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ments de population ne pouvait être que couronnée de succès à partir du moment où les partisans abandonnaient la tactique de la guerre révolutionnaire au profit de la guerre classique. Au Cambodge, les regroupements n'étaient pas l'arme du colonisateur ou du «pacificateur» utilisée contre tout un peuple, mais l'arme du peuple luimême.
CHAPITRE
II
LES REGROUPEMENTS EN ALGÉRIE AU XIxe SIÈCLE
Débarquées le 14 juin 1830 sur la presqu'île de SidiFerruch, les troupes françaises étendirent peu à peu leur conquête. Mais ce n'est qu'en 1843 que la Smala d'Abd-ElKader fut prise. A ce moment, la conquête du Tell et de l'arrière-pays est à peu près achevée. Pour organiser ces territoires sont créés, en 1844, les Bureaux arabes. Un de leurs principaux objectifs sera de rassembler et de fixer les populations. On a toujours prétendu que les Bureaux arabes envisageaient surtout cette concentration sous l'angle de la sécurité à assurer au pays. Il ne fait pas de doute que le regroupement des habitants, dispersés en de nombreux petits douars, a grandement facilité les opérations de pacification. Mais ce ne fut pas là la première raison. Il s'est agi d'abord, comme l'exprime le capitaine Richard, de s'emparer de l'esprit du peuple algérien, après s'être emparé de son corps. Dans un second temps, par les cantonnements, on a voulu s'emparer de ses biens, à un moment où la sécurité militaire ne justifiait plus une telle politique. Les officiers de 1850 alléguèrent des mobiles militaires pour justifier leur politique colonialiste, de la même façon que ceux de 1960 prétexteront des motifs humanitaires pour recouvrir une politique de regroupement à objectif exclusivement militaire. Assurément, les cantonnements sont à inscrire dans ,la logique même du colonialisme. Les officiers des Bureaux arabes allaient se montrer, pour la
LES REGROUPEMENTS
AU XIX. SIÈCLE
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plupart, et parfois malgré eux, d'excellents instruments de ce colonialisme. L'arrêté ministériel du 1er février 1844 peut être considéré comme l'acte de naissance des Bureaux arabes. Complété par un véritable code des mesures administratives et judiciaires applicables aux tribus, cet arrêté fut la charte de la nouvelle institution. Cette même année 1844, on compte 21 Bureaux dans toute l'Algérie, sous la direction du colonel Daumas. «Aux yeux des indigènes, le bureau arabe est resté la caractéristique de toute la période qui va du départ des fils du Roi jusqu'à la grande crise
de 1870-1871
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(1).
Qui sont les officiers des Bureaux arabes? L'imagerie d'EpinaI les a transformés en saint Vincent de Paul de l'Algérie. Parmi ces officiers, il y en a d'admirables, certes. Mais, comme dans les autres corps militaires, certains se conduisirent en véritables despotes. Les réponses des accusés, relevées dans le procès Doineau (2), sont à cet égard, fort éclairantes: Le Président: « Vous avez dit que vous aviez obéi au capitaine parce que, ayant ordonné l'assassinat de Bel Abdallah, il pouvait ordonner le vôtre. » Bel Hadj (un agha, officier de la Légion d'honneur) : «Le capitaine pouvait tout ce qu'il voulait. Nous étions tous de cette idée et c'est pour cela que nous lui obéissons en tOllt. » Ou encore: Le Président: «Comment n'avez-vous pas fait des représentations au capitaine?» (à propos de l'ordre d'assassinat). Bel Kheir (un caïd) : «Des représentations au Sultan! Je n'aurais peut-être pas passé la nuit! » Le Président: «Le capitaine se permettait donc de faire passer des hommes par les armes? » (1) Selon Rinn, cité par Yacono, Les Bureaux Arabes, p. 19. (2) En 1856, devant la Cour d'Assises d'Oran, com'parut le capitaine Doineau, chef du Bureau arabe de Tlemcen, inculpe d'attaque contre une diligence et d'assassinat commis sur la personne de l'agha Ben Abdallah dont il aurait eu à craindre les révélations. Jules Favre, défenseur d'un des accusés, fit par-dessus sa tête le procès de l'administration des Bureaux arabes, sous laguelle faisaient défaut les garanties indispensables de liberté et de Justice. Cette plaidoirie eut un grand retentissement en France où, contrairement à ces dernières années, on suivait de prè!; les affaires d'Algérie. Le capitaine Doineau, pourtant condamné à mort en 1857, fut gracié en novembre 1859.
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LA CRÉATION
Bel Kheir: «Oh! à ma connaissance; citer tous les noms»
DES
REGROUPEMENTS
oui. Douze exécutions ont été faites j'en parle savamment et je puis vous (3).
Quels que soient les hommes, nous dira-t-on, ils ont été les artisans de remarquables «travaux». Ah! la voilà bien cette « tarte à la crème» que nous sert encore M. Tartary: «L'œuvre la plus intéressante entreprise par les Bureaux arabes est sans nul doute celle de la constitution des cantonnements et la réalisation des villages agricoles qui en devaient être les centres actifs. Elle est la base des réformes envisagées dans d'autres domaines sociaux et agricoles. C'est le témoignage le plus certain de l'intérêt qui fut porté par l'Administration aux peuplades rurales jusqu'alors un peu délaissées au profit des cités urbaines» (4). Considérons ces divers groupements de populations rurales, que l'on attribue à la sollicitude des officiers des Bureaux arabes.
1.- LES SMALAS ET LES VILLAGES DE FELLAHS LES SMALAS Le capitaine Richard écrit zemalas, mais le véritable pluriel est zmoul, la forme smalas a cependant prévalu dans les textes. La smala est un village de militaires autochtones ; à l'origine, le terme désignait n'importe quelle sorte d'agglomération, aussi le capitaine Richard emploie le terme zemalas lorsqu'il parle des villages. La première smala date de 1848, mais ce n'est que le 1er mai 1862 qu'un règlement organisait définitivement les smalas. La smala était définie comme la réunion, sur un territoire déterminé, appartenant à l'Etat, des familles des cavaliers indigènes d'un escadron de spahis avec leurs tentes, serviteurs, chevaux et bestiaux. Un bordj assure la protection et devra pouvoir abriter toutes les tentes en cas d'attaque. Chaque tente reçoit un lot de 15 à 20 hec(3) Procès du capitaine Doineau et de ses coaccusés devant la Cour d'Assises d'Oran (août 1857). Extraits cités par Xavier Yacono, op. cit., p. 87. (4) «L'habitat rural en Al~érie », in La vie urbaine, juillet-septembre 1963, p. 198. Extrait d'un Memoire de fin d'études déposé à l'Institut d'Urbanisme de Paris.
LES REGROUPEMENTS
AU XIX8 SIÈCLE
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tares. Il était prévu que soient adjoints au village un moniteur de culture, une ferme modèle et une école. On attendait beaucoup de ces smalas, tant sur les plans de la pacification que de la colonisation. Ainsi lit-on dans un article du :Afobachir du 22 octobre 1862 : «C'est par les indigènes que la France colonisera l'Algérie.» Plus prosaïquement, Richard écrit qu'en traitant inégalement les tribus, on obtiendra un résultat fort appréciable: la division en deux classes hostiles d'une population unie jusque-là pour nous combattre. En fait, ces expériences furent très sporadiques et de l'avis de M. Yacono, qui a si minutieusement étudié cette question, ce fut un échec à peu près total. D'un plus grand intérêt pour notre étude est l'examen des villages de fellahs. LES
VILLAGES
DE FELLAHS
Pendant longtemps, on se contenta de décimer ou de refouler les tribus dont on s'était emparé des terres. Mais, au fur et à mesure de la conquête, cette méthode simpliste entraînait l'insécurité. A partir de 1846-1847, on rassembla les populations sur des terrains où elles furent astreintes à bâtir. Villages de tentes et de gourbis ou villages de maisons, tous présentent à peu près le même aspect. Les divers douars des tribus sont campés les uns à côté des autres, séparés par une haie de broussailles ou de jujubiers sauvages. Un fossé et un buisson de cactus entourent le village, qu'une route traverse parfois. A Djedida, le tracé des rues en échiquier laissait des emplacements de terrain de 24 m sur 24 m, pour recevoir tentes et gourbis que remplaceraient progressivement des habitations en maçonnerie; 160 maisons étaient prévues, mais il semble bien que même les bâtiments essentiels de ce village ne furent jamais achevés. Tous les plans de ces villages relèvent avant tout d'une esthétique militaire: «jeu de stratège faisant parade de sa puissance» (5). Spécialistes de la destruction, les militaires faisaient disparaître tout ce qui pouvait les encombrer, afin de s'approprier l'espace, qu'ils couvraient des figures géométriques de leurs tracés. Les maisons ellesmêmes reflétaient la hiérarchie militaire. Tout est orga(5) Lewis Mumford, La Cité à travers l'histoire, page 492.
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LA CRÉATION
Village
du Makhzen
B. Maison M. Moulin
C. Cour N. Mosquée
DES REGROUPEMENTS
conçu
par
D. Maison des hôtes E. Maison du chef
Richard
en 1848
H Hangars,. magasins, écuries G. Corps de garde
Ce plan représente Je village .tel que l'avait conçu le capitaine Richard. D'après les descriptions ultérieures fe plan subit certaines modifications: seuls furent construits les bastions M et G ainsi que 12 ou 13 maisons au lieu de 18.
Plan reproduit Jlr M. Yacono, dans" Les Bureaux Arabes et l'évolutfon des gtnres de vie Indlgénes dans l'Ouest du Tell Algérol.:'page 254.
LES REGROUPEMENTS
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AU XIX. SIÈCLE
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Chaque case reçoit un habitat provisOiredestiné' i être remplacé par une maison en dur.
A. Emplacement des tentes et des gourbis
Ce plan, II
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48
LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
nisé en fonction de la maison du caïd, responsable de la sécurité. Sa maison sera vaste et luxueuse, celle de ses subordonnés sera plus modeste, enfin les gourbis seront réservés pour les khammes et les bestiaux. Cette tentative d'embrigadement fut un échec. On peut en trouver la cause dans l'organisation trop militaire que nous venons de décrire ou encore dans les défauts flagrants de la construction. C'est ainsi que le médecin attaché au Bureau arabe de Ténès note que les gens vivant dans les maisons sont dans des conditions déplorables parce que leur logis humide et mal aéré provoque de nombreuses maladies. Ceux qui demeurent sous la tente vivent dans de meilleures conditions, car ils peuvent planter leur tente sur des hauteurs bien ventilées et abandonner les lieux souillés de détritus. Mais la vraie explication de cet échec est ailleurs. Les Algériens ne peuvent s'attacher à ces villages dont la construction s'accompagne souvent d'une spoliation de leurs biens et toujours d'une atteinte à leur liberté. Au fil des ans, les maisons furent abandonnées et tombèrent rapidement en ruine. De nombreux propriétaires, ruinés par une dépense qui leur avait été imposée et qui était au-dessus de leurs moyens, durent aller se placer comme bergers ou comme garçons de charrue chez des voisins plus heureux. Si nous recherchons les divers motifs qui ont pu suggérer l'idée de ces villages, nous écartons absolument t.out motif philanthropique. Bugeaud ne s'y trompait pas, lui qui écrivait en 1847 : «On a pensé quelquefois au peuple arabe, mais pour lui dire" qu'on nous passe l'expression triviale: ôte-toi de là que je m'y mette» (6). Beaucoup plus sérieux est le motif de sécurité. C'est par mesure de sécurité qu'un grand rassemblement de tentes s'effectue au moment de la lutte contre Bou Maza, en 1845-1846. Mais les tentes se dispersèrent sitôt le calme revenu. «Opération militaire, écrit M. Tartary, qui n'avait duré que le temps des troubles, et qui ne servit en rien la possibilité de créer de nouveaux villages» (7). Ce n'est guère qu'à partir de 1846-1847 que l'on se mit à construire de nombreux villages, à une époque où s'achevait l'histoire-batailles et où cOlnmençait la colonisation. Même (6) De la colonisation de l'Algérie, p. 73, cité par R. Germain, La politique indigène de Bugeaud. (7) Op. cit., p. 216.
LES REGROUPEMENTS
AU XIX8 SIÈCLE
49
après cette date cependant, les questions de sécurité tenaient encore une grande place. Ce n'est pas pour rien que les dix maisons du village de Sbeah avaient des meurtrières à la place des fenêtres et qu'un grand nombre de villages étaient entourés de murailles et de tourelles. Mais la sécurité fut dans bien des cas un excellent prétexte pour parquer les gens. La concentration des populations facilitait l'accaparement des biens, mais aussi l'asservissement des esprits. Il s'agissait, ainsi que l'exprime le capitaine Richard, de «mettre ce peuple sous nos pieds pour qu'il sente bien notre poids ». Le village de tentes était un procédé concentrationnaire expéditif et peu coûteux, qui allait permettre de désagréger la tribu, âme de la résistance. Si nous avons encore quelques illusions sur les «travaux» des Bureaux arabes, le même Richard les dissipera par ces lignes édifiantes: «Nous croyons fermement que l'idée de ces villes de tentes où nous emprisonnerions (ce n'est pas par hasard que Richard emploie deux fois ce mot à quelques lignes d'intervalle) la population arabe, porte en elle la paix du pays. L'essentiel est, en effet, de nous la rendre saisissable. Quand nous la tiendrons, nous pourrons alors faire bien des choses qui nous sont impossibles aujourd'hui et qui nous permettront peut-être de nous emparer de son esprit après nous être emparés de son corps» (8). Ces villages, dont la construction fut souvent décidée de façon empirique, contenaient en gernle les cantonnements. On peut dire que l'on a pratiqué le cantonnement bien avant que ce mot ne soit employé.
II. -
LES CANTONNEMENTS
La pratique du cantonnement triomphe entre 1855 et 1862, mais on la trouve formulée dès le 10 avril 1847, dans une circulaire de Bugeaud: «Je crois vous avoir dit plusieurs fois que ma doctrine politique vis-à-vis des Arabes était non pas de les refouler, mais de les mêler à notre civilisation, non pas de les déposséder, mais de les resserrer sur le territoire qu'ils possèdent et dont ils jouissent depuis longtemps, lorsque ce terrÎ(8) Etude sur l'insurrection
du Dahra (1845-1846),pp. 180-192.
50
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toire est disproportionné à la population de la tribu.» Sans prononcer le mot, Bugeaud définissait ces réserves qu'étaient les cantonnements, appelés ainsi par analogie avec l'opération forestière de ce nom. La thèse couramment admise de l'hostilité des Bureaux arabes aux cantonnements contient une grande part d'erreur. La plupart des officiers lui furent, en effet, favorables comme ils le furent à l'égard de la colonisation, du moins jusqu'en 1860, date à laquelle se produisit un revirement. Le capitaine Lapasset expose clairement ses idées: «Il y a place pour tous sous le soleil d'Afrique. Les indigènes ont trop de terres, ils se resserreront; ils occuperont les cases noires de l'échiquier, tandis que les Européens occuperont les blanches; les deux colonisations s'avanceront de front, vers l'intérieur du pays. Nul doute, dans un siècle, ou l'élément indigène se sera transformé, et le but de la France sera atteint; ou, s'il est resté réfractaire, les transactions aidant, la case blanche aura absorbé la noire. Dans ce cas, aux yeux des nations, comme devant notre conscience, nous aurons agi avec équité, et nous pourrons dire: si l'élément indigène a disparu, c'est qu'il avait à disparaître» (9). Un siècle plus tard, les «cases blanches» auront «absorbé» plus de 3 000 000 d'hectares de «cases noires », et des meilleures. Dans plusieurs rapports d'officiers des Bureaux arabes, il est écrit que les indigènes ne doivent conserver que les terres strictement nécessaires à leurs besoins, puisqu'ils sont démunis de titres «réguliers» (!) de propriété. Les actes seront en conformité avec les écrits et, dans de nombreux cas, on expulsera brutalement les populations que l'on entassera dans des cantonnements sommaires. Comment comprendre alors le revirement qui se produisit dès 1860 ? La plupart des officiers des Bureaux arabes se déclaraient hostiles à la politique de cantonnement qu'ils avaient pourtant prônée. Chez beaucoup, ce changement d'attitude s'explique par un réflexe de défense: la colonisation, favorisée par les cantonnements, préparait le régime civil qui allait chasser le régime militaire et ses agents, les Bureaux arabes. Devant l'arrogance et l'esprit d'indépendance des colons, ils comprirent qu'ils travaillaient à leur perte. L'opinion du rapporteur du comité consultatif de l'Algérie est significatif d'un nouvel (9) Cité par Yacono, op. cit., p. 163.
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AU XIX8 SIÈCLE
51
état d'esprit: «L'Arabe n'est plus à craindre parce qu'il devient saisissable en sa personne, sa famille et son bien. Il est donc superflu de recourir contre lui à des moyens de surveillance et de police exceptionnels», c'est-à-dire aux Bureaux arabes! Mais pour quelques officiers ce retournement s'explique par des raisons à la fois plus complexes et plus généreuses. Après avoir défendu par écrit les cantonnements, certains changèrent d'avis lorsqu'ils découvrirent dans quelles conditions ceux-ci étaient réalisés. Ce fut le cas de Lapasset, qui écrit au sujet de la tribu des Ouled-Kosseir: «On a parqué ces malheureux dans de «prétendus» villages de cent maisons chacun. Les habitations construites par nos soldats, à la façon des gourbis du camp, tombent déjà en ruine; la maladie y a domicile. Pour rapporter le bois, le diss, les pierres nécessaires à ces constructions, toutes les tribus ont été mises en réquisition et on les a abîmées de corvées. «Quant au partage des terres, Babeuf n'aurait pas fait pire. On a d'abord pris pour les colons tous les terrains fertiles, sans exception, on a associé le serviteur au maître, le khammès au fellah. A un individu qui labourait beaucoup, mais qui ne savait pas se remuer, on a donné peu de terres, à un intrigant qui n'avait pas de moyens de culture, mais qui avait de l'entregent, on a donné des espaces qu'il ne pouvait mettre en valeur. Bouleversement moral, révolution sociale et agricole, résument faiblement ce chaos anarchique» (10). Cette critique ne fut pas la seule et l'instigateur du village des Ouled-Kosseir reconnaît lui-même que les plans d'ensemble sont mal étudiés et qu'il serait désirable qu'à l'avenir les personnes chargées des plans le fissent avec plus de soin et même de raison. Il déplore que des villages soient établis sur des croupes où il n'est pas possible de construire des gourbis ni de placer une tente. Etant donné que les lots sont trop petits, les chefs de famille ne pourront s'y établir avec le bétail et la volaille. Ainsi, pour des raisons fort diverses, les officiers des Bureaux arabes s'opposèrent de plus en plus aux opérations de cantonnement. Ils crurent triompher avec le sénatus-consulte de 1863, qui préconisa la délimitation définitive des terres de tribu, afin d'arrêter le cantonne(10) Yacono, op. cit., pp. 189-190.
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ment; mais les colons recevaient le droit d'acheter sur le territoire des tribus. Les colons s'étaient déjà introduits à l'intérieur des cantonnements pour acheter les petites parts qui avaient été attribuées aux Algériens. Mais le sénatus-consulte leur permettait de pénétrer désormais jusqu'au cœur des tribus, aussi a-t-on pu dire que c'était là la machine de guerre la plus efficace. Pierre Bourdieu écrira fort justement: «Véritable vivisection sociale que l'on ne saurait confondre avec la simple contagion culturelle, cette politique agraire, qui tendait à transformer les terres indivises en biens individuels, a facilité la concentration 'des meilleures terres aux mains des ,Européens, par le jeu des licitations et des ventes inconsidérées, en même temps que la désintégration des unités sociales traditionnelles, privées de leur fondement économique, la désagrégation de la famille du fait des ruptures d'indivision, enfin l'apparition d'un prolétariat rural, poussière d'individus dépossédés et misérables, réserve de main-d'œuvre à bon marché» (11). Cette désintégration calculée avait été aggravée par la loi Warnier de 1873 qui «francisait» toutes les terres. Les terres collectives furent divisées en parcelles et réparties entre les membres de la collectivité. La création de ces petites parcelles va provoquer la vente massive des terres, car les nouveaux propriétaires sont peu au fait des prix et très sensibles à la tentation monétaire. De plus, la division du territoire tribal est obligatoire à la demande d'un copropriétaire ou d'un créancier. Dès lors tout sera permis à la colonisation et Chanzy, ancien officier des Bureaux arabes, pourra prescrire, dans sa circulaire du 27 mai 1874, de -procéder vis-à-vis des Algériens par voie d'expropriation et non plus de gré à gré. Il pressentait la puissance destructive de la loi Warnier ce paysan des Ouled Rebaich, de l'Aurès, qui s'écria: «Les Français nous ont battus dans la plaine de Sbikha, ils nous ont tué nos jeunes hommes; ils nous ont imposé des contributions de guerre. Tout cela n'était rien; on guérit de ses blessures. Mais la constitution de la propriété individuelle et l'autorisation donnée à chacun de vendre les terres qui lui seront échues en partage, c'est l'arrêt de mort de la tribu, et vingt ans après l'exécution
(11) Sociologie de l'Algérie, p. 107.
LES REGROUPEMENTS
de ces Inesures ter»
les Ouled
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Rebaïch
auront
cessé
d'exis-
(12).
Perturbé jusqu'au plus intime de lui-mên1e par les regroupements et les lois foncières du XIX8 siècle, le peuple algérien allait l'être plus violemment encore par l'intrusion brutale des centres de regroupelnent de la guerre de révolution.
(12) Pouyanne, La propriété foncière en Algérie, pp. 923-924,cité par Mostefa Lacheraf, in Esprit, mars 1955.
CHAPITRE
III
LES CENTRES DE REGROUPEMENT EN ALGÉRIE DE 1954 A 1959
Au cours de la guerre d'Algérie, on doit distinguer trois périodes dans l'application de la politique de regroupement. Dans un premier temps, qui va de 1955 à 1959, on peut dire que chacun a regroupé sans idée directrice précise provenant d'autorités supérieures. La seconde période (1959-1961) correspond à la naissance et au développement d'une politique officielle des regroupements. Enfin, à partir de mai 1961, est amorcée la politique de « dé groupement ». Avant de brosser le tableau de la situation en novembre 1954, il nous faut préciser les termes que nous utiliserons pour parler des déplacements de la population.
I. -
TERMINOLOGIE
Trois termes ont été employés pour décrire la situation des populations déplacées: le regroupement, le «recasement» .et le «resserrement». Le recase ment désigne le type le plus élémentaire de déplacement: les habitants, chassés ou pris de peur, vont vivre dans les agglomérations voisines, soit en cohabitant à l'intérieur d'une maison existante, soit en construisant une nouvelle maison. Le regroupement se définit cornIne un déplacement effectué en masse, aboutissant à la création d'un nouveau centre, situé la plupart du temps à proximité de la zone évacuée. Quant
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CENTRES
DE REGROUPEMENT
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au resserrement, il consiste à concentrer les habitations en rétrécissant le territoire que sur la périphérie. Il importe de comprendre que le resserrement ne désigne pas une nouvelle forme d'habitation: les resserrés sont eux aussi regroupés ou recasés, mais ils le sont à l'intérieur du même finage. En réalité, toutes les confusions possibles ont été pratiquées entre ces trois termes. Le resserrement était un terme plus subtil que les militaires n'ont généralement pas compris et qu'ils confondent souvent avec le recaseInent, alors qu'il peut aussi bien désigner une sorte de regroupement. C'est une notion géographique visant avant tout le territoire sur lequel vivent les regroupés et les recasés. Si la distinction entre le regroupement et le resserrement n'est pas fondamentale, il faut par contre absolument distinguer le regroupement du recasement; plus exactement, il importe que l'on sache de quel type de recasement il s'agit. Car nous ne pouvons considérer comme regroupés que les gens recasés collectivement aux abords des villages, que ce soit dans des maisons uniformes construites en damier (c'est le cas le plus fréquent), dans des bidonvilles ruraux ou bien à l'intérieur de vastes bâtisses réquisitionnées, telles que granges et étables. Nous refusons de qualifier de centres de regroupement les recasements individuels effectués à l'intérieur des villages, dans des maisons préexistantes: ces recasés, dispersés, relogés par leur famille, ne sont pas dans la situation du regroupé. Cette imprécision des termes nous explique en partie l'imprécision des chiffres concernant les regroupés. En de nombreux endroits, sous prétexte qu'ils ne sont pas nés «ex nihilo» en pleine nature, on ne compte pas la multitude des centres de regroupement construits aux abords des villages. Ailleurs, en Grande Kabylie par exemple, les recasements individuels les plus anodins sont considérés comme des regroupements. Une autre terminologie concerne non plus le mode d'exécution des regroupements, mais leur avenir: ils peuvent être provisoires ou définitifs. Dans une instruction du 17 septembre 1957, M. Papon, alors préfet de Constantine, définit sommairement le regroupement provisoire comme un camp de réfugiés, auxquels il faut assurer la sécurité et la nourriture. Les regroupements permanents se distinguent essentiellement des précédents par le choix
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LA CRÉATION
DES
REGROUPEMENTS
de leur enlplacement: «Non seulement la subsistance et la sécurité des populations doivent être assurées mais aussi la possibilité pour les habitants de vivre de leur travail, dans un cadre économiquement et politiquement viable. » Mais ce n'est guère qu'à partir de 1959 que l'on utilise couramment cette terminologie. Dans un rapport du 13 août 1960 de l'I.G.R.P. (Inspection générale des Regroupements), on lit que «la distinction qui compte et conditionne la politique ne vise pas la situation mais l'avenir du groupement: c'est la distinction du provisoire et du définitif ». Les regroupements provisoires sont reconnus non viables, ni économiquement ni socialement: ils sont des «foyers d'appauvrissement, d'amertume, voire de ressentiment à l'égard de l'autorité française ». Les regroupements définitifs sont «ceux dont l'assise économique est saine et qui sont dotés des avantages de la vie moderne tout en respectant les traditions ethniques si vivaces en pays musulman». On distingue enfin les regroupements spontanés et les regroupements forcés. Quelle que soit la terminologie employée, on n'a pas le droit de parler de regroupement volontaire; tous les regroupements se sont faits sous la contrainte, que ce soit celle de la troupe ou celle des événements. Le terme de spontané prête d'ailleurs à confusion, aussi lui préférons-nous celui de concerté. II arrive, en effet, que les habitants soient lassés d'être suspectés, torturés, contraints par l'armée de reconstruire le jour ce que le F.L.N. leur ordonne de démolir la nuit, ils décident alors de rejoindre le poste militaire. Sur la frontière marocaine, la population de nombreux villages s'éloigna d'elle-même du barrage. Mais ces regroupements concertés furent des cas assez rares. Pour de multiples raisons, il ne sera jamais possible d'en donner un chiffre exact. M. Tartary affirme que le quart des regroupements furent «volontaires». On aimerait savoir comment il a calculé une pareille disproportion. En lisant M. de Planhol, on a vraiment l'impression que les regroupements font partie des phénomènes spontanés: «Ils ont résulté généralement de décisions concertées des populations qui se réfugient tout à coup, un beau matin, auprès du poste militaire le plus proche» (1). A l'exception d'un seul, (1) Les Nouveaux villages de l'Atlas blidéen, du Chenoua et de la Mitidja occidentale, p. 2. La pagination correspond à l'exemplaire que M. Xavier de Planhol a fait dactylographier, alors qu'il était officier à l'état-major de Blida.
LES CENTRES
DE REGROUPEMENT
(1954-1959)
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tous les officiers que nous avons interrogés à ce sujet nous ont affirmé loyalement qu'ils n'avaient jamais vu de gens demandant à être regroupés, mais que, par contre, ils avaient souvent reçu des délégations de regroupés désirant quitter le centre (2).
II.
-
LA SITUATION
EN 1954
Sitôt que l'insurrection a éclaté le 1er novembre 1954, on a parlé de jacquerie, sans comprendre ou feignant de ne pas comprendre qu'il s'agissait de la révolution de l'Indépendance. II est vrai que la masse rurale a été le moteur de cette révolution: c'est elle qui a fourni les combattants et ravitaillé les bandes armées. Sans vouloir faire de la révolution algérienne une simple jacquerie, il faut reconnaître que son éclosion et son développement ont été grandement facilités par la misère extrême du fellah. «Que la guerre n'ait été qu'une jacquerie née de la déception et de la misère, qu'elle ait constitué, au contraire, la manifestation brutale d'un attachement fondamental aux idées d'indépendance locale ou celle, plus générale, d'un jeune nationalisme brusquement conscient, que d'autres causes diverses soient aussi intervenues, il apparaît nettement que la guerre d'Algérie s'est déroulée principalement dans les zones rurales les plus déshéritées, celles où la colonisation des plaines a lentement refoulé ou simplement contenu des populations dont le taux d'accroissement démographique est un des plus élevés du monde» (3). Dans les plaines riches, on découvre les belles réalisations des colons: elles n'enrichissent que quelques individus et ne font travailler que quelques dizaines de milliers de personnes. Autour de ces terres fertiles se pressent des millions d' « indigènes» (4), qui vivent à l'état primitif. (2) A noter que l'équivoque du langage a été une arme constante de la propagande officielle durant la guerre d'Algérie; en voici un exemple extrait du rapport que des enquêteurs français ont remis à M. Delouvrier en 1959: «N'est pas volontaire le regroupement qui a été opéré très rapidement par une unité opérationnelle à l'occasion d'un bouclage ou pour permettre le nettoyage complet d'une zone. Est volontaire, au contraire, le regroupement décidé en l'absence d'opérations de grande ampleur par l'unité responsable du territoire en cause ». (3) M. Lesne, Annales de Géographie, nov.-déc. 1962,p. 570. (4) « Les musulmans
~ont souvent appelés
« indigènes»,
mais ce
mot m'agace, car personne en France ne m'appelle « indigène », bien
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
Les terres trop pauvres, cultivées selon des' méthodes archaïques, ne leur donnent pas de quoi satisfaire leur faim. Auparavant, les famines, les guerres de tribu, le typhus ou le paludisme éliminaient le surplus de bouches à nourrir. En introduisant la sécurité, les progrès de l'hygiène et de la médecine, la colonisation a rompu l'équilibre antérieur entre les ressources et les besoins. « En même temps que la population augmentait, ses troupeaux et ses cultures s'accroissaient en proportion et atteignaient, puis dépassaient ce qu'on pourrait appeler la cote d'alarme, à partir de laquelle il y a usure irréparable des sols, destruction définitive des sources et des forêts. Donc, pendant que la population se multiplie selon une progression géométrique, non seulement ses ressources n'augmentent pas selon une progression seulement arithmétique (comme le disait Malthus), mais elles cessent de s'accroître et même elles diminuent. (5). On a pu écrire que si l'Algérie était restée indépendante, sa population aurait simplement doublé, alors qu'elle a plus que quadruplé avec nous. En 1954, 55 % de la population ont moins de vingt ans. En dépit du «tout-ceque-la-France-a-fait-en-Algérie », il faut dire qu'à peu près rien n'a été fait pour cette masse algérienne. Les illettrés atteignent la proportion de 95 % des hommes et 98 1% des femmes. Un garçon musulman sur six va en classe et une fille musulmane sur seize. En réalité, la plupart des enfants scolarisés habitent la ville. II n'y a souvent aucun enfant scolarisé dans tel douar, un sur quarante ou un sur soixante dans tel autre. Car, outre l'opposition « colon-indigène », il y a aussi celle, tout aussi dramatique, de la ville et du bled. A côté des rares privilégiés vivent des millions de ruraux dont le revenu est de 19 200 anciens francs par an et par individu. Les militaires furent toujours surpris de ce contraste entre deux mondes que l'on rencontrait à quelques kilomètres d'Alger
-
malheureusement,
c'était trop souvent pour eux une
que je sois, dans mon pays, aussi « indigène» qu'on j)uisse l'être, et
attachée à tout ce qu'il y a de plus suranné, voire absurde dans les vieilleries de notre hérita~e. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les « indigènes» m'ont touJours inspiré un sentiment si fraternel, et la raison aussi pour laquelle leurs vieilleries m'ont toujours semblé respectables et émouvantes... Il n'en est pas moins vrai que ce terme. en Algérie, prétend être injurieux» (Germaine Tillion, L'Afrique bascule vers l'avenir, p. 31). (5) Germaine Tillion, op. cit., p. 46.
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occasion de plus pour maudire l'atavisme musulman. L'un d'eux note péjorativement, quoique avec exactitude: «Les opérations militaires allant dénicher les rebelles jusqu'aux lointains gourbis du djebel ont fait connaître le degré de misère, le genre de vie' précaire des populations isolées. En quelques minutes d'hélicoptère, on passe de l'époque néolithique, avec la femelle humaine claustrée dans le fond d'une hutte enfumée, nourrissant sa famille d'un peu de blé ou d'orge écrasée, de quelques fruits et racines, au stade du XXI8siècle, avec la T.V., les Caravelles, le luxe de la grande ville où les jolies femmes musardent devant le scintillement des vitrines où s'entasse tout ce que l'Univers produit de beau et de bon (6). » Quant aux bienfaits de l'administration française, mieux vaut ne pas trop en parler. Dans son rapport adressé le 22 juillet 1955 à M. Soustelle, le général Parlange écrit au sujet de la région des Aurès-Nementchas : «Le contrôle des douars n'est assuré nominalement que par des caïds qui ont souvent dû acheter leur burnous rouge au mètre à des prix tarifiés. Etrangers au pays, ne cherchant qu'à s'enrichir sur le dos de leurs administrés, ils n'habitent souvent pas leur douar et le laissent entre les mains d'un garde champêtre. «L'administrateur ou son adjoint ne vient d'ailleurs dans ces douars les plus reculés que deux ou trois fois l'an, pour la perception des impôts ou la conscription, opérations administratives toujours fort désagréables pour les intéressés. «Faute d'effectifs, les postes qui tiennent les points clés du massif aurésien ne sont plus pourvus (7). » Il n'y a pas de réserve en Algérie, mais c'est tout comme. Ou plutôt c'est pire. Car le fellah, affamé et (6) Commandant J. Florentin, de l'I.G.R.P., Rapport sur les groupements de population en Algérie, du Il décembre 1960. (7) A ce sujet, il est nécessaire que nous donnions quelques précisions qui permettront une meilleure compréhension tout en faisant apparaltre la sous-administration du pays. Avant le 7 août 1955, l'Algérie était constituée par trois départements: Alger, Oran, Constantine, et quatre Territoires du Sud. Les Aurès-Nementchas n'étaient donc qu'un arrondissement du département de Constantine. Le décret du 7 août 1955 crée le département de Bône prélevé sur celui de Constantine. Le décret du 28Juin 1956 divise l'Algérie en douze départements: Oran, Mostaganem, Tiaret, Tlemcen, Alger, Médéa, Orléansville, Tizi-Ouzou, Constantine, Bône, Sétif, Batna (Aurès-Nementchas), Par le décret du 7 août 1957, le Sahara est divisé en deux départements: les Oasis et la Saoura. Le département de Saïda est créé le 7 novembre 1959.
