Leçons d'histoire de la philosophie du droit [2 ed.] 2247042694

On reproduit ici le texte publié, il y a cinq ans, par la Faculté de Droit de Strasbourg. Ont été surtout complétée la b

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French Pages 318 [320] Year 1962

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Leçons d'histoire de la philosophie du droit [2 ed.]
 2247042694

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LECONS D'HISTOIRE DE LA

PHILement physiocratique. - SCHELLE, Dupont de Nemours Quesnay. - RrcHNER, Le Mercier de la Rivière. - S. MILL, Liberté, Ulililarisme. - CoMMONS , Legal foundations of cap iialism. - DIEHL, Juristische Grundlage des ]{apilalismus, etc. M. LEROY, Histoire des doctrines sociales. Les Précurseurs français du socialisme (Recueil de textes). - So MBART, Sozialismus. - LrcI-JTEN-

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LEÇONS D' HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT

En dépit de son évidente médiocrité philosophique (Bentham méconnait entièrement ce qu'un réalisme intégral lui aurait permis d'apercevoir, les fonctions spécifiques du droit), l'utili­ tarisme infecta de nombreux cerveaux juridiques ; il a certai­ nement inspiré Jhering, dans sa lutte contre la méthode de la jurisprudence des concepts, Jhering qui libère l'interprète pri­ sonnier des notions abstraites soi-disant tirées de la raison pour l'inviter à se soumettre au but (Zweck im Recht), et définit le droit « l'intérêt juridiquement protégé ,, (1). Juste intuition, programme sain que de rapporter de nouveau le droit à des fins ; mais fin inadéquate au droit que de satisfaire n'importe lequel de nos appétits I Dans le même sens, beaucoup plus tard, jouera l'œuvre de Philippe Heck, fondateur de la jurisprudence dite des intérêts (Interessenjurisprudenz). De même qu'en histoire du droit, la mode prévalut d'expliquer chaque règle par l'intérêt (au rancart la philosophie !), chez les juristes il fut de bon ton de réduire le droit à une « technique ,,; le juriste n'est plus l'hypo­ crite représentant de la « justice ", ou de la « loi républicaine "; i l est au service d'intérêts : des grandes banques, des syndicats, du plan de productivité, de tel Ministère. Il ne lui appartient pas de discuter les volontés de ses clients mais de leur adapter la machine du droit existant. Première brèche dans la forteresse du droit moderne, première victoire du réalisme, acceptation de l'homme tel qu'il est, ou du moins qu'une science « objective " s'imagine l'avoir obserYé, négaBERGER, Le socialisme utopique. - D . ÜWEN-EVAN S , Le Socialisme roman­ tique. - MALO N , Histoire du Socialisme. - G. \YEILL. Histoire du mouvement socialiste en France ( 1 852-1902). Saint-Simon et son œiwre. L' Ecole Saint-Simonienne. - CHARLETY, Histoire d u Saint-Simonisme. - H. DE LUBAC, Proudhon et le christianisme. - LAJUGIE, Proudhon (Textes choisis). - DoLLEANS, Proudhon. - BouRGEAT, Proudhon , père du socialisme français. - DIEHL, Proudhon. - A:0 (Jus, 1 9 6 1 , p. 87). - CoULOMBEL (RTDC. 1956). - \VIEACKER, Griinder und Bcwahrer, p. 197 (195 9). - \VI EACKER, R. von Jherin q , 1942. - WOLF, Grosse Rechlsdenker, p. 6 1 6 . - ÜLGIATI, op. cil., 1 950. - (;f. IVI.-E. MAYEHS, Rechlsnormen und Kullurnormen, 1 903.

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tion du droit naturel. Cependant il subsiste encore dans cette doctrine trop de vestiges métaphysiques (liberté et raison de l'homme) pour que nous puissions la qualifier de positivisme complet ; la marche de l'esprit scientifique n'en est encore qu'à ses débuts. Un pas de plus sera franchi par les historiens.

II. - L'historicisme juridique Au règne de l'instinct de jouissance individualiste va se substi­ tuer en Allemagne celui d'une force impersonnelle : l'évolution. C'est le second produit de la science. L'essor de l'histoire comme science (1) est à peu près contemporain, ou légèren1ent posté­ rieur, à celui de l'économie. On peut discuter sur la date de l'in­ vention de l'histoire-science, insister sur ses sources j uives, stoïciennes ou chrétiennes. Les Italiens font honneur à Vico (2) d'être l'inventeur de l'histoire, on cite Voltaire et Montesquieu, les Anglais peuvent avancer Hume. Une masse d'informations patientes se trouvait être accumulée déjà depuis la Renaissance, fruit de l'esprit scientifique d'observation. Mais c'est bien au xrx e siècle que de ces faits accumulés surgit la grande intuition que l'humanité tout entière a connu des âges successifs, et qu'on peut construire une science de ces faits de succession. Le modèle, ou l'une des premières grandes réussites, c'est la doctrine biolo­ gique de l'évolution. Les universités allemandes se trouvent ici à l'avant-garde. On y redécouvre, dans une atmosphère romantique, le moyen âge, ses chansons de geste et ses cathédrales gothiques ; on y tra­ vaille l'histoire et la préhistoire. Vite on aboutit à des lois : lois de l'histoire économique, descriptions des différents stades d'organisation d u travail par où passe toute société (stade domes­ tique, stade urbain, stade national), grandes philosophies de l'histoire dues à Hegel ou à Karl Marx, car des philosophes sont en tête de ce travail pseudo-scientifique. De même, en France, (8) Historicisme : MEINECKE, Die Enlstehung des Histnrismus, 1946. - J. BAXA, Ein­ führung in die romanlische Staats wissenscha/1 ( 1 931). - TROELTSCII, Der Hislorismus und seine Probleme, Ges. Schr., I I J, 1 922. - EnREN BERG, Herders Bedeulung für die Rechiswissenscha/1 (1 903). - POPPER, Misère de l'hisloricisme, 1 9.5 6 (infra, chap. 21). - A. NEGRI, Saggi su[[o sloricismo tedesco, 1 959. - Nous renvoyons aussi aux quatre derniers chapitres (Hislo i;e el Droit), que nous n'avons pu reproduire, de la pre­

mière édition du présent ouvrage. (9) Vico

BELLOFIORE, La MAYO R , C.B. Vico

dotlrina del dir. nal. in . G. B. Vico, 1954. - MüNTE­ e la concezione malerialistica della St. d. D., 1903.

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Saint-Simon et Auguste Comte avec sa " loi des trois états ». En Angleterre, l'évolutionniste Spencer et (pourvu d'une docu­ mentation technique beaucoup plus sérieuse) l'historien du droit Henri Maine. Car c'est déj à de l'histoire du droit. Comment une histoire générale de l'humanité ne serait-elle pas au premier chef une histoire des institutions, et des croyances sur le juste ? Il se peut que les Facultés de droit n'y participent guère; que Savi­ gny et son école aient maintenu leur préférence pour une histoire préscientifique; les facultés de droit n'accueillent les nouveaux courants de pensée qu'avec un judicieux retard ; mais elles finissent par en savoir certains résultats. Au milieu du xrx e siècle, la science historique a déjà très solidement établi que le droit n'est pas un donné stable ; qu'il y a une grande différence entre le droit romain ancien et le droit classique, entre l'ancien droit gennanique et le droit 1noderne; et que déjà le système libéral s'enfuit à grands pas. Dans l'ivresse de ces découvertes, on extrapole, on fenne les yeux sur la continuité de l'histoire, une fausse science croit avoir prouvé que tout évolue, et savoir pro­ phétiser le sens de l'évolution ... Beaucoup en ont pris argument pour conda111ner le droit naturel. Il n'y a plus de nature stable, donc de système de droit immuable mais de mouvantes et successi;-es conditions de la vie humaine. Même le système des modernes, celui des droits indi­ viduels, du contrat social, est propre à un moment de l 'histoire : et il n'est pas de raison de penser qu ïl ne court pas comme les autres à sa fin peut-être prochaine; un autre viendra se mettre à sa place. Méfions-nous des philosophies qui prétendent le consolider, car il y a aussi une histoire de la philosophie, chaque philosophie n'a qu'un temps. On peut rendre co111pte des i dées, comme Marx l'a fait génialement , par de transitoires causes sociales. La plus forte partie des auteurs du xrx 0 siècle a con1bat­ tu le droit naturel; les plus grands ont résolu1nent rompu avec ce terme : Bergboh1n, Binder, Jcllinek, Carré de Malberg ; Kohler parle d'un droit Yariable aYec la " culture » de chaque temps (1). Vint le temps de la Naturrechtsphobic. Mais l'enthousiasme des scientistes de la pren1ière moitié du xrx e siècle les a menés beaucoup plus loin : jusqu 'à proposer une doctrine positive des sources du droit fondée sur la science 1892. Jurisprudenz und Rcchlswissenschafl, der Rechlsphilosophic. Rechtsphilosophie und Univer­ salrerhls,qeschichle (Holtzendorff's Encykl., t 907). Sur l'historicisme culturel, on trouvera quelques titres encore, infra au chapitre VI, p . 93. . (1) BEHGJJOHM, KoHLER, Lehrbuch

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historique. Pour Savigny et son école (1), dont on pourrait rapprocher Burke et les publicistes français de la Restauration (2) le droit est le produit du Volksgeist, de l'esprit de chaque nation ; chacun découvrira la source de son droit propre en étudiant ce fait historique, la coutume traditionnelle : en Allemagne, le droit romain tel que la classe l;i plus cultivée de l'orga­ nisme social nous l'a transmis en l'adaptant à des mœurs nouvelles. Viendront au contraire déranger la béatitude des juristes réactionnaires, les thèses de Hegel (3) et de · (1) L'éco l e h i stor i q u e Sav i g n y

\VIEACKER, Gründer una Bewahrer, p. 107 (1959) . - \VOLF, op. cil., p. 436 et s. - WüRTENBERGER, Savigny (Handbuch d. soz. Wiss. 1953). - So LARI, Storicismo e diritio privato, 1940. - KoscHAKER, Europa Und romisches Recht, p. 256 et s. - ZWIGLMEYER, Die Rechtslehre Savi­ gny, 1 929. - A. STILL, K. von Savigny ( 1927-1929). - KANTOROWICZ, Savigny and the Historical School of Law, 53, LQR, 334. - E1cHEN­ GRÜN, Die Rechts philosophie b. Hugos (1936). - WEBER, Hugo, 1933. - F. von HIPPEL, G. von Hugos Arbeitsplan (1931), - ScHÔNFELD, Puch/a Und Hegel (Festschrift Binder, 1930). - LANDSBERG, Geschichle d. deutsch. Rechtswissenschaft. H i sto riens d u d roit : G i e r ke

\VoLF, 637 et s, avec bibliographie. - GURVITCH, La philosophie du droit de O. Gierke (1922). - MAINE, Robson « Sir H. Maine to day « in Modern Theories of Law, etc. (2) P u b l i c i stes h istorisants : B u r ke Dominique BAGGE, Les idées politiques sous la restauration, 1953. EINAUDI, Ed. Burke e l'indirizzo storico ne/le scienze politiche, 1930. Do cKHoRN, Die Staatsphilosophie des englischen Idealismus, 1937. CoRBAN, Burke and the revolt againsl the 18th century, 1929. (3) P h i losophie d u d roit d e Hegel : A. NEGRI, Stato e dirilto ne/ giovane Hegel (1 958). - BARION, Hegels Staatslehre in neue Ordnung ( 1 953.) - Pietro PIOVANI, La filosofia del diritto e la lezione di Hegel, R IFD, 1954, p. 352. - FosTER, The Political philosophy of Plalo and Hegel, 1 953. - HoRVATH, Hegel und das Recht, ZôR, 1932, p. 52. - SoLARI, Il concello di societa civile in Hegel (Studi Storici, 1949), p. 343. - Sloricismo e dirilto privalo, 1940. - Eric WEIL, Hegel el l'Etat (1950). - LARENZ, Hegelianismus und preussische Slaats­ idee (1941). - DuLCKEIT, Rechtsbegritf und Rechlsgeslalt. Untersu­ chungen zu Hegel, 1936. - TRÈVES, La filosofia di Hegel e le nuove concezioni tedesche del diritlo et della Stato, 1935. - Pozzr, Filosofia giur. di Hegel, 1934 . - LôWENSTEIN, Hegels Staatsidee, 1 927. - BOSANQUET, The phi/, theor. of the Slate, 1920. - REYBURN, The elhical thcory of Hegel, 1 921 . - RosENZWEIG, Hegel und der Staal, 1 9 20. - VERMEIL, La pensée politique de Hegel, RMM, 1931, p. 441. - BATTAGLIA, Linee di Sviluppo del pens. fil. giur. in Kant e in Hegel, RIFD, 1931, p. 610. MAsc, La liber/a nel dirilto e nella s/oria sec. Kan t el Hegel (Atti della R. Ac. di Sc. Napoli, 1 903, p. 485) . - AGUILERA, L'idée du droit en Alle­ magne depuis Kant, 1892.

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Marx (1). Le grand philosophe Hegel, chez qui l'adoration de l'histoire s'intègre dans l'idéalisme, et grâce au nouvel instrument de la dialectique, dans un rationalisme ex­ trême, nous presse de renoncer à chercher les sources du droit dans une métaphysique immuable; on doit les puiser dans le réel, car le " réel est rationnel", et le réel est histo­ rique, il se 1neut dans le tourbillon de la dialectique, entraîné sur rythme ternaire dans le mouvement perpétuel des thèses, antithèses, synthèses. La philosophie de l'histoire (2) nous dicte le droit naturel. Elle dicte le droit de chaque moment, elle montre déjà dépassé le stade du libéralisme, auquel une période organique a d'ores et déjà succédé. Les victoires de Napoléon, puis de la monarchie prussienne, signifient un retour à l'ordre : et nulle philosophie abstraite ne peut et ne vaut rien là-contre. Le « tribunal de l'histoire " en a décidé. On trouve le même histo­ ricisme, avec d'autres conclusions, chez Karl Marx, disciple de Hegel ; même condamnation des régimes et philosophies j uri­ diques appartenant aux moments révolus de l'histoire, dépassés ; même affirmation d'un ordre social à venir, construit non sur quelque nouvelle " misérable " philosophie, mais sur la science de l'histoire, sur le mouvement du réel, que l'esprit scientifique perçoit et qui constitue en chaque temps la source véritable du droit. Les effets pratiques furent puissants, de cette nouvelle philo­ sophie « historiciste " des sources du droit. L'Allemagne s'en est imprégnée et en a reçu le " positivisme historique " qui, pendant de nombreuses années, régit l'esprit de ses juristes : seul posi­ tivisme total, seule soumission absolue aux textes légaux, que l'on accepte sans contrôle, sans plus se demander s'ils répondent à la volonté populaire; acceptation du fait présent comme source du droit - non plus seulement d'un système scientifique tra(1) Marxisme et d roit :

Bibliographie dans FRIEDMANN, p. 251 et S. et dans BARTOLI, Karl Marx. Voir la chronique de STOYANOVITCH aux APD, 1960, p. 187. Soviet legal philosophy (1951). - SCHLESINGER, Soviet legal theory (1945). - J. HIPPOLYTE (cahiers intx. de sociologie, 1947, p. 1 42 et s.). H. KLENNER, Der Marxism11s Leninismus über das Wesen des Rechts (1 954). - RENNER, Die Rechtsinstilule des Priuatrechts und ihre soziale Funk/ion (nouvelle éd., 1949). - PASHUKANIS, La théorie générale du droit el 1, marxisme (1924). - Karl Li:iwrTH, Von Hegel zu Nietzsche, 1923. - H. PoPrTz , Der enlfremdele l\lensch. Zeitkritik und Geschichls­ philosophie des jungen Marx (1953). - Th. RAMM, Die grossen Sozialislen ais Rechts-und Slaaisphilosophen, I, 1955. - CALVEz, l\Iarx, 1957. L. RAoGI, J\llaterialismo storico e studio del diritto romano, R1s0, 1 957, p. 1 , etc. (2) Il ne s' agit pas dans ce cas de science. Outre l ' observation empiri­ que, la •philosophie a sa part à la lecture de l'histoire (cf. Leçons sur l a philosophie de l'histoire, Introduction C , trad. Gibelin, p. 18).

