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French Pages 170 [177] Year 1994
Le télégramme andalou suivi de
Lévrier afghan
Du même auteur Chez le même éditeur:
- Une fille au-dessus de la Tour Eiffel Chez d'autres éditeurs:
- L'Intérieur
du Spectre - Gallimard (épuisé) - Mini-passeport - Le Seuil - Lévrier afghan - Rupture (épuisé) - Transitville - Maspero
Traduction du hongrois par l'auteur Titre original: "Igor Hazater", Budapest, Editions Holnap "Lévrier afghan", Paris, Editions Rupture @ Tibor Tardos L'Harmattan ISBN: 2-7384-2638-7
Tibor Tardos
Le télégramme andalou suivi de
Lévrier afghan
Éditions L'Hannattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris
Le télégramme andalou
Tout émigré guette le moment où la tyrannie s'écroule dans son pays. Mon cas fut tout différent. Enfui à l'étranger, je faisais voeu sur voeu pour la disparition de l'Ennemi de la Terreur, un individu nommé Zik. Il s'agissait d'un quidam recherché par les autorités et qui me ressemblait comme un frère. Jeune comme moi, il portait toute sa barbe (comme moi), posait un regard d'illuminé sur les gens (un peu comme moi), arborait un nez légèrement tordu (exactement comme moi). Un sosie bien encombrant! Sa spécialité était de s'opposer avec acharnement au Régime des Uniformes, principe légal du pouvoir. Dans notre pays, la loi prescrivait aux hommes comme aux femmes le port de la tenue militaire. J'étais "fantassin", mon épouse faisait les courses en uniforme d'artilleur, nous entortillions notre nouveau-né dans des langes "chasseur alpin". Même notre vieux chien Tango allait aux besoins en tenue de para. La loi c'est la loi. Aussi, le jour où l'Avis de Recherche parut sur les murs avec le portrait grandeur nature de mon sosie, je pris congé des miens, m'installai à l'étranger.
Quelle épreuve que de se trouver loin de ceux qu'on
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aime! Je méditais jour et nuit sur mon infortune. Un beau matin, un coup de sonnette. C'était le facteur, un télégramme à la main. - C'est pour vous. J'ouvris la dépêche, la lus. cHÉRI TOURNANT DÉCISIF MOUVEMENT ANTIUNlFORMES VICTORIEUX SOSIE BARBU HÉROS DE LA NATION REVIENS VITE. Le message était signé de mon épouse' PETITE LINDA.
TA CHÈRE
Le facteur suivit avec curiosité les pas de danse que j'improvisai. - Les nouvelles sont bonnes, on dirait. - Pour quelqu'un qui aime sa famille comme moi, elles ne pourraient pas être meilleures. L'homme portait bien un uniforme, celui des postiers. Ce qui ne m'empêcha pas de déposer sur ses joues une grosse bise mouillée.
Le télégramme de ma femme disait vrai: tout indiquait
d'importants changements. Au lieu des détachements armés, la frontière n'était gardée que par un unique douanier, luimême habillé en civil. A la place de la mitraillette, il portait
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un parapluie. Il pointa le pépin contre ma poitrine.
- Boum. Manière aimable de plaisanter le voyageur auquel on ne demandait même pas de montrer son passeport. Dans la ville, je trouvai une atmosphère bon enfant. Sur les murs plus de trace d'inscriptions injurieuses contre les civils, aux croisements de rues plus de bûchers sur lesquels autrefois les soldats poussaient des mannequins affublés de chapeaux haut-de-forme. Du calme partout. Arrivé près de l'endroit où nous habitions, brusquement je fus saisi de panique. Notre petite cabane avait disparu! Le terrain vague au milieu duquel nous avions jadis bâti notre bicoque était maintenant occupé par un vaste hangar. Au-dessus de l'entrée du nouvel édifice je vis une pancarte avec l'inscription: "DEPOT D'UNIFORMES" La porte du hangar était ouverte. J'entrai. L'intérieur était vide. Aucun mobilier, aucune marchandise. Et surtout pas la moindre trace de notre gourbi. - Il y a quelqu'un? Au troisième ou quatrième appel émergea du fond du hangar un personnage. Un homme en bleu de chauffe, le visage barré d'une moustache. Il rattachait sa ceinture en ronchonnant. - On n'est même plus tranquille aux gogues ? Le dépôt d'uniformes c'est terminé, allez en chercher ailleurs, ici à ce qu'il paraît il va y avoir des parapluies.