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LA CRÉATION
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exploité, quitte son village et part vers la ville ou vers la France. Dès lors, il découvre l'aisance, plus simplelnent le bien-être de manger tous les jours à sa faim. Néanmoins, pour devenir un révolutionnaire, il ne suffisait pas qu'il puisse comparer le luxe de la ville et la misère des siens. Il lui fallait savoir qu'il n'était qu'un «bicot », un «raton », un «tronc de figuier », un indigène vaincu, condamné à vivre comme un sous-homme. L'Algérien était devenu un «étranger dans son propre pays» (8). Lui qui endurait la faim du corps et regardait mourir ses enfants sans rien dire, ne put supporter cette faim de l'âme qu'est la faim de dignité. Les humiliations et le mépris des Européens ont fait de l'Algérien un révolutionnaire épris de justice. Ce n'est pas par hasard que l'insurrection est apparue et s'est développée dans les régions où les travailleurs émigrés étaient les plus nombreux. La révolution est née dans l'Aurès, à Arris exactement. Pendant plusieurs mois, elle allait rester une affaire presque exclusivement constantinoise.
III.
-
LES CENTRES
DE REGROUPEMENT
(1955-1959)
Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 éclate la Révolution. La réaction du gouvernement est vigoureuse. Des renforts sont envoyés de France, notamment des parachutistes rapatriés d'Indochine et des Compagnies républicaines de Sécurité. Par représailles, des villages sont détruits par l'armée dès le mois de novembre. Le problème du recasement des habitants ne se pose guère, car ceux-ci n'échappent généralement pas au massacre. Une vaste opération de ratissage est lancée le 26 novembre sous la direction du général Gilles, avec l'appui de l'artillerie et de l'aviation en présence de M. François Mitterand, ministre de l'Intérieur. Très vite, on se met à parler de zones d'insécurité. En 1954, cette appellation concerne plus la troupe que les habitants: dans ces zones, les déplacements doivent se faire obligatoirement sous la protection des convois. Comme il est impossible de faire jouer l'effet de surprise parmi (8) Cf. l'émouvant discours prononcé par Jean Amrouche, à la salle Wagram, le 27 janvier 1956, à l'occasion du meeting organisé par le Comité des Intellectuels contre la poursuite de la guerre en Algérie. Ce discours est rapporté par la revue Economie et Humanisme de mars-avril 1956, pp. 124-131.
LES CENTRES
DE REGROUPEMENT
(1954-1959)
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ces paysans-rebelles, le Commandement envisage, à la fin de l'année 1954, un quadrillage systématique du terrain afin d'isoler les rebelles. En raison de l'extrême morcellement de l'habitat, cette solution paraît vite utopique. Un grand nombre de postes militaires sont mis en place, mais ils ne peuvent indéfiniment augmenter: il est impossible d'en placer un dans chaque mechta isolée. Aussi les zones d'insécurité se transforment-elles en zones interdites. La population avait quelques jours et parfois quelques heures pour évacuer ces zones et rejoindre un périmètre délimité. En certains cas, par nécessité opérationnelle, on n'avertissait pas les gens: ils voyaient arriver à eux les camions militaires qui encerclaient le village et se chargeaient de les transporter vers le poste le plus proche. Tout ce qui pouvait se trouver dans la zone après un certain délai était déclaré rebelle et pouvait être soumis au feu de l'infanterie et de l'aviation. De loin, on suivait l'avance de la zone interdite grâce aux colonnes de fumée des mechtas incendiées. On vit descendre des montagnes des colonnes de pauvres gens poussant devant eux leurs bourricots et le peu de bétail qu'ils avaient pu sauver du massacre. Rien n'avait été prévu pour les accueillir. Ils s'entassèrent dans les gourbis de piedmont, sur le pourtour du massif interdit, espérant ainsi contacter les maquisards et envoyer paître leurs bêtes dans la zone interdite. Il était fréquent de compter une douzaine de personnes par pièce de 10 mètres carrés. Des spéculateurs en profitaient pour louer 5 000 anciens francs une pièce de gourbi. La plupart durent vendre leurs maigres troupeaux afin de subsister et comme ils ne pouvaient plus cultiver leurs champs, ils furent réduits à un état de misère totale. Entre 1955 et 1957, les zones interdites vont s'étendre à toute l'Algérie: après l'Aurès, elles gagneront le NordConstantinois, l'Edough, les Kabylies, le Dahra, l'Atlas saharien. Mais quelle était leur efficacité? L'infirmier maquisard de l'état-major de Chibani Bachir écrivait déjà au mois de juillet 1955: «L'armée de la Libération se moque que l'administration évacue des habitants des zones d'insécurité, que ces gens soient déportés ou mênle enfermés, peu lui importe. Au contraire, cela est un bien pour les fellagha qui jugent qu'ainsi l'administration mécontente et rend malheureux tout le monde, même ses amis. Cela donne du poids à la propagande. D'autre part, ces
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
zones servent aux rebelles de lieu de séjour en toute sécurité, car les troupes françaises n'y viennent pas souvent; l'artillerie ne les bombarde pas, ni l'aviation (cependant, cette dernière a parfois tiré quelques rafales de mitrailleuse, jeté des grenades et des bombes qui n'ont pas fait de victimes). Une fois, à Oued Gharghar, dix-sept chameaux appartenant à des Sahariens, sans relation aucune avec les rebelles, ont été ainsi tués 'par l'aviation. On a bien ri. Le système des zones d'insécurité permet de se loger dans les maisons vides, de se nourrir avec ce qui se trouve abandonné, d'irriguer les jardins à l'occasion, de tenir des réunions, de se baigner et de laver les vêtements; en bref, de jouir en toute liberté de terres où nous sommes les seuls maîtres et où on ne risque pas d'être dénoncé à l'administration» (9). Il faut ajouter que les maquisards pouvaient descendre le soir dans les mechtas du piedmont, d'où ils remontaient au matin. Par crainte de représailles de l'armée française, certains n'osaient pas ouvrir aux rebelles, qui faisaient payer cher ces hésitations. Les mechtas où l'appui aux révolutionnaires avait été reconnu étaient détruites. Les maquisards s'installaient alors dans d'autres, qui étaient détruites à leur tour. L'une après l'autre, les habitations étaient transformées en pans de mur calcinés. Les habitants, pris entre ces deux feux (au sens propre comme au sens figuré), partaient sursaturer les agglomérations voisines. La course aux fellaghas continuait, sans fin, jusqu'au jour où le commandement comprit que, dans la guerre révolutionnaire, il ne s'agissait pas tant de reconquérir le terrain que la population. A partir de 1957, «bien des commandants de sousquartier, de quartier et d,e secteur estimèrent alors qu'il n'y avait qu'une solution pour faire cesser cet état de fait: appliquer la méthode Mao-Tse-Toung: «le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l'eau; retirez l'eau et le poisson crève ». En d'autres termes, il fallait regrouper pour contrôler la population des mechtas éparses et le fellagha devait alors errer le ventre creux et l'âme vide; il finirait par mettre bas les armes» (10). Comme on le voit, le regroupement n'avait qu'un objectif militaire. Le premier but est d'affamer le fellagha et de le priver de tout lien avec les siens. De l'aveu même des (9) Cité par Claude Paillat, Le dossier secret de l'Algérie, t. II, p. 172173. (10) Rapport du commandant Florentin, du Il décembre 1960.
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DE REGROUPEMENT
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autorités françaises, les regroupelnents sont avant tout une Inachine de guerre qui perInet de couper l'A.L.N. de ses assises populaires et de ses soutiens logistiques indispensables (ravitaillement, recrutement, soins, guides et renseignements). Par contrecoup, cette masse de regroupés allait servir de pâte à modeler aux officiers d'action psychologique qui rêvaient de «mise en condition» depuis qu'ils s'étaient fait laver le cerveau par les Chinois. Les regroupements sont la conséquence, plus exactement le complément des zones interdites. Ce n'est que plus tard qu'on leur trouvera toutes sortes de justifications, alors que l'objectif militaire sera toujours primordial. L'historique des regroupements doit se faire en liaison avec la politique des zones interdites et non pas seulement en se référant aux tardifs textes et directives qui exposèrent une politique du regroupement. La prétendue doctrine a été précédée partout de la pratique et les véritables inventeurs n'ont pas été les théoriciens de la Délégation générale. Au fait, quels furent ces inventeurs? La plupart du temps, on a écrit que les premiers regroupements furent créés en 1957 ou 1958. Ce fut au cours de ces années qu'ils s'étendirent à toute l'Algérie, mais ils existaient déjà bien avant. Une fois de plus, c'est dans l'Aurès qu'on trouve l'origine de ce fait. Grâce aux documents et témoignages recueillis, nous sommes en mesure d'affirmer que les premiers centres de regroupement datent de 1955 et que leur créateur est le général Parlange. Le 7 mai 1955, le général Parlange est nommé commandant civil et militaire des Aurès-Nementchas, foyer de la rébellion. «Parlange est un «vieux Marocain» rodé à la guerre comme à la paix, doté d'un grand courage et connu pour son franc-parler. Il parle plusieurs dialectes indigènes et jouit, chez ses pairs, d'un prestige indiscuté : une rareté» (11). Sur le papier, il dispose de pouvoirs exceptionnels dans les Aurès-Nementchas. On peut lire dans l'instruction ministérielle signée de M. Edgar Faure, du ministre de l'Intérieur, M. Bourgès-Maunoury et du général Kœnig: «Il est chargé, sous l'autorité et la responsabilité du Préfet de Constantine, de la direction de toutes les opérations et actions civiles et militaires en vue du rétablissement de l'ordre. L'autorité militaire sera (11) Claude Paillat, op. cit., tome II, p. 142.
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tenue de fournir à cet officier général, sur sa demande, les moyens nécessaires à l'accomplissement de sa mission. Dans ce cadre, il disposera des moyens de tous ordres civils et militaires installés ou stationnés sur le territoire de son commandement» (12). Lorsque le général arrive à Batna, on pratique depuis plusieurs mois la politique des zones interdites. Bien entendu les légionnaires et les parachutistes ne se soucient pas des gens qui s'agglutinent dans les périmètres fixés et qui meurent de faim et de froid. Officier des Affaires indigènes, Parlange a une conception de la guerre qui diffère sensiblement de celle des «Indochinois»; avec le faible effectif dont il dispose, il estime que la politique des zones interdites doit être poursuivie, à condition qu'on se soucie du sort des habitants expulsés (13). Ce n'est pas là pur souci philanthropique. Parlange ne continuait-il pas à appliquer la politique des zones interdites, à l'origine du déracinement des populations? Le général voulait retirer un bénéfice psychologique de la construction des centres de regroupement. En conclusion de son rapport du 22 juillet 1955 adressé à M. Soustelle, il empruntera cette citation à Stéphane Gsell: «La conquête matérielle doit s'accompagner de la conquête des âmes. Malheur aux maîtres de l'Afrique qui ne le compren-
dront pas! » On peut dire que ce furent tout à la fois son sou~i de l'homme et sa conviction de gagner la guerre par la conquête des âmes qui amenèrent le général Parlange à créer les centres de réfugiés que l'on appellera plus tard centres de regroupement. Il écrira le 28 juillet 1960 : «Les trois premiers regroupements de l'Aurès ont été faits en 1955 dans les trois centres de : M'Chounèche, (12) Claude Paillat, op. cit., tome II, pp. 149-150. (13) Dans cette intention, Parlange s'entoura d'officiers des Affaires indigènes, qui furent à lorigine des S.A.S., créées par un décret de M. Jacques Soustelle, en date du 26 septembre 1955. Ce texte précise: «Les officiers des Affaires algériennes sont destinés à assurer toutes missions d'encadrement et de renforcement des personnels des unités administratives et des collectivités locales. Ils pourront, à cet effet, se voir investis de fonctions identiques à celles normalement exercées par des administrations des services civils ». Ces officiers sont au nombre de 1400 qui :proviennent, par tiers, de l'armée de carrière, de la réserve et du contIngent. Ils disposent d'une petite équipe pour le travail administratif, d'un makhzen, d'un matériel auto-radio, d'un budget de fonctionnement. Ils sont installés dans un bordj au milieu des populations. Leur mission est double: militaire, par la recherche et l'exploitation du renseignement; civile, par le fait qu'ils sont les représentants locaux du sous-préfet.
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T'Kout, Bou Hamama, car les bandes rebelles exerçaient sur les habitants de ces montagnes difficiles et très boisées (forêts des Beni Melloul, des Beni Foughal, des Ouled Yacoub, etc.) une pression ou des exactions que la diminution de nos moyens ne nous permettait plus d'empêcher. » Le regroupement de M'Chounèche a dû être le premier de toute l'Algérie. Celui de T'Kout a rassemblé les gens du douar Kimel en décembre 1955. Le général demandait qu'on ne fît aucune zone interdite supplémentaire sans avoir prévu une base d'accueil pour les gens expulsés de chez eux. Mais la plupart de ses subordonnés ne s'embarrassaient pas de ces considérations humanitaires. Le général Parlange dut rentrer en conflit avec son adjoint militaire lui-même, le général Vanuxelll. «Dans la région de Menaa, si mes souvenirs sont exacts, Vanuxem décida, sans mon accord ni celui des autorités administratives, de faire évacuer leurs habitations à des centaines de gens et de les rassembler à proximité de la S.A.S., sans abris ni ressources. Nous devions improviser pour venir en aide à ces pauvres gens, pour les loger et les nourrir. Les moyens financiers nécessaires ne furent accordés qu'après de multiples démarches et au bout d'un temps assez long. «Mes observations à Vanuxem furent l'objet d'échange de lettres manquant souvent de cordialité, mais sans qu'il ne modifiât sa façon de faire, au point que je dus proposer d'être relevé de mon Commandement, sinon pour mettre un terme à son action, du moins pour la ralentir» ( 14) . Ainsi les premiers regroupelnents ne faisaient pas partie intégrante de la politique des zones interdites, ils n'étaient pas encore une de ses composantes, mais une conséquence. Les zones interdites, qui étaient une mesure prise contre les rebelles, affectaient toute la population. Aussi quelques officiers voulurent-ils remédier à cela en regroupant les habitants des villages détruits afin de leur venir en aide. Ces premiers regroupements qui répondaient à des soucis d'humanité plus ou moins intéressés ne furent jamais très nombreux (15). Cependant, au fil (14) Lettre du général Parlange à l'auteur, datée du 19 juin 1964. (15) Le journal clandestin de la Révolution, El Moudjahid, a Ion. guement et pertinemment expliqué cette mutation dans son numéro 62: « Au début, en effet, le « regroupement» se faisait officiellement pour des raisons humanitaires, et accessoirement opérationnelles.
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des mois, on s'aperçut qu'ils devaient être le complément indispensable d'une politique efficace des zones interdites. Dès lors qu'ils furent conçus comme une machine de guerre, les centres de regroupement se multiplièrent. En ce sens, s'il est faux de prétendre que les premiers centres furent créés en 1957, il est exact que cette année fut le point de départ d'une politique des regroupements. Il est symptomatique de remarquer que des officiers opposés à la création des premiers centres en devinrent par la suite les plus chauds partisans. De l'aveu même du général Parlange, les centres de regroupement n'avaient alors plus rien à voir avec la conception qu'il s'en faisait. «De jeunes officiers, peu préparés aux réalités économiques et sociales, gavés de formules de guerre subversive, voulant avoir «leur» regroupement, se livrèrent à des expériences dont les résultats furent lamentables (16). » On se contenta de parquer les gens dans les barbelés, autour de fortins de style néo-burgrave, sans leur fournir de ressources ni même les matériaux nécessaires à la reconstruction d'un gourbi. Devant ces abus, le général Salan, commandant en chef des Forces en Algérie, rappelait, dans sa circulaire du 1er octobre 1958, que c'est toujours au chef du département qu'il incombait de prendre la décision de créer un centre de regroupement: «Je vous demande cependant de toujours vous entourer de l'avis préalable des services techniques qui seront appelés, le cas échéant, à vous apporter leur concours pour la réalisation du centre de regroupement." Mais le général Salan précisait bien vite: «Bien entendu, cette consultation des services devra être très rapide pour ne pas retarder la réalisation des travaux.» Que l'ex-général se tranquillise: ses officiers n'ont guère perdu de temps à demander d'« avis préalable» ! A la fin de l'année 1958 commencèrent la construction des barrages frontaliers et plus particulièrement les grandes opérations, conduites selon un plan méthodique, dit «Plan Challe '>. Incontestablement, ces opérations permirent de Il s'agissait « de libérer les populations de la terreur des rebelles, de les protéger efficacement, de les administrer et d'améliorer leurs conditions de vie »... Mais depuis trois ans, les «scrupules» du début se sont envolés. Les buts d'apparence humanitaire sont escamotés, et les nécessités opérationnelles priment toute autre considération: l'accroissement incessant des regroupements le prouve d'ailleurs.» (16) Rapport du commandant Florentin, du Il décembre 1960.
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perturber l'organisation rebelle, mais elles touchèrent durement les populations. Sous prétexte que rebelles et paysans se confondaient très souvent, on baptisait facilement suspects tous les paysans et bergers que l'on rencontrait, ce qui mettait plus à l'aise pour Ie's torturer et les abattre. Le soir, dans le B.R.Q., on écrivait, au besoin, qu'ils étaient porteurs d'une grenade: personne ne venait vérifier! Des massifs entiers furent investis et passés au peigne fin. Une fois de plus, on vit apparaître des théories de réfugiés, dont on avait brûlé les maisons et qui n'avaient rien pu sauver, «car les opérations, écrit le commandant Florentin, devaient être déclenchées de telle sorte que la surprise jouât au maximum. On ne pouvait donc prévenir toute la population d'un massif comme l'Ouarsenis ou le Djurdjura en préparant à l'avance une évacuation des populations. » Rien n'avait été préparé pour accueillir ces gens. «Quand les réfugiés sont arrivés au regroupement d'Ain Lelou, en 1958, ils n'avaient rien. Ils étaient très fatigués par la marche forcée. Leur visage était sale. Les hommes n'avaient même pas eu le temps de prendre une gandoura propre. Ils couchèrent longtemps dehors car les habitations n'existaient pas encore» (employé de mairie de Boukhanous, dans l'Ouarsenis). La plupart du. temps, les Algériens n'étaient pas regroupés à plus de dix on vingt kilomètres de leurs anciennes habitations. Mais il arrivait que le regroupement fût éloigné de plus de trente kilomètres - les regroupés de Bouhamana (Aurès), par exemple, se trouvent à 80 kilomètres de leurs terres. Dans ce cas, les gens parlent encore avec émotion de ces marches forcées, qui les menaient à un emplacement où rien n'avait été prévu, sinon les barbelés. La misère des regroupés était si grande que de nombreux journaux purent parler à l'époque de génocide. Le 31 mars 1959, le délégué général du gouvernement en Algérie, M. Paul Delouvrier, décida de prendre personnellement en main le contrôle des opérations de regroupement et se réserva les décisions relatives aux regroupements à venir. De plus, en novembre 1959, est créée l'Inspeêtion générale des regroupements de population.
CHAPITRE
IV
UNE POLITIQUE OFFICIELLE DES REGROUPEMENTS (1959-1961 )
En 1959, on assiste à la naissance d'une politique officielle des regroupements que la Délégation générale tentera de substituer à la politique anarchique des commandants de secteur, de quartier et de sous-quartier.
I. -
LA POLITIQUE
DES MILLE VILLAGES
Après avoir précisé, dans sa circulaire du 31 mars 1959, qu'il n'autorisait que «les regroupements absolulnent nécessaires », le Délégué général décida, le 24 avril 1959, de créer des groupes de travail itinérants qui auraient pour mission de se rendre sur le terrain. Ces grotlpes devront étudier l'avenir, la viabilité et les besoins administratifs des centres, ainsi que la situation juridique des terrains d'implantation. Ils seront formés d'un officier S.A.S. et de deux techniciens des problèmes de développement rural. Les membres de chacun des groupes «devront être choisis en fonction de leur dynamisme, de leur compétence et de leur aptitude à dépasser leur spécialité d'origine avant tout autre critère ». Le 25 novembre 1959, M. Paul Delouvrier chargeait le général Parlange
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OFFICIELLE
DES REGROUPEMENTS
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de contrôler ses directives, notamment celles des 31 mars et 24 avril 1959. Conseiller technique au Cabinet de M. Delouvrier, le général Parlange est nommé Inspecteur général des centres de regroupement. Il remplira sa mission de contrôle en visitant les centres et en prenant contact avec les autorités civiles et militaires qui ont des responsabilités dans la création et la gestion de ces regroupements. Il aura aussi comme tâche de préparer des projets de réforme susceptibles d'améliorer le sort des populations regroupées. L'unité d'action tant souhaitée par le Délégué général permettait l'élaboration d'une nouvelle politique, qui allait se préciser au fil des circulaires. «L'expérience acquise en 1959 et l'évolution de la pacification, écrit Paul Delouvrier le 25 mai 1960, me conduisent aujourd'hui à vous donner de nouvelles directives en matière de regroupements de populations. Sur le plan de la doctrine, vous voudrez bien vous pénétrer de la notion suivante: «Hormis certains regroupements temporaires imposés par les besoins opérationnels et considérés par l'autorité militaire comme le moyen le plus efficace de lutter contre les rebelles, le regroupement n'est concevable que dans la perspective d'une étape vers le village, unité sociologique viable et symbole des progrès du bled. » Il précise qu'un village n'est pas une simple agglomération d'habitations et qu'il ne sert à rien de construire des maisons si les gens qui les occupent n'ont pas les ressources nécessaires à leur existence. «Le village doit se constituer en fonction des ressources disponibles dans un périmètre de mise en valeur. II prend racine dans l'économie locale. II témoigne d'un dynamisme et d'une volonté propre de durer. II ne peut être édifié qu'avec l'accord de la population regroupée.» Les regroupements provisoires doivent donc disparaître progressivement. La création de nouveaux centres repose sur le principe de l'unité d'action des autorités civiles et militaires et demeure subordonnée aux décisions de Commissions mixtes d'arrondissement et de département, éclairées par les enquêtes préalables des équipes itinérantes d'aménagement rural. La circulaire du 4 novembre 1960 réglemente définitivement la création des centres de regroupement. Le principe de l'unité d'action continue à s'exprimer dans les travaux des commissions mixtes, à chaque échelon de la hiérarchie; mais il importe que l'action de l'auto-
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rité responsable soit étayée de façon continue organe de liaison, d'études et d'impulsion: le d'aménagement rural, qui sera le moteur des itinérantes d'aménagement rural auxquelles le général attache toujours la même importance.
par un Bureau équipes Délégué
Ce changement de politique s'était accompagné d'un changement de termes. A la fin de l'année 1959, les regroupements définitifs, construits en dur et dotés d'un équipement collectif deviennent de «nouveaux villages». L'année suivante, M. Delouvrier lance l'expression des « mille villages », slogan qui ne limitait nullement à mille le nombre des nouveaux villages. Les militaires et les fonctionnaires sont tout à fait décontenancés par ce foisonnement de termes qu'ils qualifient de « logomachie stérile ». Le colonel Bezu, adjoint du général Parlange, constate avec surprise que «la Préfecture de Bône avait procédé à une sélection parmi les regroupements définitifs, de façon à ne classer qu'un certain nombre d'entre eux dans le programme des «mille villages »... Cette erreur a peutêtre été commise en interprétant mal l'expression «mille villages ~ et en supposant que ce nombre de mille constituait une limite à ne pas dépasser dans l'ensemble de l'Algérie, - un projet qui n'a jamais été réalisé, avait initialement envisagé d'affecter au programme des «mille villages» des crédits spéciaux provenant d'une taxe sur l'essence, alors qu'en fait l'expression «mille villages» n'est qu'un slogan n'interdisant nullement le dépassement du nombre qui y figure. » La confusion amena des erreurs en matière de statistiques et de gestion financière. Le 19 avril 1960, le Délégué général dut préciser que «tout centre qui a été jugé définitif en raison de son caractère incontestable de viabilité économique et sociologique lui assurant un avenir certain est un des «mille villages» qu'il convient de traiter comme tel. ~ Mais il est important de souligner que si cette politique correspondait aux convictions de M. Delouvrier et du général Parlange, elle était dictée avant tout par les circonstances. La politique officielle des regroupements allait être étroitement liée à celle plus générale de la France en Algérie. Lorsque le 3 octobre 1958, à Constantine, le général de Gaulle fixa les objectifs d'un plan quinquennal destiné à développer l'Algérie, on se mit à faire des rêves industriels. en oubliant quelque peu que des millions d'Algériens
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vivaient de la terre et ne pouvaient subsister autrement, du moins pour de longues années encore. Petit à petit, on prit conscience que le Plan serait privé de son sens s'il ne s'adressait d'abord aux populations les plus nombreuses et les plus déshéritées qui survivaient dans le bled. Après que le général de Gaulle, dans son discours du 16 septembre 1959, eût renouvelé en les précisant les promesses faItes à Constantine, la Délégation générale désirait faire des regroupements un catalyseur de la révolution rurale. Une circulaire de mars 1960 explique pourquoi le centre de regroupement s'inscrit dans le cadre du plan de Constantine. On y lit, entre autres, qu' «il peut être un frein à l'abandon des campagnes et permettre de résorber en partie le prolétariat qui s'est porté depuis 1954 vers les villes.» Mais la nouvelle politique avait aussi des motifs plus intéressés. L'autorité civile comprend que, dans une guerre révolutionnaire, la conquête des cœurs est préférable à la conquête par la force: il faut priver l'adversaire de la matière de sa propagande en transformant le contexte économique et social. En outre, dans son discours du 16 septembre 1959, le Président de la République avait proclamé le droit des Algériens à l'autodétermination. Dès lors, pour attirer les voix des regroupés, nombreux sont ceux qui prônent la démagogie et le paternalisme, qu'ils appellent une «politique humanitaire ». L'autodétermination servira aussi d'épouvantail à l'I.G.R.P. afin d'arracher l'adhésion des partisans de la manière forte à la politique des «mille villages». Par ailleurs, les regroupements ne doivent plus desservir la politique de la France en Algérie, mais, au contraire, contribuer à son prestige au même titre que le Plan de ConstantÏne. La note 146/I.G.R.P. précise que la campagne d'information sur les regroupements devra toucher la population algérienne, la métropole, l'étranger, l'O.N.U. (avant sa prochaine assemblée). «Il conviendra, chaque fois que la chose sera possible, de ne pas mener cette campagne isolément, mais de faire figurer les différentes actions entreprises au profit des regroupements dans les chapitres correspondants, - agriculture, organisation communale, habitat, écoles, service sanitaire, etc. de la campagne générale d'information sur l'essor de l'Algérie dans le cadre du Plan de Constantine. » On utilisera les moyens les plus variés dans cette puissante campagne d'informa-
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tion. Des articles dirigés seront distribués aux journaux les plus influents. De plus, «toute latitude et toutes facilités seraient données aux différents journalistes métropolitains et étrangers, appartenant à des journaux susceptibles de juger impartialement, pour faire en toute liberté une enquête sur les regroupements ». Mais le procédé le plus astucieux de cette nouvelle politique est l'édition de cartes postales et de cartes de vœux divisées en deux parties: celle de gauche, portant la mention « Jadis », représente des mechtas isolées, délabrées alors que celle de droite, portant la mention «Aujourd'hui» : « Programme des mille villages », comporte des photographies de regroupement avec la mairie, l'infirmerie et l'école. «Les cartes postales et les cartes de vœux devraient pouvoir être fournies gratuitenlent à tous les militaires du contingent qui les enverraient en franchise militaire à leurs familles et à leurs amis en métropole. Il serait intéressant que chacune des cartes postales comporte un numéro ouvrant droit à une loterie dont les gagnants bénéficieraient d'un voyage gratuit en Algérie.» Néanmoins, les stupides plaisanteries de la propagande ne doivent pas nous faire méconnaître les nombreuses réalisations de la politique des «mille villages». «Si l'on songe à l'improvisation, aux retards dans les attributions de crédits, aux à-coups dans les approvisionnements, à la multiplicité des problèmes (voirie, eau, égouts. électricité), à la diversité des attributions, on imagine aisément les efforts déployés pour arriver à assurer un minimum de soulagement. On a bâti, creusé des puits, tracé des rues, planté des arbres, défriché les communaux, ouvert les chantiers. L'école, la mairie, la fontaine, la route sont venues au-devant de populations ignorant souvent le monde extérieur» (1). Cette œuvre a été rendue possible grâce aux crédits exceptionnels qui furent affectés aux nouveaux villages: 80 % des crédits d'équipement local leur sont destinés. En 1960, les crédits d'équipement local s'élevaient à 219 000 000 N.F. se décomposant ainsi: 21 550 000 pour le petit équipement rural, 40 330 000 pour l'hydraulique, 50 000 000 pour la viabilité, 39 150 000 pour l'habitat rural, 18 000 000 pour l'équipement administratif et social. Enfin 50 000 000 sont à la disposition du Délégué général pour faire face aux dépenses (1) M. Lesne, op. cit., p. 586.
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imprévues ou aux efforts supplémentaires nécessaires (2). Notons aussi une importante aide bénévole venant de la Croix-Rouge, du Secours catholique et du CIMADE, mais ces actions de secours aux regroupés manquent souvent de coordination (3). Les parrainages et les jumelages sont d'une efficacité irrégulière: des communes reçoivent beaucoup, d'autres rien. Généralement, ils ont des débuts prometteurs, mais le zèle des villes ou des sociétés qui se sont chargées d'un regroupement se ralentit très vite. Selon les enquêtes officielles, les désirs des regroupés relatifs à l'équipement de leur nouveau village se classent comme suit: adduction d'eau, école, maison commune, électricité, terrain de sport. S'il faut en croire les mêmes sources (que nous citons sous toute réserve), il y a près de 3 000 classes et autant de maîtres civils ou militaires à la fin de l'année 1960; 35 % des enfants regroupés sont scolarisés. Mais cet effort est freiné par la difficulté de recruter du personnel enseignant. A ce sujet, le colonel Bezu signale dans ses rapports que si les instituteurs fournis par l'armée ne prêtaient pas leur concours, il est bien certain que le recrutement par l'Education nationale du nombre nécessaire d'instituteurs civils aurait bien du mal à suivre le rythme imposé par la création de multiples écoles. Sur le plan sanitaire, un regroupement sur deux bénéficie d'une infirmerie. Durant le mois de décembre 1960, plus de 700 000 consultations furent données dans ces infirmeries, qui dispensaient gratuitement les soins et les médicaments. Mais ces améliorations des conditions de vie, tout autant que l'intervention sans cesse croissante du pouvoir civil, (2) Pour de plus amples renseignements concernant la répartition des crédits D.E.L., nous renvoyons à l'article de M. Parodi, «Le développement rural» in Esprit, janvier 1961. (3) Une enquête faite sur des regroupements de la région de Lakhdaria (Palestro), lors des distributions du Secours catholique, analyse l'ambiguïté de cette aide: «les militaires pas plus que les regroupés ne font la distinction entre l'Eglise et la France». Il est vrai qu'il leur est bien difficile de faire la distinction là où le délégué du Secours catholique est un Européen qui travaille à la S.A.S. Ces délégués sont contraints, pour distribuer les vivres, d'utiliser les militaires ou les chefs de villa~e et de groupe désignés par eux. Avant de donner aux plus nécessIteux, les chefs de groupe ou de village commencent par servir leurs parents et amis. Les militaires trouvent tout naturel d'utiliser à leur profit le travail du Secours catholique; ils demandent que l'on donne plus aux chefs de groupe et aux personnes qui ont bien accompli les corvées demandées. L'armée est convaincue que le Secours catholique travaille dans le même sens qu'elle.
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ne sauraient nous faire oublier que les regroupements demeuraient une arme primordiale de l'armée française contre la guerre révolutionnaire.
II.
-
SUPREMATIE CONSTANTE DU FACTEUR MILITAIRE
,Parallèlement à la politique officielle de la Délégation générale, les militaires poursuivent leur politique de regroupement. Puisqu'on ne parvient pas à saisir le rebelle, on regroupe; le degré de pacification se mesure à la proportion des regroupés: «Ici, ça va, tout est regroupé.» Le regroupement est devenu la panacée universelle, aussi n'a-t-on jamais tant regroupé qu'en 1959-1960. Les rapports de l'I.G.R.P. nous prouvent que les directives de Paul Delouvrier ne modifièrent guère la conception que les militaires se faisaient du regroupement. Lorsqu'il fut nommé Inspecteur général en novembre 1959, le général Georges Parlange n'attendit pas de réunir une équipe et de disposer de bureaux pour partir en inspection dans le bled. Le 15 février 1960, il établit son premier compte-rendu à l'intention du Délégué général. Il apparaît que les autorités militaires continuent, à tous les échelons, à prendre des initiatives ou à donner des ordres qui sont en contradiction formelle avec les directives de mars et avril 1959 de la Délégation générale. Pour éviter de demander l'autorisation préalable, on tourne l'esprit de ces directives en qualifiant les nouvelles opérations du terme de recasement au lieu de celui de regroupement. «Il me semble indispensable, écrit Parlange, qu'une saine discipline soit remise en application car l'indiscipline est généralisée. S'il est possible de comprendre et d'excuser certaines fautes commises sous la poussée de l'événement, il est impensable que nous puissions tolérer que la construction de nouveaux villages ne soit précédée d'enquêtes sur leur future viabilité: c'est, à mon avis, la mission primordiale de l'administration. » S'il est convaincu de l'efficacité de cette politique sur le plan militaire, le général Pari ange s'inquiète par contre de ses graves conséquences sur le plan humain: «il faut bien reconnaître, en effet, que regroupement correspond souvent aussi à «déracinement» et s'apparente à une politique de «terre brûlée».