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ditionnel (« positivisme scientifique " des Pandectistes alle­ n1ands) (1), mais aussi bien du fait nouveau, des règles révolu­ tionnaires que pose la pu issance en place - fût-elle une dictature brutale ; non plus parce que le contrat social les justifierait, mais l'histoire. Acceptation de la force qui crée le droit. On s'est demandé dans quelle mesure l'historicisme de Hegel est responsable du bismarckisme, responsable du droit hitlérien (2). Bien que l'idéal politique propre à Hegel soit plus riche et plus « synthétique " que celui de ses sectateurs, nous le croyons pour une large part ; ce qui importe historiquement n'est pas toute la pensée du maître qui fut libérale, mais ce que son siècle en a tiré. Quant à l'influence du marxisme sur le droit des pays commu­ nistes, révolutionnaire, « dialectique ", par principe étroitement soumis aux courbes de l'action politique et du programme du parti, elle est manifeste à nos yeux. En France même, comment ignorer la pression toujours persistante d'un état d'esprit pro­ gressiste, désaffection pour le passé et la tradition - hantise d'être de son temps - prestige du neuf ? Certes; il y a longtemps que la forme, ici décrite, d'historicisme, est dépassée, à la fois par les philosophes et par les techniciens de l'histoire; que les his­ toriens ont abdiqué la prétention de découvrir, scientifiquement, le « sens de l'histoire "· Chez les « philosophes de l'histoire ", il y avait, mêlés à la science, des préjugés sentimentaux : provi­ dentialisme mystique, présupposé métaphysique de la rationalité de l'histoire (d'ailleurs confessé par Hegel). Nous ne nous troo­ vons pas du tout sur le terrain de la science pure. Il n'empêche qu'il a existé une philosophie juridique fondée sur le culte de l'histoire et terriblement efficace.

III. - Le sociologisme Mais le triomphe des sciences humaines, c'est en France même - un peu plus tard, quand l'historicisme romantique entra sur la pente du déclin - : la Sociologie (1). op. cil., p. 2 1 7 et S., 232 et S. Hegel et l'Etat. - FRIEDRICH, op. cil. - DnESCH-VERMEIL-BASCH- MARKIEwicz, La Weltanschauung nationalsocial isle, 1937 .­ C. SCHMIDT, Verfassungslehre. Begriff des Polii/schen. Politische Theo/agie. - G. LAVAGNA, La dottrina nazional socialisla del dir. e del slato (1938). (1)

WIEACKER, WEIL,

(2) Eric

- BINDER, PRÉLOT, etc.

(3) Sociologie j u ri d i q u e :

H.

LEVY-BRUHL,

Aspects sociaux du droit, 1955. -

GURVITCH,

Elé-

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Science qui se veut cette fois totale de l'homme et de ses institutions ; elle englobe l'économie - qu'elle débarrasse de ses prémisses individualistes - et l'histoire-science; elle a prétendu remplacer la psychologie. Science positive, au degré suprême : qui traitera délibérément les faits humains " comme des choses » ; elle a l'audace de les supposer, comme les faits de l'ordre natu­ rel, déterminés. Cessant d'y voir une création de la liberté de l'homme, elle revendique directement le " social » comme objet de science. Ainsi naît une science du droit ; une sociologie jl!ridique. Ici encore il faut regretter que les facultés de droit françaises n 'aient pas plus prêté d'attention à cet événement. Mais délaissée par les juristes, la sociologie juridique n'en a pas moins connu ailleurs l'épanouissement ; elle nous a découvert un monde auparavant mal soupçonné : le monde des faits juridiques, qu'elle se prend à étudier pour la première fois tels qu'ils sont, et non plus tels qu'ils devraient être. Grâce aux méthodes des sociologues, nous avons découvert une science de la diYersité des lois, déjà pressentie par Montaigne, Bodin, l\1ontesquieu ( 1 ) et qui est en train de s'affirmer avec les études de droit comparé, d'ethnologie, de géographie j uridique ; il s'est institué une science des faits judiciaires (2), des coutumes, ou comportements juridiques des individus. Mais surtout la sociologie a cherché les causes sociales des phénomènes juridiques, sui-vi leurs effets ments de sociologie juridique, 1940. L'idée du droit social, 1932. - TI>IA­ SCHEFF, Jntr. à la soc. jur., 1 945. - \VIEACKER, op. cil. , p . 332 et S . SOROKIN, Les doctrines sociologiques contemporaines.

(1) Montesquieu Précurseur de la sociologie, mais par un autre aspect de son ètre ferYent des idées libérales, profondément imprégné d'Aristotélisrne, il n'est pas facile à classer dans une revue des doctrines. Sa célèbre définition mise en tête de !'Esprit des Lois (les lois sont « les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ») marque les débuts d'une étude scien­ tifique du droit. Notons l'implicite croyance fondée sur un yague déism e , e n une harmonie naturelle, et rapprochons en la doctrine des physiocralcs. fondateurs à la même époque de la science de l'économie (cf. \VEULERSs1: et les histoires des doctrines économiques). BnETIIE DE LA GHESSAYE, La philosophie du droit de ,Uontesqu ieu , APD, 1962. - Conférences du bicentenaire de !'Esprit des Lois (Paris el Bordeaux) : Brethe de la Gressaye. - Davy. 1 948. - DEDIEU, 1\1011lesquiea, 1949. - VIDAL, Saggio sui 11!011/esquieu , 1950. - CoTTA. Monlesqu ie,t e la scienza della sociela, 1954. Pour le xvI' siècle, supra, p. 55 et s, (2) Psyc holog i e j u d iciai re : ENmscn, Einführang in das jaristische Denken (1956). - EHRLICH, Jurislische Logik. - !SAY, Rechlsnorm and Rechtsenlscheidung. H. GoRPHE, Les décisions judiciaires, etc.

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dans les ·groupes (car la sociologie travaille non à l'échelle individuelle mais par statistiques, dans le global). Abandonnant une fois pour toutes l'explication par les idées, par la raison individuelle, elle ne veut connaître que le fait " objectif " social. La fécondité scientifique des études sociologiques ( en tant qu'elles visent à expliquer les phénomènes j uridiques) ne peut plus être mise en doute : elles ont fait leurs preuves. Mais laissons ce point : est-ce qu'une philosophie du droit s'éveille avec cette nouvelle science ? Il faut sûre1nent répondre oui, si l'on considère la pensée du xrx• siècle : d'Auguste Comte (1) (quelle que fût son hostilité pour le terme même d e droit), de Durkheiln et de ses disciples les plus directement fidèles (2). Dans leur esprit, la science sociale doit relever entièrement la métaphysique. D'elle sort une conception du droit, de ses sources et de ses buts. 1 ° Les sociologues ont découvert (ou cru découvrir) les causes sociales du droit : un glissement de l'être au devoir être, dé­ marche coutumière aux scientistes, sera suffisant pour en induire une doctrine des sources du droit. Elle nous invite à nous courber devant cette grande force collective que l'obser­ vation a révélée : après l'instinct individuel, après l'histoire, ce troisième fait scientifique s'empare du sceptre. Selon l'enseigne­ ment de Durkheim, sur ce point le plus conséquent et le p_lus explicite, le droit relève directement de la conscience collective, elle-1nême explicable à son tour par d'autres faits sociaux. Nul n'en a plus clairement tiré que son disciple, M. EL Lévy­ Bruhl, les suites pratiques : ne plus situer les sources du droit dans la justice, dans la raison - ainsi que le voulaient les an­ ciennes métaphysiques - ni non plus - avec les modernes à titre essentiel dans la loi. Car trop souvent la loi n'exprilne que le vouloir individuel du législateur, ou d'un groupe d 'hom( 1 ) A. Comte

VILLEY, Ce que l'histoire du droit doit à Comte (Mélanges Levy Bruhl, 1959, p. 497). - VENIAMIN, La phi/. du droit d ' Augusle Comte, APO, 1952, 1 8 1 . - SoLARI, Positivisme giuridico e polilico di A .. Com/P ( S t u d i Storici, 1949, p . 383). - MEHr.rs, Die S/aalsphilosof)hie Comtes, l\lO\l. LACROIX, Sociologie d'Aug11ste Comte, 1957. - L. LEVY-BRuHr . .

(2) Théories sociolog istes du d roit : Infra, p. 92 et s. Méthode sociologiq11e el droit (rapports présentés au colloque de Stras­ bourg), 1958. - Droit, économie el sociologie (Toulouse, 1959). - L' An­ née sociologique (chroniques de LÉVY-BRUHL, CARBONNIER).

Villey.

G

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1nes politiques ; de toutes façons, son texte figé dans une forme écrite rigide répond mal au contenu mouvant de la conscience populaire. Le juriste n'hésitera pas à préférer d'autres expressions de la volonté collective, plus fidèles, plus souples surtout, telles que les sentences des juges, et principalement la coutume. Il existe des droits sans loi, dans les groupes infra-étatiques, ou dans l'ordre international (Droit social, Gurvitch); la loi doit être détrônée, privée de cette omnipotence où l'avaient à tort installée les volontaristes modernes. Programme confus, impraticable, prétendent les juristes orthodoxes ? Mais il nous semble qu'il a été déjà maintes fois 1nis en pratique. Signe précurseur, les historiens du droit de nos facultés ont très largement délaissé l'histoire du droit propren1ent dite pour l'histoire des institutions, coutumes, pratiques judiciaires ; le Corpus juris civilis et les grands ou­ vrages de doctrine et de législation, pour les Olim, des Po/y­ tiques, des cartulaires. Nos publicistes, d'année en année plus conquis aux " sciences politiques " usent plus de temps sur les coutu1nes de la vie politique présente (par exemple celle des partis) que sur le texte de la constitution. Depuis le début de ce siècle, notre droit civil fait la part toujours plus généreuse aux arrêts de la jurisprudence ... En Allemagne " l'école du droit libre " fondée par le sociologue Ehrlich érige la sentence du juge au rang de première source du droit ; aux Etats-Unis le juge Holmes (avec toute « l'école réaliste") donne sa définition fa­ n1euse : « La prévision de ce que les juges décideront en fait, voilà ce que j'appelle le droit" · · · La honte de soi-même, le prestige des sciences exactes, comtne un vertige irrésistible conduit le droit à s'abîmer dans toutes sortes de faits. Nous pensons que la définition du droit et de ses sources inventée par les sociologues a d'ores et déjà pénétré - par quel canal, peu nous importe, et bien sùr sans qu'on ait gardé conscience de ses origines, la pratique du droit. 2 ° Quant au contenu de l'ordre juridique, l'apport de la sociologie n'apparaît pas n1oindre. La grande idée d'Auguste Conlte fut ici la priorité du " social" sur l'individuel : parce que l'observation positive nous ferait concevoir " le tout" supérieur aux indi vidus, saisir la grandeur collective à laquelle chacun devrait son être et sa pensée même, il s'ensuivrait que nous devons sacrifier " les droits " aux " devoirs", rompre avec l'inclividualis1ne des " 1nétaphysiciens" modernes. Il est vrai que la science positive est parfaitement incompétente à juger ainsi de la valeur de l'individu ; mais la religion positiviste a

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décidé une fois pour toutes que telles étaient les vues de la science. D'autres sociologues ont par ailleurs renversé ces conclusions : une « sociologie dynamique ", déjà représentée par Spencer et très exploitée par Durkheim dans ses " leçons de Physique des mœurs et du droit ", peint une S ociété qui sécrète, par son action propre, le développement progressif des libertés indi­ viduelles . . . Il n'empêche que le thème du social comme but de l'action juridique reste l'un des principaux apports des écoles sociolo­ giques. Notion confuse, que pour ma part je saisis mal : elle fait partie de ce langage extrêmement obscur qu'affectionnent les politiciens. Cela ne l'empêche pas d'être efficace. Greffée sur l'utilitarisme, elle en a renversé le sens : car Bentham, en fils de son ternps, ayant édifié son système à partir de la psycho­ logie, n'assignait au droit le service que d'intérêts individuels. Voici que s'y mêlent désormais, et bientôt prévalent, des buts sociaux. Certes d'autres facteurs intellectuels ont conjointe­ ment engagé la grande offensive contre l'individualisme mo­ derne : de nouvelles doctrines économiques, une certaine vision de l'histoire, tout cela se rejoint, chez Saint-Simon, le maître de Comte; comme plus tard chez Marx. Mais seule la sociologie, prise de conscience du social, donne son plein sens au socialisme. Le droit nouveau que tentera de construire Duguit (1), collègue de Durkheim à Bordeaux et converti aux " Sciences sociales " sera tendu vers le service de l a " solidarité sociale"; selon les vues de Comte il condamne le droit subjectif, et méta­ morphose la propriété en " fonction sociale "· Pareillement, Emmanuel Lévy extraira de la sociologie une « vision socialiste du droit "· Le chef des juristes sociologues aux Etats-Unis, le doyen Pound, définit le droit un social engineering; qu'est le juriste ? un ingénieur pour le compte de la société. Les crimi­ nologues donnent leurs plans de réforme du droit pénal, dont le caractère le plus neuf est de poursuivre en priorité l'intérêt public : par des 1nesures préventives, l'hygiène, la médecine, on se préoccupe de faire baisser la statistique des délits beaucoup plus que de garantir les libertés individuelles. Puisque le groupe social est, en fait, plus que ses éléments, on aurait tort de faire prévaloir les intérêts individuels. Alors que le droit arbitrait traditionnellement les libertés individuelles et qu'il était leur sauvegarde, voici qu'on tend à lui assigner pour programme l'essor du groupe. Et c'est peut(1) Sur DuGUIT et HAuRrou, nous renvoyons à la bibliographie des manuels de droit public français (DuvERGER, VEDEL), infra, chap. VI p. 92.

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LEÇONS D'HISTO IRE DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT

être le changement le plus remarquable et le plus lourd de consé­ quences. Comte avait soutenu que le droit, cette notion métas physique, était appelé à disparaître dans l'âge du positivisme, pour· faire place à une autre forme d'organisation sociale. Bien que la plupart des sociologues aient rejeté cette formule extrême, elle ne manque pas de valeur prophétique.

*** L'influence des philosophies scientistes est encore vivante; selon nos recherches précédentes, il y a un décalage forcé entre philosophie et droit; le juriste assez audacieux pour exploiter une doctrine philosophique vieille d'un siècle est à la pointe de la nouveauté. Est-ce l'effet de « l'accélération de l'histoire " si les résultats apparaissent, dès maintenant, appréciables ? Certes la charpente moderne tient : le Code civil - la Déclaration des droits de l'h01nn1e - les principes démocratiques. Malgré quoi, depuis le Code civil, le droit est en évolution rapide : une foule de textes ont poussé anarchiquement, de nouvelles branches du droit ont surgi (droit social, droit économique) lesquelles ne sont pas hmnogènes au système traditionnel, et qui n'ont pas n1ême racine. Et plus iinportante que les textes, il y a la n1éthode, l'attitude de l'interprète en face des textes. Les 1nétamorphoses substantielles du droit civil commencent à nous être connues grâce aux analyses de Morin, de M. Durand, de '.\L Savatier, de M. Ripert . . . Elles supposent de no uvelles idées sur les sources et les buts du droit ; des principes nouveaux (1). J'en chercherais la cause principale - non pas propren1ent dans les sciences - mais dans les trois philosophies scientistes du début du xrx e siècle (2). (1 ) Cf. J. -\V. HADE'1ANN, Die Fnrlschriltc ties civil. Rechls in X [X. Jahrhunderts et les auteurs francais cités au texte. (2) La fin du xrx• siècle s'ori�nterait par contre en moyenne ,•ers une science plus stricte ; on se défiera de conclure plus que ce que les faits autorisen t : par exemple l'histoire se libère de la philosophie de l'histoire. Quand elle continue à se joindre au rejet de la métaphysique. on voit mal où cette attitude conduit la pensée juridique. si ce n'est au nihilisme (infra, chap. VI).

