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French Pages 321 [319] Year 1982
LE SHTETL
Du même auteur, à la même librairie :
Le roman iuif américain.
L'auteur : Nëe en 1939 en Lithuanie polonaise, dans un ahtetl. Professeur à l‘Université Paris VII où elle enseigne la civilisation américaine ainsi que la civilisation et la langue yiddish.
LE REGARD DE L'HISTOIRE
RACHEL
ERTEL
LE SHTETL/
LA BOURGADE ]UIVE DE POLOGNE de la tradition àla modernité
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PAYOT, PARIS 106, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
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Pour mes parents qui m‘ont donné la clef de cet univers. Pommes filles—Judith et Emmmuefle—afinque le fil ne soit pas rompu. Pom…mqüdæ—pommü—œmütpæäble.
Tomdrduæuflmfiœ,æ…cflmad‘dæufiœrævüpærmpw Camüht©Payat, Paris 1982
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La transcription de nombreux termes a soulevé des problèmes ardus. ]) Certains vocables, appartenant au champ sémantique religieux ou politique, sont pamés dans l’usage de la langue française, selon la prononcia— tion hébraïque moderne. es. : Torah, Rosh-Hasham, Hamid... Israél, Aguda... Dans les réflexions d’ordre général ou théorique, ils ont été maintenus dans cette maerîmion. Par contre, dans le contexte géographique ou social du shtetl, la prononciation ashkenaze (dans le dialecte de la Lithuanie polonaise le mien) a été adoptée. 2) La mafirération internationale, illisible pour les non—initiés, a été écartée. Deux principes ont présidé au choix des formes de uanaüt&afion : la rendre facilement lisible; -'— la rendre visuellement reconnaissable quand le terme est déjà passé dans la langue française selon la prononciation hébraïque moderne. ex. : hamid (hébreu moderne); hosid (yiddish). Les diphtongues sont tramlitérées : ei, ai, ol. Le son ou est malitéré : u. I:mchaflemandouiespagmlestmsütüézh Lesoncheesttrsnsütéré : sh (poméütæhpmnœäafionkmfindemot). Le e est toujours sonore. Le s est non doublé, même entre deux voyelles : pinkasim (chroniques communautaires). Legesttouiours palatai (œmmdmm),müneqmdüeflsüvidee ou 1. Cependant, dans les citations, la graphie des auteurs respectifs est respectée. Ilen résulte une certaine hétérogénéité inévitable dans l'état actuel de la recherche et de la production dans ce domaine. 3) La toponymie yiddish a été adoptée puisque ce livre unite du yiddish— land de Pologne. Des exceptions ont dû être faites pour les noms géographi— ques dont la notoriété en français est telle qu‘ils n‘ont pu éue présentés sous leur appellation yiddish. ex. : Varshe/Varsovie; Valsl/Vimfle; Moskve/Mœœu... Les traductions sont de l’auteur, sauf mention contraire.
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le tiens à exprimer toute ma reconnaissance à M. Léon Poliakov qui a bien voulu relire mon manuscrit ainsi qu’à mes amis dont les critiques et les suggestions m‘ont été précieuses I Gutwirth, M. Litvine, E. Marienstras, I. Niborski, H. Slovés, V. Solomon, A. Wiewiorka. le remercie également le Yivo (Yidisher Visruhatle— l_œr Inuiw) de New York et M. Vaisbrot, bibliothé— caire de la Bibliothèque Modem a Paris.
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«...quifiitœnhifloüeœpbædamh œh&mœdemdæeür.»
Lore Sa—marr,
« Découverte de l'Historicité »,
in Nouvelle Revue de Psychanabrse, Paris, 1977.