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J'expliquai mon cas, la disparition de ma bicoque, de mon épouse, de mon nouveau-né, de mon chien. L'homme m'écouta avec attention, avec trop d'attention même, le bout de son nez me venait de plus en plus près du VIsage. - Dites donc, demanda+il brusquement, vous ne seriez pas un krollgiak par hasard? Expression inconnue, mystérieuse. Je décidai de passer outre. J'avais d'autres chats à fouetter. - Ecoutez... Je suis à la recherche des miens, tout ce qui m'intéresse c'est de les retrouver au plus vite. Alors soyez assez bon et... L'homme m'interrompit du geste, me prit entre ses doigts la peau du visage. - Mais si ! s'écria-t-il. Vous êtes bien ce que je pensais. Un cochon de krougiak. Vous avez beau l'avoir rasée, on voit bien la place de votre barbe de porc. Pour sa part l'entretien était terminé. Il cracha par terre, tourna les talons, disparut dans le fond du hangar.
Je restais sur place, désorienté, à me tâter le visage. Qu'était-ce qu'un "krougiak" ? Une "barbe de porc" ? Que faire, où aller maintenant? Brusquement j'entendis "pst, pst". Dans une encoignure se tenait une petite paysanne, elle vint à ma rencontre. La petite pouvait avoir quinze ans, peut-être plus, elle portait un gilet de laine, des brodequins. Une mèche blonde
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s'échappait du fichu noué sous son menton. J'ai entendu ce dont vous avez parlé avec le muguca... (Qu'était-ce encore, ce mot mystérieux ?). Ne vous faites pas de mouron, tout va s'arranger. Dites-moi seulement une chose: les gens que vous cherchez sont des mugucas en règle ou pas? Là, tout de même, je ne pus me passer d'explications. J'appris que "les mugucas" étaient ceux qui portaient l'uniforme, par opposition aux "krougiaks", ceux qui se singularisaient par le port du parapluie. - On voit bien que vous avez été absent, vous ne comprenez plus ce qui se passe ici. La jeune fille ajouta que ce n'était pas pour rien qu'elle s'informait des habitudes vestimentaires de ma petite famille. Elle expliqua qu'il existait un organisme intitulé "L'Adresse du Soldat". Quand quelqu'un arrivait en ville et qu'il cherchait des personnes habillées en uniforme, il y avait des chances que cet organisme fournisse l'adresse désirée. - Seulement il faut se dépêcher! Les bureaux sont rarement ouverts, ils ouvrent tard, ils ferment tôt. Venez. La jeune fille me saisit la main, elle m'entraîna dans une longue course à travers les rues.
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Nous arrivâmes hors d'haleine devant un grand édifice public. Nous y trouvâmes un sous-officier occupé à assujettir une barre de fer sur la porte d'entrée.
