Le modèle culturel civique de la cité grecque 9782806102089, 2806102081

Pour donner du sens au projet européen qui oriente aujourd'hui notre vie économique, politique et sociale, il faut

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French Pages [306] Year 2015

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Table of contents :
Introduction générale : Vers une théorie sociologique de l’histoire
Le modèle culturel civique de la cité grecque
Introduction
Chapitre I : Description du modèle culturel civique
Chapitre II : Vers une explication sociologique du régime civique et de son modèle culturel
Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique
Conclusion
Bibliographie sur la cité grecque
Table des matières
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Le modèle culturel civique de la cité grecque
 9782806102089, 2806102081

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Guy Bajoit

Le modèle culturel civique de la cité grecque

Le modèle culturel civique de la cité grecque

Mise en page : Vincent Abitane – Studio Prépresse D/2015/4910/4

ISBN : 978-2-8061-0208-9

© Academia – L’Harmattan s.a. Grand’Place, 29 B-1348 Louvain-la-neuve Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit.

www.editions-academia.be

Guy Bajoit

Le modèLe cuLtureL civique de La cité grecque

Je dédie ce livre aux jeunes gens de seize à vingt-deux ans qui s’intéressent à comprendre le monde (économique, social, politique et culturel) dans lequel ils vivent, et à leurs professeurs d’histoire et de sciences sociales, qui remplissent la tâche méritoire de les accompagner dans cet apprentissage.

Je remercie chaleureusement mes collègues qui ont bien voulu relire ce manuscrit et le critiquer : Sophia MAPA, historienne et psychanalyste ; Jean-Michel CHAUMONT, sociologue et philosophe ; Jean-Claude MULLENS, anthropologue ; et Marc-Henry SOULET, sociologue et président de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française.

Introduction générale : Vers une théorie sociologique de l’histoire

Avant d’entrer en matière, je dois insister sur deux remarques très importantes. La première : ceci n’est pas un livre d’histoire, mais de sociologie de l’histoire. Je suis sociologue et non historien, et je prends donc les travaux de mes collègues historiens comme « matière première » de mes analyses1. La seconde : mon projet de recherche ne concerne que l’Europe occidentale2 et son propos n’est peut-être pas généralisable ; sans doute beaucoup d’autres sociétés ont-elles ressemblé ou ressemblent-elles encore aux 1. Plutôt que de partir du discours des acteurs, comme je l’ai fait le plus souvent dans d’autres recherches, je me fonde ici sur le discours des historiens. Cela fait au moins une différence importante : s’agissant d’un acteur, je ne dois pas tenir ce qu’il dit pour vrai ; je dois, au contraire, mettre son discours en doute pour l’obliger à réfléchir davantage à ce qu’il affirme ; s’agissant d’un historien, je n’ai aucun moyen de vérifier ses propos et je dois donc tenir pour vrai ce qu’il écrit, à moins qu’il n’exprime lui-même des doutes, ou qu’un autre historien soit en désaccord avec lui ; mais je ne saurai jamais qui a raison ! 2. Si la géographie nous enseigne assez clairement ce qui est « européen » et ce qui ne l’est pas, elle ne peut en faire autant pour ce qui est « occidental » : tout pays, en effet, se situe à l’ouest d’un autre. Par où passe la frontière entre l’Occident et l’Orient ? Par contre, si l’on précise qu’il s’agit de l’Europe occidentale, chacun sait où elle se trouve et de quels pays elle est composée.

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nôtres, mais je n’ai ni l’intention, ni d’ailleurs la compétence pour faire des comparaisons.

A. La proposition théorique L’objectif de ma recherche est d’identifier et de comprendre les modèles culturels constitutifs de la culture de l’Europe occidentale. Je fais l’hypothèse générale que ces modèles ont été produits par des acteurs sociaux qui ont agi sur leurs conditions d’existence, en cherchant à résoudre les problèmes vitaux que leur posait leur existence collective. Ce serait pour donner du sens à leurs relations sociales et à leurs logiques d’action qu’ils auraient déployé leur créativité culturelle et inventé les modèles culturels, qui tout au long de notre histoire, se sont accumulés et entremêlés pour former peu à peu la culture de l’Europe occidentale. La démarche analytique mise en œuvre dans cette recherche se fonde sur une théorie sociologique du changement socioculturel3, élaborée par l’observation de certaines sociétés d’Europe occidentale (la Belgique et la France notamment) aux époques moderne et contemporaine. Pour tenter de clarifier cette démarche théorique, il m’a semblé utile de la synthétiser dans le schéma4 présenté à la page suivante. Il importe de préciser d’abord – car on les oublie toujours ! – la signification des flèches qui figurent dans cette représentation graphique : elles ne signifient pas « causent… », mais plutôt « constituent les raisons qui permettent de comprendre pourquoi… ». Les raisons, en effet, ne sont pas des causes, ni efficientes, ni finales : ce sont les motivations qui conditionnent les acteurs, mais sans les déterminer totalement, et qui les incitent à se conduire de telle ou telle manière, tout en leur laissant cependant une marge plus ou

3. Cette théorie sociologique du changement social et culturel a été présentée dans mon livre Le Changement socioculturel (Paris, Armand Colin, 1ère éd. 2003). Une seconde édition, complétée est prévue pour 2015. 4. J’appelle ce schéma la « maison du sociologue » parce qu’on y entre par la « porte » des relations sociales. La sociologie est, en effet, la science des relations sociales, c’est-à-dire celle qui a pour objet d’expliquer, de comprendre et/ou d’interpréter les conduites des acteurs, individuels ou collectifs, par l’analyse des relations qu’ils entretiennent entre eux.

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Introduction générale : Vers une théorie sociologique de l’histoire

moins grande de liberté.5 L’énoncé de ces raisons est le produit du raisonnement du chercheur qui, en s’appuyant sur les faits qu’il voudrait comprendre, s’efforce d’interpréter les motivations qui ont incité les acteurs à poser tel ou tel acte, à se conduire de telle ou telle manière. Elles sont donc susceptibles d’être critiquées par un autre chercheur qui interpréterait ces mêmes faits autrement. S’il fallait faire le lien entre raison et cause, on pourrait dire qu’une raison est une cause probabiliste et réciproque. Elle est probabiliste parce que, prises séparément, les motivations qui incitent l’acteur à poser un acte ne sont pas toujours toutes nécessaires (il peut parfois poser cet acte, même si elles n’étaient pas toutes actives) et que, prises ensemble, elles ne sont pas toujours suffisantes (il se peut qu’il ait d’autres motivations que le chercheur ignore) : il est donc probable, mais pas certain, qu’il posera cet acte. Et la causalité est réciproque parce que les actes qu’il posera auront des effets sur d’autres champs relationnels et sur d’autres acteurs qui, à leur tour, réagiront sur lui, ce qui créera un réseau complexe d’interactions.

Dans les conditions d’existence objectives et subjectives qui sont les siennes, en un temps et un lieu donnés (CEx-t1)...

Pour légitimer leurs actions, les acteurs créent de la culture (CC) et ainsi, s’adaptent, ou transforment leurs conditions d’existence.

... toute collectivité humaine cherche à résoudre les cinq problèmes vitaux que lui pose la vie collective (PVVC).

La pratique de ces relations fait d’eux des acteurs sociaux et ceux-ci s’engagent dans des logiques d’action. (LA)

Pour y trouver des solutions, ses membres organisent leurs relations sociales (RS) dans cinq champs relationnels.

5. L’idée de « cause » implique un déterminisme qui n’a pas de sens en sciences sociales. Celle de « raison » laisse place à une relative liberté de l’acteur. Sur la question de la « liberté », voir G. Bajoit, Socio-analyse des raisons d’agir. Études sur la liberté du sujet et de l’acteur, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, chapitre I.

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Il importe de bien saisir la portée du choix épistémologique qui vient d’être explicité. Si le sociologue cherche des raisons et non des causes, c’est parce qu’il a affaire à des êtres humains, donc dotés de conscience : ils sont dotés d’une capacité réflexive, ils peuvent dire « non », refuser de se laisser déterminer par les contraintes sociales et culturelles qui pèsent sur leurs conduites. Avec leur conscience, les acteurs traitent, gèrent (« digèrent ») ces contraintes, qui les conditionnent sans les déterminer. Dès lors, une théorie sociologique n’est jamais entièrement prédictive : elle ne fait que découvrir, selon l’heureuse expression que j’emprunte à Marc Henri Soulet, « les chemins du probable dans l’éventail des possibles ». Pour mieux faire comprendre cette question difficile, prenons un exemple. Si les gouvernants d’une cité se rendent compte que ceux de la cité voisine accumulent des armes, ils sont en droit de penser – sans en être certains et bien que ces voisins déclarent évidemment le contraire – qu’ils préparent la guerre. Ils auraient donc tout intérêt à en faire autant : mieux vaut prévenir que de se laisser surprendre. Certains de ces gouvernants proposeront donc de consacrer une part importante des ressources de la cité à fabriquer ou acheter des armes. Mais d’autres, minimisant le risque, estimeront qu’il n’est nullement nécessaire de faire un tel sacrifice, alors que la cité pourrait consacrer ses ressources à résoudre d’autres problèmes qu’ils jugent plus importants. La décision fera donc l’objet d’un débat. Les contraintes qu’ils valorisent inciteront certains acteurs à accumuler des armes, d’autres, à n’en rien faire. Ces contraintes seront interprétées et évaluées par la conscience de chacun et la décision finale sera le résultat d’un rapport de force entre les partisans d’une position, ceux de l’autre, et ceux d’une multitude d’autres possibilités qui surgiront dans le débat. Il est donc tout à fait impossible que le sociologue, même en connaissant toutes les contraintes, puisse prévoir la décision qui sera prise. D’ailleurs, tel n’est pas son rôle : celui-ci n’est ni de prévoir l’avenir, ni de juger les conduites des acteurs, mais seulement d’expliquer le passé et le présent. Il se limite à donner du sens à la décision qui a été prise en explicitant les raisons pour lesquelles cette décision-là a été retenue, et non une autre, parce qu’elle était la plus probable parmi toutes les alternatives possibles.

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Bien sûr, il ne suffit pas de clarifier le sens des flèches dans le schéma ci-dessus. Il reste indispensable d’expliciter brièvement les présupposés théoriques sur lesquels il repose et de définir, au moins provisoirement, les principaux les concepts qui en découlent, afin de permettre au lecteur d’évaluer globalement les hypothèses de départ, et de se familiariser avec le langage sociologique que j’utiliserai tout au long des analyses. 1.

Dans des conditions d’existence données (CEx-t1), les membres d’une collectivité humaine quelconque cherchent à résoudre les cinq problèmes vitaux que leur pose leur existence collective.

On entend ici par « conditions d’existence » l’ensemble des facteurs objectifs et subjectifs – qu’il s’agisse des données du contexte physique ou des produits matériels et immatériels des actions humaines passées –, qui conditionnent la vie commune des membres d’une collectivité en un lieu et un temps donnés. On doit bien entendu y ranger le territoire dont elle dispose, avec ses ressources, abondantes ou rares, sa géographie et son climat, ses liens avec les autres collectivités qui l’environnent directement ou sont plus lointaines, sa démographie et le niveau de développement de sa technologie. Mais il faut tenir compte aussi de l’histoire de sa culture, en particulier des solutions aux problèmes vitaux de la vie commune qu’elle a déjà mises en place dans le passé et qui conditionnent cette existence pendant la période sous analyse. Comme le lecteur pourra s’en rendre compte et lisant ce travail, il n’est pas facile de distinguer clairement les conditions d’existence et les logiques d’action. En effet, ces conditions dépendent, au moins en partie, des résultats, plus ou moins durables, des actions entreprises par les acteurs des époques précédentes. Si bien que ces conditions changent constamment, tout au long de la période analysée : celles que l’on a décrites en un temps donné (t1) ne sont déjà plus celles auxquelles les acteurs auront affaire plus tard (en t2), et ainsi de suite, en t3, t4, etc. Si l’on travaille sur de longues périodes – ce qui est bien le cas ici –, il est souvent difficile de démêler les conditions d’existence et les logiques d’action, car la « roue »

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(CEx-t1 -> RS -> LA -> CC -> CEx-t2…) a eu le temps de tourner plusieurs fois entre le début et la fin de la période analysée. Ses conditions d’existence définissent le cadre dans lequel la collectivité organise la vie commune de ses membres, sous des contraintes plus ou moins rigides ou flexibles. Pour autant que j’aie pu m’en rendre compte en analysant le changement social et culturel dans les sociétés contemporaines, tant dans les pays du nord que dans ceux du sud, une collectivité humaine est amenée à inventer un nouveau modèle culturel, ou à en réactiver un ancien, lorsque des changements importants surviennent dans ses conditions d’existence. En effet, lorsque de tels changements se produisent, les solutions concrètes, qu’elle avait instituées et pratiquait jusqu’alors pour résoudre les problèmes de sa vie commune, sont rendues moins efficaces et, du même coup, lui paraissent moins légitimes. Les transitions du règne d’un modèle culturel à celui d’un autre ont toutes été provoquées par l’apparition de nouvelles conditions d’existence, auxquelles les collectivités ont dû s’adapter ou qu’elles ont voulu transformer. Leurs conditions d’existence commune posent aux collectivités humaines quelques « problèmes vitaux ». En effet, leur survie, aussi bien en tant que groupe social qu’en tant qu’individus, dépend de leur capacité de trouver des solutions efficaces et légitimes à ces problèmes. Si elles ne peuvent y répondre, si elles n’y trouvent pas de solutions durables, elles risquent fort de disparaître ou, ce qui revient au même, de se faire absorber par d’autres collectivités. Je propose donc d’énoncer ces problèmes sous forme de cinq questions, que se posent tous les acteurs, mais en particulier ceux qui ont la charge de gouverner, du moins quand ils le font avec le souci de l’intérêt commun : A – Comment devons-nous gérer nos ressources si nous voulons satisfaire nos besoins, nous protéger contre l’hostilité de la nature, profiter durablement de ses bienfaits sans les gaspiller, et les transmettre aux générations futures ? B – Comment devons-nous gérer nos relations avec les autres collectivités si nous voulons vivre en paix, éviter la guerre et tirer profit de nos échanges avec elles ?

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C – Comment devons-nous gérer notre ordre politique interne si nous voulons que notre collectivité soit gouvernée dans l’intérêt général, que chacun sache ce qui est permis et interdit, et qu’il soit jugé et puni s’il transgresse nos coutumes ou nos lois ? D – Comment devons-nous gérer les relations entre les divers groupes d’intérêts qui composent notre collectivité afin qu’ils coexistent pacifiquement ? E – Comment devons-nous socialiser nos membres (les anciens et les nouveaux, venus par naissance ou par immigration), de manière à ce qu’ils s’intègrent à notre collectivité et y trouvent leur place ? On peut supposer qu’une collectivité ne peut survivre longtemps si elle ne résout pas toutes ces questions ; en effet, quand l’une d’entre elles reste sans solution efficace et légitime, elle risque fort d’empêcher la résolution des autres. Ces cinq problèmes ont donc, du moins en théorie, une importance égale. Cependant, on peut constater que, selon les circonstances historiques, les conditions d’existence d’une collectivité peuvent rendre certains problèmes plus vitaux que d’autres ; il lui faudra alors s’en occuper prioritairement parce que, de leur résolution, dépendra celle des autres. Par exemple, si une collectivité se trouve constamment menacée par ses voisines qui convoitent son territoire, ou par des troubles sociaux internes continuels, si elle vit dans un milieu naturel aride sous un climat inhospitalier et si son sol contient peu de ressources, si sa population augmente, que ce soit par la fécondité naturelle ou par des invasions venues du dehors, si elle ne dispose pas d’outils adaptés à la production de son alimentation…, il va de soi qu’elle n’accordera pas la même importance à chacun des problèmes vitaux énoncés ci-dessus. 2.

À cette fin, la collectivité structure les relations sociales (RS) entre ses membres, dans les cinq champs relationnels de la vie sociale.

Résoudre les problèmes vitaux de la vie collective implique que les membres de la collectivité se mettent ensemble, pratiquent

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entre eux des relations sociales, faute de quoi, ils ne sauraient survivre, ni comme collectif, ni comme individus. A – Puisqu’une collectivité ne peut survivre si elle produit moins de richesses qu’elle n’en consomme, elle instituera des relations de production, dont l’enjeu est la puissance, définie comme la capacité d’une classe gestionnaire d’extraire un surplus de la force de travail d’une classe productrice, de s’approprier de ce surplus et de décider de l’usage social qui en sera fait. B – Sachant qu’une collectivité ne peut survivre si elle ne sait pas gérer ses échanges avec les autres collectivités, elle instituera donc des relations intercollectives, dont l’enjeu est l’hégémonie, définie comme la capacité d’une collectivité de dominer les autres ou de se défendre de leur domination par la diplomatie et par la guerre. C – Puisqu’elle ne survivra pas davantage si son ordre interne n’est pas maintenu, elle instituera des relations politiques, dont l’enjeu est le pouvoir, défini comme la capacité des dirigeants politiques de maintenir et de changer l’ordre interne existant (de faire des lois, de juger de la conformité des conduites à ces lois, de réprimer la déviance, et de prendre des décisions au nom de la collectivité). D – Sachant qu’elle ne survivra pas non plus si elle est déchirée par des conflits internes violents, qui opposent entre eux des groupes porteurs d’intérêts et de projets divergents, elle instituera des relations contractuelles, dont l’enjeu est l’influence, définie comme la capacité d’un groupe quelconque d’exprimer un intérêt ou un projet, de le négocier avec les autres, d’établir des compromis avec eux et de faire garantir ceux-ci par le pouvoir politique. E – Enfin, puisqu’elle ne saurait survivre sans socialiser et intégrer ses membres, elle instituera des relations d’intégration, dont l’enjeu est l’autorité, définie comme la capacité des dirigeants des organisations de gérer l’apprentissage des rôles sociaux et de contrôler leur exercice conforme aux normes en vigueur.

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3.

La pratique de ces relations forme des acteurs sociaux, qui s’engagent dans des logiques d’action (LA).

La pratique de ces relations socialise les individus : ils apprennent à valoriser des finalités communes ou particulières, ils acquièrent des compétences et des ressources pour contribuer à ces finalités, ils s’attendent à des rétributions qu’ils désirent obtenir et ils se défendent de la domination des autres tout en s’efforçant d’exercer sur eux la leur. Cette socialisation fait appartenir ces individus à des identités collectives et les incite à s’engager dans des logiques d’action : ils cherchent à mieux contrôler leurs finalités, à acquérir davantage de compétences et de ressources, à obtenir les rétributions qu’ils espèrent et à exercer assez d’emprise sur les autres pour les dominer ou pour s’en défendre. Dès lors, les acteurs s’engagent dans des « logiques d’action » : ils construisent des solidarités avec ceux qui partagent les mêmes finalités que les leurs dans les relations sociales et des échanges avec ceux qui ont des finalités différentes. – Les logiques de solidarité les incitent, quand certaines conditions sont réunies, à entreprendre des actions collectives, pour défendre et augmenter leur emprise sur les enjeux de leurs relations sociales (la puissance, le pouvoir, l’hégémonie, l’influence et l’autorité). – Les logiques d’échange les incitent à entrer avec d’autres acteurs dans des relations de coopération (entre partenaires), de conflit (entre adversaires), de compétition (entre concurrents) et de contradiction (entre ennemis). Pour préciser encore le langage, nous appellerons « élites gestionnaires » les acteurs qui, dans une collectivité, contrôlent la puissance, le pouvoir, l’hégémonie, l’influence et l’autorité, et « peuple » ou « masses populaires » ceux sur lesquels ces formes de contrainte sociale sont exercées. Les élites gestionnaires sont dites dirigeantes quand leurs logiques d’action contribuent à l’intérêt général et dominantes quand elles ne s’occupent que de leurs intérêts particuliers ; de

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même, les masses populaires sont dites offensives quand elles luttent pour obliger les élites gestionnaires à être dirigeantes ou, au besoin, pour les remplacer par d’autres, et défensives quand elles cherchent à réduire la domination qu’elles subissent. Tout est affaire de proportion : les élites gestionnaires sont toujours à la fois dirigeantes et dominantes ; et les masses populaires sont toujours à la fois offensives et défensives. Encore une précision : on appellera « régime » (économique, politique et social) l’ensemble des solutions que les acteurs mettent en place, par la pratique des relations entre eux, pour essayer de résoudre les problèmes vitaux de la vie collective. Le régime, ce sont des pratiques, le modèle culturel, ce sont des croyances, comme nous allons le voir. 4.

Pour donner du sens et de la légitimité à leurs logiques d’action, les acteurs créent de la culture (CC) et ainsi, ils s’adaptent à, et transforment leurs conditions d’existence (CEx-t2).

L’être humain, parce qu’il est, beaucoup plus que les autres espèces vivantes, doté de conscience, est un « animal de sens » : il ne peut agir que si, à ses propres yeux et aux yeux des autres, ses conduites (ce qu’il fait, dit, pense et ressent) ne sont ni arbitraires (elles doivent obéir à une orientation), ni absurdes (elles doivent avoir une signification). Elles doivent donc avoir un sens (aux deux sens du terme : orientation et signification). a)

Qu’est-ce qu’un modèle culturel ?

Pour que ses conduites aient un sens, il faut que l’être humain fasse preuve de « créativité culturelle » : qu’il attribue leur légitimité à une « source de sens ». Celle-ci peut être externe ou interne à sa conscience. Il dispose de trois (et seulement trois) sources externes : une source surnaturelle (« ma conduite est légitime parce que j’obéis à la volonté de(s) Dieu(x) ») ; une source sociale (« parce qu’elle répond à une nécessité de la vie collective ») et/ou une source naturelle (« parce qu’elle est conforme à une exigence de la nature »). Il dispose aussi d’une source interne : sa propre conscience, qui lui permet

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d’être sujet de lui-même (« ma conduite est légitime parce que j’agis selon ma conscience »).6 En attribuant ainsi sa conduite à une ou plusieurs sources de sens, l’acteur la pare d’une légitimité : ce qu’il fait, dit, pense ou ressent lui paraît bon, beau, vrai ou juste ; il mène une « vie bonne » puisqu’elle est conforme aux attentes de(s) Dieu(x), de la société et/ou de la nature, et/ou qu’il agit « en son âme et conscience ». « Le Moi, l’Autre, le Monde et Dieu » sont, comme l’écrivait si justement Georges Gusdorf, les « fonctions Dieu »7 : un individu ou une collectivité ne pourrait pas donner du sens à son existence terrestre, sans invoquer des raisons légitimes, qui justifient ses conduites dans les relations sociales qu’il pratique. L’acteur produit ainsi du sens, c’est-à-dire de la culture. Il attribue son action à des sources, au nom desquelles il agit en interprétant leur « volonté ». Il construit ainsi des représentations, des valeurs, des normes, des intérêts, des affects légitimes, étant donné les finalités qu’il poursuit et la position qu’il occupe dans les relations sociales qui le constituent comme acteur. Qu’ils soient produits par l’élite dirigeante ou par les masses populaires, ces sens culturels, créés par les acteurs, visent donc toujours à orienter, à légitimer, à justifier leurs logiques d’action. Ensemble, ces justifications forment ce que j’appelle un « modèle culturel ». D’une manière générale, un modèle culturel peut donc être défini comme un ensemble structuré de principes d’orientation et de signification, qui proposent aux individus membres d’une collectivité, le sens de leurs conduites. Dit autrement, un modèle culturel est un ensemble de principes de sens qui permet aux membres d’une collectivité humaine de savoir comment ils peuvent mener une « vie bonne », c’est-à-dire apporter des réponses efficaces et légitimes aux problèmes vitaux que leur posent leurs conditions d’existence, auxquelles ils doivent s’adapter et qu’ils cherchent à transformer. On peut dire aussi qu’un modèle culturel est un « récit », qu’une collectivité donnée tient sur elle-même, une manière de « dire » à ses membres comment ils doivent se conduire dans leurs relations sociales, s’ils veulent résoudre les problèmes vitaux de leur vie collective en s’assurant les faveurs de(s) Dieu(x), de la Société, de 6. J’ai longuement développé cette problématique dans mon livre : L’individu, sujet de lui-même. Vers une socio-analyse de la relation sociale, Paris, Armand Colin, 2013. 7. Georges Gusdorf, Signification humaine de la liberté, Paris, Payot, 1962, p. 20.

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la Nature et de leur Conscience, bref, s’ils veulent avoir une vie considérée comme « bonne », là où et quand ils la vivent. b)

Les interprétations des modèles culturels

En produisant ainsi du sens pour légitimer leurs conduites, les acteurs se réfèrent donc à des sources auxquelles ils accordent une existence et une volonté : ils créent des « Personnages Majuscules ». Ceux-ci peuvent être surnaturels (les Dieux, la Chance, le Destin…), naturels (l’Ordre cosmique, les Lois de la Nature…), sociaux (le Progrès, la Liberté, la Justice, la Patrie, les Marchés…) ou individuels (l’Honneur, la Dignité humaine, les Droits de l’Homme, le Libre-arbitre, le Bonheur…). Bien que ce soient les acteurs eux-mêmes qui « inventent » ces « Personnages », ils ont toujours tendance à « oublier » qu’ils ne sont que les produits de leurs relations et ils leur obéissent comme s’ils existaient vraiment – donc, c’est tout comme s’ils existaient vraiment puisque les acteurs s’y soumettent. Qu’ils soient réels ou non, ces « Personnages » sont cependant imperturbablement silencieux : jamais, que je sache, aucun d’entre eux n’a rien dit aux humains ! Dès lors, pour qu’ils soient crédibles, la collectivité doit pouvoir s’appuyer sur une interprétation légitime de leur supposée volonté, et cette interprétation ne peut lui être fournie que par certains membres de la collectivité, reconnus comme ayant le droit de parler en leur nom. On peut donc les appeler des « exégètes ». Ceux-ci peuvent, selon les modèles culturels, être des clercs, des prophètes, des saints, des sages, des savants, des intellectuels, des élus, des leaders sociaux ou politiques, des chefs communautaires, etc. Ils traduisent les principes de sens du modèle culturel en valeurs, en normes, en affects, en intérêts, donc en injonctions normatives concrètes. Grâce à ces injonctions, chaque membre du collectif apprendra, pendant sa socialisation, ce qui est attendu de lui, là et alors, dans tous les champs relationnels auxquels il participera ; il saura ainsi ce qui doit être tenu pour vrai ou faux, bon ou mauvais, juste ou injuste, beau ou laid, bref, il saura comment il doit se conduire s’il veut être considéré et se considérer luimême comme menant une vie qui ait un sens, une « vie bonne ». Comme l’écrit Charles Taylor, il saura comment mener une vie « incommensurablement supérieure à tout autre manière de vivre ». Discutant de la question de savoir si ces « cadres de références

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morales » sont indispensables ou non aux collectivités humaines, le philosophe québécois écrit, on ne peut plus clairement : « Ces cadres fournissent le contexte, explicite ou implicite, de nos institutions, réactions ou jugements moraux. {…} Je veux défendre {…} la thèse forte qu’il est absolument impossible de nous passer de cadres. {…} Je soutiens {…} que vivre à l’intérieur de tels horizons fortement déterminés constitue une des caractéristiques de l’agent humain. {…} L’orientation vers le bien ne constitue pas une option, dans laquelle on pourrait s’engager ou dont on pourrait se détourner à volonté, mais une condition nécessaire pour être des “moi” possédant une identité. »8 Bien entendu, les exégètes ne sont pas neutres, ils ne sont pas « au-dessus de la mêlée », ils ont partie liée avec les acteurs, ils sont eux-mêmes des acteurs. Quand naît un nouveau modèle culturel (ou quand un ancien est réactualisé), les exégètes, qui l’élaborent et le diffusent, le présentent généralement sous la forme d’une nouvelle utopie : ils proposent un modèle alternatif de vie bonne, qui exprime le besoin récurrent des humains de vivre dans un ordre social idéal, dépourvu de toute forme de domination. Ce modèle entre toujours, plus ou moins, en opposition avec les solutions déjà instituées pour résoudre les problèmes vitaux de la vie collective, donc avec les contraintes sociales, économiques, politiques et culturelles en vigueur là et alors. Cette utopie se heurte inévitablement à l’hostilité des élites dirigeantes installées qui n’ont aucun intérêt à changer l’organisation de la vie commune. Cependant, si les nouvelles solutions que les exégètes préconisent paraissent sensées – aux élites ascendantes surtout, mais aussi aux masses populaires –, leurs idées utopiques se diffusent et, si elles tombent au bon moment et au bon endroit, elles prennent de l’ampleur. Alors, après une période plus ou moins longue d’évolution, de répression, de tentatives de réformes, d’émeutes ou de révolution, les acteurs porteurs d’une utopie finissent souvent par éliminer les anciennes élites dirigeantes et prendre le contrôle de la puissance, du pouvoir, de l’influence, de l’hégémonie, de l’autorité. Ils s’efforcent alors de mettre en pratique leur utopie, ce qui implique qu’ils la traduisent en lois et en normes. Hélas, les relations sociales étant ce qu’elles 8. Charles Taylor, Les sources du moi, Paris, Seuil, 1998, p. 99.

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sont, dès lors qu’ils parviennent à prendre le contrôle de la vie collective, leurs belles idées utopiques se transforment rapidement en idéologies, c’est-à-dire qu’elles leur servent alors à justifier leurs intérêts et leurs projets de domination, dans les cinq champs relationnels. Pendant cette période de transition du règne d’un modèle culturel à un autre, il est fréquent que certains acteurs, voulant forcer le cours de l’histoire, cherchent à imposer leurs idées par la force, ce qui débouche sur des régimes totalitaires plus ou moins tyranniques. Utopie et idéologie se combattent alors, parfois pendant des siècles ! c)

La culture et les modèles culturels

La question de la culture est très complexe : il existe, rien qu’en sociologie, plus de cent définitions, dont je ne saurais rendre compte ici. Je m’en tiendrai donc à la plus classique, qui a la vertu d’être claire. Pour Guy Rocher, « la culture est un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d’agir, plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d’une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte. »9 Je défends la thèse que la culture d’une collectivité humaine est l’ensemble des modèles culturels et de leurs interprétations, produits par ses acteurs tout au long de son histoire, qui se sont accumulés et se sont articulés entre eux d’une manière spécifique. Ainsi, je voudrais montrer comment, de l’Antiquité jusqu’aujourd’hui, les acteurs des sociétés de l’Europe occidentale ont adhéré à des conceptions de la « vie bonne », qu’ils ont créées pour affronter leurs conditions d’existence et donner du sens à leurs relations sociales et à leurs logiques d’action. Cependant, comme le dit bien Guy Rocher, la culture est un ensemble lié. Mais par quoi ? Je fais l’hypothèse que ce qui lie, ce qui structure une culture particulière en un temps donné de son histoire, c’est la domination que les acteurs, porteurs d’un modèle culturel particulier, exercent sur ceux qui sont porteurs des autres modèles culturels. Or, cette domination varie selon les époques : les élites gestionnaires 9. Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, Vol. I : L’action sociale, (Paris, HMH, 1968), p. 111. Cette définition est cependant restreinte (elle n’inclut pas les objets matériels produits par l’action humaine), mais elle convient assez bien à mon objet de recherche.

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et les masses populaires qui les suivent ne sont pas les mêmes d’une époque à l’autre. La culture de l’Europe occidentale serait donc composée de plusieurs modèles culturels, articulés entre eux par l’emprise d’un modèle régnant qui, périodiquement, aurait cédé sa place au règne d’un autre modèle, après des périodes plus ou moins longues de crise, de luttes sociales, de réformes et de mutation. d)

L’emprise sur les conditions d’existence

Les logiques d’action et la créativité culturelle des acteurs leur permettent, dans certaines limites, d’exercer une emprise sur leurs conditions d’existence. Le changement socioculturel est donc considéré ici comme le produit des relations (de coopération, de conflit, de concurrence et de contradiction) entre les acteurs individuels et collectifs, dans les cinq champs relationnels, tels qu’ils se présentent dans une collectivité concrète. Les logiques d’action dans lesquelles ils s’engagent et les sens culturels qu’ils créent pour leur donner du sens, leur permettent de s’adapter à, ou de changer leurs conditions d’existence. Engagé dans sa logique d’action, chaque acteur dispose pour cela d’une plus ou moins grande capacité de coercition (il peut imposer sa volonté) et d’une certaine capacité de persuasion (il peut convaincre) et ses capacités ne sont limitées ou renforcées que par celles des autres acteurs, dans un contexte de contraintes communes. Le changement ainsi obtenu n’est cependant pas entièrement le fruit d’une action pleinement consciente et volontaire : le plus souvent, il n’a été que partiellement voulu, ou même, n’a été voulu par personne, et le point d’arrivée ne correspond au projet d’aucun des acteurs. Les logiques d’action qui animent ceux-ci sont profondément intériorisées et, en partie au moins, les entraînent malgré eux – sans aller jusqu’à dire qu’ils font l’histoire sans le savoir, même si cette affirmation contient une part de vérité. Ces changements peuvent se dérouler selon plusieurs modalités, combinables entre elles : des évolutions lentes dans les pratiques, qui débouchent parfois sur des réformes, lesquelles, en s’accumulant, constituent des mutations, ou qui engendrent au contraire des blocages, qui finissent par provoquer des révoltes et parfois des révolutions.

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e)

L’histoire a-t-elle un sens ?

Tout observateur de l’histoire des sociétés d’Europe occidentale ne peut que constater la succession des régimes sociaux, politiques et économiques que les acteurs pratiquent et des modèles culturels régnants qui leur donnent sens. Aux cités grecques régies par un modèle culturel civique ont effectivement succédé des royaumes ou des empires régis par un modèle aristocratique, qui eux-mêmes ont cédé leur place à des royaumes féodaux régis par le modèle chrétien ; la modernité a mis fin au règne de tous ces régimes anciens et introduit le modèle culturel progressiste des nations modernes, qui lui-même est suivi, depuis quelques décennies, par le modèle subjectiviste des réseaux mondialisés d’individus néolibéraux, écologistes, et sujets d’eux-mêmes. Apparemment, c’est bien ce que l’on a pu constater, ce que l’on peut observer – de même que l’on peut voir, tous les jours, le soleil tourner autour de la terre ! Mais, si on se fie aux apparences, si on regarde l’histoire de cette manière, on se trouve alors obligé de répondre à la question : y a-til une cohérence sous-jacente à ces cinq modèles culturels successifs ? Beaucoup de sociologues et de philosophes modernes ont cru qu’une telle cohérence existait. Selon eux, les différentes formes de vie sociale et culturelle obéiraient à un enchaînement logique, dû à un principe structurel actif qui conduirait les sociétés sur les sentiers de l’histoire. Il y aurait donc un « Principe des principes », dont la « main invisible » serait à l’œuvre dans le monde et qui en forgerait l’histoire, sans que les humains le sachent. Mais alors, en quoi consisterait ce principe de cohérence ? Serait-ce la « main de Dieu » ou « celle du Malin » ? Serait-ce un « instinct » qui pousserait les humains à construire des collectivités sur des bases territoriales de plus en plus grandes, à maîtriser l’espace, en partant de la cité pour englober finalement le monde entier ? Serait-ce le besoin d’inventer des outils pour se faciliter la vie ? Serait-ce la compétition entre des marchands qui, parce qu’ils sont obligés de conquérir les marchés des autres, innoveraient sans cesse et concentreraient la puissance économique et financière dans des

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pôles hégémoniques, qui se détruiraient les uns les autres ?10 Ou encore, serait-ce la logique culturelle, qui conduirait l’humanité d’une conscience du social, à celle du surnaturel, puis à celle du naturel et enfin à celle de l’individuel ? Hélas, toutes ces réponses appartiennent à une philosophie évolutionniste de l’histoire, laquelle s’inspire clairement du modèle culturel progressiste, introduit par la modernité. Son dernier avatar : serait-ce la lente maturation de la conscience humaine qui porterait l’individu à devenir de plus en plus sujet de lui-même pour échapper aux contraintes sociales et culturelles ? Mais une telle idée me semble clairement induite par le modèle culturel subjectiviste régnant aujourd’hui. Dès lors, en ce qui me concerne, je pense que, non seulement il n’est pas nécessaire de faire de telles hypothèses pour comprendre le changement historique, mais qu’en outre, elles relèvent de la pure spéculation et sont tout à fait indémontrables. Laissons donc là cette tentation qui réduirait le cours de l’histoire à une seule variable décisive et nierait ainsi sa complexité. Pour un sociologue, il n’y a pas de principe unique présidant au destin de l’histoire et lui donnant son sens. L’histoire n’a pas d’autre sens (CC) que celui que lui donnent, au siècle le siècle, les relations sociales entre des acteurs qui, par leurs logiques d’action (LA), s’efforcent de s’adapter à leurs conditions d’existence (CEx), et d’agir sur elles pour en créer de nouvelles, auxquelles d’autres acteurs devront s’adapter et sur lesquelles ils voudront agir à leur tour. Rien n’étant prédéterminé, le passé n’obéit à aucune « loi » et il est donc vain (ne fut-ce que d’essayer) d’écrire « l’histoire de l’avenir » en se fondant sur celle du passé.

B. Les hypothèses de départ Une théorie sociologique n’est qu’un instrument de travail, toujours provisoire puisqu’elle peut être constamment modifiée par l’étude de nouvelles réalités empiriques. Cependant, même 10. Cette hypothèse très risquée est celle de Jacques Attali, dans un livre au titre accrocheur : Une brève histoire de l’avenir, (Paris, Fayard, 2006). Selon son analyse, dans le passé, plusieurs de ces pôles marchands hégémoniques – qu’il appelle des « cœurs ! » – se seraient succédé au cours de l’histoire du capitalisme. Après s’être longtemps situés sur les bords de la Méditerranée, ces « cœurs » se seraient déplacés vers l’ouest et vers le nord : Bruges, Venise, Gènes, Anvers, Amsterdam, Londres, Boston, New York et Los Angeles.

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quand il le nie, un sociologue n’aborde jamais une analyse concrète sans avoir en tête les théories et les analyses de ceux qui ont travaillé avant lui sur son thème. Dès lors, quand il entreprend une recherche, il a déjà des suppositions sur ce qu’il s’attend à trouver, même si ce ne sont encore que des idées très approximatives et incomplètes. Mieux vaut qu’il sache que c’est ainsi, et surtout, qu’il le dise, et qu’il en tire les conséquences ! 11 Ces suppositions lui sont d’ailleurs nécessaires et utiles, puisqu’elles ont pour fonction de guider sa recherche. Elles ne doivent cependant jamais l’aveugler – là est le danger – : elles sont d’ailleurs destinées à être, au moins en partie, démenties par les faits. Il m’a donc paru nécessaire d’expliciter clairement pour mes lecteurs ce que je m’attends à découvrir en analysant l’histoire de la culture européenne occidentale. Bien entendu, ce ne sont là que des hypothèses de travail, qui devront être critiquées tout au long de la recherche et sur lesquelles j’aurai à revenir soigneusement quand elle sera terminée. 1 – Selon ma première hypothèse, la culture de l’Europe occidentale comporterait au moins cinq modèles culturels intimement mêlés, mais cependant distincts : un modèle civique, un modèle aristocratique, un modèle chrétien, un modèle progressiste et un modèle subjectiviste. Pris ensemble, ces modèles seraient constitutifs de la culture européenne depuis l’Antiquité grecque. Cependant, ils n’ont jamais eu une importance égale. Les différentes époques de notre histoire ont été marquées par un modèle principal, qui régnait sur les autres, les rejetant dans une ombre plus ou moins complète, les soumettant à ses principes de sens alors largement dominants. 2 – Ce sont ces époques de transition du règne d’un modèle culturel à celui d’un autre qu’il nous faudra approfondir au cours de la recherche, car les modèles culturels s’y révèlent alors avec plus de netteté, de clarté, se laissant ainsi analyser plus facilement. 11. Dans l’éternel et insoluble débat entre « théoriciens » et « empiristes », j’ai adopté une position claire : je préfère savoir quelle paire de lunettes je porte sur le nez, plutôt que croire que je n’en porte pas ! Cette position est, en effet, la seule qui me permette de rectifier ma théorie et de l’enrichir, pas à pas, lorsque des données empiriques importantes lui échappent ou la contredisent. Ce que ne peut pas faire l’empiriste puisque, justement, il se croit « objectif » parce qu’il refuse de s’appuyer sur une théorie aussi bien que d’en construire une. Je suis convaincu que la recherche impose des allers-retours continuels entre la théorisation et l’observation empirique et qu’aucun de ces deux pôles ne peut être négligé.

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C’est alors, en effet, que les acteurs porteurs de modèles différents sont en pleine lutte entre eux pour contrôler le régime économique, social et politique. Cela m’amène à expliciter une seconde hypothèse. Il me semble que le modèle civique a consolidé son règne durant la Cité grecque, entre le VIIe et le IVe siècle avant J.-C. ; que le modèle aristocratique a confirmé le sien sous le Haut Empire romain entre Ier et le milieu du IIIe siècle de notre ère ; que le modèle chrétien a construit le sien durant le Moyen Âge central, entre le XIe et le XIIIe siècle ; que le modèle progressiste a imposé le sien aux nations de l’Europe moderne entre le XVIIe et le XXe siècle ; et que le modèle subjectiviste s’est imposé au cours des dernières décennies du XXe siècle. Je m’efforcerai, bien entendu, de justifier ces choix, et il est possible qu’au cours de la recherche, je sois amené à modifier cette hypothèse, découvrant des époques plus significatives encore que celles que je propose ici. En attendant, j’ai choisi d’appliquer l’instrument théorique exposé ci-dessus à ces époques qui me paraissent avoir été celles – non pas où ces modèles culturels sont « nés » –, mais où ils ont régné, imprégné durablement la culture de l’Europe occidentale. 3 – Un modèle n’instaure jamais son règne dans un vide culturel : un tel vide n’existe pas, dans aucune collectivité humaine. Dès lors, les acteurs, porteurs d’un modèle culturel, ont toujours dû, pour établir le règne de celui-ci, combattre ceux qui se revendiquaient d’un autre qui régnait avant lui. Les époques signalées ci-dessus m’ont justement paru significatives parce qu’elles ont été des périodes de transition culturelle ; ce furent des périodes pendant lesquelles les acteurs porteurs du modèle déjà installé étaient en déclin, tandis que les porteurs d’un modèle ascendant cherchaient à exercer leur contrôle sur le régime social, économique et politique. D’où ma troisième hypothèse. Il me semble que le modèle civique s’est imposé en Grèce classique contre le modèle aristocratique qui régnait avant lui sur la Grèce archaïque12 ; que le modèle aristocratique s’est imposé, sous le Haut Empire romain, contre le modèle civique qui régnait au temps de 12. Le modèle aristocratique régnait déjà en Grèce ancienne pendant les « siècles obscurs », entre le XIIe et le VIIIe siècle avant J.-C. J’ai renoncé cependant à étudier cette période faute de documentation suffisante et fiable. Les périodes que j’ai choisies ne sont donc pas celles où tel modèle culturel aurait régné pour la première fois dans notre histoire, mais celles où il s’est clairement consolidé, selon les informations empiriques dont les historiens disposent.

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la République ; que le modèle chrétien s’est imposé en France, pendant le Moyen Âge central, contre le modèle aristocratique qui régnait pendant le Haut Moyen Âge ; que le modèle progressiste s’est imposé en Grande Bretagne contre les modèles, chrétien et aristocratique, qui régnaient pendant le Moyen Âge tardif ; et que le modèle subjectiviste est en train de s’imposer en Europe occidentale, depuis le dernier tiers du XXe siècle, contre le modèle progressiste qui régnait avant lui. 4 – Un modèle culturel ne se laisse pas appréhender comme tel, à l’état pur, comme un récit explicite13 : il ne peut l’être qu’à travers les interprétations (les utopies ou les idéologies) de ses « exégètes ». Mais comment identifier les interprétations des principes de sens d’un modèle culturel quel qu’il soit ? Il faut, me semble-t-il, se demander comment les acteurs porteurs d’un modèle culturel transforment ses principes de sens en utopies et en idéologies, afin de légitimer les logiques d’action dans lesquelles ils sont engagés. Ces logiques d’action comportent toujours deux formes de conflits : diachronique et synchronique. Le conflit diachronique oppose les acteurs ascendants, qui cherchent à imposer leur modèle culturel aux acteurs installés, mais déclinants, qui défendent le leur. Le conflit synchronique oppose entre eux les acteurs porteurs du modèle culturel ascendant quant à leurs interprétations divergentes de ses principes de sens. Ces deux formes de conflits peuvent coexister longtemps, mais les conflits diachroniques occupent plutôt le devant de la scène pendant la période plus ou moins longue d’évolution, de réforme ou de révolution, durant laquelle l’ancienne et la nouvelle élite dirigeante « règlent leurs comptes », jusqu’à ce que le règne du modèle ascendant soit consolidé. Les conflits synchroniques deviennent plus importants une fois que la nouvelle élite dirigeante est installée et que son modèle est consolidé : son utopie se transforme alors en idéologie (elle « montre son vrai visage ») et se heurte à l’opposition de ceux qui cherchent à en « revenir aux sources » des principes de sens du modèle cultuel. D’où une quatrième hypothèse : 13. C’est là, me semble-t-il, ce qui distingue le plus clairement un modèle culturel d’un mythe. Dans les sociétés dites « primitives », le mythe était un récit explicite, qui s’imposait à tous, dans la longue durée. Sans doute, cette différence est-elle due aux faits que ces sociétés changeaient peu et qu’elles comportaient peu de formes de domination sociale (on a été jusqu’à les considérer comme des « sociétés sans classes », ce qui est sans doute excessif, voire même faux).

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– En Grèce classique, sous le règne du modèle civique, la question qui se posait à tous était : « qu’est-ce qu’un bon citoyen ? ». Le conflit diachronique opposait les acteurs du modèle civique à ceux du modèle aristocratique. Le conflit synchronique opposait l’idéologie des oligarques à celle des démocrates et à celle des tyrans. – À Rome, pendant le Haut Empire, sous le règne du modèle aristocratique, la question était : « qu’est-ce qu’un vrai aristocrate ? » Le conflit diachronique opposait les acteurs du modèle aristocratique (les empereurs, l’ordre sénatorial) à ceux qui défendaient le modèle civique républicain (l’ordre équestre, les oligarques, les commerçants, les artisans). Le conflit synchronique opposait l’idéologie dynastique de la noblesse de lignage à l’idéologie méritocratique de la noblesse d’État. – Dans la France du Moyen Âge central, sous le règne du modèle chrétien, la question était : « qu’est-ce qu’un bon chrétien ? » Le conflit diachronique opposait l’idéologie catholique de la hiérarchie de l’Église (prééminence du pouvoir spirituel) à celle des aristocrates (prééminence du pouvoir temporel). Le conflit synchronique opposait l’idéologie des catholiques-romains à celle des mouvements hérétiques. – Dans la Grande Bretagne industrielle, sous le règne du modèle progressiste, la question était : « quel est le meilleur moteur du Progrès ? » Le conflit diachronique opposait, pendant toute la durée de la Renaissance, l’idéologie des laïcs du Tiers état à celle des cléricaux et des nobles. Le conflit synchronique opposait l’idéologie des capitalistes (nationalistes ou libéraux : la « droite ») à celle des socialistes (communistes ou sociaux-démocrates : la « gauche »). – Dans l’Europe occidentale d’aujourd’hui, sous le règne du modèle subjectiviste, la question est : « qu’est-ce qu’un individu-sujet de lui-même ? » Le conflit diachronique oppose les néolibéraux aux défenseurs du nationalisme (l’État Nation), de la social-démocratie (l’État Providence) ou de la Révolution. Le conflit synchronique oppose deux manières d’être sujet de soimême : être un « individu CCC » (compétiteur, consommateur,

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connecté) comme le propose l’idéologie néolibérale, ou « individu AAA » (authentique, autonome, autotélique) comme le propose l’idéologie des innombrables mouvements dispersés qui constituent aujourd’hui l’opposition au néolibéralisme.

