Les cailloux du petit Poucet: Du laboratoire à l’Amazonie : à propos du vivant et des sciences qui en parlent 9782759817535

Cet ouvrage témoigne d’une science vivante peu racontée, de la pratique individuelle du chercheur, impliquant parfois so

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French Pages 321 [320] Year 2015

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Les cailloux du petit Poucet: Du laboratoire à l’Amazonie : à propos du vivant et des sciences qui en parlent
 9782759817535

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Les cailloux du petit Poucet

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Les cailloux du petit Poucet Du laboratoire à l’Amazonie : à propos du vivant et des sciences qui en parlent

ALAIN PAVÉ

Mise en pages : Patrick Leleux Conception graphique de la couverture : Defretin – Lisieux Imprimé en France ISBN : 978-2-7598-1298-1

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinés à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences, 2015

SOMMAIRE

Préface ..............................................................................................................

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Prologue ............................................................................................................ Une science pour et avec les jeunes ............................................................ Une science vivante ......................................................................................

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Chapitre 1 La vie est mon métier .............................................................. La diversité du vivant : une difficulté et une richesse ................................ L’évolution, la clé des sciences de la vie ...................................................... L’écologie en question et en évolution ........................................................ Diversité des sciences de la vie, complexité de l’écologie : comment s’y retrouver ? .............................................................................. L’Amazonie, le royaume de la biodiversité, l’émeraude de l’écologie .................................................................................................. Comment en suis-je arrivé là ? ....................................................................

27 29 31 37

Chapitre 2 Des modèles bien utiles ........................................................... Au fait, qu’est-ce qu’un modèle ? ................................................................ De la modélisation en biologie moléculaire à la modélisation en écologie .................................................................................................... Les sciences de l’évolution, d’un « passe-temps » à une motivation ........ Les sciences de l’environnement : les humains dans le modèle, modéliser des comportements .................................................................... Et alors ce fameux hasard ? .........................................................................

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40 45 47

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LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

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Complexité et incertitude ............................................................................ La superbe incertitude des mathématiques ................................................ Petits cailloux scientifiques et transmission des savoirs ............................ Edora, vers une systématisation de la modélisation .................................. Questions de langages : à la recherche du sens .......................................... À suivre… .....................................................................................................

94 97 101 107 111 120

Chapitre 3 À la découverte du hasard ....................................................... Un petit démon, la divine providence,ou une simple mécanique ? Mai 2004 : questionnement sur le hasard .................................................. Septembre 2012 : Pourquoi me suis-je posé la question ? ......................... Entre les deux l’Amazonie, un contexte favorable à l’aventure et à la réflexion ............................................................................................. Comment trouver son origine et ses effets sur la vie ? .............................. Un hasard omniprésent mais peu disséqué ................................................ La nécessité du hasard ................................................................................. Une meilleure appréhension du hasard ...................................................... Des hasards multiples et identifiables ......................................................... Traiter du hasard .......................................................................................... Réguler l’expression du hasard ? ................................................................. Systèmes vivants et systèmes sociaux : la fin de l’histoire n’est pas pour demain ! ............................................................................................... Conclusion ...................................................................................................

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158 158

Chapitre 4 L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline .......................................................................... En passant par la biodiversité, de Rio à Sydney ......................................... Du Jardin d’Éden au jardin de Julie : fixisme et évolutionnisme ............. L’écologie des cathédrales et l’écologie des bazars ..................................... Et la biodiversité dans tout cela ? ................................................................ Des exemples d’adaptation et d’évolution rapides .................................... Un argument d’autorité dans le dialogue social ........................................ Perceptions, représentations et expression de la réalité ............................ L’écologie, une discipline scientifique sous tension et tout-terrain .......... À propos des concepts d’écosystème et de système ................................... Conclusion ...................................................................................................

159 165 172 173 180 185 192 194 196 200 202

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Sommaire

Chapitre 5 Au pays de l’interdisciplinarité .............................................. L’environnement, un objet d’études interdisciplinaires par excellence .... Quelques définitions : multi-, pluri-, inter-, trans-, disciplinarité ............ L’interdisciplinarité comme moteur d’évolution des disciplines .............. Écologie et interdisciplinarité ...................................................................... L’interdisciplinarité oubliée et retrouvée .................................................... L’interdisciplinarité facilitée et organisée, parfois maltraitée .................... Peut-on enseigner l’interdisciplinarité ? .....................................................

205 208 213 214 217 219 224 226

Chapitre 5 L’aventure amazonienne ........................................................... La biodiversité dans tous ses états, l’écologie au centre des débats, la technologie et l’interdisciplinarité en action À la découverte des forêts tropicales ........................................................... Septembre 2002, le débarquement .............................................................. 2003-2004, les débuts du CNRS-Guyane : premiers chantiers ................. 2004, le Programme Amazonie, un nouvel élan ........................................ 2004-2009, le déploiement, l’élargissement et une moisson de résultats .................................................................................................... 2010… La suite… et sûrement pas la fin ! ................................................. Nos pépites… ............................................................................................... Références « Programme Amazonie » utilisées dans ce chapitre : ............

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Épilogue… provisoire .................................................................................... De neuf à 70 ans ........................................................................................... Étonnements et frémissements ................................................................... Soyons optimistes ........................................................................................

291 292 297 308

230 236 242 249 250 253 255 289

En forme de remerciements ......................................................................... 311

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PRÉFACE

Notre éducation et la plupart des ouvrages sur la science, des plus abstraits à ceux dits « grand public », amènent à penser que la démarche scientifique est linéaire et peut se présenter comme une accumulation de publications cohérentes dans un domaine pointu, de résultats déduits logiquement et successivement les uns les autres, et, pour les scientifiques les plus chanceux, de récompenses, dont la plus prestigieuse reste le prix Nobel ou ses équivalents. On peut même craindre, avec les modes actuels de gestion de la recherche, que cela ne devienne une réalité. Dans cet ouvrage, Alain Pavé nous en décrit une autre, celle qu’il a vécue, celle de beaucoup de chercheurs, d’un cheminement où le hasard, dont il aime parler, n’est pas absent. Les sentiers de la forêt des savoirs établis ou à acquérir, sont tortueux et réservent bien des surprises. Les parcourir n’est pas sans risque, le principal étant de se perdre ou de tourner en rond. Il nous explique comment il a fait, comment il a exploré différents domaines des sciences de la vie, des sciences de l’environnement, et timidement de quelques autres, comment il a exercé son métier à divers niveaux de responsabilités, sans s’égarer. Il nous explique que c’est grâce à des « petits cailloux », pour le moins curieux, inattendus, qu’il a trouvé son chemin, non calculé à l’avance. Ce rôle du hasard dans les découvertes parmi les plus spectaculaires ou les plus importantes, s’appelle la sérendipité ou découvertes 9

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accidentelles ou fortuites. La pénicilline, la lithographie, le viagra, le coca cola, le latex, le teflon, le kevlar, l’adhésif qui ne colle que dans un sens ou la colle qui ne colle pas vraiment, le post-it, la saccharine et tous les édulcorants, le four à micro-ondes, autant d’inventions, de découvertes fortuites où fût trouvé, par accident, autre chose que ce que l’on cherchait, voire le contraire de ce qui était cherché comme dans l’exemple du stimulateur cardiaque. Jeune ingénieur, par goût et par curiosité, Alain Pavé a choisi de se consacrer aux applications des mathématiques et de l’informatique à la biologie. Pour cela il entre dans un laboratoire de la faculté des sciences de Lyon, déjà associé au CNRS et dirigé par un pionnier dans le domaine, à savoir Jean-Marie Legay, un homme et scientifique d’une exceptionnelle qualité, d’une rare exigence intellectuelle que j’ai eu le plaisir de bien connaître lorsque je dirigeais le département des sciences de la vie du CNRS. C’est au sein de ce laboratoire que fût créée l’école lyonnaise de Biométrie à laquelle Alain Pavé a contribué activement en développant la modélisation des systèmes biologiques et participé non moins activement à l’émergence d’un domaine tout à fait nouveau à l’époque, la bioinformatique. L’idée principale et novatrice de cette école était de positionner la problématique biologique au centre de la demande plutôt que de développer des outils mathématiques, statistiques ou informatiques pour eux-mêmes, mais en gardant toute la rigueur nécessaire à ces développements. Ainsi, les modèles, que l’auteur a élaborés, l’ont conduit à parcourir les sciences de la vie, de la biologie moléculaire et cellulaire, à l’écologie évolutive. Ils ont été ses drôles de petits cailloux. Il s’aperçoit alors que des modèles parfois très proches peuvent représenter des phénomènes en apparence très différents, aussi bien au niveau des cellules et des molécules, qu’à celui des organismes, des populations et des écosystèmes et même que certains, établis pour l’écologie, sont efficaces au niveau intracellulaire, bousculant quelque peu la vision réductionniste traditionnelle. Par exemple, le premier modèle qu’il a utilisé pour représenter la dynamique de 10

Préface

macromolécules est dérivé de celui développé par un mathématicien russe, V.A. Kostitzin, dans les années 1930, pour décrire la dynamique de population d’organismes. De plus, ces modèles se sont avérés utiles aussi bien pour résoudre des problèmes concrets, par exemple d’agronomie, que comme moyens pour penser, pour spéculer, pour théoriser. Plus remarquable encore, parfois ce sont les mêmes. C’est ainsi que la modélisation des interactions entre populations microbiennes des sols, par exemple des micro-organismes fixateurs d’azote, l’a conduit à revisiter les formulations de l’écologie théorique. Cette démarche montre une fois de plus qu’il n’y a pas de frontière entre recherche finalisée et recherche fondamentale. L’auteur nous montre aussi qu’il faut toujours être attentif et ne pas hésiter à aborder des domaines nouveaux. L’histoire qu’il nous raconte sur sa contribution aux sciences de l’évolution est très illustrative. Il nous dit aussi que ce type de « digression » se fait au prix d’un investissement personnel important : il ne s’est pas contenté d’un apport méthodologique, mais s’est plongé dans l’étude de l’évolution biologique pour que sa modélisation soit réellement pertinente, condition souvent essentielle à la qualité de la démarche. Cette attitude est tout à fait caractéristique de l’école lyonnaise de biométrie où l’appropriation de la question biologique est une condition préalable au développement méthodologique. Il nous montre aussi qu’un tel investissement est nécessaire mais également bénéfique : il ne fait aucun doute que le savoir ainsi acquis a beaucoup influencé ses travaux ultérieurs. Alain Pavé dessine alors un chemin possible pour arriver à une lecture intégrée du vivant, à une vision synthétique de ce monde, un début de modèle du vivant. Comme il le raconte, cette idée avait été détectée par au moins l’un de ses étudiants ; ainsi, à la fin d’un de ses « amphis » de mathématiques pour biologistes, cet étudiant lui a dit que ses cours étaient les seuls qu’ils avaient de biologie générale, car les exemples traités relevaient de multiples chapitres des sciences de la vie alors que, à l’opposé, les étudiants étaient tôt très (trop) spécialisés : on ne mélange pas la biologie moléculaire, la physiologie 11

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

et l’écologie ! On voit aussi, à travers cet exemple, l’investissement pédagogique de l’auteur qui aurait certainement mérité un chapitre particulier, tant l’école lyonnaise de biométrie s’est illustrée dans ce domaine difficile. On retiendra cependant que cet investissement s’est déjà concrétisé par plusieurs ouvrages dont il parle tout au long de son exposé. C’est vrai aussi pour l’effort qu’il fait régulièrement de diffusion de la culture scientifique notamment en direction des plus jeunes. On voit alors que les mathématiques s’avèrent d’une extraordinaire efficacité pour décrire notre monde. La physique nous y a habitué depuis longtemps sur ses objets, ceux de la « matière » et ses transformations. La physique nous a montré aussi que les mathématiques sont essentielles dans l’élaboration théorique. Alors pourquoi ne seraient-elles pas aussi pertinentes pour construire des discours théoriques sur la « matière vivante » et ses dynamiques ? C’est ce qui est tenté. Cependant, l’adéquation entre modèle et réalité est moins évidente pour les objets vivants que pour les objets qui ne le sont pas. Utiliser les mathématiques dans les sciences du vivant mérite d’y prêter une grande attention, et de prendre en compte cette imperfection. L’auteur n’évacue pas la question et nous montre les solutions pour y arriver au prix de développements méthodologiques parfois pointus, mais dont il nous dispense. Malgré tout on devine l’ensemble des connaissances nécessaires pour faire de la bonne modélisation. En ce sens plus qu’une méthodologie ne devrait-on pas parler de « sciences de la modélisation » ? Le plus étonnant (mais est-ce étonnant de la part d’Alain Pavé) est que tout cela est présenté dans un langage simple sans recours à un formalisme qui, s’il est nécessaire pour les gens du métier, devient vite abscons pour ceux qui ne le sont pas. Une façon pour un très grand nombre d’entrer dans cette méthodologie dont on parle de plus en plus et même, pour l’auteur, d’expliquer en quoi sa démarche, sa vision du modèle, s’écarte de celle de son « patron » et qu’il n’y a que peu de temps qu’il en a pris réellement conscience. 12

Préface

Le choix de la modélisation a eu d’autres conséquences. Ce domaine scientifique est par essence interdisciplinaire. Alain Pavé a pu ainsi s’intégrer et être accepté dans des communautés scientifiques diverses et piloter des opérations scientifiques, notamment dans les sciences de l’environnement, où la coopération entre disciplines est indispensable. En tant que tel, comme il l’a évoqué avec sa collègue Claudine Schmidt-Lainé, (une autre excellente mathématicienne modélisatrice, avocate d’une véritable interdisciplinarité, c’est-à-dire celle qui positionne au cours de la démarche une question souvent difficile à laquelle contribuent comme des piliers complémentaires divers approches disciplinaires) la modélisation ne constitue-t-elle pas « un trait d’union entre disciplines » ? Sa démarche scientifique l’a aussi mené à se poser des questions de fond, de nature quasi épistémologiques, par exemple sur ce hasard dont on parle souvent, nécessaire aux êtres vivants et à leur évolution, sur les processus qui l’engendrent, sur la biodiversité, quelque part, fruit de hasards multiples, en constant changement. Il porte volontiers un regard critique, tout en restant constructif sur ses propres pratiques, les objets qu’il manipule, les sujets qu’il aborde et les disciplines avec lesquelles il travaille. Ainsi trouve-t-il à juste titre qu’on veut souvent faire dire trop de choses aux modèles, que l’écologie est presque toujours détournée de sa position première de discipline scientifique, l’affaiblissant progressivement, alors qu’elle est essentielle pour comprendre le monde vivant, que la biodiversité, sujet de première importance, est mal traitée et que l’élargissement du discours la concernant fait perdre de la consistance à ce concept. Nous sommes loin de l’idée, énoncée par son ami Robert Barbault et qu’il partageait grandement, selon laquelle les questions de la biodiversité pourraient permettre d’unifier les sciences de la vie. Cela n’est pas encore le cas car ce sont des domaines où l’idéologie recouvre souvent la science, et alors ce n’est plus de la... science. Il nous emmène aussi en Amazonie, lieu d’une grande « aventure scientifique et humaine » qu’il a accepté de conduire à la demande 13

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

du CNRS à partir de 2002. Il a d’autant plus facilement répondu à cette sollicitation que, depuis de nombreuses années, il s’intéressait à ce grand écosystème, à ceux qui l’habitent et aux scientifiques qui y travaillent. Je peux en témoigner directement, car à ma grande satisfaction, il a accepté de m’y emmener à l’automne 1997. L’anecdote mérite d’être comptée. Nous sommes en septembre de cette même année ; après une phase tragique sur le plan personnel, Alain a repris, avec beaucoup de volonté, la direction du Programme interdisciplinaire « Environnement, Vie et Société ». Ce programme est alors géré par le département des sciences de la vie qu’à l’époque je dirigeais. Comme de temps en temps, en fin de journée, il passe me voir dans mon bureau pour faire le point et parler de choses et d’autres. Ayant beaucoup entendu parler des activités du programme en Guyane, je viens à exprimer le souhait de m’y rendre un jour prochain. Qu’à cela ne tienne, Alain doit y aller bientôt, il me propose de l’accompagner. Puis, ayant vu de « la lumière » dans mon bureau, deux autres collègues arrivent, Jacques Sevin, alors directeur de la stratégie et des programmes, et Sylvain Blanquet, directeur du programme consacré à l’imagerie biologique. Très rapidement mis au courant de notre projet, ils expriment le même désir que moi. Cette mission s’est superbement déroulée et a été très profitable pour nous tous et pour la communauté scientifique travaillant sur l’Amazonie. Il est certain que cette initiative a constitué l’un des préludes à l’engagement institutionnel du CNRS en Guyane, dont Alain, quelques années plus tard, est chargé. On aura compris que ce livre est celui d’une histoire scientifique et d’une histoire de scientifiques. Alain parle aussi beaucoup de celles et de ceux avec qui il a travaillé. Il aborde des sujets actuels et parfois difficiles de façon très abordable, même ceux très profonds des mécanismes internes de la science. Il montre aussi, à l’image des illustrations en tête de chaque chapitre, qu’on peut être très sérieux sans être ennuyeux. Le style est léger, l’humour n’est pas absent. On y voit que la recherche n’est pas triste et peut-être vécue comme 14

Préface

une grande aventure et une « passion joyeuse ». L’auteur nous livre aussi un message humaniste, les hommes et les femmes, dès leur plus jeune âge, ne sont pas que des machines biochimiques, bonnes à consommer et transformer, ou que des acteurs économiques, propres à fabriquer et à acheter des biens, ils sont aussi et avant tout des êtres sensibles et pensants. La science est certes utile, cependant, elle nous ouvre un « espace de rêves » quasi infini à faire partager avec nos semblables, dès le plus jeune âge. Sait-on jamais, peut-être qu’un jour, même si l’on ne trouve pas un marsupilami dans la forêt amazonienne, pourra-t-on en fabriquer un ! Au total, un ouvrage à consommer sans modération.

Pierre Tambourin Directeur général du Genopole Membre de l’Académie des Technologies, Ancien Directeur du département des sciences de la vie du CNRS

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PROLOGUE

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Le célèbre ouvrage « Tristes tropiques » de Claude Lévi-Strauss commence par la phrase : « Je hais les explorateurs »1. Et pourtant, ce grand savant a bien été obligé d’explorer, non pas comme un superficiel voyageur ou prospecteur tel que l’on pouvait les voir dans les années 1950 et avant, il a observé, décrypté et construit des schémas hypothétiques et explicatifs. Par exemple, il formalise l’approche structurale de la parenté, une véritable modélisation mathématique très peu usitée à l’époque, notamment en ethnologie. C’est un des éléments qui lui a permis d’aboutir à de remarquables conclusions sur la structure et le fonctionnement des sociétés humaines. Le petit Poucet, personnage mythique, ne va pas si loin, mais personnifie l’intelligence de la situation. Perdu avec ses frères dans une forêt touffue, il balise son chemin pour se retrouver ; il sait aussi éviter les pièges et trouver les solutions pour ne pas se faire dévorer. Au bout du compte, il s’en sort très bien. Le monde vivant est luxuriant à l’image d’une forêt. Confronté à l’étude scientifique de ce monde, il est très utile de disposer de repères pour ne pas se fourvoyer ou, face à ce risque, de se limiter à l’étude d’une infime partie, de « creuser un trou » et de se laisser engloutir. Avancer, repérer, baliser, découvrir et surtout ne pas s’enterrer, c’est ce cheminement que j’ai souhaité raconter dans ce livre. On constate souvent que la science est narrée à travers les résultats, parfois spectaculaires, qu’elle obtient. La façon dont ils sont acquis ou peuvent l’être est le plus souvent passée sous silence. Ainsi en restet-on souvent à des récits désincarnés. Il arrive néanmoins que les chercheurs livrent l’histoire de leurs travaux, et racontent leur implication personnelle, l’émergence des idées et leur enchaînement, leurs randonnées souvent hésitantes dans cette sylve des savoirs acquis et à

1. La référence initiale est : Lévi-Strauss C., 1962, Tristes tropiques, Plon, Paris. On peut aussi trouver cet ouvrage en livre de poche, régulièrement réédité, par exemple dans la collection « Pocket ». 18

Prologue

acquérir. C’est aussi de cela dont je souhaite témoigner en montrant comment la recherche scientifique se fait concrètement. Bien entendu, nous souhaitons rendre la science la plus objective possible, or elle est avant tout une affaire de femmes et d’hommes, elle est imprégnée de leurs multiples subjectivités, elle découle d’une volonté, de ce que nous sommes, de notre culture, de choix rationnels ou non, des stimulations de notre entourage professionnel et personnel. Il est difficile de revendiquer une pure objectivité, mais on peut s’y essayer. Des « hasards » multiples peuvent aussi nous surprendre au coin du chemin et modifier notre parcours scientifique. Par exemple, en février 2002, débute une équipée amazonienne à la suite d’un appel téléphonique du CNRS que je n’attendais pas. Cette équipée a été évidemment et fortement influencée par mon expérience, c’est peut-être avec cet espoir que l’on s’est adressé à moi. Ce n’était pas calculé, mais avec un peu de recul, je perçois le rôle joué par mon passé de scientifique dans la conduite de cette opération. Plus précisément, on peut citer mon intérêt pour les développements méthodologiques et les réflexions théoriques, l’expérience du traitement de problèmes concrets, notamment grâce aux modèles mathématiques qui ont balisé mes travaux, et surtout la pratique du dialogue avec des chercheurs d’horizons différents ainsi qu’avec tous ceux, ingénieurs, techniciens et administratifs sans qui rien ne serait possible. De plus, il m’est progressivement apparu qu’un peu de philosophie des sciences et d’épistémologie ne peut pas nuire. Nous pouvons ainsi mieux comprendre les influences auxquelles notre pensée est soumise et nous interroger sur la façon dont la science se construit, et ainsi mieux appréhender ses changements et son évolution. Éviter l’attirance des mirages et ne pas faire une recherche trop imprégnée de présupposés idéologiques, le plus souvent inconscients, deviennent alors possible. Distinguer des horizons atteignables est aussi plus aisé. De cette progression, je tente de témoigner. Cet ouvrage montre surtout l’intérêt et le plaisir que l’on peut trouver à être un scientifique, que cette aventure n’est pas inaccessible, 19

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

qu’elle est joyeuse et palpitante, même si elle demande beaucoup d’efforts, de rigueur et de réflexions. Je dois enfin avouer que j’ai été attiré très jeune par la science et la technologie. Mon rêve d’enfant était de faire, si possible, un métier relié à ces palpitants domaines. L’idée était plutôt vague : je n’avais pas de « plan de carrière » ! Juste un souhait, une aspiration, somme toute, une simple idée qui s’est plutôt bien concrétisée. J’espère, aujourd’hui, que de nombreux jeunes puissent aussi réaliser leurs aspirations et ce, en leur montrant que le champ des possibles est souvent plus grand qu’ils l’imaginent et qu’il reste ouvert plus longtemps et plus largement qu’on le croît souvent. UNE SCIENCE POUR ET AVEC LES JEUNES « À quoi pensiez-vous quand vous aviez huit ans ? ». Cette question m’a été posée à la fin d’une conférence, à Vannes, en septembre 2011. Organisée en soirée par l’Association des Petits Débrouillards de Bretagne, elle était plutôt destinée à un public d’adultes. Néanmoins, certains parents étaient accompagnés de leurs enfants. C’était le cas de ce jeune couple que j’avais croisé dans la journée et de leur garçon qui devait avoir huit ans et c’est précisément lui, qui m’a posé cette question. Auparavant, un adolescent de classe de 3e m’avait contacté pour trouver un stage dans un laboratoire. Un soir, il est venu avec son père et sa petite sœur me retrouver au Palais de la Découverte, siège de l’Académie des technologies. Je lui avais apporté un exemplaire de mon dernier livre, à l’époque1, et sa question principale est devenue : « Racontez-moi comment vous en êtes arrivés là ? ». Et il a noté très consciencieusement ma réponse. Je garde aussi en mémoire cet exposé présenté aux élèves de première et de terminale du lycée français de Sydney intitulé : « Le

1. Pavé A., Fornet G., 2010, Amazonie, une aventure scientifique du CNRS, Galaade Éditions, Paris. Livre superbement illustré grâce à CNRS image. 20

Prologue

hasard et la vie, le monde est-il profondément incertain ? ». Le défi relevé, mon exposé a commencé par la question : « Avez-vous vu Jurassic Park ? », bien évidemment oui pour la majorité de l’auditoire. Une scène dans le film permet une bonne introduction à la question, celle où le savant Ian Malcom explique que le parc est un système trop complexe pour qu’il soit maîtrisable, illustrant d’ailleurs un aspect de la « théorie du chaos ». Nous reviendrons sur cet exemple. Qu’advintil ? Cet auditoire m’a suivi avec attention et, à la fin, les questions ont fusé sur bien des aspects présentés, mais aussi sur ma démarche, ce qui a guidé ma réflexion. À cette occasion, j’ai appris qu’il ne faut pas hésiter à présenter des sujets difficiles, encore objets de controverses, à des jeunes, bien évidemment en adaptant notre vocabulaire et nos présentations. Ces élèves étaient dans une phase de leur scolarité où l’avenir leur appartient mais où des choix doivent être faits : ils étaient aussi curieux de connaître ma trajectoire professionnelle. Enfin, un vendredi de juin 2013, dans un collègue de Clichy, je parle d’Amazonie avec des élèves de 5e. Après une heure d’exposé, viennent de nombreuses questions sur cette région mythique, signe de l’intérêt des spectateurs pour les problèmes scientifiques évoqués et la question sur mon parcours est encore posée. J’ai d’autres exemples analogues. Ce livre est une sorte de prolongement aux réponses données à ces occasions. Il permet également de montrer que la science facilite une meilleure compréhension de notre monde, pour mieux agir et vivre avec lui, ou pour ouvrir un espace de rêve quasi infini.

UNE SCIENCE VIVANTE Le monde de la science n’est pas inerte. Le savoir s’appuie certes sur des résultats solides, mais, pour évoluer, il doit pouvoir être remis en question et faire progresser ses pratiques et ses concepts. J’ai été confronté et je me suis intéressé à trois domaines scientifiques qui se prêtent bien à l’illustration de ce mouvement permanent : un thème 21

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

de recherche, celui de la biodiversité, une discipline, l’écologie, et une méthodologie, la modélisation. Enfin, une question transversale continue de me préoccuper, à savoir le rôle et l’origine du hasard chez les êtres vivants. Sans lui, l’évolution biologique qui fait qu’aujourd’hui nous sommes là pour en parler n’aurait pas existé. Le « hasard » est très mentionné dans la littérature et dans nos discours. Pourtant, il est peu défini et peu analysé, souvent énoncé comme un fait brut. Il a bien des avatars qu’il est intéressant de mieux cerner : contingence, aléa, incertitude, imprédictibilité, chance, malchance, chaos, trajectoire dans un espace de phase complexe (un peu difficile, mais on n’insistera pas trop !), risque, stochastique, erratique et j’en oublie. Pour en parler avec l’illusion de le comprendre, on peut aussi employer les mots possibilité ou probabilité. Puis en avançant dans la rédaction, je me suis aperçu que la vie ressemble à une promenade en forêt. Nous avons une certaine latitude pour choisir de nous promener dans les grandes allées, bien aménagées et entretenues et même d’y rester. En étant plus aventureux, nous pouvons pénétrer le sous-bois, avec le risque de se perdre, mais la difficulté diminue dès lors que l’on peut se munir d’une boussole, se guider au soleil, utiliser un topo-fil, ou encore semer des petits cailloux ! En vérité, je ne me suis pas contenté des allées cavalières, je me suis risqué à pénétrer le sous-bois. Il réserve bien des surprises, s’y promener n’est pas sans risque, le premier étant de se perdre. La forêt de notre vie est complexe, subtile et ouverte à l’expression de notre inspiration et de nos sentiments ; sentiments qui nous fragilisent mais sans lesquels nous ne sommes rien. Je suis persuadé que l’on ne peut être un bon scientifique, une personne accomplie, qu’en étant un être certes rationnel mais aussi et surtout sensible et attentif. Sinon, comment détecter ce qui peut nous inspirer dans la multitude de ce qui nous entoure ? Cette forêt est pleine de hasards, d’imprévus, qui ont la grande qualité de nous ouvrir des espaces de choix : tout n’est pas complètement déterminé à notre naissance. À la différence de nombreux 22

Prologue

animaux, nous sommes néoténiques, nés et ayant grandi sans être jamais tout à fait achevés, ce qui nous rend extraordinairement adaptables et libres. Notre liberté est cependant limitée par de multiples contraintes. Nous sommes profondément influencés par les connaissances a priori, par les enseignements de nos maîtres, absolument nécessaires, mais auxquels il ne faut pas s’arrêter. Nous sommes de toute façon limités dans notre faculté de juger et donc dans les choix que nous faisons, le tout est d’en avoir conscience. Tout cela nous contraint à suivre des allées bien tracées au lieu de pénétrer dans la forêt, s’y aventurer, découvrir ses secrets, ses trésors et de trouver d’autres voies, de tracer des sentiers et de nouveaux chemins. Il nous appartient cependant de pouvoir s’en écarter. Nous avons souvent une vision statique de la science. Quand j’étais étudiant, j’avais l’impression que des disciplines desquelles nous parlions étaient installées depuis longtemps et valables de tous temps, en place pour l’éternité. Ensuite, progressivement, si nous y prêtons attention, nous percevons comment la pensée scientifique s’organise, comment des disciplines sont créées et d’autres tombent en désuétude, comment celles qui sont actives interagissent, comment elles évoluent. Autant de questions qui sont la plupart du temps occultées dans nos enseignements. Peut-être est-ce une survivance de présupposés culturels. Et pourtant, un congrès scientifique n’est pas un concile, même si parfois on s’y croirait. La science avance d’abord au gré des controverses et des mélanges fructueux entre les savoirs. Elle a aussi besoin de temps-en-temps de pauses, de domaines de stabilité, d’institutions qui les assurent, tout en étant perméables aux évolutions. Cependant, l’expérience montre que la science, comme nous la concevons aujourd’hui, fournit des explications et très peu de vérités intangibles. Ces dernières pouvant évoluer selon des résultats nouveaux. En cela, la pratique actuelle, telle que je l’ai ressentie, s’éloigne de la conception scientiste, certaine de ses certitudes, qui a longtemps prévalu. Nous sommes inspirés par les mouvements de pensées et l’expression qu’en ont fait les philosophes. D’une certaine 23

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façon, nous les intégrons implicitement, sans en avoir conscience. Nous y reviendrons car avec le recul, j’ai pu mesurer ce qu’apporte cette connaissance de la dynamique de la science et des apports de la philosophie à ma pratique personnelle de la recherche. Tout cela est illustré à travers des exemples vécus, dont j’ai été le témoin et parfois l’un des acteurs : d’abord celui des sciences de la vie auxquelles j’ai consacré de modestes efforts, ensuite celui d’une méthodologie qui s’est imposée progressivement dans ce domaine, à savoir la modélisation. Parmi les disciplines auxquelles j’ai été confronté se trouve l’écologie. Elle continue à m’intéresser beaucoup. Il n’empêche que je me pose des questions à son sujet que je ne n’avais pas formulées auparavant, tant elle présente de nombreuses facettes. Cette spécialité est en étroite connexion avec beaucoup d’autres, nécessaire pour résoudre de nombreux problèmes et même pour faire évoluer les disciplines elles-mêmes. Au-delà de la réflexion épistémologique, « une aventure scientifique et humaine » en Amazonie permet d’illustrer cette progression. Lors de mon cheminement, j’ai été influencé par la théorie darwinienne de l’évolution biologique, de façon peu sensible au début, cette influence s’est progressivement amplifiée, jusqu’à devenir majeure dans mes préoccupations scientifiques. Il me semble important d’en parler et de s’y référer tout au long de ce texte pour illustrer la désormais célèbre maxime de Theodosius Dobzhansky : « Rien en biologie ne prend sens si ce n’est à la lumière de l’évolution1. » La science change au cours du temps. Elle est sensible à la vision qu’en ont les autres acteurs sociaux et économiques. Les incompréhensions sont fréquentes, les désirs forcenés de marchandisation ont des effets pervers. Le monde politique a souvent des difficultés à tenir une politique de recherche dégagée des impératifs de gestion. Cependant, des sondages montrent la permanence d’une bonne perception 1. In The American Biology Teacher, 1973, 35, 125-129. Même si elle devient une antienne, cette citation mérite d’être rappelée. 24

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de la part du public. Le monde scientifique a ses propres contradictions et peut se laisser aller à des effets de mode et parfois mettre en question l’approche scientifique elle-même. L’hyperspécialisation a des effets négatifs, stérilisants, facilite les dérives et s’oppose à la qualité première d’un chercheur : être savant. Comme tout humain, nous sommes sensibles à des idéologies. Le tout est de le savoir et d’éviter une trop grande influence sur nos idées et pratiques scientifiques. On en parle régulièrement dans le texte et des exemples actuels, qui me semblent préoccupants, telle la fascination pour les « Big Data », sont brièvement exposés dans l’épilogue. En résumé, j’espère convaincre qu’il faut s’imprégner d’une science vivante, dynamique et évolutive, qui change en permanence, où beaucoup peuvent trouver des chemins, des sentiers agréables à parcourir, mais aussi des occasions de se perdre. C’est aussi une œuvre collective enrichissante et utile sur bien des plans : l’immense forêt explorée par la science est très habitée. Travailler avec ses habitants et vivre en leur compagnie est une extraordinaire expérience d’humanité, si tant est que la pratique de la science conduit à un engagement profond. Même si l’implication personnelle est très grande, faire de la science n’exige pas un régime monacal bien au contraire, on s’y amuse énormément en la pratiquant, même si par moment le cheminement est difficile. Nous la vivons comme une passion joyeuse, c’est une des conditions de la réussite et ceux qui n’y expriment qu’une passion triste ne sont pas faits pour l’exercer. C’est aussi à cette condition que notre entourage peut en profiter et que nous pouvons bénéficier de lui. On comprendra donc que j’ai préféré donner un style se rapprochant plus du carnet de notes d’un voyageur dans la sylve des sciences que d’écrire un traité de plus. Voyageur, certes mais aussi un acteur qui a pu, à une échelle très modeste, agir dans cette forêt et sur sa lisière. Une conviction aussi, le simple énoncé des faits n’est pas suffisant, il est nécessaire de l’agrémenter d’un cadre conceptuel, épistémologique et philosophique, afin de savoir comment les idées se sont constituées et ont émergé, comment les théories se sont construites. 25

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Par exemple et au-delà du mérite personnel et du génie de Charles Darwin, comprendre pourquoi la théorie de l’évolution a été conçue au milieu du XIXe siècle, est difficile si l’on n’explique pas, même sommairement, les arrière-plans historiques et le contexte intellectuel de l’époque. Nous en disons quelques mots et j’encourage tous ceux qui font métier d’enseignement d’y faire au moins allusion. Croyezmoi, nous sommes loin des idées préconçues, c’est très intéressant, stimulant et même… amusant ! Au bout du compte, ces aventures scientifiques, que j’ai vécues et que je raconte en partie, complétées par de nombreuses lectures et discussions, m’ont poussé à en savoir plus sur le fonctionnement de la science. C’est ce que j’ai tenté de traduire dans ce qui suit.

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Depuis les années 1980, les sciences de la vie sont sur une voie royale. Les biotechnologies sont devenues très opératoires, mais aussi des sujets de débats. Du gène à l’écosystème, les moyens d’exploration du vivant se sont démultipliés et amplifiés, le concept de biodiversité s’est progressivement imposé, peut-être même trop au risque de s’affaiblir et de perdre son statut de concept, la question de l’origine et du rôle du hasard dans les systèmes vivants a été posée, et les modèles sont apparus comme efficaces pour parler de toutes ces évolutions et de l’Évolution elle-même. De plus, les aspects pratiques ont eu de grandes incidences en particulier dans les secteurs de la santé, l’agriculture, l’élevage, la pêche et de la foresterie. La gestion des espaces naturels n’est pas en reste, nous savons de mieux en mieux faire, l’écologie devient opérationnelle. Il n’en demeure pas moins que la réflexion théorique marque le pas. Certes, la théorie de l’évolution est un cadre essentiel, il faut cependant continuer à l’approfondir et tenter de mieux la formaliser. Il faut aussi prêter attention au vocabulaire utilisé, quelquefois emprunté à d’autres disciplines, et qui peut être une source de confusion. Par exemple, le concept d’« information » remarquablement bien formalisé par Turing et Shannon a été adopté un peu rapidement par les biologistes. Par exemple, l’information contenue dans un texte littéraire est indépendante du support. Il suffit qu’il soit lisible. En revanche, les acides nucléiques, supports de l’information génétique, comme on dit un peu rapidement, ont des propriétés chimiques qui rendent cette information dépendante de ce support1. L’information biologique n’est pas réductible à l’information de Shannon. Cela étant, nous sommes à une étape du développement des sciences de la vie, ce type de remarque n’oblitère pas les succès obtenus.

1. Longo G., Lecointre G., 2015, L’information en biologie, in L’évolution, des galaxies aux sociétés humaines, sous la direction de Muriel Gargaud, Éditions Matériologiques, Paris. 28

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LA DIVERSITÉ DU VIVANT : UNE DIFFICULTÉ ET UNE RICHESSE Ces succès sont très médiatisés, il n’échappe à personne que de grandes disciplines dévolues à l’étude du vivant sont en train de connaître des changements majeurs suite à une imposante moisson de résultats et à leur vaste diversité. Diversité est le mot clé, la vie en produit constamment. Pour en parler, les biologistes et les écologues ont inventé une expression : « diversité biologique », et un mot : « biodiversité »1. Dans le passé, cette diversité a constitué une difficulté majeure, car nous savons bien que pour connaître et comprendre il faut pouvoir décrire, nommer et classer cette multitude d’objets que sont les formes vivantes. La taxinomie, inventée au XVIIIe siècle par Carl Von Linné, a constitué une étape majeure. Elle a fait progresser notre vision du monde vivant. Mais plus la description avance, plus on évalue l’énormité de l’effort à faire. Encore aujourd’hui, la question se pose. En effet, on constate le nombre nécessairement limité de ceux qui reconnaissent, décrivent et classent, à savoir les taxinomistes, leur « disparition » au profit de nouvelles spécialités, en regard du nombre colossal d’espèces présentes sur la Terre. Cependant, un article récent nous rassure, il est intitulé : « Pouvons-nous donner un nom aux espèces terrestres avant qu’elles aient disparu ? »2. En effet, dans cet article, deux constatations majeures sont faites et sont parfaitement crédibles, d’autant plus que la revue Science où il est publié est l’une des meilleures au monde. D’abord, le nombre d’espèces supposées présentes sur la planète a été considérablement surévalué, l’estimation 1. Ce néologisme montre bien l’inventivité de la communauté, il est largement employé au-delà des sciences de la vie et pas toujours avec bonheur. Cet exemple doit inciter à être précautionneux quand il s’agit d’emprunter à d’autres. La tentation de l’emprunt n’est d’ailleurs pas propre aux biologistes : on peut être, par exemple, dubitatif quant à l’emploi du mot écosystème en dehors de l’écologie ! On peut certes comprendre l’usage de « l’écosystème républicain » pour qualifier en histoire l’implantation profonde de l’idée et des institutions sous la Troisième République. En revanche, l’analogie me semble osée quand on parle d’un « écosystème d’entreprises ». 2. Costello M.J., May R.M., Stork N.E., 2013, Can We Name Earth’s Species Before They Go Extinct? 339, 413-416, 2013. Cet article fait le point sur les quantités raisonnables à retenir en matière de biodiversité. 29

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proposée par les auteurs est de cinq millions plus ou moins trois millions, alors que dans un accès d’optimisme, on parlait de dizaines de millions. Ensuite et contrairement à ce qui est annoncé, la population des taxinomistes est en permanente augmentation, notamment dans les pays émergents. Ce n’est donc pas une « espèce » en voie de disparition. Alors et sans prétendre à l’exhaustivité, un large inventaire du vivant reste possible. L’article contient bien d’autres informations précieuses, j’en reparle dans la suite. Cependant, tout n’est pas réglé pour autant, ce n’est pas parce que vous avez une liste d’instruments de cuisine et d’ingrédients, que vous savez faire la cuisine. À la fin du siècle dernier, on a cru disposer d’une référence ultime, le génome, à savoir la séquence d’ADN portée par tous les êtres vivants. Cette énorme macromolécule est une chaîne de nucléotides, interprétables comme des caractères du « texte ADN », trois caractères successifs formant un mot : des codons. Cette macromolécule a été vue comme la clé pouvant tout expliquer. Puis, on s’est aperçu que sur la base d’un vocabulaire simple de 64 mots de trois caractères chacun choisis parmi quatre, les phrases constituant les gènes pouvaient être très nombreuses et variées et les ouvrages, que sont les génomes encore plus nombreux et divers, d’autant plus que de larges parties de ces molécules ont des fonctions qui nous échappent encore et sont non réductibles au concept de simple porteur d’information. Le monde vivant serait-il une concrétisation de la bibliothèque de Babel imaginée par Borges1, à savoir un lieu détenant tous les livres avec toutes les combinaisons possibles de caractères sur un nombre fixé de pages (410 pages de 40 lignes de 80 caractères) ? De plus, le schéma idéal passant du génome à l’organisme et à son fonctionnement s’est avéré plus complexe que prévu. Et pour couronner le tout, on a montré que certains caractères « acquis » peuvent être transmissibles. Hypothèse que l’on pensait exclue depuis 1. Borges, J.L. Fictions, 1983, (traduction : Roger Caillois et Nestor Ibarra), Poche Folio, Paris. En arrondissant le nombre est de l’ordre de 2 × 101834097 ! 30

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la fin du XIXe siècle. Toujours est-il qu’une discipline a émergé de nouveau, il y a une petite dizaine d’années : l’épigénétique qui aborde ces problèmes. Il faut aussi noter que les études consacrées à l’expression du génome battent en brèche le schéma de la biologie moléculaire des années 1970 en montrant à la fois la complexité de cette expression, sa souplesse et le rôle étonnant qu’y joue le hasard sans insister sur le nombre beaucoup plus faible qu’attendu de gènes chez l’homme (environ 19 000). Tout organisme particulier est un infime détail parmi les milliards de milliards peuplant cette planète. Même une espèce parmi plusieurs millions relève d’une minime particularité. L’ours polaire ou Ursus maritimus aussi dénommé ours blanc, si sympathique peut-il paraître de loin, est redoutablement dangereux ; il reste néanmoins très anecdotique, malgré l’intérêt que certains d’entre nous peuvent y porter. Notre espèce, Homo sapiens est aussi biologiquement très modeste, même si, par son action, elle pèse lourd. En plus, ce sont les relations des organismes entre eux et avec leur milieu qui font sens. Nous sommes toujours en face de quantités « astronomiques » d’objets, mais encore là, nous pouvons essayer de définir des catégories et de classer selon les similitudes que nous percevons et par là même, de diminuer le nombre de cas à étudier. On peut alors espérer rendre lisible cet ensemble complexe que l’on a convenu de nommer un « écosystème » et même de faire des schémas de réseaux définis par certaines de ces relations, par exemple des relations « mangeur-mangé » plus savamment appelées « prédateur-proie ». Nous entrons alors dans le domaine de l’écologie, cette discipline encore jeune, pleine d’avenir, mais à consolider tant elle a tendance à se disperser.

L’ÉVOLUTION, LA CLÉ DES SCIENCES DE LA VIE Dans son état actuel, la vie n’a pas été créée en un jour. Elle résulte d’une évolution commencée il y a près de quatre milliards d’années et les premières formes vivantes ont été le fruit de processus 31

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« prébiotiques » s’étalant sur de nombreux millénaires. Même s’ils sont peu nombreux en comparaison avec le nombre d’organismes ayant vécu sur la Terre, les fossiles constituent des archives témoignant de ce passé. En effet, le processus de fossilisation est exceptionnel, comme me le disait un collègue géologue : « Le plus grand honneur dont tu puisses rêver est d’être fossilisé ! », pensez à la célébrité de Lucy ou de Toumaï, deux représentants de nos lointains ancêtres. Malgré cela et avec ces maigres archives, on peut tenter de reconstituer cette histoire, c’est le domaine de la paléontologie. On peut même tenter d’aller plus loin en imaginant les milieux dans lesquels les organismes du passé ont vécu. Nous entrons alors dans la paléoécologie. On constate alors que les conditions de vie sur la Terre ont été très changeantes et ponctuées par des événements majeurs « catastrophiques ». Il n’en demeure pas moins que, depuis 540 millions d’années, début du Cambrien, la biodiversité a été tendanciellement à la hausse. Il y a bien eu des crises majeures correspondant à ces événements catastrophiques qui se sont traduites par des extinctions et durant lesquelles un grand nombre d’individus, de populations et d’espèces disparurent. Dire qu’aujourd’hui 99 % des espèces ayant été présentes à un moment donné sur la planète se sont éteintes, est sans doute une bonne estimation, néanmoins la plupart se sont transformées, elles ont évolué. Ainsi, beaucoup de dinosaures ont disparu, mais nombre d’entre eux ont été les ancêtres des oiseaux actuels. Au bout du compte, malgré ces grandes disparitions et celles plus ténues qui se produisent continûment, la biodiversité a eu tendance à augmenter. Pour rendre compte de ce que l’on observe, les grands mécanismes de l’évolution et le fait évolutif lui-même ont été brillamment démontrés par Charles Darwin et constituent une grille incomparable de lecture du vivant comme l’a si bien souligné Theodosius Dobzhansky. On peut retenir que Darwin insiste sur la sélection naturelle, mais aussi sur les « variations » entre individus, et en amont d’un « hasard » qui les produit. Par la suite, l’accent a été mis sur la sélection naturelle et les discours sur le hasard sont restés évanescents. Ce dernier n’est pas 32

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analysé, si ce n’est implicitement comme résultant d’une contingence, de la convergence d’événements multiples que l’on ne maîtrise pas, d’une incertitude intrinsèque, voire… de la volonté obscure d’une force supérieure. On ne manque pas de termes pour le désigner, mais on reste quand même imprécis sur ce qui le produit. ENCADRÉ 1 L’IDÉE D’ÉVOLUTION OU DE CHANGEMENT PERMANENT : POINTS DE REPÈRE Bien entendu, quand on évoque l’évolution, la grande référence est Charles Darwin. Il faut cependant noter que l’idée de transformation, de changement, est beaucoup plus ancienne. En se limitant à l’époque 1760-1860, une véritable révolution philosophique se produit, avec comme initiateur Emmanuel Kant avec des réflexions très importantes sur les statuts de l’observation empirique et de l’élaboration théorique, ainsi que sur notre « capacité de juger », marquant alors un tournant dans la pensée philosophique et scientifique. Sur ces fondements s’appuient alors Schopenhauer puis Schelling et Hegel. Pour Schelling, l’état de nature n’existe pas car celle-ci est en perpétuel changement (en quelque sorte une rénovation et une « modernisation » de la position d’Héraclite). Schelling fait aussi de l’Homme un être de nature. Cet être n’est pas à part. De son côté, Hegel développe une approche philosophique de l’histoire des sociétés humaines et du modèle dialectique comme moteur de transformation de ces sociétés1. Par ailleurs, c’est aussi une époque où des géologues, comme Charles Lyell, défendent l’idée de changement des formations géologiques. Lyell est d’ailleurs l’un des soutiens majeurs de Darwin. Pour le vivant, la conception transformiste de Lamarck et les débats qui suivent sont présents dans les « esprits éclairés » de l’époque. Darwin, dans l’introduction de la deuxième édition de son ouvrage, y fait largement allusion.

1. Mes références philosophiques empruntent à plusieurs auteurs, comme on le verra dans la suite du texte. Je conseille néanmoins et fortement l’ouvrage Histoire illustrées de la philosophie de Bryan Magee, 2001, Le Pré aux Clercs. 33

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À l’époque, l’idée d’évolution est donc dans l’air du temps ainsi que celle d’une véritable approche théorique complétant l’observation empirique. La rupture vient alors de la proposition par Darwin d’un remarquable schéma explicatif. Ainsi, analyse-t-il fort bien la « sélection naturelle » car il dispose d’une référence solide, celle de la sélection artificielle pratiquée empiriquement. Il insiste aussi longuement sur la variation en notant les différences entre individus d’une même espèce, ou d’une même lignée : les enfants ne sont pas la moyenne des parents et de multiples détails les rendent différents entre eux. La sélection opère sur la diversité des êtres vivants produits par ce mécanisme, mais il ne dispose pas du même type d’argument pour compléter sa réflexion sur l’origine de cette variation. Pour cela, il faut attendre l’émergence réelle de la génétique, car les travaux de Gregor Mendel portant sur l’hérédité de caractères morphologiques (Merkmalen), contemporains de ceux de Darwin, sont alors ignorés. Mais cela n’est pas suffisant parce que l’analyse profonde des processus engendrant les variations (les « mutations ») n’est pas encore faite. Ronald Fisher, en 1930, introduit ces processus dans son modèle évolutionniste et une hypothèse de stationnarité pour le simplifier. Il participe ainsi à la naissance du néodarwinisme. Cette hypothèse est largement acceptée, d’autant plus que les travaux de Gustave Malécot livrent un exposé mathématique solide du modèle de Fisher (1949). Il faut attendre les années 2000 pour revenir sur l’analyse des mécanismes de variation. Les résultats qui sont en voie d’acquisition permettent de compléter le schéma théorique et, on peut l’espérer, déboucher sur une nouvelle formalisation mathématique ouvrant des perspectives nouvelles hors de l’hypothèse de stationnarité. Cette analyse sommaire suggère que les enseignements scientifiques et technologiques pourraient être complétés par un exposé au moins schématique des évolutions dans les idées, notamment philosophiques et épistémologiques, encore trop éparses sinon absentes des cursus universitaires. Un tel enseignement permettrait de montrer comment un contexte historique et intellectuel accompagne les grandes ruptures épistémologiques : conceptualiser l’évolution des êtres vivants aurait-il été possible sans le contexte philosophique de l’époque ? On pourrait 34

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également insister sur les résistances opiniâtres aux faits en rappelant que dans les décennies précédant la publication de L’Origine des Espèces, les découvertes géologiques et paléontologiques donnent déjà lieu à des théories bricolées essayant de concilier encore la littéralité des écrits religieux avec des faits de plus en plus têtus et gênants. Il est étonnant, aujourd’hui, de constater que certains soient encore dans une telle logique !

À partir de ces constatations, on peut imaginer l’énorme complexité due à la diversité, à la multitude des organismes et des relations entre eux, à l’importance des phénomènes aléatoires, à la méconnaissance de leur origine, tout cela dans une perspective historique. PierrePaul Grassé constate en plus que « les lois biologiques sont complexes, difficiles à énoncer ; leurs expressions mathématiques lourdes et peu maniables. Les exceptions aux règles sont nombreuses, au point parfois d’enlever à la “loi” son caractère général. »1 Ce n’est pas pour autant que les biologistes, écologues et évolutionnistes baissent les bras. Avec le temps, au-delà de la multiplicité des résultats particuliers, ils élaborent des représentations synthétiques, des sortes de modèles, résumant les connaissances acquises. Par exemple, les relations historiques, donc évolutives, entre catégories d’êtres vivants sont d’abord schématisées sous la forme d’un arbre, avec à la base les organismes les plus simples, monocellulaires, et au sommet l’être humain. Maintenant, les nouvelles classifications, fondées sur l’analyse de données moléculaires, sont plutôt représentées par un buisson. Deux représentations différentes, l’une hiérarchique, l’autre non. Nous touchons là un point qui pourrait être vu comme un détail. Que nenni ! C’est un point crucial. Nous savons en effet que notre jugement est fortement influencé par notre culture, et de là par nos représentations du monde, même chez les 1. Grassé P.P., Laviolette P., Hollande A., Nigon V., Wolf E., 1966, Biologie générale, Masson, Paris. 35

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scientifiques. L’homme au sommet de l’arbre, c’est l’achèvement de la Création à rapprocher de l’image donnée par la Genèse. On trouve encore cette représentation dans des ouvrages de vulgarisation scientifique des années 1950. En revanche, le relativisme absolu tend à banaliser l’homme, comme étant une simple particularité biologique, situé quelque part à la périphérie du buisson de l’évolution issu de l’analyse comparative des génomes. C’est nier son évidente spécificité. En effet, les humains jouent bien un rôle particulier sur la planète et se distinguent de ce fait des autres formes vivantes. L’erreur est de vouloir en donner une interprétation strictement biologique ; nous devons faire appel à d’autres notions, sans ignorer pour autant la dimension biologique. Une part importante relève de l’émergence et du développement de relations sociales conduisant à la constitution de groupes puis de sociétés et à leur évolution rapide en regard de l’évolution biologique. Cette capacité à évoluer est sans doute une explication possible de la différence avec des sociétés animales dont certaines sont très anciennes et ont peu changé. Une autre caractéristique, probablement liée à cette capacité à évoluer, concerne l’adaptation des populations humaines et des individus eux-mêmes à des environnements variables, amplifiée par l’habileté à concevoir et à utiliser des technologies. On peut aussi souligner le caractère néoténique des humains, c’est-à-dire la capacité à rester juvénile, qui peut être un handicap, mais oblige à la vie sociale et le rend très adaptatif1. Si bien que la compréhension de la place spécifique des humains dans le monde vivant est donc autant du ressort des sciences sociales que des sciences de la vie, ou plutôt de l’association des deux. En le 1. Un bébé à la naissance n’est pas « terminé ». Ainsi, son cerveau est-il encore en plein développement. Il a peu d’acquis, sinon dans sa capacité à apprendre, si bien qu’il est totalement dépendant de son entourage. Le caractère juvénile, présent sur une longue durée, s’accompagne de la possibilité d’adaptations multiples. De ce fait, les humains sont des êtres profondément sociaux, adaptables et évolutifs tout au long de leur vie. C’est une particularité qu’ils partagent avec d’autres primates, mais de façon beaucoup plus accentuée. C’est l’une de leurs singularités. 36

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précisant nous évitons des confusions. Par exemple, on peut avancer que la sélection naturelle privilégie le regroupement des humains en sociétés et civilisations, et s’oppose ainsi à la sélection naturelle au niveau de l’individu1. Plus généralement, pour mieux comprendre notre monde, et même pour nous comprendre nous-mêmes, il faut une coopération entre sciences de la nature, sociales et de l’ingénieur. Sans oublier les mathématiques et l’informatique qui en plus d’être des outils nous aident à penser. Tout cela nous invite à une démarche interdisciplinaire. Nous voyons là aussi une autre façon de voir la dimension historique des humains. Un individu particulier n’atteint pas la célébrité parce qu’il s’est fossilisé (n’en déplaise à mes amis paléontologues) mais par ce qu’il laisse comme trace dans la mémoire collective, l’œuvre qui lui survit. On ne sait pas vraiment où Mozart est inhumé et ni si son prétendu crâne est bien le sien. Or, c’est avant tout son œuvre qui marque l’histoire de notre humanité, qui fait que son nom reste mondialement connu, et au bout du compte qu’il restera vivant dans notre mémoire collective très longtemps si ce n’est éternellement. C’est plus satisfaisant que d’imaginer terminer comme un fossile dans un cabinet de curiosités.

L’ÉCOLOGIE EN QUESTION ET EN ÉVOLUTION Prenons un autre exemple relevant de l’écologie. Aujourd’hui, le jardin d’Éden inspire au moins d’une manière inconsciente nos représentations des écosystèmes naturels. On peut même remonter à une vision du monde apparentée au cosmos des grecs, un univers très structuré où chacun est à sa place pour que l’ensemble puisse fonctionner, une espèce de grande horlogerie. Cette représentation est celle de Parménide, un philosophe présocratique. Or, on peut, 1. Cf. les travaux de Patrick Tort, par exemple : L’Effet Darwin (Sélection naturelle et naissance de la civilisation), 2008, Paris, Seuil, 234 p 37

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tout aussi raisonnablement, se poser la question d’un rapport plus étroit avec le réel, correspondant souvent mieux avec la conception d’Héraclite, contemporain de Parménide, plus chaotique, désordonnée, aléatoire et en changement permanent1. Ces deux philosophes nous livrent deux représentations du monde entre lesquelles nous oscillons. De plus, Démocrite pense les atomes, ces grains élémentaires de matière capables de s’associer de diverses manières et donc de créer de la diversité. Le monde n’est ni une grande mécanique, ni un chaos total. Il est rythmé et structuré par la capacité de ces grains de matière à s’associer temporairement et plus récemment par notre faculté, nous les humains, à l’ordonner. Cependant, un ordre n’est pas toujours la meilleure solution pour assurer une subsistance durable des êtres vivants. Parfois, le désordre est plus efficace. En effet, pour maintenir un ordre nous sommes souvent obligés de dépenser de l’énergie. Si nous laissons notre jardin à l’abandon, il perd sa structure ordonnée. Pour le maintenir comme nous le souhaitons, nous devons désherber, bêcher, sarcler, semer pour qu’il continue à mériter le nom de jardin, et conserver sa fonction et son esthétique. En revanche, l’image qui s’impose lorsque l’on regarde une grande forêt naturelle est le désordre, au point que l’on pourrait parler d’écosystème « autodésorganisé », comme peut le suggérer l’observation de la plupart des forêts tropicales dont nous parlons un peu plus loin. De fait, nos imaginaires inspirés du monde gréco-romain et des religions monothéistes font naître notre monde du chaos au profit d’un ordre divin qui, par glissement progressif, devient un « ordre naturel », représentation qui va à l’encontre du modèle d’Héraclite. Néanmoins, nous observons une certaine cohérence nécessaire à 1. Le débat entre Parménide et Héradite peut se résumer comme une opposition entre une vision d’un monde stable, qui se reproduit à l’identique, d’un cosmos éternel (Parménide), et celle d’un univers plutôt chaotique, en perpétuel changement (Héraclite). Comme nous le verrons plus loin (fin du chapitre 4), ce débat est encore actuel. On pourra se référer à : Boyer A., 2006, Parménide contre Héraclite, Sciences et Avenir, hors série n° 146, 54-58. Et plus généralement à l’intégralité de ce numéro spécial de Sciences et Avenir. 38

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l’existence de systèmes vivants. Il ne faut cependant pas confondre une cohérence qui s’établit progressivement, « sinon ça ne marcherait pas », avec un ordre prédéfini ou vers une organisation nécessaire vers laquelle nous convergerions. La biosphère n’est pas un « superorganisme ». Nous voyons là que notre façon de concevoir le monde, même pour nous les scientifiques, est influencée par notre culture, nos croyances, notre affect et dépend de nos capacités limitées à le percevoir. Il nous revient d’abord d’en prendre conscience, puis d’essayer, sinon d’être objectifs, du moins de prendre de la distance en intégrant de nouveaux schémas, mieux en rapport avec la réalité, qui complètent notre savoir, notre culture. Ce n’est pas facile, nous en faisons l’expérience tous les jours. L’écologie, héritière de l’histoire naturelle, de la zoologie et la botanique est particulièrement sensible aux représentations préétablies. C’est peut-être pour cette raison que cette discipline raisonne et résonne bien au-delà de la sphère scientifique tant elle fait appel à des images profondément ancrées dans notre inconscient individuel et collectif. Dans ce contexte, l’écologie s’est appropriée le concept de biodiversité, essayant de trouver dans la multitude de l’héritage évolutif des lignes directrices d’un ordre sous-jacent alors que, comme nous venons de le voir, c’est nous qui construisons cet ordre à partir d’une cohérence observée, soit intellectuellement, pour représenter un système naturel, soit concrètement en créant de toutes pièces des écosystèmes, comme les forêts européennes. Mais ne faisons pas l’amalgame, ces forêts sont souvent vues comme des exemples de nature « sauvage », alors que, produites par l’intelligence humaine, elles ne le sont aucunement. Au bout du compte, pour mieux nous comprendre nous-mêmes, ne serait-il pas temps d’affirmer une véritable anthropologie de l’écologie et de ce « peuple premier » constitué par ceux qui l’ont inventé, notamment des fondateurs de concepts que sont les scientifiques qui s’y impliquent ? 39

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Ce n’est cependant pas mon propos ; il s’agit ici de raconter comment j’ai pu me promener dans les sciences de la vie, plus modestement dans une partie de cette forêt pouvant paraître dense et obscure aux non initiés, y cheminer plus ou moins droit, et ne pas m’y perdre. Ce n’était pas l’objectif initial de ma vie, c’est progressivement que cette trajectoire s’est construite par le simple désir de mieux comprendre notre monde, singulièrement la vie qui l’habite et les écosystèmes qui le couvrent, tel l’un des plus grands : la forêt amazonienne. Au passage, je me suis posé des questions sur notre façon d’aborder les problèmes, sur l’écologie, par exemple, et sur ceux qui la font : les écologues. Regard critique mais constructif, ce n’est pas celui d’un anthropologue, je n’en ai pas les compétences, mais celui d’un témoin et quelque part un peu d’un enquêteur. Peutêtre ai-je été aidé par le fait que n’étant pas écologue de formation initiale, je n’ai pas eu la tendance, bien compréhensible, à reproduire un discours établi, mais à intégrer celui de mes maîtres, à l’assimiler et à pratiquer l’art de la critique qui leur semblait l’une des qualités principales à développer. Je n’y rechigne pas, mais toujours avec un esprit positif, constructif.

DIVERSITÉ DES SCIENCES DE LA VIE, COMPLEXITÉ DE L’ÉCOLOGIE : COMMENT S’Y RETROUVER ? En bref, les sciences de la vie, à l’image de la vie elle-même, sont foisonnantes et buissonnantes ; pour s’y retrouver il faut sérieusement baliser le chemin. Ma façon d’y arriver est un peu particulière, aussi vais-je sans doute étonner le lecteur, en avouant dès à présent que je m’écarte quelque peu du constat de Pierre-Paul Grassé énoncé précédemment : ce sont les modèles, notamment les modèles mathématiques, qui me guident dans cette exploration. Pour moi, ils jouent, quelque part, le rôle des cailloux pour le petit Poucet. Jeune enseignant-chercheur, la plupart de nos maîtres nous incitaient à bien connaître nos spécialités, mais aussi à savoir en sortir, en gros à 40

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devenir des « savants ». J’espère avoir suivi leurs conseils en sortant largement de ma discipline. Loin de moi l’idée de dire « qu’avant c’était mieux », beaucoup de choses se sont améliorées, mais l’étendue des savoirs a augmenté singulièrement rendant alors plus difficile l’exercice. Il nous revient la responsabilité de les rendre accessibles, par exemple en élaborant des discours compréhensibles. Il ne s’agit pas seulement d’accumuler, mais aussi de synthétiser, d’éviter de se perdre et de fourvoyer les autres dans des broussailles de détails. Pour ce qui est des modèles, j’en parle avec des mots, sans formule. Il s’agit d’abord de montrer leur utilité, puis comment nous les construisons et nous les employons, et ainsi d’essayer de convaincre, par l’exemple, de leur intérêt, mais aussi des dangers d’une utilisation non raisonnée, non raisonnable. Curieusement, je parcours presque tous les niveaux d’organisation du vivant de façon presque chronologique, de la cellule à l’écosystème. Je m’aperçois au passage que des modèles plutôt utilisés en écologie peuvent être pertinents pour représenter des dynamiques intracellulaires de macromolécules et inversement. C’est cette unicité qui permet de baliser mon chemin. Au passage, je consacre du temps aux questions de la précision des données ainsi qu’à celle des résultats calculés, parfois traitées avec légèreté. Cela explique ma sensibilité aux arguments développés dans l’article de Science, cité précédemment, estimant la biodiversité. Presque à l’opposé, je découvre l’extraordinaire efficacité des modèles pour nous aider à réfléchir sur des questions très générales qui ne sont pas forcément en rapport avec une expérience particulière et où la question de la précision numérique ne se pose pas vraiment ou du moins en d’autres termes, par exemple dans l’étude de la « sensibilité aux conditions initiales ». Ainsi, nous prenons conscience que les effets, le rôle et surtout la recherche de l’origine du hasard chez les êtres vivants, peuvent être éclairés par une telle démarche. Au-delà des exemples présentés, c’est l’ensemble, rendu cohérent, qui fournit un cadre intellectuel, une grille de lecture des sciences de la vie très utile pour s’y repérer. 41

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D’abord, ce hasard crée de la biodiversité, il la limite aussi. Il est parfois néfaste, mais aussi souvent utile et même nécessaire aux êtres vivants. Quelle est son origine ? En quoi les modèles sont-ils utiles pour en traiter et pour mieux le comprendre ? Que s’est-il passé ces dernières années pour que de nombreux scientifiques, dont je fais partie, se soient posés ces questions et aient tenté d’y répondre alors que longtemps nous avions accepté le fait « hasard » sans chercher plus loin ? Il m’est apparu important de développer ces questions. Ensuite, nous partons à la découverte du jardin des Hespérides, celui de la biodiversité, mais qui peut être moins joli qu’espéré comme nous tentons de le montrer. C’est que le diable est dans les détails ou bien dans les dérapages. Le terme de biodiversité est néanmoins devenu très médiatique, mais que recouvre-t-il exactement ? Les discours catastrophiques, voire apocalyptiques à son propos sont-ils justifiés ? Quels en sont les ressorts ? Tenter d’y répondre en apprend autant à son sujet que sur ceux qui l’ont inventé, en font la promotion et qui l’utilisent, moi le premier ! Outre ces discours, quelques questions persistent, par exemple : pourquoi tant de biodiversité sur notre planète ? Pourquoi après les grandes extinctions observe-t-on à nouveau une grande diversification, voire des explosions de la biodiversité ? Quelle est la responsabilité de l’homme dans son évolution ? L’écologie s’est approprié le champ scientifique de la biodiversité. Nous devons préciser qu’il s’agit d’une discipline jeune et nous poser quelques questions à son propos : sur quelles représentations implicites se fonde-t-elle ? Comment intègre-t-elle le hasard ? Pourquoi les écologues et affiliés sont-ils frénétiquement à la recherche d’un ordre écologique ? Quelles en sont les conséquences ? Pourquoi se déclinet-elle au-delà de la sphère scientifique, jusqu’au politique ? Autant de questions auxquelles nous essayons de donner des réponses. En conclusion, l’écologie indépendamment de son intérêt propre, me semble un bon exemple pour analyser le fonctionnement du monde scientifique, de la science elle-même et de ses relations avec la société. Une épistémologie de l’écologie, déjà esquissée par ailleurs et par 42

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d’autres, est résumée, quelque peu synthétisée et commentée ici ; elle mériterait sans doute d’être amplifiée. Reste une question un peu mystérieuse : pourquoi développet-elle un discours souvent catastrophiste en nous prédisant l’enfer alors qu’elle devrait nous dessiner le paradis ? Inconsciemment, elle laboure le terrain où elle prendra racine : dans le questionnement et la résolution de problèmes transformés en priorités politiques. Il est aussi vrai que nous aimons aussi nous faire peur, comme le souligne l’anthropologue Wiktor Stoczkowski en parlant d’armes de distraction massive1. L’écologie est non seulement une science du vivant, elle est aussi la discipline la plus impliquée dans les sciences de l’environnement. C’est notamment à propos de cet objet de recherche qu’est l’environnement, très composite et porteur d’enjeux scientifiques, technologiques, sociaux et économiques que l’interdisciplinarité est apparue nécessaire à mettre en œuvre. Au-delà de la mise en musique pour faire jouer ensemble ces disciplines, il y a des imprégnations réciproques : l’interdisciplinarité est aussi un moteur d’évolution des disciplines elles-mêmes. Nous l’illustrons brièvement avec l’histoire et aussi avec les sciences de la vie qui empruntent à d’autres disciplines et coopèrent avec elles. Ce secteur scientifique qui étudie le vivant à toutes les échelles – « du gène à l’écosystème »2 – est aussi un lieu où s’exprime une interdisciplinarité « interne » qui mériterait d’être encore plus développée pour aboutir à une véritable biologie intégrative. L’écologie qui s’intéresse aux niveaux d’organisation supérieurs du vivant a un rôle particulier à jouer, qu’elle ne joue pas réellement, attirée qu’elle est par les sirènes des sciences sociales et celles de la politique. L’interdisciplinarité a aussi ses limites qu’il convient d’énoncer. La coopération entre disciplines peut fonctionner à quelques conditions 1. Stoczkowski W., décembre 2012, Trois vérités sur la fin du monde, La Recherche, 470, 62-65. 2. Solbrig O.T., 1991, From genes to ecosystems: a research agenda for biodiversity, IUBS, SCOPE, UNESCO. 43

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simples. Des méthodes communes, comme la modélisation, peuvent être partagées et faciliter les dialogues. C’est aussi vrai pour certains concepts comme celui d’évolution, mais qui demande quand même d’être décliné selon les objets concernés. En effet, s’il y a des idées communes entre les astrophysiciens qui s’intéressent à l’évolution de notre univers et les biologistes concernés par celle du monde vivant ou encore pour les historiens qui étudient l’évolution de nos sociétés humaines, il y a néanmoins de grandes particularités qu’il est nécessaire de préciser. À savoir, le simple transfert de concept à travers des mots ne suffit pas ; comme nous l’avons déjà évoqué, il peut même présenter certains risques et être sources de confusions. L’appropriation d’idées développées par Charles Darwin pour décrire, voire régler le fonctionnement de sociétés humaines, constituant ainsi le « darwinisme social » se révèle pleine de pièges, tels les essais d’application de la sociobiologie d’abord réservée à certaines espèces animales. Faire des groupes humains de simples objets de Nature peut conduire à de grands excès. Dans le même ordre d’idées, les emprunts de l’écologie à l’économie sont aussi critiquables ainsi que l’utilisation d’un vocabulaire parfois finaliste, comme l’emploi du mot « stratégie » pour parler des « stratégies démographiques » des populations. Non ! Fruit de l’évolution, leur démographie est ce qu’elle est, conséquence de multiples hasards, il n’y a aucune stratégie derrière. Nous pourrions multiplier les exemples de tels emprunts. L’écologie, est une discipline presqu’interdisciplinaire, à l’image d’autres comme la géographie, mais plus que pour d’autres, dans le contexte actuel, il me semble nécessaire de revoir ses fondements et son langage. Elle s’attaque de front à la complexité de ses objets d’étude, ce qui conduit plus que toute autres sciences du vivant à accumuler des résultats qui parfois divergent ou même paraissent contradictoires1. Il n’est pas 1. Blandin P., 2014, La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques, In La biodiversité en question - Enjeux philosophiques, éthiques et scientifiques, sous la direction d’Elena Casetta et Julien Delors, Préface de Jean Gayon, 31-68, Éditions Matériologiques, Paris. 44

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dans notre objectif d’aller plus loin que de poser le problème, et, plus généralement, de signaler que l’utile, la souvent fructueuse et parfois nécessaire interdisciplinarité, a aussi ses limites. Ayant acquis une certaine expérience dans ce domaine, il m’est apparu profitable d’en faire part dans un chapitre de cet ouvrage. Aller plus loin, notamment pour l’écologie, demande un travail plus approfondi : il ne s’agit pas seulement de déconstruire, mais aussi de reconstruire.

L’AMAZONIE, LE ROYAUME DE LA BIODIVERSITÉ, L’ÉMERAUDE DE L’ÉCOLOGIE Quoi de plus naturel quand on s’intéresse à la biodiversité que d’aller à la découverte de l’Amazonie ? Pour illustrer mon propos, il m’a paru utile d’en parler à travers l’« aventure scientifique et humaine » que j’ai vécue. Sans elle, les questions que je me suis posées et les réflexions qu’elles ont incitées, n’auraient jamais été exprimées. Ainsi et pour moi, le hasard serait resté dans son évanescence. La forêt serait demeurée conforme à l’image d’un écosystème structuré par un ordre sous-jacent, et peut-être même à celle d’un « enfer vert » ou d’une « forêt d’émeraude ». Je ne me serais sans doute jamais interrogé sur l’écologie et ses racines, ni sur les écologues qui la pensent et qui la pratiquent. Ils sont très courageux, compétents et estimables. Ils abordent des sujets très difficiles. Il n’est cependant pas hors de propos de se questionner sur les schémas théoriques qu’ils conçoivent et véhiculent, sur les implicites qui inspirent ces schémas, ainsi que sur leurs démarches. C’est aussi l’occasion de dire que la science ne se résume pas au travail des chercheurs, mais inclut aussi celui des ingénieurs et des techniciens de tous niveaux, couvrant toutes les fonctions nécessaires à la bonne marche de notre système de recherche. L’Amazonie présente surtout un contexte favorable pour aborder les grandes questions sur la biodiversité et en particulier se demander pourquoi celle-ci se maintient approximativement (notamment 45

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en richesse spécifique) tout en évoluant spontanément sur le long terme, celui des milliers et même de millions d’années. Le désordre apparent de la forêt n’est-il que la traduction superficielle d’un ordre sous-jacent ou bien, correspond-il à une réalité tangible ? Un écosystème désordonné peut-il maintenir la cohérence nécessaire à son fonctionnement et le rendre résilient1 (donc revenant presque à son état précédent, après une perturbation) et peut-être mieux encore qu’un système très organisé ? Notre fameuse et chère biodiversité n’est-elle pas dans de meilleures mains avec du hasard et du désordre qu’avec une mécanique bien réglée et structurée ? Quel rôle ont joué et jouent les humains dans la dynamique de cet écosystème ? Les questions que nous nous sommes posées ne peuvent qu’exceptionnellement relever de démarches monodisciplinaires. En plus des résultats obtenus sur l’objet de recherche « Amazonie », nous avons mis en pratique et même rôdé des approches interdisciplinaires, en montrant de ce fait leur efficacité et en contribuant au perfectionnement de ce qui sera un jour prochain une véritable méthode, si ce n’est pas déjà le cas. Nous espérons ainsi éclairer quelque peu le chemin permettant de mieux comprendre le monde vivant, et la façon dont les scientifiques en parlent. Et cela à travers une petite histoire et une perception personnelle, parsemée d’anecdotes, si tant est qu’elles sont révélatrices, comme celle qui m’a fait découvrir, en pleine Amazonie, sur le bas côté d’une route, une inscription jaune sur le capot rouge et ouvert d’une voiture, réduite à l’état d’épave : « Sauvons les ours polaires » ! Mais faut-il sauver à tout prix Ursus maritimus ? Tout cela exposé, il n’en demeure pas moins que nous restons dans la science et je ne réponds pas explicitement aux questions posées par ces jeunes que j’ai rencontrés. C’est pourquoi, il m’a parut nécessaire de parsemer mon texte d’histoires personnelles. Il me semble aussi 1. Je garde temporairement ce mot, car il est suffisamment médiatisé pour que sa signification approximative soit suffisante dans ce contexte. 46

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souhaitable de décrire sommairement le parcours que j’ai suivi. En effet, il n’est peut-être pas celui qui serait attendu pour une profession en définitive très académique et par-là même dire que si tout n’est pas déterminé à la naissance, il ne l’est pas non plus après l’école et le lycée. Même notre formation dans l’enseignement supérieur laisse l’ouverture à de nombreuses possibilités et la vie, par la suite, beaucoup d’opportunités à condition de savoir les saisir, voire de les provoquer et de faire les efforts nécessaires pour concrétiser nos choix.