CHAPITRE VI CONCLUSI ON LE XXe SIÈCLE ,.

Nous supposerons que les cinq leçons précédentes n'ont pas diminué, au contraire, votre amour de l'actualité. Ce que vous voulez plutôt connaître, c'est la philosophie du droit contem­ poraine. Il nous faudrait continuer notre esquisse d'histoire jusqu'au xx• siècle. Je doute que cela soit possible, et pour trois raisons 1 ° D'abord parce que je ne suis pas sûr qu'il y ait encore, à notre époque et dans notre coin de l'Europe, une philosophie dominante. Les phil osophes ne me paraissent plus si domi­ nateurs; ils abandonnent à la Radio, ou à Paris Match, la maî­ trise de l' opinion. Quant aux juristes, ils estiment en majorité la philosophie superflue, et plus commode de s'en remettre au sens commun, au sens pratique; ce qui est encore, nous le savons, une philosophie, mais des plus médiocres. 2 ° D'autre part, à supposer même qu'il existât actuellement une pensée vivante, capable d'insuffler au droit une sève nou­ velle, l'historien aurait de grandes chances de ne pas savoir la reconnaître, faute d'un recul suffisant. Nous sommes perdus au milieu de centaines d'ouvrages, contenant le système de chaque auteur ; peu sont destinés à survivre. Peut-être le renom passager de certains d'entre eux est-il dû à une propagande orchestrée avec savoir-faire, à la haute situation scolaire de leur auteur. Pour 1nesurer leur poids exact, il faut attendre que le temps juge, le temps c'est-à-dire un bon nombre de lecteurs critiques. 3 0 Et pour finir, on ne peut prévoir laquelle de ces philo­ sophies gagnera l'esprit des juristes, assez pour informer le droit. II faut attendre. L'histoire cesse d'être co1npétente; car il y a une science du passé, mais le présent est affaire de choix.

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Notre ultime exposé sera donc au degré suprême incomplet, risqué, provisoire. Passons rapi.dement en revue les doctrines les plus notoires, puis nous pourrons distinguer celles qui ont nos préférences. * **

Le mieux sera de jeter un coup d'œil sur notre Bibliothèque d'histoire de la philosophie du droit, à l'armoire du xx• siècle (1). Nous avons là, comme vous le voyez, une bonne quantité de livres, achetés sur la foi de leurs titres, mais la valeur du contenu n'est pas garantie. Ce qui est le plus remarquable dans cette dense littérature est son incohérence interne et l'extrême diversité des tendances représentées. La plupart des doctrines anciennes, que nous avons rencontrées au cours de l'histoire, paraissent avoir aujourd'hui leurs continuateurs ; j e devrais dire leurs épigones. Car souvent ces répétiteurs des doctrines (1) Phi losophie du d roit d u X X • siècle :

Il ne peut plus être question que de listes bibliographiques incomplètes et très hasardeuses. Des ouvrages très importants, mais traitant de sujets spéciaux (tels que la logique juridique, la psychologie judiciaire, la défi­ nition du droit) y seront passés sous silence. Quant à l'énorme quantité de manuels ou traités généraux de la philosophie du droit, parus depuis le début du siècle, beaucoup ne sauraient être classés prématurément sans sérieuse lecture préalable. C'est pourquoil'on s'est abstenu d'y faire figurer par exemple les nombreuses " introductions générales à l'étude du droit ", telles que celles de J. P. HAESERT, du PASQUIER, BRÈTHE D E LA GRES­ SAYE, PEsCATORE, ainsi que l'œuvre collective parue sous ce nom sous les auspices de la Faculté de droit de Paris : G. ScELLE, Le droit public el /a théo­ rie de l'Etat. - P. EsMEIN, La p lace du droit dans la vie sociale. - L. JuL­ LIOT DE LA MoRANDIÈRE, Introduction à /'Etude du droit civil françai.s. H. LÉvY-BRUHL, Les sources el les instruments de travail, Paris, 1951. Les manuels de droit civil français comportent depuis la mise en appli­ cation des nouveaux programmes de licence une introduction philoso­ phique : surtout G. MARTY et P. REYNAUD (Sirey, 1955). - On excusera l'omission des littératures de langues scandinaves et espagnole . impor­ tantes sur notre suj et. Relativement négligée, au profit de la continentale. la philosophie des pays anglo-saxons. Nous remercions 1\1. BoBBIO de nous avoir indiqué plusieurs ouvrages italiens. L'nn des meilleurs guides est FnIEDMANN, Legal Theory, notamment pour les influences venues des grands mouvements politiques et sociaux contemporains. - DEL VECCHIO, BunDEAU, Rounrnn, SAUER, ,YoLF, KESl!OTT, Social and Polilical Doctrine of conlempory Europe (1939). SonOKIN, STONE, Province and f1mction of Law, 1933. - LLOYD, op. cil. (avec textes). Mais on devra s'aider surtout des chroniques ou commentaires des grandes revues contemporaines pour la philosophie du droit (supra, p. 12, n. 1). On souhaiterait qu'une équipe suffisamment nombreuse de lecteurs puisse rendre compte, dans nos Archives de Phil. du droit, de l'abondante littérature venue chaque année de l'étranger.

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des grands philosophes ont mal compris la leçon du maître ; ils .suivent la lettre plus que l'esprit, les appauvrissent, forcent leur unilatéralisme. Non moins que diversité des thèses, il y a diversité de valeur. Le classement d'ailleurs provisoire que nous avons fait de ces livres comprend les cinq rubriques suivantes

I. - Néothomisme Voici d'abord un bon nombre de " traités de droit natureb dus généralement à des Pères jésuites ou dominicains, les Pères Cathrein, Valens in, Leclercq, etc. (1). Le " néo-thomisme " s'est (1) D ro i t n at u re l : Quelq ues titres : Cf. WOLF, Das Problem d. N.R. Lehre, 1955,

p.

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et s.

X I X ' siècle HAMMERSTEIN, Die Entwicklung des Nalurrechlsgedankens in d. Kath. Rechlsph. des XIX. Jhs. Diss., Fribourg, 1950. - ARRENS, RoMAGNOSI, ROTHE, TAPARELLI n' AZEGLIO (cf. PRÉLOT, dans Le droit naturel, 1959.191), TRENDENLENBURG, BOISTEL. X X ' siècle : France DELHAYE, Permanence du droit naturel, 1961 . - MARITAIN, Les droits de l'homme et la loi naturelle, 1947. L'homme et l'Etat, 1953.. -. LE FuR, Les yrands problèmes du droit, 1937, et APD, 1935, p. 20. - RENARD , Le droit, l'ordre et la raison, 1927. Le droit, la justice et la volonté, 1924. La théorie de l' Institution, 1930. - CHARMONT, La renaissance du d'roit naturel, 1927. - VALENSIN, Traité de droit naturel, 1925, etc. Cf. n otre Abrégé du droit naturel classique, infra. Lan gue a l l emande

Cf. infra, p. 102. FucHs, Lex naturae (1955). - FUNK, Primai des Nalurrechts (1952). MESSNER, Das Naturrecht, 1950. - MANSER, Das Nalurrecht in thom. Schau (1944). - KüCHENHOFF, Naturrecht Und Christentum, 1948. H. RoMMEN, Die ewige Wiederkehr des Naturrechts (Suisse, 1936, 1947, ouvrage traduit en français, 1946). - PETRASCHEK, System d. Rechtsph., 1932. - HoLSCHER, Sitlliche Rechtslehre, 1928. - SCHILLING, Chrislliche

Rechts- Und Sozialphilosophie (1933). - CATHREIN, Recht, Naturrechl und positives Recht, 1909, etc. - Nalurordnung in besellchafl, Staal 11i/irtschaft, ouvr. collectif, Innsbruck, 1961. - Ouvrages de P. UTz, etc. Itali e GRANERIS, Conlribuli /omis/ici alla fil. d . dir., 1953. - ÜLGIATt, Il concelto di giurid. (1943). - E. DI CARLO, Il dir. nat. nel attuale fase del pensiero italiano, 1932. - Diritlo naturale vigente (Rome, Studium, 1951), etc. A n g l eterre, Etats- U n i s : HAINES, The revival of natural law concepts, 1946. - J. HALL, Living Law of Democralic Society (1949). - FULLER, The law in quest of itself (1940). - ViILD, Plato's modern enemies and the lheory of natural law

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large1nent déployé dans le domaine du droit. Ce mouvement semblait correspondre à des nécessités actuelles, à la réaction nécessaire contre l'arbitraire étatique (dont le positivisme juri­ dique avait ouvert toutes les vannes), et contre l'individualisme libéral : la théorie du juste prix, du juste salaire (de la justice com1nutative), pourquoi pas l'interdiction de l'usure et du grand con11nerce ? Voilà de quoi donner substance au catholicisme social. Et sans menace excessive pour l'ordre établi. De longs discours sur " l'humanisme » et " la personne " (1) suppléeront à ce que ce programme a de pratiquement inapplicable. Les quelques tentatives que j'ai faites d'aller jusqu'au bout de ces ouvrages n'ont pas été suivies de succès. C'est une position périmée (qui, du reste, traduit bien mal la vraie pensée de saint Thomas, combien plus riche 1) de rêver un système de droit statique, ne serait-ce que dans ses " principes ». Les modernes ont mis en lumière la fonction active de l'homme dans la consti­ tution du droit, et le XIx e siècle prouvé son caractère dyna­ mique, le progrès, l'historicité du droit. Pourrait-on revenir Hi-contre ? Et faudrait-il rétrograder, sous couleur de droit naturel, aux principes de droit accordés à l'économie médiévale ? Il n'y a pas lieu de prédire à cette scolastique attardée beaucoup d'efficacité pratique. C'est à peu près les mêmes critiques que j'adresserai pour ma part au système de M . Dabin. Vous y trouverez représentées les (1953). - PASSERIN n'ENTRÈVES, Natural law. Cf. BoBBIO, R.D.F., 1954, p. 429 et 1956, p. 72. - FuLLER-STUMPF dans APD, 1960, p. 177, etc. Au Canada nous signalerons les travaux de P. LACHAcXCE, Le concept de droit selon Aristote et saint Thomas, 1948. - Le droit et les droits de l'homme 1959. Théolog i e protestante :

L "important ouvrage de BRUNNER, Gerechligkeit, Eine Lehre von den Grundséi.fzen der Gesel/schaftsordnung, fait participer le protestantisme au mouvement de renaissance du droit naturel, ainsi qu'un certain nombre d'autres études. Là-contre s'élève la doctrine de BARTH (Nein : Antwort a11f E . Brunner, 1934, Rechtfertigung Und Recht, 1938) et de J. ELLUL, Le fondement lhéologique du droit, 1945. - \VOLP, Rechtsgedanke und b iblischr Weisung, l'J-tS. - Nalurrecht und Gerechtigkeil (Ev. Theolog., l\J47, p. 283). Rechlfcrligung und Recht (Kirche u. Recht). Die mensch­ liche Rechlsordnung (in : Die Auf.oritiil der Bi bel, Zurich, 1950). - Cf. LmR­ MANN, Zur Geschichte des Naturrechls in der evang. Kirche (Festschrift Ilerlholet, 1949, p. 294). - Révélation et droit, Strasbourg, 1961. Le courant néo-scolastique peut se rapprocher plus ou moins des nou­ velles doctrines du droit naturel citées infra, p. 103 et s. ; en d' autres cas il nous paraît mériter les graves reproches évoqués au texte : à travers la série d'ouvrages que nous venons d'énumérer, le meilleur se mélange au pire. (1) Perso n n a l i s m e Sc1rnLER, B ERDIAEFF, MARITAIN, MouNIER, etc.

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mêmes thèses néo-thomistes sous un langage différent. L'ouvrage de. M. Dabin est célèbre en France ; je n'irai pas j usqu'à dénier qu'il. sache savamment nous décrire la technique de la cons­ truction des lois. Je lui reproche de maintenir, au-dessus du droit positif et lui servant partiellement de guide, un corps de principes immuables : peu importe qu'il l'appelle " justice " QU « morale sociale " et répudie l'expressio n de droit naturel; combien de juristes s'imaginent avoir dépassé la doctrine du droit naturel qui n'en ont laissé que le terme; substantiellement c'est toujours la n1ême illusion d'un système de justice statique, ce vieux rêve pourtant condamné par la philosophie moderne et la découverte de l'histoire ; base spécieuse et chimérique pour une philosophie du droit. Je pense qu'il faut abandonner l'espoir de tirer de " la nature " des principes de j ustice immuables, consistants et fermes; ce que nous appelons la nature, nature humaine, nature des choses, n'est le plus souvent que l'effet d'humaines décisions historiques, produit de civilisation. Ni l'homme libre et rationnel de la philosophie moderne, ni la cité, ni l'ordre familial actuel ne sont naturels. Comme le dit un chansonnier, poétiquement : « La nature a fait preuve

D'un bon sens très profond En f' sant passer les fleuves Juste au-dessous des ponts"· La nature, telle que l'entendirent (nous ne dirons pas Aristote, Cicéron, saint Thomas eux-mêmes dont la pensée est plus sub­ tile), mais la majeure part des juristes apôtres du droit naturel n 'est qu'un vieux mythe périmé. Nous condamnerons l'entre­ prise, bien qu'elle doive resurgir sans cesse pour le service de besoins divers, de poser des règles immuables de droit naturel. II.

- Le néo-Kantisme

Une autre école s'évertue à retrouver, par une voie moins démodée, un Ersatz de droit naturel (1). (1) Néo-kantisme : EMGE, Rechtsphil., 1955. - S O LAZZI, L'indirizzo neo Kanliano nella f. d. d., R.d.F., 1932, p. 319. - LARENZ, Rechts. und Staa/sphil. d. Cegen­ wart (1931). - L. NELSON, System der philosophischen Rechlslehre (1924). - G, Del VECCHIO, Presupposti filosofici della nozione riel diritto (1905). Il concefto del dirilto (190G). Il conceflo della na/ura e il principio del

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Je vous ai dit qu'à la fin du xvnI• siècle, Kant avait renou­ velé les bases du système juridique moderne. Les principes su­ prêmes du droit ne sont point tirés, disait-il, de l'observation de la nature, mais immédiatement donnés et contenus dans notre conscience : comme principes a priori de la raison pratique. Notre conscience connaîtrait immédiatement la valeur de la « personne humaine » ; point de départ de tout le droit. Hélas, on peut de ce principe déduire les conséquences j uridiques les plus opposées : soit le système individualiste (système des droits subjectifs) auquel Kant est demeuré fidèle dans ses ouvrages juridiques ; soit aussi bien le socialisme, où se trouve conduit son disciple Fichte, autre grand philosophe d u droit (1). Ce principe est vague et formel. Cela peut expliquer le succès, mais aussi bien être la faiblesse de la doctrine de Kant. Après une période d'éclipse (explicable pour l'Allemagne par le triomphe de Hegel), depuis la fin du siècle dernier, Kant est revenu à l'honneur : d'où cette catégorie d'ouvrages que nous classons néo- Kantiens. Au premier rang, voici les livres de Stammler, qui pourraient bien représenter la philosophie don1i­ nante d'il y a une vingtaine d'années. Elle semblait enfin par­ venue à concilier les résultats de l'observation scientifique, nota1nment de l'histoire du droit, avec l'idéal j uridique tradi­ tionnel en Occident : le fait de la mobilité avec la rationalité du droit. Stammler constate cette vérité que le progrès des sciences humaines nous rend désormais manifeste : la diversité des systèmes j uridiques dans le temps et l'espace. Avec les conditions sociales, avec l'état de la technique de la production (Stammler a eu le mérite rare de ne pas ignorer le marxisn1e), il faut bien que le droit varie. Mais, appliquant à l'analyse des règles de droit la distinction de la fonne et de la matière (sur laquelle Kant avait construit sa critique de la raison pure, et dont la lointaine origine est chez Aristote), Stamn1ler cherche l'élément constant et puren1ent fonnel qui donne à ces systè1nes divers la qualité commune de droit, et qui plus est, celle de droit j uste (richtiges Recht) : concept de droit, idée du juste. Cette diritto (1908). La giusti:ia (1951). Le:ion i (1952) et plusieurs traductions françaises. - A. RAYA, Diritlo e slalo nella morale idealislica (Hl50). PETI\ONE-UARTOLOMEI, Lezioni. - D.JUVARA, La pensée de Del Vecchio. APD, 1937, p. 202. - CASTIGUA, L'opera di Del Vecchio e la rinascia del idealismo in Italia (1932). - STAMMLER, Lehrbuch der Rechlsphilo­ soph ie, 1928, 3• éd. Die Lehre uom richligen Recht, 1926 (1" éd., 1902). Theorie der Rechlswiss., 1 923. Wirischaft und Rech/ nach der materialis­ lischen Geschichlsautfassung ( 1 896). - Sur KELSEN et RADBRUCH, voir infra, p. 96. (1) Infra, chap. X I I.