C. La méthode Le défi que je m’efforce de relever dans cette recherche n’est pas seulement théorique : il est aussi méthodologique. Il s’agit – toujours dans le souci de permettre au lecteur de bien comprendre ma démarche et de l’inciter à porter sur elle un regard critique –, de mettre au point une méthode rigoureuse permettant de travailler en sociologie de l’histoire. Il ne suffit pas de savoir quelles sociétés observer, encore faut-il savoir quelles informations recueillir ? Les questions qu’un sociologue pose aux historiens doivent être définies par les hypothèses théoriques avec lesquelles il regarde la réalité. Dans le cas qui nous occupe, elles seront donc définies par la théorie du changement socioculturel dont je dispose actuellement et que je me suis efforcé de synthétiser ci-dessus. En vue de recueillir les informations dont j’ai besoin pour analyser chaque collectivité concrète à la période choisie, je poserai donc aux historiens deux questions. I – Quelles sont les conditions d’existence (CEx), de telle collectivité humaine, pendant telle période donnée de son histoire, qui permettent d’expliquer les relations sociales (RS) que ses acteurs ont mises en place pour tenter de résoudre les problèmes vitaux de leur vie commune par leurs logiques d’action (LA) ? Cette première question concerne donc le régime économique, social et politique de la collectivité choisie. Il faudra l’examiner en distinguant les différents champs relationnels (les relations de puissance, d’hégémonie, de pouvoir, d’influence et d’autorité). II – Comment ces logiques d’action, que les acteurs pratiquent dans leurs relations entre eux (LA), permettent-elles d’expliquer leur créativité culturelle (CC) et leur emprise relative sur leurs conditions d’existence ? Cette seconde question concerne plutôt le modèle

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culturel proprement dit. On analysera donc ce que les acteurs ont puisé aux sources du sens (le surnaturel, le naturel, le social et l’individuel), ce qu’ils ont fait dire à ces sources pour justifier ce qu’ils faisaient. Et on se demandera ce qui permet d’affirmer que ces sens leur ont bien servi à légitimer les actions par lesquelles ils ont agi sur leurs conditions d’existence. Pour achever cette introduction générale, je tiens à préciser, aussi clairement que possible, le sens et les limites de mon projet de recherche. Chacun des cinq modèles culturels que je compte analyser mériterait une vie entière de travail et tant d’historiens y ont consacré la leur, qui nous ont laissé des contributions majeures. Poursuivre leur ouvrage serait un choix parfaitement valable et respectable, mais je n’aurais pas assez du temps qui me reste à vivre pour venir à bout de tout ce qu’ils ont écrit sur une seule de ces époques de la longue histoire de l’Europe occidentale. Telle n’est donc pas – ne peut pas être – mon intention : je suis sociologue et je tiens à le rester ; je ne suis pas historien et je ne prétends pas le devenir ! Mais je veux faire de la sociologie de l’histoire et la matière première sur laquelle je travaille, ce sont les faits établis par les historiens. L’important, me semble-t-il, n’est pas d’avoir tout lu, et encore moins de me rendre capable de prendre une position informée et pertinente sur toutes les questions qui restent sans réponse, ou sur lesquelles il n’existe encore que des hypothèses, qui alimentent les désaccords et les discussions entre spécialistes. L’important, c’est d’élaborer une théorie sociologique (toujours provisoire) de l’histoire, en analysant, avec une méthode appropriée, les faits établis par les historiens. Je crois que ce projet est réalisable, même en n’ayant qu’une connaissance limitée des faits en question : d’autres auteurs corrigeront, compléteront, infirmeront, préciseront, nuanceront, à mesure qu’ils en sauront plus sur ce qui s’est vraiment passé. Cependant, même ainsi direz-vous, un tel projet reste très ambitieux. Sans doute. Mais, pour donner un sens à son existence, un chercheur – un être humain quel qu’il soit d’ailleurs – ne se doit-il pas de s’engager avec passion dans des quêtes gigantesques, irréalisables – « l’inaccessible étoile » disait Jacques Brel ! –, forcément inachevées, toujours critiquables et perfectibles ?

Le modèle culturel civique de la cité grecque

Introduction

« La Grèce antique reste vivante ; l’homme grec témoigne pour une certaine humanité de base qui a peu varié au cours des âges. Et la pensée grecque vole vers nous, se réincarne avec obstination {…} Elle est à Milet au temps des grands Ioniens ; à Athènes quand parle Socrate ; à Alexandrie d’Égypte, avant de briller à Syracuse avec Archimède ; elle sera à Rome – car la dérisoire réduction de la Grèce en provinces romaines (146 avant J.-C.) aboutit à la conquête spirituelle du vainqueur ; elle sera une fleur précieuse mise en serre à Byzance, la seconde Rome ; elle s’épanouira à nouveau dans la Florence de Laurent de Médicis et de Pic de la Mirandole. Et elle n’a pas fini de nous atteindre. {…} Le miracle grec, chez nous hommes d’Occident, ne vient-il pas de la nécessité où se trouve toute civilisation vivante, tout groupe humain, de se choisir des origines, de s’inventer des parents à son goût ? »14

14. Fernand Braudel, Les Mémoires de la Méditerranée, Paris, De Fallois, 1998, p. 261.

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Pour découvrir et analyser le premier modèle culturel constitutif de la culture de l’Europe occidentale, ma lecture des historiens m’a conduit à m’intéresser d’abord aux cités de la Grèce archaïque et classique, pendant la période située entre le VIIIe et le IVe siècles avant J.-C.. Le régime de la cité, en tant que modèle général de gestion des problèmes vitaux de la vie collective, a introduit dans la culture européenne une conception bien spécifique, qu’il m’a paru pertinent d’appeler « modèle culturel civique ». Ce modèle général a reçu, parmi plusieurs centaines de cas d’application, trois interprétations qui diffèrent surtout par le régime politique : oligarchique, démocratique ou tyrannique. Il m’a donc semblé utile d’approfondir ces interprétations par des analyses de cas : le régime démocratique d’Athènes, entre les réformes de Solon, au début du VIe siècle, et la défaite contre les Macédoniens en 338 ; le régime oligarchique de Sparte, entre le début du VIe siècle, sous le règne des rois Léon et Agasiclès, et la défaite contre les Thébains en 371 ; et les régimes tyranniques, en privilégiant ceux de l’époque archaïque, entre la fin du VIIe siècle et le courant du VIe. Après avoir rappelé, très brièvement, le contexte historique dans lequel le modèle culturel civique s’est imposé, le chapitre I sera consacré à l’analyse descriptive de ce modèle. Le chapitre II analysera les conditions générales qui permettent de comprendre les raisons pour lesquelles le régime et le modèle civiques ont été adoptés par les Grecs de cette époque ; par « conditions générales », j’entends les raisons qui m’ont paru communes à l’ensemble des cités grecques. Le chapitre III aura pour objet d’exposer les conditions particulières expliquant pourquoi des cités ont donné de ce même modèle civique trois interprétations différentes aux époques signalées.

Le contexte historique 1.

La « Grèce » avant les cités

Lorsque la cité est apparue, le territoire de la région, que plus tard on appellera « la Grèce », était occupé depuis au moins

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Introduction

trois millénaires. Par qui ? Et d’où ces gens étaient-ils venus ? Sans tomber dans un déterminisme rudimentaire, la géographie est essentielle pour qui veut comprendre l’histoire : il y a des régions qui attirent les populations et d’autres qui les rejettent. À cette époque, celles qui les attiraient étaient « des pays sédentarisés depuis longtemps déjà, avec des villes, des villages, des agricultures, des élevages assez stables. Les plus peuplées – la Mésopotamie, l’Égypte – sont les plus attirantes, mais elles se défendent. »15 Elles avaient des fleuves, donc de l’eau, de l’herbe, des plaines fertiles ; elles avaient du bois, des mines, un accès à la mer… D’autres régions, bien qu’attirantes elles aussi, étaient moins peuplées et se défendaient moins bien – l’Asie mineure, la Grèce continentale. Elles ont été périodiquement envahies par de nouveaux venus, qu’elles ont souvent assimilés plus ou moins pacifiquement, jusqu’à ce que la rareté des ressources contraigne les nouveaux ou les anciens occupants à s’imposer par la force des armes ou à s’en aller survivre ailleurs. Les régions qui n’intéressaient personne étaient évidemment les pays montagneux, les déserts, les steppes, et aussi bon nombre de littoraux, trop accidentés. Le niveau du développement technologique de ces époques lointaines ne permettait guère d’échapper à la « loi d’airain » des contraintes géographiques et démographiques. Or, par sa géographie même, la Grèce n’est pas une région très accueillante. Elle est naturellement morcelée : les plaines représentent moins de 20 % de sa superficie totale. « La Grèce est toute en îles, îles véritables au milieu de la mer, comme il se doit, et “îles de terre ferme”. {…} La Grèce, ce sont des îles… »16 Ainsi, chaque population « occupe une case étroite, quelques champs, deux ou trois prairies où courent des chevaux, des vignes, des olivettes, des montagnes pelées où grimpent chèvres et moutons, une côte articulée, un port avec une ville entourée bientôt de remparts – le tout aussi isolé par les hauts pays limitrophes que par la mer. »17 Les premiers occupants vinrent d’Anatolie, sans doute dès le IVe millénaire ou même avant cela. Ils s’installèrent surtout dans les îles de la mer Égée et principalement en Crête, où ils 15. Braudel, (1998), p. 163. 16. Braudel, (1998), p. 261. 17. Braudel, (1998), p. 261.

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développèrent plus tard la brillante civilisation minoenne (qui doit son nom au roi Minos18). « Les débuts de l’urbanisation crétoise avaient correspondu à la montée générale de l’économie, au départ du IIe millénaire. {…} Ce nouveau souffle de cosmopolitisme à travers le Proche-Orient a établi, presque à lui seul, l’opulence matérielle de la Crête. Cette dépendance vis-à-vis de l’extérieur explique que la Crête {…} ait vécu de beaux jours encore jusque vers 1200, jusqu’au temps des catastrophes générales. »19 La Crête a donc su profiter de la prospérité qui régnait alors en Asie Mineure et en Égypte : « À son apogée, au IIe millénaire, la Crête et toute l’Égée, qui va à sa remorque, font partie intégrante du Proche-Orient, comme jamais ce ne sera le cas de la Grèce. »20 Pendant tout le second millénaire, des vagues successives de migrants envahirent le territoire21. «Vers 1950 déferlent sur la Grèce, venant des Balkans, les premières bandes d’envahisseurs grecs. Ce sont les Ioniens, les “impétueux”. Dans la plupart des autres contrées de Grèce, ils seront chassés par des migrations ultérieures ; en Attique, au contraire, ils resteront les maîtres du sol jusqu’à la conquête romaine. {…} Les Ioniens apportent une forte organisation sociale en quatre tribus, leur dialecte, leurs grands dieux mâles, Zeus et sans doute Poséidon. »22 Le IIe millénaire vit s’installer aussi les Achéens. Selon certaines sources, ils seraient arrivés vers 1900. Ils auraient traversé la Béotie et l’Attique, pour aller s’arrêter en Argolide, dans le Péloponnèse, où ils fondèrent, vers 1700, la ville de Mycènes et développèrent la civilisation mycénienne. Ils auraient ensuite, vers 1450, conquis la Crête. Cependant, même soumise, la civilisation crétoise eut sur eux une grande influence : « C’est un fait que la conquête mycénienne et les destructions qui l’accompagnent, n’interrompent pas la prospérité {de la Crête}. Les nouveaux venus se glissent dans la lancée ancienne 18. Le plus célèbre des rois de la Crête, dans la ville de Cnossos, qui était le siège de la civilisation minoenne. 19. Braudel, (1998), p. 142. 20. Braudel, (1998), p. 155. 21. Ce furent des siècles marqués par d’innombrables guerres et d’interminables mouvements de population, non seulement en Grèce, mais partout autour de la Méditerranée : les Cimmériens, les Scythes, les Hyksos, les Hittites, les Sémites, les Cananéens, les Amorites, les Araméens, les Hébreux, les Philistins, les Assyriens… ; l’Egypte repoussa par deux fois (en 1225 et 1180) des envahisseurs venus de la mer… ; vers 1200, l’empire hittite (Turquie actuelle) s’effondra. 22. Pierre Lévêque, (2002a), « Athènes », in Encyclopædia Universalis, vol. 3, p. 328.

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Introduction

de l’activité crétoise sans rupture apparente. »23 « C’est partout sur les traces des Crétois que les Mycéniens auront progressé. »24 Les Achéens auraient ensuite envahi l’Attique et certains Ioniens au moins se seraient réfugiés en Asie mineure, dans cette région qui s’appellera ensuite l’Ionie, où ils fondèrent les (douze) riches et brillantes cités ioniques, et notamment Milet qui, des siècles plus tard, aura une importance décisive en Grèce archaïque et classique. Vers la fin du XIIe siècle – à moins que ce soit plus tôt ? –, seraient arrivés les Doriens. Plus qu’ailleurs, le conditionnel est de mise. Y a-t-il vraiment eu une invasion dorienne et quand a-t-elle eu lieu ? se demande F. Braudel. Quelque chose, en tout cas, s’est passé alors, qui détruisit les villes et les palais mycéniens. Mais quoi ? «Vers 1230, les palais mycéniens avaient presque tous été détruits, de nombreuses villes abandonnées sur le continent grec et sur certaines îles. {…} Les accusés d’hier, les Doriens, derniers envahisseurs indo-européens de la Grèce antique, n’arriveront qu’à la fin du XIIe siècle, cent ans plus tard au moins. »25 Il se peut donc que les Achéens aient été victimes, non des Doriens, mais de catastrophes naturelles : trop ou trop peu de pluie, inondations ou sécheresses prolongées sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Certains pensent que cette époque a été le « sommet d’une phase de sécheresse persistante en Méditerranée. »26 Les régions montagneuses de l’ouest, moins sèches (à cause des pluies et des vents venus de l’Atlantique) auraient accueilli les populations forcées de se déplacer : « la géographie des pluies cadre avec celle de migrations. »27 Que devinrent alors les Mycéniens ? Beaucoup trouvèrent refuge dans les montagnes du nord du Péloponnèse (région qui a d’ailleurs gardé le nom d’Achaïe), d’autres sont remontés ou restés dans l’Attique, ou bien se sont dispersés. Bref, on ne sait pas exactement ce qui les a chassés, ni ce qu’ils sont devenus. Cependant, les prétendus Doriens auraient épargné l’Attique qui « conserva une population purement ionienne ».28 23. 24. 25. 26. 27. 28.

Braudel, (1998), p. 142. Braudel, (1998), p. 148. Braudel, (1998), p. 176. Braudel, (1998), p. 180. Braudel, (1998), p. 181. Lévêque, (2002a), p. 329.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

Ainsi, des Anatoliens, des Ioniens, des Achéens, des Doriens auraient envahi le territoire de la Grèce, se faisant la guerre, se détruisant les uns les autres : « Les événements du XIIe siècle sont suivis par une nuit interminable, un “Moyen Âge” de longue durée »29, qui persista jusqu’au VIIIe siècle, et que les historiens ont baptisé « siècles obscurs » (du XIIe jusqu’au début du VIIIe). Tout ne se réduit pas, cependant, à la guerre : ces populations se sont mêlées, ont échangé leurs ressources, leurs techniques, leurs croyances, leurs modes de vie. 2.

La vie collective en « Grèce » avant les cités

a)

Les régimes politiques

Avant les « siècles obscurs », « les Achéens avaient construit de grands palais à la crétoise, autour desquels tournait l’économie. Leurs rois-prêtres étaient du type indo-européen. »30 Après les « grandes catastrophes » du XIIe siècle, pendant les « siècles obscurs », cette économie palatiale se décomposa et l’espace grec fut morcelé en une mosaïque de royaumes. Mais on aurait tort, semble-t-il, de croire qu’il s’agissait de rois absolus, concentrant tous les pouvoirs. La société grecque était plutôt « dominée par une aristocratie guerrière, constituée autour de basileis, chefs non de génè, mais d’oikoi, ces maisonnées/domaines {…} L’oikos noble est formé de la famille restreinte du basileus, de ses compagnons, clients et serviteurs, {…} de ses troupeaux {bovins et chevaux} et de son trésor… ».31 Ces nobles étaient servis par tout un monde de travailleurs ruraux, d’artisans, de tâcherons…, mais surtout, ils étaient assistés par des scribes, très influents parce qu’ils étaient seuls à maîtriser l’écriture et le calcul, ces systèmes compliqués de signes, indispensables à l’administration et au commerce. « Comme l’a montré M.I. Finley32, traduire basileus par “roi” risque d’introduire une confusion totale : ces “maîtres d’oikoi”, fraction dirigeante du groupe guerrier, sont “rois” au même titre que celui qui, primus inter 29. 30. 31. 32.

40

Braudel, (1998), p. 184. Braudel, (1998), p. 150. François de Polignac, (1984), La naissance de la cité grecque, Paris, La Découverte, p. 20. M.I. Finley, (1978), Le Monde d’Ulysse, Paris, Maspero.

Introduction

pares, les domine ici et là par sa valeur, sa richesse, ses alliances. »33 « La Grèce {…} ne connaît pas de monarque absolu : est basileus tout détenteur d’une autorité locale. {…} Ces vrais maîtres du pouvoir ne reconnaissent qu’une suzeraineté limitée, fragile, toujours remise en question, détenue par une famille plus influente. »34 Ces aristocrates rivalisaient entre eux et étaient souvent impliqués dans des intrigues. « Chaque génos est un petit groupe primitif, autosuffisant, querelleur, que la moindre contestation jette contre ses voisins et, dans cette société sans justice régulière, la vendetta – la loi du sang – s’impose comme une règle d’honneur. »35 b)

L’économie

Les Crétois s’étaient eux-mêmes inspirés de la Mésopotamie qui, à l’époque, dominait les échanges. C’est elle qui inventa l’économie monétaire : mesure d’orge d’abord, puis poids de métal plus ou moins précieux (avec l’argent et l’or d’Égypte ou de Nubie) ; plus tard, le billet à ordre, la lettre de change… « Même les banques existeront à Babylone. »36 Dans cette économie dite palatiale, « ce sont les princes, en effet, qui {…} drainent vers les magasins et les coffres des palais toutes les ressources mobilisables. {…} Ce sont eux qui organisent, dans des ateliers, la production artisanale destinée aux échanges extérieurs. {…} Le palais est non seulement la plus importante, mais souvent la seule entreprise économique ; et le prince, le premier des producteurs, des financiers, des clients. »37 Pendant les « siècles obscurs », même si l’artisanat et le commerce avaient déjà une certaine importance, la Grèce, dans la mesure où sa terre le lui permettait, était surtout un monde rural : la grande majorité des Grecs étaient des paysans, vivant pauvrement de leur propre production, essayant de survivre sur une terre avare qui, mieux que des céréales, produisait plus volontiers des vignes, des oliviers et quelques arbres fruitiers. Un mode agraire de production instaurait une relation de coopération forcée entre 33. Polignac, (1984), p. 20, note 13. 34. Polignac, (1984), p. 143. 35. Braudel, (1998), p. 266. Les basileis ressemblent à s’y méprendre aux « seigneurs féodaux » (avant la lettre). 36. Braudel, (1998), p. 127. 37. Braudel, (1998), p. 123.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

les propriétaires terriens et les travailleurs agricoles : les seconds étaient privés d’une terre suffisante pour survivre et endettés envers les premiers ; ils étaient donc contraints de travailler la terre de ceux-ci et de leur donner en échange une partie de leur récolte : « C’est le nombre trop élevé des petits paysans, acharnés à partager un maigre héritage, qui les livre à l’exploitation de quelques grands propriétaires et fait d’eux des hectémores – des tenanciers qui livrent probablement chaque année les cinq sixièmes de leur récolte38 –, qui les endette vis-à-vis des riches et rend un jour ou l’autre “la terre esclave”. La Grèce du VIIIe siècle est déjà pleine de paysans en fuite et, chez Homère, les vagabonds pullulent. Hésiode, dans Les travaux et les jours, décrit bien la peine sans fin du paysan. »39 Pas plus qu’aujourd’hui, les sociétés de cette époque ne pouvaient vivre en autarcie : elles avaient besoin de se procurer chez les autres ce qu’elles ne trouvaient pas chez elles. Notamment, « les mines de cuivre et d’étain vont être surveillées avec convoitise. {…} Il est obligatoire de les saisir au loin. Pour cette capture marchande, les pays riches, assurément avantagés, peuvent s’appuyer sur leurs réseaux d’échanges. »40 Comme celle du bois, la quête du métal a donc obligé les villes de Mésopotamie à « entretenir un commerce au loin, essentiel dans la formation d’une société diversifiée, avec ses artisans, ses transporteurs et déjà une classe de marchands et de bailleurs de fonds. »41 Les métaux, le bois, mais aussi le poisson salé, et plus encore, le blé manquaient aux Grecs et ils ne pouvaient en acquérir qu’en se risquant sur les rives du Pont-Euxin (Mer Noire), ou alors en Égypte et plus tard, avec la colonisation, en Grande Grèce (Italie). La concurrence entre les « puissances régionales », pour le contrôle de ces biens économiques indispensables, explique non seulement le développement pacifique du commerce, mais aussi les innombrables tentatives d’invasion, de conquêtes territoriales et de colonisation par la guerre.

38. D’autres sources parlent « du sixième de leur récolte » (Raoul Lonis, La cité dans le monde grec, Paris, Armand Colin, 2010, p. 199). La différence, énorme, révèle bien l’incertitude des auteurs à propos d’une époque encore mal connue, bien que très étudiée. 39. Braudel, (1998), pp. 248-249. 40. Braudel, (1998), p. 123. 41. Braudel, (1998), p. 84.

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Introduction

c)

Les techniques

Il semble que la plupart des techniques aient été importées d’Asie mineure. Depuis sept ou huit millénaires, en effet, « de vrais villages existaient déjà vers l’est, à l’autre bout de la Méditerranée. L’homme était en train d’y devenir le connaisseur des secrets qui font germer le blé et obéir l’animal ; l’élevage et l’agriculture se substituèrent peu à peu à la chasse et à la cueillette des fruits sauvages. »42 Cela se passait non seulement en Mésopotamie, mais aussi en Anatolie, dans la région du Croissant fertile et en Égypte : « c’est autour de l’axe Égypte/Mésopotamie que, des siècles durant, le Proche-Orient et ses mers actives vont tourner… »43 Quels étaient leurs outils ? La roue, l’araire, la noria, le tour du potier, la céramique, l’attelage du bœuf au chariot et à la charrue44, le tissage de la laine et du lin, le travail du bois, le papyrus, la brique cuite, le four et la métallurgie du cuivre, puis du bronze (alliage de cuivre et d’étain)… « La fonte du cuivre et ses alliages se sont développés dans les pays du nord du croissant fertile : Iran occidental, Caucase, Arménie, Asie Mineure, dès le IVe millénaire. {…} En Mésopotamie, le bronze apparaît vers 2800, en Égypte, vers 2000 seulement. »45 Grâce à la voile, l’éperon, la quille, l’usage du bitume pour calfater les bateaux, « la mer a été efficacement vaincue au cours du IIe millénaire. »46 Dans les migrations, le cheval a, de toute évidence, été décisif, non seulement pour transporter les nomades, mais aussi pour faire la guerre : « le char léger, attelé d’un ou de deux chevaux, {…} va bouleverser l’art de la guerre durant les siècles à venir. »47 d)

L’écriture et la numération

Moins technique mais plus important encore : l’écriture et la numération qui, comme la monnaie, sont indispensables au 42. Braudel, (1998), pp. 56-57. 43. Braudel, (1998), pp. 69-70. 44. « Faut-il parler d’une révolution de l’araire ? {…} Les femmes avaient régné jusque-là sur les champs et les jardins de céréales. {…} L’homme était resté chasseur, puis éleveur. Mais voilà qu’il s’empare de la charrue et la conduit. Du coup, la société passerait du matriarcat au patriarcat. {…} Le travail des métaux, travail noble, réservé aux hommes, fera lui aussi basculer la société vers le pôle masculin. » (Braudel, (1998), p. 79). 45. Braudel, (1998), p. 123. 46. Braudel, (1998), p. 104. 47. Braudel, (1998), p. 168.

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développement du commerce. Elles furent aussi inventées au Proche-Orient. « Les sociétés à large rayon, les empires sont fils de l’écriture. Celle-ci apparaît partout en même temps qu’eux. »48 L’écriture fut d’abord pictographique, puis idéographique et enfin phonographique, grâce à l’alphabet inventé à Ugarit et à Byblos, cités phéniciennes. « Une technique simple, révolutionnaire, merveilleuse, qui s’élabore avec la fin du second millénaire et qui éclate au grand jour avec l’alphabet linéaire du phénicien. Les vingt-deux signes de cet alphabet correspondaient uniquement à des consonnes. »49 Durant les « siècles obscurs », les Grecs perdirent l’usage de l’écriture et ne la redécouvrirent qu’au VIIIe siècle : ils complétèrent alors l’alphabet phénicien, y ajoutant les voyelles. e)

La religion

Pour ce qui est de leurs croyances, les premiers occupants de la Grèce, venus d’Anatolie, avaient une religion de la fécondité et de la fertilité. Leurs dieux étaient donc principalement des déesses-mères « évidentes dispensatrices de fécondité. {…} L’Égée, qui a tout reçu à l’origine de l’Anatolie néolithique – et non des civilisations denses de Mésopotamie ou d’Égypte –, est restée fidèle à la grande déesse féconde des premiers agriculteurs. »50 La conquête des Mycéniens provoqua un syncrétisme entre les croyances chthoniennes (de la terre) et ouraniennes (du ciel), « fusion intime, à l’intérieur de chaque figure divine, d’éléments empruntés à chacune des deux religions. {…} Le panthéon grec est, dès cette époque, constitué comme une société familiale ».51 Cette religion crétoise, puis mycénienne survivra aux invasions doriennes, qui cependant accentuèrent encore la dimension ouranienne : « Zeus passe au premier plan, tandis qu’un dieu plus chthonien, comme Poséidon, marque une nette régression ».52 Voilà, pour l’essentiel, comment se présentait la vie des différentes communautés humaines qui peuplaient la Grèce 48. 49. 50. 51. 52.

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Braudel, (1998), p. 84. Braudel, (1998), p. 201. Braudel, (1998), pp. 152-153. Lévêque, (2002b), « La religion grecque », in Encyclopædia Universalis, vol. 10, p. 719. Lévêque, (2002b), p. 719.

Introduction

jusqu’au VIIe siècle avant J.-C. Pour survivre dans de telles conditions, on le comprend, il leur a fallu (essayer de) résoudre quelques questions vitales : savoir maîtriser la mer omniprésente et développer des échanges commerciaux profitables ; savoir faire la paix chez elles et la guerre, défensive ou offensive, avec leurs voisins proches ou lointains. Les communautés qui ont su résoudre ces problèmes ont survécu et étendu leur hégémonie aussi longtemps qu’elles en ont été capables ; et elles firent l’histoire. Les autres furent exterminées, dispersées ou assimilées. 3.

Le choix de la cité comme objet d’analyse

Ce bref rappel historique permet-il de justifier pourquoi j’ai choisi la Grèce des cités et commencé cette recherche à partir du VIIe siècle, alors que le territoire de celle-ci était occupé, depuis au moins trois millénaires, par des populations qui avaient fait preuve, elles aussi, d’unegrandecréativitésocialeetculturelle?N’avaient-ellespasinventé deux brillantes civilisations: minoenne et mycénienne? N’était-il pas préférable de commencer par là, par ce modèle aristocratique qui a régné sur les «siècles obscurs»? Pour expliquer mon choix, il faut se rapporter à l’introduction générale de ce livre. La première raison est que, à en juger par les auteurs que j’ai consulté, les informations dont ils disposent sur la période antérieure aux cités semblent très insuffisantes et surtout très incertaines. À en croire F. Braudel qui, ici, exagère sans doute un peu, « sur {leurs} institutions, nous avons dit {…} l’essentiel de ce que l’on sait, c’est-à-dire moins que rien : il y a eu des rois-prêtres, des palais, des villes, des artisans groupés, un peuple de marins. Mais l’organisation de cette société reste bien plus mystérieuse que celle de Babylonie ou d’Égypte. »53 Je ne sais donc pas quand, ni sous quelles conditions, s’est imposé ce modèle aristocratique en Grèce antique. La seconde raison est que les marques laissées dans la culture européenne par les civilisations antérieures à la Grèce du VIIe siècle semblent avoir été beaucoup moins significatives que celles des cités : elles étaient orientées par une culture religieuse, 53. Braudel, (1998), p. 151.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

mais celle-ci fut presque complètement effacée, des siècles plus tard, par l’omniprésence du christianisme ; et leurs institutions, notamment la monarchie et l’aristocratie, ont de toute façon été réinventées au Moyen Âge qui, lui, marqua bien davantage la culture de l’Europe occidentale. La troisième raison est que les conditions d’existence des populations grecques ont changé profondément pendant les « siècles obscurs », et qu’elles étaient devenues très différentes vers les VIIe et VIe siècles quand la Grèce adopta le modèle des cités, et plus encore au Ve, quand elle passa de l’époque archaïque à l’ère classique. «Tout change entre le XIIe et le VIIIe siècles », écrit Braudel.54 Enfin, la quatrième raison est l’importance historique du phénomène des cités : comme le précise P. Vidal-Naquet, « il y eut des Cités grecques depuis Alexandrie d’Arachosie (Kandahar) en Afghanistan {…} jusqu’aux côtes méditerranéennes d’Espagne (Emporion-Ampurias), depuis Ptolemaïs en Haute-Égypte, jusqu’à Olibia aux bouches du Dniepr. »55 Et, sans aller si loin, il y en avait quelques dizaines en Grèce proprement dite. Dès lors, la période qui débute au VIIe siècle m’a semblé être celle qui convenait le mieux à cette recherche, et cela, non seulement parce que la documentation existe, mais aussi parce que c’est là et alors que s’est produite une transition sociale qui a vu le modèle culturel civique se consolider et se généraliser. C’est alors que la « vie bonne » a été redéfinie autrement, que les acteurs ont changé leur manière de voir le monde, qu’ils ont redéfini leurs rapports au social, au naturel, au surnaturel et à l’individuel, qu’ils ont adhéré à de nouvelles valeurs, normes, intérêts et affects. C’est alors que les cités grecques ont introduit dans la culture de l’Europe le règne d’un nouveau modèle culturel, même si elles ne l’ont pas entièrement inventé, même s’il existait (peut-être) déjà ailleurs ou, sous une forme plus embryonnaire, en Grèce elle-même. 54. Braudel, (1998), p. 187. 55. Pierre Vidal-Naquet (2002), « La Grèce antique : une civilisation de la parole politique », in Encyclopædia Universalis, vol. 10, 2002, p. 712.

Chapitre I : Description du modèle culturel civique

La cité est, avant tout, un régime politique dans lequel le pouvoir est exercé par les citoyens. Ce régime exclut donc le pouvoir d’un monarque, même s’il y a bien eu, en Grèce archaïque et classique, des cités oligarchiques, qui ont pu s’accommoder d’un roi, dont le pouvoir était limité par des lois décidées par un nombre très réduit de citoyens (Sparte en était un exemple). L’objet de ce premier chapitre est de préciser ce que les cités grecques avaient en commun, donc de décrire le modèle culturel civique. En effet, ce qui doit nous intéresser ici, c’est d’établir les faits qu’il nous faut comprendre : l’avènement du modèle culturel civique, qui a succédé au modèle aristocratique antérieur. Il est malaisé de dire dans quel ordre sont apparues les idées, les représentations, les croyances qui, en se renforçant les unes les autres, ont fini par former un ensemble structuré et cohérent de principes de sens, donc un modèle culturel. L’ordre de présentation de ces références ne sera donc pas surtout chronologique, mais

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

plutôt pédagogique : il s’agit de faire comprendre comment ces croyances entretiennent entre elles des rapports d’homologie structurale, de faire voir comment tout se tient. Dans ce but, il m’a semblé éclairant de commencer par décrire le nouveau rapport au naturel, puis au social, ensuite au surnaturel et finalement à l’individuel.

A. Le rapport au naturel Le fait majeur, radicalement nouveau, ce fut la désacralisation du récit religieux sur la nature : l’abandon progressif, malgré d’importantes résistances, d’un discours religieux et son remplacement par un discours positif sur le monde naturel. « La cité ne trouve pas son modèle en elle-même, mais dans l’ordre de l’univers. »56 Au lieu de voir dans la nature les manifestations visibles de l’activité divine, des observateurs de la nature, des physiciens et des astronomes, ont essayé de comprendre la logique interne du cosmos ; ils ont émis à ce sujet des hypothèses explicites, les ont discutées, rejetées, en ont proposé d’autres. « Les hommes sont devenus libres de chercher, d’imaginer… »57 Où se sont produits ces premiers balbutiements de ce que, plus tard, on appellera « la science » ? En quatre endroits au moins de la Méditerranée, mais à des époques différentes. 1.

Les pôles d’innovation

« Le genre d’enquête sur la nature de l’univers, qui fut inauguré par les philosophes ioniens de Milet, au début du VIe siècle, était totalement original. {…} Qu’est ce que le monde ? Qu’est-ce que l’homme ? Ce n’était pas des questions nouvelles, mais avant eux, les réponses étaient mythiques. »58 On répondait par la généalogie des dieux, qui avaient créé l’univers et l’homme. « Thalès de Milet et ses successeurs posèrent des questions générales, et proposèrent des

56. Vidal-Naquet, (2002), p. 706. 57. Braudel, (1998), p. 290. 58. Finley, (1971), Les Anciens Grecs, Maspero, p. 105.

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Chapitre I : Description du modèle culturel civique

réponses générales, rationnelles et “impersonnelles”. »59 Il est vrai qu’ils commencèrent par des spéculations qui, aujourd’hui, nous paraissent bien naïves : la terre flotte sur l’eau, ou elle est portée par l’air… Naïves, certes, mais pas mythiques ! Thalès (625-547), Anaximandre (610-546), Anaximène (585-525) furent les premiers « physiciens » et ils remplacèrent le mythe par des principes rationnels et intelligibles, bref par la philosophie. C’est Anaximandre qui proposa la conception la plus proche de la future astronomie scientifique. Dans le cosmos, « les éléments, quels que soient leurs conflits réciproques et leurs avatars, doivent se trouver les uns avec les autres en relation d’équilibre, en “égalité de puissance”, {de sorte que} aucun élément n’exerce sur les autres aucune domination. »60 « Cette vision est celle d’un cosmos qui cesse d’être hiérarchisé, où rien n’est soumis pleinement à rien, un monde où les affrontements se compensent. {…} Sans doute il n’y a rien là qui évoque la “raison expérimentale” de la science d’aujourd’hui, fondée sur une observation méthodique, capable de reconnaître les lois de la nature. Cette physique ionienne, théorie et non vérité d’expérience, est pourtant bien le premier pas vers la science moderne. »61 Pour Anaximandre, si la terre se maintient en équilibre dans l’espace, ce n’est pas parce qu’elle serait portée par l’eau (Thalès) ou par l’air (Anaximène), mais tout simplement parce qu’elle est au centre, « sollicitée de toutes parts par des forces égales entre elles. »62 Il ne connaissait pas encore la nature de ces forces – qui ne seront connues qu’avec Newton (1643-1727) et sa théorie de la gravitation –, mais il ouvrit le chemin : on pouvait commencer à imaginer, à chercher comment le tout peut s’expliquer par les contradictions entre ses éléments constitutifs. « Anaximandre avait ses raisons, qu’Aristote nous fait connaître, pour maintenir un point de vue qui impliquait en réalité une conception entièrement neuve de l’univers. {…} Les éléments se définissent en effet par leur opposition réciproque : ce sont des forces en conflit. Il faut donc qu’elles se trouvent toujours les unes par rapport aux autres dans une relation d’égalité, en égalité de puissance {…}, c’est-à-dire, comme l’écrit Aristote, “que les contraires s’égalent toujours et que nul d’entre 59. 60. 61. 62.

Finley, (1971), p. 106. Braudel, (1998), p. 289. Braudel, (1998), pp. 289-290. Braudel, (1998), p. 290.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

eux {les éléments} ne soit illimité”. »63 Donc, « un ordre égalitaire où les puissances opposées s’équilibrent réciproquement. »64 Avec un peu d’imagination, on voit bien à quoi pourra mener une découverte aussi géniale, quand on l’appliquera à l’ordre social, quand la cité trouvera « son modèle dans l’ordre de l’univers ». « L’Ionie cesse d’être prospère et indépendante à partir de 530 {à cause de l’invasion des Perses}, mais le flambeau, à peine éteint, se rallume ailleurs, dans les villes de Sicile et de la Grande Grèce ». C’est là que se joue la double tentative de Pythagore (580495) et des Éléates.65 Leur pensée est cependant ambiguë, car elle contient aussi une « réaction idéaliste contre le positivisme ionien. »66 D’une part, elle favorisa un prodigieux développement des mathématiques : « le nombre, pour Pythagore et ses disciples, est en effet l’explication du monde »67 et la réputation légendaire de Pythagore concernait bien sûr les mathématiques, la géométrie et l’astronomie. Son école en vint à « calculer les orbites du soleil et des planètes, à expliquer leurs mouvements réels au-delà de leurs mouvements apparents {…} à affirmer la sphéricité de la terre. »68 Mais, d’autre part, « l’effort des physiciens ioniens pour substituer aux interprétations mythiques une interprétation qui tînt compte des causes naturelles fut curieusement battu en brèche par la diffusion des thèses pythagoriciennes. »69. Car il élabora également « une doctrine de la transmigration et de la réincarnation »70, qui tenait plus du mysticisme que de la science. « Les Pythagoriciens formaient une communauté sacrée, avec une doctrine mystique, exigeant le secret parmi les initiés. »71 Leurs thèses menèrent au polythéisme astral : les astres seraient dotés d’une « âme intelligente » de même substance que l’âme humaine, qui expliquerait leurs mouvements dans le ciel. Dès lors, on peut bien dire que Pythagore a « réintroduit la 63. Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Etudes de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1996, p. 233. 64. Vernant, (1996), p. 234. 65. École fondée par Xénophane (±570-475) à Élée, dans le sud de l’Italie. 66. Braudel, (1998), p. 291. 67. Braudel, (1998), p. 292. 68. Braudel, (1998), p. 292. 69. Raoul Lonis, Guerre et religion en Grèce classique, Paris, Les Belles Lettres, 1979 (Annales littéraires de l’Université de Besançon), p. 57. 70. Finley, (1971), p. 101. 71. Finley, (1971), p. 107.

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Chapitre I : Description du modèle culturel civique

religion dans l’astronomie. »72 Et puisque la pensée mystique eut beaucoup de succès auprès des gens du peuple, elle a contribué à la résistance contre la pensée rationnelle. Tout convergea ensuite vers Athènes. « Socrate (470-399) et Platon (424-347) sont des idéalistes. {…} La science pour eux ne vaut que comme moyen de méditation, chemin vers une pensée éternelle, désincarnée. »73 Dès lors, c’est la philosophie qui va se développer et Socrate fut « l’artisan de la première grande rupture »74 avec la religion. Dès le départ, il imposa une méthode : « une pensée rigoureusement rationnelle {qui}, par la méthode dialectique de l’analyse, pèse les hypothèses ou les explications opposées, en les confrontant les unes aux autres. »75 La philosophie imposa aussi ses thèmes, ses questions, et, quelles que fussent les oppositions entre les diverses réponses, elles avaient en commun « un noyau central de rationalisme, le rejet de toute acceptation automatique d’explications traditionnelles, mythiques ou conventionnelles. »76 Après Athènes, pendant la période hellénistique (c’est-à-dire après l’époque qui nous occupe), ce sera Alexandrie qui deviendra le centre de la pensée scientifique. C’est alors la ville la plus riche de la Méditerranée : ses dirigeants politiques attirent tous les savants et les soutiennent par leur mécénat et la création d’une immense bibliothèque. « La masse essentielle de l’hellénisme a émigré dans la ville neuve et cosmopolite d’Alexandrie. »77 La science a tendance alors à se diviser en spécialités : mathématiciens, physiciens, atomistes, astronomes, grammairiens… « Avec l’accroissement du savoir, des spécialistes firent leur apparition. »78 « Aristarque de Samos (310-230), d’après Archimède (287-212), aurait affirmé que la terre tourne sur elle-même en une journée et autour du soleil en une année ! » Mais cette conception héliocentrique, qui complétait les découvertes d’Anaximandre, « sera abandonnée parce qu’elle 72. 73. 74. 75. 76. 77. 78.

Lonis, (1979), p. 57. Braudel, (1998), p. 293. Finley, (1971), p. 125. Finley, (1971), p. 116. Finley, (1971), p. 127. Braudel, (1998), p. 297. Finley, (1971), p. 108.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

heurtait les conceptions religieuses de l’époque » ! 79 On n’y reviendra qu’avec Copernic (1473-1543) et Galilée (1564-1642). 2.

Un dégagement par étapes

Se défaire de l’emprise de la religion fut pour les penseurs grecs un processus lent et complexe. Bien entendu, les partisans d’une conception religieuse du monde résistaient : « l’opinion publique à Athènes n’est pas indulgente {…}. Les astronomes et les savants y paraissent facilement des impies. {…} Protagoras (490420) fut banni, Anaxagore (500-428) mis en prison. »80 Et plus tard, Socrate (470-399), accusé de pervertir la jeunesse, sera luimême condamné à mort pour impiété.81 Cependant, quelles que soient ces résistances, les penseurs avaient eux-mêmes beaucoup de mal à se dégager d’une conception mythique du monde. Ainsi, « la “physique” ionienne n’a rien de commun avec ce que nous appelons science ; elle ignore l’expérimentation {…} Elle transpose dans une forme laïcisée le système de représentations que la religion a élaboré. Les cosmologies des philosophes reprennent et prolongent les mythes cosmogoniques. Elles apportent une réponse au même type de question : comment un monde ordonné a-t-il pu émerger du chaos ? »82 Cependant, avec l’abandon du régime monarchique, « l’ordre naturel et les faits atmosphériques (pluies, vents, tempêtes, foudres), en devenant indépendants de la fonction royale, cessent d’être intelligibles dans le langage du mythe où ils s’exprimaient jusqu’alors. Ils se présentent désormais comme des “questions” sur lesquelles la discussion est ouverte. Ce sont des questions {…} qui constituent, dans leur forme nouvelle de problème, la matière de la première réflexion philosophique. Le philosophe prend ainsi la relève du vieux roi-magicien, maître du temps : il fait la théorie de ce que 79. Braudel, (1998), p. 298. 80. Braudel, (1998), p. 294. 81. Finley n’accorde pas grande importance à ces résistances : « Sans doute, cela ennuyait les dieux et choquait les hommes pieux, mais il n’y eut aucune clameur. » (Finley, 1971, p. 115) Pourtant, Socrate fut condamné, en 399, pour « ne pas croire aux dieux auxquels croit la polis » (Finley, 1971, p. 122) et pour sa mauvaise influence sur la jeunesse. Mais ce fut, selon Finley, une exception, qu’il explique par la conjoncture du moment : Sparte venait de gagner la guerre et avait imposé les Trente Tyrans à Athènes. « Avec la disparition de cette situation complexe de temps de guerre, les menaces contre la libre recherche philosophique et scientifique disparurent aussi. » (Finley, (1971), p. 125). 82. Vernant, (1996), p. 375.

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le roi, autrefois, effectuait. »83 Jusqu’alors, en effet, c’était le roi qui, agissant au nom des dieux, ordonnait le monde, le faisait passer du chaos à l’ordre. Avec la disparition de cet exégète du mythe, les réponses qu’il offrait cessèrent d’être crédibles et les questions se posèrent à nouveau. Cependant, la rupture entre l’ancien et le nouveau laisse place à une certaine continuité : « les notions fondamentales sur lesquelles s’appuie cette construction des Ioniens – ségrégation à partir de l’unité primordiale, lutte et union incessantes entre les opposés, changement cyclique éternel – révèlent le fond de la pensée mythique où s’enracine leur cosmologie. Les philosophes n’ont pas eu à inventer un système d’explication du monde : ils l’ont trouvé tout fait. »84 « La naissance de la philosophie apparaît donc solidaire de deux grandes transformations mentales : une pensée positive, excluant toute explication par le surnaturel et rejetant l’assimilation implicite établie par le mythe entre phénomènes physiques et agents divins ; une pensée abstraite, dépouillant la réalité de cette puissance de changement que lui prêtait le mythe, et récusant l’antique image de l’union des opposés au profit d’une formulation catégorique du principe d’identité. »85 Les physiciens de Milet avaient accompli la première de ces deux transformations : leur pensée était bien positive. « Chez les “physiciens”, la positivité a envahi d’un coup la totalité de l’être, y compris l’homme et les dieux. Rien de réel qui ne soit Nature. Et cette nature, coupée de son arrière-plan mythique, devient elle-même problème, objet d’une discussion rationnelle. »86 Les philosophes athéniens accomplirent la seconde transformation : la pensée abstraite. Si on ne peut plus croire que la terre reste à sa place dans le cosmos à cause de l’intervention des dieux et du roi agissant en leur nom, alors, qu’est-ce qui la fait rester en place, sinon une force mystérieuse contenue dans son être même, dans son essence ? Bien sûr, on peut toujours continuer à croire que ces essences ont été créées par les dieux, mais on peut aussi penser qu’une fois créées, elles « fonctionnent » sans que les dieux interviennent encore dans le monde, et donc, oublier cette 83. 84. 85. 86.

Vernant, (1996), p. 379. Vernant, (1996), p. 378. Vernant, (1996), p. 384. Vernant, (1996), p. 381.

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question et essayer de comprendre ces essences et les expliquer par elles-mêmes. « L’être authentique que la philosophie, par-delà la nature, veut atteindre et révéler n’est pas le surnaturel mythique ; c’est une réalité d’un tout autre ordre : la pure abstraction, l’identité à soi, le principe même de la pensée rationnelle, objectivé sous la forme du logos. {…} L’exigence nouvelle d’intelligibilité est portée à l’absolu, dans le concept de l’Être, immuable et identique. »87 « En fait, c’est seulement avec Platon et Aristote que ces termes acquièrent droit de cité en prenant une valeur précise. »88 Dès lors, « une notion nouvelle de la vérité prend corps et s’affirme : vérité ouverte, accessible à tous et qui fonde sur sa force démonstrative ses critères de validité. {…} Pour que le discours humain ne s’effondre pas, {…} il faut encore que le raisonnement soit tout entier transparent à luimême, qu’il ne comporte pas la moindre incohérence, l’ombre d’une contradiction interne. C’est la rigueur formelle de la démonstration, {…} sa congruence {…} qui établissent sa valeur de vérité et non son apparent accord avec les données naturelles, c’est-à-dire, en fait, ces pseudo-évidences sensibles, toujours flottantes et incertaines, relatives et contradictoires. »89 3.

La science et la technique

Ce que les sciences modernes tiennent pour « vrai » est non seulement positif et abstrait, mais est aussi fondé sur l’observation empirique et la vérification expérimentale. Les penseurs grecs ont franchi les deux premières étapes ; pour franchir la dernière, il aurait fallu une troisième « transformation mentale », qu’ils n’ont pas accomplie – elle ne s’accomplira qu’avec la modernité. Convaincus que nos sens nous induisent en erreur (voir le mythe de la caverne, de Platon), ils se sont méfiés de l’observation, préférant tenir pour vrai un discours logique, sans se préoccuper de sa conformité avec la réalité.90 Leur posture intellectuelle se comprend si l’on sait que le but des savants grecs était de comprendre et non de transformer ou de maîtriser la nature. « Le problème de la science est posé sans 87. Vernant, (1996), p. 383. 88. Vernant, (1996), p. 404. 89. Vernant, (1996), pp. 408-409. 90. Ainsi s’explique la dérive des sophistes : l’argumentation suffit à convaincre pourvu qu’elle soit logique.