COMMENT EN SUIS-JE ARRIVÉ LÀ ? Pour illustrer ce qui précède, je tente ici de retracer mon parcours personnel. Né et élevé dans une école, enfant d’une famille d’instituteurs, je n’avais pas la fibre pédagogique, saturé que j’étais par les discussions entre mes parents, si tant est que leur métier était aussi leur vie. Ils en parlaient à la maison, le matin, le midi et le soir. Jusqu’à leur fin, ils se souvenaient des enfants qu’ils avaient eus en classe et souvent avec émotion. N’ayant jamais enregistré d’échec au certificat d’étude, ils en tiraient, avec raison, une certaine fierté. Même pendant les vacances, lors de nos pérégrinations lointaines pour l’époque, la classe restait très présente dans leurs discussions. Ils avaient, en effet, un esprit d’aventure qui nous a permis de découvrir la France et l’Europe. Vers 1950, ce n’était pas très courant. Donc rien n’était calculé au départ, si ce n’était, très tôt, la ferme conviction de ne pas faire le métier de pédagogue et en même temps d’avoir une attirance pour la science. Délaissant l’école normale d’instituteur, passage presqu’obligé pour un fils d’enseignants de la communale après le collège, je m’oriente alors vers une filière technique à Rouen. De fait, le concours d’entrée dans celle-ci m’apparaît alors bien plus difficile que celui de l’école normale. La fin de cette formation était sanctionnée par un brevet de technicien, de niveau baccalauréat, mais sans avoir l’équivalence formelle. Je peux 47

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néanmoins intégrer l’INSA de Lyon et faire des études d’ingénieur1. Après l’acquisition de bases solides, en sciences physiques et en mathématiques2, durant les deux premières années, j’infléchis mon cap en choisissant une formation de biochimiste, une spécialité très originale à l’époque. Cette formation m’intéressait à trois titres : pratique, car elle offrait des débouchés, conviviale, les promotions étaient petites, et quelque peu ludique, les formules de chimie organique étaient pour moi comme du meccano. De plus, elle me permet alors de découvrir un monde, celui de la biologie qui m’était étranger, n’en ayant pas entendu parler au lycée. Pour moi, l’étude du vivant a donc commencé « à l’école d’ingénieur » au niveau des molécules « organiques », le centre d’intérêt de la biochimie. Ensuite, il m’a semblé pertinent de compléter mon diplôme d’ingénieur par une thèse de spécialité. Le sujet relevait plutôt de la biophysique et de la physiologie. Ensuite, ayant décidé de continuer et surtout incité à le faire par mon « patron », JeanMarie Legay, j’infléchis à nouveau ma trajectoire. C’est ainsi que ma thèse d’état est consacrée à la modélisation en biologie moléculaire et cellulaire. À cette époque, la biologie était déjà en plein essor. En revanche, la méthodologie balbutiait encore. Face à une avalanche de brillants résultats expérimentaux, que pouvait apporter en plus la modélisation ? Il a fallu d’abord renforcer singulièrement mes connaissances en mathématiques et convaincre les collègues biologistes en allant plus loin que l’interprétation immédiate des résultats qu’ils obtenaient. Heureusement, le contexte lyonnais s’y prêtait très bien, comme ce fut le cas par la suite lorsque que je me suis intéressé 1. L’INSA de Lyon fournissait cette opportunité à certains, qui comme moi, avaient suivi des cursus non académiques. Je ne l’ai jamais regretté tant cette école très dynamique propose des formations originales et de grande qualité. Je me plais à constater que ceux qui passent par elle contribuent à sa notoriété. 2. Si sur le plan technique et en chimie j’avais quelques avantages, en revanche, en physique et en mathématiques, ce n’était pas le cas. Il m’a donc fallu faire un effort particulier. Cependant, la qualité des enseignements et l’exigence des professeurs étaient stimulantes. 48

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à la biologie des organismes et des populations, puis à l’écologie et… à l’évolution. « Nécessité fait loi » dirons certains : il fallait gagner quelques sous, aussi ai-je accepté un poste d’assistant à la faculté des sciences de Lyon et il arriva ce que je pensais ne pas devoir arriver : j’y ai pris goût ! Je me suis donc réconcilié avec la pédagogie et j’en ai fait en partie mon métier. Toute ma carrière j’ai enseigné presqu’exclusivement les mathématiques à des étudiants biologistes, public peu conquis au départ par l’esthétique des formules et par la poésie des théorèmes. Mais comme mon activité pédagogique était en parfaite cohérence avec celle de mon travail de chercheur, j’émaillais mon cours d’exemples multiples tirés de la biologie et de l’écologie, au point qu’un jour un étudiant m’a avoué que ces cours lui avaient donné une vraie culture biologique, puisque par le jeu des multiples spécialisations dont les universitaires ont le secret, nos étudiants n’en voient qu’une petite partie. Je ne peux pas assurer avoir fait beaucoup d’adeptes mais la plupart me supportèrent, quelques uns se convertirent et certains ont connu une brillante réussite. On comprend néanmoins que la modélisation et les mathématiques n’étaient pas au centre de l’institution universitaire des sciences de la vie, c’est ainsi que je suis devenu professeur sur un poste étiqueté « zoologie expérimentale », ce qui amusa beaucoup de collègues, et moi aussi. Mais revenons aux modèles et au monde vivant. Pour reprendre l’image de la forêt, les différentes disciplines sont autant de lieux traversés de layons, de sentiers que nous traçons et qui permettent d’explorer, la « forêt buissonnante » de ce monde. On peut compléter sa connaissance, mieux la comprendre en passant de l’un à l’autre, par le sous-bois, de la biologie moléculaire à la génétique, puis à la physiologie et à l’écologie. Néanmoins, pour ne pas se perdre il faut baliser le chemin et c’est là que les modèles m’ont été utiles à la fois pour mon activité de recherche, mais aussi pour la formation des étudiants. 49

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Tout cela peut paraître satisfaisant a posteriori, mais c’est réécrire l’histoire, je n’avais pas cette ambition démesurée d’essayer de comprendre le vivant de façon plus globale que ce que j’en savais à la fin de mes études. Ce n’est que récemment que je me suis aperçu que le chemin choisi, hors de ceux qui ont été tracés par les habitudes, m’a permis de passer de la molécule à l’écosystème par le biais des modèles et par là même d’avoir un début de vision synthétique du monde de la vie. Ne pas croire non plus que j’ai eu une soudaine révélation à l’entrée de la cathédrale de la science. Ce que je suis devenu résulte plutôt d’un cheminement au cours duquel les choses se sont progressivement construites. En bref, mon cursus initial dans l’enseignement secondaire technique, comme on disait à l’époque, avec peu de mathématiques, peu de physique, ou du moins des programmes différents de ceux du bac, pas de biologie et peu concerné par les aspects théoriques, n’a pas déterminé le reste de mon parcours. Bien sûr, ces inflexions ont été possibles grâce à un effort constant mais « librement consenti ». Et « cerise sur le gâteau », j’ai consacré une part importante de mon activité professionnelle à l’enseignement. Pour tout dire, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Enfin, tout à fait au début de l’exercice de la recherche, j’ai exprimé des goûts pour les approches conceptuelles, cette inclination s’est accentuée par la suite. Ce type d’approche n’est, à notre époque, pas suffisamment développé dans les sciences de la vie : si on accumule des données, il serait bon d’avancer aussi sur le plan théorique ; là encore, la modélisation peut être utile. En effet, si modéliser n’est pas théoriser, la modélisation peut faciliter la théorisation.

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L’utilisation des mathématiques dans les sciences est très utile, même si beaucoup de lecteurs peuvent s’étonner de cette affirmation. Si ce n’était pas le cas, pensez bien que les chercheurs et les ingénieurs non mathématiciens ne s’en serviraient pas. Les premiers à les utiliser ont été les physiciens, au point même que nombre d’entre eux et pendant longtemps ont été aussi des mathématiciens, on peut même dire que, jusqu’à un passé récent, les deux disciplines ont évolué conjointement. Aujourd’hui, après une période faste où le formalisme a régné en maître, où les mathématiques ont créé leur propre monde et accumulé de brillants résultats, on les plonge à nouveau dans la réalité concrète, non seulement pour nous aider à mieux comprendre cette réalité, mais aussi parce qu’elles y trouvent des sources d’inspiration. Venons-en à nos modèles. Même si l’on est allergique aux mathématiques n’est-il pas merveilleux de constater que des formules, même très simples, peuvent rendre compte d’une réalité observée et, encore plus, qu’un calcul parfois élémentaire permet de prévoir le résultat d’une expérience ? Par exemple, la loi de Mariotte permet de calculer la pression d’un gaz isolé dans une enceinte dont le volume varie, toutes choses égales par ailleurs, car le produit des deux reste constant : PV = P’V’, d’où P’=PV/V’. J’en garde un souvenir ému car j’ai obtenu une excellente note à son propos en classe de 4e. La formule m’a aussi ouvert les yeux sur un outil magique : la règle de trois, très commode aussi bien dans la vie de « tous les jours » que dans la recherche scientifique. L’emploi des mathématiques dans d’autres disciplines que la physique a été beaucoup plus tardif, par exemple en biologie et en écologie. En effet, les relations entre les formules mathématiques et les objets et phénomènes concrets de nos études sont apparues moins immédiates, plus floues. Il a fallu mettre au point une méthode particulière, la modélisation, utilisant l’outil mathématique malgré une adéquation avec la réalité plus complexe que dans les sciences physiques. Ayant contribué à son développement, il me paraît utile de témoigner de cette histoire scientifique et montrer qu’au-delà de 52

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la résolution de problèmes spécifiques, la « méthode des modèles » peut contribuer à une vision globale du monde vivant.

AU FAIT, QU’EST-CE QU’UN MODÈLE ? Modèle et modélisation, dans le vocabulaire scientifique, sont des mots relativement nouveaux, même si la pratique est ancienne. Il faut attendre la fin des années 1960, au début de mon activité d’enseignant-chercheur pour en entendre parler. Mon intérêt s’est manifesté rapidement. C’est pourquoi j’infléchis rapidement ma trajectoire scientifique pour déboucher sur une thèse d’État, centrée sur la modélisation. Cette inflexion est alors appréciée par Jean-Marie Legay1 qui y voit une réalisation possible de ses idées scientifiques en continuité avec ses investissements personnels. En revanche – risque majeur – je sors des normes de l’époque ! Le mot modèle a plusieurs sens, par exemple on parle de modèle à suivre en se référant à des personnes de qualité ou de « top-modèle » pour qualifier une élégante beauté physique ou encore de « modèle réduit », pour certains jouets de notre enfance et de nos enfants. La notion de modèle dans les sciences et singulièrement de modèle mathématique est moins intuitive. En fait, plus nous avançons dans l’utilisation des mathématiques au-delà des sciences physiques, plus de nouveaux problèmes apparaissent : l’adéquation de la formule avec la réalité perçue et mesurée devient moins « parfaite ». La physique nous avait habitués à des expressions mathématiques traduisant bien les résultats expérimentaux, des sortes de photographies très nettes de la réalité, alors qu’en biologie elles sont plutôt floues. Il faut donc traiter proprement de cette approximation constituée par le modèle, par le flou du cliché qui peut être parfois l’essentiel. Il faut d’abord bien savoir qu’une formule mathématique est une expression extrêmement simplifiée de nos connaissances et de nos 1. Directeur du laboratoire de biométrie où j’exerçais et mon directeur de thèse. 53

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observations, mais elle a un avantage : elle est opérationnelle ; on peut faire des calculs avec, on peut la transformer en des formules équivalentes plus facilement manipulables ou interprétables ; on peut lui associer des objets graphiques plus aisément lisibles et plus communs qu’une équation pour les expérimentateurs. Par exemple, des formules mathématiques sont des modèles de la croissance d’organismes ; on peut dessiner des courbes de croissance à partir des formules et les comparer avec celles issues de mesures faites sur les individus. Nous avons tous vu les courbes de croissance dans nos carnets de santé ou dans ceux de nos enfants et vérifié en mesurant régulièrement leur taille si leur développement est normal ou s’il diffère significativement d’une situation standard. Cette courbe est calculée grâce à une formule mathématique, un modèle de croissance du petit de l’homme ; les écarts que l’on peut considérer comme normaux autour de cette courbe idéale font aussi l’objet d’un traitement mathématique spécifique. Par exemple, nous n’avons pas tous la même taille et les croissances des uns et des autres ne suivent pas exactement la courbe « idéale ». Il y a donc lieu de tenir compte des différences dont la plupart ne relèvent que d’une variabilité qu’on peut qualifier de normale, mais aussi de pouvoir détecter ce qui s’en écarte trop. C’est pour cela que nous sommes obligés de traiter ce problème, par exemple en encadrant la courbe moyenne par deux autres courbes définissant un domaine de « normalité ». On peut prendre un exemple très différent, celui issu du fonctionnement d’un système technique sophistiqué, en l’occurrence le lanceur Ariane 5. La trajectoire de ce lanceur après la mise à feu est représentée sur les écrans de la salle de contrôle « Jupiter » à Kourou. C’est aussi une courbe de « croissance » : le lanceur s’élève dans les airs. Il est figuré par un point lumineux qui s’imprime sur la trajectoire de référence tout le long du vol, et l’on entend les commentaires réguliers du directeur des opérations, le DDO : « la trajectoire est nominale, tous les paramètres à bord sont normaux ». On ne peut pas s’autoriser un écart visible par rapport à la référence : des processus fin de régulation assurent que tout se passe bien. Ainsi le lanceur Ariane 5 est-il extrêmement fiable et précis, ce qui fait sa 54

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réputation. Lors du processus de croissance d’un enfant, il est clair qu’il est hors de question de le maintenir sur la courbe de référence, tout au plus peut-on assurer qu’il ne soit ni trop gros, ni trop maigre et encore, on ne peut pas grand chose sur sa taille sinon de prescrire des traitement hormonaux en cas d’anomalie, mais jamais on ne peut la caler sur la courbe magique du Dr Sempé1, au maximum veiller au maintien dans le domaine de normalité défini par ce même docteur. ENCADRÉ 2 HISTOIRES DE CROISSANCES

La ressemblance entre courbes de « croissance », ne doit être assimilée avec une similitude de processus : à gauche le début de la trajectoire du lanceur Ariane 5 entre la mise à feu des moteurs et l’éjection des propulseurs à poudre, à droite l’enveloppe des courbes de croissance des bébés et jeunes enfants. Les courbes individuelles ont la même forme que les courbes définissant un domaine de « normalité » et sont pour la grande majorité des bébés contenues dedans.

1. Le docteur en médecine Michel Sempé a longtemps travaillé à l’université Claude Bernard (Lyon I) en collaboration avec le laboratoire dont je fais alors partie. 55

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Nous avons maintenant un résumé de ce qu’est un modèle, à savoir une formule, le plus souvent mathématique ; ce peut être aussi un programme informatique et plus généralement un objet écrit ou dessiné, qui exprime la partie de la réalité qui nous intéresse et qui sera un instrument de travail pour le chercheur, le médecin ou l’ingénieur. Le langage mathématique est très efficace, mais il est très réducteur, c’est pour cette raison que l’on peut utiliser d’autres représentations, par exemple des schémas exprimant des relations entre des structures, tels des organes entre lesquels s’échangent des molécules. L’esthétique n’est pas absente, il nous arrive entre nous de parler de « joli modèle », ou même de « top-modèle » pour faire le jeu de mots. La modélisation est la façon de fabriquer un modèle, de vérifier qu’il est correct, c’est-à-dire qu’il réponde bien aux attentes, et de donner les prescriptions pour l’utiliser pratiquement. Cela est vite dit, mais la démarche peut être longue. Nous la mettons patiemment au point dans les années 1970-1980. L’une des difficultés principales est la prise en compte de la variabilité et de son traitement rigoureux. Une grande attention doit être prêtée à cette question, c’est pour cela qu’il nous arrive de critiquer l’utilisation de valeurs calculées sans donner une idée de leur précision. Quand je lis que la forêt amazonienne couvre cinq millions de km2, je reste dubitatif. De même si l’on m’annonce six millions de km2. En revanche, je suis plus sensible quand j’entends « entre cinq et six millions de km2 », ce qui est rarement le cas1. C’est pourtant l’évaluation qui a été obtenue après une enquête soigneuse en croisant de multiples sources et reprise dans le livre écrit avec Gaëlle Fornet consacré à l’Amazonie. Alors que dire 1. En fait, une estimation récente donne une superficie d’environ six millions de km2. Pratiquement, l’objectif principal était d’évaluer le nombre d’espèces d’arbres. Pour ce faire, une grille est dessinée au plus près du contour observé sur des images satellites : elle couvre 6,29 millions de km2. C’est une estimation par excès, car incluant le contour réel de la superficie couverte par la forêt amazonienne ; elle est néanmoins très proche de la réalité. Ter Steege H. et al., 2013, Hyperdominance in the Amazonian Tree Flora, Science, 342, 325-335. 56

Des modèles bien utiles

lorsque le modèle sert à faire des prévisions ? Ainsi, dans un numéro du magazine La Recherche, Hervé Le Bras, démographe bien connu, compare plusieurs prévisions de la population de l’Iran en 2050, utilisant le même modèle ajusté selon les données disponibles en 1994, puis en 2010, on obtient respectivement 163 millions et 85 millions d’habitants. Or, on peut considérer que les modèles et les données de démographie humaine sont parmi les plus fiables. Que dire pour des situations moins « maîtrisées » ? Un peu de modestie ne nuirait pas, c’est ce que veut montrer Hervé Le Bras à travers les exemples qu’il a traités1.

DE LA MODÉLISATION EN BIOLOGIE MOLÉCULAIRE À LA MODÉLISATION EN ÉCOLOGIE Maintenant, abordons quelques exemples. Les modèles en question concernent des molécules, des individus, des populations et aussi des écosystèmes : nous parcourons ainsi l’ensemble des niveaux d’organisation du vivant. Au début des années 1970, nos collègues de biologie moléculaire commencent à obtenir des résultats quantitatifs sur les variations au cours du temps des quantités de macromolécules, à savoir des protéines et des acides nucléiques, à l’intérieur de cellules bactériennes, animales ou végétales. À Lyon dans notre département universitaire, l’équipe de Jacques Daillie2 travaille sur un matériel biologique original : le ver à soie. En fait, la glande fabriquant la soie, ce matériau de base pour tramer de merveilleux tissus, est très spécialisée et se met à synthétiser en grande quantité deux protéines, dont la fibroïne, le futur fil de soie, alors que dans des cellules moins spécialisées, des milliers le sont simultanément en petites quantités. Mes

1. Le Bras H., 2011, 9,3 milliards d’humains en 2050 ? La Recherche, 457, p. 96. 2. À l’époque, il s’agissait de Jacques Daillie, bien sûr, de Pierre Couble, Alain Fournier et Jean-Claude Prudhomme. 57

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collègues biologistes et biochimistes trouvent ce système « simple » bien adapté à l’étude du processus de synthèse des protéines. De plus, ils maîtrisent des techniques pointues à l’époque qui fournissent des données très « utilisables » pour un modélisateur. Ils s’intéressent alors aux acides ribonucléiques (ARN) qui interviennent dans le processus de synthèse à la fois comme transporteur du message génétique et comme élément dans la machine de production de protéine1. Toujours est-il que l’on observe dans un premier temps, une croissance et dans un second une décroissance des quantités d’ARN, à la fin tout s’arrête : le ver à soie a tissé son cocon, la glande séricigène arrête de produire de la soie et disparaît ensuite à la formation de la chrysalide. En gros, le problème posé est le suivant : peut-on proposer un modèle de ce phénomène apparemment continu exhibant une phase de croissance, suivie d’une décroissance des ARN et d’en tirer des indications sur les mécanismes sous-jacents ? Avant de se mettre au travail, il y a lieu de préciser ce que l’on attend de la modélisation : une simple description pour faire joli dans un article, position assez prisée à l’époque, ou une approche plus mécaniste qui peut nous apporter un peu plus de connaissances sur les processus en cause. Pour la première voie, descriptive, on se contente d’un polynôme, et dans sa version la plus primitive, d’un polynôme de degré n si l’on a n+1 points expérimentaux, qui met en relation la quantité mesurée et le temps. Dans une version un peu plus sophistiquée, on peut choisir un polynôme plus simple et faire ce que l’on appelle une régression polynomiale consistant à trouver un polynôme de degré fixé à l’avance, par exemple de degré 3, dont le graphe passe « au mieux » entre les points expérimentaux, un peu comme un skieur louvoie entre les portes d’un slalom. Bien entendu derrière ces mots, il y a des concepts et des techniques mathématiques, mais point n’est besoin ici d’en dire plus. 1. On sait maintenant qu’ils font beaucoup d’autres choses. Mais si l’on s’en tient aux aspects quantitatifs, la plus grosse partie recouvre ces deux fonctions. 58

Des modèles bien utiles

En fait, la deuxième voie est choisie, que l’on peut appeler fonctionnelle ou mécaniste. Mais alors, comment faire ? Une démarche compliquée revient à imaginer toutes les réactions biochimiques en cause, puis à écrire des équations en combinant des modèles élémentaires de la cinétique enzymatique. Cependant, les données disponibles sont trop peu nombreuses pour que le modèle puisse être utile. De plus, l’étude d’un modèle compliqué est complexe ! C’est en fait une solution intermédiaire qui est adoptée : une expression, la plus simple possible, qui décrit bien les données, mais qui nous dit aussi quelque chose sur la mécanique cellulaire. Or, nous disposons un tel modèle, développé par Vladimir Aleksandrovich Kostitzin, un mathématicien soviétique des années 1930, pour décrire la dynamique d’une population qui se reproduit, en consommant des ressources et rejette des déchets dans son milieu ; ces derniers, en retour, « empoisonnent » la population concernée, limitent sa croissance et même produisent une décroissance en augmentant la mortalité des individus. Ce modèle peut donc décrire une dynamique présentant successivement une phase de croissance où il y a simultanément production d’individus et de déchets, puis une phase de décroissance où la production d’individus nouveaux continue mais la mortalité due aux déchets augmente et alors la population décroît. Il s’agit d’un modèle de dynamique des populations du type de ceux développés par un mathématicien italien, exilé en France : Lino Volterra avec qui d’ailleurs Kostitzin était en relations épistolaires. Ces modèles s’écrivent sous la forme d’équations mathématiques exprimant les variations des quantités d’ARN en fonction du temps. On peut les étudier et calculer des valeurs numériques en utilisant des algorithmes. Plusieurs ont été définis avant les ordinateurs, mais il était alors quasiment impossible de les mettre en œuvre en faisant les calculs nécessaires. Dès que ceux-ci ont été disponibles ce fut beaucoup plus facile, ce qui a été le cas, dès la fin des années 1960, dans le laboratoire de biométrie où j’exerçais. Nous avons donc pu mettre en œuvre ces algorithmes et en élaborer d’autres. Nous étions alors 59

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parmi les pionniers dans les sciences de la vie à faire un usage intensif de l’informatique, pour faire des calculs, mais aussi pour stocker et analyser des données, faire des graphiques et plus généralement produire des images. Ainsi, nous avons contribué à l’émergence et au développement de ce que l’on appelle aujourd’hui la bioinformatique. Après vérification de l’adéquation du modèle de Volterra-Kostitzin pour représenter la dynamique de l’ARN, nous l’utilisons largement pour analyser les données de nos collègues biologistes. L’avantage de ce modèle est que dans les termes qui le composent, il y en a un qui correspond à la synthèse et l’autre à la dégradation, ce deuxième terme pouvant être identifié à une réaction enzymatique. L’enzyme responsable est l’analogue des déchets de la dynamique des populations, il est lui-même produit par la machinerie cellulaire constituée en grande partie par l’ARN lui-même. On peut également transformer le modèle « natif » en expressions équivalentes comme quand j’écris : 4 + 6 = 2 × (3 + 2), c’est tout juste un peu plus compliqué. Toujours est-il qu’arrive une première conclusion : l’ensemble du processus peut être considéré comme continu, synthèse et dégradation se produisent simultanément, et lors du déroulement du processus, il y a synthèse d’ARN et de l’enzyme de dégradation, mais à un moment, l’accumulation de cette enzyme est suffisamment importante pour contrebalancer la synthèse et alors la décroissance devient visible. Il n’y a pas besoin d’imaginer un processus de régulation particulier arrêtant la synthèse et activant la dégradation, hypothèse très commune à l’époque : la dynamique propre du système suffit pour expliquer les résultats obtenus. Nous disposions aussi de résultats concernant plusieurs souches de vers à soie produisant des quantités variables de soie. Ces dernières étaient évidemment liées au fonctionnement de la machine cellulaire. Or, les différences observées n’étaient pas dues au processus de synthèse, encore une hypothèse commune à l’époque, qui reste à peu près constant quelle que soit la production totale, mais au processus de dégradation : moins ce dernier est efficace, plus la machine 60

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cellulaire de synthèse peut fonctionner et plus elle produit de la soie. Enfin, dernière hypothèse suggérée par le modèle : l’efficacité de la dégradation n’est pas liée à la quantité d’enzyme produite, mais à des affinités différentes des formes enzymatiques pour les ARN, variables selon les souches. Nous avons alors la traduction moléculaire des effets d’une sélection variétale : les vers à soie produisant plus de soie n’ont pas des processus de synthèse plus actifs que les autres, mais des enzymes de dégradation des ARN moins efficaces. À la fin de ce chapitre nous évoquons une autre incidence moléculaire de la sélection, mais alors de la sélection naturelle au niveau même de l’ADN. En fait, tout cela a contribué à simplifier les hypothèses que l’on pouvait faire sur ce processus de biosynthèse de la soie. Postérieurement, des résultats analogues, confirmant l’importance du processus de dégradation, ont été trouvés par d’autres équipes et sur d’autres matériels biologiques, notamment sur les réticulocytes de lapin, des cellules spécialisées dans la synthèse de l’hémoglobine. Cet exemple, a aussi été un argument pour convaincre nos collègues biologistes de l’efficacité de la modélisation pour accompagner leur recherche. Ceux qui m’ont dit, en 1978, que je m’amusais bien avec les équations (ce qui était vrai !), mais qu’au bout du compte cela ne servait pas à grand-chose, en ont été pour leurs frais. Sans le savoir à l’époque, mon passage par la biologie moléculaire s’est révélé une bonne stratégie, car cette discipline était en pleine expansion. Quittons la biologie moléculaire pour l’écologie. Je commence « petit », par l’écologie des microbes, discipline en plein développement à Lyon, au début des années 1980, sous l’initiative de René Bardin, l’un des principaux fondateur de l’écologie microbienne. Alors que les collègues de biologie moléculaire plongent dans les délices du séquençage des acides nucléiques, je reste sur les rives du fleuve : mes modèles et les méthodes qui vont avec ne leur sont alors plus utiles. Je cosigne quand même l’un des premiers articles sur l’analyse de ces séquences avec l’équipe qui se lance sur ce nouveau sujet, l’article qui précisément met en évidence un effet de la sélection 61

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naturelle sur le codage au niveau de l’ADN. Donc inflexion de ma trajectoire car l’écologie microbienne commence à obtenir des résultats justifiant de mettre le savoir faire acquis et de le développer par la même occasion. Je me retrouve alors dans une situation déjà connue, il ne s’agit plus de dynamiques de « populations » de macromolécules, mais de dynamiques de populations de microorganismes. La classe des modèles, qui constitue ma référence et qui recouvre alors mon champ de compétences, est bien adaptée à cette situation biologique. Me voilà donc reparti sur d’autres problèmes, mais je fais grâce des détails en ne citant que trois exemples. Le laboratoire d’écologie microbienne de notre université étudie les populations de microorganismes des sols. En effet, les sols ne sont pas qu’un substrat minéral sur lesquels poussent des plantes, ils contiennent toute une faune et une flore qui ne sont pas toutes indifférentes à ces plantes. Certains organismes sont pathogènes, ils sont nuisibles, d’autres sont neutres, et enfin quelques-uns sont utiles dans la mesure où ils facilitent leur croissance. C’est le cas notamment d’une bactérie joliment dénommée « Rhizobium japonicum ». Elle joue un rôle important car elle fixe l’azote atmosphérique et le transforme en composés azotés assimilables par certaines plantes, notamment par le soja sur les racines duquel elle se fixe. Ce Rhizobium est absent de nos sols européens, mais on peut envisager de l’y introduire pour faciliter des cultures de soja. Cependant, avant de se lancer dans une application en vraie grandeur, il importe d’étudier la dynamique des populations de ces bactéries et de vérifier notamment qu’elles peuvent s’installer dans les sols sans être invasives. Déjà convaincus de l’intérêt des modèles dans leur domaine, grâce à une thèse préparée et soutenue par Antoine Corman sur la nitrification en coopération avec ces collègues spécialistes de l’écologie des sols, nous nous embarquons, Antoine et moi, vers ce nouvel horizon. L’étude est menée en laboratoire et montre que, quelles que soient les quantités de bactéries introduites dans un sol, la population tend vers un effectif de même valeur. L’hypothèse de mes collègues 62

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biologistes était claire, rationnelle et assez conventionnelle : ces bactéries nouvelles entrent en compétition avec celles qui sont déjà présentes et le tout s’équilibre au bout d’un moment. Mais en ce qui me concerne, cette hypothèse ne me convient pas car les modèles de compétition, que j’ai dans mes tablettes, me disent que la tendance vers une valeur ressemblant à un équilibre est bien l’une des issues possibles de la compétition, mais que, dans ce cas, les valeurs de cet équilibre doivent être différentes selon les quantités initiales de bactéries introduites. Or, ce n’est pas le cas ici. De plus, il me semble déceler une espèce d’oscillation dans les données. Imaginez la situation, nous sommes dans une salle de réunion, les résultats sont projetés sur un écran, je regarde et le temps de me faire une opinion, je laisse dire, j’écoute : « mais bon sang, c’est bien sûr, c’est de la compétition ». Puis, je prends la parole en exposant mes arguments : « Hum, non, à mon avis nous avons sous les yeux des résultats d’une interaction entre une proie, notre Rhizobium, et un prédateur, que je ne connais pas ». Un moment d’étonnement tant on avait tendance à tout expliquer par la compétition, ce qui malheureusement est encore fréquemment le cas. Pour la petite histoire, j’avais depuis quelque temps désossé ces modèles, j’en connaissais les limites et proposais des améliorations plus en rapport avec la réalité de « terrain » que ce qu’en disait l’écologie théorique « classique ». En tout cas, ce que je vois alors sur l’écran correspond mieux à une interaction prédateurproie à laquelle je m’étais précédemment confronté. Je sais également qu’une certaine imprégnation « idéologique » a tendance à porter la compétition au pinacle. Heureusement, mon hypothèse commence à faire son chemin, d’autant plus qu’un collègue rappelle qu’un tel schéma est connu et que des amibes peuvent se nourrir de bactéries. Personnellement, j’ai aussi en mémoire les expériences de Georgyi Frantsevitch Gause, contemporain et concitoyen de Kostitzin, qui a confronté des paramécies et des bactéries, introduites dans un milieu de culture, à l’intérieur d’un flacon de laboratoire. Il avait créé un micro système prédateur-proie et observé ces fameuses oscillations. 63

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Pour vérifier les prévisions théoriques concernant les systèmes prédateurs-proies, l’expérience était plus facile à faire qu’en utilisant des guépards et des gazelles, dont j’ai dissertée par ailleurs1. La suite de l’histoire est simple, le doctorant, Christian Steinberg, qui travaille sur le sujet à l’époque, se prend au jeu. Il fait une enquête serrée et débusque la « serial-killer ». C’est bien une amibe, et comme preuve, plutôt que des aveux, il reconstitue la scène du crime en la mettant en présence de Rhizobium. Il en fait même la photographie et montre que ce rhizophage en profite pour se reproduire ! Bien entendu, un modèle précis de cette situation est construit et comparé aux données expérimentales et le résultat est probant. D’une certaine façon, notre amibe était un petit peu notre boson de Higgs. Elle entrait bien dans notre « modèle standard », mais nous ne l’avions pas vue. Sa détection a été quand même plus facile et immensément moins coûteuse. Le boson est une pièce maîtresse du modèle théorique de la dynamique de notre univers, dit « modèle standard ». Notre amibe n’entre que dans celle d’un lopin de terre. Néanmoins, les démarches sont très comparables ce qui montre l’unité de la démarche scientifique, la puissance de la démonstration et l’utilité du modèle. Gause est sans doute le principal pionnier de l’écologie expérimentale. Dans les années 1930, il étudie également la compétition et conforte ce qui est dès lors appelé le « principe d’exclusion compétitive », c’est-à-dire que deux populations de deux espèces différentes, en l’occurrence deux espèces de levures dans ses expériences, mises en compétition sur une même ressource conduit à la disparition de la moins compétitive. Cette issue est prévue à partir du modèle de compétition proposé encore une fois par Lino Volterra. Ce principe est parfois généralisé abusivement, mais rarement constaté dans la nature. Nous avons reproduit ce type d’expérience sur des champignons microscopiques, des Fusariums, et constaté que pour observer 1. Pavé A., 2011, La course de la gazelle, EDP Sciences. 64

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une exclusion compétitive, il faut bien des conditions idéales de laboratoire. Cela étant, ce principe est également à la base de discours plus idéologiques que scientifiques1. Mais me direz-vous : pourquoi des Fusariums, dont la très grande majorité des lecteurs n’a jamais entendu parler ? Tout simplement et encore une fois pour des finalités agronomiques. En bref, des espèces de ce genre sont pathogènes pour des plantes cultivées, d’autres non. Lutter contre les pathogènes est possible soit en utilisant des produits chimiques, soit en traitant les sols par des procédés physiques coûteux. Nous essayons alors de trouver une troisième voie, écologique, en espérant que le « principe d’exclusion compétitive » puisse s’appliquer. Cela n’est pas le cas, au moins en un temps limité par les contraintes agronomiques. En reformulant le modèle de compétition par l’introduction explicite des ressources que se partagent les deux espèces mises en compétition, nous montrons que l’issue de la confrontation est celle considérée comme la « moins probable » dans la littérature théorique : la coexistence des deux espèces de Fusariums, au moins à l’échelle du temps de l’expérience. Cette étude précède celle sur le Rhizobium, nous avons donc cette référence en mémoire et c’est pourquoi la compétition est d’abord envisagée pour les populations de ce Rhizobium avant de nous replier sur une position plus originale et plus conforme à la réalité : la prédation. Ces constatations m’amènent alors à revisiter les modèles classiques de l’écologie, en notant que la non prise en compte explicite, dans ces modèles, des ressources permettant la croissance, par exemple celle de populations de proies, dans un système prédateur-proie, ou pour les compétiteurs, dans un système de compétition, changent notablement les prévisions théoriques. Plus généralement, quand on 1. La synthèse de Garrett Hardin publiée en 1960 est très instructive à ce sujet. On y décèle une position idéologique, affirmée plus tard dans son « très » célèbre article sur la « Tragédie des Communs » qui affirme beaucoup et démontre peu. Hardin G., 1960, The Competitive Exclusion Principle, Science, 131, 1292-1297. Hardin G., 1968, The Tragedy of the Commons, Science, 162, 1243-1248. 65

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se rapproche de conditions naturelles éminemment variables avec une part importante d’aléatoire, plus on s’éloigne des prévisions théoriques du modèle simple de Volterra et des expériences de Gause. Cela ne veut pas dire que ces travaux ont été inutiles, que les modèles de référence n’ont aucun intérêt ; en fait, ils représentent des points de repères, des idéaux et, comme tels, jamais réalisés, mais qui dessinent quand même un ensemble de possibles. L’erreur est de vouloir en donner des interprétations hors des hypothèses qui ont présidé à leur élaboration. Nous aurons l’occasion d’en reparler. Par la suite, ma petite équipe s’implique dans d’autres secteurs qui ont affaire avec les microbes, en l’occurrence la médecine. C’est d’ailleurs par ce biais que deux collègues, médecin et pharmacien, Jean-Pierre Flandrois et Gérard Carret, reprennent dans leurs travaux des concepts de l’écologie. Par exemple, c’est en étudiant très précisément les courbes de croissance de populations bactériennes en présence de plusieurs doses d’antibiotiques, qu’une méthode de détection rapide des résistances est alors mise au point, permettant de traiter au plus tôt les victimes d’infections microbiennes avec les antibiotiques et les doses adaptés. Après le monde des microbes, je m’intéresse à celui des arbres et des forêts. L’ENGREF, École nationale du génie rural et des forêts, forme des ingénieurs venant de l’École polytechnique, plus simplement « l’X », et de l’Institut national d’agronomie, autrement dit « l’Agro » dans les domaines du génie rural, des eaux et des forêts. Début des années 1980, Jean-Pierre Troy, directeur scientifique de cette école me demande d’y faire quelques cours. Je m’exécute avec un certain plaisir. J’en tire un vrai bénéfice en attirant quelques doctorants ayant suivi cette formation. Le premier à venir est François Houllier, qui fait une excellente thèse, puis HDR (habilitation à diriger des recherches). Il est devenu, par la suite, directeur de laboratoire puis PDG de l’INRA. J’entre alors dans la forêt, non plus virtuelle de la science, mais bien réelle, celle des arbres, et cela par le biais de la modélisation. Je vais alors l’observer de l’intérieur et souvent du dessus, soit en la survolant, soit en utilisant des photos aériennes. 66

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Les forestiers, ainsi que les agronomes, les médecins et les écologues accordent une importance particulière à la croissance des individus, pour des raisons très différentes qui vont de la simple production animale ou végétale au suivi du développement des organismes, comme nous l’avons déjà vu pour celui de nos enfants. Une diversité d’équations rend compte de cette croissance. Ces équations peuvent être trouvées dans la littérature, nous en faisons alors une analyse précise en essayant de trouver quels sont les processus sous-jacents en les transformant. Nous montrons ainsi que deux facteurs clés sont implicites : les ressources nécessaires à l’augmentation de masse des organismes et des facteurs dits « de croissance ». Tout cela peut paraître banal : si nous ne nourrissons pas correctement nos petits, ils ne grandiront pas, si les facteurs de croissance sont insuffisants, le résultat sera le même. Il est néanmoins étonnant de constater que ces modèles de croissance n’ont pas été construits en intégrant explicitement ces variables. Il a fallu les « déconstruire » et les « reconstruire » en révélant ces facteurs et ainsi mieux comprendre pourquoi ils décrivent bien ces croissances et de là, analyser les parentés entre ces modèles non plus sur des bases mathématiques, mais sur des bases biologiques, et bien évidemment proposer des interprétations nouvelles, voire élaborer d’autres modèles. Ils peuvent également être utiles pour définir éventuellement des « actions correctives », par exemple en jouant sur les ressources, à savoir l’alimentation, ou sur les facteurs de croissance1.

1. C’est ainsi que nous avons pu expliquer pourquoi le modèle logistique représente bien une grande diversité de situations, notamment la croissance par consommation de ressources limitées (ou de limitations dans l’exploitation des ressources) et aussi pourquoi le modèle de Gompertz est bien adapté pour représenter la croissance d’organismes, dépendant d’un facteur de croissance. On peut alors imaginer un modèle mixte associant limitation de consommation de ressources et facteur de croissance. Pour faire ces analyses, nous avons largement utilisé des schémas fonctionnels associés aux modèles mathématiques, évoqués plus loin dans la section : « Questions de langages : à la recherche du sens ». 67

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Dans le prolongement de cet effort de mise en cohérence des modèles de croissance, d’autres catégories d’équations classiques utilisées en écologie sont alors étudiées, censées représenter des phénomènes de compétition, de prédation, etc. Au total, nous disposons maintenant d’un cadre méthodologique et théorique qui va bien plus loin que le choix d’un modèle dans un catalogue, ou d’en élaborer un pour une situation particulière. Nous possédons par là même un cadre de réflexion, un mode de pensée, facilitant l’analyse des situations complexes, comme nous allons le voir maintenant. On ne peut bien modéliser que si l’on a une bonne perception de ce que l’on modélise et de la façon dont on l’observe, dont on expérimente dessus, de la nature des données recueillies et comment elles sont obtenues. Je ne reste pas planté devant mon ordinateur, mais je vais très souvent sur le terrain, même des terrains « exotiques », en prenant bien soin de regarder et d’essayer d’interpréter ce que je vois, tout en écoutant mes collègues et en discutant avec eux, puis de compléter ensuite par la lecture d’articles et d’ouvrages. L’accumulation des images, des commentaires, des lectures, de diverses perceptions n’est pas suffisante, il faut structurer cet ensemble. Là encore, imaginer des modèles qui peuvent en rendre compte, permet de faire ce travail, même si l’on ne les écrit pas. Ainsi, la démarche me convainc que les forêts naturelles, notamment les grandes forêts intertropicales, sont faiblement structurées et que c’est plutôt le désordre qui les caractérise. De plus, ce dernier explique pourquoi leur biodiversité peut se maintenir spontanément sur le long terme. Puis, je me pose des questions sur ce qui est à l’origine de ce désordre bénéfique, et de proche en proche sur le rôle et l’origine du hasard chez les êtres vivants. C’est ce qui est évoqué au fil des chapitres suivants. Mais avant quelques autres histoires méritent d’être contées…

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LES SCIENCES DE L’ÉVOLUTION, D’UN « PASSE-TEMPS » À UNE MOTIVATION En octobre 1996, je pars une fois de plus en Guyane. Le vol est assez long, entre huit et neuf heures. Du temps donc pour lire, deviser, imaginer, visionner un film, voire faire une sieste. Je feuillette le dernier numéro de Nature et je tombe sur un article écrit par deux collègues géophysiciens : Vincent Courtillot et Yves Gaudemer, très honorablement connus dans le milieu scientifique. À partir d’une base de données établie par un scientifique américain répertoriant une grande quantité de fossiles, un chercheur anglais, Michael Benton1, reconstitue un historique de la biodiversité et propose que la biodiversité change, en moyenne, exponentiellement. Suite à cet article, Vincent Courtillot et Yves Gaudemer entrent dans le détail et proposent un modèle de la dynamique de la paléo-biodiversité que je connais bien : le modèle logistique2. En fait, comme l’allure est assez irrégulière, ils vont utiliser ce modèle pour en décrire des morceaux compris entre ce que l’on appelle des grandes extinctions. Ma première réaction est de me dire : « Chouette, un autre exemple d’utilisation du modèle logistique que je vais pouvoir présenter à mes étudiants ! ». Puis lisant avec un peu plus d’attention, je pense qu’il m’est peut-être possible d’apporter quelques compléments méthodologiques. La main dans l’engrenage, pour apporter une contribution, même mince, il faut que j’en sache plus et c’est le début d’une aventure non prévue qui va durer six ans et même un peu plus. J’ai alors une mince culture en sciences de l’évolution, il faut d’abord l’enrichir. Puis, comme certains aspects techniques méritent d’impliquer un complément de compétences, je sollicite la collaboration de collègues mieux armés que moi, en l’occurrence Jean-Christophe Hervé, 1. Benton M.J., 1995, Diversification and Extinction in the History of Life, Science, 268, 52-58. 2. Courtillot V., Gaudemer Y., 1996, Effects of mass extinctions on biodiversity, Nature, 381, 146-148. 69

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un des mes anciens doctorants, et Claudine Schmidt-Lainé, une collègue et amie, avec laquelle j’avais déjà travaillé. Entre-temps, j’informe Vincent Courtillot de mon intention d’utiliser ses résultats. La réponse étant très positive, nous y allons. Si bien qu’en 2002, nous publions un article dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences intitulé : « Mass extinctions, biodiversity explosions and ecological niches »1. Dans cet article, le modèle logistique est tout d’abord présenté selon un angle original, faisant apparaître explicitement le nombre de niches écologiques comme une variable. L’ensemble des niches pour la biodiversité globale est l’analogue des ressources pour une simple population. Une extinction peut alors être expliquée par la destruction de niches pour l’ensemble des espèces présentes à un moment donné. Celles qui ne peuvent pas s’adapter aux nouvelles conditions de milieu disparaissent progressivement (vu les échelles de temps et d’espace, les disparitions ponctuelles ne sont pas visibles). De nouvelles niches apparaissent, permettant à des nouvelles espèces émergées spontanément, de croître, de prospérer et d’évoluer. On a donc une succession de phases de croissance et de décroissance ; on note, bien évidemment à l’échelle de temps considéré et sur le type de données utilisées, que la vitesse de croissance de la biodiversité est du même ordre que la vitesse de décroissance lors de l’extinction précédente, sauf pour une longue période qui s’étale sur le Jurassique et le Crétacé. En y regardant de plus près, on est amené à supposer que ce sont probablement des petits accidents, des mini-extinctions qui ont ralenti la croissance globale de la biodiversité pendant cette période. En tout état de cause, depuis 540 millions d’années, c’est-à-dire le début de l’explosion cambrienne, la biodiversité a tendanciellement augmenté. On le comprend d’ailleurs en faisant une analogie avec les assurances. En l’occurrence, je me souviens d’un exposé qu’avait 1. Pavé A., Hervé J.-C., Schmidt-Lainé C., 2002, Mass extinctions, biodiversity explosions and ecological niches, C.R. Biologies, 325 : 7, 755-765. 70

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fait un collègue spécialiste des mathématiques actuarielles, Philippe Picard, nous montrant que collectivement, face au risque majeur, qui les conduirait à la faillite, l’ensemble des assurances est amené à s’enrichir constamment. Toutes proportions gardées, la vie, dans son ensemble sur la planète, s’enrichit continuellement en se diversifiant. C’est sans doute pour cette raison qu’elle s’est maintenue malgré de grandes catastrophes, son assurance c’est la biodiversité. Un dernier petit détail, je suis toujours étonné que les discours sur la biodiversité du passé n’intègrent pas la première grande radiation durable et détectée des métazoaires, celle d’Ediacara (–575 Ma) qui a été suivie par l’extinction la plus massive dont nous ayons des traces (-545 Ma), juste avant ce que l’on appelle à juste titre l’explosion cambrienne (-540 Ma). Quand on raconte cette histoire, nos publics de jeunes et de moins jeunes, nos étudiants sont très attentifs. Ils aiment l’histoire de nos sociétés, mais au moins aussi profondément, celle de la vie sur la Terre et encore plus loin dans le temps, celle de notre système solaire et de notre univers. Au bout du compte, l’effort fait pour mieux comprendre l’évolution de la biodiversité me conduit alors à me plonger dans la lecture de « l’origine des espèces », et à m’opposer scientifiquement aux idées créationnistes. Un autre effet collatéral a été d’approfondir ma réflexion sur la biodiversité et même d’inciter à une lecture critique des discours sur ce thème de recherche à succès que j’avais côtoyé sans réellement m’y impliquer. Mais n’allons pas trop vite j’en parle un peu plus loin. De fait, au moment où je me consacrais à l’écologie de haut niveau, celle des millions d’hectares du système amazonien, je faisais de même pour l’échelle de temps en examinant le passé lointain de la vie sur la planète qui se compte en millions d’années. Un progrès notable pour quelqu’un qui était parti de la molécule et des nanosecondes des interactions moléculaires. Cet effort permet de prendre du recul, c’est le moins que l’on puisse dire ! 71

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LES SCIENCES DE L’ENVIRONNEMENT : LES HUMAINS DANS LE MODÈLE, MODÉLISER DES COMPORTEMENTS En juin 1990, je rejoins la direction du Programme Environnement du CNRS comme directeur adjoint. Je fais alors connaissance d’Alain Ruellan, le directeur qui venait d’être nommé, et dès le premier contact, nous comprenons l’un et l’autre que nous allons bien nous entendre. Nous savons alors tous les deux, ainsi que les autres membres de l’équipe de direction, que l’on ne peut pas comprendre l’évolution de notre environnement actuel en considérant seulement les dynamiques naturelles, il faut aussi prendre en compte les interactions avec les sociétés humaines, leurs démographies, leurs économies, l’élaboration et l’application de politiques, la mise en œuvre de technologies sans oublier les dimensions culturelles. En effet, les humains par leur activité modifient directement ou indirectement cet environnement : aménagements, exploitation des ressources, émission de polluants et de déchets, introduction d’espèces exotiques. En amont, des décisions sont prises dont on n’évalue pas toujours bien les conséquences sur l’environnement. C’est le cas, par exemple, de la politique agricole commune, mise en place au niveau européen, dont les effets environnementaux sont bien plus importants que ceux du changement climatique. Il n’empêche que l’accumulation des gaz à effet de serre, due à l’activité des humains, conséquence des choix opérés et des technologies mises en œuvre, notamment pour la production d’énergie, commence à compter significativement en comparaison avec les phénomènes naturels1. Toutes proportions gardées, vous ne pouvez pas comprendre ce que sera votre jardin, si 1. Encore que les géologues et vulcanologues nous rappellent régulièrement que les phénomènes telluriques sont très importants aussi. Pour mémoire, l’éruption du Perboewatan sur l’île de Krakatoa, en 1883, à elle seule a libéré une énergie correspondant à 13 000 fois la puissance de la bombe d’Hiroshima, soit 195 mégatonnes de TNT, et une quantité de matière de l’ordre de 10 à 20 km3. Cela étant, on admet que le taux de CO2 émis par les volcans est très petit par rapport à celui d’origine anthropique. En revanche, d’autres gaz sont éjectés et les micros particules ne sont pas négligeables et peuvent avoir un effet détectable sur le climat au moins à 72

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vous ne prenez pas en compte les conditions climatiques locales, la fertilité du sol, ce que vous allez y semer, ou pas, et pourquoi1. L’équipe du Programme Environnement sait déjà que la modélisation et la réflexion conceptuelle et théorique est indispensable pour faire progresser les recherches sur l’environnement et leurs développements pratiques. Nous y prêtons une attention particulière et cette politique scientifique n’a cessé de se poursuivre depuis. Pour cela, nous sommes amenés à prendre en compte non seulement les dimensions physico-chimiques et bioécologiques, mais aussi des comportements, des motivations, des logiques humaines qui peuvent être très diverses. Or, le langage mathématique est souvent trop réducteur pour les modéliser. D’ailleurs, même lorsque l’on se borne aux aspects biologiques ou physico-chimiques, nous trouvons vite nos limites. Les modèles sont, tout au plus, des moyens d’explorer quelques possibilités à condition bien sûr de systématiquement confronter les résultats avec le réel. Quand l’ambition est normative, quand on veut prévoir et gouverner sur la base de ces modèles, le risque est grand de se tromper et de tromper les autres. C’est d’ailleurs ce que nous voyons régulièrement. Certains gourous dont les politiques s’entourent me font plus penser aux astrologues du Moyen-Âge qu’à des scientifiques… Pourquoi pas s’il s’agit d’une psychothérapie, mais il ne faut pas être dupe.

l’échelle régionale, comme ce qui s’est passé au moment de l’éruption du Laki, en Islande, entre juin 1783 et février 1784. Elle a causé de graves problèmes de santé en Europe en raison des gaz émis. De plus, l’hiver 1783-1784 a été particulièrement long et rigoureux en Europe de l’Ouest, comme nous l’ont transmis des témoignages de l’époque. Cette éruption est citée par Emmanuel Le Roy Ladurie dans Histoire humaine et comparée du climat. Disettes et révolutions, 1740-1860 (Fayard, 2006). Un article d’Emmanuel Garnier peut aussi être consulté : « Laki, une catastrophe européenne » (L’Histoire, 2009, 343, 72-77). 1. Pour définir notre politique en matière de recherche sur l’environnement, nous avons mené une réflexion collective dont on peut trouver une synthèse dans l’article : Jollivet M., Pavé A., 1993, L’Environnement un champ de recherche en formation, Natures, Sciences, Sociétés, 1 : 1, 6-20. De plus, le programme publie une lettre sous la responsabilité d’Alain Ruellan avec de nombreuses contributions sur cette question délicate. 73

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Plutôt que de disserter longuement, on peut signaler que les questions fondamentales ont déjà été posées dans des correspondances entre scientifiques de renom, par exemple il y a plus d’un siècle entre Henri Poincaré, le célèbre mathématicien, et Léon Walras1. Ce dernier est l’un des précurseurs de l’analyse sociologique des comportements économiques. Il va jusqu’à utiliser des approches mathématiques. Nous sommes là à la base de l’économie mathématique, très développée depuis. L’une des critiques de Poincaré concernait la quantification de grandeurs « humaines », par exemple la notion de satisfaction : puis-je dire que je suis deux ou trois fois plus satisfait quand je choisis un produit plutôt qu’un autre ? Et puis-je comparer mon « degré » de satisfaction avec celui d’une autre personne ? Plus encore : est-il possible de mesurer la distance qui nous sépare, nous deux et éventuellement avec un troisième ? Comme le signale Poincaré, on peut appliquer l’analyse mathématique, même avec les choix arbitraires correspondants, mais les conclusions sont limitées. Si nous restons dans le champ de la spéculation théorique, nous pouvons être d’accord, encore que l’arbitraire doive bien être pris en compte. Là où le « bât blesse », c’est quand on en fait une utilisation normative, notamment lorsque l’on s’appuie dessus pour définir des politiques ou pour justifier l’abandon de toute intervention pour laisser l’économie piloter notre vie. Je dois dire que l’utilisation abusive actuelle des mathématiques en économie m’effraie quelque peu. Je ne suis pas le seul et des exemples récents montrent que nous n’avons pas tort, au point même que l’on peut soupçonner une utilisation plus guidée par des motivations idéologiques, des intérêts particuliers peu avouables, que scientifiques ou même politiques.

1. On trouvera cette lettre sur le site : http://www.taieb.net/auteurs/Walras/ mech_gf.pdf La réponse de Walras à Poincaré est d’ailleurs curieuse. Il utilise des mathématiques et de façon plutôt élémentaire. Pourquoi s’est-il maladroitement placé sur le terrain d’un des plus grands mathématiciens de tous les temps ? Mystère, car il montre ainsi qu’il n’a pas bien compris les critiques de Poincaré. 74

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Dans les sciences de la nature, nous nous sommes posés le même type de problème et nous avons tenté d’y répondre au mieux avec une caractéristique essentielle : le lien étroit avec la réalité et une réflexion pointue sur les limites de nos modélisations. Bien entendu ces précautions sont toujours d’actualité1. Une fois cela dit, faut-il baisser les bras ? Non bien sûr, c’est entre autres pour cela que dès le début des années 1990 le Programme Environnement du CNRS a pris une initiative pour promouvoir la modélisation en matière environnementale prenant en compte à la fois les processus naturels et les dynamiques sociales et économiques. Très critiquée à l’époque, cette initiative a permis de faire de notables progrès, mais sans miracle. Il nous faudra beaucoup de temps. Un jour, début des années 2000, j’en discutais avec une collègue spécialiste de la modélisation du climat qui me rappelait qu’en ce qui concerne son domaine, il a fallu 30 ans pour commencer à avoir des résultats crédibles. Ne serait-ce que pour la biodiversité, je pense qu’il en faudra au moins autant et pour intégrer les dynamiques sociales, économiques et technologiques, du moins au niveau planétaire, encore bien plus, si l’on désire des modèles qui aient quelques qualités prédictives2. Il est néanmoins souhaitable de le faire. D’abord à échelle restreinte avec des modèles limités sur des problèmes bien identifiés, puis petit à petit augmenter les ambitions. À cette fin, tout en continuant à développer les approches mathématiques, de nouveaux outils de modélisation ont été inventés. Ils sont essentiellement informatiques, fondés sur les acquis de l’intelligence artificielle (IA).

1. On pourra consulter l’article suivant publié ultérieurement sous l’égide du Cemagref, intégrant aussi les réflexions sur l’ingénierie de l’environnement : Schmidt-Lainé C., Pavé A., 2002, Environnement : modélisation et modèles pour comprendre, agir et décider dans un contexte interdisciplinaire, Natures, Sciences, Sociétés : Sciences pour l’ingénierie de l’environnement 10 : s.1, 5-25. 2. Les qualités prédictives d’un modèle soulèvent bien des questions qui sont évoquées dans le chapitre suivant sur le hasard. 75

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La grande différence avec les mathématiques vient des possibilités limitées d’obtenir des résultats généraux, de démontrer des théorèmes énonçant les propriétés « définitives » du modèle. En revanche, on peut représenter des informations et des règles, qui ne sont pas aisément quantifiables. La simulation est alors nécessaire. Cela étant, pour des modèles mathématiques un peu compliqués, c’est la même chose. Par exemple, nos collègues du climat utilisent un modèle, connu depuis le XIXe siècle, les équations dites de Navier-Stokes, dont les propriétés mathématiques sont encore mal connues. Ce problème fait d’ailleurs partie des « problèmes du prix du millénaire »1. L’intitulé suffit à lui seul pour imaginer la difficulté et son montant aussi : un million de dollars par solution. On en compte sept, et déjà l’un d’eux a été résolu, mais rien ne peut nous permettre de prévoir quand les autres le seront et même s’ils le seront un jour. C’est cela la superbe incertitude des mathématiques, dont nous allons dire quelques mots un peu plus loin. Revenons à nos modèles informatiques. Progressivement, à la fin des années 1970 et dans les années 1980, des modes de programmations nouveaux sont apparus complétant ce que l’on appelle la programmation procédurale, la première mise au point et bien adaptée au calcul numérique. Dans les années 1980, les méthodes de programmation fonctionnelle, puis logique et centrée-objet ont été conçues2. Nous n’allons pas entrer dans le détail, mais elles ont permis d’aborder de 1. Cf. fr.wikipedia.org/wiki/Problèmes_du_prix_du_millénaire 2. Pour les amateurs d’informatique, notons que ces modes ont été rendus possibles grâce à la conception de langages de programmation spécifiques : Fortran pour la programmation procédurale, un « grand ancêtre » ainsi qu’Algol, Basic et Pascal, Lisp, pour la programmation fonctionnelle, Prolog pour la programmation logique, SmallTalk et C pour la programmation centrée-objet. Aujourd’hui, les marchands de logiciels ne fournissent guère de possibilités d’accéder à de tels langages, dommage, notamment sur le plan pédagogique. En effet, la culture informatique est limitée à ce que l’on appelle le « numérique », à l’utilisation des ordinateurs, via des interfaces sophistiquées, mais qui cachent le fonctionnement intime de ces ordinateurs et des réseaux, réservés aux spécialistes. Or, la pratique de la programmation permet non seulement de découvrir « comment ça marche », mais surtout elle est en soi une excellente formation au raisonnement logique et algorithmique. Plus qu’enseigner l’utilisation du « numérique », il faut donner une véritable culture de l’informatique. 76

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nouveaux problèmes. Pour faciliter le travail, des plateformes dédiées ont été créées, par exemple pour la modélisation dite « multi-agents ». Très succinctement, un agent est un petit morceau de programme informatique qui peut réagir aux sollicitations d’autres agents de façon « intelligente », d’autres petits programmes, et aux variations d’un environnement, formalisé sous forme d’un agent particulier partagé par les autres. Le premier cas traité par le petit groupe auquel j’ai participé, concernait des pêcheurs du delta-central du Niger. Il s’agissait de comprendre comment cette communauté humaine exploitait la ressource halieutique en fonction de la variabilité de cette ressource, du régime hydrologique du fleuve, du contexte économique et social1. Dans une même architecture informatique des processus numériques, des règles de décision et plus généralement des connaissances sont associées et peuvent être activées pour réaliser des simulations sur un monde virtuel représentant une version simplifiée de la situation réelle, analysée par des chercheurs de diverses disciplines. Alors, on peut d’abord formaliser la connaissance acquise sur le terrain. À ce stade, la modélisation est déjà un moyen de faciliter le dialogue entre ces chercheurs ainsi que la synthèse du travail. Ensuite, les simulations permettent d’étudier la durabilité du système « pêcheurs-ressources », sous diverses hypothèses. Par exemple : à quelles conditions les populations de poissons peuvent être exploitées sans qu’elles soient épuisées tout en assurant le meilleur revenu possible ? L’une des qualités de cette approche est d’être très évolutive, on peut modifier le modèle informatique, quasiment sur le terrain, pour prendre en compte des informations nouvelles. On voit là déjà une nouveauté : le modélisateur n’est pas isolé dans son bureau, au contraire il va au contact de la réalité. À titre personnel, je n’ai pas été techniquement impliqué dans la réalisation informatique, j’ai

1. Bousquet F., Cambier C., Mullon C., Morand P., Quensière J., Pavé A., 1993, Simulating the Interaction Between a Society and a Renewable Resource, Journal of Biological Systems, 1:2, 199-214. 77

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suivi le développement et apporté une assistance méthodologique. Néanmoins, je suis allé dans le delta central du Niger pour apprécier les conditions de travail des chercheurs, discuter avec eux, pour suivre de près ce travail. Toute cette dynamique enclenchée au sein du Programme Environnement a des conséquences, notamment la création d’un laboratoire au CIRAD, sous l’initiative de Jacques Weber à l’époque. Celui-ci s’appuie sur le comité thématique « Méthodes, Modèles et Théories » du Programme. Ensuite, ce laboratoire se développe sous l’impulsion d’une équipe mise en place par François Bousquet. Grâce à celle-ci et à ceux qui ont suivi et y ont été associés d’une façon ou d’une autre, le modèle est allé au plus près du pêcheur, de l’éleveur et de l’agriculteur, et cela dans des contextes divers, africains, latinoaméricains, et asiatiques. Le concept très novateur de « modélisation d’accompagnement » en est sorti. Pour les aspects informatiques, les bons partenariats ont été trouvés, notamment avec l’équipe de Jacques Ferber, à l’époque au laboratoire d’informatique de l’université de Paris 6. Cette équipe avait déjà bien avancé dans la modélisation des comportements, principalement sur des sociétés animales avec la thèse d’Alexis Drogoul1. Un des résultats étonnants de cette thèse est de mettre en évidence que la structure sociale de colonies de fourmis, apparemment sophistiquée, peut être expliquée par l’agencement de comportements élémentaires simples. Ce type d’approche relève de ce que l’on appelle l’intelligence artificielle distribuée où des agents munis individuellement de règles simples de fonctionnement peuvent exhiber des comportements collectifs compliqués. Ceux-ci peuvent conduire à la « résolution collective de problèmes », par exemple celui du transport d’un objet trop lourd ou encombrant pour un seul agent. On a vu, à ce propos, l’importance

1. Drogoul A., 1993, De la simulation multi-agents à la résolution collective de problèmes : une étude de l’émergence de structures d’organisation dans les systèmes multi-agents, Thèse de l’université Pierre et Marie Curie, Paris 6. 78

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des processus de coopération qui nous extrait de l’idéologie ambiante et pernicieuse de la compétition comme seul moteur d’évolution. Mais revenons à la « modélisation d’accompagnement ». Imaginez un agriculteur-éleveur en Afrique, dans une région sahélienne. Il souhaite bien légitimement que son travail lui permette de vivre avec sa famille. Parmi les contraintes, l’accès à l’eau vient en premier. Cependant, cette ressource indispensable est partagée avec d’autres agriculteurs-éleveurs de son voisinage, souvent du même village. Le comportement égoïste n’est pas une solution durable. Le recours à la grâce divine a démontré largement ses limites ! Au bout du compte, il apparaît, le plus souvent, qu’il est préférable d’envisager une solution collective. Mais alors quels sont les choix à faire ? Faut-il irriguer et comment ? Quelles cultures promouvoir ? Quelle part réserver à l’élevage et sur quels terrains ? Autant de questions auxquelles peuvent être apportées des solutions empiriques. On peut faire appel à un expert et il y en a de très compétents, mais n’étant pas omniscients, ces experts ne peuvent apporter des solutions que dans les limites de leurs savoirs. Ils ont aussi des difficultés à imaginer les conséquences des solutions envisagées et le plus souvent il n’y a pas unicité des solutions. Quelles stratégies choisir, individuellement et collectivement ? Hé bien, il y a les « French doctors » qui apportent les meilleures médecines, les agronomes ne sont pas en reste et maintenant les « French modelers » s’ajoutent à ce panel. Imaginer deux ou trois d’entre eux, munis de leurs ordinateurs portables, les logiciels, leurs savoirs et pas qu’informatiques. Ils s’installent dans le village et discutent avec les villageois de leur projet de développement, comment ils voient les choses. Petit à petit, un système multi-agents est élaboré, quelques jours suffisent, quelquefois quelques heures. Puis, avec les villageois, plusieurs solutions sont envisagées. Les simulations éclairent les choix, notamment en montrant les conséquences économiques, environnementales, voire sociales des choix opérés. L’élaboration du projet est alors accompagné par la modélisation, d’où l’expression « modélisation d’accompagnement ». On a pu noter l’extraordinaire capacité des 79

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villageois à entrer dans le jeu, à s’approprier, sinon la technologie ellemême, du moins son usage et à trouver ainsi des solutions originales. Bien sûr, on est loin des « grandes modélisations », mais celles-là, à petite échelle, n’ont-elles pas aussi leur efficacité et leur utilité ?