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forme commune du juste sera décrite conformément aux prin­ cipes moraux de Kant ; elle consisterait dans l'effort vers une « communauté d'hommes libres »; elle implique la reconnais­ sance par chacun de la liberté d'autrui, et dans le respect des libertés l'acceptation de la vie commune. Voilà ce qu'on trou­ vera partout où le droit peut être qualifié juste. Tel serait le pôle commun à tous les systèmes juridiques, au reste infiniment divers par leur contenu matériel. Ainsi restaure-t-on quelque chose, du moins un idéal « formel » et quelques principes abs­ traits , de la vieille notion classique et moderne du droit naturel. Stammler résume sa doctrine dans cette formule bien connue, qu'il y aurait un " droit naturel à contenu variable ». A la vérité « naturel » est mis ici improprement, au sens large, pour « rationnel ». De Stammler nous rapprocherons : M. del Vecchio, l'anima­ teur de l' Institut de philosophie du droit de Rome, dont les livres ont un grand succès ; et même (bien qu'il ait emprunté plutôt son vocabulaire à des sources néo-thomistes), M. Gény, pour autant que son « droit naturel » comporte des " données idéales » ou " rationnelles » d'une remarquable imprécision (1). Toutes ces thèses suscitent des réserves (2). De toutes ces philosophies du droit, je pense qu'elles se sont révélées stériles. Quand le " droit naturel » se réduit à des principes " formels » et vagues, tels ceux que Kant crut découvrir dans sa raison a priori, peut-être nous.apparaît-il mieux fondé rationnellement, mais il tombe dans ce vice majeur : l'inutilité; c'est, comme on l'a dit de Stammler, une " bouteille vide décorée d'une belle (1) Gény :

Cf. F. TERRÉ, En relisant Gény, APD , 1961, p. 12.5. - To uTSAKEVITCH (thèse, Paris, 1938). Il est difficile de classer la doctrine très éclectique du doyen Gény ( Science el Technique en droit privé positif, 1914-1924), inspirée des cou­ rants de pensée les plus divers, y compris l e sociologisme. Si nous la rapprochons ici des doctrines néo-kantiennes, c'est en tant qu'elle nous enseigne (sous le nom de « donné ,, rationnel, " donné ,, idéal) un droit naturel des plus vagues. Il est permis de préférer à cet ouvrage philosophique d'une rigueur de pensée douteuse l'autre grand livre du même auteur, de caractère plus technique « Méthodes d'interprétation el sources en droit privé posilif ,, (1899) où les méthodes du positivisme juridique furent combattues avec audace, réalisme, force et succès. (2) C r i t i q u e d u néo-ka nti s m e : KAUFMANN, Krilik d. neukaniianischen Rechlsphilosophie, 1921. BoBBIO, Inlrod. à la fi. d. dir., p. 71 et s. - Ross, Kriiik d. sogenannlen praktischen Erkennlnis. Prolegomena zu einer Krilik der Rechtswiss., 1933. - COING, FRIEDRICH, WIEACKER, FRIEDMANN.

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LEÇONS D ' H ISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT

étiquette "- Cette faille apparaissait déjà dans le système de Kant, en dépit de ses convictions individualistes; mais 1es auteurs néo-kantiens se sont surpassés dans le maniement des idées creuses. On peut tout prouver à partir du cc respect de la personne humaine" ou autres formules analogues ; aussi bien la conservation du régime cher aux p ossédants, que l'instau­ ration d'un ordre égalitaire et socialiste. J'ai retrouvé trace d'une controverse entre M. le Doyen Gény et mon grand-père, qui était professeur de droit au lende­ main de la première gueTre mondiale. M. Gény arguait que le droit naturel justifiait l'indemnisation par l'Etat des dommages de guerre. Peut-être parce qu'il vivait à Caen (et qu'au cours de cette première guerre la Normandie ne fut pas détruite, mais bien la Lorraine), mon grand-père soutenait que la victime, en droit naturel, devait supporter les conséquences de la force majeure. L'un et l'autre raisonnait bien, à partir des mêmes principes. Dans son ouvrage cc Le Régime Démocratique et le droit civil", M. Ripert ironise sur la vanité de ces cc p arlotes" philoso­ phiques sur les principes généraux du droit naturel, qui se pro­ longent jusqu'à nos jours et n'aboutissent nulle part. Logo­ machie. : si c'est cela la philosophie du droit, autant cultiver nos poireaux.

III. - Le positivisme scientifique Alors passons au camp adverse, où l"on a déclaré la guerre à toute sorte de métaphysique, où les seuls principes reconnus, seuls assurés et substantiels, sont les résultats de la science : cette lignée d'Auguste Comte, si nombreuse qu'elle mérite bien sûr des sous-distinctions. Grossièrement nous les avons choisies topographiques. Voici donc l'Ecole française (1), qui, sur les (1) Eco l e Soc iologi q ue francaise : Supra, p. 79 et s. H. LEVY-BRUHL, Aspects sociologiques du droit, 1955. Droit el socio­ logie, APD, 1937, p. 22. - GRUVITCH, L'idée d,1 droit social, 1932. Le temps pra lege rrmanere debe bant "· (3) Qu. 100 art. 3 (uirum omnia praecepia moralia veleris legis redu­ canlllr ad decem praecepla decalogi), ad 3. (4) Qu. 100 et s. - I Ia Irae qu. 122 (de praeceplis justiliae), etc.

LAÏCITÉ D U DROIT SELON SAINT THOMAS

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ré�entes) que certaine doctrine contemporaine invoque surtout l'Ecriture ; les « principes " de ce droit nous dit-on, seraient tirés du dogme chrétien. Contre cette façon de voir je n'ai pas d'objec­ tion a priori : la « loi naturelle" participe de la raison du créateur, nommén1ent de cette « loi éternelle " dont les préceptes révélés sont une autre irradiation ; il se pourrait que ]'Ecriture four­ nisse au croyant des lumières sur l'ordre social naturel. Et cependant, cette fois encore, la lecture du Traité des lois porte à une réponse négative : je ne vois pas que pour saint Thomas les moi·alia de la loi ancienne possédent cette fécondité. Les moralia sont d'un grand prix pour diriger en général la conduite de l'homme (1). Ils ont une utilité moindre pour la science du droit. Et saint Thomas doit reconnaître qu'ils ont une double insuffisance aux besoins de l'art juridique : premiè­ rement d'être trop vagues pour la demande des juristes, en second lieu de ne leur apprendre rien de neuf et de spécifique, qu'ils ne pouvaient savoir aussi par une autre voie. a) La règle morale use d'une autre échelle de grandeurs que ne fait la règle juridique (judicialis, qui dit le droit) (2). Les préceptes du Décalogue (au moins ceux de la seconde Table, qui seuls nous concernent ici) sont essentiellement imprécis; cela convient à leur fonction de règles universelles de « morale ", indispensables, immuables, valables en tous temps et tollli­ lieux (3) mais ne saurait aucunement suffire aux besoins du droit. Il ne nous suffit pas d'entendre : " Tu ne déroberas point " : le juriste veut plutôt connaître où situer les bornes de nos champs, les limites du tien et du mien. " Respecte ton père et ta mère" ne nous apprend pas le contenu de la puissance paternelle, ni l'âge de la majorité ; « tu ne tueras point " ne nous dit pas les conditions de la juste guerre ( 4)... Encore une fois, saint Thomas sait, à la différence de beau­ coup de « chrétiens sociaux ", ce qu'est le droit, définition des rapports sociaux, partage des biens entre les personnes. Pour qu'existe une règle de droit (judicialis), il faut outre l'indi­ cation vague que le précepte « moral ,, nous donne sur l'ordre (1) Qu. 99 art. 2 (homines etficiantur boni . . . oportuil praecepta Legis ueteris eliam de actibus uirtutum dari), qu. 100 art. 1 (moralia sunt de illis quae secundum se ad bonos mores pertinent). (2) Qu. 99 art. 4 ; q-.i, 100 art. 1. (3) Qu. 100 art. 8. (4) Cf. qu. 100 art. 8, ad 3.

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naturel, cet autre élément que saint Thomas nomme une " détermination" (1), élément non plus invariable mais muable avec les circonstances. Et cette détermination, vainement la chercherions-nous, vainement voudrait-on la " déduire " à partir de " principes " moraux ; elle procède d'une source autonome. D'où cette première conclusion qu'une doctrine juridique (de la propriété, des échanges, du droit au travail, de la nature de l'entreprise, etc.), en tant qu'elle mérite ce nom, relève des moyens naturels de l'esprit humain (2). L'homme y pârvient par la raison et l'observation de la nature, per sua naturalia. A quoi servent les préceptes " moraux " ? Sans doute à tracer des limites, fort larges, au travail du juriste ; ils feraient con­ damner un régime où nulle place ne serait faite à quelque pro­ priété privée, à quelque puissance paternelle ; mais on n'en saurait inférer aucune doctrine positive, à propre1nent parler aucun principe de droit. Par parenthèses, les grandes ency­ cliques sociales de la papauté nous semblent précisément sou­ cieuses de se tenir dans ces limites. L'encyclique Quadragesimo Anno définit, selon cet esprit, l'office de l'Eglise. Pie X I y revendique un droit de haute surveillance sur l'activité des juristes au nom de la " morale " ; mais il ne conteste pas que cet ordre ne possède son autonon1ie; l'Eglise respecte l'œu;;re autonome des " techniciens", auxquels elle n'est pas en mesure de se substituer et, plus encore, des philosophes et des juristes qui définissent les principes propres à ces sciences (3). On remarque que Pie XI procède, de n1ènie que Léon X I I I ou Pie XII, bien plutôt par condamnations que par affinnations (1) Ibid. , qu. 99 art. 4, etc. (2) Principalement la raison ; non la raison a priori conçue à la façon de Kant, mais travaillant sur l'expérience : s4r l'observation : supra, chap. V I I . Subsidiairement, la décision arbitraire d u législateur. Dans la qu. 95 art. 2 , le terme de détermination, désigne, dans un sens plus étroit, seule­ ment cette décision créatrice de « droit positif "· Dans les t e,ctes ici commentés, le terme s'applique aussi bien et principalement aux " conclu­ sions )) de Ja raison, ou de la (( prudence !l, (3) Encyclique Quadragesimo Anno (B. Presse), p. l G et s. " Non certes dans le domaine technique, à l'égard desquels elle est dépourvue de moyens appropriés et de compétence . . . C'est à l'éternelle félicité et non pas à une prospérité passagère seulement que l'Eglise a reçu la mission de conduire l'humanité » ; et même « elle ne se reconnait point le droit de s'immiscer sans raison dans la conduite des affaires temporelles . . . La science économique et la discipline des mccurs relèven t, chacun dans sa sphère, de principes propres " . . . Je ne disconviens pas cependant que ces encycliques ne soient souvent moins respectueuses pour les compé­ tences profanes que ne me semble l' être Saint Thomas.

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positives. L'Eglise écarte certaines doctrines de l'organisation temporelle parce que contraires aux prescriptions très générales de la « 1norale ,, au sens où l'entend saint Thomas : par exemple le libéralisme extrême ou le communisme. Mais ce n'est point l'office de l'Eglise d'indiquer au nom de !'Ecriture, un régime juridique quelconque : elle ne possède point cette clé là.

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b) Mais il faut aller bien plus loin : jusqu'à ces principes « 1noraux " généraux et vagues, auxquels est suspendu le droit, saint Thomas va nous inviter à les puiser de préférence, de­ rechef aux so urces communes de la connaissance « naturelle " · C' est qu'ils ne nous apportent rien que le juriste ne sache aussi, parallèlement, par sa raison. Affirmation dont l'audace peut nous surprendre, mais que saint Thomas tient à poser, à mainte reprise et sans la moindre ambiguïté : le contenu du Décalogue (en tous cas de la seconde Table, qui seule nous intéresse ici) c'est celui de la loi naturelle (1), et même dans la loi naturelle ce sont ces principes généraux, universels, communs à tous (communia) (2) que la raison déjà possède spontanément et sans effort � modica consideralione. N'importe qui, même le vulgaire en a facilement connaissance (rationem statim qui­ libet, etiam popularis, potest de facili etiam videre) (3). En ces points la révélation ne nous a rien découvert de plus que ce que la pensée païenne avait à l'avance saisi par ses moyens propres. Les premiers versets de la Genèse, sur l' ordre naturel du monde, ne font rien d'autre que confirmer ce que Platon et Aristote avaient déjà dit. Si Dieu déclare donner à l'homme la domination sur les bêtes, les plantes, la matière, les Stoïciens avaient-ils enseigné autre chose ? Et même, avant ces philosophes quel sauvage ou quel paysan ne s'en était lui­ même aperçu I L'homicide, le vol, l'adultère comme ils le furent au Sinaï, sont condamnés par tous les peuples, chez les Chinois, chez les Zoulous, chez les Esquimaux. Maint précepte particulier de l' Ancienne Loi rencontre, recouvre le droit ro1nain. Quelle i nsistance Saint Thomas met à démontrer la « convenance ,, de tous les préceptes moraux de l'Ancien Tes(1) Qu. 100 art. 1 ( Ulrum omnia praecepla moralia perlineanl ad /egem naturae), art. 2 resp. ( « Ex ipso die/amine naturalis rationis effica­ ciam habent, etiam si nunquam in lege slatuunlur). (2) Qu. 99 art. 4. (3) Qu. 100 art. 1 1 ; qu. 1 08 art. 3 ad 3. - IIa Ilae qu. 56 art. 1 ( cadunt in existimationem omnium, quasi ad naturalem rationem perti­ nentia), qu. 1 22 art. 1 resp.