POLITIQUE
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Pour éviter le pullulement de ces regroupements aux conséquences désastreuses, les directives du 25 mai 1960 prescrivaient une procédure compliquée à dessein pour toute création de regroupement. Les deux points principaux de cette procédure étaient d'une part l'enquête préalable de l'équipe itinérante d'aménagement rural, d'autre part la nécessité de l'accord des autorités civile et militaire responsables, aux différents échelons territoriaux, agissant en commissions mixtes. A la demande de l'EtatMajor interarmes et pour les cas d'urgence une procédure simplifiée supprimant le caractère préalable de l'enquête était autorisée. Mais l'exception était devenue la règle. M. Robert, le seul conseiller civil de l'I.G.R.P c, écrit que les directives du 25 mai 1960 n'ont pas joué le rôle de sabot d'enrayage qu'on escomptait leur voir remplir: «C'est la politique même du regroupement qui est en cause et qu'il convient de définir en vue d'en limiter la portée et les effets. Tout nouveau texte limitatif continl1erait à être privé d'effets, si on devait continuer à considérer qu'il faut faire du regroupement systématique.» A tous les échelons s'affrontent deux conceptions de la politique des regroupements. D'une part, l'autorité militaire est résolue à gagner, à tout prix, la bataille du maintien de l'ordre, nonobstant la primauté des impératifs socio-économiques sur les impératifs opérationnels. D'autre part, l'autorité civile, à qui les militaires imposent une masse de regroupements hâtifs, proteste en vain contre des procédés dont elle redoute les conséquences sociales, économiques et politiques. Il est d'ailleurs significatif que le général Crépin, commandant en chef, ait cru bon d'accompagner de sa propre circulaire les directives du Délégué général du 25 mai 1960. Dès les premières lignes il affirme: «Cette directive reçoit mon accord et je tiens à ce qu'elle soit mise en application avec la discipline intellectuelle la plus totale.» Mais il écrit aussitôt une phrase qui fausse le contenu de la circulaire de M. Delouvrier: «La politique des regroupements est une des pièces maîtresses de la manœuvre de pacification: les regroupements constituent, en général, le préalable indispensable de la protection de la population. » Comment s'étonner, dès lors, de la multiplication des centres de regroupement? Dans le département de Tiaret, qui compte 300 000 habitants, on compte, le 1er juin 1960, 34 200 personnes regroupées dans 33 centres. Cinq mois
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après, on dénombre 124 455 personnes regroupées dans 119 centres. Au préalable, le Préfet avait fait admettre un plan en plusieurs étapes au général commandant la zone, qui a pourtant donné l'ordre de regrouper avant même que l'équipe itinérante ait pu achever son enquête. Cette augmentation des centres n'a pas été propre au département de Tiaret, elle a été générale, ainsi que nous le montrent les deux graphiques établis par l'I.G.R.P., que nous avons complétés par les chiffres officiels du 1er janvier 1961. Alors que la mission de l'I.G.R.P. se termine, il apparaît que l'aménagement des anciens centres définitifs ne peut compenser la prolifération des centres provisoires, aussi la population vivant dans ces derniers est-elle toujours la plus nombreuse. III. -
LA DISSOLUTION DES CENTRES
DE L'INSPECTION GENERALE DE REGROUPEMENT
L'année 1960 marque une évolution dans la politique de la France en Algérie. En mars, le général de Gaulle avait parlé d'« Algérie algérienne », durant sa «tournée des popotes ». Au cours de l'été s'engagent les pou~parlers préliminaires de Melun. En novembre, le Président de la République parle pour la première fois de la future «République algérienne». Les mêmes hommes ne peuvent plus appliquer une politique qui s'est modifiée à ce point en l'espace de quelques mois. Aussi M. Morin remplace à Alger M. Delouvrier. Le général Parlange, parmi bien d'autres, suit l'ancien Délégué général. Avant son départ, il écrit dans son dernier rapport: «Il est incontestable que pour une rénovation économique rurale et une promotion sociale de la population paysanne, des regroupements de population devaient être effectués, en observant de sages délais (au minimum cinq ans) et après des études approfondies.» Malheureusement, les opérations militaires ont provoqué de graves perturbations. «Ainsi on peut affirmer que les deux tiers d'llne vaste opération à faire, mais délicate et de longue haleine, ont été exécutés dans la hâte, sans études suffisantes, partant dans des conditions matérielles quelquefois lamentables. » Etant donné cet état de choses, il est surprenant, constate le Général, que des résultats encourageants aient
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_ _
Centres
____
2500
77
Total
Regroupements provIsoires 2380
Nouveaux villages
2000
1500 1240 1000 (0
774
718 600
460 Dates 1.10.59
1.1.60
1.4.60
Evolution du nombre pendant la période
-
2000000 _
1.10.60
1.1.61
des centres provisoires et définitifs d'exercice de 1'1.G. R. P. (1959.1960)
(J) . Cette diminution provient de la révisIon (par
,Population
1.7.60
l'I.G.R.P)" d,'estimations trop favorables
Total
1868545
Regroupés dans les nouveaux villages Regroupés dans les regroupements provisoires
1 600000 .
1132756 1 000000
1027151
898 187
851721 500000 481235
..........-.....
-----...
841 394
720 578
.....__---......----
...",...",..",. 853.064
658489
Dates 1.10.59
1.1.80
Evolution du nombre là période d'exercice
1.4.60
1.7.60
1.10.80
des personnes regroupées de l'I.G.R.P. (1959.1960)
1.1.61
pendant
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REGROUPEMENTS
été enregistrés. II propose une organisation à l'échelon le plus élevé en Algérie. «En effet, malgré l'unité de doctrine entre le Délégué général du Gouvernement et le Général commandant en chef, définie par leurs directives du 25 mai 1960, il existe, par nature, entre ces deux autorités, des modes d'exécution opposés: le militaire souhaitant des regroupements au plus vite pour clarifier la situation tactique; le civil cherchant à temporiser au maximum pour lui permettre d'œuvrer solidement sur le plan économique et social. Il apparaît qu'un Directeur des Regroupements qui aurait à trancher entre les plus hautes autorités civiles et militaires... ne peut être que le Délégué général lui-même. » Pourtant ParI ange estime que l'I.G.R.P. demeure nécessaire. Mais on en jugera différemment à la Délégation générale. Le 16 décembre 1960, l'ensemble du personnel et des moyens dont dispose l'Inspection générale est mis à la disposition du Secrétaire général de l'Administration en Algérie. Dans une circulaire du 19 janvier 1961, M. Jean Morin précise que la responsabilité directe des regroupements incombera à l'échelon régional, c'est-à-dire au Préfet Inspecteur général régional, qui sera assisté par un officier supérieur, chargé de l'inspection des centres. Dorénavant, c'est seulement dans les cas exceptionnels que les problèmes devront être soumis à l'arbitrage de l'échelon central. « Par suite, l'Inspection générale des regroupements qui fonctionnait à l'échelon central est supprimée.» Le Délégué général explique cette nouvelle répartition des compétences par «la nécessité d'étendre au domaine des regroupements la politique actuelle de décentralisation ». II décide de créer, le 27 mars 1961, un Commissariat général aux Actions d'Urgence, pour «animer et coordonner les actions d'aide et d'assistance, que les circonstances peuvent conduire à entreprendre à l'égard des populations rurales, en particulier dans la perspective d'un cessez-le-feu ». Ce Commissariat, disposant, d'une part, des services de l'ancien Commissariat à la Reconstruction et à l'Habitat rural et, d'autre part, du Bureau des Regroupements créé à la Délégation générale après la dissolution de l'I.G.R.P., est chargé, en liaison permanente avec les Préfets Inspecteurs généraux régionaux et les Préfets des départements, de tous les problèmes posés par le retour à une activité normale dans les zones rurales. Sa compétence s'étend donc aux regroupements de population.
POLITIQUE
OFFICIELLE
DES REGROUPEMENTS
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M. Morin écrivait que la modification des attributions laissait « intacte la doctrine générale concernant la politique à mener à l'égard des regroupements» telle qu'elle avait été définie dans les circulaires antérieures. Si la doctrine n'était pas modifiée, la politique ne l'était pas non plus: les militaires continuaient à regrouper comme si la guerre n'allait jamais finir.
CHAPITRE V
LES CONDITIONS DE VIE DU REGROUPÉ
A l'aide de ce que nous avons pu voir et grâce aux documents, aux témoignages, nous décrirons la situation du regroupé durant la guerre. Comme il est très difficile, entre 1955 et 1962, de distinguer les effets de la guerre de ceux du regroupement proprement dit, nous nous réservons d'analyser dans une seconde partie les conséquences de cette situation.
I. -
LES HABITATIONS
Lorsque nous examinerons, ultérieurement, ce que sont devenus les centres de regroupement, nous serons amené à étudier une forte proportion de centres classés comme définitifs. Mais la vue de ces nouveaux villages ne doit pas nous faire oublier qu'il n'existait guère au début que des centres provisoires. En outre, on peut dire que la plupart des regroupés des nouveaux villages «logèrent» au préalable dans des centres provisoires. En ne considérant que les nouveaux villages, «regroupements de luxe », écrira Bourdieu, certains prétendent que la misère des regroupés a été exagérée, par «un sentiment mélodramatique qui prête à rire ». Nous n'avons pas l'intention d'assimiler l'ensemble des centres de regroupement aux camps de concentration: ce serait faire preuve de peu de mémoire ou de peu d'objectivité; mais il faut avoir le courage de reconnaître que la marge peut parfois
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paraître infime entre les camps de concentration nazis et quelques centres provisoires. En un mot, les centres provisoires sont allés en diminuant entre 1960 et 1962, grâce aux crédits très importants qui leur furent alloués; mais les regroupements actuels reflètent très imparfaitement ce qu'étaient les centres provisoires des premières années de la guerre. A partir de 1955, au fur et à mesure que s'étendaient les zones interdites, les gens s'enfuyaient vers les villes ou s'entassaient dans les agglomérations du voisinage. Les premiers centres de regroupement furent édifiés pour donner un logement plus convenable à quelques-uns des réfugiés. Mais dès lors qu'ils devinrent, à partir de 1956-1957, une des pièces maîtresses de la politique des zones interdites, les centres n'eurent plus comme but que le regroupement. Les procédés de regroupement étaient divers. On installait parfois la population dans des bâtiments réquisitionnés. Ainsi à Ighzer Amokrane, 600 femmes et enfants se serrent à l'intérieur d'un grenier à un étage, «dans des conditions concentrationnaires: peu d'ouvertures, aucune hygiène, des courants d'air qui évacuent mal la fumée des nombreux feux de bois vert pratiqués à même le ciment du grenier» (1). A ce sujet, Jacques Bugnicourt, lt.apporteur de la Commission de la Réforme agraire pour le département d'El Asnam (Orléansville), a laissé une intéressante monographie concernant la Ferme Michel, qui comptait, en octobre 1959, 293 regroupés, dont 250 étaient entassés dans des bâtiments délabrés, aux murs noircis, aux plafonds effondrés. Sur le schéma de la page suivante, emprunté à Bugnicourt, on voit que dix familles se pressent dans une seule travée de grange, compartimentée par des cloisons sommaires de roseaux et de branchages, s'élevant à environ 1,70 m du sol. Une allée étroite permet aux familles enclavées d'accéder à leur lot. En octobre 1960, la Ferme Michel ne comptera pas moins de 344 regroupés. Mais le plus souvent, après une opération, la population était parquée en un endroit que l'on flanquait d'un mirador et entourait de barbelés. Elle couchait sous la tente ou tout simp1ement à la belle étoile. Fréquemment, les (1) Commandant Florentin, département de Sétif.
rapport
du 30 novembre
1960 sur le
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LA CRÉA TION DES REGROUPEMENTS
Répartition
des regroupés Ferme Michel
dans
la
Homme d. confiancl du propriétaire Gourblt::J
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GOUrbiS
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Octobre 1851
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regroupés durent passer l'hiver sous des tentes, au cœur même des montagnes. Dans un second temps, les gens sont «invités ~ à se construire un gourbi qui ne vaut pas celui qu'ils viennent de quitter. Malgré leur désarroi, ils savent opposer une masse d'inertie considérable en mettant des mois à édifier un gîte aussi sommaire, qui ne nécessiterait guère en d'autres circonstances que le travail de quelques jours. A Sidi-Namane (commune de Mirabeau), un ex-regroupé nous déclare: «Un matin, les soldats nous ont fait descendre sans nous prévenir avec la mitraillette dans le dos. Pendant cinq mois, on a construit des gourbis en roseaux. A la fin, ils nous ont forcés à entrer là-dedans où nous étions entassés comme des porcs, huit à dix par pièce. Sauf votre respect, il n'y avait rien pour faire ses besoins. Il y avait un grand trou devant la porte et, sauf votre respect, nous allions chacun à notre tour; même les femmes n'étaient pas cachées... ~ (vieillard qui est remonté dans son village de Zemoula). Le nombre de ces centres provisoires ne cessera d'augmenter jusqu'en 1961, malgré la construction, dès 1957, de centres définitifs, composés de maisons en dur. Alors que les regroupés devenaient de plus en plus nombreux, on chargea, en effet, le Commissariat à la Reconstruction et à l'Habitat rural (C.R.H.R.) d'exécuter rapidement, en série, des maisonnettes coûtant environ 2 500 N.F. En certains endroits, la maison est donnée au regroupé, sans aucune contrepartie; ailleurs, il doit aider à la construction s'il est valide. Les regroupés auront parfois la permission de construire dans un périmètre et selon un plan déterminés, mais ils assumeront tous les frais. Dans d'autres cas, ils devront verser la moitié du prix de la maisonnette avant de l'habiter - à en croire plusieurs témoignages, certains durent payer cette somme deux ou trois fois de suite! D'un type uniforme, la maison du C.R.B.R. se compose le plus souvent de deux petites pièces et d'une cuisine (moins de 20 mètres carrés au total), avec une courette de 5 ID X 6 m environ. Cette habitation n'est pas toujours adaptée aux conditions locales et aux besoins des ruraux. II est évident que ceux qui occupaient autrefois des maisons en dur assez spacieuses, du type fermette, ne pouvaient pas être satisfaits d'habiter deux pièces exiguës, démunies de plafond et de cheminée, sans abri pour le bétail et sans emplacement pour la conservation des récol-
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tes. Quant à ceux qui habitaient des gourbis, ils trouvent que les constructions à base de parpaings de ciment de 0,20 m n'ont pas les qualités isothermiques de leurs anciennes demeures dont les parois offraient, par leur nature et leur épaisseur, une meilleure protection contre le froid et la chaleur. L'I.G.R.P. critiqua constamment le Commissariat à la Reconstruction, plus particulièrement dans une circulaire du 30 mai 1960 (prise sous le timbre du Cabinet du Délégué général), où après lui avoir vivement reproché d'ignorer les besoins des gens, l'Inspection des Regroupements conclut «qu'il ne sert à rien de construire très vite et à bas prix, si tout cet effort doit aboutir au mécontentement des utilisateurs». Cette circulaire souleva une vague de démissions au sein du C.R.H.R., en même temps qu'elle fit éclore une abondante littérature de la part de ses subdivisionnaires qui voulaient se justifier ainsi que des préfets et sous-préfets qui devaient donner leur avis avant le 25 juin sur la politique de construction du Commissariat. Ce dernier put alléguer qu'il avait pour mission d'aider les miséreux, victimes de séismes, à rebâtir une demeure solide et que s'il intervenait en matière de regroupement, c'était «toujours à la suite de demandes pressantes et à son corps défendant ». Au reproche qu'on lui faisait de ne pas satisfaire les désirs des habitants, le C.R.H.R. répondait qu'il était bien difficile d'y parvenir avec 2 500 francs par 111aison et qu'il préférait ne pas «poser la question de savoir si le fait nlême d'être installé dans un centre de regroupement correspond au désir des habitants ». D'ailleurs, on peut se demander si la monstrueuse prolifération des centres de regroupement permettait le choix d'un autre modèle de construction. C'est non seulement le même type de maison que l'on retrouve à travers toute l'Algérie, mais encore la mêlne disposition: presque partout a prévalu le village en échiquier, où les voies tracées au cordeau se coupent à angle droit. L'aspect monotone qu'offrent la plupart des villages est lTIoins dû à la standardisation des maisons qu'à l'uniformité de leur disposition. L'utilisation de ce dispositif en damier a fait l'objet de trop de spéctllations pour que nous n'insistions pas sur ce point. On a généralenlent vu dans ce tracé la volonté de «restructuration» du colonisateur, qui cherchait à imposer un ordre nouveau en disloquant les structures anciennes hostiles au genre
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de vie européen. «Animés par le sentiment d'accomplir un grand dessein, à savoir de «faire évoluer les masses », exaltés par la passion d'ordonner et de créer, engageant parfois tout leur enthousiasme et tous leurs moyens dans leur action, les officiers applique.nt sans nuance des schémas inconscients d'organisation qui pourraient appartenir à l'essence de toute entreprise de domination totale et systématique. Tout se passe comme si le colonisateur retrouvait d'instinct la loi ethnologique qui veut que la réorganisation de l'habitat, projection symbolique des structures les plus fondamentales de la culture, entraîne une transformation généralisée du système culturel. M. LéviStrauss remarque par exemple que les missionnaires ont vu dans la transformation de l'habitat imposée aux Bororo le moyen le plus sûr d'obtenir leur conversion» (2). Or, nous l'avons vu, les cantonnements du XIXe siècle en Algérie sont une sorte de regroupement du même type que l'emprisonnement des Bororo à l'intérieur d'un habitat linéaire: ce sont des regroupements de colonisation. Mais, tout autant que la volonté de colonisation, les cantonnements reflétaient déjà la discipline et même la hiérarchie militaires. Les villages de colonisation, qui étaient destinés aux Européens, revêtaient eux aussi cette uniformité dépourvue de toute imagination. Par contre, l'interprétation de M. Lévi-Strauss n'est absolument plus valable dans le cas des centres de regroupement de la guerre de révolution, dont la disposition faite d'alignement n'est que l'expression de l'esthétique militaire. Cette architecture simpliste a comme premier avantage de faciliter le recensement et la surveillance des regroupés (n'oublions pas que nous sommes en état de guerre I). En outre, selon le témoignage de plusieurs officiers, les lignes droites permettent de «nettoyer» aisément les rues à l'arme automatique en cas de manifestation. Il n'en reste pas moins que ces explications ne nous convainquent pas pleinement. Comment se fait-il qu'à travers toute l'Algérie des centaines de villages sont similaires, alors que leurs créateurs étaient les maîtres absolus du secteur ou du quartier? M. Bourdieu nous donne les raisons suivantes de cette uniformité: «Bien que l'initiative la plus large ait été laissée, dans la plupart des cas, à des autorités subalternes, les villages de regroupement se ressemblent tous pour l'essentiel, parce qu'ils (2) Pierre Bourdieu, Le. Déracinement, p. 26.
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sont nés moins de l'obéissance à une doctrine explicite ou implicite que de l'application de modèles inconscients, ceux qui ont dominé un siècle plus tôt, l'établissement des villages de colonisation.» En fait, ces modèles ne sont pas inconscients, mais bien réels: ce sont les modèles du Commissariat à la Reconstruction et à l'Habitat rural. L'origine de ce Commissariat remonte au tremblement de terre d'Orléansville: sa mission fut d'aider les nécessiteux qui désiraient reconstruire leur maison. Ainsi, dans la plaine du Chélif, plus particulièrement aux alentours d'Orléansville, furent construites des agglomérations semblables aux nouveaux villages, avant qu'il ne fût question de regroupement ou de politique des «mille villages ». Le Commissariat à la Reconstruction entama ensuite une campagne de «dégourbisation» des zones rurales les plus déshéritées et son organisation s'étendit dès lors à toute l'Algérie. A partir de 1957, on songea à transformer certains centres provisoires en centres définitifs. Pour la première fois, en matière de regroupement, une certaine planification apparut nécessaire à l'échelon du pays et la transformation des centres en villages fut confiée au Commissariat à la Reconstruction et à l'Habitat rural, qui édifia à peu près partout des villages en damier. Pourquoi cette monotone uniformité? La construction en ligne est la plus facile et peut dispenser de l'aide de techniciens et d'ouvriers qualifiés, si rares en Algérie. Avec un pareil type de tracé, n'importe quel officier peut édifier un regroupement à l'aide d'une équerre et d'un grand T (3). Cette forme de construction est la plus rapide, or il faut donner tout de suite un toit aux familles. parquées dans des conditions lamentables. Il s'agit encore de rassembler le maximum de gens dans le minimum d'espace. La sécurité conduit en effet à réduire le périmètre de défense; les sites défensifs, souvent choisis pour l'implantation des regroupements, sont assez peu propices à l'épanouissement de villages aérés. En construisant de la sorte, on fait surtout l'économie d'un ou même deux murs, ce n'est pas là un mince avantage quand on ne dispose que de 2 500 N.F. par maison (4). (3) Là où se trouvaient des gens compétents, .~_plan standard a été abandonné et des villages fonctionnels ont été édifiés. (4) De ce point de vue, les sociétés modernes ont atteint un taux de rentabilité maximal en combinant l'expansion horizontale et l'entassement vertical.
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Par ailleurs, il est arrivé que la cour fût supprimée dans quelques villages. Ceux qui n'ignorent pas l'extrême importance de cette courette en pays musulman voient dans cette suppression (assez rare) un désir d' c occidentalisation ~ forcée. Il est exact que ce sent~ent existait: Parlange écrit le 2 mars 1960 que quelques-uns veulent trop imposer leur volonté aux habitants en supprimant les courettes des maisons sous prétexte de «faire évoluer plus vite la femme ». Mais le plus souvent la cour fut supprimée parce qu'on n'avait plus assez d'argent ou même d'espace pour la faire. Pour toutes ces raisons, nous estimons que les considérations empiriques comptèrent beaucoup plus pour les constructeurs des nouveaux villages que les conceptions dogmatiques. Les constructeurs des nouveaux villages durent tenir compte non seulement de la faiblesse des crédits, de la multitude des regroupés et de l'exiguïté de l'espace, mais encore de l'implantation défectueuse de bien des regroupements.
II.
-
L'IMPLANTATION
En ce domaine, l'improvisation fut reine jusqu'en 1960. « Le choix du site et celui de l'emplacement furent laissés la plupart du temps à l'initiative de l'autorité militaire locale, incompétente, sauf exceptions individuelles, dans un domaine où même les techniciens les plus avertis commettent des erreurs» (5). Après une tournée d'inspection dans le Constantinois, le colonel Bezu écrit que les militaires n'auraient pas commis d'erreurs dans l'implantation des centres si les services civils administratifs et techniques les avaient préalablement mieux renseignés: «Des cartes de toutes les zones non encore pacifiées, sur lesquelles auraient été précisés les lieux les plus favorables (au point de vue économique et social) à la création de centres de regroupement viables, auraient dû être distribuées à l'avance aux échelons intéressés du Commandement militaire.» En fait, nous croyons très peu à l'efficacité qu'auraient pu avoir de pareilles cartes; car, ainsi que l'écrit M. Lesne, c les facteurs humains, géographiques et historiques eussent-ils été consciencieusement (5) M. Lesne, op. cit., p. 583.
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dégagés que ces données préalables à l'action n'auraient pas coïncidé, dans la plupart des cas, avec les soucis opérationnels. Aussi les implantations obéissent-elles le plus souvent plus aux nécessités de la sécurité qu'aux servitudes de la vie sociale et économique.» Néanmoins, la politique des «mille villages» permit aux commissions itinérantes de proposer des correctifs, réparer des erreurs et même procéder à des choix préalables. Contrairement au Commissariat à la Reconstruction et à l'Habitat rural qui ne construisait que sur des terrains apurés, les autorités militaires ne prenaient pas toujours le temps de débrouiller la situation des terrains sur lesquels elles implantaient un centre. Il est courant de voir des regroupements édifiés sur plusieurs parcelles de terrains dont certains propriétaires sont inconnus ou bien en fuite. Le problème se complique lorsque les propriétaires sont indivis avec de nombreux parents sans que leurs droits aient été jamais fixés. D'autres ne veulent pas faire valoir leurs titres de propriété car ils espèrent, excipant de la législation en vigueur, pouvoir réclamer la propriété des immeubles construits sur leur terrain sans autorisation. Quant aux propriétaires connus, ils n'acceptent de vendre que sous la contrainte ou en demandant des sommes plus élevées que la valeur de leur terrain. Dans bien des cas, il aurait été pourtant facile de regrouper sur un communal, afin d'éviter les contentieux. Plus graves que les erreurs juridiques furent celles d'ordre géographique. On a fait généralement peu de cas de la pente, de l'exposition et de la nature du terrain. Le centre est souvent prévu sur un piton escarpé, ce qui rend malaisé l'approvisionnement en eau potable. Comme ces crêtes
sont exposées à des vents - violents, la rigueur du climat
est encore accentt.lée. Mêlne en été, dès que le soleil disparaît, il fait froid: nulle part ailleurs que sur ces crêtes ne se vérifie mieux cette formule destinée aux touristes: « L'Algérie est un pays froid où le soleil est chaud.» En certains endroits, la journée se déroule au milieu des nuages de poussière qui se soulèvent au moindre vent et prennent parfois figure de véritable tempête de sable. Inversement, des regroupements sont installés au fond de cuvettes qui se transforment en lac de boue à la saison des pluies. Certains sont même placés dans des zones inondables. A côté de Palestro, un regroupement de 1 550
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personnes dans 300 maisons, EI-Isseri, est édifié sur une berge de l'Oued Isser qui fut recouverte de 1,50 m d'eau en 1958. L'année suivante, à la Cité Jeanne d'Arc, dans la banlieue de Begaia (Bougie), une partie des gourbis fut emportée par la crue et un garde C.R.S. se noya avec les enfants qu'il voulait sauver. Dans l'arrondissement de Collo, à Kerkera, une partie de la population a été regroupée dans une zone régulièrement inondée par l'Oued Guelbi. Il est difficile d'équiper en égouts ou en évacuation d'eaux usées la plupart de ces centres de regroupement qui ne sont pas en pente. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les autorités militaires de certains secteurs ne se sont pas souciées du problème de l'eau avant de procéder à un regroupement. Aux environs de M'Sila, cinq cents personnes ont été regroupées en un endroit privé d'eau. A Bordj Baach (Ténès), chaque habitant n'a droit qu'à un demi-litre d'eau par jour. Dans le département d'Annaba (Bône), le centre Oued Damous a une «eau aussi salubre qu'une eau d'égout », affirme le médecin du 1528 R.I. Il arrive que des études hydrauliques aient été faites de façon si sommaire que des stations de pompage furent installées sur des puits d'eau saumâtre. Ailleurs, l'alimentation a été prévue par des camions-citernes, mais là où il n'existe pas de piste empierrée, ils doivent parfois cesser de rouler dès le mois de novembre, au moment où la plaine est transformée en bourbier. Beaucoup de petits travaux pourraient parfois être menés à bien à peu de frais, mais le Service de l'Hydraulique préfère les réalisations d'envergure. Après une inspection dans le départe"ment d'Alger, le général Parlange rapporte: «Les projets des responsables locaux souvent étudiés avec les usagers qui connaissent bien le régime de leurs sources sont, en général, de modeste envergure et demanderaient de faibles crédits pour une réalisation rapide et efficace. Le service de l'Hydraulique, lui, voit beaucoup plus grand et préfère naturellement traiter des ensembles. II a l'habitude de manier de grosses sommes et peut ainsi mettre sur une région déterminée des moyens importants en personnel et en matériel pour aménager complètement et scientifiquement une commune quitte à délaisser les autres.» Le général cite l'exemple de la commune de l'Alma où le chef de la S.A.S. présente un projet très valable concernant les centres de Sidi-Hallou et Merkoula et dont le
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coût est de 6 000 000 d'anciens francs, alors que le projet du service de l'Hydraulique coûterait 85 000 000. Trop souvent les autorités ne se sont pas rendu compte qu'il aurait été plus. économique et surtout plus humain de déplacer les postes militaires plutôt que les populations. Dans les états-majors on jouait au regroupement sur une grande carte au 1/50 000. avec des punaises de différentes couleurs. Peu importait que le terrain se prêtât au jeu ou non! Le regroupement de Youkous est un exemple parmi d'autres de cette coupable insouciance. Le village de Youkous fait partie de la commune de Youks-les-Bains (arrondissement de Tébessa). Dans un site magnifique, Youkous est situé au-dessous d'une source dont le captage a permis l'arrosage des vergers et des diverses cultures, ainsi que l'alimentation en eau par une seguia de Youk-les-Bains. Les 600 habitants de Youkous sont logés dans des maisons en pierre. Grâce à l'eau très abondante, ils vivent convenablement des produits de leurs cultures. Le village dispose, en outre, d'une école. En 1959, sous le prétexte que Youkous était menacé par un glissement de la colline qui le surplombait, il fut décidé de déplacer les habitants et de les regrouper à un kilomètre au nord-est du village. Un an après, le colonel Bezu se rendit compte que seuls quelques éboulis pierreux superficiels avaient fait prédire une catastrophe que les habitants ne redoutaient pas du tout. Au moment de son inspection, quatre-vingts maisons venaient d'être construites par le Commissariat à la Reconstruction sur un emplacement qui présentait de nombreux inconvénients. Il était constamment balayé par un violent courant d'air qui arrachait les tuiles des nouvelles constructions, malgré les parpaings placés sur les toitures; le village de Youkous, niché au fond de la vallée, était de ce fait beaucoup moins venté et disposait de toitures en terrasses. Le nouveau village était dépourvu d'eau et il éloignait les gens de leurs terres. Enfin, des affaissements de terrain semblaient s'y manifester en direction de la vallée. Evidemment, aucune personne de Youkous ne consentit à quitter le village pour rejoindre ce regroupement. Les autorités civiles et militaires interrogées par le colonel Bezu furent incapables de donner les raisons qui avaient motivé ces constructions et la dépense en pure perte de 20 millions d'anciens francs. Au cours de cette guerre révolutionnaire, les militaires auraient dû plus que jamais s'inspirer de l'exemple de
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Lyautey qui abhorrait les déplacements systématiques de la population, mais préconisait au contraire d'aller à elle. Pour avoir méconnu cette règle d'or (6), ils entreprirent une politique de pacification qui revêtit un moment, dans certaines régions, l'aspect d'un véritable. génocide.
III. -
LA DETRESSE DES REGROUPES
On a pu écrire que le regroupement avait seulement rendu plus apparente une misère qui existait déjà. Effectivement, à la veille des regroupements, l'économie agricole était plongée dans une crise profonde et ancienne. La subsistance de la population musulmane n'était pas assurée d'une année à l'autre; il suffisait que la sécheresse persistât ou que l'hiver fût rigoureux pour que survinssent les famines. En 1921, au Conseil général d'Alger, le docteur Franchi décrit «les groupes d'indigènes affamés qui, à Orléansville, retrouvent un peu de force pour fouiller les ordures ménagères et disputer des épluchures aux chiens... Dans le Sud du département d'Alger, la situation est pire. En plein alfa, on enterre des enfants, des mères et des vieillards morts de faim, particulièrement au Rocher de Sel, à proximité de Djelfa, où l'on a rassemblé les miséreux. A Laghouat, on a réuni les indigènes affamés - les meskines - dans un camp, et ce camp se transforme en un véritable cimetière: en vingt jours, il y a trente-trois morts. » Le 21 décembre de la même année, M. Lefebvre, député d'Alger, est obligé d'interpeller « sur les moyens que le gouvernement compte prendre pour combattre la famine. et dit: «Je vous assure que les routes sont semées de cadavres» (7). Plus près de nous, la famine sévit à nouveau en 1945-1947. Elle est liée au dépérissement du cheptel; c'est ainsi que dans le Hodna le troupeau ovin est décimé aux quatre cinquièmes. A la veille de la révolution algérienne, la famine n'était pas qu'un mauvais souvenir; en prolongeant les courbes de la production et de la population, ainsi que le conseillait le professeur René Dumont, on se rendait compte qu'elle était une menace constante (8). (6) Il Y eut cependant une exception, ce fut la création des SA.S., itinérantes dont nous parlerons au chapitre suivant. (7) Selon J. Mélia, Le triste sort des indigènes musulmans d'Algérie, pp. 119-121,cité par Descloitres et Reverdy, L'Algérie des bidonvilles, p. 93. (8) Cf. Albert Camus, Actuelles Ill. Chronique algérienne.
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Situation
économique des Regroupés Ferme Michel
DES REGROUPEMENTS
de la
Avant le regroup'ement
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CJ
En
1959, après le regroupement
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Mais le regroupement n'a pas uniquement révélé une misère trop souvent insoupçonnée, il l'a encore aggravée. Dès sa première tournée d'inspection, le général ParI ange perçut cette aggravation: «Sur le plan économique le déracinement s'est souvent traduit par une pauvreté accrue; il est facile, certes, de déclarer que les populations vivaient antérieurement de rien, du moins leur pauvreté était-elle viable, car leur isolement permettait une instable économie familiale - des habitants de l'Ouarsenis m'ont déclaré: « Avant nous mangions des glands, mais au moins nous mangions.» Rassemblée, la pauvreté devient choquante et aussi plus aiguë. Les ressources complémentaires, bois, laitages, fruits, troupeaux, manquent; les moyens de culture sont abandonnés, champs trop éloignés, animaux de trait disparus ou vendus; c'est la ruine totale et les déracinés s'installent avec fatalisme dans la misère mais, nous rendant responsables de leur situation, attendent que nous les fassions vivre totalement. » Les regroupés, qui jusquelà subsistaient tant bien que mal, essayèrent de survivre après la disparition de leurs champs et de leurs troupeaux. Tous virent leurs troupeaux réduits à presque rien. «La disparition quasi totale de l'élevage est une caractéristique commune des regroupements, elle implique que le lait, les œufs, la viande sont pratiquement exclus du régime alimentaire des regroupés» (9). M. Jacques Bugnicourt rapporte que les Bethaia installés à la Ferme Michel n'ont plus que 14 vaches sur 74 et 42 chèvres sur 1 067. M. de Planholluimême ne conteste pas «la diminution impérative» du cheptel du piedmont de l'Atlas blidéen et estime que «la proportion d'une tête de petit bétail pour cinq à six personnes peut être considérée comme assez représentative pour les villages de regroupement installés véritablement en plaine. Elle était naturellement encore inférieure pour des villages à peu près totalement diminués comme Sidi Madani, où le bétail est réduit à fort peu de choses » (10). Par ailleurs, la plupart des regroupés ne pouvaient plus cultiver leurs terres qui étaient éloignées ou situées en zone interdite. Ceux qui auraient pu cultiver leurs champs préféraient y renoncer dans bien des régions. CombieIl de fois avons-nous entendu des témoignages de ce genre: «Je (9) Rapport
des Fonctionnaires
(10) Op. cit., pp. 12-13.
à M. P. Delouvrier, avril 1959.
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désirais travailler dans mes champs, mais comme il fallait déposer sa carte d'identité au poste de contrôle, j'étais sûr d'être traité comme un suspect si des militaires me rencontraient sans carte. Et puis, avec ou sans carte, sortir du centre c'était risquer la mort! » Seuls les regroupés des régions d'Alger et d'Oran, bien qu'ils fussent privés de leurs terres, purent assez aisément se réadapter en devenant des travailleurs salariés. Dans le centre d'El-Isseri, situé à 80 kilomètres d'Alger, 43,5 % des hommes travaillent comme journaliers agricoles dans la Mitidja, 17,5 % sont marchands ambulants dans la région d'Alger, et à peine 20 % sont chômeurs. Les regroupés de l'Atlas blidéen bénéficient eux aussi de la proximité de là riche plaine de la Mitidja. « De nombreux montagnards de l'Atlas trouvaient déjà dans le travail saisonnier en Mitidja le plus clair de leurs ressources, souvent plus de la moitié. De ce point de vue la descente de l'habitat a rapproché les nouveaux villageois de ce qui constituait une de leurs activités essentielles, leur permettant souvent par le gain de temps réalisé et la facilité des déplacements, maintenant limités à peu près exclusivement à la plaine, de regagner chaque soir leur domicile. Le nombre des saisonniers couchant dans des «camps volants,> près des fermes a diminué en Mitidja, tandis que les navettes journalières des ouvriers agricoles, très souvent à bicyclette, y devenaient un tableau familier dans toute la partie méridionale... Les nouveaux villageois qui avaient vu se rétrécir leur domaine ancestral ont trouvé sans difficulté à se caser sur un marché du travail de plus en plus exigeant, dans une Mitidja toujours importatrice de main-d'œuvre, mais qui participe aujouI:d'hui avec lIn dynamisme tout particulier à l'essor économique d'ensemble de l'Algérie et
où le chômage est à peu près inconnu
~
(11). Bien que ce
tableau soit d'un optimisme exagéré, il est certain que les regroupés de l'Atlas blidéen ou du Chenoua bénéficièrent de la présence de nombreuses fermes européennes en Mitidja. Mais, en retour, cet afflux de gens n'est pas pour déplaire aux colons qui voient d'un bon œil ces regroupements aux marges de leurs propriétés. Les colons bénéficient tout à la fois de la protection militaire attachée à chaque centre et, surtout, d'une réserve de main-d'œuvre à bon marché. (11) Xavier de Planhol, op. cit., pp. 10-11.