ET ALORS CE FAMEUX HASARD ? Durant ma vie scientifique, je suis constamment confronté au hasard. Longtemps, il m’apparaît comme un parasite brouillant le merveilleux ordonnancement de mes modèles. Même avec le plus grand soin, une expérience nous renvoie des données qui s’écartent plus ou moins de l’idéal du modèle et souvent plutôt plus que moins. Je ne suis pas le premier, et pas le seul. Pour faire avec, avec cette variabilité qui résulte de ce hasard et qui trouble notre compréhension du monde, ou du moins c’est ce que nous croyons, nous développons alors des trésors d’imagination, nous malaxons et pétrissons probabilités et statistiques, pour utiliser au mieux nos modèles. Comme tous mes collègues, je raffine les méthodes. Essayons de mieux expliquer. Comme nous l’avons vu, les modèles mathématiques sont des formules, des équations. Pratiquement, on sait leur associer, depuis… Descartes, des objets géométriques, des courbes dans un repère donné : le système de coordonnées cartésiennes. C’est la fameuse « représentation graphique », très commode et devenue habituelle car, nous les humains, nous avons, grâce à notre système visuel, de remarquables capacités de reconnaissance et d’analyse de ces formes. Concrètement, quand on parle de modèle, on sous-entend souvent formule et forme d’une courbe, ou d’une famille de courbes, c’est-à-dire de toutes les courbes associées à une formule, comme pour les courbes de croissance déjà évoquées. Maintenant, si je fais une expérience, par exemple en faisant varier une grandeur en fonction d’une autre, les résultats sont souvent traduits graphiquement : un ensemble de points dans un repère cartésien. En allant un peu plus loin, on peut tenter de faire passer une courbe entre ces 80

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points. D’abord approximativement, à la main, puis si nécessaire, en utilisant un modèle et c’est là où les choses se corsent. Prenons un exemple, si j’observe l’évolution d’une quantité au cours du temps, comme la masse corporelle d’un rat musqué pendant sa croissance1, en poursuivant notre réflexion sur ce processus, la modélisation consiste à trouver une formule dont le graphe associé a une forme qui ressemble à la courbe moyenne et qui « passe le mieux » entre les points expérimentaux. Cette forme est commune à tous les animaux observés de la population étudiée, mais diffère un peu d’un animal à l’autre. Or, la formule représente précisément une famille de courbes. La diversité des courbes empiriques observées y ressemble bien, et alors, on peut tenter d’analyser et d’expliquer cette diversité sur le plan biologique. Le modèle que nous avons retenu est celui de Gompertz, bien connu des spécialistes de la croissance des mammifères. Pour simplifier, imaginons que pendant un intervalle de temps, cette formule soit celle dont la courbe est une droite : y = ax + b, où y représente la masse corporelle et x le temps, ou plutôt l’âge de l’animal. Notons que a peut être interprété comme un taux de croissance, et b la masse corporelle à la naissance. Pour un animal particulier, le problème est de trouver les valeurs de a et de b pour que la droite passe au mieux entre les points, puis de comparer les valeurs obtenues pour des animaux différents. De plus, une valeur 1. Le rat musqué, ou Ondatra zibethicus, vit dans les étangs des Dombes, près de Lyon. Cette espèce, d’origine américaine, est réputée invasive et avoir un impact négatif sur les digues et berges de ces étangs. Avant de prendre des décisions sur les actions à entreprendre, il est souhaitable de bien connaître cet animal sur les plans biologique et écologique. En effet, notre histoire récente a montré que des interventions ou réglementations intempestives peuvent avoir des conséquences désastreuses (cas de la surprotection du Cormoran, de la pullulation des sangliers, par exemple). L’étude que nous avons conduite sur cet animal entrait dans cette logique. Disposant de données soigneusement recueillies sur plusieurs animaux de cette population des Dombes, nous avons également fait progresser les aspects méthodologiques concernant la précision des estimations des taux de croissance, notamment, et théorique grâce à la notion de cohérence fonctionnelle (cf. note p. 67). 81

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reste anecdotique, il faut lui associer une précision pour faire sérieusement des comparaisons. Si dans le cas de la droite et plus généralement des polynômes, les problèmes sont bien résolus, en revanche, quand on a des formules plus compliquées, trouver des valeurs pour les paramètres et leur associer des précisions sont des opérations beaucoup plus délicates. C’est notamment le cas pour la croissance de cet animal que nous avons donc modélisée avec le « modèle de Gompertz ». Puis, en mobilisant des concepts et des techniques de la statistique, du calcul des probabilités et de l’analyse numérique, nous pouvons estimer les paramètres du modèle ainsi que la précision de cette estimation. Alors, la comparaison entre les croissances de divers animaux devient possible. Enfin, nous pouvons montrer par diverses manipulations formelles que ce modèle est bien adapté à la croissance d’organismes régulée par un facteur de croissance, par exemple une hormone. Or, ce type de régulation est bien connu chez les mammifères, dont l’Ondatra, ou rat musqué, est un digne représentant. Aux cohérences géométrique (forme des courbes) et quantitative (bon ajustement de ces courbes à des données expérimentales), nous avons ainsi ajouté une cohérence fonctionnelle, déjà évoquée et dont nous discutons plus avant à la fin de ce chapitre. Le choix de ce modèle était alors encore plus justifié. Mais pourquoi ces digressions pour parler du hasard ? Patience, j’y arrive… Je viens déjà d’évoquer la statistique et le calcul des probabilités, des disciplines qui permettent de traiter ce que l’on a appelé la « variabilité » des données biologiques. Mais qu’est-ce qui fait qu’en répétant une expérience, on n’obtient pas exactement les mêmes valeurs ? Techniquement, on parle parfois de « bruit de fond » pour expliquer cette variabilité. Et puis, vient le moment de l’interrogation : la variabilité est toujours présente. Nous avons donc trouvé des techniques parfois sophistiquées, pour en tenir compte, mais sans nous interroger sur son origine, sauf à travers des discours peu précis, où à un moment donné, le hasard est évoqué et pensant que le problème est réglé. La 82

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reine des sciences de la vie parlant de la variabilité est sans conteste la génétique. L’étude de l’hérédité a conduit à s’interroger sur le fait que des parents engendrent des descendants qui leur ressemblent, mais pas exactement. Ils ne sont même pas une sorte de moyenne. De plus, il peut y avoir de grandes différences entre descendants de mêmes parents biologiques. Il est temps de raconter une histoire révélatrice. Lors d’une navigation sur l’Amazone, nous restons près du rivage, à quelques quatre cents kilomètres de l’embouchure ; en effet, se placer au milieu, à plusieurs kilomètres de la berge, tant ce fleuve est large, ne nous ferait rien voir d’intéressant. Le rivage est habité par une population très spécifique de l’Amazonie, les Cabocles. Ce sont des métis d’Européens, principalement de Portugais, et d’Amérindiens. Les Portugais ont souvent fait souche dans leurs colonies avec des conjoints de populations locales. Donc, sur le bateau, je regarde avec intérêt le bord du fleuve. Régulièrement, on voit des petites maisons en bois, des habitations familiales, entourées de quelques plantations. À un moment, je remarque une de ces petites pirogues, généralement utilisées par des enfants, sur laquelle trois garçons sont embarqués. Deux au teint hâlé, cheveux et yeux noirs, et un à la peau plus claire, cheveux blonds et yeux bleus. Je signale au passage deux choses, la première est que des Cabocles vivent avec le fleuve dès leur plus jeune âge, la deuxième est qu’il est habituel d’être cordialement salué. La navigation fluviale côtière n’est pas non plus très rapide, donc nous voyons très bien ceux, qui, comme ces garçons, nous font de grands bonjours. Bien sûr, je m’étonne de cette différence entre ce qui me semble être des frères d’une même fratrie. Sans entrer dans des hypothèses de relations illégitimes, on comprend cette légitime question. La réponse est simple : bien que le phénotype « blond, yeux bleus » soit récessif, son apparition récurrente est possible dans ces descendances. En gros, une suite de hasards dans les processus de disjonction et de recombinaison aléatoires des chromosomes fait ressurgir un phénotype ancestral. 83

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Dans le contexte actuel, voyons ce que les modèles peuvent nous apprendre du hasard et de ce qu’il engendre, du fait qu’un résultat aura une certaine incertitude, que des processus cellulaires, au moment de la reproduction, opèrent un certain mélange en partie aléatoire entre les chromosomes ou que le lancer d’une pièce de monnaie donne un résultat imprévisible ou encore que des dynamiques de populations présentent des comportements erratiques. Des modèles probabilistes nous éclairent en nous permettant de calculer la probabilité d’un résultat, par exemple d’avoir deux fois pile et une fois face lors de trois lancers successifs d’une pièce de monnaie, ou encore qu’un couple ayant trois enfants ait deux garçons et une fille : dans les deux cas c’est 3/8, si dans le deuxième on admet que la probabilité d’avoir un garçon est égale à celle d’avoir une fille, soit 1/2. En revanche, la probabilité qu’un troisième enfant soit une fille, sachant que les deux premiers sont des garçons, reste égale à 1/2 ! Cette « dure réalité » a du mal à être comprise. J’ai ainsi entendu dans mon enfance des dictons du type « après avoir eu cinq garçons, on est presque sûr que le 6e enfant sera une fille ». De plus, ça marche avec d’abord cinq filles et ensuite un garçon. Et de citer telle ou telle famille où cet événement s’est produit… évidemment par hasard ! Au passage, retenons qu’une des difficultés majeures du calcul des probabilités, mais aussi de la statistique, ne réside pas dans les techniques mathématiques, mais dans les raisonnements à mettre en œuvre, de l’énoncé correct des problèmes à l’analyse des résultats. Mais tout cela ne nous renseigne pas sur l’origine du hasard. Qu’estce qui le « fabrique » ? En fait, on peut soupçonner une grande variété de processus, par exemple la coïncidence de deux (ou plusieurs) chaînes causales indépendantes. C’est le paradigme du piéton et du pot de fleur : un piéton sort de chez lui, fait dix mètres sur le trottoir et reçoit un pot de fleur sur la tête. S’il n’y a pas malveillance et que le pot de fleur tombe à la suite d’un coup de vent, on peut s’amuser à imaginer des chaînes causales indépendantes qui produisent cet événement malheureux, de l’origine du coup de vent, d’un côté, au 84

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fait que ce piéton soit sorti juste au « bon moment » pour recevoir le pot sur la tête. La modélisation ne nous renseignera guère sur l’origine de cette malchance, ni même sur sa probabilité, sinon de dire qu’elle est faible depuis que l’on a inventé des bacs à fleurs plus stables que les pots isolés ! En revanche, un grand progrès a été fait quand on a découvert que des modèles dits déterministes, n’intégrant pas de terme probabiliste, peuvent engendrer des résultats à l’allure erratique et pratiquement imprédictibles. C’est le cas du « chaos déterministe ». Quand j’en ai entendu parler la première fois au début des années 1970, je n’y ai prêté qu’un intérêt limité et plutôt vu comme une curiosité mathématique, même si l’équation de Lorenz qui nous l’a fait découvrir était en fait un modèle météorologique simplifié. Puis progressivement, passant de la biologie moléculaire à la biologie des populations, puis à l’écologie, je me suis aperçu que certaines dynamiques de populations présentaient des régimes irréguliers de grande amplitude. Dès 1974, Robert May publiait un article présentant un modèle simple : le modèle logistique en temps discret, un classique de la dynamique des populations, qui peut exhiber des solutions erratiques de ce type, une forme de chaos déterministe1. D’autres ont suivi. Il y eu un certain engouement, mais vite limité tant il est difficile d’avoir des données expérimentales qui permettent de déceler la trace de chaos dans la variabilité observée, nécessairement composite. Néanmoins, quelques résultats clairs sont très bien établis, par exemple, celui obtenu par Costantino et son équipe, avec 1. May R.M., 1974, Biological populations with non-overlapping generations: stable points, stable cycles, and chaos, Science, 186, 645-647. Une version plus détaillée a été publiée peu de temps après : May R.M., 1975, Biological populations Obeying Difference Equations: Stable Points, Stable Cycles, and Chaos, Journal of Theoretical Biology, 51, 511-524. Cependant l’article le plus connu reste : May R.M., 1976, Simple mathematical model with very complicated dynamics, Nature, 261, 459-467. Finalement, signalons un article publié en français : May R.M., 1991, Le Chaos en Biologie, La Recherche (numéro spécial : La science du désordre), 232, 588-598. 85

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une expérience subtile couplée à une modélisation et montrant qu’en modifiant les valeurs de paramètres populationnels, on peut observer des propriétés prévues par le modèle, notamment ce que l’on appelle des bifurcations, à savoir un changement qualitatif et quantitatif des solutions, avec la possibilité d’un régime chaotique, prévu aussi par le modèle et observé par l’expérience sur une population d’insectes au laboratoire1. De leur côté, Allen et ses collaborateurs mettent en évidence les effets positifs d’une dynamique chaotique sur les risques d’extinction2. Plus encore, dans le domaine de la haute technologie, Shinbrot et son équipe montrent que l’on peut utiliser les propriétés d’un système chaotique pour améliorer, par exemple, le pilotage d’une sonde dans un champ gravitationnel complexe qui rend cette trajectoire chaotique3. Ils utilisent la propriété mise en évidence par Henri Poincaré, à savoir la sensibilité aux conditions initiales, et plus largement aux très faibles perturbations. De fait, un système en régime chaotique n’est pas prévisible, bien que déterministe4, sinon dans un petit intervalle de temps suivant une perturbation. Pour piloter un tel système, on peut, avec des actions de petites amplitudes, en consommant peu de carburant pour une sonde spatiale, le placer ou le maintenir à faible coût sur une trajectoire donnée, malgré la

1. Costantino R.F., Desharnais R.A., Cushing J.M., Dennis B., 1997, Chaotic Dynamics in an Insect Population. Science, 275, 389-391. 2. Allen J.C., Schaffer W.M., Rosks D., 1993, Chaos reduces species extinction by amplifying local population noise, Nature, 364, 229-232. 3. Shinbrot T., Grebogi C., Yorke. J.A., Ott E., 1993, Using small perturbations to control chaos, Nature, 363, 411-417. 4. Nous aurons plusieurs fois l’occasion d’y revenir, y compris un peu plus loin dans le corps de ce chapitre : il ne faut pas confondre déterministe et prédictibilité. Nous convenons dès à présent qu’un système déterministe est celui dont la description et la modélisation ne font pas intervenir de probabilité. Il peut néanmoins ne pas être prédictible, c’est-à-dire que l’on ne peut pas prédire son comportement avec précision (formellement, aussi précisément que l’on veut). Il est néanmoins parfois possible de le faire pour des valeurs ou des tendances « en moyenne ». Inversement, un système est dit probabiliste ou stochastique si nous avons besoin d’introduire explicitement des probabilités dans sa description et dans sa modélisation. 86

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composante chaotique de cette trajectoire. Donc, le chaos n’est pas forcément un handicap mais nécessite un suivi très précis. À ce propos, notons que nous avons spontanément une perception plutôt négative des dynamiques très variables et en plus sans périodicité apparente, celles que l’on peut qualifier d’erratiques, si tant est que nous avons une préférence pour l’ordre et la régularité. Cette préférence est amplifiée par la formation de ceux, qui comme moi, sont des ingénieurs. Le hasard, l’incertitude, l’imprévisibilité sont nos ennemis : un ingénieur conçoit des objets et des processus technologiques qui doivent se comporter selon nos désirs ; pour nous, ils doivent être maîtrisables et contrôlables. Bien que la vie réelle nous montre que même le plus soigneusement conçu peut présenter des dysfonctionnements, nous gardons et à juste titre cet objectif et, pour améliorer la fiabilité, nous mettons en place des dispositifs de contrôle et de régulation, souvent par le biais de boucles de rétroaction. Pour les êtres vivants, persiste aussi en nous cette vision des organismes comme de belles mécaniques. La variabilité biologique, non expliquée, est donc perçue comme une imperfection et l’expression de causes indépendantes, de « facteurs incontrôlés » par opposition aux facteurs contrôlés dans nos analyses statistiques. D’où viennent ces « imperfections » qui fabriquent cette plus ou moins grande variabilité, traduction d’un hasard omniprésent ? Pourrait-il résulter de processus internes aux êtres vivants ? Montrer donc que ce qui n’a pas de belles régularités, ce qui apparaît désordonné, peut présenter un intérêt et même être efficace, ouvre de nouvelles perspectives. Il faut néanmoins reconnaître que du temps est nécessaire pour assimiler cette nouvelle façon de voir les choses, ce qui explique que pour beaucoup ce n’est pas encore fait. Toujours est-il que certains d’entre nous partent à la chasse au hasard. Nous en dirons plus dans le chapitre suivant dévolu à cette question. Ici, nous nous limitons à souligner que là encore les modèles peuvent continuer à servir de support de réflexion : ceux que nous utilisons pour représenter des processus biochimiques, biologiques et écologiques, 87

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à savoir des équations différentielles ou récurrentes, quand elles sont non linéaires et de dimension suffisante, selon leur forme et certaines conditions peuvent engendrer du chaos. Reste à faire le lien entre ce chaos et la perception que nous avons des effets du hasard, et pourquoi pas à trouver d’autres façons de produire du hasard. Pour me convaincre, plus que pour convaincre, j’ai fait quelques expériences numériques à partir de modèles engendrant du chaos, mais le cas qui me semble le plus convaincant vient de la mécanique. Très curieusement, quand nous enseignons le calcul des probabilités, nous prenons des exemples tirés de ce que l’on appelle les « jeux de hasard », notamment du pile ou face ou du jeu de dé. Il est d’ailleurs amusant de rappeler que hasard vient du mot arabe : az-zahr (dé). Or, en réfléchissant un peu, le « un peu » étant une litote, car les uns et les autres, moi le premier, nous ne nous étions jamais vraiment posé la question, on constate que le dispositif est mécanique et peut donc être modélisé à partir des lois connues de la mécanique traditionnelle. On obtient alors des modèles qui sont pour nous déterministes, dans la mesure où aucun terme probabiliste n’y est inclus. Depuis quelques années, lors de mes conférences, je pose la question à l’auditoire : d’après vous quand a été modélisé pour la première fois le pile ou face ? Invariablement, on me donne des périodes relativement anciennes, mais avec une préférence pour le XIXe siècle. Hé bien non : le premier article dévolu à ce problème a été publié en… 2008. Sous la forme d’un renversement logique, en effet il s’intitule : « la dynamique du pile ou face est prédictible »1 et par là-même il répond aussi à la question : « à quelles conditions ne l’est-il pas et pourquoi ? » En fait, comme pour le chaos, le résultat du pile ou face est très sensible aux conditions initiales, mais aussi à la façon dont l’expérience est menée. L’équipe a conduit de pair la modélisation et l’expérimentation en construisant une machine à lancer des 1. Strzałko J., Grabski J., Stefan´ski A., Perlikowski P., Kapitaniak T., 2008, Dynamics of coin tossing is predictable. Physics reports, 469, 59-92. 88

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pièces. Les conclusions sont assez simples : pour que le résultat soit peu ou pratiquement pas prédictible, il suffit que la pièce tourne plusieurs fois en l’air et qu’elle rebondisse plusieurs fois aussi sur une surface dure. Inversement et comme on peut en avoir l’intuition, avec un seul tour en l’air et sans rebond, le résultat est prévisible. Pour étudier les solutions d’un tel modèle, on utilise un espace abstrait, l’espace des phases du « système dynamique ». L’arrêt de la pièce correspond à un point fixe, ou point d’équilibre, stable dans cet espace : la pièce est alors arrêtée. Sans entrer dans les détails, la séparation entre les points d’équilibre et donc entre le pile ou le face est de plus en plus faible quand on multiplie les rotations en l’air et les rebonds, si l’incertitude sur les conditions initiales ne permet pas de séparer suffisamment les trajectoires menant vers ces points d’équilibre, le résultat est pratiquement imprédictible. Enfin, un autre cas est également intéressant à signaler, celui des phénomènes intermittents qui sont aussi peu ou pas prédictibles. Rappelons que des phénomènes intermittents sont observés en biologie (exemple des signaux le long des axones des neurones) ou en écologie (exemple des effectifs de populations maritimes de poissons). Ils se caractérisent par des pics apparaissant de façon apparemment aléatoire dans le temps, séparés par des intervalles de longueurs eux-aussi aléatoires. Sans entrer dans les détails, retenons que ces trois formes de « hasard engendré » (chaos, « pile ou face », intermittence) ont des origines différentes, les propriétés des modèles qui l’engendrent sont différentes, mais avec un point commun à savoir une géométrie sousjacente un peu complexe. Pour faire comprendre ce point particulier, reprenons un exemple tiré du cinéma. Dans « Jurassic Park » que j’ai déjà évoqué1, le parc, conçu avec les meilleures technologies, est un 1. Ce film a été réalisé par Steven Spielberg à partir du roman éponyme de Michael Crichton. Je l’ai donc revu récemment et noté que, dans bien des endroits, les messages scientifiques sont correctement énoncés ou même ceux, plus généraux, comme « la vie trouve toujours son chemin », auquel personnellement je souscris. 89

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système très sophistiqué que l’on peut même qualifier de complexe. Cependant, il dérive brusquement. Avant les incidents majeurs, le personnage Ian Malcolm, spécialiste de la théorie du chaos, prévient les participants à la « visite test » des risques d’insécurité liés à la complexité du système que constitue ce parc (cf. plus loin, l’encadré 5). Ainsi, dans le véhicule qui les emmène à l’intérieur du parc, profitant d’un arrêt, il se livre à une petite expérience : il demande à Ellie Sattler, la paléobotaniste de l’expédition, de fermer le poing. Trempant un doigt dans un gobelet d’eau, il lui dit qu’il va faire tomber une goutte sur l’articulation du majeur du poing fermé et lui demande de prévoir de quel côté va couler l’eau. La géométrie du poing est suffisamment complexe pour qu’il ne soit pas possible de faire cette prévision. Inversement, s’il avait demandé de plier un peu la main, la paume vers le haut pour ménager une « cuvette », l’eau tombée sur la face interne de la paume coulerait au creux de la main. Deux géométries, deux comportements très différents. Pour le parc, la géométrie sous-jacente est tellement complexe que l’on peut s’attendre à tout. On connaît la suite, le « T. rex » et les velociraptors s’en donneront à cœur joie ! Ce film présente de façon plaisante ce qu’il peut se passer si un système comportant une part de nature, une autre de technologie, conçu et géré par des humains, n’est pas suffisamment régulé, en admettant qu’il soit possible de le faire. La seule prévision possible est que l’imprévu est presque sûrement prévisible ! Maintenant, essayons d’en tirer quelques enseignements, si tant est que ce soit déjà possible, car les idées et les concepts ne sont pas encore assez bien formalisés. En examinant les modèles déterministes, c’est-à-dire ne présentant pas de terme probabiliste (j’insiste !), qui engendrent du chaos, plus généralement des solutions erratiques, dont les issues sont pratiquement imprévisibles, ils partagent la propriété commune d’avoir une géométrie sous-jacente complexe. Au fait, qu’entendons-nous par là ? Comment dire sans trahir ? Nos modèles expriment l’évolution, au cours du temps, de quantités différentes et qui interagissent entre elles, par exemple l’évolution 90

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démographique simultanée d’une population de prédateurs et d’une population de proies. Pour étudier les propriétés de ces modèles, les mathématiciens ont mis au point des techniques spécifiques. Nous avons déjà cité l’un des principaux auteurs, Henri Poincaré. Parmi ces techniques, des approches géométriques sont très efficaces. Nous raisonnons alors dans des espaces virtuels, notamment ce qui est appelé l’espace des phases. La notion d’espace vient de la géographie, nous en avons une perception immédiate en regardant autour de nous, en contemplant un paysage. Pour le représenter et pour nous repérer dans cet espace, la carte géographique est un moyen commode. Par raison de commodité, elle est en fait une projection sur un plan et à échelle réduite, si bien qu’elle peut être dessinée sur une feuille de papier ou sur un écran d’ordinateur. Nous pouvons figurer un déplacement dans le paysage par un trait continu sur la carte. Nous savons aussi qu’il est possible de nous repérer sur un plan en utilisant deux coordonnées, l’une « horizontale » ou la largeur et l’autre « verticale » ou la hauteur, la longitude et la latitude en reprenant les mots de la géographie et les coordonnées utilisées par les GPS. Elles peuvent représenter deux variables dans un espace des phases, par exemple le nombre de prédateurs et le nombre de proies à un moment donné. Si l’on trace maintenant l’évolution au cours du temps, nous définissons une ligne, un « itinéraire », caractérisant les variations simultanées de ces deux quantités que l’on appelle aussi une trajectoire. Notons dès à présent que ces quantités peuvent être obtenues à partir d’un modèle de la relation entre des prédateurs et leurs proies, mais elles peuvent venir aussi d’observation sur le terrain. Dans le cas du modèle, des méthodes analytiques et numériques nous permettent d’avoir une idée de la « carte » correspondant à celui-ci et donc du paysage virtuel qu’elle représente : des sommets, des bassins, des vallées, etc. Au total, on obtient un « portrait » de phase qui résume les propriétés du modèle. On a remarqué que ces propriétés sont d’autant plus compliquées et que les résultats d’une simulation sont d’autant plus difficiles à 91

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prévoir que la géométrie de cet espace est complexe (beaucoup de sommets, creux, lignes, crêtes, vallées intriquées de façon elles aussi complexe). Si l’espace des phases a un grand nombre de dimensions, c’est-à-dire un nombre de variables impliquées important, cela amplifie la complexité géométrique de cet espace et donc la possibilité d’avoir des solutions erratiques, imprédictibles. Plus nous avançons, plus nous voyons que dans de nombreux cas, nous sommes en face de telles possibilités pour nos modèles dits déterministes, le dénominateur commun entre ces modèles est la présence de non linéarités. De plus, des algorithmes, eux aussi déterministes, peuvent engendrer des suites de nombres « pseudo-aléatoires ». Celle des décimales de π a les propriétés d’une suite aléatoire, des automates cellulaires déterministes engendrent des résultats imprédictibles, par exemple. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que des processus naturels, même dépendant de lois déterministes, comme celles de la mécanique traditionnelle, aient des composantes de type « aléatoire » et même en aient toutes les caractéristiques dans l’ensemble de leur fonctionnement. Arrivé à ce point de la réflexion, deux événements marquants méritent d’être signalés. L’extraordinaire apport de Henri Poincaré aux mathématiques a déjà été évoqué, notamment pour ce qui concerne l’étude des modèles qui me sont chers. Au cours de la rédaction d’un chapitre sur le hasard pour un ouvrage collectif, nous avons été confrontés de nouveau à l’explication « mécaniste » du hasard. Reprenant alors l’introduction à son ouvrage « Calcul des probabilités », publié en 1912, nous remarquons que l’auteur s’interroge déjà sur l’origine du hasard et évoque le lien entre probabilités et théorie des systèmes dynamiques. Les équations sur lesquelles il travaille sont issues de problèmes physiques, il s’interroge alors sur les propriétés prédictives de ces modèles « déterministes » et fait dès lors la distinction implicite entre déterminisme et prédictibilité : un phénomène et son modèle déterministe ne sont 92

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pas obligatoirement prédictibles. C’est-à-dire que la valeur donnée par le modèle à partir des données initiales, issues de l’expérience, peut ne pas correspondre à ce qui est observé sur l’évolution future du phénomène modélisé. Cela bouscule les idées reçues dans nos enseignements classiques où l’on n’étudie pas ce type de situation. Par exemple, les oscillations d’un pendule sont très précisément prédictibles. C’est ce qui a permis de construire des… pendules donnant une mesure du temps. Si les travaux de Poincaré ont révolutionné les mathématiques, la dimension « pratique » a été quelque peu oubliée ensuite par une partie des mathématiciens et redécouverte par des physiciens, avec le chaos déterministe et l’effet papillon (traduction imagée de la sensibilité aux conditions initiales). Cependant, certains mathématiciens sont restés proches de l’idée de Poincaré et l’ont développée, c’est le cas de Yakov Sinai, mathématicien, élève de Kolmogorov, qui a reçut le prix Abel 2014 et d’Artur Avila médaillé Fields 2014 ; ces deux prix récompensent des travaux mathématiques éminents1. Je trouve tout cela amusant. Certains pourraient dire que du temps a été perdu, que l’on aurait pu aller plus vite, qu’ils sont fous ces scientifiques, comme les gaulois du célèbre village d’Astérix, et que dire des scientifiques de ce village ? C’est oublier que la science ne chemine pas linéairement et qu’il ne faut surtout pas qu’elle le fasse, comme essayent de l’imposer certains politiques et gestionnaires ! Nous avons redécouvert ce que Poincaré avait si bien énoncé, mais sans le vouloir. Néanmoins, la diffusion de ces idées peut être empêchée pour des raisons plus ou moins idéologiques ou de simples conformismes : il n’est pas facile d’admettre que déterminisme n’implique pas prédictibilité, que le hasard existe et qu’il peut présenter bien des avantages.

1. http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/actu-yakov-sinai-prix-abel-201432793.php http://www.larecherche.fr/actualite/mathematiques/russo-americain-yakov-sinairecoit-prix-abel-28-03-2014-173617 93

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En résumé, les origines de ce que l’on désigne sous le terme générique de « hasard » sont plurielles et sont liées à une autre notion, celle de complexité : un système complexe est constitué d’éléments en interactions, si celles-ci sont non linéaires, il peut exhiber des fonctionnements erratiques. Nous en traitons efficacement avec le calcul des probabilités et la statistique, mais comme l’aspirine, peutêtre le médicament le plus efficace que nous ayons trouvé, il s’agit de traiter des symptômes et non pas de la cause. Il importe maintenant d’étudier les mécanismes produisant des comportements ou des trajectoires erratiques, de l’imprédictibilité… ou de l’incertitude. En effet, ce n’est pas parce que l’on a trouvé des modèles qui ont ces propriétés que l’existence dans la réalité est prouvée. C’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant, ainsi que les conséquences de leur présence, notamment en termes évolutifs.

COMPLEXITÉ ET INCERTITUDE Tout d’abord, est ressenti comme complexe ce qui est de prime abord difficile à comprendre, l’être humain en est un exemple ; il constitue un système complexe, sur beaucoup de plans, physiologiques et psychologiques. N’en restons pas là, on peut se risquer à proposer une première définition : un système complexe est constitué de nombreux éléments en interactions, ou exhibant une dynamique compliquée, par exemple d’apparence erratique, ou les deux. Une propriété importante les caractérise : on ne peut pas déduire simplement le comportement de l’ensemble à partir des propriétés de chacune de ses composantes. On introduit alors une autre notion, celle d’émergence de propriétés en principe irréductibles à des combinaisons des propriétés élémentaires de ses composantes. Ces idées sont particulièrement utiles dans les sciences de la vie. Par exemple, le fonctionnement d’une population n’est pas réductible à la somme des comportements individuels ni à leur moyenne (en termes savants, 94

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on pourrait dire que le comportement d’une population n’est pas ergodique). Cependant, quand on associe ces comportements avec des règles simples, définissant par exemple les interactions entre individus, on peut voir apparaître des comportements collectifs et des structures qualifiées de « sociales ». Nous avons déjà évoqué cette situation à propos de populations de fourmis, c’est d’ailleurs pour ces raisons que l’on parle alors et plus volontiers de sociétés que de populations. Cependant, dans les cas les plus nombreux, on ne sait pas « faire émerger les émergences » à partir de modèles, il faut alors les considérer comme telles. En analyse des systèmes, cela veut dire que les éléments de ce système sont considérés comme insécables. On en décrit les propriétés de façon globale. Pour ces éléments, des « sous-systèmes », il s’agit alors d’une approche qui est parfois qualifiée d’holistique. Dans le même ordre d’idée, nous avons mesuré l’efficacité mais aussi la limite de l’approche réductionniste. Rappelons que cette approche consiste à décomposer un système en éléments les plus simples imaginables, au bout du compte en descendant au niveau des atomes ou des particules. Nous ne savons tout simplement pas le faire et même si nous le pouvions cela n’aurait sans doute pas d’intérêt, si bien qu’un principe de la démarche scientifique est de se limiter aux niveaux d’organisation pertinents en fonction du problème posé. Il peut néanmoins être nécessaire d’associer ces niveaux pour le résoudre. Ainsi, le célèbre médecin Claude Bernard, dans ses recherches physiologiques effectuées au XIXe siècle, tente de définir le rôle des organes. Il considère l’organisme, en l’occurrence l’homme ou ses modèles animaux, comme un « système » dont les éléments sont des organes. C’est ainsi qu’il démontre, entre autres, la fonction glycogénique du foie permettant d’expliquer le maintien de la concentration sanguine en glucose à une valeur constante et au moins un certain temps même en situation de jeûne. Cela étant, on peut aller plus loin en décrivant le métabolisme du glucose, descendre au niveau moléculaire et constater qu’une hormone peptidique, donc 95

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une macromolécule, l’insuline, assure le contrôle du stockage du glucose et donc du taux de glucose dans le sang. Un système complexe est le plus souvent décrit et même descriptible de façon partielle. Il y a alors un premier niveau d’incertitude lié à l’incomplétude de la description : on est obligé de s’arrêter à un niveau d’organisation donné. Le modèle de ce système n’en donne donc qu’une vue elle aussi partielle, mais qui doit représenter les traits principaux de sa structure et de son fonctionnement. Les variations autour de ces traits principaux, principalement le fonctionnement, constituent ce que l’on appelle le « bruit de fond ». Le plus important est d’arriver d’une part à une description pertinente en fonction des objectifs de la modélisation et de savoir traiter correctement de la variabilité. Une source de cette dernière est liée au fonctionnement plus ou moins erratique du système, correspondant à des non linéarités, celles des relations entre ses composantes, celles de leurs dynamiques internes et celles des réactions aux stimuli provenant de l’environnement de ce système. Tout cela crée une incertitude sur l’état d’un système à un moment donné, sur sa dynamique globale et donc sur la possibilité de prévoir les états futurs. Cela étant, des régulations spontanées ou imposées peuvent limiter la variabilité et donc l’incertitude afin que le système continue à fonctionner, et pour les systèmes vivants tout simplement à vivre. C’est-à-dire de le maintenir dans un « domaine de viabilité »1. Deux communautés scientifiques ont plus particulièrement étudié ces problèmes : les automaticiens, spécialistes du contrôle des procédés technologiques, et les biométriciens modélisant les systèmes vivants, ayant une grande expérience dans l’analyse de la variabilité.

1. On pourra trouver un exposé très accessible de la théorie de la viabilité dans l’article suivant : Aubin J.-P., 2010, Une approche viabiliste du couplage des systèmes climatique et économique, Natures, Sciences, Sociétés, 18 : 3, 277-286. 96

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La notion de système complexe et plus généralement de complexité est l’objet d’une grande attention de la part de la communauté scientifique. On peut retenir, par exemple les travaux de Stuart Kaufmann et de Grégory Chaïtin. Des laboratoires et des instituts se consacrent à des recherches sur ces systèmes. L’un des premiers a été celui de Santa Fé. Plusieurs ont été créés en France ces dernières années. Des ouvrages sont disponibles sur la question, par exemple celui de Hervé Zwirn1. Les modèles sont très utiles pour représenter des systèmes complexes, au moins certains de leurs aspects, en soulignant que la nécessité de simplifier permet d’en dégager les propriétés et traits principaux. Pour terminer, je me suis posé les questions suivantes, auxquelles je n’ai pas (encore) de réponse : la variabilité intrinsèque et l’incertitude résultante ne seraient-elles pas des propriétés émergentes, caractéristiques des systèmes complexes ?

LA SUPERBE INCERTITUDE DES MATHÉMATIQUES Les sciences mathématiques sont souvent vues à juste titre comme des exemples de rigueur intellectuelle et de rationalité. On peut aussi imaginer que ses objets, des formules ou des figures géométriques, ont des propriétés que l’on peut sûrement établir, y compris ceux qui traitent du hasard. Dans ce monde vu comme parfait, on pourrait imaginer que tous les énoncés vrais, comme 2 + 2 = 4, sont démontrables et que tous les comportements des objets mathématiques sont prévisibles. C’est l’idée que l’on pouvait se faire au début du XXe siècle. Ainsi, David Hilbert, un grand mathématicien allemand, pensait que la véracité ou la fausseté d’un énoncé quelconque, écrit correctement, serait démontrable, il suffisait de mettre au point une méthode générale 1. Zwirn H.P., 2006, Les systèmes complexes, Odile Jacob. 97

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de démonstration, « une machine à faire des saucisses »1 selon une expression rapportée et attribuée à Henri Poincaré, machine à laquelle il ne croyait pas… Sur ce, Hilbert a établi une liste de 23 problèmes à résoudre pour le XXe siècle. Cette liste a été présentée lors du deuxième congrès mondial de mathématiques réuni à Paris en 1900. Onze ont été résolus complètement, cinq ne le sont pas du tout, un est très vraisemblablement « indécidable » (le premier !), et cinq autres sont partiellement résolus. Enfin, un énoncé est considéré comme trop vague pour se prêter à une démonstration (le quatrième). La construction de l’édifice et de la machine mathématique a mobilisé les plus grands mathématiciens. Ainsi, Bertrand Russell et Alfred North Whitehead se sont-ils attelés à l’écriture des « Principia Mathematica » en mettant au point le formalisme logique nécessaire à l’écriture de ces principes2 . Nous étions dans une vision très idéale des mathématiques, le grand œuvre de la raison humaine et qui ne devrait d’exister qu’à cette raison tant est qu’il s’agit d’une construction formelle élaborée au sein de notre cerveau collectif. Même si elle a été longtemps inspirée par le monde physique, cette construction serait alors sans lien avec le monde réel. Les mathématiques deviennent autonomes. On voit poindre un magnifique édifice, parfait, sans incertitude, sans recoin, ni dédale, sans une seule dalle bancale, avec des chemins bien définis pour aller d’un endroit à n’importe quel autre. Le monde parfait des idées. Première anicroche, Henri Poincaré, lui-même, pointe donc une « imperfection » en étudiant le problème « à trois corps », à savoir des trajectoires simultanées de trois objets tels que le Soleil, la Terre et la Lune. Il constate la sensibilité aux conditions initiales. Il pressent alors l’existence du « chaos déterministe », ce que nous avons déjà 1. Doxiadis A., Papadimitriou C., Papadatos A., di Donna A., 2010, Logicomix. Vuibert. La lecture de cette bande dessinée est conseillée sans retenue ! 2. North Whitehead A., Russell B., 1963, Principia Mathematica Volume I, Cambridge University Press (réédition disponible en pdf : https://archive.org/details/ PrincipiaMathematicaVolumeI). 98

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évoqué. Expliquons plus en détail. L’analyse mathématique telle qu’elle avait été élaborée et comprise, jusqu’à Poincaré, suggère que deux courbes correspondant à des valeurs voisines de cette grandeur restent proches et parfois se rejoignent, par exemple en tendant vers une même valeur asymptotique. Pour certaines équations, parfaitement déterministes, elles peuvent s’écarter l’une de l’autre, la distance entre les deux pouvant varier de façon erratique. De plus, les courbes ont des allures qui ne ressemblent plus aux formes régulières classiques. Pour qu’un tel comportement puisse être observé, il faut que l’équation soit non linéaire. C’est une condition nécessaire mais pas suffisante : des équations non linéaires peuvent exhiber des allures régulières. Il s’agit d’un premier écart avec les connaissances du temps, bien analysé et balisé qui ouvre la porte à ce « hasard » que l’on pourrait qualifier de « computationnel » puis à une incertitude intrinsèque à l’objet mathématique dès que l’on calcule les valeurs prises par ce type d’équation. Nous connaissons la suite. Cela étant, lorsque j’étais étudiant, dans les années 1960, nous n’avons pas entendu parler de ces curiosités, il est vrai que la mise en évidence pratique du chaos déterministe était sans doute trop récente pour donner lieu à une citation particulière dans nos cours de mathématiques. Nous devions aussi acquérir des bases classiques solides, indispensables avant de se plonger dans l’exotisme des nouveautés mathématiques. Revenons en 1931, patatras ! Kurt Gödel1, publie son célèbre théorème d’incomplétude. En simplifiant un peu, ce théorème dit qu’un système formel, tel l’arithmétique, présentant un niveau minimal de complexité, ne peut à la fois être cohérent et complet. Si l’on admet qu’il est cohérent car nous l’élaborons pour qu’il le soit, la conséquence est qu’il existe des énoncés vrais dans ce système qui 1. Kurt Gödel est né à Brno. Cette petite ville de l’Est de la République tchèque est aussi celle qui a abrité Gregor Mendel, l’inventeur de la génétique. Deux célébrités pour cette ville proche de Slavkov, dont l’ancien nom était Austerlitz ! Cela fait au moins trois raisons pour la visiter. À cela s’ajoutent les chocolats chauds et les bières de qualité. 99

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ne peuvent pas être démontrés. Peu de temps après, de façon indépendante, Church et Turing montrent que l’on ne peut pas prouver non plus la possibilité même de démontrer l’existence a priori d’une démonstration. C’est le concept d’indécidabilité, lié à celui de calculabilité ou non d’une expression. Pour avancer dans leurs travaux, Church et Turing, vont imaginer des algorithmes. C’est ainsi qu’est née la célèbre machine de Turing dans les années 1930, concept purement formel, imaginée pour les besoins d’une démonstration et qui fut à l’origine de l’informatique. Belle leçon pour tous ceux qui ne voient la recherche qu’à l’aune d’une utilisation immédiate rentable. Et ce n’est pas le seul exemple. L’activité de recherche est fondamentalement « non linéaire ». Elle est incertaine et c’est cette incertitude qui la rend potentiellement riche de découvertes et d’innovations majeures. Vouloir la « linéariser » complètement, comme c’est le cas aujourd’hui, est une erreur majeure. Heureusement que les chercheurs ne sont pas « linéaires » dans leur grande majorité. Ils ne sont même pas linéarisables, sans doute comme la majorité des humains, ce qui rend très imprévisible leurs comportements et leurs découvertes. Mais revenons aux mathématiques, ces nouvelles propriétés les rendent évolutives, non fermées et donc pouvant fournir à l’envie des outils précieux pour représenter le monde réel, pour construire des modèles de ce monde. Et cela sans que l’on puisse le prévoir dans le détail. Des mondes souvent imprévus à découvrir, des moyens nouveaux, pour la modélisation de notre monde bien réel, pour mieux le comprendre. N’est-ce pas épatant ? Je me pose alors des questions sur les fondements des mathématiques. L’histoire commence simplement. Nous sommes au début des années 1990, le Club Edora réunissant alors quelques scientifiques tient l’une de ses réunions à Sophia-Antipolis, et cette fois là Claude Lobry un « ami et néanmoins collègue », l’un des fondateurs de ce Club, m’accueille à son domicile, à Nice. Avant de rentrer, tant il fait chaud, nous prenons une bière, et même plusieurs bières, à la terrasse d’un café. Et là il me parle d’une tentative d’extension des 100

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mathématiques grâce à « l’analyse non standard » et pour cela il faut revenir aux fondements et, entre autres, aux problèmes posés par le théorème de Gödel. Pour mieux le cerner, il me conseille la lecture d’un excellent ouvrage de Douglas Hofstadter1. C’est ce que je fais ensuite avec profit et je découvre alors que les mathématiques ne sont sans doute pas le territoire tant espéré de la certitude, ce qui me permet, par la suite, de les utiliser en meilleure connaissance de cause.

PETITS CAILLOUX SCIENTIFIQUES ET TRANSMISSION DES SAVOIRS Nous avons vu comment les modèles de croissance et ceux de l’écologie théorique ont été analysés et utilisés. Ils permettent de représenter la dynamique de macromolécules, la dynamique de populations microbiennes isolées ou mélangées, la croissance des arbres dans une forêt, celle de leurs populations et même l’évolution de la biodiversité à l’échelle géologique. Derrière ces modèles, des concepts communs montrent que des processus analogues sont à l’œuvre à tous les niveaux d’organisation du vivant, à des échelles de temps très différentes et que l’on peut introduire des concepts d’écologie en biologie moléculaire, bousculant quelque peu l’ordre imaginé des disciplines. Enfin, certains de ces modèles sont susceptibles d’engendrer des résultats erratiques, menant à penser qu’il existe des processus biologiques endogènes capables de produire ce hasard, nécessaire au fonctionnement et à l’évolution des êtres vivants. Enfin et très généralement, les systèmes biologiques et écologiques sont souvent cités comme exemples de systèmes complexes. Une lecture de la biologie à travers les modèles est déjà entrevue par certains étudiants. En effet, plusieurs exemples tirés des sciences de la vie, les illustrent et je prends soin d’en préciser le contexte biologique. La modélisation ce n’est pas que comprendre et appliquer 1. Hofstadter D., 1985, Gödel, Escher et Bach, les brins d’une guirlande éternelle, Inter Édition, Paris. 101

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des théorèmes, voire incidemment d’en énoncer de nouveaux, c’est avant tout une méthode qui s’inscrit complètement dans le champ scientifique auquel elle se consacre, en l’occurrence ici les sciences de la vie. C’est une façon d’exprimer la connaissance biologique et écologique. Un modélisateur doit donc s’imprégner du domaine dans lequel il exerce sa compétence. Il n’empêche que ce qu’il fait peut être utile ailleurs et réciproquement, il peut s’inspirer des démarches développées dans d’autres contextes, par exemple en économie ou en sciences de l’ingénieur. Cela étant, il est nécessaire de bien connaître les systèmes formels qui servent à exprimer les modèles, notamment les mathématiques. Il est tout aussi nécessaire de mettre toujours en relation les modèles et les résultats de leur utilisation avec la réalité modélisée. Ils sont très efficaces quand ils sont couplés à l’expérimentation. D’après Jean-Marie Legay, on peut parler de la « méthode des modèles », complémentaire donc à la « méthode expérimentale ». Enfin, ils peuvent être utilisés comme outils de réflexion théorique, mais attention à ne pas vouloir à tout crin soumettre la réalité à ce que suggère le modèle à moins que ce dernier soit utilisé pour concevoir un nouvel objet, par exemple un procédé technologique, une machine ou même un écosystème artificiel. ENCADRÉ 3 C’EST MATHÉMATIQUE ! « Robert, il faut raisonner en scientifique – laisser de côté l’affect, l’éducation. Je peux vous dire que, sans des mesures drastiques, la fin de l’humanité est pour bientôt. Elle est même carrément à notre porte. Ce ne sera pas le feu, la lave, le Jugement dernier, ou la guerre nucléaire… ce sera l’étouffement dû au surnombre. La suffocation. C’est mathématique. » Cette citation extraite du livre « Inferno » de Dan Brown est très caractéristique d’un mouvement pseudo-scientifique qui argumente sur la « bombe démographique » et milite, pour sa frange la plus extrême, 102

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pour une diminution drastique du nombre d’humains sur la planète. Hélas cette héroïne, Sienna, dit une immense bêtise, malgré son QI annoncé de 208. Elle fait référence à la « bombe démographique » et à ce que prévoit une « équation de l’apocalypse ». Elle affirme que la surpopulation va nécessairement conduire à un effondrement général de l’humanité. Il faudrait donc prendre les devants et limiter la population, par exemple en déclenchant une grande pandémie, et là ce n’est pas cette héroïne qui s’exprime, mais le sulfureux professeur Zobrist, autre personnage du roman. Il n’est pas le seul, ainsi un écologiste très connu, le commandant Jacques-Yves Cousteau, déclarait « Une Terre et une humanité en équilibre, ce serait une population de cent à cinq cents millions de personnes, mais éduquées et capables d’auto-subsistance. Le vieillissement de la population n’est pas le problème. C’est une chose terrible à dire, mais pour stabiliser la population mondiale, nous devons perdre 350 000 personnes par jour. C’est une chose horrible à dire, mais ne rien dire l’est encore plus »1. Nous sommes dans la « Deep Ecology » ou « écologie profonde ». Tout cela a déjà été profondément critiqué sur le fond et son inanité bien démontrée. Ce qui est clair dans le livre en question, c’est que la notion de modèle n’est pas assimilée. Une formule mathématique et ses propriétés démontrées sont vraies dans le champ mathématique, mais pas nécessairement dans la réalité qu’elle est censée représenter. Le « C’est mathématique » est malheureusement d’un emploi courant et au mieux pas très astucieux, voire très dangereux. Dans un roman, ce n’est pas grave. C’est un peu plus délicat dans les journaux et cela devient préoccupant lorsque cela est affirmé par certains enseignants. 1. Selon Yves Paccalet, cette citation est sortie du contexte et l’ensemble relève plutôt de l’humour noir. Cela me rassure un peu car, comme pour beaucoup d’entre nous, je garde pour moi l’image de celui qui nous a fait découvrir le merveilleux « Monde du silence » et qui m’a incité à aller le découvrir. Il se peut néanmoins que la notoriété mène à se croire quelque peu omniscient et que J.-Y. Cousteau ait eu cette tentation. J.-Y. Cousteau est cité dans : Paccalet Y., 2006, L’humanité disparaîtra, bon débarras ! Arthaud, Paris. Y. Paccalet le défend dans un article récent : « Jacques-Yves Cousteau “nazi et eugéniste” : stop aux calomnies et aux rumeurs », voir : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1204704jacques-yves-cousteau-nazi-eugeniste-et-musulman-stop-aux-calomnies.html 103

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Parcourir la biologie à travers des modèles est donc une façon d’explorer ce large domaine scientifique, de détecter ce qu’il y a de commun dans cette immense diversité d’entités, de la cellule à l’écosystème, donc de mieux comprendre le monde vivant et de s’y promener sans s’y perdre, comme le petit Poucet dans sa forêt. Je n’ai cependant pas encore croisé d’ogres dans celle des sciences de la vie ! La modélisation sert à l’enseignement et à la formation. Il reste aussi à évoquer la transmission de ce savoir particulier qu’est la modélisation. Tout d’abord, ma pratique m’a montré que l’enseignement est très complémentaire de la recherche, surtout, si l’on a l’opportunité, comme ça a été le cas pour moi, d’enseigner dans des domaines très connectés à ma recherche. Le contexte du laboratoire dans lequel j’exerçais y était évidemment favorable. Remarquons néanmoins qu’il reste encore dans la représentation collective cette démarche « descendante et linéaire » : la recherche produit des connaissances et des savoirs, puis l’enseignement les transmet. En pratique, lorsque que cette intrication est assurée, on voit se mettre en place une véritable synergie. L’activité pédagogique plonge ses racines dans la recherche et la recherche se nourrit d’elle. C’est pour cette raison qu’il me semble essentiel de préserver et même d’amplifier les rapports entre la recherche et la formation pour continuer à associer d’une part la production et la construction des connaissances et des savoirs, et, d’autre part leur transmission. L’exemple que j’ai cité sur la modélisation de la dynamique de la biodiversité à l’échelle géologique est presque caricatural. Ma première réaction à la lecture de l’article de Vincent Courtillot et d’Yves Gaudemer publié dans Nature et consacré à l’évolution de la biodiversité était de récupérer une illustration supplémentaire du modèle logistique à introduire dans mes cours de modélisation, en pratique cela a abouti à un article scientifique et plus profondément à une réflexion sur l’évolution. Comment donc enseigner la modélisation ? Tout d’abord, il faut préciser que la modélisation n’est ni des mathématiques, ni de 104

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l’informatique, mais une méthode qui puise ses sources dans ces disciplines. Il faut surtout bien les utiliser pour mieux comprendre le vivant, ou tout domaine du monde réel qui est l’objet principal de notre recherche. J’ai trop souvent vu des enseignants qui faisaient des mathématiques avec une « excuse » biologique. Inversement, il ne faut pas non plus tout transformer en recettes de cuisine. Par exemple, jeune assistant à la Faculté des sciences de Lyon, il m’apparaît alors que la littérature dévolue à l’enseignement de la statistique pour biologistes relève plutôt du livre de cuisine que d’un exposé réellement scientifique. Je n’ai rien contre la cuisine, d’ailleurs je me prête volontiers à cet exercice et aux dires de mes proches, j’y réussis plutôt bien. Pour une formation scientifique, c’est une autre paire de manches de donner des éléments pratiques utiles pour l’exercice d’une profession. Les idées que nous défendons à l’époque sont un peu différentes et il nous semble qu’il n’est pas hors de propos de montrer à nos étudiants comment sont construites les statistiques de façon à ce qu’ils les emploient pratiquement de façon avisée. Ainsi, en 1976, avec Jean-Luc Chassé, nous publions un ouvrage d’abord à destination des étudiants intitulé : « Probabilités, statistiques et biologie », préfacé par Jean-Marie Legay, qui avait déjà esquissé la voie1. Dans ce livre, nous essayons de maintenir un équilibre entre énoncé des hypothèses, à la base des modèles probabilistes et statistiques, développements formels, présentation et utilisation des techniques, puis discussion des résultats. « Les choses se font en marchant », c’est en enseignant que nous avons appris comment enseigner la modélisation. Ce que j’ai fait et écrit à ce propos est le résultat, certes d’une expérience personnelle, mais surtout d’une activité collective développée au sein de mon laboratoire. L’avantage de notre position d’universitaire est la possibilité de créer des enseignements nouveaux, d’être assez libres du contenu et 1. Chassé J.-L., Pavé A., 1976, Probabilités, statistiques et biologie. CEDIC, Lyon. 105

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de la forme. Bien entendu, nous avons besoin de l’aval de commissions locales et nationales pour les officialiser. Cela étant, cette officialisation était précédée d’une période d’expérimentation. Nous n’étions pas avares de notre temps dans la mesure où, à l’époque, on ne nous demandait pas de comptes pointilleux sur nos « services ». Ainsi, nous avons ouvert et assuré des enseignements de mathématiques en premier, second et troisième cycles des sciences de la vie. En premier cycle, les programmes restent traditionnels et un enseignement renforcé est assuré pour les étudiants souhaitant présenter des concours spécifiques. En second cycle, on prépare au certificat de maîtrise « mathématiques appliquées à la biologie » (MAB) ainsi qu’au diplôme d’études approfondies (DEA) « analyse et modélisation des systèmes biologiques ». Par ailleurs, un programme spécifique est proposé aux étudiants de la filière biotechnologie. Cet effort se poursuit continument depuis le début des années 1970. Parmi les dernières réalisations, dont j’ai déjà fait mention, la création et le lancement de la filière « bioinformatique et modélisation » (BIM) à l’Insa de Lyon compte parmi mes plus belles aventures pédagogiques. Son rayonnement est très rapidement international. À dire vrai, notre expérience en « bioinformatique » remonte aussi aux années 1970. Par exemple, avec Jean-Dominique Lebreton, pour nos besoins respectifs en modélisation, nous avons développé un véritable logiciel de simulation numérique : MILADIE pour MIni LAngage D’Intégration et d’Évaluation1. Cet effort a eu immédiatement des retombées pédagogiques et a été source d’inspiration pour un autre logiciel, Dynamac, développé 15 ans plus tard que nous avons utilisé 1. Pavé A., Lebreton J.-D., 1973, MILADIE : un mini-langage d’application pour le traitement numérique d’équations différentielles et de récurrence, RAIRO, B-2, 73-79. Rousseau B., 1988, Vers un environnement de résolution de problèmes en biométrie. Apport des techniques de l’intelligence artificielle et de l’interaction graphique, Thèse de l’université Claude Bernard, Lyon 1. Pavé A., Rousseau B., Yoccoz G., 1988, DYNAMAC : un logiciel de simulation et d’étude de modèles mathématiques. Exemples d’utilisation en Biologie. Informatique appliquée à la Biologie (1 - Calcul Scientifique), École normale supérieure de Lyon. 106

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dans notre recherche, dans nos cours et pour illustrer nos articles et ouvrages, notamment ceux portant sur la modélisation. J’ai évoqué à plusieurs reprises le modèle logistique. C’est un modèle démographique inventé au XIXe siècle par un collègue belge, Pierre-François Verhulst et qui s’avère toujours d’une grande utilité dans de nombreux domaines. Il a déjà cet avantage ! De plus, on peut introduire les principaux concepts et techniques alors que les mathématiques nécessaires ne sont pas très compliquées. Je l’utilise donc systématiquement et j’y passe le temps qu’il faut. Ensuite, des modèles plus sophistiqués et des techniques plus délicates sont présentés, mais en étant presqu’assuré que nos auditeurs aient déjà assimilé des éléments fondamentaux de la modélisation. Je complète le tout par une vision historique et épistémologique élémentaire qui m’a toujours semblé elle aussi très utile. Je montre aussi en quoi la modélisation, activité elle-même interdisciplinaire est aussi commode pour améliorer le dialogue entre disciplines. Nous y reviendrons !

EDORA, VERS UNE SYSTÉMATISATION DE LA MODÉLISATION Puisque j’ai évoqué Edora, il me faut en dire plus, car, dans une discrétion de bon aloi, ce club a eu un vrai rayonnement et a contribué de façon importante au développement de la modélisation en France, et à petite échelle pour moi, à une vision plus synthétique que je n’avais avant. Fin des années 1970 et début des années 1980, des relations s’établissent entre des scientifiques intéressés par la modélisation et pas uniquement en biologie. Au niveau de la région Rhône-Alpes, un groupement de recherche « analyse des systèmes », soutenu par le CNRS, principalement le département des sciences physiques pour l’ingénieur (SPI), permet d’établir ces relations qui débordent rapidement du cadre régional. Parmi les interactions les plus fortes, on peut retenir celles avec le laboratoire d’automatique de Grenoble, en particulier avec l’équipe d’Arlette Chéruy ; des publications communes 107

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ont concrétisé cette collaboration, mais le plus important est passé de façon informelle. Claude Lobry, déjà cité, vient un jour nous faire un exposé sur les « systèmes dynamiques ». Ancien de Grenoble et mathématicien, il a déjà acquis une notoriété pour ses travaux liés à l’automatique théorique. Un peu après (il m’avait invité un soir chez lui à Bordeaux), il effectue devant moi une manipulation de chimie sur la petite table de son salon. En mélangeant dans un bécher des solutions préparées par des collègues chimistes, il me montre une variante de la réaction de Belousov-Zhabotinsky qui se traduit par des oscillations : le liquide dans le Bécher, transparent au départ, s’obscurcit d’abord et redevient transparent. Cette alternance entre transparence et opacité se poursuit une dizaine de minutes et aurait duré plus longtemps dans un environnement constant. C’est la traduction expérimentale d’une propriété bien connue par les mathématiciens : certains systèmes d’équations différentielles ordinaires non-linéaires ont des solutions de ce type qui tendent vers ce que l’on appelle un cycle limite. Sur ce, nous avons terminé notre whisky, tout en devisant sur cette curiosité1. Quelques années plus tard, Claude migre vers Nice et collabore alors avec l’Inria2 qui débute son installation sur le site de SophiaAntipolis. Pierre Bernhard, directeur de ce nouveau centre, souhaite développer des actions originales. Une complicité s’établit rapidement entre ces deux scientifiques, et, en 1983, ils organisent un séminaire dans les locaux provisoires situés dans ceux le l’antenne de l’École des Mines de Paris. Invité, je retrouve alors un collègue grenoblois, Jacques Demongeot à l’aéroport de Lyon. Nous voyageons ensemble 1. Lorsque que j’ai entendu le glaciologue Claude Lorius, lors de la remise de sa médaille d’or du CNRS, en 2002, évoquer les bulles de gaz dans les glaçons mis dans son verre de whisky, et dire que cette observation l’avait inspiré pour aller rechercher de telles bulles dans les glaces de l’Antarctique et de proche en proche reconstituer les climats du passé, j’ai tout à fait compris la démarche. La pause whisky n’est pas inutile de temps en temps ! 2. Institut national de recherche en informatique et en automatique. 108

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vers Nice dans des conditions inconfortables, secoués que nous sommes par des turbulences atmosphériques impressionnantes. Il n’empêche que nous n’arrêtons pas de bavarder. Attendus à l’arrivée, nous sommes conduits dans un hôtel d’Antibes : le Brasero, rue des Âmes du purgatoire (je n’invente pas !). Il y fait d’ailleurs un froid de canard. C’est lors de cette première réunion que l’idée vient de créer une structure informelle prisée par l’Inria, très efficace, celle de Club et de consacrer son activité à la modélisation principalement en biologie et en écologie. J’y rencontre un collègue informaticien, François Rechenmann qui, lorsqu’il se présente, me rend quelque peu confus. En effet, je me souviens alors qu’une lettre de sa part traîne dans une pile de papiers sur mon bureau me demandant l’envoi d’une copie d’un de mes articles et à laquelle je n’ai toujours pas répondu… Il s’agit de celui consacré à Miladie. De fait, cet incident nous a fait plutôt rire et j’ai ensuite travaillé de nombreuses années avec François. Puis quand j’ai migré vers d’autres cieux, il a continué avec mon laboratoire, notamment avec l’équipe de Christian Gautier, éminent collègue. Toujours est-il que le Club Edora1, est créé et que les collègues m’ont sollicité pour en assurer la présidence. Nous avions un objectif, celui de réaliser un système informatique d’aide à la modélisation en biologie qui nécessitait à la fois un effort méthodologique d’organisation des connaissances dans ce domaine, pour le moins foisonnant et touffu, et une recherche informatique pour employer les concepts les plus récents du domaine. Nous sommes alors à l’époque du développement de l’intelligence artificielle et nous choisissons de travailler dans ce cadre. Nous parlons plutôt de « systèmes à bases de connaissance » ne faisant aucun pari a priori sur leur « intelligence ». François y excelle, et dans la mesure de mes moyens je participe aux développements informatiques. Avec d’autres collègues, nous nous 1. Malgré le nom, il ne s’agit pas d’un prénom féminin mais de l’acronyme de : équations différentielles ordinaires et récurrentes appliquées. 109

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consacrons d’abord à la systématisation des connaissances en matière de modélisation en biologie et en écologie. Cela m’a été très utile pour traiter des cas exposé précédemment, notamment en écologie, et sans doute profitable collectivement. Le projet est de réaliser un logiciel sophistiqué devant aider un non spécialiste dans la démarche de modélisation : construction du modèle, utilisation des connaissances mathématiques pour l’analyse qualitative du modèle, calcul formel, méthodes numériques et statistiques, mise en relation avec les connaissances biologiques et outils de représentation des résultats. Concrètement, nous n’avons pas abouti dans la réalisation de ce logiciel idéal auquel nous rêvions, mais à d’autres systèmes informatiques comme Dynamac, évoqué ci-dessus. Et surtout, ces efforts de systématisation des connaissances ont été très utiles dans notre pratique de la modélisation, et ont été repris dans d’autres contextes, par exemple en biologie et en évolution moléculaires. François Rechenmann s’est ainsi rapproché des équipes de mon laboratoire travaillant dans ces secteurs. Son apport a été très important et il continue. Je l’ai rencontré récemment et il m’a annoncé que, peut-être enfin, les idées que nous brassions à l’époque d’Edora seront bientôt concrétisées. De véritables innovations. En pratique, les meilleures choses ayant une fin, Edora s’est arrêté en 1995, mais son influence reste durable. Ce projet illustre bien le cheminement en matière de recherche, même dans le cadre de projets avec des objectifs bien définis. Les résultats sont multiples y compris dans des secteurs non prévus initialement. Très ambitieux au départ, on peut les voir se concrétiser beaucoup plus tard. J’y reviens régulièrement, mais la gestion actuelle de la recherche ne me semble pas prendre en compte ces réalités, c’est pourquoi je pense que l’on accumule des résultats relevant de détails, publiés ensuite sous des formes diverses pour enfler les dossiers d’évaluation et accroître des indices ineptes. On dépense beaucoup d’argent et d’énergie pour un rendement assez faible. De plus, les chercheurs et enseignants-chercheurs croulent sous des 110

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tâches annexes et n’ont plus guère le temps de faire leur métier. Au total, on se plaint des mauvaises performances de nos universités dans les classements mondiaux, par ailleurs discutables, l’une des principales causes est cette surcharge de travail.

QUESTIONS DE LANGAGES : À LA RECHERCHE DU SENS Précisons à nouveau que les modèles sont écrits dans un langage formel, par exemple le langage mathématique. Dans celui-ci, les symboles représentent des entités mathématiques et ont donc un sens au sein de ce langage. Ainsi des lettres, dans une équation, peuvent représenter des nombres réels. Une formule écrite correctement, c’est-à-dire suivant les règles de syntaxe de ce langage, peut se prêter à diverses manipulations formelles pour obtenir des expressions équivalentes ou d’autres qui s’en déduisent. Pour reprendre l’exemple simple 6 + 4, cette expression arithmétique peut être écrite sous les formes équivalentes 2 × (3 + 2) ou 2 × 5, ou encore permettre des calculs numériques, dans ce cas 2 × 5 = 10. Si une formule est un modèle alors ses éléments, par exemple des variables représentées par des lettres, ont un sens non seulement dans le champ des mathématiques mais aussi dans celui auquel appartient ce qui est modélisé. Par exemple, une variable peut représenter la taille d’une population en écologie et une formule peut permettre de calculer ses variations au cours du temps. D’autres symboles peuvent correspondre à des caractéristiques spécifiques de la population : un taux de croissance ou un taux de mortalité, ou encore un taux de migration. On comprend alors qu’un modèle n’est pas un simple outil permettant de faire des calculs, mais un élément de langage conduisant à la construction de véritables « discours » dans un champ non mathématique, par exemple physique, chimique, biologique, écologique ou économique. C’est-à-dire au domaine auquel s’adresse la modélisation. C’est à ce prix que l’on peut parler de modèle au sens d’une représentation que l’on se fait d’une réalité, par 111

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exemple de la croissance d’un organisme ou de la dynamique d’une population, et interprétable dans le cadre de cette réalité. En cela, à l’image de la critique de Nicolas Boulot1, je m’écarte du point de vue de Jean-Marie Legay. En effet, Nicolas Boulot fait la remarque suivante : « Ainsi, Legay écrit-il dans sa conclusion : « Mais attention – du côté des points de vue, il faut en adopter plusieurs sur un même système complexe, et du côté des modèles il faut se rappeler que le modèle-instrument n’a pas de vertu propre […] le modèle n’a pas de raison, n’est pas exact, ne se trompe pas : il n’y a pas de modèle qui soit faux. [et s’ajouter en note :] Il ne viendrait à l’idée de personne de dire qu’un marteau ou un tournevis est faux ! « Je me démarque nettement et radicalement de cette vision du modèle, vision qui évince beaucoup trop rapidement la dimension interprétative présente intrinsèquement dans un modèle. » Dans cette logique, le modèle est la traduction en langage mathématique, ou en tout autre langage formel, d’un discours qui est d’abord exprimé en langage « commun » (en langue française, par exemple), et dont l’interprétation sera aussi exprimée dans ce langage. Si nous restions cantonnés au champ mathématique, nous pourrions nous limiter au langage formel, avec ses « mots-clés », ses symboles et ses façons de les associer sans s’occuper d’une interprétation particulière hors de ce champ. Expliquons un peu les deux points de vue, celui de modèle comme simple outils ou de modèle comme élément de langage, en prenant une autre catégorie de modèles, ceux du calcul des probabilités et de la statistique. Les biométriciens ont beaucoup contribué à faire évoluer cette dernière discipline où les formules et les calculs sont

1. Boulot N., 2014, La modélisation critique, Éditions Quae, Paris, 29-31. Le point de vue de J.-M. Legay est exprimé dans son livre : L’expérience et le modèle, un discours sur la méthode, Éditions INRA, Paris, 1997. 112

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indépendants des champs d’utilisation, même si le leur est plutôt celui des sciences et technologies du vivant. On parle de variables statistiques et l’interprétation ne se fait que dans la désignation de ce qu’elles représentent, par exemple un nombre d’individus à un endroit et à un moment précis, le modèle lui-même est « hors contexte ». C’est différent du cas précédent où dans l’écriture d’une formule spécifique, par exemple d’une équation, on introduit des termes qui ont une interprétation, une signification, par exemple comme représentant des interactions entre des populations de prédateurs et de proies. Prenons un exemple pour fixer les idées. Imaginons que l’on souhaite savoir si la répartition dans l’espace d’individus d’espèces végétales différentes, comme des arbres dans une forêt naturelle, est purement due au hasard ou non. Hasard étant pris dans le sens d’une distribution uniforme des individus : il n’y a pas de « préférence » pour tel ou tel endroit, c’est-à-dire que la probabilité de les trouver dans les diverses zones est la même ; on parle aussi de distribution uniforme ou homogène dans l’espace. Sinon, la distribution est hétérogène, et alors on peut se poser les questions suivantes : y-a-t-il des structures particulières décrivant cette répartition hétérogène ? Et, si oui, peut-on trouver des explications, par exemple des « préférences » de certaines espèces pour certains endroits ? Tout d’abord, il s’agit de faire un échantillonnage dans l’espace géographique concerné. On peut alors le cartographier, puis, sur cette carte, tracer une grille définissant des « carreaux », comme le carrelage dans une cuisine (en termes techniques, on parle du « pavage du plan »). Ensuite, dans le but d’établir une liste détaillée des espèces, les écologues vont compter les individus de différentes catégories, par exemple les plantes selon les espèces, dans chacun des carreaux. En répétant l’opération, à la fin les résultats sont consignés dans un tableau constitué d’un nombre de colonnes égal au nombre total d’espèces et un nombre de lignes égal au nombre de carreaux observés. Chaque case du tableau contient le nombre d’individus 113

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

d’une espèce particulière dans un carreau donné. On peut alors appliquer des tests statistiques pour réfuter ou non l’hypothèse d’homogénéité. Ces tests sont construits à partir de modèles statistiques. Si la distribution est homogène, on ne peut guère aller plus loin : les différences dans les divers effectifs, c’est-à-dire la variabilité entre les données, peuvent s’expliquer par le « hasard »1. En revanche, si la distribution est hétérogène, la variabilité est en plus due à d’autres facteurs. Alors une étude géométrique de l’ensemble des données permet de décrire cette hétérogénéité et de détecter des « structures dans les données », par exemple, des regroupements d’individus de certaines espèces dans des zones particulières. Enfin, il s’agit d’expliquer ces résultats, par exemple en supposant que la qualité des sols diffère selon les endroits ou qu’il y a des associations végétales particulières ou au contraire des phénomènes de rejet. Il faut alors retourner sur le terrain pour valider ou réfuter telle ou telle hypothèse, en utilisant éventuellement des tests statistiques supplémentaires à cette fin. Cela étant dit, si l’on s’intéresse maintenant à la répartition des familles dans les divers quartiers d’une ville selon les revenus de ces familles, nous définissons des classes de revenus, puis on peut dénombrer, dans chaque quartier, le nombre de familles pouvant être rangées dans les diverses classes. Au bout du compte, on obtient à nouveau un tableau de données, les lignes correspondant aux classes de revenus et les colonnes aux quartiers. On peut alors adopter une démarche analogue à celle employée pour les plantes. Autre exemple, on opère de la même façon pour étudier la répartition des codons (lignes du tableau) dans divers gènes (les colonnes) d’un génome ou pour un même gène entre génomes. C’est ainsi que nous avons détecté des occurrences particulières de codons « synonymes », c’est-à-dire codant pour un même acide aminé. Il n’y a pas un « choix » aléatoire entre les divers 1. Encore que, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, on peut s’interroger sur les mécanismes qui conduisent à cette distribution. 114

Des modèles bien utiles

synonymes, certains sont surreprésentés, d’autres sous-représentés. Nous l’avons interprété comme une sélection de ces codons lors de l’évolution biologique. Cette publication, datant de 1980, montrait pour la première fois une traduction de la sélection naturelle au niveau du génome. Elle est toujours régulièrement citée1 et participe au même type de réflexion que celui que nous avions suivi pour la mise en évidence de l’effet, au niveau moléculaire, de la sélection variétale sur le ver à soie. Cependant, dans ce deuxième cas, il ne s’agissait pas d’analyser des données issues directement de l’expérience mais d’utiliser les résultats d’une modélisation fonctionnelle où les paramètres du modèle ont une signification a priori (par exemple, un taux de synthèse, un de dégradation, une affinité chimique) et dont on estime les valeurs et leurs précisions pour différentes souches de ver à soie. Ces estimations constituent alors de nouvelles données que l’on compare en suivant une démarche analogue à celle de l’analyse statistique des données. Cet exemple montre comment on peut associer les méthodes, en les adaptant aussi, afin d’acquérir de la connaissance biologique. De fait, les modèles statistiques et géométriques utilisés pour analyser ces données sont indépendants du contexte, même si l’on peut faire des adaptations2. Ils ne sont pas interprétés comme des éléments de langage menant à construire un discours biologique. En revanche, ce sont les résultats de leur utilisation qui le permettent. On peut donc les voir comme des outils au sens de Jean-Marie Legay, alors que les modèles fonctionnels dont j’ai parlés dans ce chapitre ont un sens biologique. En effet, en plus de leurs qualités opératoires, 1. Grantham R., Gautier C., Mercier R., Pavé A., 1980, Codon catalog usage and the genome hypothesis, Nucleic Acids Research, 8, 49-62. 2. C’est ainsi qu’à Lyon est développée une méthodologie spécifique d’analyse des données écologiques concrétisée sous la forme d’un logiciel très évolutif depuis sa première version : Thioulouse J., Chessel D., Dolédec S., Olivier J.M, 1997, ADE-4: a multivariate analysis and graphical display software, Statistics and Computing, 7, 75-83. Il peut bien sûr être aussi utilisé dans d’autres contextes. 115

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

ces modèles sont directement interprétables en termes biologiques. Ils sont donc de véritables représentations, certes simplifiées de la réalité observée ou expérimentée, mais des représentations quand même. Elles nous permettent de réfléchir en allant plus loin que l’interprétation immédiate. Ce point de vue rejoint celui exprimé par Jacques Monod dans sa thèse : « Une expression mathématique est souvent plus riche que ne le croit en général son auteur ». En outre, une autre qualité est de résumer des données ; ainsi, la croissance d’une population régulièrement observée aboutissant, par exemple, à 100 données expérimentales peut être résumée par seulement trois paramètres, ceux du modèle logistique, si celui-ci est bien adapté : (1) un taux de croissance apparent (résumant en fait le taux de multiplication réduit par la mortalité), (2) une taille maximale interprétable en termes de capacité d’utilisation des ressources du milieu dans lequel vit cette population et (3) la taille initiale de cette population au début de l’expérience, si elle n’est pas connue exactement. De plus, on peut comparer des valeurs obtenues sur des populations différentes, dans d’autres conditions de milieu et fournir une interprétation biologique suggérée par le modèle. Enfin, il n’en a pas encore été question, car le risque était grand de devenir trop technique, dans certain cas on peut utiliser un langage intermédiaire entre l’énoncé verbal et une expression mathématique. Par exemple, on note de façon classique les réactions chimiques, en phase homogène, en mettant en partie droite les symboles représentant les composés qui réagissent entre eux, séparés par un signe plus (+) pour signifier qu’ils sont mélangés (additionnés) au départ et, en partie droite, les produits de la réaction, aussi séparés les uns des autres par un signe plus, pour les mêmes raisons. Les parties gauche (réactifs) et droite (produits) sont séparées soit par une flèche orientée gauche-droite pour représenter une réaction irréversible, soit une double flèche pour une réaction réversible, à ces flèches peuvent être associés des symboles représentant des « constantes de vitesse ». On comprend facilement le choix de cette notation : au 116

Des modèles bien utiles

début, les réactifs sont additionnés dans un solvant (par exemple de l’eau) et les produits sont ceux qui subsistent en fin de réaction dans le mélange final1. Autre exemple, celui des systèmes dits à compartiments, prenons les organes d’un organisme, que l’on représente par des boîtes et des flèches entre celles-ci pour figurer les échanges de matière. Dans ces deux cas, on sait dériver un modèle mathématique de la cinétique chimique ou de celle des transferts de matière entre compartiments, sous forme d’équations différentielles. Il est alors possible d’étudier la dynamique de la réaction chimiques ou des transferts de matière entre des compartiments2. David Garfinkel, un biomathématicien américain, au début des années 1960 avait noté la similitude entre les modèles de la cinétique chimique et celle des systèmes écologiques. Il avait ainsi proposé d’utiliser, en écologie, des notations analogues à celles de la chimie, comme étape intermédiaire avant la formalisation mathématique. La traduction sous forme mathématique étant ensuite quasiment automatique. J’ai repris ces idées début des années 1970, non seulement pour faciliter l’écriture des modèles, mais inversement, à partir d’un modèle trouver une « pseudo-réaction » correspondante, ce que, par souci de généralité, j’ai appelé un « schéma fonctionnel », qui, en lui-même, est aussi un modèle exprimé dans ce qui a été appelé 1. En simplifiant, on peut noter la réaction entre la soude et l’acide chlorhydrique qui donne du chlorure de sodium, le « sel de cuisine » de la façon suivante : NaOH + HCl → NaCl + H2O. On peut montrer que la « pseudo-réaction » : X + S → 2X correspond au modèle logistique. Ici, X représente une population d’êtres vivants et S les ressources consommées par ceux-ci assurant la croissance de leur population. 2. Dans certains cas, on peut énoncer des propriétés du système étudié en considérant seulement ce type de représentation. C’est ainsi que pour les systèmes à compartiments, on peut savoir a priori, à la lecture du schéma, s’il est « commandable », « observable » et « identifiable », des propriétés énoncées par les automaticiens, pratiquement très utiles. Ces propriétés ont été énoncées à partir de l’étude du modèle mathématique général de la cinétique de tels systèmes dont les conséquences sont traduisibles dans la forme graphique en « boîtes et flèches » des systèmes à compartiments. 117

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

un « langage de description ». On peut appliquer cet « algorithme » d’inversion aux modèles classiques de l’écologie, conduisant alors à les revisiter et à définir plus précisément leurs conditions d’utilisation et d’interprétation1. Cette démarche est très utile dans l’étude des cas concrets présentés au début de ce chapitre. De plus, on peut ainsi comprendre pourquoi certains modèles sont efficaces pour représenter des catégories de phénomènes biologiques, comme le modèle de Gompertz pour la croissance d’organismes dépendant d’un facteur de croissance. Nous voyons là que la question du sens traverse toute cette démarche. Le modèle n’est pas un simple outil, neutre et « insensible », mais peut avoir une signification dans le domaine duquel il parle, pour nous celui des sciences de la vie. Très curieusement et sur ce sujet, il n’y eut jamais de réel débat avec Jean-Marie Legay sur nos façons respectives de percevoir le modèle et son rôle, sans doute parce qu’elles étaient complémentaires et surtout parce que nous admettions et respections implicitement ces différences de points de vue. Relisant le rapport écrit à l’occasion du concours au poste de professeur des universités auquel je me présente en 1983, je constate qu’il insiste sur la partie plus strictement biométrique de mon travail, à savoir l’estimation des valeurs et des précisions des paramètres des modèles et non pas sur la partie interprétative. Il faut reconnaître, plus généralement, comme pour JeanMarie Legay, que cet aspect des choses n’a guère eu d’impact dans la communauté des biométriciens. Et pourtant, aujourd’hui encore, il me semble le plus important, utile et original, que les problèmes techniques que j’ai résolus.

1. Pavé A., 1993, Interpretation of population dynamics models by using schematic representations, Journal of Biological Systems. 1:3, 275-309. 118

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ENCADRÉ 4 D’« ALICE AU PAYS DES MERVEILLES » À L’ANALYSE DU GÉNOME Début des années 1970, nous étions parmi les premiers dans notre domaine à faire une utilisation régulière de l’informatique pour mettre en œuvre des méthodes d’analyse des données et de modélisation. Des collègues d’autres disciplines nous ont alors posé des problèmes originaux. C’est ainsi que nous avons contribué à l’analyse de textes littéraires, en particulier celui bien connu « Alice au pays des merveilles » de Lewis Caroll. Nous avons aussi mesuré l’intérêt et les limites d’une telle approche de la littérature. Nous étions dans une logique proche de celle décrite par Bryan Hayes qui puise ses sources dans des travaux datant du XIXe siècle mais peu prolongés par la suite jusqu’aux années 1960 où le dénombrement « à la main » a été avantageusement informatisé, participant ainsi à la génération de nombres importants de données. L’existence de ces données n’est pas suffisante. Elles permettent d’abord de tester des hypothèses au prix d’analyses logiques et statistiques pour détecter certaines structures qu’il convient d’interpréter menant alors à des hypothèses que l’on peut tester sur d’autres corpus. Cette démarche dite hypothético-déductive reste encore la plus efficace et la plus fiable pour acquérir des connaissances, les Big Data ne la remplacent pas, elles les renforcent. De fait, la « numérisation » et l’analyse d’un texte, celui du roman de Lewis Caroll, puis le stockage et l’étude des premières séquences génomiques, un autre « texte », faisaient partie de l’activité du laboratoire où j’exerçais. Simultanément, nous développions et programmions des méthodes d’analyse des données et de modélisation. Très généralement, émergeait ainsi ce qui allait constituer la bioinformatique. Il est bon de souligner que le mot « numérisation » est très réducteur. Pour un texte littéraire, il s’agit non seulement de le mettre sous forme utilisable par un ordinateur, mais aussi de structurer l’ensemble des données ainsi recueillies en repérant les unités verbales, grammaticales et textuelles (par exemple, associer à chaque mot sa catégorie grammaticale, repérer les chapitres, les dialogues, les proses hors dialogue et les poèmes, définir précisément les phrases). Il ne s’agit donc pas uniquement 119

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

d’un codage, mais aussi de structuration informatique du texte. Pour le génome, la procédure a été analogue, l’informatisation a consisté à repérer les « unités textuelles », à organiser l’information en base de données, dont la structure peut changer en fonction de l’évolution de la connaissance biologique. Il reste que l’information biologique, celle contenue dans la chaîne d’ADN, est particulière ; elle n’est pas réductible à l’analogue d’un texte, car l’ADN est aussi une molécule avec des propriétés chimiques et une structure spatiale changeante. « Alice au pays des merveilles » garde son contenu et son sens quels que soient le codage et l’édition, pour l’ADN, ce n’est pas le cas. La suite des codons n’est pas suffisante pour exprimer l’information biologique dans sa totalité et ses subtilités, contrairement à ce que les « marchands de gènes » veulent nous faire croire. Cet exemple montre tout l’intérêt d’explorer des domaines qui peuvent paraître loin de nos préoccupations scientifiques immédiates. Nous nous serions sûrement intéressés aux séquences génomiques sans ce travail sur « Alice au pays des merveilles ». En revanche, l’analyse de ces séquences en a bénéficié. De plus et au-delà de l’analyse syntaxique, la question du sens se pose dans les deux cas, comme pour les modèles de dynamiques de populations. Philippe Thoiron et Alain Pavé, 1989, Index et concordance pour « Alice’s Adventures in Wonderland » de Lewis Carroll, Éd. Champion-Slatkine, Genève. Bryan Hayes, 2014, Belles lettres Meets Big Data, American Scientist, 102: 4, 262-265.