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tament au jugement de notre raison 1 ( Ulrum convenienler dis­ tinguantur, enumerentur, ordinenlur, tradenlur praecepta deca­ logi (1). D'aucun se sont scandalisés de ce qui ressemble à une tentative de justifier le texte divin au critère de la raison hu­ maine. Mais comment pourrait-il faire doute, pour u n adepte de la foi chrétienne, que dans les domaines accessibles à la connaissance naturelle, la Révélation ne concorde avec la Raison ? Saint Thomas n'entend point par là que le Décalogue fut inutile. Il convenait qu'il fût promulgué, du moins pour les besoins pratiques de la vie morale : car dans notre vie quoti­ dienne, souvent le péché « obscurcit " l'intelligence du vulgaire ; l'égoïsme, la concupiscence, une fois devenus habituels (2) voilent en nous ce qu'une raison libre n'eût pas manqué de reconnaître; alors le secours de la loi divine nous devient pro­ pice. Quant au juriste, sa qualité d'homme relativement cul­ tivé, mais surtout sa situation d'arbitre impartial le tient nor­ malement à l'abri de ces égarements ; et pourtant ne voit-on jamais que le législateur ou le juge ait l'intelligence aveuglée par l'intérêt de classe ou par quelque passion mauvaise ? A lui aussi le remède peut être bienfaisant. Mais il ne s'agit que d'un remède (3). Les préceptes moraux purifient, fortifient, confir­ ment les principes de la raison ; ils n'ont aucun contenu propre. Le droit naturel est construit sur les principes de la raison, principes communs au chrétien et à l'infidèle, ouverts à tous, et de l'avis de tout esprit droit, indiscutables, auxquels !'Ecri­ ture ne fait qu'apporter une confirmation. Si l'on accepte cette analyse, il faut pour finir en conclure qu'il n'y a pas de doctrine sociale propre au christianisme. Je vois afficher sur les murs des facultés de droit catholiques des cours de " doctrine sociale chrétienne " ; pourquoi chrétienne ? Le chrétien posséderait-il un autre droit que les infidèles ? Il n'en est rien. Il n'est point de contenu du droit, il n'est point de source du droit qui soient spécifiquen1ent chrétiens. La pratique de !'Ecriture Sainte peut réconforter le juriste, sti­ muler, protéger en lui l'exercice de la droite raison. Le chris(1) la IIae qu. 1 00 art. 4, 5, 6, 7, et pour les praecepta judicialia qu. 105 art. 1, 2, 3, 4, qu. 98 « Sicul enim doclrina oslendilur esse uera ex hor quod consonai rationi ; ila eliam Lex aliqua oslendilur esse bona, ex hoc qilGd consonali rationi rectae. Lex autem velus rationi consonabal, etc. (2) Qu. !)8 art. G ad primum (ainsi comprend-on que le Décalogue ait pu faire défaut sans dommage jusqu'au temps de Moïse). (3) la Ilae qu. 98 art. 6 resp. (in remedium), qu. 94 art. 6, qu. 100 art. 4 et s. et art. 11.

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tianisme sert de ferment, confirn1e et secourt la nature, mais n'enlève rien à la nature. Il faut que le juriste chrétien travaille avec la même méthode, et à partir des mêmes prémisses que les incroyants, et qu'il fonde ses solutions sur les mêmes sortes d'arguments.

Les sources profanes du droit : exemple de la propriété L'affirmation fondamentale de la théologie thomiste, c'est la compétence essentielle de la raison profane (toute incapable qu'elle puisse être de connaître les choses du salut) à connaître par l'observation des choses, l'ordre temporel (1). La doctrine sociale thomiste est pratiquement élaborée à partir de la loi naturelle par définition même commune au chrétien et à l'in­ fidèle (2) dont la loi humaine apparaît l'expression ou le prolongement (3). Qu'il s'agisse du mariage, des contrats, de la propriété, du droit public, du droit pénal, les sources séculières dominent, ce qui vient de la révélation, la loi « nouvelle ", l a loi « ancienne ", n e remplit qu'un rôle auxiliaire, de soutien, de garde-fou. Et nous pourrions en faire l'épreuve à travers l'ensemble du traité, consacré au droit, de la IIa IIae. J'avoue ne m'être pas livré au petit jeu à la mode de la statis..­ tique ; mais mécaniquement établie, une statistique en ce domaine n'aurait aucun sens. La plupart des textes allégués portent une étiquette religieuse : c'est que la culture au moyen âge est véhiculée par les clercs, transmise dans les livres des clercs. Mais tel texte de Saint Isidore a pour contenu le droit romain ; tel autre de Saint Augustin reproduit la pensée de Platon. Ce qui importe est que les solutions procèdent d'un raisonnement profane, et non du dogme révélé. Reprenons l'exemple de l'usure ( I Ia Ilae qu. 78 art. 1) : si quelques textes de la Bible sont cités à titre d'exemples, sans que leur solution soit suivie, toute la réponse de saint Thomas se fonde sur un raisonnement de type aristotélicien et de caractère profane (« l'argent ne fait pas de petit ,,). Du moins cela se vérifie-t-il chaque fois que saint Thomas (1) la IIae qu. 5 art. 5 resp. " Dicendum quod beatit,uio imperferla, quae in hac vita haberi potes!, potes/ a b homine acquiri per sua naluralia », qu. 108 art. 2 resp., qu. 94 et s. , etc. (2) la Irae qu. 94. (3) Ia Irae qu. 95 à 98 (notamment qu. 95 art. 2).

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se place sur le terrain du droit. Ce qui trompe les interprètes est que saint Thomas a traité, pour le moins autant que du droit, de morale non juridique. Mais ces deux plans sont préci­ sément distingués. Prenons encore la question 66 article 2 sur la propriété des choses. II est bien vrai que saint Thomas cite à cet endroit l'Ecriture et la patristique, mais j ustement pour écarter l'application que certains de ses contemporains (et peut­ être Gratien lui-même) avaient été tentés d'en faire au droit. La réponse repose en effet toute entière sur cette distinction : Saint Thon1as établit d'abord, sur la base de sources profanes (Aristote) la légitimité du droit du propriétaire : pouvoir de disposer de la chose selon sa libre volonté (committitur arbitrio unius cujusque dispensatio proprianlln rerum, art. 7). - Mais autre chose est le devoir que la 111orale chrétienne lui fait d'user de ses biens généreusement, charitablement. Voici l'apport des sources religieuses : c'est en leur assignant u n sens purement moral qu'en bon interprète saint Thomas exploite les autorités de Saint Basile, de Saint A1nbroise, versées au débat . Car le devoir d'aumône relève norn1alement de la charité, non de la j ustice (Ila Ilae qu. 32). " C'est un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres (Luc XI. 41). C'est un devoir non pas de j ustice, mais de charité chrétienne ; un devoir dont par conséquent, on ne peut poursuivre l'accomplissement par les voies de la justice humaine ,, (Encyclique Rerum Novarum). Ce n'est qu'exceptionnellernent que l'idée du cmnmunisme naturel, d'ailleurs fondée sur la tradition stoïcienne et du droit romain, produit certains effets de droit (qu. 66, art. 7). Dans le n1onde féodal habitué au collectiYis1ne, saint Tho1nas 1ne semble servir la renaissance d'un droit très fenne de pro­ priété, pouvoir de disposer de sa chose de la façon la plus ab­ solue, bien qu'à coup sûr très différent, par ses fondements philosophiques, son extension, ses effets, de la propriété moderne. Je ne sais si dans le inonde actuel cette tendance est encore la plus opportune. Mais il est vraiment scandaleux que la plupart des com1nentateurs de la So1nrne Théologique feignent d'en extraire une doctrine de l ' abus du droit, d'une obligation in1posée par le droit au propriétaire d'user de ses biens cha­ ritablen1ent. C'est là 1nélanger indùment l 'Evangile e t la science du droit.

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Conclusion Saint Thomas a élaboré une doctrine sociale parce que l'Eglise médiévale, devant la carence des laïcs, devait elle-même se charger des tâches profanes. Et je ne crois pas que cette situation soit seulement propre au moyen âge : certes il y aurait hypo­ crisie à confiner la vie chrétienne derrière les porches des églises et la hiérarchie elle-n1ême ne peut pas toujours échapper aux responsabilités civiques. De tous ten1ps et du nôtre encore, la charité mènera les clercs à se mêler du droit, con1me elle conduit les missionnaires à se faire médecins, architectes ou maîtres d'école. Mais quand les missionnaires d'Afrique soignent la peste ou la fièvre jaune, ce n'est pas avec leur bréviaire, et leurs années de séminaire ne les dispensent point de quelque infor­ mation 1nédicale. Ainsi de la « doctrine sociale " et de l'économie politique : il faut imiter saint Thomas, qui modestement a traité des affaires du siècle avec les moyens des laïcs. Il y a de grandes différences entre l'attitude de saint Thomas et celle de nos « chrétiens-sociaux "· Cette remarque ne signifie pas que la doctrine de Saint Tho1nas ne soit pas chrétienne. C'est précisément le contraire. Chrétienne, elle l'est d'un bout à l'autre, constamment et profondément. Et pour le moins à quatre titres : ,_

1 ° Parce que saint Thomas cite ses sources, et que ce pro­ cédé est honnête, et que la morale chrétienne n'est pas sans assumer l'honnêteté. Et que ces sources sont païennes, et que saint Thomas n'en a point honte. Pour autant que l'objet d'étude demeure l'ordre temporel, dans la Somme Théologique, un texte d'Ulpien est entouré du même respect qu'une décrétale, et Cicéron peut d'aventure être préféré à Augustin, du moins à l'interprétation hâtive que nous donnions de saint Augustin. Ainsi le demande la justice. Saint Thomas a pour premier soin de rendre à chacun ce qui lui est dù : à la foi el à la raison, aux autorités religieuses et aux autorités profanes, la mên1e dévotion confiante. Dieu a voulu, comme l'écrivait déjà Gélase, afin de contenir chacun dans une juste humilité, que les autorités du siècle aient besoin des clercs pour le salut, mais que les clercs à leur tour écoutent les compétences séculières pour les affaires du temporel. 2 ° Parce que saint Thomas joue sans tricher le jeu de la raison. Avec une confiance dans l'ordre rationnel de la création, et la capacité de l'homme, créé à l'image de Dieu, de saisir celte

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rationalité - avec un zèle pour l'étude que la foi chrétienne a porté à son paroxysme. Mais aussi bien avec prudence, sérieux, probité. Il ne se laisse pas enfermer dans les parti-pris passion­ nels de l'axiomatique ; mais loyalement il confronte toutes les opinions ; saint Thomas écoute l'adversaire ; il ne méprise aucune occasion de réformer sa propre doctrine ; il ne détient point la vérité. Après tout la morale chrétienne commande pre­ mièrement au savant, dans sa sphère propre, de rechercher la vérité, comme le font les autres hommes. Et ce n'est point un commandement facultatif ou de second ordre, mais renforcé, selon saint Thomas, par la théologie chrétienne et à laquelle la foi chrétienne n'apporte pas de restriction. 3° Par suite, saint Thomas n'ignore point que sa doctrine sociale, étant œuvre de raison humaine, est provisoire et discutable. Combien à cet égard s'oppose le texte dialectique de la Somme aux pédants systèmes dogmatiques que des dis­ ciples en ont tirés. Point de déduction autoritaire à partir des textes sacrés. Il n'est pas de pensée plus ouverte; saint Thomas discute, interroge plus qu'il ne conclut et je ne vois p·as que ses conclusions (en matière sociale) se veuillent sûres et définitives. Du reste des leçons tirées (la foi servant seulement de contrôle) d'Aristote, de Cicéron et du raisonnement, ne sauraient se dire infaillibles. Quand l'interdiction de l'usure est fondée sur une analyse de la nature de l'argent, il suffit d'une autre analyse et de nouvelles observations sur l'usage de la monnaie, pour remettre l'affaire en cause. Saint Thomas se connaît faillible. Grande vertu intellectuelle, mais aussi bien vertu chrétienne, vivante application du dogme du péché originel. 4 ° Et pour finir, saint Thomas sait mieux que personne qu'il est vain d'enfermer le droit dans des formules closes. Au sujet de la doctrine thomiste du droit naturel, de monstrueux contre­ sens ont aujourd'hui cours ; n1algré les fréquentes mises en garde de ceux qui le lisent dans le texte, l 'opinion vulgaire attribue obstinément à saint Thomas tout le contraire de sa pensée. Mais que saint Thmnas ait adopté l'idée aristotélicienne du droit naturel ne signifie d'aucune manière qu'il ait cru pos­ sible d'édifier un système de règles immuables, comme serait une " doctrine sociale" · prétendue " chétienne" saint Thomas répète constamment que le droit est muable (1); et qu'aucune règle (1) On n'en finirait pas de compter des citations de saint Thomas sur la mobilité du droit ; Dieu seul est immuable ; consultons ici notam­ ment le traité de la loi humaine ( Ia IIae qu. 95 à 97) en nous souvenant que l a loi humaine est principalement l'expression du droit naturel - e t les traités même de la loi et du droit naturels. Ia IIae qu. 7 art. 1 , I Ia IIae

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juridique n'est stable ni tout à fait j uste, ni parfaitement adaptée à l'objet qu'elle prétend régir (1). D'autres recherches nous conduisaient récemment à cette conclusion (2) que la clé du droit naturel d'Aristote et de saint Thomas résidait dans un certain sens, maintenant perdu, du mot droit ; et qu'aujourd'hui la tâche première de la philo­ sophie du droit nous semblait être de combattre la réduction positiviste du droit à des formules figées, la dangereuse assimi­ lation du droit à des règles, la fausse croyance kelsénienne que le droit existe ; le droit (le j uste) est une recherche, le droit est toujours un problème qui se présente de façon nouvelle à l'oc­ casion de chaque sentence, ou de chaque promulgation de loi. Parce que le droit est œuvre humaine, profane, imparfaite, historique, il est essentiellement impropre à s'enfermer dans aucun texte. En définitive n'est-ce pas cela la grande leçon du christianisme à la philosophie du droit ? Si la Révélation chrétienne ne nous livre aucune formule, aucun principe juridique, elle nous apprend l'insuffisance de tous les énoncés du droit, l'imperfec­ tion de tout système d'organisation temporelle, la faiblesse, la corruption de tout ce qui est du monde ; elle nous invite à nous défier de l'application stricte des lois, à les tempérer par la grâce, la charité, le pardon, la miséricorde; et, sans scrupule, à les changer (3). Tous nos édifices j uridiques, y compris ceux qui d'aventure auraient pour auteurs des chrétiens sociaux, laissent le chrétien insatisfait. Voilà ce que m'apprend pour ma part la lecture de la Somme : que les partisans actuels du cléricalisme juridique auraient tort de s e recommander du patronage de Saint Thomas. qu. 57 art. 2, la I Iae qu. 95 art. 3 ad 3, art. 4 qu. 100 art. 8, I, qu. 104 art. 3 ad 1 et 2, I Ia I Iae qu. 63 art. 2, etc. De même dans l 'application, on remarquera la souplesse des solutions du droit thomiste, même en matière de mariage, bien qu'il s'agisse d'une question « mixte " où l'Evan­ gile donne une règle fixe. Ex. Suppl. qu. 66 art. 2 (la polygamie). (1) Si Je premier principe abstrait de la raison pratique (bonum facien­ dum, malum vitandum est) est universel, dès que l'on arrive aux « conclu­ sions ,, pourvues d'un contenu juridique, les préceptes cessent d'être immuables et universels (la I Iae art. 2, 4 et 5). Parce que « la nature humaine est muable ,, il faut que le droit le soit aussi ( I Ia I rae qu. 57 art. 2 ad 1) car « la mesure doit être homogène à l'objet mesuré » (la Ilae qu. 96 art. 2). Voir en outre les nombreux passages sur l a prudence (Ira I Iae qu. 47 et s.), l 'équité ( I la IIae qu. 120, la I lae qu. 96 art. 6, etc.), l'aumône, la miséricorde, etc. (2) « Une définition du droit ", Archives de philosophie du droit, 1959, p. 47 et S. (3) la I Iae qu. 97 De mutatione legum.

CHAPITRE X I LES ORIGINES DE L A NOTION DE DROIT S U BJECTIF

I.

- Une controverse sur le sens du mot « jus » (1)

Au début du XVII• siècle, ouvrant son grand traité de jure Belli ac Pacis par une série de définitions lilninaires, Grotius décrit ainsi le sens du terme Jus : . . . Jus est qualitas moralis personae compelens ad aliquid juste habendum vel agendum... (2). C'est la définition même du droit subjectif, qualité revenant à une personne ; et plus précisément, lorsqu'il s'agit du moins de droit proprement dit (proprie au/ stricte dictum) faculté d' avoir ou de faire quelque chose. E t Grotius d'éclairer s-a­ formule en énumérant les diverses sortes de droits. Ce jus peut être un pouvoir sur soi-même (potes/as in se, la liberté) ; un pouvoir sur autrui (potestas in alios ; par exemple la puissance paternelle) ; un pouvoir sur les choses (poteslas in res, dominium dont différentes espèces se trouvent à leur tour distinguées). Je ne propose pas cette définition comme un modèle d'élé­ gance; ni même de netteté et de précision. Le con texte prouve en effet que Grotius ne faisait du sens subj ectif que l'une des acceptions possibles du mot Jus, et qu'il 11e concevait pas (1) Communication à la Socéflé d' 11 isloire du droit, juin 1953. (2) GROTTUS, De jure belli ac pacis (1. I, chap. 1, § 4). Ab hac juris significalione diversa est allera sed ab hac ipsa venir'11s, quae ad personam refertur. Quo sensu jus ,•si qualita.s moralis personae competens ad aliquid juste habenclum vel agendum ... Qualitas autem moralis perfecla, facullas nabis clicitur ; minus perfe!'/a, aptituclo . . . ( § 5). Facullatem juris-consulli nomine su.; appel/ani : nos posthac jus proprie aut stricte clictu.m appellabimu.s. Sub quo cnnlimenitir : potes/as. . . in se (liber/as) - in alios (u.l patria dominicn) - dominium plenum sive minus plenum, etc.