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DE VIE DU REGROUPÉ
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Ainsi telle ferme du Chenoua qui employait auparavant une trentaine d'ouvriers atteignait 175 ouvriers en 1960. En d'autres régions d'Algérie les colons souhaitent avoir un regroupement dans leur voisinage. M. Bourdieu nous cite le cas de Djebabra (arrondissement de Miliana), où un Européen exploitait en 1960 les domaines de plusieurs colons qu'il avait repris en location, en utilisant la nombreuse main-d'œuvre du centre de regroupement: «il pouvait, dans ces conditions, payer ses ouvriers à des tarifs dérisoires et, par exemple, il opérait une rotation constante, n'employant jamais les ouvriers agricoles au-delà du nombre de jours minimum à partir duquel ils auraient eu droit à la Sécurité sociale» (12). Dans la plaine d'Annaba (Bône), les regroupés de Munier sont rentrés après vingt et un jours d'absence avec seulement 9 000 anciens francs en poche. Ils étaient payés au tarif, mais le colon leur faisait rembourser au prix fort la location, la nourriture et... l'usure des outils. Tous ces exploités demeuraient cependant des privilégiés, à côté de la masse des regroupés sans troupeau, sans terre et sans travail. Une proportion infime de ceux-ci a bénéficié de la redistribution des terres de la C.A.P.E.R. (13). Une minorité peut vivre grâce aux soldes des supplétifs et aux mandats envoyés par les travailleurs émigrés en France. Dans plusieurs régions, les crédits D.E.L. ont permis l'ouverture de chantiers temporaires, mais la majorité se trouve dénuée de tout. Dans la vallée de la Soummam, la misère des regroupés n'a pas laissé indifférentes les autorités militaires elles-mêmes qui voulurent acquérir des centaines d'hectares en friche afin de les distribuer aux plus démunis. Mais elles se heurtèrent à la puissante famille des Ben Ali Chérif qui laissait ses terres à l'abandon \12) Le Déracinement, p. 39. (13) La Caisse pour l'Accession à la Propriété et à l'Exploitation nÙ'afe a été créée par décret en date du 26 mars 1955. c La mission de la C.A.P.E.R., consiste à racheter de vastes domaines à des sociétés ou à des particuliers et à les revendre, moyennant des formules de crédit avantageuses pour l'acheteur, à des familles de fellahs. Son travail consiste donc à établir de& relevés topographiques rigoureux des domaines rachetés, à diviser les vastes domaines en un certain nombre de lots de 15 à 20 hectares à les aména~er et à y installer les familles d'acquéreurs ». (Maurice Parodi et Manus Hautber~. Etude sur le secteur agricole sous-développé en Algérie, deuxième calùer. Une expérience de coopérative de culture en commun dans le Centre-Oranais, p. 24). C'est ainsi que 71 727 hectares furent acquis au profit d'une cinquantaine de centres de regroupement.
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
« en attendant le jour où elle pourra revenir, sous le drapeau français ou nationaliste algérien, pour exploiter la misérable population qui actuellement dépérit... Les paysans disent, en effet, ceci: si nous cultivons maintenant la terre sans titre de propriété, un jour le propriétaire viendra et exigera d'être payé et nous ne pourrons pas, alors nous devrons le payer en travaillant pour lui jusqu'à notre mort» (14). Dès lors, il ne reste plus aux regroupés qu'à remettre leur destin entre les mains de l'autorité. Plus rien ne vient les distraire de la faim si ce n'est quelques maigres secours. Les rations distribuées au titre de l'assistance se limitent, dans la plupart des cas, à onze kilos d'orge par adulte et par mois. « Le plus grave en la matière est l'absence totale de régularité dans ces prestations. Non officielles, dues à la bonne volonté d'un officier ou d'un fonctionnaire, elles sont
parfois interrompues
par le départ de leur initiateur » (rap-
port des fonctionnaires à M. Delouvrier). On peut lire dans le Carnet de Notes du pasteur Jacques Beaumont, écrit en 1959: « Je sais un endroit où, lorsqu'on a distribué des pommes de terre, les gens les ont mangées crues, sans attendre de les cuire, il y a dix jours à 75 kilomètres à vol d'oiseau d'Alger. » La même année, Mgr Rodhain rapporte: «On m'a mentionné les distributions de semoule réalisées par l'armée, et suspendues depuis peu. Et maintenant, .ai-je demandé? Maintenant, m'a-t-il été répondu par les infirmiers baissant la voix, il y a ici des gens qui commencent à manger de l'herbe.» Ce témoignage peut être confirmé par une dizaine d'autres que nous avons recueillis en différents endroits après la guerre. La sousalimentation engendre la maladie et la mort. Le pasteur Beaumont témoigne: «J'ai vu dans un centre cinq enfants qui mouraient littéralement de faim, un autre dont la mère m'a dit: «II va mourir!» et dont l'infirmier m'a dit, en éclatant en sanglots: «Il n'y a rien à faire.» Enfants dont on distinguait le tibia et le péroné sous la peau, enfants complètement rachitiques, paludéens, pour lesquels il n'y avait pas de quinine et qui grelottaient de fièvre à même le sol, sans couverture. » Dans leurs rapport du 18 avril 1959, les fonctionnaires français reconnaissent la gravité de la sous-alin1entation : «Il ne semble pas d'ailleurs que l'effort doive porter en priorité sur la situa(14) Commandant
Florentin, Tapport du Il décembre 1960.
CONDITIONS
DE VIE
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DU REGROUPÉ
tion sanitaire, mais bien sur la situation économique: dans un cas des plus tragiques rencontrés, un rapport médical précise que l'état physiologique général de la population est tel que les médicaments n'agissent plus. » Un document officiel nous apprend qu'à Merdj (excommune d'Erraguène), où l'on comptait 5 200 regroupés avant la mise en eau du barrage de Djen-Djen, 250 sont morts en un mois et plus de 30 % sont tuberculeux. A la Ferme Michel, le rapport aux naissances des décès d'enfants de moins d'un an s'établit à 500 pour mille. L'assistante médico-sociale du secteur d'Azib Ben Ali Chérif affirme ceci: «Au mois d'octobre 1960, à Ighzer Amokrane, j'ai trouvé des enfants âgés d'un mois à quatre ans et demi dans des états de maigreur épouvantable; quelques rares mères acceptèrent qu'on amène leurs bébés à l'hôpital où, en général, ils sont morts. Cet état de choses est dû à la grande misère où se trouve la majorité de cette population réfugiée dans des conditions incroyables. Les secours alimentaires sont d'environ 900 grammes de semoule par personne et par mois; quant aux petits enfants, ils n'y ont
pas droit. » Cette assistante, Inent sont certains,
dont la loyauté et le dévoue-
se fait traiter
à Ighzer Amokrane»
de « Francais, :,
assassins!
»
(15).
A côté de cette misère, sur cette misère même s'édifient de petites fortunes locales. Certains officiers S.A.S. ne se contentent pas de trafiquer avec les crédits alloués aux centres, mais arrachent aux regroupés le peu qui leur reste. A Aïn Lelou, dans l'Ouarsenis, les regroupés ne pouvaient résister à la tentation de chercher du bois en zone interdite. Lorsqu'ils rentraient avec leur âne chargé, la S.A.S. saisissait le bois qu'elle payait 200 anciens francs le quintal pour le revendre à 500. Par ailleurs, une demibourgeoisie naît et se nourrit de l'extrême indigence de la masse. Des harkis revendent la semoule qui leur a été distribuée à titre de récompense, alors qu'elle était destinée à la population; d'autres mettent la main sur les récoltes des regroupés ou prélèvent sur elles une forte dîme. Spéculation, chantage, détournement de crédits, abus de pouvoir, tous les moyens sont bons pour ceux qui veulent s'enrichir rapidement. «A la S.A.S. de Bou Alem (arrondissement d'El Bayadh, Géryville), les frères M.. B. et N. doivent quitter les lieux ainsi que les fils N., connus (15) Commandant Florentin, Rapport du 30 novembre 1960sur l'arrondIssement d'Akbou.
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
sous le nom de fils M. Les deux premiers: l'un est interprète, l'autre chauffeur de la S.A.S., coûtent très cher à la population du regroupement... Les frères M. sont à la tête d'une bonne fortune mal acquise. Ils ne reculent devant rien pour profiter de la situation. Ils détiennent le magasin du ravitaillement où les prix de vente sont exagérés, le transport, et en plus ils rançonnent les gens par tous les moyens. Leur oncle paternel M. L., ex-chef rebelle rallié, continue à contacter les H.L.L. et, de ce fait, le double jeu est employé. Dès qu'un chef de S.A.S. arrive, il est pris dans leur engrenage et il y reste. Tout le monde est au courant de leur manœuvre odieuse qui leur a apporté profit sous le commandement des lieutenants R. P. et L.» (16). Il faut reconnaître que dans de nombreux centres, par contre, les officiers des S.A.S.. et leur équipe ont fait l'impossible pour secourir les regroupés. Des officiers S.A.S. ont pris des avances sur leur solde pour parer à des cas urgents. On nous cite le cas de ce lieutenant, commandant la S.A.S. de Kerkera, qui regroupait les gens le 15 août parce que le 16 il partait en congé. Mais nous connaissons tel sous-lieutenant appelé qui n'est jamais parti en permission parce qu'il ne voulait pas quitter le centre de regroupement. A côté des militaires qui exerçaient des sévices, il y avait ceux qui partageaient leur ration avec les regroupés dont ils avaient la garde nous avons plusieurs témoignages à ce sujet. Ajoutons que de nombreux chefs de S.A.S. ont eu le souci de procurer du travail aux regroupés en ouvrant des chantiers pour lesquels ils embauchaient en priorité les responsables des familles sans ressources. De même, l'état déplorable des centres provisoires ne doit pas nous faire méconnaître les avantages que présentent de nombreux centres définitifs et sur lesquels nous reviendrons ultérieurement, non plus que les réalisations assez remarquables de la politique des «mille villages), dont le bilan a été fait dans le chapitre précédent. Cependant, les regroupés qui habitent ces nouveaux villages ou qui dépendent d'officiers d'une haute valeur morale ne sont guère plus heureux pour autant, car, (16) Rapport du capitaine Benhamza Hamza, des Affaires algérien.. nes, sur la situation générale du Sud-Oranais, en date du 20 aoùt 1960. .D~s cet extrait, nous avons remplacé les noms des personnes par des Imtlales.
CONDITIONS
outre leurs liberté.
biens
IV. -
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DE VIE DU REGROUPÉ
matériels,
ils ont
eux aussi
perdu
la
LA PERTE DE' LA LIBERTE
Si tous les regroupés ne souffrent pas de la même misère matérielle, ils souffrent tous de la même misère morale, qui échappe aux économistes et aux statisticiens, mais qui est autrement plus profonde. Dans son courageux rapport de 1959, le Secrétaire général du Secours catholique écrivait: «... Les gens n'ont pas l'air content. Et lorsqu'on obtient enfin une confidence, on découvre que la technique ne remplace jamais la tradition. Même dans tel village où la faim n'est pas tragique, car il y a ici des distributions de semoule, il manque quelque chose. On ne peut plus se procurer le mouton rituel, ni pour l'enterrement ni pour les fêtes de famille. Et cela, l'Arabe ne le supporte pas.» Ainsi l' « Arabe» n'est pas content parce qu'il n'a plus son «mouton rituel» ! Voilà bien, diront certains, le fanatisme musulman! Comme s'il ne s'agissait que de cela! Et pourtant, en 1959, il crevait les yeux que ce n'était pas tant de mouton que l'Algérien avait faim que de liberté et de dignité. Mais on croyait encore qu'il suffisait de nourrir ceux qui ont faim et de vêtir ceux qui sont nus et que les exigences de l'esprit étaient un luxe réservé aux bourgeois occidentaux (17). Parce que leurs habitants avaient perdu la liberté, tous les centres, même les plus réussis, revêtaient l'aspect des cités mortes. Dans tous les cas, un poste militaire jouxte le centre ou le surplombe. Un officier S.A.S. de Bouira profitait ainsi de l'excellent emplacement en hauteur d'un poste pour faire des cartons sur le centre d'Ouled Bouchia. Les barbelés et les miradors donnent à la plupart des regroupements des allures de camp de prisonniers. La revue Perspectives du 9 juillet 1960 nous explique, par un doux euphémisme, que le fil de fer barbelé protégeait le regrou(17) Le 22 avril 1956,le cardinal Saliège écrivait aux disponibles qui partaient en Algérie: «En France. trop souvent, nous nous payons de mots, de grands mots comme liberté, justice, etc., qui ne signifient rien. Liberté de mourir de faim... De cette liberté, l'homme n'a que faire.» C'est là bien méconnaître l'homme qui, parce qu'il ne vit ~as seulement de pain, place au-dessus de tout la liberté, même si c est celle de mourir de faim.
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LA CRÉATION
DES
REGROUPEl\lENTS
pement «contre les rôdeurs nocturnes ». Un officier se charge de nous montrer l'utilité des barbelés: «Sur le plan de regroupement, on s'est contenté chez nous de regrouper des gens à l'intérieur des barbelés. A tel point qu'un général venu dernièrement demandait: «Mais lorsque ces gens-là sont en dehors du regroupement, est-ce que vous les protégez?» On lui a répondu que les protections n'étaient pas faites du tout pour les protéger mais pour les surveiller. Il avait l'air étonné. Le général pensait a priori que les barbelés étaient là pour elupêcher les rebelles de pénétrer dans le douar et servaient à protéger la population; il ne pouvait pas concevoir qu'on les ait placés, si je puis dire, inversement pour éviter les contacts, la coopération, entre les rebelles et la population» (18). La surveillance est d'ailleurs grandement facilitée par la disposition uniforme des habitations. Du haut du mirador, la sentinelle peut surveiller en permanence tout le village. A ce sujet, Alain Jacob écrit: «Je pense tout d'un coup à cet enfant devenu presque fou depuis qu'une imposte avait été Ollverte dans un mur de sa chambre par où son père, hors de vue, exerçait sa surveillance et, par surprise, faisait entendre sa voix. Mais les ll1iradors ne permettent pas de voir à travers les toits. «J'avais d'abord décidé, expli~ue cet officier-constructeur, de ne pas mettre de portes à l'entrée des courettes. De cette façon, il aurait suffi de longer la rue pour vérifier que tout était en ordre. Réflexion faite, il y aura des portes à claire-voie. Mais je veux pouvoir entrer partout quand ils seront là comme je m'y proluène aujourd'hui. Vous cOluprenez, il faut arriver à ce que les gens puissent répondre aux fellaghas: «Nous ne pouvons pas faire ce que vous nous demandez.» Ce n'est pas une question de vouloir ou non, il faut, qu'ils disent «nous ne pouvons pas». Il insiste sur ce «nous ne pouvons pas»... C'est le prix, à ses yeux, de la «détente». Singulier paradoxe où ce militaire cherche à travers ses réseaux de barbelés et ses miradors la voie d'une sorte de liberté. Il est persuadé d'ailleurs qu'il y réussit» (19). Alain Jacob (18) La Nouvelle Critique, septembre-octobre
1959.
(19) Op. cit., pp. 32-33. On peut trouver une partie de cet extrait dans Le Monde du 10 juin 1959, dont Alain Jacob était l'envoyé spécial à Alger.
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DE VIE DU REGROUPÉ
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nous montre ensuite l'officier passant devant le café maure, où sont assis des vieillards: tous se lèvent pour ébaucher un garde-à-vous. En effet, ce ne sont pas seulement les barbelés et les tours qui donnent au village l'aspect d'un camp, c'est encore son organisation toute militaire. Très rares sont les centres où les entrées et sorties sont libres: les gens doivent avoir un laissez-passer. En certains endroits, le lever et le couvre-feu se font au clairon. Les regroupés peuvent être astreints à assister à la cérémonie des couleurs ainsi qu'au « rapport» quotidien.. On leur apprend à saluer les officiers et sous-officiers.. Dans tel centre, le capitaine passe une grande partie de son temps à faire rectifier la position au garde-à-vous des vieillards, COlnme il le ferait dans une caserne avec les jeunes recrues. Ailleurs, le lieutenant chef de S.A.S.. était très fier de la campagne de propreté qu'il avait entreprise dans le centre de regroupement. Dès qu'il apercevait un enfant sale, il faisait bastonner les parents par un Inokhazni. Aussi, lorsqu'il mettait le pied dans le centre, toutes les mères sautaient sur leurs enfants et se mettaient à les frotter avec énergie. Pour servir d'intermédiaire entre eux et la population, les militaires ont nommé des chefs de village et des chefs de groupe. Ces responsables sont continuellement à la disposition des militaires. Ils doivent désigner les hommes de corvées et de garde, faire régner la discipline et transmettre les ordres. Dans un premier temps, les notables locaux sont désignés d'atltorité pour assumer ces fonctions, avant que ne leur soit substituée la nouvelle élite, composée de harkis et de ralliés.. Lorsque la population est jugée «coopérante », elle est mise en autodéfense et reçoit ses premières armes, à savoir des fusils de chasse. Lorsque les regroupés font preuve d'hostilité, on essaie de les «mettre en condition». Dans certains centres, les haut-parleurs diffusent, à toute heure du jour, des harangues de désintoxication. Le général Challe recommande de tout faire pour dissiper ces sentiments d'hostilité en organisant des réjouissances au cours desquelles l'armée doit se montrer sous un aspect récréatif: théâtre, séances de cinéma, fêtes sportives avec lâcher de parachutistes, kermesse populaire avec pose d'hélicoptères. L'ex-général stimule la création de comités sportifs et de comités de cinéma. En fait, non seulement cette action psychologique
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
ne réussit à convaincre que les militaires, mais elle indispose un peu plus la population. Privé à peu près totalement de sa liberté, le regroupé préfère souvent aliéner le peu qu'il en reste. Aussi laisserat-il à l'abandon des terres situées à moins de deux kilomètres du centre ou refusera-t-il de monter dans les camions militaires qui pourraient l'acheminer vers ses terres plus éloignées. Car, pour un fellah, être libre c'est pouvoir disposer de son temps comme il l'entend et visiter sa terre quand il en a envie; c'est encore pouvoir disposer de sa récolte et non la confier à un entrepôt collectif. Parce qu'il n'est plus maître de soi, de son temps et de son bien, le regroupé considère le centre comme une prison, ainsi que l'exprime une vieille femme: «Ils ont jeté en prison tous les hommes, cela n'a pas suffi puisque la guerre continue. Il leur reste à emprisonner les femmes, les enfants et les vieillards. Dans les prisons, il n'y a plus de place. C'est plus facile de nous demander de construire de nos mains nos propres prisons. Cela ne coûte rien et ils n'auront même pas à nous servir la soupe des prisonniers. » Si le regroupement eut de graves conséquences pour le fellah, il en eut de tragiques pour le nomade, épris de liberté et dont la survie dépend du libre déplacement de son troupeau.
CHAPITRE VI
LES REGROUPEMENTS
DE NOMADES
Près de quatre cent mille nomades et semi-nomades furent regroupés sous des tentes, en particulier dans les départements de Tiaret et de Saida, Oran, Médéa, Batna et Annaba (Bône). Aucun document officiel ne fait mention de centres de regroupement dans les deux départements que forme le Sahara. Nous savons pourtant qu'il existait des centres importants aux environs d'El Oued, de Touggourt et surtout de Colomb-Béchar. Jetons un rapide coup d'œil sur les nomades et leur pays. avant d'analyser les perturbations causées par les centres de regroupement.
I.
-
LES CONDITIONS
DE VIE TRADITIONNELLES
En bordure du Sahara, les nomades et semi-nomades se répartissent dans une dizaine d'arrondissements, mais c'est sur les Hautes Plaines Oranaises qu'ils sont les plus nombreux. Les Hautes Plaines forment un ensemble peu accidenté, se déroulant sur quatre cents kilomètres. Le sol est pauvre, hormis dans quelques vallées formées de terres d'alluvions. La culture des céréales n'est guère rentable et la seule richesse, avec l'alfa, est l'élevage, qui a fait surnommer depuis longtemps cette zone: «le pays du mouton ». Les grands espaces des Hautes Plaines constituent d'excellents terrains de parcours où le cheptel
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LA CRÉATION
DES
REGROUPEMENTS
trouve une nourriture suffisante à condition de pouvoir aller la chercher où elle se trouve. Le pâturage est constitué par une flore éphémère et une flore pérennante. Celle-ci est généralement très maigre, mais, de par sa pérennité, elle a l'avantage d'assurer en toutes saisons la survie du troupeau. La végétation éphémère se cOlnpose de graminées et de légumineuses qui poussent très rapidement après chaque pluie. Les nomades l'appelent l'acheb ou herbe verte, qu'il faut brouter au bond, car elle pousse, fleurit, fructifie, se dessèche en moins d'un mois, et ce qui n'est pas brouté est perdu. Ces espèces sont si bien adaptées qu'elles tirent profit de la moindre pluie. Le printemps les voit régulièrement naître, mais qu'une pluie survienne en été ou en automne et les nomades ne manqueront pas de faire bénéficier leurs troupeaux de cette herbe grasse, même au prix d'un très long déplacement. Ils profiteront parfois de cette humidité passagère pour faire quelques cultures. «Les nomades sahariens qui accourent dès que le ruissellement a fertilisé une dépression créent des champs temporaires de quelques centaines d'ares ou de quelques hectares selon la quantité de semences qu'ils ont en réserve et le temps, toujours bref, dont ils disposent avant que la surface du sol ne se dessèche à nouveau» (1). Faire manger et faire boire les animaux sont les deux impératifs qui dictent les déplacements. Selon l'amplitude de ces déplacements, l'importance relative de l'agriculture et le séjour plus ou moins prolongé que font les pasteurs auprès de leurs champs, on distinguera les semi-nomades et les nomades. Les semi-nomades ne dépassent guère les limites de l'arrondissement et tendent vers la sédentarisation. En effet, comme ils cultivent eux-mêmes la terre, ils ne peuvent s'éloigner avec leurs troupeaux qu'entre les moissons et les labours. Les nomades, parce qu'ils font travailler leurs terres aux ksouriens et qu'ils possèdent des troupeaux plus importants, peuvent et doivent dépasser les limites de l'arrondisement. Les nomades à court rayon de transhumance sortent du département sans pour autant parcourir de très longues distances. Les nomades à long rayon de transhumance peuvent remonter (1) J. Despois, «Les paysages agraires traditionnels du Maghreb et du Sahara septentrional », in Annales de Géographie de mars-avril 1964, p. 150.
REGROUPEMENTS
DE NOMADES
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très haut vers le nord, faisant par exemple, au passage, les moissons à Tiaret ou les récoltes de lentilles au Sersou, puis les vendanges à Mohammadia (Perrégal1x). Parfois, ils sortent même de l'Algérie. Nous avons exposé très rapidement les conditions de vie du nomade, « en fait la distinction entre nomades et semi-nomades, comlne celle qui différencie les seminomades des sédentaires, est souvent très délicate à faire et il y a bien des nuances entre les genres de vie de chacun d'eux. Une classification trop précise aboutirait à multiplier les catégories et risquerait toujours d'être arbitraire» (2). En tout cas, il faut bien voir que la dispersion est une nécessité vitale pour le nomade et lnême le semi-nomade, car l'immobilité et la concentration des troupeaux en un seul endroit amènent la disparition du pâturage. Or, le regroupement a porté une atteinte brutale à ce principe de la dispersion.
II. ET
-
LES REGROUPEMENTS LES ZONES INTERDITES
Les regroupements de nomades furent entrepris dès 1957. Ils s'intensifièrent, plus particulièrement dans le Sud-Oranais à partir du mois de juillet 1958. Ces regroupements ont pu se faire dans le calme et sans trop de précipitation ou, au contraire, dans le feu d'une opération. Le témoignage que nous allons citer est du légionnaire Alfred Muller, il a paru dans le journal Reichsrut, Hannover, en août 1960. Nous avons remplacé le nom du lieutenant par une initiale. « En janvier 1959, notre régiment était chargé de l'opération «Plaine». Le but de cette opération était le regroupement de la population de tous les villages et toutes les tribus nomades dans des camps de regroupement. Tous ces villages dépeuplés ont été complètement détruits par le feu. Trente-cinq civils qui avaient essayé de sauver une partie de leurs biens de la destruction ont été séparés des autres personnes rassemblées ainsi. Ces 35 ont été fusillés par nous près d'un poste de la Légion étrangère sur la piste GéryvilleBoukdoub et enterrés dans une fosse commune. Le lieutenant
X
-
alors
chef
de compagnie
(2) J. Despois, l'Afrique du Nord,
de la 2e compagnie
tome l, p. 221.
106
LA CRÉA TION DES REGROUPEMENTS
du 28 régiment de la Légion - était responsable de cette action. » Par contre, on enregistrait, en 1959, dans la région d'Aftou, des demandes de regroupement formulées par la population elle-même, là où le F.L.N. avait effectué des purges sanglantes parmi ses membres favorables à la «paix des braves ». En 1959 toujours et dans la même région, à la suite d'un règlement de différends entre le F.L.N. et le M.N.A., qui fit plusieurs centaines de morts, une partie de la population demanda à être regroupée et incorporée dans les harkas. Ces rares demandes amenèrent le commandement militaire à écrire avec exagération qu'il n'y avait pas de regroupements de «non volontaires» dans l'arrondissement d'Aftou. Quant à l'emplacement du regroupement, il est assez peu souvent judicieux, car le choix a été conditionné au premier chef par la présence d'un poste militajre. La légèreté relative du quadrillage militaire dans ces régions a imposé la constitution de centres monstrueux par leurs dimensions. C'est le département de Saida qui p.âtit le plus de cette politique des regroupements. A tel point que le commandant Espeisse, des Affaires algériennes, a pu écrire après une inspection dans le «pays du mouton»: «Sur le plan politique, nous cheminons doucement vers l'autodétermination par le moyen terme d'une politique communale d'inspiration libérale. Or, dans l'immédiat, nous nageons dans une politique coercitive que n'aurait jamais envisagée l'administration directe la plus énergique.» Aussi les nomades fuient-ils tout particulièrement les arrondissements d'Ain-Sefra, d'El Bayadh (Géryville) et de Méchéria, pour se réfugier à l'est du Chott Ech Chergui, dans une zone où les centres de regroupement sont moins nombreux. Dans l'arrondissement d'Ain-Sefra, 13 centres groupent 8 428 personnes. Pour l'arrondissement d'El Bayadh (Géryville), on dénolnbre 10 centres groupant 3 843 tentes avec 24 129 personnes; citons, entre autres, Bouktoub, avec 6 200 personnes et Ain El Moula, 4 700 personnes. Mais c'est l'arrondissement de Méchéria qui compte le plus grand nombre de regroupés, avec des regroupements géants, comme celui d'El Biod (7 364 personnes). La politique des zones interdites aggrave sérieusement une situation déjà fort complexe (3). (3) Tous les chiffres de ce paragraphe datent de mars 1959.
REGROUPEMENTS
DE NOMADES
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Tout en concentrant les nomades, on établissait des zones interdites. Il y en eut de trois sortes: - les zones temporairement interdites, - les zones constituées en gros par les régions montagneuses, - les zones absolument interdites au-delà des barrages. Dans la première catégorie, se rangent les rotations de pâturages, imposées par les autorités locales pour mieux surveiller les troupeaux. L'interdiction des zones de la seconde catégorie n'est pas toujours respectée, car l'attrait de l'herbe est parfois trop fort, malgré les diverses sanctions, dont les plus courantes sont le «mitraillage» du troupeau et sa confiscation. Ce sont les zones interdites des barrages de frontières qui ont amené les perturbations les plus graves. Certaines populations sont privées de la totalité de leurs terrains de parcours. L'arrondissement de Méchéria, sur la frontière marocaine, souffre plus particulièrement de cette situation. Dans ses regroupements d'Abbel Moula, Garet El Itna, El Harchaia, Naama et Mekalis, on trouve des fractions dont tous les terrains de parcours habituels ont disparu. Cela n'est pas pour nous étonner lorsqu'on considère une carte de cet arrondissement qui a perdu les trois quarts de son territoire, depuis la construction du barrage. Mais ce qui a compliqué la situation, c'est qu'à peu près tous les pâturages de la partie nord sont situés dans le secteur militaire de Sebdou, qui empiète largement sur l'arrondissement de Méchéria. Le commandant du secteur de Sebdou avait rapidement réglé le problème de la transhumance: à une époque où les nomades étaient incontrôlés, il les refoula purement et simplement, en ne conservant que les gens présents sur les chantiers d'alfa. Les troupeaux repliés dans le dernier quart de l'arrondissement de Méchéria ont tellement pâturé, aux abords des regroupements, que l'alfa a totalement disparu sur plusieurs kilomètres à la ronde. Ces pâturages ne pourront repousser que d'ici plusieurs années. C'est là une des conséquences immédiates du regroupement des nomades.
108
LA CRÉATION
DES
REGROUPEMENTS
Arrondissement
de Méchérla .Bedeau
SEBDOU
Sldl Halml. Tlerzlta.
,
LE TELAGH Crampe'- ~edjem Demouche
f77] t£..Q
Zone interdite au-de.i du barrage électrifié
t:::::::J
ae MECHERIA rattachée au.
Parti. de l'arrondissement
secteur militaire de SEBDOU
.
Centres de regroupement
Ir' . o 10 20 30km
REGROUPEMENTS
III.
-
109
DE NOMADES
LES CONSEQUENCES IMMEDIATES DES REGROUPEMENTS
Les perturbations causées par les regroupements de nomades nous apparaîtront tout d'abord dans les extraits d'une lettre que le général A. Pigeot, député de la Saonra, adressait, le 28 mai 1959, à M. Soustelle, Ministre délégué auprès du Premier Ministre. «J'ai eu l'honneur, au mois de mars, d'appeler votre attention sur la situation difficile des nomades, Chaamba pour la plupart, qui avaient été parqués depuis 1957 dans le Meguiden. « Je vous expose aujourd'hui le cas des nomades DouiMénia tel qu'il vient de m'être décrit à Colomb-Béchar par les électeurs sénatoriaux de cette tribu (4)... « ... Ce qu'il faut déplorer, c'est la façon dont ces sûretés ont été prises: au lieu de laisser les Doni Menia mener leur vie habituelle et de contrôler leurs mouvements et leurs activités, on les a assemblés sous les murs d'Abadla, ce qui permettait, pensait-on, de les surveiller sans avoir à sortir du poste. «C'était transposer au Sahara la formule du «regroupement» des douars appliquée à certaines régions de }'Algérie, mais si le regroupement d'agriculfeurs sédentaires ne change pas beaucoup leurs conditions de vie surtout si on met des terres à leur disposition, le regroupement des nomades les conduit infailliblement à la ruine... «L'élevage est devenu pratiquement impossible... «La zone de pâturage, comme les zones interdites, est délimitée par des droites que rien ne concrétise sur le terrain, les bergers parfois et plus souvent encore les chameaux en pâturage libre franchissent ces lignes et sont aussitôt soumis au feu de l'aviation qui patrouille souvent dans cette région située à proximité des bases aériennes de Colomb-Béchar et d'Hammaguir (5). (4) Tribu située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Colomb-Béchar. (5) Il est interdit aux appareils de se poser sur le terrain avec .certaines munitions, surtout avec des roquettes sous les ailes. Quand tes pilotes de chasse n'ont pas eu l'occasion de larguer leurs muni'tions, quoi de plus pratique en fin de mission qu'une zone inter-
dite? « L'armée de l'aIr n'est d'ailleurs
c
théoriquement
pas responsa-
JI>
110
LA CRÉATION
DES
REGROUPEMENTS
«L'agriculture a été compromise par les réductions imposées à la circulation et il a même été question, pour assurer une meilleure surveillance de Guir, de brûler la forêt; la conséquence immédiate de cette mesure aurait été l'anéantissement des récoltes, en conséquence lointaine la suppression des ressources procurées par l'exploitation du bois et le risque de voir les terres arables emportées à la prochaine crue du Guir. «Enfin, dernier point, le regroupement a amené à Abadla, poste où l'on souffre depuis toujours de la pénurie d'eau potable, 2 à 3 000 personnes supplémentaires. La faible quantité d'eau douce provenant d'une station de pompage suffit juste à la garnison et aux habitants du ksar, les nomades doivent se contenter de puits atteignant l'inferoflux de l'oued, horriblement salé. « L'été qui approche aggravera la situation des humains comme celle du bétail... « La situation militaire, dans la région de Colomb-Béchar, ne semble pas justifier des mesures aussi rigoureuses. N'existe-il pas des moyens de châtier les vrais coupables tout en laissant en paix les innocents? N'y a-t-il pas de moyens de contrôler les nomades en les laissant mener leur vie habituelle?» Il est fort instructif de comparer ce rapport avec celui qu'écrivait le Préfet de la Saoura, le 2 juillet 1959, à l'intention du même ministre, pour décrire la même situation : «J'ai l'honneur de vous rendre compte qu'il a été procédé au regroupement de la tribu des Doui Menia, dans la région d'Abadla. Ce mouvement s'est effectué en deux temps: 1 en septembre et octobre 1958, 0
20 en mai et juin 1959.
«Les s'établir
raisons ainsi:
ayant
motivé
10 Protéger les populations rebelles. 20 Permettre
un meilleur
i
ce regroupement
peuvent
civiles contre les exactions contrôle.
ble des innocentes victimes qu'elle pouvait _provoquer en Z.I., suivant le principe: «tout ce qui bO!l~e est fell ». La responsabilité première et écrasante en incombe au Haut-Commandement en Algérie, car ces morts de civils ne peuvent, en aucun cas, être considérées comme des « bavures» de l'action militaire, elles sont le résultat inéluctable et même prévisible de l'établissement de Z.I., fictives, puisque non évacuées complètement.» (Jean-Philippe Talbo-Bernigaud, op. cit., p. 714).
REGROUPEMENTS
111
DE NOMADES
30 Faciliter la poursuite des fellaghas passant ou vivant dans la région. «Ce regroupement, pour la première des raisons indiquées ci-dessus, s'est fait sans contrainte aucune. Les caïds et chefs de douars ont manifesté eux-mêmes le désir de regrouper leur monde pour le placer sous la protection de la France et montrer ainsi leur désir de prendre nettement position... «Ce village de tentes ~, ainsi que le ksar sont entourés d'un réseau de fils de fer barbelés mettant ainsi les populations nomades et ksouriennes à l'abri des exactions de nuit. Un ensemble d'autres mesures plus complexes est d'ailleurs en vigueur pour parfaire cette protection... «Abadla forme donc maintenant une agglomération d'environ 8 000 personnes, dont 5 000 nomades. Bien que leur mode de vie traditionnel soit entièrement changé,
ils préfèrent
de beaucoup être regroupés...