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ambiguïté, en même temps que s’esquisse un conflit entre science pure et science appliquée. »91 « Il y eut visiblement un blocage à l’égard de progrès ultérieurs. {…} Un divorce grandissant entre la théorie et la pratique, entre la science pure et la science appliquée. {…} Son but {de la pensée des philosophes grecs} était de connaître, non de faire : de comprendre l’homme et la nature d’une façon contemplative, plutôt que de conquérir ou de changer la nature. »92 Les scientifiques grecs sont donc restés dans l’abstraction. Platon opposa la science de celui qui contemple l’« idée du lit », à l’imitation (mimèsis) de celui qui le fabrique. La création divine est parfaite, nous pouvons l’admirer et nous en inspirer pour organiser la vie sociale, mais nous ne devons rien y changer : « La désacralisation du monde grec n’a été ni complète, ni rapide » ; « le rejet d’une science empirique et expérimentale a fermé d’une certaine façon des voies qui s’étaient ouvertes antérieurement. »93 Dès lors, malgré la philosophie, la physique et les mathématiques, « presque qu’aucun Grec, philosophe aussi bien qu’illettré, n’abandonna la croyance selon laquelle les dieux et les esprits intervenaient dans la vie des hommes, pour le bien et pour le mal, et punissaient quand ils étaient offensés. »94 Pourtant, dès l’époque archaïque, les Grecs avaient accumulé des connaissances techniques dans tous les domaines (mécanique, minéralogie, métallurgie, astronomie, navigation…). « L’école hippocratique de médecine (Hippocrate : 460-370) {…} réalisa des prodiges d’observation systématique et d’analyse rigoureusement rationnelle. {Pourtant}, la médecine n’était pas beaucoup plus avancée cinq cents ans plus tard. »95 De même, « vers 250, la technologie militaire atteignit une impasse dont elle ne sortit jamais. {…} Toute science en vint pratiquement à un point d’arrêt. »96 « C’est un fait, la technologie grecque de base fut fixée très tôt dans la période archaïque, à la fois en agriculture et en artisanat, et il y eut peu de sauts majeurs par la suite. La liste des inventions grecques est en vérité une liste très courte. »97 « Leur outillage et leurs connaissances 91. 92. 93. 94. 95. 96. 97.

Braudel, (1998), p. 293. Finley, (1971), p. 109. Braudel, (1998), p. 295. Finley, (1971), p. 126. Finley, (1971), p. 110. Finley, (1971), p. 111. Finley, (1971), p. 114.

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techniques, empruntés à l’Orient à date ancienne, n’ont pas été profondément modifiés par de nouvelles découvertes. {…} Ils en sont restés à des outils mus par l’énergie humaine. C’est l’introduction du moulin à eau, vers le IIIe siècle après J.-C. qui inaugure le nouvel âge technique de la machine motrice. »98 Les quelques innovations qu’ils ont introduites (le levier, la poulie, la vis sans fin, le treuil, la balance, la roue dentée, l’engrenage, le siphon) l’ont été, non par des scientifiques, mais par des ingénieurs inventeurs : « à la base de toutes les créations du monde grec on retrouve l’artisan », alors que dans la culture, « la catégorie de l’artisan n’existe pas. […] Héphaïstos, dieu de la fonction technique, est un dieu boiteux » et « l’inventeur Prométhée, le héros aux “pensées fourbes”, souligne par son ambiguïté de libérateur des hommes et d’adversaire de Zeus, les sentiments ambivalents que les Grecs éprouvaient envers les “spécialistes”, qui n’entraient pas en tant que tels dans le corps social. »99 Le plus souvent, quand ils inventèrent des machines, ce furent plutôt des automates, destinés à surprendre, à frapper l’imagination, à émerveiller, à faire croire au miracle, donc, en des forces surnaturelles, magiques. Aristote (384-322) aurait pu faire avancer les choses, grâce à son esprit empirique, que Platon, trop contemplatif, n’avait pas. « Aristote et ses disciples atteignirent des sommets peut-être encore plus élevés dans leur œuvre en biologie, minéralogie et psychologie physiologique »100. Grâce à lui, « la science grecque, peut-on dire, avait été amenée jusqu’au seuil de la modernité, de façon remarquable en ce qui concerne le prix croissant accordé à l’expérimentation. Mais, bien que la science s’attardât sur ce seuil pendant peut-être trois siècles {…}, elle ne réussit pas à le franchir, et pratiquement, s’en éloigna tout à fait. Ce qui manquait, c’était un facteur insaisissable, un esprit “baconien” qui orientât régulièrement et continûment la spéculation vers la recherche expérimentale, et la recherche expérimentale vers l’application pratique. {…} Leur intérêt était satisfait quand ils comprenaient le but, la fonction, les causes finales dans la nature. »101 Aristote lui-même s’intéressait plus à faire la théorie de machines 98. Vernant, (1996), p. 302 (note 9). 99. Vidal-Naquet, (2002), p. 711. 100. Finley, (1971), p. 110. 101. Finley, (1971), pp. 112-113.

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simples, à donner une explication mathématique rationnelle de leur fonctionnement, qu’à les fabriquer ou à les perfectionner en tenant compte des conditions pratiques de leur utilisation. F. Braudel le considère cependant comme la grande exception : il « a sauvé pour la postérité une large part de l’effort scientifique ancien. »102 « Il se tourne vers une science opératoire. {…} L’accent n’est plus mis sur l’âme, parcelle divine, mais sur l’être humain, animal pensant et mortel. »103 Pourquoi ce mépris pour le travail, l’artisanat, l’industrie ? Comment expliquer un tel blocage ? Quatre hypothèses peuvent être avancées. D’abord, n’était-ce pas là une rationalisation idéologique permettant de justifier l’esclavage ? En effet, si l’on considérait les esclaves comme des êtres inférieurs, ne fallait-il pas aussi mépriser les tâches qu’on leur confiait (comme il fallait mépriser l’usurier ou le commerçant juif chez les catholiques) ? « On a insisté, à juste titre, sur {…} l’existence d’une main-d’œuvre servile abondante et l’absence de débouché intérieur pour la production marchande. »104 L’esclavage aurait favorisé chez les scientifiques une mentalité contemplative, libérale et oisive : soulager le travail humain et en augmenter la productivité n’était pas leur problème ! On a souvent dit qu’en Grèce, « toute révolution technique est condamnée d’avance par l’esclavage, dont la lèpre ne cesse de s’étendre dans le monde antique. »105 « Cette civilisation brillante, cette culture raffinée n’ont été possibles que parce que l’homme libre se déchargeait du soin d’assurer sa subsistance sur une masse d’esclaves ou de dépendants, qui lui demeuraient à jamais étrangers, comme ils étaient étrangers à la vie de la cité. »106 Soulager la peine au travail n’était pas nécessaire, donc les savants… n’y ont même pas pensé, parce que ce n’était pas pensable ! Mais cette explication est-elle suffisante ? Soulager la peine des ouvriers n’était pas non plus le souci majeur de la

102. Braudel, (1998), p. 295. 103. Braudel, (1998), p. 296. 104. Vernant, (1996), p. 308. 105. Braudel, (1998), p. 299. 106. Claude Mossé (2002), « La Grèce antique jusqu’à Constantin » in Enciclopædia Universalis, Vol. 10, p. 685.

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bourgeoisie anglaise du XIXe siècle ; mais cela n’a pas empêché qu’elle ait stimulé l’innovation technologique ! Second argument : « la science et la philosophie grecque étaient aristocratiques {…} Elles se développèrent parmi les classes de loisirs pour lesquelles les seules occupations pratiques acceptables étaient la guerre, la politique, la poésie, l’art oratoire. »107 « Les aristocrates avaient une hiérarchie des valeurs selon laquelle un art est une activité inférieure. »108 Un troisième argument peut encore être invoqué : ne seraitce pas (aussi) parce que leur science restait encore imprégnée de religion ? En effet, la pensée rationnelle n’obligeait nullement les savants à renier le divin, au contraire : ils glorifiaient son œuvre en la comprenant. Ainsi, pour Platon, « si l’homme est capable d’imiter la nature en posant des lois, c’est parce que les dieux ont créé et ordonné une nature, dont les hommes ne savent pas qu’ils l’imitent. »109 Mais l’argument paraît faible. On pourrait en dire autant de Descartes ou de tous les auteurs déistes qui ont marqué le siècle des Lumières : attribuer la création aux dieux n’empêche pas de s’interroger sur sa logique interne. Enfin, quatrième argument, « il nous semble qu’on peut trouver dans la pensée technique elle-même {…} certaines raisons internes de sa limitation. »110 À cette époque, la pensée scientifique « n’est pas et ne peut pas être une science appliquée au sens où nous l’entendons. »111 « La science grecque porte sur des essences immuables ou sur les mouvements réguliers du ciel ; elle obéit à un idéal logique de déductibilité, à partir de principes dont l’évidence s’impose à l’esprit. »112 Mais, une fois qu’ils avaient fait la théorie, même celle d’un objet technique (comme c’est le cas chez Aristote), sa fabrication, son adaptation aux conditions pratiques de son usage, la prise en considération des détails proprement techniques 107. 108. 109. 110. 111. 112.

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Finley, (1971), p. 113. Finley, (1971), p. 114. Vidal-Naquet, (2002), p. 711. Vernant, (1996), p. 308. Vernant, (1996), p. 309. Vernant, (1996), p. 309.

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(les frottements, les résistances) et à la résolution d’un problème concret ne les intéressaient pas. Bref, les scientifiques raisonnaient, les ingénieurs « bricolaient » et les artisans appliquaient et répétaient inlassablement les mêmes procédés traditionnels. 4.

Le travail

Le relatif discrédit dans lequel étaient tenus la technique et l’artisanat a eu une autre conséquence encore : le mépris du travail. Le travail est, au départ, une punition liée à un « péché originel » contre les dieux : « la conséquence du conflit entre Zeus et Prométhée. {…} Le vol du feu exprime, entre autres, la nouvelle condition humaine. {Il} doit être payé ! Désormais, toute richesse aura le labeur pour condition : c’est la fin de l’âge d’or. »113 Le travail et la technique sont, pour Platon, « l’antithèse de ce qui dans l’humain est essentiel. »114 D’ailleurs, « le Grec ne connaît pas de terme correspondant à celui de “travail”. »115 « On s’explique qu’il n’y ait pas dans la langue et la pensée grecques de catégorie unifiée du travail. Il n’y a même pas de mot pour désigner de façon claire le travailleur. »116 Dans la plupart des cités, le travail est l’affaire des esclaves. L’esclave-marchandise est chargé de toutes les activités productives : il est partout, aux champs, dans les mines (notamment celle du Laurion, dont Athènes tire l’essentiel de l’argent qui lui sert à battre monnaie), dans l’artisanat, dans le commerce et dans la domesticité. « La part des esclaves est à ce point prépondérante qu’on a l’impression que les ressources de la cité sont étroitement tributaires de leur travail. »117 Les citoyens ne sont cependant pas totalement absents du monde du travail. « Bâtir sa maison, travailler sa terre, construire son bateau, tisser des vêtements pour sa famille, 113. 114. 115. 116. 117.

Vernant, (1996), pp. 264-265. Vernant, (1996), p. 270. Vernant, (1996), p. 276. Vidal-Naquet, (2002), p. 711. Lonis, (2010), p. 132.

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seraient des activités nobles ; les exercer pour le compte d’autrui serait aliénant. »118 Ce qui était méprisé, c’était surtout, semblet-il, de soulager l’effort physique à l’aide d’une machine, donc, l’art mécanique de l’artisan : il faut que le travail fasse souffrir le corps. Selon Xénophon, « ils {les métiers artisanaux} ruinent les corps qui les exercent et s’y appliquent, en les contraignant à rester assis et à l’ombre, et parfois même à passer tout le jour près du feu. Or, quand le corps est efféminé, l’âme aussi perd beaucoup de son énergie. »119 Où l’on voit que le mépris de l’artisan rejoint celui de la femme : ce sont les activités qui s’exercent à l’intérieur des maisons et par des femmes, qui sont sous-estimées. Dans cet esprit, deux arts, l’agriculture et la guerre, échappaient à cette sorte d’exclusion des travailleurs de la vie sociale. Ainsi, Xénophon « place l’activité guerrière sur le même plan que l’activité agricole, parce que l’une et l’autre lui semblent engager l’ensemble du corps social, tandis que les autres sont affaires de spécialistes, que la cité ne connaît pas en tant que tels. »120 S’agissant de l’agriculteur, son activité n’est pas considérée comme du travail. « Le travail de la terre {…} n’est pas une action sur la nature, pour la transformer ou l’adapter à des fins humaines. Cette transformation, si même elle était possible, constituerait une impiété. Il {le travail agricole} est une participation à un ordre supérieur à l’homme, tout à la fois naturel et divin. »121 Cette activité n’est pas « un type particulier de comportement visant à produire, par des moyens techniques, des valeurs utiles au groupe ; il s’agit plutôt d’une forme {…} d’expérience religieuse. »122 « La culture de la terre n’est elle-même rien d’autre qu’un culte, instituant le plus juste des commerces avec les dieux. »123 La terre étant une déesse, la « cultiver », c’est lui rendre un « culte » : les mots disent bien ce qu’ils veulent dire. Si l’activité de l’agriculteur peut être ainsi valorisée, il en va autrement de celle de l’artisan : il mène une vie casanière. L’agriculteur a, au moins, 118. Lonis, (2010), p. 134. 119. Lonis, (2010), citant Xénophon, p. 135. L’auteur fait remarquer que ce mépris de l’artisanat était beaucoup moins vif dans les cités qui en vivaient que dans celles qui étaient restées plus agricoles. (Lonis, 2010, p. 125). 120. Vidal-Naquet, (2002), p. 711. 121. Vernant, (1996), p. 282. 122. Vernant, (1996), p. 278. 123. Vernant, (1996), p. 281.

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en commun avec le guerrier, une activité virile, qui ne craint ni la fatigue, ni l’effort, alors que l’artisan n’est pas plus disposé à prendre les armes qu’à suer au soleil. « L’agriculture et la guerre ont encore ceci de commun qu’en elles, l’homme éprouve sa dépendance à l’égard des forces divines dont le concours est nécessaire à la réussite de son action. »124 Il semble cependant que les mentalités aient évolué avec le régime de la cité. Avant les cités, la technique appartenait au domaine de la magie : « entre la réussite technique et l’exploit magique, la différence n’est pas encore marquée. {…} La catégorie sociale des demiourgoi comprend, avec les professionnels du métal et du bois, les confréries de devins, de hérauts, de guérisseurs, d’aèdes. »125 « À l’époque classique, par contre, la laïcisation des techniques est chose faite. L’artisan ne met plus en jeu des forces religieuses, il opère au niveau de la nature, de la phusis. {…} La technè s’est libérée du magique et du religieux. {…} Étrangère au domaine de la politique comme à celui de la religion, l’activité artisanale répond à une exigence de pure économie. L’artisan est au service d’autrui. Travaillant pour vendre le produit qu’il a fabriqué – en vue de l’argent –, il se situe dans l’État au niveau de la fonction économique de l’échange. {…} Les conditions paraissent donc réunies pour la formation d’une véritable pensée technique. »126 Pourtant, elle ne vint pas ! Dans le domaine de la technologie, « personne n’a même essayé de surmonter les obstacles technologiques ; et même, personne n’a pensé à l’idée, beaucoup plus simple, de transposer le principe connu de la navigation à voile à d’autres usages essentiels en construisant un moulin à vent ! »127

B. Le rapport au social « Avec la Cité, l’ordre politique {…} apparaît comme une institution humaine qui fait l’objet d’une recherche inquiète, d’une

124. 125. 126. 127.

Vernant, (1996), p. 281. Vernant, (1996), p. 302. Vernant, (1996), p. 302. Finley, (1971), p. 112.

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discussion passionnée. »128 Comme nous venons de le voir, le rapport au surnaturel ne définit plus la manière de penser le naturel ; mais les dieux ne définissent plus davantage le rapport au social et cette séparation est la condition d’une pensée rationnelle. « Séparées, nature et société font {…} l’objet d’une réflexion plus positive et plus abstraite. »129 1.

La conception de l’ordre social

La cité est fondée sur l’égalité de tous ceux qui sont considérés comme citoyens : « Centralité, similitude, absence de domination. {…} La conception nouvelle du monde {naturel}, dans son géométrisme, paraît donc s’être modelée sur l’image que la cité présentait d’elle-même. »130 Soulignons d’abord cette homologie structurale, chère à J.-P. Vernant, entre la vision de l’ordre naturel, présentée ci-dessus, et celle de l’ordre social : on retrouve dans les deux le même principe d’isonomie, d’égalité, d’équilibre entre des forces. « Pour la première fois, semble-t-il, dans l’histoire humaine, se dégage un plan de la vie sociale qui fait l’objet d’une recherche délibérée, d’une réflexion consciente. {…} Dans le cadre des institutions de la cité {…}, rien de ce qui appartient au domaine public ne peut plus être réglé par un individu unique, fut-il le roi. Toutes les choses communes doivent faire l’objet {…} d’un libre débat, d’une discussion publique, au grand jour sur l’agora, sous forme de discours argumentés. La polis suppose donc un processus de désacralisation et de rationalisation de la vie sociale. Ce n’est plus un roi-prêtre qui {…} va faire au nom de groupe {…} tout ce qui est à faire ; ce sont les hommes qui prennent eux-mêmes en mains leur destin “commun”. »131 « Il me semble que si la cosmologie grecque a pu se libérer de la religion, si le savoir concernant la nature s’est désacralisé, c’est parce que, dans le même temps, la vie sociale s’était elle-même rationalisée, que l’administration de la cité était devenue une activité, pour la plus grande part, profane. »132 128. 129. 130. 131. 132.

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Vernant, (1996), p. 392. Vernant, (1996), p. 392. Vernant, (1996), p. 219. À moins que ce soit l’inverse, ce qui d’ailleurs reviendrait au même. Vernant, (1996), p. 208. Vernant, (1996), pp. 209-210.

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« En moins d’un siècle et demi, de la première invasion perse (490) à la bataille de Chéronée (338) qui signe l’acte de décès de la cité, la pensée grecque invente, devant ce désordre historique, devant ces luttes sanglantes, un genre nouveau et positif, qui va se déposer dans la culture et y peser de tout son poids : la théorie politique. »133 Il s’agit bien d’une « civilisation de la parole politique »134, car « le logos, instrument de ces débats publics prend alors un double sens. Il est, d’une part, la parole, le discours que prononcent les orateurs à l’assemblée ; mais il est aussi la raison, cette faculté d’argumenter, qui définit l’homme {comme} un être raisonnable. »135 Du même coup, l’écriture ne peut plus être le privilège des scribes. « Au lieu d’être le privilège d’une caste {…} l’écriture devient “chose commune” à tous les citoyens {…} : les lois doivent être écrites et rendues publiques ; par là, elles deviennent véritablement la chose de tous. »136 S’il faut des lois écrites, c’est pour que les citoyens puissent savoir ce qui est permis et interdit, et vérifier que cette loi s’applique bien à tous également, avec justice. Ainsi, « chacun commande et obéit, à soi et aux autres tout à la fois. »137 Les citoyens grecs n’obéissent plus à d’autres hommes (des rois, des aristocrates), ils obéissent à des lois. Une cité est « une communauté indépendante » c’est-àdire, qui se gouverne elle-même ! « Pour atteindre ce but, on avait longtemps lutté à l’époque archaïque, d’abord contre le privilège et le monopole traditionnel du pouvoir, possédé par la noblesse, ensuite contre le pouvoir incontrôlé des tyrans. Le fait que la communauté était la seule source de la loi était une garantie de liberté. »138 « Il en résulte que les règles du jeu politique, c’est-à-dire le libre débat, la discussion publique, l’argumentation contradictoire, vont devenir aussi les règles du jeu intellectuel. »139 Celui qui leur fit faire ce « grand bond en avant » fut Hérodote (484-420), ce Montesquieu de l’Antiquité, considéré comme le père de l’histoire ; il fit des analyses comparatives rationnelles de différentes formes de 133. François Châtelet, (2002), « La cité grecque : histoire et organisation », in Encyclopædia Universalis, Vol. 10, p. 712. 134. Vidal-Naquet, (2002), p. 702. 135. Vernant, (1996), p. 208. 136. Vernant, (1996), p. 209. 137. Vernant, (1996), p. 217. 138. Finley, (1971), p. 53. 139. Vernant, (1996), p. 209.

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gouvernement. Il vint vivre à Athènes et il écrivit la première histoire des guerres médiques, « en puisant dans les souvenirs des survivants. »140 Puis vint Thucydide (460-400), « plus sagace » selon Finley. Il écrivit l’histoire de la guerre du Péloponnèse, cherchant à « découvrir les principales sources de la conduite humaine, par un récit systématique des causes et du déroulement d’une grande guerre, {…} en portant toute l’attention nécessaire aux enchaînements et aux liaisons. Et il pensa qu’il pouvait faire mieux en se concentrant plus intensément sur l’exactitude des faits {…}, en définissant plus précisément les “causes”, en excluant le surnaturel de la description. »141 Ce seraient donc bien des « aspirations égalitaires »142 entre citoyens, qui auraient inspiré cette « géométrie » de sphères et de cercles ! « Au lieu que la société humaine forme, comme l’espace mythique, un monde à étages avec le roi au sommet et, en dessous de lui, toute une hiérarchie de statuts sociaux définis en termes de domination et de soumission (une société d’ordre), l’univers de la cité apparaît constitué par des rapports égalitaires et réversibles où tous les citoyens se définissent les uns par rapport aux autres comme identiques sur le plan politique. »143 Même le plan des villes144 va s’en inspirer : il y aura un centre, l’agora, autour duquel se répartiront toutes les constructions, le tout entouré d’un mur. Ce changement de mentalité produisit, surtout dans les moments d’épreuves ou de tension externe, un climat de ferveur, qui donna naissance à « un violent patriotisme à l’égard de la cité. »145 L’importance de la guerre et du patriotisme dans la vie des Grecs ne les empêchait pas d’avoir aussi un grand désir de paix et d’accueil envers les autres. L’hospitalité était, en principe, une valeur importante pour la cité grecque. Mais c’était une valeur ambiguë. « La venue d’un étranger provoque d’ordinaire une double réaction : il suscite une méfiance instinctive qui incite au rejet, mais 140. Finley, (1971), p. 101. 141. Finley, (1971), p. 102. 142. Vernant, (1996), p. 207. 143. Vernant, (1996), p. 211. 144. Cette ville en damiers a été inventée par Hippodamos de Milet (498-408), architecte du Vè siècle, mais aussi philosophe, théoricien politique et astronome. 145. Braudel, (1998), p. 269.

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il est en même temps perçu comme un hôte envers lequel on se sent des obligations. {…} La prescription religieuse {…} impose d’accueillir celui qu’envoient les dieux. »146 Cette hospitalité due aux étrangers était à la fois privée, traditionnelle (la xénia, « pratiquée dans toute maison grecque ») et publique (la proxénie, « mise en place par leur cité d’origine dans la cité de passage »).147 La xénia « commandait à tout Grec d’ouvrir sa maison à tout étranger. {…} On accordait parfois l’hospitalité avant même de savoir qui était l’étranger. »148 La proxénie était une institution dont l’objet était de « confier à un homme, le proxène, le soin d’accueillir tous les membres d’une cité donnée. »149 Il y avait, par exemple, « un proxène de Sparte à Athènes ». Le proxène était choisi parmi les citoyens de la cité d’accueil, désigné par la cité étrangère et récompensé (divers honneurs et avantages) par celle-ci pour ses services. Parfois la xénia et la proxénie se contredisaient : quand une famille ou un proxène accueillait un étranger ennemi de la cité, soupçonné d’être un espion ! Toute cité avait aussi l’obligation d’accueillir et de protéger les hérauts (porteurs de messages) et les ambassadeurs des autres cités.150 Les hérauts, même en temps de guerre, devaient être respectés. Cette règle fut le plus souvent observée (à de rares exceptions près). Il n’en allait pas de même pour les ambassadeurs : ils ne jouissaient d’aucune immunité diplomatique et en période d’hostilité, ils devaient quitter le territoire de la cité. Par contre, les pèlerins étrangers, se rendant dans des sanctuaires situés sur le territoire d’une cité, avaient droit à sa protection. Ils devaient être accueillis et hébergés, dans un bâtiment spécialement destiné à cet usage ou chez l’habitant. Les cités annonçaient les fêtes religieuses qu’elles organisaient en envoyant partout des « théories » (ensemble de théores chargés d’annoncer les fêtes et d’inviter les pèlerins). « Les cités en guerre interrompaient les combats pendant les fêtes religieuses. »151 « Nous n’avons pas connaissance de ce que, dans le monde grec, des individus aient été systématiquement persécutés 146. 147. 148. 149. 150. 151.

Lonis, (2010), p. 241. Lonis, (2010), p. 241. Lonis, (2010), p. 242. Lonis, (2010), p. 243. Lonis, (2010), p. 246. Lonis, (2010), p. 259.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

en raison de leur race, de leur religion ou de leur appartenance à un groupe social, sauf à définir ce groupe social par le critère de la fortune. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’ils l’ont été fréquemment en raison de leurs opinions ou de leurs activités politiques. »152 Ils étaient alors bannis, à moins d’avoir eux-mêmes choisi l’exil. Mais les exilés devaient, eux aussi, être respectés. « Pour être sûrs d’être accueillis, les exilés se présentaient « en posture de suppliants : ils se rendaient dans un sanctuaire, se plaçant ainsi sous la protection d’un dieu (Zeus Hikésios). {…} Toute tentative pour les en arracher de force est considérée comme un sacrilège. »153 2.

La conception de l’hégémonie

Comme pour toute collectivité territoriale, la question de l’hégémonie implique toujours la conquête et la défense, et les deux mêlent l’alliance et la guerre. Il en résulte quatre politiques : l’impérialisme, la coopération, la libération et l’alignement. Les cités grecques ont pratiqué les quatre, dans le souci d’agrandir leur espace territorial. D’une part, elles ont conquis des territoires par la guerre et leur ont imposé leur domination, mais elles ont aussi institué des alliances avec des cités plus faibles qu’elles (les Ligues) ; d’autre part, elles ont cherché à se libérer de la domination des plus fortes, mais elles se sont aussi alignées sur elles pour bénéficier de leur protection. Les Grecs n’ont pas seulement inventé la politique intérieure, ils ont aussi inventé la politique « étrangère ». « Pour les Grecs de l’époque classique, la guerre est naturelle. {…} La paix, ou plutôt les trêves, s’inscrivent comme des temps morts dans la trame toujours renouvelée des conflits. »154 Cependant, dans « la conception agonistique de l’homme » qui régnait dans la culture de cette époque, la guerre relevait davantage de la compétition ou

152. Lonis, (2010), p. 259. 153. Lonis, (2010), p. 259. 154. J.-P. Vernant, Problèmes de la guerre en Grèce ancienne, Paris, Ed. EHESS, 1999, p. 13.

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Chapitre I : Description du modèle culturel civique

du conflit que de la contradiction.155 Elle était donc pourvue de règles, que les parties se devaient de respecter, du moins quand elles étaient grecques.156 Ainsi, certaines armes (celles qui tuent à distance) étaient interdites ; on ne pouvait faire la guerre que pendant la journée et pendant la bonne saison ; il fallait la faire dans un espace plane et ouvert et on n’attaquait pas par surprise ; il fallait faire des sacrifices aux dieux avant de commencer et attendre des présages favorables ; quand le vainqueur avait démontré sa force, il devait s’arrêter (il ne pouvait pas profiter de son avantage pour massacrer l’ennemi, y compris s’il savait qu’il reviendrait au printemps prochain) ; il devait laisser l’adversaire ramasser ses morts, et faire de même ; il devait négocier avec l’adversaire une solution au différend qui les avait opposés ; il devait encore ériger un trophée pour célébrer la victoire et remercier les dieux. D’une certaine manière, la guerre, au moins entre cités grecques, était une guerre « civilisée », pour autant que l’on puisse employer ce terme pour désigner la « boucherie héroïque » qu’était l’affrontement entre les phalanges hoplitiques. « Les Grecs des cités furent le premier peuple sur terre à passer, en tant qu’égaux, contrat de combattre l’ennemi au coude à coude, sans reculer devant les blessures, et de ne pas céder le terrain où ils combattaient jusqu’à ce que l’ennemi se soit débandé ou qu’eux-mêmes gisent morts sur la position qu’ils avaient tenue. »157 Ils ont inventé la « bataille décisive », qui a remplacé « le conflit fait d’embuscades et d’escarmouches et le combat singulier entre héros, c’est-à-dire le type de guerre qui existait avant la leur. »158 Au fond, le combat entre hoplites était une manière d’institutionnaliser la guerre, de la rendre prévisible, de lui fixer des règles, de limiter les dégâts humains et matériels, de permettre des compromis, de garantir la paix et la liberté entre-deux-guerres, une façon de mettre la guerre entre parenthèses. Ils cherchaient, « d’un commun accord, à limiter 155. Le conflit est un échange antagonique, mais inclusif (il vise à restaurer une coopération sur des bases plus acceptables pour les parties) ; la compétition est un échange exclusif (tout ce que l’un gagne, l’autre le perd) mais consensuel (il y a des règles du jeu et un arbitre) ; tandis que la contradiction est à la fois exclusive et antagonique (elle vise à supprimer la relation en supprimant l’ennemi). 156. Bien sûr, même entre Grecs, ces règles n’étaient pas toujours respectées, mais celui qui les transgressait était vivement critiqué. Avec les « barbares » par contre, on pouvait se laisser emporter par la logique de la contradiction. 157. John Keegan, Introduction au livre de Victor Davis Hanson, Le modèle occidental de la guerre, Paris, Tallandier, 2007, p. 10. 158. Keegan, in Hanson, (2007), p. 11.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

la tuerie à un affrontement unique, bref et cauchemardesque. »159 « Peu de types de bataille d’infanterie en Occident ont requis exactement le même degré de courage, de sang-froid en face de l’angoisse mentale et physique… »160 Ils étaient prêts à mourir pour pouvoir vivre libres et en paix entre les guerres, sur une terre qui, étant la condition de leur survie, devenait ainsi une Patrie : ils faisaient la guerre pour avoir la paix. En exaltant ainsi le courage, en méprisant tellement la lâcheté, les Grecs ont, du même coup, « amplifié sinon sanctifié le désir sauvage de violence chez les hommes, au moyen de l’ordre rigide et de la discipline de la phalange. »161 Cependant, les guerres avec des non-Grecs, qui, eux, obéissaient à d’autres normes (ils utilisaient la cavalerie, l’infanterie légère, les armes de jet, le siège des villes, les mercenaires), ont fait évoluer le combat hoplitique, surtout après les guerres médiques (contre les Mèdes : les Perses). Cependant, cela ne fit pas disparaître les batailles d’hoplites. Elles ne disparaîtront qu’avec l’invasion macédonienne. « L’armée fut, à cette époque, un extraordinaire conservatoire de conduites archaïsantes. »162

C. Le rapport au surnaturel La religion est toujours interprétée par les élites gestionnaires pour légitimer leur projet et leurs intérêts, même si sa fonction ne se limite pas, il s’en faut, à cette instrumentalisation. Ainsi, quand ce sont des monarques absolus et des aristocrates qui constituent l’élite gestionnaire, ils légitiment leur domination sociale en faisant croire à leur peuple (et en croyant eux-mêmes) qu’ils accomplissent un mandat divin, et ils en appellent directement aux Dieux pour justifier les positions sociales qu’ils occupent et les fonctions qu’ils remplissent : leur modèle culturel aristocratique est aussi religieux.163 « L’engagement pris par les hommes n’est rien 159. Hanson, (2007), p. 27. 160. Hanson, (2007), p. 53. 161. Hanson, (2007), p. 42. 162. Lonis, (1979), p. 21. 163. Je fais, provisoirement, l’hypothèse qu’il en va toujours ainsi. Pour autant que je sache, les sociétés aristocratiques agraires, ont toujours été orientées par des modèles culturels de type religieux. Il semble que la seule manière de légitimer la domination sociale d’une classe gestionnaire de propriétaires fonciers soit de l’attribuer à une volonté externe surnaturelle, qui les aurait élus, désignés pour gérer la richesse et le pouvoir.

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s’il n’est cautionné par l’aval des dieux. {Ils} sont invoqués comme garants et comme témoins. Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas {sous le régime de la cité} de laïcisation de la vie publique, et c’est à tort, pensons-nous, que certains historiens ont parlé d’un “processus de laïcisation”, qui se serait opéré en Grèce, à mesure que la pensée rationnelle se serait substituée à la pensée mythique, {…} que le nomos (loi des hommes) aurait remplacé la thémis (prescription religieuse). {…} Cette profonde imbrication du religieux et du politique {…} est incontestablement l’une des clés de la pérennité de la polis. »164 En créant la cité comme mode de gestion de la vie collective, les nouvelles élites (ou les anciennes reconverties) ne devaient pas seulement redéfinir les rapports à la nature et à la société de sorte qu’ils forment un ensemble culturel cohérent ; l’homologie structurale devait aussi s’étendre à la religion. Dès lors, la religion civique n’a pas détruit l’ancienne : elle l’a redéfinie pour l’adapter à ses besoins. 1.

La religion et l’élite politique

Avec l’avènement de la cité, la religion, jadis contrôlée par les familles aristocratiques, devint une affaire politique : « La religion était l’affaire de l’État ou de la communauté. »165 Il s’est produit un « tournant de l’histoire sociale, qui a fait passer du culte privé au culte public et transformé l’idole {…}, de talisman familial plus ou moins secret, en image impersonnelle d’une divinité faite pour être vue. »166 Le culte fut alors pratiqué par des « fonctionnaires » (même s’ils étaient encore choisis, le plus souvent, dans l’aristocratie) : « tout Grec peut être prêtre et nul ne l’est, d’ordinaire, une fois pour toutes »167. Cette religion était désormais centrée sur l’Agora et non plus sur l’Acropole sainte. Même un lieu aussi sacré que « le sanctuaire de Delphes a joué un rôle primordial dans la politique. »168

164. 165. 166. 167. 168.

Lonis, (2010), pp. 290-291. Finley, (1971), p. 45. Il en va de même des arts : ils entrent au service de l’État. Vernant, (1996), pp. 345-346. Braudel, (1998), p. 273. Lévêque, (2002b), p. 723.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

Alors que, jadis, toute la nature était spiritualisée par de nombreux sites sacrés éparpillés partout sur le territoire et que chaque foyer familial avait son autel, la cité se mit à bâtir des temples :« ilscommencèrentalorsàapparaîtreàunrythmeaccéléré. »169 C’est en effet « au tout début du VIIIe siècle qu’apparaissent les premiers temples. »170 Pourquoi construire des temples, alors que les rites et les sacrifices religieux ne s’y pratiquaient pas, alors qu’il n’y avait pas d’Église, de clergé ou de dogme ? Parce que « le temple était un monument en l’honneur de la communauté, une démonstration éclatante de sa grandeur, de sa force et surtout, de sa conscience de soi. »171 Dans la rivalité entre les cités, le temple le plus majestueux était le signe d’une prospérité plus grande – comme ce sera encore le cas, plus tard, au temps des cathédrales. Outre les temples, bâtis au centre des villes, de nombreux sanctuaires ont été construits sur le territoire rural de la cité. François de Polignac s’interroge avec beaucoup de rigueur sur le sens de cette prolifération de sanctuaires non urbains.172 Il en conclut qu’ils ont servi à délimiter le territoire de la cité par rapport à celui des autres, et à construire une identité collective et un sentiment d’appartenance qui devaient garantir la cohésion sociale. 2.

La religion et le peuple

Si la religion doit servir à justifier l’élite gestionnaire, elle doit aussi servir à calmer les inquiétudes et l’agitation des populations. Chaque cité a donc choisi une divinité poliade (de la polis) censée la protéger. Dans ces choix, les cités ont cherché à répondre aux inquiétudes de leur peuple et ont tenu compte de ses préférences ; et il a préféré des dieux chthoniens, plus proches de la nature et des problèmes des gens (Dionysos, Aphrodite, Déméter, Coré, Héra, Perséphone…). Or, ces dieux sont majoritairement des déesses, des « descendantes » de la Grande Mère d’origine 169. 170. 171. 172.

70

Finley, (1971), p. 42. Lonis, (2010), p. 13. Finley, (1971), p. 42. Polignac, (1984).

Chapitre I : Description du modèle culturel civique

anatolienne, transmises par les Crétois et les Mycéniens. « Les dieux qui plaisent sont ceux qui se montrent compatissants à l’homme, qui lui assurent la santé et le salut. {…} Les dieux qu’ils créent ont perdu leur impassibilité : ils souffrent et compatissent aux souffrances de l’humanité. »173 Nombreux sont les signes d’une « religiosité » liée aux conditions d’incertitude des populations. « Le retour explosif des cultes dionysiaques174 est une sorte d’épidémie {…} qui soulève d’abord les campagnes, submerge ensuite les villes. »175 L’hermétisme et les pratiques magiques se développent aussi : « il est fondé sur l’idée que les astres, dieux ou images de la divinité, émettent des influences qui agissent sur les hommes. {…} Le but du magicien est de faire descendre le dieu sur la terre, de le faire apparaître dans une épiphanie, de le faire pénétrer dans son corps et dans son âme pour s’assimiler ses puissances. {…} L’astrologie, originaire de Mésopotamie, connaît un essor plus remarquable encore. »176 Signalons aussi le succès des cultes orphiques, magiques, sectaires, de la religion à mystères de Pythagore, même si les cités les condamnent. « Aux frontières de la religion, on doit noter l’essor d’un mysticisme orphique, placé sous le patronage du chantre mythique Orphée. Pratiqué par des fidèles fervents groupés en sectes, il semble s’être exprimé dès le VIe siècle. {…} Il enseigne que l’homme est à la fois titanesque et divin : à lui donc de faire prédominer un élément sur l’autre par l’ascèse, qui lui permet de se délivrer de son corps et l’arrache au cycle indéfini des renaissances auquel la métempsychose le condamne. {…} L’orphisme a joué un rôle primordial, mettant l’accent sur l’âme et sa purification. »177 « C’est véritablement un monde nouveau qui est apparu en quelques décennies, un monde qui s’épouvante devant la condition humaine et qui appelle avec plus d’angoisse le concours des dieux. »178 En outre, avec la colonisation, la religion grecque va puiser dans les croyances religieuses des peuples avec lesquels elle est en relation et qui révèrent souvent des déesses chthoniennes. «Toute 173. Lévêque, (2002b), p. 727. 174. Dans la religion grecque, Apollon est du côté de l’ordre social et Dionysos, du côté de la nature. 175. Braudel, (1998), p. 268. 176. Lévêque, (2002b), p. 729. 177. Lévêque, (2002b), p. 724. 178. Lévêque, (2002b), p. 727.

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la Méditerranée occidentale révère de Grandes Mères, maîtresses de fertilité et de fécondité. Elles sont adoptées par les Grecs {…} Aussi, le caractère chthonien de leur religion en est-il considérablement renforcé. »179 Les contacts avec l’Orient se développent et les dieux d’Orient, déjà très influents, le deviennent plus encore. Ce tournant religieux s’accompagne aussi « d’une forme nouvelle de figuration des dieux, une mutation décisive dans la nature du symbole divin ».180 Les représentations qui en sont faites, leur donnent alors des formes humaines : ils sont jeunes, familiers, accueillants et beaux. Alors que les aristocrates et les rois n’avaient que des symboles grossiers des divinités (par exemple les kolossai et les xoana analysés par J.-P. Vernant) qu’ils honoraient dans leurs maisons et que le peuple ne pouvait pas voir, voici qu’en devenant publics, les dieux sont représentés comme des humains jeunes, en pleine force de l’âge. Alors, « le symbole {…} s’est transformé en une image, produit d’une imitation experte »181 qui rend les dieux plus proches des humains. La statue du dieu est désormais exposée publiquement dans le temple : « le dieu y habite, mais c’est une demeure qui n’a précisément plus rien de privé. {…} C’est un dieu qui appartient désormais à la Cité entière. »182 Du même coup, il en résulta une découverte et une valorisation du corps humain, qui « leur apparaissait, lorsqu’il était dans la fleur de sa jeunesse, comme une image ou comme un reflet du divin. »183 Et ce corps humain est celui qui désormais sera cultivé (sculpté !) au gymnase et pour les Jeux, qui sont « à la fois spectacle et fête religieuse. Spectacle national, pourrait-on dire, qui associe et qui oppose les diverses cités dans une grande compétition publique. {…} Fête religieuse aussi : les concours sont des cérémonies sacrées. {…} Ils élèvent l’homme sur le plan du divin. {…} Façonnée dans le marbre, le bronze ou l’or, l’image du corps humain doit à son tour donner à voir la charis : brillance, éclat lumineux, rayonnement d’une jeunesse inaltérable. »184 Si l’image (la sculpture, le dessin, la peinture) 179. 180. 181. 182. 183. 184.

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Lévêque, (2002b), p. 724. Vernant, (1996), p. 346. Vernant, (1996), p. 341. Vernant, (1996), p. 347. Vernant, (1996), p. 348. Vernant, (1996), pp. 348-349.

Chapitre I : Description du modèle culturel civique

peut représenter un dieu dans un corps humain, elle peut aussi représenter l’humain lui-même : l’athlète victorieux (statue), le guerrier mort héroïquement (stèle funéraire : kouros). Dès lors, « le mort n’est plus évoqué par une pierre brute, sans inscription, mais par la beauté visible d’une forme corporelle que la pierre fixe à jamais, avec son nom. »185 « Dans la représentation figurée du mort, la beauté de l’image prolonge, comme son équivalent, celle du défunt. »186 On doit cependant se demander, avec J.-P. Vernant, « quels aspects du moi, de l’homme intérieur, la religion grecque a contribué à définir, à former, et lesquels, au contraire, elle a ignorés ? »187 Il est clair que, dans ce contexte, « l’individu établit son rapport avec le divin par sa participation à une communauté. {…} Le lien du fidèle au dieu {…} exprime le rapport qui unit un dieu à un groupe humain. {C’est} un culte civique dont la fonction est de sacraliser l’ordre. »188 Même le culte (d’ailleurs contrôlé par l’État) de Dionysos, qui s’est surtout répandu dans les catégories sociales les plus marginalisées (les femmes, les esclaves, les artisans, les paysans) et qui invite à s’affranchir de l’ordre social, à se libérer de ses contraintes, n’est pas un culte individuel : il ne se pratique qu’en groupe. Et surtout, « possession n’est pas communion » ; au contraire, « le dieu {…}, dans l’excitation paroxystique, s’empare brusquement de vous, vous dépossède de vous-même. {…} Ce n’est donc pas dans le dionysisme qu’il faut chercher une forme de relation “personnelle” entre l’homme et le dieu. »189 Même le culte des mystères – auquel pourtant l’individu participe de son plein gré et dans lequel « l’initié devient le fils ou l’enfant adoptif ou l’époux de la divinité »190–, n’apporte pas à l’individu cette communion intime, cette relation personnalisée avec les dieux. Bref, « les dieux helléniques sont des puissances, non des personnes. {…} Certes, le monde divin n’est pas composé de forces vagues et anonymes ; il fait place à des figures bien dessinées, dont chacune a son nom, son état

185. 186. 187. 188. 189. 190.

Vernant, (1996), p. 350. Vernant, (1996), p. 351. Vernant, (1996), p. 355. Vernant, (1996), p. 356. Vernant, (1996), p. 359. Vernant, (1996), p. 359.

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civil, ses attributs, ses aventures caractéristiques. Mais cela ne suffit pas à les constituer en sujets singuliers. »191 3.

La religion et la guerre

S’il est une institution qui est restée empreinte de religion, ou au moins de religiosité, c’est bien l’armée. Les soldats et même leurs chefs croient aux présages et aux oracles, pratiquent des rites sacrificiels, consultent la Pythie de Delphes, ne s’engagent dans une bataille que si les dieux leur sont favorables, élèvent des trophées pour célébrer leur victoire, remercie les dieux par des actions de grâce.192 Pour pratiquer les sacrifices d’animaux, dont le foie et les entrailles devaient leur permettre de prédire l’issue d’une action, « l’utilisation de chèvres devait être si fréquente qu’à son départ en campagne, l’armée emmenait dans ses bagages des troupeaux entiers de chèvres. »193 « À la limite, l’attitude de l’homme de guerre, qui a recours à certains rites pour s’assurer la victoire, relèverait d’une mentalité plus magique que religieuse. »194 «Vrais ou faux, les oracles ont été crus par l’immense majorité de ceux qui les recevaient. »195 L’homme grec croit que les dieux aiment « annoncer par des signes les grandes infortunes qui vont frapper une ville ou un peuple. »196 Ces signes (les phénomènes célestes, le comportement de certains animaux, etc.) sont interprétés par des devins. Les rêves furent les moins contestés des présages, car « l’âme, libérée pendant le sommeil de son tombeau charnel, devient plus apte à entrer en communication avec les êtres supérieurs et à recevoir leurs messages. »197 Les Grecs sont convaincus que les prévisions ainsi annoncées sont inéluctables : « on ne peut manquer d’être frappé par l’absence de toute tentative pour conjurer un présage funeste par des rites propitiatoires. {…} Toute conjuration ou même toute prière semble inutile face à un présage. »198 «Tout se passe comme si l’on 191. 192. 193. 194. 195. 196. 197. 198.

74

Vernant, (1996), p. 362. Tout cela est analysé avec beaucoup de soin et d’érudition par Raul Lonis (1979). Lonis, (1979), p. 104. Lonis, (1979), p. 8. Lonis, (1979), p. 74. Lonis, (1979), p. 43. Lonis, (1979), p. 56. Lonis, (1979), p. 57.

Chapitre I : Description du modèle culturel civique

prêtait au dieu la faculté de donner une réalité au futur, au moment même où il le dit. {…} Quand Apollon prophétise, il “réalise”. »199 Le présage s’inscrit donc dans une causalité magique : « les dieux eux-mêmes n’ont pas prise sur cet enchaînement et sont impuissants à en modifier le cours. »200 Leur croyance était si forte qu’une armée a parfois attendu que les signes soient favorables avant de se défendre contre un ennemi qui avait déjà commencé à l’attaquer : « la phalange ne bronche pas et les pertes peuvent alors être très lourdes. »201 Ainsi, à Platée, « les Perses criblent de traits les Grecs, qui comptent dans leurs rangs de nombreux morts et blessés ; cependant, toute riposte est interdite car {…} les signes ne sont pas favorables. »202 On peut douter cependant que les chefs militaires aient été aussi religieux que leurs troupes, mais ils étaient bien obligés de tenir compte des présages, parce que leurs soldats, eux, y croyaient. « Il est peu probable, en effet, que Thémistocle ait partagé la crédulité populaire ; bien mieux, il s’en est puissamment servi pour parvenir à ses fins. »203 « L’histoire de Delphes offre de nombreux témoignages d’une lutte d’influence entre différentes cités {notamment entre Athènes et Sparte} pour s’assurer la bienveillance d’Apollon et les faveurs de son oracle. »204 Même Périclès « ne dédaignait pas, lui non plus, les conseils des devins. »205 Les élites pouvaient, en effet, manipuler les masses en se servant de leur superstition, en s’arrangeant avec les prêtres et les devins pour qu’ils attribuent valeur de présages à certains événements et les interprètent pour justifier des intentions politiques ou militaires. Bref, « tout se passe comme si la guerre favorisait la survivance, voire le renouveau, de conduites archaïsantes. »206 Il y a là « une grave distorsion entre la conception que l’on pouvait se faire de la polis au Ve et IVe siècles et ce que les exigences de la guerre pouvaient la

199. 200. 201. 202. 203. 204. 205. 206.