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mêtne le droit subjectif d'une manière parfaitement ferme (1). Peu nous importe. Je retiens cette définition pour la célébrité dont elle a joui pendant deux siècles, sa longue fortune, le sens plein et nouveau que ses lecteurs anciens lui ont attribué ; et j'y vois l'acte de naissance d'un type de pensée juridique individualiste. Il est remarquable, en effet, que ce passage de Grotius, pour nous si banal, ait fortement retenu l'attention des gens de son siècle. Toute l'école du droit naturel le cite ou du moins s'en inspire. Plusieurs, non sans reconnaître, en leur style empha­ tique, leur dette envers son premier inventeur, ont voulu complé­ ter cette définition fameuse : Pufendorf a bien en mémoire la définition de Grotius, lorsqu'il nous montre dans le droit une qualilas moralis, cette " qualité par laquelle nous dominons, soit des personnes soit des choses ,,; mais, ajoute-t-il, un droit est toujours l'opposé, la contre-partie, d'une dette, d'une obligation passive; cette signification subjective de jus serait fréquente ou la plus ordinaire (trequenlissimum) (2). Thomasius commente largement la même définition du jus secundum slylum Grolii, la corrige sur quelques points, mentionne que Grotius a touché ici l'acception essentielle du mot (3). (1) On a pu remarquer en effet. sur le texte cité à la note précédente. que l'acception de droit subjectif est seulement ponr Grotius une acception dérivée. Le sens premier du mot jus serait " ce qu i est juste ,, ou plutôt " ce qui n'est pas inj uste », quod injustum non est, selon ce qu'enseigne la scolastique traditionnelle de Saint Thomas à Suarez (cf. infra, p. 229, n. 4 et p. 242, n. 3). En outre, Grotius reconnaît, dans le même passage, que le jus, au lieu d'être attaché à la personne (qualitas personae competens), peut aussi qualifier une chose (rem interd,rm sequatur, ut seruitutes praediorum quae jura realia dicant11r, comparalione /acta ad alia mere personalia . . . ). Yoilà qui, sans être très net, témoigne de son hfaitalion à s' écarter de l'ancienne tradition romaine (cf. infra, p. 232, n. 5, etc.). (2) PuFENDOnF, Elementarum jurisprudenliae un iversalis libri duo (1660). L. I, clef. 8 " frequenlissimum est, ut s11matur pro qualitale il/a morali, qua recte, vel personis imperam11s. vel res tenemus, a11t qua eaedem nabis debenlur - Sic communiter jtlris nomine venit potes/as tam in personas quam in res nos/ras aut alienas et quae res spectal peculiariler j11s in re dicilw· . . . " - texte analogue dans le traité du droit de la nature et des gens. I. 1 . 20 au paragraphe suivant est montrée la correspondance rlu droit et de l'obligation, son contraire. (3) TuoMAsrus, Fundamenta juris nal11rae ( 1 7 18), L. 1 , chap. 5 , § 1 . Jus sumilllr varie ; potissimum vel pro norma artionllm, vel pro potentia agendi in relalione ad i/lam normam secundum slylum Grotii. § 8 . . . Gum notorium sil, jus et o bligationem esse cor-relata, jam far ile ex doclrina correlalorum consta bit, quid sil jus in altero s ignificalu quando

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Pour Feltmann, il s'agit du sens premier du mot princeps inlel­ /ectus et Feltmann énumère avec ampleur, dans son traité de jure in re et ad rem, les différentes espèces de droit entendu comme facu/las, prae/alio moralis, potestas hoc vel il/ud faciendi droit subjectif sur les personnes, droits sur les choses ou droit aux choses (ad res, droits personnels) (1). Mais mieux que les disciples et les admirateurs, les adver­ saires nous instruiront ; l'auteur d'un Tractatus juris universi, un certain Jean de Felde, a fait paraître en 1 652 des Notes de critiques au Traité de la Guerre et de la Paix. Voici sa note sur la définition du jus : " Ce que les jurisconsultes romains expri­ maient par l'adjectif suum, la facu/las, Grotius déclare qu'il l'appellera jus au sens strict Uus stricte appel/aturum). Je ne sais s'il a raison en cela " : car, poursuit Jean de Felde, comment accorder à l'auteur que la liberté, par exemple, soit un jus ? La liberté est bien une /acultas, mais jamais les anciens pour autant n'en ont fait un jus. Même remarque au sujet de la puissance paternelle ou dominicale, ou même de la propriété. Les jurisconsultes romains ne classaient pas le dominium dans les jura; bien au contraire ils opposaient dominium à jus. s cilicet sumitur pro potentia agendi in relatione ad normam, sive pro atlri­ buto personae . . . Au § 23 des critiques sont portées à l a divisio grotiana du jus en per­ fectum ou imperfectum. « Nam omne jus est perfectum » . . , § 59. . . Perga ad jus qua tenus denotat potentiam moralem ad normam relatam seu ut Grotius loquitur, quatenus denotat ai/ri butum personae. · (1) FELTMANN, Tracta/us de jure in re el ad rem (1 665). Ch. I, § 27 - Princeps mzlem intelleclus est ille, per quem us,zrpatur pro jure quod cuique reddendum. § 2 8 . . . Et ni/ aliud est quam praelatio quidem moralis qua alter venit ante allerum in commoditate . . . § 31 . . . Ex quo manavii ut facullas a/que potes/as quaevis hoc vel i/1,zd faciendi diceretur jus . . . Un peu plus loin, comme Grotius, Feltmann se trouve gêné par les textes romains attribuant un j,zs aux choses (jura praediorum). § 34 ( Utrumque ergo tam qua litas rei quam facu/tas quam homo circa eam habet jus dicilt!r). Il s'en tire en qualifiant cet usage d'impropre (S,d responsum habeat hoc quod rei qualitas non appellatur jus nisi improprie . . . ). Feltmann se réfère plusieurs fois expressément à Grotius ; et c'est à propos de la subdivision des jura qu'il prend contre Felde la défense du magnus Hugo (chap. 13). On pourrait joindre à ces exemples beaucoup d'autres définitions tirées des auteurs de l'école du droit naturel et des écoles voisines : WoLF, Instit. du droit de la nature el des gens, trad. Luzac, 1 772, 1 ' 0 partie, chap. I I, § 46 (Facu/las seu polentia moralis-agendi, le traducteur français renvoie à Grotius). BuRLAMAQU I , Principes du droit de la nature el des gens, A, 66, l ' " par­ tie, chap. 7 (« premièrement le droit se prend souvent pour une qualité personnelle, une puissance, un pouvoir d'agir, une faculté »), etc.

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Et de Felde de citer ici ces textes que l'on connaît bien, telle la loi 1 3, de damna infecta, lesquels opposent (cantradistinguunt), aux droits proprement dits (usufruit, gage, servitude), le dami­ nium, qui n e constitue pas un jus (1). De même encore Grotius a contrevenu au langage romain en qualifiant la souverai­ neté de jus eminens (2). D'une manière générale, de Felde reproche à Grotius d'avoir donné à jus un sens beaucoup trop large : in hac auctoris definitiane reprehendum esse uidelur, quad genere a/iqua /atissima usus est (3). Le jus selon l' usage romain le plus correct, n "était pas apte à désigner toute espèce de droit subjectif. Un des membres les plus célèbres de l'école hollandaise de « jurisprudence élégante ", Huber, attaque spéciale1nent Grotius pour avoir inclus sous le concept de droit la propriété : daminium. Il engage en ce point une polémique avec Feltrnann ; allègue, contrairement à Grotius, que jamais les Romains n 'ont qualifié le daminium de jus in re. Daminium nusquam jus in re a ueteribus appellari (4). Au reste ces expressions de jus in re, ad rem, in persanas, ces divisions entre espèces de droits subjectifs, constituent autant de barbarismes, inventions des auteurs récents, cananistae et accursianae (5), nouveautés très contraires à l'élégance autant qu'au Yrai usage ro1nain. (1) Cf. infra, p. 233. (2) J. DE FELDE, Notes sur Grotius, éd. Amsterdam. 1653, § 5. Faculta­ lem nomine sui venire Jurisconsulti Scql!e jlls stricte apprllaturum ail, nescio un salis bene. Nam libertatem nemo facile jus in se vocabit nec dominium jus in res t>idelur proprie dici passe. nec fartasse pater in Ziberas, au/ dominl!s in seruos jus proprie habere dicitur. Etenim non qllempiam facile pracscrtim veterum ph ilosophorum invenies, qui libertatem jus in semetipsum dicat. . . Consenti,rnt mecum leqes romanac, 1 . 1 3, p. 1 et 19, de damna infecto quae domini11m juri confradisfinguunl-libertalem t>Pro n11spiam jus aliquod in nns­ metipsos appellabant . . . . etc. (3) Ibid., § 4. ( 4) Celte polémique. reproduite avec le traité de Feltmann, De jure in re et ad rem, ou que l'on peut trouver à part dans des éditions Yariées (Opéra, I I, 25!1, etc. - Digressiones, 1 , IV, cap. X, Repctitae animn.rluer­ siones, etc.), est fort longue : on n'en peut citer ici que de hrefs extraits. Animaduersiones, cap. 14 : " Alterum quod in me tibi displiret, rst id q11ocl o b Uer scripsi dominium forte nusquam j11s in re a ueteribus appellari. sec/ ei quidem vpponi ul in 1 . 19 rie damna infecta. ,l ions/rare volebam ista vocabula jus in re nvn fuisse ueteribus 11s11rpala pro stabila termine nrtis . . . J\,1emento /amen hoc libi inc11mbere uli probes dominiizm a veteribus fus in re appellari ... ». S'il est vrai qu'Ulpien parle de dominium in re, in fl!ndo, Feltmann n · a j amais réussi à apporter un texte qualifiant le domini,1m de j11s. (5) Ibid., chap. 6.

ORIGINES DU DROIT SUBJECTIF

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Feltmann réplique longuement, au nom du grand Hugues Grotius (magnus Hugo... ) (1). Polémiques fort suggestives, dont il ne faudrait pas d'ailleurs fausser la portée historique. Les adversaires de la formule de Grotius, de Felde et Huber par exemple, ne sont pas fonciè­ rement hostiles à son langage. De Felde ne répugne nullement à faire du jus une facultas, puisqu'il inclut plus loin ces mots dans sa propre définition (2) ; Huber admet en fin de compte, parce qu'utile et consacrée par l'usage récent, l'expression de jus in re : « Je n'ai nullement l'intention, précise-t-il (non sum hujus animi), de nier qu'une fois toutes ces notions introduites par les canonistes, et reçues dans la scolastique, le dominium doive maintenant être traité de jus in re. La controverse qui nous oppose n'est pas sur le fond même des choses, mais seule­ ment sur l'usage romain (3). Le seul vrai reproche que soulèvent contre Grotius ses adversaires tient à la nouveauté de sa défi­ nition. Faire de jus le droit subjectif peut être opportun ; mais va contre la tradition des jurisconsultes romains. Au reste sur ce point précis (comme il arrive souvent' dans ces disputes professorales) il n'y a pas vraiment désaccord. Grotius lui-même n'avait-il pas pris le soin de nous avertir qu'il était conscient d'innover ? Cette faculté dorit nous venons de traiter, dit-il (le droit subjectif), les jurisconsultes romains la désignaient par l'expression de « sien " ; nous, désormais, l'intitulerons « jus" (4). Même note chez la plupart de ses discï::' " pies : si Graswinckel, plus grotianiste que Grotius, entreprend maladroitement de justifier le langage de son maître par l'usage romain (5), Boecler ne fait appel qu'à des précédents scolas(1) FELTMANN, Tractatus de jure in re el ad rem, chap. 13. La discus­ sion est dirigée à la fois contre Buber et Jean de Felde. Bornons-nou& à citer le § 8 : « Sic cum magnus Hugo scripserat, dominium esse jus . . . Feldenus per jus sine Ulla ratione . . . ni/ aliud voluit intelligi quam potesta­ tem quae non in ipsius rei subslanliam sed potius in rei accidentia compa­ ra/a esl, ul servilulis el pignoris jus "· (2) Jean D E FELDE, lac. cil., § 4. Ego definirem jus facultatem aliquid agendi circa allerum quo justum obtineatur (le mot j uste étant pris dans un sens strict et concernant seule­ ment les relations avec autrui, cette définition se présente comme plus étroite que celle de Grotius). (3 ) Loc. cit., cap. 14 : De re ipsa nihil inter nos cantroversiae sed de usu vocabulorum apud antiquas. ( 4) Supra, p. 221. (5) GRASWINCKEL, Structurae ad censuram, J. A. FELDE, ad libras Hugonis Grolii. . . , 1654. Cette duplique est extrêmement faible. Villey.