~
Les propos optimistes de ce Préfet ne trompèrent d'ailleurs pas le Chef de Cabinet du Ministre, qui transmit le dossier à M. Soustelle en notant que «cette formule de regroupement est une solution paresseuse et inhumaine ». Outre les difficultés signalées par le général Pigeot, il faut mentionner les perturbations sur les plans administratif, économique, sanitaire et psychologique. LES PERTURBATIONS
ADMINISTRATIVES
La plupart des regroupements ont été effectués en juillet 1958, en pleine période de transhumance. Aussi relève-t-on dans les centres un mélange inextricable de tribus. Considérons, à l'aide de la carte, l'arrondissement de Méchéria. La commune d'Oglat En Nadja, dont le centre est en zone interdite, correspond à l'ancienne tribu des Bekakra qui possède 155 tentes à Garet El Itna, 381 à Abdel Moula, 140 à Kerbaya, 70 à Redjem Demouche et 23 à Sidi Naimi. Les chefs de S.A.S. éprouvent de sérieuses difficultés pour réunir les conseillers municipaux dispersés et font parfois muter le maire d'un regroupement dans un autre pour le rapprocher de la «signature ». En fait, ce sont les chefs de S.A.S. qui administrent. Une mesure qui a touché de plus près les nomades est le nouveau tracé des limites des annexes des Territoires du Sud effectué par l'Organisation commune des Régions sahariennes, l'O.C.R.S. Les anciennes limites avaient été
112
LA CRÉATION
DES
REGROUPEMENTS
tracées par des administrateurs, soucieux, dans l'ensemble, des besoins des nomades; elles avaient été fixées en fonction des terrains de parcours sahariens. La limite de l'O.C.R.S. a été tracée par des technocrates ignorant tout des problèmes humains. Cette nouvelle frontière administrative a été renforcée par une ligne continue de zones interdites et est devenue imperméable aux nomades qui possédaient au-delà des étendues de pacage traditionnel. «Des opérations ont cependant été montées par le 3' Bureau pour perlnettre aux tribus de franchir cette ligne. Mais n'oublions pas que la lenteur administrative ne cad're pas, même à l'époque de la T.S.F., avec la rapidité avec laquelle l'acheb naît, fleurit et disparaît» (6). LES
PERTURBATIONS
ÉCONOMIQUES
On peut estimer que les nomades algériens ont perdu 90 % de leurs troupeaux. C'est là une perturbation très grave quand on connaît l'amour du nomade pour son cheptel. «Les dernières années ayant été bonnes, du point de vue de la pluviométrie, la diminution du cheptel constatée récemment est attribuée de façon à peu près unaninIe aux regroupements ainsi qu'à la limitation des terrains de parcours et de la transhumance. Le straffing des zones interdites, les amendes locales et la dîme prélevée par les fellaghas peuvent être considérés comme secondaires» (7). Ainsi, dans l'arrondissement de Méchéria, où l'on pouvait compter plus de 800 000 ovins en très bonne année, on n'en comptait pas 100 000 en 1961. Dès le printemps 1960, des prêts en têtes de bétail avaient pourtant été accordés à certaines familles afin de favoriser la reconstitution du troupeau. Une série de restrictions précipite cette extinction du troupeau, tout en augmentant le chapitre des doléances. La plus rigoureuse des interdictions est l'arrêt de la transhumance vers le Nord: l'achaba. Dans le Tell, les animaux trouvaient les chaumes et les hommes du travail. Les centres de regroupement empêchent aussi la (6) Commandant R. Es~isse, chargé par le général Parlange, en mars 1960, d'étudier la politique de regroupement menée dans le Sud. Oranais. (7) Ibid.
REGROUPEMENTS
DE NOMADES
113
grande nomadisation vers le Sud, indispensable pour la survie du troupeau par les périodes de grands froids. De plus, il existe des plantes qui guérissent les moutons et que connaissent bien les nomades, mais elles se trouvent souvent en zones interdites. Les moutons ne peuvent plus faire de cures de sel, parfois indispensables, dans les chotts. Par ailleurs, les militaires n'autorisent, en régions licites, qu'un berger pour 100 ou 200 moutons. Les propriétaires estiment à juste titre qu'un seul berger ne peut pas soigner le troupeau comme il convient, surtout au monlent de l'agnelage. Certes, il arrive qu'une femme de plus de quarante-cinq ans soit autorisée à se rendre auprès du troupeau, à raison d'une pour cinquante brebis. Mais cette permission est assortie de telles conditions administratives (carte d'identité, photographie) qu'elle demeure trop souvent théorique. LES
PERTURBATIONS
SANITAIRES
Parqué à l'intérieur du centre depuis des mois, des années même, le nomade a accumulé les ordures autour de sa tente. La discipline la plus stricte ne modifie pas ses conceptions de l'hygiène et ne fait, au contraire, que l'irriter. Comme nous sommes habitués à prendre un bain, il avait l'habitude de changer de place pour fuir les parasites. C'est pourquoi les regroupés demandaient sans cesse de déplacer les tentes, ne serait-ce que de quelques centaines de mètres. l\fais il y avait les réseaux de barbelés et les tours de contrôle... Afin de pouvoir supporter la sécheresse de l'été, le mouton doit faire des réserves de graisse au printemps en broutant l'acheb, c'est-à-dire l'herbe grasse. Par aubaine, le berger obtient parfois la permission de partir à la recherche de cette herbe grasse. Mais la famille doit rester dans le centre de regroupement, aussi est-elle privée du petit-lait et du beurre qui équilibrent en temps normal son alimentation. Nous ne connaîtrons jamais le nombre de regroupés, des enfants surtout, qui, à petit feu, sont morts de faim. A la différence des regroupés du Nord, ils n'avaient même pas la ressource de manger de l'herbe. On peut dire qu'à peu près tous les nomades souffraient d'un déséquilibre alimentaire fondamental, marqué par une nette prédominance des glucides et une absence quasi
114
LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
totale en lipides et protides. Pour compenser ces carences, les regroupés n'hésitaient pas à manger des viandes avariées. Des rapports médicaux signalent des tentatives d'absorption de viandes souillées ou en état de putréfaction, dont il n'était guère possible de convaincre les regroupés de se débarrasser. L'eau saumâtre causa la mort de nombreux nourrissons et de petits enfants. La tuberculose multiplie les victimes. Durant la période hivernale, en effet, la transhumance, en conduisant les troupeaux vers les chotts ou vers le Sahara, permettait aux hommes de bénéficier d'un climat plus clément. Ajoutons à cela la pénurie de combustible: il n'était plus possible de trouver un morceau de bois autour des regroupements, éloignés le plus souvent de toute forêt. On se doute de l'état d'esprit des nomades et des seminomades qui doivent mener une pareille vie à l'intérieur des centres de regroupement. LES
PERTURBATIONS
DES ESPRITS
Le nomade voit fondre son troupeau de moutons avec lequel il vivait en état de symbiose: il se vêtait de la laine et se nourrissait du lait et de la viande. Habitué aux grands espaces, il souffre d'être sédentaire. Amoureux de la solitude, la promiscuité le rebute. Il croit que seul le F.L.N. peut lui rendre sa liberté. Le sous-préfet de l'arrondissement d'El Bayadh (Géryville) le note très justement le 22 novembre 1960, dans une lettre au préfet de Saïda: «Les tournées que je viens d'effectuer dans plusieurs centres de regroupement et les contacts que j'ai eus renforcent ma conviction que la propagande F.L.N. trouve un aliment de choix dans cette lassitude profonde et chaque jour grandissante qui s'est instaurée et qui confine quelquefois à un véritable sentiment de révolte. Le F.I...N. peut faire admettre maintenant, sans difficultés, que le combat qu'il mène est celui qui va conduire à la libération des nomades maintenus prisonniers par l'armée française. » Les centres ont une telle renommée parmi les nomades que ceux-ci n'ont qu'une hantise, celle d'être regroupés un jour. Ils fuient les militaires et les zones concentrationnaires. Ainsi le capitaine Benhamza rapporte que «les principales victimes des nouvelles mesures, pour ne parler
REGROUPEMENTS
DE
NOMADES
115
que des tribus appartenant à l'arrondisselnent de Geryville à titre d'exemple, les Ouled Ziad, sont dans un tel état de tension et de peur, qu'ils se sauvent à cheval dès qu'ils voient des militaires. Ce qui permet, hélas, de faire la chasse aux soi-disant «fellaghas », qui ne sont que des Ziadis en fuite. » Par ailleurs, il est très difficile au nomade regroupé de se sauver, à cause de son troupeau. Quand il n'a plus rien, le nomade devient un révolté. Dès lors, on peut lire dans les rapports d'inspection des centres nomades: «A la ferme Coriat (Charrier), l'ambiance était plutôt froide. On sentait la présence d'une O.P.A. agissante et implacable... A Bou Alem, les esprits sont surchauffés sinon hostiles... A Ain Sefra, l'influence rebelle se manifeste sans détour, car la population est acquise au F.L.N. à 60 % dans le regroupement de Tiout et à 80 % dans le regroupement de Moghrar. Là, les hommes ont déclaré n'avoir jamais à participer à la lutte ni contre les rebelles ni avec nous. «Nous serons avec le plus fort!» Le ton ironique était à peine voilé» (8). Le plus souvent, c'est la lassitude, la torpeur. Un octogénaire s'exclama à Kef el Ahmar (Saïda): «Le Plan de Constantine, c'est très bien, mais que m'apportera-t-il si mes dix petites brebis sont mortes au cours de l'hiver?» Elle est significative cette réplique d'un regroupé d'El Harchaia, auquel un officier parlait de l'explosion atomique de Reggane: «Que ne l'avez-vous fait exploser ici, cela aurait simplifié nos problèmes! » A la vue de cette misère, le commandant Espeisse conclut ainsi son rapport: «Pour sauver ces hommes, il faut sauver leurs animaux et pour cela il est indispensable que des officiers, des sociologues, des vétérinaires, des agronomes, des hydrauliciens se penchent sur leurs problèmes et que certains acceptent pour un temps de mener la vie de nomades en faisant abandonner à ces derniers la vie de «clochards» pas même en liberté, qu'ils mènent actuellement.» Ce cri d'alarme fut-il entendu? Quels furent les remèdes préconisés?
(8) Extraits du rapport du commandant Guet, de l'I.G.R.P., après son inspection dans le département de Saïda, en octobre 1960 ..
116
LA CRÉATION
IV. -
DES REGROUPEMENTS
LES PALLIATIFS
Dès 1959, des regroupements alfatiers temporaires furent créés. Mais les nappes proches des centres s'épuisèrent rapidement, alors que celles qui étaient éloignées furent abandonnées et perdirent de leur qualité, en raison du vieillissement excessif des tiges. Bien que la cueillette de l'alfa fournisse un bon revenu, elle favorise la «clochardisation» de ces fières populations, qui n'éprouvent que du dédain pour un pareil travail. On prétendit améliorer les conditions de vie des regroupés en les plaçant à moins de cinq cents mètres de part et d'autre des pistes. L'Inspection générale des centres de regroupement approuva cette mesure qui permettait aux habitants d'éviter la promiscuité des personnes et de jouir d'un certain espace pour les animaux. «La disposition des tentes le long des routes est à citer en exemple à la totalité des secteurs comportant des nomades» (9). Avant cette approbation, le capitaine Benhamza Hamza avait déjà perçu les dangers d'une pareille méthode: «Il semble qu'un certain nombre de décisions viennent d'être prises au sujet des nomades dont la responsabilité incombe surtout aux S.A.S. et en particulier aux S.A.S. nomades. « Ces décisions partent d'un bon sentiment; elles témoignent également d'une hâte et d'une connaissance superficielle du Sud grandement préjudiciable. A titre d'exemple, on veut placer les nomades à moins de cinq cents mètres de part et d'autre des pi~tes. Cette décision permet évidemment à l'infanterie et aux véhicules de contrôler aussi aisément que les chevaux et l'aviation. Mais où cela ne va plus, c'est lorsqu'on passe à l'exécution, les gens sont placés loin des points d'eau et surtout à un «endroit visible », donc sur une hauteur d'où ils n'auront aucune protection contre les vents de sable l'été et les vents d'hiver.» Ces soi-disant «regroupements améliorés» présentent un inconvénient encore plus grave, quand on sait la manière de procéder de «nombreux militaires qui, pour le plaisir de tuer, tirent sur les bêtes (vaches, moutons, ânes, etc.) qui paissent sur les bords des routes et pistes, (9) Général Parlange, rapport d'Inspection Tiaret, établi en novembre 1960.
dans le département
de
REGROUPEMENTS
DE
NOMADES
117
mettent la main sur les troupeaux pour en disposer comme ils l'entendent. Ce procédé crée un climat de haine sans précédent dans les milieux nomades. Parmi ces militaires, il y a lieu de signaler ceux du génie qui assurent la protection du chantier travaillant sur la route Aflou-Géryville où se passent des choses inhumaines» (10). Il est, par contre, une solution qui aurait pu contribuer à l'assainissement de la situation si elle avait été vraiment appliquée: la création des antennes nomades. Nous ne savons à qui attribuer la paternité de cette méthode, qui fut, en tout cas, préconisée par le général Parlange et M. Perruche, sous-préfet d'El Bayadh (Géryville).' Un jour, au sud de Sebdou, le général Pari ange fut ému aux larmes lorsque, pour la première fois, il découvrit, à sa descente d'hélicoptère, ce qu'était un centre de regroupement de nomades, avec ses barbelés et ses miradors. Dès lors, il n'eut point de cesse qu'il n'eût trouvé une autre formule. Ce fut aussi l'objectif du sous-préfet d'El Bayadh qui écrivait à son préfet: «L'unique moyen, à mon avis, de reprendre en main cette situation très dégradée, consisterait à donner aux nomades la pleine conscience que nous sommes capables de nous occuper d'eux, autrement que par le leurre de la protection des regroupements, qui ne les intéresse d'aucune manière... Je suis persuadé que l'organisation de regroupements mobiles, suffisamment fractionnés, protégés par des patrouilles adaptées, contrôlés par des antennes nomades de S.A.S. apporterait immédiatement une amélioration considérable de l'état d'esprit des populations, qui retrouveraient ainsi une semiliberté, vivraient près de leurs troupeaux, rechercheraient les meilleurs pâturages, en un mot reprendraient goût à la vie. » Imposer l'arrêt du troupeau, c'était signer son arrêt de mort; par contre, l'antenne nomade, en le remettant en mouvement, lui redonnait la vie. La S.A.S., qui constitue la base arrière fixe, envoie une antenne nomade, composée d'un service administratif et d'un détachement de protection à cheval, dont le rayon d'action est d'une vingtaine de kilomètres. Une grande souplesse doit être laissée aux mouvements des nomades. Aussi se peut-il que les troupeaux d'une même tribu prennent des directions opposées. Il arrive que le gros des Ouled Oumlakhoua, par exemple, (10) Capitaine
Benharnza,
rapport
cité.
118
LA CRÉATION
DES
REGROUPEl\fENTS
s'installe dans la région d'Aïn-Oussera (Paul Cazelles) alors que le reste de la tribu évolue entre Touggourt et Ghardaïa; le peloton à cheval accompagne l'élément le moins important, tandis qu'un peloton motorisé est affecté au plus grand nombre. Le peloton motorisé a l'avantage d'atteindre un rayon d'une centaine de kilomètres. La base arrière, qui doit être le pôle d'attraction des nomades, sera pourvue d'une mairie, d'une école, d'un centre médicosocial, de boutiques et d'un bain maure. On y trouvera en plus un centre de traitement des animaux par pulvérisation ou bain parasiticide. Malheureusement, cette mesure semi-libérale ne fut que très rarement appliquée. On imagine quelle fut la joie des nomades lorsque les premiers dégroupen1ents furent entrepris.
CHAPITRE VII
UNE POLITIQUE DE « DÉGROUPEMENT
»
Le Délégué général du Gouvernement en Algérie, en accord avec le Général commandant en chef, décrète la fin des actions militaires offensives sur l'ensemble du territoire, à partir du 21 mai 1961, ne réservant aux « forces de l'ordre» qu'un droit de riposte dans l'éventualité d'une attaque armée de la rébellion. Cette décision est accompagnée d'un certain nombre de mesures tendant à expérimenter dans treize arrondissements le retour à la vie normale. Le 12 août 1961, les autorités françaises décident, «devant la recrudescence terroriste du F.L.N. », de permettre des opérations de destruction contre les bandes responsables des exactions dans les secteurs menacés, et, devant la réussite de l'expérience «arrondissements privilégiés, de faire bénéficier dix-neuf autres arrondissements d'un régime spécial: ce seront les « arrondissements prioritaires » (1).
Les arrondissements privilégiés. Au nombre de treize, ces arrondissements sont les bénéficiaires d'avantages importants:
-
La libre circulation des personnes, suivie de la levée complète des mesures d'assignation et d'interdiction. La levée du couvre-feu, avec suppression de toute
-
La libre circulation mentaires.
réglementation horaire sur les routes. des céréales
(1) Conférence de presse de M. Sicurani.
et des denrées
ali-
120
-
-
LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
L'accroissement de l'action économique et sociale, notamment par l'ouverture de nouveaux chantiers. La suppression totale ou partielle de certains regroupements dans tous les cas où les populations intéressées seront assurées de retrouver dans leur habitat traditionnel des conditions de vie analogues. La consolidation des regroupements viables que la population ne désire pas quitter.
Les arrondissements prioritaires. Ces dix-neuf arrondissements bénéficient d'un statut qui, sans être tout à fait identique à celui des arrondissements privilégiés, comporte néanmoins un certain nombre d'avantages par rapport au reste de l'Algérie. Les autorités locales pourront prendre les décisions qui doivent les amener au statut d'arrondissements privilégiés. Des enquêtes sont menées dans les autres arrondissements, afin de les faire bénéficier des mêmes avantages que les arrondissements privilégiés ou prioritaires dès que la situation militaire le permettra. Des travaux d'amélioration de l'habitat s'y poursuivront toujours, et, chaque fois que cela sera possible, les regroupements non viables seront dégroupés. Avant d'étudier les mesures qui furent prises pour faciliter le dégroupement, nous essayerons de connaitre le nombre de regroupements et de regroupés, au moment où la France décrétait la trêve unilatérale des opérations offensives.
I. -
UN ESSAI DE DENOMBREMENT
Le commissariat aux Actions d'urgence (qui a remplacé en partie l'I.G.R.P.) nous donne le nombre de centres et de regroupés dans chaque igamie, au 1er avril 1961. Ce tableau nous permet de constater que la politique de regroupement est poursuivie durant le premier trimestre 1961, avec cependant un certain ralentissement. Puisque seuls les Algériens musulmans ont été regroupés, le pourcentage n'est pas calculé sur la population totale (10 000 000), mais seulement sur la population musulmane vivant en Algérie, soit 9 000 000. Les chiffres de ce tableau ont été obtenus en comptabilisant les données des comptes rendus périodiques des sous-préfectures. Ce sont
UNE POLITIQUE
Igamies
ALGEROIS. 1 er j an v . 1961. 1er avril 1961. ORANAIS.
1er janv. 1961. 1er avril 1961. CONSTANTINOIS 1er janv. 1961. 1 er avril 1961. ALGERIE.
1erer 1
janv. 1961. avril 1961. NV
DE « DÉGROUPEMENT
Centres
»
121
Personnes
%
NV
RP
Total
NV
RP
399 535
643 512
1 042 1 047
320 286 407 413
410 681 344 856
730 967 752 269
22,5 23,2
343 407
256 201
599 608
283 353 315118
191 729 166 340
475082 481 458
22,3 22,6
421 380
318 357
739 737
423 512 447 852
238 984 276 723
662 496 724 575
18,3 20,0
1163 1 322
1 217 1 070
2 380 1 027 151 2 392 1170383
841 394 787 919
1 868 545 1 958 302
20,8 21,7
---
------
= Nouveau Village.
RP
= Regroupement
Total
Provisoire.
là des chiffres approximatifs, car, ainsi que le remarque le colonel Bezu, de l'I.G.R.P., au cours d'une tournée d'inspection, «l'arrondissement, qui est l'échelon de base pour la tenue à jour d'états numériques exacts, ne dispose pas le plus souvent des moyens de secrétariat nécessaires ». Par ailleurs, les regroupements sont très mouvants. Tel regroupé d'Oueld-Bouchia (Bouira) affirme qu'il a changé huit fois de regroupement; un regroupé de Tamalous, six fois. Comment ces gens ont-ils été recensés? Les chiffres des centres sont autant sujets à caution que ceux des regroupés. Le 15 février 1962, le Commissariat aux Actions d'urgence compte 3 740 centres, mais le même regroupement peut être répertorié trois fois sous des noms différents. En outre, le foisonnement des termes tout comnle leur obscurité n'ont pas facilité la tâche des recenseurs, qui dénomment souvent regroupement le simple recasement dans les maisons préexistantes. Ainsi, dans l'arrondissement de Fort-National, on compte 80 regroupements qui ne sont que des recasements. Il est vrai qu'il s'agit
122
LA CRÉATION
DES
REGROUPEMENTS
là d'un cas exceptionnel: la multitude des villages de cet arrondissement favorisait une pareille politique. Dans quelques cas, afin de bénéficier de crédits supérieurs, on a sciemment confondu la résorption des bidonvilles et le regroupement, ainsi qu'en témoignent plusieurs notes du Contrôleur financier de l'Algérie, datant de janvierfévrier 1959. Les réalisations d'habitat rural proprement dit, qui s'adressent en principe à des populations stabilisées dont on veut améliorer les conditions de vie, sont imputées sur le chapitre 201-22 qui comporta un plafonnement des dépenses (150 000 anciens francs aux termes de l'arrêté du 26 septembre 1956) par unité de logement. Quant aux opérations de regroupement de populations déplacées pour des raisons de sécurité, elles ressortissent au chapitre 204-30 et sont menées sous le contrôle d'autorités multiples. «Il suflït souvent que des services dénomment «regroupements de populations» des opérations de résorption de bidonvilles ou de recasement de populations rurales, pour que le budget de l'Algérie supporte un financement à cent pour cent sur les crédits du chapitre 204-30, sans aucun plafonnement de dépense unitaire », les dépenses atteignant 500 000 anciens francs dans certains cas. A la décharge de ceux qui utilisèrent ce procédé, il faut préciser que les bidonvilles ruraux abritaient souvent des réfugiés chassés de leur village par la guerre. Toutes ces raisons eurent pour résultat de grossir le nombre des regroupements et des regroupés, mais il en est d'autres qui contribuèrent, au contraire, à le sousestimer. En 1959-1960, alors que les regroupements pullulaient, bien des responsables militaires préféraient minimiser les chiffres, pour être un peu moins en contradiction avec la doctrine officielle. Il suffisait aussi qu'un regroupement se situât à proximité d'une agglomération pour que bien souvent il ne fût pas comptabilisé. En étudiant une région bien délimitée, nous avons toujours découvert un grand nombre de regroupements qui ne figuraient sur aucun document officiel. C'est pourquoi nous estimons que le chiffre de 1 958 302 regroupés est inférieur à la réalité. Ce chiffre est d'ailleurs celui du 1er avril 1961, mais on a continué à regrouper jusqu'à la fin de la guerre. En 1960, le Service de Statistique générale de l'Algérie fixait déjà à 2 157 000 personnes la population regroupée. En 1961, sans compter les recasés dans les villages préexis-
UNE POLITIQUE
DE « nÉGROUPEMENT
»
123
tants, nous pensons que le nombre des regroupés s'élève pour le moins à 2 350 000, soit 26,1 % de la population musulmane totale. Quand on sait que la population rurale compte 6 900 000 personnes en 1961, on s'aperçoit que plus d'un rural sur trois est regroupé. Par ailleurs, on estime en règle générale qu'à deux regroupés correspond un recasé (dans un village ou une ville). En plus des regroupés, 1 175 000 personnes au minimum auraient donc quitté leur domicile, soit 3 525 000 au total, c'est-à-dire 50 % des ruraux (2). COlnment se répartissent ces regroupés à travers le pays? Une carte des densités fait bien apparaître cette répartition à la fin de 1960 : nous l'avons établie à partir des données numériques du Service de Statistique générale de l'Algérie, en corrigeant le chiffre de densité de Sidi Aich, que l'autorité considérait comme un arrondissement sans regroupement. Nous avons arrondi à 100 les pourcentages de Bougaa (La Fayette), El Bayadh (Géryville), Méchéria, où l'on a regroupé des populations étrangères à ces arrondissements et pour lesquels le Service de Statistique donnait respectivement les pourcentages de 107,2 102,5, et 103,2. Pour plus de clarté, nous avons conservé les anciens noms d'arrondissement, sur cette carte qui décrit une situation antérieure à l'Indépendance. Nous insistons sur le fait que ces densités ont été calculées à la fin de l'année 1960, alors qu'on a continué à regrouper par la suite, tout au lTIoins au début de l'année 1961. Il n'en reste pas moins que plusieurs chiffres sont inférieurs à la réalité de 1960. Par contre, les pourcentages donnés pour les Kabylies sont excessifs, surtout en ce qui concerne la Grande Kabylie, où l'on confond les recasements et les regroupements. Malgré ces erreurs, la carte des arrondissements nous donne une excellente idée d'ensemble de la répartition des habitants des centres. Nous constatons que trois arrondissements ont été épargnés par les regroupements: Alger, Sétif et AinOussera (Paul-Cazelles). Les arrondissements d'Alger et de Sétif ont attiré un grand nombre de déplacés puisque Alger s'est accru de 85 % entre 1954 et 1960 et Sétif de 60 %, alors que l'augmentation normale est de 20 % environ. Ain-Oussera (Paul-Cazelles) est un arrondisse(2) Le Secrétariat social d'Alger estime que
«
durant la guerre,
2 500000 personnes se trouvaient en centres de regroupement» mation rapide, février 1965, p. 8).
(Infor-
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
ment rural assez calme qui a augmenté sa population de 60 % également. Malgré l'absence de regroupements, ces arrondissements ne sont donc pas demeurés à l'écart du phénomène. Dans vingt arrondissements, au contraire, plus de la moitié de la population a été regroupée. Pourcentage
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5
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Ces vingt arrondissements correspondent d'une part aux zones montagneuses, d'autre part aux frontières est et ouest ainsi qu'aux marches sahariennes. La répartition des regroupements met bien en évidence leur caractère opérationnel. Telle était la situation à la veille de la définition d'une nouvelle politique à l'égard des regroupements.
II.
-
L'ORIENTATION NOUVELLE DE LA POLITIQUE DES REGROUPEMENTS
M. Jean Morin et le général Gambiez formulent la nouvelle politique dans une circulaire du 29 mai 1961 : «Dans les circonstances présentes, les centres de regroupement doivent se situer au premier plan de nos préoccupations. Ils vont, en effet, constituer un véritable test, qui doit révéler l'efficacité de notre action dans le cadre du cessez-le-feu. «En effet, le retour progressif à la paix doit entraÎner pour chacun la liberté de choisir le lieu où il désire vivre avec sa famille. Les pouvoirs publics peuvent sans doute inciter certaines populations à rester à l'endroit où elles ont été regroupées, en facilitant au maximum leurs conditions de vie, en leur montrant le bénéfice qu'elles peuvent tirer de leur nouvelle implantation. Mais, ils ne
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DES
REGROUPEMENTS
peuvent pas obliger une population à rester, contre sa volonté clairement exprimée, dans un emplacement où elle ne peut ou ne souhaite pas vivre. « Reflets d'une situation de guerre, les centres de regroupement doivent devenir maintenant le moteur d'une action de paix. En ce sens, leur avenir va constituer la pierre angulaire du cessez-le-feu négocié vers lequel la décision unilatérale d'interruption des actions offensives tend.» Cette nouvelle politique peut se ramener à une définition en trois points: - la réduction systématique des centres de regroupement qui n'assurent pas à leurs habitants les ressources nécessaires à leur existence; - l'amélioration continue de ceux qui constituent un progrès certain par rapport aux conditions de vie antérieures; - la limitation des opérations nouvelles à la création des centres ruraux, dont l'emplacement et la conception garantissent à leurs habitants une augmentation substantielle des revenus familiaux. «Il s'agit maintenant de faire un pas décisif en orientant notre action non plus sur des regroupements à faire, mais sur des dégroupements à réaliser toutes les fois que la sécurité des personnes et des biens le permet.» Le Délégué général et le Commandant en chef des Forces en Algérie précisent qu'il ne s'agit pas, pour cela, d'aboutir à un retour massif aux anciens lieux et moyens d'existence, mais, au contraire, de stimuler l'engouement de la population à accéder à des conditions de vie modernes, tout en supprimant la contrainte. Trois cas pourront ainsi se présenter. Tout d'abord, les populations regroupées ont retrouvé un équilibre humain, qui se concilie avec les nécessités du développement économique et social: c'est l'exemple des nouveaux villages. Il faut, dès lors, améliorer les conditions de vie et les populations ne désireront pas partir. Le second cas est celui des centres économiquement viables, où le niveau de bien-être n'est pas encore assez élevé pour contrebalancer le désir spontané des populations de retourner chez elles. Il s'agit alors de faire un très gros effort dans l'amélioration des conditions de vie pour fixer définitivement les populations. Enfin, dans un troisième cas, celui des centres non viables, économiquement et psychologiquement, le dégroupement s'impose.
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DE « DÉGROUPEMENT
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Dans la mise en place de cette politique, la structure des services intéressés demeure inchangée. A l'échelon départemental, le bureau d'aménagement rural et ses équipes itinérantes sont maintenus. Ils devront notamment être consultés à l'occasion des dégroupements de populations. A l'échelon régional, les Préfets Inspecteurs généraux régionaux sont directement responsables de la politique menée en matière de dé groupement dans leur région. Ils sont toujours assistés dans cette tâche de l'officier supérieur inspecteur des regroupements. Toutes les questions concernant les dégroupements de populations sont centralisées au Commissariat général aux Actions d'urgence. Ce Commissariat dispose, pour les centres, de crédits très importants qui sont ouverts à différents chapitres. Par exemple aux: - chapitre 41-01 : section III du Budget des Services civils (Pacification et regroupement), la dotation pour 1961 est de 252 596 078,82 N.F. ; le - chapitre 11-45: dépenses d'urgence intéressant développement local, la dotation pour 1961 est de 65 000 000 N.F. ; - chapitre 46-01 : aide alimentaire et vestimentaire, la dotation pour 1961 est de 60 000 000 N.F. A ce sujet, il serait intéressant de posséder les éléments qui puissent permettre de calculer le coût de la politique des regroupements. En tout cas, le gros effort financier de 1961 a permis de transformer la physionomie d'un grand nombre de centres provisoires qui prirent l'aspect de «nouveaux villages ».
III.
-
LE DEROULEMENT DES OPERATIONS CONCERNANT LES DEGROUPEMENTS
EN 1961 A la suite de ces mesures semi-libérales, on pouvait s'attendre à un vaste dégroupement. Il n'en fut rien, du moins pour 1961. Pourquoi? L'attitude des militaires nous fournit les premières raisons de ce non-dégroupement. Il apparaît que la majeure partie de l'armée n'accordait guère plus d'attention aux directives de M. Morin qu'elle n'en avait accordée à celles de M. Delouvrier. Par ailleurs, des capitaines ou des lieutenants avaient trop
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LA CRÉATION
DES REGROUPEMENTS
pris l'habitude de visiter quotidiennement leurs centres, où ils pouvaient parader en toute sécurité, pour pouvoir envisager de gaieté de cœur une opération de dégroupement. D'autres s'étaient attachés aux populations regr(,upées et croyaient que cet attachement était réciproque. Quelques mois plus tard, ils perdront leurs tenaces illusions et seront douloureusement surpris quand ils verront «leur centre» hisser le drapeau algérien à la place du drapeau français, sitôt après leur départ. Mais ils ne perdront pas la face pour autant, car ils argueront de ce fait pour prouver que «les Arabes sont tous des menteurs qui ne méritaient pas notre confiance ». Il y avait aussi les «mordus» qui continuaient à regrouper. On cite même le cas du colonel commandant le secteur d'El Bayadh (Géryville) qui regroupait encore en mai 1962, soit un mois et demi après le cessez-le-feu. Comme un membre F.L.N. de la commission centrale d'armistice s'étonnait, l'autre lui répondit avec une assurance admirable : «C'est pour les empêcher d'avoir des contacts avec l'A.L.N. » En règle générale, on ne s'oppose pourtant pas au dégroupement. Le putsch manqué des 21 et 22 avril avait brisé toute la force d'opposition des militaires. On demeurait plutôt amorphe, car on ne voyait pas encore très bien où tout cela menait et, en tout cas, le cessez-le-feu n'était ,pas encore imminent. Une minorité continuait à regrouper, une autre se mettait à dégrouper. D'un autre côté, la population n'était pas encore très enthousiaste à l'idée de quitter le centre de regroupement. Voici ce qu'écrit le sous-préfet de Boghari, le 5 décembre 1961: «... Il faut ajouter que les personnes qui avaient donné leur accord pour se dégrouper se plaçaient dans l'hypothèse d'un retour au calme. Leur adhésion au principe de dégroupement était conditionnée par un retour à des conditions de sécurité à peu près normales, c'est dire que dans l'état actuel de la situation cette adhésion théorique s'est transformée en une hostilité marquée. » Les populations se méfient des maquisards qui remplacent, au fur et à mesure, les militaires français, car ils sont souvent étrangers à la région et se permettent les pires exactions. La sagesse conseille d'attendre des garanties du F.L.N., qui n'a pas encore totalement gagné la partie. Certains regroupés se sont d'ailleurs trop compromis avec les Français pour qu'ils n'aient pas tout
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DE « DÉGROUPEMENT
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à craindre des Inaquisards. Plus tard, des officiers subalternes essaieront de les sauver en envoyant des télégraullnes alarmants à leur état-Inajor, ll1ais ils ne recevront janlais de consignes et devront abandonner à leur triste sort ces gens à qui on avait fait croire que la France resterait. Notons encore qu'à cette époque le F.L.N. défendait quelquefois aux regroupés de quitter le centre pour aller habiter les villages reconstruits ou les centres de «desserrement ». «Dès que le projet de dé groupement d'Ain Kerma a été connu, les personnes qui avaient accepté de s'y rendre ont été l'objet d'une très vive et très violente pression de la part des H.L.L. Malgré cela, et en prenant des précautions de sécurité, les travaux ont démarré dans de bonnes conditions, lorsque le 12 octobre 1961, le chauffeur d'un camion qui approvisionnait ce centre en matériaux a été assassiné. Immédiatement, toute la main-d'œuvre, spécialisée ou non, a refusé de continuer le travail» (3). Les personnes qui demeuraient dans le centre bénéficiaient de distributions de vivres et de vêtements, aussi hésitaient-elles à partir, d'autant plus que la sécheresse de cette année 1961 avait eu de graves incidences économiques. La récolte de blé, par exemple, fut de 9 510 000 quintaux contre 21 000 000 en année normale. Ce sont toutes ces raisons qui ont fait qu'il n'y a pas eu de dégroupement massif en 1961 ; on en était encore au stade des départs individuels. EN 1962 Au début de l'année 1962, la reprise des négociations avec le F.L.N. semble certaine. Le 10 février, effectivement, trois ministres français rencontrent quatre membres du G.P.R.A. dans un chalet des Rousses, près de la frontière helvétique. La dernière conférence d'Evian s'ouvre le 7 mars et le cessez-le-feu est ordonné en Algérie le 19 mars à midi. L'inlminence du cessez-le-feu paraît surprendre la Délégation générale elle-même qui envoie coup sur coup deux télégramnles, les 6 et 14 février, à fin d'enquête sur les (3) Lettre du sous-préfet préfet de Médéa.
de Boghari, écrite le 5 décembre 1961, au
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LA CRÉATION
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centres de regroupement. Le 27 février, est écrite une longue circulaire qui laisse transparaître quelque peu d'affolement et fait supposer que celle de mai 1961 n'a pas été suivie d'effet. «L'annonce du cessez-le-feu risque de s'accompagner chez les populations regroupées de réactions instinctives et passionnelles dont il importe.. dans leur intérêt même, de prévenir et de canaliser les effets. L'éclatement des regroupements ne doit pas se traduire par un exode soudain et anarchique, générateur de troubles humains et économiques, mais par un retour progressif et contrôlé des populations sur leurs terres, préalablement ou concomitamment remises en état. » Toutes les mesures doivent être prises afin que le dégroupement de ceux qui le désirent s'effectue le plus rapidement possible et dans un délai maximum de trois mois. Les camions de l'armée seront même mis à la disposition des regroupés qui voudront regagner leur village. Le Délégué précise que «l'ampleur de l'effort fait devra être fortement souligné afin que les intéressés se pénètrent du sentiment que tout est mis en œuvre pour leur faciliter le retour dans leur ancien cadre de vie. Il est, en effet, absolument essentiel non seulement d'éviter un exode massif vers les villes. mais aussi d'amorcer à la faveur de la publicité donnée aux actions entreprises pour favoriser les dé groupements, un retour dans leurs douars d'origine de populations ayant émigré vers la ville en raison des événements. » Sur ces entrefaites, parviennent à la Délégation générale les enquêtes prescrites par les messages des 6 et 14 février. Il apparaît que les gens ne se dégroupent pas aussi massivement qu'on le craignait (4). Dès lors, une lettre, non datée, du Commissariat général aux Actions d'urgence est envoyée à tous les préfets afin de tempérer la circulaire du 27 février, qu'il serait «irrationnel» de prendre à la lettre dans les circonstances présentes. «Les constatations faites amènent à penser que, d'une manière générale, les mouvements de population s'effectueront progressivement. En conséquence, il n'y a pas lieu d'appliquer les directives susvisées dans un sens littéral, mais d'en considérer surtout l'esprit, en les adaptant à l'évolution de la situation.» Effectivement, on peut dire que dans les plaines les retours vers les anciens (4) En février 1962. l'Inspecteur général régional, préfet d'Alger, donne le chiffre de 777099 regroupés dans l'Algérois, alors qu'il n'yen avait que 752269 moins d'un an auparavant.