Lonis, (1979), p. 84. Lonis, (1979), p. 58. Lonis, (1979), p. 99. Lonis, (1979), p. 100. Lonis, (1979), p. 47. Lonis, (1979), p. 71. Lonis, (1979), p. 50. Lonis, (1979), p. 86.

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contraindre à devenir. »207 La diffusion de la pensée rationnelle aurait donc été ralentie par la mentalité des militaires, mais aussi les catastrophes naturelles et les épidémies. « Il est remarquable de constater que c’est à Sparte {la plus guerrière des cités} que les progrès de cette voie {la pensée rationnelle} ont été, en définitive, les plus lents. »208 Il est vrai que la religion grecque « n’était pas non plus une religion de paix : les dieux olympiens étaient une bande querelleuse ; ils avaient pris le pouvoir à la suite d’une lutte brutale avec leurs prédécesseurs, les Titans, et ils comptaient parmi eux Arès, le dieu de la guerre. […] Apollon était régulièrement consulté {…} mais on ne rapporte pas qu’il ait jamais recommandé la paix comme un bien en soi. »209 Et même si ses oracles étaient toujours « tortueux et ambigus », toutes les villes payaient un lourd tribut à Delphes pour pouvoir consulter Apollon avant d’entreprendre quoi que ce soit d’important. Il fallait que les dieux bénissent leurs entreprises pour qu’ils y croient et s’y impliquent. Sans doute fallait-il aussi que les oracles soient « tortueux et ambigus » pour laisser aux politiciens et aux militaires le soin de les interpréter au mieux de leurs intérêts. Avec le triomphe des Grecs dans les guerres médiques, « la religion civique connaît d’abord un extraordinaire essor ». La victoire sur le Perses « donne à la religion une chaleur et un mysticisme jusque-là inconnus. »210 On reconstruit partout des sanctuaires et des temples, on profite « du programme social de Périclès, soucieux de procurer un salaire à tous en multipliant les travaux publics. »211 (Notamment le Parthénon, en l’honneur d’Athéna). Mais cela ne dura pas : avec la guerre du Péloponnèse (431-404), « l’inquiétude étreint les consciences. {…} La réflexion des sophistes ruine la croyance traditionnelle. {La défaite d’Athènes} ébranle la foi dans les divinités poliades. »212 On dénonce « la fourberie et les vices de dieux (gloutons, lubriques et pleutres) et les gens, « assoiffés de divin, s’abandonnent au mysticisme. »213 207. 208. 209. 210. 211. 212. 213.

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Lonis, (1979), p. 87. Lonis, (1979), p. 189. Finley, (1971), p. 47. Lévêque, (2002b), p. 724. Lévêque, (2002b), p. 719. Lévêque, (2002b), p. 728. Lévêque, (2002b), p. 728.

Chapitre I : Description du modèle culturel civique

D. Le rapport à l’individuel C’est le rapport de l’individu à sa conscience qui nous intéresse ici : ce queTaylor appelle l’« intériorisation » des sources éthiques.214 Qui était cet « homme grec », qui a su passer du mythe à la raison ? En quoi a consisté ce changement de mentalité si profond « qu’on a pu y voir comme l’acte de naissance de l’homme occidental ».215 1.

L’individu dans la cité

C’est l’appartenance à la cité, comme collectif, qui prime absolument. L’individu ne compte guère : il est seulement censé, grâce à la religion, maîtriser ses passions (dangereuses pour le collectif ) et, grâce à la philosophie, se connaître lui-même afin d’être un bon citoyen. La Grèce classique est une société régie par la communauté civique et non par des individus. Même « la famille ne compte pas beaucoup dans la majeure partie des écrits grecs. {…} Dans les classes supérieures, on ne vivait pas en famille, si l’on entend par là trouver un compagnonnage. »216 À la guerre, l’individu importait peu : c’est la phalange et la Patrie qui comptaient. Et dans le combat hoplitique, il n’était pas question de se distinguer par des actes téméraires, héroïques, mais bien de ne pas laisser se rompre la solidarité du groupe compact ou chaque soldat était protégé par le bouclier de son voisin. D’ailleurs, le succès militaire n’était pas attribué à l’héroïsme des hommes : « il faut se souvenir que la victoire était perçue non seulement comme un don des dieux, mais encore, très souvent, comme le résultat d’une participation effective des dieux à l’action. »217 Il convient cependant de nuancer cette affirmation. D’abord elle était plus vraie dans certaines cités (à Sparte surtout) que dans d’autres. Ensuite, elle est devenue moins vraie à mesure que la cité a évolué dans le temps. « Le IVe siècle voit se multiplier les exemples d’honneurs particuliers rendus à des chefs vainqueurs, tant 214. 215. 216. 217.

Taylor, (1998), p. 159. Vernant, (1996), p. 11. Finley, (1971), pp. 130-131. Lonis, (1979), p. 301.

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à Athènes qu’ailleurs. »218 Malgré cela, en honorant les hommes qui s’étaient distingués en défendant la patrie, c’est la patrie ellemême et ses dieux que l’on honorait. Comme l’explique bien F. de Polignac219, le culte du héros a pris, avec la cité, un sens différent de celui qu’il avait avant elle : il s’agit désormais, non pas d’honorer un individu, mais de fonder l’unité de la communauté en la dotant d’un récit sur elle-même qui fasse remonter son origine à un fondateur prestigieux (historique ou mythique). 2.

L’individu et ses passions

L’individu souffre (par la guerre, le travail, la domination sociale), mais il faut éviter à tout prix qu’il se révolte : la stasis (révolte populaire) est un des problèmes majeurs de la cité. Être rationnel, c’est donc aussi être raisonnable ; c’est être maître de soi. La contradiction entre raison et passion devint alors fondamentale : l’individu devait se connaître lui-même pour savoir maîtriser ses passions, supporter sa souffrance et faire passer l’intérêt collectif avant son intérêt personnel, se sacrifier pour le bien de la cité. Pour qu’il se conduise ainsi, la cité lui a donné des dieux compatissants, qui le comprennent, qui souffrent avec lui, sensibles à ses peines quotidiennes. Il faut aussi le convaincre que sa souffrance vient des fautes qu’il a lui-même commises en se laissant aller à ses passions. « Autre tourment : la hantise de la culpabilité collective, du sacrilège qui souille une ville entière, le crime d’un seul rejaillissant sur tous. »220 Pour qu’il apprenne ainsi à se maîtriser, la culture régnante l’invita à exercer sa mémoire et à pratiquer l’ascèse. Dans ce travail sur soi, la mémoire occupait, en effet, une place importante. Elle fut élevée par les Grecs au rang de déesse : Mnèmosunè. Il importait que l’individu se souvienne de son passé, en tire les leçons pour ne plus retomber à l’avenir dans les mêmes travers.221 218. Lonis, (1979), p. 286. 219. Polignac, (1984), pp. 127-152. 220. Braudel, (1998), pp. 268-269. 221. Il importe donc qu’il se sente coupable des fautes qu’il a commises. Peut-être trouve-t-on ici la première source, avant l’idée chrétienne de péché, du sentiment de culpabilité, dont Freud a souligné toute la place (néfaste selon lui) qu’il occupe dans la culture occidentale ?

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Chapitre I : Description du modèle culturel civique

Le mythe de la caverne de Platon, inspiré de cette religion orphique, reposait évidemment sur cette conception de la mémoire : « Dans l’eau du Lèthè, les âmes perdent le souvenir des vérités éternelles qu’elles ont pu contempler avant de retomber sur terre, et l’anamnèsis {la réminiscence}, les rendant à leur vraie nature, leur permettra de les retrouver. »222 « Cette remémoration des vies antérieures, avec leurs fautes et leurs souillures, ne fait pas que justifier les règles de la vie ascétique. {…} L’effort de mémoire lui-même est “purification”, discipline d’ascèse. Il constitue un véritable exercice spirituel. »223 Ainsi, les membres des confréries pythagoriques avaient l’obligation de se remémorer chaque soir tous les événements de la journée écoulée. L’âme, « pour ressaisir toute la trame de ses vies passées {doit} se libérer du corps, qui l’enchaîne à la vie présente. »224 La divinisation de la mémoire avait donc pour but d’appeler à « une ascèse purificatrice qui transfigure l’individu et l’élève au rang des dieux. »225 Les exercices ascétiques visaient non seulement à se souvenir, à purifier l’âme de ses fautes, donc à assurer son salut, mais constituaient aussi une paideia (pédagogie) qui préparait les jeunes à s’impliquer dans les affaires de la cité. C’était le cas, par exemple, des exercices militaires, « qui, dans les sociétés guerrières de la Grèce, ont constitué un premier système d’éducation visant à sélectionner les jeunes en vue de leur habilitation au pouvoir. »226 L’ascèse et l’anamnèsis étaient donc les deux voies par lesquelles l’individu pouvait « reconnaître, à travers la multiplicité de ses incarnations successives, l’unité et la continuité de son histoire. {…} Cependant, cette psyché, dont les avatars constituent, pour chaque homme, la trame de sa destinée personnelle, se présente sous la forme d’un daimôn, d’un être surnaturel, qui mène, en lui, une existence indépendante. »227 3.

L’individu et la créativité

« L’architecture grecque et même la sculpture et la peinture étaient des arts publics. {…} L’État était par conséquent presque 222. 223. 224. 225. 226. 227.

Vernant, (1996), p. 121. Vernant, (1996), p. 123. Vernant, (1996), p. 124. Vernant, (1996), p. 132. Vernant, (1996), p. 139. Vernant, (1996), p. 131.

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le seul protecteur des arts monumentaux. {…} L’art était mêlé à la vie quotidienne et non mis à l’écart pour le loisir occasionnel ou pour la joie particulière de riches collectionneurs et esthètes. L’art se rencontrait dans les temples, les théâtres, les portiques et les cimetières, non dans les musées. »228 Il est vrai que les artistes signaient leurs œuvres, ce qui était « une étape révolutionnaire dans l’histoire de l’art ». Cependant, « il y eut des individus, mais pas des individualistes. Ils acceptaient le cadre et les canons, puis en exploraient les possibilités librement et pleinement. »229 Même quand les sculpteurs représentaient des athlètes ou des héros vainqueurs, ce n’était pas surtout des individus qu’ils représentaient : « ce n’était en aucun sens des portraits, mais des types idéaux et il est très significatif que le même type ait été employé sans distinction pour les hommes et pour les dieux. »230 Si bien que, « en dépit de nombreuses variations locales, il y avait une remarquable uniformité de goût. »231 Et ce goût était structuré par des normes abstraites et logiques : les Grecs « s’efforçaient de trouver et d’exprimer l’idéal et ils croyaient que la route à suivre passait par les proportions mathématiques. »232 L’art obéissait à des normes mathématiques : l’idée « que le nombre est la clé de l’harmonie s’implantera solidement dans les arts. »233 L’artiste respectait et appliquait ces normes, innovant peu : « Le génie individuel du sculpteur trouvait son expression dans les nuances, non dans l’innovation radicale. »234 « Dans l’œuvre, la pensée antique considère moins le processus de fabrication que {…} l’usage qui en est fait. {…} Sa perfection consiste dans son adaptation au besoin en vue duquel il {l’objet} a été produit. Il y a donc, pour tout objet fabriqué, une sorte de modèle qui s’impose, comme une norme, à l’artisan. {…} L’artisan doit se conformer autant que possible à ce modèle nécessaire. {…} Il est donc moins bon juge de son ouvrage que l’usager. »235 « Les dissidences radicales étaient très rares. {…} Chez les Grecs, c’était le philosophe qui jouait parfois le rôle de

228. 229. 230. 231. 232. 233. 234. 235.

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Finley, (1971), p. 136. Finley, (1971), p. 138. Finley, (1971), p. 145. Finley, (1971), p. 135. Finley, (1971), p. 146. Finley, (1971), p. 137. Finley, (1971), p. 147. Vernant, (1996), p. 292.

Chapitre I : Description du modèle culturel civique

l’homme en marge ou du rebelle, non l’artiste. »236 D’une certaine manière, on peut dire que le « nombre d’or »237 est la quintessence du modèle culturel civique. Pour les Grecs de cette époque, ce qui est logique est beau, et ce qui est logique et beau est sacré, et inversement ! Et il en allait de même pour la littérature. « En général, la poésie classique abandonna les émotions purement personnelles pour des thèmes sociaux, religieux et d’une morale élevée. »238 Au fond, le sujet était toujours la communauté, même quand le prétexte était l’individu. 4.

L’homme et la femme

Le destin de la femme, c’est le dedans, la fixité ; c’est d’être une Hestia (la déesse du foyer) : « son lot est de trôner, à jamais immobile, au centre de l’espace domestique »239. Et celui de l’homme, c’est le dehors, le mouvement, c’est Hermès, le messager des dieux, le dieu des voyageurs, des bergers, des échanges, du commerce, des transitions, des passages d’un monde à l’autre – : il conduit les âmes vers l’Hadès. On trouve ainsi dans ce mythe la division du travail entre la femme et l’homme. « Dans une civilisation masculine comme celle de la Grèce, la femme est normalement envisagée du point de vue de l’homme. {…} Le mariage est un fait de commerce contractuel entre groupes familiaux : la femme est un élément de ce commerce ; son rôle est de sceller une alliance. »240 et de s’occuper d’être féconde : faire des enfants, cultiver la terre de son mari (l’oikos), assurer la stabilité du foyer, thésauriser. Quand un homme n’a pas de fils, il peut charger sa fille (épiclère) de recevoir son héritage, mais c’est pour le transmettre à son petit-fils qui assurera la lignée, afin de garantir, de génération en génération, que la terre restera toujours dans la même famille et ne sera pas divisée. 236. Finley, (1997), p. 138. 237. Le rapport entre deux longueurs (X, la plus longue et Y, la plus courte) est conforme au « nombre d’or » lorsque : X/Y = (X + Y) /X. Et pour que cette équation se vérifie, il faut que X/Y – Y/X = 1, ce qui implique que X = Y. k (k étant un nombre irrationnel constant égal à 1,618……). La beauté est un rapport : quelle trouvaille ! 238. Finley, (1971), p. 88. 239. Vernant, (1996), p. 159. 240. Vernant, (1996), p. 170.

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5.

Le souci de soi de l’individu

Avec l’évolution du rapport au surnaturel décrite ci-dessus, la question du rapport de l’individu avec lui-même était bien présente. Mais il ne s’agissait pas de valoriser un droit quelconque de se soucier de soi, mais bien de se conduire dans sa communauté d’une manière raisonnable et rationnelle (aux deux sens du mot « raison »). Ni la religion officielle, ni le culte de Dionysos, ni celui des mystères n’invitait l’individu à s’occuper de son propre épanouissement. Mais ne trouverait-on pas cette valorisation de la personne individuelle dans le culte des morts ou celui des héros ? Pas du tout ! Après la mort, le défunt perdait son individualité : il « se perd dans une masse indifférenciée {…} ; il s’agit d’une immortalité qu’on pourrait dire impersonnelle. »241 Et le héros ? Ne conservait-il pas son identité personnelle après sa mort ? Non, car il était défini par ses actes, par ses exploits : « il figure en quelque façon l’acte exemplaire : l’acte qui crée, qui inaugure, qui initie ; {…} l’acte qui {…} transcende la condition humaine. »242 Dès lors, « dans le culte, l’individualité du héros s’estompe ou s’efface. Il est des héros entièrement anonymes {…}. Il en est d’autres – très nombreux – dont le culte ignore la personnalité individuelle pour ne voir en eux que la fonction étroitement spécialisée à laquelle ils président. {…} Jamais les récits ne se placent dans la perspective du sujet pour marquer comment se posent, du point de vue de l’agent, les problèmes de son action. {…} Ce qui caractérise l’exploit héroïque, c’est sa gratuité. {…} L’exploit n’est pas la mise en œuvre d’une vertu personnelle, mais le signe d’une grâce divine, la manifestation d’une assistance surnaturelle. »243 La légende héroïque « ne dit pas l’homme agent responsable de ses actes. {…} Elle définit des types d’exploits, des modèles d’épreuves. Elle montre l’individu visité par la Puissance, transfiguré par une valeur religieuse. {…} Rien dans tout cela qui évoque, même de loin, la personne. »244 Si ce n’est pas la religion, peut-être la philosophie invitait-elle l’individu à se soucier de lui-même ? Pas beaucoup plus. Comme 241. 242. 243. 244.

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Vernant, (1996), p. 365. Vernant, (1996), p. 366. Vernant, (1996), pp. 366-367. Vernant, (1996), pp. 367-368.

Chapitre I : Description du modèle culturel civique

l’a bien souligné M. Foucault245, le « connais-toi toi-même » de Socrate n’avait pas pour but d’inciter l’individu à se soucier de son propre épanouissement, mais bien à maîtriser ses passions pour être un bon citoyen. Ainsi, il invite Alcibiade, jeune aristocrate, à se connaître lui-même pour cette raison-là : « Il ne sait pas quel est l’objet du bon gouvernement, et c’est pour cela qu’il doit s’occuper de lui-même ».246 Faut-il en conclure que, dans le modèle culturel civique de la cité grecque, l’individu n’existe pas du tout, qu’il est réduit à n’être qu’un membre de la communauté ? Vernant est plus nuancé : « ce serait méconnaître tout un aspect de la religion grecque qui, pour être, à certains égards, aberrant, n’en a pas moins joué un rôle décisif à l’origine même de la personne et de son histoire chez l’homme d’Occident. En marge de la religion officielle, dans des milieux de sectes, s’élabore entre le VIe et le Ve siècles une notion nouvelle de l’âme. {…} L’âme {daïmôn} apparaît dans l’homme comme un élément étranger à la vie terrestre, un être venu d’ailleurs et en exil, apparenté au divin. {…} Par des pratiques d’ascèse, des exercices de concentration spirituelle, liés peut-être à des techniques du corps, spécialement au blocage de la respiration, ils {les Mages} prétendent rassembler et unifier des puissances psychiques éparses à travers tout l’individu, séparer du corps, à volonté, l’âme ainsi isolée et recentrée, la rendre pour un moment à sa patrie originelle pour qu’elle y recouvre sa nature divine, avant de la faire redescendre s’enchaîner à nouveau dans les liens du corps. »247 La psyché devient alors « une puissance installée au cœur de l’homme vivant, sur laquelle il a prise, qu’il a pour tâche de purifier, de développer, de libérer, {…} une dimension nouvelle qu’il lui faut conquérir et approfondir sans cesse en s’imposant une dure discipline spirituelle. {…} La psyché constitue le premier cadre permettant au monde intérieur de s’objectiver et de prendre forme, un point de départ pour l’édification progressive des structures du moi. »248 « Cette origine religieuse de la catégorie de la personne aura, dans la civilisation grecque, une double conséquence. D’une part, c’est en s’opposant au corps, en s’excluant 245. 246. 247. 248.

Michel Foucault, L’herméneutique de sujet, Paris, Gallimard-Seuil, 2001. Foucault, (2001), p. 39. Vernant, (1996), p. 368. Vernant, (1996), pp. 368-369.

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du corps que l’âme conquiert son objectivité. {…} L’âme se définit comme le contraire du corps : elle y est enchaînée ainsi qu’en une prison. Le corps se trouve donc exclu de la personne, sans lien avec l’individualité du sujet. {…} En second lieu, l’âme, étant divine, ne saurait exprimer la singularité des sujets humains ; par définition, elle dépasse, elle déborde l’individuel. Il est bien significatif, à cet égard, qu’elle appartienne à la catégorie du “démonique”, c’est-à-dire, paradoxalement, à ce qu’il y a dans le divin de moins individualisé. {…} On voit qu’à cette étape de son développement, la personne ne concerne pas l’individu singulier dans ce qu’il a d’irremplaçable et d’unique, ni non plus l’homme dans ce qui le distingue du reste de la nature, dans ce qu’il comporte de spécifiquement humain. {…} Jusque dans le courant qui s’affirme le plus opposé à la religion de la cité et à son esprit, nous retrouvons en définitive ce même effort pour insérer l’individu humain dans un ordre qui le dépasse. »249 Ce ne sera que plus tard, après les cités, que le souci de soi va s’accentuer radicalement, avec les philosophes de la période hellénistique. Comme Foucault, Finley parle d’une nouvelle « grande coupure » : « La grande coupure dans la politique grecque – le temps d’Alexandre le Grand – marque aussi le fin d’une période en philosophie et le début d’une autre. »250 Cette autre rupture fut la réduction de l’intérêt des philosophes (épicuriens, stoïciens et cyniques) pour la communauté et leur recentrage sur la question de l’individu, sur le « souci de soi ». 6.

Pour conclure

Le modèle culturel qui vient d’être décrit peut être qualifié de « civique » parce que la menace principale que leurs conditions d’existence faisaient peser sur ces collectivités-là, à ce moment-là, concernait leur survie : elles risquaient constamment de disparaître soit à cause des désordres internes, soit à cause des guerres avec les autres. La gestion du pouvoir, celle du contrat social et celle de l’hégémonie étaient donc les trois problèmes les plus vitaux, que ces acteurs devaient résoudre pour survivre. Ils ont donc, progressivement (en deux ou trois siècles), redéfini leurs rapports 249. Vernant, (1996), pp. 369-370. 250. Finley, (1971), p. 116.

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au naturel, au surnaturel et à l’individuel de telle sorte qu’ils ne contredisent pas mais confirment leur manière de concevoir leur rapport au social. Ce modèle reposait sur ce que Gusdorf appelait une « synthèse astrobiologique » : les dieux ont créé un ordre naturel parfaitement harmonieux, pour que la société et l’individu s’en inspirent afin d’organiser la vie commune et personnelle ; l’ordre social aurait donc été légitimé par une référence à l’Ordre cosmique, celui des astres dans le ciel.251 On peut donc bien dire que le rapport au social (ici les exigences de survie du collectif ) constituait la source principale du sens culturel, la source ultime (celle dont les principes éthiques n’avaient de comptes à rendre à aucun autre jugé plus important qu’eux) et la source directe (celle à laquelle les acteurs en appelaient directement, les trois autres sources étant à son service puisqu’elles avaient été redéfinies de manière à l’alimenter). Dès lors, ce modèle civique est fondé sur une forte cohérence interne : par quelque bout que commence son récit sur le monde, tout se tient, il y a homologie structurale entre les conceptions des quatre mondes (naturel, social, surnaturel et individuel) qui constituent le modèle culturel civique. La nature est un système dans lequel règnent des rapports égalitaires d’attraction et de répulsion entre les parties constitutives du cosmos. Or, le cosmos est une création des dieux, donc il est bon. Dès lors, pour que le monde social soit juste, il doit être construit selon les mêmes principes d’égalité entre les citoyens (et il ne peut plus y avoir de monarchie ni d’aristocratie dominante). Quant à l’individu, s’il veut avoir une vie bonne, il est prié de s’occuper de la chose publique, d’être au service de la communauté et, au besoin, de mourir pour sa patrie ! La religion, qui est exaltée par ce modèle culturel, se trouve en fait redéfinie par lui : elle est au service du politique, elle a pour mission de garantir la cohésion sociale. Évidemment, personne n’a jamais prévu, programmé une telle cohérence : elle a été produite par les acteurs, en fonction de leurs intérêts et de leurs projets, dans leurs relations de collaboration, de concurrence, de conflit et de contradiction entre eux. Mais 251. Gusdorf, (1962), p. 36. Cette synthèse astrobiologique se retrouve dans beaucoup d’autres sociétés : en Chaldée, en Égypte, en Mésopotamie, en Perse, en Inde, en Chine, dans les sociétés précolombiennes…

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« tous les Grecs partis au loin avaient conscience d’appartenir à une culture commune. »252 Ce modèle a servi et sert encore, depuis vingt-cinq siècles, à fonder la légitimité des modes de gestion de l’ordre interne, politique et contractuel, et des échanges externes dans les sociétés européennes. Nous le retrouverons, des siècles plus tard, quand la modernité envahira notre univers culturel ; ce ne fut donc pas un hasard si les philosophes du siècle des Lumières s’inspirèrent tellement de la Grèce classique.

252. Finley, (1971), p. 16.

Chapitre II : Vers une explication sociologique du régime civique et de son modèle culturel

L’objet de ce chapitre est de répondre à la question : pour quelles raisons les Grecs, à partir du VIIIe ou du VIIe siècle av. J.-C., ont-ils adhéré aux principes de sens du modèle culturel civique ? Pour répondre à cette question, suivant la théorie (voir l’introduction générale), il nous faudra examiner en quoi consistait le régime civique, c’est-à-dire leurs manières de résoudre les cinq problèmes vitaux de leur vie collective, donc de gérer la puissance, l’hégémonie, le pouvoir, l’influence et l’autorité. D’un point de vue méthodologique, l’exercice m’a paru très difficile pour trois raisons au moins. D’abord, nous avons peu de certitudes empiriques concernant les changements, survenus dans les conditions d’existence de ces collectivités, entre l’époque précédente (les « siècles obscurs ») et les VIIIe et VIIe siècles ; de nombreux doutes subsistent et les historiens ont échafaudé

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des hypothèses, parfois très divergentes et âprement discutées. Ensuite parce que la rationalité qui relie ces changements entre eux est très complexe ; il s’agit toujours d’une causalité probabiliste et réciproque, et il arrive donc que les effets des changements observés soient eux-mêmes les raisons… de leurs propres raisons ! Enfin, parce que « tout est dans tout » : les changements introduits dans un champ de relations ont des effets sur d’autres champs, et il est donc difficile d’en présenter un exposé clair. Pour tenter de surmonter ces difficultés, je vais suivre la grille d’analyse méthodologique présentée dans mon introduction générale : quelles conditions d’existence expliquent quelles relations sociales et quelles logiques d’action des acteurs dans chacun des cinq champs relationnels ? (point A) ; en quoi ces logiques d’action contribuent-elles à expliquer qu’ils aient adopté le modèle culturel civique, et comment leur ont-elles permis d’exercer une meilleure emprise sur leurs conditions d’existence ? (point B).

A. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action 1.

La puissance : la gestion de la richesse

Comment, étant donné leurs conditions d’existence, les collectivités grecques ont-elles résolu ce problème vital de leur vie commune : la gestion de la richesse économique ? a)

Les conditions d’existence

La croissance démographique et la crise agraire La croissance démographique semble avoir été un déclencheur décisif. Elle aurait accentué la rareté des terres cultivables dans certaines collectivités et provoqué une crise agraire. Les terres, en effet, étaient mal réparties, puisque concentrées entre les mains d’un petit nombre d’aristocrates fonciers qui n’avaient aucun intérêt à les partager. Plusieurs auteurs affirment qu’il y eut, surtout vers la fin des « siècles obscurs » (fin du IXe siècle) et au commencement

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Chapitre II : Vers une explication sociologique...

de la période archaïque (début du VIIIe), une croissance de la population253 qui engendra un ensemble de conséquences contribuant à l’avènement des cités. Claude Mossé fait allusion à « un accroissement de la population qui expliquerait notamment l’expansion du commerce et la colonisation. »254 Pierre Vidal-Naquet signale « des crises démographiques, économiques et sociales, que les cités résolvent par différentes techniques. »255 Braudel fait allusion, lui aussi, au « nombre trop élevé des petits paysans, acharnés à partager un maigre héritage, qui les livre à l’exploitation de quelques grands propriétaires et fait d’eux des hectémores. »256 F. de Polignac confirme également cette croissance : « Il est possible de définir le VIIIe siècle grec, et surtout sa seconde partie, avant tout comme le moment d’une crise de croissance de la société hellénique, dont l’aspect d’abord démographique a été bien mis en évidence. »257 Sachant que le territoire de beaucoup de collectivités grecques n’était pas très riche en espaces cultivables, on comprend qu’il soit sensible aux variations démographiques qui créent des déséquilibres entre la population et les ressources. « La terre faitelle vivre les hommes ? », se demande Lonis.258 « L’ambition est que la terre nourrisse les hommes, mais il s’en faut qu’elle y parvienne toujours. » Bien que « dans le courant du VIIIe siècle, l’agriculture connaît incontestablement une nouvelle vigueur, {il est} certain que la Grèce {du moins dans certaines régions} a souffert, dès l’époque archaïque, d’un certain déficit céréalier, aggravé parfois par les disettes entraînées par les aléas climatiques ou par les ravages consécutifs aux guerres. »259 Et cela ne s’est pas arrangé avec le temps : « plusieurs disettes ont sévèrement frappé la Grèce à l’époque classique. »260 253. Tous ne partagent pas cette conviction, qui repose essentiellement sur l’augmentation du nombre des tombeaux découverts : « l’augmentation du nombre de sites connus (110 pour le IXe siècle, 220 pour le VIIIe) et la densification de l’occupation de chacun d’eux, sensible dans l’évolution {du nombre} des nécropoles {…} : de moins d’une trentaine par cycle de trente ans au IXe siècle {…} on passe à environ {…} 240 pour le dernier quart {du VIIIe siècle}. » (Polignac, 1984, pp. 18-19). Raul Lonis discute pourtant cet argument qu’il ne trouve pas tout à fait convainquant. Cependant, il n’écarte pas totalement la possibilité qu’une telle croissance démographique ait bien eu lieu (Lonis, 2010, p. 14). 254. Mossé, (2002), p. 694. 255. Vidal-Naquet, (2002), p. 713. 256. Braudel, (1998), p. 248. 257. Polignac, (1984), p. 18. 258. Lonis, (2010), p. 123. 259. Lonis, (2010), pp. 123-124. 260. Lonis, (2010), p. 128.

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Les troubles sociaux résultant de la crise agraire ont d’abord obligé les aristocrates fonciers à exploiter plus intensivement les terres qu’ils possédaient déjà : ils sont alors passés, progressivement, d’une exploitation pastorale (des élevages circulants sur de grands territoires en friche) à une exploitation culturale (des plantations sur des espaces délimités et réservés à leur propriétaire).261 Cependant, si on avait étendu ainsi les surfaces cultivées, l’outillage n’avait guère changé et la productivité des sols restait faible. En outre, la pression sur la terre cultivable a aussi contraint les propriétaires fonciers à se préoccuper de son extension. Beaucoup de collectivités avaient encore quelques réserves territoriales et il devenait urgent d’achever la « colonisation interne », grâce à des défrichements et des assèchements de marais. Elles ont aussi recherché des terres nouvelles en s’étendant vers les plaines du nord de la Grèce continentale : la Thessalie, la Thrace, la Macédoine, la Chalcidique… Ces espaces n’étaient pas vides, il s’en faut, mais ils permettaient encore, par des alliances et des guerres, d’absorber une partie de la population qui y vivait. Il semble cependant que ces mesures n’aient pas été suffisantes. Il fallut importer des céréales car « le problème du grain fut un problème majeur des cités grecques {…}, il fut toujours présent. »262 La ville, l’artisanat et le commerce Le déséquilibre entre les besoins de la population et les ressources disponibles eut encore d’autres conséquences importantes : un exode rural, qui a stimulé le peuplement des villes, et avec lui, le développement de l’artisanat, du commerce, ainsi que des multiples petits métiers du secteur des services, privés ou publics (notamment dans l’armée). Il fallait que les villes « reçoivent les hommes qui ne trouvaient plus leur place dans les campagnes et qu’elles fassent vivre ceux que l’aventure n’emportait pas outre261. Selon F. de Polignac (1984, p. 19), le passage à l’agriculture intensive, en améliorant les conditions de vie des gens, plutôt que d’être un effet de la croissance démographique, pourrait avoir été une de ses raisons. Nous avons donc bien affaire à une « causalité réciproque ». Il est certain cependant que cette nouvelle manière d’exploiter la terre n’a pas suffi à résoudre le problème de l’alimentation des populations. On peut même penser qu’elle l’a aggravé (à l’instar de l’ « enclosure » anglais, au début de la révolution industrielle), car, en clôturant leurs champs, les propriétaires ont supprimé les possibilités de pâturage, de pacage et de glane sur les espaces communs, ce qui a sans doute accentué l’exode vers les villes. 262. Lonis, (2010), p. 129.

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mer. »263 L’artisanat (la métallurgie et la céramique surtout) ainsi que le commerce sont donc devenus des compléments utiles et appréciés, surtout dans certaines cités (Corinthe, Égine, Chalcis, Eubée). Jadis, l’artisan (le démiourgos) travaillait sur commande, pour les gens de son village ou pour la famille noble à laquelle il était attaché. Désormais, il anticipe la demande, il produit en série, pour la vente ; dès lors, il acquiert « une indépendance économique et sociale beaucoup plus grande, qui se traduit par le fait que les artisans tendent à se regrouper dans certains quartiers urbains {…} et forment un groupe social, qui a ses intérêts particuliers… »264 Par exemple, « la céramique corinthienne s’est imposée sur de nombreux marchés du monde méditerranéen, {…} avant de reculer devant la concurrence de la poterie attique. »265 Les échanges commerciaux ont alors repris en Méditerranée. Avec la croissance de certaines villes et les colonisations lointaines, les marchands ont renforcé considérablement leur puissance : ils armèrent des bateaux et traversèrent la Méditerranée et la mer Noire, pour aller vendre (cher) au loin des produits locaux (des céramiques, du vin, de l’huile d’olive) et acheter (bon marché) des produits étrangers (du blé, du bois, des métaux, du sel, des salaisons, des peaux, des étoffes, de l’ambre… et des esclaves !), qu’ils revendirent (cher) dans les communautés grecques. La monnaie « a accéléré le processus dont elle était elle-même l’effet, le développement {…} d’un secteur marchand s’étendant à une partie des produits de consommation courante. Elle a permis la création d’un nouveau type de richesse, radicalement différent de la richesse en terres et en troupeaux, et d’une nouvelle classe de riches, dont l’action a été décisive dans la réorganisation politique de la Cité. »266 « Chalcis, dans un premier temps, Corinthe et Mégare ensuite, Athènes enfin, ont été, en Europe, les principaux bénéficiaires de ces échanges. En Asie Mineure, Milet surtout, mais aussi Chios, Téos, Rhodes et Samos ont largement profité du commerce. »267 Certaines cités (Rhodes notamment) vivaient aussi des échanges commerciaux 263. 264. 265. 266. 267.

Braudel, (1998), p. 263. Claude Mossé, La tyrannie dans la Grèce antique, Paris, PUF, 1969, p. 5. Lonis, (2010), p. 125. Vernant, (1996), p. 395. Lonis, (2010), p. 126.

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en servant seulement d’intermédiaires. L’économie artisanale et marchande aurait ainsi bouleversé la composition de la classe gestionnaire. Certains aristocrates se seraient reconvertis – ils seraient venus habiter en ville et, sans abandonner pour autant leurs terres, ils se seraient consacrés aussi à des activités financières et commerciales (ou politiques) – en même temps qu’une nouvelle classe de commerçants, faite de citoyens enrichis se serait constituée. Il en aurait résulté une rivalité croissante entre cette nouvelle classe de marchands et l’ancienne aristocratie foncière. Les innovations techniques et économiques Hasard ou nécessité – comment savoir ? –, des innovations techniques venues du dehors (le fer), économiques (la monnaie) et culturelles (la redécouverte de l’écriture et de la numération) ont bouleversé les conditions d’existence des Grecs, dès le début de la période archaïque. Les « siècles obscurs » avaient connu le déclin de l’âge du bronze et son remplacement progressif par le fer. Or, « au VIIIe siècle, la métallurgie du fer se répand, des industries se groupent à la limite des villes basses, dans les quartiers les plus misérables. »268 C’est « d’une révolution technologique majeure – l’introduction du fer – que naquit la cité grecque. »269 Deux autres « accélérateurs » furent aussi très efficaces : l’écriture alphabétique et la monnaie. «Vers 685, la monnaie authentique {des pièces d’électrum, mélange d’or et d’argent} apparaît pour la première fois dans l’histoire, en Lydie, le royaume richissime de Crésus ; {c’est} vers 625, date discutable, qu’Égine aurait frappé les premières monnaies grecques, imitée bientôt par toutes les villes de l’Égée et de la Phénicie » ; c’est en 592 que Solon, législateur d’Athènes, aurait dévalué de 33 % la drachme athénienne, jusqu’alors alignée sur l’étalon d’Égine. « Les manipulations monétaires auraient commencé ainsi dès l’origine de la monnaie. »270 « La monnaie au sens propre, monnaie titrée, estampillée, garantie par l’État, est une invention grecque du VIIe siècle. Elle a joué {…} un rôle révolutionnaire. »271 268. Braudel, (1998), p. 263. 269. Finley, (1971), p. 14. 270. Braudel, (1998), p. 265. Ils savaient déjà que la dévaluation d’une monnaie favorise les exportations. 271. Vernant, (1996), p. 395. L’origine de cette « invention grecque » serait cependant mésopotamienne et phénicienne, comme le signale F. Braudel.

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Les Grecs avaient alors une « monnaie forte, appréciée à l’étranger {…} pour son excellente teneur en argent. »272 En outre, l’écriture et la numération, furent « réinventées » alors qu’elles avaient été perdues pendant les « siècles obscurs. Ces trois innovations, qui favorisaient l’agriculture, l’armement, l’artisanat et le commerce lointain, ont stimulé les échanges (pas toujours pacifiques !) avec des sociétés non-grecques : les Égyptiens, les Phéniciens, les Carthaginois, les Étrusques. Ces sociétés étaient devenues elles aussi, bien avant les Grecs, des sociétés d’artisans et de commerçants. Ces échanges cosmopolites auraient fortement stimulé l’artisanat et le commerce en Grèce et drainé vers les cités d’énormes profits commerciaux. b)

Relations sociales et logiques d’action

Avant l’instauration de la cité, dans toute la Grèce de cette époque, la richesse des collectivités reposait avant tout sur un mode de production agraire. La société grecque était « dominée par une aristocratie foncière et guerrière, constituée autour des basileis »273 « La base de la richesse de cette aristocratie est la propriété foncière et il est inexact d’imaginer, ici ou là, la montée en puissance d’une aristocratie marchande enrichie par le commerce ou l’avènement d’une catégorie {…} de nouveaux riches. »274 Cette situation va cependant évoluer avec les conditions d’existence décrites ci-dessus. Plus ou moins rapidement selon les collectivités, « c’est la richesse foncière qui {va servir} de support financier au développement du commerce et c’est à l’acquisition de terres que servent en retour les profits retirés du commerce. Au reste, les aristocrates ne s’investissent pas eux-mêmes directement dans les pratiques commerciales, se contentant, comme bailleurs de fonds, d’utiliser tout un peuple {…} de navigateurs et de marchands. »275 Dès lors, à partir du VIIIe et surtout du VIIe siècles, on a pu observer, dans de nombreuses collectivités grecques, une tendance progressive au glissement de la puissance, donc des 272. 273. 274. 275.

Lonis, (2010), p. 130. Polignac, (1984), p. 20. Lonis, (2010), p. 196. Lonis, (2010), p. 197.

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surplus économiques, des mains des aristocrates fonciers vers celles d’une nouvelle classe gestionnaire ascendante, les financiers et les marchands enrichis par le commerce proche et lointain. Ce glissement se produit cependant de manière très inégale selon les collectivités : certaines (notamment Sparte) restent plus rurales et continuent pendant longtemps à tirer l’essentiel de leur richesse de l’agriculture, alors que d’autres (notamment Athènes), tout en restant agricoles, se lancent résolument dans des activités artisanales et commerciales. Durant cette transition, la classe gestionnaire devint alors un ensemble complexe de groupes sociaux d’origines diverses : des aristocrates qui tiraient leurs revenus de la terre, mais habitaient en ville, et finançaient des opérations commerciales ; des nouveaux riches qui avaient acheté des bateaux et avaient fait fortune dans le commerce lointain, et qui étaient aussi des banquiers et des prêteurs. Certains d’entre eux étaient des citoyens grecs, d’autres (parfois même plus nombreux) étaient de métèques enrichis ou, plus rarement, d’anciens esclaves affranchis. Par exemple, à Athènes, « le nombre des métèques est moins important que la place qu’ils occupent dans la société et tout particulièrement dans certains secteurs de l’activité économique. »276 La terre restait une source d’enrichissement, mais l’artisanat et le commerce devenaient de plus en plus rentables. Énoncé en termes théoriques, ce changement a consisté en une lente mutation du régime économique dominant. On peut en effet observer dans les collectivités grecques trois modes de production articulés entre eux : agraire-aristocratique, artisanal-marchand et esclavagiste.277 Ces modes se distinguent par leur manière de contraindre une classe productrice (P) à fournir un surplus de richesse économique, qu’une classe gestionnaire (G) s’approprie et gère comme elle l’entend. Sous le mode agraire-aristocratique, le paysan (P) doit donner une partie de sa récolte au propriétaire (G), pour rembourser ses dettes envers lui, conserver son lopin de terre, bénéficier de sa protection contre les pillards et ne pas être vendu (avec sa femme et ses enfants) comme esclave. Sous le 276. Lonis, (2010), p. 76. 277. Sauf à Sparte, qui n’avait pas d’esclaves, mais des hilotes : voir le chapitre 3.

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mode artisanal-marchand, l’artisan (P) doit vendre le produit de son travail au commerçant (G), s’il veut gagner l’argent qui lui permettra de se nourrir, lui et sa famille. Sous le mode esclavagiste, l’esclave (P) doit rendre à son maître (G) de multiples services en échange de sa nourriture et de sa vie. Dans les trois cas, les classes « G » s’enrichissent, mais d’une manière différente : en prélevant des surplus agricoles, en accumulant des bénéfices commerciaux ou en bénéficiant de services presque gratuits. Ces trois classes « G » sont en concurrence entre elles, mais sont aussi solidaires : l’aristocrate terrien peut se reconvertir en marchand et les deux sont aussi esclavagistes (ils font commerce d’esclaves et en ont eux-mêmes), mais les trois possèdent aussi des terres. Il en va de même pour les classes « P » : elles sont solidaires, mais ont des intérêts différents parfois, les petits paysans doivent migrer en ville et se reconvertir en artisans, mais, quand ils ne sont pas trop pauvres, les deux ont aussi des esclaves. Ce remplacement progressif d’un mode de production par un autre constitue, me semble-t-il, le fait majeur, celui qui caractérise, à cette époque, la gestion des richesses, donc les relations de puissance. c)

L’adoption du régime civique

Trois conditions d’existence – la croissance démographique et la crise agraire ; le développement des villes, de l’artisanat et du commerce ; l’extension de l’usage de la monnaie et de l’écriture – nous permettent de bien comprendre pourquoi il y a eu, là et alors, une mutation du mode de gestion des richesses, du moins dans de nombreuses collectivités grecques (donc, pas dans toutes). Nous pouvons identifier ainsi une première raison : une nouvelle classe gestionnaire s’est peu à peu imposée ; elle est en partie sortie de l’ancienne (par reconversion d’aristocrates en marchands), et en partie constituée de nouveaux venus (Grecs ou étrangers). Elle a rivalisé plus ou moins longtemps avec l’ancienne, qui n’a pas pu se maintenir et a décliné plus ou moins vite. Comment ? – En faisant passer les surplus agricoles des mains de l’aristocratie foncière entre celles de l’oligarchie marchande. Pour cela, il fallait intégrer la campagne et la ville ; il fallait transformer

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les produits de la terre en marchandises, susceptibles d’être échangés contre d’autres ; il fallait donc spécialiser l’agriculture (produire de la vigne et des oliviers, d’ailleurs mieux adaptés à la terre aride), exporter (du vin et des huiles) et importer (des céréales, du bois, des métaux, etc.). – Il fallait donc créer des espaces d’échanges plus vastes, par synœcisme (regroupement des petites villes et des zones rurales en une entité géographique plus grande), et par formation de réseaux d’échange, plus ouverts et plus libres (commerce lointain, colonisation), plus sûrs (puissance maritime) et plus fluides (monnaie, comptabilité). – Enfin, il fallait faciliter la reconversion des aristocrates fonciers en financiers et en marchands, donner du travail et des revenus aux paysans ruinés venus vivre en ville, rentabiliser l’activité des artisans en introduisant leur production (céramique, outils…) dans les échanges. Au fond, pour faire face au boom démographique et à la crise agraire, l’oligarchie marchande avait trouvé une solution qui était à la fois compatible avec ses intérêts particuliers et avec l’intérêt général.278 Cette analyse offre un excellent exemple de ce que j’ai appelé une « causalité réciproque et probabiliste ». En effet, il s’agit bien d’une causalité réciproque : ce changement, produit dans le champ des relations de puissance, aura des conséquences dans d’autres champs relationnels. Comme nous allons le voir, cette nouvelle classe gestionnaire aura besoin d’un État au service de ses intérêts et de son projet (gestion du pouvoir), qui favorise ses échanges inter-collectifs (gestion de l’hégémonie), qui garantisse la paix sociale (gestion de l’influence) et qui intègre les différents groupes sociaux à sa conception de la vie commune (gestion de l’autorité). Donc, les logiques d’action dans un champ constituent, au moins une des conditions d’existence dans les autres champs. Mais cette causalité est aussi probabiliste : non seulement elle n’est 278. Nous pouvons retenir, au moins provisoirement, cette leçon de l’histoire : pour qu’une collectivité soit emportée par une dynamique de croissance économique, il est très utile (pas forcément nécessaire et sans doute pas suffisant) que se mette en place une classe gestionnaire dont l’intérêt particulier coïncide avec l’intérêt général. Peu de pays dits « en voie de développement » remplissent cette condition aujourd’hui.

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pas suffisante pour expliquer la naissance des cités, mais elle n’a même pas toujours été nécessaire. En effet, certaines collectivités grecques (Sparte notamment) sont devenues des cités, alors qu’elles n’ont pourtant pas connu la mutation du mode de production qui vient d’être décrite. Les raisons que nous découvrirons en analysant les autres champs ont donc une « autonomie relative » : elles agissent pour leur propre compte sur leur champ particulier, mais, du même coup, elles agissent aussi sur les autres champs. 2.

L’hégémonie : la gestion des échanges externes

Comment, étant donné leurs conditions d’existence, les collectivités grecques ont-elles résolu ce problème vital de leur vie commune : la gestion des échanges entre elles et avec les collectivités non grecques ? a)

Les conditions d’existence

La concurrence entre les collectivités grecques « L’ampleur de la croissance démographique et le blocage créé par les conditions de détention de la terre exacerbèrent les tensions et les rivalités territoriales entre communautés voisines. »279 Ces rivalités s’expliquent presque toujours par deux exigences incontournables. Leur problème majeur a d’abord été le manque de terres cultivables : il fallait qu’elles en trouvent, que ce soit celles des cités voisines ou celles occupées par des populations non-grecques. Certaines collectivités purent résoudre en partie ce problème en se reconvertissant à l’artisanat et au commerce ; mais, pour elles, le problème majeur devint alors le manque de débouchés commerciaux. À partir du moment où les communautés grecques se sont mises en concurrence pour conquérir des terres et des marchés, les guerres devenaient inévitables. Elles furent nombreuses, tant à l’époque archaïque qu’à l’époque classique. « La seconde moitié du VIIIe siècle mettra aux prises : sans doute Thèbes et Orchomène, Chalcis et Érétrie (guerre lélantine), {…} Mégare et Corinthe, {…} Argos et Sparte {…}, Sparte et Amyclées, Sparte et les 279. Polignac, (1984), p. 58.

