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French Pages 155 [154] Year 2010
RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Le rêve, l’affect et la pathologie organique
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RECHERCHE EN PSYCHOSOMATIQUE
Le rêve, l’affect et la pathologie organique Sami-Ali Patrick Cady Laurent Schmitt Maurice Bensoussan Sylvie Cady Rafah Nached Leila Charifé Al-Husseini Françoise Vermeylen D’Hana Azar Jean-Marie Gauthier Monique Déjardin Sylvie Schwab
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Centre International de Psychosomatique Collection Recherche en psychosomatique dirigée par Sylvie Cady Dans la même collection Le cancer – novembre 2000 La dépression – février 2001 La dermatologie – mars 2001 La clinique de l’impasse – octobre 2002 Identité et psychosomatique – octobre 2003 Rythme et pathologie organique – février 2004 Psychosomatique : nouvelles perspectives – avril 2004 Médecine et psychosomatique – septembre 2005 Le lien psychosomatique – février 2007 Soigner l’enfant psychosomatique – février 2008 Affect refoulé, affect libéré – mars 2008 Entre l’âme et le corps, les pathologies humaines – octobre 2008 Handicap, traumatisme et impasse – janvier 2009 Soigner l’allergie en psychosomatique – octobre 2009
Éditions EDK 2, rue Troyon 92316 Sèvres Cedex, France Tél. : 01 55 64 13 93 [email protected] www.edk.fr © Éditions EDK, Sèvres, 2010 ISBN : 978-2-8425-4147-7 Il est interdit de reproduite intégralement ou partiellement le présent ouvrage – loi du 11 mars 1957 – sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
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Recherche en psychosomatique. Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Sami-Ali
Introduction Sami-Ali Le lien que le thème de ce livre établit entre la pathologie organique d’une part, et le rêve et l’affect d’autre part, est loin d’être immédiat. Il suffirait en effet pour s’en convaincre de réfléchir à ce fait d’observation courante que, quelle que soit la maladie qui touche le corps réel, allant des affections légères comme le rhume saisonnier aux pathologies cancéreuses par exemple, il paraît impossible d’établir une relation directe entre les variables en question, puisque, partout, on constate que la maladie peut s’associer au rêve autant qu’à son absence, à l’affect autant qu’à la difficulté de s’exprimer. La causalité linéaire, celle qui régit toute la pensée médicale et psychologique, ne semble pas ainsi applicable, ce qui ne nous laisse que deux alternatives : ou bien considérer l’énoncé du thème du Colloque comme un cadre formel vide de tout contenu, une manière de grouper arbitrairement des thèmes disparates, sans véritable affinité ; ou bien, au contraire, repenser autrement toute la problématique sous-jacente de l’âme et du corps, afin d’introduire une autre forme de causalité, circulaire précisément, destinée à établir des liens, là où ils échappent à toute prise directe. Tel est en définitive le dessein que se donne la théorie relationnelle, en introduisant un autre modèle pour penser l’ensemble de la pathologie humaine fonctionnelle aussi bien qu’organique. Cela implique justement un double dépassement des modèles psychanalytique et médical, dans la mesure où l’un et l’autre tendent à ramener les phénomènes relationnels qui concernent l’âme et le corps à des processus internes, psychologiques, physiologiques et biologiques, 5
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en perdant tout à fait de vue le fait essentiel que c’est la relation qui existe au départ, à la naissance, avant la naissance, et que l’être humain, dans toute l’étendue de son fonctionnement psychosomatique, reste d’un bout à l’autre de la vie, un être relationnel1. Ce qui, déjà, suffit pour montrer l’enracinement biologique de la relation, puisque le système immunitaire lui-même peut être pourvu d’une dimension relationnelle démontrable dans différentes pathologies allergiques aussi bien qu’auto-immunes, et que le concept de relation ici développé n’a rien à voir avec celui de la relation d’objet, uniquement applicable dans le domaine de la psychonévrose, c’està-dire des troubles fonctionnels, en opposition à une phase postulée de non-relation à laquelle Freud donne le nom de narcissisme primaire. Avec le primat de la relation, on accède à une autre vision de la réalité humaine. C’est ainsi que ce qu’on nomme habituellement psychique devient relationnel, au même titre que le somatique, ce qui dispense de s’enfermer dans des difficultés insurmontables parce que les questions se trouvent mal posées. On peut en dire autant de l’opposition plus générale entre l’âme et le corps, qui en définitive ne correspondent pas à deux réalités, posées comme distinctes au départ, pour être de nouveau réunies à travers des systèmes plus ou moins crédibles, faisant parfois intervenir Dieu lui-même pour effectuer la médiation ; je pense plutôt qu’à l’instar d’autres concepts philosophiques, religieux et mystiques, l’âme et le corps ne sont pas deux réalités à agencer de nouveau mais deux concepts destinés à rendre pensable une réalité totalement donnée à tout moment mais qui demeure parfaitement insaisissable, transcendant toute conceptualisation, au-delà des catégories. Car ce qui échappe ainsi, dans l’acte même d’appréhender ce qui est là, n’est rien d’autre que l’être même dans son unité. Unité qui ne résulte pas de l’addition des facteurs mis en jeu, mais qui sous-tend la théorie relationnelle. Et cela est parfaitement démontrable, grâce à une méthodologie précise, il n’y a aucun mystère là-dedans. Pour saisir cette unité à l’articulation de l’âme et du corps, et qui englobe l’une et l’autre, il faut prendre comme point de départ l’ensemble constitué par le fonctionnement psychique en même temps que la situation relationnelle dans laquelle on se trouve à un moment donné. Il faut surtout souligner qu’il s’agit là de deux termes 1. Voir Sami-Ali, Corps et âme. Pratique de la théorie relationnelle, Dunod, Paris, 2004.
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complémentaires qui n’existent que l’un relativement à l’autre et que le fonctionnement demeure inséparable de la situation relationnelle et inversement. Comment maintenant définir le fonctionnement psychosomatique ? Selon la théorie relationnelle, le fonctionnement se détermine, pour tout un chacun, par rapport à l’activité onirique, dont la mémoire garde la trace, et qui peut être tour à tour présente, absente, présente puis absente, absente puis présente, pour constituer les quatre formes majeures du fonctionnement psychosomatique. À ce propos, l’absence de l’activité onirique, durable ou passagère, s’inscrivant dans un rythme qui en favorise plus ou moins le maintien, ne signifie nullement une carence réelle mais la mise à l’écart de cette même activité pour les besoins d’adaptation : on continue alors de rêver sans s’en souvenir et sans que le rêve trouve sa place dans l’ensemble du fonctionnement. Le rêve ou les équivalents du rêve qui sont des phénomènes représentant le rêve à l’état de veille et correspondant à la dimension de l’imaginaire sont le fantasme, le jeu, la croyance, l’hallucination, le délire, l’affect, l’illusion, etc. De sorte que le fonctionnement psychosomatique peut être décrit en général en termes d’opposition entre conscience vigile et conscience onirique, susceptible de se modifier à tout moment suivant un rythme qui imprime à la vie individuelle son mouvement caractéristique. La situation relationnelle, elle, nous intéresse dans la mesure où elle met le sujet aux prises avec un conflit dont la forme est l’alternative simple, a ou non a, comportant dès lors deux solutions possibles au moins, mais pouvant aussi évoluer vers l’impasse où toute issue s’avère impossible. Dans le premier cas on a affaire à un conflit dont la solution aboutit à des formations symptomatiques qui caractérisent la pathologie fonctionnelle et qui n’engagent que le corps imaginaire, par opposition au corps réel. En ce sens la théorie relationnelle inclut la psychopathologie freudienne, propre à la psychanalyse comme un cas particulier d’une conception plus vaste engageant l’ensemble de la pathologie humaine. Cette pathologie qui touche le corps réel peut être comprise à partir des situations d’enfermement qui ne laissent prévoir aucune issue possible, ou qui recréent constamment le même conflit en voulant s’en échapper. Nous en signalons, pour fixer les idées, deux formes essentielles, la contradiction et le cercle vicieux. Quand l’impasse se ressent alors, deux éventualités en particulier se profilent à l’horizon, indiquant deux manières différentes de répondre 7
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à l’impasse : la première est la formation psychotique, de l’ordre du délire organisé, pouvant ainsi venir absorber la contradiction, en faisant basculer la conscience vigile dans la conscience onirique ; la seconde est la formation d’une pathologie organique qui témoigne de l’impossibilité de sortir d’une situation d’enfermement qui perdure. Or considérer la pathologie organique sous l’angle de l’impasse ne signifie pas qu’on introduit de nouveau la causalité linéaire et son corollaire la psychogenèse : cela ne revient pas à dire qu’on tombe malade à cause de l’impasse. Non, ce qui est affirmé ici, en tenant compte de toute la complexité des facteurs mis en jeu, postule au contraire que la même difficulté relationnelle se trouve projetée au niveau relationnel et biologique tout ensemble, et que, entre un plan et l’autre, seule la causalité circulaire peut trouver sa place. On voit tout de suite qu’on est aussi loin que possible de tous les modèles proposés pour fonder la psychosomatique et qui supposent toute la causalité linéaire et la psychogenèse. À ce titre, ils sont eux-mêmes la transposition du modèle freudien au-delà du champ de la psychonévrose, donc une forme de psychanalyse appliquée, abusivement, dira-t-on. Dans la perspective relationnelle qui vient d’être esquissée, comment définir le rêve et l’affect et la place qui leur revient par rapport à la pathologie organique, thème de ce livre ? Le rêve tout d’abord. La théorie freudienne du rêve reste de part en part psychologique, faisant dériver le rêve de l’accomplissement d’un désir qui se fait sentir pendant le sommeil et qui risque de l’interrompre s’il venait à se réaliser réellement, par la voie de la motricité. En hallucinant le désir, le rêve le satisfait tout en conservant le sommeil. Tel est en effet le principe de toute interprétation psychanalytique qui, invariablement, va consister à lire le contenu latent à travers le contenu manifeste. La théorie relationnelle y reconnaît une importante restriction, rendue apparente par les découvertes cruciales de la neurobiologie portant sur le sommeil et le rêve. Il s’avère en effet que la production onirique accompagne les différentes phases du sommeil, privilégiant cependant la phase paradoxale, et ceci indépendamment du besoin de décharger une excitation au moyen de l’hallucination. Le rêve se trouve donc régi par un rythme biologique inscrit dans l’architecture même du sommeil, ce qui vient conférer au rêve un champ beaucoup plus vaste et libère l’activité onirique de toute réduction à un seul et même modèle où la fonction défensive prédomine de part en part. Si on 8
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se place dans cette nouvelle perspective où le rêve acquiert enfin toutes ses richesses, dont il faudra absolument se servir quand se posera la question de la thérapeutique, on s’aperçoit que le rêve n’a pas besoin d’être interprété selon un symbolisme préexistant, et qu’il deviendra parfaitement compréhensible dès qu’on le mettra en relation avec la situation relationnelle à laquelle, par ailleurs, il répond. C’est précisément cette référence à la relation qui se trouve occultée dans la théorie freudienne formulée en termes de processus internes. J’en viens maintenant à l’affect, dont le statut n’a cessé d’être ambigu à l’intérieur de la psychanalyse qui, dès le début, le sépare de la représentation pour en faire une quantité d’excitation qui vient s’associer après coup à la représentation. La théorie relationnelle, en revanche, pose d’emblée que l’affect et la représentation sont inséparables, puisqu’ils sont l’avers et l’envers du même phénomène, ce qui introduit d’emblée l’unité du fonctionnement, là où les choses sont autrement dissociées. Mais il peut, bien sûr, y avoir affect sans représentation et inversement, posant, du même coup, le problème du refoulement de l’affect autant que de la représentation. Et cela va à l’encontre de la position freudienne qui pose qu’il ne peut y avoir refoulement que par rapport à la seule représentation. La théorie relationnelle montre au contraire que l’affect est susceptible également d’être refoulé selon trois modalités majeures que nous nous contentons simplement de mentionner : un refoulement qui commence par la répression consciente de l’affect émergeant mais qui se poursuit au-delà de la prise de conscience elle-même ; un refoulement qui se traduit par la modification globale de l’attitude caractérielle à l’égard de l’ensemble de la vie affective et qui se traduit par une distance qui neutralise tous les affects, négatifs aussi bien que positifs ; enfin, un refoulement qui consiste à couper rapidement le psychique du somatique, pour constituer deux séries parallèles de phénomènes sans lien possible, de sorte que l’affect achève de devenir méconnaissable, surtout là où il renvoie à des situations de perte contournées mais non dépassées2. Dans la perspective développée ici, loin d’être une quantité d’excitation, l’affect se définit comme une relation à l’autre qui passe par le corps impliquant le système neurovégétatif ; par la langue maternelle qui introduit d’emblée la possibilité qu’il puisse y 2. Voir Sami-Ali, Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique, Dunod, Paris, 2004.
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avoir un apprentissage de l’affect ; par un imaginaire partagé entre deux personnes au moins dans lequel prévaut la conscience onirique conférant à l’affect toute sa réalité. Réalité à laquelle on croit par-delà toute transposition métaphorique puisque l’affect ne peut être traduit dans une langue étrangère sans se perdre entièrement. Le tout aboutissant à créer un objet sur le mode de la circularité : la peur crée un objet terrifiant qui crée la peur, comme la phobie de l’ascenseur par exemple. Il faut maintenant voir comment le rêve et l’affect s’intègrent dans la relation thérapeutique elle-même. Celle-ci reste entièrement axée sur la situation conflictuelle évoluant vers l’impasse, qui implique précisément l’impossibilité de sortir de l’enfermement. Comment faire donc, alors que le conflit, par sa structure même, empêche tout faire ? C’est ici justement que la théorie relationnelle déploie ses richesses car il ne s’agit pas désormais de résoudre l’impasse mais de la dissoudre, en découvrant au fur et à mesure d’un travail patient et continu, comment elle fut réellement constituée, parfois au cours de toute une vie. Cela implique impérativement que le refoulement du rêve et de l’affect soit levé, et que la libération de l’un et de l’autre finisse par modifier tout le fonctionnement subjectif, corps et âme, amenant la modification des termes mêmes de l’impasse, et entraînant du même coup l’amélioration de la pathologie organique, qui reste constamment relationnelle.
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Partie I Patrick Cady Laurent Schmitt Maurice Bensoussan Sylvie Cady Rafah Nached Leila Charifé Al-Husseini Françoise Vermeylen
Rêve, affect et relation
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Recherche en psychosomatique. Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Patrick Cady
Rêve, relation et ethnologie : sur la trace des capteurs de rêves Patrick Cady Capteurs de rêves Un capteur de rêves est un objet formé d’un cadre ovale en bois, sur lequel est tendue une sorte de toile d’araignée tissée en spirale, à laquelle sont attachées des plumes. Devenu de nos jours un capteur de touristes, cet objet est malgré tout encore présent chez plusieurs peuples autochtones du Québec. On l’appelle ainsi parce qu’il capte dans sa toile les rêves, laissant glisser le long des plumes ce que le rêve contient de bénéfique, qui retourne ainsi à l’esprit du dormeur, retenant prisonnier de ses rets ce qui est nuisible à l’âme du rêveur et que l’aube vient brûler de sa lumière. Sous la tente de chasse ou à la maison, le capteur de rêves ne travaille pas séparément pour le compte de chacun des dormeurs. Parce que les rêves de tous s’y retrouvent pris dans la même toile, il représente l’inscription de chacun dans une vie inconsciente collective. De nos jours, quelques pratiques de communication par le rêve persistent. Marie-Françoise Guédon, une anthropologue de l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver, a découvert que dans la tribu des Porteurs, « on enseignait à rêver aux adolescents en les faisant dormir pendant trente nuits consécutives avec une personne compétente en la matière qui induisait en eux, dans leurs rêves, les 13
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expériences et la connaissance dont ils avaient besoin, entre autres, pour rêver convenablement ». Dans une autre tribu de l’Ouest du Canada, chez les Nabesnas, cette induction onirique est « remplacée par les discussions quasi quotidiennes des rêves de la nuit qui vient de s’écouler. On rend souvent visite aux grands-parents pour parler des rêves plus mystérieux ou plus intenses. L’apprentissage se fait en douceur, mais il est efficace. Après huit mois sur le terrain, je me découvre capable de me souvenir de tous les rêves de la nuit… » Un ami, géographe et naturaliste, avait été envoyé en mission chez les Montagnais, ethnie de la Côte-Nord dans l’Est du Québec, pour obtenir des noms amérindiens de rivières et de montagnes, noms dont la cartographie de cette région était totalement dépourvue, mais que la tradition orale avait conservés. Le chef indien auquel il s’adressa refusa de les lui donner tant qu’il ne deviendrait pas un Indien comme eux. Année après année, tous les longs mois d’hiver que dure la saison de la chasse, le géographe apprit à vivre, parler, manger, dormir sous la tente et chasser avec cette tribu de Montagnais. Une nuit du quatrième hiver, alors que son groupe de chasseurs n’avait abattu aucun gibier depuis plusieurs jours et qu’ils se trouvaient au cœur de la forêt boréale, loin de toute habitation, un orignal lui apparut en rêve. Au matin, il le raconta aux autres qui lui firent décrire avec précision le paysage dans lequel son rêve avait montré la bête. Ils partirent vers l’endroit qu’ils pensaient avoir reconnu. Après deux heures de marche derrière un escarpement rocheux, il découvrit le petit lac en haricot qu’il leur avait décrit, enfoui sous sa couche de neige et de glace, avec sa petite île plantée de deux pins dont les formes torturées lui avaient évoqué deux créatures démoniaques en lutte ; sur le bord de ce lac, en lisière de la forêt, un orignal semblait les attendre. Sa posture était si exactement la même que celle dans laquelle il était apparu au géographe, que le sol dans lequel l’animal enracinait sa masse de ses pattes puissantes lui parut être le sol même du rêve, de tous les rêves qu’il ferait désormais. Le soir au campement, le chef lui dit : « tu as appris à parler, manger, dormir sous la tente et cela a fait de toi un Blanc qui sait vivre comme un Indien. Maintenant, tu rêves comme un Indien, cela fait de toi un Indien. À mesure que les Blancs ont appris les noms de nos rivières, de nos lacs et de nos montagnes, ils nous en ont chassé. C’est pour cela que je n’avais pas voulu te les donner. Maintenant, je vais te les transmettre, l’Indien en toi te dira ce que tu dois en faire ». Depuis ce soir-là, les années ont passé, 14
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le géographe est reparti vers d’autres terres, vers d’autres noms. La carte du territoire de chasse des Montagnais n’en porte toujours aucun. Les Amérindiens avaient développé depuis longtemps une « science des rêves » quand les premiers Jésuites missionnaires les rencontrèrent et tentèrent de les christianiser entre le XVIe et le XVIIe siècles. Cette pratique narrative et interprétative amérindienne des rêves, ces religieux en reconnurent l’importance et l’efficacité en la désignant comme l’obstacle majeur à toute conversion. Ce qui frappe les missionnaires de la Nouvelle-France, c’est à quel point le récit et l’interprétation des rêves est l’affaire de la collectivité. Chez les Hurons, comme chez les Iroquois, le travail interprétatif respecte un principe de continuité psychique entre pensée vigile et pensée onirique - continuité un peu trop vite ramenée à la pensée magique par l’anthropologie -, mais aussi un principe de continuité entre le rêve individuel et l’équivalent de rêve collectif qu’est le mythe. « Le mythe et le rêve individuel se construisent alors dans un jeu de références réciproques. Les rêves s’institutionnalisent en rites qui déterminent à leur tour le contenu des rêves individuels. Certains rêves répètent d’une manière évidente des actes fondateurs de la cosmogonie : rencontre d’une divinité, d’un animal totémique. » Ce qui du rêve exprime un désir de l’âme du rêveur doit être réalisé, réalisation déplacée sur un plan symbolique quand le désir va à l’encontre des tabous et des alliances : un guerrier ayant rêvé qu’il était capturé par l’ennemi sera un peu torturé par ses compagnons, mais c’est un chien qui sera massacré et mangé à sa place. Non seulement la réalisation d’un désir dictée par le rêve doit être ritualisée, mais elle est l’affaire de tout le groupe. De cette vie psychique collective enracinée dans le rêve, peut-on trouver des traces dans les grottes ornées de la préhistoire ?
La horde rêvante Dans La vie dure de l’image, Bertrand Lewin note que dans une grotte comme celle de Lascaux, les peintures n’ont rien de fantastique et ne se prêtent donc pas à des interprétations psychanalytiques classiques comme celles que fait Roheim des peintures pariétales australiennes. Il ne pense pas qu’on puisse y appliquer non plus la théorie de la fonction magique de l’art préhistorique, qui aurait pour visée de faire jaillir de nouveau le gibier des entrailles 15
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de la terre. Il avance que la fonction des peintures rupestres aurait été de constituer une mémoire cynégétique. La grotte serait une projection de la cavité crânienne et les peintures les images mentales. Le but ultime aurait été de faire de la grotte une machine à rêver. La silhouette humaine couchée appelée « l’homme mort » serait en fait celle d’un rêveur. Le choix d’un lieu privé de lumière et difficile d’accès me paraît conforter une telle hypothèse, l’activité onirique ne pouvant se développer et se complexifier qu’avec une protection accrue du sommeil. Mais les animaux représentés sont du gros gibier qui pouvait difficilement être chassé par un homme seul. Les scènes de chasse représentent d’ailleurs des groupes de chasseurs. Si peindre ce gibier et ces scènes de chasse servait à influer sur les rêves, il s’agissait donc d’influer sur une activité onirique collective. Longtemps avant qu’elles ne servent de lieu d’isolement pour les chamans et les ermites en recherche de visions, les grottes ontelles été des machines à rêver en groupe ? On peut penser qu’au fur et à mesure que l’individuation se renforçait et aggravait les difficultés de cohésion au sein de la horde (et ceci bien avant l’articulation du meurtre du chef de la horde avec l’alliance des frères), cette communication inconsciente par le rêve faiblissait, rendant le groupe vulnérable. La nécessité de renforcer cette communication a suscité alors des pratiques soit pour aider à retrouver directement un état réouvrant cette communication, l’état de transe, soit pour créer des équivalents de ce « rêver ensemble », des rites. Dans son individualisation du rituel, le névrosé obsessionnel manifeste une rupture avec ce « rêver ensemble ». C’est d’abord dans cette rupture que le rituel de l’obsessionnel se formalise, évacue le sens. Cette rupture du rêve et du rite avec la dimension collective du penser-rêver ouvre à ce que Sami-Ali désigne comme la pathologie du banal, pathologie qu’il a, dès le départ, articulée à sa conception du refoulement culturel. Poser le rituel comme équivalent du rêve suppose d’établir une certaine équivalence dans les conditions qui président aux deux. L’activité rituelle, comme l’activité onirique, s’enracine dans le somatique. Dans le rituel, l’inhibition motrice nécessaire à l’activité onirique trouve son équivalent dans la codification des postures corporelles ; le rituel de la cure analytique en est l’exemple achevé. Le rythme est également un des constituants du rituel comme du rêve. Psychiquement, le rêve et le rituel, comme pratiques de compromis entre désir et interdit, sont soumis à une même logique du 16
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déplacement. Dans une dépendance commune du figurable, le rituel et le rêve exercent une fonction de liaison : comme le remarque Pontalis, ce que je me représente, je le tiens à distance et me protège ainsi contre la dissolution. Cette fonction de liaison est aussi une fonction de défense contre l’angoisse. Pendant la même nuit où a lieu un cauchemar - phénomène appartenant au sommeil profond -, les rêves sont dépourvus d’angoisse. Michel Jouvet a établi que les événements anxiogènes de la vie éveillée augmentent la durée des premiers rêves de la nuit. Dans la cure, le moindre manquement au rituel de la séance peut être générateur d’angoisse. Le cérémonial de la séance n’est-il pas porteur d’une mémoire catalysatrice d’un « rêver ensemble » devenu lui-même un équivalent complémentaire de rêve ? « Formation de l’inconscient de même type que le rêve » ainsi que le propose Laplanche, le dispositif analytique, induisant, selon Green, en cours de séance chez le patient un état psychique proche du rêve et visant à susciter l’équivalent d’une activité onirique partagée, n’est-il pas l’héritier de ces grottes ? Toute pratique sociale de narration et d’interprétation des rêves serait la mémoire en acte de cette activité psychique collective préhistorique. Ce qu’il avait d’abord repéré dans le comportement des foules ou dans le phénomène dit de la télépathie notamment entre la mère et l’enfant, Freud finit par en reconnaître la présence au cœur même de la cure analytique dont la ritualité semble tendre à rouvrir « la voie originelle, archaïque, de la compréhension entre individus ».
Une voie royale pour un métissage culturel ? Aucune référence à une symbolique universelle des rêves n’entre dans mes interventions d’analyste. Un tel repérage serait pour moi une dénégation du contre-transfert, constituant de mon écoute, et s’opposerait à la reconnaissance soutenante du mouvement psychique du patient. Que mes confrères me pardonnent de renfoncer ainsi une porte ouverte, mais je l’estime d’autant plus nécessaire dans le contexte risqué de « l’héritage archaïque » freudien, dans lequel j’aborde ici la question du rêve, que Freud lui-même a conservé de cette symbolique de ses débuts des vestiges agissants dans le processus interprétatif. Pourtant un récit de rêve est pour moi un peu comme un coquillage qu’on porte à son oreille pour y entendre le bruit de 17
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l’humanité. Lorsque Freud parle, dans Le rêve et son interprétation, de symboles « dont le rapport avec les choses sexuelles semble dater des époques primitives et n’a pu naître que dans notre inconscient le plus obscur », il reste dans le droit fil d’une historicisation de la psyché que je considère avec lui comme indispensable à la cohérence de la théorie psychanalytique. Après lui, je continue de suivre l’intuition de Nietzsche qu’il cite : « Dans le rêve se perpétue une époque primitive de l’humanité que nous ne pourrions plus guère atteindre par une voie directe ». Je ne sais si « nous pouvons espérer parvenir par l’analyse des rêves à connaître l’héritage archaïque de l’homme, à découvrir ce qui psychiquement est inné », mais cette voie indirecte est dans le rêve, non celle de l’image-symbole mais celle d’un penser en images, approche qui peut rendre compte du mouvement du rêve qui n’est pas, il est pertinent parfois de se le rappeler, une collection de photos mais un film. On peut envisager, à l’échelle de la phylogenèse, que l’humanité a d’abord développé une complexité du penser en images du rêve bien avant d’accéder à un penser en pensées, et enfin supposer que chaque individu répète dans son propre développement intellectuel cette naissance onirique de la pensée dans l’histoire de l’humanité. La croyance en une fonction prémonitoire du rêve est peut-être en partie la projection sur l’événement extérieur de cette anticipation de la pensée dans l’histoire de l’humanité. La croyance en une fonction prémonitoire du rêve est peut-être en partie la projection sur l’événement extérieur de cette anticipation de la pensée par le travail du rêve, de son avance en complexité sur notre primitivité conceptuelle. « Nous ne sommes jamais à la hauteur des capacités de penser que nos rêves déploient » ; quel analyste, quel écrivain, quel artiste, ne partagerait ce constat de Pontalis, son admiration pour « cette intelligence délivrée » qu’il exprime dans La force d’attraction ? C’est la production de son équivalent qui est recherché par l’association libre et l’écoute flottante, « rejoindre cet autre régime de pensée dont le rêve est l’expression la plus voyante ». Outre sa fonction de cohésion culturelle et sociale, ce qui, dans le rapport des Amérindiens aux rêves, inquiétait également les Jésuites, c’est bien sûr la croyance en une fonction prémonitoire du rêve, condamnée par ces religieux comme toute pratique de divination. Mais ce qui était pour eux l’enjeu le plus fort de la lutte, l’obstacle le plus irréductible à toute conversion, l’œuvre même du Diable, c’était l’intuition amérindienne d’un fonctionnement psychosomatique de l’être humain et du rôle central qu’y joue le rêve. 18
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Au début de la Nouvelle-France, le père Ragueneau notait : « Outre les désirs que nous avons communément, qui nous sont libres, ou au moins volontaires, qui proviennent d’une connaissance précédente de quelque bonté qu’on ait concey estre dans la chose désirée, les Hurons croient que nos âmes ont d’autres désirs comme naturels et chez lesquels ils disent provenir du fond de l’âme, non par voye de connaissance, mais par un certain transport aveugle de l’âge à certains objets : lesquels transports on appellerait en termes de Philosophie, desideria innata, pour les distinguer des premiers désirs, qu’on appelle desideria elicita. Or, ils croient que notre âme donne à connaître ces désirs naturels par les songes, comme par sa parole, en sorte que ces désirs étant effectués, elle est contente : mais au contraire, si on ne lui accorde pas ce qu’elle désire, elle s’indigne, non seulement ne procurant pas à son corps le bien et le bonheur qu’elle voulait lui procurer, mais souvent même se révoltant contre lui, lui causant diverses maladies et la mort même ». Dans son tissage, la toile du capteur dessine une spirale qui, dans les gribouillis de nos enfants, s’avère être la projection du mouvement hélicoïdal par lequel le bébé humain sort du ventre de sa mère, et son centre troué pourrait bien figurer un ombilic, un irreprésentable, un ininterprétable pour ces Indiens qui, comme les Hurons dont parle le jésuite Ragueneau, croient « qu’un enfant au berceau, qui n’a ni jugement ni connaissance, aura un « ondinnonc », c’està-dire un désir naturel et caché de telle chose, qu’un malade aura de semblables désirs de diverses choses desquelles il n’aura jamais eu connaissance, ni rien qui en approche ». Si la pratique narrative et interprétative des rêves, comme fondement de la pensée et de la médecine de l’âme et du corps, a été l’enjeu de culture fondamental et conflictuel entre les Jésuites et les Amérindiens, cette science amérindienne des rêves n’était pas sans rappeler à ces Jésuites celle des cultures populaires européennes. C’est plus précisément le principe de double continuité déterminant dans les cultures huronnes et iroquoises, continuité dans les allers-retours entre la conscience vigile et l’activité onirique, continuité entre la vie psychique individuelle et la vie psychique collective, qui n’était pas étrangère à la culture des Jésuites du XVIIe siècle. La fête rituelle iroquoise dite « feste particulière du démon des songes » ou « feste du tournoiement de teste » (Ononharoia) leur évoque la « feste des fous », le « Carnaval des mauvais Chrétiens » qui se célèbre en Europe depuis le Moyen Âge. J’ignore si des historiens ont mis en évidence les carnavals comme reprises 19
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collectives des manifestations oniriques individuelles, mais un tel rapport est mis en lumière dans certaines peintures comme celles de Jérôme Bosch. Comme le note Doiron, des indices philologiques soutiennent l’hypothèse d’une telle continuité : « la resverie » pouvait, dans le vocabulaire médiéval, renvoyer au fait de courir par les rues en déguisement de carnaval. Enfin, dans un registre plus intellectuel et plus actuel pour les Jésuites du XVIIe siècle, c’est tout le théâtre baroque qui se joue sur ce principe d’une double continuité. Mais si pour les Hurons c’était une âme déjà très freudienne qui se manifestait dans les rêves, pour les Jésuites, c’était Dieu et le Diable ; la primitivité dogmatique de leur pensée ne leur permettait pas de se mettre à l’école des « Sauvages ». Il allait falloir attendre trois siècles pour qu’en 1900 paraisse L’interprétation des rêves, le livre d’un médecin juif qui concluait : « je ne peux qu’exprimer l’espoir que tous ceux qui se trouvent concernés d’une manière ou d’une autre par les rêves, voudront bien ne pas refuser au moins à la vie du rêve sa liberté de pensée », et que, sur ces mêmes bords du Saint-Laurent, un « Iroquois » métissé (Julien Bigras dont c’était le surnom) renoue avec les intuitions de certains de ses ancêtres. Pourtant les psychanalystes québécois ont affaire dans leur pays à un rejet haineux de la psychanalyse ; tout en faisant la part d’autres facteurs communs à l’Amérique du Nord et à son idéologie dominante de droite au sein de laquelle la référence idéalisante aux sciences dures joue un rôle non négligeable, il me semble qu’un tel rejet puise sa force au Québec dans la dénégation de tout métissage, même culturel, avec les Amérindiens, dénégation qui, bien que de moins en moins partagée par les écrivains et les artistes de ce pays, continue d’être maintenue par les instances médiatiques, universitaires et politiques. Comme Sami-Ali l’a montré à propos des Égyptiens, il était impensable pour les Amérindiens qu’on puisse ne pas rêver ; depuis que j’exerce au Québec, j’ai remarqué dans un certain nombre de cas que la difficulté ou l’impossibilité de se souvenir de ses rêves allait avec un degré très fort dans le refoulement et la dénégation du métissage qui a fondé culturellement ce peuple. La conception du rêve a été l’enjeu de nombreux conflits culturels, et que le rêve soit un enjeu actuel entre la psychanalyse et la neurobiologie s’inscrit dans cette histoire, la neurobiologie voulant chasser la psychanalyse du rêve qu’elle veut s’approprier, comme si quelque chose à propos du rêve n’était pas partageable, comme si une mémoire des affrontements culturels s’y rejouait.
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Le travail narratif et interprétatif du rêve, présent au cœur de la psychanalyse comme de toute culture, ne pourrait-il pas être la voie royale pour une rencontre entre deux êtres de cultures toujours étrangement familières, la voie royale pour un métissage culturel dont le travail analytique serait un « représentant privilégié » pour peu que l’analyste maintienne son désir de se laisser enseigner par ses patients l’insu de sa propre théorie ? Géza Roheim, qui avait été si sûr de détenir les clés des autres cultures, avouait à la fin de sa vie : « Je n’aurais jamais compris pour ma part toutes les implications des discours de mes patients si je n’avais pas été familiarisé avec les altjiranga mitjina, les êtres éternels du rêve ». Sans savoir jusqu’où avaient été certaines cultures dites « primitives » dans la connaissance de l’Inconscient, Freud voulut donner raison à l’intuition populaire contre la science à propos du rêve ; il signifiait ainsi sa reconnaissance d’un culturel indissociable du psychique. Il fit de la psychanalyse non « pas tant une démarche juive qu’anti-occidentale » ; « contre l’Occident du XIXe siècle, seule civilisation d’où l’inconscient, un moment, sembla être chassé ». Contre la mondialisation de cette fin du XXe siècle, des hommes, des femmes et des enfants réfugiés chez nous avec rien d’autre que leur culture inscrite en eux, nous donnent à entendre la parole de leur âme inspirée des images fragiles de leurs rêves. Puisse cette parole réveiller la nôtre, faire que nous rêvions un peu moins à des années-lumière les uns des autres et que les pensées en images de nos rêves ne nous parviennent pas à la conscience seulement, comme les étoiles, par l’éclat de leur mort.
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Recherche en psychosomatique. Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Dr Maurice Bensoussan
Le rêve en recherches psychosomatiques Laurent Schmitt, Maurice Bensoussan, Raphaël Giachetti Si le rêve fait l’objet d’un intérêt dans le contexte d’une psychothérapie, les recherches dans un domaine qualitatif ou des liens entre une pathologie organique et des aspects oniriques restent relativement rares. Il nous semble utile de montrer que ces recherches peuvent conforter une théorisation construite à partir de cas individuels et contribuer à jeter des ponts entre les approches médicales, psychologiques et psychosomatiques.
Les trois approches du rêve Le rêve en psychophysiologie Le rêve survient dans une des phases du sommeil, le sommeil paradoxal. Ce sommeil se caractérise par une dissolution du tonus musculaire, des mouvements oculaires rapides, et une activité électro-encéphalographique proche de celle de l’éveil. Le sommeil paradoxal succède au sommeil lent profond et connaît des cycles dont la durée va croissante au fil de la nuit. C’est au petit matin que les phases de sommeil paradoxal sont les plus longues et le souvenir des rêves le plus marqué. On sait maintenant qu’un des marqueurs les plus consistants d’une symptomatologie dépressive se 23
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caractérise par une diminution de la latence du sommeil paradoxal, ainsi que par une réduction de la durée de ce dernier. Les troubles du sommeil paradoxal ont abondamment été étudiés dans les pathologies neurologiques comme la maladie de Parkinson, le syndrome des jambes sans repos, certaines démences, et surtout les syndromes d’apnée du sommeil. Ces études sont essentiellement quantitatives ; elles mesurent la durée de ce sommeil et ses cycles.
Le rêve en psychopathologie L’étude du rêve en psychopathologie s’est d’abord appuyée sur des éléments sémiologiques simples. Les tableaux d’anxiété s’accompagnaient de rêves d’accident, d’échec à un examen, d’impossibilité à réaliser une tâche ou de survenue d’évènements pénibles. Ces rêves anxieux peuvent s’accompagner d’un réveil brutal et de manifestations végétatives d’accompagnement : tachycardie, sueurs. Les dépressions s’accompagnent souvent d’un changement de la tonalité des rêves sous la forme de cauchemars, voire de scènes traumatiques. Certaines pathologies psychotiques ou confusionnelles comme le delirium tremens, comportent dans leurs symptômes un onirisme classiquement vécu par le sujet et agi. À côté de cette approche sémiologique, Freud a développé dans son ouvrage sur l’interprétation des rêves, l’essentiel des mécanismes définissant le travail du rêve, résumé par la condensation des événements, le déplacement des situations, l’élaboration secondaire sous les traits d’un nouveau scénario. Dans cette perspective, le rêve se conçoit comme le gardien du sommeil et témoigne d’un souhait d’une réalisation de désir.