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- C'est fermé, les heures de service sont terminées, dit l'homme. Je le priai de faire une exception. Dans la poche de sa capote il prit un gros cadenas. - Nous connaissons votre cas, tout le personnel est au courant. Nous avons été prévenus. - Tant mieux! J'entre? Il ajusta le cadenas sur la barre de fer. - Rien de plus contrariant qu'un cas signalé à l'avance, dit-il. Le ménage vient d'être fait, les locaux ont été chauffés à cause de vous, le central téléphonique a été raccordé exprès pour traiter cette unique affaire, deux cents employés ont été convoqués, tous payés en heures supplémentaires. La cantine a été réapprovisionnée, le mess des officiers ravitaillé en boissons fortes, tout ça pour le bon plaisir d'un seul bonhomme revenu d'exil et qui, par dessus le marché, ne porte même pas l'uniforme. Il ferma le gros cadenas. Je me mis à l'implorer. Son office était le seul à pouvoir donner un renseignement au sujet de ma famille disparue. Qu'il me laisse entrer, une minute suffira pour obtenir ce que je cherche. - "Une minute suffira..." On voit bien que vous n'avez aucune notion de la vie en uniforme. Pas plus tard que ce matin trois cents flacons de dobritchougana ont été livrés dans ce bâtiment. C'est une boisson spécialement étudiée pour la consommation des militaires. A l'heure qu'il est, les deux cents officiers, sous-officiers et soldats convoqués sont étendus sur le carreau. La plupart ont péri. Un verre de
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dobritchougana de trop et, irrésistiblement, les buveurs installent des tribunaux d'exception, désignent parmi eux des procureurs, des avocats de la défense, des coupables, des bourreaux. Dix à vingt minutes plus tard, tout ce monde-là est dans la cour, les victimes tombent par dizaines sous les balles des pelotons d'exécution. "Là-dedans", comme vous dites, où vous avez le désir si ardent de pénétrer, plus un seul des agents convoqués n'est de ce monde. Visez un peu ce liquide carminé qui suinte sous cette porte, ce n'est certainement pas du coulis de tomate. Il vérifia si le cadenas tenait bien et s'en fut. La petite fille refusa de capituler. - J'habite près d'ici, chez des parents. Il y fait bon chaud. Cette sacrée adresse que vous cherchez, nous finirons par la dénicher.
Je m'attendais à me retrouver dans une chaumière: nous pénétrâmes dans un véritable palais. Le sol de l'entrée était recouvert d'un tapis orné de motifs sabre-pistolet entrecroisés. - Nous sommes arrivés, déclara la jeune fille, et elle me conduisit devant une rangée d'ascenseurs. Nous allons monter dans l'appartement qu' habite mon oncle. J'eus un moment de recul. - Ton oncle... est-il un officier supérieur? - Pensez-vous! répondit la jeune fille en riant. Dans le temps, mon oncle a été laveur de char d'assaut à la caserne.
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Avec le Changement, il s'est recyclé surveillant de chantier. Tant que le locataire n'emménage pas, il est autorisé à habiter les logements nouveaux. Cette grande maison a été d'abord prévue comme résidence secondaire pour le Grand Quartier général. Maintenant ça sera un musée de l'Habillement civil. Seulement, pour monter une exposition, il faudrait des collections, et les vêtements civils du pays ont tous été brûlés par les soi-disant manifestants. En attendant l'arrivée des rares pièces qui restent, nous pouvons occuper les locaux. Voici le dix-septième étage, nous sommes arrivés. Nous entrâmes dans une grande salle sommairement meublée. Elle était garnie du même tapis aux motifs martiaux que l'entrée. Dans l'un des coins on avait entassé quelques objets qui rappelaient la vie civile: des habits élimés, des chapeaux melon cabossés, une série de parapluies et d'ombrelles. - Les futures collections du musée, dit la jeune fille. Pour le moment c'est tout ce qu'ils avaient pu réunir. En attendant nous pouvons nous servir des commodités installées. Elle décrocha un interphone et commanda un lunch pour deux. Je m'étirai. - Ton oncle a de la chance d'habiter un endroit pareil. - Maintenant, oui. Mais quand c'est le tour de surveiller l'installation d'une mine! Toute la famille couche dans des galeries souterraines infestées de rats, exposées au grisou.