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Mésséniens, Pise et Élis… »280 Les conflits armés entre Grecs se sont poursuivis, avec plus d’acharnement encore, à l’époque classique, en particulier avec la terrible Guerre du Péloponnèse (431-404) qui dura vingt-sept ans ; plus tard vint encore la conquête de Sparte par Thèbes (371-369). Bref, « la Grèce classique semble avoir réuni toutes les conditions pour entretenir un état de guerre réciproque presque perpétuel : les cités étaient, en effet, trop petites pour vivre chacune chez elles sans se gêner l’une l’autre. »281 Si ces collectivités ont voulu conquérir des terres et des marchés en Grèce, elles ont aussi voulu en trouver au loin, tout autour de la Méditerranée et de la mer Noire. « La colonisation accélère l’essor général : le mécanisme du commerce crée des miracles. »282 « L’histoire générale distingue deux colonisations grecques : la première est agricole, de 775 à 675 ; la seconde, de 675 à 600, est surtout marchande. »283 Si la première vague de colonisation fut agricole, c’est parce que sa raison première était de se défaire d’un excès de population et de se procurer des biens alimentaires. Dès lors, l’initiative en a été prise par les collectivités qui occupaient les terres les moins fertiles (Chalcis, Erétrie, Mégare, Corinthe…) et non par la Béotie, l’Attique ou Sparte, qui avaient encore une « colonisation intérieure » à achever, des réserves de terres à défricher et à conquérir, et qui pouvaient encore se nourrir de leur propre blé. « Les premières colonies ont toutes été établies par les peuples les plus précocement et farouchement engagés dans les guerres révélatrices de la pression démographique et du problème agraire. »284 La seconde vague de colonisation fut marchande et fut donc menée par les collectivités qui avaient le mieux résolu le problème agraire en développant l’artisanat et le commerce, en particulier par Athènes et par Corinthe. Hélas ! les colonies contribuèrent aussi à dresser les cités grecques les unes contre les autres : ainsi, la guerre du Péloponnèse fut, au moins en partie, déclenchée par certaines

280. 281. 282. 283. 284.

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Polignac, (1984), p. 58. Jacqueline de Romilly, « Guerre et paix entre cités », in Vernant (1999), p. 273. Braudel, (1998), p. 263. Braudel, (1998), p. 245. Polignac, (1984), p. 93.

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colonies (l’« affaire de Corcyre » et l’« affaire de Potidée »285) qui cherchaient l’appui d’Athènes contre Sparte ou contre Corinthe. Syracuse aussi devint l’enjeu de guerres entre les Corinthiens et les Spartiates et, plus tard, entre les Spartiates et les Athéniens. On ne peut cependant pas réduire à la guerre toute la politique extérieure des collectivités grecques : elles ont aussi cherché à faire des alliances entre elles et la volonté de paix existait. Mais leurs efforts diplomatiques avaient souvent pour but principal de se protéger contre des guerres ou d’en entreprendre. Leurs alliances prirent des formes diverses. L’isopolitie était « le droit accordé {par une cité} à tous les citoyens d’une autre cité de jouir du privilège de la citoyenneté sur son territoire »286 ; il ne s’agissait pas du tout d’une fusion, car chaque cité conservait son indépendance. Mais l’alliance allait parfois beaucoup plus loin : dans la sympolitie, « deux ou plusieurs cités mettent en commun leurs institutions et décident d’établir une citoyenneté commune. »287 Ce fut parfois le cas des cités d’une même île : les quatre cités de Kéos, par exemple, avaient une Boulè commune, des magistrats communs, tout en conservant cependant leur monnaie. Ce type d’alliance pouvait concerner parfois un bien plus grand nombre de cités. On parlait alors de Koinon, bien que, sauf exception, ceux-ci n’apparurent que plus tard : le Koinon des Achaiens, vers 150, fut un véritable État fédéral (mêmes lois, poids, mesures, monnaie, magistrats, conseillers, juges…). Cependant, dès l’époque classique, on trouvait déjà ce type d’alliance chez les Chalcidiens, les Thessaliens, les Arcadiens, les Eubéens, les Nésiotes, les Étoliens.288 Ainsi, le koinon des Béotiens remonte à 520 ; mais les seize cités béotiennes étaient plutôt placées sous l’hégémonie de Thèbes. Enfin, les cités s’allièrent aussi dans des Ligues, dont il sera question plus loin. Malgré tous ces efforts pour instaurer des alliances, « l’on ne conclut jamais alors de paix définitive. {…}

285. Thucydide, La Guerre du Péloponnèse (Paris, Les Belles Lettres, 2009, Vol. I, pp. 39 ss.). Colonie d’Érétrie, Corcyre fut conquise ensuite par Corinthe, contre laquelle elle se révolta, demandant l’aide d’Athènes, ce qui mécontenta Sparte. 286. Lonis, (2010), p. 267. 287. Lonis, (2010), p. 267. 288. Lonis, (2010), p. 280.

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“La paix était une interruption contractuelle de la guerre et non la guerre une interruption de l’état de paix”. »289 Les menaces des « barbares » L’expansion coloniale apparaît aux Grecs comme la solution la plus efficace aux problèmes posés par la croissance démographique, la rareté des terres et la stasis. Les autres solutions mises en œuvre (la colonisation interne, le passage à l’agriculture intensive et l’exode des paysans vers les villes) n’étaient pas suffisantes, du moins pour beaucoup de collectivités. Il fallait donc trouver des solutions en territoires lointains. Cependant, dans l’environnement des Grecs, d’autres collectivités se faisaient déjà la concurrence pour la colonisation et le contrôle du commerce. Il est vrai qu’en Méditerranée, à partir du XIIe siècle, les empires hittite et égyptien avaient perdu une bonne partie de leur capacité hégémonique, surtout à cause des guerres avec les Assyriens, puis avec les Scythes. Par contre, d’autres concurrents s’étaient plutôt renforcés entre le XIIe et le VIIe siècles : les Phéniciens et les Étrusques étaient déjà les principaux acteurs de la colonisation. Ils commencèrent par faire du commerce, puis ils ouvrirent des comptoirs permanents, et enfin, ils fondèrent des villes, où s’installèrent leurs artisans et leurs commerçants. Ainsi, Carthage était devenue, pour les Phéniciens, la ville la plus importante, « le second souffle de la Phénicie », après que celle-ci fut soumise aux Assyriens. Carthage avait notamment pris une position de monopole sur les mines de la péninsule ibérique (étain, plomb, cuivre, or…) ; les Carthaginois défendirent cette position contre les prétentions des Étrusques, puis des Grecs et même, quelques siècles plus tard, contre les Romains. Par ailleurs, la ville sicilienne de Syracuse fut un lieu stratégique que tous se disputèrent ; de même que Massalia (Marseille) et Ampurias. Les Grecs voulurent rivaliser avec les Phéniciens, les Carthaginois et les Étrusques, mais ils voulurent aussi défendre leurs cités d’Ionie (notamment Milet) et résister à la progression menaçante des Perses en Asie Mineure, en mer Égée et en Thrace.

289. Romilly, citant la formule de Bruno Keil, in Vernant (1999), pp. 274-275.

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C’est dans ce contexte difficile que les collectivités grecques entreprirent leur grand mouvement d’expansion : à l’est, vers le Proche-Orient et la mer Noire ; à l’ouest, vers l’Italie (la plaine du Pô, la botte italienne, la Sicile), vers la côte Est de l’Espagne et le sud de la France (Massalia) ; au sud, vers l’Égypte et la Cyrénaïque. L’expansion coloniale était rigoureusement organisée par les cités qui, souvent, obligeaient les gens à partir sous peine de mort ou de confiscation de leurs biens. Elle « n’engendra pas {…} des sociétés égalitaires dans les cités du nouveau monde. »290 Au contraire : par exemple, « la tradition fait état de la généralisation de régimes de types oligarchiques dans les colonies dites chalcidiennes {fondées par Chalcis} en Italie du Sud et en Sicile. »291 «Vers 700, le renouveau général avait favorisé les essaimages et les échanges, que les bénéficiaires aient été les Phéniciens, les Carthaginois, les Étrusques ou les Grecs. C’est qu’une certaine prospérité en offrait les moyens. Vers 600, les événements, les échanges semblent s’accélérer. {…} Les Grecs ont-ils compris que la Méditerranée est à qui la traverse dans toute sa longueur ? À qui joint un point très haut à un point très bas des trafics, en l’occurrence Naucratis292 et Marseille ? Qui tient les deux bouts domine le système, et la Grèce d’Asie devient le cœur du système commercial grec. »293 «Vers 733, des Corinthiens fondaient Syracuse, qui allait devenir la plus puissante cité grecque d’Occident. »294 En Grèce d’Asie, « Milet a été presque seule, à partir de 650, à planter et replanter des comptoirs {plus de quatre-vingt} sur tout le pourtour de la mer Noire. {…} Quand Milet sera déchue, Athènes prendra sa place dans la mer nourricière. »295 Vers l’ouest, les Spartiates et les Corinthiens colonisèrent aussi le sud de l’Italie et la Sicile. Plus loin encore (en Espagne), ils cherchèrent des métaux (que les Carthaginois contrôlaient) et plus au nord, les Phocéens fondèrent Massalia (en 600). Si bien qu’au début du 290. Lonis, (2010), p. 218. 291. Lonis, (2010), p. 218. 292. « C’est vers 630 que le pharaon concède aux marchands grecs la ville de Naucratis ; {…} une sorte de concession au profit des Grecs d’Asie. » (Braudel, 1998, p. 256) Le « point très haut » était celui qui produisait des biens « manufacturés » (donc chers : à haute valeur ajoutée, dirait-on aujourd’hui) et le « point très bas », celui où l’on produisait des matières premières (donc, bon marché). Cette « division du travail », fondée sur des échanges économiques inégaux (principe de base de l’impérialisme économique entre pays qui cherchent à tirer profit de leurs « avantages comparatifs »), aurait donc aussi été « inventée » par les Grecs ! 293. Braudel, (1998), pp. 256-257. 294. Mossé, (2002), p. 694. 295. Braudel, (1998), p. 251.

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Ve siècle, quand la menace perse se précisa, et que les Grecs d’Asie mineure demandèrent l’aide d’Athènes, les guerres médiques devinrent inévitables. L’impérialisme des cités hégémoniques La logique des relations d’hégémonie transforma peu à peu la colonisation de peuplement et d’échanges commerciaux en domination impérialiste de la part de certaines cités. Il n’en allait pas ainsi au début de la colonisation, « la relation entre “colonie” et “métropole” n’avait pas de fondements commerciaux, ni {…} de fondements impérialistes. »296 Il s’agissait surtout d’éloigner les populations excédentaires. « Chaque colonisation était le résultat d’un voyage préparé à l’avance. {…} L’expédition était conduite par un fondateur, mandaté par la métropole, {…} qui, avec la protection des dieux, choisissait l’emplacement de la ville nouvelle. {…} Puis il y régnait souvent sans partage. {…} Des indigènes soutenaient un baroud d’honneur contre l’envahisseur, ou bien étaient assez sages pour se soumettre, ou assez éblouis pour offrir au fondateur la fille de leur roi. »297 Il s’agissait d’établissements agricoles, protégés par une garnison militaire, et non de comptoirs commerciaux, et ceux-ci n’étaient guère soumis à une domination de la part des cités qui les avaient fondés. « Dès l’origine, ces établissements sont des cités, des poleis, qui, par là même, jouissent d’une complète autonomie par rapport à leur métropole. »298 Une fois résolu le problème de l’excédent de population, la métropole commerçait avec ses émigrés, mais les laissait gérer leur cité comme ils l’entendaient. Le commerce y trouvait des débouchés de plus en plus importants pour les céramiques, échangées contre des matières premières et des biens alimentaires. « Le fait le plus important, c’est probablement l’arrivée dans les ports de la Grèce continentale du blé d’outre-mer, soit en provenance de la Grande-Grèce et de la Sicile, {…} soit en provenance du Pont-Euxin et passant par les marchands et les navires de Milet. »299

296. 297. 298. 299.

102

Finley, (1971), pp. 35-36. Braudel, (1998), p. 244. Mossé, (2002), p. 694. Braudel, (1998), p. 263.

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Cependant, avec le temps – étant donné l’importance vitale de la colonisation pour importer les biens manquant aux cités et exporter leur artisanat et les produits spécifiques de leur agriculture –, le contrôle des colonies devint rapidement un enjeu essentiel de rivalité. « Il était indispensable de maîtriser les voies de communication dans toute la Méditerranée et, au-delà, en mer Noire. »300 Cette exigence transforma la politique d’échange entre les colonies et les métropoles. Les cités qui en avaient les moyens établirent des alliances avec d’autres, plus faibles, et réduisirent l’autonomie de décision de leurs colonies et même de leurs alliés grecs. À partir du Ve siècle, « la domination militaire, politique et commerciale d’Athènes donna naissance à un dernier type de colonisation qu’on peut qualifier d’impérialiste. »301 Quant à Sparte, elle devint la cité rivale, celle qui, ayant déjà dominé par la guerre une grande partie du Péloponnèse, menaçait maintenant l’hégémonie d’Athènes. Les cités hégémoniques ont alors cherché à imposer à leurs alliés un régime politique identique au leur et à les protéger contre la sédition interne et contre les périls externes.302 Ils pratiquèrent la symmachie : « une collaboration de combat, c’est-à-dire une alliance entre deux ou plusieurs cités avec pour objectif de partir en guerre contre un ennemi commun, ou de se porter secours mutuellement en cas d’attaque contre l’un des partenaires de l’alliance. »303 Elles formèrent ainsi des Ligues : Ligue du Péloponnèse (en 550, à l’initiative de Sparte), Ligue panhellénique (en 480, face à la menace des Perses), Ligue de Délos (en 477, à l’initiative d’Athènes), etc. « Des relations se sont établies de cité à cité, des systèmes d’alliance ont été constitués, dont le plus puissant est sans conteste, celui qui unit les cités péloponnésiennes {…} à Sparte ».304 Ces ligues engageaient (et contraignaient) les alliés à contribuer solidairement, soit en soldats (dans le cas de Sparte), soit en tributs (dans le cas d’Athènes), à la défense de chacun d’eux et aux conquêtes militaires entreprises, au moins 300. Mossé, (2002), p. 694. 301. Mossé, (2002), p. 694. 302. Tout n’est pas nouveau sous le soleil : à plus grande échelle, il en va toujours de même aujourd’hui. Mettre des « amis » au pouvoir dans les autres pays et les soutenir contre leur opposition interne, afin de pouvoir compter sur eux en cas de besoin et de constituer une zone d’hégémonie, a été et reste un principe de base des relations internationales. L’OTAN est aujourd’hui ce que les Grecs appelaient une « ligue ». 303. Lonis, (2010), p. 269. 304. Mossé, (2002), p. 686.

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par la cité la plus puissante (celle qui l’était assez pour contraindre ses alliés à prendre des engagements et à les tenir). Ces ligues avaient pour objet principal d’unir les Grecs dans leur défense contre des peuples « barbares », donc de créer des instances de pouvoir plus élevées que celles des cités. Mais, comme elles ne se réunirent jamais toutes dans une seule ligue panhellénique durable, les plus puissantes ont toujours cherché à entraîner leurs alliées dans leurs conflits contre d’autres cités grecques. En outre, les traités qu’elles signaient ne les engageaient véritablement que si elles y étaient contraintes par la menace impérialiste de celle qui en avait pris l’initiative. b)

Relations sociales et logiques d’action

Étant donné les conditions d’existence énoncées ci-dessus, on comprend que la guerre ait occupé une place centrale dans la « politique étrangère » des collectivités grecques, qui avaient besoin de s’approprier des terres nouvelles et d’ouvrir la voie à la colonisation et au commerce ; la diplomatie semble avoir été au service de l’activité militaire, et non l’inverse. « On a pu dire que, pour les Grecs, c’est l’état de guerre qui est la règle et la paix l’exception et, de fait, jusqu’en 386 avant J.-C., tous les traités connus de nous et conclus par les Grecs entre eux sont des traités temporaires, accompagnés d’une alliance : on était alliés ou on était ennemis. »305 Les collectivités grecques n’ont évidemment pas attendu d’être des cités pour se faire la guerre : avant elles, les monarques et les aristocrates s’étaient livrés aussi à de nombreux conflits entre eux. Mais ceux-ci étaient doublement limités : d’une part, parce que les alliances entre les rois étaient régulées par des échanges matrimoniaux ; d’autre part, parce que la guerre, étant une activité essentiellement aristocratique, impliquait peu d’hommes. Cette façon de gérer l’hégémonie a changé avec la disparition des monarchies et l’adoption du régime civique. « La seconde moitié du VIIIe siècle vit éclore en Grèce les premières grandes guerres qui aient peut-être eu lieu depuis la fin {vers 1 200} des monarchies mycéniennes. {…} Leur répartition géographique

305. Vidal-Naquet, (2002), p. 710.

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coïncide exactement avec l’aire de diffusion de la polis archaïque. »306 Outre les nombreuses guerres qu’elles ont menées entre elles, les cités ont dû faire face à de graves conflits avec des sociétés nongrecques, dont les plus dévastatrices (les guerres médiques) les opposèrent aux Perses. Et lorsque, un siècle et demi plus tard, Philippe II de Macédoine déferla sur la Grèce, les cités ne surent pas s’unir pour s’en défendre, ce qui explique en grande partie la défaite de Chéronée en 338. La création des cités n’a en rien permis d’apaiser ces peuples querelleurs. Au contraire, les conflits guerriers se sont plutôt aggravés en Grèce archaïque et classique, et les batailles des hoplites des VIIe au Ve siècles ont évolué ensuite vers des guerres de bien plus grande ampleur encore. Cette exacerbation des activités guerrières est le fait marquant de l’époque archaïque et plus encore classique. En quoi nous permet-elle de comprendre l’adoption du régime civique ? La réponse à cette question se trouve dans la logique de la guerre et plus précisément dans l’invention des hoplites. « La réforme hoplitique {…} est née d’aménagements successifs apportés par les nobles à leur équipement guerrier.307 Elle ne s’est pas faite contre les aristocrates, qui l’ont eux-mêmes conduite. {…} La phalange n’a pas surgi toute armée du sol de la cité grecque. »308 « La mutation du guerrier archaïque en hoplite discipliné s’opère dans les milieux spécialisés : ce sont donc des guerriers professionnels qui forment les premiers hoplites. »309 Cependant, dès le début du VIIe siècle, la composition de l’armée s’étendit à l’ensemble des « citoyens-soldats », et ce pour trois raisons au moins. Cette réforme résulta en bonne part des modifications intervenues dans le type d’occupation des sols. « Les razzias homériques, les hauts faits des champions, guerriers professionnels, appartiennent au monde des maîtres d’oikoi de l’époque géométrique, celui de ces basileis plus ou moins indépendants au sein d’une société 306. Polignac, (1984), p. 58. 307. Une innovation, en apparence plus anodine, a cependant joué un rôle important parce qu’elle a beaucoup contribué au changement de la manière de faire la guerre : il s’agit de « l’antilabè, la seconde poignée interne du bouclier, sans laquelle la phalange, en tant qu’unité tactique, n’existe pas ». (Marcel Detienne, « La phalange : problèmes et controverses », in Vernant, 1999, p. 160.). 308. Detienne, in Vernant, (1999), p. 160. 309. Detienne, in Vernant, (1999), p. 185.

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à dominante pastorale. Avec l’occupation croissante du sol à des fins agricoles, {…} les objectifs fondamentaux de la guerre se modifient peu à peu ; il ne s’agit plus de lancer une rapide expédition lointaine pour s’emparer de bétail, mais, toujours davantage, de défendre, avec constance, le sol cultivable de l’invasion qui paralyse les activités et détruit les récoltes. »310 Quand le but de la guerre n’était plus de piller le voisin et de rentrer chez soi ensuite, mais devint de conquérir des terres, de les occuper durablement et de défendre des voies commerciales, les armées ne se limitèrent plus à une fonction défensive. « S’emparer d’un territoire suppose un effort militaire commun et continu, capable d’assurer une appropriation permanente. »311 Et surtout, elle suppose une implication des petits et moyens propriétaires dans la défense de leurs propres terres. En outre, pour beaucoup de collectivités, nous l’avons dit, le commerce ou la colonisation étant les seules issues, il fallait chercher des marchés et des terres au loin, de l’autre côté de la mer, et dans un environnement déjà occupé par d’autres puissances régionales. Pour d’autres, il fallait conquérir des terres nouvelles, vers l’intérieur du pays au détriment d’autres collectivités. Pour faire l’un comme pour faire l’autre (ou les deux), il fallait une armée nombreuse, et pas seulement quelques aristocrates, si vaillants et querelleurs qu’ils aient été : il fallait, en grand nombre, des soldats et des rameurs rémunérés. La guerre cessa donc d’être une affaire d’aristocrates (avec leurs chevaux, leurs chars attelés et leurs armes de bronze), mais bien de citoyens, de petits propriétaires ruraux, d’artisans urbains (avec leurs lances et leurs épées de fer). « La fonction guerrière passe des mains des “chevaliers”, des hippeis, à celles des non-nobles, des petits paysans propriétaires. »312 Enfin, la réforme hoplitique résulta aussi de la concurrence entre les cités, qui les a menées à inventer une « arme nouvelle » : les hoplites et leurs techniques militaires particulières. « Dans le courant du VIIe siècle avant notre ère, la plupart des cités grecques adoptent un nouveau type d’armement : elles mettent au point une

310. Polignac, (1984), p. 57. 311. Polignac, (1984), p. 57. 312. Detienne, in Vernant, (1999), p. 158.

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formation tactique inédite. »313 Mais, avec cette réforme, la cité n’a pas seulement voulu augmenter sa force militaire : elle a voulu aussi réguler la guerre, imposer des normes et des limites aux guerriers. D’où, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, l’idée d’une « bataille rangée en plaine », une « bataille décisive », qui mesure les forces en présence, avant de négocier avec les plus forts. La guerre entre les cités grecques fut ainsi régie par des règles, même si elles avaient bien du mal à les respecter : « À chaque fois, la règle fut violée ; mais on mesure sa force traditionnelle à l’ampleur du scandale que l’infraction soulevait. »314 Cette innovation militaire eut une conséquence importante : elle fit de la guerre une activité qui renforça la mentalité guerrière des cités grecques – tout citoyen était d’abord défini comme un soldat. Elle « fut à la fois la conséquence et la cause d’une profonde mutation politique. {…} Le fait guerrier devient une donnée d’autant plus essentielle que la cité risque son existence dans la guerre. »315 La réforme hoplitique « n’est pas séparable de toutes les innovations qu’apporte la Cité sur le plan social, politique et mental. On peut parler ici d’une coupure qui inaugure un autre système de vie collective en même temps qu’une configuration nouvelle de la guerre. En étendant les privilèges militaires de l’aristocratie à l’ensemble des petits propriétaires paysans formant la communauté civique, la Cité absorbe la fonction guerrière. »316 Il convient aussi de rappeler que les cités maritimes, du moins les plus commerçantes, n’avaient pas seulement besoin d’une infanterie, il leur fallait aussi une « marine ». Elles perfectionnèrent donc leurs bateaux. Et, quand, pendant les guerres médiques, Athènes, par exemple, devint une puissance maritime (grâce à l’argent des mines du Laurion transformé en deux cents trirèmes), elle engagea, à chaque printemps, une armée de rameurs, hommes libres et salariés. « Bref, la phalange avait introduit le paysan dans la société politique, la rame y introduisit les thètes, ces quasiintouchables. »317 313. 314. 315. 316. 317.

Detienne, in Vernant, (1999), p. 157. Romilly, in Vernant, (1999), p. 283. Vidal-Naquet, (2002), p. 710. Vernant, (1999), p. 25. Braudel, (1998), p. 272.

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c)

L’adoption du régime civique

Les trois conditions d’existence invoquées ci-dessus nous permettent de bien comprendre pourquoi il y a eu, à cette époque, une augmentation de l’activité militaire et une exacerbation des conflits guerriers dans la plupart des collectivités grecques. La cité avait besoin de faire la guerre : il lui fallait étendre son espace, pour résoudre la crise agraire (colonies de peuplement) et trouver des marchés (pour vendre ses produits agricoles et son artisanat et acheter les biens qui lui manquaient). Or, la concurrence étant acharnée entre Grecs et avec des non-Grecs, les cités les plus hégémoniques sont devenues impérialistes et l’invention des hoplites, soldats-citoyens, a créé une mentalité guerrière. L’état de guerre, on l’a dit, était la règle, la paix était exceptionnelle. Peut-être peut-on aller jusqu’à affirmer que les cités vivaient « en danger de paix »318 et que la guerre leur était donc « fonctionnelle » : leurs gouvernants ne pouvaient assurer la cohésion interne de leur cité qu’en faisant la guerre à d’autres collectivités, grecques ou « barbares » ! Mais pourquoi la guerre avait-elle besoin de la cité ? Autrement dit, en quoi cette activité guerrière a-t-elle favorisé l’adoption du régime civique ? La deuxième raison peut être formulée comme suit : – Pour entreprendre des guerres de cette envergure (les guerres médiques, la guerre du Péloponnèse), il fallait beaucoup d’hommes armés : les seuls aristocrates ne suffisaient plus. Il fallait donc pouvoir compter sur tous les citoyens (notamment les paysans et les artisans) et même, de plus en plus, sur ceux qui ne l’étaient pas (les étrangers, les esclaves). Bref, il fallait armer le peuple, dans sa totalité ou au moins en partie. Cela impliquait évidemment la fin des régimes aristocratiques et l’extension de la citoyenneté. – En outre, il fallait créer une forte identification des soldats et des citoyens à leur cité d’appartenance, intégrant ville et campagne

318. L’expression est du journaliste Marc Hillel, qui l’appliqua à l’État d’Israël après sa création en 1948. Voir Israël en danger de paix (Fayard, sans date).

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ainsi que des réseaux lointains (colonies), et une forte implication dans la défense du territoire et la gestion de la chose publique. – Et, pour gérer des espaces aussi grands et ouverts, il fallait créer un véritable pouvoir centralisé, un État capable de concevoir et de mener une véritable « politique étrangère », faite de diplomatie et de guerres. 3.

Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne

Comment les collectivités grecques, ont-elles résolu ce problème vital de la vie collective : la gestion de leur ordre politique interne ? Les raisons pour lesquelles s’est généralisé le régime politique de la cité319 ne doivent pas être recherchées uniquement dans les relations de pouvoir : certaines se situent plutôt, nous l’avons vu, dans les modes de gestion de la richesse et des échanges externes, ainsi que, comme nous le verrons plus loin, dans la gestion du contrat social. Cependant, ces raisons venues des autres champs relationnels n’expliquent pas tout : le champ politique ne se réduit pas à un simple « reflet » des autres champs, il a aussi sa logique propre. a)

Les conditions d’existence

La marginalisation de la monarchie. Les régimes monarchiques, qui avaient régné jusqu’alors, eurent du mal à résister aux évolutions décrites ci-dessus. « Entre la noblesse et le reste de la population, il y avait des tensions et, de plus en plus, un conflit ouvert, auquel contribuèrent un certain nombre de facteurs. L’un d’eux était la croissance de la population. »320 319. Précisons qu’il ne faut pas confondre ville (astu) et cité (polis) : une cité peut contenir plusieurs villes, les territoires ruraux qui les entourent (chôra) et parfois, un port. Elle a souvent des remparts (teichè), qui parfois entourent non seulement la ville, mais aussi son port. On trouve dans la ville, l’acropole (centre religieux) et l’agora (qui a une fonction politique, administrative, religieuse et économique). Les cités grecques étaient plutôt petites : à l’exception de quelques cités plus grandes, comme, par exemple, celle de Sparte (la Laconie + la Messénie = 8 400 km2 : le quart de la superficie de la Belgique) ou d’Athènes (2 400 km2 : la taille du Grand-Duché de Luxembourg) ; les villes qui se développèrent à l’intérieur des cités comptaient le plus souvent moins de cinq mille habitants. 320. Finley, (1971), p. 32.

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Les premières tensions avec la monarchie vinrent des intrigues des aristocrates, venus vivre dans les villes, fuyant parfois les révoltes paysannes, surtout quand les rois ne parvenaient pas à rétablir la paix sociale et à protéger les grands propriétaires terriens comme ceux-ci le souhaitaient. C’est cette situation complexe qui aurait incité certains acteurs, presque toujours des aristocrates, à entreprendre des réformes, à chercher une nouvelle manière de gérer la vie collective, notamment en créant des communautés plus vastes (par synœucisme), gouvernées par un pouvoir plus centralisé. La vieille monarchie traditionnelle, se montrant incapable de réaliser toutes ces réformes, la noblesse jugea bon de la remplacer par un régime aristocratique. Les modalités concrètes de cette transition sont encore mal connues.321 « La naissance de la cité grecque fut présentée comme le résultat de la désagrégation d’une société de solidarité privée, dominée par des clans nobles regroupés en phratries et en tribus, et placée sous l’autorité d’une institution monarchique, progressivement démantelée lors de l’élaboration, dans les limites d’un territoire, d’une communauté de droit public. {…} Cette interprétation {…} a été remise en question par la révision de certains de ses concepts fondamentaux. {…} Le génos, la phratrie, la tribu {…} n’ont connu leur plein développement qu’au sein de la polis déjà formée… »322 Quoi qu’il en soit, il semble que, au moins dans un premier temps, partout où ce fut possible, les aristocrates, devenus des propriétaires fonciers absentéistes, s’étaient rapprochés du centre du pouvoir urbain et ont voulu fonder des cités aristocratiques, dotées d’une royauté. Ils furent donc les premiers à constituer la structure de l’État : ils avaient le temps de s’occuper de la chose publique et ils détenaient déjà les pouvoirs sacerdotaux. Cependant ils entrèrent bientôt en conflit entre eux et avec les rois pour la gestion de la collectivité. La royauté « sera vite désarmée devant les grands propriétaires indépendants, ces rois au petit pied. 321. Il est probable que les historiens modernes y ont vu une préfiguration des révolutions industrielles et démocratiques et qu’ils ont été tentés de projeter cette lecture sur l’Antiquité. Il est vrai que la ressemblance est frappante : ce qui s’est passé alors semble avoir été une répétition générale de ce qui se reproduira, plus de deux mille ans après, en Europe occidentale. 322. Polignac, (1984), p. 16.

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N’est-ce pas eux, sur leurs chars attelés, qui défendent la cité. »323 Ce serait donc, au moins dans certaines collectivités, les aristocrates qui auraient débarrassé les futurs citoyens de ces primus inter pares qu’étaient devenus les rois. Parfois cependant (comme à Sparte par exemple), la monarchie fut conservée, mais le roi fut lui-même soumis aux lois civiques et ses fonctions furent réduites aux domaines religieux et militaire.324 La menace de la tyrannie Une fois débarrassée des rois, l’aristocratie contrôlait le pouvoir politique, les magistratures, la justice et la religion : « tant que les grands “codes” de lois ne furent pas élaborés {…} le droit est dit et la justice rendue selon la coutume, dont l’aristocratie est l’interprète, ou selon des préceptes de morale familiale, dont elle se dit dépositaire. »325 En outre, c’était dans ses rangs que se recrutaient les prêtres et elle gérait ainsi le culte des dieux et celui des héros. Ces aristocrates étaient soudés par une solidarité (relative) : un mode de vie, des valeurs communes (l’agôn – la mentalité de compétition et de conflit –, mais aussi l’hospitalité…) et une tendance à l’endogamie. Mais ces cités aristocratiques ne firent pas long feu : la conjoncture incertaine de transition politique et le mécontentement populaire favorisèrent les ambitions des tyrans. En effet, comme nous le verrons plus loin (au chapitre III), dans la plupart des cités de l’époque archaïque, les tyrannies sont apparues « entre la fin du VIIe siècle et la fin du VIe… »326 Les premiers tyrans furent des démagogues plus ou moins bien intentionnés qui, prenant appui sur le peuple et profitant de l’insatisfaction générale, prirent le pouvoir, parfois en se faisant élire, parfois par la force, ou par les deux à la fois. Pour prendre le pouvoir, le tyran avait généralement besoin de l’aide de l’armée. C’est pourquoi plusieurs tyrans étaient en même temps des chefs militaires, dont la cité avait exalté les mérites, qu’elle avait couverts 323. Braudel, (1998), p. 267. 324. Les Grecs auraient ainsi inventé un régime qui ressemble à la monarchie constitutionnelle, que certains pays européens retrouveront des siècles plus tard et garderont jusqu’aujourd’hui. 325. Lonis, (2010), pp. 197-198. 326. Lonis, (2010), p. 145.

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d’honneurs et de gloire. Ils furent les pires ennemis de l’aristocratie. Pour se prémunir contre les tyrans, certaines cités (Sparte) furent impitoyables envers les couches populaires, toujours tentées de les suivre, et réprimèrent durement leurs révoltes, alors que d’autres (Athènes) s’efforcèrent plutôt de s’en préserver en leur donnant des droits. Cependant, les tyrans exercèrent le pouvoir, le plus souvent, à leur profit personnel et au bénéfice de leurs alliés, ce qui, à terme, ne résolut en rien les problèmes de la stasis ou même la renforça. La volonté du peuple et de l’oligarchie marchande de contrôler le pouvoir Le populisme démagogique des tyrans – en ouvrant l’appétit du peuple pour une amélioration de ses conditions de vie, en encourageant parfois (comme le fit Pisistrate), une religion dionysienne, plus proche de sa souffrance, et en évinçant et persécutant l’aristocratie –, contribua, peut-être malgré eux, à légitimer le régime civique. « Le VIe siècle vit l’apparition, en maintes cités, du petit peuple comme force politique. {…} Contre leur revendication de pleine participation au gouvernement, on éleva promptement le rempart de la sainteté de la loi, d’un “code” {…} qui réservait néanmoins les hautes charges civiles et militaires, et par conséquent l’action politique, aux hommes riches et bien nés. »327 « Le mot eunomia {la bonne loi}, l’État bien ordonné, avait été autrefois {contre les monarchies} un slogan révolutionnaire ; maintenant, il signifiait le statu quo {de l’oligarchie}. À l’eunomia, le petit peuple répondait par l’isonomia : l’égalité des droits politiques ; et depuis que le peuple était numériquement en majorité, l’isonomia menait à la démokratia. »328 Mais cette évolution des relations de classes concernait aussi les classes gestionnaires. Ainsi, dans certaines cités – celles qui avaient des ports, avaient créé des colonies, développé le commerce lointain, et qui donc dépendaient moins de l’agriculture que de l’artisanat –, une oligarchie marchande et financière s’enrichissait et rivalisait avec l’aristocratie terrienne pour le contrôle du pouvoir 327. Finley, (1971), p. 54. 328. Finley, (1971), p. 54.

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politique. « Avec le développement des relations marchandes, le commerce est devenu peu à peu une occupation, sinon noble, du moins admise. Et il n’est pas rare de voir des citoyens d’origine aristocratique se livrer à de telles opérations… »329 Or, il convient de signaler que les dirigeants politiques de la cité dépendaient financièrement des gens riches. En effet, ils n’avaient pas, à proprement parler de politique économique : libéraux avant la lettre, ils comptaient pour cela sur « l’initiative privée »330. Mais ils avaient cependant « des préoccupations économiques » très importantes : veiller à la rentrée des recettes publiques et assurer l’approvisionnement. Et comme ils exigeaient peu d’impôts réguliers sur les fortunes, ils ont « presque toujours connu des difficultés de trésorerie ».331 C’est pourquoi ils avaient recours aux liturgies332, et ils faisaient beaucoup d’emprunts publics, surtout quand ils devaient faire face à des dépenses exceptionnelles. Ils empruntaient donc à de riches particuliers, à d’autres cités, ou même… aux dieux (dont les temples et les sanctuaires étaient remplis de trésors, auxquels on ne pouvait pas toucher, sauf en promettant formellement de les restituer). Dès lors, la cité grecque était « en position de perpétuelle obligée, ce qui {…} l’amenait à manifester de nombreux égards aux créanciers particuliers »333, qui étaient le plus souvent des financiers et des marchands. Or, ceux-ci – étant candidats au contrôle du pouvoir et (quand ils étaient métèques) ayant besoin de se voir reconnaître des droits politiques – étaient bien mieux disposés que les aristocrates à l’égard du régime civique. Bien sûr, ils préféraient le régime oligarchique, mais le régime démocratique leur était utile, car la stasis restait menaçante et les candidats à la tyrannie attendaient l’occasion d’intervenir. b)

Relations sociales et logiques d’action

Les trois conditions qui viennent d’être énoncées permettent de comprendre l’adoption du régime civique, dans l’une de ses 329. Claude Mossé, (1969), p. 5. 330. Lonis, (2010), p. 135. 331. Lonis, (2010), p. 136. 332. Lonis, (2010), p. 31. La liturgie est une sorte d’impôt qui consiste, pour les citoyens riches, à prendre en charge, pendant un an, certaines dépenses d’utilité publique (fêtes religieuses, compétitions sportives, repas publics, œuvres d’art, équipements militaires…). 333. Lonis, (2010), p. 136.

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trois formes : oligarchique, tyrannique ou démocratique. Dans ce régime, en effet, le pouvoir politique, comporte une caractéristique essentielle : la collectivité est gouvernée selon des lois écrites, décidées par ses propres citoyens, égaux entre eux. La loi est une contrainte anonyme (elle n’est la volonté d’aucun individu mais bien d’un collectif ) : elle est majoritaire et égalitaire (elle est décidée à la majorité et s’applique également à tous). Dans un monde (grec ou autre) qui, jusqu’alors, n’avait été régi que par des rois, des princes, des aristocrates, des chefs militaires, des prêtres… surgit donc cette idée radicalement neuve, selon laquelle les citoyens sont capables de se gouverner eux-mêmes. Ce qui impliquait que les inégalités congénitales (de naissance), en tant que telles, ne pourraient plus être plus prises en compte : ils n’accepteraient plus, au moins en principe, d’être gouvernés par des gens qui avaient hérité du pouvoir par des liens de consanguinité. La cité devint alors « le centre de toutes les décisions concernant la communauté civique. »334 Elle fut « une sorte de modèle qui s’élabora – en Grèce d’Asie un peu plus vite qu’ailleurs, semble-t-il – et qui ensuite se répandit à travers le monde grec. »335 Quelques grands réformateurs proposèrent alors que les collectivités soient régies par des lois écrites et publiques : « Lycurgue à Sparte, Solon, Clisthène et Périclès à Athènes, Zaleucos à Locres, Charondas à Catane et Rhégion, Démonax à Cyrène… »336 « Les législateurs {…} publient les lois (nomoi) auxquelles se conformera la cité. »337 Ces réformateurs, le plus souvent des aristocrates éclairés, instaurèrent donc des régimes fondés sur l’égalité entre un nombre plus ou moins grand d’individus. Mais quels citoyens auraient le pouvoir de proposer, discuter, accepter, rejeter, contrôler, amender, juger de l’application rigoureuse des lois ? Tout le problème était évidemment de savoir qui serait considéré comme un citoyen – quelques-uns (oligarchie) ou beaucoup (démocratie) – et quels seraient ses droits ? Là était la question difficile, qui distinguait les cités les unes des autres, avec beaucoup de nuances. Ainsi, la distinction entre Sparte oligarchique et Athènes 334. 335. 336. 337.

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Mossé, (2002), p. 686. Braudel, (1998), p. 263. Lonis, (2010), p. 143. Vidal-Naquet, (2002), p. 713.

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démocratique « est bien trop tranchée et ne s’accorde guère avec l’image que nous renvoie la réalité historique qui fut beaucoup plus complexe. »338 Le citoyen, par définition, est celui qui a le droit d’exercer des prérogatives politiques, c’est-à-dire de « participer à la gestion des affaires publiques : en siégeant à l’assemblée du peuple, {…} en exerçant des magistratures ou d’autres charges, {…} en rendant la justice dans des tribunaux. »339 Il participe donc aux trois pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif ), sans compter son droit d’être soldat, qui est considéré comme un privilège qui lui était réservé : « désormais le citoyen et le soldat ne font plus qu’un ».340 Outre ses droits politiques, il a aussi le droit de propriété foncière sur le territoire de la cité : « le fait de posséder de la terre est un des signes les plus visibles de la distance qui sépare le citoyen du non-citoyen. »341 Il a également le droit d’accéder aux tribunaux (comme demandeur ou défendeur) et de jouir de garanties judiciaires (sans avoir besoin d’un garant, ni de verser une caution). Il a aussi le droit d’exercer des prérogatives religieuses : participer aux sacrifices, aux fêtes religieuses et d’exercer un sacerdoce. La plupart des sacerdoces sont « pourvus pour une année par tirage au sort ou par élection. »342 À Athènes, à partir de Périclès, pour la plupart des magistratures qu’il remplit, le citoyen perçoit même une indemnité : le misthos. En contrepartie, il a le devoir de respecter scrupuleusement les lois, de remplir ses obligations fiscales (selon sa fortune) et militaires (être hoplite en payant luimême son équipement, qui est cher) et, pour les plus riches, de prendre en charge des « liturgies ». Les critères qui définissaient le citoyen étaient évidemment différents dans un régime oligarchique et dans un régime démocratique. La constitution démocratique considérait comme citoyen tout individu libre (les esclaves ne l’étaient pas), de sexe masculin (les femmes ne l’étaient pas non plus), né de père et/ 338. Lonis, (2010), p. 144. 339. Lonis, (2010), p. 25. 340. Cl. Mossé, « Le rôle politique des armées dans le monde grec à l’époque classique », in Vernant, 1999, p. 292. 341. Lonis, (2010), p. 27. 342. Lonis, (2010), p. 29.

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ou de mère eux-mêmes citoyens (les étrangers ne l’étaient pas davantage), ayant atteint l’âge de la maturité (ce qui exclut les jeunes). La citoyenneté avait donc des limites importantes. La constitution oligarchique en ajoutait d’autres, plus restrictives encore. « Dans un système oligarchique, les critères d’accès aux prérogatives politiques sont fondés sur la fortune {terres ou revenus} ou sur la fonction {la capacité de servir l’État en payant de sa personne, par exemple en étant hoplite}. »343 La citoyenneté était donc réservée à une minorité. En outre, les institutions civiques se distinguaient aussi par leur fonctionnement. Sous le régime oligarchique « la répartition des pouvoirs entre les différents organes du gouvernement privilégie une minorité. »344 « L’assemblée du peuple n’est pas toujours régulièrement convoquée ou, quand elle l’est, elle ne dispose pas de l’initiative des lois, se contentant d’approuver ou de rejeter les propositions qui lui sont soumises. »345 L’instance la plus influente est généralement le Conseil, composé d’anciens magistrats ou de membres des grandes familles qui y siègent à vie, et les magistratures sont parfois même héréditaires, alors que, sous le régime démocratique, c’est l’Assemblée des élus qui concentre le pouvoir. Ainsi, à partir du VIIIe ou du VIIe siècle, le régime civique fut adopté et mis en œuvre dans presque toutes les collectivités grecques, en lieu et place des régimes monarchiques et aristocratiques. Le changement fut cependant beaucoup plus lent dans certains cas que dans d’autres. Parfois, la force des rois et des aristocrates leur permit de résister plus longtemps. C’est pourquoi, même s’il fut adopté par des centaines de collectivités, le régime de la cité « ne règne pas sans partage sur toute la Grèce. Dans un certain nombre de régions {l’Épire par exemple}, les Grecs ont choisi de vivre sur la base de l’ethnos (peuple), {…} une manière de vivre à l’ancienne. »346 C’est la raison pour laquelle R. Lonis estime qu’on ne peut pas distinguer « une cité dite “archaïque” d’une cité dite “classique”, la première étant réputée soumise à de plus fortes exigences communautaires et à une 343. 344. 345. 346.

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Lonis, (2010), p. 151. Lonis, (2010), p. 150. Lonis, (2010), p. 152. Lonis, (2010), p. 21.

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plus grande prégnance du religieux, la seconde étant supposée faire place à une plus grande liberté de l’individu et accorder la primauté au politique. »347 Les cités grecques, en effet, n’ont pas évolué suivant les étapes de la périodisation élaborée par les historiens et elles ont aussi adopté des modèles civiques différents. Quoi qu’il en soit, à cette époque, la question du meilleur mode de gouvernement était débattue dans la plupart des communautés grecques : celles-ci étaient prises dans les tensions entre conserver ou changer, et, puisque le changement des unes favorisait celui des autres, elles étaient toutes concernées par ce débat. Bref, elles ont inventé la politique. Et justement, « ce qui fait la grandeur de la Grèce ancienne, c’est d’avoir inventé la politique. »348 Bien entendu, pour instaurer le régime civique, il a fallu l’imposer à tous ceux qui n’en voulaient pas : aux nostalgiques de la monarchie qui voulaient la conserver, la restaurer ou établir un régime aristocratique ; aux tyrans qui cherchaient à profiter des tensions sociales pour prendre le pouvoir par la démagogie et la force. Il a fallu aussi l’imposer à ceux qui, tout en adhérant au régime de la cité, la concevaient autrement, et résoudre les tensions entre ceux qui préféraient s’en tenir à un régime oligarchique et ceux qui prétendaient instaurer une démocratie. Entre les cinq solutions possibles (monarchie, aristocratie, tyrannie, oligarchie ou démocratie), il a fallu négocier, toujours sous les menaces de guerres externes ou des révoltes internes, établir des compromis plus ou moins stables et constamment remis en question. Entre les régimes oligarchique et démocratique, chaque cité fera des « choix », toujours provisoires, en fonction des conflits et des rapports de forces entre les différentes catégories sociales qui la composent et des leaders politiques qui sauront manœuvrer plus ou moins intelligemment. c)

L’adoption du régime civique

Les nouvelles conditions d’existence – la marginalisation de la monarchie, la menace de la tyrannie, la volonté du peuple et de l’oligarchie marchande de contrôler le pouvoir – permettent 347. Lonis, (2010), p. 4. 348. Claude Mossé, (2002), p. 685.

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de comprendre pourquoi cette époque a vécu une mutation du régime politique, accompagnée d’une grande instabilité politique dans la plupart des collectivités grecques. Mais pourquoi cette mutation a-t-elle débouché sur la généralisation du régime civique ? La troisième raison peut être formulée comme suit : – En éliminant les rois, les aristocrates n’ont fait que discréditer le pouvoir ; ainsi, ils ont stimulé la stasis et sa conséquence : la tentation des tyrans d’en profiter pour le prendre. – Là où les tyrans sont passés à l’acte, leur gestion – aussi bien quand elle fut bonne que quand elle fut mauvaise – a achevé d’éliminer l’aristocratie et éveillé davantage encore les appétits du peuple. – L’oligarchie a su profiter de ce vide de pouvoir pour imposer le sien : quand elle était marchande, elle a fait des concessions au peuple et a mis en place un régime plus démocratique ; quand elle était restée terrienne, elle a pris la place de l’aristocratie et instauré un régime plus oligarchique. 4.

L’influence : la gestion du contrat social

Comment les collectivités grecques ont-elles résolu ce problème vital de leur vie commune : la coexistence pacifique, fondée sur un contrat social entre leurs multiples groupes d’intérêt ? Comment, en effet, faire vivre ensemble tant de catégories sociales aux intérêts divergents, cherchant toutes à exercer la plus grande influence possible les unes sur les autres : des propriétaires de terres et des paysans exploités, des artisans pauvres et de riches marchands, des urbains et des ruraux, des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des citoyens et des métèques, des hommes libres et des esclaves… ? Quelles institutions mettre en place qui permettent à tous ces groupes sociaux de régler leurs innombrables différends sans recourir (ou le moins possible) à la violence, ni entre eux, ni contre les gouvernants ?

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a)

Les conditions d’existence

Maintenir une coexistence pacifique interne dans les collectivités grecques de cette époque était évidemment une gageure. La plupart des conditions d’existence déjà signalées cidessus constituaient des menaces pesant sur la cohésion sociale : la croissance démographique, la crise agraire, le peuplement des villes par des paysans déracinés cherchant du travail, les guerres fréquentes, l’instabilité politique… En outre, les cités avaient été construites par synœucisme, donc avec des groupes qui, jusque-là, avaient vécu dans une situation de proximité géographique, mais « sans avoir été {…} liés par une cohésion contraignante… », ce qui ne facilitait pas leur coexistence. Et il faut encore ajouter à cela les conditions propres au champ de l’influence. Une société très inégalitaire Que le régime en vigueur ait été oligarchique ou démocratique, de nombreuses catégories sociales étaient considérées comme inférieures et traitées comme telles : les paysans, les artisans, les thètes ou les hilotes et plus encore les esclaves, mais aussi les jeunes, les femmes, les métèques… Cette stratification rigide n’a commencé à s’assouplir qu’à partir du IVe siècle et surtout avec l’époque hellénistique. Avant cela, seuls les citoyens étaient pleinement inclus dans le contrat social : ils pouvaient faire valoir leurs intérêts et obtenir des compromis garantis par la loi et par le pouvoir public. Les autres groupes sociaux n’avaient guère d’influence, c’est-à-dire de capacité de faire valoir d’autres intérêts que ceux qui leur étaient reconnus par le statut social d’inférieurs qui leur était assigné et dont ils n’avaient qu’à se contenter. Une stasis permanente Mais ils ne s’en contentaient pas ! « Au vrai, la cité grecque, dès qu’elle est constituée comme forme politique, ne cesse d’être en crise. Dès le milieu du VIIe siècle, la plupart des villes sont déchirées par des conflits internes, qui opposent tantôt les “nobles” et le peuple, tantôt les grandes familles entre elles. »349 Toutes leurs conditions 349. Châtelet, (2002), p. 712.