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PARLER DU SHTETL AUJOURD’HUI
Nous sommes nombreux aux quatre coins du monde a porter en de la vie juive de l’Europe de l’Est que la plupart nous des d’enue nous n’avons pas connue. Ce sont là des souvenirs imagi— naires, un mythe d'origine sans lequel le present reste incompréhensi— ble. A un moment ou à un autre, nous éprouvons le besoin de faire un retour sur nous—mêmes qui n’étions pas encore, pour pouvoir continuer à étre. Il ne s‘agit pas de nostalgie. Comment en éprouver pour une vie souvent de misère, de peur, à l’avenir toujours incertain ? Il ne s’agit pas de passéisme, encore moins de dolofisme. C’est peut—être une manière de faire le point, de se situer par rapport a soi—méme et au monde, de se situer dans l’Histoire. Le chemin parcouru entre Slonim, Ozorkow, Shedietz... et Paris, Londres, New York est incommensurable. Question sans réponse : que serions—nous devenus sans le camclysme de la Seconde Guerre mondiale? Comment vivre avec l’horreur du génocide plus présente chaque jour, au—delà de toute image et de toute représentation, tue, enfouie au fond de chacun? Comment faire comprendre œ remords qui nous ronge, soumois, obsfiné, que c’est le cataclysme qui nous a amchés au shtetl, et qui nous a propulsée dans cette Europe des Lumières, si admirée, qui a donné naissance à la « bête immonde ». Les comptes ne seront jamais réglés. Car nous ne pouvons et nous œwflonspæ,œmmelepoüœ,daquahpofieetdüez
mages
« Bonne nuit, vaste monde, Monde géant, monde puant, 0en’estpastoi,c‘estmoiquifabdæwhpæœ. Avec la longue houppelande,
mama ou SHTETL amo…
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Avec l‘étoile jaune en feu Avec mon pas orgueilleux, A mon propre commandement Je retourne dans le ghetto, I’efi'ace et foule toutes les traœs d‘apostasie, Je me roule dans ton ordure. Lounge! Lounge! Louangel Vie juive bomue, Monde, j’abjure Ta culture d‘impureté. Et bien que tout soit dévasté Je cherche la poussière en ta poussière, Vie juive désolée. Allemand porcin, Polak exécrable, Vieux pays—voleur de beuverie et de mangeaifle, Loqueteuse démocratie avec ses froides Compresses de sympathie! Bonne nuit, monde insolent, monde électrique, Je retourne à ma lampe, a la cire des ombres. Octobre éternel, étoiles malingres, A mes rues tordues, mes lanternes bomues, Mes parchemins usés, mes saints grimoires, Mes Halakhas ('), mes sévères Principes, vers les lumineux flofiléges hébreux, Vers la loi, le devoir, le sens profond et la justice Monde, je marche allègrement Vers la lumière silencieuse du ghetto » (2).
Les comptes ne seront jamais réglés avec le monde qui nous a exterminés. Mais ils ne le seront pas non plus avec le monde des Etats—nations qui nous dénie, nous absorbe, nous dissout jusqu’au prochain soubresaut dément où il sera de nouveau prêt a nous recracher, nous et nos semblables. Enfin les comptes ne seront jamais réglés avec la Pologne, « la mPabæe,geüedæumæslxdüaüam,mæmfllmgfis
mugeâtre, MMæ…mmbmsmùbmeaê). Mille ans de vie juive sur cette terre, en cinq ans l’extermination nazie, préparée, aidée activement par la majorité des Polonais. Après l’méanfisæment physique, l’annihüafion dans la mémoire : effacés, gommés, oblitérés de la conscience collective de la nation polonaise. Les Juifs morts à Oswiecim (Auschwitz) sont promus polonais sur les stèles commémoratives. De leur vivant, a la veille de la guerre, ils
(’) Partie législative du Talmud ou lirtflamre rsbbinique. (') Jacob Glatstein, traduction Chlrb Dobzynah inMüvä d’un peuple, Paris, 1975, p. 293—294. (’) Saul Bellow,Hm, trad. de Jean Rosenthal. Paris, 1966, p. 43. \\_ “
PARLER DU SHTETL AUJOURD'HUI
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étaient au mieux des citoyens de seconde catégorie, expulsables a merci (‘). Maintenant on explique savamment que l’antisémitisme polonais est un phénomène complexe. En 1968, les derniers Juifs sont expulsés de Pologne par le gouvernement communiste. Enfin, la Pologne est « Judenrein », comme l’Allemagne nazie, comme l’Es— pagne d’Isabelle la Catholique en 1492, comme le Portugal de Jean II en 1495. Depuis longtemps on savait a quoi s’en tenir sur le compte des gouvernements dits communistes, sur leur conception de la question nationale en général et de la question juive en particulier (’). Mais certains dissidents polonais (enfin une cause a laquelle on peut s'identifier en tant qu’être politique et en tant que Juif !) vous expliquent non moins savamment que les Juifs faisaient effectivement problème ne représentaient—ils pas 10 % de la population (°) ? Problème pour