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Quand c'était la construction de l'abattoir, nous avons failli devenir fous, dans la pièce à côté, jour et nuit, on massacrait du bétail. La porte s'ouvrit, un jeune garçon en gilet rayé poussa devant lui une table roulante chargée de victuailles. - Approche donc, Fitko, dit la jeune fille, c'est un de mes petits cousins, présente-toi à monsieur. Le garçon s'inclina et me posa une étrange question. Vous êtes donc un tungeli. Etes-vous rikatch ou kukar ? J'en restai bouche bée. La jeune fille vint à mon aide.
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Le monsieur revient d'un séjour à l'étranger, un tas de mots lui sont inconnus. Ellè se tourna vers moi: "tungeli" signifie quelqu'un qui n'a pas de domicile. - Ah bon. - Mon petit cousin voulait savoir si vous étiez "rikatch" ou "kukar", le premier c'est... La jeune fille rougit: le premier signifie "concubin". Mais avec un vilain mot. Le deuxième - je ne sais pas pourquoi tu poses des questions aussi bêtes Fitko - ça veut dire "fainéant" ou plutôt "vivant aux crochets des gens, particulièrement des femmes". Cet idiot de Fitko dit n'importe quoi, tu es un drôle d'oiseau. Pour se faire pardonner, le garçon proposa de me montrer où logeaient les autres pensionnaires. Il actionna un bouton sur le mur. Un rideau de fer se leva dans le fond, je vis une enfilade de salles, les unes plus spacieuses que les autres. Partout le grouillement d'une foule d'hommes, de
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femmes, d'enfants, chacun vaquant à ses occupations. - Des parents? - Tous. Dans les salles latérales, il y en a encore plus. Nous sommes peut-être six cents, peut-être même mille parents à habiter dans ce bâtiment. Une sonnette retentit. Le petit serveur tressaillit. - On m'appelle. Il sortit en courant.
La jeune fille referma le rideau de fer du fond. - Mangeons. Elle quitta son gilet de laine. Le petit corsage mettait en évidence sa jolie poitrine. - Servez-vous, ne vous faites pas prier. Nous déjeunâmes en silence. La jeune fille me demanda mon nom. Je le lui dis. J'ajoutai que ma femme m'appelait toujours "Apou". - C'est vrai, c'est plus joli, dit-elle. Après réflexion, elle me detnanda si elle pouvait m'appeler de même. Je n'y vis aucun inconvénient. J'ajoutai, un peu étourdiment sans doute, qu'elle me faisait penser à mon épouse: elle avait les mêmes cheveux blonds dorés, la même carnation délicate. Ma remarque la fit rougir. Elle demanda le nom et l'âge de ma femme. Je répondis qu'elle s'appelait Linda, Lindoucha pour les amis, et qu'elle avait vingt-deux ans, trois de moins que moi. Ce dernier renseignement la rendit toute songeuse. Je
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lui demandai la raison de son silence. Elle baissa son regard. - Rien, rien, je pensais à autre chose. Je crus bon d'insister. Comment s'appelait-elle? La question fit rire la jeune fille. - J'ai beaucoup de noms! Chacun m'appelle à sa façon. Le gardien de l'entrepôt me dit "Petite souillon" ou "Shourbidli", ce qui signifie "Peau de balle''''. Pour les parents qui habitent ici avec nous je suis tantôt "Liquette", tantôt "Carpette", "La Cognée-sans-manche", "Coco-IaTutu", "Mégot", "Tinette". J'ai même été "Soupe à l'escargot" et "L'amasse-pas-mousse". Absolument tout. Elle me regarda. Vous savez quoi? Moi, je vous dirai "Apou", et vous, vous me direz "Linda", "Lindoucha". Ça sera plus simple. Vous ne trouvez pas? Le repas se terminait. "Petite-Linda" rangea la vaisselle. - Vous savez quoi, Apou, vous allez faire la sieste, ditelle. Si, si. Et avant ça, vous allez prendre un bain. Déposez tous vos vêtements ici, Fitko va les emporter, ils vont être remplacés par des vêtements neufs. - Comment cela? - Comme je vous le dis. Pour quiconque reste quelques heures dans cette maison, les parents tailleurs installés dans les sous-sol se font un plaisir de renouveler sa garde-robe. Avant ils travaillaient pour l'armée, leurs placards croulent sous des pièces de drap. Rassurez-vous, ils connaissent "la coupe civile"... Déshabillez-vous, allez vite dans la salle de bains.