Le rêve en psychosomatique Le rêve en psychosomatique a d’abord été conçu sur une perspective déficitaire sous la forme des rêves crus évoqués par Pierre Marty et les conceptions carentielles soulignées par la pensée opératoire ou l’alexithymie. On doit à Sami-Ali, notamment dans son livre Le rêve et l’affect, plusieurs conceptions permettant des ouvertures psychothérapeutiques. Le rêve est tout d’abord porté par le rythme du sommeil paradoxal. Ce rythme est profondément inscrit dans le corps et le fonctionnement de l’individu comme en témoigne la maturation progressive de l’électrogènes cérébrale. On sait en effet qu’au fur et à mesure du développement de l’enfant, 24
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des ondes désorganisées et lentes vont se structurer pour mettre en place les différents rythmes, dont le rythme alpha. Le rêve est le fruit d’une projection et installe une réalité à la fois interne et externe. Ce type de réalité intervient quand le dormeur perçoit qu’il rêve ou rêve dans son rêve. Pour bien des patients, la clinique rappelle qu’après une phase où leur rêve figurait dans leur souvenir, interviennent des périodes d’absence de rêves définissant un refoulement caractériel de ce dernier. Ce refoulement peut être absolu, les sujets mentionnent qu’ils ne rêvent plus, ou bien partiel, sous la forme de rêves dont la valence créatrice et imaginaire paraît réduite. Les rêves de travail, les rêves reprenant une activité diurne, les rêves brefs répétitifs, peuvent en représenter des exemples. Cette coupure avec l’imaginaire peut également s’exprimer lorsque le sujet mentionne l’existence de rêves, il s’en souvient, il critique cependant ses rêves comme farfelus, sans objet et n’y attache que peu d’importance et de considération. Or le rêve, comme d’autres figures de l’imaginaire, oriente différemment la perspective de soins des patients psychosomatiques, notamment en permettant de tisser de nouveaux liens et de nouvelles représentations aussi bien chez le patient que chez le thérapeute. Cette dimension du rêve représente un point de jonction à la fois entre des éléments organiques, corporels et rythmiques et des éléments imaginaires. D’où l’idée de l’utiliser pour établir un pont entre les dimensions psychiques et les perspectives médicales.
La recherche comme un pont Naissance d’un hiatus Un hiatus s’est progressivement creusé entre des approches psychologiques et médicales. L’origine de ce hiatus semble relativement simple. Les médecins humanistes du début du siècle disposaient de peu de traitements réellement efficaces, leur engagement relationnel, leur accompagnement, l’écoute et la consolation qu’ils pouvaient amener avaient une valeur capitale. Le développement de thérapeutiques de plus en plus performantes, techniques, agressives, scientifiques, s’est accompagné d’une série de procédures 25
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d’utilisation, de critères d’indication et d’une conception scientifique de la médecine. Cette approche scientifique ne fait que s’accroître de par la spécialisation et le morcellement des approches : génétique, immunologie, pharmacologie, imagerie, explorations fonctionnelles… La psychologie, de son côté, connaît un versant quantitatif et métrique, et un versant qualitatif. Dans ces approches qualitatives la théorisation s’effectue à partir de cas isolés d’où l’on essaie de généraliser un certain nombre de concepts. Les cas princeps de la psychanalyse représentés par « L’homme aux rats », « Le petit Hans », « Dora ou Anna O. » illustrent parfaitement ce modèle. Cependant, les médecins restent extrêmement circonspects vis-à-vis de ces cas isolés. Ils fondent leur savoir et leur connaissance à l’inverse en étudiant de grandes séries pour lesquelles ils recherchent des similitudes ou des différences, échappant au hasard. L’utilisation de tests statistiques s’avère impérative, elle est régulièrement employée. L’efficacité d’un traitement antibiotique, antidépresseur ou anticancéreux, devant se prouver par rapport à un placebo, à la molécule de référence, à d’autres molécules utilisées dans ce type d’indication. Au fil des années, les médecins ont tellement fait confiance à ce modèle qu’est apparue une forme de médecine basée sur les évidences cliniques ou statistiques, elles font loi, il s’agit de « l’évidence based médecine ». La coexistence de l’approche humaniste et de l’approche scientifique devient de plus en plus aléatoire et les différents professionnels de santé en arrivent à des perceptions très éloignées : une médecine sans psychologie pour les uns, une approche humaniste coupée de toute validation scientifique pour les autres. À partir de ce constat d’un hiatus progressivement croissant, naît l’idée de recherches permettant de donner une crédibilité et un corps à certains éléments d’allure subjective.
Formalisation d’une recherche psychosomatique Un questionnaire de 19 items a été construit selon les quatre dimensions fondamentales de la théorie relationnelle. Ce questionnaire est conçu selon le modèle des échelles analogiques visuelles selon l’axe du très rarement vers le très souvent, ou du très mauvais vers le très bon. • 8 questions concernent l’activité onirique ; • 4 questions s’intéressent à la latéralité et aux repères spatiaux ;
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• 3 questions s’intéressent à la capacité à dater et à se situer dans le temps ; • 4 questions enfin évaluent le lien avec les affects et la souplesse pour les ressentir ou pour les exprimer. Ce questionnaire de passation rapide et de compréhension aisée, a été soumis à trois types de population : • 26 sujets d’une population générale, sans maladie organique ; • 26 sujets atteints d’une maladie inflammatoire chronique de l’intestin ; • 26 sujets atteints d’un cancer colorectal. Les maladies inflammatoires chroniques de l’intestin désignent des maladies inflammatoires dont les deux plus connues concernent la rectocolite ulcéro-hémorragique et la maladie de Crohn. Ces maladies se caractérisent par une inflammation intestinale chronique, une évolution fluctuante par poussées sans guérison spontanée et des symptomatologies relativement proches dominées par de la diarrhée, des troubles du transit intestinal, des douleurs abdominales et un amaigrissement. La maladie de Crohn touche surtout l’intestin grêle, entraînant des ulcérations et des rétrécissements dans le segment iléal ou iléo-colique. La rectocolite connaît une prévalence plus forte en Scandinavie et dans les pays anglo-saxons qu’en France (2,4 pour 100 000). Elle touche essentiellement le côlon et souvent le rectum. Un facteur immunitaire défini par l’hyperactivité de ce système avec la mise en jeu de médiateurs de l’inflammation entraînant des lésions de la paroi digestive a été impliqué. Dans ces deux maladies, des tableaux différents peuvent se manifester avec de rares poussées dans certains cas, ou bien des poussées subintrantes, impliquant des rechutes multiples dans d’autres cas. Dans les deux affections sont utilisés des traitements hygiéno-diététiques, des traitements anti-infectieux, de la corticothérapie, voire de la chirurgie par résection. Ces pathologies ont longtemps été présentées comme le prototype de l’affection psychosomatique, répondant à une typologie de personnalité et de structure. Les cancers du tube digestif étudiés dans cette recherche, concernent les cancers du côlon et du rectum. On considère qu’il existe 25 000 cancers colorectaux en France avec une mortalité de 15 000. Dans la genèse de ces cancers, les habitudes alimentaires, la génétique, les antécédents, notamment de rectocolites, auraient un rôle.
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Résultats Ces deux pathologies digestives, dont l’une possède une valence immunitaire manifeste, et l’autre représente un prototype de la pathologie cancéreuse, peuvent faire l’objet d’une approche psychosomatique, notamment concernant leur relation aux rêves, aux repères temporels et à l’affect. En utilisant le questionnaire déjà évoqué, 26 patients atteints d’une maladie inflammatoire chronique intestinale, 26 patients atteints d’un cancer du côlon ou du rectum, ont été comparés à un groupe-contrôle de 26 sujets. Dans chacun des groupes, les sexes sont comparables avec un sexe ratio de 1,2 femmes par rapport aux hommes. L’âge apparaît différent avec une moyenne de 36 ans pour le groupe des maladies inflammatoires, 47 ans pour le groupe-contrôle, et 61 ans pour le groupe des patients cancéreux. La comparaison de ces trois populations montre que l’activité onirique est réduite chez les sujets cancéreux et très réduite chez les sujets ayant une maladie inflammatoire. Les repères temporels sont altérés chez les sujets ayant une maladie inflammatoire et très altérée chez les sujets cancéreux. Les affects s’expriment plus facilement chez les sujets cancéreux que chez les sujets ayant une maladie inflammatoire. Ainsi, l’analyse des résultats montre que les patients touchés par une affection du tube digestif diffèrent du groupe-contrôle sur plusieurs dimensions et diffèrent également entre eux. Les malades inflammatoires chroniques rêvent plutôt moins et portent peu d’intérêt à leurs rêves. Les sujets cancéreux présentent une altération de leur repère temporel. Les affects s’expriment faiblement mais sont moins réprimés dans le groupe des sujets cancéreux.
Du singulier au pluriel, du pluriel au singulier Cette étude permet de valider des hypothèses émises sur de rares cas. En effet, le cas unique se caractérise par une faible portée heuristique compte tenu de la difficulté à généraliser à un groupe plus étendu. Une confirmation sur un groupe valide de façon plus importante une intuition clinique et cette validation autorise des échanges de meilleure qualité entre la diversité des soignants, notamment ceux s’intéressant au psychisme et ceux intervenant dans le monde médical. 28
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De façon générale, certaines pathologies auto-immunes, dont la rectocolite hémorragique, peuvent être reliées à des impasses spécifiques concernant l’identité de l’individu par rapport à l’autre. Dans ce contexte, même si cette identité a été acquise, elle demeure fragile, difficile à maintenir, source de confusions potentielles entre soi et l’autre. Dans les cancers, la situation d’impasse s’exprime de façon différente, plus intense par la difficulté d’être, d’exister. Le refoulement onirique peut s’exprimer de façon différente, soit par une absence complète, soit par des rêves répétitifs ayant des caractères de similarité. L’existence d’anomalies de repères temporels dans la relation au temps, aux évènements, à la chronologie, à la précision des événements biographiques, montrent la fréquence des bouleversements concernant les repères temporels. Souvent, ces problèmes temporels apparaissent relativement masqués par des adaptations tenant compte des moments du jour, des bruits ambiants, des ambiances sonores, des horloges ou pendules que l’on sait rencontrer sur son chemin ou bien de l’écoute de la radio, qui de manière ponctuelle, indiqueront une heure approximative. Ce qui apparaît important concerne la mise en perspective des figures différentes des situations d’impasse, du repérage de refoulement onirique et des liens avec les repères temporels et les affects. Il est bien évident que cette généralisation, sous la forme de séries, perd beaucoup de sa valeur à l’échelon individuel, où des formes spécifiques de l’impasse du refoulement des affects ou des repérages vis-à-vis des cadres vont se manifester en fonction des trajectoires existentielles. Mais de savoir que sur des groupes élargis ce type d’anomalie peut se retrouver, indique la possibilité de certains invariants ou de certains schémas répétitifs.
Échanges et soignants Dans bien des structures hospitalières, la distinction entre psychologie médicale, psychosomatique et psychiatrie de liaison reste encore embryonnaire et représente une source de multiples confusions entre ce qui relève d’un domaine médical, psychologique, paramédical… L’idée de penser le somatique comme l’a évoqué SamiAli a abouti à la création de plusieurs catégories formant un modèle multidimensionnel. Ces catégories s’articulent autour du corps réel et autour du corps imaginaire, de la capacité d’établir une projection ou de son absence, de l’existence de situations d’impasse et des notions de réversibilité du psychique au somatique ou du somatique au 29
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psychique. Ces catégories restent peu connues des médecins spécialistes d’organes. Pour eux leur conception psychosomatique relève de la psychologie médicale, en d’autres termes, des conséquences psychiques d’une affection donnée ou de la coexistence de troubles psychiques avérés et d’une maladie organique. Les concepts unissant la maladie organique et les troubles psychiques ne leurs sont pas familiers, voire leur apparaissent touffus. En revanche, la capacité à mettre en place des recherches, l’utilisation des méthodes d’échantillonnage, la constitution de groupes homogènes de patients vis-à-vis d’une problématique, les investigations sous la forme de questionnaires, de tests ou d’entretiens structurés, les analyses statistiques, représentent des paradigmes cliniques ou scientifiques bien connus. Ainsi, la participation à des recherches où l’imaginaire se relie au somatique et où le retentissement du somatique sur l’imaginaire, et inversement, est abordé, définit des formes plus lisibles dans l’échange entre soignants. Actuellement, dans de nombreuses spécialités ou unités de soins médicales, la demande de consultation auprès d’un psychosomaticien s’inscrit plus dans une démarche de relation individuelle entre les thérapeutes que dans une perspective scientifiquement admise et validée devant une affection organique. Or cette approche dont le but est de réduire le fossé entre les techniques médicales et l’individu malade intéresse un très grand nombre de soignants à la recherche d’une vision globale du soin par rapport à un patient. La recherche en psychosomatique doit donc se développer du cas unique, source de réflexions et d’une théorisation, à la tentative de généralisation, source de modélisation plus générale. Pour le patient, cette approche élargie intègre sa maladie organique dans sa trajectoire personnelle, ses mécanismes de défense, ses conflits et son environnement. Pour les équipes soignantes, la dimension pathologique ne se limite plus à l’organe malade et au traitement proposé mais permet une élaboration de meilleure qualité.
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Rêve, affect et mémorisation à propos de la maladie d’Alzheimer Sylvie Cady Dans ce travail, alors que d’autres troubles existent autour de cette maladie, j’ai concentré ma recherche sur le processus de mémorisation. Pour le patient atteint de la maladie d’Alzheimer, sans revenir sur la situation biologique au départ déterminante de la maladie, il n’en parait pas moins que son apparition dans tous les cas que j’ai suivis se fait autour d’une situation conflictuelle de vie, sans issue, appelée plus particulièrement : situation d’impasse. Pour le patient atteint de cette maladie, tous les fonctionnements de personnalité peuvent exister. Une valeur adaptative se précise autour de chaque fonctionnement. Elle est due au cadre rééducatif qui leur est enseigné, pour pallier notamment aux difficultés de mémoire ou d’organisation spatiale. Prenons l’exemple d’une situation tonique difficile, dans la maladie d’Alzheimer, dans certains cas, elle peut être remodelée par l’évolution d’une personnalité dans son ensemble, ou par la compréhension de la problématique autour de la tension. C’est pourquoi, qu’il s’agisse du fonctionnement psychonévrotique riche sur le plan de l’imaginaire, du fonctionnement dépourvu de potentialité imaginative ou d’un fonctionnement mixte, qui tient compte de l’un et de l’autre fonctionnement, la compréhension de la personnalité est importante. Autour de ces fonctionnements de personnalité, il faut situer l’individu dans une relation et une rythmique corporelle dynamique 31
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évolutive en permanence avec des données d’absence et de récupération de l’imaginaire. Cette dynamique se trouve mêlée à la structuration du processus de mémorisation. Les facteurs imaginaires ne sont pas considérés comme des facteurs de troubles, car ils participent à l’équilibre du rythme corporel1 porteur de la mémorisation. Tout ceci explique l’importance portée à l’imaginaire dans cette thérapeutique relationnelle, en relaxation, pour les patients atteints d’Alzheimer. Elle ne doit pas seulement prendre en compte le corps réel, mais également le corps imaginaire. Aussi, cette dynamique imaginaire relationnelle et corporelle doit-elle être inscrite dans l’actualisation de certaines images du corps, lesquelles représentent la réalité actuelle et passée du sujet. En définitive, en relaxation psychosomatique relationnelle pour ces patients : ce qui est donné par le langage, ou ce qui se passe dans le corps, et dans son rythme, est défini dans une relation à l’autre à partir de son fonctionnement psychique et somatique, investi ou non par l’imaginaire, le relationnel et l’affectif. Tout changement se produit grâce à la compréhension de la dynamique tonique, prise dans un fonctionnement et une causalité circulaire : le psychique vient déterminer l’apparition de la pathologie organique qui elle-même influence le psychique.
Rythme corporel et mémoire C’est à partir de l’ouvre de Freud que l’on trouve les rudiments d’une dimension épistémologique du rythme face à la mémoire. En effet, cet auteur ne se contente pas de décrire les processus psychiques qui accompagnent la mémorisation, selon qu’ils sont portés par une rythmique ou qu’ils s’en échappent. 11 suppose que le rythme existe au préalable et que sa présence, est constitutive de la mémoire. 11 met par ailleurs en évidence un rythme inconscient, qui émane des couches profondes de l’appareil psychique. Le rêve2, avec ses phases, est pris dans une rythmique : son tempo de présence se module au fur et à mesure de l’existence. La rythmique de l’onirique est une création personnelle, construite en 1. Rythme corporel : rythme contraction-détente. 2. Le rêve renvoie également à la dynamique. Fonction en voie de constitution – fonction constituée. Le rêve est un point de départ de l'imaginaire qui prend appui sur un rythme biologique qui se constitue. A la naissance, on assiste ainsi à une longue durée du sommeil paradoxal qui évolue avec le développement. Le rêve, en tant qu'activité rythmée, renvoie au biologique et est également une fonction prise dans une dynamique organisatrice.
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même temps qu’une organisation de soi, autour de la tension et de la détente. C’est grâce à l’inscription du sommeil paradoxal dans un rythme corporel que se crée la possibilité du rêve dont on se souvient. Et c’est ce rythme corporel harmonieux, qui sous-tend l’actualisation des images, qui se succèdent dans une rythmique. Plus précisément c’est à partir du rythme corporel, que l’abord de l’image et sa mémoire est possible. La réalité du rêve relève à la fois d’un processus rythmé par des phases et d’un procédé de mémoire où présent, passé et avenir ne cessent de se renouveler à partir d’un rythme supporté par le corps. D’une manière générale, l’insomnie paraît une défense radicale contre l’émergence du rêve, une manière de refouler le contenu en refoulant la fonction. Cela, cependant, ne relève pas d’un processus psychologique, mais s’infléchit dans une organisation psychosomatique, car, en définitive, s’il y a refoulement d’une fonction, c’est le trouble du rythme corporel qui y donne accès, ceci influe sur le processus de mémorisation. D’une manière générale, le rythme corporel est pris non pas en soi, mais comme une structure qui peut être représentée et que quelqu’un doit créer. Cette création se fait dans des conditions dynamiques, internes aussi bien qu’externes, inséparables de la relation à l’autre, de l’affect. Cette création est organisatrice d’un rythme psychique porté par la contraction et la détente, dans lequel est pris la mémoire. C’est à partir d’une observation clinique d’une patiente atteinte d’une maladie d’Alzheimer que je vais introduire le rôle du rythme corporel (rythme contraction – détente) comme support du processus de mémorisation3. Mme D est une femme de 55 ans, menue, brune, d’origine milanaise. Elle sort d’une hospitalisation où on a découvert une maladie d’Alzheimer. L’anamnèse évoquée par la suite correspond à 6 mois d’entretiens. Les éléments sont difficiles à établir à cause du phénomène d’oubli. L’histoire clinique relate une situation de malaise depuis quelques mois, elle présente une perte de mémoire, une perte des repères spatiaux et un amaigrissement. 3. Pour mieux cerner le sujet de la mémorisation, seuls les processus de mémorisation seront pris en compte alors qu’ils existent d’autres troubles qui s’inscrivent dans une intervention rééducative.
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Auparavant, sa mère est décédée d’un accident vasculaire cérébral, il y a 2 ans. Son père présente actuellement des problèmes d’hypertension artérielle. Elle a une sœur et un frère en France qui ne posent pas de problème particulier. Mme D vit en France depuis 25 ans. Elle est venue avec ses parents après un bombardement dramatique dans son pays. Coincée dans une cave pendant plus d’une semaine à la suite de la destruction de sa maison, elle arrive en France avec sa mère et son père, puis elle y est restée définitivement. Ce n’est pas un choix personnel dit-elle : il a été dicté par sa peur. Son mari est resté dans son pays, elle divorcera 5 ans plus tard. De ce fait, Mme D s’est “recroquevillée” sur ses parents, elle n’a pas d’amis. Ses loisirs sont constitués par quelques promenades en solitaire. Les vacances avec ses parents se situent toujours dans un même endroit, où elle reconnaît s’y ennuyer beaucoup. Très rapidement, notre patiente va aborder différents éléments, liés au deuil. Elle parle initialement du décès de sa mère, comme d’une période terrible. Sur un même plan deux pertes importantes pour elle : le divorce et la mort de son petit chien qu’elle aimait beaucoup. “Depuis”, dit-elle, “cela ne va plus, je suis toujours malade, j’ai des pertes de mémoire, ça ne va pas dans mon corps, je suis tendue“. Autour de ces deuils, elle décrit un changement dans son discours, qui devient très simple, peu imagé. La thérapeute remarque que la patiente empêche toute connotation affectueuse par la banalité. Ceci est repris par Mme D, en expliquant que cela provient d’une peur d’un engagement affectif qui apparaît autour des deux deuils. Depuis cette période, dans le dialogue qu’elle a avec les gens sa pensée s’arrête très souvent, elle ne se souvient plus de ce qu’elle voulait dire, comme s’il fallait se protéger de l’autre, en ne pensant pas. Lorsque le dialogue s’arrête, on lui fait souvent remarquer qu’il se bloque autour de “faut pas… “4. Elle n’aborde jamais ses difficultés personnelles sa vie semble portée par l’événement. Depuis son arrivée en France elle ne prend aucune initiative. Elle ne se permet aucune critique sur rien. La tonalité de son discours présente un rythme saccadé tantôt hypertonique, 4. Plus tard dans sa psychothérapie, nous verrons que "Faut pas" reprend une expression de sa mère.
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tantôt une hypotonie, ce qui dénote une certaine inquiétude et un climat dépressif. Le contenu de son discours aborde le plus souvent et d’une manière décousue, à cause de l’oubli, essentiellement la maladie, les traitements, les examens médicaux. L’expression corporelle, laisse apparaître une grande lassitude en début d’entretien, suivie d’une hypertonicité corporelle relationnelle liée vraisemblablement à la présence de l’interlocuteur qu’il va falloir quitter. Mme D n’accepte pas facilement le dialogue. À part ces quelques éléments de deuil, elle n’aborde pas les éléments affectifs de sa vie personnelle. Si une quelconque demande lui est faite sur ce sujet, elle se met dans une hypertension corporelle qui empêche dit-elle de pouvoir penser. Et elle ne se souvient plus. Quelques mois plus tard avec le rythme présence – absence du aux séances, elle se sent à nouveau dans son corps, elle pense que l’idée initiale de son médecin pour un travail corporel peut lui apporter un enrichissement.
La relaxation psychosomatique La relation Cette réassurance quant à la perte permet d’établir les prémisses d’une relation. Pour commencer la position allongée dans la relaxation est retenue. Elle permet à notre patiente une situation affective plus à distance. Elle y exprime une situation de son corps pris dans la contradiction entre ce qu’il a vécu dans son pays et en France. C’est pourquoi elle s’est enfermée dans un monde familial clos qui renvoyait à son pays. Elle s’est interdit de “mélanger son corps aux étrangers“. Le divorce avec son mari a renforcé cette situation. En fait, pendant ses premières années en France, elle voyage beaucoup en rêve dans de nombreux endroits de son pays. Plus elle est rassurée, plus elle se détend et elle est surprise de retrouver ces endroits. Ce sont des lieux riches en affectivité. Les lieux de vacances de son enfance joyeuse. L’endroit où elle a connu son mari. Celui où elle s’est mariée. Différents paysages où avec son mari ils se sont aimés. Parallèlement au fait que Mme D est rassurée de ne pas me perdre, la perte apparaît pour elle comme un élément d’une situation personnelle problématique. Malgré tout, cette élaboration permet une détente et une certaine mémorisation. 35
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La récupération partielle de la mémoire se porte d’abord sur l’affectivité de la relation à son mari, dont la perte a été assimilée à un deuil. Celui-ci, très déstabilisé par le départ de sa femme, s’est installé au domicile de sa mère dans son pays, sans occupation, il est devenu instable et grand consommateur d’alcool. Après son départ, la vie de son mari a été entrecoupée de relations multiples avec des gens qu’il rencontre dans des soirées où ils allaient ensemble auparavant. “À partir de là, je me suis retirée du monde extérieur de l’affectif. Je me suis recroquevillée sur mes deux parents“ explique Mme D. « Depuis un moment je ne suis plus dans cette même relation avec vous, vous êtes quelqu’un d’ouvert et de bienveillant (plus tard, dans sa psychothérapie de relaxation elle reliera quelqu’un de bienveillant à sa mère). Et je me détends. J’ai l’impression que lorsque je me détends ma mémoire revient. D’ailleurs lorsque je pense en rêve c’est que je suis détendue. » Effectivement, autour de l’élaboration de cette situation d’impasse affective le corps en relation se détend conjointement à une récupération d’une partie de la mémorisation. Elle touche l’affect. Cette réassurance dans la relation permet à Mme D d’aborder maintenant un autre problème relationnel et affectif : la perte de sa mère. Les mois suivants le deuil, elle a connu des épisodes de cauchemars dont elle ne se souvient plus. Depuis les rêves ont disparu. De même, les équivalents de rêve, présentent des perturbations graves. Une détente due à l’investissement du corps dans une relation qui lui renvoie son image apparaît à la fin de ces entretiens. Elle correspond à un abord de la relation de type maternel qui la structurait lorsqu’elle était au Liban. Mme D parle alors d’un manque d’autonomie. Pour lui permettre d’aller plus loin dans cette restructuration tonique corporelle, la thérapeute propose l’éventualité de pouvoir travailler avec plus d’autonomie en relaxation. Cette idée sera reprise par notre patiente 3 mois plus tard, en changeant la position relationnelle.
Le problème de l’impasse L’élaboration de l’impasse se situe à partir du moment où Mme D décide d’essayer la relaxation face à face. Cette nouvelle position relationnelle correspond à une situation affective plus proche. Cela lui permettra d’aborder l’historique de sa relation affective à sa 36
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mère qualifiée d’importante et de structurante. Sa mort renvoie à la perte d’elle-même. Ceci correspond à une partie « de ma situation inextricable. Me couper de la relation pallie à cette difficulté ». Le problème du père hypertendu et qui refuse de se soigner depuis la mort de sa femme sera énoncé dans un deuxième temps. « Je vis cette attitude de mon père comme une autre situation inextricable » exprime Mme D. « À tout moment je me trouve confrontée à sa mort en permanence. Avec tout cela, je suis dans une tension extrême en permanence. Qui m’aide à ne plus penser. Ma mémoire mes relations s’en sont trouvées altérées ». Autour de l’élaboration de cette situation d’impasse relationnelle et affective Mme D s’ouvre vers l’extérieur. Elle va dans un club pour rencontrer d’autres personnes. Elle s’occupe d’une organisation caritative pour des enfants libanais. « Je trouve dans ces deux endroits des personnes bienveillantes qui me ressemblent » dit-elle « avec qui je noue des relations, et ceci me détend » (les personnes bienveillantes renvoient au double de la mère). Et c’est effectivement autour de cette récupération des relations affectives, que l’impasse apparaît. Elle comprend qu’elle n’a pas pu rester dans son pays car elle ne pouvait pas quitter sa mère. Parallèlement, des rêves cauchemars, répétition de ceux qu’elle avait lors de son départ du Liban se retrouvent. Ils sont suivis de toute une activité onirique autour du deuil maternel. « Je n’ai jamais vraiment fait le deuil de ma mère », exprime-t-elle, maintenant. « Je me suis enfermée dans mes tensions sans laisser rien paraître de mon ennui. Sinon j’étais perdue. En fait maintenant je peux dire que je me suis retrouvée bien seule avec sa perte, comme dans ma cave au Liban. La présence de mon père déprimé, n’a pu récupérer la situation. J’étais étrangère à lui, avec ma tension. De toute façon je n’ai jamais eu de vrai contact avec mon père, j’étais seulement en contact avec ma mère. Elle et moi, nous étions sœurs jumelles, j’ai perdu mon double, mon identité, avec ma mère ». Notons ici, cette notion d’identité par la structuration dans le double, qui détermine un autre plan de l’impasse. De ce fait, à la mort de sa mère, personne n’a pu récupérer la situation. Vient alors un long moment, où la patiente tend à se déprimer, car elle découvre une mise hors circuit de la relation au père sur le plan familial. Pour permettre à la patiente de sortir de cette situation dépressive, nous 37
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décidons ensemble de toute une élaboration du mouvement en relaxation, tendant vers plus d’activité personnelle. Aussi, plus tard, le thème du « personnel » sera repris par Mme D. Et lorsqu’elle exprimera son désir d’élaborer toute seule le mouvement de relaxation, une activité de rêve plus harmonieuse, liée au rythme corporel plus stable se met en place. En fait l’élaboration de l’autonomie correspond à la dissolution de cette impasse identitaire. Plus distanciée dans la relation, la dépression du père n’apparaît plus comme un problème indépassable. Elle le contraint même à se soigner, ce qu’il fait. La détente qu’elle ressent, dans la relation, depuis qu’elle la maîtrise mieux, dynamise ses journées. Une détente plus importante apparaît lorsque son père va mieux. « J’ai du ressenti corporel5, je suis détendue, ma parole passe mieux » dit-elle. « La tension est moins active, j’arrive à être en détente, ce qui facilite beaucoup la mémorisation. Je vais mieux » À partir de là, les entretiens avec cette patiente vont s’espacer, elle sera vue sur une très longue période à un rythme moins fréquent. Sans pour autant régler la maladie, le travail thérapeutique va permettre une stabilisation de l’organique. Tout un phénomène surajouté au fond d’organicité de la maladie lié à la présence de l’impasse et qui renvoie à la mémoire sous-tendue par le rythme corporel, se trouve récupéré. Une partie de la mémorisation prise dans l’organicité de ce type de maladie demeure, seulement la partie inhérente au fonctionnement de l’impasse et au blocage du rythme corporel se trouve récupérée. Ce travail est un témoignage d’une expérience clinique effectuée auprès de patients atteints de la maladie d’Alzheimer. Il permet de relever des difficultés associées à cette maladie qui ne sont généralement pas prises en charge dans l’abord classique thérapeutique de ces patients. D’une manière générale, pour cette maladie, la psychothérapie corporelle en relaxation psychosomatique relationnelle ne peut par ailleurs agir que sur une stabilisation de l’organicité. Elle ne permet que la récupération d’une problématique surajoutée à ce fond d’organicité. Dans mon expérience clinique j’ai été amenée à m’occuper trois fois encore de ce type de patient. Pour les deux premiers pris rapidement après l’apparition de la maladie, l’effet thérapeutique fut 5. Le ressenti corporel est relié à la différence du passé, il s'inscrit dans un processus de mémorisation.
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similaire au résultat de Mme D. Pour le troisième patient, à la maladie plus avancée, seul un état de mieux-être corporel a pu être remarqué. J’ai suivi également, en supervision, deux groupes de relaxation avec ce type de patient. Le premier dans un institut pour personnes âgées, comprenait des malades avec un problème organique ancien et évolué. Ce groupe de relaxation a permis un certain mieux-être corporel sans effet marquant sur le phénomène de mémoire, comme si la maladie arrivée à un certain stade créait un enfermement. Les techniques adaptatives pour pallier les difficultés des personnes facilitent également cet enfermement. L’autre groupe, situé dans un secteur hospitalier, avec des malades en début de maladie a pu donner d’autres résultats : un mieux-être corporel déterminé par une rythmicité corporelle qui se récupère en partie, s’est traduit par une récupération d’une faible partie du processus de mémorisation.
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DRafah Nached
Affect, visage et allergie Rafah Nached6 Introduction L’enfant commence à exister dans le ventre de sa mère à partir du désir de ses deux parents. Il se développe dans le toucher tendre de sa mère sur son ventre, par la musique de sa voix et son langage qui laissent des traces sur son corps, dans sa mémoire. À la naissance, c’est dans l’accueil, l’étonnement, l’admiration, les yeux grands ouverts, que s’échangent les regards d’un visage à l’autre. Quand le bébé voit le visage maternel, il regarde son propre visage, le visage de la mère reflète celui de l’enfant, grâce à la circularité des échanges expressifs. Des multiples interactions se créent ; l’enfant a l’illusion d’avoir pour visage ce visage qui le regarde et qui lui répond, lui conférant un premier sentiment d’identité. Lana, notre patiente, n’a pas eu le droit à cet échange, car sa mère a accouché d’elle dans un hôpital à l’étranger, et elle l’a confiée à cet hôpital trois jours après son accouchement. Elle y restera pendant neuf mois, temps de sa spécialisation en cardiologie, son père aussi effectuait des études. Son frère aîné, d’un an et neuf mois, a été confié à sa grand-mère maternelle, qui habite dans un pays voisin.
Rafah Nached, psychanalyste syrienne, BP 13264, Damas, Syrie. [email protected]
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Lana avait le droit aux visites parentales, à la fin de chaque semaine seulement. Ce bébé avait avec sa mère un bref contact, ces premiers contacts ont marqué toute son existence, son rythme de vie, ses souvenirs, ses élaborations mentales, ses actions. Elle l’exprime ainsi : « Je n’ai jamais pu commencer quelque chose et l’achever, tout ce que je fais ce sont des fragments de quelque chose. »
Sa présentation Lana est une femme de 37 ans quand elle vient me consulter pour la première fois. Elle est le deuxième enfant de ses parents (son père est Syrien, sa mère est Tchèque). Elle est mariée et a quatre enfants, ses plaintes gravitent autour de son visage qui lui pose problème, elle rougit à chaque fois que ses amies lui parlent de leurs enfants, et précisément quand elles parlent de ce qu’elles font pour leurs enfants, ou qu’elles leur témoignent de l’affection. Elle rougit d’une manière remarquable, ce qui la met dans l’embarras ; elle n’arrive pas à se maîtriser ni à se contrôler, et craint que les autres pensent qu’elle est jalouse d’elles, au point qu’elle ne veut plus sortir avec ses amies et leurs enfants. Elle dit : « je ne suis pas jalouse d’elles, je ne manque de rien, j’ai plus qu’elles, et pourtant je rougis. » La deuxième raison de sa consultation c’est qu’elle n’a jamais continué ce qu’elle a commencé, cela lui donne un sentiment de frustration et de sous-estimation d’elle-même et de manque de confiance en elle. Quant au psoriaris qui couvre son visage, elle n’en parle pas. C’est la négation.
Son apparence extérieure Elle s’habille toujours avec des habits sportifs (deux tenues pour l’hiver et deux pour l’été). Je l’ai vue habillée trois fois seulement en femme chic, elle achète des habits plus petits, que sa taille réelle, en espérant qu’elle va maigrir et porter des habits plus petits qu’elle de trois tailles, mais hélas, elle est toujours très loin de la réalité, 42
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c’est pour cela qu’elle se contente de porter des habits sportifs « en attendant Godo ». Elle est toujours dans une position d’attente d’affection. Pour se faire accepter de sa mère, elle met des habits sportifs afin de correspondre à l’image que celle-ci désire. Et pourtant, elle a l’allure d’une jolie femme assez féminine malgré sa négligence. Elle rentre chez moi comme quelqu’un qui va courir un marathon, très musclée et agressive, elle occupe tout l’espace dans la pièce, c’est sa façon de s’imposer et de contrôler la situation dans laquelle elle se trouve face à l’autre différent.
Ses antécédents pathologiques À l’âge de 10 ans elle a été atteinte d’une infection urinaire importante qui a nécessité une hospitalisation à l’étranger, chez la grand-mère maternelle. Le traitement a eu deux effets sur elle : 1. Un effet positif : c’est la guérison au niveau organique ; 2. Un effet traumatique au niveau psychique car le traitement consiste à injecter dans sa vessie des antibiotiques et des lavements trois fois par semaine, d’où l’écartement de ses jambes, qui lui cause plus tard des problèmes insolubles et influence négativement sa vie conjugale ; 3. Le retour à l’hôpital pour la deuxième fois sans sa mère est traumatisant car il fait ressurgir les souvenirs du premier abandon de sa mère à l’hôpital… Et elle raconte tout cela comme une chose banale, sans affect notable. La seule fois qu’elle avait un affect exprimé relatait le départ de sa mère pour l’Angleterre afin de se soigner, elle avait 14 ans. Les larmes qui surgissent ;quand elle parle de la souffrance, que lui a causée sa mère, sont aussitôt séchées, car elles blessent son amours-propre.
Ses relations familiales Le père Il est qualifié de silencieux, distant, il passe son temps à lire et à beaucoup travailler, donc sa présence dans sa famille est assez rare, 43
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il est l’aîné de sa famille et le responsable de toute sa famille (son père, sa mère, ses frères et sœurs). Elle le décrit « comme quelqu’un qui ne veut pas me faire du mal ». La famille dit que Lana appartient à son père et son frère appartient à sa mère et que la famille a été divisée ainsi. Le père a eu une attaque cardiaque, puis un cancer « du rectum » ; il a subi une opération en France et il est mort à cause d’une erreur chirurgicale, Elle n’arrive pas à accepter la mort de son père et elle accuse sa mère et son frère, tous deux médecins, de leur négligence envers le père, ils sont responsables de sa mort pendant la durée de sa maladie, il n’y avait qu’elle pour s’occuper de lui. Après le décès de son père, sa rage contre sa mère éclate, elle se focalise sur l’héritage. Tout fini par le départ de la mère et du frère pour l’étranger, et depuis 15 ans elle n’a plus de leurs nouvelles. La mère vient de faire une brève apparition cette année qui a permis à Lana une récupération de certains souvenirs, qui concernent cette relation avec la mère.