qui? Problème pour quoi ? N’étaient—ils pas la chair, le sang, l’humus de ce pays depuis mille ans, bien avant certains de ceux qui se considèrent comme des Polonais « authentiques »? Pour toutes ces raisons, il a fallu retourner à la Pologne, où l’on croit encore « burner l’odeur du sang » (7). Le choix de l’époque s’est imposé de lui—méme, comme inévitable. Pour des raisons personnelles d’abord. C’est de ces années troubles et agitées que nous sommes nés, au sens charnel et spirituel du terme. Un monde a été englouti. Depuis, la sphère où évoluent notre vie et notre pensée n’est plus la même. Pourtant, grâce aux rescapés de cet univers anéanti, le fil rompu en 1939 peut être renoué par le langage. Ainsi les modes d’être disparus ne sont pas totalement abstraits. Ils ne sont pas devenus des concepts désincamés, des statistiques, des schémas ou des photos figées. Il est une parole pour les dire dans le langage même dans lequel ils ont été vécus et pour les restituer dans leur matériafité. Des mouvements nés de la fin du XIX° siècle n’atteignent véritable— ment les masses juives que beaucoup plus tard, pour culminer dans le bouiflonnement vertigineux qui marque les années de l’entre-deux— guerres. Les événements politiques mondiaux se précipitent et prennent le caractère d’un maèlstrom : la Première Guerre mondiale contribue à déstabiliser la société juive. En 1917, la création par la
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(") Cf. lad&lamfiomdelosäBækle l9septembte l936etlesarflclesdu30juület etdu5août l9%,hBuüefinPfldtflfiMIade®mdeprmædu ministère des Afi'aires étrangües de la Pologne), 13 octobre 1936, p. 269—271, cité par P. Komc,]uÿî en Pologne, Paris, l°80, p. 315. (’) Cf. le débat entre Lénine et le Bund; la politique de Staline !l’égard des minorités, Hélène Carrère d’Encausse, L'Empire Edad, Paris, 1978. (") Cf. Le Monde, 4 nov. 1978, lettre d’A. Michnik. (’) Saul Bellow, op. cit., p. 293—294.
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mm ou srmm. amo…
Déclaration Balfour d’un foyer national juif en Palestine concrétise l’idée sioniste (°). La Révolution bolchevique, la méme année, fait naître l’espoir d’une ère nouvelle pour l’humanité en général, pour les Juifs en particulier. Enfin, après l’arrêt des hostilités entre les Puissances, la proclamation d’un Etat polonais indépendant réunit dans le même ensemble géo—politique des judaicités éparpülées par les partages de la Pologne, à la fin du xvm" siècle, entre trois empires (prussien, russe, mano—hongrois). Lies a ces événements, les problèmes qui ont marqué la période de 1919 à 1939, les idéologies qui l’ont secouée, trouvent leur écho dans notre monde contemporain. Ils résonnent en nous, s’inscrivent dans notre être quotidien, nous interpellent sans cesse par les prolonge— monts qu’ils ont dans la vie politique d’aujourd’hui. Parler du shtetl soulève d'emblée des problèmes ardus de définition. Sur le plan linguistique, il s’agit simplement du diminutif de shot, ville. Le shtetl serait donc une bourgade, un bourg. Mais les diminuüfs en yiddish, comme dans la plupart des langues, ne sont pas seulement révélateurs d’une dimension, ils impliquent aussi la proximité, la famiüafité, la tendresse. C’est pourquoi, dans la conscience des Juifs d’Europe de l’Est, il est non seulement un lieu habité par leurs semblables, mais aussi une structure économique et sociale particulière, un réseau de relations inter—individuelles et collectives, une façon d’être à soi et au monde, un mode de vie spécifique, un espace juif, dans tous les sens du terme. Sur le plan numérique, certains appliquent œ terme à des agglomérations comprenant entre 3 000 et 10000 habitants. Ce chifi're est contesté par d’autres pour qui le shtetl peut décrire des bourgs renfermant jusqu’à 20000 personnes. Dans ces conditions, près de deux millions de Juifs sur 3 250 000, c’est-à—dire les deux tiers environ de la population juive de Pologne, vivaient en 1931 dans des shteflel} (°). ces agglomérations aux confins du monde rural et urbain et qui participaient des deux à la fois. Pourquoi alors se centrer sur ce lieu éuoit, sur ce microcosme de boue, de terre battue, de bicoques souvent banœles, alors que le peuple juif, par sa dispersion, a le monde entier pour scène ? En réalité, l’existence du shtetl repræente probablement un des phénomènes les plus originaux de la vie juive diaspofique. C’est elle (‘)Le2novembre 1917,A.J.Bafiompubüeuædéflnsüœqümflmth …d’mfoyæmüonfljuflmñæsfim,mlïgüedeh…üeægma avec l’approbation de la France. (") J. IaœhMy,«dœœflhæyünmmd«hfiuhæufie-,h… W,New York 1964, Vol. VI, p. 138.