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J'éprouvai quelque gêne à me dévêtir devant la jeune fille. Elle me chapitra. Aurais-je les mêmes scrupules devant mon infirmière? }>our m'encourager elle déclara qu'elle allait prendre un bain elle aussi. Avec le geste le plus naturel du monde elle retira son corsage, quitta son jupon. Ses cuisses bien rondes, ses seins bien formés indiquaient un âge sensiblement plus mûr que je n'avais donné à mon hôtesse. Elle continua sur sa lancée: - Seriez-vous plus à l'aise si je me mettais complètement à poil? Tenez. Les yeux brillants d'innocence, elle retira tout jusqu'au petit slip et exhiba avec fierté sa toison dorée. Elle sourit. Je vois bien, il faut que je t'aide à te déshabiller, Apou... Sans tenir compte de mes protestations elle s'exécuta, du bout de ses doigts elle me toucha la poitrine, fit remarquer en riant: "Comme tu es poilu !", me poussa vers la salle de bains. - Fais couler l'eau, j'arrive.
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C'était une vaste salle de bains agréablement chauffée, bien équipée. J'ouvris le robinet d'eau chaude. Sur la tablette du lavabo je trouvai un rasoir électrique. J'allai me faire beau. L'interphone transmettait les petits messages électrisants de la jeune fille, dans le genre de : "Apou tu y es?" et "Gare à toi, j'arrive". Tout à coup elle poussa un cri aigu: "Aïe !"
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- Petite-Lindoucha ? Qu'est-ce qu'il t'arrive? Je n'eus pas de réponse. Je bondis sur la porte, j'essayai de tourner le bouton. Il résista. - Petite-Linda! Ouvre donc! "Petite-Souillon!" "Liquette !" "Carpette !", tu m'entends? Je tambourinai, je m'égosillai. En vain. Brusquement je sentis un courant d'air glacial dans le dos. Je me retournais. Je vis une porte que je n'avais pas remarquée jusque là. Ce qui m'étonna le plus, ce fut de constater qu'elle donnait de plain pied sur le sol enneigé. Ici, au dix-septième étage de l'immeuble? Dans l'embrasure de la porte apparurent deux soldats. Le premier appela quelqu'un. Venez, il est ici. Entra un officier vêtu avec recherche. Il fit le salut militaire. - Capitaine Tedra, à votre service. Veuillez me montrer vos papiers s'il vous plaît. La rage s'empara de moi. Je répondis avec humeur que visiblement je n'avais ni papier ni rien sur moi, que je comprenais mal la présente intrusion. L'officier s'efforça de me rassurer. - Je vous en prie. Il s'agit d'une simple formalité. Etesvous bien la personne revenue dans le pays? Je répondis que je revenais, certes, et que la raison de mon retour était une information selon laquelle les vexations avaient pratiquement cessé parmi la population. J'ajoutai que je gelais, que par la porte entrouverte le
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vent s'engouffrait dans la pièce. L'officier me jeta un regard amusé. C'est vrai, votre état vestimentaire ne vous garantit pas contre les courants d'air... Il fit signe, l'un des soldats poussa de quelques centimètres le battant de la porte. Voyons monsieur, dit l'officier avec un sourire poli. Vous habitez donc cet immeuble? Je répondis que tel n'était pas le cas, que c'était la première fois que je mettais le pied dans cette maison. L'officier secoua la tête. - Quelque chose m'échappe. Vous n'habitez pas l'immeuble et, tout nu, vous utilisez les commodités de la maison? Il se pencha en avant, de ses doigts gantés il ferma le robinet de la baignoire, débrancha le rasoir. Je me lançai dans des explications. - J'ai été conduit à cet endroit, n'est-ce pas. Je suis ici pour attendre que... Mon affaire est un peu compliquée. L'officier posa sur moi un regard plein de compréhension. - Prenez votre temps, expliquez-vous tranquillement. La situation prête à des erreurs d'interprétation, mais j'attends avec patience le dénouement. - Monsieur l'Officier, dis-je. Je cherche ma maison disparue, ma famille. Je... Malgré le vent froid qui s'engouffrait dans la pièce, j'avais chaud, je transpirais. Je parlais du télégramme reçu,