Sa relation avec son frère Aucun souvenir ne peut ressurgir sur le frère à part qu’il était récupéré par la mère et que la mère le considère comme un génie, il est médecin comme elle, il parle la langue maternelle, il est le préféré de la mère. Qualifié de silencieux comme son père. Il fait de la physique et des mathématiques. Il est l’homme brillant de la famille et Lana est considérée comme la ratée : elle n’a pas fait d’études supérieures et la mère la considère comme un cas désespéré. Depuis leur départ de la famille, il y a quinze ans, Lana n’a plus revu son frère et n’a plus de nouvelles. Elle a appris récemment, lors du passage de sa mère, qu’il était marié sans enfants.
Sa relation avec sa mère La mère, médecin cardiologue, a connu son mari à l’étranger. Elle est très belle, d’après Lana. Cette mère avait une seule hantise, c’était de quitter son pays natal et de respirer la liberté. Pour elle partir, c’est se sauver. Mais hélas, une fois en Syrie elle découvre que ce n’est pas ce qu’elle 44
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cherche et elle recommence à rêver de partir à nouveau ailleurs (elle était aussi pilote d’avion). À l’âge de 18 ans, pendant la guerre, la mère de Lana a été traumatisée car les soldats russes violaient les jolies filles. Donc ses parents pour la protéger l’ont cachée dans le conduit de la cheminée avec sa gouvernante, les soldats ont fouillé partout, et ils ont failli découvrir la cachette mais elles étaient situées en hauteur et pleines de suie, ce qui leur a permis de s’échapper. Le comportement de la mère a été qualifié par Lana de comportement bizarre ambigu : « tout est secret chez elle ». Elle avait un réfrigérateur fermé à clef, propre à elle, dans son cabinet inclus dans la maison ; elle y mettait de la nourriture spéciale. La maison était toujours un grand entrepôt, une extension du cabinet en désordre continuel ; « je n’ai jamais vu ma mère mettre de l’ordre ou nettoyer la maison, ni faire la cuisine. Il n’y avait pas de chaleur dans cette maison, chacun vivait pour soi solitaire »… « Le seul moment où ma mère s’occupait de moi c’est quand elle m’emmenait à la piscine, j’étais très bonne en natation, et même une fois le maître nageur m’a proposé de m’entraîner pour une compétition internationale mais je n’ai pas voulu »… « Et quand les voisins demandaient à ma mère pourquoi elle ne s’occupait pas de moi, elle répondait que j’étais rebelle et désobéissante, pour preuve : mon refus de mettre un appareil dentaire car j’ai sucé mon pouce jusqu’à l’âge de 15 ans. Son attitude envers moi était centrée sur elle-même, je dois être jolie comme elle et c’est tout »… « Elle ne m’a jamais parlé de quelque chose, jamais demandé conseil, je ne sentais pas que j’avais une mère quand j’allais chez nos voisins, je sentais une présence, une chaleur humaine dont j’avais besoin » … « Mes seuls souvenirs d’elle : elle s’occupait toujours d’elle-même, une fois c’est le masque sur le visage pour conserver sa beauté, une autre fois c’est le lifting, et la troisième fois c’est la lipoaspiration du ventre ». « Elle s’est absentée une fois pendant six mois pour un traitement du foie en Angleterre. Ce traitement a échoué, au retour, elle avait pris du poids à cause du traitement et elle ne s’acceptait plus ainsi. » Lana se souvient maintenant que sa mère ne l’a jamais vraiment acceptée. Par exemple dit-elle : « Ma tante paternelle qui m’aimait, car elle n’avait pas de fille, m’a raconté cette histoire qui est devenue l’histoire de la famille : comment ma mère m’a laissé enfermée dans mon parc en pleurant avec mes couches sales pendant deux heures, en interdisant à ma tante et ma grand-mère de me faire sortir 45
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de là… Pour elle, il ne fallait pas prendre l’habitude d’être trop dans l’affection comme les bébés de ce pays. » Elle se souvient qu’elle a souvent été enfermée dans un parc et du temps passé seule sans affection jusqu’à maintenant. Elle raconte tout cela sans affect avec une grande indifférence… Après quinze ans d’absence, la mère a réapparu, elle vient après la guerre de l’Irak pour donner à sa fille sa nationalité Tchèque, de peur que la situation actuelle l’oblige à quitter le pays. La fille ne croit rien de ce qu’elle dit, elle croit qu’elle vient pour une autre raison, elle accepte de l’accueillir pour que ses enfants connaissent leur grand-mère. Après son départ elle envoie des lettres banales adressées plutôt à ses petits enfants, Lana les dépose quelque part sans les lire, et elle les oublie… Sa relation avec sa mère est mitigée, d’une part c’est la haine et le désir de vengeance ; elle relate toujours : « il faut une justice, il faut qu’elle soit punie, qu’elle paye le prix des fautes qu’elle a commises », et d’autre part c’est l’éblouissement et la fascination de la beauté de cette mère. Elle se situe entre un désir d’introjection et d’incorporation, comme si elle ne pouvait pas exister objectivement dans la représentation, et l’imaginaire maternel. Elle est en face d’une contradiction vertigineuse entre la beauté du visage de sa mère et le masque qu’elle porte sur son visage qui la rend perplexe et lui fait perdre ses repères entre la vraie beauté et la beauté masquée, entre le réel et l’imaginaire. Cette situation réveille en elle des sentiments d’ambiguïté déjà vécus pendant sa première enfance à l’hôpital, où le substitut maternel était interchangeable (entre les personnels du jour et de la nuit) et le visage maternel qui apparaissait à la fin de la semaine. Cette femme a été mise dans une situation d’impasse, bébé, elle ne sait pas dans quel visage elle va se reconnaître. Pour elle : « ma mère est méchante, elle veut me faire du mal, elle a tué mon père ». Son corps existe pour elle, à travers un jeu : grossir, maigrir… (présence, absence). C’est un morceau d’élastique, elle le tire en faisant des régimes amaigrissants sévères, et elle le relâche sans limites en mangeant et prenant des kilos de façon exagérée ; d’où la difficulté de porter des habits à sa taille réelle. 46
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Le rythme de sa voix et de ses phrases Elle commence à parler à voix forte sans reprendre son souffle, jusqu’à perdre haleine. La phrase se coupe avec la respiration, alors la voix et la parole s’interrompent. De même les phrases sont coupées à moitié exprimées. Une phrase, qui relate un événement précis, est interrompue par une phrase qui traite d’autres événements, ce qui rend le discours vague et haché, manquant de cohérence et de continuité, la vérité sombre dans l’oubli… La négation, qui fait partie de l’oubli de sa souffrance, n’a laissé que la banalité du quotidien, une banalité insignifiante, qui met notre patiente dans un vide… Cette banalité,qui s’exprime par la phrase classique de notre monde d’aujourd’hui, où le mot renvoie à l’ordinaire, montre qu’elle est dans un fonctionnement adaptatif : tout est pareil, sans couleur, ni relief, sans distance. Cette même utilisation du mot, je l’entends quotidiennement ces dernières années dans ma pratique. Mais cela nous amène au problème du langage de notre patiente.
Le langage Lana a entendu pendant neuf mois le russe à l’hôpital et quand elle est rentrée en Syrie, elle a entendu le tchèque, la langue maternelle, qu’elle refuse plus tard (quand la mère leur lisait des contes dans sa langue maternelle elle quittait la chambre, elle ne voulait rien entendre) et puis l’arabe, la langue de son père et de la société. Le français c’est la langue de communication entre le père et la mère, le tchèque, entre le frère et sa mère, et l’arabe, entre Lana et sa mère. Pour se différencier de tout ce magma, elle a étudié l’anglais sans continuer bien sûr.
Ses rêves Ils sont comme ses souvenirs, effacés, cassés… Elle ne se rappelle que de peu d’événements… Elle oublie ses souvenirs, ils sont comme sa voix et ses phrases, des morceaux décomposés… 47
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Quand je lui ai demandé si elle rêvait, sa réponse a été négative, avec un air d’indifférence, elle ne rêve pas, ou elle ne se rappelle pas de ses rêves, elle montre que ça ne l’intéresse pas, et que de toute façon ce sont des rêves banals… elle est dans le refoulement total des rêves et des souvenirs, tout a été barré. Elle est dans la négation de tout ce qui est personnel, c’est l’oubli pour l’adaptation… Rêver c’est faire le lien avec le passé qu’elle refuse, c’est un passé douloureux, elle ne peut pas faire face à son actualisation. Pour elle, se souvenir c’est retrouver la succession des visages, aujourd’hui condensés l’un sur l’autre au point de se résumer en un seul visage informe, défiguré, qui réduit les différences en une seule image et cela amène à une confusion entre soi et l’autre : il n’y a pas de différenciation, elle manque de distance, d’où le rougissement… Se souvenir pour elle, c’est encore ramener des traces d’un passé qu’elle croit effacé en ignorant que ces traces sont là, présentes à travers ses affects et son psoriasis. L’absence de rêves montre ses difficultés projectives… Pour Lana, il n’y a pas de passé ni de futur, ce qui compte pour elle c’est seulement ici, maintenant. L’instant, le présent, ne peut pas exister sans le passé et le futur… Le rythme d’avant et après la naissance n’existe pas, c’est pour cela que l’espace et le temps des rêves sont liés à un problème qui concerne sa relation à l’autre. Pour Sami-Ali : « l’espace et le temps c’est l’organisation psychosomatique à travers une relation »… Pour Lana cette relation est au cœur même de sa perturbation. L’oubli de ses rêves lié au trouble de l’imaginaire et du fantasme crée son fonctionnement ; la symptomatologie s’exprime directement dans le corps réel, par le psoriasis sur le visage dont elle ne parle pas. Rêver c’est créer une autre réalité en dehors de soi, qui est soi au-delà de la projection par le corps propre, ce que Sami-Ali appelle : « projection médiatisée par la relation », ce que Lana ne peut faire. Comment Lana va-t-elle répondre à la non-relation avec sa mère ? Sa maladie de peau va expliquer l’impasse relationnelle passée et présente. « Je n’ai pas de problème avec mon mari, chacun mène la vie qu’il veut, mon mari est original, il n’est pas comme les autres hommes orientaux, il ne demande rien, il n’a pas d’exigences particulières, 48
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
je peux faire tout ce que je veux, aller là où je veux, il mange ce que je lui met dans son assiette, il m’a jamais fait de remarques sur mes habits ou mes cheveux, rien du tout, à l’inverse des autres orientaux avec leurs femmes… Heureusement qu’il est comme ça, sinon je ne le supporterais pas, je suis libre, et lui aussi… » Lana a payé cher le prix de sa liberté… Pas de problème apparent dans ce couple, car pas de relation. Elle dit : « la proximité et la distance font problème, quand il est proche je ne supporte pas, je sens que je vais étouffer »… Son mari perpétue l’indifférence maternelle, qui est constitutive d’elle-même, mais cela lui rappelle le manque d’affection, de chaleur humaine, d’où l’impasse. Aujourd’hui il y a conflit entre son désir de vengeance contre son mari, pour qu’il y ait justice ; car il l’a trahit avec une autre femme, et ses élaborations imaginaires focalisées sur cette relation extra conjugale, que est accrochée au présent… Comment faire pour sortir de cette impasse ?
Ses affects Vivre ses affects c’est pouvoir rire et pleurer… L’affect c’est l’autre versant de l’imaginaire. Il est relié au souvenir, mais comme Lana a très peu de souvenirs, ses affects son rares… Au début de sa thérapie, Lana relatait sa vie sans émotion, sans affect apparent… Puis petit à petit ses affects ont surgit, mais elle a essayé de les retenir. Elle pleure un peu, mais pour elle pleurer c’est un signe de faiblesse et elle ne se croit pas faible. Pour elle l’estime de soi c’est la seule chose qui lui reste, c’est sa défense contre la dépression. Quand elle raconte un peu la relation entre elle et son mari, elle dit qu’il y a une complicité entre eux, qu’ils rient et elle dit que tous les deux font des jeux de mots qui les font rire. C’est leur façon de vivre leur affect ensemble… Elle pleure quand elle évoque la souffrance que sa mère lui a infligée, par sa négligence, et par la non-communication entre les deux femmes… Et elle pleure aujourd’hui quand son mari lui demande de refouler la souffrance causée par sa trahison, elle se sent humiliée parce qu’il lui refuse le. droit d’exprimer sa révolte et son mécontentement de la situation actuelle qui dure depuis deux ans. 49
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Il ne faut pas qu’elle change d’humeur, il ne peut pas supporter son visage fermé, cela reflète sa problématique avec sa propre mère. Il lui demande d’être toujours souriante, accueillante comme si rien ne la blessait. Elle se trouve de nouveau devant une situation fermée qui nécessite un refoulement de ses affects, de son imaginaire, elle n’a pas le droit de lui poser de questions sur son travail, sur sa vie. Il l’aime toujours, et il n’a pas l’intention de la quitter mais leur vie conjugale est ratée, à cause d’elle, depuis l’enfantement de leur quatrième enfant… Il se sent donc le droit d’avoir une vie sexuelle ailleurs, avec une femme qui l’accepte avec son poids exagéré, alors que Lana cherche à le faire maigrir… Reste à Lana la séance de thérapie où elle peut aujourd’hui faire éclater son orage émotionnel dans les larmes, expression de sa douleur insupportable… Ses idées, son imaginaire tournent autour de l’acte de vengeance… Se venger aujourd’hui de son mari c’est peut-être se venger aussi de sa mère, cette mère qui a étouffé ses appels et ses cris… (Rappelez-vous quand elle l’a laissée deux heures dans son parc pleurant avec ses couches sales). L’apparition du psoriasis sur le visage coïncide avec la mort de son père, elle y a perdu l’ouverture vers une relation qui fonctionne. L’événement de la mort de son père et sa colère rentrée contre sa mère, sont les facteurs déterminants de son impasse, ils constituent une menace perçue par elle comme mettant en danger son identité. En effet, ne pas vivre le chagrin et le deuil de la mort de son père, équivalent à ne pas avoir vécu l’événement. La mort de son père suivie par l’abandon de sa mère et de son frère réactualisent le premier abandon de ses parents, quand elle était bébé, d’où le refoulement de son affect. Pour elle, oublier c’est rester dans le vide, mais le vide c’est l’insupportable, c’est la mort. Comment Lana va-t-elle répondre à la non-relation avec sa mère ? Comment va-t-elle résoudre la question de la différence qu’il lui est impossible de supporter ? C’est l’impasse dans laquelle elle se trouve… 50
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Théorisation Le visage de la mère a une place prépondérante dans l’établissement de toute première relation entre l’enfant et son entourage. Selon Spitz : « Dès la naissance lorsque le bébé tète le sein, il fixe sans discontinu le visage de sa mère pendant toute la durée de la tétée, jusqu’au moment ou il s’endort sur le sein. » Le visage qu’il voit constitue alors le précurseur du miroir et de l’angoisse du huitième mois. C’est une angoisse de différenciation comme le fait remarquer Sami-Ali, le visage de la mère reflète celui de l’enfant, grâce à la circularité des échanges. Il s’agit ici d’un échange « œil à œil » où l’enfant a l’illusion d’avoir pour visage » ce visage qui le regarde et qui lui répond, lui conférant un premier sentiment d’identité, le premier double est le visage de la mère, ce double qui construit sa propre image. Ce visage constitue pour Sami-Ali un objet d’identification primaire. Pour lui les effets des premières identifications qui se sont effectuées à l’âge le plus précoce seront généreux et durables. Il ajoute aussi : « être soi-même, c’est être le reflet de l’autre, et le miroir qui reflète, de sorte qu’on est à la fois dedans et dehors, relation d’inclusions réciproques où par la répétition infinie du même, l’espace se convertit en une totalité imaginaire ». Il n’y a pas de distance entre le sujet et l’objet, la relation est immédiate. Le sujet existe en dehors de lui-même, dans le visage de son double, dans ces conditions dedans et dehors sont encore indifférenciés parce que justement, l’espace du double ne permet pas que le sujet se distingue, se sépare de l’objet, qui ‘inclut à son tour ; l’identification qui est en jeu, ne laissant pas de distance possible entre l’enfant et le visage maternel… Ce rapport fondamental exclut toute possibilité de conflit. Lana n’a pas pu vivre son conflit œdipien. Le dépassement de l’espace du double lui permettra l’émergence du conflit comme passage vers la subjectivité, ce qu’elle est en train de vivre actuellement avec son mari. Lana a une absence de visage maternel, elle a eu « un bref contact, un bref regard, une brève odeur, un bref toucher, un bref amour. Il ne lui reste de tout cela que peu de traces et de souvenirs… Ce manque de visage de sa mère ne lui a pas appris à vivre le temps, à se connaître, à prendre contact avec son identité, ce manque ne lui 51
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a pas donné la certitude d’exister… Lana avait affaire au manque, à la perte. Perdre sa mère entraîne immanquablement la perte de soi dans l’espace et le temps, perdre sa mère correspond à un deuil véritable inachevable. Si elle a perdu le visage, elle a aussi perdu la parole, d’où sa difficulté à parler : « quand je suis avec les autres, tout le monde me parle, moi, je suis pauvre en paroles, vraiment je ne trouve pas la parole pour leur parler ». Pour récupérer cette mère absente, il lui reste l’introjection d’une image de cette mère comme défense contre l’insatisfaction et le manque causés par la présence-absence de cette mère… Elle ne peut pas quitter cette mère absente, elle la projette tantôt sur son mari, tantôt sur une amie, tantôt sur sa psychanalyste, tantôt sur la cuisinière qui lui prépare les repas… Son mari est fatigué de porter toutes ces images. Il lui a dit : « je suis fatigué d’être ton père et ta mère »… Pour Lana, le moi constitue un véritable idéal du moi. Le choc de perdre son idéal du moi (le mari) la terrifie. Car son mari est le double de son père, de sa mère, de son frère… et il est finalement son double aussi… Le double a une valeur organisatrice fondamentale dans le processus de séparation et d’individualisation, et dans le développement du moi… ainsi que dans la constitution de l’espace psychique et intersubjectif… La relation à deux dimensions mère-enfant excluant la différence sous l’emprise du double, peut évoluer vers une organisation tridimensionnelle, près-œdipienne ou œdipienne… Mais Lana n’a pas pu entamer cette étape dans l’œdipe à cause de la non-structuration de la relation avec sa mère, et la disparition de son père à l’âge de quatorze ans n’a pas facilité les choses. Sa non-différenciation avec sa mère, se répercute à tous les niveaux de sa vie… Elle est dans la répétition et le double va reproduire l’image de sa mère, tel quel. Comme sa mère, elle emmène ses enfants à la piscine. Elle est pour eux une mère fonctionnelle qui fait tout ce qu’il faut (nourriture, sport, voyage) mais sans qu’il y ait de vraie relation entre elle et ses enfants : – elle exige de son mari qu’il fasse du sport, – qu’il suive un régime amaigrissant (comme sa mère), 52
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– elle insiste pour qu’il revienne manger à midi, – elle n’exige pas sa présence le soir, acceptant qu’il revienne très tard du bureau, – comme sa mère elle suit un régime, fait du sport, pour être aussi belle qu’elle, – elle se fait tatouer les sourcils, les paupières et les lèvres, elle a aussi subi une liposuccion des hanches.
La thérapie Le cas de Lana est difficile sur le plan du cadre thérapeutique (je la voyais deux fois par semaine, en face à face). Elle veut dominer la séance, elle refuse mes interprétations, fait abstraction de tout ce qui la touche profondément, elle cherche à transformer la séance d’analyse en une séance d’enseignement de la psychologie. Elle me pose des questions, me demande comment agir, mais refuse de se laisser interpeller, dévoiler en profondeur. En fait, elle veut manipuler tout le monde, dans sa relation avec moi, comme dans sa relation avec les autres. Avec moi, il est clair qu’elle ne veut pas établir une relation thérapeutique, elle cherche à extraire de moi des connaissances mais ne veut pas laisser sortir d’elle quoi que ce soit. Elle reste discrète, ne dit pas tout (un même besoin de secret que chez sa mère). Pour elle, la relation est un rapport de force dans l’ambivalence. Si elle aime venir à sa thérapie, c’est qu’elle y trouve un lieu de parole (elle préfère la méthode comportementaliste, qu’elle a essayé pendant l’été quand la thérapeute a pris ses vacances, mais elle est revenue parce qu’elle a trouvé la psychanalyse plus profonde). En même temps, elle refuse d’appliquer le contrat de départ, qui est de parler d’elle-même (l’association libre), de se dévoiler, de se démasquer. Elle vient en visite mondaine, pas en analyse… L’impasse relationnelle dans laquelle elle est enfermée se retrouve dans l’analyse. En lui donnant beaucoup de place, j’ai essayé de créer un imaginaire corporel. Mais j’y introduis des limites. Je ne joue pas le rôle qu’elle veut m’imposer, je fais entrer dans mon discours le père, le frère, la mère, les enfants, pour qu’il y ait une ouverture vers un tiers. Je n’essaie pas d’interpréter, puisqu’elle refuse, mais de créer un espace, de communication qui peut lui donner la possibilité de 53
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fonctionner autrement en créant une ouverture représentative, qui lui permettra d’intérioriser petit à petit ce qu’elle a vécu dans la séance. Résultat de cette démarche : elle exprime mieux ses émotions, dernièrement elle a fait deux rêves et un cauchemar qui reflète son angoisse actuelle. Elle a eu très peur… Nouveau progrès, elle a pu effectuer seule, sans mari, ni enfants, un voyage en dehors de la Syrie, un voyage sans fonction, pour son propre plaisir. C’était la première fois de sa vie après le mariage qu’elle osait être indépendante, tout à elle-même, qu’a-t-elle fait ? Elle ne m’a presque rien dit. J’imagine qu’elle a passé beaucoup de temps, selon son habitude, assise à la terrasse des cafés à regarder passer les gens, à observer les visages… Le choc de l’infidélité du mari est maintenant dépassé, elle réfléchit davantage et se laisse moins mener par ses réactions instinctives. Elle organise son temps autrement. Le régime existe toujours : elle mange un repas ordinaire par jour qu’elle complète par les comprimés nutritionnels des cosmonautes. Elle lit des livres sur le régime macrobiotique. Surtout elle s’est inscrite à des cours universitaires, par internet, pour se former à la nutrition et avoir un diplôme. Elle prend aussi des cours d’informatique. Malgré le fait que son intérêt continue à tourner autour de la nutrition (c’est-àdire, du stade oral), je considère cela positivement car elle y cherche un modèle, une limite, elle sort de l’instant présent pour envisager le futur… Le visage pour elle est une surface sur laquelle tout est vu, tout se dévoile. Le rougissement exprime le caché, le secret, d’où son affolement du phénomène de rougissement. Finalement, cet affect, qui n’a pas pu s’exprimer dans la parole, a pris un chemin détourné. Le psoriasis c’est l’affichage de cette non-différenciation dans la relation : la somatisation renvoie l’impasse de la différenciation. Toutes deux sont en double : la mère avec ses masques de beauté, la fille avec les masques de psoriasis et le tatouage des sourcils, des paupières et de la bouche. Tous ces symptômes sont secondairement une façon de structurer le corps, et la tension représente la rupture par rapport au corps. La rigidité de Lana suit celle de sa mère qui voulait que tout soit parfait : son corps et son visage. Elle veut aussi que sa fille Lana soit parfaite, une fille idéale : elle doit être la première à l’école, avec un corps idéal (la piscine, l’appareil dentaire, etc.) 54
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Cela induit une perception délirante du corps chez sa fille. En effet, pour Lana, l’idéal c’est d’avoir un corps inexistant, sans désir, effacé : cette image idéale du corps vide de désir, correspond à celle d’un corps conforme au surmoi corporel familial. Son problème corporel est projeté sur le sur-poids de son mari et sur l’attention excessive qu’elle porte à l’alimentation de ses enfants. Tout cela rend la vie familiale infernale.
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Leila Charifé Al-Husseini
Rêve et peinture dans le cas d’une migraine chronique Leila Charifé Al-Husseini Introduction À partir d’une démarche qui se réfère essentiellement à la théorie relationnelle, ne se situant pas à l’intérieur du champ médical, cet exposé se propose de vous introduire dans l’intimité d’un travail d’expression auprès d’une patiente en quête d’identité et souffrant d’une migraine chronique. Travail qui s’enracine et gravite autour de l’unité de l’âme et du corps, du rêve et de l’affect. Il apporte un éclairage sur la manière dont le recours à la peinture a contribué à lui permettre de renouer avec son vécu et de se libérer de sa situation sans issue. Mais peindre ici n’est pas créer n’importe quel objet, il s’agit surtout de se créer soi-même à partir du rêve. Celuici représente l’aspect le plus important de ce travail. Il est inséparable de toute l’activité de l’imaginaire et inséparable de la relation thérapeutique. Loin de la complaisance sentimentale, cette relation est le lieu d’une dynamique créatrice et d’une présence réceptive pour parvenir à saisir ce qui est là. Ce qui importe dans la peinture, c’est le processus projectif et relationnel lui-même. Ce processus se déploie progressivement et s’inscrit dans l’espace et le temps intérieurs du sujet. Ouvrant les perspectives du proche et du lointain, définissant un cadre et 57
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permettant de vivre une expérience ici et maintenant tramée entre le projet et le souvenir.
L’anamnèse de Karen D’origine d’Europe du Nord, Karen est née à la fin de la guerre. Elle vit à partir de 1967 en Suisse et a divorcé après un mariage de « cinq malheureuses années », selon ses propres termes. Elle ne travaille pas depuis quatre ans à cause de ses migraines chroniques et invalidantes. Ayant été laborantine durant trente ans dans la recherche génétique, elle est au bénéfice d’une assurance invalidité, ce qui l’oblige à rester en Suisse, pays qu’elle n’aime pas, où elle vit seule, sans amis et sans famille. Karen garde étrangement la manière d’être et la voix d’une petite fille fragile et plaintive. Elle n’a jamais trouvé l’amour qu’elle désirait. Tous les hommes ou presque qu’elle rencontre finissent par l’abandonner à cause de ses migraines intolérables, me dit-elle. Karen a deux frères. Lorsque son père meurt d’un emphysème pulmonaire, elle a sept ans. Sa mère souffre elle aussi de migraines chroniques et d’une dépression permanente. Dès la première séance, Karen m’avoue avoir beaucoup souffert de l’autorité de sa mère qui n’a jamais su manifester de l’amour envers personne. Cependant elle parle de son père avec émotion et tristesse et pense que s’il est mort très jeune, c’est parce qu’il n’a trouvé aucune compassion auprès de sa femme qui l’a toujours opprimé pendant leur vie conjugale. Les souvenirs qu’elle garde de son père le montrent très affectueux, gentil et cultivé. « Des fois, il m’emmenait promener à cheval. Il me chantait des mélodies et me racontait des histoires. » Ces récits sont l’occasion de pleurs amers où elle semble au plus profond d’une perte à laquelle le temps n’a pas encore remédié. La mort prématurée du père est survenue le lendemain de l’anniversaire de Karen. Depuis, ses crises de migraine deviennent intolérables, chaque année, à cette occasion. Elle se souvient de l’affreuse attitude de sa mère : « Elle a méchamment insulté mon père mort de l’avoir laissée seule avec les enfants, elle n’a pas pleuré et nous a tous empêché de le pleurer ». Karen développe une pleurésie qui nécessite une hospitalisation urgente quelques jours après l’enterrement de son père. Peu de temps après, elle est hospitalisée une deuxième fois pour l’ablation des amygdales. Son père vivant, elle se rappelle avoir joué du violon et du piano, activités auxquelles sa mère a mis brutalement fin, quelque temps 58
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après la mort du père. Sa vie avec sa famille jusqu’à l’âge de seize ans se déroule dans un climat très sévère et dépressif sans aucune source de joie. D’après elle, sa mère l’a étouffée, lui interdisant de s’exprimer librement. La première forte crise de migraine est survenue le jour de la mort de son père et la deuxième lors de la visite d’une exposition de peinture de Van Gogh avec l’amie de sa mère, une artiste que Karen admire particulièrement. « J’avais seize ans quand pour la première fois, après cette exposition marquante, j’ai dessiné le portrait d’un homme du désert que j’ai trouvé dans une revue. Le visage mystérieux et triste de cet homme m’a beaucoup fascinée. Je me suis acharnée à le copier pendant des heures. Cet exercice et l’exposition ont provoqué en moi le sentiment très fort et obsédant que je devais faire les Beaux-Arts. Mais ma mère s’est opposée à cette idée comme elle s’est opposée à tous mes désirs systématiquement. Le pire a été lorsqu’elle m’a séparée de mon premier amour en m’interdisant de le voir. » Dans cette réalité désespérante, Karen va suivre des études dans le domaine médical qu’elle n’aime pas. Uniquement pour se donner les moyens de se libérer du pouvoir abusif de sa mère. Plus tard elle se retrouve en Suisse et travaille comme laborantine dans le domaine de la recherche génétique. Ce qui l’expose parfois à des situations où il lui faut subir des vaccins pour se protéger de certaines maladies de contact avec des produits nocifs. Ses crises de migraine vont se multiplier, reflétant un conflit insoluble : rester chez elle ou travailler comme laborantine revient au même : « J’étais perdue de toutes les manières. » Karen éprouve un sentiment de persécution depuis son jeune âge, et pleure chaque fois qu’elle évoque sa vie. Est-ce pour cela qu’elle se trouve souvent engagée dans des actes de solidarité avec des causes humanitaires de toutes sortes : femmes abandonnées et battues, réfugiés, malades désespérés en tous genres, démunis, animaux en danger, etc. ? Le monde pour elle est injuste et la renvoie toujours à l’injustice de sa mère. C’est dans cet état d’esprit que les premières séances se sont déroulées. Parfois Karen s’identifie tellement à la souffrance des autres qu’elle noie les séances dans des récits et chroniques aussi répétitifs que désespérants, jusqu’au moment où je lui propose de commencer à peindre et de ne parler que de ses propres émotions. 59
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Une petite parenthèse à propos de la peinture La peinture n’a pour finalité que de rendre visible l’acte de sentir, on ne peint pas pour couvrir une surface de couleurs et de traits. C’est un langage expressif qui permet d’extérioriser des contenus émotionnels. Dans l’atelier, le jeu du patient avec la peinture, par ses gestes et son choix des couleurs, implique simultanément une dimension corporelle et psychique semblable à la trame de l’espace-temps cinématographique. On assiste dans les deux cas, à un scénario qui se déroule. Les couleurs sont tissées dans la chair de toute subjectivité et renvoient à l’histoire singulière de chaque personne. C’est pour cette raison qu’elles s’offrent en peinture à une gestualité intuitive qui procède à leurs mélanges et à leurs superpositions en les métamorphosant. D’où la faculté de la peinture à réactiver des contenus refoulés. Cette expérience permet au patient d’établir un rapport subjectif aux couleurs et aux formes, déterminé par l’instantanéité des affects qui émergent et se projettent sur la surface peinte qui lui devient un lieu d’ancrage. Affects reçus et reconnus par la thérapeute. Avant de commencer à peindre, Karen me montre quelques portraits qu’elle a réalisés au cours des dernières années, à des moments différents, sans jamais poursuivre son activité sérieusement ni y renoncer définitivement. Tous ses dessins sont des copies de photographies. Sans aucune invention. Il s’agit de simples réalisations manifestement issues de son besoin de rompre avec la solitude et de trouver le moyen de s’exprimer dans un langage accessible pour elle. À présent Karen se trouve dans une situation nouvelle, sans aucune directive de ma part. Face à la feuille blanche, elle me paraît désemparée et angoissée. Elle cherche à me parler de n’importe quoi. Puis commence à mélanger silencieusement des couleurs, hésite un moment avant d’inscrire avec soin une marque colorée sur sa feuille. Acte gratuit ! Mais il est accompli. Impossible désormais de se dérober. Une simple trace et voilà qu’elle franchit le seuil et inaugure l’acte de peindre sans modèle. Les exercices qu’elle réalise au début montrent que Karen a un sens de l’harmonie et s’implique dans ses réalisations avec l’attention d’une laborantine. Quoique la manière d’organiser l’espace renvoie à une sorte d’enfermement.
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Quelques séances après, Karen me demande de peindre sur un petit chevalet posé sur une table au bout de laquelle je suis assise. Elle-même peint debout, au pinceau, sans esquisse préalable, un portrait qui représente la thérapeute. Celle-ci, ignorant qu’elle est devenue modèle, est également en train de peindre face à Karen. Le portrait est réalisé en plongée. Première peinture dans l’atelier où Karen semble renouer avec l’émotion qui lui donne cette liberté dans les touches effectuées à la hâte. De ce portrait, au regard baissé, émane une tendresse immense qui semble engendrer en elle une force créatrice et lui donne le courage de traduire à la fois la réalité et l’émotion que crée la relation.
Des rêveries et des rêves Cette peinture semble renforcer la relation entre nous. Karen me parle de ce qu’elle considère comme un secret, sans lequel elle aurait pu mourir. Il s’agit d’une rêverie qui a commencé dans son enfance et qui continue à ponctuer sa vie et la sauve au niveau imaginaire de toutes les situations difficiles qu’elle rencontre au quotidien. Karen a créé un double resté enfant, à qui elle a donné son propre prénom. Avec ce double, elle imagine des scénarios et des aventures. Durant ces rêveries elle se parle à elle-même et se console de l’absence de tout amour, devenant en quelque sorte sa propre mère. Cela m’amène à lui proposer de peindre à partir de ses rêveries et de ses propres rêves. Les peintures qui suivent cette séance n’obéissent à aucune réalité extérieure, s’approchant ainsi d’un idéal où l’inspiration est quasiment issue de l’imaginaire. Elles se développent à partir d’une image forte autour de laquelle tout le tableau s’organise. Les premiers rêves communiqués aux séances expriment, sur un fond d’angoisse, des images qui renvoient sans arrêt à une solitude meublée de multiples dangers : mort, maladie, abandon, séparation, ratage d’épreuves, etc. Dans un rêve que je considère comme « le rêve programme » selon l’expression de Sami-Ali, Karen me raconte : « Je viens chez vous avec un cheval malade. Il a un corps transparent sans consistance et on voit des seringues, des scalpels et des médicaments dans son ventre. Il est en danger et je vous demande de le sauver. C’est-àdire de le libérer de toutes ces choses sans l’endommager davantage
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et bien entendu sans lui ouvrir le ventre. Je vous observe avec peur tenter cette opération dangereuse et m’étonne de vous voir pousser doucement avec votre main ces objets vers la bouche pour les faire sortir. » Rêve grave, qui exprime toute l’histoire condensée de Karen. Laissant apparaître à la fois la nature de la demande thérapeutique ainsi que ses angoisses, ses traumatismes, ses migraines chroniques que la médecine n’arrive pas à guérir, les dangers vécus à côté des produits chimiques et les multiples échecs relationnels, auxquels s’ajoute l’échec d’une thérapie qui s’est mal déroulée en France et a été brutalement interrompue par le thérapeute. À partir de ce moment, Karen commence à s’intéresser à ses rêves et les raconte aux séances. Il n’est pas possible de parler de toute son activité onirique et picturale dans le cadre de ce travail. Nous allons choisir les rêves les plus significatifs qui ont été élaborés au fil des séances, donnant lieu à des changements positifs dans la réalité. Tous leurs détails mystérieux et envoûtants deviennent lisibles dans le contexte relationnel et les liens avec le vécu de la patiente se font souvent en un jeu de miroirs, sans difficulté, s’intégrant dans son histoire. Éclairant ainsi ce qui se passe dans le présent en résonance avec le passé. Je me limiterai à vous montrer brièvement huit « rêves peints » et je leur donnerai la parole. Je crois qu’ils possèdent une force et ne demandent pas beaucoup d’explication. Ils ont ouvert une perspective à Karen, lui ont permis de modifier les termes de son impasse et de changer son fonctionnement.
Le rêve de la plage Karen raconte : « Je suis sur une plage avec la petite Karen de mes rêveries, je me sens bien en présence d’une femme qui déploie sa cape bleue derrière nous comme des ailes. » Ce rêve fait l’objet d’une peinture surprenante dominée par une impression de mystère. Qui est cette femme puissante derrière Karen et son double qui regarde hors champ, suggérant une perspective que seule la petite semble voir alors que Karen ferme tranquillement les yeux, l’air virginal ? Les personnages occupent la partie centrale du tableau qui ne laisse que très peu de place au ciel. « C’est incroyable comment j’ai réussi à faire cela ? » : ce sont les seuls mots que Karen met sur cette peinture étrange. 62
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Le rêve de l’île déserte Karen me raconte : « Sur une île perdue au milieu d’une mer déchaînée, je suis étendue et vêtue de blanc, souffrante et malade, la petite Karen me tient la tête entre ses mains. En même temps, un ange rouge pose ses mains sur mon ventre pour apaiser ma douleur, tandis qu’une femme en bleu arrive du ciel, volant à mon secours. » Ce rêve fait l’objet d’une peinture fascinante qui garde son impact dans tous les détails. Ange ou homme celui qui pose les mains sur son ventre ? (Karen garde jusqu’à la fin de la thérapie une pudeur face à tout ce qui se rattache à la sexualité). Elle me dit en riant : « pour moi, la femme en bleu c’est la thérapeute ».