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de vie étaient source de conflits. Et la stasis était bien, comme l’écrit Finley, « le mal chronique de la cité grecque. »350 La révolte populaire rompait le contrat social et divisait l’espace civique : entre la ville et la campagne, entre les quartiers de la ville. Parfois les révoltés de la ville en étaient chassés, se réfugiaient dans les campagnes où ils faisaient régner l’insécurité par des pillages. b)

Relations sociales et logiques d’action

Il était donc essentiel, pour les élites politiques, de résoudre le problème de la stasis, de préserver la cohésion sociale, afin que chacun reste à sa place, se contente de son sort, accepte de sacrifier ses intérêts particuliers sur l’autel de l’intérêt collectif, tel qu’il était défini par les gouvernants. Quels moyens ceux-ci ontils utilisés ? Ils eurent recours à diverses méthodes, qui n’étaient nullement exclusives les unes des autres, et dont la plupart des cités se sont servies. L’expulsion des surnuméraires vers les colonies de peuplement soulageait, au moins en partie, le déséquilibre entre la population et les ressources. Les guerres, au moins au début, quand elles ne duraient pas trop longtemps et n’imposaient pas des épreuves trop lourdes, avaient pour effet d’unir les membres des cités. Nous connaissons déjà ces deux méthodes, mentionnées plus haut. La répression fut aussi largement utilisée, mais surtout dans les cités les plus oligarchiques. Alors que la guerre entre les cités obéissait, peu ou prou, à des règles visant à en limiter la cruauté et les dégâts, il n’en allait pas de même quand il s’agissait de réprimer les révoltes populaires. « La guerre civile – qui se mêlait à la vraie guerre – n’avait jamais été un jeu honorable, pourvu de règles : elle relevait du crime et de la violence. »351 Mais si la colonisation faisait baisser les tensions sociales, la guerre et la répression ne résolvaient rien durablement et avaient parfois pour effets pervers d’engendrer plus de stasis encore. C’est pourquoi les cités avaient d’autres ressources, plus subtiles et plus efficaces. Elles exaltaient le patriotisme civique jusqu’à l’excès. « La passion qu’ils portent à leur étroite patrie est presque pathologique, au-delà 350. Finley, (1971), p. 54. 351. Romilly, in Vernant, (1999), p. 285.

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du raisonnable. {…} Nulle part dans l’histoire du monde, l’amour du sol natal n’a été poussé jusqu’à ces limites ou tout culbute, où l’amour ne peut céder le pas qu’à la haine. »352 Voyons comment ils ont suscité ce sentiment exacerbé d’appartenance. L’usage politique des fêtes religieuses et du culte des héros Sans négliger pour autant la société complexe que formaient les dieux, la religion a été structurée autour d’une divinité principale : le dieu ou la déesse poliade (de la polis) protégeant la cité. Par exemple, à Athènes, « c’est pour Athéna que s’affairent les chantiers, les sculpteurs, les tailleurs de pierre, les maîtres d’œuvre. »353 C’est de cette époque, en effet, que date la construction de temples dans les villes : « Le temple monumental, demeure de la divinité, pourrait bien être une création du VIIIe siècle. »354 Mais ils bâtirent aussi de nombreux sanctuaires extra-urbains, qu’ils aménagèrent pour les rendre bien visibles et prestigieux. Ces sanctuaires frontaliers ont joué un rôle essentiel. Jadis, c’était tout l’espace qui était spiritualisé et sa délimitation n’était pas claire ; elle le devint grâce aux sanctuaires. Ceux-ci disposèrent désormais d’un « nouvel aménagement de l’espace à fonction exclusivement sacrée. »355 Il y avait désormais un autel, dans un temple, situé dans une enceinte clôturée, délimitant une aire sacrée. En outre, le type d’offrande aux divinités honorées dans ces sanctuaires avait changé. Avant le VIIIe siècle, les offrandes (notamment les objets en bronze, provenant des trésors aristocratiques) étaient surtout déposées dans les sépultures. Ces offrandes devinrent par la suite des dépôts votifs : elles furent offertes aux dieux dans les grands lieux de culte et ce n’était plus des objets utilitaires, mais des objets ouvrés et décoratifs (notamment le grand trépied en bronze, symbole de victoire). Les sanctuaires frontaliers, en délimitant le territoire, ont permis de construire une identité commune : « l’identité d’intérêts de tous ceux qui y vivent. {…} À partir du 352. Braudel, (1998), pp. 268-269. « Nulle part dans l’histoire du monde » ? Le jugement de Braudel me paraît quelque peu excessif : ne trouverait-on pas la même folie patriotique un peu partout dans l’histoire et dans le monde, notamment dans les nations modernes ? Et ce patriotisme exacerbé n’est-il pas toujours bien là, aujourd’hui ? Le monde, disait Georges Brassens, est rempli « d’imbéciles heureux d’être nés quelque part » ! 353. Braudel, (1998), p. 274. 354. Polignac, (1984), p. 29. 355. Polignac, (1984), p. 25.

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moment où cette solidarité prenait forme par la fréquentation, puis par l’appropriation d’un lieu de culte délimitant cet espace, un pas essentiel était franchi vers l’unification de toutes les composantes en une seule unité : la cité, fondée sur l’égalité de statuts entre ville et territoire… »356 Ainsi, la cité a permis de réduire l’opposition traditionnelle entre les deux mondes, rural et urbain : « le pôle urbain ne détient aucune primauté. »357 « En identifiant le villageois de la bourgade la plus reculée avec le citadin qui habite au pied de l’Acropole, la cité crée une société qui est parfaitement homologue à celle que la phalange institue. »358 On le voit, le recours à la religion était un moyen si efficace qu’il servait aussi bien aux dirigeants qu’au peuple : « Si, en temps de paix civile, l’Agora l’emporte comme centre de décision {…}, en cas de guerre civile déclarée, c’est l’Acropole qui devient le lieu principal du contrôle de l’espace, {et cela} pour sa valeur symbolique. L’examen de nombreux exemples de staseis montre qu’une stasis qui contrôle l’Acropole est souvent une stasis réussie. »359 Les fêtes religieuses ont « joué un rôle déterminant pour garantir la cohésion de la communauté. »360 On organisait des processions, qui reliaient le sanctuaire d’Acropole urbain aux sanctuaires extra-urbains de confins, on faisait des sacrifices, on chantait des hymnes, on participait à un banquet, puis à des spectacles : « la forme que prennent ces spectacles est le plus souvent celle de l’agôn {compétition}. {…} Ce sont en général des concours gymniques, hippiques, musicaux ou poétiques. »361 « C’est à travers luttes et compétitions que le groupe fait l’expérience de sa solidarité. »362 « La guerre grecque classique est un agôn. Elle s’apparente aux Grands Jeux panhelléniques… »363 Ces fêtes engageaient ainsi toute la communauté dans des activités communes, lui permettant ainsi 356. Polignac, (1984), pp. 47-48. 357. Polignac, (1984), p. 86. L’Athènes archaïque serait, de ce point de vue, une exception : « la seule cité de Grèce sans grand sanctuaire non urbain » (p. 87). Argos, à l’inverse, serait « le parangon de la cité bipolaire » (p. 88). 358. Detienne, in Vernant, (1999), p. 173. 359. Lonis, (2010), p. 225. 360. Lonis, (2010), p. 180. 361. Lonis, (2010), p. 181. 362. Vernant, (1999), p. 17. L’auteur ajoute que : « à l’issue du combat fictif, les deux groupes antagonistes devaient normalement se réunir pour banqueter ensemble {…} et liquider ce qui pouvait rester d’agressivité par d’amicales plaisanteries » (voir sa note 15). 363. Vernant, (1999), p. 27.

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de prendre la mesure de son territoire civique ; elles assuraient l’intégration des nouveaux citoyens, en particulier les jeunes gens. Outre qu’elles servaient à obtenir de la divinité la fertilité des femmes et celle des terres, « toutes ces célébrations {…} ont en commun de consacrer la solidarité du groupe en réunissant le démos et ses dirigeants. »364 « Le grand culte territorial est donc le pôle de la constitution sociale de la cité, manifestée par la procession centrifuge qui porte l’ensemble du peuple vers ce point limite de l’espace. {…} Mais un second mouvement accompagne le premier : celui qui voit la formation d’un pouvoir collectif implanté au centre… »365 « C’est autour de ces cultes que s’est constituée {…} la solidarité territoriale… »366 « Seules ces médiations culturelles {les rites} pouvaient fournir les termes des accords {…} qui nourrissent cette dialectique de double réaménagement des frontières externes (spatiales) et internes (sociales) qu’est l’émergence des cités. »367 Bref, « la fête a pour fonction de dire la cité. »368 Outre l’essor des sanctuaires frontaliers, les cités ont aussi donné naissance « au culte des héros »369, qui fut un second moyen de renforcer l’identification des habitants à leur cité. Leurs gouvernants ont construit et diffusé un récit mythique de la fondation de celle-ci : il s’agissait de faire remonter sa création à un ancêtre héroïque, réel ou légendaire. En général, on retrouvait dans une tombe, souvent à la campagne, les restes de la dépouille mortelle de ce héros fondateur et on les transportait solennellement en ville, où une sépulture nouvelle l’attendait et où un culte lui serait désormais voué. « L’invention ou l’installation de la tombe du personnage héroïque dans l’espace urbain l’héroïse comme fondateur.370 «Tous les héros fondateurs établissent un tel lien entre le territoire, ses confins et ses cultes, et le centre urbain, lieu de leur sépulture publique. »371 Cependant, si la cité a besoin d’un fondateur héroïque pour souder sa cohésion, elle ne veut plus 364. 365. 366. 367. 368. 369. 370. 371.

Polignac, (1984), p. 48. Polignac, (1984), p. 156. Polignac, (1984), p. 83. Polignac, (1984), p. 83. Lonis, (2010), p. 182. Polignac, (1984), p. 21. Polignac, (1984), pp. 137-138. Polignac, (1984), p. 139.

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ensuite d’individus qui jouiront d’honneurs excessifs pour s’être conduits en héros. « Le héros fait figure de premier et de dernier champion de la cité. {…} Émergeant dans un contexte de crise, la cité exalte les indispensables vertus héroïques et dirigeantes de ces champions, au moment où elle en condamne {…} les fondements institutionnels et idéologiques. »372 Outre les fêtes religieuses, la cité organisait aussi une vie communautaire très intense : les citoyens mangeaient ensemble, combattaient ensemble, organisaient des compétitions entre eux ou entre cités, honoraient ensemble les morts de la guerre, fêtaient les dieux ensemble.373 Ils faisaient beaucoup de choses… ensemble ! Les canaux de mobilité sociale La hiérarchisation sociale établie était terriblement rigide : chacun devait rester à sa place, comme les astres dans le ciel ! La manière la plus sûre d’apaiser la stasis était d’assouplir cette hiérarchisation, de réduire les inégalités de conditions de vie, en satisfaisant (un peu ou beaucoup) les revendications des couches populaires. Et que demandaient-elles ? «Trois thèmes reviennent avec une grande régularité dans les mouvements de protestation : {…} l’abolition des dettes, la redistribution des terres et, un peu moins fréquemment, la libération des esclaves. »374 Les revendications concernant les dettes comportaient plusieurs aspects : abolition partielle ou totale, moratoire pour le remboursement, allégement des intérêts, annulation des hypothèques. La redistribution des terres est le mot d’ordre qui « répond le plus précisément à l’exigence d’égalité (isotès), qui a tenu dans la pensée grecque autant de place que la liberté (éleuthéria) et la propriété (enktésis). Ce sont là les trois principes cardinaux auxquels les Grecs étaient le plus attachés. »375 Il existait aussi certaines ressources des États qui permettaient aux exclus du contrat social d’améliorer leurs conditions de vie. 372. 373. 374. 375.

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Polignac, (1984), pp. 147-148. Lonis, (2010), pp. 177-189. Lonis, (2010), p. 195. Lonis, (2010), p. 195.

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Notamment, les gouvernants instituaient parfois des « politiques sociales », mais elles étaient, comme il se doit, moins généreuses dans les cités oligarchiques que dans les démocratiques.376 Par exemple, des indemnités aux épouses et aux enfants des soldats morts pour la patrie (dont les noms étaient gravés sur une stèle) ; des distributions gratuites de céréales en cas de disette. Outre des mesures collectives, il y avait aussi quelques canaux de mobilité sociale, mais ils étaient d’un accès difficile et surtout, ils ne favorisaient que des individus assez exceptionnels ou chanceux pour en profiter. Ainsi, des esclaves pouvaient devenir des hommes libres, soit s’ils avaient réussi à économiser assez d’argent pour racheter leur liberté, soit si la cité, en manque de soldats-citoyens valides, avait besoin d’eux dans son armée et leur promettait de les affranchir s’ils se battaient vaillamment. Des paysans pauvres377 pouvaient, en ville, devenir artisans ou commerçants et réussir dans les affaires. Des femmes pouvaient aussi acquérir de l’influence ou du pouvoir, soit indirectement (par l’entremise de leur mari), soit si, devenues « épiclères378 », ne s’étant pas mariée avec un membre de leur propre famille et n’ayant pas elles-mêmes d’enfant mâle, elles pouvaient hériter des biens de leur père et devenir riches. Des métèques, enrichis par leur commerce, pouvaient acheter leur citoyenneté, ou même en bénéficier s’ils avaient rendu d’éminents services à la cité ; des étrangers évergètes (bienfaiteurs), ayant assumé des liturgies, prêté de l’argent à l’État, importé du blé, porté secours à des pauvres… pouvaient même, honneur suprême, se voir édifier une statue sur l’agora ! Signalons enfin que les cités savaient aussi valoriser le genre féminin dès lors qu’il s’agissait de calmer la stasis. « Le mariage est à la fille ce que la guerre est au garçon : pour tous deux, ils marquent l’accomplissement de leur nature respective, au sortir d’un état où

376. Les philosophes grecs avaient conçu « deux sortes d’égalité : une égalité, si l’on peut dire, “arithmétique”, qui accorde à tous la même part, et une égalité “proportionnelle” qui accorde à chacun selon son mérite. » (Lonis, 1979, p. 215). 377. Ils portaient des noms différents selon les cités : « Hilotes à Sparte, Pénèstes en Thessalie, Gymnètes à Argos, Korynéphores à Sicyone, Konipodes à Épidaure, Clarotes ou Mnoïtes en Crète, Kyllyriens à Syracuse, etc. (Lonis, 2010, p. 82). 378. Je rappelle qu’une fille est « épiclère » quand elle n’a pas de frère et peut donc hériter de son père, afin que le patrimoine reste dans la famille.

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chacun participe encore de l’autre. »379 La « nature » du garçon était donc bien de faire la guerre, et celle de la fille, était de faire des enfants ! Par exemple, dans les colonies : les femmes et les déesses semblent avoir eu un effet pacificateur sur les révoltes des indigènes. « Les divinités chthoniennes {le plus souvent féminines} ont, en effet, été appelées à la rescousse de la cohésion menacée, et leurs symboles sacrés interposés comme signal de conciliation… »380 c)

L’adoption du régime civique

Les conditions d’existence signalées ci-dessus – les inégalités sociales et la stasis – permettent bien de comprendre pourquoi les dirigeants politiques de cette époque, ont mis en œuvre des logiques d’action visant à restaurer et préserver le contrat social par divers moyens. Mais en quoi l’exaltation du patriotisme renforçait-elle le régime civique ? La quatrième raison peut être formulée comme suit : – En instaurant le culte d’un dieu ou d’une déesse poliade, de même que celui d’un héros, les dirigeants politiques offraient à tous les membres de la cité (citoyens et non-citoyens) des croyances communes qui les incitaient à faire passer l’intérêt collectif avant leurs intérêts particuliers ; leur fierté d’appartenir à la cité constituait un idéal « supérieur » au nom duquel il valait la peine de vivre et… de mourir ! 381 – En instituant des canaux (même très étroits) de mobilité sociale, ils offraient aux plus défavorisés d’entre eux l’espoir d’améliorer – un jour, qui sait ? – leurs conditions de vie et, en tout cas, le désir de rester membres de cette Patrie commune « hors de laquelle on ne saurait vivre ».

379. Vernant, (1999), pp. 19-20. 380. Polignac, (1984), p. 120. 381. Un « opium du peuple », disait K. Marx !

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5.

L’autorité : la gestion de la socialisation et de l’intégration.

a)

Les conditions d’existence

Comment les collectivités grecques ont-elles résolu ce problème vital de leur vie commune : la gestion de la socialisation et de l’intégration ? Ce champ relationnel, s’il est le premier auquel le nouveau-né a affaire quand il arrive dans le monde où le hasard l’a fait naître, est aussi le dernier dans l’ordre analytique : l’apprentissage de la vie sociale – l’acquisition des « compétences » que chaque individu, né là et alors, doit posséder pour apporter sa modeste contribution à la résolution des problèmes de la vie commune, donc aussi à ceux de sa vie personnelle – dépend en effet des relations sociales qu’il va pratiquer, telles qu’elles ont été instituées, bien avant son arrivée, dans les autres champs. Dès lors, les conditions d’existence de ce champ sont celles qui ont été décrites par l’analyse des champs relationnels précédents, et qu’il est donc inutile de répéter ici. b)

Relations sociales et logiques d’action

Les dirigeants de la cité se sont efforcés de fonder l’éducation (la paideia) sur un juste équilibre, toujours précaire, entre trop et trop peu de contrôle social, celui-ci étant légitimé par l’héritage religieux redéfini en fonction des besoins du collectif – l’individu ne comptant qu’en tant que citoyen-soldat. La cité attendait de ses élites qu’elles soient capables de maîtriser leurs passions ; dès lors, leur socialisation légitimait plutôt l’héritage de dieux autoritaires, orgueilleux et quelque peu terrifiants (dont Apollon était le plus représentatif ). Et puisqu’elle attendait de ses couches populaires qu’elles soient obéissantes et soumises, leur socialisation leur proposait plutôt des dieux compatissants, humanisés, expressifs (dont Dionysos était l’exemple le plus typique) et qui pouvaient les aider à vivre, à exprimer leur souffrance, tout en supportant leur condition. F. Nietzsche382 a bien vu que l’art, et surtout la tragédie, reposait sur cette dualité fondamentale. Celle-ci ne fondait pas seulement la pratique artistique, mais 382. Friedrich Nietzsche, La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, (Folio/Essais), 1977.

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bien toute la socialisation. Comme le dit si justement P. VidalNaquet, « l’assemblée des dieux exprime toutes les tensions de la société. {…} L’opposition entre Apollon et Dionysos, entre le dieu de la régulation sociale par excellence et la divinité qui symbolise l’irruption de la nature sauvage au milieu de la société, n’est qu’un cas parmi beaucoup d’autres. »383 Les gestionnaires de la cité ont su habilement se servir de cette contradiction dans la socialisation et l’intégration de leurs nouveaux membres, tant citoyens que noncitoyens. Pour les élites : la discipline et la maîtrise de soi Les jeunes hommes grecs étaient soumis à une éducation qui devait faire d’eux des citoyens d’élite, courageux, loyaux envers leur communauté, les impliquer dans la chose publique, les préparer à se battre et à mourir pour défendre leur cité. Leur socialisation eut donc pour fonction de les inviter à faire un effort pour maîtriser le « titan » qu’ils portaient en eux, pour contrôler leurs pulsions agressives et libidinales, leur brutalité, leur démesure (hubris) et construire la paix et la justice (dikè). Entre quatorze et seize ans, l’enfant devenait un éphèbe et, jusqu’à vingt ans, il se préparait à entrer dans le monde des adultes. Il devait subir des épreuves, qui étaient des rites de passage. Les jeunes hommes, futurs citoyens et soldats, étaient donc socialisés à la culture civique par des rites principalement religieux. « On a souvent l’impression qu’en Grèce, d’anciens rites agraires ont été utilisés et transposés à des fins militaires. {…} Des rites agraires aux rites militaires, la filiation est ici bien nette. {…} Les divinités qui assurent la fertilité des champs et la bonne venue des récoltes sont aussi, à peu de chose près, celles qui veillent à la croissance et à l’éducation des jeunes et au perfectionnement des adolescents avant de se retrouver à leurs côtés dans les épreuves de la guerre. »384 « On ne peut manquer d’être frappé {…} par la mention fréquente de l’épithète kourotrophos385 accolée à la plupart de ces divinités que nous avons reconnues comme guerrières. {…} 383. Vidal-Naquet, (2002), pp. 703-704. 384. Lonis, (1979), p. 218. 385. On appelait « courotrophe » (qui allaite, alimente, éduque) une divinité qui jouait un rôle important dans la formation des jeunes.

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Quoi d’étonnant après cela qu’on les retrouve aux côtés des jeunes gens dans les difficultés de la guerre, pour répondre à leurs angoisses et apaiser leurs inquiétudes. »386 Parmi ces divinités, cependant, plusieurs sont féminines. Artémis, la déesse de la guerre par excellence, est aussi celle qui préside aux accouchements ; elle joue un rôle important surtout dans l’initiation des filles, mais aussi des jeunes garçons (notamment à Sparte : la fameuse épreuve de la flagellation se passe devant son autel).387 Elle est également la déesse des gymnases et de la chasse (la « maîtresse des fauves »). On trouve aussi Athéna, autre déesse de la guerre, protectrice des soldats. Et aussi Héra et même Aphrodite. Parmi les dieux masculins, on trouve surtout Apollon, dieu violent et belliqueux, Héraclès, Arès… Bref, plusieurs divinités étaient à la fois guerrières et courotrophes, ce qui confirme bien que le destin du jeune homme grec bien né était de devenir un guerrier. La socialisation des jeunes hommes, notamment à Athènes et à Sparte, passait aussi par d’autres instances : la chasse et l’athlétisme ; mais, dans l’esprit des Grecs, c’était là encore des activités qui préparaient à la guerre. Ces mêmes divinités « encadrent les jeux et la chasse, ces deux piliers de la paideia grecque, et elles patronnent le service éphébique. »388 À la chasse, le jeune homme apprenait la patience, le courage, la résistance, la force physique, la ruse, l’adresse, supportait la fatigue, le froid, la chaleur et la souffrance, toutes belles qualités dont il aurait besoin pour devenir un bon soldat. L’autre pratique était l’athlétisme. Avant la réforme hoplitique, seule l’aristocratie y avait accès, mais : « la classe moyenne, qui a supplanté l’aristocratie, {a voulu} égaler l’ancienne classe dirigeante en pratiquant l’athlétisme qui, jusque-là, lui était réservé. »389 Dès lors, le gymnase devint « une véritable école du soldat ». Tout cela stimulait évidemment « l’esprit d’émulation, le goût de la compétition et l’amour de la gloire »390. Mais c’était au service de la cité.

386. 387. 388. 389. 390.

Lonis, (1979), p. 200. Lonis, (1979), p. 201. Lonis, (1979), p. 200. Lonis, (1979), p. 35. Lonis, (1979), p. 35.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

Il importe de signaler que « le passage {…} de l’adolescence à la maturité, était concrétisé par un mouvement de sortie de l’habitat et de retour à celui-ci. Entre ces deux moments, les jeunes participaient à des rites manifestant l’inversion momentanée des valeurs, effaçant ainsi leur être ancien pour leur permettre de naître à leur nouvelle qualité. C’est donc hors de l’espace civilisé que ces rites avaient lieu, et les sanctuaires d’Artémis, sis au cœur de l’univers sauvage en étaient le théâtre. »391 Avant d’entrer dans le monde normé des adultes, les jeunes éphèbes sont invités à pratiquer « l’inversion rituelle des règles culturelles, qui précède leur intégration définitive, {et} permet une refondation cyclique des normes de la civilisation. »392 «Toutes les grandes divinités non urbaines sont donc protectrices de ce passage. »393 Ce passage, « pour les jeunes garçons, est aussi celui du statut d’éphèbe à celui de guerrier adulte. »394 De même, lors de la fondation d’une cité coloniale, l’intégration de certains « barbares » à la cité se faisait aussi par des rites de passage. Les Grecs conquéraient un territoire, s’y installaient, l’aménageaient et le délimitaient par des sanctuaires de confins (dédiés souvent à des déesses chthoniennes), tandis que le sanctuaire urbain « rattache la colonie à l’univers familier de la civilisation grecque en général, et de la terre d’origine en particulier. »395 « Le grand sanctuaire non urbain assumait la double fonction d’empreinte de la grécité et d’intégration des éléments “barbares”. »396 Pour le peuple : la soumission La grande majorité de la population était composée de catégories sociales remplissant des rôles sociaux, certes indispensables, mais qui étaient méprisés, au moins par certaines classes sociales : les commerçants, les artisans, les techniciens, les étrangers résidents (métèques), les esclaves, les paysans sans terre… et les femmes ! En effet, qui détenait l’autorité dans la cité ? Celle-ci était d’abord, 391. 392. 393. 394. 395. 396.

130

Polignac, (1984), p. 67. Polignac, (1984), p. 63. Polignac, (1984), p. 69. Polignac, (1984), p. 71. Polignac, (1984), p. 103. Polignac, (1984), p. 108.

Chapitre II : Vers une explication sociologique...

comme l’écrit P. Vidal-Naquet, un « club d’hommes » : « l’élément femelle {est} du côté de l’illimité, du pair, du multiple, du gauche, de l’obscurité, en définitive, du côté sauvage ; le mâle incarnant la civilisation. »397 Mais c’est aussi un club d’adultes (et même de vieux) : « l’enfance et la jeunesse sont la part sauvage de la vie » et ce sont « les vieillards qui dirigent la cité idéale. » À Sparte, c’est la Gérousia qui gouverne. « À Athènes, pour être bouleute, il fallait avoir quarante ans. »398 Si, très logiquement, les élites politiques préféraient Apollon, le dieu de l’ordre, de la maîtrise de soi, les catégories sociales dominées (les gens du peuple et surtout les femmes) préféraient Dionysos, le dieu des passions, mais aussi de la compassion, surtout dans les moments d’incertitude et d’épreuve (les guerres, les catastrophes naturelles, les épidémies…). « Les dieux qui plaisent sont ceux qui se montrent compatissants à l’homme, qui lui assurent la santé et le salut. {…} Les dieux qu’ils créent ont perdu leur impassibilité : ils souffrent et compatissent aux souffrances de l’humanité. »399 Les catégories sociales plus mal traitées par le contrat social, étaient celles qui avaient le plus besoin de cette religion compatissante. Les gouvernants des cités avaient tout intérêt, pour calmer la stasis toujours menaçante, à répondre aux inquiétudes de leur peuple : ils ont, intelligemment, su tenir compte de ses préférences et reconnaître, parfois avec hésitation et restriction, des divinités et des cultes qui répondaient à leurs attentes. Pour ce qui regarde les jeunes femmes, futures épouses et mères de citoyens, on observe que « l’intégration de l’univers féminin {…} est, elle aussi, confiée à des cultes où s’exercent exclusion et inversion temporaires. {…} Le cadre de ces cérémonies {les Thesmophories de Déméter} où, hors de vue du pouvoir masculin, se constituait une véritable “cité des femmes”, est formé par un sanctuaire suburbain, le Thesmophorion, dont chaque cité s’est dotée, également à partir de la fin du VIIIe siècle. »400 Les jeunes filles y sont initiées à leur rôle de femmes : « l’éloignement relatif du sanctuaire, le secret des 397. 398. 399. 400.

Vidal-Naquet, (2002), p. 709. Vidal-Naquet, (2002), pp. 709-710. Lévêque, (2002b), p. 727. Polignac, (1984), p. 78.

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rites qui s’y déroulent autant que la publicité de la procession qui s’y rend, symbolisent la responsabilité des femmes. »401 À défaut d’une citoyenneté politique, « leur “citoyenneté latente” est, en fait, une citoyenneté culturelle, sans laquelle l’autre, politique, ne peut exister. »402 Ainsi, les femmes (celles qui n’étaient ni esclaves, ni étrangères) s’occupaient beaucoup du domaine religieux : elles avaient accès aux lieux de culte, elles participaient aux fêtes religieuses, voire en organisaient. Elles avaient un rôle très actif dans les processions, et dans les chœurs, qui remplissaient « une fonction d’intégration des adolescentes dans le monde des adultes. »403 Mais il semble que, sauf exceptionnellement, elles n’aient pas pu immoler les victimes des sacrifices (elles ne pouvaient pas faire couler le sang, au moins avant leur ménopause). Elles pouvaient aussi être prêtresses d’une divinité et cette charge leur valait certains privilèges (responsabilités, honneurs, propriétés) ; ces prêtresses étaient choisies dans les familles riches et cette fonction pouvait être héréditaire. Cependant, tout cela ne faisait pas d’elles des citoyennes : elles n’exerçaient pas de prérogatives politiques et n’avaient guère de liberté dans leur vie privée. Notamment, la jeune femme ne pouvait pas choisir son mari : son mariage était arrangé par son kyrios (père, oncle paternel, grand-père, frère ou tuteur), qui la « confie à son futur mari par un engagement solennel, devant témoins et, après avoir reçu sa dot, elle est transférée de sa famille à celle que va fonder son époux » et change ainsi de kyrios.404 Elle est donc toujours sous tutelle. En outre, si « elle peut être titulaire de biens qui lui sont propres, ou qu’elle a acquis par don, par dot ou par héritage, {…} elle n’en a pas le libre usage. {…} Elle ne peut que les transmettre à son fils qui en prend possession à sa majorité. »405 Dans les territoires colonisés, la socialisation des femmes « barbares » passait par la participation des épouses de colons, dont certaines étaient d’origine indigène, aux rites pratiqués par les femmes grecques. Les échanges culturels ont ici fonctionné dans 401. 402. 403. 404. 405.

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Polignac, (1984), p. 79. Polignac, (1984), p. 79. Lonis, (2010), p. 57. Lonis, (2010), p. 47. Lonis, (2010), p. 48.

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les deux sens. En effet, la religion grecque a beaucoup puisé dans les croyances religieuses des sociétés colonisées. « De tous les dieux égyptiens, c’est Isis qui connaît, en milieu grec, le plus franc succès, dû sans doute au caractère pathétique et humain du mythe qui la montre reconstituant patiemment le corps de son époux, Osiris, tué et dépecé par son frère Seth, et lui redonnant vie. »406 Rappelons aussi le succès des cultes orphiques, magiques, sectaires, de la religion à mystères de Pythagore et sa doctrine de la transmigration. Et, quand survint la peste (ou plus exactement le typhus), qui toucha Athènes (de 430 à 426), en pleine guerre du Péloponnèse, elle engendra le culte d’Asclépios407 : « le nouveau culte {…} fut vite assumé par l’État comme faisant partie de la religion officielle ».408 « Le IVe siècle, {…} semble avoir été marqué par une montée des mystères, des cultes orgiaques et des pratiques magiques, et, vers la fin, par l’ascension de Tyché (la Chance, la Fortune), du rang d’esprit féminin pas très important, jusqu’à celui de la divinité peut-être préférée entre toutes. »409 c)

L’adoption du régime civique

Les conditions d’existence des collectivités grecques – décrites par l’analyse des quatre premiers champs relationnels – permettent de comprendre pourquoi les dirigeants de la cité ont voulu fonder la socialisation sur un « juste équilibre » entre les croyances apolliniennes et dionysiennes. Mais on doit cependant encore se demander en quoi cette « juste mesure » a favorisé le régime civique ? La cinquième raison peut être formulée comme suit : afin que chacun, fils ou fille de l’élite sociale ou du peuple, apprenne et sache quelle place il occupe dans les relations sociales, qu’il s’en contente et qu’il y reste, les instances de socialisation – la famille, l’école, la religion et l’État – ont donc « fabriqué » les individus dont elles avaient besoin pour reproduire le régime civique : des élites disciplinées et un peuple soumis. Et dans ce but, elles ont su 406. 407. 408. 409.

Lévêque, (2002), p. 728. Futur dieu de la médecine, dont le sanctuaire, à Épidaure, devint un lieu de pèlerinage. Finley, (1971), p. 126. Finley, (1971), p. 130.

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utiliser intelligemment la religion, apollinienne pour les premiers, dionysienne pour les seconds, dans un équilibre précaire, toujours difficile à conserver.

B. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence Notre propos dans ce second point est de montrer que les acteurs impliqués dans le régime civique avaient besoin, pour donner du sens à (orienter et légitimer) leurs logiques d’action, de créer et d’adhérer aux principes de sens du modèle culturel civique. L’hypothèse est que les orientations et les significations de ce modèle culturel convenaient parfaitement aux acteurs, parce qu’il y avait une homologie structurale entre leurs logiques d’action et les sens qu’ils leur donnaient. La culture, en effet, ne « tombe pas du ciel » : elle est produite par les acteurs en relations entre eux, engagés dans les actions que leurs relations leur ont appris à pratiquer. Nous allons donc repartir d’abord des logiques d’action analysées ci-dessus et montrer leur rapport avec le modèle culturel civique. Ensuite, nous verrons comment ces logiques d’action leur ont permis d’agir sur leurs conditions d’existence. 1.

Logiques d’action et créativité culturelle

a)

Logique de pouvoir

Pour ce qui concerne la gestion de l’ordre politique interne (le pouvoir), les principes de loi et d’égalité, qui règnent dans l’ordre naturel créé par les dieux, furent effectivement appliqués à la société : l’homologie structurale saute aux yeux. Les débats entre les acteurs, sur la manière de s’y prendre pour traduire ces idées en institutions concrètes, remplissaient l’« air du temps ». On en trouvait les prémisses chez les premiers physiciens et astronomes (Thalès, Anaximandre, Anaximène…), elles inspirèrent les grands réformateurs (Lycurgue, Solon, Clisthène, Périclès…) et plus tard, les premiers historiens (Hérodote, Thucydide…) et les grands philosophes (Socrate, Platon, Isocrate, Aristote,…). Les débats portaient sur les avantages et les inconvénients de

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six modes de gouvernement (trois modèles principaux et trois formes « dégradées »), selon que le pouvoir était exercé par un seul (monarchie ou tyrannie), par quelques-uns (aristocratie ou oligarchie) ou par tous (démocratie ou anarchie). Parmi ces régimes, ceux qui reposaient sur le principe d’égalité entre (peu ou beaucoup de) citoyens étaient l’oligarchie et la démocratie. Platon était très opposé à la démocratie : au fond, il aurait préféré conserver un régime aristocratique mais, celui-ci étant dépassé, il défendit, dans La République et dans Les Lois, un régime oligarchique modéré, confié aux plus éclairés, les philosophes ; mais il estimait que la démocratie, trop libre, ne pouvait mener qu’à l’anarchie, et par elle, à la tyrannie. Aristote préférait la démocratie, mais tempérée, qu’il appelait « politie » : il estimait que c’est l’intérêt commun qui doit être défendu, et pas seulement celui des pauvres et, dès lors, que les prérogatives politiques devaient être réservées aux plus combatifs (les hoplites). Il pensait que, pour bien gérer la cité, il fallait des gouvernants compétents, méritants, combatifs, honnêtes, soucieux de l’intérêt général. Et le régime démocratique n’était pas, selon lui, la meilleure manière de sélectionner ces gens-là ! Bref, la démocratie que préconise Aristote est « à l’évidence plus proche de celle de Solon {réforme de 593/592} que {de celle de Clisthène : réforme de 508} et de Périclès {réforme de 451}. »410 Isocrate préférait aussi la démocratie mais, comme Aristote, il la voulait tempérée : des responsables choisis par élection (et non par tirage au sort), pour leurs compétences et leurs mérites (et leur fortune car il fallait qu’ils aient le temps de s’occuper de la chose publique), mais étroitement surveillés par le peuple, qui devait les critiquer et leur demander des comptes. « Peut-on trouver de démocratie plus solide ou plus juste que celle qui charge des affaires les plus capables, mais rend d’eux le peuple maître souverain ? »411 Bref, au Ve siècle, rares sont ceux qui défendent encore la monarchie, tous se méfient de la tyrannie, et « la démocratie a dû apparaître le moins mauvais des régimes. {…} Mais il s’agit d’une démocratie tempérée qui fait certes de l’Assemblée du peuple l’organe souverain {…}, mais accorde une place prééminente au Conseil. »412 410. Lonis, (2010), p. 172. 411. Lonis, (2010), citant Isocrate, p. 144. 412. Lonis, (2010), pp. 173-174.

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b)

Logique d’influence

Pour gérer le contrat social (l’influence) de telle sorte que les citoyens égaux forment un ensemble pacifique, le noyau dur de la cité – toujours très minoritaire, rappelons-le, même en démocratie –, les gouvernants devaient créer de toutes pièces une nouvelle identité fière, une solidarité inébranlable, une loyauté sans faille et un dévouement inconditionnel envers leur Patrie civique. Il leur fallait pour cela changer la mentalité des gens (ce que leur « mental » valorisait) en remplaçant les vieilles identités locales, traditionnelles et religieuses, par une identité plus large, qui engloberait tous les habitants du territoire civique. Cette tâche est toujours longue et difficile à remplir et son succès n’est jamais garanti413 : il faut déraciner les habitudes anciennes et en créer de nouvelles. Chaque cité a dû inventer de nombreux symboles d’identification (un « Nous les… ») et de différenciation (un « Eux les… »), dont elle était la référence majeure. C’est à quoi servirent les idées patriotiques, les chants et les drapeaux, les cultes religieux, les fêtes, les processions, les repas communs, les concours… et les guerres ! Et c’est bien ce qu’a fait Clisthène (comme nous le verrons plus loin), en créant artificiellement dix tribus nouvelles (là où, traditionnellement, il n’y en avait que quatre). Construire une nouvelle identité sociale signifie toujours atténuer les différences entre les composantes d’un groupe (le « Nous ») et les accentuer envers les autres (les « Eux »). Cette tâche était, pour les dirigeants grecs, plus facile envers les « Eux » et plus difficile envers les « Nous ». Elle était plus facile envers les « Eux » parce qu’elle était soutenue par un goût de l’agôn, enraciné depuis des siècles : « L’esprit agonistique est inhérent à la mentalité grecque. »414 Mais elle était plus difficile envers les « Nous », à cause de l’effet pervers de ce même esprit : « En effet, le 413. Des siècles plus tard, les modernes durent résoudre le même problème, et créer de toutes pièces des identités nationales, englobant tous les habitants d’un territoire bien plus vaste encore : la Nation. Il leur a fallu (essayer de) faire « oublier » aux nouvelles générations que leurs ancêtres avaient valorisé des identités beaucoup plus petites, fondées sur des liens religieux. En clair, il fallait qu’ils obtiennent des nouveaux venus qu’ils se sentent Français avant de se sentir Normands, Bretons, Occitans, Alsaciens, Lorrains, Basques, etc. ; ou bien Belges avant de se sentir Flamands ou Wallons : tâche bien difficile il est vrai ! 414. Lonis, (1979), p. 25.

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resserrement des structures communautaires s’accompagne d’un rejet plus net, hors des frontières du groupe, des marginaux et des étrangers. Esclaves, paysans dépendants, étrangers résidents ou {…} de passage sont désormais assignés à une place, leur place. »415 Il en a résulté une « méfiance instinctive envers tous ceux qui semblent vouloir forcer l’entrée du groupe », et « sa tendance naturelle sera de les admettre en son sein avec d’infinies précautions. »416 Cette rigidité s’exprime surtout dans les sanctions qui attendaient ceux qui essayaient de tricher avec la hiérarchie des statuts sociaux : l’étranger, l’esclave, le bâtard qui tentaient de se faire passer pour citoyen, pouvaient être vendus comme esclaves.417 La loi était aussi sévère envers les citoyens qui, s’ils commettaient des fautes, pouvaient être frappés d’atimie (dégradation civique). L’atimie pouvait être partielle ou totale, temporaire ou permanente, personnelle ou héréditaire et s’accompagnait de la confiscation des biens de l’atimos. « Les conséquences de cette “mort civique” sont telles que l’atimos préfère souvent prendre le chemin de l’exil. »418 Mieux valait vivre en métèque chez les autres qu’en atimos chez soi. Le résultat inévitable de cette exaltation du patriotisme fut une exacerbation de la mentalité guerrière, envers les « Eux » et un raidissement de la stratification sociale dans le « Nous ». Chacun devait rester à sa place et la déviance était réprimée, ce qui rendait plus difficile l’accès à des canaux très étroits de mobilité. Cette conception, savamment construite et entretenue, à la fois agosnistique et religieuse, semble bien avoir été pour les gouvernants la meilleure garantie contre les troubles sociaux internes. Ils ont su donner à leur population, à ceux qui étaient citoyens, mais aussi – bien que dans une moindre mesure –, à ceux qui ne l’étaient pas, un vif sentiment d’appartenance civique, hors de laquelle nul ne saurait vivre. Cette belle cohésion, autour d’un dieu ou d’une déesse poliade, d’un héros mythique fondateur, de sanctuaires urbains et extra-urbains, a su offrir à chacun la patience de supporter sans trop se révolter, les discriminations dont il était victime. Et, s’il était un homme dans la force de 415. 416. 417. 418.

Lonis, (2010), p. 18. Lonis, (2010), pp. 18-19. Lonis, (2010), p. 37. Lonis, (2010), p. 42.

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l’âge, le patriotisme communautaire lui a donné aussi le courage, presque chaque année au retour du printemps, de reprendre une fois de plus le sentier de l’une ou l’autre guerre, dont il ne reviendrait peut-être pas ! c)

Logique d’hégémonie

Toutes les rivalités entre les cités, pour la terre et pour les marchés, ne faisaient que justifier et entretenir la mentalité guerrière (tout en rappelant constamment l’idée que « la guerre entre Grecs est inadmissible »).419 Dès lors, « l’unité de la Grèce n’était possible ni dans la guerre, ni dans la paix. {…} Le drame des cités grecques, c’est un peu celui des villes italiennes de la Renaissance : aucune – ni Florence, ni Venise, ni Gênes, ni Milan – n’a pu faire l’unité de l’Italie. »420 En fait, cette unité n’était possible que contre un ennemi extérieur, contre le « barbare » ou à partir d’un pôle dominant.421 Prise dans un cercle vicieux de méfiance réciproque (amplement justifiée par les faits), chaque cité a cherché à devenir plus forte que les autres (militairement, économiquement), et celles qui ont réussi (Athènes et Sparte surtout, mais aussi Thèbes, Argos, Corinthe…) ont attiré sur elles la rage destructrice des autres. Comme l’explique bien Thucydide, parlant de la guerre du Péloponnèse : « en fait, la cause la plus vraie est aussi la moins avouée ; c’est, à mon sens, que les Athéniens, en s’accroissant, donnèrent de l’appréhension aux Lacédémoniens, les contraignant ainsi à la guerre. »422 Il est vrai qu’Athènes avait « pris un poids inouï sur le fragile échiquier grec, {…} en raison d’une convergence marchande dont la cité profite, parce que le grain et le poisson salé du Pont-Euxin arrivent chez elle et que ces nourritures à bon marché, c’est à la fois le gonflement de l’agglomération urbaine {et} la poussée des industries. »423

419. Romilly, in Vernant, (1999), p. 286. 420. Braudel, (1998), p. 276. 421. Comme ce fut le cas aussi, des siècles plus tard, pour les nations européennes : l’Angleterre, l’Île de France, la Catille-Aragon… ont été les pôles dominants autour desquels se sont unifiés la Grande Bretagne, la France, l’Espagne… 422. Thucydide, (2009), Vol. I, p. 77. 423. Braudel, (1998), p. 276.

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Cette politique, en définissant d’abord le citoyen comme un soldat, a donc renforcé la mentalité guerrière et les rancœurs entre des cités, préoccupées de sécuriser leurs voies commerciales et de maîtriser la terre et la mer. La phalange est devenue le symbole même de la cité : même égalité, même solidarité, même engagement, même patriotisme. « La guerre n’est pas seulement soumise à la cité, au service de la politique : elle est le politique luimême. »424 En intégrant ainsi la guerre à la politique, la cité a nié « toute forme de spécialisation militaire, {elle a fait} disparaître tout souvenir ou toute tentative d’autonomie de la fonction guerrière. »425 « Aux origines même de l’hoplite, ce qui semble s’imposer c’est une réciprocité parfaite entre la phalange et la cité grecque. Non pas une simple concomitance, mais davantage une homologie de structure, une identité de modèle. {…} La phalange tend à s’instituer en une espèce de république des Égaux. {…} Certaines des conceptions essentielles de la pensée politique {comme les assemblées délibératives, par exemple} se forment dans la classe guerrière. {…} Il y a dans les activités de la phalange une véritable exigence égalitaire. »426 La cité a voulu former ses citoyens-soldats, les entraîner, les dresser, leur apprendre « l’art de décupler la valeur individuelle par la cohésion de l’ensemble. »427 La mentalité de ces citoyens qui défendent leur liberté, se battent pour préserver la fin de leur servitude et leur participation à la gestion des affaires publiques, est très différente, dans la guerre, de celle du « soldat perse mené à la bataille à coups de fouet. »428 Il en a résulté une démocratisation de la guerre et une forte valorisation de la solidarité civique de la part de populations reconnues dans leurs droits politiques. « L’organisation militaire s’inscrit, sans coupure, dans l’exact prolongement de l’organisation civique. »429 « L’armée, c’est l’assemblée populaire sous les armes, la cité en campagne, comme, inversement, la cité est une communauté de guerriers. »430 En outre, « la phalange impliquait aussi une transformation radicale de l’éthique guerrière : à l’exploit individuel, {ils préférèrent} la discipline collective ; à la place du menos, de 424. 425. 426. 427. 428. 429. 430.

Vernant, (1999), p. 33. Detienne, in Vernant, (1999), p. 170. Detienne, in Vernant, (1999), pp. 186-187. Detienne, in Vernant, (1999), p. 162. Braudel, (1998), p. 271. Vernant, (1999), p. 22. Vernant, (1999), p. 23.

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l’état de fureur guerrière, la maîtrise de soi, la sôphrosunè. {…} La phalange réalise sur le champ de bataille le modèle d’un groupe humain où chacun est l’égal de l’autre et ne prétend être que cela. »431 L’expansion coloniale stimula aussi la diffusion d’une culture hellénique commune qui se répandit dans toute la Méditerranée. Si bien qu’aux «VIIe et VIe siècles, les Grecs sont partout. {…} Une immense contamination culturelle {…} hellénise peu à peu toute la Méditerranée, l’orientale et l’occidentale. »432 «Tout montre à quel point la culture indigène, y compris la religion, fut rapidement, profondément et durablement hellénisée. »433 Pour étendre leur influence culturelle et donner une identité à leurs cités coloniales, les colons se servirent aussi de la religion. « L’établissement des cultes {…} consacre la prise de possession et la mise en ordre du territoire par les Grecs. »434 Les élites locales « furent promptes à adopter des coutumes grecques, funéraires par exemple, et à bénéficier de la distinction sociale croissante que celles-ci introduisaient. {…} L’accès aux sanctuaires monumentaux extra-urbains des cités grecques a pu, semble-t-il, jouer un rôle essentiel dans ce jeu d’affrontement et de séduction propre à satisfaire {aussi bien} les nobles indigènes, dont l’autorité et la supériorité sociale et culturelle vont s’affirmant vis-à-vis de leurs “compatriotes”, {que} les cités grecques, qui laissaient exister des sociétés périphériques indépendantes, maintenues à distance mais sensibles à leurs sollicitations et à leur dynamisme. »435 Aussi longtemps qu’elles n’étaient pas dominées, les colonies restèrent donc plutôt loyales envers de la culture hellénique. Si bien que la Méditerranée fut conquise par la culture grecque et qu’en retour, la Grèce fut aussi pénétrée par les autres cultures méditerranéennes. d)

Logique de puissance

L’homologie structurale entre les pratiques sociales et la création culturelle se vérifie aussi dans la sphère de la puissance. Celle-ci était toujours d’origine agraire, mais, dans certaines cités 431. 432. 433. 434. 435.