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de ma déconvenue en constatant la disparition de ma maison sous un hangar neuf, du Bureau d'adresses qui était fermé, du refuge que j'avais trouvé dans cet immeuble élevé à d'autres fins. L'officier suivit en auditeur passionné mon récit. - QueUes extraordinaires tribulations d'un brave compatriote à la recherche de sa chère épouse disparue! Un détail m'intrigue cependant. - Lequel? - Mettez-vous à ma place. Vous trouveriez un gars dans une maison étrangère, nu comme un ver, occupé à se raser, pendant que, dans la pièce attenante, une jeune personne peut-être une mineure? - prépare en costume d'Eve une couche pour deux personnes. Le sang me monta à la tête. - Monsieur l'Officier, je vous ai honnêtement fait part de mon cas. J'ajouterai que, dans la pièce attenante, la jeune personne - mineure peut-être comme vous le dites, mais en pleine maturité d'esprit et de corps, oui de corps - est une travaiUeuse estimée de tous. EUe peut préparer, même en costume d'Eve, même les joues en feu, les cheveux en désordre, une couche pour deux, pour trois, ou pour quinze personnes, eUe n'en demeure pas moins une jeune patriote, le coeur rempli d'hospitalité. L'officier fit signe. L'un des soldats présenta devant lui un dossier ouvert. L'officier y prit une photographie, me la poussa sous le nez. - Connaissez-vous ces personnes?
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Je fus sidéré. - C'est... ma femme, avec notre bébé! Comment avezvous eu cette photo? Sans répondre à ma question, l'officier remit l'image dans le classeur. Il farfouilla un peu dans ses papiers. Il prit une autre photo. - Et cette personne? La reconnaissez-vous? La photo représentait une sorte de danseuse gitane, les cheveux noirs retenus par un peigne. La personne avait des dents blanches comme neige, elle était mince comme un serpent, et presque totalement dévêtue. Je n'avais jamais vu cette femme nue... Et pourtant je lui trouvai un petit air connu. Qui était-ce? Une vedette de l'écran? Une fille vue sur la couverture d'une revue porno? On dirait que vous la connaissez? dit l'officier. - Connaître, non... Mais comme si je l'avais déjà vue quelque part...
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-Son nom.
- Je ne sais pas qui elle est. L'officier rangea la photo. Il en prit une troisième dans le paquet. - Veuillez vous concentrer, s'il vous plaît. Vous regarderez cette photo et vous me direz si vous avez déjà vu les personnes qui y figurent. C'était la photographie de deux garçonnets de huit ou dix ans, leurs bras minces sortaient d'un tricot de corps. Ils se tenaient enlacés. J'allais répondre que je n'avais jamais vu ces deux gars.
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Brusquement j'eus un déclic. L'un des garçonnets, c'était moi-même, à l'âge de huit ans! L'autre? Impossible de savoir qui. Je fus également troublé par le décor. A l'âge que j'avais à l'époque où la photo avait été prise, je vivais à la campagne, je n'avais pas encore été dans une ville. Or derrière les deux garçons, on reconnaissait la silhouette d'un immeuble de plusieurs étages, dans un coin de la photo on distinguait l'arrière d'un tramway. Que signifiait cette comédie? Pour quelle fin obscure étais-je soumis à cet interrogatoire? J'en fis la demande à l'officier. Il me regarda tranquillement. - Vous voulez une raclée? dit-il. - De quoi, de quoi?