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tiques (1). Pufendorf use d'une formule analogue à celle de Grotius : « Comme les autres sortes de pouvoir ont la plupart un nom particulier, et qu'il n'y en a point d'affecté à cette qualité en vertu de laquelle on conçoit qu'il nous est dû quelque chose, nous avons trouvé à propos de lui assigner ici d'une façon particulière le mot droit » (2). Thomasius se réfère au Stylum Grotii comme à un mode de s'exprimer original (3) et Feltmann, dans l'ivresse de sa polémique avec Huber, entonne un hymne en vers latins à la louange de l a nouveauté ! ( 4). Que le lecteur veuille bien ne pas mépriser cette vieille que­ relle de savants, qui troubla la paix des écoles tout au long du xvrr e siècle ! Si nous ! "avons relatée en détails, ce n'est pas que nous ayons goût pour les controYerses des cuistres. Mais celle-là est bien instructive ; elle nous force à certaines consta­ tations inattendues ; elle pose un immense problème. Car les affirmations de Grotius et de ses adYersaires ont de quoi troubler certaines croyances traditionnelles. Est-il possible qu'au début du xvn e siècle, il y eût tant de nouYeauté à recon­ naître l'acception subjective de jus ? Des notions devenues pour nous si familières, que celles de droit réel, droit personnel, droit de propriété (et qui supposent reçu le concept de droit subjectif), seraient-elles à ce point récentes ? La plus Yaste partie de notre technique juridique (qui repose bien sur ces concepts), l'optique toute subjective de notre science juridique, tout cela serait-il 1noderne, et non ron1ain ? Grotius, Pufendorf, Thon1asius, Feltn1ann, Fel de, Boeclcr, Huber, pour 1n 'en t enir là, semblent nous en faire l ' aveu. ( ] ) l:loEr.LEH, ln Hu gnnis (;rolii . . . commen ialio, Strasbourg, 1 lili3, p. 79 et s. Après référence à Gassendi et Hugues de Roy ( qui ne peuvent avoir influencé G rotius), Boecler rappelle la doctrine des Scolastiques tardifs (cf. infm, p. 2�0 et s. ) . Il discute assez pauvrement les ohjections de Jean de Felde. (2) PUEFN D O IIF, Droit de la 11/llllrP, trad. Barben· ar. I.1.20, éd. Bàle. 17 7 1 , p. 20). Pufcncl orf e s l au reste assez coùscient de certaines discordances de la nouvelle. d é rinit ion avec l'usnge trc1üitionneJ. (Ibid., p. 20 : il fou i remarquer encore ici que l'on met n'a qu'une valeur toute « provisoire "· Pour deven_ir un droit applicable, « péremptoire ", disent nos traductions françaises, il a besoin d'être complété par les déterminations précises et par la sanction de l'Etat (1) ; le droit " définitif " repose sur une convention positive de la volonté générale. Pratiquement la doctrine kantienne livre les juristes à l'em­ pire des lois positives, sans restriction, ni condition. a) Kant a détruit tous les remparts que l'histoire avait édifiés contre la toute-puissance des lois, toutes les sources concurrentes. Car, pre1nièrement, Kant a proscrit toute réfé­ rence à la nature. Une dernière fois libérons-nous d'un terme équivoque : au sens propre, la doctrine de Kant est exacte1nent l'antithèse du droit naturel - tel que la tradition classique l'avait entendu. Kant a tué le droit naturel, car sa philosophie s'emploie très précisément à nier que de l'observation des choses on puisse conclure au devoir être, des phénomènes tirer un droit ; elle dresse un abîme entre les choses et les ordres de la raison pratique, entre l e Sein et le Sallen (2). - Secondement, Kant tous les biens des citoyens (op. cil., p. 101, 106, 193, etc.), et ce principe peut nous conduire tout aussi bien au socialisme (op. cil., p. 197, d.von­ LAENDER, Kant und der Sozialismus, dans Kant Sludien, IV, 1900 ; Kant und Marx, 1925). On s'imagine tirer de Kant la condamnation résolue du régime de l'Etat-Providence qui se tiendrait pour responsable de la félicité des citoyens. Mais comme il admet aisément, dans la pratique, des exceptions à cette doctrine 1 (KANT, p. 332 ; cf. DINO PASINI, op. cil., 178). C'est pourquoi la seconde section de l'ouvrage de Kant, intitulée Je " droit public », qui devrait être un exposé du droit » péremptoire », n'offre qu'une théorie de l'Etat. Le contenu des lois " péremptoires » et définitives est abandonné à l'Etat, et ne concerne plus le philosophe. Les maximes dn droit kantiennes, de même que celles de sa morale (comme on l'a maintes fois montré) se prêtent à tous les contenus (cf. '\VELZEL. op. cil., p. 169). Autrement substantiels étaient les principes du droit naturel classique. (1) Par exemple, op. cil., p . 8 1 (Droit priué, 9), p. 174 (Droit public, § 44), cf. DrNo PASINI, p. 207. Aussi KANT nie pratiquement qu'il existe avant la constitution d'une Fédération d'Etats un droit international, op. rit., p. 270 (Paix perpéluelle). (2) Cf. RADBRUCH, Rechtsphilosophie, 1950, p. 107 ; WELZEL, Nalurrechl und materiale Gerechtigkeil, p. 165 et s. ; SOLARI, Siudi Slorici, p. 243 et s. La· thèse de J\1. le chanoine ROBERT, confrontant Je droit naturel de Kant avec celui de saint Thomas, souligne d'excellente façon cette œuvre de destruction kantienne (thèse, Strasbourg, Faculté de Théologie catho­ l ique, malheureusement inédite). 17 Villey,

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a dénié à l'art juridique tout objectif utilitaire, qui eût constitué ùn autre lien au monde empirique. Pour Kant, le droit n'a pas pour but le bien commun, le salut public (1), encore moins la prospérité et le bonheur des individus ; son seul rôle est d'amé­ nager sommairement, sous des lois égales, la coexistence néces­ saire des libertés individuelles. Kant a mené une lutte impla­ cable aux doctrines utilitaristes, qui tendaient à subordonner l'autorité des lois écrites au contrôle de leur utilité pratique ; le juriste n'a point à se soucier de l'économie politique (la félicité est l'affaire des volontés individuelles) (2), pas plus qu'à pour­ suivre l'équité (car la véritable justice voudrait plutôt l'appli­ cation en quelque sorte mathématique, donc égale pour tous, du droit strict) (3). b) Kant fait un devoir aux juristes d'appliquer immédiate­ ment les lois existantes. Kant revient périodiquement sur le caractère irrésistible des ordres de l'Etat tel qu'il est, des ordres de l'Etat prussien ; ou de la monarchie française avant la Révo­ lution ; après la Révolution, du gouvernement républicain (4). Position parfaitement logique, et qu'on aurait tort d'imputer à je ne sais quel opportunisme, ou de traiter comme une partie aberrante de l'œuvre de Kant (5). Selon cette philosophie, notre devoir d'obéissance n'est point diminué parce que l'Etat n'est pas encore l'expression d'une volonté intégralement ration­ nelle ; que le contrat social n'est pas intégralement réalisé. (1) Sur le sens kantien de la maxime salus publica suprema /ex esta, op. rit., p . 384 et S. ; cf. PASINI, p. 184 ; KANT, p. 241 et S. (2) Cf. DINO PASINI, op. cil., p. 163. Particulièrement suggestive est l'attitude de Kant à l'égard du droit pénal, dont il propose d'expnrger toute considération utilitaire de la manière la plus radicale, paradoxale et difficilement acceptable (op. cit., p. 205, etc.). (3) KANr, op. cil., p. 48 (« le professeur de droit puise ses enseignements non pas dans le droit naturel, mais dans le droit civil »). (4) KANT condamne très expressément l'action révolutionnaire ; c'est indiscntable (voyez, par ex., p. 386 et s., sur le lieu commun) ; que snr le plan de la philosophie de l'histoire il expose la bienfaisance des révo­ lutions n'y contredit ancnnement (op. cit. , p. 222-287, etc.). La seule limite revendiquée contre la souveraineté dn prince, et d'une manière fort réservée, est pour KANT la liberté de philosopher (op. cil., p . 328, 389, etc.) . (5) CI. KANT, op. cil. , p. 184 et s. (Droit public, obs. A.), 221, 295, 380 et s. (sur le lieu commun), 387 et s. (Aufklarung), etc. Excellentes obser­ vations à ce sujet dans PAsINI, p. 197 et s. - Une fois détruit le droit naturel substantiel, à l' ancienne mode - chargé de contenu parce que tiré de l'observation des choses - au nom de quoi s'opposerait-on aux ordres de l'Etat ? La conception rationnelle du droit naturel devait logiquement mener Kant à nier tout droit de résistance.

KANT DANS L'HISTOIR E DU DROIT

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B

ne peut l'être tout à fait sur le plan de l'expérience ; car le �ontrat social chez Kant n'est plus un fait, c'est une « idée ", un modèle dont on s'approche. Contre les passions individuelles, notre Etat est du moins la seule réalisation existante de la volonté générale : donc, dès maintenant, désobéir aux lois positives serait indûment faire prévaloir une volonté particulière contre' ce qui existe effectivement en fait de volonté générale ; dès maintenant, c'est une maxime de la raison pure pratique, tu dois agir dans le respect de l'Etat et des lois présentes. " L e juriste recherche les lois . . . non dans la raison, mais dans le code officiellement promulgué, sanctionné par l'autorité suprême. On ne peut lui demander de prouver leur vérité et leur bien fondé, ni de les défendre contre les objections de la raison ; car ce sont d'abord les ordonnances qui font qu'une chose est juste ; quant à rechercher si ces ordonnances elles­ mêmes sont justes, c'est là une question que les juristes doivent carrément refuser d'entamer, comme contraire au bon sens ... (1) " Paradoxe o u non, je ne pense pas que devant des textes aussi clairs (et qui s'intègrent parfaitement dans l'ensemble de sa philosophie), il doive subsister un doute sur la portée pour les juristes de cette partie de l'œuvre de Kant. En dépit de ses étiquettes, et peut-être de ses intentions, elle signifiait la victoire totale, effrénée, du positivisme juridique. Notre objet est de vérifier si. la philosophie kantienn� des sources du droit a exercé une influence sur la doctrine juridique du xrx• siècle. J'estime qu'il faut répondre oui. Certes, il restera difficile, dans le triomphe universel du posi­ tivisme juridique au cours du xix• siècle, de distinguer ce qui provient spécifiquement du kantis1ne, ou d'autres philosophes modernes, puisque l'ensemble de la philosophie moderne nous est apparue confluer dans cette direction. Ainsi notre Code civil, dont il n'est guère vraisemblable que les auteurs aient connu les œuVTes de Kant (1), mais plutôt avaient lu Grotius et Pufendorf (sans compter Rousseau), semble déjà porter la (1) Conflit des Facultés Ttrad. GrnELIN), p. 23, cf. p. 20 et 21 ; c�. op. cit. , p. 301 et s. (Paix perpétuelle), 334 et s. (Aufklèirung). _ Il est vr �1 _ que Kant laisse mission au philosoph e de faire, a u nom de la raison, la critique des lois existantes (ibid., p. 26 et s. ), mais en prenant soin de préciser que le philosophe est dépourvu de tout pouvoir de toute part à l'activité législative ou j udiciaire. Et l'essence du p � sitivisme i ?ridiqu�, tel qu_e ]'entend le langage du droit, est seulement d exclure le 7unste d un pareil contrôle (qu'il s'exerce au nom de « la justice », de " la nature " ou de r< l a raison ))).

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marque du positivisme ; et la même remarque vaudrait pour les autres codifications de la même période (codes bavarois et prussien). Mais précisément la doctrine des sources qui prévaut au temps de ces codes ne me paraît pas être encore un positi­ visme intégral : les codes valent, ou prétendent valoir comme sources exclusives du droit, parce qu'ils sont censés être l'ex­ pression de la justice, de la raison, du droit naturel, o u conformes à l'utilité commune. Aussi ne vont-ils pas quelquefois de façon expresse - sans inviter les interprètes à se référer à la nature (2). Au contraire, considérons la doctrine juridique allemande de fort peu de temps postérieure. Qu'observons-nous en Alle­ magne au cours des années qui ont suivi l'enseignement de Kant ? La déroute soudaine de l'Ecole du droit naturel, et bientôt ensuite - événement capital de notre histoire du droit - l'avènement du pandectisme, le fruit de l'Ecole historique. Je rn'en rapporte à certaines études étrangères. M. Wieacker, dans son manuel (3), tient la philosophie de Kant pour très largement responsable de la nouvelle conception des sources du droit, qui devait, par l'Ecole historique et le pandectisme, envahir tout l'art juridique du xrx• siècle. G. Hugo, Savigny sont disciples de Kant. Et bien sûr, ils ne sont pas purs d'autres influences. Lorsque Savigny notamment définit le droit comme produit du Volksgeist, de l'esprit général du peuple, il tient plutôt du ron1antisme, de Herder plutôt que de l{ant (et sa doc­ trine convient mieux à la situation d'une Allemagne politique­ ment morcelée, mais qui ressent à cette époque Je besoin d'un droit unifié). Mais l'ilnportant dans cette réforme, et par o ù Savigny renverse les positions de l'Ecole du droit naturel, c 'est que le droit ne soit plus cherché d'aucune manière dans la nature , mais présenté résolument comme un produit de la volonté, de la volonté générale : parce que le peuple allemand a voulu, depuis le 1noyen âge, recevoir chez lui le droit rornain. Les seules sources du droit désormais seront les textes du droit romain, d'ailleurs transformés selon le vouloir des peuples rno derries : l'usage 1noderne du droit rornain - et rien d'autre, et pas la nature, la justice ou rutilit é (4). (1) Encore que la Paix pcrpéluelle de KANT ait été aussitôt traduite et semble-t-il très répandue dans le public français ; en 1796, huit ans avant le Code ci.vil. Mais Portalis, Tronchet et Bigot de Preameneu avaient-ils de telles lectures ? (2) Cf. WIEACKETI, op. cil., p. 197 et S . (3) WIEACKER, op. cil., p. 219 et S . (4) WOLF, Grosse Rechlsdenker, p. 436 et s.

KANT DANS L'HISTOIRE D U DROIT

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Rien que des textes autoritaires, et qui sont censés l'expres­ sion de la volonté populaire. Par la suite, quand sera créé un Etat allemand, on réalisera plus encore l'idéal de Kant, pour qui l'Etat doit incarner cette volonté générale, qui est la source exclusive du droit : au lVissenschaftlicher Positivismus u n Gesetzes Positivismus parviendra à se substituer (1). Or, j e n'ai pas besoin de dire quel succès ce positivisme j uridique, d'origine allemande, devait connaître dans toute l'Europe au cours du xixe siècle : il s'est agi en vérité d'une victoire à peu près totale et dont nous commençons à peine à nous libérer. C'est le temps de la Naturrechtsphobie, du mépris, de l'incompréhension crois­ sante pour l'idée du droit naturel. C'est aussi celui du refus opposé, dans le monde des juristes (malgré des efforts isolés, tel que fut l'œuvre de Jehring) , à l'utilitarisme anglais, non moins qu'à la sociologie. Le j uriste s'enferme dans ses textes, dont son métier sera désormais de faire l'exégèse servile ; il s'enferme dans le monde clos des nornws juridiques, des normes soi-disant issues de la volonté législative, sans égard aux besoins sociaux, à l'utilité générale ni particulière ni à la justice, sans égard aux choses. Au niveau de l'art j udiciaire, on fait la guerre à l'équité, on feint de décrire l'office du juge comme s'il consistait à déduire les conclusions logiques des textes. Les Facultés de Droit négli­ gent la critique des lois : la législation est u n fait de la volonté, dont on prend le produit tel qu'il est. Pour finir, il est remarquable que la plupart des théoriciens du positivisme j uridique n'ont cessé de se réclamer, et fure..5!t en effet fréquemment, au point de départ, nourris de la philosophie kantienne. Je songe par exemple à Bergbohm, à Binder, ou même à Kelsen. Non bien sûr que ces versions tardives du posi­ tivisme j uridique soient pleinement assimilables au modèle kantien; il s'y mêle d'autres influences, notamment de l'his­ toricisme, du sociologisme, du positivisme comtien. Un Kelsen abandonnera tout ce qui demeurait chez Kant, à l'arrière-plan de sa doctrine du positivisme j uridique, de droit rationnel. L'influence de Kant n'a été relativement pure qu'au début du xixe siècle, quand le mouvement du pandectisme effectua la rupture totale avec l'antique tradition du droit naturel, et pro­ clama le monopole du droit positif. Mais dans l'histoire de l'art juridique du XIx e siècle, il est probable que le pandectisme est l'événement primordial. (1)

WIEACKER,

op. cit., p. 271 et

S.

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LEÇONS D'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT

JI.

-

Kan t et notre langage juridique

Le second point sur lequel se peut vérifier l'influence de Kant concerne ce que j'appellerai - faute d'un terme plus explicite - le triomphe des catégories de la pensée juridique moderne. Si la section de l'œuvre de Kant intitulée " le droit public ,, con1prend surtout une théorie du positivisme juridique (du moins selon notre analyse), dorénavant nous emprunterons principa­ lement au " droit privé "· Cette rubrique revêt chez Kant un sens assez original. Elle y est plusieurs fois déclarée synony1ne de " droit naturel "· Mais nous savons combien Kant est loin d'employer ce terme dans l'acception traditionnelle : Kant n'est pas un réformateur ; il entend large1nent laisser au législateur le soin de forger le contenu du droit ; le " droit péremptoire » est construit par la volonté. Mais de la raison seule relève un ensemble de formes où se moule le contenu du droit. Décrire ces formes est le rôle du " droit privé ", office que nous pouvons nommer philosophique par excellence. Car si le juriste s'in­ téresse au seul contenu empirique (quid juris), toute l'attention du philosophe du droit se concentre sur les élé1nents rationnels du droit. Comme Kant avait procédé, dans la Critique de la raison pure, à l'égard des sciences physiques - croyant y déceler des formes rationnelles a priori, espace, ten1ps, catégories ainsi procède-t-il maintenant à l'égard du droit. Il me sen1ble que le principal apport de I-1. (2) Supra, chap. 7 et 13. (3) PALLASSE , Cicëron el la classification des sources du droil ( 1 045). On remarquera que Cicéron, prenant le mot jus au sens large, compte le contrat privé parmi ses sources. Contrairement à l'usage moderne (cf. DABIN, Théorie générale du droit, p. 7 2 et s.) nous adoptons pour notre part cette conception large du droit, autrefois courante, et rénovée par des doctrines récentes.