À SUIVRE… La modélisation joue un rôle majeur dans mes préoccupations scientifiques, y compris épistémologique. C’est cette idée centrale, déjà esquissée, que le lecteur doit percevoir dans la suite de cet ouvrage. D’abord, ma perception du hasard, déjà évoquée, est reprise et j’en fais une présentation en développant son importance et même sa « nécessité » en biologie et en écologie, tout en explicitant les étapes de cette découverte. Puis, vient la question de la biodiversité et, dans la foulée, celle de l’écologie avec une vision positive et néanmoins 120

Des modèles bien utiles

quelque peu critique. Progressivement, j’en suis arrivé à m’interroger sur les fondements même de l’écologie, où la question de la biodiversité est devenue centrale. Elle mène à nous interroger sur nos représentations culturelles profondes et sur la confusion avec les aspects idéologiques et politiques. Pour l’écologie, l’activité scientifique est très ouverte vers d’autres secteurs, plus généralement la nature de nos recherche, de certains de ses objets, comme l’environnement, mène à collaborer avec d’autres disciplines. Il m’a semblé utile d’évoquer l’interdisciplinarité et de souligner là encore le rôle du modèle, notamment comme « trait d’union entre disciplines ». Enfin, mon aventure amazonienne est racontée avec cette ambition quelque peu démesurée de comprendre le fonctionnement de ce grand écosystème où la fameuse biodiversité joue un rôle central, où nous sommes obligés de pratiquer l’interdisciplinarité et où le modèle sert encore de référence.

Pour en savoir un plus

Trois livres récents faisant le point sur l’état de l’art. – Pavé A., 2012, Modélisation des systèmes vivants, de la cellule à l’écosystème, Hermes-Lavoisier, Paris. – Pavé A., 2012, Modeling Living Systems, from Cell to Ecosystem, ISTE/John Wiley, Londres. – Et… l’autoréférence : Pavé A., 2015, Les cailloux du petit Poucet, EDP Sciences. Pour Edora, on pourra télécharger les deux rapports à partir du site de l’Inria. – Premier volume : hal.inria.fr/docs/00/07/56/88/PDF/RR-0866. pdf – Deuxième volume : hal.archives-ouvertes.fr/inria-00074149/

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3 À la découverte du hasard Un petit démon, la divine providence, ou une simple mécanique ?

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LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

Si les modèles ont permis d’en savoir un peu plus sur le hasard, dans la pratique comment pouvons-nous le dépister, reconnaître ses divers avatars, savoir ce qui concrètement le produit et identifier les résultats de son action ? En effet, le hasard reste un grand mystère de la science et plus généralement de notre vie. Certains cherchent à le nier, aussi est-il apparu nécessaire, à quelques-uns d’entre nous, d’approfondir le sujet.

MAI 2004 : QUESTIONNEMENT SUR LE HASARD « Hum… ça ne m’a pas l’air débile… » Suit une discussion sur le hasard et la contingence, sur l’écologie et l’évolution. Nous sommes à Paris dans un restaurant boulevard SaintGermain. Au milieu des restes de coquillages, Marc, mon historien de fils et mon critique le plus sévère, vient de me rassurer sur les idées que je formule et me donne une sorte de feu vert pour continuer. Un an et une centaine de pages plus tard, dans un autre restaurant, rue Poussin dans le 16e arrondissement, quatre convives siègent autour d’une table : Robert Barbault, Jean-Claude Mounolou, Talal Younès et l’auteur de ces lignes. Deuxième feu vert, avec un certain enthousiasme et un sentiment d’urgence. En effet, l’idée est dans l’air. C’est d’ailleurs un point important et souvent frustrant : quand vous avez une réflexion qui vous paraît originale, attendez-vous à ce que d’autres l’aient déjà, ou l’auront bientôt. Fort de cet encouragement, stimulé par cette alerte, je continue à écrire ce qui va faire l’objet d’un premier livre sur le sujet : « La nécessité du hasard » avec un sous-titre précisant l’ancrage biologique : vers une théorie synthétique de la biodiversité1. Les idées principales contenues dans ce livre sont présentées un peu plus loin. 1. Pavé A., 2007, La nécessité du hasard – Vers une théorie générale de la biodiversité, EDP Sciences, 192 p. Puis l’édition en anglais : Pavé A., 2010, On the Origins and Dynamics of Biodiversity: the Role of Chance, Spinger US, New-York, 178 p. 124

À la découverte du hasard

Au passage, on peut remarquer que les restaurants jouent un grand rôle dans nos vies personnelles et professionnelles, c’est souvent autour d’une table que se prennent les décisions, grandes ou petites, et que se disent les choses plus librement qu’ailleurs. Peut-être certains collègues inspirés, de surcroît gastronomes et œnologues, pourraient prendre l’initiative d’écrire un guide des restaurants pour réunions scientifiques !

SEPTEMBRE 2012 : POURQUOI ME SUIS-JE POSÉ LA QUESTION ? Quatre livres et quelques articles plus tard, je me suis donc posé la question : qu’est-ce qui a fait que je me sois intéressé au hasard alors que comme tous ceux qui sont impliqués dans les sciences de la vie, j’utilisais ce mot sans y regarder de plus près, le considérant comme un fait acquis, presqu’un mal nécessaire ? Bien sûr, j’ai enseigné la statistique et le calcul des probabilités à quelques générations de biologistes, mais je traitais ainsi le symptôme, sans plus, sans en connaître les causes profondes, sans rechercher ce qui le produit et sans même me poser la question. C’est arrivé bien plus tard. D’autres aussi se sont posés cette question sur le hasard, se la posent et se la poseront encore, ceux qui, comme moi, se sont demandés : pourquoi ce hasard persistant chez les être vivants et, surtout, d’où vient-il ? En quoi joue-t-il un rôle chez ces êtres vivants, nous les premiers ? Pourquoi après presque quatre milliards d’années d’évolution, les organismes ne sont-ils pas encore des machines bien rôdées, bien huilées, rompues à répondre à toutes les situations ? Et si l’on regarde les autres systèmes vivants, par exemple les populations et les communautés d’être vivants, comme en Amazonie, c’est pire, le hasard semble jouer un rôle encore plus grand ! Curieusement, beaucoup de biologistes habitués à la prise en compte de la variabilité, celle des résultats de leurs expériences, constatant et souvent admirant la diversité du vivant, ont quand même du mal avec le hasard, alors qu’il est à l’origine première de 125

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

cette variabilité et de cette diversité. Les biométriciens, dont je suis, ont donc fabriqué des remèdes largement fondés sur la statistique et le calcul des probabilités pour traiter de ce mal incontournable, mais sans trop s’interroger sur les origines, sur ce qui produit ces phénomènes imprédictibles, nous en avons déjà parlé en comparant nos solutions aux potions des pharmaciens à base d’aspirine. Plus encore, quand on dit que (1) le hasard loin d’être un handicap est très souvent un avantage, (2) qu’il est même produit par des processus biologiques et écologiques, (3) que ces processus sont à la fois des résultats et des moteurs de l’évolution et (4) qu’en les manipulant, en « pipant les dés », on peut espérer mieux faire avec le vivant, notre discours est quasiment sans effet, au mieux nous prêtet-on une attention polie. Et pourtant les organismes pathogènes, eux, ne se privent pas. Des « mutations », apparaissant au « hasard », leur confèrent la possibilité de s’adapter et d’évoluer, de résister aux antibiotiques et de contrecarrer nos défenses immunitaires. Ils empoisonnent ainsi nos vies et peuvent même nous l’ôter. Pourquoi étudions-nous dans le détail les interactions moléculaires qui permettent à un virus d’infecter nos cellules, sans s’occuper des mécanismes qui fabriquent des « variants » dont certains résisterons aux antiviraux et tromperont notre système immunitaire ? En empêchant ces variations, ou du moins en les limitant, on pourrait espérer que ce système prendra de vitesse les vilains virus, les bactéries empoisonneuses ou les parasites profiteurs. Or, force est de constater que les biologistes sont encore peu nombreux à attaquer ces problèmes, alors que depuis quelques années l’idée a été énoncée et que des compilations et même quelques résultats expérimentaux montrent que des processus biologiques engendrent du hasard ou bien modulent son action. Il n’est point ici le lieu ni le temps de révéler ces aspects à la fois assez techniques, mais aussi très profonds car ils dépendent en fait de notre culture, de notre éducation et du fonctionnement de cette société particulière qu’est celle des scientifiques. 126

À la découverte du hasard

Néanmoins, si j’ouvre un livre de biologie ou d’écologie, à de multiples endroits on y parle de hasard, alors quoi de neuf ? Est-ce l’effet du soleil équatorial qui a tapé sur la tête de l’auteur ou l’âge qui commence à avancer sérieusement qui lui font ressasser cette antienne ?

ENTRE LES DEUX L’AMAZONIE, UN CONTEXTE FAVORABLE À L’AVENTURE ET À LA RÉFLEXION Bien sûr, j’aurais pu benoîtement terminer ma carrière en me contentant de réaliser ma dernière mission institutionnelle, celle d’installer un dispositif du CNRS en Guyane et veiller à la destinée du programme interdisciplinaire de recherche, dénommé opportunément « Programme Amazonie » accompagnant cette implantation. Au contraire, cette réflexion, très personnelle, a occupé une partie non négligeable de mes soirées et de mes week-ends équatoriaux pendant six ans et de nombreuses journées et soirées à mon retour. Mais alors quoi de neuf ? Je me suis dit tout simplement : si le hasard est omniprésent après 3,5 à 4 milliards d’années d’évolution, c’est qu’il a sans doute une certaine raison d’être et de persister. Mais alors d’où vient-il ? N’est-il que la manifestation d’un démon extérieur, par exemple, la désintégration d’atomes farceurs quelque part dans l’univers, produisant des rayons gamma agissant comme mutagènes ? Très vite, nous nous apercevons que ce type d’explication est un peu court. Oui, bien sûr des évènements aléatoires peuvent ainsi être reliés à une origine plus ou moins diffuse, mais une foultitude d’autres non. Et puis, en y regardant d’un peu plus près, on s’aperçoit que beaucoup de phénomènes biologiques et écologiques aléatoires résultent de processus, eux aussi biologiques et écologiques. Ce sont donc les êtres vivants qui produisent du hasard et pour une part importante, un hasard utile et même nécessaire pour eux. Alors vient le temps de la compilation bibliographique pour réunir un faisceau de preuves avec celles qui ont été à l’origine de l’idée et utiliser aussi des données 127

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

déjà recueillies. Ensuite, il faut les assembler pour établir une sorte de démonstration, et enfin, rédiger et publier en espérant pouvoir convaincre. Puis, à un moment donné, vient une nouvelle interrogation : comment cette idée est-elle venue ? Pourquoi l’ai-je admise alors qu’elle bouleversait tous mes présupposés, ma culture d’ingénieur, puis de chercheur ? Ayant consacré une part importante de ma vie à faire des modèles mathématiques en biologie et en écologie, comme on l’a vu, pour moi le hasard était soit un bruit de fond gênant, soit une abstraction mathématique commode quand j’avais recours à la statistique et au calcul des probabilités. Je ne m’interrogeais pas sur son origine. Pourtant, lors de mes cours de calcul des probabilités, sans trop me poser la question, j’utilisais les exemples du pile ou face et du jeu de dés. D’un côté, le hasard évanescent des manuels de biologie, d’un autre, les définitions formelles du calcul des probabilités et au milieu ces dispositifs mécaniques, apparemment simples déjà mentionnés (pile ou face, jeu de dé, roulettes des casinos, brassages des jeux de cartes1), produisant du hasard à condition de faire correctement les manipulations. Les dispositifs mécaniques des jeux de hasard obéissent aux lois de la mécanique classique, et peuvent être modélisés avec des équations où aucun terme probabiliste n’intervient et, néanmoins, ils sont susceptibles d’engendrer des résultats imprédictibles, en quelque sorte de produire du hasard, nous avons vu pourquoi. Mais ce n’est pas en réfléchissant sur ces jeux que je me suis posé la question de ce hasard persistant. 1. Je ne suis pas très joueur, du moins maintenant. En revanche, lycéen et étudiant, j’étais fasciné par les échecs et le bridge. Les échecs ne font aucune place au hasard si ce n’est par le biais des joueurs qui peuvent tenter des « coups ». Ils sont réfléchis, mais une dose faible d’incertitude plane quand même, celle à même de surprendre l’adversaire. Le jeu de bridge laisse une place importante au hasard, via le brassage des cartes, mais restreint cette place grâce au système d’annonces, puis à la découverte complète d’un des quatre jeux, celui du « mort ». On peut parler d’un hasard apprivoisé. Cet équilibre harmonieux entre hasard et maîtrise partielle de la partie en fait l’un des jeux les plus passionnants et subtils qui soient. 128

À la découverte du hasard

À dire vrai, ce qui m’a interpellé, c’est sans doute la contemplation de la forêt amazonienne quand je la regardais de haut, au gré des vols en hélicoptère vers nos stations de terrain, ou plus simplement, le soir avant la tombée de la nuit, assis sur un petit banc au bout de la « DZ »1 du camp des Nouragues, dans la forêt guyanaise, instant où le grand silence se fait, juste avant que les animaux de la nuit prennent le relais de ceux du jour pour nous livrer une joyeuse cacophonie. Longtemps, à observer cette forêt, je me suis demandé ce qui pouvait engendrer une telle structure, associée à un grand mélange : distribution hétérogène des arbres, comme faite au hasard. Des arbres voisins sont en général d’espèces différentes. Avec comme corollaires : ce hasard confère-t-il des propriétés essentielles à cet écosystème, et plus généralement aux systèmes vivants dans lesquels il s’exprime ? Et d’où vient-il ? Parler de hasard n’est-il qu’une façon de cacher notre ignorance ? Ce que j’observe ne serait-ce que l’apparence du hasard ? Pourrais-je modéliser un tel désordre avec les objets mathématiques que je connais, sans faire intervenir des probabilités, par exemple avec des modèles engendrant du chaos ou d’autres modèles produisant des résultats erratiques ? Mais alors où se trouve la frontière entre chaos ou tout autre comportement imprédictible, issu des équations déterministes, et ce que l’on nomme hasard ? Je ne réécris pas l’histoire a posteriori. Dans un ouvrage publié en 1994, j’exprime déjà ce type d’interrogation, dans un passage consacré à l’Amazonie. J’y ai aussi déjà un peu répondu en présentant les modèles que j’ai utilisés. Nous allons regarder certains aspects plus concrets.

1. « Dropping Zone » : zone où atterrit un hélicoptère. Près des stations du CNRS en forêt, il s’agit d’une aire d’environ un demi-hectare, déboisée permettant l’atterrissage d’un hélicoptère et une manœuvre élémentaire comme un demi-tour. Ce terme est aussi utilisé par les joueurs de golf pour désigner l’endroit où doit retomber une balle après avoir franchi un obstacle. 129

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COMMENT TROUVER SON ORIGINE ET SES EFFETS SUR LA VIE ? En compilant les données extraites de la littérature scientifique, je m’aperçois alors que le hasard est omniprésent, du niveau moléculaire et cellulaire, à celui des populations et des communautés d’êtres vivants qui vivent dans un écosystème. Le hasard s’exprime aussi plus ou moins selon la situation et le « système1 vivant » concerné. Ainsi, et pour reprendre un exemple utilisé dans un précédent ouvrage, une gazelle a une physiologie bien régulée, comme tous les mammifères, mais si elle est poursuivie par un guépard, son prédateur favori, ou plutôt la favorite du prédateur, elle peut exhiber un comportement erratique, par exemple en changeant sa trajectoire de façon aléatoire. D’un côté le maintien assez précis d’une « homéostasie » interne, de l’autre un individu à l’attitude apparemment farfelue. Prenons un autre exemple, si l’on regarde un espace anciennement cultivé et laissé en friche, tel qu’un champ de blé, on remarque qu’il se couvre rapidement d’une végétation diversifiée et hétérogène, avec une répartition spatiale très aléatoire des plantes, où viennent se nourrir des animaux, notamment des insectes eux aussi très divers. Aléa et diversité sont les termes fondamentaux qui caractérisent à la fois la grande forêt et la friche. Plongeons maintenant dans le temps long, celui de l’évolution. Charles Darwin fait déjà référence au hasard dans son maître livre2. Celui-ci intervient d’abord pour engendrer des variations biologiques, que j’ai déjà évoquées, à savoir que dans une même lignée on observe 1. Les expressions « système vivant » et « système biologique » sont employées par souci de généralité pour désigner toute entité vivante identifiable et fonctionnelle (cellule, organisme, population, communauté), c’est-à-dire pouvant se dupliquer, se reproduire ou composer d’autres entités ayant ces propriétés, et point fondamental souvent oublié : pouvant s’adapter et évoluer. 2. Darwin C.M.A., 1859, On the origin of species by means of natural selection. Or the preservation of favoured races in the struggle for life, Fellow of the Royal, Geological, Linnaean, etc. Societies; author of Journal of Researches During H.M.S. Beagle’s Voyage Round the World. John Murray, Albemarle, Street, London. Les œuvres complètes de Charles Darwin sont accessibles sur le site : http:// darwin-online.org.uk 130

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des différences entre les individus. Elles sont encore plus grandes entre lignées distinctes et à un moment donné, les écarts seront tels que des individus distants deviendront très dissemblables et ne pourront même plus se croiser. Il est alors nécessaire de créer une catégorie distincte, une nouvelle espèce1. Lors de ce processus, certaines lignées, mal adaptées à leur environnement et aux perturbations de celui-ci, souvent aléatoires, ou devenues de moins en moins fécondes, pourront s’éteindre progressivement ou brutalement. À l’inverse, d’autres pourront prospérer. C’est la sélection naturelle. Ainsi, à l’échelle de l’évolution, le hasard biologique est à l’origine de la diversification des êtres vivants, il augmente donc la désormais célèbre biodiversité. En revanche, le hasard « environnemental » est souvent à mettre en cause dans les perturbations modifiant les conditions de milieu avec des effets néfastes, comme ce qui a été observé lors des grandes extinctions. Néanmoins, grâce à la biodiversité produite, il s’est toujours trouvé des êtres vivants capables de résister à ces perturbations et de s’adapter à ces nouvelles conditions de milieu. Ce qui est mauvais pour certains peut être bon pour d’autres. Le hasard environnemental engendre donc des facteurs de sélection, dont certains peuvent être catastrophiques. Pour y faire face, la vie, doit se diversifier, s’enrichir continûment d’espèces pour se maintenir face aux risques majeurs dont l’occurrence est intermittente, irrégulière, erratique et dont la nature est tout aussi imprévisible. Bien sûr, le rôle du hasard a été évoqué de façon récurrente, mais le fait qu’il puisse être engendré par des processus biologiques internes aux êtres vivants est quelque peu nouveau. Ainsi, fabriquer du hasard, donc de la variabilité et de la diversité, est une bonne solution pour survivre, au moins collectivement, dans un univers imprévisible.

1. La notion d’espèce, bien que très (trop ?) employée, est délicate et n’est pas fondée sur les mêmes critères pour les animaux, pour les végétaux, pour les champignons et pour les micro-organismes. On trouvera une présentation claire de ce problème dans : Casetta E., 2014, Évaluer et conserver la biodiversité face au problème des espèces. In « La biodiversité en question. Enjeux philosophiques, éthiques et scientifiques ». Éditions Matériologiques, 139-154. 131

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Le premier à avoir proposé que des populations d’organismes peuvent, d’une certaine façon, contrôler leur évolution en régulant leur hasard interne, c’est-à-dire leur capacité de diversification, est sans conteste Miroslav Radman en 1976. À la grande époque de la vision très mécaniste de la biologie moléculaire, ce biologiste, récemment immigré en France, travaille alors sur ce que l’on va nommer les « gènes SOS ». Ceux-ci codent des protéines qui vérifient et réparent les dégâts faits sur le génome bactérien par divers facteurs mutagènes. Curieusement, si ces bactéries sont plongées dans un environnement hostile, l’expression des gènes SOS est inhibée. Il en résulte une grande diversité de bactéries dont certaines pourront être adaptées à cet environnement. Bien sûr, il en restera beaucoup sur le bord de la route, mais d’autres survivront et pourront produire des lignées vivant et se reproduisant dans ces conditions nouvelles. À l’époque, cette pensée hérétique fut ignorée, il a fallu presque 30 ans pour que cette idée soit reprise à la lumière de nouveaux résultats. La science avance ainsi. Quand on apporte une pierre de plus à la pensée dominante, on nous croît. Quand on s’en écarte, le scepticisme l’emporte et d’autant plus s’il s’agit d’une idée nouvelle. Or, cette idée d’un hasard produit et utile s’oppose à une vision encore ambiante : nos machines vivantes apparaissent tellement bien faites… Comment pourraient-elles se laisser aller à des jeux de hasard ? Ce ne serait pas sérieux. Le joueur invétéré n’est-il pas exposé à la ruine et à la déchéance ? La vie ne peut pas être aussi frivole. Mais si, quoiqu’en pense le savant sérieux, la vie se pare de frivolités, c’est sans doute pour cela qu’elle est attirante, souvent belle et qu’elle résiste aux temps. Mais, en l’instant, revenons à ce hasard, celui qui nous est perceptible.

UN HASARD OMNIPRÉSENT MAIS PEU DISSÉQUÉ Le hasard intervient dans nos vies, on peut même parler de hasards (au pluriel). Et cela depuis le début, celui de la conception, de la 132

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rencontre de l’ovule et du spermatozoïde qui, ensuite, vont unir leurs efforts pour faire ce que nous sommes, des êtres uniques, biologiquement, mais pas construits n’importe comment, sinon notre organisme ne pourrait même pas fonctionner. Au milieu de nos différences, nous avons des ressemblances qui nous distinguent, nous les Homo sapiens, des autres catégories d’êtres vivants. Il y a donc des airs de famille, mais aussi combien de singularités dans une même fratrie qui nous différencient les uns des autres. Ensuite, sur la base d’un acquis biologique, beaucoup d’événements, plus ou moins importants dont de nombreux sont peu prévisibles, vont jalonner et conditionner notre vie. De plus, même notre inné s’exprime de façon circonstanciée selon le contexte biologique et environnemental. Néanmoins, des tendances lourdes nous façonnent quand même, d’abord notre simple croissance qui nous fait passer de ce petit être naissant et charmant à un adulte émergeant, puis vieillissant, en passant par une adolescence souvent maladroite mais pleine d’espoirs. Il y a aussi notre éducation, qui va façonner notre être intellectuel et social. Et ce sont ces hasards multiples qui feront que les élèves d’une même classe et aussi les enfants d’une même famille auront des vies différentes. Tout cela, notre être et notre passé, font ce que nous sommes à un moment donné, nos qualités, défauts, métiers, amours, goûts, et tout ce qui bâtit notre existence. Nous sommes des individus singuliers, mais des êtres pluriels, résultant de ces forces lourdes et de ces hasards de la vie qui peuvent infléchir et même modifier des trajectoires paraissant les mieux tracées. Des hasards peuvent nous nuire, d’autres nous offrent des opportunités qu’il nous appartient de saisir pour nous réaliser. Je trouve ainsi très dommageable d’exiger des jeunes femmes et de jeunes hommes, quasiment maintenant dès l’adolescence, qu’ils fassent de véritables plans de carrière. En revanche, il me semble beaucoup plus important de les convaincre qu’une bonne éducation, l’acquisition des compétences dans un domaine qui leur plaît, ainsi qu’une solide culture, les rendra plus aptes à saisir les opportunités qui s’offriront à eux. Apprenons leur à vivre et non pas à se plier à un 133

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ordre illusoire, à vivre des passions joyeuses, sources de bonheur, et non pas des passions tristes, sources de toutes les frustrations. Soyons un brin spinozistes. Apprenons leur à profiter des bons hasards de la vie, à ne pas les craindre et à surmonter les moins agréables.

LA NÉCESSITÉ DU HASARD Pour convaincre, moi le premier, de l’importance du hasard dans les systèmes vivants, s’interroger aussi sur son rôle, j’ai dû parcourir les divers niveaux d’organisation de ce monde en consultant une large bibliographie. Une petite explication est souhaitable pour les lecteurs non avertis de ce concept de niveau d’organisation. Les biologistes ont remarqué que l’on pouvait présenter ce monde en considérant les diverses entités vivantes, à savoir présentant une autonomie, pouvant se reproduire et être objets de processus évolutifs. En simplifiant, on peut distinguer : le niveau cellulaire, les cellules pouvant déjà constituer des organismes monocellulaires ; les organismes pluricellulaires ; les populations, constituées d’organismes du même type, que nous convenons de ranger dans une même catégorie nommée espèce ; les communautés, rassemblant dans un espace donné des populations d’espèces différentes ; les écosystèmes, en ensemble de communautés plongées dans leur milieu ; en bout de course la biosphère dans sa globalité. Si l’on parcourt ces divers niveaux, on voit que le hasard est toujours présent. Pour la cellule, il faut examiner l’intérieur pour mieux comprendre. Ainsi le génome, support de l’hérédité, longtemps considéré comme immuable à courte échelle de temps, est l’objet de changements, comme la migration d’éléments transposables ou l’intégration de morceaux d’ADN venant du milieu extérieur ou plus élémentairement les mutations ponctuelles. Ces changements s’ils ne sont pas létaux, peuvent se fixer et devenir de nouveaux éléments qui se transmettront dans la descendance. En cherchant des causes à ces changements, il est apparu que la composante aléatoire est très importante, voire essentielle. De plus, les processus intracellulaires 134

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ont aussi une part non négligeable de phénomènes aléatoires. Autre exemple, la reproduction est un moment où le hasard intervient de façon encore plus importante. Ainsi, dans les organismes sexués, le choix des partenaires lors de la reproduction est très aléatoire. Le hasard intervient largement dans le processus lui-même où des remaniements chromosomiques interviennent lors de la formation des cellules reproductrices (les gamètes), puis ensuite au moment de la fécondation, à savoir le mélange de deux génomes. En bref, le sexe est bien une machine à faire de la diversité. Passons directement au niveau des écosystèmes, non pas ceux que nous créons et contrôlons, mais ceux qui émergent spontanément et sont alors considérés comme « naturels ». À ce niveau, le hasard est un facteur essentiel de maintien sur le long terme de ces systèmes eux-mêmes, un facteur important de leur résilience et de changement de leur biodiversité. Enfin, l’évolution biologique ne peut se faire sans hasard : diversification, dérive génétique, sélection naturelle, dans ces trois ensembles de processus évolutifs le hasard joue de façon déterminante. On remarque à ce propos que, jusqu’à un passé récent, l’accent a été mis sur la sélection alors que la diversification a été quelque peu négligée, tant est que l’on la pensait « stationnaire » et donc peu susceptible de créer les « ruptures évolutives ». De fait, on a ainsi oublié que Charles Darwin avait déjà souligné le rôle des variations, notamment dans l’hérédité. Dans un ouvrage récent1, Masatoshi Nei, spécialiste mondialement connu de la génétique des populations et de l’évolution, propose que les processus créant de la diversité sont essentiels et peut-être même les plus importants2. En conclusion, le hasard est bien nécessaire au monde vivant. Il engendre de la biodiversité. Il intervient de façon déterminante dans l’évolution. Ces processus qui le produisent sont aussi facteurs d’adaptation et de survie, face à un environnement imprévisible. Au 1. Nei M., 2013, Mutation-Driven Evolution, Oxford University Press, Oxford. 2. Cela est déjà discuté dans mes précédents ouvrages. 135

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bout du compte, on peut considérer que ces processus le fabriquant sont à la fois des moteurs et des produits de l’évolution. Une interrogation, cependant : pourquoi l’attention des spécialistes de l’évolution biologique s’est-elle focalisée si longtemps sur la sélection, et le sont toujours aujourd’hui, la considérant comme facteur presque unique de l’évolution ?

UNE MEILLEURE APPRÉHENSION DU HASARD Les scientifiques de tous horizons, des mathématiques et de la physique, aux sciences de l’homme et de la société, partagent des mots et des concepts, mais parfois avec des sens différents traduisant la diversité de nos perceptions et de nos représentations. Ils utilisent aussi des méthodes, comme l’expérimentation et la modélisation, avec des logiques voisines, ainsi que des spécificités liées principalement au domaine d’utilisation, aux objets de leur recherche. Depuis 2009, un petit groupe de chercheurs et d’enseignants-chercheurs aux disciplines très différentes, se réunit pour discuter de concepts communs, en particulier celui d’évolution et prévoit la publication prochaine d’un livre. Que peut-on en dire à l’échelle de l’univers, à celle des étoiles et des planètes, de la vie sur la terre et de nos sociétés humaines ? En déclinant ce concept, on en arrive tout « naturellement » à soulever le voile du hasard, autre concept commun. Muni d’une certaine expérience du dialogue interdisciplinaire, j’ai trouvé là un exemple « extrême ». Mener un tel dialogue n’est pas facile et pourtant nous y sommes arrivés. Revenons à notre propos sur le hasard. Après bien des discussions et des échanges de textes, nous arrivons à une forme de consensus à son propos. Tout d’abord, nous constatons que le hasard est pris en compte très généralement dans de nombreux champs scientifiques, mais de manière circonstanciée. Le hasard est omniprésent et au cœur de la mécanique quantique, l’un des chapitres les plus importants de la physique du XXe siècle. Il est 136

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aussi pris en compte dans d’autres domaines de la physique, comme « explication » d’une situation : les propriétés macroscopiques de la matière, par exemple sous forme gazeuse, sont expliquées comme le résultat statistique du mouvement désordonné, au « hasard », des molécules de gaz. Le hasard et le désordre résultant sont produits par une multitude de causes élémentaires de même nature. Ainsi, les chocs aléatoires entre molécules résultent de l’agitation thermique. En revanche, en mécanique des fluides, un écoulement turbulent est modélisé par un système d’équations différentielles non linéaires. Dans ce dernier cas, nous rejoignons ce que nous avons déjà appelé le « hasard mécanique », du même type que celui qui engendre un « chaos déterministe ». J’ai déjà signalé qu’Henri Poincaré a remarquablement introduit ce sujet en faisant le lien entre prédictibilité d’un système dynamique et probabilité. Citons un passage d’un de ses ouvrages : « Il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux ; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit »1. Rappelons qu’il s’était notamment consacré au « problème à trois corps », par exemple à l’étude du triplet Terre-Lune-Soleil, qu’il s’était posé la question de la stabilité d’un tel système et par extension de celle du système solaire. De fait, pour qu’un système représenté par des équations différentielles ait cette propriété de pouvoir engendrer du chaos, il faut qu’il soit non linéaire et de dimension au moins égale à trois. Les sciences chimiques introduisent le hasard de la même façon que la physique statistique. Ainsi, peut-on exprimer la loi d’action de masse et les lois de la cinétique chimique en faisant la moyenne 1. Poincaré H., 1912, Calcul des probabilités, Gauthier-Villard. (réimpression, 1987, Jacques Gabay, Paris). L’introduction de cet ouvrage est très détaillée et très accessible à tout lecteur. Poincaré se demande d’où vient pratiquement le hasard. Il énumère un certain nombre de situations qui recouvrent en grande partie ce que nous proposons plus loin (ii, iii et iv). On pourra également trouver d’autres références dans l’ouvrage de Philippe Picard (Op. Cit, p. 205-211). 137

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des interactions élémentaires exprimées comme la probabilité de rencontre des molécules pouvant interagir. La variabilité autour de ces lois devient négligeable quand ces nombres deviennent grands, si bien que l’on peut représenter les dynamiques réactionnelles par des modèles dits déterministes, en l’occurrence des équations différentielles, qui si elles sont non linéaires, peuvent engendrer des dynamiques plus ou moins erratiques, une sorte de hasard macroscopique. Le hasard microscopique est de fait noyé dans le macroscopique. Dans les sciences de la vie, on fait souvent appel au hasard. En génétique, par exemple, les lois de Mendel parlent de « disjonction » et de « recombinaison » aléatoires des gènes, avec toutes leurs variantes modernes1. On le cite également pour expliquer certains processus évolutifs : les variations spontanées en particulier génétiques résultant d’une accumulation progressive de petites mutations2 et la sélection naturelle, sous la pression de facteurs environnementaux aléatoires. Cependant, la tendance générale a été de chercher des mécaniques. Ainsi, des processus de régulation physiologique ont été trouvés3 et ont servi de modèle pour le développement de la cybernétique4 ; on a aussi parlé de programme génétique et de chaînes métaboliques. Comme on l’a déjà remarqué, le vocabulaire s’est même quelque peu étendu et parfois fourvoyé en évoquant des rapports coûts-bénéfices pour expliquer certains comportements de prédateurs ou des

1. Attention le vocabulaire utilisé ici est actuel, ainsi Mendel parlait-il de caractère (Merkmale) et non de gène. 2. Un généticien dirait avec plus de précisions : « une variation aléatoire des fréquences des allèles des gènes au sein d’une population d’individus. Cette dérive est d’autant plus forte que l’effectif de la population est petit », une accumulation de petite mutation peut en résulter, mais pas obligatoirement (remarque faite par un collègue biologiste, Christian Biémont). 3. Rappelons que Claude Bernard s’est illustré dans ce domaine et de plus, qu’il a formalisé sa pratique pour l’ériger en méthode : la méthode expérimentale. 4. L’ouvrage fondateur de la cybernétique a été publié par Norbert Wiener en 1948 : « Cybernetics, Control and Communication in the Animal and in the Machine », The MIT Press (Cambridge, Mass.) et Wiley (New York). 138

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stratégies démographiques de populations naturelles1, quand il ne s’agit pas de voir les écosystèmes spontanés et, de là, la biosphère comme des « super-organismes »2. Certaines disciplines des sciences humaines et sociales font appel au hasard ou plutôt à la contingence, un événement peut se produire sans que l’on puisse prévoir a priori son occurrence. Les événements qualifiés d’historiques apparaissent de façon peu prédictible, même si a posteriori on peut proposer des causes, souvent multiples. Donc, en histoire, Marc Bloch, fondateur avec Lucien Sève du courant des Annales dans l’entre-deux-guerres, propose d’expliquer la plupart des « désordres sociaux » et des ruptures importantes par des décalages temporels entre mentalités et institutions3. De fait, on en arrive à la conclusion qu’un système, social ou naturel, a une histoire à la condition de receler des événements imprédictibles. De plus, les événements successifs modifient sa structure et sa dynamique et de ce fait laissent des traces lisibles dans des « archives », des mémoires des événements passés. Par ailleurs, parmi les phénomènes sociaux, ceux relevant de l’économie ont une composante aléatoire importante, même si de grandes tendances peuvent être décelées. Plus prosaïquement, les acteurs économiques utilisent le raisonnement probabiliste dans le cadre du jeu des affaires. Ce raisonnement peut être fondé sur des évaluations probabilistes quantitatives, mais souvent aussi sur des évaluations empiriques, subjectives. 1. La notion de stratégie sous-entend une intention. C’est un mot pour désigner les plans d’action élaborés pour atteindre un objectif donné, par exemple, gagner une bataille, améliorer les bénéfices d’une entreprise ou l’impact d’une découverte scientifique. Une population naturelle n’a pas d’intention, sa démographie est ce qu’elle est, le résultat de processus évolutifs. Derrière ce mot, on voit poindre des relents de finalisme et de vitalisme. 2. Cette idée constitue l’idée centrale du livre de James Lovelock, 1979, Gaia a new look at life on Earth, Oxford University Press. 3. Hulak F., 2012, Sociétés et mentalité. La science historique de Marc Bloch, Hermann, Paris. Et la critique de Olivier Chelzen : http://www.laviedesidees.fr/ Apologie-pour-Marc-Bloch.html 139

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DES HASARDS MULTIPLES ET IDENTIFIABLES À l’évidence et après de longues discussions, nous en arrivons à décliner le hasard de la façon suivante1.

– Hasard intrinsèque et irréductible Au niveau quantique, il s’exprime spontanément. On ne sait pas le considérer comme résultant d’un processus. Il est irréductible. Il est alors considéré comme une propriété intrinsèque de la matière au niveau le plus petit, celui des particules élémentaires. Pour les systèmes vivants, le niveau quantique semble jouer un rôle à l’échelle moléculaire et pourrait être à l’origine de mutations ponctuelles, par exemple de changements de bases dans une chaîne d’ADN2. C’est le seul hasard qui est « essentiel », toutes ses autres formes étant imputables, après analyse, soit à une incertitude dans la mesure, soit à une imprécision irréductible sur l’état initial du système, soit à un processus engendrant des résultats imprédictibles ou encore à un manque de connaissance. Des phénomènes physiques sont expliqués par ce que l’on appelle une fluctuation quantique. Ainsi, notre univers, tel que nous le connaissons résulterait d’une telle fluctuation dans la « soupe initiale » homogène, qui aurait conduit à ce que l’on nomme une rupture 1. Ce qui est proposé ici, est une adaptation de ce que l’on peut trouver dans l’ouvrage collectif déjà évoqué : Évolution : des galaxies aux sociétés humaines aux Éditions Matériologiques. Cette classification étend et complète ce qu’a proposé Poincaré dans l’introduction à son ouvrage Calcul des probabilités (Op.Cit). Bien entendu, la référence au monde quantique n’en faisait pas partie. Soulignons néanmoins que Philippe Picard mentionne le hasard quantique avec la même interprétation. En revanche, les autres classifications qui suivent sont, à notre connaissance, complètement originales. En ce qui concerne les chaînes causales indépendantes, cette interprétation a été proposée par Antoine-Augustin Cournot (1801-1877). Ce savant est l’un des premiers à proposer une « mathématisation » de l’économie, notamment des processus d’offre et de demande et il mène des réflexions sur le « hasard ». Il se démarque aussi de Laplace qui en traitait plutôt comme un produit de notre ignorance. 2. Buiatti M., Longo G., 2013, Randomness and Multi-Level Interactions in Biology, Theory in Bioscience, vol. 132, n. 3, 139-158, 140

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de symétrie et alors à un milieu hétérogène, où des « grumeaux » auraient été à l’origine des galaxies et des autres constituants comme la matière noire ou l’énergie noire. De telles fluctuations quantiques se produisent aléatoirement au niveau microscopique, sans que l’on puisse identifier ou même imaginer ce qui les produit. En ce sens, elles sont spontanées et irréductibles.

– Hasard intrinsèque et engendré Il résulte d’un processus intrinsèque, endogène ou interne, à un système concerné. Ainsi, les systèmes vivants produisent du hasard, par exemple au sein d’un organisme au niveau des réactions biophysicochimiques, physiologiques ou neurologiques. La traduction en est une expression aléatoire de certains gènes, la mobilité de fractions du génome, la distribution « au hasard » des chromosomes dans les cellules filles lors de divisions cellulaires, l’exhibition de comportements erratiques. – Hasard extrinsèque et engendré Des phénomènes de notre environnement ou élaborés par l’homme et donc en grande partie maîtrisés, peuvent produire du hasard. Ils se traduisent par des résultats imprédictibles. On peut citer : i. la rencontre de chaînes causales indépendantes. Le paradigme du piéton et du pot de fleur, déjà cité, en est une illustration. Il semble bien adapté pour rendre compte de certains processus populationnels ou écologiques. Par exemple, la rencontre de partenaires et de gamètes pour la reproduction sexuée ou encore la dissémination des graines de plantes par des animaux dans un écosystème sont le fruit de chaînes causales indépendantes. Dans le premier cas, il s’agit de la rencontre des partenaires et ensuite de gamètes dont les génotypes sont largement aléatoires, même s’ils proviennent d’un ensemble de possibles défini par ceux des parents. Dans le second cas, nous sommes presque dans la traduction directe du paradigme : une graine tombe d’un arbre à proximité d’un animal, 141

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qui peut la transporter d’une façon ou d’une autre et la déposer à une distance plus ou moins grande du lieu de départ, dans un lieu plus ou moins favorable à la germination… Des processus de ce genre engendrent des répartitions spatiales fortement aléatoires des arbres dans les grandes forêts naturelles. Ce type de distribution est favorable au maintien spontané de la biodiversité et à la résilience de l’écosystème : diversité et désordre sont des facteurs assurant une certaine stabilité. On peut noter que ce hasard peut être considéré comme produit de façon endogène à l’écosystème et donc à rapprocher du cas précédent. L’analyse historique des « turbulences sociales », au sens de Marc Bloch, expliquées en partie par les décalages et les asynchronies, nous semblent relever de ce type de catégorie ; ii. les résultats de processus artificiels ou naturels. Les jeux de hasard, comme le jeu de dés ou le simple pile ou face, ou encore les algorithmes permettant d’engendrer des nombres dits « pseudo-aléatoires » en sont des exemples1. Beaucoup de ces processus peuvent être modélisés grâce à des systèmes dynamiques non linéaires souvent de grande dimension. Dans certaines conditions, ces systèmes peuvent avoir des espaces des phases complexes rendant les trajectoires erratiques, menant à l’impossibilité de prédire un résultat « final ». Cela étant, dans notre vie courante, nous fabriquons du hasard pour jouer. Certains peuvent avoir envie de tricher, de truquer le jeu, en apprivoisant le hasard ; iii. l’agitation thermique où l’énergie contenue dans un grand ensemble de molécules (par exemple, dans un gaz « parfait » contenu dans une enceinte) se traduit en énergie cinétique. Ces molécules se déplacent alors de façon aléatoire et s’entrechoquent 1. Ces algorithmes permettent de simuler des phénomènes aléatoires, mais aussi de résoudre des problèmes déterministes dont on ne sait pas trouver la solution par des méthodes analytiques, formelles ou numériques. Notons qu’il y a quelque chose de troublant, du moins en apparence, dans cette constatation que du hasard puisse être engendré par des algorithmes. 142

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de plus en plus vivement quand cette énergie augmente, par exemple par un apport externe, un « chauffage ». À volume constant, il en résulte une augmentation de la pression sur les parois du contenant. La température du gaz en est l’expression. On peut en déduire des lois macroscopiques, conséquences de l’occurrence simultanée d’une multitude d’événements élémentaires, de même nature, conduisant à des propriétés statistiques simples. Le système est dit ergodique ; dans ce cas, la moyenne des déplacements d’une molécule ou cours du temps est la même que celle d’une population de molécules identiques à un moment donné. C’est le cas des modèles des « gaz parfaits » et des lois de la cinétique chimique. En biologie, lorsque l’on étudie la dynamique de populations microbiennes, en laboratoire, en milieu homogène, nous pouvons également adopter ce type de raisonnement et considérer, au moins en première approximation, que nous sommes en présence d’une multitude d’individus au même comportement élémentaire, à peu de choses près. Par extension, nous introduisons souvent ce type de simplifications en dynamique des populations, même quand il s’agit de populations d’animaux, dont les humains, ou de végétaux ; iv. le chaos dit « déterministe » recouvre un ensemble de solutions possibles de certains systèmes différentiels non linéaires. Ce chaos est lié à la « sensibilité aux conditions initiales » et fait que toutes perturbations, même très petites sur le système (effet papillon), rend impossible toute prédiction au-delà d’un horizon temporel court par rapport à la durée de l’ensemble de la dynamique. Cette dernière apparaissant alors comme complexe, comme dans le cas des phénomènes turbulents. Une partie du hasard biologique est sans doute ainsi explicable. Les composantes chaotiques des orbites des planètes relèvent de ce type de phénomène. À ce propos, notons que les schémas classiques sur la genèse du système solaire ont dû être révisés, suite à la découverte d’exoplanètes « géantes gazeuses » orbitant près de leur étoile. Elles ont 143

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des positions orbitales « inattendues ». L’école de Nice a simulé les débuts du système solaire et a montré que Jupiter a eu une orbite fluctuante, se promenant jusqu’au voisinage de celle de la Terre, et que l’on doit probablement à Saturne d’avoir empêché Jupiter de balayer notre planète naissante1.

– Hasard, perçu, imaginé ou subjectif Nous avons constamment affaire à un monde incertain, nous sommes parfois nous mêmes générateurs d’incertitude. En construisant implicitement un « espace probabilisé », en créant des probabilités subjectives, nous nous donnons des moyens de réfléchir, choisir, décider. La théorie des jeux est assez performante pour représenter la façon dont les humains réagissent dans un monde incertain. Dans les processus de décision, on peut faire allusion à des probabilités, qui peuvent être parfois exprimées en termes numériques, mais le « calcul » sous-jacent reste souvent mystérieux, surtout quand des acteurs différents donnent des valeurs différentes alors qu’un des principes scientifiques fondamentaux est la reproductibilité de l’expérience ou du calcul. Pour illustrer ce propos, on peut prendre le triste exemple de l’explosion de la navette spatiale américaine Challenger. Lorsque la décision a été prise de lancer cette navette le 28 février 1986, les ingénieurs estimaient la probabilité d’un accident à 1 %, soit 0,01 ou 10-2. Ils déconseillaient de lancer. En revanche, les responsables du tir l’évaluaient à 1 000 fois moins, soit 0,000 001 ou 10-5 et ont décidé de procéder au lancement avec les conséquences que l’on sait2. Cette expérience et bien d’autres, montrent que les systèmes technologiques aussi sophistiqués soient-ils, peuvent présenter une certaine incertitude dans leur fonctionnement. Elle montre également les difficultés d’utilisation des probabilités subjectives dans les 1. On pourra aussi consulter le numéro de National Geographic, Chaos dans le système solaire. Nouvelles hypothèses sur l’évolution des planètes, 29.3 : 168, septembre 2013. 2. Morel C., 2002, Les décisions absurdes, Gallimard, Paris. 144

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processus de décision. En revanche, en tenir compte dans l’analyse de ces processus de décision est essentiel tant est qu’elles y participent implicitement ou explicitement. Enfin, on parle de plus en plus des probabilités conditionnelles et du « théorème de Bayes », inventé par le révérend Thomas Bayes au XVIIIe siècle. Ce théorème connaît un regain d’intérêt. On peut le voir comme une « règle de révision des probabilités » lorsque des informations supplémentaires à des données initiales sont connues. Par exemple, on a l’intuition qu’un test positif visant à détecter une maladie indique une forte probabilité que le patient en question soit atteint par cette maladie. En fait, l’interprétation du résultat est plus délicate car elle est très sensible aux données statistiques complémentaires sur la maladie (fréquence de la maladie dans la population, fréquence de faux-positifs, etc.). Dans le livre écrit avec Jean-Luc Chassé (Op. cit.), nous avions présenté un exemple de ce type à une époque où ce théorème n’était pas encore en vogue. En relisant, ce que nous avons écrit paraît convaincant mais montre aussi la difficulté de l’exercice dans des situations un peu plus compliquées. Plus généralement, l’utilisation de ce théorème est féconde pour trier entre des hypothèses différentes. Elle est bien adaptée aux raisonnements sur les probabilités subjectives, mais cette utilisation est aussi risquée. Enfin, on pense que le processus d’apprentissage chez l’enfant suit un raisonnement de type bayésien d’où un renforcement de l’engouement pour cette approche.

– Autres classifications possibles La classification qui précède n’est pas la seule possible. L’important est qu’elle définisse une partition de l’ensemble des significations que nous donnons au hasard et aussi qu’elle soit opératoire. Par exemple, dans la partition qui vient d’être proposée, nous avions dans un premier temps ignoré le hasard subjectif et il a fallu un peu de temps pour nous convaincre que cette classe était nécessaire et faisait augmenter notre ensemble des « hasards ». Au cours de 145

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cette réflexion, nous avons identifié d’autres partitions utiles, par exemple : 1. hasard naturel (spontané) versus hasard artificiel (ou fabriqué) : des processus spontanés, c’est-à-dire indépendants de la volonté humaine, peuvent engendrer du hasard, même dans les systèmes que nous construisons. Le hasard artificiel, est engendré volontairement. C’est le cas des jeux de hasard ou des générateurs de nombres pseudo-aléatoires ; 2. hasard « sauvage » versus hasard « apprivoisé » : cette classification est proche de la précédente sauf que le hasard sauvage, engendré spontanément par des systèmes naturels ou artificiels, est laissé à son expression autonome. Il est apprivoisé quand nous essayons de contrôler son expression. C’est le cas des jeux truqués, ou encore du hasard des systèmes vivants que l’on essaie de « domestiquer ». C’est en fait ce que font les sélectionneurs lorsqu’ils croisent des individus plutôt que de laisser opérer les rencontres aléatoires entre reproducteurs (le hasard endogène aux populations naturelles), mais il reste quand même une composante aléatoire liée à la biologie même de la reproduction. L’important, comparé au discours classique, est que l’on tente d’en savoir plus sur le contenu du hasard, ce que l’on entend plus précisément par là.

TRAITER DU HASARD Le hasard peut donc être qualifié de diverses manières et pour faire avec cette diversité, le calcul des probabilités a été inventé. Cependant, d’autres mathématiques peuvent être utiles. C’est tout particulièrement le cas de la théorie des systèmes dynamiques déjà évoquée. Parler scientifiquement du hasard ne se limite donc pas au calcul de probabilités, mais ce dernier fournit des moyens d’analyse très efficaces et même incontournables. 146

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– La théorie et le langage des probabilités L’invention est assez récente à l’échelle de l’histoire des mathématiques. En effet, si l’arithmétique et la géométrie sont inventées dès l’antiquité et les suites récurrentes au début du XIIIe siècle1, il a fallu attendre le XVIIIe pour voir émerger le calcul des probabilités, avec Pascal et Fermat, et le XIXe pour la statistique, même s’il y eut quelques tentatives auparavant2. L’algèbre des événements a fourni un cadre formel solide pour le calcul des probabilités et sur cette base, Kolmogorov en a défini rigoureusement la théorie. La notion de hasard a été formalisée de diverses manières, notamment par Kolmogorov lui-même, à partir de l’idée d’une « suite sans loi » et donc d’absence d’algorithme permettant de l’engendrer, idée reprise ensuite par Martin-Löf et Chaïtin3. Il y a lieu ici de préciser que tout cela fournit un cadre mathématique strict. On sait de quoi l’on parle, mais, comme nous l’avons déjà souligné, cela ne dit rien sur l’origine du hasard. Cependant, la définition à partir de la notion d’algorithme est féconde, et tout en restant formelle, donne une idée sur la façon d’engendrer une séquence aléatoire : il n’y a pas d’algorithme autre que « écrire la séquence », même si elle n’est pas réellement opérationnelle. Une théorie formelle efficace a été construite, comme c’est le cas pour les autres chapitres des mathématiques utilisés par de nombreuses autres disciplines. Aujourd’hui, deux variantes principales peuvent être distinguées, mais toutes deux fondées sur la même axiomatique et l’algèbre des événements. En premier, l’approche dite fréquentiste, où les probabilités sont considérées comme la limite de fréquences statistiques observées, 1. On peut en attribuer la paternité à Léonard de Pise, dit Fibonacci, dont on peut trouver la première présentation dans son Liber Abacci publié pour la première fois, à notre connaissance, en 1202. 2. Picard Ph., 2007, Hasard et Probabilités. Histoire, Théorie et Applications des Probabilités, Vuibert, Paris. 3. Chaitin G.J., 1991, Le hasard des nombres, La Recherche, 22, 232, 610-615. Zwirn H., 2006, Débusquer le hasard, La Recherche, 403. 147

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représente encore la grande part du calcul des probabilités et de la statistique. Elle permet de préciser les « lois de probabilités », c’està-dire des modèles de distributions des probabilités qui peuvent concerner des univers discrets ou continus. On pourrait appeler « hasard pur » la distribution uniforme : tous les événements ont la même probabilité de se produire. La loi de Laplace-Gauss, aussi appelée loi normale, revêt une grande importance car, étant une loi limite, on observe souvent la distribution « en cloche » bien connue. Une grande part de la statistique, celle permettant de construire des tests de comparaisons entre séries statistiques, s’appuie sur cette distribution. La théorie des processus stochastiques relève essentiellement de cette approche. On peut d’ailleurs noter que le calcul des probabilités peut être construit sur la base de ces processus. Ils permettent d’élaborer des modèles dynamiques, par exemple, ceux de Markov, de ramification, de Poisson ou encore gaussiens. Ils sont très utilisés dans les sciences de la vie : génétique des populations, modèles stochastiques de croissance de populations et leurs variantes déterministes1. L’approche bayésienne, évoquée précédemment, connaît un regain d’intérêt et incite à de nombreuses réflexions et développements. Elle propose donc d’évaluer des probabilités en tenant compte d’informations complémentaires à la stricte fréquence des faits. Précisons néanmoins que le théorème de Bayes se déduit immédiatement de l’algèbre des événements et n’a rien de magique. Une autre utilisation à celle concernant les tests médicaux, consiste envisager des hypothèses alternatives d’une théorie scientifique, constituant alors autant d’informations complémentaires posées a priori. Ces informations ne sont pas considérées tantôt vraies, tantôt fausses, comme en

1. Pour les modèles sous-jacents, on s’accordera sur la définition suivante : un modèle stochastique contient des termes probabilistes, un modèle déterministe n’en contient pas. Néanmoins et comme nous l’avons déjà signalé, ce dernier peut produire des résultats imprédictibles. Un modèle déterministe peut également dériver de modèles probabilistes, par exemple, lorsque l’on s’intéresse aux variations des valeurs moyennes. 148

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logique, auxquelles on peut attribuer les valeurs 0 ou 1, mais connues avec un certain degré de certitude, mesurées par des probabilités des informations a priori, dont les valeurs sont comprises entre 0 et 1. Les probabilités introduites sont en général subjectives ; les valeurs sont données selon la vraisemblance des hypothèses. Si cette démarche est largement critiquée, c’est néanmoins un moyen de trier entre plusieurs hypothèses alternatives et aussi de prendre en compte la complexité d’un problème scientifique : la probabilité subjective intègre une connaissance non décomposée ou non décomposable en éléments plus simples. Concrètement, l’approche fréquentiste est dominante lorsqu’il s’agit d’étudier des phénomènes physico-chimiques. Elle le reste aussi largement dans les sciences de la vie. Ainsi, la biométrie restet-elle largement fréquentiste, même si l’approche bayésienne gagne du terrain, mais comme complément à cette approche et non pas comme une alternative. Dans les sciences de la décision, comme le diagnostic médical, l’approche bayésienne est très utilisée. Quand il s’agit de choisir entre plusieurs hypothèses alternatives (les causes) ayant observé les conséquences, cette approche est aussi utile et de plus en plus employée. Enfin, dans les sciences de l’homme et de la société, émerge un calcul des probabilités fondé sur des notions mieux adaptées à beaucoup de situations, comme les probabilités subjectives1 déjà évoquées, mais donnant aussi lieu à d’autres développements que ceux de l’approche bayésienne. En définitive, Pour traiter du hasard, le calcul des probabilités est d’une redoutable efficacité. Mais, encore une fois, il ne dit rien sur le hasard lui-même, notamment sur son origine, sur ce qui le produit. C’est pourquoi nous avons tenté d’en cerner les contours et de détecter, dans les discours scientifiques, les visions qu’en ont les disciplines 1. Cozik M., Walliser B., 2012, Ce que mesurent les probabilités, Prisme, 24, Centre Cournot, Paris. 149

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qui ont affaire à lui. Le fait que le calcul des probabilités soit déconnecté de toute interprétation « physique » particulière, lui confère une généralité très précieuse. Cependant, tout phénomène imprédictible n’est pas justiciable d’une approche probabiliste. C’est par exemple le cas de l’événement singulier, unique, dont l’occurrence nous surprend car il ne correspond pas à notre vision du monde, à la théorie plus ou moins implicite dont la vérification permanente est attendue. En effet, et par définition, une probabilité est une mesure, un nombre compris entre 0 et 1, sur un ensemble d’événements possibles comprenant plus d’un élément et donc d’une distribution, celle des probabilités des différents événements possibles. C’est le cas par exemple des jeux de hasard où l’univers des possibles est défini a priori, par exemple, pour le jeu de dé : {1, 2, 3, 4, 5, 6}, avec la distribution uniforme, à savoir que toutes les issues ont la même probabilité de se produire, à savoir 1/6. En physique quantique, à une particule donnée est associée une distribution donnant la probabilité de sa présence dans un espace donné, par exemple, une distribution gaussienne. Bien sûr, on pourra objecter qu’un ensemble de possibles peut être défini par l’occurrence d’un événement, même unique, avec la probabilité p et sa non occurrence, avec la probabilité 1 – p. Il n’en demeure pas moins que pour ce type d’événement, on ne peut évidemment pas avoir une évaluation de ces probabilités sur la base fréquentiste. On ne peut pas non plus l’évaluer par une approche théorique, car l’occurrence ne correspond pas à la « théorie attendue », sinon il ne nous « surprendrait » pas. Pour cela, il faut donc compléter la théorie, ou trouver une théorie alternative. C’est-à-dire faire évoluer ou changer notre représentation du monde1 ou bien 1. C’est, par exemple, ce qu’essayent de faire des spécialistes de physique quantique qui tentent d’interpréter la théorie quantique en considérant les probabilités comme subjectives, à travers un « bayésianisme quantique » ou « Qbisme ». L’étrangeté du monde microscopique ne serait alors qu’apparente. Introduire l’état mental du scientifique a quelque chose de convaincant et d’autant plus qu’on pratique une discipline moins « dure » que la physique quantique. Cf. von Baeyer H.C., 2013, L’étrangeté quantique, juste une impression ? Pour la Science, 415, 31-35. 150

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faire appel à des probabilités subjectives. Par exemple, il est impossible d’associer une probabilité à l’apparition spontanée d’un premier organisme dans la soupe prébiotique. En revanche, penser en termes de processus parallèles, s’étalant dans le temps peut permettre sinon d’aboutir à une probabilité, du moins d’imaginer un schéma plus vraisemblable qu’une émergence extemporanée d’un tel organisme. C’est plus généralement le cas lorsque l’on s’intéresse à l’évolution. En effet, on se trouve devant une difficulté majeure : l’univers des possibles, celui des formes vivantes, se construit et se modifie en permanence, si bien que le concept de probabilité perd de sa pertinence sinon même de son sens. Peut-être imaginerons-nous un jour une « phylogénie prospective »1 qui permettrait de prévoir, en probabilité (ou non, car on ne pourra pas forcément associer une probabilité), l’émergence d’une espèce particulière dans un phylum donné avec un horizon temporel précis. Cette proposition est quelque peu hétérodoxe, car par définition, la phylogénie s’applique à ce qui existe et à ce qui a existé. Néanmoins, certains auteurs on tenté ce que l’on pourrait appeler une « phylogénie rétrospective », c’est-à-dire de détecter la possibilité d’existence passée d’organismes qui n’ont pas été observés. La plus profonde rétrospection a permis de reconstituer un possible ancêtre commun à l’ensemble des êtres vivants : LUCA (Last Universal Common Ancestor). D’autres tentatives plus spécifiques ont déjà été faites2. Néanmoins, nous n’en sommes pas encore à une phylogénie prédictive, si tant est que l’idée soit pertinente ou 1. La phylogénie vise à reconstituer l’histoire des espèces et de leurs apparentements. À partir de l’observation d’un certain nombre de caractères, des arbres phylogénétiques sont construits, en gros à partir de critères de ressemblance. Ces arbres sont sensés traduire les relations entre espèces. De proche en proche, des groupes émergent que l’on appelle des phylums. Aujourd’hui, on travaille toujours sur des caractères morphologiques et de plus en plus sur des séquences génomiques : des gènes, des ensembles de gènes, voire des génomes entiers. 2. Zhuravlev A.V., 2005, Morphological and histological trends in late devonian conodont lineages, In Middle Palaeozoic Vertebrates of Laurussia: Relationships with Siberia, Kazakhstan, Asia and Gondwana (Ivanov A. and Yound G., Eds), Ichthyolith issues special publication, 9, 49-52. 151

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même ait un sens au moins pour l’instant. Que le lecteur ne soit pas étonné par ce qu’il vient de lire : c’est souvent ce type de questions a priori très spéculatives, mais excitant l’imagination, qui font avancer la recherche. De toute façon, tout cela ne peut se construire sans revoir les aspects théoriques : un hasard sans probabilité, ou une théorie complétée, physique ou biologique. Cela rajoute aussi une couche à notre critique de la gestion de notre système de recherche, la pensée spéculative en est en grande partie exclue par principe alors qu’elle porte en germe les grands progrès de demain.

– La théorie et le langage des systèmes dynamiques Comme on l’a vu, dans l’introduction de son ouvrage sur le calcul des probabilités, Poincaré suggère déjà un lien entre une partie de la théorie des systèmes dynamiques et ce calcul des probabilités dont il traite. Cela mérite une grande attention, voire des développements formels ou, de façon plus accessible, des expériences numériques1. Fondamentalement, il y a une différence conceptuelle importante : le hasard de la théorie des probabilités prend comme ordre sousjacent un ensemble d’événements pouvant se produire ou pas : l’univers des possibles. Pour les systèmes dynamiques, l’ordre sous-jacent est défini par un système d’équations (différentielles ou récurrentes) mettant en relations des variables et permettant de décrire l’évolution dans le temps de ces variables. Par exemple, dans la théorie du chaos, 1. Par exemple, si l’on additionne des valeurs obtenues par des suites engendrées par l’équation xn = r xn (1 - xn), pour des valeurs de r pour lesquelles on enregistre des dynamiques chaotiques, la distribution d’une somme de plus de quatre de ces variables est gaussienne. C’est une illustration du « théorème central limite » qui s’applique à la somme de variables aléatoires. Comme rien n’est supposé sur ces variables, si ce n’est sur leurs distributions, notamment sur la façon dont elles sont produites, cela n’a rien d’étonnant, sinon la vitesse de convergence vers la distribution gaussienne. Il n’en demeure pas moins qu’ainsi on illustre le lien entre systèmes dynamiques et probabilités. 152

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cet ordre est donné par l’ensemble des équations qui définissent le système dynamique. Pour étudier les solutions de tels systèmes, les méthodes géométriques sont très efficaces et permettent aussi d’illustrer de nombreux concepts. Ainsi, l’espace des phases est celui défini par les variables du système. Comme on l’a déjà signalé, il est plus ou moins compliqué, il peut être une vaste plaine avec peu de relief. Il peut être aussi un paysage montagneux tourmenté. L’évolution conjointe de ces variables dessine une trajectoire sur des surfaces de cet espace. Nous n’entrerons évidemment pas dans les détails en nous limitant à l’utilisation de cette idée de relief muni d’un champ vertical analogue à la gravité (cf. l’encadré 5).

ENCADRÉ 5 SENSIBILITÉ AUX CONDITIONS INITIALES : DU CÔTÉ DE JURASSIC PARK

À gauche, image issue du film « Jurassic Park » : Ian Malcom, le « chaoticien » explique à la paléobotaniste, Ellie Stattler, les raisons pour lesquelles un « système complexe », comme le parc, peut dériver. À cette fin, il lui demande de quel côté la goutte d’eau, qu’il va faire tomber sur l’articulation du majeur de la main d’Ellis, va couler. Elle ne peut pas répondre car elle comprend alors que selon le point de départ, l’eau va couler de façon imprédictible sur le dos de sa main. 153

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À droite, dans ce paysage tourmenté, partant de lieux très voisins, les trajectoires de deux billes peuvent être très différentes. Ces trajectoires sont des géodésiques. De plus, les systèmes réels que nous considérons ne sont pas isolés, par exemple, un « coup de vent » peut balayer le paysage montagneux, et modifier la trajectoire de la bille la plaçant sur une autre géodésique, ce « coup de vent » pouvant résulter d’un autre système dynamique, celui d’une « atmosphère ». Cela étant, le langage de la théorie est toujours efficace et permet d’avoir une perception mécaniste du hasard.

Dans de tels paysages, ces trajectoires d’un point à un autre suivent des lignes dites géodésiques, c’est-à-dire de « plus court chemin » ou de « moindre énergie ». Les sommets sont des lieux « instables », formellement des « points fixes » instables, le fond des cuvettes des points fixes stables. Un objet partant d’un point quelconque va descendre la pente et s’immobiliser au fond d’une cuvette. Si le paysage est tourmenté, des points de départ proches peuvent suivre des chemins très différents. Il se peut aussi que le fond ne soit pas réduit à un point, mais à une vallée, non pentue et fermée, de forme plus ou moins compliquée (avec un relief au milieu). Notre analogie géographique est toujours valable, mais comme il n’y a pas d’autre force que celle supposée analogue à la gravité, par exemple aucun frottement, notre bille va tourner indéfiniment au fond de la vallée, traçant une sorte de cycle, appelé cycle limite. L’ensemble des formes, points, cycles plus ou moins compliqués, sont des « attracteurs » s’ils sont stables, et « répulseurs » s’ils sont instables. Une perturbation peut faire sortir la bille d’un attracteur et franchir un sommet. Elle tombera alors dans un autre relief vers un autre attracteur. On parle alors de bifurcation. Certaines perturbations peuvent être introduites comme variables dans le système d’équation décrivant le phénomène réel en question, une sorte d’internalisation des ces perturbations. Inversement, on peut exclure certaines variables d’état du système et les faire agir comme des variables externes, on parle alors d’externalisation. Dans 154

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le premier cas, la dimension de l’espace des phases et la complexité du paysage sont alors augmentées, ainsi que la diversité des trajectoires possibles et on le comprend aisément. Ces trajectoires observées et les évolutions correspondantes au cours du temps peuvent apparaître compliquées et erratiques, ressemblant à ce que l’on a l’habitude de cataloguer comme des phénomènes aléatoires. En revanche, dans le cas de l’externalisation, on simplifie l’espace des phases, mais alors le risque est grand de ne pas voir certaines solutions, certains comportement. Au-delà de cette description, même si un phénomène n’est pas formalisé en termes précis d’un système d’équations différentielles, le langage et la géométrie définis par les mathématiciens et les physiciens sont très efficaces dans la mesure où ils parlent à notre perception immédiate des formes, même compliquées, qui nous entourent. En conclusion, ces deux exemples, celui de la théorie des probabilités et celui des systèmes dynamiques montrent la fécondité de telles approches, indépendantes de toute interprétation spécifique dans le monde réel, même si elles ont été inspirées par des faits de notre inventivité, comme les jeux de hasard, ou de nature, comme les orbites des planètes de notre système solaire. Les mathématiques sont bien ce langage universel tant espéré pour construire des discours sur des réalités aussi diverses, notamment pour traiter de la polysémie du hasard.

RÉGULER L’EXPRESSION DU HASARD ? Prenons l’exemple des dispositifs technologiques. S’ils sont un tant soit peu complexes, nous savons que pour leur assurer un bon fonctionnement, il faut prévoir des régulations, même pour la « simple » machine à vapeur ou plus prosaïquement encore la machine à cuire qu’est la cocotte minute. N’en serait-il pas de même 155

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pour l’économie et plus généralement pour tout système que l’on pourrait qualifier de complexe ? Ces systèmes sont non isolés, ils sont soumis à des aléas venant de leur environnement1 (hasard exogène), ils sont aussi susceptibles de produire des aléas internes (hasard endogène). Comme nous l’avons déjà suggéré, un système complexe peut engendrer son propre hasard dont la conséquence est une incertitude sur notre capacité à prévoir ses états actuels et futurs. Nous savons que, dans certains cas, par exemple dans les systèmes vivants, une part de hasard, mais une part seulement, est utile, voire nécessaire, pour fonctionner, s’adapter et évoluer. N’en serait-il pas de même pour ceux que nous concevons : systèmes techniques ou socio-économiques ? Ces derniers peuvent-ils se passer de régulations pour éviter les catastrophes ? Sans doute pas. De fait, l’étude des systèmes vivants est riche d’enseignements, nous pouvons identifier les parts laissées au hasard, mais aussi aux régulations. L’extraordinaire travail de Claude Bernard, que nous avons évoqué, a montré comment la physiologie des mammifères et singulièrement celle de l’homme est régulée. Ces travaux ont été utiles non seulement pour la physiologie et la médecine, mais aussi pour inventer la cybernétique. Il reste néanmoins une part importante laissée aux processus spontanément aléatoires, ne serait-ce qu’au moment de la division cellulaire, mais aussi dans beaucoup d’autres fonctions2. On a déjà cité le comportement erratique de certaines proies, comme une gazelle, fuyant un prédateur, comme un guépard3. Résultats d’une évolution de près de quatre milliards d’années, les systèmes vivants, de la cellule à l’écosystème, selon leur type, présentent une part plus ou moins grande de processus forte1. Cet environnement est lui-même un système complexe. 2. Gandrillon O., Kolesnik-Antoine D., Kupiec J.J., 2012, Chance at the heart of the cell, Progress in Biophysics and Molecular Biology. 3. Humphries D.A., Driver P.M., 1967, Erratic display as a defence against predators, Science, 156, 1767-1768. Driver P.M., Humphries D.A., 1988, Protean behavior: the biology of unpredictability, Oxford University Press. 156

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ment régulés, ou, au contraire très aléatoires. Leur permanence sur le long terme est une preuve que l’apparition et la persistance de ces deux grandes catégories de processus sont utiles au maintien de ces systèmes. Nous avons souligné l’importance de l’aléatoire dans le processus évolutif lui-même. En examinant, même sommairement, le monde vivant, il apparaît que la part laissée au hasard et aux processus qui l’engendrent est limitée dans les organismes, ce qui a fait longtemps comparer ces organismes à des machines. En revanche, elle semble très importante dans les écosystèmes naturels, où, même si les humains ont pu laisser des empreintes, la part laissée aux processus spontanés est immensément plus importante. De longs débats opposent les tenants de l’auto-organisation des écosystèmes, au point, comme nous l’avons déjà évoqué, de les comparer à des super-organismes, à ceux qui défendent plutôt l’idée de systèmes désordonnés et de maintien de ce désordre par des processus naturels. On peut facilement montrer que ce désordre est favorable à la biodiversité et les rend plus résilients de ce point de vue, c’est-à-dire leur permettant d’encaisser des perturbations, au point que l’on peut se poser raisonnablement la question non pas d’une auto-organisation, mais au contraire d’une auto-désorganisation. Sans pour autant se prêter à une analogie rapide, il est d’ailleurs intéressant de noter que la thermodynamique des systèmes isolés montre que la stabilité est atteinte à l’équilibre, où le désordre est maximal. Cet état est atteint spontanément pour les systèmes non biologiques. En revanche, les systèmes vivants créent de l’ordre, mais ils peuvent aussi engendrer du désordre. Dans certains cas, comme pour les écosystèmes naturels, ce désordre leur assure de la stabilité, qui se traduit par leur maintien, au moins globalement, aux phénomènes évolutifs près, sur le long terme. De plus, la biodiversité est aussi facteur de stabilité ; cette biodiversité qui est aussi un fruit de divers hasards. Pratiquement, tous ces processus font que les systèmes vivants évoluent. La condition fondamentale de l’évolution et qui assure la 157

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permanence de la vie elle-même est la diversité résultant de hasards multiples. De quoi donner le vertige, n’est-ce pas ?

SYSTÈMES VIVANTS ET SYSTÈMES SOCIAUX : LA FIN DE L’HISTOIRE N’EST PAS POUR DEMAIN ! On note que l’idée que des systèmes vivants, notamment des écosystèmes, tendent vers un état idéal, une espèce d’équilibre, est largement répandue, même dans les milieux scientifiques. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant. Nous évoluons et nous sommes condamnés à évoluer. Nous sommes incapables d’en prévoir l’aboutissement, si tant est qu’il y en ait un, nous pouvons tout juste nous projeter dans un avenir limité et faire que cette évolution soit cantonnée dans un domaine humainement acceptable, cet acceptable étant sans cesse redéfini, et si possible orienté vers un avenir meilleur, l’idée de meilleur étant aussi changeante. Nous ne sommes pas sur un « long fleuve tranquille », nous naviguons sur le cours turbulent de l’histoire. Faisons au mieux, soyons adaptables et rendons plus confortable et fiable l’esquif sur lequel nous voguons.

CONCLUSION Nous savons que le hasard est omniprésent dans les systèmes vivants et plus généralement dans beaucoup d’autres systèmes. L’analyse proposée permet de mieux le qualifier, le cerner et de proposer, au moins en principe, d’en réguler l’expression, notamment dans les systèmes vivants. Il faut enfin souligner que loin des perceptions négatives que l’on peut en avoir, il peut être utile, voire nécessaire dans de nombreuses situations.