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DE « DÉGROUPEMENT
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villages furent rares et progressifs. Dans les montagnes, par contre, à partir du mois de mai, tel un raz de marée les gens quittèrent les centres pour rejoindre leur douar d'origine. C'est en Grande-Kabylie et dans l'Ouarsenis que ce mouvement fut le plus important. Même ceux qui avaient choisi de vivre par la suite dans le centre remontaient vers leurs montagnes pour y revoir qui un parent, qui sa maison, qui son champ. Bien souvent le F.L.N. recommandait ou ordonnait de quitter les centres. On prévoyait un exode des regroupés vers les villes, mais il fut moins brutal qu'on ne le craignait. Ceux qui avaient l'intention de gagner la ville préféraient attendre dans leur village la dislocation de l'O.A.S. et le départ des Européens. Par ailleurs, de nombreux ruraux s'étaient déjà réfugiés dans les villes, qui avaient vu doubler parfois leur population durant les sept années de guerre. Dans de nombreux endroits, l'armée française prêtait ses hommes et ses camions afin de faciliter le départ des regroupés. Des militaires aidaient même les hommes à enlever les toits du centre afin de les reposer sur la maison du village. «Les militaires qui sont venus nous aider étaient très gentils. Ils nous ont amené, avec nos biens, à côté de Kariche. Nous étions heureux. Les femmes chantaient et nous pleurions tous de joie» (ancien regroupé de Tamellahat, dans l'Ouarsenis). Aucun document ne nous renseigne sur ces mouvements, qui s'accentuèrent encore durant l'été. Mais était-il possible de relater le bouleversement extraordinaire causé par ces migrations? II fallait attendre le décantage de la situation, la fixation de la population après un pareil «mouvement brownien». Au bout d'un an, on pouvait étudier, dans de meilleures conditions, l'évolution des centres de regroupement et rechercher les diverses répercussions qu'ils avaient pu avoir. On allait s'apercevoir qu'un grand nombre de regroupés étaient demeurés ou revenus dans les centres, pour des raisons qui n'étaient plus cette fois de simples raisons de circonstances.
Si, en 1962, il semble prématuré d'étudier les conséquences de la politique de regroupement en Algérie, du 1110ins est-il possible de porter un jugement sur son efficacité militaire. Les regroupements mirent sens dessus dessous la société rurale algérienne pour obtenir à la fin de maigres résultats. Edifiés avant tout pour couper l'armée révolutionnaire de ses assises populaires, ils ne réussirent jamais à isoler complètement le peuple de son armée. Dans les cas les plus favorables à l'armée française, les regroupés étaient pro-Français le jour et nationalistes la nuit. Au même titre que les «combattants des djebels », dont parle Jacques Berque, les regroupements de population démontrent qu'il n'y a rien à faire contre l'alliance d'un homme et de son sol (1). Concus comme un instrument de lutte contre les forces révolutionnaires, les regroupements devinrent l'arme privilégiée de la révolte elle-même. La concentration des gens a facilité les collectes de fonds et la diffusion des mots d'ordre rebelles, mais, fait beaucoup plus important, elle a donné à l'ensemble de l'Algérie ru,rale son visage révolutionnaire. Elle a permis à la révolution d'agir sur des éléments qui, dispersés dans le bled, seraient souvent restés irréductibles. Au même titre que le maquis pOlIr le combattant, la clandestinité pour le lnilitant, le centre de regroupement a été une école de formation pour la I11aSSerurale et l'occasion de découvrir une solidarité d'un (1) Dépossession du Monde, p. 154. Les responsables des centres étaient parfois les chefs rebelles de la région. La surveillance ne pouvait s'exercer efficacement que de jour. C'est ainsi qu'à Bouïra, la ferme Djemounia, autour de laquelle est installé le regroupement d'Ouled Bouchia (bas), servait certaines nuits de casemate aux maquisards, notamment à K.rim Belkacem.
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DES
REGROUPEMENTS
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niveau plus élevé que la solidarité traditionnelle, celle de l'unité nationale. Finalement, la Révolution est sortie doublement victorieuse de cette épreuve: elle a provoqué dans les centres l'éveil de la conscience nationale; en retour l'acuité sans cesse grandissante de cette prise de conscience a purifié la Révolution elle-même en la rendant plus radicale et plus totale.
DEUXIEME
PARTIE
LA SITUATION DES REGROUPI3S ET DES REGROUPEMENTS APRÈS L/INDI3PENDANCE Les centres de regroupement étaient un lourd héritage pour l'Algérie, tant ils occasionnaient de misères tragiques et de ruptures de toutes sortes. Le problème des regroupements était sans contredit un des plus urgents à régler au lendemain de l'Indépendance. Aussi quelle ne fut pas notre surprise de ne rencontrer dans les ministères algériens que des bureaucrates qui, soit par calcul, soit par méconnaissance du bled, affirmaient qu'il n'existait plus un seul centre de regroupement. Décidément, Alger demeurait la ville trompe-l'œil qu'elle avait toujours été. Ce n'était assurément pas à Alger, mais dans le bled, que nous pouvions observer la réalité avec le plus d'objectivité. Pourtant, à l'échelon communallüi-même, on voulait parfois cacher la vérité en affirmant que les centres de regroupement étaient des cités construites après l'Indépendance par la commune ou encore par le gouvernement algérien. Effectivement, il arrive que l'on trouve des cités bâties depuis 1962, selon le plan en damier et à un emplacement où était prévu un centre. Mais nous n'assimilons pas aux regroupements ces nouveaux centres ruraux dont il sera question dans la troisième partie. Nous ne considérons ici que les centres édifiés pendant la guerre et
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que l'on veut faire passer pour des cités toutes nouvelles. Dans quelques cas, cette supercherie contient une part de vérité, en ce sens que l'armée française a construit l'ensemble du regroupement et que la municipalité algérienne a posé les portes et les fenêtres ou plus simplement les serrures à l'intérieur de quelques maisons inachevées, mais, la plupart du temps, rien n'a été ajouté au centre que l'on s'approprie. Ce comportement s'explique par un besoin général en Algérie d'attribuer à la Révolution un grand nombre des réalisations françaises ainsi que par la mauvaise conscience qu'ont parfois les regroupés d'habiter les «camps» de regroupement. En ce qui concerne la méthode d'enquête sur le terrain, nous avons préféré au questionnaire l'entretien semidirigé et Inême libre, qui permet une observation plus poussée en profondeur. Néanmoins, nous avons utilisé assez souvent le questionnaire qui suit, en particulier lorsque le climat ne se prêtait pas à un entretien. Mais, dans ce pays du Verbe, le questionnaire individuel s'est révélé comme un moyen d'investigation très inférieur à l'entretien. Par ailleurs, les regroupés ne pouvaient pas comprendre que le questionnaire fût anonyme et ils voulaient absolument que leur nOIU figur,ât sur la feuille de réponse: le questionnaire éveillait de faux espoirs. Etant donné que le questionnair,e n'a pas été l'instrument constant d'enquête, nous nous sommes gardé d'établir des typologies systématiques à partir des 375 questionnaires que nous avons remplis. Le questionnaire ne comporte pas de questions d'ordre général: il était superflu de demander à chaque regroupé d'un mêlne centre des renseignements concernant l'approvisionnement en eau, par exemple. Une question s'est révélée d'un Inoindre intérêt: «Quelle profession souhaiteriez-vous pour votre garçon? » ; nous l'avons conservée, car elle faisait sourire le plus souvent et mettait ainsi le sujet en confiance. La plupart des gens n'ont pas compris la dernière question, qui a pourtant permis de recueillir des réponses intéressantes.
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-
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L'INDÉPENDANCE
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1.-
Sexe - Etes-vous veuve de chahid? Age Profession - Elnployeur Nombre de personnes à charge Nombre d'enfants Nombre de pièces Nombre d'enfants scolarisés - à l'école officielle - chez le laleb Quelle profession souhaiteriez-vous pour votre garçon? Date d'arrivée ici Où étiez-vous avant? Commune d'origine Quelle profession exerciez-vous avant d'arriver au centre? - Pour les cultivateurs, précisez si vous étiez: propriétaire - nombre d'hectares - métayer - khammès - journalier - ouvrier permanent - ouvrier saisonnier - II. Pensez-vous quitter le centre? - sinon, pourquoi? - si oui, pourquoi? - pour aller où ? Travaillez-vous régulièrement? de temps en temps? Précisez Avez-vous des bêtes (poules, lapins, 1110utons...)? Recevez-vous des secours en nature? Quand êtes-vous allé pour la dernière fois à la visite médicale? Et où ? Qu'est-ce qui vous paraît le plus indispensable pour trollver un bon emploi? - l'instruction - la chance - le piston - la bonne connaissance de son lnétier - les relations. En plus de ce questionnaire personnel nous posions toujours deux questions à tout le groupe qlli nous entourai t :
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REGROUPÉS,
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L'INDÉPENDANCE
- D'après vous, combien y a-t-il de chômeurs sur 10 habitants du centre de regroupement?
- Que désirez-vous en priorité pour le centre de regroupement : - désir n° 1 ? - désir n° 2 ?
II n'y avait parfois que quatre ou cinq regroupés pour répondre, mais le plus souvent ils étaient très nombreux. Dans certaines régions, une centaine de personnes nous entouraient et se mettaient d'accord entre elles avant de donner une réponse; d'autres fois, les regroupés refusaient d'émettre un avis tant que la djemda n'était pas rassemblée. II ne nous était évidemment pas possible d'étudier tous les regroupements de l'Algérie, c'est pourquoi nous avons choisi des régions qui, dans la mesure du possible, soient représentatives de l'ensemble territorial. Si incomplète que soit cette méthode renouvelée de Le Play, elle a du moins l'avantage de cadrer avec des faits précis et de permettre des recoupements et des comparaisons.
CHAPITRE
PREMIER
CHOIX DES RÉGIONS
Chaque nation résulte du mouvement d'intégration de régions plus ou moins hétérogènes. Aussi l'analyse régionale demeure le complément nécessaire de l'étude d'un espace national. Or, si nous disposons d'excellents ouvrages de géographie générale sur l'Algérie, nous manquons excessivement d'études régionales. Quant aux données statistiques, elles sont établies à l'échelle de la nation oil même du département, mais jamais à celles de la région. Tout en longueur, si nous exceptons le Sahara, ce pays offre un extraordinaire contraste de particularités et même de particularismes. En allant de l'ouest à l'est, on distingue trois immenses régions: l'Oranais, l'Algérois et le Constantinois, qui correspondaient, jusqu'en 1955, aux trois départements de l'Algérie. La multiplication des départements n'a rien enlevé au caractère propre de ces régions qui sont beaucoup plus que de simples divisions administratives. Notre marche vers l'est nous fait rencontrer une proportion croissante de Berbérophones, qui représentent le quart de la population algérienne. Ils ne sont guère que 1 % dans l'Oranais, et ne commencent à constituer des groupes importants que dans l'Ouarsenis, l'Atlas mitidjien et les Monts de Miliana. Les principaux groupements se situent à l'est d'Alger: ce sont d'abord les Kabyles de la Kabylie du Djurdjura, du Guergour, des Babor et de la vallée de la Soummam et, plus loin, les Chaouia de l'Aurès, des Nementchas, d'une partie des Monts du Hodna et des Hautes Plaines constantinoises.
140
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
Mais c'est verticalement que doit être lue une carte d'Algérie: dans ce sens apparaissent les distinctions fondamentales. Le relief est la première cause de la diversité régionale et des contrastes qui peuvent opposer des pays voisins. «La tonalité générale des paysages est donnée par le climat et la végétation; leur diversité provient du relief: tantôt le regard est arrêté par des montagnes que défoncent de profondes vallées ou que séparent de longues dépressions, tantôt au contraire l'horizon s'aplatit et s'éloigne au-delà de vastes étendues monotones et planes. Il est rare cependant que ne se profile, plus ou moins lointaine, la silhouette découpée d'un massif ou d'une chaîne» (1). Mais, quelle que soit l'importance du relief, c'est avant tout du climat que dépend la vie du pays. «Si l'on avait à caractériser d'un mot l'aspect essentiel du climat nord-africain et en particulier celui de la pluviosité, écrit M. Despois, on pourrait employer celui d'inégalité» (2). Inégalité entre les années et les saisons, certes, mais surtout inégalité entre les régions. L'action combinée du relief et du climat détermine cinq zones qui s'étagent entre la Méditerranée et le Sahara. La zone littorale, formée de plaines côtières et de collines d'altitude moyenne, bénéficie d'un climat méditerranéen humide, favorable aux cultur,es riches et intensives. Les massifs montagneux de la zone du Tell" offrent de forts contrastes selon leur position par rapport à la iller. Cette région de transition entre le climat méditerranéen et le climat continental est le domaine des arbres fruitiers rustiques: l'olivier et le figuier. En progressant vers le sud, nous trouvons les Hautes Plaines intérieures. L'altitude, toujours supérieure à 800 mètres, détermine un climat continental et une pluviosité irrégulière, diminuant de 600 à 300 millimètres d'est en ouest et du nord au sud. L'arbre a disparu de ces vastes régions céréalières. Le caractère désertique s'accentue à l'approche d'une quatrièm.e bande de terrain, la steppe présaharienne, qui est le domaine de l'élevage nomade. Commencent ensuite les études infinies du désert saharien, où quelques bouquets de palmiers-dattiers accrochent parfois le regard. En définitive, l'étude du relief, du climat et de la végétation nous permet de distinguer «grosso modo» deux (1) Jean Despois, op. cit., p. 31. (2) Ibid., p. 21.
CHOIX
DES RÉGIONS
141
dontaines: l'un est l11éditerranéen, rautre steppique et désertique. Où passe la frontière entre ces deux donlaines ? « Du point de vue hUlllain, écrit M. Despois, la lilnite la plus intéressante à trouver est celle de l'agriculture sans irrigation ou agriculture sèche Le problème a un intérêt théorique et pratique évident: il s'agit de préciser, en Afrique du Nord, ce front de colonisation que les géographes américains ont recherché en bordure des divers déserts du monde, et de savoir jusqu'où peut s'avancer vers le sud une culture riche rentable dans des conditions économiques à peu près normales» (3). On peut dire que cette limite correspond approximativement avec l'isohyète des 400 millilnètres d'eau par an. Mais, pour le sociologue, il est une limite à la fois plus intéressante et plus difficile à trouver: celle qui sépare l'Algérie développée de l'Algérie sous-développée. Cette délimitation socio-économique passe nettement au nord de la courbe des 400 millimètres et isole ainsi une mince bande qui court le long de la côte, en contournant les massifs du Dahra, de la Petite Kabylie et de l'Edough. L'unification arbitraire des moyens statistiques masque la réalité économique et sociologique essentielle; il Y a deux Algérie: l'une développée et l'autre qui ne rest pas. Pour mettre en évidence cette dissymétrie, nous insisterons sur deux critères: la répartition des terres entre le secteur socialiste et le secteur traditionnel, la part relative des cultures riches et des cultures pauvres. Ces distinctions nous paraissent capitales parce que, d'une part. l'agriculture est prédominante en Algérie et que, d'autre part, les regroupés sont des paysans. En ce qui concerne le partage des terres, il s'avère que le secteur socialiste est concentré en grande partie dans l'Algérie développée. Cela ne saurait nous étonner étant donné que ces superficies appartenaient auparavant aux colons qui s'étaient emparés des meilleures terres. Le secteur socialiste et le secteur traditionnel diffèrent par leur équipement et leurs productions. Le premier emploie des techniques perfectionnées, le second a conservé l'araire. L'agriculture moderne est spéculative, aussi se spécialise-t-elle dans les cultures les plus rentables (90 % de la vigne, 90 % des agrumes, 70 % des cultures maraîchères). A l'inverse, l'agriculture traditionnelle, qui est une agriculture de subsistance, (3) Op. cit., p. 99.
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
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L'INDÉPENDANCE
s'adonne aux cultures pauvres (75 % du blé dur, 80 % de l'orge). La distinction entre les cultures riches et les cultures pauvres a été mise en relief par M. Gendarme à qui nous empruntons ce tableau. «Cette distinction se fonde sur l'importance du revenu que rapporte chaque catégorie de culture. Les cultures riches sont celles qui, relativement aux autres, procurent un produit brut annuel plus élevé et donnent lieu à une distribution des salaires plus forte» (4).
Désignation des cultures Cultures riches. Vigne. Agrumes. Cultures maraîchères. Cultures industrielles irriguées (riz, coton, betteraves) Tabac.
.
Cultures pauvres. Cultures industrielles non irriguées. o Iiviers, figuiers. Céréales.
Produit brut par hectare et par an (en anciens francs)
Montant des salaires versés par hectare et par an
de 200 000 à 500 000 de 300 000 à 600 000 de 400 000 à 500 000
de de de
40 000 à 90 000 40 000 à 60 000 70 000 à 100 000
de 100 000 à 200 000 de 100 000 à 150 000
de de
30 000 à 40 000 à
60 000 50 000
de de de
20 000 à 10 000 à 2 000 à
30 000 20 000 10 000
de de de
50 000 à 15 000 à 60 000 à
70 000 30 000 80 000
On a contesté les chiffres des salaires attribués à la vigne (5). Effectivement, s'il faut en; croire les témoignages que nous avons recueillis, les chiffres donnés par M. Gendarme étaient et demeurent trop optimistes. Par ailleurs, nous reprocherons à M. Gendarme de ne pas distinguer le secteur traditionnel du secteur évolué, dans la colonne des revenus. Comment peut-on parler de cultures pauvres lorsqu'on se trouve devant des propriétés de plusieurs centaines d'hectares de céréales, dont les rendements sont deux ou trois fois supérieurs à ceux du secteur tradi(4) René Gendarme, l'Economie de l'Algérie, pp. 182-183. (5) Michel Launay, op. cit., p. 100.
CHOIX DES RÉGIONS
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tionnel? Mais ce tableau n'en reste pas moins intéressant comme élément de comparaison. Ainsi les deux Algérie se distinguent en tant que zones: on a, d'un côté, les plaines, les cultures riches et le secteur socialiste; de l'autre, les montagnes, les cultures pauvres et le secteur traditionnel. «On peut les distinguer en tant que société: les deux Algérie se trouvent alors différenciées, en même temps, par le niveau de vie biologique, le niveau de vie économique, le niveau de vie socio-culturel, le mode de travail» (6). Après le départ des Européens, la différence socio-culturelle se maintient au sein de la société autochtone elle-même. Paradoxalement, l'Algérie riche est la plus traditionnelle. La pénétration économique des Européens ne s'est pas a~compagnée, en effet, d'une pénétration culturelle. Par une sorte de réflexe de défense, les habitants se sont repliés sur eux-mêmes et ont pu résister aux courants «civilisateurs» en trouvant refuge dans leurs coutumes. L'Algérie pauvre, qui, par l'émigration, allait aux Européens bien plus que les Européens ne venaient à elle, n'avait pas autant de raisons de rester fidèle à la tradition dont elle se détache petit à petit (7). Cette Algérie pauvre est tout naturellement attirée par les plaines et en particulier les villes de l'Algérie riche (8). Ce n'est d'ailleurs pas tant une attirance qu'une nécessité. Le bled atteint très vite son degré de saturation et doit déverser son trop-plein vers les villes du secteur favorisé. Quantitativement, a-t-on pu dire, cet exode n'est pas un mal pour le bled, mais qualitativement, c'est un appauvrissement, car ce sont les meilleurs éléments qui s'évadent. Ces émigrés jeunes et dynamiques n'enrichissent pas pour autant le secteur développé, car celui-ci n'est pas prêt à les accueillir. Finalement, l'Algérie développée se trOtlve considérablement alourdie par l'Algérie sous-développée et voit ainsi son essor compromis. (6) Secrétariat social, Le sous-développement en Algérie, p. 160. (7) Les deux communautés ont cohabité sans jamais se rejoindre Les 4/5 des Européens vivaient d'ailleurs dans les grandes villes côtières, le regard tourné vers la France et le dos tourné à r Algérie. La coupure entre la société musulmane et la société européenne se manifeste en particulier par une étanchéité charnelle presque absolue, malgré plus d'un siècle de colonisation. J. Berque a écrit à ce sujet de très belles pages dans Le Maghreb entre deux guerres, pp. 327-329. (8) Selon le Bulletin des statistiques de la Direction g~nérale du Plan, ]a population des quatre grandes villes d'Algérie (Alger, Oran, Annaba et Constantine) aurait doublé entre octobre 1960 et mars 1965.
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
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L'INDÉPENDANCE
Devant ce foisonnenlent de diversités, deux possibilités s'offraient à nous: ou bien nous étudiions tous les centres de regroupenlent de quelques régions, ou bien nous choisissions quelques centres représentatifs dans toutes les régions. A l'expérience nous nous aperçûmes très vite du caractère à la fois subjectif et fragmentaire de cette dernière méthode. D'une part, nous nous départissions de l'objectivité qui doit être celle du chercheur en estimant tel regroupement plus représentatif que tel autre, car nous préjugions en quelque sorte des résultats de l'enquête; d'autre part, en piquant des centres au hasard, nous faisions fi des caractéristiques écologiques, économiques, sociales et culturelles des régions perturbées aussi importantes à analyser cependant que la perturbation elle-même. Ajoutons qu'à l'intérieur du même finage, des centres pourront parfois présenter des aspects très différents. Aussi avons-nous .préféré choisir des unités territoriales en tenant compte des contrastes, clivages et oppositions que nous avons cidessus exposés. Nous considérerons la plus grande partie de l'arrondissement d' Ain- Témouchent, les vallées de l'Oued Zboudj et de l'Oued Djer, les communes de Fort-National et Mirabeau, l'arrondissement de BouÏra, le massif de Collo et la partie ouest de l'arrondissement d'Aïn-M'lila. En dehors de ces régions, nous avons étudié les regroupements d'Ain Lelou, Bou Caïd, Molière, Tamellahat, dans l'Ouarsenis, de Messelmoun, dans le Dahra, de Dalmatie, dans le Piedmont de la Mitidja, des Ouadhias en Grande Kabylie, de Sidi Abdelaziz dans l'arrondissement de Djidjelli, de Châteaudun-du-Rhumel et d'Ain-Smara, dans les Hautes Plaines constantinoises. Nous n'avons pas choisi une région du Sud, où les dé groupements ont été les plus nombreux: les populations nomades et semi-nomades demanderaient une étude spéciale. I. -
L'ARRONDISSEMENT
D'AIN-TEMOUCHENT
A l'image de la région d'Oran, l'arrondissement d'AïnTémouchent est constitué avant tout par une plaine. Cette plaine est entourée, au sud et à l'est, par la ligne continue des Sebaa-Chioukh, des Berkèches et du Tessala, au nord, par la sebkha d'Oran et les monts du Sahel qui se prolongent à l'ouest et cachent ainsi la mer. L'arrondissement
CHOIX
DES
RÉGIONS
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couvre 227 796 hectares et COlnpte approximativement 130 000 habitants. La densité de la population approche les 60 habitants au kilomètre carré (9). Nous sommes là dans la plus riche région viticole de l'Algérie. Les trois millions d'hectolitres de vin produits chaque année représentaient près du quart de la production algérienne. Mais la vigne n'est pas répartie uniformément: elle disparaît sur le pourtour montagneux et à l'approche de la plaine marécageuse de la M'léta. Pour s'emparer des terres riches, les Européens avaient refoulé les propriétaires musulmans aux confins de l'arrondissement. Considérons, par exemple, la commune d'Hamlllam-Bou-Hadjar (17 290 hectares), qui s'enorgueillissait de détenir le record de production de vin «de toutes les communes de f-'rance et d'Algérie », avec environ 500 000 hectolitres par an, pour un vignoble de 10 700 hectares. On s'aperçoit que seules ne sont pas européennes à plus de 90 % l'extrémité nord, qui est la plaine marécageuse au contact de la sebkha d'Oran, et l'extrémité sud, constituée par les contreforts des Berkèches et du Tessala. En choisissant la région d'Ain-Témouchent, nous voulions étudier l'évolution des centres de regroupement dans une plaine riche de l'Oranais. Aussi avions-nous décidé d'écarter les sept communes plus pauvres du Sud et de l'Est de la circonscription. En définitive, nous en avons conservé deux: celles de Oued-Sebbah et Hassasna (Oued Berkèches), que nous pourrons comparer avec les communes riches du couloir viticole, et éliminé cinq, à savoir celles de Tamzouras (Saint-Maur) à l'est, d'Ain Tolba (Guiard), Aïn Khial, Aghlal (De Malherbe), et Oued Berkèches (Gaston-Doumergue) au sud. Ces cinq communes couvrent une superficie de 85 325 hectares et ne groupent que 25 000 habitants environ, ce qui nous donne une densité de population inférieure à 30 habitants au kilomètre carré. Les onze communes que nous étudierons occupent une surface de 142 471 hectares dont la densité de la population monte à 90 habitants au kilomètre carré. Ain-Témouchent a l'avantage d'être reliée à Oran par un chemin de fer et par une route nationale qui a toutes les qualités d'une autoroute. Le réseau routier est d'ailleurs (9) Les chiffres que nous donnons sont parfois fort approximatifs parce qu'il n'y a pas eu de recensement général depuis 1954 et que, surtout, « la sèche abstraction du chiffre », dont parle Jacques Berque, n'a pas encore conquis l'Algérien (Les arabes d'hier à demain, pp. 6267).
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L'INDÉPENDANCE
l'un des plus développés d'Algérie. On relève un taux de concentration urbaine élevé car l'arrondissement compte de nombreuses petites villes. Nous n'avons pas pu obtenir de chiffres précis concernant la répartition des terres entre le secteur socialiste et le secteur traditionnel (10). Mais on peut dire qu'en 1965, le secteur socialiste recouvre la totalité des «biens vacants» européens, c'est-à-dire 53 000 hectares de vigne et 59 000 de céréales, soit 65 % des terres utilisées par l'agriculture dans l'ensemble de l'arrondissement. Les 35 % des terres du secteur traditionnel se décomposent en 46 000 hectares de céréales et 7 000 de vigne, soit 12 % du vignoble seulement. La richesse de cette région a beaucoup profité à quelques gros colons, mais assez peu aux ouvriers agricoles algériens ou européens et, ajoutons, marocains. Les Marocains étaient en effet fort prisés par les colons; comme tous les émigrés, ils travaillaient beaucoup pour un maigre salaire. Aussi rencontre-t-on encore un grand nombre de Marocains dans la partie riche de l'arrondissement. Autre caractéristique de cette région: le nombre élevé de « villages nègres». « Chaque centre de colonisation a son annexe indigène, qui porte invariablement les mêmes noms: «village nègre », ou «guetna» - les Européens cultivés disent que le mot ~ignifie : «assemblage de guitounes» - ou «graba », mot qui sonne curieusement en français, mais que les colons informés présentent comme un «assemblage de gourbis»... Ces «guetnas », ces «grabas », sont l'équivalent rural des bidonvilles: c'est là qu'on prend la main-d'œuvre dont on a besoin pour les vendanges. De même que chaque ferme a attiré son essaim de gourbis..., de même chaque centre de colonisation a suscité son petit «village nègre» (11). Ajoutons un dernier facteur qui a contribé à notre choix: cette région a été peu perturbée par la guerre. Aussi l'arrondissement d'Ain-Témouchent fut-il l'un des treize «arrondissements privilégiés» où l'administration, au Inoment des négociations d'Evian, prit des mesures de clémence. (10) Les chiffres qui nous ont été communiqués varient du simple au double. L'D.N.R.A., (Office nationale de la Réforme agraire) luimême peut difficilement donner des chiffres exacts. En début de saison, les comités de gestion exagèrent leurs surfaces cultivées pour obtenir plus de semences par exemple, et les diminuent en cours d'année pour justifier une mauvaise récolte. Il faut noter qu'effectivement les terres ensemencées étaient souvent et sont encore parfois plus nombreuses que les terres moissonnées! (11) Michel Launay, op. eit., pp. 57-58.
CHOIX DES RÉGIONS
II. -
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LES VALLEES DE L'OUED ZEBOUDJ ET DE L'OUED DJER (hormis le cours inférieur de l'Oued D jer)
En choisissant les vallées de l'Oued Zeboudj et de l'Oued Djer (12), nous avons voulu étudier une zone de passage entre l'Algérie développée et l'Algérie sous-développée. Aussi n'avons-nous considéré l'Oued Djer que dans son cours supérieur et dans son cours moyen, au moment où il devient vraiment la «porte entre la Mitidja et les plaines du Chélif» (13). Par souci de toujours situer les regroupements dans leur commune d'implantation, nous avons étudié l'ensemble des deux communes que traversent l'Oued Zeboudj et l'Oued Djer (hormis le cours inférieur), à savoir les communes de Bou-Medfa et d'Oued Djer. Or, deux centres de regroupement situés sur la rive droite de l'Oued Djer, El Hachem et Beni Djemaa, sont ratta chés à la commune d'EI-Affroun. Si nous n'avons pas cru bon de présenter cette commune, c'est parce qu'elle fait essentiellement partie de la vallée inférieure de l'Oued Djer et qu'elle est ainsi toute orientée vers la Mitidja, alors que les regroupements d'El Hachem et de Beni Djemaa dépendent beaucoup plus, par leur situation, de la commune d'Oued Djer dont ils partagent les mêmes problèmes. Avant de se jeter dans l'Oued Djer, peu avant BouMedfa, l'Oued Zeboudj, qui descend des coteaux du Zaccar, traverse, à partir de Changarnier, une succession de croupes monotones, dont l'altitude varie entre 300 et 700 mètres. L'Oued Djer prend lui aussi sa source dans le massif du Zaccar, près de Ain N'sour. Après avoir porté successivement les noms d'Oued Bou Maceta, d'Oued Mezania et d'Oued El Hammam, il ne prend son nom d'Oued Djer qu'au Pont de l'Oued Djer, quelques kilomètres avant de recevoir l'Oued Zeboudj. Il coule alors au fond d'une vallée étroite et profonde, à travers le massif des Soumatas. Dans son cours moyen, l'Oued Djer se caractérise sur(12) Affluent de l'Oued Mazafran qu'il ne faut pas confondre son voisin, l'Oued Djir, affluent de droite de la Chiffa. (13) Xavier de Planhol, op. cit., p.S.
avec
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L'INDÉPENDANCE
tout par les dégâts qu'il cause à chacune de ses crues. On compte par hectares les superficies de terres cultivables emportées chaque année. Les divagations de cet oued ont obligé les villages à s'installer en hauteur sur les replats. La superficie des deux communes est de 46 690 hectares et la population s'élève au minimulD; à 25 000 habitants, soit une densité approximative de 55 habitants au kilomètre carré. Ces communes sont non seulement une transition entre une région développée et une autre sousdéveloppée, mais elles reflètent elles-mêmes les oppositions de ces deux Algérie. Elles sont traversées par deux oueds, mai~ ces oueds font des ravages considérables. Elles ont l'avantage d'être reliées à Alger par une route à grande circulation et une voie de chemin de fer, mais seul le fond des vallées est bien desservi. Nous trouvons des cultures riches, le tabac et la vigne, mais elles ne représentent guère que 10 % des terres cultivables. Le secteur socialiste est assez étendu (environ 40 % des terres cultivées), mais il emploie peu d'ouvriers. Enfin, la proche Mitidja permet de vivre à un grand nombre d'habitants. Des centaines d'ouvriers saisonniers quittent périodiquement les vallées de l'Oued Zeboudj et de l'Oued Djer pour les grands domaines de la Mitidja, à l'occasion des moissons ou lors des divers travaux du vignoble (la taille, le déchaussage, le sulfatage et le soufrage, la vendange). En contrepartie, on devine les dangers que présente un pareil exode, fût-il saisonnier. Ajoutons que l'influence, à la fois bonne et mauvaise, qu'exerce la riche Mitidja, diminue à mesure que l'on remonte le cours des oueds. Alors que l'élevage des eaprins, des ovins et des bovins constituait, avant les opérations de regroupement, une ressource appréciable pour les habitants de cette région, il n'a plus à présent qu'une importance secondaire: de ce troupeau qui avait à peu près entièrement disparu, le cinquième à peine semble reconstitué. III.