- Attrapez. D'une main experte il me gifla; je faillis tomber dans la baignoire. - Vous êtes un sale menteur, dit l'officier tout bas. Je tenais ma joue endolorie. - En quoi vous ai-je menti? - Vous voulez dissimuler l'identité de l'autre personne. - Quelle "autre personne" ? - Celle qui est à côté de vous sur la photo. Le nom du petit gars? - Ce "petit gars", je ne le connais pas. - Tiens donc. D'après vous, son nom ne commencerait-il pas par une lettre, disons de la fin de l'alphabet? Je ne parle pas de la lettre X, ni de l'Y. Prenons la lettre Z. Allons. "Z le
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rat d'égout". Ce nom ne vous dit rien? De nouveau l'homme leva le bras comme pour aider à évoquer un souvenir, ou... pour me menacer d'une autre gifle. J'eus comme une illumination. Cet enfant, retouché à côté de moi sur cette photo truquée, pouvait être n'importe qui, même cet infortuné Zik à l'âge de huit ans, celui même qui, une quinzaine d'années plus tard, se sera fait pousser une barbe en éventail et se sera occupé de fonder son mouvement "Parapluie"... Mais pourquoi cet officier borné se mettait-il à parler de "rat d'égout", d'où l'idée lui venaitelle de distribuer des gifles? - J'ai compris que vous faisiez allusion à un certain Zik... - Ça vient, ça vient. - ...mais pourquoi ajoutez-vous "rat d'égout" ? - Il serait quoi, d'après vous? Le sage de la montagne? Cet illuminé dangereux? Je répondis qu'à ma connaissance le nommé Zik avait toujours lutté pour que la population puisse porter des vêtements civils, et que, depuis mon retour au pays, j'avais cru constater une certaine reconnaissance de ses principes. Les gens s'habillent de moins en moins en uniforme, ils portent de plus en plus des vêtements civils. - Tiens donc, répliqua l'officier. Vous, par exemple, en ce moment même, vous seriez habillé en civil? - Mes vêtements, n'est-ce pas, en ce moment précis... Mais quand je me serai rhabillé, je serai en civil. Bien. Nous allons résoudre vos problèmes
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vestimentaires, dit l'officier. Nous allons vous habiller en civil. Les gars. Il fit signe. Les deux soldats m'attrapèrent par les bras et, sans autre forme de procès, me traînèrent dehors dans la nature. Pieds nus dans la neige! - En avant, en avant! Je fis surtout attention à ce que les bottes des soldats ne m'écrasent par les orteils. On voyait une allée d'arbres à l'horizon. - Où allons-nous? - Ta gueule. Arrivés à l'allée, nous nous arrêtâmes. - Va tout droit. Près de ce grand arbre là-bas tu vas trouver le vestiaire. Bonne chance. Les soldats firent demi-tour, ils s'éloignèrent.
A l'endroit indiqué, campé derrière un comptoir en plein air, un jeune athlète était occupé à soulever et à ranger de gros ballots. On eut dit des tapis enroulés. Je demandais à l'homme si c'était bien lui qui me donnerait quelque chose à me mettre sur le dos parce que je mourais de froid. Il me soupesa du regard. - Coco, vous êtes trop petit, dit l'homme. Je protestai, ma taille était dans la moyenne, dans un magasin je demandais la pointure homme ou même patron. Il leva au ciel ses grandes mains rouges. - "Homme"... "Patron"...