Le rêve du cheval qui vole « Sur le dos d’un cheval volant, je suis en robe mauve, assise avec la petite fille, en rouge, derrière un homme qui ressemble à l’ange du rêve précédent. Nous survolons un nuage au-dessus d’une mer bleu turquoise en nous dirigeant vers la femme vêtue de bleu qui déploie son immense cape dans le ciel. » Dans la peinture qu’elle a développée à partir de ce rêve, on remarque qu’elle garde comme dans les autres peintures les yeux fermés et l’air virginal. À remarquer également cette immense femme qui domine le tableau. Avec sa cape déployée, elle prend la forme d’une montagne et évoque une de ces déesses mères celtes qui peuplent les contes auxquels Karen fait souvent allusion.
La femme sauvée de la noyade Karen rêve que la femme toute-puissante, qui occupe une position dominante habituellement, est en train de se noyer sous le regard d’un cheval qui observe la scène d’en haut. Elle se porte à son secours en lui soutenant la nuque. Sa position rappelle celle de son double enfant dans le rêve de l’île déserte. Suggérant un changement de rôle qui, en la plaçant en situation de sauver à son tour, modifie complètement la perspective. Dorénavant, la femme toute-puissante n’apparaîtra d’ailleurs plus jamais dans les rêves de Karen. À noter que durant la séance où elle a réalisé cette peinture, Karen a exprimé son malaise à propos de l’absence d’ouverture dans le ciel, s’acharnant à la réaliser en vain. Ce qui laisse penser 63
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que derrière cet acharnement existe une culpabilité quant à l’ambivalence de cette scène : est-elle en train de sauver cette femme ou de la noyer ? Cette peinture dramatique fait penser à Ophélie, l’héroïne d’Hamlet, femme délaissée, amoureuse d’un prince, qui devient folle et se noie de désespoir. Elle a donné lieu à de très nombreuses représentations picturales dont une par Delacroix. Il est probable que Karen connaisse l’une ou l’autre de ces représentations.
Le rêve avec le maître Zen Un rêve significatif apparaît à un moment où les migraines commencent à céder et que s’installe un certain bien-être. Karen se trouve au bord d’un lac à côté d’un petit étang où des plantes de nénuphars commencent à se dessécher et à perdre leurs fleurs. À genou avec son double, elle voit, à quelques pas d’elle, un maître Zen en position de méditation. Il lui dit : « Dorénavant tu dois soigner toi-même ton Chakra du cœur ». Karen commence à faire sortir de sa poitrine une fleur de lotus et la pose sur les plantes fanées, puis une deuxième et une troisième, jusqu’à dix. Chaque fleur se transforme à son tour en une femme qui se met à nager dans le lac. Rêve éloquent qui la crée et la multiplie en l’engendrant par des gestes qui s’apparentent à la création. Ces gestes rappellent ceux qu’elle a prêtés à la thérapeute dans le rêve du cheval malade. Ici le rêve lui indique que la sortie de son impasse se fait à travers sa création qui la transforme.
Chanter au bord de la mer Un rêve qui exprime pour la première fois un grand soulagement de Karen au niveau de sa maladie. Elle chante, agenouillée au bord de la mer avec son double derrière elle, entourée d’oiseaux. Pour la première fois elle a les yeux ouverts, signe que sa migraine a disparu. Elle tend la main vers un oiseau. Son calme et sa joie laissent apparaître une féminité soulignée par les bijoux et les habits qu’elle porte. Dans cette représentation « exotique », Karen ressemble à une Indienne d’Amérique latine, un de ses thèmes de prédilection en dessin et un des peuples dont elle s’est attachée à défendre la cause. À noter que pour la première fois dans le rêve, Karen se trouve seule avec son double dans un état de bien-être. Bien-être qui exprime également la réalité. 64
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Jouer la comédie en Espagne C’est un moment où se confirme un réel changement. Les difficultés habituelles ont disparu, elle semble en bonne santé, a beaucoup d’énergie et projette d’aller vivre en Espagne (en réalité Karen a des origines espagnoles). Là aussi, ce rêve la représente avec son double. Elle est en robe espagnole jouant de la flûte pendant que son double frappe sur un tambour. On remarque la présence d’un cheval, d’un âne, d’une chèvre et d’un canard blanc. Il faut dire que pour la première fois les représentations de Karen sortent des tonalités nordiques pour tendre vers une atmosphère méditerranéenne désirée par elle comme un ailleurs possible.
La rencontre avec le prince oriental Karen manifeste un grand intérêt pour la peinture et fait preuve d’une maîtrise grandissante. Elle commence à prendre confiance en l’idée que son avenir est lié à cette médiation. Ce rêve est le dernier qui m’a été apporté, au cours d’une ultime séance mettant fin à une année de thérapie. Karen semble prête à prendre son envol. Elle revient au point de rupture avec sa mère, là où elle a été empêchée d’aimer et de peindre. Retour à son âge de jeune fille où tout est possible. Karen peint donc ce rêve avec une présence inédite de couleurs chaudes : elle se voit très jeune, sous un arbre en fleurs. Tout dans son être, de son regard aux mouvements de son vêtement - ainsi que celui de l’arbre - dirige l’attention vers le personnage qui apparaît au premier plan, occupant le tiers de l’espace : un prince oriental, vu de profil et vêtu d’une cape rouge ornée de doré. Il semble attiré par la jeune femme et se dirige vers elle. Remarquons que c’est le seul rêve-tableau qui la présente en pleine santé face à l’amour possible d’un homme. Sans son double, ni la femme toute-puissante ni le sage. Sur cette ouverture, Karen va mettre fin à la thérapie. Si cette thérapie s’est bien terminée, c’est parce qu’elle a permis à la patiente de réaliser plusieurs objectifs en même temps : elle s’est appropriée son histoire pour pouvoir faire le deuil du père, qui était mis en suspension. Cela lui a permis de « grandir » pour faire face à la vie qui s’en va, même lorsqu’on se réfugie dans les rêveries rassurantes de l’enfance comme elle le faisait. Karen s’affirme désormais dans l’acte de peindre qui prend racine dans le rêve. En effet peindre ses rêves c’est objectiver ce rapport fondamental à 65
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l’imaginaire et lui donner sa dimension véritable qui est le noyau de l’être. Cette expérience clinique se poursuit et se développe au sein de la théorie relationnelle de Sami-Ali. Elle ne demande qu’à être confrontée à d’autres points de vue.
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Recherche en psychosomatique. Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Françoise Vermeylen
Espace de vie, espace psychique Françoise Vermeylen Le travail thérapeutique se soutient d’une relation à l’autre à partir du corps propre du patient et du thérapeute : espace relationnel à constituer à partir de ces deux pôles à la fois réels (les corps) et imaginaires (les corps propres fonctionnant comme schéma de représentation), imaginaire en voie de constitution du côté du patient. Au cours de multiples parcours thérapeutiques, j’ai observé à plusieurs reprises la relation entre la constitution d’un sujet psychique et son espace de vie. En effet, la relation au monde est constamment portée par le positionnement corps réel-corps imaginaire, espace de vie réel-espace de vie imaginaire. Tout se passe comme si les différentes étapes de constitution de soi pour certains patients devaient passer par une interrogation puis un apaisement autour de l’espace de vie. Dans les dernières pages de son livre Le Corps, l’Espace, le Temps, Sami-Ali nous parle de la relation entre les réalités internes et externes. Il nous dit ceci : « Ainsi la projection demeure liée à la genèse de l’espace et du temps à travers le corps propre fonctionnant comme schéma de représentation. Une réalité se crée dans laquelle le sujet se dédouble en dehors de lui et qui, par ailleurs, sous-tend toute relation au monde, qu’elle soit de l’ordre du réel ou de l’imaginaire. Car le réel lui-même, tout en s’opposant à l’imaginaire, ne se constitue pas moins à la faveur d’une projection sensorielle faisant que les objets qui sont d’abord des images du corps, au même titre que l’espace et le temps qui les maintiennent, portent fondamentalement la trace d’une activité de synthèse dévolue au corps propre. » 67
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Plus loin, commentant Alberti, Sami-Ali, parlant de l’œuvre créée [et l’on peut penser qu’un espace de vie « se crée » au même titre (mais tout à fait modestement et à un niveau strictement individuel) qu’une œuvre qui, elle, a vocation d’universalité], écrit ceci : « Par cette mise en équation qui caractérise l’œuvre picturale en tant qu’expression, ce qui d’ailleurs n’exclut pas que toute création authentique soit en même temps la saisie fulgurante d’une correspondance au niveau de l’être, la structure de l’espace change du tout au tout. Et c’est désormais l’espace d’inclusions réciproques qui médiatise le passage du dedans au dehors et inversement alors que le perçu cède à la rêverie et l’acte de percevoir se confond avec la jouissance du visible que magiquement on possède et avec lequel on fait un. Cet arrière-plan […] constitue comme l’a priori de toute esthétique qui s’évertue à donner de la réalité […] une image capable de se substituer à la réalité. En d’autres termes, l’espace tridimensionnel qu’on s’emploie à reproduire se trouve immanquablement déterminé par cette étrange proximité de l’être qu’instaure l’espace bidimensionnel d’inclusions réciproques. L’illusion repose ainsi sur l’obscur sentiment que l’espace réel se projette sur un espace imaginaire qui l’inclut, de sorte que le plaisir visuel naît d’une constante oscillation entre l’un et l’autre, comme lorsqu’on plonge dans une rêverie, puis on en sort. La relation d’inclusions réciproques détermine le lien entre deux structures spatiales qui, en dehors de l’illusion, s’excluent, mutuellement pour autant que la troisième dimension y figure ou pas ». J’aimerais montrer comment cette façon de penser la constitution d’un espace interne|externe se montre aux détours d’une thérapie (celle de Mme B.). Mais avant d’étudier de façon approfondie cette situation clinique très particulière, j’aimerais en situer quelques autres, toutes tellement différentes mais dont le soubassement identitaire se révèle à chaque fois. Ainsi, Sophie dont j’ai longuement détaillé un moment de la thérapie l’an dernier dans ce séminaire, a fait réaménager de fond en comble le living de sa maison, inchangé depuis trente ans - et cela après douze ans d’une thérapie très difficile. La cheminée à été abattue et remplacée, les tapisseries, tentures, fauteuils, tout a été changé. « Je n’imaginais pas de recevoir des amis dans mon ancien living, me dit-elle, j’aurais été honteuse. J’apprécie de plus en plus cette pièce transformée. » Pendant tout le temps de cette rénovation, Sophie va venir en séance s’interroger sur ses goûts, me demandant mon avis à partir de descriptions : j’étais priée de « visualiser » ses 68
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
choix et projets ! Décorer cette pièce, la transformer, la mettait devant son identité, devant des choix à faire siens, elle qui doutait de tout et d’elle-même depuis toujours, jamais des autres, admirés et meilleurs qu’elle. Allait-elle oser décorer et affirmer ses goûts personnels ? Il lui a fallu quelques mois pour s’y sentir tout à fait bien, restaurant une harmonie interne-externe au sein de ce nouveau cadre de vie créé par elle en accord avec son mari. La situation de Mme Orion est, elle, organisée autour de la fixité : arrêter le temps et ne plus toucher à son espace de vie au point d’y laisser s’accumuler tout, partout, est une décision qu’elle a prise il y a quatorze ans après le départ de sa fille de dix-huit ans. Mme Orion n’a pas accepté ce départ, horriblement blessée par le geste de cette fille unique, élevée seule, son mari l’ayant quittée deux ans après la naissance de cette enfant à l’immunité très instable. La vie de Mme Orion n’est qu’une suite de malheurs, me dit-elle, et cela ne changera pas. Fixer le temps dans l’appartement renvoie à une position existentielle complètement figée, sans joie, au service des autres : d’abord aînée d’une famille de trois enfants, elle devra s’occuper de son frère et de sa sœur. Ensuite sa fille prendra toute son énergie mais aussi les enfants handicapés dont elle s’occupe comme logopède. Cela ne suffit pas à nourrir le besoin de Μme Orion de se détourner d’elle-même : elle va donc consacrer de nombreuses heures de son temps libre à un bénévolat à la Croix Rouge. Mais elle fait un rêve après trois ans et demi de thérapie, montrant une évolution dans sa position existentielle : « Je suis avec ma cousine Claire et nous détapissons à deux une pièce. Il y a plusieurs couches de vieux papiers. Nous découvrons sous ces couches de papier de superbes lambris en bois. Je me dis : c’est inutile de retapisser là-dessus, il faut les dégager et les mettre en valeur. » Mme Orion est en thérapie chez mois depuis quatre ans. Les deux premières années se sont traînées autour d’une pathologie de l’adaptation et d’une passivité maximale : tout était de trop, il ne fallait rien changer. La deuxième année voit se passer la mort de la sœur de Mme Orion, emportée en quelques mois par une récidive d’un cancer au sein. Alors que s’esquissait un début d’activité pour ranger l’appartement, tout s’écroule devant ce nouveau malheur. Un an et demi après, Mme Orion a repris sa vie en main et des rêves tout à fait étonnants, comme celui que j’ai cité, viennent de temps en temps ponctuer ce travail. Sous la cendre, couve la braise. Mouna, une femme de cinquante-trois ans, souffre d’un cancer inopérable. Il y a cinq ans et demi, lorsque j’ai accepté de 69
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l’accompagner, les médecins lui prédisaient de deux à trois mois d’espérance de vie. Mouna n’a jamais pensé qu’elle allait mourir : ce qui est problématique est nié. Pendant les années où elle va aller mieux, sa préoccupation majeure, après avoir renoncé à s’investir totalement dans son travail, sera de se trouver une maison : cette errance va accompagner l’errance psychique qu’elle me montre. En effet Mouna ne sait ni qui elle est ni ce qu’elle veut. Sa non-détermination psychique est dramatique. Sa lenteur d’action et d’expression est proprement désespérante : je la reçois pendant une heure et demi pour obtenir d’elle quelques mots sensés. Son esprit parcourt les sujets les plus divers, elle passe d’une chose à l’autre, elle ne se pose nulle part. De même elle habite entre l’appartement d’un ami qui l’a accueillie au plus fort de sa maladie et son appartement à elle. Elle finira par proposer à cet ami - un ancien amant – de l’épouser et ils continueront à vivre ensemble et séparés sans que rien ne soit jamais expliqué ni solutionné. Mouna va mal quatre ans et demi après mais elle ne s’inquiète toujours pas. Cinq litres d’eau dans le poumon droit arrivent à peine à la décider à aller consulter le 24 décembre. Je suis très inquiète pour elle, elle pas. Elle continue à chercher une maison. Elle fait un rêve qui exprime son état physique et psychique : « Mon neveu Alain a trois ou quatre ans dans le rêve. Il y a un mur et une cuvette d’eau, c’est lumineux. Puis je vois comme une niche et l’eau de cette cuvette se déverse plus bas. Je vois Alain entre deux eaux. Je l’appelle pour qu’il remonte respirer. Mais de l’autre côté il y a un vieux monsieur barbu et il l’appelle aussi : “viens par ici !” Et je ne m’éveille pas avant de savoir s’il est sorti de l’eau ou pas. Le vieux monsieur l’appelle pour le noyer tout à fait car il est en-dessous de l’eau. Moi j’attire Alain vers la respiration et le vieux monsieur l’attire vers la noyade totale ». On voit à travers ce rêve que Mouna s’identifie à elle-même, à la thérapeute et à Alain, le neveu paumé qu’elle essaye de sauver dans la réalité plutôt que de se sauver elle-même, et le vieux monsieur qui représente la vieillesse, la maladie et la mort. On peut penser que ce rêve est un rêve d’organe aussi : les poumons noyés. Mouna vient de reprendre une chimiothérapie et ne s’inquiète toujours pas. « Je vis au jour le jour », dit-elle. Anne a cherché pendant les quatre premières années de sa thérapie un appartement ou une petite maison. Les séances se passaient souvent dans le descriptif des lieux. Certains me semblaient très 70
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
bien mais Anne ne se décidait jamais ou… trop tard. Finalement elle rachète fictivement un appartement de son père et s’y installe. Anne a trente-sept ans et est une indécrottable célibataire depuis que son ami, Mathieu, l’a laissée tomber. Le meilleur ami de Mathieu lui tourne autour, elle est très bien avec lui mais n’est pas amoureuse. Après un an et demi elle se laisse finalement aller et le scénario est le suivant : elle est avec lui, tout se passe très bien ; dès qu’elle ne le voit plus et retourne dans son appartement, elle ne souhaite plus le voir. L’étrangeté tient à cette dualité : avec lui c’est très bien, sans lui elle l’oublie. Elle réalise qu’elle le traite comme s’il était sa mère ou son père, en l’agressant. Tandis que Mathieu était l’homme admiré, prié de penser ses manques à elle car Anne ne s’aime pas. Bête et moche, inintéressante. En fait c’est une très charmante jeune femme, jolie mais peu confiante en sa féminité. L’homme-amant est aussi la mère. Les autres hommes, comme étaient le père ou le frère aîné admiré, ou le petit frère (le dernier amant de vingt ans qu’elle a initié). Elle fait un rêve où l’amant-mère apparaît, son double en fait : « J’étais dans une espèce de magasin genre de luxe où on pouvait se relooker. J’essaye des tailleurs Chanel flashi-rose fluo ou vert tendre avec un rouge à lèvres idem. Michel (l’amant et ami de Mathieu) essaye de son côté. J’étais impatiente de voir comment il allait apparaître. Il était en fait en noir et blanc puis en regardant bien je vois qu’il est en robe noir et blanc et qu’il a des souliers de femme. Je suis déçue de ne pas le voir vraiment en homme. » Pour Anne, l’autre est-il un homme, une femme ? La réponse n’est pas claire, à l’image de son indécision dans la recherche d’un appartement : est-ce celui-là le bon ? Finalement se rabattre sur l’appartement du père lui permet de rester dans la famille, dans ce qui est connu. De même l’ami-amant est accepté comme tel sur son territoire à lui, pas sur le sien : là il est de trop, elle l’y agresse, le rejette, voulant retrouver son chez-soi qui est aussi le « chez le père ». Mais le père est-il le père ou la mère ? Tout cela est très confus dans les rêves d’Anne qui ne s’est pas construit un visage séparé : qui est-elle et comment peut-elle choisir une maison ou un appartement inconnu pour elle ? C’est un acte impossible, le doute et l’étrangeté venant sans cesse balayer toute certitude sur la réalité de son désir. La situation que j’ai étudiée plus à fond pour la suite de cet article est celle où le chaos intérieur renvoyait le plus visiblement. Mme B. ne va pas parvenir à s’installer et le déménagement ou les déplacements sont perpétuellement suspendus au-dessus d’elle : s’asseoir, 71
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s’installer dans une maison, y créer son nid pose d’énormes problèmes à Mme B. Les prétextes sont multiples et divers pour justifier son inconfort : – le nettoyage d’une maison c’est fatiguant (ce prétexte se maintiendra même après avoir engagé une femme d’ouvrage : la valse autour des femmes engagées sera hallucinante : je la prends, je la renvoie, etc.), – la voisine ou les voisins, – les bruits d’avion, – l’éloignement des commerces, etc. Puis tout à coup tout semble s’apaiser. Mais c’est une illusion trompeuse car quelques jours ou semaines après, l’hésitation reprend de plus belle, avec forces mimiques hystériques où la moindre chose prend une proportion démesurée pour rejeter la maison pourtant choisie par elle au départ. Ce n’est qu’après une longue thérapie que Mme B. va trouver un apaisement durable et investira la dernière maison achetée comme un havre rassurant. Voici donc l’étude de la constitution d’un espace interne et externe chez Mme B.
Le cas de Μme B. et celui de Mouna L’identité – aux origines de l’espace imaginaire : « je suis ma sœur, ma mère, la voisine, mon mari » Introduction : la question du cadre face à des patients difficiles dont Mme B., Mouna et d’autres J’ai beaucoup évolué concernant la question du cadre. Au cours de la première « formation » reichienne, un placage des théories freudiennes venait rendre compte de quelque chose qui n’y correspondait pas. Il fallait installer un cadre régulier dans lequel le patient n’avait qu’à s’insérer parce que cela donnait une structure fixe au sein de laquelle pouvaient se déchaîner toutes les émotions possibles et imaginables. Ce placage rigide venant d’une théorie qui s’appliquait à une pratique, à ce point éloignée de ce que le travail corporel mettait en place, me laissait perplexe. De même que les explications pseudofreudiennes du Langage du corps d’Alexandre Löwen et des livres qui ont suivi, de moins en moins acceptables pour moi : était-ce bien ça qui se passait ? J’aurais aimé avoir un observateur extérieur qui puisse penser cet impensable à l’œuvre là, 72
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
comme je l’ai dit tout l’heure. De là mon soulagement lorsqu’après la rencontre avec Jean-Marie Gauthier, la description de ce qui se passait dans les séances de thérapie a commencé à remplacer l’interprétation plaquée. Comprendre ce qui se passait là devenait l’enjeu premier. J’avais commencé mon travail de thérapeute en pensant que c’était à moi à dire au patient quand je souhaitais le voir et à quel rythme, en tenant compte bien entendu de sa disponibilité de temps et financière. J’étais censée « diriger la cure » comme disent les lacaniens. Après coup, j’ai réalisé que la question était extrêmement complexe. J’ai reçu, à peu près à la même époque, trois patients qui se révéleront très difficiles. La façon dont la question du cadre a été abordée avec chacun d’eux est très différente : ainsi auraisje tenu le coup avec M.L. ou Sophie s’ils ne m’avaient demandé dès l’abord à me voir deux ou trois fois par semaine, devenant eux-mêmes, dès que ce cadre eut été mis en place, à leur demande, très stricts sur l’exactitude et la présence ! ? Mais me l’avaient-il demandé parce que ça leur convenait ou parce qu’ils pensaient que c’était comme ça chez les « psys » ? Ils avaient tous deux un passé chez les « psys ». M.L. avait rencontré trois fois par semaine Mme A. jungienne, pendant cinq ans. Sophie avait participé à des groupes et avait demandé des entretiens individuels en dehors du groupe, accordés ou non selon le bon vouloir du thérapeute, qui lui parlait « d’autonomie ». Elle en était loin, la pauvre, complètement accrochée au personnage du thérapeute. M.L. a donc reproduit ce qu’il connaissait. Sophie a décidé par elle-même et s’y est tenue mais chez l’un et chez l’autre deux caractéristiques se retrouvent : une pathologie de l’adaptation massive. Une absence de visage plus importante chez M.L., délirant, mais aussi très prégnante chez Sophie. Dans ces deux cas, je ne pense pas que j’aurais tenu le coup si la régularité des séances n’avait pas été quelque chose qui m’avait rassurée moi, avant de les rassurer eux. Dans un second temps cela leur a permis de m’attaquer copieusement, sans danger : la fixité du cadre leur permettait de me dire leur méfiance, leur haine, leur hostilité, leurs doutes. Comment ai-je tenu devant la folie de M.L. et l’ennui suscité par Sophie où le répétitif était lancinant, le rappel d’un passé perdu dont ils ressentaient l’un et l’autre « l’infinie nostalgie, vivant le temps à reculons, le temps des souvenirs qui font retour, se répètent, envahissent. Inexorable récurrence du même, occupant tout le champ de la séance et constituant comme un mur 73
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qui avance, de plus en plus vite, de plus en plus sûrement, pour ne laisser aucun vide, aucun espace de respiration ». Mais aussi bien M.L. que Sophie parleront de ce mur, qui écrase M.L., qu’il faut escalader pour Sophie. Pour ces deux patients le présent et le futur sont abolis au nom d’un passé ressassé et qu’ils cherchent à retrouver tout en sachant que c’est impossible. Dans ces deux situations cliniques-là, le cadre auquel ils vont farouchement s’adapter va servir d’organisation toute faite qui va remplacer le vide laissé par une subjectivité sans sujet. Aucun des deux n’a de visage et tout le travail thérapeutique visera à créer un espace et un temps psychiques absents au départ. L’espace et le temps de la thérapie, espace et temps réels, fruits d’un accord négocié avec la thérapeute, serviront de niche pour une subjectivité partagée à construire. C’est pourquoi je trouverai toujours intéressants les soubresauts que connaîtra ce cadre. Dans le cas de M.L. le moindre retard de sa part sera vécu sur le mode délirant dans les premières années : ils seront l’indication qu’on veut lui faire comprendre que de toute façon cette thérapie ne peut courir qu’à l’échec et à l’écrasement dans le banal (dans lequel il baigne par ailleurs). Son désir de passer à deux séances plutôt que trois par semaine sera perçu par la thérapeute comme un premier mouvement d’ouverture vers l’extérieur mais couplé, et c’était plus inquiétant, d’une recherche de retrouvailles avec le monde perdu du co-conseil : il s’agissait de retourner vers Daniel L., animateur de ces groupes où l’extase avait été vécue. C’est la première hypothèse qui a survécu et il quittera cet équivalent de troisième séance après un an et demi. Pour Sophie, le moindre retard de ma part (elle s’arrangeait pour être toujours a l’heure, prenant des risques en voiture s’il le fallait, pour être à temps, elle) va la plonger dans des états épouvantables où l’émotion est à la fois totalement présente mais retenue, le regard devient absent, elle ne dit plus rien, part sans me saluer, m’en voulant à mort. Car si je la reçois cinq minutes en retard, moi si ponctuelle, c’est parce que je la méprise, la prends pour une moins que rien, la rejette. La projection négative sur la thérapeute s’accentue alors et le fait d’être reçue le même temps que d’habitude n’arrange rien. Aussi bien M.L. que Sophie n’ont pas de visage à eux et le surmoi corporel envahissant ne peut qu’être jugeant et négatif. Thérapies épuisantes mais où la venue de résultats après de longues années passées ensemble récompense de toute cette patience accordée par la thérapeute. Le cas de Mme B. est, lui, très différent. 74
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Au lieu d’endormir, il va secouer. Au lieu d’une absence de visage, elle a tous les visages. Je vais beaucoup apprendre sur l’espace et le temps psychiques, sur leur création à travers une relation partagée, même si terriblement chaotique.
Remarques préliminaires à la création d’un cadre partagé avec Mme B. 1. À la fin du remarquable chapitre de L’Espace imaginaire consacré au jeu du Fort-Da, Sami-Ali nous dit que des difficultés relationnelles spécifiques peuvent « empêcher la poursuite du processus d’objectivation de l’objet sur le plan de l’imaginaire ». À ce moment-là, « la synthèse objectale, à laquelle le corps propre concourt activement, peut laisser subsister des lacunes circonscrites à une partie du champ perceptif et imaginaire ». Dans des cas de régressions massives on peut même retrouver un rapport à l’espace proche des premières relations objectales. Le transfert analytique peut aider ce phénomène à se produire mais on peut parfois l’observer là où il se généralise et s’étend « à la coïncidence hallucinatoire du perçu et du non-perçu ». Si j’introduis ce travail par ce passage de l’oeuvre de Sami-Ali, c’est parce qu’au cours de la thérapie chaotique avec Mme B., j’ai pensé, en observant sa manière de faire avec la thérapeute : « mais elle agit le Fort-Da avec moi ! ». J’ai donc été relire attentivement ce chapitre qui m’avait fort impressionnée à l’époque d’une première lecture. C’est donc autour d’une observation clinique que j’explorerai l’importance de ce jeu et de son équivalent devant le miroir pour tenter de comprendre ce qu’il m’était donné à voir et à entendre ; à vivre aussi dans la mesure où cette patiente va me jeter hors de son regard de nombreuses fois, ce qui n’a rien de paisible. 2. En effet, la thérapie avec Mme B. va me renvoyer aux limites du travail analytique : c’est une femme que je trouve immédiatement très intelligente. Sa méconnaissance du domaine « psy » pourrait en faire une candidate « vierge de tout a priori » sur la question. Mais c’est sans compter avec l’environnement populaire de Mme B., fort sollicité par elle pour qu’il lui dise si elle a raison ou non de consulter. Les avis sont massifs et répondent aux clichés sur les « psys » : « ils sont plus fous que les fous » et « ils cherchent à vous rendre dépendants ». Ces deux clichés vont revenir dans la bouche de Mme B. pendant des années pour mettre en doute sa démarche 75
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auprès de la thérapeute. Mme B. avait consulté abondamment médecins, homéopathes, ostéopathes et enfin un dame pratiquant le rebirth et qui lui donnait de vertueux conseils sur « comment se comporter ». C’est une amie ostéopathe qui me l’envoie au vu des comportements « angoissés » de Mme B., qui lui semblaient dépasser, et de loin, la « normalité ». Les limites d’un travail analytique possible avec un cadre régulier, une confiance suffisante vis-à-vis de la thérapeute ne vont pas être remplies. Elles seront remplacées par la création de quelque chose que nous appellerons une relation thérapeutique-analytique. La thérapeute va très vite décider, au vu des comportements « évanouissants », de Mme B., de la laisser venir ou plutôt revenir, en interrogeant ces apparitions-disparitions à la lumière de l’expérience du miroir. Un autre élément qui viendra compliquer le travail est le départ pendant deux ans, de Mme B. à l’étranger, avec son mari. L’expérience se révèlera désastreuse et elle me retéléphonera quelques mois après son retour.
Éléments d’anamnèse Mme B. est une jolie femme, mariée à un homme de cinq ans plus jeune qu’elle. Elle a 36 ans lorsqu’elle consulte, vit avec son mari et une fille de 16 ans qu’elle a eue d’un premier lit. Elle ne travaille plus depuis quelques années car elle n’est plus capable de supporter ce genre de stress, me dit-elle. Elle était nettoyeuse dans une banque, entreprise où son père gérait le personnel de la cuisine. Elle aide de temps en temps son mari dans le commerce dont il s’occupe. Elle est la dernière d’une famille de trois enfants, un garçon puis deux filles séparées par onze mois seulement. Elle décrit l’atmosphère familiale d’origine comme extrêmement violente. Une mère soumise, hurlante et recevant des coups, un père hystérique et dictateur. Elle cherchera constamment à séparer ses parents pendant leurs batailles sans comprendre pourquoi cela s’apaise ensuite pour reprendre de plus belle. Les grands-parents sont également décrits comme violents. Elle se sent lente, incapable de s’accorder aux rythmes que l’on attend d’elle. Elle restera dans les « jupes » de sa mère jusqu’à son entrée à l’école primaire, une tentative de la mettre à l’école maternelle ayant échoué : elle ne supporte pas la séparation. Les années précédant l’adolescence sont tout aussi collées à la mère, empreintes de rêveries, de nombreux lavages de mains pendant des heures et d’inadaptation au monde scolaire. 76
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
L’entrée dans l’adolescence va changer le tableau du tout au tout : elle veut sa liberté, les parents n’en veulent pas. Elle se fait violer lors d’une ancêtre des « tournantes », à 14 ans. Elle décidera de s’absenter de son corps chaque fois que quelque chose devient trop difficile, « ça se fait comme ça ». Recevoir des coups, en donner, se disputer, devenir anorexique : le monde est violent et la seule échappatoire est de ne plus rien sentir, de ne plus rien manger, de vomir. D’offrir son corps à tous les hommes qui le veulent, étape ultime d’une dépossession de soi qui envahit toute sa vie. Elle se marie une première fois, se retrouve enceinte et accueille sa fille dans le même climat de violence (le bébé est secoué) puis de réparation coupable. Elle se sépare de son mari et les premières années du second couple seront soumises aux mêmes ruptures violentes : « je te prends, je te jette », scandent les premières années de vie commune.· Lorsqu’elle arrive en thérapie, sa fille a 16 ans. Elles se déchirent et les grands-parents maternels de la jeune fille l’hébergent et répondent à toutes les demandes que Mme B. refuse.