17 qui a donné sa marque spécifique a la judaîcité askhenaze ("’) dont la Pologne était devenue le centre le plus important depuis le début du xv1‘ siècle. Le passage du Moyen Age à l’époque moderne avait été une période tragique dans l'histoire juive. Jamais le peuple n’avait été aussi éparpfllé et aussi faible numériquement qu’à cette période. C’est alors que se produisit ce qu’on a appelé « nes poiln », le miracle de la Pologne. SimEurope,àhfinduxv‘sibfle,àpäœ5%dæJuüsœ trouvaient dans les territoires de l’Est, en 1800 la proportion était de 44 %, et en 1880 de 75 %. Malgré les grandes vagues d’émigmtion de 1937, plus de 50 % des la fin du m‘ et du début du XX° siècle, Juifs eumpéens se trouvent encore en Europe orientale (“). Dans ce « miracle de la Pologne », le shtetl, pm sa structure sociale et spatiale, fut un élément capital. Dans les vastes plaines du Nord ou du Centre du pays, dans les collines autour de Lublin, accroché au flanc des Carpathes, blotti dans les vallées de la Vistule, de la Bilica, de la Warm ou du Bug, en Volhynie, en Podolie, en Mazowsze ou en Galicie, le shtetl a été un milieu juif d’une espèce unique. Sa permanence en tant qu’enviromement spécifique, a été un des facteurs qui ont modelé de façon indélébile le mode d’étre de cette communauté, autant pendant les siècles de grande stabilité que pendant sa période de mutation qui commence avec la seconde moitié du mat" siècle pour se terminer par son anéanfissement par les Nazis. PAR… DU SHTETL AUJOURD‘HUI
« Car les shtetleh n’ont cessé de produire des cadres toujours nouveaux de jeunes Juifs actifs et créateurs. Ce sont eux qui ont construit et érigé toute la culture juive moderne. Elle allait de l’auto—séparation (farzihikaît) du shtetl vers l’élaboration en milieu urbain et revenait vers les masses populaires juives, ses consommateurs et demandeurs... La terre de la judéité sécularisée
était le shtetl. La ville transformait, fabriquait le produit de la terre et le préparait pour la consommation... thœqœhæaflafimüonaæafisé,acræ,mmvæaüdümtdu shtetl, de la culture du shtetl » (").
(“’) Ash… (substantif et adjectif) : appellation appliquée aux Juifs de l’Europe occidentale, œntrale et orientale par opposition à ceux qui sont originaires d‘Espagne et du bassin méditerranéen, appelés séfarades. (") Cf. A. Mmed.,äyüàùpoürfinädæe…büdæævüævvüaülÿuæ (2 vol.) (Les Juifs en Pologne du Moyen Age à la Seconde Guerre mondiale). New York 1946. L. Hersh, « yidishe demografie », in algemeîne eutsülopedie, New York, 1950. A. Rupin, « yidishe statistik », ibid., vol. 1, p. 309. (") A. Œbmb,mähi@rfimyüùügäflwamæùhPæsülü), Paris, 1971, p. 185 et 187. Il n’est question dans cette citation, comme dans tout le livre, que de la sphère ashkenaze.