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Vernant, (1999), pp. 36-37. Braudel, (1998), p. 223. Polignac, (1984), p. 99. Polignac, (1984), p. 102. Polignac, (1984), p. 110.

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plus que dans d’autres, elle devint de plus en plus marchande et financière. Or, la mentalité d’un financier-marchand est très différente de celle d’un propriétaire-aristocrate. Les marchands avaient une conception de la communauté qui impliquait la mobilité (sociale et spatiale) et la concurrence, et qui excluait le droit du sang (aristocratie) et le pouvoir d’un seul (monarchie). Cette nouvelle mentalité « a produit, sur le plan psychologique et moral, un véritable effet de choc. {…} Si l’argent fait l’homme, si l’homme est désir insatiable de richesse, c’est toute l’image traditionnelle de {…} l’excellence humaine qui se trouve mise en question. »436 Le propriétaire foncier aristocrate a un rapport patrimonial à l’espace : il veut conserver sa terre et la transmettre de génération en génération, alors que le marchand veut conquérir des marchés (fonciers ou autres) au-delà des frontières ; le premier veut des espaces fermés, le second les veut ouverts ; le premier veut hériter par la naissance (par droit du sang), le second veut faire des bénéfices (par sa capacité d’initiative et de compétition) ; le premier veut la garantie des dieux, le second veut celle de l’État. Les aristocrates tendaient à mépriser tout ce que les commerçants appréciaient : l’argent, la technique, le travail artisanal et, bien entendu, le commerce. Pour la noblesse, « le commerce constitue une sorte de scandale aussi bien pour la pensée que pour la morale. »437 Par contre, les habitants des villes, au moins de celles qui vivaient de plus en plus de l’artisanat et du commerce, ne méprisaient pas autant qu’on a pu le croire ces nouvelles activités. « Ils ne professaient pas pour les métiers artisanaux ce mépris que l’on prête quelquefois à leurs contemporains. »438 Il est vrai que ce mépris, sur lequel les historiens ont beaucoup (peut-être trop) insisté, était non seulement celui des aristocrates, mais aussi des scientifiques et des philosophes, qui étaient pour la plupart d’origine aristocratique.439

436. Vernant, (1996), p. 395. 437. Vernant, (1996), p. 294. 438. Lonis, (2010), p. 125. 439. En effet, les philosophes, leurs élèves et leurs disciples « étaient des jeunes gens riches, membres des cercles à la mode qui avaient toujours méprisé la démocratie ou du moins le démos. » (Finley, 1971, p. 124). D’ailleurs, ces cercles étaient souvent « des centres de conspiration pour une révolution oligarchique. » (Finley, 1971, p. 125.) En outre, ce que les historiens d’aujourd’hui savent de ce mépris leur est connu par les écrits de ces élites intellectuelles grecques, issues des vieilles familles aristocratiques.

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Le développement du commerce et la généralisation de la monnaie auraient stimulé la pensée rationnelle et la créativité scientifique : « Une institution économique comme la monnaie témoigne {…} de transformations qui ne sont pas sans rapport avec la naissance de la pensée rationnelle. »440 En effet, comme l’a bien vu K. Marx, la monnaie crée un rapport nouveau (très différent de celui du troc) avec les objets échangés : en introduisant entre eux un équivalent monétaire général, ils acquièrent une valeur d’échange, abstraite, au-delà de leur valeur d’usage, concrète. L’argent n’a pas de valeur d’usage : en soi, il ne sert à satisfaire aucun besoin. Toute sa valeur lui vient de sa fonction d’intermédiaire : il peut être échangé contre divers biens ou services. Vendre, c’est échanger un objet qui vaut quelque chose en soi, contre un autre, la monnaie, dont la valeur devient de plus en plus symbolique, puisqu’elle repose sur une convention. Mais voici qu’en se généralisant à la consommation courante de l’ensemble des citoyens, cette « convention » acquiert plus de valeur que les objets réels eux-mêmes, car sans argent, il est devenu beaucoup plus difficile, voire impossible de se les procurer. Du coup, la valeur d’échange, en grande partie invisible et abstraite, devient plus importante que la valeur d’usage, visible et concrète. La monnaie engendre ainsi un nouveau type de richesse, qui ne se mesure plus en biens matériels, mais en argent. De plus, si la monnaie change le rapport aux objets, elle change aussi les relations des êtres humains entre eux. Ainsi, si l’on compare l’esclave et le serf au prolétaire, et celui-ci au travailleur indépendant, on voit bien, écrit Georg Simmel, que le droit de l’« employeur » s’étend de moins en moins à la personne du prestataire. L’argent, en effet, permet au vendeur et à l’acheteur d’objectiver leur échange : le premier fournit l’objet et le second paie le prix convenu, un point c’est tout ! Ils ne sont plus tenus par aucune autre obligation : ni engagement pour le futur, ni soumission à des exigences arbitraires, ni contredon d’aucune sorte ; ils ne sont même pas tenus de dire merci ! L’échange monétaire permet aussi d’augmenter considérablement le nombre de personnes avec lesquelles il est possible de commercer, tout en diminuant la dépendance personnelle entre elles puisque les partenaires sont interchangeables : peu importe à qui j’achète ou vends. « Nous sommes dédommagés de la multiplicité 440. Vernant, (1996), p. 395.

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de nos dépendances par l’indifférence envers les personnes qui en sont les instruments et par la liberté d’en changer. »441 L’argent, « favorise, par la neutralité objective de son essence, la suppression de l’élément personnel dans les interrelations humaines. »442 Et l’auteur de conclure : « nous avons là un des progrès les plus énormes qu’il ait été donné à l’humanité d’accomplir ». 443 L’individu est donc libre quand il est indépendant, c’est-à-dire quand ses partenaires, interchangeables, lui sont indifférents ; mais alors, ils sont aussi égaux entre eux. Par ailleurs, par l’anonymat qu’elle implique, la ville – autre objet des réflexions de Simmel –, est aussi une forme de libération de l’individu des contraintes du contrôle social, inhérentes à ses relations. Ainsi, ville, artisanat, commerce et monnaie se tiennent et constituent des « formes sociales » qui, en permettant aux individus de prendre de la distance par rapport au monde social traditionnel (agriculture, religion, famille), favorisent un autre rapport au monde social et naturel qui forge peu à peu la mentalité civique. La concentration relative des populations dans les villes expliquerait donc la constitution d’une culture urbaine, qui semble avoir encore été accentuée par les revendications sociales. « Au VIIe siècle, par suite de la colonisation, des progrès de la population dans les villes et dans les ports, de la croissance du commerce et de l’artisanat, il se constitua un démos urbain, plus compact et mieux organisé que celui des campagnes, qui sut se donner des chefs, lutter ainsi contre les eupatrides et finalement, imposer une sorte de partage des pouvoirs. »444 e)

Logique d’autorité

Dans la cité, le pouvoir, l’influence, l’hégémonie et la puissance étaient articulés et gérés selon des principes civiques qui formaient un tout. Et la gestion de la socialisation s’y ajoutait, venait confirmer cette cohérence, couronner ce tout. Dans une telle exaltation de la communauté, il n’y avait guère de place pour 441. Georg Simmel, (1987), Philosphie de l’argent, Paris, PUF, p. 365. 442. Simmel, (1987), p. 364. 443. Simmel, (1987), p. 355. 444. André-Jean Festugière, Introduction à l’article « La Grèce antique », in Encyclopædia Universalis, vol. 10, 2002, p. 682.

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l’individu. Qu’il ait été hoplite ou chef militaire, il ne faisait que son devoir, il devait se fondre dans le groupe, faire passer la solidarité avant tout, rendre des comptes à la cité, donner sa vie pour elle : ses performances, son héroïsme, ses mérites individuels étaient au service du groupe. L’idéal de solidarité collective impliquait un dévouement qui n’avait nul besoin d’être récompensé par des honneurs. Même envers les chefs militaires, si héroïques soientils, « de tels hommages restent exceptionnels. »445 Dès lors, l’autorité ne pouvait reposer que sur la discipline apollinienne des élites. Cette maîtrise de soi, à laquelle les jeunes hommes étaient socialisés, se déclinait en valeurs et en normes comportementales telles que le courage, l’honneur, la virilité, le goût de la compétition, la performance physique, la solidarité, l’obéissance à l’autorité, le respect du bien commun, la loyauté envers la cité, le souci de la chose publique, le goût de la liberté… Et notamment, elle se traduisait dans un code d’honneur masculin, qui exigeait que jamais un homme ne tolère qu’un autre le provoque, sans relever aussitôt le défi. Ce long apprentissage permet de mieux comprendre pourquoi des soldats-citoyens ont pu faire preuve d’un tel héroïsme dans la défense de leur Patrie. Car, selon Davis Hanson, il s’agissait vraiment de courage : ils ne s’engageaient pas principalement par peur d’être punis par la hiérarchie de l’armée, ni parce qu’on les enivrait, ni par appétit du butin, ni même par crainte des dieux. Ils agissaient ainsi, tout à la fois, par intérêt (ils défendaient leur propriété), par respect des traditions, par attachement au patriotisme civique, et par un engagement affectif envers leurs camarades, qui étaient souvent des membres de leur famille, de leur tribu, ou des amis (parfois homosexuels). La solidarité constituait la base de leur code d’honneur : un homme, un vrai, ne recule pas devant le danger et reste solidaire de ses camarades même s’il doit y perdre la vie. Peut-être même, se demande l’historien américain, éprouvaient-ils un certain « plaisir de la tuerie » ! Et il ajoute encore une autre motivation, qu’il juge essentielle : « la vue de l’officier qui les commandait, le stratègos, en train de combattre à leur côté aux premiers rangs de l’armée. »446 Il se battait sur l’aile 445. Detienne, in Vernant, (1999), p. 170. 446. Hanson, (2007), p. 147.

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droite de la phalange, et c’était un facteur essentiel de succès : « la présence magnétique d’un chef qui se bat et meurt aux côtés de ses hommes… »447 Il en a résulté un mode disciplinaire d’exercice de l’autorité et un contrôle social très exigeant. Un mode de socialisation aussi exigeant et rigide ne pouvait subsister sans offrir à tous, mais surtout à ceux qui n’étaient pas de citoyens, des formes de transgression contrôlée, des occasions de catharsis collective, qui devaient faire office de « soupape de sécurité ». C’était là le rôle que devait jouer un autre dieu, Dionysos, pour contrebalancer celui d’Apollon. La contradiction entre ces dieux, à la fois opposés et cependant complémentaires, fut le principe de base de la socialisation et, du même coup, la principale clé de la compréhension du monde grec. En effet, la tension entre eux exprime exactement ce besoin d’un juste équilibre dans l’exercice du contrôle social. « C’est Euripide {480-406, l’un des trois grands tragédiens classiques avec Eschyle et Sophocle}, l’auteur des Bacchantes, et non Socrate, qui saisit la psychologie et les valeurs réelles de ses contemporains. Ils ne voyaient pas un choix à faire entre la raison et la passion, Apollon ou Dionysos, l’éternel parfait et le transitoire corrompu, mais la nécessité de vivre avec les deux à la fois, avec toute l’ambiguïté et l’insécurité qui en résultaient. »448 Pour conclure sur ce point, il me semble pertinent d’affirmer que les acteurs de la cité ont éprouvé le besoin, pour donner du sens à leurs logiques d’action, d’adopter (et de développer en les instituant) les principes de sens du modèle culturel civique. Pour eux, l’ordre naturel n’était plus perçu comme le résultat de l’intervention des dieux ou des rois : il fut désacralisé, par étapes. « Les hommes sont devenus libres de chercher, d’imaginer. »449 D’abord, les savants ioniens s’interrogèrent sur la logique interne de la nature, même s’ils continuèrent à en attribuer l’origine à des forces surnaturelles. Ils commencèrent à concevoir cet ordre comme un ensemble de rapports de contradiction et d’équilibre entre des forces égales. Et surtout – ce qu’ils n’auraient jamais pu faire sans cette étape préalable –, d’autres savants et réformateurs 447. Hanson, (2007), p. 149. 448. Finley, (1971), p. 133. Bacchantes est le nom donné aux femmes qui rendaient un culte à Dionysos et c’est le titre d’une pièce célèbre d’Euripide. 449. Braudel, (1998), p. 290.

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projetèrent ensuite cette conception de l’ordre naturel sur l’ordre social : les monarchies et l’aristocratie furent désacralisées et, peu à peu, éliminées, et le monde social fut conçu comme un ensemble de relations entre certaines catégories sociales, dont les membres se perçurent comme des citoyens égaux, et dont les relations, entre eux et avec les non-citoyens, pouvaient être (ils s’en croyaient capables) et devaient être (ils en avaient l’obligation) gérées par eux-mêmes. Ils ne cessèrent pas cependant de croire et de s’en référer à la religion, mais ils la mirent aussi au service de leurs visées politiques. Cette conception égalitaire constitua le principe essentiel sur lequel la vie commune fut désormais fondée. Les membres de la cité n’obéirent plus à d’autres hommes, mais à des lois, explicites, écrites et publiques, discutées et décidées par des assemblées de citoyens, réunis sur l’Agora. Les autres questions sociales découlent, logiquement, de leur conception de la société. Ils durent gérer leurs conflits internes, avec les non-citoyens, et externes, avec les autres cités et pour cela il leur fallut promouvoir, en se servant de la religion, un patriotisme exacerbé, destiné à souder le contrat social et la solidarité civique nécessaire pour faire la guerre, omniprésente dans la vie des cités. Ils durent aussi socialiser leurs membres et leur enseigner le souci de la communauté civique et tout ce qu’ils devaient savoir pour être des citoyens et des soldats. Justifier tout cela impliquait qu’ils redéfinissent leur rapport au surnaturel et à l’individuel. La religion devint donc une affaire d’État, et l’individu n’existait qu’en tant que membre d’une communauté. L’ensemble de ces conceptions du pouvoir, de l’influence, de l’autorité et de l’hégémonie autorisait aussi les cités qui en avaient les moyens à reconvertir leur économie, ce qui impliquait une valorisation de l’artisan, du commerçant et du financier. 2.

L’emprise des acteurs sur leurs conditions d’existence

Les logiques d’action des acteurs, orientés et légitimés par le modèle culturel civique, leur ont-elles permis de s’adapter et de transformer leurs conditions d’existence dans les cinq champs relationnels ? Dit plus simplement, furent-elles efficaces ?

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a)

L’emprise sur la gestion des richesses

Étant donné la croissance démographique et la crise agraire qui en a résulté, la reconversion de l’économie était la seule solution pour rétablir l’équilibre entre la population et les ressources. Et c’est bien ce que les cités ont fait, avec un succès certain. Pour s’adapter, toutes ont cherché à augmenter leur espace cultivable en conquérant des terres nouvelles – celles de leurs voisins ou de leurs colonies – et/ou en intensifiant l’exploitation agricole de leurs terres et en spécialisant leur agriculture. «Voilà en quoi le blé {importé} a été révolutionnaire : il a modifié les structures de l’économie grecque, et par suite, celles de la société. »450 En outre certaines cités, parce qu’elles avaient des ports et étaient mieux situées, ont aussi soutenu le développement des activités artisanales et commerciales (Athènes, Corinthe…), ou bien se sont spécialisées dans le commerce en tant qu’intermédiaires (Rhodes, Délos…). Cette reconversion est celle qui fut la plus réussie. Avec des limites cependant. Ainsi, il faut constater que les innovations technologiques et culturelles ont stimulé l’artisanat et le commerce plus que l’agriculture. Elles n’ont guère servi à améliorer la productivité des terres – il est vrai que les savants grecs méprisaient les applications de leur science, et que les esclaves étaient chargés des travaux lourds ! Par contre, leurs conséquences furent grandes sur la navigation, sur la guerre, sur l’artisanat et sur le commerce. « Le fer, à long terme, c’est la vulgarisation, la démocratisation des armes, la fin des privilèges séculaires {et aristocratiques} du bronze. Tout peuple, si démuni soitil, si peu glorieux qu’il ait été jusque-là, a du fer à sa disposition. Le minerai est partout à portée de main. »451 Mais c’est sans doute sur le commerce que le changement fut le plus spectaculaire : « Presque partout aussi, la production et les échanges ont fait de rapides progrès et la monnaie devint un instrument normalement employé. »452 Par ailleurs, la redécouverte de l’alphabet et de l’écriture a fortement stimulé les échanges culturels et commerciaux en Méditerranée. 450. Braudel, (1998), p. 264. 451. Braudel, (1998), p. 186. Cependant « son usage ne se généralisera qu’au-delà du VIe siècle, avec le second âge du fer. » Braudel, op. cit., p. 197. 452. Mossé, (2002), p. 686.

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Cependant, les cités restaient prises entre deux mondes (agricole et artisanal), qui n’étaient sans doute pas entièrement incompatibles, mais étaient sources de nombreux conflits. En effet, toutes ces mesures de reconversion économique ont entraîné les cités dans des guerres sans fin, et n’ont d’ailleurs pas toujours suffi à éliminer la stasis, car elles n’ont pas résolu le problème de la croissance démographique (on peut même penser que ce fut l’inverse) et n’ont fait le plus souvent que déplacer les troubles sociaux et engendrer des conflits plus dévastateurs encore. b)

L’emprise sur la gestion des échanges externes

L’emprise des acteurs a été beaucoup moins efficace dans le champ des échanges externes. Bien sûr, le régime civique a permis à certaines cités de se procurer des terres et des débouchés commerciaux, et leur expansion coloniale les a aidées à résoudre une grande partie de leurs problèmes : résorber leur excédent de population et calmer un peu les révoltes populaires, exporter leur artisanat et faire vivre leurs artisans, acheter les biens qui leur manquaient (des céréales, du bois, des métaux), et enrichir les commerçants… Rappelons que, parmi les « biens » importés, il y avait aussi des esclaves qui, en libérant les travailleurs grecs, ruraux et urbains, permirent d’en faire des citoyens disponibles pour s’occuper de la chose publique. Mais la médaille avait un revers. Malgré les efforts des cités pour former des alliances durables avec les autres et créer ainsi un climat de paix intérieure, elles n’ont pas pu contrôler les luttes d’hégémonie et refréner leur propension à la guerre, ni entre elles, ni avec d’autres collectivités non-grecques. Leur vaste projet colonial contraignait les cités à affronter sans cesse de nouveau ennemis. Si bien (ou si mal) que « ces cités furieuses ont travaillé à leur propre mort. »453 La Grèce antique a été « un monde de violence et de cruauté, de feu et de sang, qui a vécu presque toujours en état de guerre. »454 L’idéal démocratique d’Athènes était « impossible à atteindre sans la guerre contre l’obscurantisme de

453. Braudel, (1998), p. 276. 454. Mossé, (2002), p. 685.

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Sparte, contre la hargne de Corinthe, contre la rancœur des alliés. »455 Les guerres médiques d’abord et surtout, quelques décennies plus tard, la guerre du Péloponnèse marquèrent un tournant décisif. Cité installée au milieu des terres, Sparte avait investi tous ses efforts pour disposer d’une armée de hoplites invincibles, et elle devint, jusqu’au début du IVe siècles, maître de la guerre sur terre. Sans négliger les hoplites, Athènes, qui disposait d’un port, s’était intéressée davantage à la maîtrise de la mer, où elle devint, elle aussi, invincible. La rivalité entre ces deux cités ne pouvait déboucher que sur la guerre entre elles, et celle-ci eut des conséquences graves sur la pérennité du régime civique. En effet, la guerre eut des effets pervers sur la gestion de l’ordre politique des cités, surtout après celle du Péloponnèse. Elle finit par affaiblir l’idéal hoplitique et, par là même, l’idéal civique. Il y aurait pour cela deux raisons. La première, comme l’écrit Claude Mossé, fut « la crise agraire qui sévit dans le monde grec au lendemain de la guerre du Péloponnèse ».456 Cette crise aurait « porté un coup très dur à cette classe des hoplites qui formait au Ve siècle l’assise de la démocratie athénienne ».457 Elle aurait d’abord limité le nombre de citoyens pouvant servir comme hoplites. Devenus d’anciens paysans émigrés en ville, n’ayant plus de terre à défendre, trop pauvres pour payer leur équipement, ils n’auraient plus eu d’autre choix que de devenir rameurs.458 La seconde raison concerne l’évolution des méthodes des guerriers. Il est vrai que la phalange présentait quelques inconvénients majeurs : elle ne pouvait « manœuvrer que dans une plaine nue et dépourvue de tout obstacle {…}, de ravins, de vallonnements, de hauteurs et de cours d’eau. Or, trouver un emplacement de vingt stades sans aucun de ces accidents est impossible ou du moins très rare. »459 Mais, déjà depuis le Ve siècle, et surtout à partir du IVe, la guerre devint « de plus en plus une affaire de professionnels ».460 « Les armées de belligérants sont de moins en moins formées des seuls citoyens et alliés. »461 455. 456. 457. 458. 459. 460. 461.

Braudel, (1998), p. 276. Mossé, in Vernant, (1999), p. 295. Mossé, in Vernant, (1999), p. 295. Mossé, in Vernant, (1999), p. 295. Pierre Lévêque, « La guerre à l’époque hellénistique », in Vernant, (1999), p. 348. Lonis, (2010), p. 233. Mossé, in Vernant, (1999), p. 294.

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Elles introduisirent dans leurs rangs de plus en plus de noncitoyens : des métèques, des paysans, des esclaves. En outre, « plusieurs cités grecques dénombrent dans leurs forces armées des soldats d’élite, des “choisis”, tantôt trois cent, tantôt mille. {…} Les trois cent et les mille forment un groupe à part. {…} Ce sont de véritables guerriers professionnels, qui introduisent dans la cité une authentique classe guerrière. »462 Or, « l’idéal de la cité grecque avait longtemps été que l’armée ne soit rien d’autre que le peuple en armes. »463 Mais cet idéal s’affaiblissait : les citoyens se désintéressaient de plus en plus du service armé. Ceux qui avaient de l’argent payaient d’autres hommes pour se battre à leur place : « dorénavant, les citoyens prirent l’habitude de faire la guerre par personnes interposées ».464 Or, comme l’a si bien dit J.-J. Rousseau, dans Le contrat social, une cité commence à décliner lorsque ses citoyens confient à d’autres qu’eux-mêmes le soin de gérer et défendre leur patrie.465 De même, dans les Ligues, les cités préféraient souvent payer un tribut plutôt que de fournir des troupes. Or, selon Mossé, la cité et l’hoplite ne faisaient qu’un : ils étaient tellement inséparables qu’on détruit la première en renonçant au second. « Le divorce qui s’annonce au IVe siècle entre la fonction politique et la fonction guerrière annonce en fait la proche disparition de la cité en tant qu’État autonome. Dans le monde hellénistique, la politique sera réservée aux rois, et la guerre aux mercenaires ».466 Ainsi, « le mercenariat apparaît {…} comme la plaie du IVe siècle. {…} Assurément, la généralisation de l’emploi des mercenaires présentait de multiples avantages : elle libérait les citoyens des charges militaires {…}. Elle mettait à la disposition des stratèges des armées expérimentées, bien entraînées et dociles, au moins autant qu’on les payait. »467 Le recours à des mercenaires se généralisa donc à cause des difficultés du recrutement civique : nombre insuffisant de citoyens, surtout 462. Detienne, in Vernant, (1999), pp. 177-178. 463. Lonis, (2010), p. 114. 464. Romilly, in Vernant, (1999), p. 288. 465. « Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des Citoyens, et qu’ils aiment mieux se servir de leur bourse que de leur personne, l’État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? Ils paient des troupes et restent chez eux. Faut-il aller au Conseil ? Ils nomment des Députés et restent chez eux. À force de paresse et d’argent, ils ont enfin des soldats pour asservir la Patrie et des représentants pour la vendre. » Cette phrase, dont la lucidité déconcertante m’a profondément marqué, a été écrite vers 1762, par J.-J. Rousseau, dans Le contrat social (Paris, 10/18, 1973). Je la retrouve aujourd’hui chez Cornélius Castoriadis, dans La Cité et les lois, (Paris, Seuil, 2008, p. 113). 466. Mossé, in Vernant, (1999), p. 301. 467. Mossé, in Vernant, (1999), p. 296.

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dans les cités oligarchiques ; coût de l’équipement hoplitique ; insuffisance du budget de l’État pour payer les troupes et acheter des armes. Mais ces mercenaires contribuèrent largement à affaiblir l’esprit civique : ils étaient le plus souvent étrangers, avaient souvent un passé douteux, n’étaient guère attachés à la cité, ne se préoccupaient guère de l’intérêt collectif, n’étaient pas très respectueux des normes régulant les conflits, et, le pire, ils avaient un esprit vénal, pouvaient changer de camp et étaient même prêts à suivre des tyrans s’ils y trouvaient leur intérêt. « On connaît ainsi quelques cas de cités prises par traîtrise par des mercenaires qui y avaient été accueillis en amis. »468 En outre, il fallait les payer, d’où les difficultés financières des cités. La pire conséquence de leur introduction fut sans doute qu’ils achevèrent d’ébranler la loyauté et la solidarité des hoplites. En effet, ils exacerbèrent les clivages dans l’armée, entre eux-mêmes et les hoplites, et entre ceux-ci et l’infanterie légère (moins prestigieuse en soi, composée de beaucoup de métèques et d’esclaves). Bref, le code chevaleresque des hoplites perdit de sa vigueur et l’agôn – cet esprit de compétition régulée par des normes – était en train de se transformer en polémos – la contradiction visant à détruire l’autre par n’importe quel moyen. Si bien que, « ce à quoi nous assistons en cette fin du Ve siècle, c’est à la crise de la guerre, en tant que telle, entre les cités. »469 Les plus fortes d’entre elles se laissèrent emporter par « une tentation sans précédent {…} : celle d’une domination de la Grèce entière. Athènes souhaita, puis imposa l’union de tous les pays maritimes sous sa suzeraineté. {…} Et le heurt qui opposa cette force à celle des Péloponnésiens coupa, en somme, la Grèce en deux énormes coalitions. Ce groupement faussa le caractère de la guerre. »470 Ainsi, l’incapacité des cités grecques d’échapper à la logique de la guerre fut, en fin de compte, un facteur décisif de leur déclin. Leur emprise insuffisante sur leurs échanges externes mit en péril, au moins en partie, leur emprise sur la production de leurs richesses matérielles (en relançant la crise agraire) et il finit par ronger de l’intérieur leur emprise sur l’ordre politique interne (en affaiblissant l’idéal hoplitique). 468. Lonis, (2010), p. 237. 469. Romilly, in Vernant, (1999), p. 284. 470. Romilly, in Vernant, (1999), p. 284.

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c)

L’emprise sur la gestion de l’ordre politique

Le régime politique de la cité, qui fut mis en place progressivement, a effectivement permis aux acteurs d’exercer une meilleure emprise sur leurs conditions d’existence. « Le démantèlement précoce de la royauté s’est {d’abord} fait au profit des nobles. »471 Puis les acteurs créèrent des institutions politiques qu’ils contrôlaient eux-mêmes. Cependant, ici encore, les résultats furent plutôt mitigés. En effet, ils durent gérer une grande instabilité politique résultant des luttes de pouvoir entre les partisans du régime qu’ils avaient mis en place (l’oligarchie ou la démocratie) et ceux qui cherchaient à en instaurer ou en restaurer un autre (la monarchie, l’aristocratie ou la tyrannie). Les partisans de ces cinq régimes politiques différents entretenaient des relations antagoniques, voire contradictoires472, et le destin d’une cité a toujours dépendu des relations entre eux. Dans certaines cités, un régime démocratique plus ou moins stable a pu être établi, malgré les complots internes et les guerres. Mais, même à Athènes, qui fut sans doute « la plus révolutionnaire des villes », la plus démocratique, la noblesse n’avait été que partiellement brisée (les grands réformateurs en étaient issus) et elle avait gardé certains pouvoirs religieux (certains prêtres et prêtresses y étaient encore recrutés). Dans d’autres cités, notamment à Sparte, c’est un régime oligarchique qui s’est établi. Mais les Éphores spartiates semblent avoir eu aussi peur de leur propre peuple (les hilotes) que des tyrans, comme nous le verrons au chapitre suivant. Sans aller jusqu’à en faire une règle générale – qui serait trop simpliste, puisque le processus d’instauration du régime civique a suivi des chemins différents d’une cité à l’autre –, il semble bien pourtant que, le plus souvent, les monarques aient été chassés par les aristocrates, les aristocrates par les tyrans, les tyrans par les oligarques, et, parfois, les oligarques par les démocrates ! Tous ces conflits ont bien sûr donné lieu à des compromis toujours précaires, donc provisoires, dont l’issue dépendait des 471. Braudel, (1998), p. 267. 472. Je rappelle que, dans le langage que j’utilise, une relation sociale est dite “contradictoire” (et non pas conflictuelle ou compétitive) quand elle est non seulement antagonique, mais aussi exclusive : chaque acteur tend à rompre la relation avec l’autre, quitte, au besoin, à l’éliminer.

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rapports de force entre les acteurs en présence. En outre, comme nous l’avons dit ci-dessus, l’incapacité des acteurs de maîtriser les guerres a fini par détruire l’idéal civique (et hoplitique) d’égalité sur lequel reposait la cité. d)

L’emprise sur la gestion du contrat social

Le patriotisme exacerbé qui animait les cités a bien eu pour effet de construire une certaine cohésion, toujours précaire cependant. Mais l’esprit civique n’a pas suffi à préserver le contrat social : les luttes d’influence des catégories sociales dominées (la stasis), en particulier les petits paysans, les artisans et parfois, les esclaves, ont souvent mis en péril la cohésion sociale. Pour les victimes des inégalités sociales, le patriotisme était aussi un « beau discours » idéologique, destiné à légitimer leur exclusion et la répression qu’il leur fallait subir dès qu’ils élevaient la voix. En somme, c’est peut-être l’effort excessif qu’elles ont dû déployer pour instituer un contrat social qui a constitué le second « talon d’Achille » des cités grecques (le premier étant la guerre) : trop d’inégalités et de stasis à l’intérieur les ont menées à trop de guerres à l’extérieur. Comme le dit si justement P. Vidal-Naquet, « deux mots peuvent caractériser la civilisation de la Grèce archaïque : nomos, imparfaitement traduit par “loi” et agôn, le combat, la rivalité, le procès ; ces deux concepts étant solidaires. »473 La cité n’est jamais parvenue à faire triompher durablement le nomos sur l’agôn. Si cet ordre social stratifié et rigide a bien été assoupli à partir du Ve et surtout du IVe siècles, son évolution résulta davantage d’un effet pervers de la logique des acteurs, que d’un débat ou d’une décision collective. Par exemple, les hommes spartiates s’étant entre-tués au « jeu » de la guerre, les filles épiclères ont hérité et sont parfois devenues très riches ; des hilotes et des esclaves ont dû être recrutés par la cité pour compléter les rangs clairsemés de l’armée et ont acquis la citoyenneté pour services rendus à la Patrie. Ailleurs, des esclaves ont économisé assez d’argent pour être affranchis et devenir des artisans, parfois même des commerçants riches ; des mercenaires sont parvenus à s’élever dans l’armée et en politique ; des métèques ont acquis une citoyenneté partielle 473. Vidal-Naquet, (2002), p. 702.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

ou même totale ; des évergètes ont pu accéder à des magistratures importantes dans les institutions politiques ou militaires. Bref, les canaux de mobilité sociale se sont élargis, mais ils sont restés individuels : y accéder dépendait surtout des qualités de chacun, de son opportunisme et de sa chance. e)

L’emprise sur la gestion de la socialisation

Les logiques d’action, dans le champ de la socialisation et de l’intégration, sont en grande partie la résultante de celles que les acteurs ont déployées dans les autres champs relationnels. Nous l’avons vu, la cité grecque était très exigeante envers ses membres, tant envers ses élites, dont elle exigeait la discipline, qu’envers son peuple, dont elle attendait la soumission, si possible consentie, sinon imposée. La survie du groupe dans son environnement naturel et inter-collectif exigeait une telle sévérité. Grâce à cette discipline et à cette soumission, les gouvernants ont pu assurer à leur population une certaine intégration sociale : ils accomplirent les rôles sociaux qui étaient assignés à la position qu’ils occupaient dans les relations sociales et restèrent à leur place dans l’ordre établi. Cependant, les limites, décrites ci-dessus, de l’emprise des acteurs dans les autres champs relationnels ont fait évoluer aussi la gestion de la socialisation. Prenons l’exemple d’une des agences essentielles de l’apprentissage social : la famille. Sans doute est-ce l’exigence de sévérité du collectif sur les individus qui permet de comprendre pourquoi la famille jouait un rôle si secondaire dans la socialisation des enfants : la cité ne pouvait pas laisser la socialisation des jeunes à la seule initiative des familles. C’était le cas tout particulièrement à Sparte, où ils étaient enlevés très jeunes au contrôle de leurs parents : « tout était mis en œuvre pour que la fidélité se déplace de la famille ou du groupe de parenté vers les différents groupes masculins. {…} Comme source d’affection ou d’autorité, la famille était réduite à sa plus simple expression. »474 Et c’était le cas aussi, bien que dans une moindre mesure, dans d’autres cités. Or, lorsqu’à partir du IVe siècle, le régime civique va commencer à s’affaiblir, on verra la famille reprendre sa place et son importance. Alors, « les sentiments 474. Finley, (1971), p. 196.

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Chapitre II : Vers une explication sociologique...

familiaux s’expriment : amour conjugal, amour des enfants, avec une vivacité qui eût choqué les générations précédentes. »475 Et sans doute est-ce encore ce même besoin d’un contrôle social sévère qui nous aide à comprendre la place des femmes, des étrangers, des esclaves dans ce « club d’hommes » qui vivaient constamment sur pied de guerre. Cependant, cette socialisation exigeante était une arme à double tranchant car le risque, encouru par les élites et les gouvernants, était de voir le pôle expressif (Dionysos) prendre le dessus sur le pôle rationnel (Apollon) et engendrer une crise des croyances, donc aussi des valeurs et des normes, surtout dans les moments d’épreuve et d’échec des élites. Par exemple, en 404 {victoire de Sparte dans la guerre du Péloponnèse}, « c’est comme si Athéna avait trahi sa ville bien-aimée. {Alors}, à la religion solennelle de la cité, s’oppose une religion de l’anti-cité. »476 « La grande nouveauté est {…} l’instauration d’une nouvelle éducation à partir de 440 : celle des sophistes qui remettent en question toutes les idées établies et ont un rayonnement profond sur la jeunesse dorée d’Athènes. »477 La contestation s’exprima notamment dans le théâtre : art populaire et démocratique qui visait à l’instruction du démos. « On peut considérer la tragédie comme une liturgie synthétisant d’anciennes cérémonies dionysiaques. {…} La comédie est étroitement liée à Dionysos puisqu’elle est le “chant du cosmos”, de la procession bachique qui suit les récoltes… »478 Or, « Euripide et Aristophane raillent les dieux. {…} La “comédie ancienne” est une satire crue et pourtant poétique des institutions, des mœurs et des individus. »479 En outre, il y avait encore un autre paradoxe dans l’éducation, une autre arme à double tranchant : les divinités courotrophes invitaient les Grecs à s’oublier dans la communauté civique, à se sacrifier pour la cause collective de la cité, mais, en même temps, elles leur inculquaient l’appétit de la performance individuelle et le désir de gloire. Il fallait qu’ils soient des compétiteurs acharnés, qu’ils vouent un véritable culte à l’agôn. Il était difficile de 475. 476. 477. 478. 479.

Vidal-Naquet, (2002), p. 705. Vidal-Naquet, (2002), p. 713. Lévêque, (2002b), p. 334. Lévêque, (2002a), p. 723. Lévêque, (2002b), p. 333.

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concilier ces deux orientations opposées, et cette contradiction a fini par dénaturer l’idéal civique, même à Sparte comme nous le verrons au chapitre suivant. Ainsi, en cherchant par leurs logiques d’action à s’adapter à leurs conditions d’existence, les acteurs les ont transformées : ils en ont créé de nouvelles, qui ont engendré à leur tour le déclin de la cité et le retour aux monarchies pendant la période suivante, la période hellénistique !

C. Conclusion Le chapitre premier a mis en évidence la cohérence interne du modèle culturel civique, tel qu’il se présentait en Grèce ancienne : il y a bien une homologie structurale entre les conceptions du naturel, du social, du surnaturel et de l’individuel. Le second chapitre a voulu montrer qu’il existe également une cohérence entre les principes culturels et les logiques d’action : les acteurs ont adopté ou produit des références culturelles pour légitimer leurs pratiques sociales et, une fois légitimées, ces références ont orienté et donné du sens à leurs actions et les ont reproduites. L’invention du modèle culturel civique en Grèce antique s’expliquerait donc par les cinq raisons exposées ci-dessus, qui interagissent les unes sur les autres. 1.

Qu’est-ce qu’une cité grecque ?

Nous sommes maintenant en mesure de proposer une définition (au moins provisoire) de la cité grecque. Sachant que toutes les collectivités grecques n’étaient pas des cités, à quoi reconnaîtra-t-on celles qui régissaient leur vie commune selon un régime et un modèle culturel civiques ? Voici quelques critères : – Il faut que l’ordre politique soit géré par les citoyens euxmêmes (quelques-uns ou beaucoup), par l’entremise d’un État qui occupe une position centrale, et que ces citoyens se donnent leurs propres lois et les appliquent également à tous ;

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– Il faut que le contrat social (la cohésion interne) se fonde sur un sentiment puissant d’appartenance de ces citoyens à une patrie commune, assez fort pour unir les multiples groupes constitutifs de la collectivité par-delà leurs intérêts particuliers et pour qu’ils se consacrent en priorité à la gestion de leur cité ; – Il faut – et c’est le corollaire du critère précédent – que, dans leurs relations avec les autres collectivités, ces citoyens soient jaloux de leur indépendance, refusent toute forme de domination étrangère, soient prêts à donner leur vie pour défendre et conquérir des espaces territoriaux jugés nécessaires à l’intérêt général ; – Il faut que, par leur socialisation, les élites dirigeantes soient formées à la discipline et le peuple à la soumission, de telle sorte que les individus soient entièrement définis par les places qu’ils occupent dans la division sociale du travail. Cette définition appelle au moins trois commentaires. D’abord, le mode de production et de gestion de la richesse n’intervient pas comme un critère nécessaire à la définition, même si l’apparition d’une nouvelle classe de marchands a été un facteur décisif pour l’adoption de ce régime et de ce modèle. Pourquoi ? Parce qu’il y a eu des cités principalement agraires (notamment Sparte) et d’autres principalement marchandes (notamment Athènes), même si les premières ont préféré un régime plus oligarchique et les seconde un régime plus démocratique. Ensuite, les critères ci-dessus impliquent que le pouvoir ne soit pas monopolisé par des individus ou des groupes sociaux appartenant à une caste considérée, de naissance, comme supérieure, ce qui exclut du régime et du modèle civiques les régimes monarchique et aristocratique. Enfin, ces critères n’excluent pas les régimes tyranniques, du moins dans l’acception de ce terme qui prévalait en Grèce archaïque. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, les tyrannies de cette époque étaient des régimes d’exception et, plus précisément, de transition. À ce titre, même si le pouvoir était bien celui d’un seul, le tyran était un « accoucheur d’histoire », qui prenait appui sur la force du peuple pour détruire les résistances de l’aristocratie à l’instauration d’un régime civique. C’est pourquoi j’ai considéré

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

ici les régimes tyranniques de la Grèce archaïque comme des régimes civiques (ou au moins, pré-civiques). Une typologie plus élaborée ne me paraît pas possible à ce stade de ma recherche. En effet, entre ces régimes, que l’on peut considérer comme des types idéaux, de nombreuses combinaisons intermédiaires sont possibles : entre un « bon roi » et un « tyran démagogue », entre un aristocrate, un oligarque et un démocrate, les différences sont souvent de degrés, et le doute est donc permis. 2.

La période hellénistique

À partir du IVe siècle, nous l’avons vu, le régime et le modèle civiques se sont affaiblis dans les principales cités qui les avaient mis en œuvre. Les guerres ont été largement responsables de ce déclin. « Philippe II de Macédoine (383-336) a su mettre à profit les querelles des villes grecques. »480 « C’est donc en ordre dispersé qu’elles vont affronter le nouveau danger qui, depuis 359, menace la liberté grecque. »481 L’immense empire que bâtit ensuite son fils, Alexandre le Grand, eut la vie courte (comme lui-même). « À la mort d’Alexandre {356-323}, à Babylone, à 33 ans, son vaste empire se disloque d’un coup. »482 La Grèce devint alors l’enjeu d’une multitude de guerres entre des successeurs qui se partagèrent cet empire.483 « En 275, trois dynasties, issues de trois généraux d’Alexandre, {les diadoques} étaient solidement établies : les Séleucides gouvernaient une grande partie de ce qui avait été l’empire perse en Asie, les Lagides, l’Égypte, et les Antigonides, la Macédoine. »484 L’invasion macédonienne avait marqué le début d’une transformation profonde, du déclin du modèle culturel civique, et donc de la cité, même si celle-ci a résisté, avec des réformes importantes, jusqu’à la conquête romaine.485 « Le déclin 480. Braudel, (1998), p. 277. 481. Mossé, (2002), p. 690. 482. Braudel, (1998), p. 282. 483. Voir sur ce point le livre de W.W. Tarn, La Civilisation hellénistique, Paris, Payot, 1936 (Traduction de E. J. Lévy). Lire notamment l’histoire mouvementée de cette dislocation, dans l’esquisse historique que l’auteur en propose (chapitre premier). 484. Tarn, (1936), p. 12. 485. Lonis, (2010), pp. 4-5.

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de la polis, déjà commencé au début du IVe siècle, ne fit que s’accentuer après la conquête macédonienne. »486 Mais la crise des cités ne les a pas affectées toutes également. « Il en est comme Rhodes ou Syracuse, qui auront à l’époque hellénistique un éclat presque comparable à celui d’Athènes. »487 La période hellénistique, n’entrant pas dans l’objet de cette étude, je m’y suis peu intéressé. Je crois cependant utile de souligner quelques changements majeurs, qui étaient déjà en cours avant la conquête macédonienne, et se sont accentués par la suite. Ces changements expriment bien, me semble-t-il, les logiques d’action qui étaient à l’œuvre, depuis un ou deux siècles déjà, dans les cinq champs relationnels. a)

La gestion du pouvoir

C’est, de moins en moins, l’égalité entre les citoyens qui fonde le pouvoir. La monarchie a été réintroduite presque partout et elle a gouverné avec l’oligarchie. « La vieille monarchie macédonienne avait conservé certaines des caractéristiques de la monarchie héroïque {celle d’Homère}. Le roi, descendant des dieux, entouré de ses princes-sujets et de ses pairs libres, règne sur un royaume national, et l’allégeance qu’il revendique est autant personnelle que patriotique. »488 «Tous ces rois étaient imbus d’idées grecques et désiraient avoir, comme base de leur autorité, quelque chose de plus que le droit de conquête. {…} Cette base fut finalement trouvée dans la divinisation du roi. »489 Comme Alexandre l’avait voulu pour lui-même, ils désirèrent être vénérés comme des dieux, après leur mort et même, comme Ptolémée II et beaucoup d’autres après lui, de leur vivant. Cette reconnaissance était extensible à leurs épouses et à leurs descendants. « Des généalogies divines furent inventées pour les dynasties : les Séleucides descendaient d’Apollon, les Lagides d’Héraclès et de Dionysos. »490

486. 487. 488. 489. 490.

Finley, (1971), p. 79. Vidal-Naquet, (2002), p. 714. Tarn, (1936), p. 49. Tarn, (1936), p. 51. Tarn, (1936), p. 53.

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Pourtant, « vue du dehors, la constitution des cités grecques, qui se gouvernaient elles-mêmes au IIIe siècle, paraît à peu près identique à ce qu’elles avaient toujours été ; les cités avaient leurs assemblées, leurs conseils et leurs magistrats, la juridiction sur leurs citoyens, leurs finances rudimentaires, leurs querelles intestines. {…} Mais, en réalité, {…} les Assemblées perdaient du terrain ; le pouvoir pouvait passer aux Conseils, mais était souvent exercé par les magistrats. »491 « Le roi était l’État ; tous ses ministres et ses fonctionnaires n’étaient que ses créatures, qu’il nommait et renvoyait comme bon lui semblait ; son conseil d’“Amis” n’avait le droit de lui donner que des avis. »492 « Alexandre avait traité les cités grecques en alliées libres. Antipater {général de Philippe II et d’Alexandre, 397319} avait désiré les traiter en sujettes, plaçant des garnisons où bon lui semblait, et maintenant au pouvoir les oligarchies et les tyrans qui étaient ses partisans ; le conflit entre ces deux politiques rivales fut très prolongé. »493 « Au second quart du IIIe siècle, l’oligarchie et la démocratie étaient mortes en tant que théories de partis politiques ; la ligne réelle de démarcation suivait d’autres directions {…} : l’antagonisme entre des partisans du roi et des nationalistes ; mais souvent ne s’affrontaient que les riches et les pauvres. »494 Toujours estil qu’il « devint impossible pour un homme pauvre d’occuper aucune fonction dans la cité. »495 Et ce fut pire encore par la suite, sous la république romaine : « ces tendances s’affirmèrent encore davantage ; Rome remplaça les démocraties par des timocraties {gouvernement d’hommes prestigieux et riches}. »496 Cependant, les démocrates se défendirent, parfois avec une certaine efficacité. Ainsi : « en 307, Démétrios {le fils d’Antigone, qui régnait sur la Macédoine} libéra Athènes et restaura le gouvernement démocratique. »497 b)

La gestion de l’hégémonie

C’est encore et toujours la force militaire qui fonde l’hégémonie. Philippe II, et plus encore son fils Alexandre, avaient compris 491. 492. 493. 494. 495. 496. 497.

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Tarn, (1936), p. 67. Tarn, (1936), p. 58. Tarn, (1936), p. 65. Tarn, (1936), p. 67. Tarn, (1936), p. 68. Tarn, (1936), p. 68. Tarn, (1936), p. 14.

Chapitre II : Vers une explication sociologique...

qu’on ne peut unir les Grecs, construire un Empire, conquérir de nouvelles terres et assurer la paix interne, que par la force. Philippe II convoqua « une conférence à Corinthe, où fut fondée la Ligue des Hellènes. »498 Elle avait deux objectifs : envahir la Perse et réprimer la stasis. Son fils « Alexandre, devait donner {à ce projet} les dimensions que l’on sait. »499 Cependant, la guerre avait, en grande partie, changé de méthodes. Un de ces changements, qui avait déjà commencé bien avant, fut le recours massif à des mercenaires. : « Dans la période 399-375, il n’y eut jamais moins de 25 000 mercenaires grecs en service actif quelque part et, plus tard, ce chiffre s’éleva à 50 000. »500 Leur « usage » s’intensifia encore par la suite. « Les rois étaient très partisans de l’emploi des mercenaires, car cela leur permettait d’épargner leurs troupes nationales qui formaient la phalange. »501 Mais, comme déjà signalé, cela affectait profondément la mentalité civique. Ces soldats étaient, le plus souvent, des déracinés, en quête d’emplois : « des enfants perdus de la Grèce ». En outre, « la tactique guerrière sur terre avait été transformée par l’emploi {…} de la cavalerie lourde. »502 « Ce qui semble avoir été décisif dans la victoire des Macédoniens, c’est l’usage de la cavalerie pour protéger les fantassins. Et la cavalerie de Philippe II a le double avantage d’être cuirassée {…} et d’être strictement organisée. C’est à cette discipline qu’elle doit ses triomphes. »503 Plus tard, les chefs de guerre introduisirent aussi les éléphants, qu’ils faisaient venir par convois entiers, avec leurs dresseurs, de l’Inde, puis d’Afrique, et qui bouleversèrent encore le rapport des forces sur les champs de bataille. «Tout ce mouvement, de même que la stasis constante, indiquait un échec de la communauté et donc de la polis. »504 Si bien qu’« aux environs de 222, la tactique fut {à nouveau} transformée, et la phalange, l’arme nationale macédonienne, réoccupa la première place. »505 Mais « les petites milices des cités ne pesaient qu’un faible 498. 499. 500. 501. 502. 503. 504. 505.