Le travail thérapeutique A1 – Au niveau du Fort-Da : le cadre est chahuté Nous tenterons d’abord de comprendre l’étrange comportement de Mme B., qui va se produire pendant plusieurs années jusqu’à une apothéose qui en marquera le dépassement. A2 – La relation à l’autre et les rêves ; habiter une maison est-il possible ? Ensuite ce que nous aimerions montrer en parallèle aux « raptus » effectués par Mme B., ce sont d’une part, la relation développée avec elle et d’autre part, le travail effectué avec ses rêves. Nous postulerons que les rêves montrent l’état de la relation thérapeutique. C’est au cours de cette période du travail que nous serons sensibilisée à la question de l’habitat ou espace de vie. A1 – Mme B. part en vacances et ne revient pas chez sa thérapeute : le cadre est chahuté Mme B. et son mari ont l’habitude de partir tous les trois mois en vacances pendant une semaine. Sur le plan de la thérapie nous fixons donc, de commun accord, un rendez-vous pour la semaine du retour. Mme B. ne se présentera jamais à ce rendez-vous mais reprendra contact avec la thérapeute une ou plusieurs semaines après son retour, 77
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lui demandant si elle veut bien reprendre le travail avec elle. D’abord irritée par ces attentes où la thérapeute ne voyait personne arriver, ce comportement va ensuite fortement intriguer la thérapeute : Mme B. « ne pouvait faire autrement, c’était plus fort qu’elle. Elle ne comprenait pas pourquoi elle faisait cela, mais elle devait le faire ». Plutôt que d’arrêter ce travail avec Mme B., la thérapeute va tenter de comprendre avec elle ce qu’elle agit là. Lors d’une dernière séance avant un départ en vacances, au début de la thérapie, Mme B. me dit : « Je suis nerveuse parce que c’est la dernière séance. J’ai peur de ne jamais revoir l’autre comme ma mère, quand j’étais petite : elle partait et j’avais peur de ne pas savoir la récupérer, qu’elle ne revienne pas. J’ai le souvenir d’une après-midi où elle est partie sans me dire où elle allait : ça, c’était l’horreur. Et les autres ne me rassuraient pas ». Mme B. ne reviendra pas à la séance prévue après ces vacances mais elle reprendra contact plusieurs semaines après. C’est ici qu’intervient la relecture du chapitre de Sami-Ali sur le Fort-Da. Dans L’espace imaginaire, Sami-Ali reprend d’abord l’observation de Freud à propos de son petit-fils jouant à la bobine. Freud comprend ce jeu à trois niveaux : il y voit d’abord « une forme de consolation fantasmatique pour autant que c’est l’enfant lui-même qui met en scène des objets susceptibles de « partir » et « revenir » au gré de sa fantaisie. Mais alors (nous commente Sami-Ali), on comprend mal comment une expérience si pénible en soi (la disparition de la mère) peut se répéter conformément au « principe de plaisir », d’autant que c’est souvent le « fort » (parti) qui se produit sans le « da », le déplaisir n’étant pas tempéré par le retour de l’objet que l’enfant fait disparaître et désire pourtant retrouver ». La seconde interprétation de Freud met l’accent sur l’activité qui remplace ainsi la passivité et la troisième interprétation sur le défi : « Eh bien, alors, va-t-en ! Je n’ai pas besoin de toi ! Je t’envoie promener moi-même ! » Freud ajoute que le jeu du Fort-Da s’est doublé, le jour d’une absence particulièrement longue de la mère, par une autre manière, trouvée par l’enfant, de se faire disparaître à son propre regard. « Il avait découvert son reflet dans un grand miroir qui arrivait presque au plancher si bien qu’il se recroquevillait pour faire « partir » son image spéculaire ». Ici, commente Sami-Ali (p. 49), « la situation de séparation d’avec la mère est entièrement vécue sur le modèle des relations entre le corps propre et son image en miroir (p. 49). 78
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Dans la situation de Mme B., si la thérapeute sert de miroir, les « évanouissements-disparitions » de Μme B. sont des équivalents de l’expérience du miroir : faire apparaître-disparaître la thérapeute à son gré correspondrait alors aux relations que l’enfant noue avec sa mère [à travers le jeu du Fort-Da], « relations qui passent par une première relation narcissique à soi-même ». La différence ici, et elle est fondamentale, c’est que nous sommes en présence d’un agir, d’un passage par l’acte (voir Marie Balmary) et non d’un jeu au sens où l’enfant le pratique. La rupture de la relation permet et ne permet pas à Mme B. de se sentir autonome : les appels angoissés pour reprendre la thérapie en attestent. Il s’agit là de la position paradoxale d’une thérapie avec une personnalité proche de la psychose avec des hallucinations : « je veux et je ne veux pas m’autonomiser », « je veux et ne veux pas avoir besoin de l’autre », semble-t-elle me dire. Par l’acte de rejet de la thérapeute, Mme B. devient la mère abandonnante car elle part et ne revient pas, faisant vivre à la thérapeute l’angoisse vécue par elle lorsque sa mère partait, mais elle est aussi la mère (thérapeute) abandonnée par elle comme à l’adolescence où elle voudra sa liberté « en partant de la maison » : l’histoire passée (la mère abandonnante) rejoint l’histoire présente : la mère abandonnée où l’une devient l’autre et réciproquement. Par ces agirs multiples, Mme B. nie doublement l’absence maternelle : « ma mère ne m’abandonne pas, je ne suis pas abandonnée par elle puisque je suis active, je fais ce que je veux d’elle ». Ce ne sera que récemment (une dizaine d’années après le début de cette thérapie fréquemment interrompue) que Mme B. pressentira et pourra penser ce qu’elle agit. Cela prendra la forme suivante : La thérapeute doit revoir Mme B. après un énième séjour dans les îles. Un rendez-vous est fixé au lendemain du retour. Un message sur le répondeur de la thérapeute l’avertit que Mme B. s’est foulé la cheville et le rendez-vous est annulé. Μme B. téléphone à l’heure du rendez-vous raté pour en prendre un autre. Il est fixé à deux jours plus tard. À l’heure de ce second rendez-vous, la thérapeute reçoit un coup de fil. – Allo, Mme V. ? – Oui, bonjour Mme B. – Voilà, je vous téléphone pour vous annoncer que j’ai décidé d’arrêter la thérapie (ton très catégorique). – Ah bon ! Et bien, bonne route. 79
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Nous raccrochons après cet échange très bref. La thérapeute pense deux choses : 1) le ton était très catégorique, sera-ce différent des autres fois ? Cela fait deux ans que Mme B. n’a plus « joué » sur nos rencontres ; 2) attendons la suite, elle ne saurait tarder… Effectivement, il n’a pas fallu un jour à Mme B. pour retéléphoner à la thérapeute. Sa voix affolée cette fois-ci et plus du tout catégorique : « Je suis dans une angoisse pas possible, qu’ai-je fait ? J’ai peur que vous n’acceptiez plus de travailler avec moi ; puis-je reprendre un rendez-vous ? » Le défi jeté par Mme B. à la thérapeute a fait long feu. La thérapeute lui fixe ses conditions : assumer la séance décommandée et discuter de ce qu’elle fait là avec la thérapeute et réfléchir à ce qu’est une thérapie. Le niveau d’angoisse de Mme B. est maximal : si, au vu de son agir, la thérapeute lui fermait définitivement sa porte ? La décision de celle-ci est prise depuis longtemps : chercher à élucider, avec Mme B., ses comportements, tout en lui disant de les assumer. Ici, il s’agit d’arriver à dépasser le Da : « la mère abandonnante que l’enfant retrouve après l’avoir lui-même abandonnée » car la thérapeute n’est pas la mère abandonnante sauf par projection. Mais la répétition à l’infini du même mouvement circulaire va s’arrêter là : Mme B. n’avait plus agi ses retours de vacances de cette façon-là depuis deux ans et s’en félicitait. Si elle est retombée dans ce comportement, où elle agit avec son propre corps, l’apparition-disparition propre du Fort-Da, c’est parce que la thérapeute est redevenue, pour elle, un double narcissique : l’angoisse qu’a ressenti Mme B. dès qu’elle eut affirmé : « j’arrête la thérapie » montre qu’elle vit intensément la mise en scène de son fantasme d’autonomie : « nous avons des corps séparés, c’est moi qui le décide en l’agissant » , me dit-elle. Mais l’angoisse montre la frustration liée à la séparation : Mme B. n’a plus personne à qui parler de ses angoisses. Le réel lui revient en pleine figure et les conséquences de son acte la font trembler. L’autonomie ce n’est pas encore cela, nous n’occupons pas des places identiques et le décalage entre le désir (d’autonomie) et la réalité s’installe. L’imaginaire de Mme B. lui a fait penser qu’elle pourrait s’assumer seule. Mais ce n’est pas encore possible : la place de la thérapeute se constitue comme séparée, petit à petit, au cours de ces multiples apparitions-disparitions orchestrées par Mme B. Si Mme B. 80
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s’absente, elle annule par là l’existence de la thérapeute sur le plan d’un imaginaire où le réel est un cas particulier de l’imaginaire. Mais sur un autre plan, la thérapeute ressurgit et la poursuit en pensée : elle lui retéléphone alors et reprend contact dans la réalité, instaurant par là la différence, au niveau de la conscience, entre le réel et l’imaginaire. Par l’intermédiaire de son corps propre, Mme B. veut retrouver l’image d’une plénitude narcissique : je n’ai besoin de personne. Mais cela ne dure pas. L’angoisse resurgit. Tout ce mouvement aboutit à permettre à Mme B. de récupérer un corps à soi dans la relation à l’autre comme figure maternelle et comme autre, comme altérité. La thérapeute est la mère (par projection) et n’est pas la mère (elle est l’étrangère, l’autre). C’est pourquoi la thérapeute a manifesté à Mme B. ce qu’elle avait pensé pendant et après son coup de fil : « Qu’elle se débrouille, qu’elle assume, ça suffit maintenant » ! Par là, la thérapeute a affirmé à Mme B. que la relation thérapeutique était initiée par elle, Mme B. c’est elle qui demande à venir, c’est sa liberté. Et la question qui se pose à travers ce qu’elle fait est : pouvons-nous maintenir une relation à deux, bien vivante, même si nous sommes séparées ? La permanence de la relation d’une femme adulte à une femme adulte aux positions et fonctions différentes est posée là. La thérapeute a réalisé, à travers cette séance-là, qu’avec des patients aussi complexes que Mme B., le dénouement d’une situation est d’autant plus senti et pensé que la thérapeute a affirmé ses propres affects par rapport à la situation. Il a fallu que Mme B. répète un comportement deux ans après l’avoir abandonné pour que l’assomption de son sens puisse pleinement se vivre à travers des affects pensés et partagés : l’espace psychique imaginaire et l’espace réel ont pu être dissociés et précisés dans leurs relations. Lors des vacances suivantes Mme B. va téléphoner à la thérapeute la veille de son départ pour lui dire au revoir : « Je n’aime pas quitter ici et une fois là-bas je n’aime pas quitter non plus. J’avais envie de vous dire au revoir avant de partir. Ce sera moins difficile. Je pense que tout cela a à voir avec mon temps et mon rythme. Enfant, les choses allaient toujours trop vite pour moi et ça n’allait pas, j’étais bousculée. C’est pour cela que je n’aime pas partir, encore aujourd’hui ». Μme B. reviendra au rendez-vous prévu après ses vacances, apaisée. En effet, elle est arrivée à construire une permanence d’elle-même et de la thérapeute sur fond de séparation, retrouvailles rythmées et 81
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acceptées. C’est ici que nous rejoignons un cadre à l’intérieur duquel le travail psychique peut s’élaborer sans toucher à celui-ci. En conclusion à ce travail de recherche autour de la question du cadre, je voudrais amener l’idée que l’espace et le temps de la thérapie, à la fois réels et imaginaires, toujours partagés (avec des affects divers du côté du patient, avec des affects divers, de soutien et de recherche de sens du côté du thérapeute) est à créer à partir de chaque relation particulière. Un autre exemple est celui de Mouna, dont j’ai parlé dans la première partir de ce texte, atteinte d’un cancer inopérable et que je vois depuis cinq ans et demi bientôt. J’ai d’abord été la voir chez l’ami qui l’hébergeait. J’ai été horrifiée et hyper angoissée devant son aspect. Un zombie plus blanc que cette page, sans cheveux, le regard vide, le discours absent et décousu. Je lui posais toujours la question : quand voulez-vous qu’on se voie ? Je n’imaginais pas, dès le départ, imposer à cette femme une rencontre que seule la maladie avait décidée. Sans cet arrêt de toute activité professionnelle, Mouna n’aurait jamais consulté, totalement identifiée à son travail. Le vide était partout et l’absence de visage totale. C’est un accompagnement qui m’a beaucoup coûté car même si cette femme m’a fortement angoissée lors de notre première rencontre, il faudra longtemps avant que quelque chose commence à circuler entre nous. L’absence de rêves, les paroles décousues autour de détails de soins ou de problèmes concrets ont noyé la thérapie dans un banal affligeant et angoissant pendant longtemps. Mouna ne semblait jamais comprendre de quoi il retournait entre nous. Qu’est-ce donc qu’une identité ? Après cinq ans nous nous approchons tout doucement de la question du visage. Elle est toujours là et survit à ses chimios. Son errance psychique se double d’une errance autour de la recherche d’une maison, lieu où habiter, où se créer un atelier de peinture, métaphore d’une subjectivité à trouver. Un rêve fait la semaine dernière montre toute la difficulté qu’a Mouna à se créer une image d’elle-même.
Rêve de Mouna Je suis dans un espace genre Monoprix-discount avec une atmosphère sans paillettes. Je suis là avec mon frère et avec une charrette à laquelle est accroché un cadre individuel. Je cherche quelque chose dans un rayon et je me retourne et les deux ont disparu : charrette et cady. Alors je cherche dans le magasin et je me 82
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dis : je vais les retrouver, mais non. Je parle avec deux personnes en leur disant ce que je cherche. Je me retrouve à l’extérieur, c’est le soir et il y a une maison plus ou moins fermée, censée organiser des transports (!). Là se trouve un taxi et je suis accompagnée, je pense, de quelqu’un comme M., ma cousine. Dans ce taxi qui arrive, les sièges sont aplatis et recouverts d’un drap-housse vert : trois hommes y dorment. Ils se lèvent et sortent pour convertir la voiture en taxi. Ce sont trois étrangers. Alors on part en taxi, M. derrière et moi devant. Une poupée fine et longue (comme ma nièce anorexique) pend et je dis : il faut l’attraper ! On y réussit et je dis : « c’est une personne que j’ai déjà rencontrée, et à ce moment le côté figé de la poupée disparaît et le visage commence à bouger un petit peu, ses yeux bleus aussi. Ce côté poupée disparaît pour devenir quelqu’un. » Commentaire : Mouna est dans un magasin sans paillettes : l’imaginaire est réduit au banal, au fonctionnel. Son frère est à l’origine d’une impasse de vie au moment de la mort du père : il a voulu vendre la maison familiale au plus vite, sans respecter le rythme de Mouna, très lent, et sans qu’elle arrive à faire respecter son rythme. Mouna montre sa recherche (la thérapie) sur fond d’absence. Elle sort, c’est le soir, elle est accompagnée de son double, sa cousine M. Les étrangers dorment, elle ne les rencontre pas (l’autre), elle prend leur place. La nièce-poupée anorexique, autre double d’elle-même, commence à avoir un visage un peu vivant. Le cadre, avec quelqu’un comme cela va se créer petit à petit. D’une séance tous les quinze jours, nous passerons à une séance par semaine à ma suggestion, lorsque la dépression sous-jacente à son fonctionnement adaptatif se montrera. J’irai la voir à l’hôpital lorsqu’elle manquera y mourir. Elle est toujours là, commençant enfin à comprendre un peu ce qui nous occupe. Cette situation relationnelle et clinique m’amène à la dernière partie de ce travail. A2 – La relation à l’autre comme double de soi et son dépassement en lien avec la question de l’habitat J’en reviens à l’autre volet du travail avec Mme B. : avec elle comme avec d’autres, le travail clinique adulte a besoin d’être intégré dans l’optique du développement psychique, et ne peut être réduit au « tout sexuel » freudien. En effet pour Mme B. la sexualité fait partie de son discours et de ses angoisses mais l’arrièreplan relationnel est problématique. L’espace réel, pour elle, ne se 83
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différencie pas de l’imaginaire. Même les murs de sa maison réelle se confondent avec des murs imaginaires : tout est subverti par cette confusion. Il ne s’agit pas ici de la différence réel-imaginaire telle que pensée par Lacan, mais bien d’un réel qui devient un cas particulier de l’imaginaire : la perception se confond avec le désir dans cette façon de vivre la réalité. Mme B. va d’ailleurs déménager souvent, incapable de supporter les murs réels qu’elle a choisis : ils seront le support de difficultés imaginaires parallèles à ses difficultés relationnelles, comme on le verra. Je reprendrai ici des extraits de séances pour montrer l’espace imaginaire dans lequel vit Mme B. Quelques mois après le début de la thérapie, Mme B. me dit ceci. « Quand mon mari rentre du travail et me parle, stressé, je sens l’angoisse dans mon ventre et mon esprit s’en va. J’ai des vertiges. Je lui dis : “arrête de parler, je vais tomber dans les pommes”. Quand vous me regardez, j’ai peur. Parler de mes problèmes de vide et d’angoisse me fait tourner la tête. La thérapeute : « Et quand vous fermez les yeux ? » Μme B. : Ça va mieux. Mais je me mets très vite à trembler. J’éprouve toutes sortes de sentiments : de l’angoisse, j’ai envie de me crisper, dans mon cœur aussi il y a des choses que j’ai envie de refouler pour ne pas les sentir. » Mme B. va alors me parler d’un problème qui la préoccupe énormément : dans la maison mitoyenne de celle qu’elle occupe vivent deux femmes, une vieille et une plus jeune. Elle a d’abord pensé que c’était une mère et sa fille avant de se dire que c’était un couple. Elle va se lier avec ces deux femmes puis se disputer. Depuis lors : « ces deux femmes me singent et m’irritent tout le temps et en tout. Cela me rend folle de rage. Je fais l’amour avec mon mari et je crie et de l’autre côté du mur la plus jeune se met à trembler. Elles sortent dans leur jardin quand je vais dans le mien et elles m’imitent en tout. En plus de ces voisines, j’entends des fantômes et des esprits dans ma maison : c’est pourquoi je cherche à la vendre, je ne le supporte plus. Je me sens mal de vous raconter cela, c’est horrible ». Suite à ce récit, Μme B. va me demander de s’étendre sur le divan et va se cacher sous une couverture, en tremblant. Commentaire : Ce que l’on voit chez Mme B., c’est que l’espace imaginaire coïncide avec l’espace réel : le récit de ce qu’elle vit ailleurs et à un autre moment devient un présent insupportable par 84
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trop d’imaginaire. Le réel n’existe pas comme séparé pour Mme B. mais il est régi par un espace d’inclusion réciproque : il coïncide avec l’espace de la perception ; l’activité hallucinatoire est devenue une perception : les fantômes, les esprits sont bien réels, de même que les voisines qui sont elle-même. Elle ressent le stress de son mari et lorsqu’elle me fait le récit de tout cela elle doit s’étendre, et se taire car raconter c’est rendre réel, espace d’inclusion réciproque intolérable, là-bas c’est ici et le passé est le présent. L’affect et l’angoisse la submergent dans un état confusionnel et évanouissant où il y a perte du sentiment de réalité. Lorsqu’elle se réfugie sous la couverture, Mme B. cherche à retrouver une unité corporelle et narcissique, refuge momentané contre l’angoisse. Ainsi Mme B. dit de son mari, de sa soeur, de sa fille : « Quand il a mal à la tête, il met sa tête sur mon épaule et alors j’ai mal à la tête. Avec ma sœur, c’est la même chose : elle fait toujours ce que je fais. Quand ma fille me parle, mon esprit s’en va. Elle parle beaucoup de ses problèmes. Je ne le supporte pas, alors je ne suis plus là ». II n’y a pas d’espace psychique de séparation construit chez Mme B. : tout est dans tout et réciproquement. Mme B. se laisse pénétrer par l’autre (la migraine de son mari est la sienne) et en a peur en même temps : alors elle quitte son corps, son esprit s’en va comme après le viol. « Quand quelqu’un est trop proche de moi, je suis mal et en même temps furibarde : j’ai l’impression d’être violée à l’intérieur de moi ». Mme B. fait un rêve qui montre sa problématique : Je me retrouve à l’entrée d’une porte ou à la sortie d’une porte, avec mon mari (mais il n’y a pas de porte). Cette pièce donne sur une pièce en contrebas, c’est une carrière de sable jaune, très ensoleillée. Des ouvriers y travaillent. [J’ai toujours énormément de sensations dans mes rêves]. Mon mari attend une personne ; je sens ça moi aussi. Mais il ne dit rien. Tout à coup je me retrouve devant une étagère où il y a des jouets d’enfants (de quand j’étais petite). Puis je me retrouve dans une chambre à ciel ouvert. Elle n’a que trois murs. Il y a une grande ouverture sur la rue. Je vois ma mère très gentille, bonne. J’ai reçu un billet de mille francs et je le regarde en filigrane : je vois deux têtes et je pense qu’il n’est pas vrai. Je demande à ma mère et elle dit : « oui, il est vrai ». En fait, il n’est pas vrai, il est en tissu et il s’effiloche. 85
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Commentaire : Est-on à l’entrée ou à la sortie ? Dedans ou dehors ? Il n’y a pas de porte pour indiquer la limite dedans-dehors ; de même la chambre a trois murs et est sans plafond : l’esprit peut facilement quitter un corps-maison aussi ouvert. Des ouvriers travaillent : il y a un chantier en vue qui est l’espace de la thérapie mais c’est aussi la carrière de sable près du village d’où le père de Mme B. est originaire. La mère est dans la maison mais Mme B. ne peut lui faire confiance. Le père est dehors avec les ouvriers et c’est ensoleillé mais il n’y a pas de limites entre ces deux espace-là, comme dans l’histoire de Mme B. où les parents s’agressaient continuellement. Mme B. sent ce que sent l’autre, comme dans un espace de jeu où la poupée est soi (le mari sert d’espace projectif au même titre que le jouet d’enfant). La mère est très gentille mais elle donne des indications fausses : Mme B. peut-elle lui faire confiance ? Image de la relation à la thérapeute et questions sur le double (les deux têtes filigranées) mais la non-confiance vient entacher cette relation-là. À propos de sa maison à vendre, Mme B. dit ceci : « Ça m’énerve de vendre ma maison parce qu’il y a beaucoup de rafistolages : ça me décourage parce qu’elle ne se vend pas vite. J’ai envie de la vendre mais ça m’énerve très fort parce que les gens la regardent et c’est comme si c’était moi qu’ils regardaient. Après plusieurs visites je me sens comme une feuille de papier et comme une boîte vide. Comme si la peau sur les os. Comme si on avait pris un petit peu de moi-même ». La confusion maison-soi est ici totale même si Mme B. trouve que cela va mieux qu’avant. Elle va faire un rêve où elle met en scène les voisines : Je rêve que je vois et j’entends les voisines dans leur maison. La femme plus âgée dit à l’autre : tu vas aller en ville trouver une femme plus jeune que moi. L’autre, provocante, ne dit rien mais va en ville chercher une femme plus jeune. Les commentaires de Mme B. : « Je n’avais que des sensations dans mon rêve. Je sentais que c’était des lesbiennes et je sentais qu’elle était contente. Elle allait rencontrer une autre femme ». Je lui dis qu’elle va quitter sa maison pour une autre, où elle espère vivre une nouvelle vie. Elle vient en thérapie également 86
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pour arriver à se défaire de ses relations au double d’elle-même. La femme plus âgée est la mère thérapeute qui autorise la femmefille à la quitter, ce qui était impensable lorsque Mme B. était petite fille. La femme plus jeune obéit mais est provocante : obéissance et provocation montrent la position infantile-adolescente de Mme B., position qu’elle cherche à dépasser sans y parvenir. Ainsi, elle occupe les deux places dans le rêve : la femme plus âgée qui donne à la plus jeune la permission de partir et par là dépasse l’interdit de se séparer de la mère par rapport à la fille, de la fille par rapport à la mère, et la plus jeune est contente de ce qui s’annonce. Mais dans son histoire familiale, c’était son père qui amenait ses maîtresses à la maison : infini jeu de miroir où la mère est la fille, la voisine, le père et la maîtresse. Mais un autre rêve à la voisine plus âgée amène un apaisement : Je rêve que la plus âgée des deux voisines est dans la servitude de passage contiguë à nos maisons : elle balaye les feuilles vers chez moi et elle est gentille, je la laisse faire, on s’entend bien, alors qu’avant je sais qu’elle le faisait avec agressivité et méchamment. L’atmosphère entre nous a changé. La relation à la femme-mère plus âgée évolue et s’apaise un peu. La thérapie avec Mme B. va se poursuivre à raison d’une séance par semaine pendant plusieurs années, entrecoupée des arrêts et séparations que j’ai signalés. Le travail portera sur les relations (familiales et à la thérapeute), sur les rêves mais aussi sur le corps : en effet, dans l’optique de la relaxation psychosomatique, du travail corporel sera proposé à Mme B. lorsqu’elle apparaît comme trop tendue. Elle-même demandera souvent, pendant les premières années, de pouvoir s’étendre sur le divan, recouverte ou non d’un plaid. Entre temps Mme B. s’est inscrite à un cours de peinture. Elle peignait régulièrement quelques années avant d’entreprendre sa thérapie mais avait interrompu cette activité. Peu de temps après avoir commencé la thérapie, elle m’annonce qu’elle a repris ses pinceaux, seule, chez elle. Ensuite, depuis quatre ans, elle s’est inscrite à un cours de peinture, avec beaucoup de difficultés relationnelles d’abord, puis avec bonheur. Elle m’a montré des toiles de bonne facture, elle a du talent. Récemment, elle fait un rêve qui met en scène son professeur de peinture qui a le même prénom que sa thérapeute : 87
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Je me trouve en compagnie de mon professeur de peinture (Françoise) et j’éprouve une certaine animosité envers elle. Nous marchons ensemble dans la rue. Dans un terrain vague, près de nous deux, il y a un monstre préhistorique immense et effrayant et nous avons peur car il nous poursuit. Nous nous cachons derrière une haie et il ne nous voit pas (il n’avait pas une bonne vue mais il détectait notre présence aux mouvements). Il nous cherche mais il est moins grand que ce que je pensais.
Le rêve change Nous nous trouvons dans le garage de la maison de mes parents. Mon père a décoré le mur du garage avec la même matière décorative que celle du mur que mon mari vient de construire dans notre jardin. La professeur et moi voyons une cuisinière ancienne dans le garage (celle de ma grand-mère paternelle). J’éprouve à ce moment un bon sentiment vis-à-vis de mon professeur de peinture. L’intérieur de la cuisinière est rempli de tartes et de gâteaux. Mon professeur et moi installons une grande table de banquet. La fête se passe avec beaucoup de personnes du cours de peinture. Nous mangeons beaucoup et bien. Mon père, ce trouble-fête, apparaît. Il demande à mon professeur de peinture et à moi-même si les tartes sont encore bonnes car elles datent d’au moins un an ! Je lui dis qu’elles sont bonnes mais je suis un peu déçue car ne vais-je pas être empoisonnée ? J’ai un sentiment de doute et de déception. La professeur de dessin est contente pour sa part et n’a pas peur. Mme B. fera elle-même le commentaire de son rêve : « Mon père et mon mari sont tous deux constructifs dans le rêve. Ça a été dur la relation avec eux deux mais maintenant ça va. Le père trouble-fête c’est une interdiction sur mon plaisir mais comme je vois que mon professeur n’a pas peur, je me dis : elle est différente de moi, elle a quelque chose de bon que moi je n’ai pas, ça me frustre mais elle a confiance, ça me rassure. Petite je n’avais pas confiance en moi. J’étais perfectionniste, je plaçais mes cahiers, ma règle tip-top et je lavais mes mains toute la journée. Je faisais ça avant cinq ans. La thérapeute montre à Mme B. le chemin parcouru : le monstre fait peur puis est dépassé, le garage est le lieu où se rencontrent son père et son mari à travers quelque chose qui s’est construit. 88
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Elle s’identifie à son professeur de dessin-thérapeute : elles avancent ensemble, partagent de la nourriture, organisent une fête. La confiance n’est pas encore totalement dépassée car les tartes ont un an : le passé peut-il encore empoisonner le présent ? La professeur-thérapeute est confiante : si le monstre est laissé en arrière, le passé empoisonné peut l’être aussi. Mme B. envie une femme qui peut avoir confiance dans ce qu’elle met en place. Ce qui apparaît à travers ce rêve c’est la présence du double qui construit et rassure : le mari et le père, proches mais différents, la grand-mère du côté paternel, la professeur de dessin : la différence des générations est posée du côté masculin et féminin, l’envie d’obtenir ce qu’a le professeur-thérapeute apparaît ; le dépassement d’une relation chaotique et terrifiante aux images paternelles et maternelles se construit là. Le dedans (le garage) se différencie du dehors (la rue). Il s’agit encore de s’en sortir de ce garage, mais l’inscription de Mme B. un cours de peinture ainsi que sa tentative réussie d’apprendre à conduire en témoignent. Mme B. n’est pas au bout du chemin mais elle a sérieusement avancé. Son investissement dans la peinture montre sa créativité à l’œuvre comme capable de représenter un réel perdu ou absent – capacité équivalente au jeu ou au dessin chez l’enfant – et qui manifeste le dépassement de la relation d’inclusion réciproque vers l’espace du désir : en effet, Mme B. n’est pas d’accord avec son professeur de peinture, elle veut faire des portraits tandis que son professeur invite le groupe à travailler des peintures abstraites. Mme B. arrivera à maintenir son projet puis elle ira trouver un autre professeur (ce sont toujours des femmes) qui l’encouragera à aller dans la voie choisie par elle. Ce travail a eu pour but de montrer comment Mme B a pris la direction de son autonomie. Entre-temps Mme B. va déménager de nombreuses fois, en Belgique mais également à l’étranger où elle va rester deux ans. Il n’y a qu’un an que Mme B. va s’apaiser à propos du choix de son espace de vie. La maison reste la même depuis quatre ans mais elle est, malgré tout, constamment remise en question comme toutes les autres avant elle : ce n’est pas seulement avec Mme B. que j’ai pu observer la relation entre la constitution d’un sujet psychique et son espace de vie et c’est la réflexion de l’ensemble de cet article : l’espace thérapeutique étant inclus dans ma réflexion comme illustrant, de façon parallèle, la façon dont la 89
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relation espace psychique/espace réel se constitue. En effet, la relation au monde est constamment portée par le positionnement corps réel-corps imaginaire, espace de vie réel-espace de vie imaginaire. Tout se passe comme si les différentes étapes de constitution de soi pour certains patients devaient également passer par une interrogation puis un apaisement autour de l’espace de vie, comme je l’ai montré dans l’introduction. J’ai montré comment cette façon de penser la constitution d’un espace interne-externe se dévoile aux détours de plusieurs thérapies mais en me centrant essentiellement sur Mme B. et Mouna. Je pense que la question de l’espace imaginaire à construire soutient la capacité à vivre librement les relations aux autres et au monde. La philosophe Hannah Arendt, dans Crise de la culture, à l’article « Qu’est-ce que la liberté ? » nous rappelle que d’après la pensée antique, l’homme ne pouvait être libre que s’il possédait un lieu, un foyer dans le monde. Elle ajoute : « il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde ». Hannah Arendt articule liberté intérieure/liberté tangible (possession d’un bout de terre d’où expérimenter la liberté) pour les Grecs anciens. Il semble que, aujourd’hui, la crise de la culture nous oblige à reprendre cette question et à l’articuler en tant que thérapeute. L’œuvre de Sami-Ali nous aide à la penser. Qu’il en soit, ici, remercié.
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Partie II D’Hana Azar Jean-Marie Gauthier Sylvie Cady Monique Déjardin Sylvie Schwab
Les techniques
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Recherche en psychosomatique. Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Dr D’Hana Azar
La souffrance et le deuil chez l’enfant malade en pédopsychiatrie D’Hana Azar L’enfant malade est un enfant en souffrance, confronté à un sentiment d’impuissance. Cet enfant perd ses capacités face à l’agression de la maladie. L’enfant tombe malade : • du fait d’un désordre psychosomatique, • du fait d’un désordre organique déterminé par divers facteurs biologiques et environnementaux. Les termes suivants sont utilisés dans un sens très large : • la souffrance renvoie à un VÉCU psychique douloureux, • le deuil à une expérience de perte. Je vais aborder ce thème à partir de mon expérience en pratique hospitalière, en vous présentant quelques cas cliniques, qui illustrent ces deux dimensions du deuil et de la souffrance dans le déclenchement de la maladie somatique. Parallèlement, je vous ferai part de mes observations quant à l’émergence de ces deux paramètres (deuil et souffrance) au cours de certaines maladies antérieures, perte d’une fonction, d’un membre…, perte de la santé physique. En fait, la souffrance exprime ici la douleur psychique provoquée par la maladie incurable et ses conséquences tragiques. La souffrance des parents est de même à prendre en compte. Elle est étroitement liée à celle de l’enfant. 93
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Le corps représente le vecteur relationnel prévalant entre l’enfant jeune et son entourage, cédant peu à peu la place à l’espace de la parole et du langage si le développement s’avère harmonieux et équilibré. Ici la capacité d’interprétation parentale est importante pour enclencher le processus de symbolisation permettant la constitution d’un bon insight. Nous allons donc vous présenter quelques cas cliniques qui m’ont interpellée tant au niveau de la cause que de la conséquence. Au niveau de la cause d’une pathologie étiquetée psychosomatique avec son cortège de souffrance non mentalisée fixée sur le corps et le deuil dans le sens d’une perte.
1er cas clinique Mlle S. (nous allons l’appeler Sophie) Il s’agit d’une fillette de 7 ans qui m’a été adressée par une psychologue scolaire en raison de troubles récents de l’apprentissage avec une baisse importante du rendement scolaire malgré un niveau intellectuel auparavant conservé. D’autre part, les maîtresses remarquaient un isolement, des difficultés relationnelles et une tristesse manifeste à l’entretien, Mlle S. est accompagnée de sa mère. Elle présente tous les symptômes en faveur d’une dépression : troubles du sommeil, amaigrissement, aboulie, troubles de la concentration, etc. La mère signale le changement récent dans le contexte familial et me fait part de ses séjours réguliers à l’hôpital en raison d’une maladie cardiaque grave entraînant une incapacité de plus en plus grande à mener une vie normale à domicile. Le pronostic est sombre et la mère se sait condamnée. La petite Sophie est la troisième d’une fratrie de 3 (1 sœur et 1 frère beaucoup plus âgés qu’elle de 18 ans et 16 ans). Sophie a développé une authentique phobie scolaire et refuse de quitter sa mère même quand elle est à l’hôpital. Elle est hantée par la mort de sa mère et exprime cette crainte à son entourage. Elle dort souvent dans son lit. Cette angoisse la rongeait jour et nuit et la rendait incapable de vivre (école – amies – sorties – loisirs…). Une médication a été nécessaire et une psychothérapie a été suivie par une psychothérapeute proche du lieu de vie. La petite s’est améliorée et a retrouvé un bon rendement scolaire mais l’angoisse persistait quant à l’éloignement de sa mère. Quelques mois sont passés et je revois Sophie en consultation, accompagnée par sa sœur 94
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et sa tante maternelle. Elles m’annoncent le décès de la mère et la petite depuis lors est envahie de plaques dépigmentées au niveau du visage et du corps. Un vitiligo ravageur est apparu au moment de la perte. Cette décomposition psychosomatique a succédé à la pathologie dépressive. Cette souffrance ne peut être élaborée, représentée, reliée à un système permettant de la penser, de l’intégrer et enfin de l’accepter en dépit de sa cruauté.
2e cas clinique Mlle G. : Guita Il s’agit d’une adolescente de 14 ans emmenée par ses parents (de l’étranger) en urgence pour une altération grave de l’état général, un amaigrissement important (perte de 25 kg en 2 ans) accompagné d’une bradycardie majeure et une hypotension entraînant en quelques heures une détresse, voire un collapsus ; pour cela elle a été transférée en réanimation et y a séjourné quelques jours. Renutrition par sonde gavage, Perfusions multiples pour combler les carences biologiques. Guita a ensuite été transférée dans notre service de psychiatrie pour cette anorexie mentale sévère qui évolue depuis deux ans, accompagnée d’une restriction alimentaire importante et d’exercices physiques incessants nuit et jour (jusqu’à 1000 push/24 heures), d’une insomnie rebelle, etc. Guita est la 3e d’une fratrie de 4 (2 sœurs et 1 frère plus jeunes). Une prise en charge très longue a permis la connaissance de ce désordre psychosomatique où le corps était mis en danger de mort. Guita parle de sa souffrance d’être née 3ème fille et de la culpabilité qu’elle porte. Elle devait faire le deuil de ne pas être un garçon, celui-ci étant tant attendu et désiré. Sa propre mère l’a confiée à sa tante après 40 jours (qui faisait fonction de nounou substituée). Rejet de la mère Deuil Au cours de son départ pour l’hôpital, elle avait d’énormes difficultés à exprimer ce qu’elle ressentait, elle pleurait beaucoup, avait une conduite anorexique quelquefois renforcée mais elle était en quête de mots (disait-elle) pour dire son éprouvé ; l’affect ne 95
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se reliait pas à des représentations claires. Ce défaut de mentalisation ne lui laissait que son corps pour exprimer ses affects et sa souffrance.
3e cas clinique Mlle N. (Nadia) Il s’agit d’une fille de 8 ans hospitalisée pour un ostéosarcome. L’amputation du membre inférieur a été décidée et une chimiothérapie lourde a été installée. J’ai été appelée en consultation en raison d’un mutisme apparu au bout de quelques jours chez cette petite. Elle refusait la nourriture et s’enfermait dans une souffrance inouïe. Nadia faisait le deuil de ce corps (l’amputation annoncée était intolérable), la perte de l’intégrité de ce corps et de son autonomie l’a plongée dans ce mutisme dépressif sévère. Elle avait de plus à souffrir d’une autre perte, celle de sa mère qui vivait aux USA et était en instance de divorce. Son père et sa tante paternelle l’ont emmenée au Liban pour la soigner. Sa mère absente dans l’épreuve qu’elle traversait lui donnait un vécu d’impuissance, sentiment d’incapacité, risque d’infirmité. Tout cela entraînait un vécu tragique chez cette fille malade avec de lourdes conséquences psychologiques. Fille unique – objet de chantage pour le père –, cette petite ne pouvait comprendre le fonctionnement de ce corps malade, elle s’enfonçait dans la passivité et développait un imaginaire effrayant. Le corps ici est atteint dans sa réalité et dans son image inconsciente. En définitive, l’expérience subjective du cancer chez l’enfant mérite d’être étudiée dans ses différents aspects que sont le corps, la faille, la place sociale du malade, sa mort possible, son identité et son devenir après traitement. Souffrance et deuil sont les conséquences de la maladie.
4e cas clinique M. L. (Kévin) Il s’agit d’un garçon de 11 ans qui m’a été emmené en consultation par sa mère pour ses céphalées chroniques et rebelles étiquetées psychogènes et résistantes aux antalgiques habituels. À cela s’ajoutaient un retard scolaire, des difficultés de concentration et un conflit avec les parents, le père avait recours à la violence physique à cause du rendement scolaire… Échec. 96
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La souffrance était telle qu’elle entraînait un débordement psychique et une décompensation psychosomatique. La naissance successive de 3 frères a perturbé la quiétude de ce garçon hyper investi, protégé, adoré et ce jusqu’à l’âge de 7 ans. Kévin devait faire le deuil de cette période idyllique où il trônait seul (il dit avoir perdu sa place à jamais, dorénavant il devra partager avec ses 3 frères qu’il rejette). La perte, vécue comme telle, chez ce garçon est vécue douloureusement ; la contrainte de l’environnement est telle qu’il ne peut s’adapter à cette nouvelle donnée. Il perd le lien privilégié à sa mère qui était tout pour lui (enfant-roi déchu) et il perd sa place de favori. Il présente des troubles fonctionnels divers (troubles du sommeil, infections des voies respiratoires récurrentes, douleurs abdominales incessantes, céphalées quotidiennes et invalidantes, etc.). Ses capacités de mentalisation sont débordées et c’est le corps qui répond par ces troubles ; ceux-ci expriment la souffrance difficilement élaborée et tolérée.
5e cas clinique Il s’agit de Tara, âgée de 6ans, souffrant d’une énurésie et d’un eczéma sévère. Elle est née 18 mois après la mort d’une sœur très investie, jolie, éveillée qui faisait la joie de la famille. Cette sœur est décédée brutalement. Le médecin a conseillé à la mère de tomber rapidement enceinte pour oublier cette tragédie. Tara est née, ses parents lui ont donné le même nom que la sœur décédée, elle est l’enfant de remplacement. « La perte réparée » entraîne la confusion, le deuil est vécu douloureusement et projeté sur cette petite mais l’échange est ambigu et entraîne chez Tara un désordre psychosomatique traduisant la lourdeur de l’affect transmis et la souffrance innommable. Nous devons répondre aux questions suivantes : 1. Comment prendre en charge un enfant malade, sa maladie ? 2. Comment peut-on comprendre l’origine de la maladie (ou des symptômes) et les répercussions sur l’équilibre affectif et émotionnel de l’enfant et de son entourage ? 3. Faut-il aménager un cadre propice à l’élaboration des émotions, des angoisses, des affects qui peuvent être à l’origine de certains troubles (facteurs étiologiques déclenchants ou secondaires réactionnels) pour empêcher le risque de somatisation ? 97
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Recherche en psychosomatique
Une prise en charge avisée, curative, médicale et psychothérapeutique de l’enfant et de ses parents est nécessaire. Travailler le lien et créer un espace d’échange est indispensable. Dans notre pratique quotidienne, nous réalisons à quel point le soma et la psyché sont indissociables. Ceci se retrouve dans : La capacité d’interprétation parentale est importante pour enclencher le processus de symbolisation en vue de constituer un bon insight chez (espace intérieur) l’enfant ; la difficulté à verbaliser ; le défaut au niveau de l’activité fantasmatique (et de rêverie) ; le relationnel corporel ; Le corps en effet représente le vecteur relationnel prévalant entre l’enfant et son entourage, cédant peu à peu la place à l’espace de la parole et du langage ; Le surplus d’excitation. Il peut se traduire par la dépression ; l’autre processus majeur est la somatisation chez l’enfant. L’exercice de la pédopsychiatrie face à l’enfant malade prend un caractère particulier du fait de l’évolution de la pédiatrie, des caractères divers de la maladie somatique chez l’enfant et l’adolescent, de la dynamique des relations avec les familles et les soignants et des concepts actuels portant sur la compréhension des phénomènes en cours. D’autre part, pour apprécier l’impact d’une maladie sur l’enfant, il est indispensable de prendre en compte son niveau de développement à la fois cognitif et émotionnel. Les conséquences ne sont pas les mêmes selon que la maladie débute chez un nourrisson, un enfant ou un adolescent. Enfin, la symptomatologie psychosomatique des enfants pose des questions théoriques complexes. Comment donner une explication simple à des phénomènes polymorphes, divers dans leur mode d’expression comme dans leur nature. Pour terminer, il faut rappeler que les progrès réalisés en pédiatrie ont permis de passer d’une problématique de survie à celle de la qualité de vie de l’enfant malade et de sa famille ; de ce fait, l’étude du vécu psychologique et des troubles psychiques rencontrés au cours d’affections chroniques (diabètes, cancers, épilepsie, asthme) a connu un grand développement et la psychiatrie de liaison a vu sa place précisée dans les services de pédiatrie.