-
LA GRANDE
KABYLIE
La Grande Kabylie est essentiellement un arc montagneux et une vallée, celle du Sebaou, axe dynamique actuel et potentiel de toute la région. On lui rattache encore une zone de pourtour berbérophone, qui n'est pas «stricto
CHOIX DES RÉGIONS
149
sensu» pays kabyle. Nous étudierons la commune de FortNational (14) dans le massif montagneux et celle de Mirabeau dans la vallée du Sebaou. L'arrondissement de Bouira représentera une région avoisinante du type kabyle. En dépit de ce que l'on croit, il y a peu de regroupements dans les trois arrondissements de Tizi-Ouzou, Azazga et Fort-National, qui constituent la Kabylie du Djurdjura. L'origine de cette méprise vient de ce que l'on a confondu le regroupement avec le recasement, opération qui consistait à évacuer et à resserrer un ou plusieurs villages dans un village déjà existant. En choisissant les communes de Fort-National et de Mirabeau, nous avons voulu donner un exelnple de cette confusion. LES
COMMUNES
DE FORT-NATIONAL
ET DE MIRABEAU
La commune de Fort-National est au cœur de la Kabylie du Djurdjura. Sur une superficie de 8 307 hectares, elle compte 31 000 habitants groupés dans des villages qui s'agglutinent curieusement au sommet des crêtes. La densité est de 370 habitants au kilomètre carré, contre 300 pour l'ensemble de l'arrondissement. Si l'on examine la répartition de la population par âge et par sexe, on s'aperçoit que la proportion des femmes par rapport aux hommes augmente nettement dans les tranches d'âge supérieures à 15 ans. Les pertes de la guerre et l'émigration sont les deux causes principales de cette variation. Car l'émigration vers l'étranger que choisissent les jeunes et un grand nombre de chefs de famille est une nécessité: un homme sur trois doit émigrer. «Pour équilibrer le déficit économique que la nature n'arrive pas à couvrir, il est nécessaire que les hommes émigrent au début de leur cycle vie-travail. Ils retournent presque toujours à la fin de ce cycle, car l'enracinement de l'homme kabyle à son pays, et plus précisément à son village, a une force presque tellurienne» (15). Les habitants de ce pays sont avant tout des arboriculteurs. Trois espèces d'arbres poussent sur les fortes pentes de la commune: l'olivier, le figuier et le cerisier. L'huile, la figue, ainsi que la galette sont la base de (14) Le nouveau nom de Fort-National, Larbaa-Nath-Iraten, pas encore officiel en juin 1965. (15) Direction du Plan, Grande Kabylie, p. 9.
n'était
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
l'alimentation. Les Kabyles craignent toujours de manquer de grain, notamment pour la confection de la galette. Ils essaient de cultiver le blé dur, le blé tendre et l'orge. Mais les rendements sont faibles et la commune de FortNational produit à peine 20 % de sa consommation. Le pays est si pauvre, la propriété si émiettée et la population si dense que l'envoi de mandats par les émigrés devient de plus en plus une nécessité vitale. Située à l'entrée de la Grande Kabylie, la commune de Mirabeau est mieux partagée. En 1963, 20 167 habitants occupaient les 11 401 hectares de la commune, soit une densité de 180 habitants au kilomètre carré. Alors qu'il est inexistant à Fort-National, le secteur socialiste recouvre ici 2 646 hectares. Une autre particularité de cette commune est sa fameuse usine dont on ne voit jamais la fin des travaux. Elle exerce une très grande attraction sur toute la région. La présence de fermes socialistes et les travaux d'implantation de l'usine expliquent que le problème du chômage soit un peu moins aigu le long du Sebaou. Mais dès les premiers contreforts du Djurdjura, la commune de Mirabeau présente les mêmes difficultés que celle de Fort-National, à savoir le surpeuplement (l'ancienne commune de Tirmitine compte 370 habitants au km2), la nette prédominance des femmes dans les tranches d'âge supérieures à 15 ans et un taux de chômage extrêmement élevé. L'ARRONDISSEMENT
DE BOUIRA
L'arrondissement de Bouira, que l'on rattache habituellement à la Grande Kabylie, ne présente plus la spécificité, l'homogénéité de la Kabylie du Djurdjura. C'est avant tout une région de transition. D'une superficie de 133 763 hectares, cet arrondissement compte approximativement 110 000 habitants, soit une densité de 82 habitants au kilomètre carré. Il se compose de trois parties bien distinctes. Au nord, nous rencontrons les pentes abruptes du Djurdjura. La population berbérophone s'agglomère dans des villages. Au pied de ces montagnes s'allonge une large vallée qui est une zone de passage entre les régions d'Alger et de Constantine. Aux deux extrémités du couloir se trouvent la ville de Bouira et le bourg de Maillot. Les habitants ont préféré fuir cette plaine et se réfugier dans
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CHOIX DES RÉGIONS
les montagnes du pourtour. La partie sud de l'arrondissement découpe une pointe aux contours imprécis dans un massif mal individualisé et aux chaînons enchevêtrés. Ces montagnes sont peuplées d'arabophones, qui pratiquent, autour de mechtas dispersées, une maigre culture de clairière. Les forêts ont particulièrement souffert des incendies. La forêt domaniale des Ksars a été brûlée en grande partie en 1944. Tout comme les autres forêts, elle eut ensuite à souffrir des incendies à caractère opérationnel lors de la guerre d'Indépendance. Les regroupements ont encore accéléré le déboisement et l'érosion en rassemblant les populations en lisière des forêts et loin des habituelles sources d'approvisionnement jadis djsséminées. C'est à l'intérieur de l'arrondissement de Bouira que se situe la Zone d'Organisation rurale de Zeriba. Cette Z.O.R., implantée entre la route Alger-Constantine au nord et le massif des Ksars au sud, couvre une superficie de 12 000 hectares. Région de transition et de passage, lieu d'implantation d'une Z.O.R., l'arrondissement de Bouira est d'autant plus intéressant à étudier que son chef-lieu est une villecarrefour, qui ne compte pas moins de quatre regroupements. IV. -
L'ARRONDISSEMENT
DE COLLO
Au nord des Hautes Plaines constantinois es, entre l'Oued Soummam et l'Oued Safsaf, c'est-à-dire entre Bejaia (Bougie) et Skikda (Philippeville), s'étend la Petite Kabylie. Cette région au relief tourmenté se compose essentiellement du massif de Collo au nord-est et de la plaine de Djidjelli à l'ouest. Le massif de Collo est limité à l'ouest par -l'Oued ElKebir, au-delà duquel s'étend la plaine alluviale de Djidjelli. Tout cet ensemble est séparé des Hautes Plaines constantinoises par une véritable barrière de montagnes. La plaine de Djidjelli est entourée par le massif des Babors, dont les ramifications s'avancent jusqu'à la mer. Au sud du massif de Collo, se dresse la chaîne numidique, prolongement de la chaîne des Babors. L'arrondissement de Collo comprend la plus grande partie du Inassif. L'excentricité de cette région jointe à la complexité de son relief ont contribué à faire de l'arron-
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
dissement de Collo un des plus délaissés de toute l'Algérie (16). Les immenses forêts de chênes-lièges, qui recouvrent à peu près tout le massif, ne laissent que peu de place à quelques maigres cultures de blé, d'orge et d'avoine. Mais l'étendue des forêts n'est pas seule à faire obstacle à l'extension des cultures, il y a encore la rigueur extrême de l'hiver, la forte déclivité et la mauvaise qualité des terres de montagne. Le démasclage des chênes-lièges procure quelque peu de travail trois mois sur douze. L'exploitation du liège et des racines de bruyère a donné naissance à une petite industrie de transformation de liège et de fabrication d'ébauchons de pipe. Une activité annexe, celle de la pêche, a été extrêmement touchée par la guerre. La flottille de pêche de Collo n'a pas encore été reconstituée. Malgré sa pauvreté et son sous-équipement, le pays est cependant fortement peuplé. L'arrondissement de Collo compte 114 534 habitants répartis sur 152 414 hectares, soit 75 habitants au kilomètre carré. Les maigres ressources du pays expliquent le chiffre considérable de chômeurs et le nombre sans cesse croissant des émigrés, qui ne se contentent plus d'aller à Skikda (Philippeville), Constantine et Alger, mais qui, depuis 1963 surtout, partent de plus en plus nombreux vers la France. Notons enfin que cette région quelque peu oubliée par l'administration, française et algérienne, ne l'a malheureusement pas été par la guerre, qui a amené de profonds bouleversements.
v. -
LA PARTIE EST DE L'ARRONDISSEMENT D'AIN-M'LILA
L'arrondissement d'Aïn-M'lila se situe dans les Hautes Plaines constantinoises, vaste région délimitée à l'ouest par les monts des Bibans, au nord, par la Petite Kabylie, à l'est par la région d'Annaba (Bône) et au sud par les massifs de l'Atlas Saharien (monts du Hodna, des Aurès, des Nementchas, de Tébessa). Le paysage est partout le même: au milieu de grandes étendues plates, dont l'alti(16) Bugeaud qualifiait déjà le massif de Collo d' «horrible pier».
En 1842, il écrivait
dans
l'Algérie
-
Des moyens
guê-
de conserver
et d'utiliser cette conquête: «Je ne connais que le pâté de montagnes, depuis les Bibans jusqu'à Collo, qu'on pourraIt isoler de la conquête. »
CHOIX
DES RÉGIONS
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tude varie de 800 à 1 000 mètres, surgissent des îlots montagneux plus ou moins élevés. A l'origine, nous voulions étudier la région qui s'étend entre Ch,âteaudun-du-Rhumel et Constantine. Après un sondage à Ain-Smara et à Châteaudun-du-Rhumel, nous nous sommes aperçu que cette zone relativement développée n'était pas représentative des Hautes Plaines, car elle bénéficiait du rayonnement exceptionnel de l'axe routier Sétif-Constantine ainsi que des rendements élevés des nombreuses terres du secteur moderne. Aussi avons-nous choisi trois communes de l'arrondissement plus pauvre d'AÏn-M'lila: Sigus, Ain-Fakroun, Ain-Kercha. Ces trois communes couvrent une superficie de 132 622 hectares et leur population peut être évaluée à 55 000 habitants, soit une densité moyenne de 42 habitants au kilomètre carré. C'est là une forte densité dans cette région qui, en certains endroits, annonce déjà par sa nudité le désert voisin. Si la commune d'Ain-Fakroun est la plus riche, celle d'Ain-Kercha, entre ses montagnes patinées et les rives salées du lac Sebket-ez-Zemoul, semble la moins bien partagée avec ses rares plaines où ne pousse aucun arbre (17). La population est à peu près toute sédentaire. La plupart des tentes que l'on aperçoit sont celles des Sahariens en transhumance et des sédentaires démunis de tout qui n'ont pas même un gourbi. L'arrondissement comprend deux populations d'origine distincte: les Chaouias et les Arabophones. Avant la guerre, les Chaouias habitaient les montagnes, alors que les Arabes occupaient exclusivement la plaine. Lorsque les Inontagnes, comme le Djebel Guérioun et le Djebel Fortass, furent déclarées zones interdites, la minorité Chaouïa se mêla aux Arabes dans les villages et les centres de regroupelnent de la plaine. Depuis l'Indépendance, peu de Chaouias sont retournés habiter les mechtas de la bordure du djebel et de ses petites plaines intérieures. La plus grande partie des terres est aux mains des fellahs, puisque le secteur socialiste ne compte que 11 982 hectares et n'emploie que 310 ouvriers permanents~ Dans ces trois communes, on cultive surtout les céréales (blé, orge et avoine), tout en faisant l'élevage du mouton. Mais, (17) L'indice des prix des femmes est révélateur du niveau de vie de ces communes: une femme coûte 7 500 dinars (le dinar vaut un franc) à Aïn-Fakroum contre 5000 seulement à Ain-Kercha.
154
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
de plus en plus, se développent les cultures de légumes et en particulier les pommes de terre - celles d'AinFakroun sont renommées. Ainsi une économie légumière de vente vient compléter une économie céréalière de subsistance. On se trompe toujours, dit-on, lorsqu'on veut généraliser. Cette formule est particulièrement vraie pour l'Algérie où rien ne se prête moins à la généralisation que l'infinie variété des sols, des climats, des économies, des peuples, des langues et des genres de vie. Pour nous tromper le moins possible, nous avons procédé à un découpage géographique et socio-économique de l'Algérie. Cette décomposition régionale permet de replacer le problème des regroupements dans la totalité d'une société particulière et nous conduit à une meilleure compréhension de l'ensemble du phénomène.
CHAPITRE
II
ÉVOLUTION DES CENTRES DE REGROUPEMENT
L'analyse régionale précédera les considérations d'ensemble concernant l'évolution suivie par les centres de regroupement depuis l'Indépendance. Pour faire apparaître cette évolution, nous dresserons les tableaux de la situation numérique de chaque centre, d'une part en 1960-1961 et d'autre part en 1964-1965. Les premiers chiffres nous ont été fournis par les recensements partiels de 1960-1961, mais étant donné que plusieurs centres n'ont jamais existé officiellement, il nous a fallu reconstituer, à partir de témoignages, le nombre des regroupés en 1960-1961. Quant à la population actuelle, nous avons dû l'évaluer sur place, où nous avions parfois la bonne aubaine de rencontrer un secrétaire de mairie ou un chef de fraction qui tenait un compte très précis de la population du centre de regroupement.
A. -
ANALYSE REGIONALE
Dans cette étude régionale de l'évolution des centres de regroupement, nous irons, comme au chapitre précédent, de l'ouest à l'est de l'Algérie.
I. -
L'ARRONDISSEMENT D'AIN-TEMOUCHENT (moins cinq communes du pourtour)
Une difficulté propre à cette région est la présence, à proximité des centres de colonisation, de « villages nègres »"
156
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
sur lesquels sont venus se greffer des regroupements qu'il nous faut distinguer de ces grabas préexistants. Le graba d' Aïn- Témouchent, appelé douar Moulay Mustapha, a une population de 14 560 habitants, mais ne compte que 5 500
Regroupements
Communes
Amria nègre ~. Magra. Rouaiba. Bou-Zadjar. M'Said.
-
Population 1961
1965
2000 697 1730 300 1882
2000 1 050 1730 350 2200
El Amria. (Lourmel).
El
« village
Hassi El Ghella. (Er Rahel).
Ouled Tahoui. Boudjema.
973 1309
1 000 2400
Terga.
(Turgot).
Guetna. Djebara. Ouled Kihal.
300 568 1195
450 700 1400
El Malah. (Rio Salado).
Sidi
1300
1650
Sidi Ben Adda. (Trois-Marabouts) . Chaabat El Leha. (Laf errière) .
Chaffa.
1 200
1 306
250 200
250 200
5500 240 300 2500 1150 1700 60 1200
5500 270 300 3000 1300 2000 65 1400
208
400
Said.
Sidi Moghfi. Faubourg Chabal.
Douar Moulay Mustapha. Kéroulis-Chentouf. Hamman-Bou-Hadjar. Ain-Beida. Bézy. Soler. Fer à Cheval. Hadjairia. Ain-EI-Arba. Cité du Petit Lac. Sidi Boumédiène (H. Perret) . Sidi Mohamed Belbadri. Hassasna (Oued- Ber.. Hassasna. kèches). Douar Bitter. Ain-Témouchent.
Oued-Sebbah. Total
Oued-Sebbah.
Bourada .
28 centres
230 1 530 120
250 2194 30 1200 1350 251 550 30 093 35 295
ÉVOLUTION
DES
CENTRES
157
DE REGROUPEMENT
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Limites des communes. Limites de l'arrondissement
d'Ain.Témouchent
f22Z1 Communes non étudiées Â
Chef-lieu de Commune
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Regroupement stationnaire ou en augmentation Regroupement en diminution
Etat des regroupements de l'arrondissement d'Ain Temouchent
158
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
regroupés dans le centre de regroupement qui le jouxte et dont le recensement officiel ne tient aucun compte. Par contre, nous avons rectifié le chiffre excessif de 2 928 regroupés donné pour le centre de Sidi Said (El Malah), qui, en 1961, ne comptait que 1 300 regroupés. Nous comptons 28 centres de regroupement dans ces Il communes de l'arrondissement, soit un nombre bien supérieur à celui que donnait, en 1964, la Direction générale du Plan, qui n'en répertoriait que Il, mais inférieur à la liste de Michel Launay, qui dénombre 39 centres, en englobant, il est vrai, les simples recasements. Entre 1961 et 1965, la population regroupée s'est accrue de 17 % et représente à présent 33,5 % de la population totale confre 28,5 % en 1961. On s'aperçoit qu'un seul regroupement s'est amoindri: Bitter, le plus petit et le plus délaissé! Comment expliquer cet attachement aux centres de regroupement? Certes, au lendemain de l'indépendance, un certain nombre de regroupés, dans une proportion difficile à évaluer, quittèrent les regroupements. Il s'agissait, pour la plupart, de gros propriétaires qui remontèrent sur leurs terres et remirent aussitôt en état leur ferme endommagée. Il y eut encore de nombreux départs vers les villes, plus particulièrement Oran et Sidi-Bel-Abbès. Mais, pour plusieurs raisons, ces mouvements furent sporadiques. Il faut dire tout d'abord que les regroupements de l'arrondissement furent des resserrements, c'est-à-dire des déplacements d'une faible amplitude, si bien que les fellahs peuvent à la fois bénéficier des nombreux avantages du centre et cultiver leurs te,rres distantes de quelques kilomètres. En ce qui concerne les ouvriers permanents et saisonniers, le regroupement les a rapprochés des propriétés européennes, devenues depuis fermes socialistes. La Cité Si di Moghfi (Chaabat El Leham) est un des rares cas où les ouvriers agricoles ont été éloignés de leur lieu de travail, aussi plusieurs se sont-ils dégroupés. Par contre, en de nombreux endroits, des gens qui n'avaient pas été regroupés sont venus occuper les maisons laissées libres afin de se rapprocher des comités de gestion: c'est le cas de plusieurs habital1ts des douars Ahl Bradai, Ahl Mazari et Zouairia, venus à Oued-Sebbah pour travailler à l'ancienne Ferme blanche. L'aspect même des regroupements explique leur main-
ÉVOLUTION
DES CENTRES
DE REGROUPEMENT
159
tien et leur développement. Il n'y a pas eu, dans l'arrondissement d' Ain- Témouchent, de ces sortes de camps de concentration qu'on a pu voir un peu partout en Algérie. Aussi les centres de regroupement ne sont-ils pas chargés comme ailleurs d'un lourd passé. Sauf à Bitter, tous sont construits en dur. Sur 28, 24 disposent d'une école à l'intérieur du centre ou à proximité; les quatre autres ont un taleb. La moitié des centres est totalement ou partiellement électrifiée. Les cours des maisons sont plus grandes que partout ailleurs et des étables, individuelles ou collectives, ont parfois été prévues. Dans la plupart de ces regroupements, le problème de l'eau ne se pose pas de manière trop aiguë. Pourtant ces centres de haut standing laissent encore beaucoup à désirer. L'eau est saumâtre à Ain Beida, la pompe ne fonctionne plus à Boudjema, et les habitants de Bourada doivent aller chercher l'eau à deux kilomètres. Mais le cas le plus affligeant est celui d'Ouled Kihal où les femmes doivent faire sept kilomètres, à pied ou à dos d'âne, lorsque le camion-citerne ne monte pas. Quant à la voirie intérieure, elle a été négligée dans la plupart des centres. A Chaffa, par exemple, à la saison des pluies, les enfants ne parviennent pas à monter les rues embourbées. La viabilité d'accès à certains centres est elle-même fort défectueuse (1). A la question: «D'après vous, combien y a-t-il de chômeurs sur 10 habitants du centre de regroupement? », nous avons recueilli dans cet arrondissement les chiffres les plus faibles (2). Effectivement, c'est là où nous avons vu le moins d'inactifs traîner dans les rues. Les réponses vont de 0 à 5 chômeurs sur 10 habitants du centre. Les proportions les plus élevées sont obtenues au voisinage d'Ain-Té mouchent et dans les regroupements du pourtour où la vigne perd de son importance, dans chacun des (1) En dehors du massif de Collo, les pistes du Tessala sont les seules que notre 2 C.V. se soit refusée à parcourir. Nous avons dû emprunter le gros «Berliet» de la commune de Hassasna pour nous rendre au douar Bitter. (2) Ces chiffres donnéq par la population sont :plus justes, à notre avis, que les chiffres officiels souvent trop optimIstes. Quoi qu'il en soit, ils ont l'intérêt de refléter l'idée que les regroupés se font du chômage. Etant donné que les regroupés confondent souvent le chô. mage structurel et le chômage saisonnier, nous nous sommes efforcé de leur faire préciser chaque fois ce qu'ils entendaient par chômage. Par ailleurs, nous avons toujours essayé de confronter cette notion subjective du chômage d'une part avec son taux réel, d'autre part avec les chiffres officiels qui nous étaient communiqués par les souspréfectures et les mairies.
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
cinq centres de la COlnnlune d'El Aluria par exelnple. En plusieurs endroits, le chômage s'explique par le fait que les comités de gestion préfèrent employer des femmes plutôt que des hommes. En 1961, Michel Launay avait recueilli le témoignage suivant au douar Magra: «Les colons préfèrent payer une femme à 5 F. plutôt qu'un homme à 7 F., même pour le travail de la sape» (3). En 1965, un regroupé d'Ouled Kihal nous déclare: «Nous avons été renvoyés de la ferme socialiste et remplacés par des femmes. Tu comprends, les hommes reçoivent 7,50 dinars et les femmes 5 dinars par jour.» De fait, on peut voir dans les vignes des groupes de vingt ou trente femmes travailler sous la surveillance d'un homme. Là où nous relevons une proportion de 0 chômeur sur 10 habitants, les gens se plaignent fréquemment de n'être pas payés régulièrement. «Ici, nous travaillons continuellement, même le dimanche. Nous gagnons 8 dinars par jour, mais nous sommes payés au mois... Cette fois, nous n'avons pas été payés depuis deux mois. Nous ne gagnions que 7 dinars chez les colons, mais nous pouvions emprunter, obtenir des avances par le contremaître, tandis que maintenant le Président du Comité de gestion est aussi « fauché» que les ouvriers. Moi, je préférerais gagner moins, mais être payé régulièrement. Si ma femme venait à mourir, je ne pourrais même pas acheter le linceul» (regroupé de Sidi Mohamed Belhadri). A Sidi Said, où l'on nons donne une proportion de 2 chômeurs sur 10 regroupés: « Ce n'est pas tellement le chômage qui « empoisonne» les gens, nous dit le boulanger, que le fait de n'être pas payé depuis des mois. Quand on n'est pas payé,
on ne peut pas être courageux. » Les cultures riches sont la première raison qui explique un degré de chômage nettement inférieur à la moyenne générale. Mais il faut noter d'autre causes importantes. Parce qu'ils ont moins souffert de la guerre et qu'ils ont été déplacés sur de faibles distances, la plupart des fellahs continuent à cultiver leur lopin de terre. A la différence de ce qui se passe ailleurs, les comités de gestion emploient plus d'ouvriers que les colons européens n'en employaient. En certains endroits, on peut parler de sur-emploi. Paradoxalement, cette région favorisée bénéficiait, au printemps 1965, d'un grand nombre de chantiers de chômage. Rien (3) Op. cit., p. 284.
ÉVOLUTION
DES CENTRES
DE REGROUPEMENT
161
d'étonnant dès lors à ce qu'on n'ait jamais répondu: «Du travail », à la question: «Que désirez-vous en priorité pour le centre? » En premier lieu, les regroupés de cet arrondissement demandent l'aménagement des maisons, qu'ils voudraient voir crépies à l'intérieur et à l'extérieur et recouvertes d'un plafond. L'électricité est le second désir d'un grand nombre de regroupements. Les autres désirs, moins souvent exprimés, varient selon les centres: l'eau et la route goudronnée (désirs exprimés par 4 centres), l'école et la réfection de la voirie intérieure (désirs exprimés par 3 centres), le hammam et la djemâa (désirs exprimés par 2 centres). Le désir d'un établissement de bains donne une idée du niveau de vie dont bénéficient certains. L'aménagement des maisons et l'électricité sont aussi des souhaits de regroupés d'une catégorie supérieure. II.
-
LES VALLEES
DE L'OUED
ZEBOUDJ
ET DE L'OUED DJER La plupart des centres de regroupement de cette région ont été recensés en 1960, aussi disposons-nous d'un tableau assez complet de la situation à cette époque. Nous avons seulement corrigé les chiffres officiels de Vesoul-Benian et Hammam-Righa qui confondaient la population du village avec celle du centre voisin. Si l'on exclut les deux regroupements de la commune d'El Affroun, El Hachem et Beni Djemaa, on s'aperçoit que 52 % de la population de Bou-Medfa et d'Oued Djer vivent dans des centres de regroupement, soit un peu moins qu'en 1960 (57,8 %). En effet, entre 1960 et 1965, la population regroupée a diminué de 5,5 %. Il ne reste plus que 29 centres puisque celui d'Aida a entièrement disparu: en 1965, on ne trouvait aucune trace de ce regroupement transformé en champ de blé. Une partie de ses habitants a rejoint le centre d'Oued Djer, terminé en 1961. A Lemoine, le dégroupement fut là aussi presque total. Lemoine avait rassemblé, _dans un méandre de l'Oued Djer, les montagnards de la pente du Djebel Cheniker et les habitants de la Koubba de Si di Mbarek qui furent ensuite regroupés une nouvelle fois à Oued Djer. Une famille, qui n'était pourtant pas originaire de Lemoine, revint s'y installer en 1962. Nous n'avons pas retenu Kouider Ayad et
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
Population Communes
Regroupements 1960
1965
Marabout de BouMedfa. Hadj Mohamed. Bou-Chakor Gare. Necissa. Zemoul. Bou Touil. Caid Agha. Khamoud)a. Pont de IOued Djer. Djebabra. Hammam Righa-Cité. Vesoul-Benian. Station Vesoul. Benichou-Benicha. Ben Zeroudda. Hadj Mekki. Viaduc. Ain Dem. Rouabah.
350 234 160 40.7 195 80 206 687 250 1010 370 480 269 560 150 607 296 4000 950
1 000 620 200 513 200 236 85 205 285 1 003 410 770 297 650 45 240 362 2100 600
Oued Djer.
Oued Djer-centre. Sahel. Carrière. Ben Amar. Sidi Ben Aicha. Ferrer. Aida. Lemoine. Ain Tayeb.
0 1200 150 350 520 180 70 220 500
950 1350 150 220 300 230 0 8 75
El Affroun.
El Hachem. Beni Djemaa.
536 816
536 1300
15 803
14 940
Bou-Medfa.
Total
30 centres
Drai que nous considérons comme des recasements, et où il ne reste d'ailleurs plus un seul réfugié. Les communes de Bou-Medfa, d'Oued Djer et d'El Affroun ne comptent qu'un grand regroupement à allure concentrationnaire, celui d'Ain Dem, qui regroupe encore plus de 2 000 personnes à la limite de quatre anciennes communes (Bouhallouane, Lavigerie, Borely-la-Sapie et Oued Sebt). Les autres regroupements importants n'ont
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
pas cet aspect sinistre; ils sont au nombre de quatre: Djebabra, Sahel, Oued Djer et Beni Djemaa. Marabout de Bou-Medfa, nlalgré son millier de regroupés, passe quelque peu inaperçu, car il disperse ses habitants en trois endroits différents, au pied de la colline de Bou-~Iedfa. Seule l'origine de la population permet de ne voir dans ces trois groupes de maisons qu'un seul regroupement. La plupart des centres sont de taille réduite et ont en outre la particularité d'avoir essaimé assez souvent à l'intérieur du Inême finage, sans que les gens se soient dégroupés et aient rejoint leurs terres pour autant, à Khalnoudja ou à Vesoul-Benian par exelnple. Une autre caractéristique de ce pays traditionnel est le regroupeInent de fellahs autour du chef de fraction. Caïd Agha, Hadj Mekki et Ben Amar, entre autres, ont rassemblé de petits propriétaires qui se sont dégroupés en grand nOll1bre. En règle générale, les mouvements de dé groupement furent d'une faible amplitude en comparaison des profonds bouleversements de la guerre. Une minorité de regroupés gagna la Mitidja et même Alger qui n'exerça pas d'ailleurs une forte attirance. Une autre partie abandonna les regroupelnents de montagne pour venir s'entasser dans ceux de la vallée, à Bou-Medfa notamment. Le plus grand nOlnbre des dégroupés furent des propriétaires qui remontèrent prendre possession de leurs terres en 1962. Depuis, plusieurs sont revenus au centre. Deux fléaux les ont, en effet, tenus en échec: l'érosion et la faune. Les sols tendres des vallées de l'Oued Zeboudj et de l'Oued Djer ont toujours été ravinés par les averses très violentes, mais la destruction de la couverture végétale par le napalm a encore accéléré cette érosion, qui a entraîné les meilleures terres, malgré les banquettes réalisées par la D.R.S. (Défense et Restauration des Sols). Par ailleurs, les champs ensemencés sont dévastés par les sangliers, qui se sont multipliés durant la guerre. Les fellahs savent où se trouvent les bauges et demandent qu'on leur prête des fusils de chasse afin de lutter contre ce fléau. Mais les autorité locales s'intéressent fort peu à ce problème, aussi les sangliers deviennent-ils de plus en plus hardis et descendent à présent jusqu'au creux des vallées. A Oued Djer, ils s'approchent la nuit à proximité du centre. «Ils n'ont plus peur des personnes. Il faudrait des armes, car bientôt ils entreront dans nos maisons» (regroupé d'Oued Djer). «Qlland les sangliers
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DES
CENTRES
DE REGROUPEMENT
165
traversent les champs, ils labourent la terre: regardez, on dirait des tracteurs. A présent, pour sauver nos récoltes, on veille toute la nuit avec des lumières et on crie pour les effrayer. Depuis 1962, on entend crier toute la nuit dans cette montagne» (témoignage de l'unique famille revenue au centre de regroupement de Lemoine). Notons enfin que l'élevage, qui était souvent la ressource essentielle, a particulièrement souffert de la guerre et qu'il est devenu une activité secondaire. Il s'agissait essentielleInent d'un troupeau d'ovins et de caprins qu'il n'a pas été possible de reconstituer, par suite des mesures sévères 111ais inévitables qui ont été prises dans le cadre de la lutte pour la défense et la restauration des sols. C'est ce même souci de préservation et de réfection du manteau forestier qui a fait interdire la fabrication du charbon de bois. Cette activité artisanale ne subsiste plus que par-ci par-là, de manière clandestine, au centre de regroupement de Rouabah, par exemple. On voit plus rarement qu'ailleurs des fellahs faire la navette entre leurs terres et le centre où ils préfèrent habiter. Cela s'explique souvent par les grandes distances qui séparent les regroupés de leur ancienne résidence. Là où le regroupement est un resserrement, à Djebabra par exemple, un grand nombre de paysans continuent à travailler leurs terres. Mais il arrive que le petit fellah néglige sa propriété cependant assez proche parce qu'il estime qu'un paysan doit vivre avec sa terre: ne se décidant pas à abandonner le centre de regroupement et ses avantages, il préfère abandonner la terre. C'est là le comportement d'un authentique paysan traditionnel qui ne veut pas se contenter de faire la navette entre sa terre et sa demeure. Ajoutons que la prolifération des sangliers exige en certains endroits la surveillance continuelle des terres, c'està-dire la présence du propriétaire. Ce sont souvent ces petits fellahs qui possèdent quelques ares de jardins bien entretenus à proximité du regroupement, tout en faisant J'élevage de quatre ou cinq moutons. Par ailleurs, les journaliers ont tout intérêt à demeurer au centre, qui les a rapprochés de leur lieu de travail, la ferme socialiste de l'endroit ou les grandes propriétés de la Mitidja. A côté de ces petits propriétaires et de ces ouvriers agricoles vit une masse de chômeurs et de nécessiteux que le regroupement a fixés plus près de la mairie, où ils vont fréquemment réclamer un emploi, des secours,
166
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
ou le versement d'une pension. Les hommes en état de travailler doivent faire vivre un grand nombre de veuves et d'orphelins. En 1963, la commune d'Oued Djer ne comptait, parmi ses 4 861 habitants, que 860 hommes de plus de vingt ans contre 4 001 femmes et enfants. Cette disproportion s'explique par une mortalité masculine légèrement supérieure, mais surtout par les disparitions, les morts au maquis et, dans une moindre mesure, la fuite des harkis qui abandonnèrent plus d'une fois leur famille. L'équipement des centres, bien qu'il soit souvent rudimentaire, a retenu une partie des regroupés: 13 disposent d'une école primaire, 6 d'une école coranique, 4 ont partiellement l'électricité et le tout-à-l'égout. Sur les 29 centres, 2 sont complètement en dur (type C.R.H.R.) et 2 exclusivement constitués par des gourbis, 14 assemblent des maisons en pisé alors que 11 mélangent les maisons en dur et en pisé et les gourbis. Les maisons en pisé, qui sont les plus courantes, étaient déjà la maison-type de la région à la veille de la guerre. Le matériau utilisé est un mélange d'argile et de paille séchée au soleil, mais le pisé est parfois associé à des roseaux. Les tuiles ont remplacé la couverture en chaume. C'est pourquoi les regroupés, qui ont l'intention de demeurer dans le centre, demandent en priorité des maisons en dur: 11 fois en désir numéro 1 et 4' fois en désir nUll1éro 2. Dans d'autres centres, le premier désir est la mosquée, les terres, l'eau, l'école, le travail, la route goudronnée (2 fois chacun). Alors que la mosquée est réclamée par des vieux, ce sont des fellahs de trente à quarante ans qui demandent des terres: nulle part ailleurs on ne formulera ce souhait en première position. Dans une région moyennement équipée en écoles, on aurait pu s'attendre à plus de demandes à ce sujet. Tout comme l'école, le travail n'est désiré que deux fois en priorité. A ce sujet, les pourcentages obtenus à la question: « D'après vous, combien y a-t-il de chômeurs sur 10 regroupés ? », traduisent assez mal le sous-emploi constant de la plupart. Les réponses s'échelonnent de 0 à 6 (ce chiffre n'a été donné que trois fois). Il est un fait que, pour la plupart des regroupés de ces deux communes, le chômage n'est pas absolument total. Le secteur socialiste permet aux petits fellahs de travailler trois ou quatre mois par an. En outre, le paysan de cette région s'avoue difficilement vaincu et, quand
ÉVOLUTION
DES CENTRES 'DE REGROUPEMENT
167
il n'a rien, il loue quelques arpents au secteur socialiste pour en faire un potager, tels ces derniers regroupés de Hadj Mekki qui cultivent les fèves en un endroit désert du Djebel Ganntas. Même dans ce cas, le fellah reste inoccupé une grande partie de l'année. Ils sont rares les privilégiés, propriétaires et ouvriers permanents, qui peuvent travailler de façon continue. Le secteur socialiste emploie beaucoup moins dè monde que les colons car il ne cultive pas la totalité de ses terres. A HammamRigha, 90 hectares sont travaillés et 140 laissés à l'abandon. A Djebabra, où une seule ferme socialiste a rassemblé les quatre fermes européennes, «20 ouvriers permanents sont employés au lieu de 90 du temps des colons ». Dans les fermes de Vesoul-Benian, le chiffre des ouvriers permanents est tombé de 200 à 80. Le travail permanent d'une minorité et celui intermittent d'un grand nombre camouflent aux yeux de beaucoup un taux de chômage élevé. Il faut ajouter que dans ce pays traditionaliste par plus d'un trait, on n'aime pas étaler sa misère et, pour un grand nombre, c'est faire montre d'impudeur que de se déclarer chômeur.
III.