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4 L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

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Enfant de la campagne, j’aimais me promener dans les chemins creux, tracés entre deux haies, ou dans les petits bois au voisinage de la maison familiale, en admirant plantes et animaux. Découvrir la nature était un ravissement, mon idéal, herboriser un passe-temps délicieux. STOP, reprenons le film… Oui, je suis un enfant de la campagne, aimant m’y promener, mais pas trop soucieux de « biodiversité » et même souvent agacé par les insectes piqueurs ou les ronces qui égratignent. J’avais aimé Bambi, mais je n’identifiais pas ma nature avec celle du film. Les chemins et les bois étaient plutôt des espaces de jeux ou de rêves, d’aventures imaginées, puis, avec l’adolescence, un petit peu du bois de Trousse-Chemise. Il ne faut pas réécrire l’histoire pour l’idéaliser et la faire coller avec les perceptions actuelles, même les miennes. En revanche, le village où j’ai vécu mon enfance était traversé par une jolie petite rivière et lové dans une verte vallée. Il y avait quelque chose d’un autre et célèbre film « Qu’elle était verte ma vallée »1, sauf qu’à la place de la mine, c’était une usine. Sans doute à l’époque, me suis-je un peu comparé au petit garçon de ce film. Plus tard, je ne souhaitais pas être naturaliste, mais ingénieur et si possible aussi scientifique, ce que j’ai été. Ce n’est qu’en intégrant et en adoptant la recherche et l’enseignement supérieur que je me suis intéressé à la nature, à la biologie et à l’écologie. J’étais aussi attiré par les sujets touchant au milieu rural, singulièrement à la forêt. Il faut encore souligner que lors de ma jeunesse, quand j’étais élève et même plus tard étudiant, on ne parlait pas d’écologie, tout au 1. Ce film de John Ford est sorti en 1941. Le scénario est tiré d’un roman éponyme de Richard Llewellyn. Il reçut cinq oscars en 1942. Parmi les acteurs, on relève Walter Pidgeon et la sublime Maureen O’Hara. Il met en scène un jeune garçon, Huw, joué par Roddy McDowall avec lequel nous, enfants de l’après guerre, pouvions nous identifier. La critique l’a plutôt perçu comme un conte biblique. Aujourd’hui, l’opinion a quelque peu changé. En fait, il dépeint une vraie transition sociale : luttes ouvrières, explosion de l’ordre familial, discours moderniste du pasteur, libération de la jeune femme, mariée, qui revient vers le pasteur dont elle est depuis le début amoureuse. Biblique, peut-être mais surtout quelque peu révolutionnaire. 160

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

plus mentionnait-on les sciences naturelles, ou alors d’autres disciplines comme la zoologie ou la botanique. Sans doute, cette science encore nouvelle était un peu compliquée à présenter et peut-être qu’à l’époque, les scientifiques eux-mêmes avaient quelques difficultés à en cerner les contours. De plus, au moment du réductionnisme triomphant, de l’émergence et du développement de la biologie moléculaire, cette science de synthèse avait du mal à s’imposer. En effet, elle s’intéresse à des populations d’êtres vivants, de tous types, procaryotes et eucaryotes (animaux, végétaux et microbiens), constituant des communautés. Elle se consacre à leur description, à leur distribution dans l’espace et à leur fonctionnement, notamment à l’étude des interactions de ces êtres vivants entre eux et avec leur milieu. L’ensemble des communautés et de leur milieu local, structuré, limité spatialement mais ouvert, constitue ce qu’on appelle un écosystème. Enfin et c’est plus mal connu, dès ses débuts, elle utilise des modèles pour décrire les dynamiques en œuvre, un handicap dans les sciences de la vie encore peu formalisées, à part la génétique. Quand je commence mon parcours de chercheur, en 1966, l’écologie est connue, mais encore peu reconnue comme discipline scientifique, au moins en France. Même aujourd’hui, le débat persiste encore dans certains milieux académiques de notre pays. Situation curieuse, car dans les années 1930, des scientifiques français étaient en pointe, notamment dans ce que l’on pourrait dénommer aujourd’hui l’écologie théorique et l’écologie évolutive1. L’une des questions que l’on peut se poser aujourd’hui : pourquoi après la guerre et jusqu’au début des années 1980, l’écologie s’est-elle peu développée au niveau national alors que c’était le cas dans les pays anglo-saxons ? Pour y

1. Au point qu’une grande partie de l’ouvrage : Scudo F.M., Ziegler J.R., 1978, The Golden Age of Theoretical Ecology: 1923-1940. Lect. Notes in Biomathematics, Springer-Verlag est consacrée à la traduction de publications en français, éditée sous l’initiative de Georges Teissier. C’est le cas, par exemple, des travaux de Gause et de Kostitzin (Op. Cit). 161

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répondre, il faudrait faire un véritable travail sur le sujet de l’histoire des sciences comme cela a été le cas pour la génétique (cf. travaux de Jean Gayon1). On peut néanmoins avancer quelques hypothèses : les sciences de la vie en France ne sont alors pas sorties d’une vision assez classique, en partie sous l’influence du Muséum d’histoire naturelle. Le Lamarckisme militant est encore présent ; la génétique accuse un retard important ; les novateurs, notamment Georges Tessier et ses collaborateurs sont peu nombreux et bien occupés par ailleurs, notamment à introduire la génétique moderne et plus généralement à reconstruire la recherche scientifique en France après les années noires de la guerre. Ils y réussissent brillamment, mais l’écologie reste longtemps au bord du chemin. Mais n’allons pas trop vite. En 1966, à la faculté des sciences de Lyon, les sciences de la vie sont représentées par quatre composantes : la zoologie, la botanique, la physiologie et la biologie générale et appliquée. Un autre domaine, qui me semble aussi appartenir en grande partie à ce secteur, la paléontologie, relève alors de la géologie. Le laboratoire de biométrie, où je suis entré, est alors une composante de la section de biologie générale et appliquée. Dans ce laboratoire, la biologie moléculaire s’installe également ainsi que la biologie des populations. Le lecteur non scientifique peut s’étonner de ce découpage. À l’époque, Il n’est évidemment pas propre à l’université de Lyon, mais se retrouve dans la plupart des autres institutions scientifiques et correspond à l’organisation des sciences commencée au XVIIIe siècle, singulièrement renforcée au XIXe et dans la première moitié du XXe. Notre section rompt déjà avec cette logique en s’intéressant aux processus du vivant qu’ils soient animaux, végétaux ou microbiens, et bien qu’académique, ne dédaigne pas les « applications » agronomiques ou médicales. L’idée dominante est que pour étudier certains 1. Gayon J., Burian R.M., 2004, National traditions and the emergence of genetics: the French example, Nature genetics, 5, 150-156. 162

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

mécanismes fondamentaux, il faut le faire sur des matériels biologiques les plus adaptés : pour les aspects génétiques, la drosophile, pour la biologie moléculaire émergente, le vers à soie ou une petite algue, l’euglène, pour la différentiation cellulaire, les nématodes, etc. Progressivement, dans les années 1970, la situation change. La botanique périclite avec l’individualisation de la microbiologie, dont une partie, qui devient l’écologie microbienne, et rejoint notre groupe. D’un autre côté, la zoologie progresse tranquillement vers l’écologie des écosystèmes, avec pour champ d’étude principal les rivières, plus généralement les « hydrosystèmes » continentaux. De notre côté, nos laboratoires s’individualisent plus nettement, la biométrie voit sa composante biologique augmenter, tout en gardant sa spécificité d’utilisation et de développement d’outils mathématiques et informatiques pour explorer le vivant. Déjà l’écologie fait partie de notre horizon scientifique, même si elle n’apparait pas encore explicitement, émerge aussi l’évolution moléculaire. Les sciences de l’évolution sortent alors de la géologie et de l’anatomie comparée. Ces tendances se renforcent dans les années 1980. La biologie des populations, articulant biologie et écologie, est fondée sur des études quantitatives, notamment démographiques. Elle se développe dans notre laboratoire, tant sur le plan théorique, qu’expérimental. Les études de terrain ne sont pas en reste. Mon équipe y participe. Parmi les acteurs principaux, Jean-Dominique Lebreton, alors enseignant-chercheur au laboratoire, réussit à m’entraîner dans des « parties » de baguage de mouettes, quelquefois dans des conditions exotiques, par exemple sur la décharge de SaintÉtienne où ces sympathiques animaux se regroupaient le matin, pour se nourrir après épandage de déchets fraîchement recueillis. Nous en sortions dans un état odoriférant assez épouvantable, mais nous nous amusions bien. Que ne faut-il pas faire pour recueillir de bonnes informations pour nos modèles ! Jean-Dominique excelle dans les deux : l’acquisition de données et la modélisation. Nous sommes alors au début des années 1980. 163

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Après cette récréation revenons à l’écologie. À Lyon, une part importante est regroupée maintenant dans deux laboratoires, l’écologie microbienne et l’écologie des hydrosystèmes, plus une autre partie dans le laboratoire de biométrie et de biologie évolutive, sous sa dénomination actuelle. Ce dernier ayant considérablement augmenté tout au long de ses 50 ans d’existence : une douzaine de membres à la création du laboratoire de biométrie, en 1962, et près de 300, en 2014. En ce qui me concerne, début des années 1980, je délaisse la biologie moléculaire florissante pour l’écologie encore en devenir. Deux raisons essentielles l’expliquent, d’une part, à l’époque, les molécularistes plongent allègrement dans l’étude des séquences d’ADN et s’éloignent des aspects dynamiques qui constituent ma préoccupation principale. D’autre part, je trouve alors dans l’écologie et singulièrement l’écologie microbienne, matière à valoriser et à développer mes efforts méthodologiques et théoriques sur la dynamique des systèmes vivants. Voilà, très schématiquement, comment les choses ont changé au cours du temps dans mon proche environnement professionnel. On voit ainsi, sur cet exemple, que la science et son organisation ne sont pas statiques, qu’elles évoluent régulièrement, continûment ou par brusques ruptures. C’est vrai aussi pour la trajectoire scientifique d’un chercheur : elle n’est pas linéaire, mais pour ne pas se perdre, il faut baliser son chemin, pour moi, je l’ai déjà évoqué, les modèles étaient mes petits cailloux. L’écologie est ainsi devenue une discipline clé, notamment avec la nécessité d’aborder un objet de recherche compliqué, à savoir notre environnement. En revanche, l’appropriation du mot par des courants politiques et idéologiques contribue à la rendre quelque peu confuse pour beaucoup de scientifiques, et encore plus pour les autres. Néanmoins, à Lyon, les choses se passent plutôt bien ainsi qu’au niveau national, dans les programmes interdisciplinaires de recherche sur l’environnement du CNRS. Cependant début des années 1990, je me pose quelques questions. Dans le champ de l’écologie scientifique, 164

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

je sens alors qu’il n’y a pas une profonde cohérence. À Lyon, cela se traduit par quelques différences de point de vue, mais pas assez prononcées pour que nous investissions dans la compréhension de ces différences. De plus, de nombreux scientifiques pensent que l’épistémologie est sans doute une bonne distraction, mais sans plus. Je ne commence à le comprendre que ces toutes dernières années en réfléchissant sur le champ de recherche qui est devenu majeur pour l’écologie, celui de la biodiversité. Avant d’en esquisser une timide analyse, il me faut prendre du temps et des précautions, car n’étant pas écologue de formation, je crains toujours d’être inutilement hérétique. Puis, très récemment, je découvre que je ne suis pas le seul à me poser des questions. Donc je prends le risque de livrer ma pensée sur le sujet.

EN PASSANT PAR LA BIODIVERSITÉ, DE RIO À SYDNEY Rappelons que le terme globalisant de « biodiversité » est inventé en 1985 et popularisé en 1988, notamment grâce à l’ouvrage édité par Edward Wilson1. En 1992, lors de la désormais célèbre conférence de Rio, la biodiversité est au centre des discussions, notamment avec l’élaboration de la Convention sur la diversité biologique (CDB). On notera que le mot biodiversité ne s’est imposé que par la suite, à la fois scientifiquement et médiatiquement. L’aventure amazonienne, dont nous parlons plus loin, m’a plongé encore plus dans l’écologie et dans sa thématique désormais devenue centrale, celle de la biodiversité. Comme le signalent Neff and Cowley 2: « La biodiversité […] est un mot qui a été inventé pour

1. Wilson O.E. (Ed), 1988, Biodiversity. National Academic Press, Washington D.C. Ce livre peut être téléchargé gratuitement sur le site de l’Académie des sciences des États-Unis. 2. Tiré de : Neff M.W., Corley E.A., 2009, 35 years and 160,000 articles : a bibliometric exploration of the evolution of ecology, Scientometrics, 80 : 3, 657-682 (Traduction de l’auteur). 165

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intégrer une diversité d’autres concepts ainsi que des normes éthiques […] la biodiversité comme concept au sein de l’écologie marque l’une des tendances les plus significatives dans ce domaine. » L’écologie s’est donc approprié cette thématique. Elle a connu beaucoup de succès depuis. Nous l’avons même identifiée à l’époque de la conférence de Rio, comme relevant d’une des trois grandes questions mondiales de recherche sur l’environnement et le développement à long terme1, avec celle des changements globaux, notamment de l’évolution du climat et celle du bien-être des sociétés humaines. Ainsi, dans la foulée de cette conférence, sous l’initiative de Robert Barbault, nous créons un programme de recherche à ce sujet. Dans la foulée, je me souviens avoir défendu l’utilisation de ce mot lors d’une réunion de mon laboratoire pour définir une part importante de son activité. Cette proposition a été fort discutée et quand même adoptée. Signalons dès à présent que ce néologisme recouvre un sens plus large que celui de l’expression « diversité biologique » d’où il est issu et exprime des inquiétudes légitimes sur l’exploitation des ressources naturelles vivantes2, sur les conséquences des multiples pollutions, du défrichement d’espaces naturels et plus généralement des effets de l’action des humains sur leur environnement et les incidences, en retour, sur ces mêmes sociétés. Tout cela fait craindre une disparition de nombreuses populations d’êtres vivants et même

1. Barbault R., 1992, Pour un programme national « dynamique de la biodiversité et environnement », Lettre du programme Environnement du CNRS, 7, 7-9. 2. Ces effets vont de la raréfaction de ces ressources, comme nous le craignons et ce n’est pas nouveau aux dires des historiens, au « juste retour » de cette exploitation pour les sociétés autochtones. Cette question est au centre des préoccupations lors de l’élaboration de la CDB à Rio. Un terme est alors inventé pour qualifier l’appropriation de la biodiversité d’un territoire sans retour pour les populations locales : la biopiraterie. Quoiqu’on en pense, plus souvent imaginaire que réelle, l’invention du mot a sans doute l’avantage de limiter les mauvaises pratiques. 166

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de beaucoup d’espèces1. Des exemples convaincants semblent étayer cette hypothèse, notamment la disparition historiquement constatée de certaines espèces, comme le célèbre Dodo, le Dronte de l’île Maurice, ou variétés, comme l’ours des Pyrénées. D’autres sont estimées être en danger, tel l’ours polaire. L’homme destructeur ne se contente pas de croquer une pomme, il mettrait la « Création » en danger. Cela étant, derrière les discours catastrophistes ou conservationnistes sur la biodiversité, je perçois quelques approximations scientifiques, si bien que très convaincu au départ de la pertinence des recherches sur la biodiversité, après avoir creusé la question, puis écrit des textes et fait de nombreuses conférences sur le sujet, j’en arrive à m’interroger, à douter non pas sur le fond mais sur l’ampleur que cela prend. Bien sûr, le doute est le propre du scientifique, mais sur une grande question qui réunit beaucoup de chercheurs, très médiatisée et devant un public acquis à la cause, ne devrais-je pas douter de mon doute ? Très schématiquement, trois biais importants m’apparaissent : d’abord et malgré le battage médiatique, la faiblesse des données sur ce qui est appelé l’érosion de la biodiversité, bien sûr on met en avant quelques espèces symboliques et la disparition ou plutôt la modification d’habitats, mais plus généralement les données convaincantes 1. Encore une fois, le langage de l’écologie est parfois source de confusions. Pour qu’il y ait disparition d’une espèce dans la biosphère, il faut que tous les individus de toutes les populations de cette espèce aient disparu. Sauf pour les espèces très endémiques, c’est-à-dire qui ne se trouvent que dans un espace géographique limité et bien délimité, comme une île, cette situation reste très peu « probable », sauf catastrophe ayant un impact planétaire. Souvent on parle de disparition d’une espèce, ou de risque de disparition, lorsqu’une population disparaît ou peut disparaître d’un endroit géographique donné. Ainsi, la présence d’espèces « symboliques » ou « patrimoniales », bien évidemment protégées, en un endroit donné, nous conduit à des situations parfois comiques, et parfois dispendieuses. L’exemple du coléoptère « Pic-prune » est à ce titre très illustratif (cf. encadré 6). Cependant, avant disparition, il y a lieu de s’inquiéter, d’où l’invention de l’expression d’espèce en danger ou d’espèce menacée. Cette idée est très légitime mais les critères sont très difficiles à établir et les évaluations très subjectives. 167

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sont limitées. Ensuite, on note l’absence d’études sur ce qui va à l’encontre, sur ce qui la fait augmenter, que l’on pourrait appeler la gradation de la biodiversité, quelquefois très perceptible. C’est ainsi qu’un des auditeurs à la fin d’une de mes conférences présentée en Ardèche en 2009, me fait remarquer que depuis 50 ans, il n’a vu qu’une augmentation de la biodiversité autour de lui. Bien sûr, il s’agit d’un témoignage et donc cette information est subjective. On sait néanmoins que cette augmentation perçue est liée à la déprise agricole : de nouvelles espèces ne sont pas apparues dans l’absolu, mais localement de nombreuses se sont implantées spontanément. Enfin, au fil de mes lectures, il m’est apparu un biais logique, à savoir la réitération d’un discours faisant office de preuve : à force d’en parler on se convainc de sa réalité. Pour ce dernier point, je reste très prudent car il y a en fait une intrication entre l’utilisation de données confortant le discours sur l’érosion, sur la gradation non évaluée et cette réitération. On remarque aussi que l’argumentation reste très écologique, d’autres disciplines des sciences de la vie sont peu mobilisées, notamment la génétique et la biologie moléculaire. Or, si nous voulons comprendre les processus fondamentaux, leur contribution est nécessaire. Elle l’est d’autant plus que les approches scientifiques et technologiques dérivant de ces disciplines permettent aux humains d’être aussi créateurs de biodiversité, ne serait-ce que par la sélection variétale. En revanche, et c’est en soi un grand progrès, comme cette question pose celle des relations des humains avec les autres êtres vivants de la planète, plusieurs disciplines des sciences de l’Homme et de la société sont concernées. Enfin, l’utilisation abusive du nombre d’espèces pour mesurer la biodiversité fait oublier qu’il s’agit d’une catégorie taxinomique construite par l’homme et non d’une évidence « naturelle » : « Bref nous aurons à traiter l’espèce de la même manière que les naturalistes traitent actuellement les genres, c’est-à-dire comme de simples combinaisons artificielles, inventées pour une plus grande commodité. Cette 168

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perspective n’est peut-être pas consolante, mais nous serons au moins débarrassés des vaines recherches auxquelles donne lieu l’explication absolue, encore non trouvée et introuvable, du terme espèce » (Charles Darwin, 18591). ENCADRÉ 6 DEUX ANECDOTES TRADUISANT LA SENSIBILITÉ DE GROUPES SOCIAUX À LA BIODIVERSITÉ Le 13 décembre 2012, un grand quotidien national annonçait 2 : « Escargots : 1. Stade brestois : 0. » En bref, ce club sportif souhaitait construire un centre de formation sur un terrain de la commune de Plougastel. Outre son intérêt pour les footballeurs et les jeunes souhaitant avoir une formation dans ce sport très populaire, ce centre est aussi une nécessité imposée par la Fédération nationale pour rester en Ligue 1. Or, un escargot d’une espèce protégée, l’escargot de Quimper (Elona quimperiana), était présent sur le site. S’en est suivi la mobilisation d’une association de protection de la nature, un grand battage médiatique local et, en fin de compte, l’abandon du projet. La présence du scarabée Pique-prune (Osmoderma eremita), espèce aussi protégée, sur le trajet prévu de l’autoroute A28, sur la portion Alençon-Le Mans, a interrompu la construction de cette autoroute entre 1996 et 2004. La présence de ce même insecte a été un objet de débats dans l’Yonne. Citons le début d’un article à ce sujet : « Les 700 tilleuls de l’allée qui borde la route menant au château de Tanlay, joyau bourguignon de l’époque Renaissance, seront élagués. Ordre en a été donné vendredi par le conseil général de l’Yonne. Ainsi s’achèvera, dans le braillement des tronçonneuses, une bataille de trois ans

1. La position de Linné était essentialiste et fixiste, ce qui n’est pas le cas de Charles Darwin, qui relève là du nominalisme et évidemment de l’évolutionnisme. La systématique d’aujourd’hui intègre la dimension évolutive et rejoint Darwin sur ce point de vue plutôt nominaliste. 2. Le Parisien : http://www.leparisien.fr/environnement/les-escargots-taclent-lestade-brestois-13-12-2012-2404461.php 169

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montée au sommet du pouvoir après être descendue dans les tréfonds des troncs de ces arbres majestueux plantés là en 1797. Le combat fut épique qui a vu ferrailler des écologistes, un ministère, des responsables des Eaux et Forêts, une châtelaine, un conseiller général, des entomologistes, un maire et on en passe, tous confrontés à l’épineuse question de savoir s’il y a des scarabées pique-prunes dans les tilleuls de l’allée Marguerite de la Chauvinière. » La question est simple : les arbres vieillissants peuvent créer une insécurité pour les passants, notamment sur la route départementale longeant en partie cette allée. Au début, l’abatage pur et simple est envisagé, de fait un simple élagage s’avère une bonne solution. Il est néanmoins bon de signaler, dans ce cas, que la présence de l’insecte protégé reste hypothétique. Cependant, si des individus avaient été trouvés dans des arbres abattus, alors les responsables auraient pu être poursuivis au titre de « l’article L. 415-3 du code de l’environnement. » L’élagage a été sans doute un bon compromis. Moins coûteux que le retard pris dans la construction de l’autoroute. On pourrait multiplier les exemples de ce type. Il ne s’agit pas de se moquer, mais de souligner qu’ils sont assez fréquents, posent problèmes et peuvent être au bout du compte très onéreux et empêcher certaines activités. Pour allier des intérêts louables de communautés humaines avec la préservation de la nature et de sa biodiversité, des solutions ont été proposées comme des mesures compensatoires, notamment l’aménagement d’espaces où une biodiversité équivalente sera « installée » et protégée. Mais ce type de mesures proposé souvent par des économistes a-t-elle réellement quelque utilité ?

Petit à petit les arguments du doute entrent dans mon esprit et tout se met en place lors de la série de conférences que je présente en Australie, en mai 2012. Devant faire ces conférences en anglais, auparavant je prends le soin de rédiger un texte, une sorte de gros article faisant le point sur le sujet. Je commence sotto voce à Perth, le 10 mai : le concept de biodiversité est bien, mais avec quelques petites réserves. La seconde a lieu à Melbourne le 18. Entre temps, le 15 mai 170

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m’arrive la nouvelle suivante : dans un communiqué, à l’occasion du G8 de mai 2012, les Académies des sciences de 15 pays ont envoyé un message en direction des gouvernants concernés. Elles identifient trois thèmes prioritaires : l’interdépendance des besoins en eau et en énergie, la gestion des risques majeurs, naturels et technologiques et la réduction des gaz à effet de serre. Tout cela est fort clair et pertinent, mais ce qui relève de la biodiversité est singulièrement absent. Si bien que je modifie les termes des conférences suivantes, poco forte ; je m’interroge sur cette absence, rejetant a priori l’idée d’incompétence de tant d’académiciens, je fais part explicitement de mes doutes et peu à peu, de Melbourne à Sydney en passant par Adélaïde, je vois ce concept s’affaiblir. Imaginez, je me sentais comme un alpiniste, plaqué sur une paroi de granit « pourri » dont la pierre s’effrite sous ses doigts. Peu confortable, n’est-ce pas ? Et pour parachever le tout, un collègue australien, à Sydney, me pose la question : ne pensez-vous pas que le concept de biodiversité serait en fait un concept faible ? Crac, la chute dans la paroi… mais j’avais assuré avec un solide piton et une non moins solide corde. En effet, c’est ce qui ressort aujourd’hui, faible ne veut pas dire mauvais, il y a donc lieu de le reprendre, de le décliner et même de le renforcer. En l’occurrence, j’avais déjà pris la peine de me référer à une analyse épistémologique de l’écologie, qui m’est apparue nécessaire pour essayer de comprendre ce que je ressentais comme un manque de cohérence. Il s’agissait aussi de faire la part entre l’écologie scientifique et l’écologie politique ou plus globalement ce que l’on pourrait appeler l’écologie sociale, à savoir l’expression de la sensibilité de nos sociétés à leurs environnements et plus généralement à la « Nature ». Je tente alors de retracer l’histoire du concept, de voir où sont les problèmes et de répondre à la question, posée par mon collègue, confrère et ami Christian Lévêque1 : « L’écologie est-elle toujours scientifique ? » 1. Lévêque C., 2013, L’écologie est-elle encore scientifique ? Éditions Quae, Paris. 171

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DU JARDIN D’ÉDEN AU JARDIN DE JULIE : FIXISME ET ÉVOLUTIONNISME En fait, souvent dans beaucoup de discours écologistes, tout se passe comme si nous disposions d’un patrimoine hérité du passé qui au mieux ne changerait pas et qui ne pourrait que se dégrader. C’est ce que l’on peut déceler, par exemple, dans la citation attribuée à Antoine de Saint-Exupéry : « Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants », reprise à l’envi par de nombreux mouvements écologistes ou par des politiques qui souhaitent s’habiller de vert. Cette citation est très poétique et profondément humaniste ; c’est sans doute ce qui explique une grande part de son succès. Elle ignore cependant qu’indépendamment de nous, les humains, des processus naturels sont à l’œuvre et que la Terre de nos enfants ne sera déjà pas, à cause de cela, celle qui est la nôtre aujourd’hui. Par ailleurs et c’est ma conviction profonde : Nous n’empruntons pas la Terre à nos enfants, au contraire nous devons agir et l’améliorer pour eux, afin de leur laisser le meilleur héritage possible, qu’ils pourront, à leur tour, améliorer encore et valoriser. C’est sans doute le vrai sens de l’expression « développement durable (ou soutenable ?) »1. Plus qu’un « bon état écologique »2, c’est une idée d’amélioration qu’il faut transmettre. Tout le savoir, acquis et à venir, de l’écologie doit être mobilisé à ces fins, pour une écologie de l’action, fondée sur une connaissance profonde des entités et processus en cause, afin de créer les meilleures conditions environnementales, de vie et de santé possibles, pour nous et pour les générations futures. Très intuitivement, lorsque l’on écoute les discours de ce que je désigne par écologie sociale, ils apparaissent essentiellement idéologiques et politiques. À les entendre, il nous vient l’image du jardin d’Éden, les mythes associés et les idées fixistes de la science pré-évolutionniste. En revanche, 1. Dans les pays anglo-saxons, on parle de « sustainable development » (le développement qui peut être soutenu par la biosphère), la traduction en français est en fait une adaptation faisant intervenir le temps qui me semble bien mieux adaptée. 2. Sans doute indéfinissable, si ce n’est idéologiquement. 172

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la nature laissée à sa propre dynamique fait plutôt penser à un désordre, quelque part le jardin de Julie décrit par Jean-Jacques Rousseau. Où est donc la vérité, si tant est qu’il en existe une et qu’elle soit unique ? L’ÉCOLOGIE DES CATHÉDRALES ET L’ÉCOLOGIE DES BAZARS Cette planète et les êtres vivants qui l’habitent ne cessent de changer indépendamment ou non de nous, il faut absolument l’admettre. Nous devons l’aménager et la gérer pour qu’elle soit encore meilleure à vivre, dans une dynamique de « progrès raisonné, choisi et partagé »1. Les générations futures hériteront d’une réalité pensée et construite dans une idée de progrès. Il serait désolant que l’on passe notre temps et que l’on dépense notre énergie à l’entretenir en l’état. Ainsi, nous laissons ouvert le choix des valeurs qui seront celles des générations futures, tout en leur transmettant notre savoir, une mémoire, une histoire, sans leur imposer un ordre du passé. Mais au-delà d’une conviction, il est nécessaire de comprendre les ressorts de l’écologie. Avec Christian Lévêque, Jean-Claude Mounolou et Claudine Schmidt-Lainé, nous avions déjà écrit un article où nous éclairions les influences idéologiques auxquelles l’écologie est soumise2. Nous nous appuyions notamment sur une analyse faite par un collègue américain, Donald Worster, l’un des fondateurs de l’histoire environnementale. Ainsi dans un chapitre de l’un de ses ouvrages, intitulé « Écologie de l’ordre et du chaos »3, il montre clairement que l’écologie est partagée en deux mouvements : l’un fondé sur la notion d’équilibre et l’autre sur celui de mouvement permanent. Dans le premier cas et pour un écosystème donné, la communauté d’êtres vivants de cet écosystème tend vers un état d’équilibre, appelé « climax », c’est-à-dire

1. Devise de l’Académie des technologies. 2. Lévêque C., Mounolou J.-C., Pavé A., Schmidt-Lainé C., 2010, À propos des introductions d’espèces, écologie et idéologies, Études rurales, 185, 219-234. 3. Worster D., 1993, The Wealth of Nature: Environmental History and the Ecological Imagination, (Cf. le chapitre : The Ecology of Order and Chaos), Oxford University Press, Oxford. 173

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vers un système ordonné dont l’expression ultime serait une sorte de super organisme1. Dans le second cas, il n’y a pas d’équilibre, au plus un état stationnaire, tout change tout le temps, une sorte de chaos entretenu. Pour aller dans ce sens, il faut bien reconnaître que les grands systèmes naturels, comme la forêt amazonienne, semblent plutôt désordonnés. En revanche, nos forêts métropolitaines apparaissent bien organisées, mais cet ordre est de notre fait. C’est nous qui avons planté ces forêts, les aménageons, les entretenons et les exploitons. Très schématiquement, ces deux courants de l’écologie peuvent être appelés respectivement : écologie néo-fixiste et écologie évolutive2. Lors d’une réunion du groupe Évolution déjà évoqué, réfléchissant sur des concepts communs entre disciplines scientifiques, je faisais part de mes interrogations concernant l’écologie. C’est alors que Guillaume Lecointre me montra un article expliquant que l’origine connue de la vision d’un monde ordonné et invariable ou de celle d’un monde plutôt désordonné et en changement continuel, remontait à la controverse entre Parménide et Héraclite, deux philosophes grecs présocratiques3. Ces références m’ont été très utiles. En effet, on se rend compte que l’écologie actuelle recèle implicitement ces deux visions. On peut alors tenter de mettre en évidence les héritages épistémologiques. Pour l’écologie néo-fixiste, on se rapproche de la thermodynamique 1. Même pour les organismes, on constate qu’ils sont en renouvellement permanent durant leur vie : des cellules meurent, d’autres apparaissent mais le tout est maintenu en cohésion, permettant d’assurer un bon fonctionnement. Dans le cas contraire (arrêt du renouvellement, renouvellement non conforme), l’organisme concerné entre dans un état pathologique. Si on veut garder une apparence d’un organisme, on peut le naturaliser (mot curieux d’ailleurs !) ou le momifier. Voulons-nous d’une nature momifiée ? 2. Dans de précédentes interventions et écrits, je parlais d’écologie des écosystèmes si tant est que les tenants de cette écologie utilisent à l’envie la notion d’écosystème. Mais l’objet lui-même a une réalité tangible, qui peut faire l’objet d’un discours tout autant évolutionniste. De fait, je pense que nous avons plutôt à faire à une pensée fixiste, mais un peu différente de celle défendue par Cuvier au début de XIXe siècle. C’est pour cela que je lui préfère maintenant le terme « néo-fixiste ». Quant à l’expression « écologie évolutive », elle est déjà largement employée. 3. Dans Sciences et avenir, 146, 2006. Op. cit. 174

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des systèmes réversibles et des états d’équilibre, ayant influencé la science du XIXe siècle jusqu’à l’économie avec la théorie de l’équilibre généralisé de Léon Walras. Plus anciennement, on peut citer Linné, qui en construisant sa systématique (mot dérivé de système), pensait retrouver l’ordre divin de la Création. En amont, pointe alors l’image du jardin d’Éden puis du cosmos hellénique de Parménide. Un ordre immuable qu’il nous faut préserver. Pour l’écologie évolutive, l’héritage est bien évidemment transformisme et surtout évolutionniste, en remontant, Darwin, Lamarck et le philosophe allemand Schelling, Buffon, Maupertuis, plus en amont Lucrèce et Héraclite. Bien qu’il ne l’ait pas déclaré, le biologiste allemand Ernst Haeckel, inventeur du mot écologie et évolutionniste convaincu, devait donc penser plutôt en termes d’écologie évolutive. La communauté des chercheurs qui relève de cette branche de l’écologie vient plutôt de la biologie des populations, de ceux qui, comme moi, font de la modélisation et bien entendu de la biologie évolutive. La référence au chaos déterministe bien exposé par Robert May, pour la dynamique des populations, est souvent implicite. Celle aussi à la thermodynamique des systèmes irréversibles de Prigogine1. De son côté, l’écologie néofixiste regroupe principalement les chercheurs provenant de l’histoire naturelle : botanistes et zoologistes. D’une certaine façon les travaux de Wilson et de McArthur sur l’écologie des îles, sur la définition des « stratégies démographiques » relève aussi de ce courant d’idées. En ce qui concerne Wilson, sa vision de la nature, sa propension à étendre la sociobiologie, une excellente idée, au-delà des sociétés animales, principalement celles des fourmis, aux sociétés humaines 1. Prigogine I., 1968, Introduction à la thermodynamique des processus irréversibles, Dunod, Paris. Prigogine I., 1996, La fin des certitudes. Temps, chaos et les lois de la nature, Odile Jacob, Paris. Prigogine a joué un rôle fondamental dans la science moderne, bien au-delà de sa discipline. Nous nous plaçons dans la suite de sa logique en indiquant que pour rendre compte des phénomènes aléatoires, des modèles stochastiques de la « nature » sont efficaces et peuvent être complétés par des modèles déterministes. 175

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me fait plutôt penser à une vision néo-fixiste. C’est peut-être même ce qui l’a poussé à promouvoir le concept de biodiversité. Mon opinion est néanmoins loin d’être arrêtée à ce sujet. Reste l’écologie des flux biogéochimiques, la figure emblématique en est sans conteste Eugène Odum, qui, associé à son frère Howard, a écrit un ouvrage fondateur en 1953 : « Fundamentals of Ecology »1. Il est possible, que l’utilisation du formalisme en systèmes à compartiments, efficace pour étudier ces flux, ait néanmoins donné l’illusion d’un ordre sous-jacent au niveau des écosystèmes. Les écologues relevant de ce domaine sont plus difficile à classer dans l’une ou l’autre des deux catégories : néo-fixiste et évolutionniste dans la mesure où ils n’examinent pas réellement les processus biologiques qui interviennent dans les dynamiques évolutives. Sous forme d’une boutade, nous pourrions parler d’une part, pour l’écologie néo-fixiste, de l’écologie des cathédrales et de l’autre, pour l’écologie évolutive, de l’écologie des bazars. Les cathédrales ne se bâtissent pas spontanément, c’est nous qui les construisons, comme nous plantons des forêts, et nous devons les entretenir pour leur assurer une pérennité. Néanmoins l’image persiste, ainsi certains termes de l’écologie peuvent prêter à confusion comme celle d’espèce « clé de voûte » utilisés y compris pour des écosystèmes naturels. Les bazars, quant à eux, émergent plutôt spontanément de l’activité commerciale, les étalages et boutiques sont mélangés et changent plus ou moins régulièrement de fonctions et de propriétaires. Ils semblent plutôt s’auto-entretenir, comme la forêt amazonienne et plus généralement les forêts naturelles. Nous avons là deux images d’écosystèmes, d’un côté celle d’un ensemble construit et entretenu pas l’Homme, et de l’autre, une dynamique spontanée conduisant à un ensemble plutôt désordonné. Néanmoins, si nous laissons une cathédrale écologique, par exemple un jardin floral bien entretenu, à sa propre dynamique, elle vire assez rapidement à une sorte de bazar, une espèce de friche. 1. Odum E.P., Odum H.P., 1953. Saunders, Philadelphie. 176

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

Ces deux écologies existent, même sans que ceux qui les pratiquent en aient conscience. Ainsi, ce que l’on appelle l’écologie des écosystèmes relève plutôt d’une vision néo-fixiste, même si les collègues concernés s’en défendraient de bonne foi. Pour la communauté scientifique, il nous semble important d’éclaircir le propos. Ainsi et pour ne prendre que l’exemple lyonnais, un laboratoire relève majoritairement de l’écologie des écosystèmes, celui dévolu à l’étude des hydrosystèmes, au fond très aménagés pour ce qui concerne les fleuves de la France métropolitaine. Les chercheurs de ce laboratoire ne relèvent pas d’une écologie néo-fixiste, mais l’approche « écosystème » actuelle les rapproche indûment de ce courant. Un autre, celui qui a été et qui est encore le « mien », pour sa part écologique est à placer nettement en écologie évolutive. L’écologie microbienne sans doute aussi. Au demeurant, il me semble important de replacer nettement l’écologie des écosystèmes au sein de l’écologie évolutive. Pour l’écologie idéologique et politique, que je préfère appeler l’écologie sociale, le problème est plus délicat. Idéologiquement, nous sommes plutôt dans une pensée écosystémique, imprégnée de fixisme, mais la référence fréquente au naturel devrait faire qu’elle soit évolutionniste, ce qu’elle n’est pas. D’où beaucoup de confusion dans les discours et dans les esprits. En tout état de cause, l’écologie est avant tout une discipline scientifique dont les concepts sont utiles bien au-delà de ses frontières. Dans une vision évolutive, elle est encore plus efficace, par exemple pour avancer dans les domaines de la santé (avec, par exemple, le développement de la médecine darwinienne) et de l’agriculture où l’agroécologie semble prometteuse. Cependant, l’écologie est encore perméable à diverses influences, dont celle de l’économie, non pas avec l’idée de créer une éco-économie très louable, mais en empruntant des concepts à l’économie, pratique très risquée tant elle est porteuse de confusions. Nous y reviendrons à propos d’interdisciplinarité. 177

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Ainsi et à propos de l’écologie, on voit que nous sommes éloignés d’une science linéaire, que ses chemins sont loin de l’être et heureusement car alors où serait l’espace du rêve, de l’imagination, de l’innovation majeure ? Enfin, si nous reprenons encore une fois les mots utilisés, ils sont évidemment porteurs de sens. Ainsi, le mot système désigne un ensemble structuré immatériel, par exemple, un système de pensée, ou matériel, comme un organisme, un système technologique, un géosystème ou un écosystème. La structure est implicitement supposée invariante, c’est-àdire fixée, pendant un temps suffisamment long (formellement indéfiniment). Le choix du mot écosystème porte donc implicitement une idée fixiste. Cela ne veut pas dire qu’elle soit inutile, bien au contraire, elle est extrêmement utile et féconde. Je suis un adepte de l’analyse des systèmes, méthode très précieuse intégrant une large part de modélisation. On comprend néanmoins que cette notion de système a ses limites au moins dans son acception classique, même si elle est généralisable en imaginant une évolution du nombre d’entités constituant un système et de relations entre ces entités (un système de pensées me semble répondre à cette idée). En revanche, l’idée de structure ordonnée existe toujours, même si elle est évolutive. Maintenant, si l’on prend un ensemble comme la forêt amazonienne, on ne décèle pas a priori de structure visible, et celles que l’on peut identifier présentent une faible cohérence spatiale ; parler de système à son propos peut conduire à des confusions. Ce n’est pas très important si l’on en a conscience, sinon cela peut nous amener à la recherche effrénée d’une structure « sous-jacente » et à des mécanismes d’auto-organisation qui n’existent pas, une sorte de quête d’un Eldorado de l’écologie. Un autre angle d’attaque peut cependant conduire à la définition d’un système, par exemple si l’on s’intéresse aux flux et stocks de carbone dans cette forêt, il est alors possible de dessiner un système à compartiments dont deux sont évidemment : la végétation et le sol, avec des échanges entre eux et avec l’atmosphère. Il s’agit alors d’un modèle pour faciliter notre étude, formalisé sous la forme d’un schéma fonctionnel, permettant d’élaborer un autre modèle, celui-là 178

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mathématique, représentant la dynamique de ce système et d’en évaluer divers paramètres. Le système n’existe pas en tant que tel, c’est nous qui le construisons pour des raisons méthodologiques. Mais alors, dans le cas où l’aléatoire constitue la part essentielle du fonctionnement et de la structure d’un ensemble d’êtres vivants, comment figurer cet ensemble pour que la représentation à laquelle on aboutit soit utile ? On peut, par exemple, considérer que chacun des organismes constitue un élément de cet ensemble ayant des relations avec d’autres organismes et des constituants du milieu. On en revient à une représentation systémique. Le problème est alors que le nombre d’entités peut être gigantesque. Par exemple, si l’on considère les seuls arbres de la forêt amazonienne, c’est en centaines de milliards qu’il faut compter. Si l’on ajoute les relations, le nombre est énormément plus grand. Ainsi et sous la forme d’une légère provocation, lors d’un séminaire à Lyon, Christian Gautier propose une telle représentation pour un écosystème. Pour simplifier il suppose cet écosystème contenu dans un carré, chaque entité étant représentée par un point noir et les relations entre ces entités par des traits noirs, l’image qui en résulte alors est un carré noir ! De plus, le nombre d’éléments et leurs positions varient au cours du temps de façon aléatoire et bien sûr les relations qui vont avec. Sur ce dernier point, on pourra cependant simplifier en supposant que globalement, il fluctue peu et alors raisonner en « moyenne ». D’autres simplifications sont possibles, mais il n’empêche que le concept de système s’affaiblit d’autant et devient de moins en moins utile. Tout n’est pas perdu pour autant, d’autres approches sont possibles, par exemple en réseau (net), constituant un tissu (web), comme pour les réseaux informatiques, où les constituants et les relations peuvent varier en nombre de façon aléatoire. Nous ne sommes donc pas démunis, mais il faut alors faire évoluer le langage et parler alors plutôt d’écoréseau que d’écosystème1. 1. Il en a été question dans le cycle conférences que j’ai présentées en 2012 et 2013, en Australie et en France. Un texte (non encore publié) a été rédigé pour servir de support à ces conférences, il est disponible sur mon site personnel : alain-pave.fr (bas de page d’accueil : Debates about biodiversity (AP)-AT.pdf 179

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ET LA BIODIVERSITÉ DANS TOUT CELA ? Si la notion de biodiversité a été utile pour le développement de l’écologie, cette dernière doit aussi en faire une lecture critique. Le tout est de ne pas sacrifier à la médiatisation à outrance sous prétexte de justifier des investissements avec des arguments fragiles et un soutien tout aussi fragile de l’opinion. Comme nous l’avons identifiée comme un problème d’ampleur planétaire, on le compare souvent à celui du climat. Cependant la perception n’est pas la même, si nous sommes immédiatement sensibles aux anomalies climatiques, c’est plus difficile pour la biodiversité, sauf très localement. Ainsi, pour le climat, parle-t-on fréquemment du temps, au sens météorologique, pour se plaindre de trop de pluie, trop de chaleur, de saisons qui n’en sont plus, d’un dérèglement climatique, si tant est que le climat soit réglé. Quand la science évoque l’évolution du climat et ses variations, nous sommes spontanément réceptifs. Pour la biodiversité, le sens commun a du mal à produire un discours alarmiste, et quelquefois, comme pour l’anecdote ardéchoise, ce qui est perçu peut être contraire à ce type de discours ; on est alors amené à être sensible à ce qui nous est rapporté ou raconté. Qui a vu la disparition des ours blancs et même d’un seul ? Il faut donc accepter les messages d’associations de protection de la nature, de certains médias voire de personnalités médiatiques, pour être alerté et mobilisé sur la biodiversité. Or, à bien examiner les arguments, on doit reconnaître une certaine faiblesse : comme déjà souligné, les données sont très imprécises, les exemples symboliques peu convaincants, les messages maladroitement alarmistes. Qu’en est-il sur le plan scientifique ? À l’époque actuelle, si la biodiversité est au centre de l’écologie et des disciplines connexes, comme la biologie des populations, on remarque cependant que ce concept a été approprié par un grand nombre d’autres, relevant notamment des sciences de l’homme et de la société, bien entendu la biogéographie, mais aussi l’anthropologie, la sociologie, l’économie et plus récemment la philosophie. Les 180

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sciences juridiques sont aussi mobilisées : quelles sont les règles et les normes permettant d’établir et de réguler nos relations avec les autres êtres vivants de la planète ? Quels sont les moyens à mettre en œuvre pour préserver la biodiversité et la valoriser ? Cette grande mobilisation a un effet retour, celui de rendre le champ scientifique plutôt confus. Une analyse récente de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité concernant les disciplines impliquées et leurs relations, montre un nuage diffus plutôt qu’un réseau structuré. Elle révèle aussi, ce que j’avais observé en explorant quelques bases de données bibliographiques, qu’à part l’écologie, d’autres disciplines des sciences de la vie se sentent peu concernées. Cela va à l’encontre d’une idée déjà évoquée et défendue au CNRS dans les années 1990, notamment par Robert Barbault et à laquelle je souscrivais, à savoir que le thème de la biodiversité pouvait être fédérateur au sein des sciences de la vie. J’ai toujours cette conviction, mais force est de constater que ce n’est pas le cas et que des disciplines essentielles comme la génétique ou la biologie moléculaire restent encore en marge. Pourquoi ? Très curieusement, pour tenter de répondre à cette question, il faut revenir d’une part à l’évolution biologique elle-même, et d’autre part à ce que l’argument biodiversité peut signifier au niveau social.

ENCADRÉ 7 EXTRAIT DU SITE DU JOURNAL « LE MONDE » (*) Chiffres

16 119 : nombre d’espèces menacées d’extinction, selon la liste rouge 2006 de l’Union mondiale pour la nature (IUCN). On distingue, dans l’ordre décroissant, les espèces en danger critique d’extinction, en danger, vulnérables, quasi menacées, et celles qui sont une préoccupation mineure. 15 000 000 : estimation moyenne du nombre d’espèces peuplant la Terre. 181

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1 800 000 : nombre d’espèces décrites par les naturalistes. 2 180 : nombre d’espèces en péril en Équateur, pays où la biodiversité est la plus menacée, devant les États-Unis (1 178) et la Malaisie (917). 644 : nombre d’espèces menacées sur le territoire français, dont 133 en métropole. La France se situe au neuvième rang mondial. 784 : nombre d’espèces éteintes depuis l’an 1500. (*) Daté du 22/05/2006, révisé le 05/03/2007 http://www.lemonde.fr/planete/article/2006/05/22/l-erosion-de-ladiversite-biologique-de-la-planete-se-poursuit_774500_3244.html

Commentaires : ce site est révélateur de la contribution des médias au message catastrophiste. Les données sont pour la plupart issues du site de l’IUCN. Les révisions actuelles sont peu différentes. On note : (i) la nature affirmative du message, (ii) le flou dans le langage utilisé laissant une large place à la subjectivité (comment comparer les situations « espèces en péril », cas de l’Équateur, des États-Unis et de la Malaisie, avec le nombre d’espèces menacées sur le territoire français ?), (iii) la surestimation du nombre d’espèces actuelle sur la Terre, cependant c’était ce qui était avancé à la date de parution de l’article. Les seuls points complètement documentés sont le troisième et le dernier, encore que le pointage le plus récent (2013) fait état de 709 espèces ainsi que 17 sous-espèces et variétés éteintes depuis l’an 1500, cf. http://www.petermaas.nl/extinct/lists/mostrecent.htm

Même si ceci a déjà été évoqué, on peut rappeler brièvement que Charles Darwin introduit deux classes de processus pour expliquer l’évolution des « espèces » : d’une part les variations interindividuelles et, d’autre part, la sélection naturelle. La reproduction engendre des êtres vivants plus ou moins différents, c’est-à-dire dont les caractères varient entre individus. Des processus biologiques sont à l’origine de ces variations, par exemple ceux qui s’expriment lors de la reproduction sexuée : « Le sexe est une extraordinaire machine à fabriquer de la 182

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diversité », selon François Jacob1. La sélection opère sur cette diversité d’individus, sur cette biodiversité, mais en la réduisant. Sur le plan scientifique, les disciplines qui s’intéressent au processus de diversification sont essentiellement la génétique et la biologie moléculaire. L’écologie se consacre plus aux processus de sélection. Il n’est donc pas étonnant que le discours sur la biodiversité, majoritairement écologiste, insiste sur l’érosion et non pas sur ce qui produit de la diversité, c’est-àdire sur la gradation de la biodiversité, qui relèverait d’approches plutôt génétiques et moléculaires, tout en sachant qu’il existe des processus écologiques de diversification des communautés. Cela étant, l’écologie évolutive intègre mieux les processus de diversification tant au niveau moléculaire que populationnel, l’exemple le plus connu est la spéciation par isolement géographique : deux populations isolées, provenant d’une même population originelle, évoluent alors indépendamment l’une de l’autre et s’éloignent génétiquement au point, par exemple pour des animaux, qui ne peuvent plus se croiser, ni même s’hybrider, le cas du « moustique du métro de Londres » est à cet égard très illustratif (cf. section suivante). Nous avons alors deux populations d’espèces différentes. Pour ce qui est du niveau écologique et à court terme, il est très significatif de noter que les études sur les regains de biodiversité des zones laissées à leur propre dynamique, par exemple les friches, restent très timides, probablement parce que ces études ne sont pas dans l’air du temps. Par ailleurs, l’écologie, comme jadis l’histoire naturelle, est riche des nombreux cas particuliers auxquels elle consacre beaucoup d’énergie. Mais la diversité du vivant n’est pas une mince affaire et ne concerne pas uniquement la diversité « taxinomique », mais aussi génétique et fonctionnelle, métabolique et comportementale, et bien d’autres. En gros, presque tous les caractères biologiques sont sujets à des variations, productrices de diversité. Il existe néanmoins des 1. Jacob F., 1981, Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant, Fayard, Paris. Un brillant discours avant l’invention du mot biodiversité. 183

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invariants. Le code génétique en premier qui l’est grandement, même s’il existe quelques particularités et si l’on peut le modifier artificiellement comme le montrent des résultats récents (cf. section suivante). L’un des risques est de se perdre dans un luxe de détails et d’anecdotes. Comme toujours, un détail, un exemple particulier, n’a, par définition, pas de valeur de généralité. En revanche, un seul contreexemple peut aller à l’encontre d’une théorie, d’un fait établi dont on pensait qu’il avait valeur de généralité, ou encore pour invalider une hypothèse que l’on pensait démontrée, ou plutôt vérifiée. L’écologie ne fonctionne pas assez sur cette base, avec une tendance à accumuler les vérifications, ou à prendre comme démonstration ce qui n’est que la réaffirmation régulière d’une hypothèse. Ainsi, est-il pris comme réalité certaines affirmations, comme la très faible vitesse de diversification, ou le danger d’extinction d’une espèce alors que l’on a pu démontrer des adaptations remarquables. Dans la section suivante, des illustrations sont proposées, mais là nous risquons de tomber dans le biais dénoncé, encore qu’elles montrent que les vitesses évolutives sont beaucoup plus grandes que ce que l’on pensait. Ces exemples n’ont évidemment pas valeur de généralité, seulement de compléter l’ensemble des possibles déjà énorme. Le but est autre, celui de mettre en garde sur une médiatisation rapide et à focaliser sur quelques cas particulier, alors que ce qui importe c’est la biodiversité « ordinaire », comme l’appelle Gilles Bœuf1. Dans notre pays, non limité à l’Hexagone, c’est-à-dire incluant l’Outre-mer, la biodiversité est une vraie richesse et possiblement un facteur de stabilité de notre environnement. Il y a lieu d’y être « raisonnablement » attentif. Il s’agit aussi de réaffirmer que les systèmes2 vivants ont leurs propres dynamiques indépendamment de nous, les humains, et là c’est une affirmation à 1. Océanographe biologiste, Gilles Bœuf a été président du Muséum national d’histoire naturelle. Je l’ai entendu la première fois utiliser cette expression lors d’une conférence qu’il a présentée à Cayenne en 2010. 2. Je garde encore le terme de système par souci de généralité, avec la réserve énoncée pour les écosystèmes. 184

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valeur de généralité. Nous avons tendance à l’oublier et l’un de nos objectifs majeurs doit être de mieux comprendre ces dynamiques, par exemple de mieux cerner l’origine et le rôle du hasard dans celles-ci. Il me semble largement aussi important de protéger certains processus générateurs de biodiversité que la biodiversité elle-même, sans oublier que certains autres doivent être réduits, notamment ceux qui engendrent des variants néfastes, pathogènes. Enfin, une analyse épistémologique récente montre les limites et surtout les faiblesses du concept et aussi plus généralement de l’écologie1. Pour cette dernière, la multiplicité des discours quelquefois contradictoires montre deux choses, d’abord que les écologues ont beaucoup travaillé et réfléchi, ensuite que les problèmes posés sont d’une très grande complexité, encore mal évaluée et que les travaux accumulés ont en fait révélé cette complexité. Bien que cette présentation soit succincte, on devine les écueils auxquels la communauté scientifique de l’écologie est exposée. Les problèmes sont à la fois délicats à énoncer et difficiles à résoudre. On comprend qu’il faut du temps pour qu’elle s’impose tant au niveau national qu’international.

DES EXEMPLES D’ADAPTATION ET D’ÉVOLUTION RAPIDES Nous allons brièvement présenter cinq exemples allant en partie à l’encontre du discours dominant sur les angoisses liées à la diminution annoncée de la biodiversité et qui montrent que le vivant a bien 1. 2014, La biodiversité en question – Enjeux philosophiques, éthiques et scientifiques, sous la direction d’Elena Casetta et Julien Delors, Préface de Jean Gayon, Éditions Matériologiques, Paris. Toutes les contributions méritent une grande attention, parmi elles et dans le contexte présent de cette portion de texte, outre la préface de Jean Gayon, on peut retenir : Julien Delors, La biodiversité : imposture scientifique ou ruse épistémologique ? Patrick Blandin, La diversité du vivant avant (et après) la biodiversité : repères historiques et épistémologiques. 185

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des ressources pour se maintenir… en vie et même pour proliférer et se diversifier !

– L’ours blanc et l’ours brun s’hybrident : une adaptation au changement climatique. On sait que ces deux types d’ours sont interféconds et s’hybrident à l’occasion. Des études récentes à partir de fragments d’ADN provenant de restes d’ours blancs et d’ours bruns, ont montré que ces croisements deviennent fréquents quand ces populations peuvent se mélanger. C’est le cas pendant les périodes de réchauffements climatiques. L’ours est un prédateur qui a avantage à ne pas être détecté précocement par la proie en se fondant dans le décor : pour l’ours brun dans les zones sans neige, pour le blanc, avec. Les hybrides sont plutôt bruns. Une étude historique a montré que lors des périodes de réchauffement climatiques, l’hybride est majoritaire, et lors des refroidissements, la variété blanche se reconstitue à nouveau dans les zones couvertes de neiges et de glaces, et la variété brune se retrouve dans les autres non ou partiellement enneigées. Le réchauffement climatique n’est donc pas une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’Ursus maritimus qui a la capacité à subsister sous forme d’hybride1. – Les mouflons et les chats des Kerguelen, immigrés involontaires, répondent différemment à l’isolement insulaire Ces exemples m’ont été obligeamment proposés par Dominique Pontier2. 1. Miller W. et al., 2012, Polar and brown bear genomes reveal ancient admixture and demographic footprints of past climate change, PNAS : www.pnas.org/cgi/ doi/10.1073/pnas.1210506109 2. Kaeuffer R., Coltman D.W., Chapuis J.-L., Pontier D., Réale D. (2006), Unexpected heterozygosity in an island mouflon population founded by a single pair of individuals, Proceedings of The Royal Society B-Biological Sciences, 274, 527-533. Devillard S., Santin-Hamin H., Say L., Pontier D. (2011), Linking genetic diversity and temporal fluctuations in population abundance of the introduced feral cat (Felis silvestris catus) on the Kerguelen archipelago, Molecular Ecology, 20, 5141-5153. 186

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(i) Une diversité génétique inattendue chez le mouflon des îles Kerguelen. Deux individus ont été introduits en 1957 (provenant du zoo de Vincennes) sur l’île Haute de l’archipel des îles Kerguelen, cet archipel français isolé au sud de l’océan indien. Initialement, la population s’est mise à croître exponentiellement, puis dans les années 1980 elle s’est mise à fluctuer entre 300 et 700 individus (de grandes variations de populations sont observées). L’évolution de la diversité génétique de cette population mouflon a été reconstituée dans la période 1958-2003. Des échantillons de la population vivant sur l’île entre 1988 et 1996 étaient disponibles (grâce à la contribution de Jean-Louis Chapuis et de Denis Réale du Muséum national d’histoire naturelle). Pour les années manquantes, les trophées de chasse (cornes) ramenés par les chasseurs ayant hiverné dans ces îles ont permis d’obtenir des échantillons des descendants des fondateurs. Du matériel génétique de la population d’origine du zoo de Vincennes était aussi disponible. Nous nous attendions à ce que la diversité génétique de cette population de mouflons soit très homogène et diminue au fil du temps. De fait, c’est le contraire qui a été observé. Cette augmentation de la variabilité génétique a été attribuée à la sélection naturelle : le délai est trop court pour que cette diversité soit attribuable à une mutation génétique, encore que les mécanismes de brassages découverts depuis pourraient en partie l’expliquer. Par ailleurs, les îles sont beaucoup trop isolées pour envisager une hypothèse de migration et il n’y a pas eu d’autres introductions de mouflons par l’homme. Les résultats montrent que cette diversité s’explique principalement par l’élimination, au fil des générations, des individus ayant une faible diversité génétique. En effet, dans les petites populations isolées, les individus apparentés sont susceptibles de se reproduire entre eux, ce qui entraîne de la consanguinité et une proportion importante d’homozygotes. Alors, la diversité génétique de la population s’appauvrit et son potentiel évolutif diminue. En outre, la consanguinité est connue pour révéler 187

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des maladies génétiques et accroître la sensibilité aux autres pathologies. En revanche, les individus hétérozygotes seraient en mesure de mieux résister à ces maladies. En résumé, la diversité génétique est plus grande qu’attendue et même elle augmente, mais reste encore inférieure à ce qui pourrait être observé dans une population continentale de plus grande taille. La recherche classique d’une explication « sélectionniste », réductrice par définition de diversité, mérite quand même d’être relativisée, il faut en amont expliquer la diversification. (ii) Des résultats conformes à la théorie pour le chat des Kerguelen Contrairement au mouflon, pour le chat, les résultats sont conformes à ce qui était attendu : la sélection naturelle agit indépendamment du génotype des individus. Quelques individus ont été introduits dans les années 1950 pour lutter contre les rongeurs mais n’auraient pas survécu comme leurs descendants éventuels. En revanche, les deux introduits en 1956 sur la base de Port-aux-Français seraient à l’origine de la population actuelle de plusieurs milliers (vraisemblablement plus de 10 000). Tous les chats ont un pelage noir ou noir et blanc. La population de chats de Kerguelen a montré de fortes fluctuations d’abondance au cours de la période d’étude (1996-2007). Contrairement au mouflon, l’analyse montre que ces fluctuations sont étroitement liées aux variations de la diversité génétique. Nous avons constaté que la différenciation génétique entre les sites d’observation n’a pas été modifiée par l’effondrement observé de la population en 2000, tandis que le déficit en hétérozygotes semble avoir augmenté après cet accident (la situation est exactement la même pour tous les sites étudiés, les variations sont synchrones). Ces résultats suggèrent que cet effondrement a pesé sur les processus démographiques dans chaque site, de la même façon, sans changer la structure génétique de la population, en accord avec les modèles théoriques développés par Masatoshi Nei et ses collaborateurs et antérieurs à l’ouvrage déjà cité. 188

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– Les moustiques du métro de Londres, une spéciation rapide L’histoire commence en 1863 lorsque la première ligne de métro londonienne est mise en service, ou peu de temps auparavant quand les tunnels ont été creusés. Quelques moustiques de l’espèce bien connue Culex Pipiens s’y faufilent. En surface, ils se nourrissent de sang d’oiseaux. En revanche, dans les profondeurs du métro, les oiseaux sont plutôt rares (!), contrairement aux mammifères, dont l’homme, qui sont très présents et leur servent alors de source de nourriture. Petite population au départ, isolement géographique, changement de cible alimentaire, au bout de quelques dizaines d’années, on observe la présence d’une nouvelle variété qui, aujourd’hui, ne peut plus se croiser avec l’espèce d’origine. De plus, les traits de vie ont changé, par exemple, ils ne présentent plus de diapause hivernale1. On s’accorde à dire qu’il s’agit bien d’une nouvelle espèce, maintenant dénommée Culex molestus. La vitesse d’apparition de cette nouvelle espèce est sans commune mesure avec ce que l’on pensait et ce que beaucoup pensent encore. Depuis, ces moustiques sont sortis du métro, ils ont employé les moyens de transport utilisés par les humains, notamment pendant la Seconde Guerre mondiale. On les retrouve à New-York et en Australie, où l’on commence à s’inquiéter du risque possible de transformation en vecteurs de pathologies virales2.

1. La diapause est une espèce d’hibernation chez les insectes. Elle peut cependant être de durée variable et aller au-delà d’une période hivernale. 2. Reznick D., 2011, Evolution Today: The Mosquitoes of the London Underground, In The “Origin” Then and Now, 12, 205-216, Princeton University Press. http://ncse.com/files/pub/evolution/Excerpt--reznick.pdf Burne K., Nichols R.A., 1999, Culex Pipiens in London Underground tunnels: differentiation between surface and subterranean populations, Heridity, 82, 7-15. Kassim N.F.A., Webb C.E., Wang Q., Russell R.C., 2013, Australian distribution, genetic status and seasonal abundance of the exotic mosquito Culex molestus (Forskal) (Diptera: Culicidae), Australian Journal of Entomology, 52 : 3, 185-198. 189

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– Et les bactéries dont le code génétique est changé On sait depuis longtemps que les bactéries ont une capacité à évoluer rapidement, ce qui peut poser problème car certains pathogènes résistants à des antibiotiques ont été sélectionnés. Quelques mécanismes mis en jeu ont déjà été cités, comme la répression des gènes SOS ou la transmission horizontale de gènes de résistance. Mais nous restons dans un schéma classique, le code génétique n’est pas modifié. Or, une expérience récente montre que ce dernier peut lui même être touché. Une expérience d’évolution expérimentale, menée au Genoscope d’Évry, va beaucoup plus loin et montre que le « dogme » de l’universalité du code peut être bousculé1. Considérons une population d’E. Coli K12, déficiente en thymine (l’une des bases constitutive du code génétique avec A, l’adénine, C, la cytosine et G, la guanine). Pour qu’elle puisse vivre et croître, il faut que cette base soit ajoutée au milieu de culture. Un remarquable dispositif automatique a été conçu pour assurer une culture en milieu liquide pendant de très nombreuses générations (plus de 1 000). Dans celui-ci, des doses croissantes d’un xénobiotique (à savoir que l’on ne trouve pas chez les êtres vivants) analogue stérique de la thymine (dont la structure spatiales est voisine) a été progressivement introduit. Au début, à de faibles doses car il est toxique, puis à des doses croissantes. Au bout d’un millier de générations, cette molécule, le « 5 fluoro uracile » a remplacé la thymine dans l’ADN et la souche est devenue dépendante à cette molécule. Ce résultat a des incidences importante au niveau théorique, et montre que des solutions alternatives au code génétique « traditionnel » peuvent être trouvées : sans nul doute que les recherches sur l’origine de la vie et la xénobiologie vont être influencées par ce résultat. 1. Marlière P., Patrouix J., Döring V., Herdewijn P., Tricot S., Cruveiller S., Bouzon M., Mutzel R., ed. 2011 Jul 25, Chemical Evolution of a Bacterium’s Genome, Angew. Chem. Int., 50 (31), 7109-14. doi: 10.1002/anie.201100535 190

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

– Que dire de plus ? Si l’on croise ces résultats, avec d’autres, obtenus notamment chez les bactéries, cela montre que la diversification est très active. Une part importante viendrait de processus biologiques endogènes, des « produits et moteurs de l’évolution » engendrant des variants « au hasard », comme quelques-uns d’entre nous l’avons suggéré depuis quelque temps. Pour l’ours il s’agit en partie de modifications comportementales permettant des croisements producteurs d’hybrides fertiles, mais aussi et surtout de l’abaissement d’une barrière écologique menant les ours blancs à habiter dans les zones non enneigées et alors à rencontrer l’ours brun. Pour le mouflon, on serait à la fois en présence d’un brassage génétique reconstituant presque la variabilité des populations originelles, couplé à une sélection naturelle avantageant les hétérozygotes. En ce qui concerne, le moustique, il y a à l’évidence couplage entre processus endogènes engendrant des variants, accélération de l’évolution par l’augmentation du nombre de générations par an et sélection des individus adaptés à ce nouveau milieu, mais pas uniquement car ces « nouveaux moustiques » sont de bons voyageurs et s’adaptent bien au changement de lieu. Ne serait-ce pas cette capacité d’adaptation et d’évolution qui serait apparue spontanément et aurait été sélectionnée ? Mais alors, pourquoi le chat et le mouflon des îles Kerguelen ne se comportent-ils pas de la même façon ? En fait, le mouflon en question demeure en plus faible effectif que le chat et serait donc plus sensible à une dérive génétique appauvrissant la diversité génétique, ce qui n’est pas le cas. Une explication possible avance que le chat n’est pas soumis à la même pression parasitaire que le mouflon à Kerguelen : les hétérozygotes ne sont alors pas avantagés. La vie suit des chemins que nous ignorons encore pour beaucoup d’entre eux. Elle en invente peut-être aussi de nouveaux. S’il faut être préoccupé par la biodiversité, il faut aussi construire un discours raisonnable. Par exemple, parler de patrimoine est hors contexte. La 191

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notion de patrimoine vise à maintenir à l’identique. Or, les systèmes vivants changent spontanément, ils s’adaptent et évoluent continûment. Ils peuvent aussi migrer. Le vivant est inventif et nous offre beaucoup d’opportunités, il faut y être attentif pour nous inspirer et non pas vouloir conserver à tout prix.

UN ARGUMENT D’AUTORITÉ DANS LE DIALOGUE SOCIAL Lors de la conception des programmes interdisciplinaires de recherche sur l’environnement du CNRS, nous avions bien noté que les problèmes d’environnement ne pouvaient pas être compris et encore moins résolus si l’on s’en tenait à une approche n’impliquant que les sciences de la nature. Par exemple, il arrive souvent qu’à l’échelle locale, ces problèmes soient exprimés après un incident ou un accident d’origine naturelle ou humaine, en notant que les deux sont parfois couplés. Ainsi, une inondation se produit s’il y a de l’eau en excès à un moment et en un lieu donnés, donc le plus souvent suite à une forte pluie, ou à la rupture d’un ouvrage hydraulique. Les dégâts sont préjudiciables si des individus ou des édifices, par exemple des maisons habitées, sont sur les lieux. Dans ce cas, on peut se poser la question des responsabilités : pourquoi avoir construit ou être présent au mauvais moment dans une zone à risque ? Il se peut très bien que le risque ait été ou non avéré… peu importe, en amont, une décision a été prise pour répondre à une motivation individuelle ou collective, par exemple de construire une maison près d’une jolie petite rivière, mais qui peut de temps en temps déborder. Comprendre ces motivations est essentiel pour analyser les arguments « environnementaux » qui seront utilisés pour traiter les conséquences d’un accident ou d’une catastrophe. Un autre exemple pour lequel j’ai été consulté concernait l’installation d’un dispositif de stockage de déchets ultimes, c’est-à-dire les résidus du traitement de ces déchets, sur le territoire d’une petite commune d’Indre-et-Loire. Les conséquences pour la commune n’étaient pas 192

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négligeables, notamment en termes financiers. Avec l’espoir d’une rente, le maire et les habitants commençaient à rêver de moderniser l’école, construire un gymnase, voire une piscine, de faire des massifs de fleurs, en bref d’améliorer les conditions de vie des habitants. Le dossier technique était très solide. Il y eut quand même des manifestations de « résidents secondaires » de communes voisines avec comme argument celui des risques environnementaux présentés par une telle décharge. Après analyse, on s’aperçoit que la motivation principale était le risque, en grande partie supposé, de perte de valeur des résidences concernées et donc de la recherche d’une compensation financière a priori, c’est-à-dire de l’espoir d’un profit. Il est certes vertueux de défendre notre environnement, beaucoup moins de se servir de cet argument pour garder jalousement sa cassette. De nombreuses analyses sociologiques aboutissent à ce genre de conclusion que l’on peut énoncer de façon plus générale : l’argument d’un risque environnemental non avéré est souvent un moyen d’exprimer en premier lieu un problème de relations entre les humains ou des humains par rapport à eux-mêmes. En parlant d’environnement, de nature, d’espèces à protéger, le problème est d’une certaine façon externalisé. Aujourd’hui, la préservation ou la conservation de la biodiversité est souvent utilisée comme argument d’autorité. Ainsi, si l’on est contre la construction d’un centre de formation de jeunes au football, il est difficile de faire valoir une telle position qui peut pénaliser des enfants et des adolescents, voire la présence d’un club en Ligue 1. En revanche, si sur les quelques hectares concernés, vous trouvez une petite plante ou un petit animal supposés rares, vous pouvez agiter l’argument biodiversité et vous serez entendu par les medias : la biodiversité se vend bien. On peut se poser la question pour beaucoup d’autres exemples, on parle souvent des autres pour parler de nous mêmes. Le débat sur l’ours des Pyrénées ne serait-il pas une médiation pour parler des conflits d’usages des territoires ? On peut craindre que le souci légitime de mieux gérer notre environnement et ses ressources, d’assurer une bonne dynamique au 193

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monde vivant qui nous entoure, soit dévoyé pas la multiplication de ces exemples : à trop crier au loup… De plus, toute la biodiversité n’est pas bonne. Souvenons-nous que l’assèchement de certaines zones humides a eu pour conséquence la diminution de pathologies liées à ces zones humides, comme la malaria. Il est difficile de regretter une baisse ou du moins une modification de biodiversité se traduisant pas une notable amélioration sanitaire ! La biodiversité comme alibi, mise à toutes les sauces, ne peut que conduire à terme à un désintérêt alors qu’il y a lieu d’en parler bien et d’agir utilement.

PERCEPTIONS, REPRÉSENTATIONS ET EXPRESSION DE LA RÉALITÉ Nous avons vu que d’une part l’écologie s’appuie implicitement sur des conceptions générales de la nature et, d’autre part, que nous avons des difficultés pour envisager positivement le hasard, son utilité, voire parfois sa nécessité, et penser qu’il puisse être engendré par divers processus, par exemple biologiques ou écologiques. Cela conduit à se poser des questions sur les représentations a priori que nous avons de la réalité et sur les difficultés que nous rencontrons pour en changer, même si elles ne sont plus conformes à la vérité. La façon dont nous percevons le monde, comment nous le représentons et nous exprimons ces représentations par exemple sous forme de modèles, mérite de s’y arrêter un peu. Ainsi, nous, scientifiques, nous avons de la réalité notre perception directe ou celle issue des instruments que nous construisons. Puis, nous élaborons des représentations de cette réalité, soit conscientes, ou le plus souvent inconscientes, en retenant que nos savoirs et notre culture interposent des filtres, c’est aussi vrai pour nos perceptions qui ne sont pas limitées que par nos sens mais aussi par cet inconscient : « Ils ont des yeux mais ne voient point ; ils ont des oreilles mais n’entendent point » (Bible, Jérémie 5 :21). Le cerveau est un extraordinaire organe, qui passe son temps à trier, à sélectionner et à 194

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

interpréter. L’illusion de l’objectivité parfaite et accomplie est l’un des risques que nous encourrons. Nous ne dévoilons pas le réel, nous en fabriquons des images, nous élaborons des catégories et des relations intellectuelles que nous comparons plus ou moins avec cette réalité. Nous pouvons même le faire a priori, nous imaginer ce qu’est cette réalité à partir de savoirs établis (même ceux de la prime enfance) et confronter ce que nous avons imaginé avec ce que nous voyons et avec les conséquences possibles que nous tirons de nos actions sur ce qui nous entoure : « notre expérience immédiate n’est pas la réalité, mais l’idée que l’on s’en fait »1. Notre apprentissage se fonde beaucoup sur nos essais et nos erreurs. C’est notre extraordinaire capacité à établir des concepts a priori, c’est-à-dire un sens de l’abstraction, et un désir de perfectionnement constant, qui nous dote sans doute d’avantages évolutifs considérables. « Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? », cette question que pose Kant et à laquelle il donne une brillante réponse dans la « Critique de la raison pure »2, sans doute l’élément essentiel de sa philosophie critique, est l’une des bases majeures de la science moderne, et, de façon très modeste, c’est ce dont je viens de discuter. Nous devons en avoir conscience, comme nous devons avoir conscience de notre rapport à la réalité. Pourquoi refuser de voir que l’imprégnation idéologique influence nos jugements, dont celui sur le hasard ? Pourquoi ne pas déceler dans certains courants de l’écologie, discipline scientifique, la référence inconsciente au cosmos de Parménide ou au jardin d’Éden ? Pourquoi introduire une confusion en donnant le même nom, celui d’écologie, à un courant politique ou 1. Cf. le « mythe de la caverne » de Platon. 2. Il paraît que pour réellement intégrer cette œuvre, il faut la lire dans le texte et dans la langue originelle, l’Allemand. N’étant pas philosophe, j’ai fait confiance aux spécialistes, par exemple à Gilles Deleuze et son Introduction à la philosophie critique de Kant, et à Luc Ferry qui propose une série d’exposés que j’ai trouvés très accessibles. Magie du numérique, ils sont stockés sur mon « smart phone » je les ai écoutés de nombreuses fois lors de mes promenades à la campagne. 195

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à une institution, par exemple en l’introduisant dans l’intitulé d’un ministère ? Puis vient le temps de l’expression de ces représentations, épurées si possible, à travers des discours, textes, modèles, « schèmes » au sens de Kant, tableaux, sculptures, architectures. Encore une difficulté, car le choix du langage et le style interviennent, la forme de l’écriture, même pour des modèles mathématiques, se traduit par une plus ou moins grande efficacité de l’expression. Par exemple, nos « jolis modèles » désignent une équation qui devient très compréhensible par ce qu’elle représente et efficace dans son utilisation, voire même parce qu’elle produit de beaux résultats, comme d’esthétiques formes géométriques. Cette expression est utile, pas seulement comme vecteur de communication, mais aussi pour nous, comme traduction de notre pensée, traduction que nous pouvons manipuler, transformer et en retour influencer nos perceptions et représentations. Dans une version un peu simpliste, nous pouvons dire que c’est le quadruplet : perception et imagination, représentation et expression qui nous permet de construire un discours scientifique sur le monde. Il me paraît donc nécessaire que tout enseignement scientifique précise ces divers éléments, notamment pour des disciplines multiformes comme l’écologie.