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PARLER DU SHTETL AUJOURD'HUI
Ainsi le shtetl, et non seulement la ville, fut tout au long de son histoire, l‘initiateur et le consommateur de la culture juive, comme le souligne A. Golomb, plus particulièrement de la culture juive séculière. En effet, structure pré—industrielle, le shtetl subit le contrecoup de l’industriafisation et de l’urbanisation. La crise qui en découle pour lui a des prolongements multiples dont on n’a pas fini de mesurer l’ampleur. Car c’est alors que le shtetl entre dans la conscience du groupe : de réalité « naturelle » en quelque sorte, il devient lieu problématique pour ceux qui le peuplent alors, mais aussi pour ceux qui cherchent à l'appréhender maintenant, quarante ans aprés son anéantissement. La première difficulté tient à son ubiquité temporelle et spatiale. Sa dispersion dans une aire allant de la Baltique a la Mer Noire, du Dniepr a l’Oder, l’insère dans des milieux géographiques et humains multiples. Sa longévité l’inscrit dans la « longue durée » (”) sur une période qui s’étend du Moyen Age à l’époque moderne. Contrairement aux idées qu’a cherché à difiuser une certaine histofiogrsphie pmvidenfiaüste, ni le peuple juif dans son ensemble ni le shtetl une des structures sociales particulières prise par sa communauté d’Europe orientale n’ont vécu en autarcie. Un agencement complexe entre le général et le particulier déter— mine l’existence juive jusqu’à nos jours. Dans l’histoire des communautés asbkenazes, une distinction fondamentale s’impose entre séparation et isolement. Pendant la période médiévale, on constate dans toute l’Europe de l’Est l’absence du ghetto au sens que prend le terme par la suite. Même après le concile de Trente, il n’existe pas de « ghetto » sur le modèle italien imposé par la papauté. Jusqu’à l’époque moderne, la séparation d’avec la société d’inser— tion, la havdole entre les goyt‘m et le peuple juif, avait pour but de préserver celui—ci, de lui permettre d’observer sa Loi. Ainsi la séparation était non settlement un fait volontaire, mais un privilège accordé aux Juifs pour répondre a leurs besoins internes et a leur besoin de sécurité. Mais séparation ne signifiait nullement isolement. La havdole n’a jamais aboli en fait les contacts entre la société juive et la société d’insertion, pas plus que les interdictions de l’Eglise. La nécessité pour les autorités ecclésiastiques de réitérer sans cesse les interdits concernant les rapports entre Juifs et chrétiens prouve leur ineficacité. La formation de la langue yiddish comme langue de contact et de fusion montre à l‘évidence l’interpénémfion des deux sociétés.
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(”) Cf. F. Braudel, Ecrits sur ?Hirtaüs, Paris, 1969, p. 41—85.
PARLER DU SHTETL AUJOURD‘HUI
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Séparation et contact étaient donc indissolublement liés selon un double processus de « légitimation verticale » et d’ « intégration horizontale » (“). La légitimation verticale conçoit l‘histoire du peuple comme une chaîne ininterrompue, allant d’Abraham a nos jours et trouvant une analogie constante entre le passé et le présent. La référence aux Textes fondamentaux ne les a jamais figés. Au contraire, le travail de mise a jour et d’adaptation fut constant par incorporation d’éléments d’emprunt, grâce à l’exégèse et aux commentaires (peirwhün) dont les plus récents, loin de se substituer aux plus anciens, viennent les insérer en cercles concentriques. Le Talmud, la Halaha deviennent ainsi de parfaits instruments d’actualisation des valeurs juives traditionnelles. L’intégration horizontale rend compte de la difl‘usion des Juifs dans les mailles du corps social a tous les niveaux : politique, économique, culturel. Le shtetl s’est donc trouvé, tout au long de son existenœ, àl’intersection de plusieurs ensembles. Tenter de le comprendre, c’est le saisir dans son triple rapport à l’histoire globale des sociétés d’insertion, à l’histoire générale du peuple juif et à l’histoire particulière que représente cette structure sociale. C’est se aimer « au point de jonction de l’individuel et du collectif, du temps long et du quotidien, de l’inconscient et de l’intenfionnel, du structural et du conjoncture], du marginal et du général » (”). Cette démarche suppose un va-et—vient constant entre la macro— histoire et la micro—histoire. Si l’on se refuse à céder à la tentation du pittoresque qui enferme le shtetl dans une bulle hors du temps et de l’espace, on est obligé de passer sans cesse des événements généraux, des idéologies globales, à leur action et transformation à l'intérieur de la société juive et a leur traduction dans les mentalités et les modes de vie des hommes et des femmes qui peuplent les bourgs et les bontgndes juifs les shtetlel_r.