DU VOLONTARISME JURIDIQUE

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tre à côté de la natura, l'institutio /ex pactum conventum... Gaius citait, parn1i les sources du droit civil, surtout des sources positives (1). Le droit romain fait une part au coqsentement dans la formation du contrat. Et Saint Thomas lui-même était beaucoup trop réaliste, trop universellement informé, pour omettre de faire une place dans sa merveilleuse synthèse, à l'action du législateur, chargé de compléter les données vagues et incertaines de la loi de nature par voie de déterminations ; il insistait sur l'existence du droit positif (2), il laissait à l'initiative des contractants le soin de préciser le détail des clauses du contrat. L'orthodoxie gréco-romaine et du moyen âge (dont ne s'écartent que peu d'auteurs spécialistes des problèmes du droit) (3) est une doctrine dualiste pour laquelle le droit se trouve être à la fois produit de raison et de volonté, mais la volonté n'occupant qu'un rôle subsidiaire et subordonné ; il n'est encore point question de volontarisme. Il y a un moment essentiel dans l'histoire du droit, ou de la pensée j uridique, auquel on n'accorde pas toujours la grande attention qu'il 1nérite : celui de la scolastique tardive, de la scolastique franciscaine de Duns Scott ou Guillaume d'Occam. Les travaux récents de Gilson, de Vignaux, de Georges de Lagarde mettent en relief son importance (4). De ce mouvement de pensée, où la philosophie moderne a trouvé sa source, date aussi pour nous l'origine du système juridique moderne. • Scott et Occam rabaissent la raison, ils proclament la préémi­ nence de la volonté, son aptitude à diriger, conduite par l'amour, mieux que la raison la vie humaine (5); on les nomme, en philo(1) GArus, I, 2 (mais il en va différemment du jus omnium hominum commune qui relève de la ratio naluralis). (2) Notamment S. T. Ia, Irae qu. XCV, art. 2, I l a , ! Jae, qu. LYII, art. 2 (Illud dicitur jus esse posiliuum quod ex volunlale hummw ,,roce­ dit... in his quae secundum s, non habenl aliquam repngnanliam ad rw/urc,­ lem jusliliam). (3) Epicurisme, stoïcisme ancien, Nouvelle Académie, sont des doc­ trines apolitiques. Il est légitime d'attribuer une portée bien plus im por­ tante, en matière de philosophie du droit, à Platon. Aristote . cl au stoïcisme moyen. (4) Notamment : GILSON, Duns ScoTT, 1 953. - VIGNAUX, Guillaum d'OccAM (article au dictionnaire de théologie catholique). - GANDILLAC dans Fliche el J\l[arlin, t. 13. - DE LAGARDE, Naissance de l'Espril laïc au déclin du moyen âge, t, 3, 4, 5 et 6. - STRATEN\\" EHTn , Die Nal111"r1•chls­ lehre des Joh. Duns Seo/us, 1951. (5) VIGNAUX, op. cil.

Villey.

18

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sophie, volontaristes. Et par conséquent ils attaquent le droit naturel d'Aristote. La souveraineté du chef d'Etat, le droit de propriété privée (dont l'ordre franciscain pour sa part n'est guère enthousiaste) ne nous sont pas imposés par le droit naturel ni par la raison · : ce sont créations arbitraires et historiques (1). Ici revit un des courants de la pensée antique, sceptique, sophiste stoïcien, mais renforcé par l'idée de liberté chrétienne ; érigeant en corps de doctrine ce qui n'était qu'un thème poétique, Scott et Occam se représentent les individus isolés dans l'état de nature, s'associant ensuite et créant les institutions juridiques, librement, de leur propre volonté ; d'une volonté non point serve de l'intellect, mais très largement autonome. Le volonta­ risme juridique n'est-il pas tout entier déjà dans cette rupture avec le droit naturel d'Aristote ? Car une fois brisée la croyance au droit naturel, il n'est plus de droit que positif (divin o u humain), tout droit relève de l'institution. S i l'individu se trouve libre au point de départ, rien ne peut le lier que son consentement. Désormais, l'unique origine des règles de droit c'est l'accord de plusieurs volontés. On sait le succès de cette doctrine. Hobbes, Pufendorf, Locke, Thomasius, sur sa base, ont renouvelé toute la théorie du droit. Nous pourrions suivre les progrès de l'idée contractuelle du xvu e au xvrri e siècle ; ils furent au reste assez lents (2). Posons cette règle générale, qu'une philosophie ne conquiert l'esprit des juristes et le droit, qu'après des siècles d'incubation. En vérité, c'est seulement au xrx e siècle que la science juri­ dique intègre le volontarisme ; l'œuvre de nouveaux philo­ sophes individualistes (tels que Rousseau, Kant et Fichte) paraît avoir contribué à ce résultat, sans doute au prix de quelques fausses interprétations : les formules, point toujours comprises, de Rousseau (3) ont encombré nos doctrines consti­ tutionnelles ; à J{ant la doctrine française emprunta, non sans pédantisn1e (4) l'autonomie de la volonté. Sur Kant et Fichte, s'appuient encore les promoteurs allemands de la théorie de ( 1 ) M. DE LAGARDE (op. cil. , VI, p, 140 et s.) nous a paru minimiser la pensée destructive d' Occam, à l'égard du droit naturel. Certes il subsite dans la doctrine d'Occam une loi naturelle morale, obligeant en parti culier l'individu à tenir ses promesses (fondement de tout le système contractu aliste) ; mais point d'institutions naturelles. ( '..l ) TrsoN, Le principe de l'autonomie de la volonté dans l' Ancien droit français ( 1 931) a bien montré que ce principe n'a pas été vraiment reçu dans notre ancien droit. (3) Infra, p. 281. (4) Chez Kant et Rousseau, semble-t-il, la volonté, source de droit, est une volonté rationnelle (supra, chap. XII).

D U VOLONTAR ISME J U RI D I Q UE

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la volonté : triomphe ultime du volontarisme j uridique, . dans l'université allemande alors au faîte de sa puissance. Mesurons la fécondité du principe volontariste. Première­ rnent, en droit public : c'est là qu'il fructifie d'abord. Donc l'Etat n'est point naturel; i l est le produit du contrat. Cette convention, bien différente du contrat social scolastique (ser­ vant seulement à désigner le titulaire du pouvoir, à déterminer certains traits de l'organisation sociale), cette convention crée l'Etat, et la société. Tel apparaît le contrat social. dans sa plénitude, pour la première fois semble-t-il dans le vigoureux système de Hobbes (1). Dès lors, l'ensemble du droit public trouvera sa source première dans l'intention, la volonté des contractants : i l dérive des termes du contrat, que Hobbes lui-même, Grotius, Pufendorf, Locke ou Thomasius et bientôt Rousseau, interpréteront de façons d'ailleurs si diverses (2). De l à procède et l'absolutisme d'un Hobbes ou d'un Spinoza (3), et dans une autre branche de l'arbre (4), le gigantesque dévelop­ pement de la démocratie moderne (fondamentalement diffé­ rente de la démocratie antique) : le règne de la souveraineté populaire - le régime représentatif - la subordination de l'exécutif, du judiciaire - la souveraineté de l'Etat (5) " s'auto­ limitant " de lui-même, et de sa propre volonté (selon Jellinek). Le volontarisme est resté l'âme de nos constitutions. De même, la loi sera définie " l'expression de la volonté..géné­ rale " (6), le « commandement » (7) du peuple, ou du mandataire du peuple. Elle s'interprète d'aprés l'intention du législateur. (1) Hobbes mérite vraisemblablement la première place dans l'histoire du volontarisme juridique. Chez lui la raison est calcul au service de la volonté individuelle. Il nous paraît avoir donné le premier exposé d'en­ semble du moderne contrat social. Cf. POLIN, Politique el Philosophie chez Thomas Hobbes, 1953. (2) Bibliographie récente dans DERATHÉ, Rousseau el la science poli­ tique de son temps. (3) Pour partie aussi chez BossuET, et dans l'Ecole allemande du droit naturel. (4) Lo cKE, RoussEAU, etc. (5) Le corporatisme allemand, personnifiant les groupes, le peuple, l'Etat (GrnRKE, SAVIGNY, JELLINEK, etc.) et leur attribuant une volonté propre, a continué un nouveau type de volontarisme, à partir de fictions peu défendables et singulièrement dangereuses (infra, p. 276). (6) Déclaration des droits de l'homme, art. 6. CARRÉ DE MALBERG, La loi, expression de la volonté générale, etc. (7)

AUSTIN . . •

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La coutume aussi• recevra son explication dans le consen­ tement populaire. Il n'y aura plus de droit naturel, mais rien d'autre qu'un droit positif, posé par la volonté populaire ou (selon une version plus tardive) par la volonté de la nation ou de la puissance de fait (1). Non moindres sont les répercussions de la philosophie moderne dans le secteur du droit privé, puisque pour les volontaristes, le contrat est la source unique des liens de droit public ou privé. Est-il nécessaire de rappeler contre une erreur restée courante que notre thêorie du contrat n'est nullement romaine (2), qu'elle est l'œuvre de l'époque moderne, et surtout des univer­ sités allemandes des xvn•, xvnI• et x1x• siècles. Les modernes (3) ont défini l'acte juridique ( Re chtsgeschaft) " manifestation de volonté productive d'effets juridiques " · L'âme du contrat est 1e consentement, et en principe règne la liberté contractuelle. La convention tient lieu de loi à ceux qui l'ont faite. Pour déter­ miner la matière et la force d'une convention, le juge devra l'interpréter selon l'intention des parties, vérifiant si le consen­ tement était libre et exempt d'erreur... L'esprit juridique moderne tend à ramener au contrat le système du droit tout entier ; du rnoins, à l'acte juridique volontaire de l'individu. (1) AUSTIN, BERGBOHM, JELLINEK, JEzE, KELSEN. etc. Au positivisme de la volonté individuelle, issu de l'individualisme. prolongement direct de ce qu'on nomme « droit naturel " individualiste moderne (le droit est volonté commune des cito,,ens), a Iait suite un positivisme de la volonté de l'Etat, ou de la nation, issu des théories organicistes ou historicistes (le droit est volonté de l'Etat ou de plus fort). Les pires excès de ce volontarisme collectif ne sont pas à chercher ailleurs que dans le droit national socialiste (cf. FRIEDMAKN. Legal Theory, 1\153. p. 270 et s.). (2) Elle est l 'œuvre de romanistes. travaillant sur les plans nouveaux de l'époque moderne (bibliographie dans notre article : le jus in re du droit romain au droit moderne. Publications de l' Institut de droit romain de Paris, 1950) ou dans l'A llgemeiner Teil des pandectistes (cl. SCHWARZ, S.Z., 192 1 , p. 59G). Les principes fondamentaux de notre théorie de l'acte juridique et du contrat sont étrangers au droit romain. La règle pacta sunl seruanda à supposer même que historiquement, à la fin de l'époque républicaine, le préteur l'eut comprise dans une signification très large n'a pas servi de point de départ à une théorie générale de l'acte juridique et n'implique point « l 'autonomie de la volonté ,, , \'origine de tout un système juridique dans le vouloir individuel. (3) PLANIOL dans son Traité de droit civil : « Dans le contrat , la volonté des parties forme l'obligation ; c'est elle qui est la force créatrice ; le légis­ lateur n'intervient que pour sanctionner l'œuvre des parties ", etc. (cité par WALINE, op . cil., p. 202).

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La succession ab intestat est un testament présumé, et nos n1,anuels en décrivent l'organisation comme répondant à l'inten­ tion vraisemblable de l' intestat. Quand le législateur élabore le régime matrimonial " légal », c'est une loi interprétative de la volonté des conjoints. Où le contrat manque, on découvre, en torturant le droit romain, de prétendus " quasi-contrats ». Il n'est pas jusqu'au mariage que la loi révolutionnaire ne s'efforce de soumettre tout entier à l'intention des contractants, et que Kant n'ose analyser comme une vente réciproque... Le but de . toutes ces constructions est que toute règle soit ramenée à la volonté : " Le droit, c'est l'autonomie de la per­ sonne », (Ch. Beudant) ; sa maxime fondamentale " que la volonté de l'individu soit faite » (Gounot) (1). Pour l'historien du droit moderne, c'est un admirable spec­ tacle de voir l'idée volontariste se répandre et com1ne irriguer toutes les parcelles de notre droit. Tous les juristes orthodoxes acceptaient, il y a cinquante ans (s'ils n'y sont attachés encore) cette philosophie implicite, le minisme de la volonté. Il n'est guère de preuve plus frappante de la puissance méconnue de la philosophie du droit : ceux-là mêmes qui font profession d'ignorer la philosophie, purs techniciens du droit civil, labo­ rieusement occupés au déroulement de leurs sorites, à partir de la philosophie de Hobbes et de Guillaume d' Occam.

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I I. - Nous croyons devoir attribuer le déclin du volontarisme aux attaques issues de la science et surtout des sciences histo­ rique et sociologique. Aux xv1 ° et xvn• siècles les débuts de l'esprit scientifique, en contredisant Aristote, l'avaient appelé à l'existence : mais les progrès plus accentués de la science au x1xe siècle devaient se retourner en fin de compte contre les doctrines 1nodernes. Des historiens est venue la première attaque, ou plutôt des historicistes : Burke, de Maistre, Savigny. Ils s'accordent à rabaisser la ridicule prétention des petits hommes des temps 1nodernes à être des créateurs de droit. Le droit est l'œuvre de l'histoire, de l'esprit national, du Volksgeist - forces objectives impersonnelles supérieures à la volonté de l'individu. Ce mouvement de pensée se prolonge chez Saint-Simon ou chez Hegel, dans la philosophie du droit dite de la " culture » ( Kohler '(1î « Le droit contractuel », écrit FoutLLÉE en 1885, tend à se confondre avec Je droit tout entier ».

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par exemple). Ensuite viennent les sociologues : Comte, Spencer, Durkheim, ou plus tard Gurvitch, pareillement ennemis du mensonge du contrat social - de l'illusion d'un droit construit artificiellement par l'homme : le droit est un fait objectif, un donné social. Si dans les tribus primitives on constate que le groupe imprime autoritairement sa loi dans les consciences particulières, ce ne cesse pas d'être vrai des sociétés -libérales individualistes puisque l'individu lui-même est un produit de la société, et ne se vérifiera pas moins dans les sociétés de l'avenir, auxquelles beaucoup de sociologues prédisent un droit socialiste. Non moins vives seront les attaques de l'auteur suédois Hager­ strom (1) contre la Willenstheorie ; il ne se lasse pas de dénoncer l'accumulation de fictions qu'implique le volontarisme : fiction d'une volonté de l'homme à se lier lui-même, de la « volonté générale " ou d'une « volonté de l'Etat " dont on cherche vaine­ ment le support. . . La science positive a détruit les mythes du volontarisme. Cette critique survenue d'abord au sein de la philosophie finit par troubler les juristes dans leur quiétude conservatrice. Nous n'en prendrons que deux exemples, touchant la loi et le contrat. D'abord la crise du contrat. Une référence s'impose ici au lecteur français : celle de la thèse de M. Gounot, l'un des meilleurs livres de philosophie du droit qui aient paru pendant ce siècle (l'autonomie de la volonté 1 91 2) (2). Non sans s'inspirer largement d'une doctrine alle1nande antérieure, M. Gounot s'employait à nous démontrer que jamais ne fut reconnue la prétendue " autonomie de l a volonté ,, (terme fâcheux qui ne signifie rien), la pleine liberté contractuelle. L'idée volontariste était à ce point irréalisable, que l'âge même du libéralisn1e à son zénith n'a pas su la mettre en pratique. Il n'est pas vrai que le Code civil ait admis que toute expression de l a liberté (1) Is positive law an expression of will (1916). On the question of the notion of law. The Will Theory (1916). - The conception of a declaralion of intention in the spehere of private laiv. 1935. Articles réunis dans HAGER­ STROM, Inquiries, 1953. Hagerstrom a montré dans l'idée du droit com­ mandement le vestige d'anciennes croyances magiques, pour lesquelles le droit était volonté