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Recherche en psychosomatique. Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Pr. Jean-Marie Gauthier
Spécificités de la consultation en pédopsychiatrie Jean-Marie Gauthier Il faut considérer que, dans un service de pédopsychiatrie, il existe, en gros, trois types de partenaires. Ces partenaires sont, tout d’abord, les usagers de notre service et là, immédiatement et contrairement à ce qui se passe dans le service de psychiatrie adulte, nous devons tenir compte du fait qu’il existe une distinction essentielle à effectuer entre les parents et les enfants. Nous avons donc, en quelque sorte, deux types d’usagers dont les demandes ne sont pas toujours strictement équivalentes. Il importe donc de se rendre compte qu’il existe différents types de demandes en pédopsychiatrie, ce qui est une de ses premières réalités. De plus si l’on considère tout simplement le rôle des parents et celui des enfants il faut bien souligner que ces deux usagers ont des demandes et des manières de consulter qui peuvent être très contrastées. De plus, les parents viennent souvent contraints et forcés par des intervenants externes et ils supportent, sans doute, assez mal cette idée qu’ils pourraient être considérés comme de mauvais parents. Cette image de mauvais parents est porteuse de honte, affect qu’ils projettent assez rapidement sur le thérapeute avec qui ils ont tendance à rentrer en rivalité. On est donc tout le temps confronté à une dialectique extrêmement subtile chez les parents, entre une position de rivalité et une position dominée par ces phénomènes affectifs intenses que sont la culpabilité et la honte. C’est dire qu’à tout moment la relation entre eux, usagers de nos services, et nous 99
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Recherche en psychosomatique
travailleurs, est toujours précaire. Il faut toujours être attentif à la vision des parents et éviter d’accentuer une culpabilité qui est toujours immédiatement présente dans toute consultation. Du côté des enfants, la difficulté essentielle à laquelle nous sommes confrontés est qu’ils sont rarement conscients des troubles qui les amènent devant nous. Le plus souvent, ils ne comprennent pas l’objet, les origines de la consultation et vont être tentés, comme toujours, de réparer leurs parents pour tenter de mettre fin à la culpabilité qui les assaille aussi lorsqu’ils viennent en consultation. Nous avons aussi de multiples envoyeurs. Ces envoyeurs peuvent être tout simplement les parents mais il est rare que ce soit les seuls envoyeurs et donc nous aurons aussi affaire à des médecins, des écoles ou des services sociaux tels que les services de protection juridique etc. Si ces différents intervenants peuvent avoir des représentations de ce que peut être le bien de l’enfant, de ses différents besoins, cela veut dire que, là aussi, on risque de devoir se confronter à des conceptions extrêmement différentes et contrastées de ce que devrait être notre intervention. Ainsi un service juridique aura avant toute une demande telle que le service pédopsychiatrie devrait permettre à l’enfant d’avoir un comportement le mieux adapté possible à son environnement social, alors que d’autres types de services pourront avoir d’autres types de demandes. La demande de l’école par exemple sera principalement centrée, bien entendu, autour des résultats scolaires, qui seront en quelque sorte l’évaluateur du travail effectué par les services pédopsychiatriques. Nous sommes donc en pédopsychiatrie face à une extrême complexité des demandes et des besoins. Si d’un côté nous devons faire face aux demandes des envoyeurs, des enfants et de leurs parents, nos équipes se composent, elles, par ailleurs, de plusieurs catégories professionnelles que sont pédopsychiatres, psychologues, assistants sociaux, infirmiers, éducateurs, logopèdes, psychomotriciens et enseignants.
Premier objectif Le premier objectif qui doit être poursuivi est de développer le travail d’équipe, car personne individuellement ne peut faire face à l’ensemble des questions qui sont adressées au service de 100
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Le rêve, l’affect et la pathologie organique
pédopsychiatrie. Il s’agit là d’une des spécificités de ce travail psychiatrique avec les enfants qui est ainsi, et d’emblée, très différent de celui qui est fait avec les adultes. Il faut donc s’organiser pour permettre à chacun d’occuper une place dans le processus de travail qui est effectué par l’équipe, de donner à chacun sa responsabilité et de permettre que la vision des besoins et des nécessités des enfants qui nous sont confiés soit transmise aux autres professionnels de telle manière que nous puissions développer une vision globale de l’enfant, de ses besoins, de ses désirs, de son avenir, etc. Il faut donc assurer une communication optimale entre les différents acteurs de ce type de service – c’est une première exigence.
deuxième objectif Le deuxième objectif du service sera de repérer les besoins des patients qui lui sont adressés. Il me paraît utile de distinguer, d’une part, la demande et les besoins, d’autre part, si les usagers et les envoyeurs nous adressent des demandes, nous devons absolument établir une distinction et tenter de repérer quels sont les besoins réels du patient et de sa famille. J’entends par besoin des besoins qui ont trait à la sphère psychopathologique, qu’ils soient médicaux, au sens général du terme, ou pédopsychiatriques en particulier ; mais aussi les besoins psychologiques de bien-être, de socialisation, de capacités à vivre la relation à l’autre, etc., et enfin les besoins sociaux qui sont aussi des besoins culturels, des besoins de scolarisation, etc. Je pense que l’essentiel du travail doit être organisé pour permettre à l’équipe de repérer, de la façon la plus précise et la plus adéquate possible, les différents besoins des patients qui nous sont adressés. Pour cela, il est essentiel que, dans l’ensemble du service, l’ensemble des acteurs puisse observer, entendre et écouter toutes les manifestations – qu’elles soient comportementales ou verbales – qui sont produites par le patient et sa famille. Il me paraît indispensable que l’observation, dans le quotidien, soit au cœur de nos préoccupations. Il est essentiel ici d’insister sur cette fonction auprès des travailleurs qui sont le plus en contact, au quotidien, avec les patients – je pense bien entendu à tout le secteur infirmier, éducatif et rééducateur de nos services. 101
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Troisième objectif Il me paraît essentiel que, assez rapidement, un diagnostic soit posé sur la nature des besoins à tous les niveaux. Je pense que pour réaliser ces objectifs il serait utile que l’évaluation soit divisée en quelque sorte en deux périodes. Une première période qui serait une période de diagnostic et qui consisterait, pour l’ensemble des professionnels, à faire des observations, à rencontrer le patient, à interroger sa famille de telle manière que, au bout de ce temps écoulé, nous ayons une idée assez précise des besoins réels de ce patient sur tous ces plans que nous avons soulignés, mais je les rappelle : sur le plan pédopsychiatrique, psychologique, social et sur le plan de la socialisation, de la capacité d’entrer en contact pour l’enfant avec des jeunes de son âge et sa famille. Une fois le diagnostic posé dans sa globalité, il faut alors répartir le travail. Cette répartition du travail doit s’effectuer dans un contexte stratégique. Souvent nous sommes confrontés à de multiples besoins et sommes tentés, en pédopsychiatrie, de choisir des interventions qui nous confrontent en fait à des objectifs thérapeutiques inaccessibles. Cela est le résultat d’un contre-transfert très spécifique à ce monde de l’enfance que nous avons facilement envie de réparer et d’idéaliser. Il est souvent très difficile de réaliser toutes les interventions que nous devrions faire et, lorsque je parle d’interventions stratégiques, j’entends qu’il faut, à l’intérieur de tous les besoins et des ressources possibles, choisir l’option qui sera la plus utile à bref délai pour le patient, c’est-à-dire celle qui lui permette de développer sa propre identité, son bienêtre autant que, si possible, la meilleure adaptation possible à son environnement. Il y a souvent un travail de deuil que nous devons effectuer en tant que thérapeutes d’enfants dans la mesure où nous devons nous habituer à cette idée qu’il n’existe pas de prise en charge idéale. Je pense que, de ce point de vue et pour éviter cet écueil de l’intervention idéale, nous devons développer, en tant que pédopsychiatre, une activité diagnostique de plus en plus précise et, à mon sens, basée sur l’observation des patients et sur l’utilisation de deux grandes références que sont, d’une part, le DSM et, d’autre part, ce qu’on pourrait appeler la classification de Misès qui nous situe plus dans la dynamique relationnelle du patient que l’échelle du DSM-IV. Je pense cependant que l’échelle du DSM-IV est 102
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indispensable si nous voulons faire par ailleurs un travail de réflexion et de publication éventuelle sur nos activités. Par ailleurs, l’échelle de Misès (CFTMEA) peut utilement remplacer l’axe 2 du DSM qui reste extrêmement insuffisant voire inexistant pour la plupart des pathologies infantiles. Mais, bien entendu, le travail diagnostique ou psycho-pharmacologique du médecin n’est pas l’ensemble de ses activités et chaque pédopsychiatre, en fonction de sa propre formation, de ses références personnelles, etc. pourra aussi développer une approche thérapeutique individuelle ou familiale suivant les besoins du patient. En ce qui concerne les psychologues, il me semble important qu’ils prennent une part active à la phase diagnostique, que ce soit grâce à des entretiens ou à l’utilisation d’un certain nombre de tests psychologiques qui permettraient d’affiner le diagnostic du patient, notamment en ce qui concerne la structure de sa personnalité. Bien entendu il ne s’agit pas là d’une activité exclusive qui serait la seule activité du psychologue qui pourra, évidemment – et c’est souhaitable pour tout le monde – continuer à effectuer des prises en charge thérapeutiques individuelles, collectives ou familiales. En ce qui concerne les travailleurs du secteur infirmier, il est essentiel, dans le travail collectif, qu’ils participent à la phase d’observation, qu’ils soient attentifs au moindre trouble relationnel comme au mode relationnel du patient, de telle manière que cette observation puisse aider l’ensemble du service à se faire une image globale de la pathologie et de la personnalité de chacun de nos petits patients. Dans la deuxième phase, il est essentiel que l’échange d’informations circule entre les infirmiers et le reste de l’équipe de façon à ce que, au quotidien, on puisse prendre en compte la spécificité des difficultés de chaque enfant de telle manière que l’attitude relationnelle qui est adoptée envers lui soit organisée en fonction des représentations que nous avons de ses besoins et de sa psychopathologie. Je ferais les mêmes remarques en ce qui concerne les autres professionnels du service infirmier tels que les rééducateurs, psychomotriciens, logopèdes et éducateurs qui chacun, en fonction de sa formation propre et de ses potentialités personnelles, devra participer à l’activité diagnostique et à la prise en charge des patients. Il existe par ailleurs une spécificité encore toute particulière au monde de la pédopsychiatrie, c’est la conséquence directe du fait que, non seulement, et le plus souvent, les enfants ne connaissent pas les motifs de consultation mais que, par ailleurs, ils ont un mode 103
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Recherche en psychosomatique
d’expression qui ne passe pas nécessairement par la parole ; il faut donc que le thérapeute et l’ensemble des travailleurs de la pédopsychiatrie s’adaptent à ces modes particuliers de communication qui peuvent être beaucoup plus ludiques ou passer par le dessin. Mais, il faut prendre en compte aussi le fait que l’essentiel des communications chez l’enfant passe par le corps. Nous pensons que les représentations ne sont pas innées à l’enfant et qu’elles se construisent peu à peu, notamment dans la relation entre l’enfant et son environnement. Il est donc toute une série d’enfants dont la caractéristique principale, au niveau de la psychopathologie, est qu’elle ne se manifeste pas par le langage mais par des gestes et des comportements. Nous pensons ici bien évidemment aux troubles du comportement, aux troubles de développement les plus graves etc. Il est donc alors indispensable que le service puisse tenir compte de cette forme de communication qui passe souvent par l’intuition. Cette intuition n’est que la traduction subjective d’une forme de compréhension que nous avons de cette sorte de communication. Le plus souvent, pourtant, cette compréhension reste imprécise et du domaine de la pure sensation. Pour éviter cet autre écueil, il me semble que le développement de méthodologies d’observation pourrait répondre utilement au besoin que nous avons en pédopsychiatrie de traduire parfois nos intuitions en représentations plus précises, plus concrètes et mieux structurées. C’est à ce niveau que les techniques d’observation nous paraissent indispensables.
L’observation en psychosomatique Le regard en psychanalyse Comme chacun le sait, Sigmund Freud, en créant la méthodologie psychanalytique, a choisi un dispositif spatial qui ne permet pas au patient d’apercevoir son analyste. Freud s’est assez peu expliqué sur ce choix sinon dans deux textes seulement. Un premier est consacré à des conseils qu’il propose aux jeunes psychothérapeutes. Freud y indique que s’il a choisi ce dispositif spatial particulier, « c’est, dit-il, qu’il n’aurait pu supporter d’être soumis au regard des patients durant toute la durée de sa pratique médicale ». D’un certain point de vue, on pourrait dire que le dispositif spatial choisi par Freud correspond à une certaine disposition caractérielle chez 104
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lui. Dans un autre texte intitulé Ma vie et la psychanalyse, Freud dit qu’il a tout simplement gardé le dispositif spatial de la cure hypnotique. Il est assez particulier de devoir constater que, au moment même où Freud essaie de déterminer un dispositif thérapeutique particulier et qui vise à prendre une distance maximale par rapport à tout ce qui touche à la suggestion, il ait choisi de ne pas modifier le dispositif spatial, comme si ce dispositif était en quelque sorte neutre. Nous avons monté dans un de nos ouvrages précédents (Gauthier et al., 2001) comment en fait toute l’épistémologie freudienne était construite autour d’une conception naïve et réaliste, et du temps, et de l’espace. On pourrait dire, en le paraphrasant, qu’il n’y a pas que l’Inconscient qui ne connaît pas le temps, mais le créateur de la psychanalyse, lui aussi, est porteur d’une conception naïve de l’espace et du temps : ils se réduiraient à ce qu’on en perçoit alors qu’il s’agit bel et bien de représentations dont la construction est l’objet d’un développement progressif. Or le dispositif spatial de la cure analytique entraîne non seulement une disparition de la communication visuelle mais aussi une disparition du corps. Bien sûr ce dispositif spatial a été considéré comme une façon de permettre au patient de pouvoir parler sans tenir compte des réactions émotionnelles qu’il pourrait provoquer chez son thérapeute. Ce dispositif serait donc le garant d’une certaine objectivité pour le thérapeute mais aussi d’une grande liberté pour le patient. Il n’est pas inutile de critiquer ce point de vue pour déceler les représentations implicites du fonctionnement psychique qu’il peut recouvrir. Il y aurait en effet intérêt à se demander, lorsqu’on autorise un patient à s’exprimer en toute liberté, comment celui-ci pourra ou non utiliser cette liberté. Il n’est pas évident a priori que tout un chacun puisse bénéficier de cette liberté supposée. Cela suppose une grande autonomie psychologique qui n’est peut-être pas accessible à tous les patients. Le patient, en l’absence visuelle de son analyste, est appelé à en recréer un qui, cette fois, est créé par son propre imaginaire. Cela suppose que ce patient soit capable d’être seul et qu’il dispose d’un imaginaire suffisamment riche pour avoir accès à ce type de construction. En tant que thérapeute d’enfants nous connaissons bien cette difficulté que peut rencontrer un individu de ne pas être en communication corporelle directe avec son thérapeute. Aucun psychanalyste, jusqu’à présent, n’a jamais imaginé que l’on pourrait allonger un enfant sur un divan. Le proposer est impensable puisque tout un chacun conviendrait assez rapidement qu’il serait impossible de 105
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maintenir un enfant sur un divan, sinon en usant de la contrainte, ce qui est contraire à toute liberté thérapeutique. Il est intéressant cependant de se demander pourquoi il est impossible pour un enfant de rester dans ce dispositif spatial propre à la psychanalyse. C’est à notre avis qu’il est très difficile pour l’enfant d’avoir une pensée qui soit autonome de la pensée de son interlocuteur. On pourrait même dire que le fait pour l’enfant de grandir signifie, au niveau psychologique en tout cas, la capacité progressive de développer un espace mental psychique indépendant de celui de ses parents. Pour l’enfant très jeune, la question de disposer d’un espace psychique propre ne se pose pas et ce n’est que progressivement qu’il va s’approprier cet espace à distance de ses parents. On pourrait donc dire que le modèle freudien est un modèle idéal dans la mesure où il suppose que l’on s’adresse un patient qui est suffisamment développé psychologiquement pour pouvoir être autonome de l’espace psychique de son interlocuteur. Mais, à l’instar de ce qui se passe chez l’enfant, il est possible que le psychanalyste doive aussi se confronter à des patients qui n’ont pas acquis suffisamment d’autonomie pour pouvoir se soumettre à une cure psychanalytique typique. Nous pensons bien entendu à tous ces patients que la psychanalyse actuelle a choisi de qualifier d’états-limites, c’est-à-dire ces patients qui ne sont ni névrotiques ni psychotiques mais qui sont dans un espace intermédiaire mal défini et qui sans doute ne pourraient pas bénéficier la plupart du temps du cadre d’une cure-type. Il conviendrait sans doute de se demander si, à l’instar de ce qui se passe pour les enfants, ces patients ne souffrent pas d’une difficulté majeure à assumer un cadre psychanalytique qui suppose une autonomie psychique qu’ils n’ont pas. On pourrait dire, pour aller au fond de notre pensée, que la meilleure définition de la névrose dans la théorie freudienne est cette capacité qu’ont certains patients à développer une autonomie personnelle suffisante pour pouvoir supporter le modèle d’intervention thérapeutique tel qu’il a été défini par Freud.
Le retour du corps On peut dire que le dispositif spatial choisi par Freud a évacué la question du regard en même temps que la question du corps. Il est bien évident en effet, comme le montrent les thérapies d’enfants, que le thérapeute d’enfants est soumis inévitablement non seulement au regard de son jeune patient mais aussi qu’il ne peut échapper à des interactions de nature corporelle. Il est très difficile 106
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de jouer en restant figé sur une chaise et il est difficile d’entrer en communication avec un enfant sans jouer. L’espace comme le corps en thérapie d’enfants est un espace partagé entre l’enfant et l’analyste. C’est sans doute ce qui a valu aux analystes d’enfants le fait d’être souvent considérés par des analystes d’adultes comme de simples thérapeutes analytiques ; ces mêmes analystes refusant aux cures d’enfants le droit d’être appelées des cures psychanalytiques. Il était quasi inévitable cependant que cette dimension corporelle oubliée fasse sa réapparition dans le cadre de la psychanalyse. Nous pensons que le concept introduit par les thérapeutes kleiniens « d’identification projective » est une manière de réintroduire la dimension du corporel dans le champ de la psychanalyse. Il est évident, en tout cas, que ce phénomène décrit sous ce vocable par les analystes kleiniens ne peut être repéré que lorsque, soit le patient, soit l’analyste, présente des affects intenses et inattendus qui modifient, à chaque fois, d’une manière ou d’une autre son vécu corporel.
L’observation directe Une autre approche du corporel a été introduite en psychanalyste par Mme Esther Bick, qui a fondé la méthode d’observation directe. Il est impossible, dans l’espace disponible à cet article, de décrire de manière précise cette méthodologie. Rappelons simplement qu’elle utilise l’observation du bébé pour permettre à l’analyste ou futur analyste en formation de vivre des phénomènes contre-transférentiels intenses. L’analyste va à la rencontre du bébé et de sa mère en dehors de toute grille d’observation et de toute prise de notes en direct. Il lui faut observer et se laisser aller à ressentir des affects au travers de ce qu’il perçoit des interactions particulières qu’il a sous les yeux. L’ensemble de la méthode implique que l’analyste en formation se rende au domicile de l’enfant une heure par semaine, qu’il prenne des notes de son observation dans un deuxième temps et puis, enfin, qu’il participe à une supervision de groupe une fois par semaine. Ces groupes de supervision réunissent, le plus souvent, trois observateurs et un animateur. Le bébé et la relation qu’il entretient avec sa mère sont ainsi des éléments essentiels de ce dispositif. Le bébé dans ses premiers mois a le pouvoir de susciter des affects intenses chez toutes les personnes qui sont amenées à observer les interactions entre celui-ci 107
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et sa mère. Très rapidement aussi cette méthodologie a été étendue à des situations de troubles du développement chez l’enfant. On pourrait dire que cette méthode d’observation directe a été utilisée de plus en plus par des équipes pédopsychiatriques pour observer toute une série de pathologies dominées par des troubles du développement et de la communication : là où semble-t-il la communication verbale serait remplacée par des troubles du comportement, où la pathologie se manifesterait plus dans des gestes et des attitudes que dans la parole.
Le retour du visuel L’observation directe a eu le grand mérite de remettre à l’avantplan de nos réflexions la dimension essentielle du regard à l’intérieur des relations humaines. Il est évident en effet qu’intuitivement, dans notre vie quotidienne et dans les relations que nous entretenons avec nos semblables, nous sommes continuellement occupés à évaluer l’état affectif de nos interlocuteurs grâce au regard. Un seul regard suffit pour que, de manière intuitive, nous fassions le point sur les intentions explicites et implicites de nos interlocuteurs. Leurs gestes autant que leurs attitudes, ou encore les traits de leurs visages sont autant d’indicateurs qui nous permettent de nous situer très rapidement, et de manière intuitive, au sein de toutes nos relations sociales, qu’elles soient familiales ou professionnelles. Le regard est une dimension essentielle de notre vie relationnelle. Sur un plan développemental et anthropologique, on pourrait dire, en quelque sorte, que l’homme a gagné en visuel ce qu’il a perdu en odorat. La station debout, le fait pour l’être humain de vivre dressé sur ses jambes lui a fait perdre le contact avec les odeurs, ce qui l’a contraint à développer une communication visuelle, par le geste et la mimique, qui est devenue une dimension essentielle de la relation humaine. Le visage de l’homme est à l’image des émotions qu’il vit dans son monde intérieur ; monde psychique interne qu’il communique ainsi inévitablement au monde extérieur. L’observation permet de remettre en valeur tout ce que le dispositif psychanalytique avait évacué : le corps et ses manifestations. Pour nous, une approche psychosomatique est une approche qui permet de tenir compte de toutes les dimensions de la vie relationnelle de l’homme au premier rang desquelles figure le corps lui-même. 108
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Le regard et la réflexion Il est intéressant de constater aussi que, lorsque ces dispositifs d’observation sont mis en place, toute personne qui se sait observée, va dans grand nombre de cas commencer à s’observer ellemême. Tout se passe comme si l’observé s’identifiait à l’observateur. Il est en effet bien entendu que toute personne observée est au courant de la mise en place de ce dispositif et de sa raison d’être. Il est parfois surprenant dans un premier temps, mais fort cohérent avec le pouvoir même de l’observation et du regard, de voir les personnes observées se prendre d’intérêt pour leurs propres comportements et attitudes. L’observation réintroduit ainsi cette dimension réflexive qui appartient au regard : le regard partagé donne accès à la prise de conscience. Le visuel donne accès à cette autre dimension oubliée par la psychanalyse, celle de la prise de conscience : celle-ci ne peut en effet se réduire à un simple passage de l’inconscient au conscient mais est bien le résultat progressif et construit d’un processus réflexif au sein duquel l’Autre occupe une place essentielle. Des philosophes tels que Ricœur ou Sartre l’ont abondamment démontré. Bien entendu ce qui est observé ne peut être assimilé à l’espace psychique interne d’un sujet. Ce que l’on observe n’est qu’un ensemble de gestes et de comportements qui sont en lien indirect avec cet espace intime du sujet qui ne peut, lui, être atteint que grâce à un certain nombre d’inférences. C’est sans aucun doute ce qui a conduit beaucoup de psychanalystes à développer une attitude extrêmement critique vis-à-vis de ces méthodologies d’observation. Ils prétendent, à juste titre d’ailleurs, qu’on ne peut atteindre l’espace interne en partant de l’observation qu’en utilisant des inférences qui comportent le risque certain d’interprétation. Nous sommes d’accord avec ce type de mise en garde mais nous pensons que là encore les conditions du travail analytique ne sont pas nettement différentes de celles qui prévalent dans la cure analytique. Dans ce cas en effet ce ne sont pas des comportements qui sont observés mais des associations « libres », un discours qui ne peut être référé à l’inconscient du sujet que par le détour par toute une série d’inférences à propos de l’espace interne de son patient. L’observation directe pour établir ces inférences peut utiliser d’autres repères qui sont par exemple la cohérence des comportements dans le temps, leur répétition, les effets du contexte, les réactions des interlocuteurs, les conséquences positives ou négatives que peuvent avoir 109
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un certain nombre d’interactions etc. Les inférences dont on fera l’hypothèse peuvent alors être comparées aussi à celles qui peuvent être établies par d’autres observateurs, et des comparaisons peuvent être faites entre différents observateurs et différentes méthodes d’observation, ou encore mesurer la distance qui sépare ce qui a été observé au sein d’une séance de thérapie de ce qui se manifeste aux yeux de l’observateur. La méthodologie de l’observation clinique vient compléter l’arsenal méthodologique des psychologues et les effets de réflexion qu’elle peut engendrer ne se limitent pas aux seuls observés. En diversifiant nos modes d’approche, nous nous approchons plus de la méthodologie scientifique, d’autant que cela nécessite des accords inter-juges. Soulignons encore l’intérêt de cette méthodologie sur un plan thérapeutique. L’observation directe permet aussi parfois à des patients de s’engager dans un processus de transformation de luimême après avoir pris le temps de s’observer et d’entamer une démarche thérapeutique qui lui serait restée inaccessible en utilisant uniquement la communication verbale.
Pour une théorie du corps relationnel Comme le suggère le texte d’introduction au numéro de la revue Psychiatrie Française consacré à la question de la psychosomatique, il est certain que ce terme est fortement polysémique en fonction de ses multiples acceptions au cours de l’histoire de la psychiatrie. Il convient donc, avant tout, de préciser ce que nous entendons par psychosomatique. Ce terme tend, pour nous, à exprimer une vision unitaire de l’homme, en particulier dans les rapports qui unissent corps et psyché, mais aussi tout individu à son environnement physique et culturel. Il est hors du propos de ce bref article de revenir sur les raisons qui ont poussé la philosophie et les sciences occidentales à proposer, et depuis longtemps, une séparation entre la vie psychique et les processus biologiques responsables de notre vie d’êtres humains, mais cette division a un caractère heuristique : il est sans doute plus aisé pour une pensée analytique de se pencher sur deux phénomènes particuliers plutôt que de tenter d’en saisir, d’emblée, la globalité. Le retour de la médecine vers cette vieille intuition humaine que constitue 110
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l’hypothèse psychosomatique pourrait en fait marquer une sorte de maturité : nous aurions maintenant les outils pour étudier ce qui fut tout d’abord séparé. D’un point de vue pragmatique, on pourrait dire que cette réunification restera sans doute partielle. Il est impossible de réaliser une analyse globale qui prenne en compte tous les éléments à la fois somatiques, psychiques et sociaux de l’être humain ; le paradigme psychosomatique est, de ce point de vue, une sorte de principe organisateur, un concept, une sorte d’idéalisation inaccessible en elle-même mais qui peut organiser et donner sens à des recherches. On peut penser que deux points de vue strictement opposés se sont manifestés, à ce sujet, dès le début de la psychiatrie. La conception biologisante de la psychiatrie aboutit à une sorte de négation pratique de la psychosomatique, non qu’elle en nie l’intérêt mais que son approche, centrée sur les prédispositions internes au sujet, ne la conduisent que rarement à s’interroger sur les conditions contextuelles de l’adaptation de nos comportements. Cette conception tend à s’appuyer sur les découvertes récentes de la biochimie, de la psychopharmacologie et de plus en plus fortement sur les découvertes de la génétique, ce qui la conduit à se concentrer quasi exclusivement sur le corps. Si les théories du stress fournissent un point de départ potentiel pour des recherches sur l’adaptation du sujet et les régulations hormonales sous-jacentes, il faut bien sortir d’une stricte logique biochimique pour définir ce que peut être une situation de stress. Il est possible que de ce côté, déjà, la psychosomatique demande le développement de méthodologies nouvelles. D’un point de vue strictement opposé, le terme de psychosomatique, ces dernières années, a surtout été associé à des « écoles » qui tentaient de définir comment des troubles psychiques pouvaient avoir des répercussions sur le plan somatique. Cette perspective s’inscrit d’emblée comme une tentative de soigner, par des moyens psychiques, certaines affections somatiques. Elle connaît un succès important car elle correspond assez fortement aux conceptions propres à la médecine populaire ; ce n’est pas pour rien que nous voyons aujourd’hui fleurir tant de conceptions « psychologisantes » dans le cadre des médecines dites parallèles. Un argument majeur de celles-ci n’est-il pas qu’elles affirment, elles, tenir compte de « l’esprit » ? Ce qui les rendrait très différentes de la médecine traditionnelle. Le voisinage de ces médecines parallèles avec la deuxième des conceptions de la psychosomatique contribue largement 111
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à jeter le soupçon d’a-scientificité sur celle-ci, ce qui est assez largement injustifié. Mais de nouveau cette approche nécessite une redéfinition de ses concepts et de ses méthodes. Nous pensons en effet que la principale difficulté de cette conception réside dans sa difficulté à définir le corps. Ces écoles de psychosomatique ont été très fortement et principalement influencées par le modèle de la métapsychologie freudienne. Or, comme nous l’avons déjà montré dans plusieurs écrits1, la métapsychologie freudienne propose en fait une conception du corps propre à la pensée scientifique du XIXe siècle. Si l’on suit la pensée freudienne depuis ses premières conceptions, on doit bien constater que pour Freud la cause essentielle de la pathologie réside dans l’existence d’affects qui n’ont pas été liquidés, déchargés2. Il est hors de notre propos de reprendre ces conceptions dans le détail ; rappelons simplement que, dans la névrose actuelle, c’est bien l’absence d’une pratique sexuelle normale qui provoque une stase d’affect, source de la pathologie. L’objectif du médecin sera, dans ce cas, de permettre à la personne malade de reprendre une vie sexuelle normale qui devrait lui permettre de régulariser sa décharge énergétique pulsionnelle et ainsi mettre fin à la stase énergétique, source de pathologie. Cette conception sert de modèle à la psycho-névrose de défense puisque celle-ci se constituerait sur un noyau de névrose actuelle ; de même, cette perspective énergétique de l’affect permettait aussi de définir le rapport qui peut exister entre le soma et la psyché. La pulsion possédant sa source dans le soma, c’est l’accumulation progressive de l’énergie qui lui donnerait la possibilité d’effectuer le saut qualitatif qui lui donnerait une existence psychique sous forme d’affect. On a souvent qualifié ce modèle d’hydrodynamique, je préfère, en ce qui me concerne, l’appeler thermodynamique dans la mesure où il fournit une représentation du fonctionnement psychique humain superposable à celui d’une machine à vapeur : c’est par le jeu d’augmentations et de décharges énergétiques que fonctionne le psychisme de l’individu. Comme pour ces machines, c’est de la bonne circulation, ou non, de la « vapeur » que dépend le maintien de l’équilibre psychologique et somatique de l’individu. Je ne reviendrai pas sur les multiples difficultés de ce modèle au cœur la théorie psychanalytique 1. Gauthier J.-M., L’enfant malade de sa peau, Dunod, Paris, 1993. 2. Ce qui, à nouveau, renvoie à des hypothèses présentes, en grand nombre, dans les médecines populaires.
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elle-même. Disons simplement que nous savons aujourd’hui que ce modèle n’est pas exact ; plutôt que de parler de décharge, il convient sans doute de parler de régulations propres à la pensée cybernétique. Nous savons en tout cas que l’affect n’est pas une décharge énergétique mais un niveau particulier de régulation hormonale. Cette approche du corps est propre à l’imaginaire du XIXe siècle mais elle correspond, de plus, à une sorte de phénoménologie subjective du vécu émotionnel, ce qui sans doute lui fournit le piège d’une sorte de confirmation subjective immédiate. Il conviendrait aujourd’hui de prendre distance par rapport à ce modèle « énergétique » qui laisse croire que la psychanalyse parle du corps réel alors que le corps qu’elle croit approcher dans sa réalité biologique n’est qu’une représentation fort sommaire et succincte des phénomènes autrement plus complexes tels qu’ils sont décrits par la physiologie actuelle. De plus, la pensée freudienne a donné une grande importance à la pathologie hystérique, et en particulier au phénomène de conversion qui utilise le corps comme une métaphore. Comme Freud l’a expliqué lui-même, l’hystérique ne connaît pas l’anatomie, et le corps que l’hystérique manifeste est un corps imaginaire ; le corps apparaît pour ce qu’il représente et non en fonction de ses réalités anatomiques et physiologiques. De plus, l’hystérie est la névrose fondatrice de la théorie psychanalytique, c’est à elle que s’applique le mieux le modèle de la production névrotique faite d’un conflit, d’un refoulement et du retour du refoulé. Selon nous, elle constitue l’horizon épistémologique de la psychanalyse, le modèle de base à partir duquel Freud et ses successeurs ont pensé la psychopathologie. Le corps tel que la psychanalyse se le représente risque ainsi à tout moment de n’être que du côté de l’imaginaire. C’est sur cette ambiguïté du statut du corps qu’ont échoué, selon nous, les recherches en psychosomatiques. On va dans ce cadre, par exemple, parler du cancer du sein sans tenir compte de la réalité biologique de cette pathologie : il existe, en effet, différentes variétés de cancer du tissu mammaire, aussi bien en ce qui concerne les origines que les manifestations cliniques et les valeurs pronostiques. En parlant du cancer du sein, on fait la même opération que le patient hystérique qui confond les réalités biologiques d’un organe avec ce qu’il peut représenter, sa valeur de communication et de sens. C’est la forme, ce qui apparaît à nos sens, qui prend lieu et place des diversités anatomiques, histologiques et physiologiques de la glande mammaire. Pour le dire de façon lapidaire, le sein et ses valeurs symboliques, 113
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érotiques et relationnelles, hautement significatives, prend la place de l’organe de lactation. Pour avancer dans le champ de la psychosomatique, il faudra à l’avenir prendre distance par rapport aux représentations freudiennes du corps mais aussi insérer notre pensée du corps dans un environnement avec des contraintes spécifiques. Ce n’est pas pour rien si, après avoir été l’élève de Pierre Marty, pour qui le symptôme psychosomatique ne pouvait avoir de sens sinon celui d’indiquer une difficulté majeure de ce type de patients à élaborer mentalement des représentations, C. Dejours parle aujourd’hui d’hystérie archaïque pour expliquer la somatisation ; c’est que si l’on ne prend pas la mesure du modèle freudien, sa logique interne vous reconduit inévitablement là à l’hystérie. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes non plus que de devoir constater que l’évolution de cette pensée va de plus en plus situer l’origine de la pathologie somatique dans des fixations précoces, voire même très précoces, ce qui risque de couper la possibilité pour un individu de récupérer une signification - compréhension de sa pathologie comme un fragment possible de son histoire. Si la fixation est très précoce, elle ne peut, en effet, de toute façon avoir fait l’objet d’une représentation élaborée. La question est alors de savoir comment il sera possible au sujet de se réapproprier cette histoire personnelle qui n’a pas pu être symbolisée, si ce n’est sous la conduite du thérapeute et de ses principes théoriques ; la thérapie pourra-t-elle alors être autre chose qu’une répétition d’aliénation : le sujet doit inscrire en lui une histoire qui ne pourra jamais lui appartenir. Parler, dans ce cadre, d’une forme d’hystérie ou d’une difficulté de représentation, ou passer de l’un à l’autre, n’est en fait rien d’autre que le parcours d’un cercle vicieux sur le plan de la logique.