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(") M. Weinreich, geshürs fran dayr‘dùha shpral_r (4 vol.), New York, 1973. Cmpagmuüfismtlæœnæpüüdoppfldmkcbnfiæflldumlml,«ä shpnhfundeæhhashas-(hhngmdehvüeduTflmfi). (") J. Le Gofi', «Les Mentaliæs; une histoire ambiguë», in Faire de l‘Histoire (3 vol.), Paris, 1974, Vol. III, p. 80.
GENÈSE D’UN LIEU
Le shtetl s’est constitué progressivement en Europe de l’Est par un jeu complexe de facteurs exogènes et endogènes. L’ancienneté de l’implantation des Juifs dans cette partie du monde fait que le centre de gravité du groupe s’est déplacé au cours des siècles pour se stabiliser dans une vaste région englobant la Pologne, l’Ukraine, une partie de la Russie et la Lithuanie. La carte juive de ces contrées a des caractères spécifiques. Elle est tributaire des multiples découpages frontaliers qu’a connus cette région. Mais elle est en même temps relativement autonome. En efi'et, elle abolit d’une certaine façon les frontières nationales pour constituer des ensembles sociaux qui lui sont propres. Et, à l’intérieur même des limites nationales, ses lieux forts (économiques, sociaux et symboliques) ne coïncident pas nécessairement avec ceux du pays
d’insertion. Les difi'érentæ étapes de l’Histoire juive dans cette aire, depuis ses débuts jusqu’à la fin du XIX° siècle, semblent toutes concourir, par des voies directes ou indirectes, et parfois contradictoires, d’abord à établir puis à renforcer la bourgade juive dans sa structure particu— fière. nas ORIGINES A L’AGE D'OR
Po—lin :ici repose—toi (') C’est sur les rives de la Mer Noire et de la Mer d’Amv que l’on les implantations juives probablement les plus anciennes
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(') En héhut.
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cmflsamm tmu 22 d‘Europe (2). Elles correspondentà l’expansiondehdiaspors dans le monde gréco—romaîn, misembhblement au n° siècle av. J.-C. Des colonies juives très faibles sur le plan numérique, mais prospères, s’y trouvaient quand, au vn° siècle de l’ère chrétienne, une tribu nomade, les Khamrs (’), s’empara de la région allant de la Mer Noire à la Mer Caspienne (voir carte n° 1). Le JuŒsme était alors la seule religion monothéiste qui ne jouissaît pas d’m support étatique. Le souci du Royaume de Khazarie de maintenir des relations équüibrées entre les deux grandes puissances monotbéistes existantes (Byzance et le Califat), sans tomber sous la coupe de l’une ou de l‘autre, joua probablement un rôle décisif dans la conversion de la cour au Judaïsme. La date de cette conversion est incertaine (vme ou tx" siècle, suivant les historiens) et les conséquences difiiciles à établir. La tolérance religieuse de la Khazarie semble avoir été très grande, c’est pourquoi il est vraisemblable que, d’une part le statut des Juifs du royaume ne connut pas de modification notable, et que, d'autre part, les populations de cette région ne furent pas obligées d’adopter la religion de la Cour. De toute façon, le royaume kham s’efi'ondrs a la fin du X‘ siècle, vaincu par le prince russe Svyatoslav. La colonie juive disparut alors des côtes de la Mer Caspienne, partie probablement par fusion avec la population autochtone, en partie par émigrafion vers les pays environnants. Le centre de l‘implantation juive en Europe de l’Est fut transféré vers Kiev, la capitale de Svyatoslav. Siège politique et culturel des principath russes du Sud—Ouest, cette ville devient au xr° siècle un important nœud urbain et commercial (‘). Une colonie juive permanente y occupe un quartier entier, certains de ses membres sont méme très proches des cercles gouvernementaux (’). Les guerres, les invasions, le jeu des alliances remodèlent sans cesse cette partie du monde. Tandis que les duchés russes du Nord s’unissent pour former au xrv° siècle le royaume de Moscou, ceux du Sud—Est restent pour partie vassaux du pouvoir mongol, pour partie sont conquis par la Lithuanie et la Pologne. Ces deux pays créent, a la fin du xrv‘ siècle, la fédération polono—lithuanienne (‘). Pendant une (‘) S. Dubnov, History ofüu]m in Russia «rad Poland, …pbie (3 vol.) (1916—
1920), Vol. I, p. 40.