L’ÉCOLOGIE, UNE DISCIPLINE SCIENTIFIQUE SOUS TENSION ET TOUT-TERRAIN Il est clair que les sociétés humaines jouent un rôle particulier sur la planète, non pas par la biomasse qu’elles représentent ni par le nombre d’individus : sur la seule Guyane française, on peut estimer à 4,5 milliards le nombre d’arbres de diamètre supérieur à 10 cm (à la hauteur standard de mesure des forestiers, c’est-à-dire 1,30 m, la « hauteur de poitrine », rendant la mesure aisée pour la grande majorité des adultes) et en Amazonie à 390 milliards, alors que le nombre d’êtres humains sur la planète entière était de l’ordre de six milliards 196

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

en 2010 et la prévision de l’état stationnaire est environ de neuf à dix milliards à l’horizon 2100. Les êtres humains ont une influence colossale parce que leur action est amplifiée par les techniques qu’ils développent et emploient. Tant qu’ils en restaient à la hache de pierre, abattre un arbre était long et pénible, avec une tronçonneuse c’est plus rapide. Ce n’est donc pas l’impact simplement biologique qui compte. L’écologie et plus généralement les sciences qui s’occupent de l’environnement doivent donc tenir compte en priorité des effets directs et indirects des technologies mises en œuvre sur les milieux qui nous entourent et singulièrement sur les êtres vivants qui les peuplent. Il faut analyser les stratégies et les décisions prises par les sociétés humaines concernant la conception et l’utilisation de ces technologies. Au niveau des disciplines scientifiques, l’écologie est alors au centre d’un carré dont les sommets sont d’abord les autres sciences biologiques pour comprendre les processus du vivant et comment ils sont modifiés par l’action humaine, par exemple comment changent les processus de diversification et de sélection, et au bout du compte comment la biodiversité évolue. Ensuite, les sciences physiques de la planète nous renseignent sur les évolutions des paramètres physiques et chimiques, par exemple de la composition de l’atmosphère et de là comment l’effet de serre est modifié avec quelles conséquences sur le climat. Puis les sciences de l’ingénieur nous permettent de concevoir des technologies de moins en moins agressives tout en restant productives ; elles nous fournissent également des outils pour concevoir une ingénierie des écosystèmes, comment les aménager et les observer pour suivre les évolutions spontanées ou induites par nos actions. Et enfin, les sciences de l’homme et de la société nous conduisent à analyser les raisons des choix et les effets des changements environnementaux sur nos sociétés. En termes scientifiques, on peut alors identifier quatre domaines interfaces. En premier lieu, la bio-écologie, qui s’occupe des processus et des dynamiques du vivant avec les conséquences sur les évolutions de la biodiversité (en restreignant ce terme à sa définition biologique). 197

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Ensuite, l’écologie des flux biogéochimiques intervient de façon déterminante, par exemple dans les études sur le changement climatique. Ce terme peut paraître un peu compliqué dans cet énoncé, une petite explication s’impose : les scientifiques de ce domaine s’intéressent aux composés chimiques naturels ou non, présents ou répandus dans notre environnement, ainsi qu’à ses modifications de paramètres et de structures physiques, par exemple de ceux qui sont responsables de l’effet de serre, comme le gaz carbonique ou le méthane. Par ailleurs et depuis longtemps, l’homme agit sur son milieu, la majorité des techniques ont été inventées sur des bases empiriques ; comme pour d’autres domaines technologiques, l’intervention de la recherche scientifique permet de mieux comprendre ce que nous faisons et d’améliorer nos technologies, c’est le cas pour l’ingénierie écologique. Enfin, la socio-écologie est indispensable pour mieux comprendre les évolutions sociales et économiques, actuelles et passées, qui interagissent avec les dynamiques de notre environnement. Elle doit également s’intéresser aux représentations sociales de celui-ci, puis aux processus menant aux prises de décision. Nous voyons donc bien que l’écologie est au centre d’une activité interdisciplinaire. Enfin, la modélisation intervient à tous les niveaux, dans les champs disciplinaires, bien entendu, mais aussi aux interfaces. Nous en avons largement disserté dans le second chapitre de ce livre et beaucoup écrit sur ce sujet par ailleurs. Pour nous les modèles sont des bons moyens de repères, des petits cailloux, pour baliser la jungle de notre connaissance biologique et écologique. Ils sont aussi très utiles pour construire des discours cohérent. Encore une fois, la modélisation a aussi une utilité plus globale dans le dialogue entre disciplines lors d’un travail sur un objet commun1. En effet, la nécessité de formaliser

1. Schmidt-Lainé Cl., Pavé A., 2008, La modélisation au cœur de la démarche scientifique et à la confluence des disciplines, Les Cahiers du Musée des Confluences (Lyon), 2, 21-36. 198

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

permet de mieux exprimer les idées et d’améliorer la compréhension par l’ensemble des partenaires. La situation est suffisamment complexe pour mériter une véritable réflexion épistémologique et stratégique pour un développement harmonieux de la partie centrale de l’écologie et de ses interfaces. En effet, cette complexité la rend difficile à saisir, à comprendre alors qu’elle jouit d’un a priori favorable et d’une bonne popularité. Cependant, l’appropriation politique ne contribue pas à simplifier ou alors de façon trop schématique ou simpliste. L’écologie n’est pas réductible à l’image du médiatique ours blanc sur son glaçon. Véritable discipline scientifique, dans certains milieux académiques, ce statut lui est parfois contesté. En fait, la réponse est relativement facile, mais l’image confuse qu’elle trimballe fait que cette réponse n’est pas toujours facile à faire partager. Ainsi et au-delà des mots et d’une sympathie naturelle pour l’idée, nous voyons que la réalité est un peu touffue. C’est aussi sa richesse, mais les risques de se perdre ne sont pas négligeables. De plus, le hasard joue un rôle prédominant dans le fonctionnement des écosystèmes et fort heureusement pour leur « bien-être », comme nous allons le voir en allant en Amazonie. Il faut aussi bien prendre la mesure du dynamisme du monde vivant qui mène sa propre vie indépendamment de notre volonté. La nature, un peu particulière de l’écologie, au croisement de plusieurs disciplines, complique aussi la vision que l’on peut en avoir. Parler alors d’interdisciplinarité est alors très utile, avant notre voyage en Amazonie, où nous l’avons pratiquement mise en œuvre. L’expérience accumulée au sein des programmes de recherche interdisciplinaires du CNRS a été très profitable lors de cette « aventure scientifique et humaine ». Cependant, Il reste à éclaicir un point important à propos des concepts d’écosystème et de système. Comme, d’une part, nous les critiquons au filtre de l’évolutionnisme et que, d’autre part, nous constatons qu’elles restent très fécondes en science, n’y aurait-il pas 199

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quelques contradictions ? De plus, j’en suis aussi un grand utilisateur et promoteur. Cette discussion mériterait un long développement, qu’il est hors de question de faire ici. On peut néanmoins tenter d’en dire un peu plus.

À PROPOS DES CONCEPTS D’ÉCOSYSTÈME ET DE SYSTÈME Nous avons vu que le concept d’écosystème est implicitement fixiste. N’en est-il pas de même de celui plus général de système ? Si nous nous accordons sur une vision évolutionniste du monde, alors qu’en faire ? Faut-il les jeter à la poubelle ? Répondre à ces questions demande une brève analyse de la situation, du moins ce que je pense en avoir compris. Nous admettrons d’abord que la notion d’écosystème est incluse dans celle de système, au sens d’une instance, c’est-à-dire d’une réalisation plus concrète que le concept général. Essayons d’abord de détecter les cas où l’on parle de système. On voit alors que le terme de « système » peut recouvrir une réalité physique directement perceptible (par exemple, le système solaire), ou accessible (par exemple un organisme, constitué d’organes en interactions, structure accessible grâce à la dissection, post mortem, ou, maintenant, à l’imagerie médicale, in vivo). C’est aussi une commodité méthodologique, une représentation, un « modèle » (par exemple, un système à compartiment pour étudier le flux de carbone dans un écosystème : ces compartiments ne sont pas directement identifiables, ils résultent d’une analyse). C’est enfin une représentation de constructions humaines, partiellement ou totalement contrôlées (par exemple, un système technologique, un système économique, un système social). Souvent, la notion de système est liée à celle de modèle ; il peut être lui-même un modèle, comme dans le cas du système à compartiment évoqué ci-dessus. Nous en oublions sans doute, mais point n’est besoin d’en dire plus pour répondre aux questions posées. 200

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

Il faut éviter un biais classique, celui qui nous mène à croire que tout cela est d’expression récente. C’est vrai pour le concept d’écosystème. Cela ne l’est pas pour celui de système. En effet, ce concept, plus général, est très ancien puisque, comme nous l’avons déjà souligné, il apparaît chez les présocratiques, notamment chez Parménide vers le VIe siècle av. J.-C. (cf. page 38). Il est fondé, implicitement au moins, sur les idées d’invariance, d’équilibre ou de réitération systématique issues d’observations du monde (course des astres, forme de la terre, équilibre de la balance, etc.). Il s’oppose à la conception d’Héraclite, de changement permanent, voire de chaos, une autre interprétation de la réalité visible. Pour l’un, ce qui varie n’est que la superficie des choses, voire une illusion, qui profondément sont permanentes. Pour l’autre, la variation est dans leur nature première ; si ordre il y a, il ne peut qu’être transitoire. N’oublions pas que la première conception est la plus « rassurante », car il semble que nous ayons besoin d’invariants pour baliser notre vie… des sortes de petits cailloux. De nos jours, les scientifiques oscillent entre ces deux représentations, l’une plutôt d’inspiration fixiste, souvent artificielle, commode ou acceptable sur une certaine durée, et l’autre changeante, souvent plus proche de la réalité observée, mais plus difficile à appréhender. Il a fallu attendre l’émergence des théories du changement (par exemple, la théorie de l’évolution, la tectonique des plaques, la mécanique des fluides, la théorie du « Big Bang » et de l’expansion de l’univers, ou encore la mise en évidence de la dynamique chaotique du système solaire) pour qu’elle soit scientifiquement envisagée. Les mathématiques pouvant en rendre compte sont elles-aussi récentes (par exemple, les processus stochastiques ou la théorie des systèmes dynamiques), comparées à l’histoire de cette science ; elles permettent alors aux scientifiques d’en mieux parler et d’élaborer des modèles cognitifs et opérationnels. Le concept de système est aussi un moyen de mieux disséquer la complexité d’une situation, pour mieux l’analyser et la comprendre, voire pour tenter de la maîtriser. On voit la fécondité de ce concept, 201

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ancien et sans cesse rénové, et le fait que s’il y a une opposition de fond entre Parménide et Héraclite, jouer de ces deux visions du monde est efficace. Même si la vision d’Héraclite nous semble mieux recouvrir la réalité, celle de Parménide est utile sur des durées limitées, les limites étant plus ou moins lointaines selon ce que nous regardons. Par exemple, Jacques Laskar a démontré la nature chaotique des orbites des planètes du système solaire1. Cependant les horizons temporels sont suffisamment lointains pour qu’à l’échelle humaine elles nous semblent stables et les positions prédictibles avec précision (l’horizon de prédictibilité est de l’ordre de 65 millions d’années). Enfin, pour les « systèmes » que nous concevons et que nous maintenons, ce concept est efficace, mais alors c’est nous qui fixons les temporalités ou du moins qui tentons de le faire. La science moderne nous apprend à ne pas chercher à tout prix de vérité absolue. La notion de modèle, dont celle de système fait partie, a une portée plus grande que ce que l’on pouvait imaginer, et notamment parce que l’on sait dès le début qu’un modèle est utile, qu’il représente bien certaine partie de la réalité, mais qu’il n’est pas, par essence même, un absolu indépassable, bien au contraire. Beaucoup d’articles et d’ouvrages ont été consacrés à ce concept. Pour une analyse des fondements ou pourra se référer au numéro spécial n° 146 de Sciences et Avenir, déjà cité.

CONCLUSION Qu’on ne se trompe pas, toutes les questions soulevées dans ce chapitre et plus généralement dans cet ouvrage ne sont apparues que progressivement au cours de l’exercice de ma profession de chercheur et d’enseignant chercheur, mais je ne les pas évacuées au titre de la production effrénée de publications. J’ai ressenti la nécessité 1. http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/11/10/le-systeme-solaire-de-lastabilite-au-chaos_4521405_1650684.html 202

L’écologie en question : la biodiversité au cœur de la discipline

de prendre du recul pour mieux comprendre ce que je faisais et donc d’y consacrer du temps. Ainsi, je n’ai réellement intégré les dimensions évolutives qu’assez tard dans ma progression, même si l’on peut constater que les quelques travaux que j’ai faits en biologie moléculaire portaient sur des questions évolutives (évolution moléculaire ou effet moléculaire d’une sélection). La critique des concepts d’écosystème et de système, de l’écologie comme discipline scientifique et de la question de la biodiversité, exposée dans ce chapitre est donc à prendre comme une étape. Cette critique reste constructive, il ne s’agit pas de « jeter le bébé avec l’eau du bain », mais de mieux comprendre ce que l’on fait et de là d’en discerner le limites, voire de les repousser. La démarche scientifique est elle-même évolutive tant sur le plan individuel que collectif. C’est sans doute le message important à transmettre aux plus jeunes.

203

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5 Au pays de l’interdisciplinarité

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« Les termes interdisciplinaire et interdisciplinarité sont apparus dans la littérature scientifique dans les années 19401 pour désigner une activité scientifique mettant en jeu des disciplines différentes afin d’étudier un même objet, avec des regards variés et croisés, ou pour répondre à des questions scientifiques non réductibles à une discipline particulière. » Cette phrase commence un rapport rédigé pour le CNRS en 20112. Une fois de plus, les responsables de cette institution se posent des questions sur l’investissement consenti depuis de très nombreuses années dans les « programmes interdisciplinaires » et un petit comité dont je faisais partie est chargé de faire le point sur la question. Cette phrase mérite d’être explicitée pour ceux qui ne sont pas familiers de notre jargon. Dans la vie de tous les jours, pour réaliser les tâches domestiques et même professionnelles, nous sommes amenés à associer des compétences et des connaissances différentes apprises à l’école, transmises grâce à notre entourage ou acquises de notre propre initiative. L’apprentissage, à l’école, se fait principalement par discipline : lecture, écriture, calcul, grammaire, orthographe, etc. L’attention d’un enfant est alors mobilisée un temps donné sur un type particulier de connaissances à acquérir ou à mettre en pratique. Des exercices et surtout la vie extrascolaire, par exemple en jouant, mènent à associer ces connaissances pour résoudre un problème particulier. Prenons

1. Une première occurrence dans Nature le 17 février 1945 dans un article intitulé : « Science in the Foreign Service » (1945, 155, 187-188) et surtout et en relation avec l’objet de cet article ; « Interdepartmental Co-operation in Research » (1945, 155, 407-408). Dans Science, on trouve interdisciplinary utilisé la première fois dans le rapport de la réunion de l’AAAS publié le 7 février 1941 (section on Anthropology (H) and affiliated societies, 1941, 93, 134). L’emploi des mots reste anecdotique jusqu’aux années 1980. En France, la première occurrence est antérieure. La plus ancienne trouvée date de 1927 dans la Revue critique d’histoire et de littérature (janvier 1927, p 5) et concerne la chronologie « [qui] est déjà, par nature une science interdisciplinaire ». 2. Ce rapport interne, intitulé : 35 ans d’interdisciplinarité au CNRS, n’est pas sous embargo, mais n’a pas bénéficié d’une large diffusion. Il peut être téléchargé à partir de la première page de mon site : www.alain-pave.fr : Interdisciplinarité au CNRS.pdf 206

Au pays de l’interdisciplinarité

un jeu de piste, pour atteindre un but, il est d’abord nécessaire de déchiffrer et de comprendre les consignes, ensuite de savoir lire une carte et des signes déposés sur le trajet, de pouvoir estimer ou calculer un temps et une distance, voire une vitesse de déplacement pour atteindre l’objectif à l’heure, de reconnaître des objets naturels tel un arbre, etc. On voit bien qu’il s’agit d’associer des compétences différentes pour jouer à ce jeu. De fait, l’élaboration de la connaissance scientifique et son utilisation procède d’une manière analogue : construction de savoirs disciplinaires et leur mise en relation pour résoudre des problèmes concrets. Souvent, dans la construction même des savoirs disciplinaires, on fait appel à des connaissances, des méthodes et techniques d’autres disciplines ; la démarche scientifique n’est pas complètement cloisonnée. Quand on analyse les « grands écrits », on remarque qu’ils ne sont en général pas monodisciplinaires. De plus, même pour avancer dans une discipline, dans la compréhension d’un objet de recherche, on est amené à emprunter à d’autres disciplines. À ce titre, Marc Bloch et Lucien Sève ont révolutionné l’histoire en créant l’école des Annales dans les années 1930. Ainsi Marc Bloch s’intéresse à l’étude de l’histoire de nos sociétés. Historien, il adopte néanmoins une approche sociologique et anthropologique du meilleur niveau pour ne pas verser dans « l’histoire historisante » de l’histoire comme une pure chronique et une simple chronologie. Il introduit également le concept de décalage temporel, par exemple entre les mentalités qui évoluent en décalage avec les institutions. Il explique ainsi l’apparition de désordres, ce qui n’est pas sans rappeler la notion d’incertitude et de hasard dont nous avons déjà discutée1. Dans les sciences de la nature, nous avons également de telles illustrations : Charles Darwin est avant tout un biologiste, aussi un taxinomiste, mais il 1. Hulak F., 2012, Sociétés et mentalité. La science historique de Marc Bloch, Hermann, Paris. Et la critique de Olivier Chelzen : http://www.laviedesidees.fr/Apologie-pourMarc-Bloch.html 207

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intègre précisément la géologie, sinon il n’aurait pas su caractériser les environnements différents et alors postuler que les ressemblances entre espèces étaient difficiles à expliquer par ces différences. En revanche, supposer une ascendance commune apparaissait comme une meilleure hypothèse. Cela dit, avant d’attaquer le problème de l’interdisciplinarité, il est bon d’expliciter le sens des mots souvent rencontrés : multidisciplinarité, pluridisciplinarité, transdisciplinarité et bien entendu interdisciplinarité, et aussi de préciser ce que l’on entend aujourd’hui par discipline scientifique. On aura compris que l’on est amené à ces extensions parce que les objets étudiés et les problèmes posés ne sont pas réductibles à une démarche disciplinaire, c’est le cas pour l’« environnement ». Nous allons nous servir de cet exemple, mais on pourrait en prendre d’autres comme les procédés industriels ou agricoles ou encore la santé. En fait, c’est probablement à propos de l’objet environnement que l’on s’est le plus interrogé sur l’interdisciplinarité et sa mise en pratique et, avouons-le, c’est celui que je connais le mieux.

L’ENVIRONNEMENT, UN OBJET D’ÉTUDES INTERDISCIPLINAIRES PAR EXCELLENCE L’environnement est devenu un domaine de recherches dans les années 1970. On peut s’étonner de ce fait sachant que la science s’est d’abord construite à partir de l’étude des objets qui nous entourent, donc ceux qui nous environnent, et des phénomènes qui les font évoluer. Par exemple, les botanistes s’intéressent aux plantes, les zoologistes aux animaux, les géologues au monde minéral, les chimistes, pour une partie de leur activité, aux composés naturels et pour une autre partie à ceux qu’ils élaborent. Mais chacun reste centré sur son sujet d’étude, se spécialisant sur des groupes d’objets de plus en plus précis, voire sur un seul d’entre eux. Or, l’environnement n’est pas constitué par la simple liste ou même par la somme de ces objets. En effet, pour comprendre sa 208

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structure et son évolution, il faut prendre en compte leurs relations réciproques, comme entre plantes et animaux, plantes entre elles, animaux entre eux, etc. De plus, les sociétés humaines, par leurs activités et pour satisfaire leurs besoins, modifient cet environnement, en particulier par les usages qu’elles en font et par les techniques qu’elles emploient : prélèvement de ressources, activités industrielles et agricoles, production d’énergie, aménagement de l’espace et artificialisation des milieux, transports, etc. En retour, ces mêmes sociétés sont influencées par l’état et l’évolution des milieux où et dont elles vivent. On comprend donc, que du point de vue scientifique, beaucoup de disciplines sont convoquées au rendez-vous de l’environnement : une part relève des sciences de la nature (sciences de la terre et sciences de la vie), une autre des sciences physiques et chimiques, une troisième des sciences de l’homme et de la société, et même des sciences de l’ingénieur. Par ailleurs, la nécessité de gestion des données, de représentations synthétiques, de modélisation, interpelle l’informatique et les sciences mathématiques. Plus le simple collage disciplinaire, la communauté scientifique a fait le constat d’une nécessaire évolution de la pratique scientifique en passant de la monodisciplinarité à la pluridisciplinarité, puis à l’interdisciplinarité, c’est-à-dire à un fonctionnement différent de celui qui a fait les grandes heures de la science du xxe siècle et à partir duquel notre système de recherche s’est progressivement organisé. Il ne s’agit plus seulement d’étudier des collections les plus homogènes possibles d’objets de notre environnement, mais d’ériger graduellement l’environnement, lui-même, en objet de recherche par l’étude des relations entre les objets ou catégories d’objets, de natures différentes, qui le composent. On ne s’étonnera pas que la définition du mot « environnement », au sens scientifique, ait été, en elle-même, une difficulté. Il est largement admis aujourd’hui que « l’environnement, c’est celui de l’homme et des sociétés humaines ». Les recherches sur l’environnement se focalisent donc sur tout ce qui entoure ces sociétés et sur les relations qu’elles entretiennent activement ou passivement avec 209

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leur environnement1. Cependant, cette définition ne fait qu’esquisser l’enveloppe ; on doit en préciser le contenu. Suite à des réflexions menées à l’occasion de la conférence de Rio dite « sommet de la planète Terre » en 1992, il apparaît que les recherches sur l’environnement s’organisent autour de trois grandes problématiques qu’il est bon de rappeler : (1) les changements planétaires (modifications de l’effet de serre, évolutions climatiques, conséquences environnementales des processus de mondialisation), (2) la dynamique et la gestion des ressources renouvelables (biodiversité, eau, sol), (3) le cadre de vie, le bien-être, les relations entre environnement et santé2. Ces recherches sont principalement menées à des échelles spécifiques à ces problématiques : pour la première, l’échelle est planétaire ou globale ; pour la seconde, on se réfère principalement à la dimension régionale ; pour la troisième, les approches sont le plus souvent locales. Cependant, le problème des « changements d’échelles » est au centre des préoccupations actuelles. C’est le cas pour l’évolution climatique qui est de plus en plus envisagée aux échelles régionales et locales : impacts des changements climatiques, mais aussi contribution des systèmes géophysicochimiques et écologiques à ces changements. Des recherches expérimentales et méthodologiques sont menées à cet effet. Ainsi, s’il est important de pouvoir évaluer les incidences régionales et locales de cette évolution (processus de « régionalisation »), il est aussi nécessaire de procéder à la démarche inverse : intégrer les processus locaux et régionaux pour évaluer leurs contributions, éventuellement amplificatrices ou régulatrices, aux changements climatiques. Par ailleurs 1. À ce propos, il faut faire attention aux « glissements sémantiques », ne pas confondre environnement et nature, ou encore nature et biodiversité, tendance que l’on observe souvent et parfois amplifiée pas les médias plus soucieux de transmettre rapidement une information, que de rigueur dans leurs discours… 2. Nous avons rendu compte de cette notion dans l’article : Jollivet M., Pavé A., 1993, L’Environnement un champ de recherche en formation, Natures, Sciences, Sociétés, 1 : 1, 6-20. 210

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et pour éviter toute ambiguïté, il est souhaitable de mettre plus explicitement en relation la notion géométrique d’échelle avec celle de niveaux d’organisation des systèmes naturels ou anthropisés. En effet, c’est cette dernière notion qui est pertinente sur le plan fonctionnel. En ce qui concerne la biodiversité, la question de son évaluation et de son évolution à l’échelle de la planète est posée. Plus généralement, la construction d’une écologie de la biosphère dans son ensemble est toujours d’actualité. Enfin, pour les relations entre environnement et santé, on s’interroge, par exemple, sur l’extension des pathologies locales, notamment pour les maladies infectieuses émergentes liées aux changements de l’environnement. De telles études nécessitent le développement des approches dynamiques et spatialisées de l’épidémiologie en intégrant les dimensions écologiques et évolutives, comme nous allons le voir dans le cas de l’Amazonie. Les principales questions peuvent se regrouper en deux grands ensembles : (1) identifier et évaluer les parts respectives des processus spontanés et des interventions dues à l’homme qui sont responsables de l’évolution de notre environnement, (2) imaginer et concevoir les politiques, règles, technologies, techniques et pratiques susceptibles de limiter les conséquences de cette évolution jugées comme négatives, d’y remédier, de favoriser et d’amplifier les effets positifs. On comprend donc que les enjeux sont scientifiques, technologiques, politiques, économiques et sociaux. Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de mieux analyser, comprendre, évaluer et prévoir pour mieux agir et gérer les changements environnementaux. À cette fin, des recherches scientifiques et technologiques ont été spécifiquement lancées depuis une trentaine d’années. Ces recherches s’inscrivent dans le temps et dans l’espace : il ne s’agit plus de décrire des états, mais de comprendre des dynamiques, à des échelles de temps très différentes, de la nanoseconde des interactions moléculaires aux milliards d’années de l’évolution de notre planète ; on ne peut plus se limiter à des études locales, il faut envisager d’autres dimensions, y compris planétaires ; tous les 211

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niveaux d’organisation sont concernés, de la molécule à l’individu, de l’individu à l’écosystème, de l’écosystème à la biosphère ; les objets, vivants et non vivants, sont de natures très diverses et distribués dans l’espace ; l’homogénéité est l’exception ; l’hétérogénéité et la diversité sont la règle, du microscopique au macroscopique ; l’homme intervient de façon déterminante, notamment par les techniques qu’il met en œuvre. Une des questions très actuelle est la gestion des systèmes diversifiés, qu’il s’agisse de systèmes naturels (les écosystèmes et leurs biodiversités, par exemple) ou de systèmes économiques et sociaux (par exemple, la stratégie de diversification des productions chez les agriculteurs et les industriels). Ces caractéristiques particulières de l’environnement, vu comme objet de recherche, en font un système complexe, au sens premier du terme : de multiples composantes de natures différentes en interactions, souvent non linéaires, une diversité des échelles d’espace et de temps, la hiérarchisation en niveaux d’organisations reliés entre eux, non seulement par des relations d’appartenance (tel un individu d’une population) mais aussi fonctionnelles (telles que l’action d’un individu sur une population ou sur un écosystème). On notera que les systèmes de niveaux d’organisation inférieurs sont en général plus petits et qu’ils ont des constantes de temps plus faibles que ceux de niveaux supérieurs ; mais il n’y a pas de proportionnalité. De plus, dans des études qui considèrent simultanément des systèmes de différentes natures, par exemple des systèmes écologiques et des systèmes sociaux, il y a lieu de définir l’espace et la durée de l’étude, l’échantillonnage spatio-temporel des données de façon à ce que ces systèmes soient inclus dans cet espace et que le temps de l’étude assure l’observation des phénomènes qui les font évoluer. On voit donc que l’approche scientifique de l’environnement pose des problèmes techniques, méthodologiques et conceptuels particuliers. En outre, il ne s’agit pas uniquement d’analyser et de comprendre, mais aussi de trouver des solutions. C’est un défi 212

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important pour la recherche scientifique qui nécessite une évolution des pratiques et des méthodes de recherche. Il en résulte des conséquences sur l’organisation du travail scientifique et en particulier de mettre en œuvre une véritable interdisciplinarité.

QUELQUES DÉFINITIONS : MULTI-, PLURI-, INTER-, TRANS-, DISCIPLINARITÉ Ces définitions sont à ma connaissance universellement admises même si elles ne sont pas toujours connues : (1) la multidisciplinarité qualifie un dispositif où sont représentées des disciplines différentes, mais sans nécessité a priori qu’elles interfèrent. Les universités sont, en général, multidisciplinaires, le CNRS aussi ; il n’y a pas en principe de structuration autre que celle émergeant de ses composantes, de ses laboratoires. Il peut y avoir néanmoins des directions de recherche privilégiées, des choix pédagogiques et des priorités affichées ; (2) la pluridisciplinarité correspond à un dispositif mis en place pour étudier un sujet ou un objet de recherche ; les travaux se font en parallèle et le résultat est la somme des contributions de chaque discipline ; (3) l’interdisciplinarité caractérise un dispositif de coopération plus serré, voire une méthodologie, avec la conception de problématiques communes et la synthèse concertée des résultats qui sont alors plus que la somme des contributions disciplinaires. C’est ce qu’a fait le CNRS dès le milieu des années 1970 en lançant ses programmes interdisciplinaires de recherche, notamment sur l’environnement. Cette définition recouvre les approches scientifiques qualifiées de « centrées objet » (tel l’environnement en tant qu’objet de recherche) ou « orientées problèmes » (par exemple, la dynamique de la biodiversité, le devenir des nanoparticules dans l’environnement, la définition et la conception de technologies respectueuses de l’environnement, le rôle des substances chimiques dans le fonctionnement 213

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des communautés d’êtres vivants), qu’elles émergent d’un questionnement scientifique ou d’une attente technologique, économique ou sociale ; (4) la transdisciplinarité, étymologiquement, traverse les disciplines ou va au-delà des disciplines. Si l’on peut penser que des questions peuvent être de nature transdisciplinaire, comme beaucoup de celles d’origine sociale (questions de l’emploi, du bien-être, du développement soutenable ou durable, etc.), en revanche on ne voit pas bien quelle pratique scientifique mettre en place derrière ce mot. Concrètement, la réponse la plus efficace est un dispositif interdisciplinaire et l’on est ramené au problème précédent.

L’INTERDISCIPLINARITÉ COMME MOTEUR D’ÉVOLUTION DES DISCIPLINES La science, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est le fruit d’une longue évolution depuis les grecs de l’antiquité et des autres grandes civilisations de l’ancien monde d’alors. Progressivement, les façons de la faire et de juger de ses résultats ont progressé : nécessité de démontrer, de prouver, relations entre réalité observée et mesurée, d’une part, et réflexion conceptuelle et théorique, d’autre part, la méthode expérimentale et la méthode des modèles. La première classification systématique des sciences date d’Aristote et a été progressivement modifiée et raffinée au cours des siècles, avec une « accélération » depuis le XVIIIe. Les disciplines ont été définies empiriquement selon les objets d’étude, par exemple, les êtres vivants pour la biologie, des façons de conduire la recherche (les méthodes), la conception et l’adhésion à modèles théoriques a priori (des paradigmes). Les professionnels de la science qui partagent ces différents éléments constituent une communauté scientifique. Selon le regard porté sur les objets de la recherche, on peut définir des spécialités ou des sous-disciplines, par exemple la structure (anatomie), le fonctionnement (physiologie), 214

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le développement embryonnaire (embryologie), les communautés d’êtres vivants et leurs relations avec le milieu (écologie). Les révolutions scientifiques se produisent lors de changements de paradigmes ou d’évolution méthodologique. Comme avec la théorie de l’évolution, Charles Darwin a de fait éliminé : (i) le dogme créationniste et le fixisme, son corollaire, (ii) le vitalisme dont il n’avait pas besoin pour expliciter sa théorie, et (iii) le finalisme : il n’y pas de but à l’évolution. Il intègre l’idée de transformation en critiquant le transformisme de Jean-Baptiste Lamarck, comme on peut le constater dans l’introduction de son ouvrage édité en 1862. Cette triple révolution bouscule alors beaucoup d’idées reçues, bien ancrées dans l’inconscient collectif, il n’est donc pas étonnant que cela ait fait beaucoup de bruit dans notre Landerneau ! Les disciplines ne sont en pratique pas étanches et ne doivent pas l’être. Des interfaces peuvent émerger, comme la biochimie, ou chimie du vivant, comme la biophysique ou encore la bioinformatique. La science n’est pas figée, tout cela est évolutif. Des grands principes, des concepts et des méthodes peuvent être partagés par des communautés scientifiques plus vastes que celle d’une discipline : le principe de réfutation (Popper)1, comme les 1. Un énoncé est dit réfutable s’il est possible d’imaginer et de faire une observation ou une expérience dont le résultat pourrait être en contradiction avec cet énoncé et alors à le rejeter. Par exemple, si je dis : « le Soleil à midi m’indique toujours le Sud ». Il suffit que je me munisse d’une boussole et que je me déplace dans le sens contraire de l’aiguille qui indique le Nord. À un moment, je vais observer que le Soleil à midi indique le Nord, tous les jours, au-delà du tropique du Capricorne et une partie de l’année entre cette ligne et l’équateur. Cette observation réfute la première conclusion que j’ai émise. Une traduction pour le moins légère conduit encore à adopter le mot falsification (un anglicisme et un faux ami) et alors à une mauvaise interprétation, surtout par le public : il ne s’agit en aucune façon de conduite malhonnête ! La réfutation est une partie nécessaire, au sens de Popper, de la démarche scientifique. Il propose que l’on ne peut qualifier de scientifique que des théories réfutables. Sa contribution à la philosophie des sciences est essentielle, et a été l’objet de grands débats, notamment en sciences sociales dont il contestait le statut de science pour certaines d’entre elles et pour ces raisons. 215

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notions de preuve et de démonstration, la méthode expérimentale, la modélisation et le calcul scientifique, le concept de système et l’analyse des systèmes, l’analyse des données. Des concepts, comme celui d’évolution ou de hasard sont utilisés par presque toutes les disciplines, avec des sens plus ou moins différents. Il est important de confronter les points de vue et d’essayer d’en faire émerger de communs. C’est-à-dire, pratiquer de l’interdisciplinarité au niveau conceptuel, complémentairement à l’interdisciplinarité mise en œuvre pour l’étude de cas concrets. À une époque ou une vision utilitariste de la science règne en maîtresse presqu’exclusive, il est souhaitable de rappeler que les grands progrès sont aussi et peut-être même avant tout conceptuels. Enfin, l’interdisciplinarité peut être intégrée dans la pratique disciplinaire elle-même et faire évoluer cette dernière de façon déterminante, par exemple l’histoire et l’environnement comme facteur d’évolution des sociétés humaines1. Nous pouvons également citer l’écologie à la barre des témoins. L’archéologie et l’anthropologie sont étroitement associées et intègrent aussi des dimensions écologiques pour mieux analyser le passé de sociétés humaines. Les travaux d’Anna Roosevelt sur l’Amazonie illustrent très bien la fécondité de cette approche interdisciplinaire2. Nous voyons ainsi que les frontières entre disciplines sont perméables, tant que besoin, pour mieux analyser et comprendre notre monde. Les scientifiques qui pratiquent l’interdisciplinarité, soit à titre personnel, au sein de leur recherche, ou dans un projet

1. On peut citer les travaux désormais célèbres d’Emmanuel Le Roy Ladurie : Histoire du Climat depuis l’an mil (Tomes 1 et 2) et Naissance de l’histoire du climat, Hermann, Paris, 2013. Et aussi : Diamond J., 2007, De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Folio Essais, Paris. 2. Roosevelt A.C., Twelve Thousand Years of Human-Environment Interaction in the Amazon Floodplain. Advances in Economic Botany, Vol. 13, New York Botanical Garden, 371-392. 216

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collectif, ont été qualifiés à juste titre de « passeurs de frontières »1. Il nous semble aussi important d’assurer une base épistémologique, comme l’illustre l’ouvrage récent « La biodiversité en question » (Op. Cit). Nous allons néanmoins revenir sur l’écologie. ÉCOLOGIE ET INTERDISCIPLINARITÉ L’écologie doit faire appel à de nombreuses disciplines des sciences du vivant et d’autres secteurs. On pourrait même se poser la question déjà suggérée : l’écologie est-elle une discipline interdisciplinaire « par nature » ? Elle a intégré très tôt l’étude des flux biogéochimiques où interviennent des éléments fondamentaux de la vie : carbone, oxygène, azote et phosphore, et bien sûr l’hydrogène. L’assimilation du niveau moléculaire devient maintenant une priorité : notamment par l’utilisation des marqueurs de biodiversité (barcoding et metagénome) et l’emploi de plus en plus fréquent de la phylogénie moléculaire. Il devient aussi nécessaire d’intégrer les processus moléculaires et les effets sur les populations et les écosystèmes. C’est particulièrement important pour discuter « rationnellement et raisonnablement » des possibles conséquences écologiques de l’utilisation des OGM. De plus, la notion de socio-écosystème impose la contribution de disciplines des sciences humaines et sociales (sociologie et anthropologie). La géographie intervient aussi avec la nécessité de prendre en compte la distribution des populations dans l’espace. Dans ce cas cependant, il s’agit plutôt d’un mouvement inverse, la géographie s’immisce dans le discours écologique et souvent de façon non dénuée de critiques2. Les relations avec l’économie sont « particulières », l’une et l’autre s’empruntant mutuellement des concepts. Celui de « stratégie » a déjà été évoqué. Nous savons bien ce qu’est une stratégie économique, par 1. Jollivet M. (sous la direction de), 1992, Sciences de la nature. Sciences de la société. Les passeurs de frontières, CNRS Éditions, Paris. 2. Gunnell Y., 2009, Écologie et société : Repères pour comprendre les questions d’environnement, Armand Colin, Paris. 217

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exemple un ensemble d’actions déployées pour atteindre un objectif, comme conquérir un marché nouveau pour une entreprise. Il y a donc une finalité. En revanche et encore une fois, utiliser l’expression stratégie démographique pour une population naturelle pose problème, si tant est que l’on a même du mal à comprendre celles des populations humaines. Pour les autres êtres vivants, l’emploi de ce mot sous-entend qu’il y a une finalité et une pensée qui définit ces stratégies, ce qui n’est évidemment pas le cas. Les paramètres démographiques d’une population résultent de l’évolution et du contexte environnemental dans lequel cette population est plongée. Il n’y a pas de finalité, les choses sont ce qu’elles sont. Il y a plus discutable, penser par exemple qu’une population pratique une économie des ressources, de sa reproduction, que des choix sont opérés pour optimiser des transferts favorables de gènes (ou de gènes favorables !) prête non seulement à discussion mais peut présenter un risque de confusion dommageable. Même des notions comme celle de compétition, partagée entre les deux disciplines, mérite débat. Nous avons déjà évoqué les écris de Garrett Hardin (cf. note p. 65) où il apparaît clairement, sous une objectivité scientifique supposée, une imprégnation idéologique de type ultralibéral. C’est d’ailleurs un danger de ce type d’assimilation : la compétition est « naturelle ». Il est tout aussi naturel qu’elle s’exprime et comme il ne faut pas aller contre la nature, il faut la préserver voire l’encourager en économie et plus généralement dans nos sociétés. C’est d’abord ignorer que la coopération est tout aussi naturelle, comme de nombreuses autres choses, tant la nature est un capharnaüm, et ensuite que l’une des caractéristiques « essentielles » de l’être humain est précisément de pouvoir échapper au naturel ! Le champ politique est aussi envahi, mais pas au sens des écologistes. C’est le cas du Darwinisme social prôné par Herbert Spencer, dont la traduction a été l’eugénisme, prôné même par certains scientifiques prestigieux et dignes d’éloge, mais qui a conduit à des pratiques monstrueuses au XXe siècle. 218

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À travers ce que nous avons présenté, il nous semble important, comme déjà suggéré, de reprendre le contenu épistémologique de l’écologie, voire même d’aller jusqu’à une opération de déconstruction et de reconstruction de la discipline.

L’INTERDISCIPLINARITÉ OUBLIÉE ET RETROUVÉE On pourrait écrire des romans, montrant en quoi une approche interdisciplinaire, si elle ne permet pas d’avoir le prix Nobel, pourrait au moins éviter des erreurs. Deux anecdotes révélatrices peuvent être citées. Éloignons-nous de la forêt pour mettre les pieds dans l’eau douce et celle salée de la mer.

– La crevette d’eau douce se cultive bien mais se vend mal ! Au milieu des années 1980, une nouvelle initiative est prise pour le développement de la Guyane après l’échec relatif du « Plan vert », dévolu à l’extension de l’agriculture et de l’élevage dans cette région. Pourquoi ne pas faire de l’aquaculture qui se développe partout dans le monde, notamment celle de la crevette en Asie du Sud-Est ? Pour la crevette de mer, ce n’est guère utile, la ressource est abondante au large de la Guyane et les pêcheries, à cette époque, sont florissantes. Du côté des crevettes d’eau douce, l’une des espèces connues, Macrobrachium rosenbergii, appelée « chevrette » dans le langage courant, est appréciée dans plusieurs régions du monde, notamment aux Antilles. Des compétences sont mobilisées pour créer une aquaculture de cette crevette. Et, je vais vous étonner, c’est à ce propos que je fais ma première mission en Guyane. Tout d’abord, il faut mobiliser les instituts compétents : on parle de crevette, l’Ifremer est concerné, car cet institut dispose de bonnes compétences sur ces animaux, mais de crevette de mer. L’aquaculture de crevettes d’eau douce est perçue comme un complément à l’activité agricole, cela relève alors de l’INRA. Les deux instituts 219

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vont collaborer, faisant mentir les mauvaises langues qui critiquent le manque de coopération entre instituts de recherche. Souvent impliqué dans ce genre de collaboration, je peux témoigner du contraire. Des jeunes ingénieurs de l’ENGREF, en formation pour la recherche, sont déjà venus dans mon équipe. Cette année-là, Vincent Ginot est dans les starting-blocks. Il souhaite faire de la modélisation en hydrobiologie. Enfin, Roland Billard assure le volet biologique. Il vient de quitter l’INRA pour devenir professeur titulaire de la chaire d’Ichtyologie au Muséum. Il ne m’est pas inconnu, car sa carrière a débuté au laboratoire de biométrie d’où je viens. Le département chargé de l’hydrobiologie à l’INRA, dirigé à l’époque par Bernard Chevassus-Au-Louis, prend en charge nos missions. Vincent et moi partons donc en Guyane en décembre 1985, alors que je rentre tout juste d’Inde… Je suis assez impressionné par le dispositif technique mis en place, l’Ifremer a conçu un procédé pour l’obtention des premiers stades larvaires, des bassins sont mis en place par l’INRA, dont un instrumenté pour faire des mesures. De bonnes relations sont établies sur place entre les divers acteurs. Vincent n’est en Guyane que pour le temps de son service civil, il finit ensuite sa thèse à Lyon en livrant de très bons résultats. Tout est réglé techniquement et va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ! En Guyane, la production de chevrettes peut commencer et se développer. Or, aujourd’hui, il n’en reste presque rien. En effet, la technique pointue, soutenue par une science solide, ne suffit pas. Il faut évidemment des acheteurs. Coût élevé de production, marché local inexistant, accompagnement commercial insuffisant, sont autant de paramètres qui ont mené à l’échec coûteux de ce projet. Une approche interdisciplinaire a priori, intégrant les compétences voulues dans ces domaines « socio-économiques » aurait peut-être évité de se lancer aveuglement dans cette réalisation ou du moins aurait pu fournir une évaluation des risques ou des coûts à maîtriser. Un rapport de l’Ifremer expose bien ce 220

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problème, on ne peut pas en vouloir aux chercheurs, ils ont fait leur métier et bien1. Il me reste à exprimer un souvenir ému à la mémoire de Vincent Ginot, une traîtresse avalanche a eu raison de lui et de l’ami qui l’accompagnait en janvier 2007. Bon ingénieur et scientifique, il était d’une grande gaîté. Partout où il est passé, on se souvient de lui, en particulier en Guyane. Et sa thèse a été très appréciée par le jury réuni à l’occasion de sa soutenance2.

– La crevette de mer se vend plus ou moins bien, selon les tailles Comme beaucoup de secteur de la pêche, la pêche crevettière de Guyane a connu des évolutions ponctuées de périodes fastes et de crises. Depuis de nombreuses années, les chercheurs essayent de cerner les facteurs responsables de telles variations. Très sommairement, ils sont d’ordre bioécologique et environnemental, avec des conséquences sur la dynamique des populations halieutiques, d’ordre économique, lié au coût d’exploitation et au prix de vente sur les marchés, d’ordre technologique et technique, correspondants aux moyens de pêche, de conservation et d’exploitation ainsi que de la réglementation en cours. Tout cela compris, on peut se poser la question suivante : en quoi ce problème est-il différent du précédent ? On aura néanmoins saisi qu’une approche interdisciplinaire est tout aussi nécessaire. Tout d’abord, l’estimation de la ressource et de sa dynamique peut être assez précise dans le cas de l’aquaculture ; elle est très difficile dans celui de la pêche en mer, c’est-à-dire en milieu naturel. En effet, le milieu marin est très variable, difficile à observer et c’est là une 1. Lacroix D., Maubras Y., 1991, L’expérience de l’exportation de la chevrette Macrobrachium rosenbergii en Guyane française, Equinoxe, 35, 4-12. http://archimer. ifremer.fr/doc/00040/15154/12495.pdf 2. Ginot V., 1990, Modélisation de l’évolution nycthémérale de l’oxygène dissous en étang, Thèse de l’université Claude Bernard, Lyon 1. 221

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difficulté majeure. Ce qui est vrai pour la crevette l’est aussi pour la plupart des ressources marines. Il serait possible de concevoir des plans d’échantillonnage permettant d’améliorer la situation, mais ils sont lourds et très coûteux à réaliser. Si bien que les halieutes utilisent des méthodes indirectes avec les hypothèses fortes, rarement réunies. Par exemple, l’estimation de la dynamique d’une ressource à partir des captures effectuées par les pêcheurs est très imprécise et même fortement biaisée car le pêcheur a une stratégie de pêche où la composante « économique » est forte, il ne va pas pêcher n’importe quoi, n’importe où, il va choisir ce qui se vend le mieux, au moindre coût et si possible au moindre risque. Par ailleurs, le milieu marin et les êtres vivants qui l’habitent ont des dynamiques à forte variabilité dans l’espace et dans le temps. L’exemple le plus caricatural est celui de la sardine du Pacifique au large de la Californie. Nous avons des données sur 2 000 ans. Oui, je précise bien 2 000 ans, car ces poissons ont des écailles qui se conservent dans les sédiments marins et la densité de celles-ci dans chacun des niveaux sédimentaires nous fournit une bonne estimation de la population aux différentes époques de formation des sédiments. La dynamique reconstituée est intermittente, c’est-à-dire que l’on observe de longues périodes avec de faibles populations, voire même une absence de traces et de temps en temps des explosions démographiques impressionnantes1. Cette variabilité est indépendante de l’action de l’homme et pose problème quand on veut évaluer les effets de l’exploitation des ressources marines. Un halieute du XVIe siècle, observant la raréfaction de la ressource, aurait peut-être conclu en faveur de sa surexploitation vu qu’un pic d’abondance est observé au début de ce siècle suivi d’une longue période d’absence de cette ressource. Revenons à la pêche crevettière en Guyane, elle est intéressante à plusieurs titres, tout d’abord pour la profession et l’économie de la 1. Ferrière R., Cazelles B., 1999, Universal power laws govern intermittent rarity in communities of interacting species, Ecology, 80(5), 1505-1521. 222

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région, mais aussi pour la communauté scientifique car la situation est relativement simple : ressource quasiment unique, même si deux espèces sont couramment exploitées. Le secteur a connu de grands changements. Au milieu des années 1990, on a observé une diminution des tailles des individus pêchés, et un temps, on l’a expliquée en termes de surexploitation de la ressource : sa supposée raréfaction fait que les pêcheurs se replient sur des individus plus jeunes, donc plus petits. De fait, il s’agit d’une adaptation de la pêche aux contraintes économiques : un nouveau marché plutôt demandeur de tailles moyennes et petites. Par ailleurs, la taille des prises est liée à la bathymétrie, c’est-à-dire la profondeur marine à un endroit donné. Cette profondeur dépend de l’éloignement de la côte, pêcher des grosses crevettes est donc plus coûteux, car on doit s’éloigner d’autant. Elles se vendent plus cher mais les prix fluctuent aussi. Les pêcheurs vont donc choisir quelle taille pêcher en fonction de ces fluctuations. Ce choix, on l’aura compris, est facile à mettre en œuvre parce que grâce à la structure de la population, la taille pêchée dépend en définitive de l’éloignement à la côte. Enfin, ils sont soumis à une forte concurrence, celle de l’aquaculture, qui s’est fortement développée depuis une vingtaine d’années1. Si l’on peut difficilement parler de stratégie 1. L’article suivant peut être consulté pour des informations fiables, plus précises et récentes : Chaboud C., Thébaud O., July 2009, Bioeconomic model of the dynamics of fisheries facing global economic and environmental changes: the French Guyana shrimp fishery. 18th World IMACS/MODSIM Congress, Cairns, Australia, 2078-2086. Par ailleurs, une thèse a été lancée suite à une mission collective organisée en Guyane par le Programme Environnement du CNRS (juillet-aout 1993) pour évaluer les problèmes de modélisation de divers secteurs scientifiques en Guyane. Claude Lobry et Luc Doyen étaient directement à l’origine de cette initiative : Béné C., 1997, Dynamique et adaptation d’un système-pêche face aux perturbations de son environnement. Analyses et modélisations dynamiques du couplage écologie-économie ; le cas de la pêcherie crevettière guyanaise, Thèse université Pierre et Marie Curie, Paris 6. On pourra se référer aussi à la thèse récente : Cissé A., 2013, Évaluation, scénarios et viabilité écologique et économique des pêcheries côtières tropicales : application au cas de la Guyane française, Thèse de l’université des Antilles et de la Guyane. 223

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pour les populations naturelles, pour les pêcheurs elle est omniprésente dans leurs choix. On voit bien que la situation, même simple par rapport à d’autres, présente une double variabilité : naturelle et économique. Les pêcheurs et les acteurs du secteur sont donc confrontés à une situation structurellement très incertaine. Il faut faire avec et donc gérer l’incertitude, si l’on souhaite toujours consommer ce type de produit. À titre personnel, je le souhaite car la « crevette sauvage » de Guyane est excellente. Un conseil, il est préférable de consommer de la grosse crevette, elle est plus coûteuse mais aussi plus goûteuse ! Enfin, sur les questions relatives à la pêche, une publicité familiale et de qualité, n’hésitez pas à lire la thèse de Marc Pavé1. Parmi les résultats, l’auteur montre que la rhétorique de la surexploitation est ancienne. Sans évidemment se prononcer sur la réalité actuelle, il lui donne une profondeur historique et livre des interprétations de ce discours. Ce type de travail est dans la logique du décryptage des relations entre les hommes et leurs milieux, entre les humains et les ressources qu’ils tirent de leurs environnements.

L’INTERDISCIPLINARITÉ FACILITÉE ET ORGANISÉE, PARFOIS MALTRAITÉE Nous pouvons admettre maintenant que l’interdisciplinarité est une méthode scientifique efficace aussi bien comme moteur d’évolution de la science, que pour résoudre des problèmes concrets. Elle est souvent utile, parfois même nécessaire. Cependant, elle peut entrer en conflit avec d’autres dynamiques. La science est essentiellement organisée en disciplines et que ce soit pour des projets de recherche ou pour la carrière des chercheurs, cela pose un certain nombre de problèmes. C’est pour cette raison que le CNRS, dans les années 1970, 1. Pavé M., 2013, La pêche côtière en France, 1714-1850. Histoire sociale et environnementale, L’Harmattan, Paris, 224

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a créé des programmes interdisciplinaires, avec des unités de gestion et des moyens spécifiques, autonomes par rapport aux départements scientifiques de l’époque organisés autour des disciplines classiques. Au début, il y avait un a priori défavorable, il se disait que ce n’était pas les « meilleurs » scientifiques qui investissaient dans l’interdisciplinarité et donc que la recherche menée n’était pas excellente. Puis, avec l’accumulation des résultats et la visibilité internationale des travaux, les opinions ont changé. En ce qui me concerne, à la lecture de ce qui précède, on aura compris que je me suis toujours trouvé dans un schéma de ce type, au début sans le savoir, me situant à l’articulation entre biologie, mathématiques et informatique, puis ensuite consciemment et volontairement lors de mon engagement dans les programmes interdisciplinaires. Je dois préciser que je n’ai jamais été défavorisé. Il se disait aussi, et je l’ai encore entendu il n’y a pas si longtemps, que l’on ne savait pas supprimer des programmes interdisciplinaires, même après le rapport fait en 2011 pour le CNRS. « Qui veut tuer son chien, l’accuse de la rage ! ». En effet, à partir d’une statistique portant sur 53 programmes ayant existé depuis 1975, on a montré que la durée de vie de ces programmes est étonnamment courte. De fait, pour la grande majorité ils n’ont fonctionné que sur quatre ans et la durée de vie moyenne est de six ans. En réalité, ce système de gestion de l’interdisciplinarité, mis en place par le CNRS et patiemment rôdé et amélioré jusqu’à un passé récent, avait une géométrie très variable et adaptative, pouvant modifier rapidement la voilure en fonction des événements et des opportunités scientifiques. Le plus ancien a vécu plus de 20 ans sous diverses formes, il était consacré à l’environnement. La nécessité de pérennisation que l’on avait détecté depuis longtemps, ne s’est en fait concrétisée qu’en 2006, par la création d’un département « Environnement et développement durable » (EDD pour les intimes) puis l’INEE (Institut écologie et environnement) lui a succédé en 2010 à l’occasion d’une nouvelle réforme du CNRS. Comme « échec » on peut trouver mieux ! 225

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En réalité, pour répondre à certains enjeux scientifiques et à des problèmes de société nécessitant un effort de recherche, nous savons qu’il faut mettre en place des structures particulières. Le CNRS a su le faire, notamment avec les programmes interdisciplinaires, et il a été repris par d’autres, comme l’INRA. Le rapport déjà cité a montré que nous étions quasiment des leaders mondiaux sur la question de l’interdisciplinarité. Pourquoi n’avons-nous pas su valoriser suffisamment cette position ? À la lumière d’expériences récentes d’évaluation de projets interdisciplinaires, il m’est apparu que la pratique que nous avions de montage de ce type de projet était efficace. C’est le cas notamment du dialogue entre les responsables des propositions faites par la communauté scientifique, d’une part et, d’autre part, le comité scientifique chargé de l’évaluation. Le plus souvent, avant acceptation, un processus de « navettes » a permis d’améliorer singulièrement ces propositions. Aujourd’hui, la plupart des évaluations sont en « tout ou rien » et évacue ainsi, par principe, le dialogue entre experts et porteurs de projets, je le pense en défaveur de la qualité du montage interdisciplinaire. Enfin, je voudrais encore insister sur l’utilité de la modélisation. Nous avons observé qu’intégrer une telle démarche dans un projet interdisciplinaire, même si on n’aboutit pas à un modèle opérationnel est très efficace dans l’organisation du travail : « un trait d’union entre disciplines » a fait l’objet d’un article grand public1 . Depuis, nous avons insisté sur ce point de nombreuses fois.

PEUT-ON ENSEIGNER L’INTERDISCIPLINARITÉ ? Un tel enseignement est maintenant possible, car nous avons dégagé des règles générales. À mon avis, il doit se faire de deux façons, 1. La modélisation comme trait d’union entre disciplines (écrit en collaboration avec Claudine Schmidt-Lainé). Le Figaro, 11 janvier 1999. 226

Au pays de l’interdisciplinarité

d’abord intégré à un exposé plutôt épistémologique sur la « méthode scientifique », montrant la continuité avec les constructions et les démarches disciplinaires, ensuite illustré par des exemples précis, tels que certains de ceux présentés dans cet ouvrage. Ce type d’enseignement ne peut pas se faire trop tôt, il faut d’abord avoir été formé à au moins une discipline. En revanche, il peut y avoir une initiation précoce et de ce point de vue, les expériences lancées dans plusieurs académies de l’Éducation nationale, d’enseignement intégré des sciences et technologies (EIST) au début de l’enseignement secondaire est un premier pas. J’ai participé au lancement de ce projet au rectorat de Lyon où je représentais l’Académie des technologies et l’Académie des sciences qui sont impliquées dans ce projet. Parmi les premières initiatives, un enseignement « environnement et développement durable » a été proposé dans certains établissements et auquel j’ai évidemment été très sensible. En revanche, je dois avouer que l’exercice me paraît un peu difficile pour des élèves de 6e et 5e. Comme je le dis assez souvent, il faut montrer une science utilitaire, et c’est le cas avec ce type de sujet, mais il faut compléter avec la science qui fait rêver, par exemple… parler des dinosaures et montrer comment les disciplines scientifiques coopèrent pour mieux décrypter les causes de leur disparition, partielle d’ailleurs si tant est que leurs descendants directs, les oiseaux, sont parmi nous. Cette opinion présentée alors a eu un succès d’estime auprès des professeurs présents ce jour-là. Toujours dans ce cadre, généralisable à d’autres niveaux scolaires, on peut placer la réalisation d’objets techniques qui demande le plus souvent de mobiliser des compétences diverses. Réfléchir à la façon de procéder et montrer quels domaines de connaissances sont mobilisés est très instructif. Prenons l’exemple d’une maquette d’un avion, bien au-delà de la notice de montage, en disséquant les opérations et en montrant les bases sur lesquelles elles sont élaborées, pourquoi et comment l’engin doit voler, on illustre l’efficacité de la démarche interdisciplinaire. On pourrait multiplier les exemples. En pratique, la 227

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plus grande part de nos activités procède de cette façon, comme dans l’exemple introductif sur le jeu de piste, avec carte, boussole, consigne, etc. Au bout du compte, ce que nous appelons interdisciplinarité ne serait-il pas un processus spontané de résolution de problèmes parfaitement compréhensible très tôt dans la scolarité ? Et donc, il s’agirait plus de maintenir ce savoir spontané, de le développer et le rationaliser. Au-delà de l’EIST d’autres disciplines peuvent être impliquées, par exemple littéraires pour sensibiliser à la manière de faire des romanciers quand ils parlent de la nature, de l’environnement, de leurs personnages, parfois de la science et comment ils mettent en scène leurs héros. Au total, une belle initiation ouvrant l’esprit mais qui ne doit pas remplacer une bonne connaissance de certaines disciplines scientifiques. Un bel exercice aussi pour les professeurs.

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6 L’aventure amazonienne La biodiversité dans tous ses états, l’écologie au centre des débats, la technologie et l’interdisciplinarité en action

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Nous sommes en Février 2002, dans mon bureau à Lyon. Revenu dans mon laboratoire en 2001, j’ai repris mes activités d’enseignantchercheur après une parenthèse de sept ans au CNRS pour exercer plusieurs responsabilités. Ma ferme intention est de m’y réintégrer et d’y rester jusqu’à ma retraite. Las, les meilleures résolutions peuvent être mises en défaut par des événements imprévus. Dans mon bureau donc, le téléphone sonne, celui à fil, car le portable dont je suis déjà muni depuis quelques années ne règne pas encore en maître presqu’absolu sur le secteur. À l’autre bout du fil, Jacques Sevin, directeur de la stratégie et des programmes du CNRS. J’ai eu de nombreuses occasions de travailler avec lui et j’ai fort apprécié ses qualités professionnelles et personnelles. Je mobilise donc mon attention. Après les introductions d’usage, mais bien nécessaires pour entamer une conversation, il m’annonce que « le CNRS souhaite créer une structure de recherche en Guyane » et me demande tout de go : « piloter cette opération pourrait-il t’intéresser ? ». La semaine suivante, le mercredi 13 février 2002, je suis attendu à la fin du Comité de direction du CNRS pour en discuter. Ce Comité (« CD » pour les initiés) est la réunion hebdomadaire de la direction générale avec les directeurs scientifiques et les directeurs des grands services du CNRS. C’est donc l’état-major de ce grand organisme. J’ai préparé soigneusement cette réunion (dans le temps imparti) et après mon exposé, l’adhésion aux idées avancées est générale, avec même un certain enthousiasme. Me voilà donc parti pour cette nouvelle aventure. « Mais, pourquoi s’est-on adressé à moi pour faire cette opération ? » À LA DÉCOUVERTE DES FORÊTS TROPICALES Au début de mon adolescence, j’ai lu le livre « Dévorante Amazonie, la grande aventure des Maufrais », une aventure réelle et tragique. Dans un tout autre registre, l’hebdomadaire Spirou et les albums du même héros m’ont fait découvrir la Palombie de Zantafio et son plus célèbre habitant, le Marsupilami, une vision imaginaire, amusante et parfois poétique de la forêt tropicale. Cela étant, ces lectures n’ont 230

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pas conditionné mon existence, sinon je n’aurais pas fait les études que j’ai faites et je serais allé très tôt à la découverte de cette région fascinante. En revanche, ce que j’en savais ne m’a pas rebuté, bien au contraire et pourtant, pendant ma jeunesse, malgré le sympathique Marsupilami et même le pauvre jaguar dont la queue raccourcissait à chaque bain, grignotée par quelques piranhas, on parlait plus d’enfer vert que de forêt d’émeraude1. Ma découverte de l’Amazonie a été bien plus tardive et conjoncturelle. Jusqu’au milieu des années 1980, je ne prête qu’une attention discrète et polie aux forêts intertropicales. Or en 1985, deux événements m’y propulsent. C’est d’abord un voyage en Inde pour le compte de l’École nationale du génie rural, des eaux et des forêts2 et du ministère des Affaires étrangères, qui souhaitent avoir mon avis sur les orientations scientifiques en matière d’écologie forestière de l’Institut français de Pondichéry, puis une mission en Guyane, non pas pour les forêts mais pour de l’hydrobiologie. Toujours est-il que la première fois où je pénètre dans une forêt tropicale, en Inde du Sud, j’ai ce que l’on peut appeler « une trouille bleue ». La nuit précédant cette incursion, je dors peu, imaginant que je pourrais être agressé par des animaux tous plus horribles et sauvages les uns que les autres : des serpents venimeux, dont le cobra royal, des fauves, dont le célèbre tigre du Bengale, des éléphants et… même des sangsues. 1. Très curieusement, dans les années 1970-1980, l’image des grandes forêts denses intertropicales a singulièrement évolué. Longtemps négative, concrétisée par l’expression « enfer vert », qui fut le titre d’un film : Green Hell par James Whale (1940), cette image est devenue positive, comme le suggère un autre titre de film : The Emerald Forest par John Boorman (1988). 2. J’avoue qu’une des meilleures choses qui me soit arrivée dans ma vie professionnelle est d’avoir collaboré avec cet établissement, maintenant fusionné avec l’École des ponts et chaussées. Jean-Pierre Troy, directeur scientifique puis directeur de cette école était un pédologue, spécialiste des sols tropicaux ayant résidé à Pondichéry et convaincu du rôle que la modélisation et l’analyse des données pouvait jouer dans l’activité professionnelle des ingénieurs sortant de cette école. J’ai pu aussi accueillir d’excellents doctorants, dont le premier, François Houllier, qui fait une brillante carrière. François a aussi contribué au développement de l’écologie des forêts tropicales. 231

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En fait, arrivé sur le terrain, je ne vois que ces dernières, assiégeant mes chaussures de terrain. Heureusement, des précautions ont été prises pour éviter qu’elles les escaladent dans le but de se fixer sur le premier morceau de peau accessible, et boire goulûment notre sang. Le produit répulsif qui imbibe nos chaussures fait son effet et nous évite ce désagrément. Très vite, j’oublie la faune potentiellement agressive ; en effet, bien qu’elle soit présente, on ne la voit pas, car elle nous évite ou nous l’évitons, comme l’animal le plus visible et le plus dangereux dans ces forêts orientales, à savoir l’éléphant sauvage. Une fois tout cela bien compris, nous pouvons aller explorer le sous-bois et admirer, en tout premier, des arbres très grands et majestueux. De façon imprévue, cette mission m’a permis de retrouver avec grand plaisir Jean-Pierre Pascal, un ancien condisciple et ami, connu pendant la préparation de ma thèse de 3e cycle à Lyon. Après avoir accompli à son tour cet exercice, il était parti sous d’autres cieux, au Viêtnam, encore en guerre, puis en Inde où il réalisa une thèse d’état remarquée en écologie des forêts tropicales. Un peu plus de dix ans après, nous nous sommes retrouvés à Toulouse ; il devait retourner promptement à Pondichéry, pour y diriger l’Institut français. Tous les ans, jusqu’en 1993, je suis allé dans cet ancien comptoir français, en tant que conseiller scientifique et aussi pour assurer un support méthodologique. Cela m’excitait quelque peu en me sortant des cadres bien établis de la recherche lyonnaise. Le retour en Guyane a eu lieu en 1990, cinq ans donc après ma première mission. Cette fois-là, je suis sollicité par le CIRAD, pour des problèmes forestiers, en vue d’encadrer un travail de thèse. Peu avant mon départ pour Kourou, un changement majeur advient pour moi : le 15 juin 1990, je suis nommé directeur-adjoint du Programme Environnement du CNRS, l’un des six grands programmes interdisciplinaires de l’époque. Alain Ruellan, le directeur du programme, dont je viens alors de faire la connaissance, et malgré l’emploi du temps chargé de la toute nouvelle équipe de direction, ne s’oppose pas à cette mission, bien au contraire. En effet, il possède un 232

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tropisme particulier pour l’Amazonie et pense que mon travail en Guyane pendant six semaines ne serait pas inutile dans le cadre de mes nouvelles fonctions. À partir de cette date et jusqu’en 2002, je retourne au moins une fois par an en Guyane et plusieurs fois en Amazonie brésilienne. Effectivement, le Programme Environnement, puis le Programme Environnement Vie et Sociétés, qui lui succède en 1994, pilotent plusieurs opérations de recherche dans cette région d’outre-mer, et plus largement en Amazonie, sur la dynamique forestière bien sûr, mais aussi sur les problèmes de pollution par le mercure due à l’orpaillage et, dans la foulée du Sommet de Rio, sur la biodiversité et le développement durable, thèmes nouveaux à l’époque. Ces programmes ont également en charge le soutien de la station des Nouragues conçue par Pierre Charles-Dominique et implantée depuis 1986 au fin fond de la forêt guyanaise. Une belle réalisation qui se développe encore avec le support toujours aussi ferme du CNRS qui s’est sans cesse fortement investi, notamment, dans les années 1990, au travers du département des sciences de la vie. Les directions successives ont compris tout l’intérêt de l’Amazonie comme lieu privilégié pour la recherche sur la biodiversité et plus généralement pour le développement de l’écologie1. L’un d’entre eux, Pierre Tambourin, est venu dans cette région et a visité le dispositif guyanais de l’époque. À ce qu’il m’en a dit plusieurs fois et encore récemment, il en a gardé un excellent souvenir. Entre-temps, avec la complicité de Jean-Pierre Pascal, des chimistes et hydrologues du CNRS, notamment Pierre Vermeulin et Georges Vachaud, nous nous investissons également au Viêtnam et j’ai, à cette 1. Pour ce qui concerne l’époque où j’étais actif au CNRS, de 1990 à 2011, j’ai eu les meilleures relations avec eux : Claude Paoletti, Pierre Tambourin, Jacques Samarut, Jacqueline Godet, Christian Devaux, puis Michel van der Rest. Claude Paoletti rêvait de visiter les Nouragues, nous avions même envisagé de trouver des moyens, hors CNRS bien sûr, pour organiser un événement musical dans cette station, mais la maladie eut raison de lui. Nous avions régulièrement des discussions scientifiques évidemment, mais aussi sur beaucoup d’autres sujets. Je garde de lui un souvenir ému. 233

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occasion, l’opportunité de découvrir d’autres forêts intertropicales denses humides et ce pays merveilleux. Un effet de bord est alors le développement d’une collaboration entre mon laboratoire et l’université d’Hô-Chi-Minh-Ville en bioinformatique. Lors de ces missions, outre l’activité scientifique sur les sujets que nous étudions, je peux assister, en Guyane bien sûr, à plusieurs lancements d’Ariane 4 et 5. Le premier pour moi, a lieu en juillet 1990, celui qui suit l’accident de février de cette même année. L’atmosphère est d’abord tendue à Kourou, puis très détendue après le succès complet de ce vol. Une grande satisfaction personnelle à ce propos : lorsque mes missions scientifiques le permettent, des proches m’accompagnent, à mes frais bien sûr. C’est ainsi qu’en 1990, mon épouse Marie et mon fils Marc sont du voyage, ma mère aussi. Nous fêtons d’ailleurs ses 80 ans le premier août à Kourou. Imaginez son émoi en assistant au décollage d’Ariane, elle qui se souvenait avoir été présente à un meeting aérien, à l’âge de deux ans, en 1912 près de Versailles ! J’ai assisté, depuis, à beaucoup de lancements et bien qu’éloigné de la science et de la technologie qui les permettent, je suis régulièrement émerveillé par la performance et le grand professionnalisme des équipes impliquées. En Guyane, soit comme missionnaire, soit comme résident, je n’en manque aucun. En 2000, à l’époque, membre du Conseil supérieur de la recherche et de la technologie, je fais une nouvelle mission en Guyane et au Brésil, en compagnie de Claudine Laurent, alors présidente de ce conseil. Le but est de la convaincre, et par son truchement le ministre, qu’un plus fort investissement de la recherche française dans cette région est largement justifié par l’intérêt scientifique du système amazonien, par son extraordinaire biodiversité et par les enjeux de développement des sociétés amazoniennes, en premier lieux celles de la Guyane. Au retour, je rédige un rapport, terminé début 2001, qu’elle défend bien. J’en envoie aussi une copie au CNRS. Heureuse coïncidence, une autre publication présentant les recherches du CNRS en Guyane, vient fort à propos d’être publiée. Elle est réalisée par Gaëlle Fornet, 234

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chargée de la communication du CNRS en Guyane, devenue ensuite l’une de mes plus proches collaboratrices. À la fin de la même année, le président de la Région Guyane, Antoine Karam vient présenter les projets de développement universitaire dans cette région. Ce projet est soutenu par le CNES. Jacques Blamont, scientifique bien connu du monde de l’espace et à l’origine de la création du Centre spatial guyanais (CSG pour les intimes) s’y implique, soucieux qu’il est, lui et le Centre national d’études spatiales (CNES), du développement de la Région. Fort de cette demande, de cette caution, de sa tradition de coopération avec les universités, de son expérience à travers les opérations de recherche déjà menées en Guyane, de sa station de terrain des Nouragues, le CNRS décide, début 2002, de s’implanter dans cette région et me confie donc cette opération. S’il faut encore le faire, cela illustre que même un lourd vaisseau, un « porte-avions » comme le CNRS, peut manœuvrer rapidement et habilement pour répondre aux défis scientifiques et aux enjeux sociétaux qui ont besoin de cette science. Pour moi, c’est aussi l’occasion d’essayer d’avancer pour une meilleure compréhension du fonctionnement de ce fascinant système amazonien, de ce « socio-écosystème » ou « anthropoécosystème », selon nos sensibilités. Dès 1994, dans un ouvrage consacré à la modélisation, je me pose la question de la complexité de ce système, des origines de son désordre apparent et en quoi ce désordre peut être la cause et la conséquence de son fonctionnement À l’époque, je ne devine pas encore ma future implication dans cette recherche. Dans un tout autre contexte, Ariane 5 commence à être régulièrement exploitée. Depuis le succès de son troisième vol de qualification en octobre 1998, le CSG et le CNES mettent tout en œuvre pour assurer des lancements réguliers. Parmi les études annexes, il est nécessaire d’évaluer les conséquences environnementales de cette exploitation. Des ingénieurs et des chercheurs sont mobilisés à cette 235

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fin, de l’IRD, de l’INRA et du CNRS. Ils prévoient les effets possibles des pollutions sur le milieu environnant et sur la biodiversité. Ils font des campagnes de terrain pour obtenir des mesures fiables. Puis, afin de rédiger un rapport de synthèse, un comité scientifique est constitué, il m’est demandé de le présider. Bien que cela soit indépendant du CNRS, puisque la gestion de cette évaluation a été confiée à l’IRD, cette initiative va renforcer mon intérêt pour la Guyane. Ce comité se réunit fin février 2002 pour la première fois à Kourou, bien sûr. Le rapport est remis début 2003, ses conclusions sont évoquées plus loin.