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Il lança à mes pieds deux bouts de chiffons. - Montez là-dessus. Je fus tout de suite mieux, dans la neige. L'homme me jeta deux bouts de corde. - Attachez les chiffons à vos chevilles. Ils vous serviront de chaussures. Il attendit que je termine l'opération. - Venez avec moi. Nous nous arrêtâmes devant un monceau de sousvêtements couverts de neige. Je saisis l'extrémité d'une chemise, je tirai dessus. Elle venait. Sale, déchirée par endroit, la toile avait la dimension d'une voile. Je m'écriai : - Dites, ça n'a pas été coupé pour des humains? - Pour qui alors, pour des éléphants? - Vous ne voulez pas dire qu'il existe un homme qui puisse porter cette chemise? Le magasinier détourna la tête. Ça a bien été coupé pour des gens. Le porter, c'est une autre paire de manches. Finalement je choisis une espèce de rideau troué, je l'endossai à la manière d'un poncho. Pour faire pantalon, je pris d'autres chiffons, je me les attachai autour des jambes. Le magasinier me regarda dédaigneusement. - Venez, je vais vous donner un gilet chaud. Nous retournâmes jusqu'à son comptoir en plein-air. Le magasinier souleva un gros ballot. - C'est ce que j'ai de plus petit en ce moment. Il me lança le ballot. J'essayai de m'esquiver: ce fut trop
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tard, je pris le paquet en pleine poitrine, il me terrassa. C'était comme si on m'avait lancé un fauteuil club, ou la moitié d'un veau. - Une belle pièce, n'est-ce pas ? déclara le magasinier. Je répondis en haletant qu'elle n'était pas laide, mais qu'elle était un peu grande. - Allons, dit l'homme. Il se pencha plus près et me dit: "Vous croyez que ce qui est mettable on l'envoie ici? On ne vous livre que ce qui a été loupé. Regardez." Il se baissa, prit une valise sous le comptoir, l'ouvrit. - Visez un peu. On a des petites tailles aussi. La valise était bourrée de chaussures pas plus grosses qu'un dé à coudre, de vestons qui ressemblaient à des gants, de pulls de la taille d'un mouchoir de poche. - Prenez-en deux ou trois, vous vous moucherez dedans quand vous serez enrhumé. Je constatai que tous ces vêtements étaient flambants neufs. Le magasinier fit un geste de dédain. - J'ai ici cent cinquante caisses sous la neige, toutes remplies de vêtements qu'on aurait du mal à passer sur une mouche. Il cracha, plongea son bras derrière lui, exhiba une peau de la taille d'une baignoire sabot. - Une petite reprise dessus et elle vous servira de bonnet. Dépêchez-vous maintenant, c'est l'heure de la soupe.
Je m'acheminai vers l'extrémité du petit bois. Au loin,
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on voyait un rassemblement de personnages vêtus de gilets géants, coiffés de baignoires en peau. Je m'arrêtai une seconde, le temps d'ajuster mon bonnet-chaudron, j'entendis de faibles appels. On eut dit des voix d'enfants et peut-être de femmes, provenant de sous une couverture. Il était tard, le crépuscule était descendu sur le petit bois, on n'y voyait rien. Au loin, un marteau frappait sur un morceau de rail. Sonnait-il la distribution du dîner? Dans l'obscurité, une petite main sortie d'on ne sait d'où m'attrapa le bras. "Ne nous laissez pas là, dit une voix frêle, ça fait trois jours qu'on est coincés sous ce gros fichu, on n'arrive pas à s'en dépêtrer... Aideznous". Mes mains heurtèrent une espèce de meule. De petits cris, des éclats de rire sortaient de l'intérieur. Des voix m'encouragèrent. "Vas-y", "Renverse la meule l". Je pris mon élan, je poussai de toutes mes forces. Le monceau de laine tangua, se retourna lentement comme dans un rêve. Mes doigts rencontrèrent une douzaine de paires de jambes pointées vers le ciel. A la seconde même de petites mains chaudes saisirent les miennes: en un rien de temps je fus happé, entraîné au coeur de la meule. Je suffoquai. Il me fallut plusieurs minutes pour comprendre ce qui m'arrivait. Je gigotai la tête en bas dans une grosse pelote odorante garnie de corps. J'émettai de vagues plaintes. J'étouffai. Je perdis connaissance.
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