(’) Cf. S. W. Baron, Tire Russian ]erv rardsr Tran md Swim, New York, 1976,
p. 3—4. Bernard Weinryb, Tlu]em OfPM, 1100 to IW, W,1973, p. 17 passm. (‘) G. Vermdsky, Kievan Russia, New Haven 1948, surtout p. 60 passim et 160
pasim. (’) Cf. S. W. Baron, Hiswüe JIM. Vis sœùüe am,Paris, 1957. (°) A. Fichdle, « Le monde slave », in Hirtoire UM, Paris, 1958, “II. 111. R. Portal, Les Slaves Paçla a Nations, Paris, 1965.
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longue période, l’histoire juive se développe dans ces deux cadres nationaux : la Crimée tartare et l’Etat polono—ütbuanien. L’une des composantes de la p0pulafion juive de Pologne pourrait donc être issue d’une migration, impossible a chiffrer, et vraisembla— blernent très faible, venue de l’Est, des anciennes implantations des rives de la Mer Noire et de la Mer d’Amv, ainsi que du Royaume khazar (’). Une autre vague de migration, numériquement plus importante, encouragée par les souverains polonais, venait à la méme époque poser son empreinte sur le pays : la « colonisation allemande selon le jus teutonicum » (8). Une immigration juive parallèle à celle—ci, et même antérieure, emprunta aussi cette voie. Car, dès le début des croisades, un mouvement dans ce sens s’était dessiné à l’Est de la Rhénanie. Il fut renforcé par la persécution endémique dans tous les petits Etats allemands, par les massacres consécutifs à la Peste noire, par les expulsions réitéræs de différents pays occidentaux. L’intensi— fication des persécutions au cours du xv‘ siècle accélère encore le processus d’émigtation juive (") (voir cartes n° 2 et n° 3). Il n’est pas étonnant dès lors que, dans cette fin du Moyen Age, particulièrement cruelle aux Juifs, la Pologne apparüt comme un havre de paix autour duquel des légendes se tissèrent ("’). L’une d’elles raconte qu'un groupe de Juifs harassés, fuyant les persécutions, s’arrêta dans une forêt. Levant la téte, ils virent, gravées sur le tronc d’un arbre, les paroles : « Po—lin » (ici, repose—toi). Une autre version de la mème légende rapporte que sur cet arbre étaient incrustés les mots Po—lan—yah (ici repose l’Eternel). Ainsi la Pologne devint le lieu du « repos juif » pour des siècles (voir carte n° 4). Lapériodequivadelafindustiècleaumüieuduxvu‘voüm accroissement considérable de la population juive et son expansion sur l’ensemble du territoire polonais. L‘augmentation numérique est due en partie à l’immigration individuelle et de groupe (au milieu du xvne siècle, la plupart des Juifs de Pologne et de Lithuanie étaient encore immigrants ou descendants d’immigrants), mais aussi a la croissance naturelle. A une époque et dans un pays où la mortalité néo—natale et infantile était énorme, la place privilégiée qu’occupait dans la culture juive la famille, et en son sein l’enfant, permit au
() S. V. Baton, 17anim}mmemdSoü, NewYork, 1976, p. 5 passim. (‘)Cf. IhCmbfidgsHüwof‘?üad(2vüà,Cambfidæ, 1950—1951. (’) L. Poüakov,HüwüeùïA…, Vol. I,DuChùtm]fifsdsva,hfis, 1961. B. D. Wm‘nryb, The}ews ofPolartd, 1100w1800, Philadelphie, 1973. (“’)B. D. deryb,«TheBegînnügsofflamBæwænlæryhhæmdfl H…phy»,h$æäuflEæqsùfimofA…A. N…,IÆden, 1962,p.445—502.
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