SEPTEMBRE 2002, LE DÉBARQUEMENT Le 1er septembre 2002, j’arrive en Guyane. Les aspects administratifs principaux sont déjà réglés grâce à la grande efficacité des services du CNRS. Un premier programme scientifique est élaboré et un appel à candidature publié pour mobiliser des chercheurs et des ingénieurs, prêts à tenter l’aventure guyanaise. Ce programme est alors assez large quoique centré sur l’étude de la forêt amazonienne, de son fonctionnement et de sa gestion, de sa biodiversité, des valorisations possibles de substances naturelles, en termes, par exemple, de nouveau médicaments. Je débarque donc à Cayenne, puis cap sur Kourou où je vais m’installer au début dans des locaux de l’antenne locale de l’ENGREF. Mes deux premières collaboratrices sont déjà sur place : Gaëlle Fornet et Jocelyne Chagny. Elles rejoignent alors la toute nouvelle unité intitulée : « CNRS-Guyane », nouvellement créée. J’en suis très satisfait, d’autant plus que l’entente est très bonne dès le début et qu’elles sont toutes les deux très compétentes. Jocelyne est chargée du secrétariat et de la gestion, Gaëlle de la communication. Lors d’un de mes passages dans la capitale, je croise Christine Schrive, ingénieure de recherche du CNRS, avec qui j’ai déjà travaillé et dont je connais les excellentes compétences. Elle m’annonce alors qu’elle peut avoir l’opportunité 236

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de revenir en Guyane et qu’elle serait très contente de travailler à nouveau avec moi. Peu de temps après, elle rejoint le CNRS-Guyane. La présence de Christine est un atout important, ses compétences juridiques et administratives, ainsi que sa connaissance du contexte guyanais, permettent de faciliter grandement notre installation et notre fonctionnement. Trop souvent, les unités ne bénéficient pas de tels concours ; en Guyane, cela serait pénalisant. Petit à petit, le dispositif se renforce ainsi. Le premier défi est de pouvoir mobiliser des scientifiques non seulement pour travailler sur l’Amazonie, mais aussi pour le faire en Guyane, c’est-à-dire changer de lieu de travail et de vie. De plus, la Guyane continue, injustement, d’avoir mauvaise presse, nous craignions que ce ne soit un frein à l’arrivée de chercheurs, d’ingénieurs et de techniciens, les meilleurs possibles, car il ne s’agit pas d’offrir une villégiature ensoleillée mais de participer à une véritable aventure scientifique. Suite à un appel à candidature, nous enregistrons plus de 100 réponses. La plupart sont recevables. Dans un premier temps, nous en retenons une dizaine, notamment de chercheurs munis d’une solide expérience, un non moins solide dossier professionnel et un projet bien ajusté. Ainsi, en 2008, nous arrivons à 25 résidents du CNRS en Guyane. Le problème numéro un devient alors celui des moyens mobilisables, ce qui limite les possibilités d’accueil. Mais n’allons pas trop vite, il reste du chemin à parcourir avant d’avoir une idée sur le futur de cette initiative : succès ou échec ? En effet, nous savons bien que le résultat d’une telle opération est en général assez tranché, jamais un entre-deux. A posteriori, je pense que c’était beaucoup plus risqué qu’estimé à l’époque. Parmi les événements personnels qui méritent d’être comptés : un soir d’octobre 2002, tout juste installé, je me perds en forêt. Étant venu précédemment plusieurs fois à la station des Nouragues, je crois alors connaître assez bien le terrain. Afin que Gaëlle et Jocelyne le découvrent, nous y partons pour deux jours. Le trajet est fait en 237

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hélicoptère, comme le plus souvent pour des transports légers. Tout autre moyen est beaucoup plus long, fatiguant et risqué. Le soir après les visites nécessaires, Patrick Châtelet, le responsable technique de la station, propose d’aller voir le coucher de soleil au sommet de l’inselberg qui surplombe la station. Gaëlle et Jocelyne sont partantes, moi pas. Mais à force de conviction, elles m’entraînent dans cette ascension. Pensant encore une fois connaître le terrain, et sûr de notre guide, je pars avec le minimum d’équipement, à savoir mon appareil photo, une demi-bouteille de Coca-Cola, un briquet et quelques cigarettes, car je fumais encore à cette époque. Chemin faisant, je plante ma chaussure gauche à la base du tronc d’un palmier, un de ces Astrocariums, très fréquents à cet endroit. Je dis bien « je plante », car ces végétaux portent de solides et longues épines. Je m’arrête alors pour retirer ma chaussure et l’épine qui y a pénétré, en l’absence de blessure et sûr de moi, comme l’heure avance, je propose que mes deux accompagnatrices continuent avec Patrick, je les rejoindrai le plus rapidement possible. Après quelques minutes, je repars. Je monte, c’est assez raide, puis je me rends compte qu’il ne m’est pas possible d’arriver avant le coucher de soleil. Je m’arrête pour les attendre à leur retour, puis au bout d’un moment, je me dis : « je vais descendre tranquillement et le petit groupe va me rattraper ». L’erreur ! En montée, on peut discerner le sentier, à la descente, c’est une autre paire de manches. Je manque une bifurcation et je me perds. Je commence à tourner en rond, puis je réalise que la nuit va tomber. Là où je suis, je sais qu’il faut aller vers le Sud et surtout pas vers le Nord. Qu’à cela ne tienne, comme le ciel est découvert, je tente de voir de quel côté se couche le soleil en examinant le côté éclairé du faîte des arbres. Je regarde, je tourne encore et je comprends, à mon grand étonnement, qu’il est impossible de le savoir. Je me rends à l’évidence, je suis perdu. Pour tout dire depuis le début de l’excursion, j’avais quasiment fait « tout faux ». Ni boussole, ni eau, ni talkie-walkie, les équipements indispensables quand on part en forêt. La nuit tombe, je me fais une raison et je 238

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cherche un coin pour m’arrêter. Je trouve alors un grand rocher plat, un peu surélevé, le site idéal pour l’homme perdu. Là, j’applique quand même l’une des principales consignes de sécurité : m’arrêter et attendre que l’on vienne me chercher. Ma minuscule réserve de boisson est épuisée. En sous-bois, la nuit est noire, très noire. À travers les arbres, je distingue un petit fragment de ciel étoilé. Au moins, il ne pleut pas. Quelques lucioles me tiennent compagnie, et j’épuise aussi ma réserve de cigarettes. Les bruits de la forêt sont de plus en plus persistants, j’essaye de les identifier en vain. Je me traite de tous les noms en étant persuadé que j’en ai pour la nuit. Entre temps, notre petit groupe est revenu à la station, pensant m’y trouver. Constatant mon absence, tout le monde commence à s’inquiéter. Une absence résulte soit d’un égarement, soit d’un accident et peut-être même des deux. Un groupe de recherche s’organise, avec Patrick Châtelet et Pierre Charles-Dominique. De mon coté et après quelques heures, j’entends des appels, j’y réponds par la voix et en tapant avec ma bouteille en plastique contre la roche. La bouteille envoie un signal bruyant. Les appels se rapprochent, puis… s’éloignent, manifestement en direction du sommet de l’inselberg. Je comprends pourquoi : une paroi rocheuse n’est pas très loin et produit un écho parasite. Bon, ce n’est que partie remise, ils me trouveront bien au retour. Je continue mon raffut. Puis un moment après, un appel solitaire : « Alain, j’arrive, as-tu une lampe ? ». Hélas non, mais j’ai le flash de mon appareil photo. Je le prends et l’actionne dans la direction de l’appel et je vois apparaître Wemo, technicien de la station. D’origine Saramaca, il a passé la plus grande partie de sa vie dans la forêt ; il a été éduqué par son père au cheminement nuit et jour dans cette gigantesque sylve. Inutile de dire que je le vois arriver avec un plaisir non dissimulé. Accolade. Une bouteille d’eau fort bienvenue et un message au reste de la troupe. En fait, Wemo, resté en réserve à la station, connaît bien le terrain, ses pièges et informé du trajet du groupe de recherche, il devine alors rapidement ce qui se passe. Ni une ni deux, prenant non pas une, 239

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ni deux mais trois bouteilles d’eau dans son sac à dos, il part à ma recherche et me retrouve. Dernier parti, il arrive bon premier. Sur le chemin du retour, nous rejoignons le groupe et rentrons à la station où nous bavardons un bon moment, tout le monde étant maintenant rassuré, moi le premier. Je dois dire qu’après m’être copieusement réhydraté, je me suis un peu alcoolisé… le Ti-Punch n’est pas qu’un apéritif, c’est aussi un « remontant » permettant de faire passer les émotions. Il m’a été conté un événement rarissime, celui d’une doctorante tombée « nez-à-nez », un matin, avec un jaguar alors qu’elle allait faire des relevés au point du jour. Elle était rentrée dare-dare à la station et, bien que ne buvant jamais d’alcool, avait amorti le choc avec du rhum, ingrédient de base du Ti-Punch. En fait, le jaguar n’est guère agressif envers les humains, mais une petite centaine de kilogrammes de félin peut quand même impressionner et justifier quelques écarts… Cette histoire montre d’abord ce que nous répétons régulièrement : le premier risque en forêt est de se perdre, et d’avoir en plus un accident physique : glisser et tomber, se casser un membre, recevoir une branche sur la tête. Si les animaux ne sont pas inoffensifs, bien que très présents, on ne les voit pas beaucoup, le plus souvent ils ne sont pas agressifs et les plus dangereux ne sont pas ceux que l’on pense : le pécari ou « cochon-bois » qui se déplace en bande est redoutable, de même que les grandes loutres du fleuve, mais on sait les éviter. N’hésitez donc pas à visiter l’Amazonie, mais bien équipés et accompagnés ! Ma petite expérience involontaire de solitude nocturne me montre une fois de plus que la forêt ne dort pas la nuit, elle change seulement de régime peu après la tombée du jour, marqué par un grand silence de transition, avant que ne se réveillent les nuitards. Alors, on y entend non pas une symphonie, mais une joyeuse cacophonie au moins aussi bruyante que le jour. Nous y sommes aussi plus sensibles, car l’ouïe est le sens qui se mobilise en l’absence de lumière. Très curieusement, l’odorat ne nous est pas d’une grande 240

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utilité : nous ne sentons quasiment aucune odeur. Est-ce parce qu’il n’y en a pas ou parce que les trop nombreuses effluves saturent nos récepteurs et les capacités d’analyse de notre cerveau. Nous savons maintenant que les signaux chimiques jouent un rôle important dans le fonctionnement des populations et des écosystèmes. Certes, ils sont en très faibles concentrations, mais nous sommes capables d’en reconnaître certains dès les plus infimes traces. Nous les avons rangés dans une grande catégorie : les COV, pour composés organiques volatiles. Les végétaux en secrètent beaucoup comme sous produit du métabolisme. Certains arbres en exhalent s’ils sont attaqués par des prédateurs. Captés par des congénères, ces derniers synthétisent alors des substances répulsives, voire toxiques, pour lutter contre ces prédateurs. D’ailleurs, ne vous y trompez pas, beaucoup de végétaux sont toxiques, certains animaux aussi comme les célèbres grenouilles dendrobates, il ne faut pas manger n’importe quoi au risque d’être tué au moins aussi sûrement que suite à la morsure du serpent le plus venimeux. Pour terminer sur ces réflexions, notons que des chercheurs brésiliens ont mis en évidence une autre conséquence de l’émission de COV par la forêt. Émis par la canopée, ils sont présents dans l’air au-dessus. La plupart sont hydrophobes (l’eau n’a aucune prise sur ces molécules), mais ils sont rapidement oxydés grâce au rayonnement solaire (on dit : photo-oxydés). Des molécules d’eau peuvent alors se fixer sur ces COV transformés et créer les conditions de formation de nuages au-dessus de la forêt. Une réponse à une question que se posaient les spécialistes des sciences de l’atmosphère qui ne comprenaient pas que les nuages se constituent à très basse altitude au-dessus des arbres. Je ne vais sûrement pas dire que ces questions, réflexions et remarques me sont venues spontanément lors de mes heures de solitude, certaines oui, d’autres après. Néanmoins, en position délicate, connaître et essayer de comprendre est essentiel pour la survie et l’apaisement des angoisses. 241

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Au-delà de l’anecdote, on imagine le nombre de questions que l’on est amené à se poser, la quantité considérable de sujets de recherche possibles. Dans ce grand ensemble, il faut trier, choisir des priorités, alors le cadre se précise, les premiers chercheurs arrivent avec leurs compétences, connaissances et questionnements. Les idées commencent à se concrétiser, d’autres à émerger. Devant cette immensité, le risque n’est plus de se perdre en forêt mais dans le dédale des « petites » questions et petites réponses : « Seule une réflexion audacieuse peut nous faire progresser et non pas une accumulation de faits ». Cette phrase est attribuée à Albert Einstein. Ce qu’il a pu apprendre en se livrant à son activité scientifique est bon à retenir.

2003-2004, LES DÉBUTS DU CNRS-GUYANE : PREMIERS CHANTIERS Un résultat préliminaire n’est pas à mettre seulement au crédit du CNRS, ainsi au début de l’année 2003, nous remettons le rapport inter-organismes sur les conséquences prévisibles des lancements d’Ariane 5. Pour ma part, être présent en Guyane a facilité la finalisation de ce rapport. Très succinctement, les effets possibles des pollutions incitent à renforcer un suivi régulier déjà esquissé, mais rien de catastrophique n’est à craindre, ni pour l’environnement, ni pour la santé des populations humaines. Le suivi est surtout indiqué pour détecter très tôt des anomalies non prévues, un effort d’imagination de tous et les références provenant de Cap Canaveral (suite à l’utilisation de la navette). Nous sommes bien conscients de nos limites. Inversement, il ne s’agit pas d’amplifier inconsidérément quelques points méritant une réelle attention. Nous avons, en effet, observé que certains collègues se prêtent volontiers à tenir des discours catastrophistes plus médiatiques que circonstanciés. À notre étonnement, nous détectons l’effet positif sur la biodiversité dû à la mise en protection totale d’une grande superficie, environ 700 km2 de territoire allant du littoral à la forêt dense, en passant par une zone de marais et une autre de savane. Un conseil pour ceux 242

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qui se rendront à Kourou, parcourez quelques kilomètres en vélo sur la « route de l’espace », qui traverse le centre spatial, le matin au lever du jour, il ne fait pas encore trop chaud, vous avez quelques chances de voir des animaux, peut-être même le mythique jaguar, traverser la route. Courant 2003, c’est donc l’arrivée des premiers scientifiques, en premier lieu l’installation pour plusieurs années de Pierre et Mireille Charles-Dominique, des connaisseurs de la Guyane et fondateurs de la station des Nouragues. Un couple solide, uni dans la vie et dans la profession, plus que des collègues, des amis. C’est aussi l’implantation physique du CNRS dans « ses locaux », à Cayenne. J’emménage aussi dans une jolie maison. Je vais y résider six ans. Le développement de la station des Nouragues est l’une des priorités. Pour l’écologie et plus généralement les sciences de la vie, hors laboratoire, les stations de terrain sont des outils essentiels d’étude in situ des êtres vivants et plus généralement des écosystèmes. Située en pleine forêt à une centaine de kilomètres, plein sud de Cayenne, elle est constituée de deux sites, distants de cinq kilomètres à vol d’oiseau, l’un près d’une rivière, l’Arataye, au bas de « Saut Pararé »1, un rapide difficilement franchissable, l’autre à tiers-pente d’un grand inselberg2 qui domine le site aménagé où peuvent résider une vingtaine de personnes pour des durées plus ou moins longues, de quelques jours à plusieurs mois. 1. « Saut » est le nom local d’un rapide. Beaucoup peuvent être franchis en pirogue. Saut Pararé est très difficile à passer, si bien que les premiers chercheurs qui y sont venus se sont arrêtés au début de ce saut. 2. Un inselberg est une grande colline rocheuse. Notre inselberg est situé en forêt et la domine de près de 400 mètres. La vue à son sommet est superbe. Il est en partie couvert de végétation, une autre partie est dénudée laissant apparaître la roche. Elle est très ancienne (environ deux milliards d’années). Ce relief résulte de l’érosion par la pluie. Dans les premiers temps, le paysage était plat, une sorte de plaine, et au cours des centaines de millions d’années, les parties les plus « tendres » ont été dissoutes, les plus dures ont persisté pour former ces grandes collines, ces petites montagnes. Il y en a beaucoup en Guyane car l’érosion n’a jamais été d’origine glacière ; même pendant les grandes glaciations, cette région n’a jamais été recouverte de glaces. 243

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Pendant des années, un campement sommaire à Saut Pararé a accueilli des scientifiques du Muséum. En 2003, ce site est déjà aménagé avec un carbet1 assez vaste. En effet, localement, un grand projet d’exploration de la canopée est prévu : COPAS (Canopee Observatory Permanent Access System), résultant d’une coopération européenne entre l’université d’Ulm, pour l’Allemagne, et le CNRS, pour la France. Du côté français, Pierre Charles-Dominique en est le concepteur et l’artisan principal. Mais pourquoi un tel dispositif ? Rappelons que la structure verticale d’une forêt, du point de vue de l’arbre, comporte trois parties principales : sous le sol, des racines, puis au-dessus du sol, les troncs, et enfin, plus haut, la zone où se trouvent les feuilles, ce que l’on appelle les houppiers. L’ensemble des houppiers constitue la canopée. En forêt amazonienne, elle est en général comprise entre 30 et 50 mètres. Des échanges d’eau et de sels minéraux se produisent au niveau des racines. Dans la zone racinaire, la « rhizosphère », on trouve aussi une microflore participant à ces échanges, dont des extraordinaires réseaux dus à des champignons, les mycorhizes. Les troncs grandissent et grossissent, formant le bois. Ils ont des propriétés mécaniques remarquables pour supporter toutes les structures aériennes, soumises à des tensions fortes dues au vent et aux turbulences atmosphériques. En leur sein, on trouve les vaisseaux transportant la sève. Entre ces troncs, se déplacent des animaux. Au sol, on voit quelques plantes, dont de jeunes pousses qui peut-être un jour donneront des arbres. Enfin, dans la canopée, composée de multiples branches portant les feuilles, se produisent la photosynthèse et les échanges avec l’atmosphère. On y trouve aussi toute une faune (oiseaux, singes, petits rongeurs, insectes et arachnides)

1. Le carbet est l’équivalent d’une petite maison sans murs, construite en bois. Nous dormons dans des hamacs. Ce type de commodité est inspiré des habitations amérindiennes. 244

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et une flore (lianes et plantes épiphytes poussant sur les branches ainsi que des microorganismes). La biochimie nécessaire à la vie de l’arbre se produit à tous ces niveaux, mais principalement dans la canopée. Des molécules organiques sont synthétisées, dont certaines sont émises dans l’atmosphère. Le problème et la difficulté sont de comprendre leurs fonctions biologiques et écologiques, d’abord pour mieux évaluer leur rôle dans le fonctionnement de l’arbre et de l’écosystème et ensuite de rechercher celles qui, seules ou en mélange, pourront être utilisées et valorisées, par exemple comme médicaments, pesticides ou répulsifs ou encore comme protecteurs de matériaux. On comprend donc tout l’intérêt d’étudier la canopée, mais il faut y accéder, c’est ce qui est présenté un peu plus loin dans la partie consacrée à COPAS. L’une des autres priorités est de mettre en place un véritable laboratoire de chimie des substances naturelles. Deux chimistes sont accueillis, Lionel Chevolot et Didier Stien. De plus, un poste d’ingénieur de recherche, créé par le département chimie, est ouvert au concours. Émeline Houël, est alors recrutée sur ce poste. Cependant, nous n’avons pas de locaux adaptés. Un partenaire de poids nous ouvre alors une opportunité d’installation dans son immeuble : l’Institut Pasteur de Cayenne, dirigé à l’époque par Jacques Morvan. L’idée est d’identifier des molécules pouvant avoir un effet pharmacologique. Cette question est récurrente dans la communauté scientifique et plusieurs méthodes ont été essayées, tout d’abord, l’analyse des savoirs traditionnels effectuée par l’ethnopharmacologie. À Pasteur, les chimistes rejoignent une petite équipe avec des pasteuriens, plutôt biologistes et médecins, et des chercheurs de l’IRD, ethnopharmacologues. Cette démarche va aboutir à l’identification d’une molécule antipaludéenne contenue dans la « tisane de Quassia », un arbrisseau connu principalement dans l’Ouest de la Guyane, dont les feuilles séchées sont censées contenir un principe actif contre le paludisme. Le savoir local est donc ici dans le vrai, mais cette molécule, déjà 245

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connue, est peu utilisée car très toxique. Suivant une démarche classique, elle peut cependant être modifiée pour diminuer sa toxicité et augmenter son efficacité. Malgré l’excellente atmosphère de coopération, nous sommes amenés à quitter pendant quelques années l’Institut Pasteur de Cayenne. En effet, l’une de nos missions est d’établir des coopérations avec le pôle universitaire de la Guyane (le PUG) en cours de développement. Nous nous installons donc dans un local sur le lieu prévu pour abriter le futur campus. Voilà pour la chimie et ses débuts. De son côté, l’écologie microbienne du CNRS a déjà établi des coopérations avec la Guyane, via l’ENGREF qui souhaite faire évoluer son petit laboratoire de sciences du sol de Kourou en intégrant cette dimension. Les scientifiques de ce domaine me connaissent un peu grâce aux travaux de modélisation effectués avec certains d’entre eux. Anne-Marie Domenach en fait partie ; elle décide de venir travailler en Guyane avec les chercheurs de l’INRA et de l’ENGREF déjà présents avec lesquels elle collabore déjà. Elle fait donc partie de la première vague d’arrivants. J’ai d’abord présenté sommairement la structure de la forêt en insistant sur la canopée. Le sol est aussi un milieu complexe, un véritable écosystème en soi, où les êtres qui y vivent jouent un rôle essentiel pour ceux qui sont au-dessus ; ils utilisent aussi ce qui tombe au sol, ce qui est enfoui. Les microorganismes constituent une part importante de cet écosystème souterrain ainsi que les réseaux de mycorhizes dont on découvre l’importance. Outre une meilleure compréhension de l’écosystème forestier, ces recherches sont utiles pour envisager la restauration de zones dégradées, par exemple par l’activité minière. Développer ce type de recherche n’est donc pas hors de propos ou de tout intérêt pratique. Racines, canopée, « et la partie intermédiaire des arbres ? Qu’en faiton ? ». Cette partie, le tronc, est la plus longue de l’arbre, une trentaine de mètres pour un arbre de 45 mètres : pour atteindre la lumière, l’arbre doit être le plus haut possible. Inversement, l’agrandissement 246

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le rend fragile aux contraintes et perturbations, notamment atmosphériques. Ce qui en a été dit est réducteur : ce n’est pas qu’un canal conducteur de sève. Il doit avoir de bonnes propriétés mécaniques : le tronc doit être solide et souple. Solide pour pousser haut et maintenir la meilleure verticalité possible, souple pour plier et ne pas casser sous le vent. Les palmiers, comme les cocotiers en bordure de mer, ont des troncs très flexibles, ils plient sous les Alizés, mais ne sont pas très hauts. Les arbres en forêt sont plus rigides pour pousser plus haut, mais gardent quand même une certaine souplesse. Pour les lecteurs qui ont l’occasion d’aller en Guyane et de passer aux îles du Salut, ils pourront voir l’île Saint-Joseph depuis l’île Royale et constater que les arbres qui sont « au vent », sont presqu’exclusivement des palmiers, contrairement à ceux qui sont « sous le vent ». Un exemple schématique du phénomène d’exclusion compétitive ou mieux encore d’adaptation compétitive, beaucoup plus rare que ce qui est dit dans la littérature. L’arbre, et singulièrement son tronc, a des propriétés mécaniques particulières. Historiquement, les forestiers se sont d’abord intéressés à la mécanique du bois, c’est-à-dire à celle du matériau sous forme débitée (planches, poutres). En effet, l’objectif principal est alors de produire du bois d’œuvre pour la construction, l’ébénisterie ou l’artisanat d’art. Ce matériau utilisé par l’homme depuis très longtemps est toujours prisé. On voit même un regain d’intérêt. Il est donc important de bien caractériser ses propriétés. Toute une école s’est constituée pour étudier la mécanique du bois, ou plutôt des bois provenant d’essences multiples. Or, parmi les candidats au CNRS-Guyane, Bernard Thibaut, l’un des meilleurs spécialistes de la question, s’est très tôt déclaré, en proposant des projets non seulement sur le matériau, mais également sur la mécanique du bois in vivo et in situ, celle de l’arbre dans son écosystème. Pour ma part, je reste fasciné par ces élégantes et hautes structures qui tiennent bon, alors que nos pylônes de COPAS, en acier, dont le diamètre est proche de celui d’arbres de même hauteur, doivent être solidement 247

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haubanés avec un fort ancrage dans le sol. Outre l’intérêt pour une meilleure compréhension de l’écosystème, l’arbre ne serait-il pas un modèle pour des structures verticales, même construites avec des matériaux autres que le bois ? Nous abordons là le champ, à la fois ancien et nouveau des « technologies bio-inspirées », innover en observant la nature. Toujours est-il que Bernard Thibaut nous a rejoint et a intégré le laboratoire de Kourou situé sur le campus agronomique partagé avec l’INRA, le Cirad et l’ENGREF. Au bout du compte, le CNRS et l’université reconnaissent ce laboratoire « Écologie des forêts de Guyane », qui devient une « unité mixte de recherche » entre ces différents partenaires. Après Mériem Fournier, Bernard Thibaut en devient le responsable. Aujourd’hui, il est dirigé par Éric Marcon et intègre de nouvelles composantes scientifiques. Cela étant, d’autres partenaires interviennent sur l’écosystème forestier, notamment des gestionnaires comme l’Office national des forêts (ONF), l’Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), et certaines associations chargées de zones protégées. Pour resserrer les liens entre les diverses composantes de la recherche et les gestionnaires, un groupement d’intérêt scientifique a été créé dans les années 1990, dénommé Silvolab avec pour mission de « Comprendre le fonctionnement de l’écosystème et proposer des modes de gestion durable de la forêt tropicale de Guyane ». En 2004, je suis élu président de ce GIS. En attendant, fin 2003, la plupart des scientifiques retenus à l’issue de l’appel à candidature sont arrivés et installés en Guyane. Il règne alors une extraordinaire atmosphère de pionniers. En suivant bien la succession des événements, on en distingue la cohérence scientifique : les premiers éléments du montage d’un dispositif de recherche sur l’écosystème amazonien, essentiellement la forêt, avec ses composantes fondamentales, tout en maintenant des objectifs de valorisation et de gestion. Cependant, nous sommes loin d’avoir une couverture scientifique suffisamment large : les études sur les pollutions par le mercure, lancées dès 1995 ne sont 248

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pas représentées, pas plus que celles sur le littoral et le milieu marin, ou encore celles plus orientées sur les sociétés amazoniennes. Nous n’embrassons pas encore suffisamment les problématiques liées à la biodiversité, ni prolongé des études précédentes sur l’histoire naturelle et humaine de l’Amazonie. Fin 2003, je fais le point avec la nouvelle direction générale du CNRS, à sa tête Bernard Larrouturou, qui m’apporte son soutien, c’est aussi le cas du président, Gérard Mégie et du directeur scientifique Jean-François Minster, tous des collègues connus et reconnus. Il faut avouer que cette confiance et ce soutien de la part du CNRS, au plus haut niveau, a été permanent depuis le début. Par la suite, la présidente Catherine Bréchignac, nommée début 2006, est venue trois fois, plusieurs directeurs de départements et d’instituts ont aussi fait le voyage. Peu d’initiatives du CNRS ont retenu tant d’attention, tout en laissant la plus grande liberté à l’équipe. Il s’agit de manifester un fort intérêt et non pas d’inspecter !

2004, LE PROGRAMME AMAZONIE, UN NOUVEL ÉLAN N’allons pas trop vite. Début 2004, pour renforcer notre action, Jacques Sevin propose de créer un programme interdisciplinaire. Un tel programme doit permettre de mobiliser une communauté scientifique plus large que celle qui est implantée en Guyane, voire assurer une base de recrutement. C’est ainsi qu’un projet est présenté au conseil scientifique du CNRS, qui donne son aval. Ce programme est intitulé « Programme analyse, modélisation et ingénierie des systèmes amazoniens », progressivement il est tout simplement appelé « Programme Amazonie ». Une partie est consacrée aux développements technologiques pour la recherche en Amazonie, une autre à des projets originaux essentiellement centrés sur la diversité biologique et écologique (biodiversité), la diversité chimique, la diversité sociale, intégrant les aspects fondamentaux et finalisés avec un soin particulier apporté au transfert entre ces deux motivations : comment utiliser 249

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les connaissances obtenues pour répondre à des objectifs concrets, par exemple en termes de santé publique ou de gestion des territoires ? Inversement, comment traduire des préoccupations sociales, économiques et environnementales en termes de recherche de base ? Une petite part est aussi consacrée à soutenir des recherches libres sur la station des Nouragues. Les projets correspondants sont évalués uniquement sur la base de leur qualité scientifique. Ce type de projet a pour objectif de constituer un véritable « réservoir d’idées ». Le programme est éminemment interdisciplinaire. L’expérience acquise précédemment au CNRS m’est très utile. Pour amplifier cet acquis, le concours d’une collègue et amie, Claudine SchmidtLainé, comme présidente du conseil scientifique du programme, a été fondamental. Elle apportait aussi une solide expérience dans le domaine, acquise au CNRS et au Cemagref organisme dont elle assurait à l’époque la direction scientifique, devenu depuis Irstea1. La réponse de la communauté scientifique est encore une fois très positive, voire enthousiaste. Nous élargissons notre cercle de chercheurs français, mais aussi d’autres pays, européens ou non, notamment des Amériques. Les travaux menés entrent aussi en synergie avec ce qui se fait en Guyane dans les structures de recherches auxquelles nous participons.

2004-2009, LE DÉPLOIEMENT, L’ÉLARGISSEMENT ET UNE MOISSON DE RÉSULTATS Les équipes travaillent, nous œuvrons tous à renforcer le potentiel humain et matériel ainsi qu’à l’émergence de nouvelles idées. La recherche ne peut se comprendre qu’ainsi, menée sous une tension permanente tournée vers le nouveau. Nous sommes attentifs aux

1. Cemagref : Centre d’étude du machinisme agricole du génie rural, des eaux et des forêts ; Irstea : Institut national en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture. 250

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progrès et aux changements, y compris politiques dans la mesure où ils ont un effet sur notre travail. C’est ainsi qu’en 2006, lorsque la loi de programmation pour la recherche est promulguée, suite aux interrogations du milieu scientifique, nous sommes prêts pour proposer un projet de PRES (Pôle de recherche et d’enseignement supérieur) en Guyane. Nous nous appuyons sur ce qui existe et fonctionne bien, à savoir le groupement Silvolab. Christine Schrive montre beaucoup d’efficacité dans la conception juridique du projet. Chercheurs et enseignants-chercheurs mobilisés conçoivent un volet scientifique crédible. Les grandes lignes sont présentées au ministre, M. François Goulard, lors de sa visite en Guyane. Au passage, je précise qu’il nous accorde alors une très bonne attention et nos échanges ne sont même pas dépourvus d’humour… Il faut dire aussi que le contexte à l’époque était excellent, avec le préfet, M. Ange Mancini, et le recteur, M. Jean-Michel Blanquer. Nos relations sont très bonnes avec nos partenaires. Néanmoins, ce projet intitulé « Institut de recherche interdisciplinaire sur les systèmes et territoires amazoniens » (Irista) ne devient jamais un PRES, car les forces réactionnaires se mobilisent rapidement. Cela étant, ce projet pose de réelles difficultés d’organisation pour l’université des Antilles et de la Guyane, dont le pôle guyanais, longtemps considéré comme mineur, se distingue alors notablement. Néanmoins, cette idée est reprise dans le cadre d’un élargissement du GIS Silvolab, qui devient Irista avec quelques réticences, le terme « Institut » étant transformé en « Initiative ». En 2007, nous organisons un colloque de l’Académie des technologies en partenariat avec Silvolab et le CNRS, avec le concours de la Région. Marie-Pierre Quessette assure alors la communication de Silvolab et de l’UMR Ecofog ; elle organise efficacement ce colloque où seront présents : la présidente du CNRS, Catherine Bréchignac, le président de l’Académie, François Guinot, le président de la Région, Antoine Karam, plusieurs académiciens et nos partenaires en Guyane, notamment ceux qui participent au GIS Silvolab. Ce colloque est intitulé : « Développer et préserver : Technologies, Cultures, 251

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Environnement et Développement Durable » ; on comprend immédiatement qu’il traitait de sujets importants pour la Guyane1 et plus généralement pour l’Amazonie. Une réflexion sur des bases de mieux en mieux établies lie précisément le développement et la préservation (et non pas conservation). Il s’agit de laisser une large part aux processus spontanés dans les évolutions écologiques, environnementales et sociales et non pas de les laisser en l’état ; et cela dans la mesure où ils nous apparaissent comme positifs, sur la base de critères scientifiquement et socialement définis, acceptables, durables et adaptables. Dans le cas contraire, nous nous réservons la possibilité d’intervenir en mettant en place des régulations ou des actions volontaristes. Par exemple, comme nous allons le voir dans la suite de ce chapitre, pour préserver la biodiversité, laisser des espaces « naturels » suffisamment grand à leur propre dynamique est une bonne solution. Empirique à ses débuts, elle est maintenant confortée par des arguments scientifiques, y compris très fondamentaux, issus de réflexions théoriques et d’une accumulation de faits. C’est à ce propos que l’on montre le rôle joué par le hasard et les processus qui l’engendrent, favorisant le maintien dans une « zone de viabilité et de grande biodiversité ». Tous ces efforts ont sans doute été utiles lors de la constitution de ce qui est devenu en 2012, le laboratoire d’excellence CEBA (Centre d’étude de la biodiversité amazonienne). Un « effet de bord » a été le succès remporté par les équipes du CNRS-Guyane et celles engagées dans le Programme Amazonie, aux appels d’offres de la toute nouvelle Agence nationale de la recherche 1. Pavé A., Quessette M.-P. (Ed.), 2008, Développer et préserver : Technologies, Cultures, Environnement et Développement Durable. Actes du colloque de l’Académie des technologies en Guyane, 29-31 octobre 2007, Rémire-Montjoly, Guyane, Académie des technologies, CNRS et Silvolab. Ces actes sont disponibles sur le site de l’Académie : http://www.academie-technologies.fr/fr/actualite/rid/2/rtitle/action-regionale/ lid//archive/1/ltitle//rid2/305/r2title/guyane.html ou sur mon site personnel : http:// www.alain-pave.fr/choix-de-publications-à-télécharger/ Télécharger le fichier : 47-AP-MPQ- AcadTechno-En-Guyane-2007.pdf 252

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avec près de 90 % de réussite alors que la moyenne nationale est de l’ordre de 15 %. À titre personnel, c’est aussi l’époque où je concrétise mes réflexions sur le hasard, ses origines et ses fonctions dans les systèmes vivants. Je consacre en fait une partie de mes week-ends à la rédaction d’un ouvrage (La nécessité du hasard) et d’articles sur le sujet. Ce n’est cependant pas le « bagne » : cet effort est librement consenti, et le cadre s’y prêtait bien, face à la verdure, avec, en arrière plan, les premiers arbres d’une forêt. Il m’a toujours semblé important que même dans un rôle de direction, on continue à avoir une activité de recherche individuelle. Quand on se consacre à des spéculations plutôt théoriques et à la modélisation, comme c’est mon cas, c’est aussi plus facile que lorsque la partie expérimentale est importante. En effet, un crayon, du papier et un ordinateur portable sont suffisants, même pour faire certains calculs. Nous pouvons alors travailler sur ces sujets. Je reviens à Lyon en 2008 en milieu d’année et réintègre mon poste de professeur des universités, car j’ai alors atteint la limite d’âge de 65 ans, fatidique au CNRS à l’époque. En pratique, je continue à assurer quelques temps la direction à distance, en multipliant les missions, pour attendre que la succession soit prête. Les collègues se mobilisent aussi localement pendant cette phase de transition. La station des Nouragues se porte bien avec à sa tête un directeur technique, Philippe Gaucher. Et c’est à l’issue de cette transition que je pars sur un nouveau projet avec Gaëlle Fornet.

2010… LA SUITE… ET SÛREMENT PAS LA FIN ! Début 2010, la relève est en place en la personne d’Anne Corval, quittant alors l’Afrique du Sud pour rejoindre l’Amérique du Sud. Néanmoins, j’assure toujours la direction du Programme Amazonie. Février 2010, je suis à Kourou, dans le bureau de Gaëlle. « N’a existé que ce qui est écrit », « les paroles s’envolent, les écrits restent », des antiennes sans doute, mais aussi des vérités. Il y a un moment 253

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que nous pensons réaliser un document pour laisser une mémoire des travaux accomplis ces huit dernières années. Nous sommes en pleine saison des pluies, à l’extérieur se déversent des trombes d’eau. Tout est sombre le moral aussi. Puis Gaëlle me dit : « raconte moi comment tu as vu et vécu cette période ». Je me lance, elle prend des notes. Au bout de deux heures, elle me propose de ne pas faire un simple rapport, mais un véritable livre et même un joli livre, « a coffeetable book ». Elle pense que la matière textuelle existe et que nous avons un fonds iconographique permettant d’inclure de belles illustrations, notamment grâce aux photographes et cinéastes de CNRSImage qui terminent alors une mission en Guyane. De plus, un couple de graphistes professionnels vient de s’installer dans la région, nous les contactons. Le contexte étant favorable, nous nous lançons dans l’aventure, un éditeur, Galaade, accepte de prendre le risque et neuf mois plus tard sort « Amazonie, une aventure scientifique et humaine du CNRS ». Il est présenté en octobre 2010 lors de l’exposition du CNRS au Trocadéro consacré à la biodiversité. Nous avons réussi ce qui paraissait une gageure. Depuis, les retours sont très positifs, on le trouve toujours en librairie ! Mes séjours en Guyane s’espacent, mais m’occupent encore beaucoup, maintenant pour des raisons familiales : Marc s’est installé à Cayenne avec sa famille où il enseigne l’histoire en hypokhâgne et khâgne, contribue aux formations pour enseignants et poursuit aussi des travaux de recherche en histoire environnementale. J’ai aussi gardé de très bons contacts avec mes anciens collègues. Sous l’initiative d’Anne et de Jérôme Chave, un projet de Labex Ceba a été retenu par l’ANR. Il est maintenant opérationnel. Jérôme, physicien d’origine et toulousain d’adoption s’est converti avec bonheur à l’écologie. Il consacre de l’énergie aux recherches en Guyane, assure la direction scientifique des Nouragues et maintenant du Labex. En 2012, les dix ans du CNRS en Guyane ont été fêtés en mon absence. Peu importe, c’est un détail, l’essentiel étant que l’aventure continue sur la base de ce qui a été fait. La nomination d’une nouvelle 254

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directrice en 2014 va dans ce sens. En effet, il s’agit d’Annaig Le Guen, connaissant bien le CNRS Guyane et le Programme Amazonie qu’elle avait suivis lorsqu’elle était à la mission chargée des programmes interdisciplinaires du CNRS.

NOS PÉPITES… Des pépites d’or sont trouvées en Guyane. Pour la recherche, c’est analogue : nous avons aussi des « pépites » qui suscitent l’intérêt. Nous allons même un peu plus loin en concevant quelques bijoux scientifiques. Nos résultats sont généralement présentés dans notre jargon, ce qui est plutôt ennuyeux pour les non professionnels de la science, mais nécessaire pour qu’ils soient crédibles, convaincants et reconnus par notre communauté. De cette gangue, j’ai extrait quelques pépites. Certaines étaient antérieures au CNRS-Guyane et au Programme Amazonie, néanmoins, elles l’ont largement inspiré et ont complètement participé à notre aventure amazonienne. Une grande partie de ce qui est présenté ici est exposé dans l’ouvrage que je viens de citer. On trouvera le plan de cet ouvrage à la fin de ce chapitre. Pour aider au repérage, les numéros des chapitres correspondants sont indiqués au début de chaque item. Cependant et pour compléter l’exposé, des résultats et des informations complémentaires sont fournies avec les références correspondantes.

– COPAS (1997-2014), un marathon et une prouesse technologique Référence ouvrage : (1) On sait maintenant l’importance de l’étude de la canopée, cette strate supérieure de la forêt. À cette fin, il est nécessaire d’y accéder. Une première façon est de grimper aux arbres. Nous y avons recours ponctuellement, mais c’est risqué, même si nous prenons toutes les précautions comme le font les alpinistes. Quand il le faut, nous faisons appel à des professionnels. Le problème est que cette 255

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technique se prête peu au suivi régulier, à la multiplication des mesures et des observations. Une deuxième solution, adoptée pendant plusieurs années aux Nouragues, est d’utiliser des « ponts de singes » montés entre plusieurs arbres. Ces ponts sont construits à l’aide d’échelles de spéléologie mises en position horizontale et bien sécurisées. Mais il faut quand même d’abord accéder à la canopée et donc grimper le long d’un arbre. De fait, la topographie locale a permis de mettre en place une solution originale : partir d’un point de la pente de l’inselberg, une première passerelle permet d’accéder à un arbre dont le pied est largement en contrebas et de là rejoindre le sommet de plusieurs autres arbres où des plateformes sont aménagées pour faciliter les observations et les manipulations. Ce dispositif est très efficace pour observer les habitants de la canopée, notamment les singes. Le « radeau des cimes »1 est un spectaculaire moyen d’accès à la canopée, non pas en grimpant à partir du sol, mais par le dessus, en descendant. Il s’agit bien d’un radeau suspendu sous un dirigeable qui le transporte. Arrivé au point désiré, il est posé sur le faîte des arbres et alors les chercheurs ont un accès local au sommet des arbres concernés et plus généralement à la canopée. L’idée est très bonne mais, comme pour tout aérostat, il pose un problème dû au réchauffement de l’atmosphère pendant la journée. En effet, des turbulences se forment et rendent difficile le pilotage précis au-dessus de la canopée. On ne peut donc pas étudier régulièrement les mêmes localisations, alors qu’un des principes fondamentaux de la recherche est de pouvoir réitérer les expériences et observer les mêmes objets au cours du temps. C’est un dispositif efficace pour une première exploration, mais pas pour une utilisation de « routine ». Diverses variantes ont été essayées, mais restent d’une utilisation délicate.

1. Francis Hallé, le célèbre botaniste, en est à l’origine. 256

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D’autres moyens fixes sont aussi utilisés, par exemple des « tours à flux » pour mesurer les échanges gazeux entre la forêt et l’atmosphère, mais c’est un accès ponctuel au-dessus de la canopée et non pas à la canopée. Un tel dispositif existe en Guyane, dans la station de l’INRA et du Cirad de Paracou. Les écologues utilisent aussi des grues de chantier. Enfin, une autre solution consiste en un dispositif fixe de trois pylônes de 45 mètres disposés aux sommets d’un triangle équilatéral de 185 m de côté et dominant la canopée. Un système de câbles permet d’accéder au volume total de la partie couverte par le triangle, dont la superficie est d’un peu plus de 1,5 hectare. Il a été proposé par une entreprise allemande en réponse à un appel d’offres rédigé par des chercheurs de l’université d’Ulm (Pr Gerhard Gotsberger) et du CNRS (Pierre Charles-Dominique). Les moyens financiers initiaux ont été fournis grâce à un concours national lancé par une fondation germanique, la fondation Körber. Ce système est très laborieux à monter. Je passe sur les difficultés tant technologiques, qu’administratives et financières. Le tout début des travaux date de 1997, les pylônes sont terminés en juin 2005 : fabrication, transport en Guyane, puis sur le terrain des 75 tonnes du matériel en partie par le fleuve et en partie par voie aérienne, en hélicoptère, puis montage des pylônes. Dès ce moment, le dispositif est opérationnel car les pylônes peuvent être instrumentés. On peut aussi accéder aux plateformes dont ils sont munis pour mener des observations. En mars 2006, le système de déplacement est en place, au moment où il commence à être testé, je suis obligé d’évacuer la totalité des personnels présents dans la station pour des problèmes de sécurité : deux gardiens d’un centre d’écotourisme situé à une heure de pirogue, ont été assassinés. À l’instant où je monte dans l’hélicoptère assurant la première rotation d’évacuation, la présidente du CNRS, Catherine Bréchignac, m’appelle sur mon téléphone portable. Elle doit arriver le lendemain, un samedi, pour faire le point sur cette opération phare du CNRS : « Je viens d’être informée de la situation, que fais-tu ? » me 257

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demande-t-elle, je réponds : « Nous mettons le matériel en sécurité et nous évacuons tous les personnels ; je décolle à l’instant », « C’est bien, j’arrive comme prévu demain ». Elle arrive accompagnée de François Guinot, alors président de l’Académie des technologies et de Bernard Delay, directeur du tout nouveau département EDD, « Environnement et Développement Durable ». Nous allons quand même aux Nouragues en compagnie de Yannick d’Escata, alors PDG du CNES, lui aussi membre de l’Académie des technologies. Pour des raisons de sécurité bien compréhensibles, nous sommes escortés par des gendarmes « bien équipés ». Nous sommes arrosés toute la journée, comme il convient en saison des pluies. Cette longue tâche de construction du COPAS se termine en juin 2014. Le dispositif est inauguré le 20 septembre de la même année. Enfin, les limites des moyens aériens à bases d’aérostats étant montrées, nous utilisons aussi d’autres technologies aéroportées par avion ou hélicoptère, comme le Lidar qui permet d’obtenir une topographie précise de la zone expérimentale des Nouragues, au niveau du sol et de la canopée. Cependant, le coût d’une telle opération est élevé et limite donc son utilisation. On peut néanmoins espérer que la technologie des drones sera prochainement utilisée, voire développée pour ces applications spécifiques d’observation de la canopée et peut-être même d’exploration interne de celle-ci. Un cinéaste Luc Jacquet a montré l’efficacité de cette technique lors du tournage de son film : « Il était une forêt », réalisé avec le concours de Francis Hallé. On voit ainsi qu’une partie de plus en plus importante du travail en écologie consiste en des développements technologiques pour obtenir des données plus nombreuses et meilleures. Nous passons ainsi de l’écologie « Opinel, bouts de ficelles », à l’écologie « Copas, Lidar et métagénome ». C’est ainsi que Geneviève Fioraso, secrétaire d’État à l’Enseignement supérieur et à la Recherche, au retour de la station des Nouragues me dit avec un certain enthousiasme qu’elle avait été fascinée par « la “rencontre”, dans la station des Nouragues, 258

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entre la nature la plus profonde et la technologie la plus pointue. » C’était lors de notre rencontre au Centre spatial Guyanais le jour du lancement de l’ATV « Georges Lemaître », le 29 juillet 2014, un grand événement technologique. Cependant, le risque de la fascination technologique, comme celui du lyrisme naturaliste, peut nous guetter aux dépens de nécessaires réflexions théoriques et de l’exploration de la prosaïque réalité.

– La pollution par le mercure : évaluations et solutions Référence ouvrage : (8) Le mercure, ce curieux métal liquide à température ambiante, est utilisé par les orpailleurs, qu’ils soient des entreprises, des artisans légaux et non légaux. L’or se trouve principalement sous forme de paillettes dans les sols guyanais. Au cours de l’exploitation, ce métal est concentré mécaniquement : plus lourd il tombe plus vite et s’amasse au fond de la batée, cette cuvette en forme de chapeau chinois inversée des orpailleurs solitaires, ou sur les plateaux vibrants des industriels. Au bout du compte, on obtient des paillettes en forte concentration mélangées à des grains insolubles de minéraux. Une dernière phase consiste à dissoudre ces paillettes dans du mercure pour former un amalgame et l’or est récupéré après évaporation du mercure. Les orpailleurs bien équipés ont un dispositif de distillation qui permet de récupérer presque totalement ce mercure, les autres non. Si bien qu’on le retrouve dans le milieu naturel. Ensuite, il est oxydé et transformé en composé organométallique par des bactéries. C’est sous cette forme qu’il est toxique et se concentre lorsqu’il passe dans la chaîne alimentaire, des microorganismes aux végétaux, puis dans les poissons herbivores et enfin dans les poissons carnivores (le haut de la chaîne alimentaire) qui sont les plus prisés par les consommateurs, notamment les populations amérindiennes des fleuves. Dès le milieu des années 1990, le CNRS est contacté par le réseau national de santé publique à ce propos, le Programme Environnement, Vie et Sociétés ayant lancé l’action « Mercure-Guyane », 259

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destinée à mieux comprendre les étapes de son transit dans l’environnement amazonien. En 2002, les recherches correspondantes sont en partie intégrées dans le CNRS-Guyane qui assure alors un support local, la plus grande partie des financements étant assurée par ailleurs1. Pour mener à bien ces travaux, il a fallu mettre en place des techniques particulières, par exemple pour faire des analyses fines, avec des appareillages délicats dans les villages amérindiens du HautMaroni. Transporter ces appareils dans des containers adaptés sur des pirogues a été pour le moins « sportif » ; les jeunes et moins jeunes amérindiens s’en sont quelque peu amusés. Les résultats montrent d’abord qu’une partie du mercure retrouvé en aval d’exploitations aurifères ne provient pas que des pertes dues à la technique d’amalgame mais d’un déstockage du mercure contenu dans les sols lors du processus d’extraction physique (environ 30 % de la totalité de la pollution). Toutes précautions prises par ailleurs, une part non négligeable subsistera sauf si on met en place des processus de dépollution de l’eau. Une fois le bilan fait, un problème demeure : dans cette région, le sol est produit par la dégradation, par les pluies, de la roche sur laquelle il repose. Or, la roche ne contient pas de mercure. Les chercheurs ont pu montrer qu’en fait l’origine est atmosphérique, provenant principalement de l’activité volcanique, et l’accumulation s’est produite au cours du temps, pendant des millions d’années. Une

1. Il ne m’est pas possible de citer tous les scientifiques de diverses disciplines ayant participé à cette recherche. Il faut néanmoins préciser qu’elle a été lancée et dirigée pendant de nombreuses années par Alain Boudou, spécialiste d’écotoxicologie, professeur des universités à Bordeaux. Ensuite, Laurent Charlet, spécialiste de sciences du sol, professeur à l’université Joseph Fourier de Grenoble, a pris le relais. Il menait alors une intense activité de recherche internationale sur des problèmes de pollution des sols, notamment par les métaux lourds. Enfin, soulignons la participation des chercheurs de l’IRD et de l’INRA, notamment Michel et Catherine Grimaldi de bons connaisseurs de l’environnement amazonien, ainsi que des coopérations internationales avec des équipes brésiliennes et canadiennes. 260

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autre conclusion pratique : toute modification dans l’utilisation des sols, par exemple de transformation de parcelles forestières en zones agricoles, présente le risque d’une pollution par le mercure, plus ou moins importante selon l’importance du remaniement de ces sols. Les effets sur la santé sont avérés, en général, mais encore limités en Guyane. La contamination étant d’origine alimentaire, des indications ont été données. Cela étant, d’autres problèmes sanitaires sont beaucoup plus importants et préoccupants : par exemple la résurgence du paludisme, le sida ou l’alcoolisme. Lors d’une conférence à Lyon, sur l’Amazonie, en septembre 2009 au Forum Lyon-Libération, j’ai été interpellé vivement sur ce problème. Puis, un auditeur a demandé la parole, il s’agissait du Dr Pradineau, ancien chef de service à l’hôpital de Cayenne ayant depuis peu pris sa retraite à Lyon. Ne l’ayant jamais rencontré, j’ai beaucoup entendu parler de lui, car il jouit d’une excellente réputation en Guyane. Il a confirmé mes dires d’une façon non moins vive : « Dans mon service, depuis les années 1980, 600 personnes sont mortes du Sida, à ma connaissance, aucune n’est décédée du mercure ». Encore une fois, il ne s’agissait pas de négliger cette pollution, ses effets réels et potentiels, mais de hiérarchiser les risques dans un contexte donné, notamment pour les acteurs de la décision publique. Cela étant, il y a parfois quelque chose de désagréable d’être ainsi interpellé et d’autant plus que nous n’avons pas négligé le problème, comme je viens de le raconter.

– L’Amazonie, une histoire pas si tranquille que ça Référence ouvrage : (11) (12) (14) Au début des années 1990, le Programme Environnement du CNRS et l’ORSTOM devenu depuis l’IRD1 lance un programme d’études de l’histoire des forêts intertropicales : Ecofit (pour Écosystèmes 1. ORSTOM : Office de recherche scientifique et technique d’Outre-Mer ; IRD : Institut de recherche pour le développement. 261

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forestiers intertropicaux)1. La période étudiée est limitée à l’Holocène, c’est-à-dire, en gros, aux 10 000 dernières années. Cette période succède à la dernière glaciation. Encore une fois, nous héritons de ces travaux largement menés antérieurement, mais où nous étions amplement impliqués. Nous utilisons les résultats et sont poursuivis dans diverses structures, notamment en Guyane. Les résultats ont quelque peu bouleversé les idées reçues. Dans la droite ligne de l’écologie des écosystèmes de l’époque, nous pensions que la forêt amazonienne, telle que nous la voyons aujourd’hui, était installée depuis très longtemps et avait atteint son « climax », un état d’équilibre. En fait, les chercheurs ont montré que l’Amazonie, a été largement perturbée durant l’Holocène, avec des périodes d’assèchement, lors desquelles des grands incendies se sont déclarés (notamment pendant 2 000 ans entre –6000 et –4000 par rapport au présent). Il en a résulté une disparition partielle de la forêt. Elle s’est reconstituée par la suite. L’explication proposée est d’origine climatique : déplacement vers le nord des deux grands anticyclones de la zone atlantique : celui des Açores et celui de Sainte-Hélène. Ce déplacement a permis une remontée vers le nord des courants secs et froids provenant de l’Antarctique. Cette idée est confortée par les effets différents observés entre le Sud et le Nord de l’Amazonie, plus importants dans le Sud qu’au Nord. Ainsi, en Guyane, la couverture forestière a été maintenue. Il y eut néanmoins des incendies. Les derniers datent seulement de quelques siècles. Certaines espèces d’arbres, en particulier d’Astrocarium, à très longue durée de vie, à croissance très lente et à très faible vitesse de dispersion, sont des marqueurs des perturbations anciennes. L’étude des populations de ce palmier et de leur 1. Ce programme a été piloté par Michel Servant de l’IRD, géologue, puis par Marc Dubois du CEA, physicien et modélisateur. L’équipe des Nouragues a été fortement impliquée. De nombreuses disciplines des sciences de la nature y ont contribué. Servant M., Servant-Vildary S., 2000, Dynamique à long terme des écosystèmes forestiers tropicaux, UNESCO, Paris. 262

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répartition spatiale complète les études des pollens observés dans les carottes sédimentaires, archives du couvert végétal passé, et les datations isotopiques faites sur ces pollens. La nature du couvert végétal passé est une indication du climat à l’époque considérée car il change selon les conditions bioclimatiques. Depuis, d’autres résultats obtenus par d’autres équipes1 permettent de remonter plus loin dans le passé pour placer la naissance de la forêt amazonienne à environ 55 millions d’années, au milieu de l’Éocène, à une époque où la température moyenne sur le globe était de 12 °C plus élevés qu’aujourd’hui. Ces équipes ont pu aussi évaluer les variations de la biodiversité avec un maximum entre –40 et –35 millions d’années. Ces recherches ont de multiples intérêts. Ainsi montre-t-on que, comme tout système naturel sur cette planète, l’Amazonie est sujette à de grandes variations d’origine naturelle, et, depuis quelques siècles, à des transformations dues aux populations humaines, avec une amplification importante de ces dernières depuis un siècle. Ces données permettent notamment d’avoir des points de comparaison avec ce qui se passe actuellement. Les idées progressent aussi sur le plan théorique, en soulignant l’importance des perturbations dans le fonctionnement des écosystèmes et dans leur évolution. En prendre conscience est parfois difficile, même pour les spécialistes. Par exemple, en 1998, à la fin d’un exposé présentant les résultats d’Ecofit, un ingénieur forestier, respecté pour sa connaissance de la forêt, intervient pour nier ces résultats et la qualité des recherches menées, car lui « sait bien que cette forêt est très ancienne et n’a jamais connu de telles perturbations, tout cela n’est avancé que pour faire des coups médiatiques ». L’idée de système ayant atteint son climax est derrière cette déclaration et, tellement imprégné par cette représentation, notre ami ne peut alors pas 1. Hoorn C., Wesselingh F. (Eds), 2010, Amazonia Lanscape and Evolution. A look into the past, Whiley-Blackwell, Oxford, UK. Hoorn C. et al., 2010, Amazonia Through Time: Andean Uplift, Climate Change, Landscape Evolution, and Biodiversity. Science, 230, 927-931. 263

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admettre la réalité des résultats scientifiques. Curieusement, je suis épargné dans ses critiques et nous allons nous promener, le lendemain, dans la forêt de la Montagne des Singes, une colline près de Kourou, et je profite alors de sa très bonne connaissance de la forêt. On notera cependant que nous nous sommes focalisés sur les perturbations et peu sur la restauration naturelle, sauf d’estimer qu’elle est très active. Pour cela, nous pouvons maintenant utiliser des données historiques, et même des témoignages. Par exemple, un ami guyanais me raccompagnant à mon domicile à Matoury, m’annonce que la forêt entourant le lotissement où je loge date d’une quarantaine d’années seulement. Avant, ces espaces étaient couverts de canne à sucre. Je pourrais multiplier les anecdotes. Cependant, pour avoir une meilleure appréhension, il faut le concours de chercheurs des sciences de l’homme et de la société, spécifiquement des sociologues rompus à la conduite des entretiens pour enregistrer les témoignages de façon fiable, et d’historiens pour récolter et analyser les archives. Il serait souhaitable d’impliquer beaucoup plus de collègues de ces disciplines et faciliter les liens avec ceux des sciences de la nature. Nous sommes dans un processus à long terme, et si l’implication sur un problème précis ne peut se faire qu’exceptionnellement en un instant, elle peut se faire plus tard si nous avons pris le soin de créer les conditions du dialogue, de créer une mémoire collective orale et écrite, et de renforcer une communauté pluridisciplinaire intéressée par l’Amazonie.

– De la chimie des substances naturelles à l’écologie chimique Référence ouvrage : (7) La plupart des médicaments que nous utilisons trouvent leurs origines dans des substances naturelles, végétales, animales et microbiennes, l’aspirine en premier. Le cas de la pervenche de Madagascar a fait couler beaucoup d’encre et de salive. En effet, de cette plante endémique ont été extraits des anticancéreux sans que les populations locales en tirent un quelconque bénéfice. C’est à ce type d’occasion 264

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que l’on a parlé de bio-piraterie pour dénoncer les pratiques de certaines grandes sociétés du médicament et d’autres. Revenons cependant à des préoccupations en amont de la valorisation : comment trouver des substances naturelles biologiquement actives pouvant donner lieu à des utilisations pratiques ?1 Ces substances sont d’abord recherchées dans les organismes qui font l’objet d’utilisations médicamenteuses sous formes de diverses préparations dites « traditionnelles », comme la tisane déjà évoquée pour le Quassia. La démarche procède alors de l’ethnopharmacologie, via l’étude des savoirs traditionnels. Ensuite, la chimie et la pharmacologie entrent en jeu en recherchant le principe actif, la molécule munie de l’effet recherché. Puis, vient le moment de la production et de l’utilisation. Cette phase de développement est longue et coûteuse. La molécule peut-elle être synthétisée ou produite par extraction ? La chimie intervient lourdement dans cette phase et peut mener à des innovations. C’est ainsi que le chimiste français Pierre Potier a trouvé un anticancéreux, le taxotère, plus efficace que le taxol extrait de l’écorce d’If, lors de la tentative de synthèse de ce taxol. Il avait eu l’intelligence de tester les composés intermédiaires lors de la synthèse assez complexe. L’ethnopharmacologie a néanmoins montré ses limites : effet placébo, à savoir qu’un substitut inactif puisse produire l’effet recherché, identification de substances déjà connues, difficultés d’isolement des produits actifs et exploration limitée de la chimiodiversité naturelle à partir de connaissances empiriques. Pour tendre vers l’exhaustivité, une autre approche a été tentée, le « screening » ou tri systématique qui consiste à récolter des échantillons de tous les êtres vivants possibles sur un espace donné et à

1. Une large partie de ce qui est présenté ici est issu de : Houël É., 2011, Étude de substances bioactives issues de la flore amazonienne, Thèse de doctorat de l’université des Antilles et de la Guyane, Cayenne. Émeline Houël est ingénieure de recherche au CNRS. Elle est membre de l’équipe de chimie des substances naturelles du CNRS en Guyane, créée par Lionel Chevolot et Didier Stien, chercheurs. 265

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tester systématiquement les extraits sur des cellules de tissus pathologiques, souvent cancéreux, et sur des microorganismes pathogènes. Le problème est d’abord combinatoire, le nombre d’essais devient vite très grand. Des robots ont été construits pour résoudre en partie ce problème, mais de toute façon on ne peut pas tester tout sur tout. Le coût est important et le bilan reste mitigé. Une autre démarche relève de la biologie ou biochimie déductive. Elle consiste à rechercher des analogues structuraux de molécules dont on connaît l’action, par exemple d’hormones. En effet, la connaissance accumulée dans les sciences chimiques et biologique permet parfois d’avoir une idée a priori de la forme chimique des substances actives à rechercher. Pour progresser encore, on peut se fonder sur l’écologie chimique. En effet, beaucoup d’interactions écologiques ont une origine chimique et sont la source des flux de molécules d’un seul type ou de plusieurs en mélanges. C’est par exemple le cas de végétaux qui secrètent des composés attirant des pollinisateurs ou au contraire qui sont répulsifs ou toxiques pour des ravageurs. Un autre exemple est celui des fourmis qui balisent leur chemin avec des marqueurs chimiques pour que d’autres puissent les suivre. C’est une voie de recherche d’une excellente équipe venue rejoindre le CNRS-Guyane, pilotée par Alain Dejean, professeur des universités, qui s’intéresse aux interactions entre plantes et insectes et a mis en évidence des exemples pertinents de coévolution avec mise en place de processus coopératifs. Les médiateurs chimiques jouent un rôle essentiel dans ces processus. En 2009, le CNRS a décidé, au niveau national, de lancer un programme intitulé « Biodiversité, écologie chimique et chimie des substances naturelles ». Dans un premier temps, la direction chargée des programmes interdisciplinaires a proposé que cette opération soit intégrée au Programme Amazonie. Dès 2010, des projets de recherche sont sélectionnés. Cependant, cette initiative n’est pas poursuivie dans le cadre de la nouvelle politique sur l’interdisciplinarité mise en place au CNRS cette même année. 266

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Cela étant, la dynamique scientifique est en marche et on peut penser que des résultats seront obtenus en combinant les démarches exposées. Il reste un progrès à faire, déjà identifié, en passant d’une vision « monodimensionnelle » à une conception « multidimensionnelle ». Expliquons l’idée. La tendance générale est d’identifier un principe actif. En pratique, quand on examine les situations réelles, nous sommes souvent en présence de mélanges de molécules. D’ailleurs, les pratiques traditionnelles, via des préparations comme des tisanes, conduisent à des mélanges. Quelles sont les propriétés de ceux-ci ? Les réalités bien connues de synergie et d’antagonisme sont-elles généralisables ? Existe-t-il d’autres situations ? Peut-on en tirer de nouvelles préparations plus actives, moins toxiques, à spectre d’action plus large ? Nous terminerons sur les questions du « juste » retour : comment les populations autochtones peuvent-elles tirer bénéfice de la biodiversité de leur territoire ? La Convention sur la diversité biologique tente d’y répondre. Dans la pratique, c’est plus difficile. Par exemple, sauf dans le cas d’un fort endémisme ou d’identification d’un savoir très particulier, on peut se poser la question : à qui doit bénéficier ce juste retour ? Par exemple, si à partir d’une plante trouvée en Guyane, on arrive à un médicament, qui doit-on rémunérer ? La région, la commune, la population autochtone, la personne ayant trouvé ce produit ? De plus, il est fort probable que cette plante existe dans d’autres régions d’Amazonie et donne lieu à des pratiques différentes. Enfin, le coût de développement doit être intégré ainsi que le non moins juste retour d’investissement pour les entreprises. Autant de questions difficiles, auxquelles on peut ajouter celle de la brevetabilité du vivant et des délicates questions éthiques qui lui sont associées. Nous nous éloignons des problèmes spécifiquement biologiques et chimiques. Tout cela nécessite encore une approche interdisciplinaire1. 1. Aubertin C., Vivien F.-D., 1998, Les Enjeux de la Biodiversité, Économica, Paris. 267

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– Écologie de la santé, une biodiversité pas toujours sympathique Référence ouvrage : (9) Les relations entre environnement et santé sont connues depuis longtemps, mais, sauf dans des cas simples, beaucoup de questions restent en suspens. Ainsi, les effets des pollutions chimiques sont assez bien connus. Par exemple, nous savons ce que produisent des intoxications par le mercure, sous ses formes organométalliques, depuis la catastrophe de Minamata au Japon au milieu du XXe siècle. On peut regretter qu’il faille attendre ce type d’événement pour agir. L’idée, en bassin amazonien, est d’anticiper des atteintes à la santé. Nous en avons discuté brièvement à propos du mercure en Guyane. Cependant, parmi les atteintes à la santé, tout ce qui relève des maladies infectieuses est au moins aussi préoccupant et plus difficile à analyser. De façon très schématique, on peut dire que lorsque l’on arrête une pollution, celle-ci se dissipe spontanément, « digérée » ou fixée par le milieu, les effets pathologiques correspondants diminuent et disparaissent. Il existe néanmoins des cas préoccupants où les formes chimiques sont trop stables pour être dégradées, la pollution est établie sur le long terme sauf mise au point de procédés de dépollution. C’est le cas par exemple d’un pesticide, la chloredécone, utilisé de nombreuses années aux Antilles, contre le charançon du bananier et pour lequel on est encore en train de chercher un tel procédé. Les maladies infectieuses s’amplifient avec le nombre de cas pathologiques, créant ainsi des endémies, des épidémies et même des pandémies. Ces maladies sont causées par des microorganismes qui se reproduisent chez le malade et possiblement dans d’autres organismes. La contamination peut être directe, comme pour le sida, ou via l’environnement physique, comme le choléra (eaux contaminées), ou encore indirecte, via un vecteur, c’est le cas du paludisme, de la dengue et de la peste. De plus, le caractère pathogène peut changer, comme pour le choléra : le vibrion cholérique peut présenter des 268

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formes pathogènes ou non. Enfin, nous savons qu’il existe des quantités importantes de microorganismes potentiellement pathogènes, qui peuvent être soit « déstockés » (cas d’Ebola ou du sida), soit devenir pathogènes (comme le choléra), soit s’étendre brutalement dans des zones géographiques où ils n’étaient pas présents (cas actuel de la dengue et du chikungunya en Amérique latine ou de la peste en Europe arrivant au milieu du XIVe siècle). Les travaux des équipes dans le cadre du Programme Amazonie, animés et présentés par Christine Chevillon, ont attaqué plusieurs pathologies, notamment la dengue que l’on vient de citer, d’origine virale, et aussi le paludisme toujours présent, dont les agents sont des protozoaires. Ces deux maladies sont transmises par des moustiques. Une maladie bactérienne, l’ulcère de Buruli, dont le mode de transmission est moins connu a aussi retenu notre attention. Les points communs sont les risques de transmission dépendant de l’environnement, par exemple, pour le paludisme et la dengue de la présence de conditions favorables pour les vecteurs. Par ailleurs, les microorganismes pathogènes exhibent des variants, que l’on peut analyser grâce aux techniques de biologie moléculaire. Ces variants sont peu ou pas reconnus par le système immunitaire humain, ce qui retarde d’autant la réponse de ce système permettant alors le développement de la maladie. C’est donc le système complexe : environnement, mode de transmission du vecteur vers l’humain (infestation) et de l’humain vers le vecteur (contamination), développement du pathogène chez l’hôte, réaction immunitaire, effets pathologiques, production de variants, qu’il faut identifier ; adaptation et évolution des pathogènes, résistance aux antibiotiques viennent dans la foulée. Outre les résultats spécifiques sur chacun des pathogènes, les équipes conçoivent et mettent au point des méthodes d’analyses jusqu’à ce qu’elles deviennent des techniques médicales de « routine ». L’un des points importants à souligner une fois de plus est l’extraordinaire capacité des êtres vivants (ici des pathogènes) à 269

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se diversifier, à s’adapter et à évoluer. Une biodiversité qui peut s’avérer redoutable, sans oublier que dans la nature, d’autres êtres vivants sont aussi sources de toxiques ou d’allergènes et donc de pathologies.

– Archéologie et écologie, un mariage réussi Référence ouvrage : (11) (12) Dans la savane guyanaise, près du littoral, dans certains endroits, on peut observer des monticules presque hémisphériques d’environ 1,5 m de diamètre, plus ou moins régulièrement répartis sur quelques hectares. Ces arrangements ne se voient pas très bien si l’on reste près du sol, mais apparaissent nettement quand on survole ces zones. Le premier problème posé par les chercheurs qui ont observé ces reliefs était de savoir si leur origine était naturelle ou artificielle, fruits de processus spontanés ou construits par des humains. En effet, d’une part, dans d’autres endroits de la planète, on peut voir des structures remarquables d’origine naturelle, comme la savane tigrée ou les cercles de fées en Afrique de l’Ouest et du Sud-ouest et, d’autre part, il n’existe pas dans les archives historiques de la Guyane des traces de tels aménagements. D’origine anthropique, ils seraient alors très anciens, possiblement précolombiens. Une équipe constituée d’archéologues et d’écologues, dirigée par Stephen Rostain et Doyle McKey s’est attaquée au problème et le résultat est quelque peu surprenant : l’origine est bien anthropique, mais très ancienne, de l’ordre de 800 ans, c’est-à-dire bien précolombienne comme ils le pensaient. Ces monticules ont été mis en place pour que certaines plantes alimentaires puissent être cultivées dans ces zones très arrosées par les pluies tropicales (environ trois mètres de précipitation par an). Mais alors, comment expliquer que ces monticules de terre se soient maintenus sur un aussi long terme, sans intervention manifeste des hommes ? Là, interviennent l’écologie et les sciences du sol, pour découvrir que de micro-écosystèmes se sont mis spontanément en place, indépendamment de la volonté 270

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des agriculteurs de l’époque, et maintiennent ces structures depuis huit siècles1. Un bel exemple de recherche interdisciplinaire qui au-delà du résultat précis, montre l’efficacité de la démarche, nous y reviendrons.

– D’où viennent les populations humaines d’Amazonie et… des Amériques ? Références ouvrages : (10) Les populations amazoniennes sont très mélangées, amérindiennes initiales puis d’origines européennes, après 1492, et africaines avec l’esclavage voire asiatique avec des transferts de main-d’œuvre à partir du milieu du XIXe siècle. Les peuplements européens et africains, voire d’autres origines, sont assez bien documentés. Ce n’est pas vrai, en général, pour les populations amérindiennes arrivées à l’époque précolombiennes et la question de leurs origines fait l’objet de grands débats depuis une cinquantaine d’années. Des chercheurs, travaillant au sein du Programme Amazonie, ont apporté des contributions déterminantes à ce sujet2. Signalons en plus qu’Anna Roosevelt, professeur à l’université de l’Illinois, anthropologue et archéologue, spécialiste de l’Amazonie, faisait partie du conseil scientifique du programme et nous a apporté ses connaissances et ses compétences. Les travaux relèvent de plusieurs disciplines (anthropologie, biologie et génétique humaines, linguistique) en soulignant que 1. Pour en savoir plus : McKey D., Rostain S., Iriarte J., Glaser B., Birk J.J., Holst I. and Renard D., Pre-Columbian Agricultural Landscapes, Ecosystem Engineers, and Self-organized Patchiness in Amazonia. Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA, 107, 2010, 7823-7828. Communiqué de presse CNRS, 13 mars 2010. 2. Jean-Michel Dugoujona, Georges Larrouya, Stéphane Mazièresa, Nicolas Brucatoa, André Sevina, Olivier Cassarb et Antoine Gessainb a. Laboratoire d’anthropologie moléculaire et imagerie de synthèse, UMR 5288, université Paul-Sabatier Toulouse 3, CNRS, Toulouse. b. Unité d’épidémiologie et physiopathologie des virus oncogènes, Institut Pasteur, Paris. 271

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les outils de la biologie moléculaire ont permis des percées significatives : les analyses génétiques précises conduisent à la reconstitution de parentés (phylogénie moléculaire) et contribuent alors à une meilleure connaissance de l’histoire de ces populations. Ainsi, a-t-on pu montrer que les populations amérindiennes de Guyane ont connu, au cours de leur histoire, des crises démographiques majeures, commencées dans les populations du littoral, avant d’affecter les groupes de l’intérieur. Ces données montrent un déclin particulièrement important chez les Emerillons, qui échappent de peu à l’extinction dans les années 1950. La faible variabilité génétique actuelle de cette population résulterait des crises démographiques survenues, plus anciennement, depuis le début de l’époque moderne (i.e. post colombienne). De petites valeurs des indicateurs de diversité génétique ont également été observées dans une autre population, les amérindiens Palikur qui n’ont pas connu de crise de cette ampleur et pour lesquels l’évolution démographique est comparable à celle des autres groupes amérindiens étudiés (Kali’na, Wayampi et Apalai). Cette faible variabilité serait la conséquence de leur organisation sociale. On voit déjà à travers cet exemple, que la variabilité génétique a plusieurs origines possibles, simplement démographiques mais aussi socio-culturelles et que son analyse contribue à l’étude de l’histoire de ces populations. Pour les populations de Noirs Marrons de Guyane, il apparaît une forte conservation du patrimoine génétique africain originel et un très faible apport d’origines amérindiennes et européennes, et cela malgré d’importants échanges culturels. On notera que la population Aluku qui fut réduite à environ 150 individus au XVIII e siècle a reconstitué une diversité génétique comparable à celle des autres ethnies noires marronnes. Cette reconstitution aurait été due à un apport migratoire ultérieur de nouveaux esclaves évadés des plantations coloniales, notamment de la Guyane hollandaise. 272

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Les équipes de chercheurs ont aussi participé à une étude plus vaste, au niveau du peuplement des Amériques à l’époque précolombienne, publiée en 2012 dans la revue Nature1. En effet et comme nous venons de l’évoquer, le peuplement des Amériques a été l’objet de nombreuses recherches en génétique, en archéologie et en linguistique. Il n’en demeure pas moins que des questions centrales sont restées non résolues. L’une d’elles, très controversée, est de savoir si le peuplement s’est fait grâce à une migration unique ou à de multiples flux migratoires à partir de la Sibérie ou éventuellement d’ailleurs. Le modèle de dispersions dans les Amériques est également mal compris. Cet article montre que les Amérindiens descendent d’au moins trois courants de flux de gènes asiatiques, mais que la plupart viennent d’une population ancestrale unique appelée «First American » par les auteurs. Le peuplement initial a été suivi d’une expansion vers le sud principalement le long des côtes. Cette étude règle le problème de toutes les spéculations sur des peuplements plus anciens et d’autres origines, par exemple africaines ou européennes. Cela ne veut pas dire que des arrivées épisodiques et intermittentes n’aient pas pu avoir lieu, mais elles n’ont laissé aucune trace marquante et n’ont pas participé au peuplement précolombien des Amériques. En recoupant avec d’autres données archéologiques, on peut penser que la migration principale, venant de Sibérie, a eu lieu il y a 15 000 ans, pendant la période dite « tardiglaciaire ». Les premières marques repérées de présence humaine en Amazonie datent de 11 000 ans et depuis, l’Amazonie a été peuplée et traversée par les humains2. Les traces sont multiples. Nous sommes loin d’une forêt « vierge », même si ces traces sont subtiles, elles sont la marque de diverses cultures. Nous sommes loin aussi des sauvages de l’enfer vert ! 1. Reich D. et al., 2012, Reconstructing Native American population history, Nature, 488, 370-375. 2. Roosevelt A.C., 1999, Twelve Thousand Years of Human-Environment Interaction in the Amazon Floodplain. Advances in Economic Botany, New York Botanical Garden, 13, 371-392. 273

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– Pourquoi tant de biodiversité ? Références ouvrage : (2) (3) (4) (5) (6) (12) (13) (14) Lors d’une des mes premières missions en Guyane, au retour d’une excursion en haut de l’inselberg des Nouragues, Pierre Charles-Dominique repère un excrément de tapir. Le tapir est le plus grand des mammifères d’Amazonie, de la taille d’un petit bovin. L’excrément est à l’échelle. Pierre se munit de deux bouts de bois, dissèque cette bouse et trouve une graine de la taille d’une balle de tennis. Il m’explique alors que les graines des arbres sont majoritairement dispersées par les animaux. Il me demande de prendre une photo pour l’inclure dans un documentaire sur la forêt, en cours de montage. Je m’exécute et ce fut ma modeste contribution à ce film !1 Quand on parle d’Amazonie, on pense forêt et la diversité des arbres saute aux yeux : diversité des formes, diversité des verts des feuillages, diversité des tailles des troncs, quand on marche en son sein, et diversité des hauteurs quand on la survole à basse altitude. Nous ne sommes pas habitués car nos forêts métropolitaines habituelles sont dans leur grande majorité plantées et pour de grandes parcelles la même année : peu ou pas de diversité spécifique ou de taille. On dit qu’elles sont monospécifiques et équiennes. À travers cet exemple, on comprend déjà pourquoi l’Amazonie est considérée comme une région clé pour la biodiversité. Mais au-delà du slogan, quelle est la réalité ? Et comment pouvons-nous expliquer le maintien d’une grande biodiversité sur le long terme ? D’abord, il faut préciser que nous n’avons aucun recensement précis du nombre d’espèces, si tant est que nous nous limitions à cet indicateur. Nous disposons seulement de valeurs locales sur certains groupes d’êtres vivants et des estimations sur l’ensemble de la région.