Théorie du corps relationnel Si on ne peut reprocher à Freud de s’être aligné sur les schémas épistémologiques de son temps, il est regrettable que la recherche psychanalytique reste, à ce point, à distance des découvertes actuelles des neurosciences. D’un certain point de vue, il est certain que l’œuvre de Freud, peut être lue comme une biologie de l’esprit, propre à son temps, et il est peu compréhensible que cette perspective reste aujourd’hui négligée par ceux-là même qui se présentent comme ses héritiers les plus légitimes. Il est vrai que le rapprochement ne pourra se faire que si la psychanalyse renonce à utiliser 114
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la métapsychologie freudienne qui, à mon sens, est devenue totalement désuète. N’est ce pas ce qui explique que la recherche en psychosomatique, qui a connu une sorte d’âge d’or dans les années soixante, se soit progressivement étiolée au point de s’éteindre et de perdre toute considération ? Or les neurosciences, notamment en partant d’un point de vue endocrinologique, nous invitent à revoir les relations corps – esprit dans une perspective pleine de promesses si les cliniciens acceptent aussi de renouveler non seulement leurs concepts mais aussi leurs méthodologies de recherches et d’approches de cette question, à tout le moins, fort difficile. Retrouver le chemin de recherches utiles dans le domaine de la psychosomatique, dans la perspective que nous avons précisée, nécessite un travail méthodologique fondamental ; il faut à la fois utiliser des concepts utiles en même temps que des méthodes d’observation et d’entretien qui rendent mieux compte non seulement des relations complexes qui unissent le corps et l’esprit mais aussi qui relient ces deux dimensions à celles tout aussi importantes du milieu environnant et de l’adéquation entre celui-ci et le sujet humain. C’est dans cette perspective que nous voudrions terminer cet article pour dégager quelques pistes, à notre sens, utiles mais sans avoir, bien sûr, la tentation de l’exhaustivité dans un domaine qui s’avère à chaque pas en avant plus vaste que nous ne l’avions imaginé. Notre seule ambition serait de permettre à cette recherche psychosomatique de sortir d’un piège tel qu’il figure d’ailleurs dans l’argument proposé pour ce numéro : sortir le domaine de la psychosomatique du champ des croyances pour l’installer dans celui de la recherche organisée dans le souci du respect de la complexité. Il est certain que de ce point de vue la recherche en psychosomatique a beaucoup à apprendre des démarches effectuées dans le cadre de l’éthologie. Une première manière de dépasser l’opposition entre biologie d’une part et ce qui serait purement psychique d’autre part est de penser le corps comme un objet fondamentalement relationnel. Comme nous l’avons montré au cours de travaux précédents, en effet et dès la naissance, notre corps est organisé par notre entourage et en particulier par la relation maternelle. Ce corps dont nous faisons le support essentiel de notre identité est organisé par notre mère ; pensons simplement à ces phénomènes tels que les rythmes, les goûts alimentaires ou encore l’apprentissage de la langue maternelle. Ce n’est que progressivement que nous nous approprions ce corps, tout d’abord à travers la motricité, l’espace et les expériences 115
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d’exploration. Mais cette appropriation n’est que partielle sans doute car, les étudiants le savent bien, les mères restent encore fort longtemps attentives aux rythmes de sommeil et à l’alimentation de leurs jeunes gens. Ainsi notre corps, lieu fondamental d’assise de notre identité, est bien, avant tout, une construction relationnelle. Il existe dans certaines familles des systèmes qui empêchent les individus qui la composent d’effectuer ce travail d’appropriation corporelle, ce que Sami-Ali a appelé le Surmoi Corporel. C’est bien entendu la capacité d’adaptation de ces individus qui se trouve sérieusement entamée puisqu’ils seront soumis, plus que d’autres, à l’obligation de répétition. Cette difficulté doit être mise en rapport avec cette autre difficulté d’adaptation, psychique cette fois : la diminution ou l’interdiction d’utiliser les ressources de l’imaginaire. Le corps est aussi un objet relationnel dans la mesure où c’est grâce à lui que nous pouvons inférer en permanence l’état mental de nos interlocuteurs. C’est à partir des positions corporelles de l’autre, de ce que nous pouvons percevoir de son tonus, de sa physionomie, de l’expression de ses émotions, du rythme de sa voix que nous effectuons en permanence ce travail intuitif. On ne peut rien comprendre à l’intuition si on n’y intègre pas la dimension corporelle. Pour pouvoir faire ces hypothèses sur l’état émotionnel de nos interlocuteurs, il faut bien que le corps soit porteur de messages fixes et stéréotypés, de schémas relationnels dont la signification autant que l’origine doivent être recherchées dans l’évolution biologique de notre espèce. Il faut ici refuser de parler de langage du corps pour comprendre comment le corps fut sans doute d’abord le premier moyen de communiquer de nos lointains ancêtres. Des études sérieuses montrent que c’est le corps, les gestes qui sont à l’origine du langage. Le corps est donc un véhicule qui nous permet en permanence de nous adapter aux autres, à leur état psychique et émotionnel. Le concept d’adaptation, qui a été tant décrié ces dernières années, prend ainsi un sens plus complet : il ne s’agit plus seulement de l’environnement physique brut mais aussi du domaine de la relation à nos semblables. Ceci nous conduit à un autre concept défini par Sami-Ali qui est celui d’impasse. Comme il l’a montré, la psychopathologie freudienne est organisée autour de la notion de conflit tout en faisant l’hypothèse implicite que celui-ci est, le plus souvent, soluble. Le concept d’impasse nous permet d’étudier un certain nombre de situations où ce ne serait pas le cas. C’est grâce à 116
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ce concept d’impasse que nous pouvons faire le lien avec un autre concept essentiel qui est celui du stress. Nous accordons une place essentielle à ce concept de stress dans la mesure où il nous permet de faire ce lien entre le somatique et le psychique grâce à la régulation hormonale. Néanmoins ce concept, s’il est valable sur le plan biologique, est très difficilement applicable sur le plan psychique où il est facilement galvaudé. En situation d’impasse, c’est-à-dire dans ces situations où le sujet ne peut ni fuir la situation ni trouver une solution à celle-ci, il est, de fait, dans la situation de ces rats qu’on a enfermés dans des cages justement pour étudier et définir le stress. La recherche en psychosomatique devra donc ainsi, à la fois, mieux comprendre les soubassements biologiques des régulations hormonales et des émotions, mais aussi mieux évaluer les relations entre les phénomènes physiologiques et les phénomènes relationnels en multipliant les points de vue et les méthodes d’approche. C’est à ce niveau que le concept de stress occupe une place centrale s’il est relayé sur le plan psychique par celui d’impasse. Il nous semble enfin qu’il serait utile que cette recherche psychosomatique s’attache à étudier des phénomènes qui ont une existence à la fois strictement biologique et strictement psychologique. Nous pensons ici à des phénomènes tels que le rêve, les rythmes de base et l’alimentation. Nous savons que tous ces éléments jouent un rôle essentiel, même s’ils sont encore parfois mal compris, dans l’équilibre physiologique et psychique de l’individu. Or, ces trois domaines peuvent à la fois être décrits tant sur le plan biologique que sur le plan psychique, sur le plan des apprentissages familiaux comme sur celui des impératifs sociaux, culturels et économiques propres à certaines sociétés et à certaines structures de sociétés. Il n’est sans doute pas inutile d’en étudier les déterminismes et les relations qui existent entre ces configurations respectives pour rendre compte au mieux de ce qui sans doute reste au cœur d’une recherche psychosomatique organisée par une vision de la globalité du sujet : c’est-à-dire tenter d’apercevoir ce dernier dans toutes ses dimensions pour rendre compte de son histoire et de son histoire corporelle qui, comme nous venons de tenter de le montrer, est aussi une histoire relationnelle. La recherche en psychosomatique pourrait ainsi avancer vers un nouveau paradigme, lui permettant de dépasser l’opposition classique entre le biologique et le psychique.
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Recherche en psychosomatique. Le rêve, l’affect et la pathologie organique
Sylvie Cady
Affect et relaxation psychosomatique Sylvie Cady La relaxation psychosomatique est une nouvelle forme de psychothérapie conçue à partir des deux aspects fondamentaux de la nature humaine, le psychique et le somatique, dans leur relation de complémentarité1. Elle est plus particulièrement centrée sur la problématique de la pathologie somatique, et se réfère au système activité-passivité, moteur de toute évolution. Elle utilise les données de la psychosomatique. Ce type de relaxation ne convient qu’à un enfant grand : à partir de 7-8 ans. Auparavant, des moments de relaxation à partir de jeux corporels dans la psychothérapie peuvent être proposés. La relaxation n’est pas la recherche de la détente mais c’est d’abord comprendre pourquoi le sujet est tendu ou distendu, l’état de la relaxation est un but à atteindre à un moment de la relation thérapeutique. Dans la relaxation, ce qui est différent de la psychothérapie classique, c’est l’abord de l’affect et de la relation où on peut jouer des situations du proche et du loin. Le face à face, la situation allongée peuvent être deux positions techniques pour la relation corporelle. Jouer des positons est important dans une dynamique représentative à construire, ou pour la prise de distance dans la relation. Aussi, la technique, en fonctionnant en tant qu’équivalent d’interprétation, 1. Voir Sylvie Cady, La psychothérapie de la relaxation, une approche psychosomatique, Dunod, Paris, 1998.
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peut aider par exemple le passage du corps, à une structure affective plus représentative sur le plan du symbolique. Par ailleurs, ce qui est fondamental, c’est la place importante que je donne au phénomène de projection. Relationnellement, cette dynamique se met en acte dans une situation où l’autre fonctionne en tant que double de soi. Ce qui est important pour moi, c’est de donner la possibilité de son émergence ou de la prendre en compte dans la relation. Ce mouvement, qui vient du sujet et va s’organiser vers le thérapeute, me paraît en effet un espace essentiel : c’est dans cette situation, qu’il pourra y avoir grâce à la projection une possibilité représentative du corps. Le sujet y est créateur d’une dynamique, le thérapeute surface projective. Dans ma technique de relaxation, je ne pratique pas l’induction. À part le premier mouvement, qui est donné par la thérapeute, et qui tient compte de l’histoire du sujet et de sa structuration personnelle ; dès la deuxième séance, le vécu corporel du patient est inclus dans l’élaboration du mouvement, qui est créé ensemble. Il reprend ce qui a été verbalisé dans la relation de la séance elle-même. Si la création personnelle du patient n’est pas encore possible, on y introduit la possibilité de choix entre deux exercices. Le mouvement n’est pas figé ; le modifier et l’adapter à soi est aussi une possibilité. Le rythme corporel est une autre donnée essentielle de cette technique. La problématique du rythme corporel, en relaxation psychosomatique, consiste en une rythmicité tension-détente qui s’inclut dans une relation à l’autre. Ceci se dynamise dans d’autres rythmicités, comme celle du sommeil. On remarque, en effet, chez beaucoup de sujets insomniaques, que le phénomène de dysrythmie corporelle, qui accompagne leurs difficultés nocturnes, est capital. Certains, en particulier les personnalités dépourvues de potentialité imaginative, fonctionnent sur un rythme binaire : contraction-détente, dans l’instinctuel. Ce sont ceux-là aussi, qui se disent « tomber dans le sommeil ». L’espace d’endormissement n’existe pas, la détente sans maîtrise déclenche le sommeil. D’une manière générale, pour ces mêmes personnes, le rythme corporel fonctionne autour de cette bipolarité, contraction-détente, dans une activité d’expulsion qui donne l’impression que leur corps ne leur appartient pas totalement ! De ce fait, ils ne peuvent pas dire s’ils sont tendus ou détendus. Mais aussi, étant donné la grande proximité relationnelle de ces sujets et la coupure dans laquelle ils sont face à la possibilité représentative, les problèmes de vie sont vécus dans une réponse directe 120
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du corps, qui se fait le plus souvent en tension. Pour se détendre, ils peuvent avoir recours à l’effort physique qui sera une activité d’épuisement. Dès que la fatigue physique se récupère, la tension inexpulsée réapparaît. Ici l’utilisation corporelle est technique, la relaxation doit en tenir compte. Il existe une structuration de la représentation qui tient compte du réel et de l’imaginaire. L’image du corps émane de ces deux structurations. Aussi dans certains cas, l’image du corps peut être structurée à partir du visuel réel, ou dans d’autres cas, être également enrichie par l’impact de l’imaginaire. Chez certaines personnalités dépendantes, comme dans les fonctionnements où le sujet est coupé de la potentialité imaginative, la structuration de l’image du corps répond à une organisation rationnelle, où l’autre fonctionne en tant qu’instance d’autorité, qui structure un corps fonctionnel, sans que son fondement ne soit vécu entièrement en profondeur. Le sujet, s’il est confronté à une difficulté de vie, s’y adapte, et organise quant à son corps un système adaptatif pour s’en sortir. La relaxation ne devra pas tomber dans le piège de cette adaptation. D’une toute autre manière, dans l’organisation d’un certain fonctionnement de la personnalité allergique2, toute la construction de l’image du corps se fera autour d’un relationnel, rivé à la relation maternelle et déterminé par la puissance projective. L’allergique n’a pas de visage, il a le visage de la mère. Toute la structuration de son image corporelle tournera, de ce fait, autour de cette structuration miroir. La différence pose un problème d’impasse, facteur déterminant de la pathologie organique. Aussi, une thérapie, qui s’intéresse au corps, devra tenir compte de ces structurations. Dans tous les cas, le relationnel et la potentialité imaginative sont deux facteurs déterminants de la structuration de l’image corporelle. La relation et l’affect sont ce qui permet le lien entre l’imaginaire et la construction de l’image du corps. La paralysie hystérique de Laurent et la colite rebelle de Sonia, sont deux types de pathologies. C’est ce que l’on retrouve dans deux registres psychosomatiques différents. L’un est lié à une riche production imaginaire et aboutit à des manifestations fonctionnelles, autour d’une situation conflictuelle. L’autre peut se développer quand l’imaginaire ne fonctionne pas, c’est le cas de la pathologie 2. Ceci ne recouvre qu’un seul cadre des fonctionnements de l’allergie réservé à l’asthme et l’eczéma.
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de l’adaptation, dite aussi « pathologie du banal ». La pathologie organique y est liée à un conflit sans issue, ou impasse. Les deux observations d’enfants qui suivent vont illustrer chacun de ces fonctionnements. La relation et l’affect y sont deux données primordiales. Laurent, six ans et demi, est le dernier d’une famille de quatre garçons. Il vit avec un père juriste et écrivain, agressif et interventionniste, dont il évite le contact. Son développement psychomoteur s’est bien passé jusqu’à ce qu’il fasse une chute de vélo après une brouille avec son père. Cette chute coïncide avec le début de son apprentissage de l’écriture, un moment très investi par le père. Depuis, l’enfant ne peut plus se servir de sa main droite pour écrire. « C’est bloqué », dit-il. Une impossibilité fonctionnelle de l’avant-bras le contraint à écrire de l’autre main. L’électromyogramme est normal, ce qui permet de conclure à une paralysie non organique. Un lien entre une problématique inconsciente, liée à l’agressivité paternelle, et la chute de vélo semble évident. Elle sera plus tard représentée par l’enfant. Dès les premiers entretiens, la psychothérapie révèle chez cet enfant une activité imaginaire riche, avec des rêves et des dessins colorés, vivants, évoquant une problématique de lutte avec le père et se situant autour d’une angoisse de castration. Vient un jour où, sa mère étant hospitalisée, il doit retourner seul en vacances avec son père et redoute la répétition de l’accident de vélo où il s’était cassé le coude et qui est vécu comme une punition paternelle. Ayant peur que cet événement se reproduise, il découvre qu’il se protège de cette angoisse en n’utilisant pas sa main droite. En fait, toute une imagination s’est créée autour de l’accident du coude cassé, émanant d’une correction paternelle. Cet imaginaire bloque l’utilisation du côté droit pour écrire. L’état conflictuel intéresse ici le corps imaginaire, fantasmé, sans atteinte organique. Le corps est mû par un fantasme inconscient. Dans ce fonctionnement névrotique, hystérique, sur le mode de la conversion, le symptôme a un sens, une valeur symbolique, qui est représenté par l’enfant. Sonia (16 ans) a des difficultés scolaires, en français et en mathématiques, et a du mal à repérer la gauche et la droite. À l’intérieur d’elle-même, son fonctionnement temporel et spatial est inexistant. Son imaginaire, sa subjectivité sont réduits : elle est 122
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incapable d’inventer une histoire ou de dessiner. Elle a besoin que tout ce qui concerne son existence soit sans le moindre imprévu. Les deux seuls souvenirs de rêves relatés par Sonia sont des rêves de travail scolaire. Pour ses parents, Sonia a besoin « d’affection mesurée », mais surtout de beaucoup d’autorité. Ils ne supportent pas que leur fille perde du temps à rêvasser ou fasse du bruit. Le temps est rentabilisé par des jeux éducatifs puis préscolaires. Plus tard, c’est le scolaire qui est essentiellement investi par les parents. Leur fille, qui se veut conforme à ce que transmet la cellule familiale, essaie d’accéder à ce souhait, mais les activités d’éveil voient leur intensité s’accentuer avec l’entrée en sixième. L’entrée en secondaire se traduit par un redoublement. L’enfant dira, au cours de sa psychothérapie, qu’elle a été coincée par une impossibilité de faire mieux et par une rupture qu’elle supporte mal sur le plan affectif : effectivement, elle est mise à l’écart. Une colite infectieuse, rebelle au traitement médical, traduit son malaise, qu’elle est incapable de préciser autrement. Et elle ne rêve plus. Chez Sonia, une mise hors circuit de l’imaginaire a été favorisée par l’incapacité des parents à indiquer pour leur fille une autre enfance que la leur, par le choix d’un investissement scolaire excessif, identique à celui de leurs jeunes années. Pour des besoins de conformisme social, de rendement, d’adaptation, on voit toute la fonction de l’imaginaire subir un refoulement. La psychothérapie de relaxation permet de mettre en place une expérience relationnelle, plus riche sur le plan affectif, qu’elle n’a pas vécue. Cela amène parallèlement à une relation subjective à autrui. Cette relation imaginative permet à l’affection de devenir intermittente. Petit à petit l’imagination reprend une place : Sonia fait des dessins, des rêves. Lorsqu’une structuration de rêve riche, car œdipienne, se met en place, la symptomatologie organique disparaît définitivement. Or l’impasse de la relation de conformité aux parents lui interdisant le rêve vient d’être dépassée. Ici le processus somatique n’a pas d’investissement dans l’imaginaire, ce qui est fort différent de l’observation précédente. L’imaginaire est mis hors circuit par une instance d’autorité parentale (surmoïque) et, lorsque l’imaginaire fait de nouveau son apparition, la symptomatologie organique jusque-là résistante aux médicaments, disparaît par suite du dépassement de la situation d’autorité qui régularise le rythme corporel. Parallèlement, la compréhension 123
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de la perte affective des parents lors du redoublement lui devient compréhensible. Ceci correspond à une autre partie de l’impasse. Elle se situe autour de l’affect. La relaxation, ici, n’est donc pas la détente, mais plutôt le fait de comprendre pourquoi on est tendu ou même parfois hypotendu. Le rêve et l’affect influent sur la dimension rythmique corporelle ; ils participent à la récupération de la pathologie organique. Finalement, toute intervention qui s’adresse à l’image corporelle chez l’enfant et qui se réfère à une technique, comme parfois en relaxation, encourt le risque de faire adopter des normes au détriment de la subjectivité. Le danger est d’autant plus grand que le thérapeute est mis à la place d’une instance d’autorité corporelle. En général, il faut veiller à ce que les acquis thérapeutiques ne viennent pas renforcer le refoulement de l’imaginaire, mobilisant des pathologies organiques qui atteignent le corps réel, ou augmenter un afflux d’énergie fantasmatique, risquant de mettre en place des pathologies, qui atteignent le corps imaginaire.
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Monique Déjardin
Affect, corps, espace, temps en psychomotricité Monique Déjardin « Être une personne, avoir une identité implique des notions qui sont liées : avoir un corps propre, un espace et un rythme ; elles supposent la mise en jeu d’une projection corporelle et sensorielle qui crée simultanément un monde intérieur subjectif et un monde extérieur objectif » écrit Berthe Eidelman-Rehahla reprenant la pensée de Sami Ali. L’identité passe toujours par le regard de l’autre et l’affect. L’enfant acquiert un visage à travers la relation à la mère dans la circularité d’échanges. Il se reconnaît dans le visage de sa mère avant la reconnaissance dans le miroir. C’est à partir du huitième mois qu’il va être confronté à la connaissance du visage de l’étranger et à l’angoisse de la perte de la mère. En réalité il éprouve l’angoisse de la perte de soi dans un système relationnel qui exclut la différence. La projection est une relation imaginaire au monde « qui engage à la fois la perception et la pensée et implique au niveau de la relation le corps propre, schéma de représentation par quoi se détermine l’objet, le sujet, l’espace et le temps. L’espace comme le temps ont leur origine dans l’espace corporel qui, en s’objectivant, devient l’espace de la représentation »1.
1. Sami-Ali, VIe colloque international de Psychosomatique.
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Étude clinique de Renan Elle prend en compte la situation œdipienne dans ses rapports avec le corps, l’espace, le temps et la vision binoculaire. Elle révèle le fonctionnement du corps en tant que schéma de représentation qui figure la réalité actuelle et passée du sujet.
Les motifs de la consultation Renan a quatre ans et demi quand sa mère l’amène au C.M.P.P. (Centre Médico-Psycho-Pédagogique). Elle se dit « stressée », débordée par les difficultés globales rencontrées par son fils. Elle parle en abondance du retard psychomoteur, des problèmes de langage et plus généralement des troubles des conduites de base : sommeil, alimentation, propreté. Elle évoque une énurésie secondaire diurne et, avec réticence, une encoprésie intermittente. Elle insiste sur les problèmes du comportement : « Renan est capricieux, boudeur, il s’oppose en ne mangeant pas, en ne dormant pas et hurle pour se faire entendre ». Il a une jeune sœur Solène, deux ans, dont il ne serait pas jaloux mais quand les parents s’absentent il lui donne des coups de pied et il réclame des biberons. Il fréquente l’école maternelle, en moyenne section. Il s’y montre passif et soumis et refuse de s’engager dans toute activité physique. La psychologue scolaire le décrit comme un enfant isolé, qui s’exprime peu et avec lenteur, est très conforme et n’a aucune confiance en lui. Il est porteur d’un syndrome de Brown dont le diagnostic vient d’être posé. Sa mère en est presque rassurée car il expliquerait les manifestations symptomatiques et le strabisme qu’elle attribue à une pathologie organique portant sur le corps réel. Le syndrome de Brown est parfois confondu avec une paralysie du petit oblique, muscle qui s’insère sur le bord inférieur de l’orbite oculaire. L’enfant porteur de ce syndrome présente parfois un strabisme convergent qui est dû à une rétraction de la gaine du grand oblique congénitalement trop courte et pas assez élastique. L’enfant ne peut regarder au-dessus de la ligne horizontale, c’est-à-dire lever les yeux vers le haut. Il est obligé de jeter la tête en arrière pour conserver une bonne poursuite oculaire. Ce mouvement répété peut entraîner une raideur de la nuque, ce qui est le cas pour Renan, qui 126
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est pris en charge par un kinésithérapeute. La vision implique une distance minimale, sinon l’espace perçu est rétréci, difficile à appréhender et à parcourir. Si Renan porte des lunettes, dit la mère, c’est à cause d’une myopie et d’un astigmatisme et non pas du fait du strabisme convergent apparu très tôt et traité actuellement par une rééducation orthoptique. Par ailleurs, un bilan orthophonique a montré que les « troubles articulatoires étaient liés à un facteur émotionnel » et ne relevaient pas de la compétence de l’orthophoniste qui l’adresse donc au C.M.P.P. Madame veut faire le maximum pour son fils et ils sont entrés dans une spirale réparatrice avec ces prises en charge multiples qui renforcent les somatisations. Je n’en comprendrai l’une des raisons que beaucoup plus tard. Mère et enfant se ressemblent beaucoup dans leur habitus : même silhouette longiligne, mêmes lunettes pour la même correction, même débit haché de la parole. C’est la maman qui le souligne comme une première allusion à leur indifférenciation, à son impossibilité à se différencier de son enfant.
Les éléments de l’anamnèse Ils sont donnés par la maman. Mme R., qui vit et travaille dans la région parisienne, va accoucher auprès de sa mère en province et revient à Paris après la naissance de Renan. Le père géniteur n’a pas reconnu l’enfant. Il s’est exclu de la filiation au prétexte que « Mme R. serait forcément une bonne mère ». Il est parti vivre avec une autre femme avec laquelle il entretenait déjà une relation parallèle. C’est la grand-mère maternelle qui élèvera Renan durant ses 16 premiers mois. Le grand-père maternel, père de Mme R., est mort d’un cancer quand elle avait 8 ans. Elle s’en souvient comme « quelqu’un de gentil ». Cette jeune mère n’a donc pas élevé son bébé. Peut-être est-elle alors trop déprimée pour assurer seule la maternité, ou trop envahie par les difficultés matérielles et financières. Renan l’a-t-il renvoyée à l’échec de sa relation amoureuse ? L’a-t-elle abandonné comme l’a fait son compagnon ? Y a-t-il un lien entre sa prime enfance et cette situation ? Le traumatisme, la perte, a eu lieu mais l’affect est refoulé. La mère évoque des évènements mais elle ne dit rien de ce qu’elle en a vécu ou ressenti. Elle énonce des faits. 127
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Un an plus tard, elle rencontre un autre homme, « très aidant », qu’elle épouse. Elle reprend Renan, que son mari reconnaît. Elle dira à cet enfant, qui a moins de 2 ans, que c’est un autre homme qui « a mis la petite graine dans son ventre ». Quel souvenir a-t-il de cette révélation ? Qu’en a-t-il compris ? La séparation brutale de Renan d’avec sa grand-mère maternelle aggrave les relations déjà très conflictuelles entre mère et fille, au point que la grand-mère menace de faire appel au juge pour enfants. La mère n’en dira pas davantage. Leurs relations se seraient « arrangées » par la suite. Les développements psychomoteur et langagier de Renan auraient été précoces avec le forcing de la grand-mère, terme utilisé par la maman, grand-mère-gendarme, semble-t-il, qui a imposé des règles de fonctionnement au lieu d’établir une relation par le corps et l’affect engageant le corps réel et le corps imaginaire. Au sens où l’entend Sami-Ali, la grand-mère a fonctionné comme surmoi corporel en lien sans doute avec sa propre histoire, son modèle socioculturel. Habituellement c’est la parole qui sépare l’enfant du corps maternel ou de son substitut. Renan marche avant 1 an, est propre et parle à 18 mois. À 4 ans et demi, il « mange et se sert seul, casse des œufs dans la poêle, utilise l’ordinateur, reconnaît des lettres ». Sa mère ajoute que « sans l’autonomiser trop vite, elle le considère comme un grand, un aîné et est assez exigeante avec lui ». Ce qu’elle nomme autonomie se révélera vite un projet plaqué. Renan ne possède ni autonomie corporelle, ni autonomie psychique. Il n’a pas d’espace pour penser, se penser différent de sa mère. Elle décrit un enfant imaginaire qui la narcissiserait. Il est sur-stimulé, inscrit à la chorale, à la minischool où il est « extérieur », dit-elle, « à côté ». Elle lui impose des activités culturelles qu’il n’a pas demandées et qui ne l’intéressent pas. Elle ne perçoit pas ses besoins réels, sa recherche de contact corporel, sa soif de reconnaissance, la nécessité de jouer pour un enfant de son âge. Pendant que nous parlons, il manipule la maison Fisher-Price au fond de la pièce sur un tout petit espace. Solène, sa cadette - deux ans et demi -, envahissante et tyrannique, pleurniche sans arrêt. Elle ne supporte pas que je parle de Renan avec leur mère. Elle occupe d’abord les genoux de sa mère puis, lorsqu’elle arrive à en descendre, toute la pièce et tout l’espace sonore par ses pleurs et ses cris. Elle va exciter son frère qui s’agite et s’énerve et revient vers sa mère. Cela ne semble pas déranger la maman qui la ramasse d’un 128
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geste mécanique, sans regard, pour la maintenir contre elle. « Le regard est une expression affective » dit Sami-Ali. Mme R. cache le sien. Cette absence de regard renvoie-t-il à celui de sa propre mère ? Regard persécuteur ? Regard porteur de jugement ? Cette maman supporte mal la pression exercée par « le regard qui oblige à être impliqué dans la relation où on se positionne en positionnant l’autre en même temps ». La fonction du regard est multiple : être vu, voir, regarder. Il m’est impossible de trouver son regard parce qu’elle est presque toujours en mouvement, ne cesse de fouiller dans son grand sac, de « cueillir » ses enfants ou de ramasser les objets tombés à terre (par exemple, les balles dont les enfants se bombardent et la bombardent). Elle me donne l’impression de vivre dans une pagaille qui lui donne vie et la rassure alors qu’il n’y a qu’indifférenciation et confusion. Un clivage s’est installé dans la famille avec la constitution de deux couples : mère-fils et père-fille. Même si le père fait des efforts pour s’intéresser à Renan, il le trouve irritant par sa lenteur et sa méticulosité. La mère reconnaît qu’elle du mal à lui laisser de la place lorsqu’elle fait quelque chose avec lui. La formulation ne permet pas de comprendre si elle parle de son fils ou de son mari. Très tardivement j’apprendrai qu’elle a un frère jumeau. Elle l’a longtemps hébergé et ne l’évoque que pour donner sens aux terreurs nocturnes de Renan. « Longtemps, mon frère a menacé Renan d’être emporté par un ogre » dit-elle. Je pensais que ce frère était un adolescent et non un adulte du même âge qu’elle. Avec le recul, je réalise que j’ai posé peu de questions à cette maman, si défendue et cassante, de crainte de la persécuter.
Les premières rencontres Un bilan psychomoteur a été prescrit mais il me paraît difficile à réaliser avec cet enfant qui « ne veut pas travailler, seulement jouer » comme il l’affirme. J’opte pour une observation de l’activité spontanée pour éviter de me trouver en position de surmoi corporel. Renan est un enfant malingre, le visage mangé par ses lunettes. Il semble voir mais il ne regarde pas. Regarder participe du corps réel, corps toujours présent dans la construction du regard, regard structurant lui-même l’espace. Dans l’activité spontanée il possède une assez bonne motricité globale mais prudente et peu harmonieuse. Les syncinésies chiroorales sont massives. Agité et instable en présence de sa mère, il 129
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est plus calme quand elle sort de la pièce. Il manque de liberté posturo-motrice, n’a pas d’économie gestuelle, pas d’espace corporel orienté, ni d’autre repère temporel que son âge. La latéralité est mal affirmée et instable et le processus de latéralisation est balbutiant. Le graphisme, d’abord refusé, est très lent et crispé avec une prise palmaire. Renan se décide à représenter un dragon puis un bonhomme « qui n’a qu’un œil parce qu’il a mangé un bâton », bonhomme sans pieds, qui n’est pas enraciné et révèle ses problèmes d’identité. Il veut copier un modèle. Je propose qu’il invente, ce qui l’inquiète. Il demande ce que je veux, moi, qu’il dessine. Il n’a pas de héros préféré, affirme-t-il. Est-ce un appel au père ou le refus de ce modèle ? Il prétend ignorer ce qu’est une famille. Le haut du corps est hypertonique, nuque et dos surtout, alors que le bas du corps est en hyper laxité. Les troubles de la constitution de l’espace et du temps sont spécifiques et peuvent renvoyer à quelque chose d’organique, au corps réel et au corps imaginaire. Renan est sur-affirmé dans sa parole, dit et redit qu’il est intelligent – ce qui est vrai. Il est aussi dans la quête affective et les « pourquoi ? » Dès la deuxième séance, il a retenu mon nom et me suit facilement, à la surprise de sa mère qui ne peut retenir un « sans moi » interro-négatif douloureux. Actif et bavard, il reprécise qu’il ne veut pas travailler mais jouer et qu’il est content d’être venu sans sa sœur. Derrière un pilier de la salle, il prépare des marionnettes pour un jeu de coucou-caché/disparition-réapparition : de la mère ? de la grand-mère ? de la thérapeute ? Il a choisi une souris (lui) et un loup (Solène, sa sœur). La souris attaque et mange le loup. Avec un matériel de gros cubes et de bâtons s’emboîtant, il construit deux maisons : une pour un loup gentil, une pour un loup méchant et pas de maison pour la souris. Dans un temps ultérieur il les dessinera. Chaque maison est dotée de deux cheminées mais d’une seule fenêtre). Il n’a pas d’espace personnel, pas de place. Il questionne à diverses reprises « t’as vu ? », « ça sent quoi ? » Je ne vois ni ne sens rien de particulier. Veut-il évoquer son encoprésie ? Il sortira pour aller aux toilettes au cours des premières séances. L’encoprésie marque sa difficulté à mettre sa mère à distance, par peur de la perdre. Renan choisit ensuite de s’engager sur l’espalier avec beaucoup d’appréhension ; il sollicite mon aide en pleurant pour 130
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descendre. Il découvre la distance, la perçoit dans une projection corporelle, motrice et sensorielle et en a peur. Quelques semaines plus tard il recommence la même expérience qui met en jeu son corps et sa vision (il n’a pas ses lunettes) mais il rate un barreau et hurle : « au secours, je veux ma mère, elle est secouriste ». Sa peur me fige et je crains qu’il ne soit blessé. Il n’en est rien. Je réalise que j’ai ressenti son état de panique, sa détresse d’une manière quasi viscérale, comme s’il avait besoin de me faire éprouver sa peur pour la maîtriser. Le mouvement régressif s’est produit dans une situation précise, un éloignement trop rapide d’avec sa mère ou la réactivation d’une angoisse de chute liée aux différentes séparations qu’il a connues. Ce qui expliquerait peut-être sa demande immédiate d’être tenu, retenu, contenu, y compris par le regard. Je dois le porter, le réconforter, le rassurer. Dans notre relation débutante, il sent implicitement que je ne m’approcherais de lui qu’avec son accord, que c’est lui qui règle la distance. Par cette distance que je maintiens et en nommant ses peurs et ses angoisses j’occupe la fonction de tiers qui lui permet d’exister. Renan paraît avoir eu trop de langage et pas assez de corps. Il ne peut suffire de le rassurer sur ses possibilités globales ou sur son intelligence. J’ai envie de l’aider à se sentir exister dans un corps qui peut le protéger de l’envahissement des autres : mère, onclejumeau de la mère, frère et sœur. Le jeu viendra relayer son besoin de contact et/ou de partage. La place de l’enfant n’est pas seulement dans la lignée ou l’imaginaire mais aussi dans quelque chose de concret qui est le corps propre, corps propre qui se construit et se différencie en corps réel et corps imaginaire. Le corps est le témoin de l’identité. Le projet est de permettre à Renan d’explorer ses potentialités psychomotrices, de s’approprier et d’investir son corps réel et de construire un corps imaginaire en établissant une relation avec une mère « suffisamment bonne » pour pouvoir s’en différencier. Il faut avoir eu une mère présente pour pouvoir s’en séparer. C’est dans la séparation que se construit la vision binoculaire. Le travail thérapeutique permettra d’aménager un espace de séparation, de structurer la différence. La question de l’identité pour Renan se pose sur trois plans : – l’identité sexuelle, fille ou garçon ; – la filiation ; – la question du visage de la mère ; 131
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qui participent de la même interrogation et de la même négation de son existence.
La prise en charge La mère désire qu’elle s’installe très vite. D’abord coléreux, capricieux, Renan améliore rapidement son comportement ; il devient même agréable, abandonnant pour un temps sa quête dévorante du regard, de l’attention. Il revendique moins et essaie de maîtriser la relation. On peut négocier, des compromis sont possibles. Il évolue de nouveau à mesure que se développent ses capacités relationnelles et que cette évolution permet, elle-même, l’ouverture de la relation parents-enfant, et inversement. Ce qui compte c’est le degré de confiance de la mère dans cette relation thérapeutique. Le père ne l’empêche pas mais reste dans la banalisation. Au retour des vacances d’été Mme R., enceinte, doit rester allongée deux mois. C’est le père qui assure les accompagnements et fait état de progrès. Il estime que sa femme s’inquiète trop. Renan lui ferme la porte au nez tant il craint qu’il vienne dans mon bureau. Il vient d’avoir cinq ans et demande à écrire mon nom que je dois épeler, puis son prénom. Il écrit « AD1 » (adin) pour Déjardin et ses initiales suivies de 01. Est-il le zéro collé au un ? Le double qu’il cherche ? Par cet acte, interroge-t-il notre relation en posant nos deux identités côte à côte ? Parle-t-il d’une relation à deux sans pouvoir encore se séparer du un-mère ? Il semble avoir trouvé un espace de projection corporelle sur la surface verticale du tableau. Quand on lui donne une place il peut donc la prendre. En sortant, il se cogne la tête et pleurniche : « je suis pas solide, je suis pas trop solide, je suis maigre ». Il a peur de se casser comme un bibelot de porcelaine. Je le rassure par une attitude calme, une réaction différente de celle qu’il connaît habituellement. J’introduis une autre image que celle qu’il a de sa mère. Il a mis ses chaussures inversées. Sa mère dit qu’elle le laisse comme ça puisque c’est lui qui l’a décidé. Cette indifférenciation en miroir de son corps par rapport à celui de sa mère atteste de ses « problèmes de latéralité et renvoie à ses difficultés existentielles » (S. Cady), à son, à leur incapacité à choisir. Il est content que Solène reste à la maison pendant qu’il est ici car c’est une manière de se différencier. Il est dans une avidité à tout explorer : objets et espace de la salle. Il parle beaucoup, à m’en étourdir. Son débit de langage est en miroir de celui de sa mère, à la limite 132
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de la logorrhée et n’a pas valeur d’échange. Il parle tantôt comme sa mère, tantôt s’oppose à elle en s’exprimant avec une lenteur qu’elle ne supporte pas. Tous les deux surinvestissent le langage.