-
LA GRANDE
KABYLIE
La commune de Fort-National est un parfait exemple de la' confusion couramment faite entre le recasement et le regroupement. Cette confusion est moins évidente dans la commune de Mirabeau, où l'armée française procéda tout à la fois à des opérations de recasement et de regroupement. LA COMMUNE DE FORT-NATIONAL
En 1964, la Direction générale du Plan en Algérie a tiré une carte qui ne mentionne pas moins de dix-huit centres de regroupement pour la seule commune de Fort-National; en fait, il y en eut... zéro. On peut parcourir cette commune en tous sens, on n'y trouvera trace d'aucun regroupement. Cette absence de regroupement s'explique tout d'abord par le type d'habitat de cette région: les Kabyles du Djurdjura vivent concentrés dans des villages. L'armée n'eut donc pas à détruire des mechtas dispersées pour en rassem-
168
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
bIer les habitants dans des centres de regroupement, mais simplement à implanter un poste militaire dans chacun des villages. La. position de la commune, au centre du secteur militaire et de la sous-préfecture, interdisait les répressions trop voyantes. Mais il y eut plus de destructions dans les communes éloignées de Fort-National et quelques regroupements durent être édifiés pour loger une partie des habitants de nombreux villages détruits. Aux confins mêmes de la commune de Fort-National, deux villages furent rasés: Arous et Aguemoune-Izem. La plupart du temps, on évacuait les villages sans pour autant les détruire, ainsi à El Hammam, Iril n'Tazart, Ait Hag, Taza, Taseft Guezra, Agouni bou Slane, Ait Meraou, Agoulmine, Imâatoukène, Ait Ali (4). Le principe était de vider les petits villages pour ne laisser subsister que les villages-centres. De plus les gens qui habitaient aux alentours de tous les villages étaient mis en demeure de se replier à l'intérieur de ceux-ci. A l'heure actuelle, les recasés de Fort-National ont rejoint leur village ou sont partis à Alger et en France. LA
COMMUNE
DE MIRABEAU
La Direction du Plan répertorie cinq centres de regroupement dans la commune de Mirabeau: Sidi Namane, Zeboudj-Kara, Tirmitine, Laksar, Aboram. En fait, seul Sidi Namane est un centre de regroupement, alors que les autres villages ne sont que des lieux de recasement. Par contre, ce répertoire ne fait aucune allusion aux cités de Mirabeau-centre. Il ne reste à peu près plus de recasés à Laksar et à Aboram, ceux de Zeboudj-Kara retourneront à Dra Khelifa et El Kechrid où se construisent 70 et 30 logements. La situation est plus critique à Tirmitine, où l'on comptait 1 200 réfugiés à la veille de l'Indépendance. Un grand nombre venait de Taddert-Tamokrant où dix maisons seulement ont été reconstruites. Certains ont trouvé refuge dans la cité de 50 logements qui a été achevée en novembre 1964. (4)
« Dans
l'arrondissement de Fort-National notamment, où l'on
a déversé un certain nombre de villa~es dans des villages-refuges, on voit des villages entiers abandonnés ou il ne manque que les toits aux maisons» (Lettre du préfet de Grande Kabylie au Délégué général, en date du 16 février 1962).
ÉVOLUTION
DES
CENTRES
DE
REGROUPEMENT
169
Le regroupement de Sidi Namane est implanté dans une cuvette que la chaleur transforme en fournaise, mais il bénéficie de bonnes installations: une école, un bureau de postes, 7 fontaines publiques et l'électricité. En 1964, les fermes du secteur socialiste et les chantiers de chôfilage de la commune de Mirabeau fournissaient du travail à un grand nombre de regroupés. Il y eut quelques dégroupements comme en témoigne ce regroupé de soixante-cinq ans: «Tout de suite après l'indépendance, je suis remonté avec d'autres à Zemoula, où j'ai pu reconstruire quelques pièces de ma maison. J'ai mon jardin avec une source qui m'appartient. Je suis heureux là-bas et je ne comprends pas comment les autres peuvent rester ici. Je suis venu ce matin pour la distribution des vivres. » Si quelques-uns quittèrent le regroupement de Sidi Namane, d'autres y affluèrent. Au cours de la guerre, le F.L.N. interdisait aux gens (sauf à ceux qui ne pouvaient vraiment pas habiter ailleurs) de rester à la cité de Sidi Namane, ce qui explique que les 160 logements n'étaient pas tous occupés. Aussitôt après le cessez-le-feu, ce fut la ruée vers les maisons inoccupées. Sidi Namane compte à présent 800 habitants. Mirabeau-centre ne compte pas moins de quatre cités, dont une seule peut être considérée comme un centre de regroupement, la cité des Anciens Combattants. Bien qu'il abrite plusieurs réfugiés, le village de la C.A.P .E.R., édifié au confluent du Bougdoua et du Sebaou, ne peut pas être assimilé à un centre de regroupement. Les trois autres cités se situent à la sortie de Mirabeau, de part et d'autre de la route qui rejoint Alger à Tizi-Ouzou. La construction de la cité Sidi Amar a été entreprise avant la guerre de révolution. La Cité Nouvelle, qui lui fait suite, devait servir de centre de regroupement, mais elle n'était pas encore terminée en 1962 et les logements n'ont été attribués qu'en 1964. Face à ces deux cités, celle des Anciens Combattants peut être considérée comme un regroupement. Ainsi que son nom l'indique, cette cité avait été construite à l'intention des Anciens Combattants par le Commissariat à la Reconstruction, mais très vite elle se transforma en centre de regroupement au cours de la guerre. Des logements furent attribués aux réfugiés de Sidi Ali Bounane, d'autres furent vendus par les Anciens Combattants eux-mêmes. Cette cité compte 100 maisons, soit 200 logements, qui sont assez bien aménagés
170
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRtS
L'INDÉPENDANCE
et, fait très rare à l'intérieur d'un centre de regroupement, ombragés par de nombreux arbres. En 1964, beaucoup d'hommes travaillaient dans les comités de gestion et aux chantiers de terrassement de la grande usine de Mirabeau. Il faut avoir voyagé dans un car entre Mirabeau et TiziOuzou pour saisir ce que représente «l'usine» aux yeux des habitants. Tous les regards, même ceux des femmes, convergent sur le côté gauche de la route, où se trouvent les premières installations. La plupart des regroupés que nous avons interrogés étaient satisfaits de leur sort, car ils avaient un peu de travail et une grande espérance dans leur usine. L'ARRONDISSEMENT
DE BOUIRA
Si l'on se réfère au répertoire officiel des regroupements, on dénombre 29 centres dans l'arrondissement de Bouira. Mais on s'aperçoit, sur le terrain, qu'il contient de nombreuses erreurs. Ahl-el-Ksar, qui n'est que l'appellation d'une commune, figure comme centre de regroupement; Ouled Bellil n'a jamais été un regroupement: c'est une localité de la commune de Bouira que le répertoire situe dans celle d'Irhorat. Il n'y eut que des recensements à Bezzit, Ain-Allouana, Meradid, Mehalla, Rahalil et Takerboust. Précisons qu'un petit centre de regroupement a bien été construit entre Bezzit-haut et Bezzit-bas, mais il n'a jamais été terminé: une seule maison fut et demeure habitée. Par ailleurs, les regroupés ont souvent été additionnés, en 1960, avec les habitants et les recasés du village voisin, c'est pourquoi il a fallu considérablement diminuer les chiffres de population de Mergueb, Bezzit, Goumgouma, Semmach, Aissaoui, Taourirt et Tiliouat. Enfin, nous faisons figurer 9 centres qui ne paraissent pas dans le répertoire: 4 pour la commune d'Ahl-el-Ksar (Ouled Abdallah, Ottof, Iril Mahallat et Tiza) et 5 pour la commune de Bouira (Zeboudja, Cité Ouest, Cité Sud, Ras-Bouira et Ouled Bouchia) . Le chiffre des regroupés est resté à peu près le même. Les regroupés représentaient 21,7 % de la population, en 1960, contre 22,1 % actuellement. Ce pourcentage est inférieur à la moyenne générale, mais il faut dire que le nombre des recasés fut presque aussi important. Les deux tiers des centres ont vu leur effectif diminuer, 3 se sont
ÉVOLUTION
DES CENTRES
171
DE REGROUPEMENT
Population
Communes Bouira.
Regroupements 1960
1965
850 600 1300 700 58
urk.
299
2200 650 780 560 24 82 102
Haizer.
Irhorat. Guenndour.
440 326
520 0
Bechloul-El Esnam.
El Esnam (Centre Delous). Goum~ouma. Taourlrt-Amar. Bechloul. El Adjiba. Ouled Bechkir. Semmach. Aissaoui.
1848 200 817 872 801 1461 850 300
1735 0 100 600 750 1450 850 80
678 1256 1080 606 250
720 3600 2200 600 180
Cité Ouest de Bouira. Cité Sud de Bouira. Ras Bouira. Ouled Bouchia. Zeboudia.
Mer~e . Ain-
Maillot.
Maillot-Gare. Raffour. Saharidj. Ikerram. Taourirt.
Cheurfa-Aghbalou.
Cheurfa.
Ahl-el-Ksar.
Zeriba-Bou Mnazel. Ottof. Tiliouat. Ouled Rached. Ouled Abdallah. IriI Mehalla 1. Tiza.
Total
30 centres
110
et
962
1045
2158 420 1154 1500 1420 235 360
1800 325 570 1200 1175 205 235
23 911
24 338
maintenus et 7 se sont développés. Guenndour, qui était un amas de gourbis en branchages, a complètement disparu. Le petit regroupement de Goumgouma, qui était accolé au village, s'est lui aussi vidé de ses habitants. Il ne reste
172
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ÉVOLUTION
DES CENTRES
DE REGROUPEMENT
173
que quatre familles à Zeboudja, qui était avant tout un poste militaire, dont la plupart des maisons sont vides. Mais cette régression des petits regroupements est compensée par l'extension des centres importants, plus particulièrement par la cité Ouest dOe Bouira, et les regroupements de Raffour et Saharidj. Saharidj est le seul centre en développement qui ne soit pas situé sur une grande route: on s'y rend en empruntant une mauvaise route qui s'enfonce dans le Djurdjura et qui avait la réputation d'être la route de la contre-révolution - ce qui expliquerait la présence à Saharidj d'un important détachement militaire. Mais ce regroupement bénéficie d'une excellente implantation et de bonnes installations: il peut se vanter (fait extrêmement rare en Algérie) d'avoir tous ses enfants scolarisés et il possède même un petit centre d'apprentissage pour la menuiserie. Sans avoir les mêmes avantages, Raffour est mieux situé sur la route d'Akbou et, si son rythme d'expansion se maintient, il atteindra sous peu les 5 000 habitants. Les quatre centres de regroupement de la ville de Bouira eurent des fortunes diverses. Les regroupements de RasBouira et Ouled Bouchia se sont amoindris pour deux raisons: ils rassemblent des gens venus le plus .souvent de très loin et les habitations ne sont que des gourbis. En 1963, la municipalité de Bouira entreprit, à Ouled Bouchia, la construction de maisons en dur afin de remplacer les gourbis; par manque de crédit, ces maisons ne furent jamais achevées. La Cité Sud, qui a légèrement progressé, ne présente pas le caractère de contrainte de la plupart des regroupements. Les habitants ont acheté le terrain et fait construire eux-mêmes leurs maisons. Mais, pour plusieurs motifs, cette cité doit être considérée comme un centre de regroupement. Tirant profit de la situation, le propriétaire du terrain voulait vendre celui-là au prix de 8 000 à 12 000 anciens francs le mètre carré, l'armée l'obligea à vendre le mètre carré entre 1 500 et 2 000 anciens francs. L'armée française intervint à nouveau en imposant le plan en damier et en entourant la cité de fil de fer barbelé. L'ensemble était surveillé par deux postes militaires juchés sur des mamelons situés de part et d'autre du centre. Ajoutons que si la cité est habitée par des natifs de Bouira, elle l'est surtout par une majorité de réfugiés qui ont été chassés de leurs villages par la guerre. Le
174
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
fait de considérer la Cité Ouest comme un centre de regroupement demande lui aussi quelques explications. Etalée à flanc de colline, la Cité Ouest comprend en réalité deux cités de 200 logements chacune: la cité Gouzi en haut et la cité Aigori Ali en bas. Habitée depuis 1960, la cité Aigori Ali est incontestablement un centre de regroupement: c'est toujours de cette cité qu'il sera question lorsque nous citerons des témoignages de la Cité Ouest. La construction de la cité Gouzi fut entreprise en 1960 et elle ne fut terminée que peu de temps avant l'Indépendance, ce qui explique que la plupart des 200 logements furent attribués par la municipalité de Bouira. A l'image de la cité Aigori Ali, la cité Gouzi fut disposée en damier et entourée d'un réseau de barbelés. Elle doit être considérée comme un centre de regroupement avant tout parce que ses habitants sont des réfugiés qui ont été chassés de leurs villages par l'armée. Beaucoup viennent du bidonville qui s'était constitué durant la guerre près de la cité Sud et que le maire de Bouira fit raser en 1963. Le chiffre total des regroupés pourrait faire croire à leur stabilité au lendemain de l'Indépendance. Comme dans toute la Kabylie, il y eut, en fait, un grand remue-ménage; mais il n'apparaît pas dans les chiffres actuels, car beaucoup de ceux qui étaient partis revinrent au centre après avoir visité leurs terres. Si l'on parcourt la Grande Kabylie, on peut constater que les prédictions formulées en 1962 par le préfet de grande Kabylie se révèlent exactes: «Les régions les plus affectées par la tendance au retour chez soi seront celles d'Azazga, Dra-el-Mizan, Fort-National, et Tizi-Ouzou. Les arrondissements où les regroupements semblent les plus sûrement consolidés sont ceux de
Palestro, Bouira et Bordj-Menaiel. » Que la «tendance
au
retour chez soi» soit plus forte dan~ les arrondissements d'Azazga, Dra-el-Mizan, Fort-National et Tizi-Ouzou, cela s'explique essentiellement par la prédominance des recasements sur les regroupements. En ce qui concerne l'arrondissement de Bouira, peu de regroupés ont regagné leurs villages. 'Il est vrai que beaucoup n'ont pas de terre. Les remarques faites par les ingénieurs agronomes Bertolus et Bellavoine, dans un rapport d'activité concernant la commune d'Ahl-elKsar, peuvent s'appliquer à bon nombre de regroupements de l'arrondissement: «Une partie importante de la population n'a jamais été agriculteur, ni semi-nomade séden-
ÉVOLUTION
DES
CENTRES
DE REGROUPEMENT
175
tarisé. Ce sont des mendiants n'ayant jamais eu de terre... Le fait que nous n'ayons trouvé dans certains lieux ni poule, ni chien, ni bourricot indique clairement le degré de déchéance sociale de ces populations qui vivent artificiellement de secours divers: allocations familiales, veuves de chouhadas, secours américain, et des mandats que peuvent envoyer les membres des familles travaillant en France. » Il en est d'autres qui ont des terres, mais ils ne jugent plus utile de les cultiver. Beaucoup ont préféré abandonner les petits centres et rejoindre les villes ou les regroupements plus importants dans l'espoir de trouver du travail, mais aussi avec l'intention de profiter d'un certain nombre d'avantages, notamment de l'école. A ce sujet, on peut être étonné que le centre de Zeboudja ait perdu plus de la moitié de ses habitants, alors qu'il possède une école et qu'il est si!ué au bord de la route BouïraAlger. Mais les regroupés dé Zeboudja se plaignent de manquer d'eau potable et surtout de se trouver à proximité de trois oueds, dont l'Oued Djemaa, ce qui provoque le paludisme. Partout ailleurs, l'école a contribué à maintenir les regroupés sur place. Sur les 28 regroupements qui demeurent, 24 possèdent une école et les 4 autres se trouvent à proximité (à deux kilomètres au maximum). Cet équipement scolaire est vraiment exceptionnel. Ajoutons que les regroupés entretiennent souvent un taleb afin qu'il s'occupe des enfants qui ne sont pas scolarisés. En ce qui concerne les habitations, 14 centres sont constitués par des maisons en dur, l'autre moitié par des gourbis. Ceux-ci semblent bien construits: ils sont en pisé, les intérieurs sont très propres et les toitures imperméables. Des vices de construction apparaissent pourtant à Ouled Bouchia et à la cité Oued Delous à El Esnam, où les gourbis ont été construits en plein hiver. Sauf à Zeboudja, tous les centres ont de l'eau, mais elle est rare à Mergueb et El Esnam. L'électricité a été installée partiellement dans 8 regroupements. Par ailleurs, il faut noter une particularité avantageuse pour l'ensemble des centres de cette région: 4 regroupements sont devenus des chefs-lieux de commune (Irhorat, Bechloul, Cheurfa, Zeriba). Bechloul a été préféré à El Esnam en raison de sa position plus centrale; la mairie demeure à El Esnam, en attendant la construction de celle de Bechloul. Le point noir de cet équipement parait être le réseau routier: 14 centres sur 28 ne sont
176
REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
reliés que par des pistes de mauvaise qualité. Dans un pays aussi évolué que la Grande Kabylie la route prend une très grande importance aux yeux des gens et seuls ont progressé les regroupements situés sur une route. Lorsqu'on leur demande ce qu'ils désirent en priorité, les regroupés réclament du travail, des habitations, des routes, des écoles, de l'eau, le téléphone, l'électricité. Si l'eau, le téléphone et l'électricité ne sont désirés que par une minorité de centres, il n'en est pas de même pour le travail, les maisons, les routes et les écoles. C'est parce qu'ils sont entassés dans un centre et qu'ils n'ont nullement l'intention de partir que les gens demandent des maisons: à Raffour, 12 personnes logent dans une seule pièce de 3 mètres sur 2 mètres et demi. Les routes sont évidemment réclamées par les regroupements qui en sont dépourvus. On peut être étonné de ce que les regroupés de cet arrondissement désirent très souvent des écoles alors que l'équipement scolaire semble exceptionnel. Cela s'explique par le grand désir de voir instruits tous les enfants, mais encore par l'insuffisance de cet équipement scolaire. Si nombre de centres parviennent à scolariser sans difficulté tous leurs enfants, plusieurs doivent utiliser des subterfuges: à Raffour" par exemple, les enfants sont répartis par groupes qui ont droit à une heure et demie d'enseignement par jour. Mais l'ensemble des regroupés désire avant tout du travail. A la question: «D'après vous, combien y a-t-il de chômeurs sur 10 habitants? », il nous est répondu régulièrement: «7 ou 8 sur 10 ». Effectivement, il y a très peu de travail dans cette région. Pourquoi? Beaucoup n'ont pas de terre et nombre de propriétaires possèdent moins de 2 hectares. Le secteur socialiste occupe très peu de monde. Il n'y a pas de ville importante qui pourrait donner du travail en dehors de l'agriculture: Bouira n'est qu'un gros bourg agricole. Les chantiers de la Z.O.R. fournissaient du travail à quelques centaines de regroupés de la commune d'Ahl-el-Ksar, mais tous les travaux avaient été stoppés en 1965. Le maire de Bechloul estime que 25 % des regroupés de la commune sont des chômeurs totaux, 50 % des chômeurs partiels et 25 % des petits fellahs. Pour notre part, nous pensons que dans l'ensemble des regroupements de l'arrondissement, 15 % seulement des hommes sont des travailleurs à temps complet, 25 % des chômeurs totaux et 60 % des chômeurs partiels (petits
ÉVOLUTION
DES
CENTRES
DE REGROUPEMENT
177
fellahs, ouvriers saisonniers et travailleurs sur les chantiers de chômage) qui travaillent au maximum 4 mois sur 12. Ce taux élevé de chômage provoque une forte émigration vers les grandes villes et surtout vers la France. Lorsqu'on parcourt les regroupements, on est frappé par le petit nombre d'hommes âgés de 20 à 40 ans. Or, l'émigration provoque un changement d'attitude à l'égard du travail. A l'inverse du paysan traditionnel, l'émigré, qui a perçu régulièrement un salaire, ne peut plus considérer comme un travailleur, mais comme un chômeur, celui qui travaille de temps en temps. On peut dire que le regroupement a non seulement augmenté le taux de chômage, mais qu'en accélérant l'émigration, il a facilité la prise de conscience de ce chômage. IV.
-
L'ARRONDISSEMENT
DE COLLO
De toutes les régions étudiées, l'arrondissement de Collo est la seule que nous n'ayons pu parcourir dans sa totalité: le très mauvais état des pistes, en 1964 comme en 1965, ne nous a pas permis de visiter systématiquement chacun des centres de regroupement. Nous avons pu présenter cependant un tableau complet de la situation des regroupements de cet arrondissement grâce à notre anli Yves Ozanne, qui, à la tête d'une équipe d'enquêteurs, a travaillé dans cette région durant toute l'année 1963. Nous avons d'autant plus apprécié ses conseils et son rapport établi à l'intention de la Direction du Plan algérien qu'il est, à notre connaissance, la seule personne en Algérie s'intéressant sérieusement à l'évolution des centres de regroupement. Dans le tableau ci-dessous, nous avons situé le regrou~ pernent de Ben-el-Ouidane dans la commune de Tamalous. Il se trouve, en fait, à cheval sur les trois nouvelles communes d'Ain-Kechera, Oum-Toub et Tamalous, mais la vie économique de ce centre est axée sur la commune de Tamalous, à laquelle il devrait être rattaché. Sur les 46 centres de regroupement deux seulement ont complètement éclaté: Bougarouni et Gourmata. Bougarouni, le regroupement le plus septentrional de l'Algérie, était exposé à tous les vents; à Gourmata, regroupement le plus méridional de l'arrondissement, les regroupés ont été en partie attirés par Constantine, comme le sont d'ailleurs bon nombre d'habitants de cette contrée, qui voit
Population Communes
Regroupements
1961
19631965
Collo.
Sidi Achour. El Ouloudj. Eddouar. Ali Cherf. Chaaba. Kerkera. Bou Gheraita. El Guerida. Hadjria-Zoubia.
1503 4545 1 059 1 237 933 4736 1800 1 060 1100
1500 5000 1200 1800 500 5000 2200 1200 1350
Bessombourg.
Bessombourg. Ain-Aghbel. Cherala. Afensou. Kanoua. Bougarouni. Tabellout. Hellala.
3500 1 785 1400 1106 1500 500 300 810
2700 1 300 1200 750 570 0 850 850
Ouled Attia-EI Aouinet.
El Aouinet. Khanak-Mayoun. El Oueldja. Ouled Chabane. Bou Noghra. Siouane. Oued di Djebel. Mellab. Rekouba.
1800 880 540 500 1278 775 2025 1 009 1 079
632 1252 1604 612 1 229 1 074 1885 1 000 2400
Tamalous.
Tamalous. Sidi Mansour. Azib-el-Kalaa. Ain Tabia. Ben-el-Ouidane. Djamala- Tabla. Dokhna.
5367 1 913 1293 4852 1290 1521 1503
3500 1672 70 100 1600 900 400
Oum Toub.
Oum Toub. Sidi Kamber. Beni Rasdoun. Oued-el-Biar.
7609 1329 1520 1521
1500 2400 500 900
Ain Kechera.
Ain-Kechera. Bou-Saaba. Borj-el-Caid. Beni-Salah. Safsafa. Boudoukha. Bou Bellout.
3000 1688 1495 475 930 1355 1639
3450 600 350 400 600 2269 725
Beni-Ouelbane-Zerga.
Zerga. Gourmata.
4998 1300
972 0
85 358
62 566
Total
46 centres
ÉVOLUTION
DES CENTRES
179
DE REGROUPEMENT
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Etat des
regroupements
l'arrondissement
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de Colla
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
décroître sa population. Une fois de plus, on constate qu'il est très rare qu'un centre de regroupement disparaisse entièrement. Par contre, à la différence des autres régions choisies pour notre étude, la population regroupée a sensiblement diminué: elle ne représente plus que 54,6 % de la population totale contre 74,5 % en 1961. Les dégroupés ont rejoint leur zeriba d'origine, une .autre partie a gagné les grandes villes de Constantine, Skikda (Philippeville), Annaba (Bône) et Alger. Lorsqu'on a visité les camps de regroupement de l'arrondissement de Collo, on est étonné qu'il n'y ait pas eu plus de dé groupements dans cet univers concentrationnaire. L'aspect de ces camps est des plus sinistres: 95 % des regroupés vivent dans des huttes recouvertes de disse Dans le meilleur des cas, de la terre battue bouche les interstices de la cabane et une tranchée est creusée autour afin d'éviter la pénétration des eaux de ruissellement. Très souvent, les huttes ne sont confectionnées qu'avec les brançhages et sont entassées les unes sur les autres. Certes, il ne faut pas perdre de vue qu'une partie de ces regroupés vivaient auparavant dans des gourbis en branchages, mais, en examinant les zeribas qui se sont reconstituées, on se rend compte que les habitations traditionnelles étaient moins rudimentaires et qu'elles étaient surtout beaucoup plus espacées. Aussi n'avaient-elles pas un aspect concentrationnaire et l'incendie d'un gourbi ne signifiait pas la destruction complète de l'ensemble: «Quand il pleut, le gourbi est plein d'eau... S'il y a le feu à un endroit, tous les gourbis brûleront avec le stock de grains» (regroupé d'El Guedira). Pas plus que la qualité de l'habitation, l'équipement collectif ne peut éxpliquer, en règle générale, que quelque 62 566 personnes se soient maintenues dans de pareils centres de regroupement. Dans un grand nombre de centres, on ne trouve aucun enfant scolarisé. Ainsi n'existe-t-il pas une seule école à travers toute la commune d'Ouled-Attia-EI Aouinet. Les 11 centres qui possèdent une école ne parviennent à scolariser qu'une partie des enfants. On peut dire qu'il faudrait multiplier par dix le nombre des classes pour que tous les enfants soient scolarisés. L'équipement sanitaire est aussi pitoyable: 16 regroupements disposent d'un dispensaire ou d'un poste A.M.G. (où un infirmier formé en trois mois donne des soins rudimentaires), mais les autres sont totalement démunis face à la maladie, plus particulièrement
ÉVOLUTION
DES
CENTRES
DE REGROUPEMENT
181
le trachome, le paludisme et la tuberculose. On ne compte que 2 médecins pour tout l'arrondissement, c'est-à-dire 1 médecin pour 57 267 habitants (5). Si l'on considère que l'arrondissement de Collo est parlni les plus arrosés de toute l'Algérie, on est étonné de voir à quel point cette eau est mal utilisée. Trop de centres sont dépourvus d'eau et des fontaines aménagées durant la guerre sont devenues inutilisables. Nous avons vu des regroupés du centre Hadjria, situé à proximité de la plage de Ben-Zouit, boire l'eau boueuse de l'embouchure de l'Oued Guebli. Ajoutons que 7 centres seulement ont été partiellement électrifiés. Il faut insister sur le fait que l'équipement de tous ces centres demeure tributaire de routes et de pistes trop rares et de très mauvaise qualité. Quelques regroupements ont la chance d'être implantés près d'une route, mais la plupart se situent sur des pistes impraticables six mois sur douze (6). Ce sont d'ailleurs les communes qui ne possèdent pour ainsi dire pas de routes qui sont les plus mal équipées. On peut se demander dès lors pourquoi les habitants de pareils centres ne se dégroupent pas en masse. On trouve parfois une explication particulière à un centre. Les regroupés de Rekouba, par exemple, sont en majorité des habitants de l'ancienne commune de Djezia, où se trouvait l'imprenable P.C. de la wilaya Il. Les regroupés n'ont pas voulu rejoindre une région qui avait particulièrement souffert des bombardements intensifs. Bien qu'il soit situé au fond d'une cuvette chaude et humide, le regroupement de Sidi-Kamber ne cesse de s'accroître car les mines de plomb, de zinc et de cuivre procurent du travail à des centaines d'hommes. C'est parce qu'ils espèrent la réouverture des mines de Boudoukha que les gens affluent au centre de regroupement. Mais les raisons du maintien partiel des regroupés sont le plus souvent d'ordre général. Il faut dire tout d'abord que la superficie des forêts domaniales est telle qu'un grand nombre de regroupés ne possèdent pas le moindre arpent de terre. Si on lit à la fois la carte des regroupements et celle des forêts on s'aperçoit que, la (5) En novembre 1965, on comptait en Algérie 1 médecin pour 7 640 habitants. Notons, à titre de comparaison, que le :pourcentage est en France de 1 médecin pour 1 004 habitants, en SUIsse de 1 pour 2000 et aux Etats-Unis de 1 pour 1260. (6) Durant l'hiver 1964-1965,la commune de Bessombourg a dû être ravitaillée par hélicoptère.
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
APRÈS
L'INDÉPENDANCE
plupart du temps, les centres se sont maintenus et même accrus là où la forêt recouvre toute la surface. Lorsqu'on voit un regroupement en diminution au milieu d'autres en augmentation, on découvre sur la carte de la végétation que ce centre correspond à une petite tache de cultures en pleine zone de forêts (par exemple, à Chaaba, Bou Bellout, ou Mellah). Les dégroupements les plus importants se situent au sud et à l'est, c'est-à-dire là où la forêt disparaît. Dans l'ancienne commune d'Oum Toub, où 90 % des gens se sont dégroupés, on compte à présent 21 zeribas, variant entre 50 et 500 habitants. Mais cette explication n'est pas valable pour tous les centres, en particulier ceux de la région de Collo, où l'on voit nombre de petits propriétaires qui ne veulent pas retourner sur leurs terres. On est surpris de constater qu'une certaine urbanisation s'est produite dans ces régions déshéritées. Ce n'est pas un jeune, mais un vieillard, le même qui nous a reproché de parler aux femmes, qui déclare: «Je ne retournerai pas dans la montagne: il n'y a pas de route et il faut traverser l'oued. - «Avant la Révolution, vous vous plaisiez pourtant bien dans la montagne? - «Avant, on ne savait rien, on était des bourricots.. On ne connaissait pas la route. Maintenant on sait ce que c'est que la vie. Jamais je n'irai où il n'y a pas de route.. J'aimerais habiter Collo» (regroupé de Bou-Gheraïta).. A travers tout l'arrondissement la route est ainsi érigée au rang du mythe. Les regroupés affirment très souvent qu'ils ne retourneront dans leur ancienne zeriba que lorsque la route sera tracée, ce qui veut dire jamais.. Les rares écoles retiennent bien des parents. Beaucoup se sont maintenus sur place en espérant que le fait d'être plus nombreux inciterait les autorités à construire des écoles. Par ailleurs, les victimes de guerre préfèrent rester sur place afin de percevoir plus aisément leurs pensions ou des secours. D'autres enfin demeurent dans l'espoir que s'ouvriront à nouveau des chantiers de chômage. Le chiffre des chômeurs paraît le plus élevé de l'Algérie: 8 à 10 chômeurs sur 10 habitants évaluent fort justement les regroupés. La plupart des gens ne travaillent que trois mois sur douze. «Dans certains secteurs, comme le massif de Collo, écrit Ozanne, les hommes sont utilisés trois mois par an au démasclage des chênes-lièges. En 1963, leur salaire était de 8,75 NF par jour. Mais ce genre de travail
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DE REGROUPEMENT
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n'occupe que 1 500 à 2 000 hommes trois mois sur douze. Le reste de l'année se passe, soit à cultiver un maigre lopin de terre trop petit pour nourrir une famille, soit à attendre la période de démasclage de l'année suivante... (7) Les regroupés, à qui l'émigration a pu faire connaître le travail régulier, déclarent fréquemment qu'ils ne considèrent pas ces activités comme du travail. Par suite de la misère croissante, l'émigration se fait à un rythme de plus en plus précipité depuis 1963 vers les grandes villes d'Algérie et surtout vers la France. Comment se fait-il alors que le travail ne vient qu'en quatrième position dans la liste des désirs? Car la listetype pour l'arrondissement de Collo donne le classement suivant: désir numéro 1, des maisons; désir numéro 2, des écoles; désir nunléro 3, des routes et de l'eau; désir numéro 4, du travail. En fait, le travail n'est pas plus abondant qu'ailleurs, au contraire, mais il est précédé par des désirs qU"on pourrait qualifier de vitaux. Les' regroupés aiment mieux manger une fois par jour ou une fois tous les deux jours plutôt que de continuer à habiter des cabanes qui ne les protègent pas des intempéries et à l'intérieur desquelles la tuberculose fait des ravages. Que récole soit classée en seconde position, cela n'a rien d'étonnant quand on connaît le dénuement de la plupart des centres de regroupement en établissements scolaires. Le regroupé voudrait que ses enfants aient une autre vie que la sienne. Or, dans cette contrée où l'émigration est très intense, on n'ignore pas les possibilités qu'offre l'instruction. Notons à ce propos que des regroupés qui avaient des enfants en bas âge sont partis à Constantine en prévision des études secondaires que leurs enfants pourraient faire. Parce que les regroupés de l'arrondissement de Collo manquent à peu près tous de maisons et d'écoles, ils ne demandent l'eau qu'en troisième lieu" alors même qu'ils en sont dépourvus. Partout ailleurs en Algérie, un centre privé d'eau la réclame toujours en priorité, car les problèmes de l'habitation et de récole ne s'y posent pas avec la même acuité. Les regroupements qui ont l'eau demandent une route ou plus simplement une piste avant le travail. Il est certain que les possibilités d'emploi demeureront nulles dans des COmlTIUneS qui n'ont que quelques kiloInètres de mauvaise route. (7) Petite Kabylie, p. 21.
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REGROUPÉS,
REGROUPEMENTS
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L'INDÉPENDANCE
Les centres de regroupement du massif de Collo sont particulièrement misérables, mais leur situation ne pourra s'améliorer que si l'ensemble de l'arrondissement est mis en valeur. Malheureusement, la Petite Kabylie tout entière continue. à faire figure d'appendice que l'on veut isoler du reste du pays (8).
v. -
LES COMMUNES DE SIGUS, AIN-F AKROUN, AIN-KERCHA
Ces trois communes de l'arrondissement d'Ain-M'lila font partie de celles qui, durant la guerre, ont été les moins mises sens dessus dessous par les déplacements de populations. Dans le tableau ci-dessous, nous n'avons pas fait figurer Bir Tinja, qui est un ancien village où il n'y eut que quelques recasements. Nous avons modifié deux chiffres inexacts concernant la population, celui d'Harmellia (200 au lieu de 421) et surtout celui d'Ain-el-Bordj (1100 au lieu de 3 791) : ces erreurs s'expliquent par le fait qu'on ait recensé les mechtas avoisinantes. Population
Communes
Regroupements 1961
1965
Sigus.
Cité Miquet. Ouled Nasseur. Ouled Djehniche. Sila. Bou-Merzoug.
310 1936 826 1470 690
850 1936 156 920 800
Ain-Fakroun.
Village neuf. Henchir Toumghani. Ain-el-Bordj.
3500 243 1100
5200 272 700
Ain-Kercha.
Ain-Kercha. Harmellia. Garaa Saïda. Oum Khecherid.
420 200 237 600
510 250 240 10
11 532
11 844
Total
12 centres
(8) Cette volonté d'isolement n'a jamais été aussi évidente que lors des troubles contre-révolutionnaires: à l'exemple des Romains, l'armée algérienne se contenta d'encercler la PetIte Kabylie en barrant toutes les voies d'accès.
ÉVOLUTION
DES CENTRES
Etat des regroupements
de l'a'rrondlssement (Partie Est)
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