1. Pour en savoir plus sur la nature guyanaise et les relations animal-végétal, on peut conseiller l’ouvrage merveilleusement illustré et écrit : Charles-Dominique P., 2011, Guyane : milieux, faune et flore, CNRS-Éditions. 274

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Par exemple, le nombre d’espèces identifiées est de l’ordre de 200 0001 à 10 % près pour l’ensemble de l’Amazonie. Pour les arbres, une première estimation globale donnait environ 11 0002, une autre un peu plus récente arrive à 16 0003, ce qui montre la difficulté de ce type d’évaluation. Toujours pour les arbres, on peut estimer que 1 800 à 2 000 espèces différentes sont présentes en Guyane, dispersées dans ses 7,5 millions d’hectares. Seulement 1 200 sont connues en 2012. Il reste des zones peu explorées, dans le sud et les interfluves, où les botanistes peuvent en trouver de nouvelles. Selon les endroits, il y a entre 150 et 250 espèces différentes à l’hectare. Pour mémoire, on s’accorde à compter 126 espèces autochtones d’arbres en France métropolitaine. Il y a plus de diversité arborée sur un hectare de la forêt en Guyane que dans les 15,5 millions d’hectares de la forêt de l’Hexagone. Comment expliquer cette diversité ? Tout d’abord, à partir de l’ancienneté de l’Amazonie et du fait que cette région n’a connu tout au long de ses 55 millions d’années d’existence aucune « remise à zéro » due aux glaciations, comme cela a été le cas en Europe « géographique ». Cependant, nous disposons en écologie de quelques théories qui entrent en contradiction avec ce maintien sur le long terme, notamment la théorie de la niche et le principe d’exclusion compétitive. Très schématiquement, la théorie de la niche suppose que dans une zone donnée, les espèces les plus adaptées aux conditions locales s’implantent spontanément, et le principe d’exclusion compétitive prévoit que ces espèces éliminent progressivement les autres. À la limite, il n’en restera plus qu’une. Ce n’est évidemment pas ce qui est observé. Pour cette raison, l’écologue américain, Stephen Hubbell propose ce qu’il 1. Lewinsohn T.M., Prado P.I., 2005, How many species are there in Brazil? Conserv. Biology, 19, 619-624. 2. Hubbell S.P., He F., Condit R., Borda-de-Agua L., Kellner J., ter Steege H., 2008, How many tree species are there in the Amazon and how many of them will go extinct? PNAS, 105, 11498-11504. 3. er Steege H. et al., 2013, Hyperdominance in the Amazonia Tree Flora, Science, 342. 275

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appelle la théorie neutraliste de l’écologie : les propriétés écologiques, en l’occurrence les paramètres démographiques, des différentes espèces sont trop proches pour que l’exclusion compétitive s’exprime1. En un lieu donné, différentes espèces partagent la même niche. Le terme a été choisi en référence à la théorie neutraliste de l’évolution proposée par Motoo Kimura dans les années 1960, relativisant le rôle de la sélection naturelle pour le plus grand nombre en privilégiant la dérive génétique. L’avantage de ces théories c’est qu’elles conduisent à des modèles qui peuvent être testés avec des données de terrain. Une caractéristique est à retenir, celle de la distribution spatiale très hétérogène et plutôt aléatoire des arbres de la forêt (des arbres voisins sont en général d’espèces différentes). De fait, le mélange aléatoire et les faibles différences des autres paramètres démographiques (neutralité) rendent la biodiversité plus à même de se conserver en cas de perturbation. Ce mélange et la grande biodiversité dotent alors l’écosystème d’une bonne résistance aux aléas, le rendant plus « résilient », que si les arbres de même espèce étaient regroupés en ilots homogènes. L’enquête n’est pas finie pour autant. En effet, selon les conditions de milieu, les communautés d’arbres ne sont pas identiques, que ce soit localement, par exemple on ne trouve pas les mêmes mélanges en haut des collines bien drainées ou au fond des vallons très humides, ou à plus grande échelle entre des localisations géographiques différentes. Ainsi on n’observe que 38,5 % d’espèces communes à deux stations distantes de 100 km (Paracou, près du littoral, et les Nouragues, au sud, à l’intérieur de la Guyane). Pour rendre compte des différences de peuplement selon diverses conditions, on a introduit l’idée d’un « filtrage environnemental »2. Comme nous l’avons déjà signalé, la biodiversité ne peut pas être expliquée par une permanence historique de la forêt. Elle a connu 1. Hubbell S.P., 2001, The Unified Neutral Theory of Biodiversity and Biogeography, Princeton Univ. Press. 2. Jabot F., Etienne R.S., Chave J., 2008, Reconciling neutral community models and environmental filtering: theory and an empirical test, Oikos, 117, 1308-1320. 276

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en effet de grandes perturbations et la répartition spatiale de certains arbres permet de les détecter. C’est le cas d’Astrocaryum Sciophilum, dont la croissance et la dispersion sont très lentes. Or, dans la zone des Nouragues, un front de colonisation a été mis en évidence, délimitant une zone où le palmier est absent. L’histoire reconstituée est la suivante : une perturbation majeure a eu lieu dans le passé (plusieurs centaines d’années), sans doute un incendie, comme le laissent penser des charbons trouvés dans les sols. Cet incendie a détruit une partie de la forêt. Ensuite, des arbres d’espèces à dynamiques plus « rapides » ont colonisé la zone en question et se sont mélangés. En revanche, Astrocaryum scyophylum, le palmier en question, a progressé si lentement qu’il ne s’est pas encore complètement intégré aux autres dans toute cette zone1. D’autres événements du même type peuvent être détectés en suivant deux espèces d’un palmier du même genre : le Carapa. Ces travaux ont surtout mis en évidence les mécanismes expliquant la distribution spatiale : composante aléatoire de la démographie, incluant la distribution spatiale, et filtrage environnemental. La dispersion aléatoire, que nous avons déjà évoquée et dont l’importance a été soulignée, est le fait d’animaux, des accidents de terrain ou des turbulences de l’air et de l’eau. Les animaux, principalement des insectes, interviennent aussi dans la reproduction des plantes à fleurs en assurant une grande part de la pollinisation et par là même contribuent à la diversité génétique de ces plantes, qui à long terme participe à l’évolution de ces mêmes plantes. Nous voyons en quoi on peut parler de système complexe : de multiples composantes de natures différentes en interactions et produisant un certain désordre, bénéfique pour le maintien spontané de ce système2. 1. Charles-Dominique P., Chave J., Dubois M.-A., de Granville J.-J., Riéra B., Vezzoli C., 2003, Colonization front of the understorey palm Astrocaryum sciophilum in a pristine rain forest of French Guiana, Global Ecology & Biogeography, 12, 237-248. 2. Précisons que l’on entend par maintien spontané non pas une structure reproduite en permanence à l’identique, mais une forme globale, qui pour la forêt amazonienne peut se résumer notamment par : grande biodiversité, large superficie, importante hétérogénéité à caractère principalement aléatoire. 277

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Si ces mécanismes peuvent expliquer le fonctionnement global de la forêt, d’autres plus locaux et subtils y participent aussi. C’est le cas, par exemple, des interactions animal-végétal. Outre la prédation bien connue (beaucoup d’animaux se nourrissent de végétaux), des phénomènes de coopérations ont été détectés entre certains végétaux et des animaux, en l’occurrence des fourmis : le végétal est un abri pour les insectes, et l’insecte protège le végétal de la prédation en tuant et en dégustant des prédateurs. On soulignera enfin le rôle des mycorhizes et de leurs réseaux dont l’importance commence à être évaluée, sachant que ces réseaux semblent d’une grande souplesse et d’une extraordinaire adaptabilité. Les variations climatiques que nous avons évoquées contribuent drastiquement à la dynamique à long terme de la forêt et parfois de façon sévère. Nous savons maintenant que ces perturbations sont aussi un facteur de brassage des espèces et donc participent à l’évolution de la biodiversité. Et l’homme dans tout cela ? Il est presque sûrement établi qu’en Amazonie il est présent depuis un peu plus de 10 000 ans. Son empreinte sur la biodiversité peut être détectée en analysant les sols et les peuplements aux voisinages de sites archéologiques. On observe un enrichissement en certaines espèces utiles à des fins alimentaires ou comme matériaux (bois et fibres). N’imaginons cependant pas que les amérindiens gèrent traditionnellement leur forêt de façon « écologique » et soucieuse de préserver les ressources. Ne reconstituons pas l’histoire au filtre de nos connaissances et idéologies actuelles. Les peuples de la forêt ne sont ni les redoutables guerriers de l’enfer vert, ni les bons sauvages de la forêt d’émeraude. Ils sont simplement des humains qui vivent au mieux dans ce gigantesque espace, l’exploitant et le modifiant localement autant que de besoin. Aujourd’hui, nous savons que les atteintes à la forêt intertropicale sont nombreuses : activités diverses, notamment minières et surtout pour dégager de nouvelles terres destinées à l’agriculture et à l’élevage. Après une période de relatif laisser-aller, des politiques de gestion des 278

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territoires sont conçues pour préserver des espaces forestiers afin de laisser le champ libre à la dynamique spontanée de la biodiversité et surtout pour préserver les ressources forestières. Par exemple, le long de la transamazonienne, sont installées des petites exploitations où des parcelles forestières sont maintenues pour « assurer l’avenir ». Au niveau des États, des parcs nationaux et internationaux sont mis en place. Les parcs transfrontaliers sont particulièrement intéressants car ils augmentent la superficie protégée et assurent une continuité écologique. C’est ainsi qu’à cheval sur l’État d’Amapá, au Brésil, et sur la Guyane se trouve la plus grande aire protégée du monde, associant le parc des Monts Tumuc-Humac, du côté brésilien et le parc amazonien de Guyane, du côté français. En résumé, il faut tout d’abord remarquer que la biodiversité de la forêt amazonienne relève d’une intrication de facteurs multiples : spéciation à long terme, des perturbations avérées, mais limitées et sans commune mesure avec les effets de glaciations dans d’autres régions géographiques, brassage constant maintenant une distribution principalement aléatoire des individus au point que l’on pourrait parler non pas d’un système auto-organisé, mais au contraire d’un système auto-désorganisé. Cette auto-désorganisation maintient la biodiversité ; elle est aussi un facteur de stabilité de cet immense écosystème. En ce qui me concerne, il a fallu du temps pour me rendre à cette « évidence ». Par exemple, dans un ouvrage sur la modélisation publié en 1994, déjà évoqué, on peut lire : « Après avoir vu plusieurs de ces systèmes forestiers j’en suis arrivé, sinon à une conclusion, du moins à une impression. En effet, on dit souvent que ces systèmes sont complexes, sans entrer dans le détail sur la complexité dont je discute dans le dernier chapitre. C’est vrai, mais quelle est la nature de cette complexité ? Je pense aujourd’hui que la forêt fonctionne peut-être à l’image d’une œuvre musicale : des variations subtiles sur un thème. Nous sommes fascinés par les variations par leur « esthétisme « voire leur complexité et nous oublions le thème. Il y a peut-être même des « procédures « qui engendrent la complexité et la beauté des 279

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variations de la forêt, à l’image des fugues de l’offrande musicale de J.-S. Bach. Mon avis est donc que l’on peut voir la forêt primaire à l’image de cette analogie : un thème sur la base d’une dizaine ou d’une vingtaine de grands processus fondamentaux et de nombreuses variations, vocalises… il me semble à présent qu’en partant de cette idée il doit être possible de commencer à construire un modèle de fonctionnement de cette forêt. Modèle qui ne s’en tient pas aux flux d’éléments chimiques à travers ce système mais qui prend en compte les grands processus biologiques et la distribution spatiale des individus. »1 Vingt ans après, mon opinion a singulièrement changé et cela n’a pas été facile. Cette opinion n’est pas partagée par certains collègues et fait l’objet de débats. L’analogie avec la musique aléatoire est sans doute plus à retenir que celle avec la musique algorithmique. Pour ma part, je suis plus sensible aux compositions de Jean-Sébastien Bach que de Marcel Duchamp et pourtant c’est peut-être de ce dernier qu’il faut s’inspirer pour une meilleure analogie avec la cacophonie forestière. Quant aux modèles, des progrès importants ont été faits, par exemple pour simuler la régénération forestière après exploitation. Mais la confrontation avec des situations concrètes est encore balbutiante. En revanche, le modèle est un excellent moyen pour conduire une réflexion théorique, par exemple pour montrer, à l’aide de simulations, que des modèles déterministes peuvent engendrer des résultats distribués selon des lois de probabilités connues2. Cela étant, comme nous l’avons déjà signalé, la production d’aléas dans ces grandes forêts, procède de plusieurs processus et ceux-là ont été conservés lors de la longue évolution de ces écosystèmes et de leurs biodiversités, sans doute parce qu’ils permettent cette évolution et en sont même parie intégrante. Pour éviter l’érosion de la biodiversité,

1. Pavé A., 1994, Modélisation en biologie et en écologie, Aléas, Lyon, p. 19. 2. Pavé A., 2007, Necessity of chance: biological roulettes and biodiversity, C.R. Biologies, 330, 189-198. 280

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voire la conserver ou même la développer, il ne faut pas collectionner les espèces, les mettre sous cloche ou au congélateur, mais veiller au maintien de ces processus dans des espaces vivants suffisamment grands. Enfin, en quoi les modèles m’ont-ils été utiles ? Retenons, ce que nous avons déjà souligné, que la mise en défaut du modèle permet d’acquérir des connaissances nouvelles, même si le modèle n’est pas formalisé. Ainsi, je recherchais un ordre sous-jacent au désordre observé et si possible un modèle rendant compte de cet ordre, à l’image de ceux qui produisent du chaos « déterministe ». Comme dans le mythe de la caverne, je voulais voir la représentation que je m’étais faite du désordre apparent comme résultant d’un ordre sousjacent. On peut en décrire des morceaux, mais qui ne rendent pas vraiment compte du désordre global observé, il faut donc admettre et pour l’instant faute de mieux que nous sommes devant ce désordre « endogène » et c’est sans doute pour cela que « ça marche ». Les modèles, même non explicites, sont bien d’efficaces petits cailloux pour baliser le champ de nos connaissances et délimiter celui de notre ignorance. On pourra aussi souligner que c’est en progressant ainsi dans la connaissance des processus fondamentaux que nous pourrons mieux gérer ces grands écosystèmes.

– Des ados dans la forêt Il n’y a rien de plus stimulant que de faire découvrir la forêt à des jeunes, ce que nous y faisons, comment nous la voyons et comment nous la comprenons. Nous l’avons fait pour des jeunes de notre entourage1 et aussi de façon plus institutionnelle.

1. Marc fut le premier de notre famille, puis des enfants de proches amis. C’est ainsi que les parents de Pauline et Jean-Baptiste Schmidt m’ont fait suffisamment confiance pour qu’ils m’accompagnent lors de missions, puis viennent me rendre visite en Guyane. Ils n’ont pas été convertis à l’écologie, mais je sais qu’ils en gardent un excellent souvenir. Bien entendu, les dépenses occasionnées l’étaient à titre privé. 281

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

C’est ainsi, qu’en avril 2008, a lieu le troisième épisode de l’aventure « voyageurs des sciences », soutenu par le CNES et encadré par Stéphane Lévin et son équipe. Après « voyageurs des neiges » et « voyageurs des sables », celui-ci est intitulé « voyageurs des fleuves ». Six lycéens toulousains viennent en Guyane et sont reçus à la station des Nouragues. Ils arrivent très « mouillés » car depuis le début de leur séjour, les pluies n’ont pas manqué. À chacune de ces aventures, un groupe nouveau, car elles sont organisées une fois par an pendant l’année scolaire et concernent des élèves de classes de seconde, pour des raisons bien compréhensibles d’absence d’examen à la fin de cette classe. En Guyane, le CNES s’associe au CNRS car nous entretenons d’excellentes relations. Les lycéens ne sont pas uniquement des voyageurs, ils sont initiés à la science que nous faisons : des mesures et des observations sont effectuées sur les fleuves et en forêt. Je les retrouve le dernier jour à Kourou et une autre fois à Toulouse, à la Cité de l’espace, lors de la présentation des trois films réalisés au cours de ces expéditions1. En décembre 2009, toujours en partenariat avec le CNES ainsi qu’avec le rectorat de la Guyane, des élèves du lycée Léon Gontran Damas de Rémire-Montjoly, près de Cayenne, viennent aux Nouragues en compagnie des professeurs concernés. Cette expédition est soigneusement préparée. Les conditions climatiques sont meilleures au point qu’ils pourront aussi faire des observations astronomiques. Je les retrouve au site Inselberg. Je passe de longues heures à discuter avec eux. Ils ont d’ailleurs la primeur d’un débat entre scientifiques : un collègue présent sur place défend l’idée que la forêt amazonienne est auto-organisée, alors que je suis sur une autre position, déjà évoquée, d’un écosystème plutôt « auto-désorganisé ». Une illustration sur le terrain et « en temps réel » d’une controverse scientifique, nous montrons ainsi à des jeunes l’un des moteurs principaux de la 1. On peut trouver les références des films et des ouvrages sur le site de Stéphane Lévin : http://www.stephanelevin.com 282

L’aventure amazonienne

science. Nous profitons aussi de la présence de deux chercheurs des États-Unis, dont l’enthousiasme illustre un autre aspect de la science, celle d’une science joyeuse et non pas morne et triste. Le dernier jour, les élèves lancent un ballon muni d’une nacelle portant des instruments qu’ils ont fabriqués au lycée. Le lancer d’un tel ballon de la DZ des Nouragues est délicat, car, comme je l’ai déjà évoqué pour les aérostats en général, les turbulences thermiques apparaissent vite et le danger est que l’une d’entre elles plaque le ballon au faîte d’un arbre. Tout se passe bien et les élèves recueillent pendant une demi-heure des données transmises par l’émetteur de bord1. Ces deux expériences et nos initiatives individuelles précédentes montrent que l’on peut emmener des jeunes dans nos stations de terrain et leur faire ainsi découvrir nos recherches. On peut également leur faire exécuter quelques expériences élémentaires et les associer à certains de nos travaux. En ce sens, nous partageons l’avis de Michael Crichton, écrit peu de temps avant qu’il ne nous quitte : « Alors comment les jeunes peuvent-ils faire l’expérience du monde naturel ? L’idéal serait qu’ils passent un certain temps dans une forêt tropicale, dans un de ces environnements immenses, inconfortables, angoissants et magnifiques qui ont si vite fait de bousculer nos idées préconçues »2. Plus généralement, on peut envisager une forme de science participative, à l’image de ce qui a été fait par le programme de recherche sur le mercure en Guyane. En effet, les chercheurs ont sollicité des élèves des écoles de plusieurs villages situés sur les fleuves, pour prélever des échantillons de sols et des morceaux d’organes provenant des poissons pêchés par des habitants. Une carte de la pollution par le 1. On pourra trouver une série de documents relatifs à cette mission, dont le film qui a été tourné, sur le site de l’Académie de Guyane : http://webtice.ac-guyane.fr/sp/ spip.php?article130 2. Introduction à l’ouvrage « Micro », écrit avec Richard Preston, inachevée et datée du 28 août 2008. Je n’ai jamais rencontré Michael Crichton, mais j’ai lu l’intégralité de son œuvre, dont « Jurassik Park », dès la sortie de la traduction en français. Une rareté dans ce type d’œuvre, s’il y a des anticipations scientifiques, ce qui est dit ici en matière de science est crédible. 283

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

mercure sur le territoire de la Guyane a pu être ainsi dessinée. Bien entendu, les chercheurs ont rendu compte des résultats obtenus aux professeurs et aux élèves, exercice obligatoire de la part des chercheurs et valorisant pour tous. Par ailleurs, nous nous déplaçons dans des établissements d’enseignement secondaire pour présenter nos recherches en des termes adaptés. Par exemple, en juin 2013, je suis allé au collège Jean Jaurès de Clichy devant une classe de 5e. J’en ai aussi parlé à Chicago et à Aurora (Illinois) devant des jeunes américains. À Aurora, j’accompagnais des collègues à la « Illinois Mathematics and Science Academy », quand les élèves ont appris que j’avais exercé en Amazonie, il a fallu que je raconte cette aventure scientifique, empiétant ainsi sur le temps des collègues. De touriste accompagnateur, je suis devenu un orateur sollicité ! Il me semble important d’avoir ce genre d’initiative et de répondre aux demandes des enseignants pour montrer la science qui se fait, une science vivante, sur le terrain et pas uniquement d’origine livresque, même si nous insistons aussi sur l’importance du livre, de l’écrit.

– Quoi encore ? L’Amazonie est un grand espace « naturel », beaucoup reste à faire et sûrement l’essentiel. Il ne faut cependant pas oublier que cet écosystème est habité. Nous pensons avoir contribué de façon non négligeable à la compréhension de la dynamique de cet écosystème, de celle des sociétés amazoniennes et de leurs origines. Les voies de recherche sont assez bien balisées, même s’il reste énormément de travail. Bien que nous en ayons eu l’ambition, nous n’avons guère avancé sur les conditions de vie de ces sociétés : notamment en ce qui concerne l’énergie, les transports, l’habitat et la gestion des territoires. Le domaine de la santé mérite aussi une grande attention, mais des progrès ont été faits, comme pour celui de l’éducation. Pour l’énergie, l’étendue géographique et la dispersion de l’habitat limite les moyens classiques de production et de transport. Le solaire 284

L’aventure amazonienne

n’est pas encore suffisamment valorisé. L’utilisation de l’hydraulique pourrait être améliorée. La création et le pilotage largement automatisé de micro réseaux locaux associant plusieurs formes de production (solaire direct, solaire thermique, thermique biomasse et fossile, hydraulique) devraient permettre d’assurer une permanence de l’accès à l’électricité, tout à fait nécessaire en particulier pour maintenir la « chaîne du froid ». Quant aux transports, les méthodes « classiques » montrent leurs limites, notamment le routier ou plus encore le ferré. Les transports fluviaux, utilisés de façon plus ou moins empirique, mériteraient une beaucoup plus grande attention pour les technologies en matière de véhicules et d’aménagements fluviaux, mais aussi pour les dispositifs de gestion et de sécurité. Le cas des transports scolaires en Guyane française est un bon exemple : il faut aux autorités de l’Éducation nationale et aux collectivités territoriales, des trésors d’imagination pour qu’ils soient fonctionnels et répondent aux impératifs de sécurité. Pour l’habitat, on peut dire que beaucoup reste à faire afin de promouvoir des constructions et des aménagements adaptés (meilleure utilisation du solaire, climatisation « naturelle », matériaux, architecture « ouverte » à l’image des carbets, sous une forme « moderne et esthétique »). La conception d’un urbanisme amazonien reste aussi assez largement à imaginer. Dans le même ordre d’idées, l’aménagement et la gestion des territoires amazoniens doivent être améliorés. Il faut s’extraire de l’image du sauvage et de l’exploitation non moins sauvage véhiculée par ce type de représentation. À ce titre, il se fait parfois « tout et n’importe quoi ». Par exemple, si l’on peut penser très sérieusement que la meilleure façon de préserver la biodiversité et d’assurer une bonne résilience des systèmes amazoniens est de laisser à leurs propres dynamiques des grandes parties de cet écosystème, reste à répondre aux questions : où ? Quelle superficie ? Quelle géométrie ? Inversement quels sont les espaces qui peuvent être occupés et utilisés et… 285

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

pendant combien de temps ? Ces espaces ne peuvent-ils pas être aussi des supports de biodiversité ? Des expériences existent mais restent exceptionnelles et peu coordonnées1. Les questions de santé ont évidemment été au centre des préoccupations. Nous en avons fait état pour ce qui nous concerne dans le domaine des maladies infectieuses. Reste la pratique de la médecine de « terrain », avec le développement de moyens locaux. Des grands progrès ont été faits grâce au CNES et au Samu de Cayenne dans le domaine notamment de la télémédecine. Mais il reste là aussi du pain sur la planche. L’éducation, un système d’enseignement à tous les niveaux avec des personnels très compétents et motivés a été mis en place en Guyane, territoire « région-département » de la République. Bien entendu, il existe des invariants en la matière quels que soient les contextes. En revanche, ces contextes sont divers, aussi bien sociaux qu’environnementaux ; ils méritent ou même doivent être intégrés dans l’activité pédagogique. Il me revient à ce propos, qu’en 1997, avec Janete Capiberibe, députée et femme politique très engagée en faveur des amérindiens, je suis allé dans un village d’Amapá au Brésil, où un jeune et sympathique ethnologue espagnol s’était érigé en porte-parole du chef du village, au grand dam de Janete, familière de ce lieu. J’ai alors visité la toute nouvelle école, vu des manuels bilingues PortugaisWayampi et assisté aux débuts footballistiques des jeunes amérindiens. Ils avaient d’ailleurs troqué leur tenue « traditionnelle » contre l’ensemble « short-baskets » plus adapté à l’exercice de ce sport. Il y avait aussi quelque chose d’émouvant de voir cette découverte dans le pays du football. Au-delà de l’anecdote, l’école est le vecteur fondamental

1. Par exemple, en Amapá, à la Fondation Jari, un espace est consacré à des plantations d’arbres pour faire de la pâte à papier. Un système de rotations a été mis en place laissant des parcelles se régénérer naturellement. Toujours en Amapá, la mine de Serra do Navio a été revégétalisée. Enfin, des expériences de régénération sont aussi tentées en Guyane, notamment sur le site de la « Mine Boulanger », dirigée par un ingénieur efficace, Fabien Reynaud. 286

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du progrès de nos sociétés, mais une école elle aussi diversifiée sur la base de quelques grands invariants et de pédagogies adaptées. Que dire de l’économie et de l’organisation politique du système amazonien, réparti sur neuf états souverains, constitué d’espaces aux divers statuts ? La situation est quelque peu compliquée. Il faut retenir que l’idée d’internationalisation de l’Amazonie, un moment suggérée, est irréaliste et même inacceptable. En revanche, il existe un traité entre les différentes nations concernées, huit états amazoniens (Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Guyane, Pérou, Suriname et Venezuela) et la France comme observateur1. Pour les aspects économiques, il faut tenir compte de la forêt et des fleuves, de leurs ressources vivantes et non vivantes, de leur diversité et même de la contribution globale de ce grand écosystème à l’économie du carbone et à celle de la biodiversité. Des chercheurs ont fait des analyses et des propositions précises méritant quelques attentions pour avancer dans une vision commune, politique et économique de cette région transnationale à rayonnement planétaire2. Il est nécessaire de continuer à impliquer la recherche pour éclairer les débats, mais aussi comme source de propositions et d’alimentation de réservoirs à idées. Quand on examine l’ensemble, l’idée exposée dans notre programme scientifique initial, de la nécessité d’avancer dans la compréhension et la gestion des systèmes diversifiés, voire même dans leur conception, ressurgit et quelles que soient leurs natures : écosystèmes spontanés et leur biodiversité, sociétés et communautés humaines, systèmes techniques originaux et adaptés et même systèmes d’enseignement à tous les niveaux. L’Amazonie est un exemple remarquable pour traiter de ces questions. 1. Organisation du traité de coopération amazonienne (Organição do Tratado de Cooperação Amazônica ou OTCA), le traité a été signé en 1978 et l’organisation mise en place en 1995. 2. Aubertin C. (Ed), 2011, Protected Areas, Sustainable Land? Ashgate and IRD Edition. Le Tourneau F.-M., Droulers M., 2011, L’Amazonie brésilienne et le développement durable, Belin, Paris. 287

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

On me dira, mais où est la recherche scientifique dans tout cela ? J’oserais répondre qu’elle est partout ou devrait l’être afin d’aller vers ce développement durable ou soutenable de nos sociétés, intégrées dans leur environnement. Nous sommes loin d’idées fixistes, il s’agit de dynamiques à concevoir, à mettre en œuvre, à suivre, à faire évoluer associant l’amélioration continuelle des conditions de vie et un environnement viable, sain, évolutif et agréable à vivre. Sans oublier que le hasard est toujours là et qu’il faut en tenir compte, voire apprendre à s’en servir. La suite pourrait faire l’objet d’un programme de recherche ambitieux au niveau international pour toute la région amazonienne, déjà esquissé dans ce même livre, notamment dans la première partie. Il n’en est pas encore question, mais il existe des coordinations entre beaucoup d’initiatives. Une chose est certaine, les meilleures solutions sont celles qui s’appuient sur des résultats fondamentaux, sur une connaissance profonde des systèmes et des processus. À cette fin, il y a lieu de revoir les modes de présentation, d’évaluation et de gestion qui ont été mis en place sans discernement ces dernières années, pour tous les types de recherches et particulièrement mal adaptés aux recherches fondamentales.

– Quels petits cailloux dans tout cela ? Nous avons vu en quoi les modèles sont autant de petits cailloux, très utiles dans notre activité de recherche. Les pépites que nous venons de présenter sont aussi des petits cailloux, dorés ceux-là, qui permettent de baliser la recherche scientifique en Amazonie et qui aboutissent à une meilleure compréhension de cette région, à un meilleur cheminement dans l’écosystème quelquefois touffu des connaissances à son propos. Ils permettent même de baliser certains des chemins qui restent à parcourir, en espérant qu’un ogre ne nous attende pas au coin du bois. Encore que le petit Poucet nous a montré comment faire avec ce genre de personnage ! 288

L’aventure amazonienne

RÉFÉRENCES « PROGRAMME AMAZONIE » UTILISÉES DANS CE CHAPITRE : Alain Pavé et Gaëlle Fornet, Amazonie, une aventure scientifique et humaine du CNRS, Galaade, Paris, 2010. Préface par Claudine Schmidt-Lainé, présidente du Conseil scientifique du programme

Introduction et première partie par Alain Pavé et Gaëlle Fornet : 7-92 La genèse : évolution des idées et de l’organisation de la recherche en sciences de l’environnement L’installation du Programme Amazonie Entourage, Sous le vent du programme... Bilan du Programme Amazonie et le CNRS-Guyane Deuxième partie : actions de recherche et résultats Introduction par Alain Pavé et Gaëlle Fornet 1. Pierre Charles-Dominique, Projet COPAS. Dispositif d’accès permanent à la canopée, 97-99. 2. Stéphane Ponton, Dendrochronologie des arbres tropicaux. Programme Dendrotropic, 100-102. 3. Jérôme Chave, Dynamique des écosystèmes et de la biodiversité en Amazonie. Programme Rainfor-Guyane, 104-106. 4. Hélène Freville et Caroline Scotti-Saintagne, Rôle des variations climatiques passées et de la spécialisation écologique dans la distribution des espèces tropicales : apport des approches génétiques. Projet Clips, 108-111. 5. Stephan Hättenschwiler, Approche stoechiométrique de la biodiversité et des cycles biogéochimiques en forêt amazonienne, 112-113. 6. Alain Dejean, Biodiversité des insectes de Guyane ; réponses aux perturbations anthropiques. Projet BIG. 114-115. 289

LES CAILLOUX DU PETIT POUCET

7. Didier Stien et Émeline Houël, Chimie des substances naturelles en Amazonie guyanaise, 116-119. 8. Régine Maury-Brachet, Mercure en Guyane. Phase 2. 120-123. 9. Christine Chevillon, Écologie de la santé en bassin amazonien, projet Eremiba, 124-127. 10. Jean-Marie Dugoujon, Georges Larrouy, Stéphane Mazières, Nicolas Brucato, André Sevin, Olivier Cassar et Antoine Gessain, Histoire et Dynamique du peuplement humain en Amazonie : l’exemple de la Guyane, 128-131. 11. Doyle McKey et Stephen Rostain, Les champs surélevés préhistoriques : histoire, sols et impact sur le fonctionnement actuel des savanes côtières de Guyane, 132-134. 12. Sylvie Jérémie et Étienne Dambrine, Impact des occupations amérindiennes anciennes sur les propriétés du sol et la diversité des forêts guyanaises. Projet Couac, 136-138. 13. Philippe Léna, Conservation de la biodiversité et développement durable en situation de frontière. Guyane-Brésil ; BrésilColombie-Pérou, 140-143. 14. Alain Pavé, Origine et dynamique de la biodiversité : le rôle du hasard, 144-146.

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Épilogue… provisoire

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Avant de clore cet ouvrage, quelques éléments supplémentaires sur mon histoire personnelle, permettent de mieux éclairer les choix faits. Ces éléments sont aussi des réponses à la question de ce jeune garçon de Vannes. Il me paraît aussi souhaitable de soulever quelques questions actuelles auxquelles je suis sensible en tant que scientifique. Cette sensibilité trouve sans doute son origine dans mon histoire personnelle.

DE NEUF À 70 ANS Avec un certain recul, je pense que mes parents ont eu de la patience et de la constance envers moi. En effet et comme on l’a peut-être déjà pressenti, mon chemin n’est pas rectiligne, adaptant la course de ma vie à diverses situations et à mes préférences. Ils comprennent vite qu’au-delà de l’apparence, le tout ne manque pas d’une certaine cohérence et que, de toute façon, ils observent que je ne m’égare jamais dans une impasse. Ils me font donc confiance. Mais revenons aux années 1950, la France et l’Europe sont en reconstruction. Sciences et technologies ont repris leur élan même si les abus de leur utilisation guerrière et idéologique laissent encore des traces. En 1952, j’ai neuf ans, déjà habitué aux voyages en France, cette année-là nous passons nos vacances en Norvège et, à la rentrée, mon frère entre en propédeutique. Lors de ces vacances, je découvre que les traces de la guerre sont encore bien présentes, comme dans ma Normandie natale. Au cours de notre périple, nous passons par Rjukan, un des lieux mythiques de la « Bataille de l’eau lourde ». Lieu impressionnant qui nous permet d’apprécier le courage du commando norvégien qui fit sauter la centrale électrique et l’usine de Vemork toute proche. Dans celle-ci, les nazis extrayaient de l’eau lourde leur donnant la possibilité de faire une bombe atomique. Le risque que l’Allemagne se munisse d’une telle arme faisait frémir les alliés. Mes parents expliquèrent pourquoi une arme nucléaire était 292

Épilogue… provisoire

aussi redoutable. D’où cet acte de guerre bien décrit dans deux films ; nous avions déjà vu le premier, le second ne fut tourné que beaucoup plus tard. Dans ce premier film, certains acteurs réels de cette bataille, dont Frédéric Joliot-Curie, jouent leurs propres rôles. Pour nous, ces scientifiques et bien d’autres sont alors des héros. Mon frère accède donc à l’enseignement supérieur, dans une filière scientifique. Il est alors d’usage d’acheter des livres comme supports aux enseignements. Je suis déjà curieux de ces livres qui parlent de science et, presque par mégarde, j’ouvre celui traitant de la chimie et tombe par « hasard » sur le chapitre consacré à la thermodynamique. La chimie a pourtant des aspects plus attractifs, sauf que je trouve un beau dessin présentant une « machine à vapeur ». J’essaye de lire. Après une première tentative, j’ai l’impression de comprendre quelques termes et expressions, comme celle d’énergie interne, tant est que nous sentons une énergie similaire en nous. En revanche, j’ai des difficultés avec le mot entropie. De fait, je commence à en saisir le sens que bien des années plus tard. Intéressé, mais pas inutilement têtu, je dois avouer que je ne m’acharne pas. La seule chose qui me reste, est l’étonnement ressenti devant cette grandeur et qu’elle soit interprétée comme liée au désordre, alors que le monde qui m’entoure semble motivé par une recherche d’un ordre, suite au chaos épouvantable de la guerre encore bien présent. Je comprends ensuite qu’il ne faut pas se décourager à la lecture d’un texte nous semblant de prime abord incompréhensible. Il faut y revenir de nombreuses fois et lire d’autres textes qui parlent de la même chose. Ce premier contact avec la thermodynamique ne me démotive pas, bien au contraire. Donc, c’est ce que j’ai répondu à ce jeune garçon à la fin de l’exposé sur le hasard présenté à Vannes, en prenant toutes les précautions pour que cette anecdote ne soit pas prise comme exemple et pire comme modèle à suivre. En effet, je ne passais pas mon temps dans d’épuisantes considérations intellectuelles auxquelles je n’étais pas en âge de répondre. Je parcourais les bois et je faisais un lot raisonnable de bêtises, comme il sied à un garçon de mon âge, comme ravager le 293

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superbe meccano de mon frère et utiliser son vélo de façon quelque peu acrobatique et légèrement destructrice. Il fit preuve de beaucoup de patience envers son petit frère. Une autre précision, le livre de biologie faisant partie du lot de l’étudiant en PCB (physique, chimie, biologie) était bien illustré mais son contenu me semblait bien plus difficile, peut-être plus confus, que celui de chimie. Je peux donc compléter ma réponse, je ne fus pas attiré par les sciences de la vie à cette époque. Ce n’est qu’un peu plus de dix ans après que j’y trouve un intérêt qui n’a cessé de grandir depuis. J’espère que c’est ce qui est ressenti à la lecture des pages précédentes de cet ouvrage. Plus généralement, lors de mes conférences j’essaie de faire passer quelques messages en donnant une idée évolutive de la science. Restés longtemps cantonnés dans un registre intellectuel ou le privilégiant, les savants échafaudent des représentations de notre univers et bousculent ainsi les anciennes. Ils élaborent le cadre et la méthode scientifique et progressivement leur efficacité apparaît de plus en plus grande pour résoudre des problèmes concrets et développer des nouvelles technologies ; de ce fait, la science participe de plus en plus à l’économie de notre monde. Elle devient un objet marchand. Elle est instrumentalisée, notamment par ceux qui captent et accumulent les richesses à leurs propres profits. Ceux-là ont compris qu’il n’y a pas de meilleur investissement que la recherche scientifique. Ils en profitent mais rechignent à dépenser pour ce qui ne rapporte pas immédiatement. Certes la science est utile, c’est aussi un moyen de rêver, elle ouvre des espaces infinis où notre imagination peut se plonger. Le boson de Higgs a été le « héros de l’année » 2012, aux dires d’un grand journal français1. Bien sûr, sa découverte est fondamentale pour compléter le « modèle standard », mais rien qui apparemment puisse bouleverser notre quotidien, si ce ne sont les retombées des admirables technologies développées pour découvrir ce boson mythique. 1. Le magazine du Monde, du 22 décembre 2012. 294

Épilogue… provisoire

Que dire de la réussite annuelle de la nuit des étoiles et du succès que je rencontre lorsque je parle de la science que nous faisons en Amazonie. Les humains sont avides de savoirs et la science répond merveilleusement bien à cette aspiration profonde. Ils ont besoin aussi de récits, d’histoires, de monuments, là encore la science en écrit, en édifie. L’histoire de la vie sur la Terre, l’histoire de notre planète, de notre système solaire et de notre univers, ces histoires sans cesse revisitées font recette. Les grands instruments, comme les grands télescopes et les accélérateurs de particules sont nos temples modernes. Nos stations de terrain en Amazonie nous plongent dans la nature profonde. Nous tentons de comprendre comment elle est faite, comment elle marche. Nous essayons de préciser son histoire et d’envisager son avenir. Nous souhaitons faire partager ce que nous trouvons, dire comment nous procédons, mais aussi faire part de nos interrogations et de nos doutes. En gros, nous voulons présenter non pas une science figée, statufiée, mais une science qui bouge, qui change, qui évolue. Une science vivante et qui a besoin de hautes technologies pour avancer, même pour l’écologie. Des livres et des films racontent tout cela, la radio et la télévision aussi. Quel beau souvenir que ce matin d’octobre 1958, quand mon père vient me réveiller pour m’annoncer que le premier satellite artificiel, le célèbre Spoutnik tourne autour de la Terre et d’entendre son bip-bip, qui marque déjà l’histoire de l’humanité. Quel autre beau souvenir quand en sortant d’un cinéma à Rouen avec des copains lycéens, nous apprenons que l’homme vient de franchir une nouvelle frontière, qu’un certain Youri Gagarine est parti dans l’espace et en est revenu. Nous oublions alors les enjeux stratégiques, la confrontation Est-Ouest, pour nous projeter dans l’aventure spatiale, pour nous plonger dans un nouvel espace de rêve, d’espoirs et de paix. Mes années d’enfance et d’adolescence sont aussi bercées par la glorification des grands de la science et d’une grande dame qu’était Marie Curie, à laquelle un film avait été consacré : « Madame Curie » ; Marie Curie, interprétée par Greer Carson, a quelque chose 295

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d’angélique. Un modèle de femme scientifique quelque part idéalisé dans cette œuvre ; je préfère néanmoins la Marie Curie du film « Les Palmes de Monsieur Shutz ». Un jour, Pierre Joliot, lors d’une de nos discussions, m’a parlé de sa grand-mère. Pour un chercheur, ces moments sont précieux. On ne mesurera jamais assez ce que la famille Curie, puis Joliot-Curie, ont pu représenter pour nous. Les grands scientifiques étaient bien nos héros et le cinéma ne s’y trompait pas. La recherche est aussi et avant tout une aventure collective. C’est pour cette raison que de nombreuses personnes sont citées au fil du texte. Elles ont compté, qu’elles soient des collègues, collaborateurs, étudiants, amis, relations, adultes, adolescents ou enfants. Au-delà du travail quotidien, c’est parfois au cours d’une discussion, à l’occasion d’une remarque, d’une question, qu’une idée émerge ou est débloquée. Oui, la science est collective malgré la personnalisation dont elle est souvent l’objet. J’ai hésité avant d’adopter un récit autobiographique, si tant est que les « savants doivent être modestes ». Il faut néanmoins répondre aux questions qui sont souvent posées sur nos trajectoires individuelles qui sont très différentes selon ce que nous sommes et la science que nous faisons. « Le chercheur » n’existe pas, la richesse de la science et son efficacité se nourrissent de leur diversité. La tentative de normalisation actuelle à travers des procédures d’évaluation uniformes, ne peut être que contre-productive. L’évaluation est nécessaire, mais pas celle-là. La science peut paraître ardue, compliquée. On connaît bien la boutade : « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? ». Il me semble néanmoins que la démarche scientifique conduit à une affirmation opposée : « Faire simple plutôt que compliqué », en gros, appliquer le principe de parcimonie de Guillaume d’Occam, tout en vérifiant que nous restons proches du monde réel. De ce point de vue, la modélisation, en lien avec l’expérimentation et l’observation, est plus qu’une méthode, c’est un cadre de pensée. L’effort de simplification qu’elle exige permet de voir plus clairement les choses. 296

Épilogue… provisoire

Quand j’avais huit ou neuf ans, je ne songeais évidemment pas à tout cela, mais j’avais un désir profond d’explorer et de comprendre le monde. C’est peut-être ce désir qui m’a permis de passer les obstacles, même les plus déstabilisants, en gros d’être quelque part « résilient ». Il est temps de dire ce que les idées actuelles peuvent me suggérer.

ÉTONNEMENTS ET FRÉMISSEMENTS1 Les idées et concepts scientifiques peuvent changer au cours du temps sous une double influence, celle des faits expérimentaux qui conduit à valider ou à infirmer une idée, une hypothèse, un modèle, une théorie, et celle de la réflexion qui mène à modifier ou à proposer d’autres représentations du monde ou même à considérer comme possible ou impossible, au sens de la simple raison, un énoncé. Tout n’est donc pas figé pour toujours, à part les théorèmes mathématiques dans le cadre d’une axiomatique et de règles bien définies. Il existe, en fait, un grand espace de liberté où toute l’imagination peut s’exercer, y compris pour faire passer pour scientifiques des propositions qui n’en sont pas. Certaines peuvent être honnêtes et relever d’un jugement biaisé ou d’une erreur expérimentale, d’autres le sont moins et ont pour but de semer le trouble ou de conforter des intérêts particuliers, idéologiques, politiques ou économiques. Plusieurs journaux scientifiques y consacrent des rubriques2. Cela étant, il est souvent difficile de juger a priori : la critique et la controverse font partie du fonctionnement normal de la science. Avant d’entrer dans des débats très actuels, d’abord quelques exemples. Au Début des années 1990, la controverse sur la mémoire de l’eau a des retentissements médiatiques : des expériences menées par l’équipe du biologiste Jacques Benveniste semblent montrer qu’un solvant, 1. Qu’Amélie Nothomb me pardonne de cet intitulé inspiré du titre de son célèbre roman Stupeur et tremblements. 2. Par exemple, on trouve épisodiquement dans La Recherche une chronique de Luc Allemand, intitulée « Touche pas à ma science ». 297

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par exemple de l’eau, garde la mémoire d’un composé, même si, statistiquement, il n’en reste plus trace. Ce résultat, accepté et publié dans la revue Nature, conforterait les pratiques de l’homéopathie. Il en suit une grande controverse, alimentée de façon quelque peu douteuse par la rédaction de cette revue. Alors que Jacques Benveniste est honorablement connu, cette affaire nuit gravement à sa réputation. Il ne m’appartient pas de juger, sinon de signaler que l’erreur ne lui était pas entièrement imputable. Des idées analogues ont pu rencontrer un certain engouement, mais rapidement abandonnées. On peut citer, par exemple, la physique à la base des avions renifleurs censés détecter les gisements de pétrole, ou la fusion froide supposée pouvoir fournir une énergie quasi inépuisable. D’autres survivent, comme la croyance dans l’effet des phases lunaires sur la croissance des végétaux, bien qu’aucune expérience rigoureuse n’ait montré quoi que ce soit. Plus récemment, un excellent exemple est celui des neutrinos supra-luminiques, auxquels les auteurs eux-mêmes avaient du mal à croire ; il a donné lieu à une remarquable démarche scientifique, collective, pour montrer qu’en fait c’était une erreur de mesure due au système expérimental. Inversement, des grandes théories, comme la théorie de l’évolution et celle de la relativité, ont fait progresser considérablement notre compréhension du monde, même s’il a fallu du temps pour qu’elles s’imposent. La théorie de l’évolution fut très critiquée dès le début1. Même la méthode expérimentale de Claude Bernard a été objet de controverses et je ne peux m’empêcher de narrer une anecdote à ce sujet, d’autant plus qu’elle a une dimension familiale2. Membre de l’Académie des sciences, lors d’une séance de celle-ci, Victor Coste

1. On pourra lire avec profit le livre de Luc Perino, Darwin viendra-t-il ? (Éd. Le Pommier, 2008), narrant avec humour le grand débat organisé à Oxford en 1860 sur le sujet. 2. Le personnage de Victor Coste, médecin, embryologiste et ichtyologue, inventeur de la pisciculture, est présenté dans l’ouvrage de Marc Pavé (2012, Op. Cit., p. 199-200). 298

Épilogue… provisoire

conteste la méthode présentée par Claude Bernard, qu’il jugeait alors inutile. Ce dernier lui répond élégamment lors d’une autre séance de l’Académie1. Par ailleurs, Victor Coste n’a pas pris de position dans le débat entre Louis Pasteur et Félix Fouchet sur la génération spontanée. La théorie de l’évolution ne l’avait pas convaincu, il était même contre. Il est donc passé à côté des trois grandes révolutions du XIXe siècle en science de la vie. Il n’empêche que ses travaux en embryologie et pour le développement de la pisciculture sont à retenir. Médecin de l’impératrice Eugénie, il n’avait sans doute pas de problème de subsistance. En fait, l’histoire est parsemée de tels événements, qui participent au fonctionnement normal de la science. Prenons à présent quelques exemples récents qui me semblent devoir être discutés

– La science est-elle dans les données ? La fascination pour les « grandes masses de données » (Big data, en anglais) mérite quelques lignes. Par exemple, un article publié dans une revue « on-line » (Wired) signé par Chris Anderson, intitulé « The End of Theory: the deluge of Data Makes the Scientific Method Obsolete »2 mène à se poser des questions sur l’évolution du champ scientifique et même de l’avenir du développement technologique. On peut aussi lire, dans un texte récent écrit par des scientifiques sérieux : « La recherche scientifique vit une révolution qui conduit à un nouveau paradigme selon lequel ”la science est dans les données”, autrement dit la ”connaissance” émerge du traitement des données, ce qui se traduit par l’importance accordée aujourd’hui aux grandes masses de données. ». Que peut-on penser de cette affirmation ?

1. Grmek M., 1991, Claude Bernard et la méthode expérimentale, Payot, Paris, p. 63-64. 2. http://archive.wired.com/science/discoveries/magazine/16-07/pb_theory 299

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De fait, les possibilités d’acquisition de données de toutes natures, de numérisation et de stockage quasi illimité de ces données, constituent un grand progrès. Croire qu’elles vont livrer facilement des connaissances nouvelles est une autre affaire. Ironie de l’histoire, au moment où les capacités de mémorisation sont sans précédent, on veut oublier ce qui a construit notre intelligence du monde1. Démonstration par l’absurde du vide potentiel des « Big data », si l’on n’y associe pas ce qui les structures, ce qui en fait un ensemble cohérent et pouvant avoir du sens. L’expérience que je peux rapporter, nous mène à penser que les données sont bien nécessaires pour acquérir de la connaissance, mais le sont d’autant plus qu’elles sont recueillies selon un protocole bien défini, sur la base d’hypothèses tout aussi bien énoncées. Néanmoins, on peut tenter de trouver des relations entre ensembles de données avec l’espoir, par exemple, de trouver des liens de causalité alors que l’on sait depuis longtemps qu’il faut s’en méfier. L’exemple classique est la corrélation entre le nombre d’aliénés et le nombre de postes de radio en Angleterre entre 1924 et 1937 : la radio rend-elle fou ? De nombreux autres exemples peuvent être cités2. Il n’empêche que des efforts importants et de grand intérêt sont faits pour creuser dans ces mines de données, pour fouiller dans ces débarras numériques afin d’en sortir des informations. Si l’on regarde bien, ces démarches sont très scientifiques3. On est loin d’un abandon de cette méthode ! 1. Très curieusement, dans la frénésie du nouveau à tout prix, on oublie souvent l’histoire de ce qui existe, de ce qui a été mis en place patiemment, souvent laborieusement et de la façon dont cela a été fait. Ce défaut d’accumulation des expériences, des échecs et des succès, ainsi que des savoirs est très coûteux humainement, individuellement et collectivement. De fait, c’est l’enseignement qui transmet cette accumulation et non pas le surf sur les vagues de l’Internet. Cet outil est au demeurant remarquable quand on sait ce que l’on cherche, quand on l’utilise sur la base d’un système intellectuel structuré par l’éducation et raffiné à l’aune de notre propre expérience, parler de complémentation plutôt que de substitution. 2. Juliette Rouchier, chercheur au CNRS et dont j’ai, en partie, encadré la thèse, m’a notamment signalé le site : http://www.tylervigen.com 3. Drouet I., 2014, Des corrélations à la causalité, Pour la Science, 440, 54-61. 300

Épilogue… provisoire

La lecture de l’article de Chris Anderson, montre qu’il s’agit plus d’un article d’opinion que d’une publication scientifique ou épistémologique. Il y a beaucoup d’approximations dans ce texte, par exemple quand il annonce, à propos de la méthode scientifique : « This is the way science has worked for hundreds of years ». Non, cette méthode a été patiemment élaborée et singulièrement depuis le XIXe siècle : l’état de l’art en 2014, n’est pas celui de 1214, ni même celui de 1814 ou de 1914. Cet article n’est pas convaincant. Il est d’ailleurs encore plus schématique que la phrase citée : la connaissance est censée émerger du brassage des données (spontané ou non ?). Sans nier l’intérêt d’un tel brassage, on pense néanmoins à la « main invisible du marché », s’agirait-il alors de « la main invisible du Big Data » d’où naît une nouvelle science, si tant est que l’on puisse parler de science… En gros après la fin de l’histoire, nous livrerait-on la fin de la science ? Ce qui est suggéré est ni plus ni moins d’abandonner l’un des plus grands progrès méthodologiques, celui de la création du cercle vertueux entre modèle et expérience, entre modélisation et expérimentation. Comment peut-on y répondre ? Déjà une remarque : ce n’est pas en analysant des flots de données venant d’un accélérateur, plus ou moins bricolé, que l’on aurait découvert le boson de Higgs, on n’aurait même pas eu l’idée de construire le LHC (Large Hadron Collider). Prouver l’existence de cette particule était nécessaire pour vérifier ou réfuter le modèle standard (noter l’emploi du mot modèle). De même, au titre de la « science est dans les données », serions-nous prêts à dire que les mathématiques ne sont pas des sciences ? La science est dans la tête des chercheurs et plus généralement dans celle des humains, dans les théories qu’ils ont élaborées, dans les algorithmes qu’ils ont conçus et non pas dans des alignements de bits et d’octets. Il en est de même pour cet ADN, notre ADN qui est vide de sens si l’on ne comprend pas son organisation et le rôle des éléments, eux-mêmes codés, qui permettent l’activation des 301

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processus qui, en retour, sorte d’autoréférence, de récursivité, dont on sait encore peu de choses, permettent l’expression modulable du génome. Comment ce « codage très limité » permet aux êtres vivants, nous en particulier, de s’adapter à une grande diversité de situations dont beaucoup n’ont pas de précédent ? L’information biologique n’est même pas réductible à la suite des codons. Les marchands de séquences et d’autres gadgets veulent nous faire croire qu’ils sont capables de nous vendre notre avenir, de l’assurer et de nous reconstruire alors qu’ils n’ont pas les éléments pour le faire. En revanche, ceux qui ont élaboré les phylogénies moléculaires, et les méthodes nécessaires à cette élaboration nous ont permis d’éclairer et d’approfondir la théorie de l’évolution. Ceux qui ont compris que l’on pouvait faire une utilisation locale et raisonnée de ce que l’on sait du génome, nous livrent des outils remarquables. Ceux qui explorent l’épigénétique et montrent que des caractères héritables peuvent être acquis nous ouvrent de nouvelles perspectives. Non tout n’est pas fini, nous ne sommes même pas au milieu du gué.

– Est-il toujours utile d’enseigner l’informatique, et même d’enseigner tout court ? Le développement de ce que l’on appelle « le numérique » mène certains à penser que la transmission des savoirs, des connaissances, ou même des savoir-faire, peut passer par ce média et uniquement par lui. Plus de professeurs, chacun se taille une « compétence » sur mesure. Il serait, par exemple, inutile d’enseigner l’informatique puisque tout change si vite. C’est oublier que si superficiellement c’est vrai, en revanche la connaissance profonde, celle qui en a fait une grande discipline scientifique, avec un socle théorique solide sur lequel repose tout acquis nouveau, celle qui a permis d’extraordinaires développements technologiques et de non moins phénoménaux progrès théoriques, reste valable de tout temps : Alan Turing n’a pas travaillé pour rien ! Plusieurs collègues ont répondu à cette vision 302

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quelque peu folklorique de la formation1. Outre l’intérêt de la discipline, c’est également une excellente introduction au raisonnement logique, à l’analyse et à la conception de systèmes, à l’organisation et à la réalisation de projets. Elle m’a beaucoup appris. L’extraordinaire efficacité du dialogue, celui qui s’établit entre les partenaires du groupe constitué par enseignants et élèves, est également sous-estimée. Enfin, nous savons que le socle conceptuel organise la connaissance, la rend plus opératoire et en facilite l’acquisition de nouvelles. Ce qui est valable pour l’informatique l’est plus généralement pour d’autres domaines disciplinaires ou pas. Si l’on se laissait aller, nous préparerions alors des générations d’étudiants et de professionnels à la connaissance fugace, à une compétence évanescente et surtout bien formés pour ne pas réfléchir, pour ne pas penser.

– Transhumanisme et posthumanisme : un mirage ? Un eugénisme moderne ? Transhumanisme et posthumanisme sont deux courants de pensée assez voisins. Pour le transhumanisme, le développement scientifique et technologique doit permettre de transformer l’homme lui-même par divers procédés, par exemple : modifications génétiques, extensions des possibilités humaines en utilisant des technologies de toutes sortes : extensions de la notion de prothèse, non pas pour pallier un handicap, mais pour augmenter les performances et la longévité. La durée maximale de vie serait augmentée singulièrement, jusqu’à plus de 1 000 ans. De plus, on pourrait traduire et stocker l’individu sous forme numérique. Quant à lui, le post humanisme ne va pas si loin, il s’interroge sur la nouvelle condition humaine avec une science et une technologie toujours plus présente et considère que les aspects 1. On pourra, par exemple, se référer à l’article : Vieville T., 2014, Enseigner le numérique à l’école, une nécessité, Pour la Science, 440, p. 18. 303

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« humanistes », sociologiques, politiques, culturels et éthiques doivent être reconsidérés. Il est utile de rappeler ce que nous observons en pratique : il est clair que la dépendance aux technologies semble de plus en plus importante, notamment celles dites numériques. En revanche, le besoin de nature s’exprime aussi très nettement, notamment via la sensibilité à la biodiversité et il l’est d’autant plus que les femmes et hommes concernés sont loin de la nature, en l’occurrence les urbains. En 1950, on pensait qu’en 2000 notre nourriture serait à base de pilules. Or, on n’a jamais fait de meilleure cuisine, ni vu autant de diversité alimentaire qu’aujourd’hui. L’appétit de nature, même si elle est recomposée, n’est pas près de s’interrompre. Les interrogations du post-humanisme sont légitimes, mais sont à considérer en examinant cette seconde dimension, ainsi que tous les aspects sociaux avec la création de nouvelles solidarités. Ce qui est dit par les tenants du transhumanisme dénote une conception mécaniste du vivant et singulièrement de l’humain. Cela traduit une compréhension biologique et sociale, assez simpliste et qui va à l’encontre de ce que nous découvrons depuis une vingtaine d’années. Par exemple, Ray Kurzweil, l’un de ses principaux promoteurs, pense que l’on peut traduire le cerveau en informations et lignes de codes informatique1. Dans la bande dessinée Yoko Tsuno, on trouvait déjà cette approximation. C’était il y a une quarantaine d’années et une bande dessinée ! Ce que nous comprenons du vivant a singulièrement changé et ne correspond guère à la vision mécanique très nettement perceptible dans le courant transhumaniste. Un être vivant est en constante transformation, en évolution et même en renaissance permanente, où se mêlent des contraintes structurelles et fonctionnelles, en partie

1. Cf. http://rue89.nouvelobs.com/2014/05/09/cerveau-lignes-codestranshumaniste-kurzweil-plante-252052 et http://scienceblogs.com/pharyngula/2010/ 08/21/kurzweil-still-doesnt-understa/ 304

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la conséquence de l’expression du génome, des interactions avec son environnement, et des nécessités d’une dimension aléatoire, pour assurer résilience, adaptabilité et évolvabilité (c’est-à-dire la propriété de ce qui peut évoluer). De plus, notamment pour les humains, les aspects sociaux sont d’une grande importance, ne serait-ce que pour la simple survie. Héraclite disait que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais il n’empêche que l’on peut en reconnaître un : la Loire diffère de la Seine et de tous les autres. Il est d’ailleurs significatif qu’on leur donne un nom. Nous ne rencontrons jamais exactement la même personne et nous ne voyons jamais précisément la même en nous regardant dans un miroir. Néanmoins, derrière cette évanescence, il existe une permanence qui nous rend reconnaissables. Enfin, si nous voyons déjà les limites du projet transhumaniste, il n’empêche que l’on peut craindre une résurgence de l’eugénisme, peut-être même contre la pensée de certains de ses défenseurs, comme ce fut d’ailleurs le cas pour l’eugénisme.

– Mode des effets et effets des modes : effet d’annonce et effets de l’audimat Nous utilisons de plus en plus les outils de la communication médiatique pour diffuser auprès du plus grand nombre les idées et résultats scientifiques. Beaucoup des travaux qui ont été réalisés au sein des dispositifs de recherche sous ma responsabilité, ont été ainsi médiatisés avec le concours de spécialistes du plus haut niveau. Outre la réponse à une nécessité éducative et sociale, une telle médiatisation permet de justifier les moyens demandés et accordés pour notre recherche. Là précisément, il y a le risque de l’effet d’annonce, non suivi par des résultats tangibles ou à la mesure de l’annonce. La NASA, au demeurant une agence sérieuse, a de temps en temps cette tendance : sur-médiatiser des résultats, quelquefois incertains, au moment de la discussion du budget annuel aux États-Unis. 305

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Il s’avère aussi que les « audimats » ont de plus en plus tendance à tenir lieu d’évaluation aussi bien du succès de cette communication, et des résultats ainsi médiatisés, que des chercheurs à titre individuel et collectif : les indices de citation des publications scientifiques ont pris des proportions démesurées et cela pas seulement sous la pression des gestionnaires et politiques, mais aussi de la communauté scientifique elle-même. La traduction immédiate est celle du conformisme aux dépens de l’originalité et de l’innovation. Là encore, on voit la composante idéologique : la main invisible du marché de la science est censée devenir la raison et donc régner sur notre monde de la recherche et de l’université.

– Produit de la science, le modèle en serait-il aussi un des principaux moteurs ? Si l’on regarde l’histoire de la science, on constate qu’il s’agit d’un processus cumulatif, depuis les philosophes présocratiques jusqu’à nous. Il peut y avoir des changements de paradigmes dans nos représentations, par exemple passer du modèle géocentrique au modèle héliocentrique, du modèle créationniste au modèle évolutif ; ces ruptures épistémologiques sont le plus souvent liées à des progrès de la méthode et de la pensée scientifique. Dans la méthode elle-même, le changement de paradigme se traduit souvent par une modification du statut des objets scientifiques, par exemple, on ne parle plus beaucoup de loi, mais plutôt de modèle. La loi avait quelque part l’ambition de statufier une réalité, qui en fait nous échappe toujours. On peut néanmoins l’approcher grâce aux modèles successifs élaborés selon une dialectique méthodologique, à savoir la réitération de la boucle vertueuse entre expérimentation et modélisation et une espèce de dialogue entre ce que dit le modèle et ce que nous renvoie la réalité. Comme les processus engendrant du hasard chez les êtres vivants qui sont à la fois des produits et des moteurs de l’évolution biologique, le modèle est à la fois un produit et un moteur de l’évolution scientifique. 306

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– Une ouverture et un espoir : la médecine darwinienne1 Ce domaine recouvre une interprétation de la médecine et plus généralement de la santé au filtre de la théorie de l’évolution : sensibilités différentielles de groupes humains à leur environnement physico-chimique et biologique, notamment aux organismes pathogènes, appétence et tolérances alimentaires, et surtout la présence de processus internes de type darwinien, comme la dynamique de cellules cancéreuses. Cette dernière voie semble prometteuse en conduisant à une véritable théorie de ces pathologies : multiplication des cellules avec variations et sélection de certaines déjouant (ou non) le système immunitaire, ce dernier ayant aussi un fonctionnement de type darwinien. Des auteurs, comme Jean-Jacques Kupiec, pensent que ces processus existent à tous les niveaux d’organisation du vivant, même au niveau moléculaire, ils en constituraient la base fonctionnelle.

1. Cf. : https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-medecine-darwinienne-un-autre-regard-surla-sante Les travaux du groupe de recherche Évolution darwinienne du cancer : une approche interdisciplinaire pour l’étude de la progression cancéreuse. http://www.isem.univ-montp2.fr/recherche/files/2012/04/darevcan_GDR.pdf Au « moment de mettre sous presse » signalons la publication d’un article qui commence à faire du bruit : – Tomasetti C., Vogelstein B., 2015. Variation in cancer risk among tissues can be explained by the number of stern cell divisions. Sciences, 347, 6217, pp. 78-81. Et le commentaire de Sandrine Cabut dans le journal « Le Monde » : – Cancer, le rôle du hasard réévalué, http://www.lemonde.fr/planete/article/2015/ 01/01/cancers-le-role-du-hasard-reevalue_4548347_3244.html Qui, en plus de l’intérêt pour la compréhenson du processus de cancérisation, souligne le rôle du hasard, comme nous l’avons fait. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les auteurs utilisent la formulation Darwiienne de « variations ». On peut également se référer aux travaux de J.J. Kupiec. http://www.larecherche.fr/savoirs/dossier/4-jean-jacques-kupiec-nos-cellulessont-soumises-a-selection-01-10-2009-88531 Kupiec J.-J., 2008, L’Origine des individus, Le Temps des Sciences, Paris, Fayard. Trad. angl. 2009, The Origin of Individuals, World Scientific. 307

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SOYONS OPTIMISTES Comme annoncé et répété tout au long du texte, la science est vivante et efficace, passionnante et même amusante. Il n’en demeure pas moins qu’un bruit de fond persiste : fausses bonnes idées, théories plus ou moins farfelues, imprégnations idéologiques diverses, réitération de l’argument faisant office de preuve, experts auto-proclamés, médiatisations maladroites, prédictions hasardeuses, accumulation des faits sans consistance et utilisations risquées et même dangereuses de ses résultats. J’en oublie sans doute beaucoup. – Est-ce grave docteur ? – Sans doute pas, gênant tout au plus. Il se peut aussi que des idées apparaissant farfelues, que des résultats obstinément opposés à une prévision théorique soient porteurs de progrès scientifique. Nous commençons néanmoins à discerner l’unité du monde vivant, ou du moins de s’en donner une représentation unitaire, bien au-delà du « code génétique », dont on commence d’ailleurs à voir qu’il n’est pas si invariant qu’on le pensait. Cette unité a été pressentie lorsque l’on a montré que des modèles de formulation voisine, voire même parfois identique peuvent représenter des processus aussi bien aux niveaux moléculaire, cellulaire, populationnel ou de communautés d’êtres vivants. C’est ce qui a permis au modélisateur que je suis de mieux appréhender ce monde. Beaucoup plus profondément, il apparaît surtout que les mécanismes darwiniens, fondés sur le couple variations (au hasard) et sélection, jouent un rôle fondamental non seulement dans la construction de l’histoire de la vie, mais aussi dans le fonctionnement ordinaire des systèmes vivants. Darwin, n’a sûrement pas évalué l’étendue de ses découvertes, pas plus que Theodosius Dobzhansky n’a pu imaginer la généralité de son affirmation qu’il me plaît de rappeler : « Rien en biologie ne prend sens si ce n’est à la lumière de l’évolution ». Nous en sommes même à constater que le concept d’évolution et les types de processus associés qui le caractérisent sont sans doute plus généraux que ce qui concerne le monde vivant. On peut notamment se demander si l’on peut parler d’évolution sans ce 308

Épilogue… provisoire

que l’on dénomme « hasard », que ce soit celle de l’univers dans sa globalité, celle des systèmes planétaires, celle du monde vivant, celle des sociétés humaines, voire celle des individus eux-mêmes. Fin du dernier millénaire, nous imaginions que, pour l’essentiel, la science était bouclée. Depuis deux décades, nous assistons à une véritable révolution scientifique dans de nombreux domaines, notamment celui des sciences de la vie. De plus, bien au-delà du cercle des scientifiques, de nombreux acteurs sociaux s’impliquent dans cette stimulante aventure. Le scientisme béat a du plomb dans l’aile et nous pouvons avoir de « Grandes Espérances » pour le futur ! Bien sûr et encore une fois, quand j’avais huit ou neuf ans, je ne pensais pas à tout cela. Le peu que je savais me donnait l’impression d’un monde scientifique bien balisé, nous livrant des certitudes. Ce n’est plus le cas et c’est sans doute beaucoup mieux ainsi.

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En forme de remerciements

Il n’y a pas si longtemps, je dédicaçais « La course de la gazelle » à mon confrère et ami Paul Caseau, qui, très vite me donna de précieux conseils sur des points fondamentaux concernant l’évolution, sur la triple révolution que constituait la théorie darwinienne et comment les religions, notamment le catholicisme, y ont réagi. Sa disparition subite a pétrifié ses amis un moment, seulement un moment car il n’était pas de ceux qui restent collés au passé et si nous nous parlions souvent, c’est parce que quelque part nous partagions beaucoup d’idées et de valeurs. Avec Robert Barbault et Jacques Weber, nous avons eu une histoire bien plus longue : une trentaine d’années. Robert est en grande partie responsable de mon implication dans l’écologie scientifique et dans les sciences de l’environnement. C’est en particulier grâce à lui que l’écologie française compte aujourd’hui parmi les meilleures du monde. Jacques a largement contribué à ma culture en anthropologie et en économie. Ses aphorismes ne faisaient pas que déclencher le rire, ils menaient à penser. Il liait avec une grande virtuosité, problèmes écologiques et questions sociales et économiques. Alors que beaucoup de scientifiques roulent pour leur propre bénéfice, ils avaient un grand souci du collectif. C’est aussi ce que j’écrivais à propos de Jean-Marie Legay, celui qui fût mon directeur de thèse. 311

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Parmi les idées qu’ils partageaient, celle que la science ne se réduit pas à l’accumulation de faits ou de données, il faut aussi des synthèses, des approches conceptuelles et des constructions théoriques. De longues années après, je dois encore me souvenir que j’ai toujours eu l’agrément et les encouragements de Marie-José. Près de vingt ans après sa disparition, il reste une grande influence par la rigueur qu’elle montrait dans tout ce qu’elle faisait. Mais aussi des souvenirs plus intimes qui m’appartiennent et dont il ne saurait être question ici ! Marc et moi persistons obstinément dans notre grande complicité. Cet ouvrage comme les autres a bénéficié de sa lecture attentive, de ses multiples suggestions et des critiques à propos du style de son père qu’il trouve parfois déplorable. Historien et philosophe, ayant une solide culture scientifique, il ne se contente pas de remarques de forme, mais discute aussi du fond, me conduisant à éclaircir mes idées, à mieux les formuler. Pierre Charles-Dominique m’a convaincu que les recherches qu’il menait en Guyane et plus largement sur l’Amazonie sont de première importance. Il a été le créateur de l’extraordinaire station des Nouragues et à l’origine du dispositif d’exploration de la canopée qui vient d’y être inauguré. Il m’a aussi « raconté » sa forêt de brillante manière et m’a fait comprendre ce qu’était l’écologie de ces forêts. Il a été, avec Mireille, parmi les premiers à rejoindre la Guyane pour participer à l’implantation du CNRS dans cette région. Tous les deux ont participé de façon déterminante à la réussite de cette opération. Philippe Gaucher était déjà sur place, en œuvrant dans le cadre de la mission chargée de mettre en place le Parc Amazonien de Guyane. Il a accepté de rejoindre le CNRS et de prendre la direction technique de la station des Nouragues. Beaucoup des réalisations actuelles ont été faites ou finalisées sous sa responsabilité, notamment le COPAS. Il a collaboré efficacement avec Pierre Charles-Dominique et maintenant avec Annaig Le Guen et Jérôme Chave. Il a réussi à faire que 312

En forme de remerciements

les chercheurs puissent travailler au mieux et en toute sécurité, ce qui n’était pas gagné. Et je n’oublie pas que c’est lui qui m’a poussé à choisir le titre de mon premier livre édité par EDP Sciences : « La nécessité du hasard » ! Claudine Schmidt-Lainé a exercé la présidence du comité scientifique du programme Amazonie, avec son efficacité et sa clairvoyance habituelles. Si de bons projets ont été choisis et soutenus, c’est en particulier grâce à elle. Mais notre histoire commune ne se limite pas à ce programme, nous avions collaboré bien avant, notamment dans le domaine de la modélisation et des sciences de l’environnement, dont je parle beaucoup dans cet ouvrage. Elle m’a beaucoup apporté et je suis très sensible à l’intérêt qu’elle porte toujours à ce qui est fait en Amazonie et à la confiance qu’elle m’a montré. Gaëlle Fornet a été présente tout au long de l’équipée amazonienne, plus qu’une excellente collaboratrice, une véritable interlocutrice. Ce qu’elle me dit de sa conception de la communication scientifique m’est très utile pour la rédaction d’ouvrages, dont évidemment celuici, la réponse à des interviews et la préparation de conférences à une large variété de publics. Christine Schrive a été très présente et a donné beaucoup de son énergie pour que les dispositifs institutionnels dont nous avions besoin soient correctement montés. Ses relectures attentives des textes que je rédigeais ont permis de les améliorer grandement. Beaucoup d’autres collègues, collaboratrices et collaborateurs ont participé à mes « aventures scientifiques », dans mon laboratoire d’origine, au CNRS à Paris, comme dans d’autres structures et au cours de multiples opérations scientifiques. Le CNRS-Guyane et le Programme Amazonie n’auraient tout simplement pas pu exister sans ceux qui s’y sont investis. J’en ai cité beaucoup au cours du texte, qu’ils soient sûrs de mon estime. J’essaie de garder les contacts, notamment avec l’Amazonie française tout en m’investissant dans des activités académiques, dans cette « Académie des technologies » extraordinairement stimulante. 313

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Pierre Tambourin a accepté d’écrire la préface de ce livre. Je l’en remercie vivement. Nous avons des souvenirs en commun en Amazonie, bien sûr, comme il l’a raconté, mais aussi au CNRS quand, directeur du département des sciences de la vie, il soutenait les programmes interdisciplinaires de recherche sur l’environnement. Nous ne nous sommes jamais perdu de vue. Je lui ai rendu régulièrement visite chaque fois que possible, alors qu’il vivait une autre aventure que la mienne, celle du Genopole à Evry. Une belle réussite de renommée mondiale. L’idée d’illustrer le livre avec des dessins humoristiques est arrivée tardivement dans la réalisation. Cette idée est de France Citrini, responsable du département livres d’EDP Sciences, que je remercie beaucoup d’avoir accepté de publier cet ouvrage. J’ai eu la chance de trouver une dessinatrice de talent, Charlotte Louste, qui a su travailler rapidement et avec humour. J’ai toujours une pensée particulière pour mon « port d’attache », le Laboratoire de Biométrie et de Biologie Évolutive (LBBE), unité mixte de recherche entre le CNRS et l’Université Claude Bernard (Lyon 1), évoqué dans le texte. J’ai toujours maintenu le contact avec lui et bénéficié de son extraordinaire réservoir de compétences. Créé par Jean-Marie Legay, je l’ai dirigé entre 1988 et 1995. Richard Tomassonne a pris la relève, puis Christian Gautier et Dominique Mouchiroud. Bientôt ce sera au tour de Manolo Gouy. Comme je l’ai signalé, il est toujours en croissance depuis 1962. Renommé internationalement, il a toujours été à la pointe de l’innovation scientifique. Je remercie tous les membres du laboratoire de m’accueillir toujours avec sympathie et compréhension, si tant est que bien pris par ailleurs, je ne suis guère présent. Un pensée particulière pour Sandrine Charles qui a accepté de m’intégrer dans son équipe à mon retour de Guyane et à Dominique Pontier, directrice du Labex Ecofect, pour nos nombreuses discussions, en particulier et dernièrement sur la « médecine darwinienne ». 314

En forme de remerciements

Enfin, merci aux doctorants qui ont accepté de travailler avec moi, dans la bonne humeur, aux étudiants qui ont eu la patience et peut-être la curiosité de m’écouter et montré quelques intérêts à mes enseignements, aux lycéens et collégiens à qui j’ai raconté quelques histoires scientifiques et, si j’en juge par leurs questions, m’ont entendu. Toute ma tendresse, à ceux qui m’entourent, à ceux qui m’ont accompagné de-ci, de-là, à Sara, à Rémi, à Colin, à Pauline et à Jean-Baptiste, qui ont partagé un peu de mes aventures amazoniennes. Ils sont des stimulants irremplaçables.

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Composition : Patrick Leleux PAO 14000 Caen

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