L’installation de la fonction binoculaire La vision binoculaire apparaît entre 5 et 7 mois. Elle est liée à la motricité, à la relation et à l’espace, à sa gestion. C’est à partir du moment où la vision binoculaire est constituée que l’on peut parler de regard. Le regard s’installe alors dans la relation à la mère. Dans les problèmes de convergence visuelle, le strabisme renvoie à un processus de régression sauf dans le cas d’une paralysie hystérique du muscle petit oblique. Dans le strabisme il n’y a pas de vision en profondeur. La difficulté est de mettre en jeu la convergence sensorielle à travers le dispositif oculaire pour mettre l’objet à distance, créer la dimension de la profondeur, détacher l’objet de soi et le localiser dans l’espace. Le strabisme est apparu très tôt dans la vie de Renan, quand sa mère l’a lâché. Il n’a donc pas pu faire sien le visage de sa mère. Elle ne le regarde toujours pas de face mais est constamment sur son dos « pour tout vérifier », et c’est elle qui le dit. La projection visuelle tente d’établir un équilibre entre l’éloignement - qui ne doit pas aboutir à la disparition définitive de la mère - et le rapprochement - qui ne doit pas prendre le risque d’anéantissement du soi. Le strabisme semble mettre en place une coupure avec ces deux risques de la relation mère-enfant, à moins qu’il soit simplement d’origine malformative. La latéralisation passe par l’acquisition de la vision binoculaire.
La mise en place du corps et de l’espace Renan utilise le jeu, équivalent du rêve, comme médiateur de la relation. Il dessinera tardivement parce que le dessin s’organise en même temps que la projection du corps dans l’espace, que la découverte de la distance et de la profondeur, c’est-à-dire quand l’identification prévaut sur la projection. Au début l’espace est vécu en complémentarité imaginaire avec l’image de la mère, miroir pour l’enfant, et le temps n’existe pas. Renan est allé au cirque, il veut jongler et nous jonglons ensemble. Jongler c’est se séparer. C’est presque impossible pour lui mais il insiste. Il ne peut qu’essayer en jetant la tête en arrière. 133
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Jongler est d’autant plus difficile qu’il n’a pas la notion de la profondeur ni de la hauteur. Renan n’est pas inscrit dans l’espace. Il ne peut inventer, seulement reproduire. Il est dans l’imitation de ce qu’il a déjà vu : le spectacle du cirque. Il fonctionne un peu comme un double mais dans l’imparfaite reproduction. Il est le double de l’autre, le double de la thérapeute, le double de sa mère. En partant du corps réel, d’objets réels : cerceaux, ballons, etc. J’essaie d’ouvrir un espace de projection qu’il puisse investir. L’espace est créé par l’action. Les objets qu’il utilise deviennent des objets-images du corps qui permettent de se redresser et de grandir ; d’acquérir un corps autonome, les gestes se spatialisent en identification. Il investit l’espace corporel en même temps que l’espace d’expérimentation. Dans la continuité des jeux du cirque, après avoir imité le funambule et d’autres personnages, je lui propose d’être le dompteur et moi le lion ou l’inverse, comme il voudra. Nous occupons les deux places alternativement. Renan montre une certaine inquiétude, puis il est ravi d’être et/ou de jouer le lion terrible qui me fait peur et passe dans un cerceau. Il s’enchante de réussir l’épreuve après avoir surmonté sa peur. Dans un premier temps, il ne fait que reproduire des modèles. Dans un second, il crée un personnage en relation avec moi mais différent. Nous nous différencions par l’expression ou la gestuelle. Renan commence à exprimer des désirs. Par exemple il réclame des combats à l’épée pour s’affirmer en éprouvant un corps solide et dans la confrontation mais il sait doser son agressivité. Il me ménage car il tient à ce que le jeu puisse se poursuive. La mère dit que l’école s’inquiète du retard graphique - pas de dessin ni d’ébauche d’écriture-, mais il s’intéresse à la lecture. L’institutrice « mettrait la pression » et Renan ferait un blocage. Depuis une semaine, il ne veut plus aller à l’école. Elle veut savoir ce qu’elle doit faire. Immédiatement il va dessiner au tableau : « un bonhomme qui rêve que 2 = l + 1 », montrant que peu à peu il se vit comme une personne individuée, construisant son identité dans l’espace et le temps. Il le manifeste en posant deux demandes précises à sa mère. La première est de faire du théâtre, demande refusée. La seconde, acceptée, est de fréquenter l’école du cirque. Après un modeste entraînement, il réalisera de véritables cascades. La maman est surprise et marque sa satisfaction en notant que Renan « s’investit bien corporellement ». Et voilà qu’elle parle comme une psychomotricienne ! Ou plutôt elle est dans une relation d’identité projective à la thérapeute, attendant d’elle des « conseils » qui ne lui sont pas donnés. En miroir ou en compétition avec moi, elle 134
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s’autorise à jouer avec ses enfants dans la salle d’attente et occupe tout l’espace avec eux et les jeux qu’elle apporte. Par exemple, elle reprend chaque semaine un immense puzzle étalé sur le sol que nous devons enjamber quand je reconduis Renan dans la salle d’attente. Ils s’installent pour le goûter de quatre heures. Elle semble à l’aise dans le désordre et les rivalités entre les enfants dont elle ne voit pas l’agressivité. Solène se roule par terre. Tous, bébé compris, crient et s’énervent. La mère n’intervient que pour les empêcher de se battre. Elle mentionne « qu’elle est bouddhiste depuis dix ans » mais pas zen assurément. Elle est plus gratifiante parce qu’elle est heureuse de voir son fils s’investir, réussir dans de nouvelles activités et apprécier ses séances. Je constate en effet que Renan est beaucoup plus actif, qu’il prend des initiatives, développe des stratégies. Il construit des haltères « pour se muscler », ce qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir faire et il devient persévérant. D’après Mme R., les problèmes relationnels de Renan s’atténuent avec les enfants de l’école mais pas avec les adultes, c’est-à-dire avec ses parents. Il noue des relations beaucoup plus facilement, notamment au cours des vacances familiales. Il a des copains qu’il va inviter pour son anniversaire avec « Minou Jardin ». La relation transférentielle est bien engagée avec Renan. Il dessine madame Fleur et souhaiterait que j’emporte ses productions chez moi, « pour décorer ma maison » car il a du mal à les laisser au C.M.P.P. Il voudrait déjeuner à la cantine, prend du large, fait des mini fugues en se cachant, parfois longtemps, sous l’escalier de l’immeuble ou au-delà du coin de la rue derrière d’énormes « jardinières ». Ce comportement n’est pas très bien supporté par la maman qui ne sait comment gérer la situation. Elle est très ambivalente par rapport à ce désir d’indépendance. Elle dit, la voix étranglée, « qu’elle est tout, qu’elle fait tout pour ses enfants ». Elle paraît très seule. Son mari lui reproche d’en faire trop pour Renan qu’elle trouve fatigué en permanence. En fait, c’est elle qui est fatiguée par son récent accouchement. Elle m’a présenté son dernier-né, Jack, prénom américain choisi par Renan. Elle tient à ce que je constate la ressemblance entre ses fils, confirmant la filiation maternelle au détriment des filiations paternelles. Elle fonctionne dans le double, évacue le tiers et tente de m’obliger à me positionner, à confirmer que les deux garçons sont pareils et donc à restreindre leur espace relationnel en mettant de côté le(s) père(s). J’ignore encore qu’elle a un frère jumeau. Elle ne peut construire et tenir un cadre pour 135
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elle-même et a fortiori pour les enfants. Le cadre c’est l’autre : il doit être tenu par l’autre, comme dans la pathologie de l’adaptation. À diverses reprises j’invite Mme R. à rencontrer le médecin consultant. Elle demande beaucoup, à tout le monde (enseignants, soignants) mais n’accepte pas d’être aidée. Elle reste dans la dépendance de tous (enfants, amis, parents, mari) et coupe la relation dès qu’elle risque d’advenir. Elle met tout le monde en situation d’impasse, vit d’une rente en quelque sorte. Renan veut jouer « à deux », au tennis, au hockey dans le cadre de sa séance. Le père a acheté des raquettes aux enfants « pour leur apprendre à partager ». Il a trouvé la solution, à ses yeux. Renan s’intéresse aussi aux jeux de société, comme le jeu de l’oie (de Loi ?), ou au jeu des pistes magiques qui est un jeu de labyrinthes. Il demande : « pouvez-vous m’aider à tenir le cadre du jeu ? Avant c’était l’impasse (sic), je ne trouvais pas la sortie, aujourd’hui si ! ». Je suis proche du fou rire et nous rions ensemble, complices. À propos du bonhomme du jeu, il dit : « quand on tourne trop, on a le vertige mais j’aime ça même si on a envie de vomir et qu’on vomit ». Il aime aussi le jeu des ressemblances et des différences mais il a du mal à formuler plus d’un critère. Il aimerait qu’« on lui fasse des bisous en dehors de la famille », dit-il. Minou Jardin ou sa copine Julie ? On ne sait pas. Renan a fini par se donner les moyens de son autonomie corporelle et psychique, même si ses acquisitions sont fragiles, grâce à l’étayage proposé par la thérapeute et accepté par lui. La démarche a été double : investir le vécu corporel et émotionnel de Renan et s’en dégager quand le moment en est venu, grâce à la relation établie avec lui. Il commence à dessiner par plaisir et pour communiquer. L’évolution de la représentation dessinée semble une bonne illustration de la construction de l’espace psychique qu’il se constitue. Renan, semble-t-il, peut relier le monde du dedans à celui du dehors, le monde intérieur au monde extérieur et établir une relation symbolique. Une nouvelle étape se profile. Renan, qui maîtrise bien la lecture, s’installe souvent avec des livres ou des illustrés, visiblement satisfait que je laisse faire. Je demande s’il souhaite qu’on cesse de se rencontrer. Il répond « qu’il aime venir et que personne n’en a assez qu’il vienne ». Il ne porte plus ses lunettes qu’à l’école ou pour des activités de type scolaire, lecture essentiellement. Il revoit l’ophtalmologiste qui constate que le syndrome de Brown a régressé et demande une 136
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formule de latéralité. J’observe que le processus de latéralisation est pratiquement en place maintenant. Renan oriente son espace corporel à partir de ses projections dans l’espace. La situation a pu évoluer grâce à la constitution d’un imaginaire corporel. Le strabisme ne provenait pas de quelque inhibition névrotique mais de l’impossibilité initiale d’élaborer le rapport du corps propre aux objets qui l’entourent. La maman pense, pour sa part, que c’est Renan qui a régressé parce qu’il s’enferme dans une bulle à la maison pour lire. Très angoissée, elle évoque la « solitude » de Renan que son mari rejette. C’est un homme qui travaille beaucoup, rentre vers 20 heures, voyage souvent à l’étranger pour son entreprise. Il est trop souvent absent au plan du réel et de l’imaginaire pour aider réellement à la dé-fusion mère-enfant. Elle dit : « Renan n’a que moi ». J’entends : « je n’ai que lui ». Cette solitude est la sienne. « Elle ne veut rien changer et surtout pas parler d’elle. Elle ne peut le faire qu’avec son mari ou ses amies », balayant toute proposition d’aide personnelle avec un thérapeute. Pendant plusieurs séances, Renan installe un circuit de train miniature en forme de huit, c’est-à-dire en boucle. Il reprend la problématique du double, installe un circuit avec deux trains, l’un coloré, l’autre tout noir dont il dit que c’est le train fantôme. Il affirme que je sais qui est le train fantôme. Je réponds par la négative. Est-ce Renan face à moi, le zéro du 1, le double qu’il cherche à être dans le regard d’une mère ? Ou le père géniteur que je ne peux m’autoriser à évoquer ? Ou encore son père qu’il redoute pour sa violence et son mépris plus ou moins exprimé ? Ce qui est certain c’est que l’impasse s’amplifie avec lui. Ce jeu se répètera plusieurs semaines. Parti deux semaines en classe de nature il en revient plus sociable, affirment ses parents qui s’avouent « reposés » après cette séparation, mais il a présenté un eczéma dont j’entends parler pour la première fois. La mère ajoute que ses relations sont meilleures avec Renan depuis qu’ils peuvent partager des jeux de société comme les échecs !
L’organisation temporelle de Renan « La vie est portée par un rythme. » « Les rythmes des premiers échanges entre le bébé et sa mère permettent à l’enfant d’acquérir un premier socle identitaire 137
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temporel qui s’inscrit dans le corps »… La mère est le « synchroniseur » de ces rythmes (Gauthier, 1997). Renan a connu une discontinuité, sinon dans les soins, au moins avec les personnes qui se sont occupées de lui : grand-mère maternelle, assistante maternelle quand la mère l’a repris ou baby-sitter, puis mère depuis la naissance du troisième enfant. Qu’a-t-il vécu des séparations ? A-t-il gardé le visage de sa mère ? En a-t-il retrouvé un autre ? C’est la mère qui structure, organise ou désorganise la temporalité de l’enfant et de toute la famille. Renan est contraint à un rythme qui ne lui convient pas et au rythme de la classe où, parfois débordé, il ne participe pas. Mme R. est toujours pressée. Elle parle vite mais elle est toujours en retard. Renan supporte de moins en moins de voir sa séance écourtée. Il finira par obtenir qu’elle le laisse en haut de l’escalier avant d’aller garer la voiture. Quand il arrive, il bouscule tout le monde pour entrer plus vite dans la salle. Il contrôle mon propre « timing », organise la temporalité de la séance et construit des pièges pour empêcher l’enfant suivant d’entrer. Il ne veut plus que sa mère me parle, que je l’écoute quand elle revient le chercher, même si je suis centrée uniquement sur lui et pas sur elle. Il obtiendra même de venir seul. Renan réussit donc à anticiper pour gérer le temps autrement. Il peut aussi freiner. Sa lenteur n’est pas de l’opposition mais la récupération d’un temps pour lui. Il faut lui laisser des plages de temps où il peut ne rien faire ou réfléchir, conserver son rythme de pensée et de représentation. Il chantonne parfois en regardant des livres illustrés. Il joue au yo-yo et au diabolo, très satisfait de pouvoir les envoyer vers le haut et les rattraper. Il jongle désormais avec balles, anneaux ou grands cerceaux. Il m’explique « qu’il faut trouver un rythme, le rythme ». La prosodie du langage est plus agréable et son tempo plus harmonieux. Il trouve un temps biologique et social personnel. Il oscille encore entre ralentissement et précipitation défensifs, la tension étant une défense contre l’effondrement dépressif et la peur de l’abandon. Il devient plus souple dans son fonctionnement et s’inscrit dans la temporalité en même temps qu’il affirme son identité. Spontanément, il conjugue les deux premières personnes du verbe être. En très gros, sur toute la largeur du tableau il écrit « je suis, tu es ». Il peut exprimer ses affects, parler de sa grand-mère maternelle qu’il « aime autant que sa mère ». Il est parti en vacances chez elle 138
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« pour la consoler » dit-il mais il s’est un peu ennuyé de ses frère et sœur. Il se repère maintenant dans la généalogie : « parce que j’ai neuf ans et que je suis responsable », dit-il, « je serai le parrain de ma cousine. C’est la fille de mon oncle maternel qui est le jumeau de ma mère ». Il va au catéchisme pour s’y préparer. On lui a parlé de la Trinité. Renan a interrogé sa mère sur sa filiation. Il commente : « on voit bien que c’est pas mon père ! Je suis le plus maltraité des trois enfants ». Il est résigné mais lucide. La mère peut maintenant me confier qu’elle a oublié les mois autour de la naissance de son fils et qu’elle a été malheureuse d’avoir dû le laisser à sa propre mère. Elle parle à nouveau des « fuites » de Renan pour évoquer ses mini fugues, de ses tentatives pour lui échapper et de la carte téléphonique qu’elle lui a achetée « pour qu’il puisse parler à quelqu’un ! » En accord avec sa mère, il est allé au bowling avec le centre aéré, ce qui représente une double première. Elle est déroutée par cet enfant qu’elle ne comprend pas, essaie toujours de s’adapter mais elle n’existe pas vraiment et je ressens d’autant plus fort les trous relationnels. Renan réalise deux dessins : le premier le représente, sous la forme d’une caricature, affligé d’un fort strabisme, les cheveux dressés sur la tête et portant une boucle d’oreille. Il est vêtu d’un tee-shirt représentant un adolescent qui lui n’est pas strabique, aux cheveux coupés en brosse. Ce dessin d’un adolescent est entouré d’une bulle à l’extérieur de laquelle les yeux sont parallèles. N’est-ce pas l’adolescent qu’il devient ? Le deuxième dessin est « une machine à remonter le temps ». Cette machine ressemble à un corps s’élevant dans le futur. En bas du dessin la préhistoire est représentée par un dinosaure-chien carnivore, probablement Renan au début de sa thérapie. Le haut de la machine est une maison-visage avec deux fenêtres latérales, triangulaires et convergentes, et une fenêtre centrale derrière laquelle échangent deux personnages. Ils semblent s’invectiver : l’un la bouche ouverte, l’autre le visage fermé, la bouche en accent circonflexe. Est-ce le fils s’expliquant enfin avec le père ? Le corps de la machine ressemble à un rail, une rampe de lancement, une échelle avec des bras ; sur la droite, un personnage souriant brandit des clefs permettant d’ouvrir les portes d’un édifice, pourvu de trois serrures, qu’il chevauche. En haut du dessin, un monstre accompagne la machine qui progresse : ne représente-t-il pas ses angoisses ? 139
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La mère m’adresse un email au C.M.P.P. pour m’informer que les séances vont se terminer avec le déménagement de la famille en banlieue, dans une grande maison. Le travail avec Renan aura duré presque cinq ans. Sa mère l’a laissé venir, dit-elle, tant qu’il en avait envie. Elle trouve qu’il va bien. Elle parle de l’élève Renan qui va entrer en C.M.2 et qui travaille bien (il est dans la moyenne) depuis qu’elle a renoncé à s’occuper « du scolaire ». Elle rapporte que, pour son mari, Renan aura des problèmes s’il continue à venir. L’impasse n’est pas dissoute. Renan a abandonné le strabisme et quelques autres symptômes « voyants » pour autre chose, crise d’eczéma par exemple. Il dit qu’il « est plus fort qu’autrefois, en restant fragile ». Il a gagné un peu d’humour si l’on se réfère à la caricature de lui-même qu’il a réalisée, avec coiffure pétard et boucle d’oreille, bien improbables dans la représentation que ses parents peuvent avoir de lui. À notre séance d’adieu, il dit qu’il n’a plus de problème de vue mais qu’il est « handicapé de la tête ». J’apprends qu’il part dans une colonie de vacances pour handicapés, colonie à laquelle il peut prétendre puisque ses parents perçoivent pour lui une allocation d’handicapé ! Je comprends désormais l’insistance première des parents à multiplier les prises en charge réparatrice, au prix de son maintien dans un statut d’handicapé. En dépit de cette révélation, je continue de croire aux capacités évolutives de cet enfant. Conclusion Renan est porteur d’un handicap visuel. C’est un symptôme global qui peut être lié à une problématique de la constitution de la vision par rapport au visage de la mère. Il concerne le corps réel et le corps imaginaire, la fonction constituée, la fonction en voie de constitution et le rapport à l’autre. Le syndrome de Brown a-t-il une origine psychosomatique ? Ou bien le strabisme de Renan était-il surajouté au syndrome ? La famille de Renan n’a retenu, entendu que la notion de pathologie organique portant sur le corps réel. Pour Sami-Ali la pathologie organique doit être vue sous l’angle de l’impasse potentielle, savoir comment elle s’est constituée pour en transformer les données. La consultation au C.M.P.P. est intervenue parce que, de conflictuelle, la situation avait évolué vers l’impasse affective relationnelle et même, pour Renan, une double impasse maternelle et paternelle. 140
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Il est entré dans une impasse relationnelle et affective précoce avec la mère et avec le père, impasse relationnelle qui s’est aggravée avec le temps au fur et à mesure qu’il se développait. Au début il s’est déprimé. La situation conflictuelle n’est pas résolue mais elle a pu être aménagée. Il faut noter la variabilité symptomatique qui indique que la situation d’ensemble n’est pas maîtrisée. L’abord thérapeutique par le corps, plus acceptable pour les parents, a permis que soit privilégiée l’initiative de l’enfant dans le jeu alors qu’il refusait de dessiner. En partant du corps réel, du partage d’affects, il a été possible que s’ouvre pour Renan, un espace de pensée et d’expérimentations, la thérapeute occupant la fonction maternelle puis celle de double narcissique. Renan n’avait pas de place mais il a pu se saisir de celle qui lui était offerte (dessin où il occupe la place centrale mais les chaises des parents sont vides). Ce qui a été déterminant c’est la présence chez lui d’un fonctionnement onirique sous la forme de jeux et de fantasmes dont il a été crédité d’emblée et qui lui a permis d’émerger. Il est important d’être libre face à l’enfant qu’on souhaite aider. La thérapeute a fonctionné comme tiers qui permet la différenciation. La machine à remonter le temps a permis qu’il entre dans un temps linéaire et dans son histoire. Il l’a remontée comme on remet les pendules à l’heure car sa machine était bloquée sur le temps immobile de l’impasse affective.
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Sylvie Schwab
Le rôle de l’affect et de la projection dans la relation psychothérapeutique Sylvie Schwab Si l’équilibre psychosomatique peut se définir comme une alternance heureuse entre la conscience vigile et la conscience onirique, y compris pendant l’activité de veille où ces deux attitudes alternent, je me suis demandé ce qu’il en était au sein de la relation thérapeutique. La relation thérapeutique est d’évidence traversée par ces mêmes phénomènes de conscience vigile et onirique. Une grande partie de ceux-ci nous échappe mais leur existence et leur rôle dans la relation thérapeutique représentent sans doute une condition majeure de l’enjeu thérapeutique. Quelle place et quelles limites leur reconnaître ? Dans le passé, l’approche phénoménologique1 était très intéressante pour la place qui y est donnée au corps comme schéma de représentation dans le temps et dans l’espace. Elle restait partielle par rapport à l’approche psychanalytique. En effet cette approche, en intégrant le passage au thérapeute comme autre, permettait au patient de se « dessaisir » de lui-même, condition pour affirmer dans un mouvement de « reprise » un fonctionnement défensif moins douloureux. Se dessaisir de soi-même comme condition thérapeutique ? 1. Merleau-Ponty M., La phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945.
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Cela signifiait que la relation thérapeutique, à l’opposé de la réflexion philosophique2, opérait un décentrement de la conscience vers l’accès à des motivations inconscientes. Il s’agissait d’un remaniement lent et discontinu marquant le travail économique du patient avec ses résistances dans le lien au thérapeute. La conscience immédiate se trouvait dessaisie au profit d’une autre instance du sens qui n’apparaissait souvent qu’après coup. Le patient était en ce sens dépossédé du sens conscient de son discours et décentré dans un autre lieu de sens, ce qui lui permettait d’élargir sa réflexion consciente qui gagnait ce qu’elle avait perdu. Même si ces concepts étaient entendus dans une perspective topique et économique du système psychique et de la pratique psychothérapeutique, ils rendaient compte d’une alternance de déprise et de reprise que je me suis proposé d’associer dans la perspective psychosomatique3, à l’alternance de la conscience vigile et de la conscience onirique dans le fonctionnement du sujet. Je vais donc essayer de rendre compte des traces de cette alternance dans le matériel clinique. Trois situations me sont revenues en mémoire. La première est issue d’une communication orale d’un psychothérapeute. Il s’agit, hors contexte thérapeutique, du récit d’un rêve ultime qu’une patiente mourant d’un cancer lui rapporte. Celle-ci, qui n’avait pas son permis de conduire dans la réalité, rêve qu’elle conduit une auto, laquelle subit un accident et tombe dans un fossé où elle se couche, la patiente ayant alors le sentiment qu’elle va mourir. Dans ce rêve rendu possible grâce au lien transférentiel, j’ai fait l’hypothèse que cette personne, n’ayant pas son permis de conduire dans la réalité, conduit une auto « empruntée », prolongement du corps d’un autre, pour parler de son propre corps malade, alité et, dans ce contexte de maladie, concerné par la perspective réelle de la mort. Ce scénario de rêve, qui illustre au plus près l’expérience de la mort proche, permet sans doute à la malade, avec une économie de souffrance rendant possible la mémorisation et le récit du rêve, d’emprunter le corps-voiture d’un autre pour parler du sien. Dans la réalité, cette patiente « n’ayant pas le permis de conduire », 2. Ricœur P., De l’interprétation, essai sur Freud, Seuil, Paris, 1965, Point Seuil, 1995. 3. Sami-Ali M., Corps et âme. Pratique de la théorie relationnelle, Dunod, Paris, 2003.
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n’a vraisemblablement pas pu se permettre d’énoncer à un proche qu’elle se sentait mourir. S’agit-il ici de l’aspect défensif qui permet d’approcher par étapes la réalité et l’angoisse qu’elle génère (prêter au corps de l’autre ce qu’on perçoit chez soi sans pouvoir l’énoncer ou le reconnaître) ? Ce rêve ne marque-t-il pas plutôt une sorte d’identification spéculaire au corps de l’autre dans une dimension projective non défensive ? Mais l’essentiel n’est-il pas que cette femme ait pu, en racontant ce rêve au thérapeute, se « dessaisir » du sentiment d’immortalité qui nous habite communément tous la plupart du temps, pour en venir à se représenter sa mort ? N’est-ce pas une sorte de communication vigile par projection onirique interposée et qui se suffit à elle-même, c’est-à-dire qui n’appelle aucun commentaire au-delà de son récit ? C’est bien cela qui importe ici pour la patiente et qui se pose en terme d’interaction de l’onirique et du vigile dans le cadre de la relation thérapeutique. Cette interrogation a fait référence à une autre situation thérapeutique chez une de mes patientes ayant souffert pendant l’enfance et l’adolescence de rapports incestueux avec son père et avec son frère aîné : « Je dépose devant le seuil de la maison d’enfance où se tenaient debouts mon père et mon frère, une remorque tirée par une belle voiture blanche que je conduisais sans permis de conduire. » Contrairement à la patiente précédente, ma patiente avait son permis de conduire dans la réalité. La réalité traumatique dont elle avait intellectuellement conscience, qui l’empêchait de vivre et qui était en grande partie barrée au niveau de son expression affective, semblait en voie d’élaboration dans ce rêve et s’exprimait grâce à une transgression : conduire sans permis de conduire. Cette transgression avait sans doute à voir avec l’interdit de se souvenir. Il y avait là aussi un corps-voiture libéré de la faute (belle auto blanche) et un corps-remorque représentant l’expérience traumatique, déposé devant le père et le frère. Dans la même perspective, je me suis demandé quelle était la valeur de cette transgression (conduire sans permis) : était-elle seulement associée à un interdit de penser et de dire, ou plus précisément la condition du dépassement des situations traumatiques traversées par l’angoisse et la culpabilité ? Si par exemple la première patiente, n’ayant pas son permis dans la réalité, s’était faite conduire dans l’auto accidentée, le rêve n’aurait pas eu la même signification, la même valeur d’énonciation et sans doute la même valeur thérapeutique face à l’angoisse. De même, si la seconde patiente 145
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n’avait pas jugé bon de transformer dans son rêve la réalité en se privant d’un permis de conduire pourtant bien réel, le rêve n’aurait pas eu le même impact thérapeutique, perçu lors de son récit. Il y a donc dans ces deux situations une articulation entre la réalité (ne pas avoir et avoir le permis de conduire) et son expression inversée dans l’activité onirique : on peut dès lors se demander si la valeur thérapeutique de la transgression n’est pas liée au fait qu’elle se situe justement à la croisée de l’activité onirique et de l’activité vigile. C’est peut-être cette transgression articulée sur les deux niveaux de conscience vigile et onirique qui signe ce mouvement de déprise, dans le lien au thérapeute, si celui-ci peut prendre acte. Il y a là comme une situation subversive reliant deux modes de fonctionnement et constitutive du sujet grâce au lien transférentiel. M’est alors revenu en mémoire le récit d’un troisième rêve d’une autre patiente qui m’a semblé, bien que d’une autre façon, se situer dans la même problématique. Pour le coup, la relation thérapeutique a été instantanément infiltrée, lors du récit du rêve, par le poids de sa dimension onirique dans la réception que j’en ai faite. Il s’agit d’une patiente très désireuse de donner une évolution positive à sa psychothérapie, souffrant de douleurs dorsales chroniques invalidantes sans étiologie médicale reconnue. Son histoire familiale est marquée par la mort de plusieurs enfants, avant et après sa naissance, dont la mère n’avait pas fait le deuil. Au moment où cette femme remarquable commence, après deux ans d’une thérapie très nourrie, à se constituer un espace subjectif partiellement libéré de la culpabilité à survivre que nous avions repérée, elle rapporte, avec une gêne manifeste à mon égard, le rêve suivant : « Je me demande si mon rêve est en fait le vôtre. Qui me dit, lorsque vous parlez de mon rêve, que vous avez raison et que vous parlez de moi ? Qui me dit que vous êtes bon thérapeute et que vous ne m’avez pas volé mon rêve ? » Ce rêve rendait compte d’une suspicion désagréable : j’y nourrissais mon activité psychique personnelle par les rêves interposés de ma patiente, pour mon compte et mon bénéfice éventuel, et à ses dépens. Ma surprise et mon malaise immédiatement en miroir du sien n’ont duré que quelques secondes avant que je ne réajuste mes pensées sur ce qui se jouait pour elle dans ce rêve, et sur la peur qu’elle avait à se distancer de sa propre mère dépressive. Cette réaction a été accentuée car le récit de ce rêve a correspondu précisément à un moment où je m’interrogeais, d’une façon générale, sur les liens à établir entre l’activité onirique du thérapeute 146
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et celle du patient. Je me posais des questions concernant l’espace imaginaire commun au patient et au thérapeute, lié à la qualité de la relation mais aussi à leur fonctionnement onirique respectif dont la plus grande partie échappe à leur entendement. J’entrevoyais que cette situation, pour le patient, était constitutive, par une sorte d’étayage ou d’identification à l’imaginaire du thérapeute, d’un meilleur fonctionnement projectif et, à terme, par le travail de confrontation à la réalité propre à la démarche thérapeutique, d’une réappropriation de cette fonction projective dans son originalité et dans sa différence. Mais de ce fait, je me demandais aussi jusqu’à quel point je n’influençais pas l’activité onirique de mes patients par la façon dont je rêvais moi-même ou par tous les équivalents verbaux et infra-verbaux dont le sens et la portée m’échappaient… , jusqu’à quel point mes patients ne commentaient pas leurs rêves comme je les avais amenés à le faire, avec ce point aveugle de projection personnelle, et en définitive, jusqu’à quel point ils ne rêvaient pas comme j’aurais pu rêver dans un processus projectif qui m’aurait été personnel. Cette situation m’était apparue comme un paradoxe nécessaire mais porteur du risque de phagocyter l’imaginaire du patient et déformer l’appréciation clinique si la conscience de cette nécessaire interaction n’était pas régulièrement interrogée par le thérapeute4. L’inquiétante étrangeté ressentie au récit du rêve de ma patiente venait exprimer ce télescopage accentué par sa capacité pointue de formuler à point nommé sa conquête d’autonomie au travers du procès d’un éventuel espace onirique commun. Si le fonctionnement du sujet est défini dans cette double dimension de l’onirique et du vigile, le travail du thérapeute est de faire le lien entre ces deux modes de fonctionnement chez le patient. Mais la relation thérapeutique elle-même est traversée par ces deux dimensions qui échappent en partie aux interlocuteurs. En effet, le thérapeute fonctionne lui-même comme thérapeute et comme personne. C’est sans doute à ce titre qu’il apporte une aide. C’est sans doute à ce même titre qu’il peut être à certains moments immergé dans l’impasse de son patient, du moins la ressentir affectivement comme de l’intérieur… et sans doute est-ce là une condition nécessaire pour aider le patient à sortir de sa souffrance. Tout cela pose de nombreuses questions que je soumets à votre appréciation critique. 4. Reik T., Écouter avec la troisième oreille, Claude Tchou, Paris, 2002.
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Bibliographie Arendt H., La crise de la culture, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1972. Balmary M., Le sacrifice interdit, Grasset, Paris, 1986. Cady S., La psychothérapie de la relaxation, une approche psychosomatique, Dunod, Paris, 1998. Cady S. et Roseau C., Les métamorphoses du corps, L’Harmattan, Paris, 1996. Ey H., Études Psychiatriques, étude n° 2, 2e éd., Desclée de Brower, Paris, 1952. Flanders Dunbar H., Psychosomatic diagnosis et Emotions and Bodily Changes, 1943. Fourreau A., « Pratique de médecine psychosomatique » in Manuel de thérapies psychosomatiques, Sami-Ali et coll., Dunod, Paris, 2001. Freud S., « L’interprétation du rêve », in Œuvres complètes IV, PUF, Paris, 2003. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychologie, Payot, Paris, 1970. Gauthier J.-M., L’enfant malade de sa peau, Dunod, Paris, 1993. Gauthier J.-M., Le corps de l’enfant psychotique, Dunod, Paris, 1999. Gauthier J.-M., Le regard en psychothérapie d’enfant, Dunod, Paris, 2002. Gauthier J.-M. et al, L’observation en psychothérapie d’enfant, Dunod, Paris, 2002. Jouvet M., Le sommeil et le rêve, Odile Jacob, Paris, 1992. Lacan J., Écrits, Seuil, Paris, 1965. 149
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Merleau-Ponty M., La phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945. Reik T., Écouter avec la troisième oreille, Claude Tchou, Paris, 2002. Ricœur P., De l’interprétation, essai sur Freud, Seuil, Paris, 1965, Point Seuil, 1995. Sami-Ali M., Corps et âme. Pratique de la théorie relationnelle, Dunod, Paris, 2003. Sami-Ali M., Le rêve et l’affect. Une théorie du somatique, Dunod, Paris, 1997. Sami-Ali M., Le haschich en Égypte, Dunod, Paris, 1988. Sami-Ali M., L’espace imaginaire, Gallimard, Paris, 1974. Sami-Ali M., Corps réel, corps imaginaire, Dunod, Paris, 1998. Sami-Ali M., Le visuel et le tactile, Dunod, Paris, 1984. Sami-Ali M., Le banal, Gallimard, Paris, 1980. Sami-Ali M., Le corps, l’espace, le temps, Dunod, Paris, 1990. Sami-Ali M., De la Projection, une étude psychanalytique, Payot, Paris, 1970 ; réimprimé chez Dunod, Paris, 1986. Une 2e édition, revue et augmentée, a été publiée également chez Dunod en 2004. Sami-Ali M., Penser le somatique. Imaginaire et pathologie, Dunod, Paris, 1989. Sami-Ali M. et al., Médecine et psychosomatique, EDK, Paris, 2005. Sami-Ali M., L’impasse relationnelle. Temporalité et cancer, Dunod, Paris, 2000. Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère, traduction et commentaire de Pierre Ryckmans, Hermann, Paris, 1984. Vermeylen F., « Impasse relationnelle, regard et identité », in Gauthier et al, L’observation en psychothérapie d’enfant, Dunod, Paris 2002.
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Table des matières Sami-Ali.........................................................................................5 Introduction Partie I – Rêve, affect et relation Patrick Cady................................................................................13 Rêve, relation et ethnologie : sur la trace des capteurs de rêves Laurent Schmitt, Maurice Bensoussan.....................................23 Le rêve en recherches psychosomatiques Sylvie Cady..................................................................................31 Rêve, affect et mémorisation. à propos de la maladie d'Alzheimer Rafah Nached..............................................................................41 Affect, visage et allergie Leila Charifé Al-Husseini...........................................................57 Rêve et peinture dans le cas d’une migraine chronique Françoise Vermeylen...................................................................67 Espace de vie, espace psychique Partie II – Les techniques D’Hana Azar................................................................................93 La souffrance et le deuil chez l'enfant malade en pédopsychiatrie Jean-Marie Gauthier..................................................................99 Spécificités de la consultation en pédopsychiatrie Sylvie Cady................................................................................119 Affect et relaxation psychosomatique
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Monique Déjardin.....................................................................125 Affect, corps, espace, temps en psychomotricité Sylvie Schwab............................................................................143 Le rôle de l’affect et de la projection dans la relation psychothérapeutique Bibliographie.............................................................................149
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Mise en page par Les Ailes d’Irene Achevé d’imprimer par Corlet Numérique – 14110 Condé-sur-Noireau N° imprimeur : 59412 – Dépôt légal : septembre 2010 – Imprimé en France
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