Finley, (1971), p. 79. Mossé, (2002), p. 690. Finley, (1971), p. 80. Tarn, (1936), p. 62. Tarn, (1936), p. 61. Braudel, (1998), p. 282. Finley, (1971), p. 80. Tarn, (1936), p. 62.

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poids face aux gigantesques armées de mercenaires rassemblées par les rois hellénistiques. »506 c)

La gestion de l’influence

Est-ce encore le patriotisme civique qui fonde l’influence ? « Une modification se produisait, due au fait fondamental que la vie politique de la cité, considérée comme un bien commun à tous, perdait son importance antérieure et son intérêt. »507 « La première chose à remarquer est un certain développement du sentiment d’humanité. {…} Le Grec était plus querelleur que jamais, mais commençait à se demander s’il devait l’être. »508 « La haine de race {…} a disparu ; la persécution pour motifs religieux est inconnue. »509 On observe un effort pour dépasser le fanatisme patriotique étroit, pour reprendre et développer le vieux synœcisme et élargir le sentiment d’appartenance à des ensembles plus vastes. Voici quelques signes de cette volonté, encore bien timide il est vrai, d’ouverture et d’unité. « Le rapprochement des diverses composantes du monde fut {…} facilité par le développement d’une langue commune. L’usage de l’attique commença à se répandre parmi les classes cultivées, et à côté de l’attique {…} naquit le grec hellénistique, la “langue commune”, que le grec du Nouveau Testament nous a rendue familière. »510 Par ailleurs, l’isopolitie, la sympolitie et le Koinon, dont il a été question ci-dessus, prirent plus d’importance qu’ils n’en avaient eue pendant la période classique. « Un certain sentiment d’humanité se fait sentir aussi dans un mouvement destiné à protéger certains lieux {les temples, les sanctuaires} contre la guerre. »511 Il en allait de même pour certaines personnes : « les artistes dionysiaques étaient inviolables », mais aussi les citoyens de certaines autres cités. Des conventions conclues entre cités (des « symbolons ») permettaient de régler les disputes privées entre leurs citoyens. En outre, « à mesure que s’affaiblissait le lien de la cité, il naissait un grand nombre d’associations et de clubs 506. 507. 508. 509. 510. 511.

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Mossé, in Vernant, (1999), p. 301. Tarn, (1936), p. 67. Tarn, (1936), p. 79. Tarn, (1936), p. 9. Tarn, (1936), p. 86. Tarn, (1936), p. 81.

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privés non politiques. {…} Le grand développement des associations dans tout le monde grec a débuté en 300. {…} En 200 environ, apparaissent des associations familiales. {…} Des associations désignées par le nom de la profession de leurs membres apparaissent à Athènes et à Cos. »512 Ces clubs étaient de moins en moins réservés aux citoyens grecs : « en général, ils étaient soit composés d’étrangers, soit mixtes. »513 Plus tard, même certains esclaves y furent admis. Si le patriotisme civique s’est affaibli pendant la période hellénistique, les cités avaient conservé une certaine solidarité envers les pauvres, pratiquée par des riches plus ou moins altruistes ou par les rois : « peu d’époques ont montré un pareil esprit public. »514 Souvent, les cités subsistent parce qu’elles sont entretenues par des bienfaiteurs : « de grands personnages, dont les liens avec la cité sont de plus en plus lâches, jouent le rôle d’évergètes, offrant une école ou un gymnase, recevant une belle inscription honorifique ou une statue équestre. »515 De même, « le roi hellénistique est l’évergète par excellence. »516 « Il semble que le sentiment du peu d’importance relative de l’argent ait été vraiment compris et partagé par un grand nombre. »517 Tout cela indique, semble-t-il, une plus grande ouverture d’esprit et un certain élargissement des canaux de mobilité sociale. Il ne s’agissait pas, cependant, de véritables politiques sociales pratiquées par les États : « aucune mesure n’était envisagée en ce qui concerne le pauvre comme tel. »518 Sauf dans quelques cités, cette philanthropie semble avoir été laissée aux initiatives d’individus ou d’associations et non inscrite dans des lois qui obligeaient les États. En outre, pour calmer une stasis toujours menaçante, l’État amusait le peuple en multipliant les jeux et les jours de fête : « il semble qu’il était mieux considéré d’amuser le peuple que de le gouverner. »519 Mais tout cela

512. 513. 514. 515. 516. 517. 518. 519.

Tarn, (1936), p. 82. Tarn, (1936), p. 93. Tarn, (1936), p. 107. Vidal-Naquet, (2002), p. 714. Vidal-Naquet, (2002), p. 714. Tarn, (1936), p. 107. Tarn, (1936), p. 108. Tarn, (1936), p. 113.

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n’empêchait pas la stasis – et peut-être même l’encourageait ! 520 « Le IVe siècle était déjà obsédé par la crainte de la révolution sociale, et c’est une des raisons pour laquelle les classes aisées se tournèrent vers la Macédoine, champion de l’ordre existant. {…} Il fut entendu que la Macédoine et la Ligue {de Corinthe} réprimeraient {…} tout mouvement en faveur de l’abolition des dettes, de la division des terres, de la confiscation des propriétés privées ou de la libération des esclaves. »521 d)

La gestion de l’autorité

Est-ce encore la religion qui fonde l’autorité ? Oui, mais la philosophie et la science rivalisent avec elle. D’une part, « il y eut un renouveau du religieux. » Dès le début de l’ère hellénistique, la religion olympienne perdit de sa vigueur. Elle était « morte spirituellement et rien n’avait encore été mis à sa place lorsque le culte royal fut institué. »522 Les dieux olympiens « faisaient partie intégrante de la forme de la cité et tombèrent avec elle ; la philosophie les anéantit aux yeux des gens cultivés et l’individualisme, aux yeux de l’homme du commun. »523 Les cultes dionysiens, orphiques, magiques, les religions à mystères, l’astrologie, les religions orientales…,quiproposaientdesdieuxplussensiblesàlasouffrance humaine, prirent encore plus de place qu’ils n’en avaient déjà, au moins parmi les couches populaires. « On a dit avec raison qu’à cette époque, {…} seules étaient vivantes la philosophie et les religions orientales. »524 L’individu gagna en importance. « Avec Alexandre, l’homme devient un individu. {…} La philosophie stoïcienne s’appropria rapidement cette conception. »525 « La liberté de pensée atteint un degré qu’on ne reverra plus avant les temps modernes. {…} La personnalité de l’individu peut se donner libre cours. »526 « Si, en fait, le particularisme de la cité grecque doit rester assez vigoureux, en théorie, il est aboli et remplacé par l’universalisme, avec son corollaire, 520. Quand la prospérité économique augmente, mais est mal répartie, les inégalités sont le plus souvent perçues comme frustrantes par ceux qui les subissent. 521. Tarn, (1936), p. 119. 522. Tarn, (1936), p. 54. 523. Tarn, (1936), p. 314. 524. Tarn, (1936), p. 313. 525. Tarn, (1936), p. 78. 526. Tarn, (1936), p. 9.

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l’individualisme. »527 Comme l’a bien souligné M. Foucault, avec les grands courants philosophiques hellénistiques (le stoïcisme et l’épicurisme principalement), le « connais-toi toi-même » de Socrate et de Platon est devenu le « soucie-toi de toi ». « Les deux philosophies nouvelles, celles d’Épicure et de Zénon, étaient toutes deux des produits du monde nouveau créé par Alexandre, et en premier lieu du sentiment que l’homme n’était plus seulement un élément de la cité, mais un individu qui, comme tel, avait besoin de nouvelles règles de conduite. »528 On produisit plus de livres que jamais auparavant et « les rois fondèrent des bibliothèques dans leurs capitales »529 En amenant Babylone dans l’empire grec, Alexandre avait provoqué un développement de la science « tel que le monde ne devait plus en revoir avant de nombreux siècles. »530 « L’insistance des stoïciens sur l’égalité et la fraternité s’enfonça dans les âmes. {…} Les utopies commencèrent à apparaître »531, notamment celle de Zénon {de Cition, 335-261}. L’importance de l’éducation des jeunes, déjà bien reconnue dans la cité classique, resta toujours aussi grande qu’auparavant, mais « le gymnase {plus que l’Acropole} devint caractéristique de la vie grecque ; une ville qui pouvait en édifier un était en passe de devenir une cité. »532 La condition féminine semble s’être améliorée aussi, sans doute pour une minorité de femmes, et ce, pour deux raisons. D’une part, les Macédoniennes étaient mieux traitées que les Grecques, et « les grandes princesses macédoniennes des deux générations qui suivirent Alexandre exercèrent une forte influence sur la situation des femmes grecques. »533 D’autre part, « le stoïcisme {…} contribua aussi à élever le statut des femmes. »534 « Comme les hommes, et pour les mêmes services, les femmes recevaient le droit de cité et la proxénie d’autres cités ; l’origine des femmes magistrats de l’époque romaine 527. 528. 529. 530. 531. 532. 533. 534.

Tarn, (1936), pp. 8-9. Tarn, (1936), p. 304. Tarn, (1936), p. 247. La plus célèbre était celle du Brouchéion à Alexandrie. Tarn, (1936), p. 273. Tarn, (1936), p. 120. Tarn, (1936), p. 94. Tarn, (1936), p. 95. Tarn, (1936), p. 96.

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remonte au moins au Ier siècle avant J.-C. {…} Les relations entre les sexes devinrent plus libres et plus naturelles. {…} Il y avait des cercles féminins à Athènes et Alexandrie. »535 Le développement du commerce mélangeait les populations venues des pourtours de la Méditerranée : les villes devenaient de plus en plus cosmopolites. «Vers 100, l’affranchissement {des esclaves} ou l’incorporation des étrangers avait dû, comme en Asie, se produire sur une échelle considérable en Grèce. »536 Tandis que la population « véritablement grecque » déclinait, « les cités se remplissaient d’affranchis. {…} L’action de ce processus est visible aussi dans l’écroulement des distinctions de classes et de races. »537 En outre, « si l’on excepte les travailleurs des mines – les conditions de vie de ceux du Laurion étaient un enfer sur terres –, l’esclavage domestique ordinaire était souvent assez doux ; l’esclave pouvait être mieux né et mieux élevé que son maître. {…} Le stoïcisme s’efforça d’obtenir un meilleur traitement des esclaves. {…} Certains esclaves gagnaient de l’argent dans leur métier et l’affranchissement devint rapidement très banal. »538 e)

La gestion de la puissance

C’est, plus que jamais, la richesse marchande qui fonde la puissance. Malgré cela, le problème majeur de l’équilibre entre la population, les ressources et la technologie a continué de se poser, surtout dans les cités qui manquaient de terres arables : « les produits alimentaires {surtout le grain importé} ne pouvaient être payés que par l’exportation de produits manufacturés ou par les droits de transit. »539 Or la population ne cessait de grandir : « les écrivains du IVe siècle sont encore préoccupés par la surpopulation et, en 300 environ, il y avait encore un excédent considérable. »540 Par ailleurs, il semble aussi se confirmer que l’innovation technologique n’avait guère progressé : « Le monde hellénistique 535. 536. 537. 538. 539. 540.

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Tarn, (1936), p. 97. Tarn, (1936), p. 101. Tarn, (1936), p. 101. Tarn, (1936), p. 102. Tarn, (1936), p. 98. Tarn, (1936), p. 98.

Chapitre II : Vers une explication sociologique...

était vide de machines et plein d’esclaves. »541 « Le travail manuel était trop bon marché pour qu’on s’intéressât à la machine. »542 Outre les moyens de résoudre le problème de la surpopulation (décrits plus haut dans ce chapitre), W. Tarn fait allusion à une méthode très particulière pour contrôler les naissances : « la généralisation de l’infanticide ».543 « Les Grecs se refusaient à élever plus d’un ou deux enfants, et plusieurs témoignages le confirment. »544 Et puisqu’ils préféraient élever des garçons, ce sont surtout les filles qui furent victimes d’infanticide ! Ce procédé, si intolérable soit-il, semble cependant avoir été très efficace puisque « la population grecque née sur le territoire national doit avoir décliné considérablement vers 100 av. J.-C. »545 Dans ces conditions, l’artisanat et le commerce ne pouvaient que continuer à se développer, ce qui eut pour conséquence que la puissance économique continuait à passer entre les mains des marchands. Et aussi entre celles des financiers, car « le commerce de banque se développa »546 : « la quantité d’argent réellement disponible augmenta considérablement après la création, par Alexandre, de sa monnaie internationale {la drachme} indispensable au développement du commerce. »547 « Le IIe et le Ier siècles avant J.-C. sont des périodes d’expansion économique. {…} Les convois commerciaux sillonnent la Méditerranée, de la mer Noire à Gibraltar. »548 Ce fut donc, malgré les guerres, une période au cours de laquelle les conditions de vie se sont, en moyenne, améliorées, avec évidemment une forte croissance des inégalités relatives. « Comparée aux conditions du IVe siècle, la brèche entre le riche et le pauvre s’élargissait et c’est là le phénomène le plus déplorable du monde hellénistique. »549 Ce sont donc « les classes supérieures {qui} connurent la prospérité durant 541. Tarn, (1936), p. 10. 542. Tarn, (1936), p. 279. 543. Tarn, (1936), p. 98. 544. Tarn, (1936), p. 98. 545. Tarn, (1936), p. 100. 546. Tarn, (1936), p. 114. 547. Tarn, (1936), p. 229. 548. Nicolas Svoronos, « La domination romaine », in Encyclopædia Universalis, 2002, Vol. 10, p. 692. 549. Tarn, (1936), p. 118.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

cette période », à cause de l’énorme développement des échanges. « Il est curieux de constater que la plupart des villes les plus riches du monde hellénistique – Séleucide, Antioche, Rhodes, Éphèse, Cyzique, Corinthe, Délos… – se sont enrichies dans le commerce de transit », plutôt que par l’exportation de leurs produits manufacturés. Malgré cette prospérité, « dans la période hellénistique, les famines locales sont fréquentes ».550 Les cités n’avaient alors d’autre moyen, pour éviter la stasis, que de faire des distributions gratuites de blé, à moins de pouvoir compter sur les « liturgies de nourriture », financées par des hommes riches, ou bien d’acheter du blé aux prix élevés du marché et de le revendre à perte. « Les rois et les gens fortunés distribuaient souvent des largesses en blé. »551 Il est vrai que, du point de vue de leur gestion financière, les gouvernants hellénistiques n’avaient pas plus de politique économique que leurs prédécesseurs. Ils levaient bien quelques impôts, surtout indirects, mais « l’impôt direct répugnait aux Grecs ! »552 Ils dépendaient donc des prêts que leur faisaient les gens riches et vivaient toujours endettés et manipulés par eux. 3.

La conquête romaine

Depuis le IVe siècle, les conditions politiques en Italie centrale avaient changé. Une ville, Rome, faisait l’unité autour d’elle et soumettait à sa domination les peuples du centre de la péninsule. En 306, le traité conclu entre Rome et Carthage reconnaissait à la cité du Latium une zone d’influence qui s’étendait à toutes les côtes italiennes. Rome apparut alors aux cités italiotes (colonies grecques en Italie), comme une protection contre les invasions barbares et les révoltes sociales qui les déchiraient. L’intervention de Rome paraissait donc « naturelle » et elle y installa des garnisons. « Dès le IIIe siècle, les cités italiotes entrèrent dans l’orbite de Rome. »553 Et, « lorsque, quelques années plus tard, Sparte apparaît de nouveau comme une menace pour l’ordre social, 550. 551. 552. 553.

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Tarn, (1936), p. 105. Tarn, (1936), p. 106. Tarn, (1936), p. 116. Mossé, (2002), p. 698.

Chapitre II : Vers une explication sociologique...

c’est à Rome que la “bourgeoisie” achéenne fait appel. »554 La Grèce fut définitivement conquise par les Romains en 146 av. J.-C., mais la conquête romaine était en cours depuis longtemps : prise de Syracuse en 212, de Tarente en 209. « En 148 avant J.-C., la Macédoine a été réduite en province romaine. Deux ans plus tard, {…} Corinthe était rasée, la Grèce réduite à l’état de province. Sparte, Athènes, Delphes eurent seules le titre privilégié de cités fédérées. »555 La pax romana régna alors sur toute la Méditerranée, jusqu’au retour des invasions « barbares ». Cependant, « le développement sans précédent de l’économie du monde grec dans la Méditerranée et en Orient durant la période hellénistique ne s’arrêta pas avec l’occupation romaine. »556 Ainsi, Rhodes et Délos sont devenus des centres commerciaux très importants, notamment des marchés d’esclaves. « Un processus de transformation des structures sociales du monde grec, commencé déjà au IIIe siècle, accompagne cette expansion économique. Les gens d’affaires, de plus en plus nombreux, accumulent des richesses. {…} On constate la concentration de la terre entre les mains d’un nombre toujours plus restreint de grands propriétaires fonciers. À ces groupes de possédants s’oppose la foule des esclaves qui travaillent dans les champs, dans les ateliers et dans les mines, auxquels s’ajoute un nombre croissant d’ouvriers libres, de métèques dans les villes, de paysans appauvris sur les grands domaines. {…} Les luttes sociales {…} se généralisent. {…} Les masses d’esclaves et de défavorisés sont touchées par la propagande égalitaire, de caractère “communisant”, de certains cercles philosophiques et religieux, qui ont pour mot d’ordre l’abolition des dettes, la répartition de la terre, le droit de cité pour tous et la libération des esclaves. Partout éclatent des troubles, suivis de répression sanglante et de l’instauration de gouvernements de plus en plus oligarchiques. »557 C’est à la suite d’une révolte des esclaves à Athènes, entre 104 et 100, que « la Constitution d’Athènes devint oligarchique. »558 Cependant, il y eut, en Grèce, des mouvements pour défendre la cité démocratique (surtout sur le continent ou 554. Mossé, (2002), p. 690. 555. Braudel, (1998), p. 283. 556. Nicolas Svoronos, « La domination romaine », in Encyclopædia Universalis, Vol. 10, 2002, p. 692. 557. Svoronos, (2002), p. 692. 558. Svoronos, (2002), p. 692.

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dans certaines îles, notamment à Rhodes) et les rois « n’avaient pas la liberté de s’attribuer le genre d’autorité absolue {qu’ils exerçaient} au Proche-Orient {…} Souvent, leur contrôle était faible, {…} si bien que {…} l’on peut parler d’une continuation de la polis dans l’ancienne Grèce, bien qu’elle ait été submergée et métamorphosée. »559

559. Finley, (1971), p. 157.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

Introduction

Comme je l’ai expliqué dans l’introduction générale, un modèle culturel n’agit que parce qu’il est interprété (traduit) par certains acteurs, les « exégètes », en discours destinés à légitimer ce qu’ils ont fait, font et se préparent à faire, étant donné les valeurs auxquelles ils croient, les intérêts que leur inspirent les positions sociales qu’ils occupent, les affects qui les lient ou les opposent, ainsi que les traditions et les normes qu’ils ont acquises

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

et instituées. Ces interprétations, que les acteurs intériorisent par leur socialisation, forment ainsi des utopies et des idéologies, qui divergent entre elles, se combattent, justifient les finalités que les acteurs poursuivent, les compétences et les ressources qu’ils mobilisent, les rétributions qu’ils valorisent et s’attribuent et la domination qu’ils exercent les uns sur les autres ou dont ils se défendent. Les questions majeures, que s’efforçait de résoudre toute cité grecque, étaient de savoir : qu’est-ce qu’un bon citoyen, et qu’estce qu’un bon gouvernement ? Or, nous l’avons déjà signalé, il y a eu trois réponses différentes à cette question : l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie. Nous allons examiner maintenant ces trois grandes interprétations du modèle culturel civique : elles ont été créées et portées par des acteurs différents, qui se sont combattus sans cesse, du VIIe au IVe siècle, et encore après, pendant la période hellénistique. Cependant, parmi toutes les cités grecques, pourquoi avoir choisi Sparte et Athènes comme des exemples pertinents d’interprétation, oligarchique pour l’une, démocratique pour l’autre ? Parce que, au moins à certaines époques de leur histoire, ces deux cités ont incarné mieux que les autres ces deux premières conceptions. Sans doute, le lecteur admettra-t-il facilement mon choix pour ce qui regarde le modèle démocratique : en effet, avant cette époque, il n’y avait pas en Grèce – ni ailleurs en Europe et sans doute dans le monde –, de collectivité humaine qui ait tenté de régir sa vie commune en respectant les principes de la démocratie. Celle-ci fut bel et bien une invention grecque – la plus grande, avec la philosophie – et c’est à Athènes, sous Solon d’abord, mais surtout sous Clisthène et plus tard sous Périclès, que l’expérience démocratique, même si elle fut très instable, fut aussi la plus significative et dura le plus longtemps. Quant à Sparte, elle fut, me semble-t-il, l’exemple typique, presque caricatural, de la cité oligarchique ; en outre, elle était à la fois le contre-modèle d’Athènes, et sa pire ennemie, qui finit, en 404, par lui imposer sa loi après la longue guerre du Péloponnèse. Le civisme de Sparte était fondé sur l’oligarchie et sur la guerre, alors que celui qu’Athènes a essayé d’instaurer et de préserver, avec des hauts et des bas pendant presque trois siècles, l’était sur

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Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

la démocratie et sur des échanges commerciaux qui se voulaient plus ou moins pacifiques, ce qui ne lui a cependant pas permis d’éviter les guerres. L’interprétation tyrannique est plus problématique. Comme je l’ai signalé à la fin du chapitre précédent, le tyran n’était pas toujours, du moins dans la Grèce archaïque, le despote sanguinaire qu’il est devenu par la suite. Il était, comme l’explique bien Claude Mossé, un démagogue et un usurpateur, mais, à sa manière, il gérait la « chose publique » : « Le tyran usurpe la souveraineté dont il a dépouillé la communauté civique, mais l’incarne par là même. »560 Il s’agit, écrit-elle, « d’un gouvernement bâtard et anormal qui, n’étant ni la monarchie, ni l’oligarchie, ni la démocratie, prenait à chacun ses défauts en les exagérant comme pour se rendre plus détestable. »561 Après avoir été tenté de m’intéresser à l’une ou l’autre figure emblématique de tyran grec, j’ai finalement préféré traiter de la tyrannie en général, mais en limitant cependant l’analyse aux tyrans de l’époque archaïque, ces tyrans démagogues, certes, mais aussi « accoucheurs d’histoire », que C. Mossé considèrent comme plus typiques que ceux de la période classique et surtout hellénistique. Pour construire le présent chapitre, il m’a semblé que, d’un point de vue méthodologique, la meilleure façon de procéder était, pour chacune des trois interprétations considérées, après un bref mais indispensable rappel historique, de reprendre une à une les cinq raisons du régime civique, présentées au chapitre II, et de montrer de quelle manière spécifique elles sont pertinentes pour analyser ces trois interprétations particulières. Autrement dit : comment expliquer le fait que la démocratie ait pu se développer à Athènes, alors que l’oligarchie est restée indéracinable à Sparte et que la tyrannie s’est imposée, au moins à certains moments de leur histoire, dans la plupart des cités grecques ?

560. Mossé, (1999), p. 291. 561. Mossé, (1969), citant Gustave Glotz, p. 11, note 1.

La Démocratie Athénienne

Rappel historique Dès le IIe millénaire au moins, des rois et des eupatrides (fils des familles de la noblesse), riches des domaines qu’ils exploitaient, gouvernaient la future cité attique, soumise à un régime monarchique. Cependant, vers le milieu du VIIIe siècle (après la mort du roi Alcméon, en 753), ce régime avait déjà été assoupli : l’archontat562 était devenu décennal et le roi n’était plus qu’un primus inter pares – ce qui signifiait l’abandon effectif du régime monarchique, remplacé par un régime aristocratique. « La puissance royale s’est partagée en fin de compte entre neuf magistrats {…} : l’archonte-roi qui préside au sacrifice, l’archonte éponyme, magistrat principal qui donne son nom à l’armée, l’archonte polémarque qui commande l’armée, et les six thesmothètes qui rendent la justice. Ce gouvernement aristocratique aboutit à un rouage essentiel permanent, l’Aréopage. »563 Trois archontes auraient donc été investis d’un plus grand pouvoir que les autres (dont deux liés à l’armée) : « Athènes est dès lors une république oligarchique, gouvernée depuis au moins le début du VIIe siècle, par trois magistrats annuels, les archontes, et par un conseil, l’Aréopage, formé des archontes sortis de charge. L’assemblée du peuple n’a que le droit d’entériner leurs décisions. »564 Jusqu’au début du VIe siècle, Athènes fut gouvernée par un régime aristocratique, à propos duquel il reste encore bien des zones d’ombre. Or, à partir du VIIe siècle, sans doute à cause de la croissance démographique et de la rareté des terres cultivables, l’Attique était 562. Les archontes assistaient le roi dans ses diverses fonctions. Le collège des archontes était, en quelque sorte, son gouvernement, son conseil des ministres. 563. Braudel, (1998), p. 267. 564. Lévêque, (2002a), p. 330.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

en proie à de fréquentes révoltes populaires et il était impératif de calmer la stasis, de plus en plus virulente, dans le monde rural surtout, mais aussi urbain : « Les tensions sont si fortes qu’Athènes risqua de connaître la tyrannie avec la tentative de Cylon {vers 630}. {…} Elle entra alors dans la voie des réformes. »565 « La lutte des classes à Athènes avait atteint une impasse et, en 594, Solon fut choisi, par un accord, et chargé de réformer l’État. C’est là un point important : il fut choisi par les Athéniens eux-mêmes, sur leur propre initiative, de leur propre chef, parce qu’il était respecté pour sa sagesse et sa droiture. »566 Solon (640-558) réalisa, pendant son archontat (594-593), une réforme qui peut, à bon droit, être considérée comme le premier pas vers un régime démocratique. Pour tenter de calmer la colère populaire qui menaçait les institutions traditionnelles, il les a profondément bouleversées, sans aller jusqu’à les supprimer. Il a jeté, dès l’époque archaïque, les bases de « l’égalité devant la loi, que les Athéniens de l’époque classique considéreront comme le trait essentiel de la démocratie. »567 Ces réformes, que nous examinerons plus loin, ne furent cependant pas suffisantes pour apaiser la colère du peuple. « En un sens, Solon échoua. Il ne résolut pas les difficultés économiques sous-jacentes aux dissensions civiles et, une génération plus tard, la tyrannie, qu’il avait cherché à tenir éloignée, s’installa à Athènes. »568 En 561, c’est un eupatride, Pisistrate (600-527), qui prit le pouvoir, en s’appuyant sur les paysans. « Il avait acquis une grande renommée dans le peuple, du fait de sa gloire militaire… »569 « Il commença par recruter dans sa Diacrie570 natale, parmi les mineurs, les chevriers et les cultivateurs pauvres, une troupe de partisans dévoués, puis il sut gagner à sa cause, par des promesses, {…} toute la génération des métayers obérés de dettes et d’hypothèques. Ainsi grandit une faction franchement révolutionnaire, qui demandait des 565. Lévêque, (2002a), p. 330. 566. Finley, (1971), p. 37. 567. Finley, (1971), pp. 38-39. 568. Finley, (1971), p. 38. 569. Mossé, (1969), p. 63. 570. La Diacrie est la région des collines de l’Attique (les plaines centrales formaient le Pédion et les régions côtières, la Paralia).

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Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

terres, des avances d’argent et une constitution démocratique. »571 À cette troupe se joignirent « les gens de métier, tenus à l’écart de toute vie politique, et qui formaient le noyau de la population urbaine ».572 Pisistrate fut un despote éclairé, comme nous allons le voir en examinant sa politique. À sa mort, en 527, il légua à ses deux fils, Hippias et Hipparque, une Athènes prospère et puissante, qui connut un essor culturel sans précédent. De 527 à 511, les fils continuèrent l’œuvre de leur père, jusqu’à ce qu’Hipparque fût assassiné (en 514). En réaction, Hippias se mit à pratiquer une politique beaucoup plus répressive envers l’aristocratie. Pour s’en débarrasser, celle-ci appela Sparte à son aide et le roi Cléomène Ier mit fin au règne des Pisistratides en 511 : Hippias s’exila… chez le roi de Perse, qu’il encouragea à envahir la Grèce et qu’il conseilla pendant la première guerre médique ! Après une lutte acharnée, le démos porta au pouvoir un Alcméonide, Clisthène, qui effectua, en 508, une réforme radicale de la Constitution, qui, nous le verrons, complétait celle de Solon. Il voulut instaurer un régime vraiment démocratique dans la cité, toujours avec un nombre limité de citoyens, certes, mais en y impliquant davantage les paysans, les artisans et les commerçants. Pendant ce temps, la menace des Perses se précisait : ils s’en étaient pris aux cités grecques d’Asie mineure, celles de l’Ionie, notamment Milet. Celles-ci se révoltèrent et réclamèrent l’aide d’Athènes, qui intervint pour les défendre. Ce nouveau péril mit à rude épreuve un régime démocratique à peine consolidé : il exacerba les luttes de pouvoir ente les démocrates, les oligarques et les aristocrates. Avec « la crise des guerres médiques, la constitution clisthénienne avait été quelque peu mise en sommeil et l’Aréopage avait repris son influence d’autrefois. »573 « Au début de Ve siècle, les aristocrates reconquièrent le pouvoir, mais ils sont éclipsés par une personnalité de premier plan, celle d’un démocrate d’origine obscure, Thémistocle {524-459 ; archonte en 493, stratège en 490} qui oriente définitivement Athènes vers la mer, en commençant la construction du port du Pirée et en décidant ses concitoyens à consacrer à la flotte 571. Mossé, (1969), citant G. Glotz, p. 58. 572. Mossé, (1969), p. 61. 573. Lévêque, (2002a), p. 332.

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les revenus d’un nouveau filon découvert dans les mines du Laurion (483-482). Sans lui, les Athéniens n’auraient pu triompher du Barbare perse. »574 La première guerre médique, malgré la victoire d’Athènes à Marathon en 490, eut un coût considérable : « la ville est entièrement détruite, les temples et les campagnes de l’Attique dévastés. »575 Dix ans plus tard, ce fut la seconde guerre médique et la victoire navale des Grecs à Salamine, en septembre 480, et celle de Platée en 479. Tous ces troubles avaient permis aux aristocrates de restaurer provisoirement leur emprise sur le gouvernement d’Athènes, notamment grâce à Cimon576 (510-449), un aristocrate « populiste », usant de sa fortune personnelle pour soulager le peuple, mais aussi un stratège et un chef de guerre prestigieux. À partir de 478, tirant les leçons des guerres médiques, les Grecs, à l’instigation d’Athènes et sous son égide, formèrent la Ligue de Délos, « première forme de l’empire d’Athènes ».577 Il s’agissait de former une alliance entre les cités, pour réunir des ressources financières et militaires, se défendre contre un retour probable des Perses et reconquérir les territoires perdus. Au départ, cette alliance était volontaire, mais l’hégémonie d’Athènes devint vite trop exigeante pour ses partenaires. Certains voulurent faire défection (Naxos en 470, Thasos en 465, Samos en 440), mais Athènes les réprima, instaura un tribut obligatoire, installa des garnisons sur le territoire de ses alliés. Et le trésor de la Ligue, conservé jusqu’alors à Délos, fut transféré à Athènes (en 454). « Personne ne nie qu’Athènes est beaucoup plus impérialiste après la conquête du pouvoir par Périclès qu’elle ne l’était sous l’aristocrate Cimon. »578 Après cette période troublée (qui avait tout de même duré une trentaine d’années), la démocratie clisthénienne avait été pleinement rétablie et encore élargie, d’abord par Éphialtès (assassiné en 461), puis par Périclès (495-429). Ce dernier institua 574. Lévêque, (2002a), p. 332. C’est aussi Thémistocle qui stimula la création de la Ligue panhellénique, unissant les cités grecques contre les Perses. 575. Lévêque, (2002a), p. 332. 576. Il était le fils de Miltiade, le vainqueur des Perses à Marathon. 577. Lévêque, (2002a), p. 332. 578. Lévêque, (2002a), p. 333.

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la misthophorie » (la rémunération des citoyens remplissant des fonctions civiques : magistrats, juges, soldats, marins…). Cependant, comme nous le verrons, la démocratie athénienne et son impérialisme étaient étroitement liés. Son intransigeance suscita, parmi ses alliés, un grand mécontentement, dont Sparte sut tirer profit. La guerre du Péloponnèse couva pendant au moins deux décennies, puis éclata en 431. Ce fut pour les Athéniens une autre épreuve terrible : pillage de l’Attique par des incursions péloponnésiennes, exode des paysans vers les villes ; et, comme si ce n’était pas assez, une épidémie de peste (en réalité, de typhus) ravagea la ville entre 430 et 426. En 415, Athènes se lança « sous l’impulsion d’Alcibiade, dans la plus folle des aventures : la conquête de la Méditerranée occidentale. L’expédition de Sicile aboutit au plus épouvantable des désastres : 12 000 citoyens disparaissent ».579 La guerre du Péloponnèse dura (avec une pause entre 421 et 415 : paix de Nicias), jusqu’à la victoire complète de Sparte en 405 à Aigos Potamos. L’accord de paix fut conclu en 404, et Athènes dut détruire ses murailles de protection, livrer sa flotte et renoncer à son empire. En outre, Lysandre, le vainqueur spartiate, imposa aux Athéniens un gouvernement autoritaire – celui des Trente tyrans, dirigés par Critias, un aristocrate « lâconisant » (partisan de Sparte) –, qui fit régner la répression et la terreur chez les démocrates. Heureusement, il dura moins d’un an : les tyrans furent chassés par Thrasybule (445-389) et la démocratie fut rétablie en 403. Les dissensions entre les vainqueurs de cette guerre (Sparte et ses alliés) conduisirent à la guerre de Corinthe (395-387) : Athènes, alliée avec Corinthe, Thèbes et Argos, affronta Sparte et retrouva une certaine autonomie de gestion de sa propre politique. La cité attique put ainsi « reconquérir assez vite quelque puissance, reconstruire sa flotte et ses murailles sous l’impulsion de Conon {stratège athénien, 444-390} ».580 Comme la menace perse était toujours présente – elle s’était d’ailleurs renforcée par l’alliance des Spartiates avec le roi des Perses : le « Grand Roi » –, Athènes s’employa aussi à reconstruire, en 377, une nouvelle 579. Lévêque, (2002a), p. 333. 580. Lévêque, (2002a), p. 334.

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Ligue, toujours sous son autorité, mais cette fois, en s’engageant solennellement à respecter la liberté et l’indépendance de ses alliés. Ce fut un échec car les Athéniens ne respectèrent pas cet engagement et leurs alliés se révoltèrent : « en 357, c’est un soulèvement général {…} la “guerre des alliés”, et qui s’achève sur la défaite d’Athènes. {…} L’échec de cette seconde symmachie athénienne est généralement imputé aux exactions et aux abus d’autorité qu’Athènes avait de nouveau commis… »581 Dès le milieu du IVe siècle, Athènes va devoir affronter « une nouvelle crise d’une extrême gravité, née des ambitions du nouveau roi de Macédoine, Philippe II, {qui} s’empare des dernières possessions athéniennes dans le Nord, Méthoné, puis Olynthe, qu’il rase de fond en comble. »582 Prévoyant ce qui se préparait, Démosthène « force les Athéniens à réorganiser leur marine et à consentir les sacrifices financiers nécessaires, et il arrive à grouper une partie de la Grèce contre la Macédoine. »583 Hélas, si les Athéniens avaient su résister aux Perses, ils ne résistèrent pas aux Macédoniens qui, en 338, après leur victoire à Chéronée, exercèrent leur domination sur la Grèce entière. « En 338-337, quelques semaines après Chéronée, les cités grecques signaient, à Corinthe, un pacte d’alliance avec Philippe. {…} Cette date mémorable ne marque pas seulement la fin de l’autonomie des cités grecques, elle ouvre aussi une période nouvelle pour la vie morale et spirituelle de l’homme d’Occident. »584 Parmi les innombrables conséquences de ces changements, il faut noter la fin du régime de la cité démocratique, notamment celui d’Athènes. En 322, « le général macédonien Antipatros imposa une réforme de la Constitution qui, privant plus de la moitié des citoyens de l’exercice des droits civiques, détruisait en réalité la démocratie. »585 Sous la domination macédonienne, « les institutions démocratiques ne subsistent plus qu’en apparence. La plupart des misthoi ont disparu. Le pouvoir est entre les mains de l’Aréopage et du plus important des stratèges, le stratège des hoplites. Les riches 581. 582. 583. 584. 585.

180

Lonis, (2010), p. 277. Lévêque, (2002a), p. 334. Lévêque, (2002a), p. 335. Festugière, (2002), p. 684. Mossé, (2002), p. 690.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

dominent la cité. »586 La ville tenta plusieurs fois de se révolter, mais elle subit des sièges très durs et ses révoltes furent écrasées.

A. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action587 Notre question de départ est : pourquoi un régime civique démocratique a-t-il pu être installé à Athènes et s’y maintenir pendant environ deux siècles ? Il faut signaler en effet que, de 592 à 322, le processus de démocratisation fut interrompu plusieurs fois : par deux tyrans, les Pisistratides, de 561 à 511 ; par le gouvernement aristocratique de Cimon (de 467 à ±462) ; par le gouvernement oligarchique des Quatre-Cents, de 411 à 410 (pendant la guerre de Péloponnèse) ; par les Trente Tyrans imposés par Sparte de 404 à 403 ; et finalement (du moins pour la période qui nous occupe), par le général macédonien Antipatros, à partir de 322. Si bien qu’entre 592 et 322, il n’y eut que deux cents ans d’une démocratie relative. 1.

La puissance : la gestion de la richesse

Ce qui a été dit de la gestion de la richesse pour la cité en général (au chapitre II) est tout à fait pertinent dans le cas d’Athènes. Il semble certain qu’il y ait bien eu croissance démographique et crise agraire endémique et que le déséquilibre entre la population et les ressources changea, lentement mais radicalement, les conditions d’existence des collectivités de l’Attique. Cette situation nouvelle aurait engendré dans le champ de l’économie, aussi bien à la campagne qu’en ville, une série de conséquences, examinées au chapitre II et que je me contente de rappeler brièvement ici. Dans le monde rural, il y eut des crises alimentaires (encore 586. Lévêque, (2002a), p. 336. 587. À partir d’ici, et jusqu’à la fin du chapitre 3, j’ai jugé préférable de ne conserver que les soustitres les plus importants, afin de ne pas trop hacher la présentation du texte. J’ai cependant suivi rigoureusement la même démarche analytique que celle qui a été mise en œuvre au chapitre 2 : dans chaque champ relationnel, j’ai examiné comment les conditions d’existence ont conditionné les relations sociales et les logiques d’action, comment celles-ci ont stimulé la créativité culturelle, et comment, par leurs actions et leur culture, les acteurs ont exercé leur emprise sur leurs conditions d’existence.

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accentuées dans les époques de guerre), un exode vers les villes, la mise en exploitation de nouvelles terres dans les plaines et les marais, le passage de l’agriculture pastorale à l’agriculture culturale, la spécialisation de la production agricole, le début de la colonisation de peuplement ; dans le monde urbain, ce fut le grand développement des services (domestiques, militaires, administratifs…), ainsi que de l’artisanat et du commerce. Dès lors (depuis le VIIe et surtout le VIe siècles), la richesse d’Athènes provenait de l’argent des mines du Laurion, de l’argile des carrières du Cap Colias et de l’activité commerciale de plus en plus fébrile qui animait le port du Pirée. On y exportait surtout des céramiques, des olives et du vin. En échange, on y importait beaucoup de choses en provenance de tous les ports de la Méditerranée : de Cyrène (du cuir et des céréales) ; de l’Hellespont (du blé, du poisson séché), d’Italie et de Thessalie (du bœuf ), de Libyie (de l’ivoire), de Syrie (de l’encens), d’Égypte (des gréements, du papyrus et des céréales), de Carthage (des tapis et coussins), de Crimée (des céréales), de Macédoine (du bois), d’Héraclée (du charbon), de Chypre (du cuivre), de Céos (du vermillon), de Phocée (de l’étain), de Phénicie (des dattes et de la farine), etc. S’étant particulièrement bien adaptée à ces nouvelles conditions, la ville d’Athènes était alors plus peuplée et plus urbanisée que les autres villes grecques. Cela n’empêchait pas ces urbains de conserver des liens avec le monde rural : « à la fin du Ve siècle, les trois quarts des familles citoyennes possédaient une propriété rurale. {…} Parmi ces familles, c’était particulièrement les plus riches qui résidaient dans la cité. {…} Il y avait quelques centaines de familles d’une richesse remarquable : des citoyens, vivant sur le revenu de leurs domaines et parfois sur des investissements en esclaves ; des non-citoyens {métèques}, dont les activités économiques essentielles étaient le commerce, l’industrie ou le prêt d’argent. »588 La tendance à l’urbanisation s’est encore développée par la suite : « On a calculé qu’un tiers, ou à peine davantage, parmi les citoyens d’Athènes, vivait dans des communes urbaines quand éclata la guerre

588. Finley, (1971), p. 65.

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du Péloponnèse en 431, proportion qui, un siècle plus tard devait s’élever à la moitié peut-être. »589 Il faut rappeler aussi que la productivité de travail était faible et avait peu changé depuis longtemps. À Athènes comme ailleurs, les innovations techniques venaient surtout du dehors, et étaient développées par des ingénieurs et des artisans. Elles servirent davantage à l’artisanat (et à la guerre) qu’à l’amélioration de l’activité agricole. Mais comme Athènes était, plus que les autres, reliées par son empire à toutes les régions de la Méditerranée, ces innovations s’y diffusèrent plus rapidement qu’ailleurs, stimulant ainsi l’artisanat et le commerce. Dans les conditions décrites ci-dessus, un processus était en cours, que nous avons décrit au chapitre précédent : une mutation du mode de production dominant, par la montée en puissance d’une oligarchie commerçante et financière, qui exerçait une emprise de plus en plus grande sur les dirigeants politiques. « L’essor économique est remarquable. {…} L’oléiculture et la viticulture gagnent au détriment des cultures céréalières. {…} Le commerce se développe. {…} Les aspirations des nouveaux riches s’opposent à celles des nobles. »590 « Les riches étaient {…} des “rentiers”, libres de se consacrer à la politique, ou à l’étude, ou au simple désœuvrement ».591 Face à cette classe gestionnaire ascendante, il y avait une classe dominée faite d’intendants, de contremaîtres, de travailleurs ruraux, de petits paysans libres et d’esclaves. On estime que ces derniers étaient entre soixante et quatre-vingt mille, occupés dans les champs, dans les mines et dans les maisons. Les guerres, même si elles constituèrent des épreuves terribles pour les classes populaires, n’arrêtèrent pas l’ascension de la nouvelle classe gestionnaire. Ainsi, après la longue guerre du Péloponnèse, qui dévasta les campagnes et les villes, Athènes parvint pourtant, en quelques années, à relever la tête : « à la ville, la situation a moins changé. Le peuple vit toujours de l’État-providence, qui continue une politique de grands travaux et 589. Finley, (1971), p. 64. 590. Lévêque, (2002a), p. 330. 591. Finley, (1971), p. 64.

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distribue des misthoi, {tandis que} la seconde confédération accroît la prospérité du démos. {…} Les vrais riches, qui tirent de grands profits de l’artisanat et du négoce, restent les métèques {…} et même d’anciens esclaves. »592 Cependant, à partir du IVe siècle, tout devint plus difficile qu’avant : « les marchés d’Athènes se rétrécissent {…} du fait du développement des vieilles terres coloniales, qui renoncent à faire venir d’Athènes ce qu’elles peuvent produire elles-mêmes. »593 Bref, « l’Athènes péricléenne n’est plus : {il n’y a} plus d’équilibre entre les campagnes et la ville, plus de commerce aux innombrables débouchés, plus de peuple roi. L’équilibre social est rompu : plus de classe moyenne, mais des riches très riches {…} et des pauvres très pauvres. On ne peut s’étonner de voir éclater la cité {…}, il n’y a plus d’unité nationale. »594 La première raison (exposée au chapitre II) qu’avaient les dirigeants de l’économie d’adopter le régime civique est pleinement pertinente dans le cas d’Athènes. Je rappelle cette raison : dans les cités où s’est développé l’artisanat, le commerce et les échanges maritimes, l’oligarchie marchande avait intérêt à ouvrir des espaces pour ses marchés, à spécialiser l’agriculture, à transformer les biens agricoles en biens marchands, à promouvoir l’artisanat et l’usage de la monnaie et à donner du travail aux paysans émigrés en ville. Mais qu’est-ce qui, dans ces pratiques économiques, peut nous permettre de comprendre qu’à Athènes, pendant plus de deux siècles, c’est la forme démocratique de ce régime qui s’est imposée ? À quoi cela a-t-il tenu ? Est-ce le hasard qui aurait mis sur le chemin des Athéniens des réformateurs exceptionnels comme Solon, Clisthène ou Périclès ? Ces mêmes hommes, s’ils étaient nés plus tôt ou plus tard, ou ailleurs (à Sparte, par exemple), auraient-ils pu proposer et imposer leurs réformes ? Certainement pas, j’en suis convaincu : on les aurait emprisonnés, exilés, ou même assassinés. Alors, pourquoi Athènes a-t-elle fait de ces hommes des polémarques et des archontes ? Pourquoi la nouvelle classe des marchands et des financiers a-t-elle jugé bon de 592. Lévêque, (2002a), p. 335. 593. Lévêque, (2002a), p. 335. 594. Lévêque, (2002a), p. 335.

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donner leur chance à ces hommes-là ? Deux facteurs me semblent apporter des arguments pertinents. D’une part, c’est à Athènes que cette nouvelle classe de marchands était plus puissante et plus nombreuse, mais elle était aussi, largement, composée de métèques : « une grande partie de l’activité économique est entre les mains des métèques, des étrangers domiciliés… {…} Exclus des droits politiques et de la propriété foncière, ils s’imposent comme prêteurs, comme armateurs, comme négociants et jouent un rôle considérable dans les professions libérales et dans la vie de l’esprit. »595 On l’imagine sans peine, ces riches, dont dépendait l’État à qui ils prêtaient de l’argent, ne pouvaient pas tolérer longtemps de n’être pas citoyens ou, au moins, de rester exclus de la participation au pouvoir politique (même s’ils ne deviendraient pas citoyens pour autant). Bien sûr, leur idéal n’était pas la démocratie, mais l’oligarchie ; cependant, pour arriver à leur fin, ils avaient tout intérêt à appuyer les revendications du peuple. D’autre part, cette classe gestionnaire montante avait grand besoin de se constituer une clientèle, de développer un marché intérieur pour les nombreux produits qu’elle allait chercher si loin, et donc de soutenir une classe moyenne aisée qui devenait de plus en plus nombreuse, et dont on peut penser qu’elle était, elle aussi, favorable à la démocratie, ou au moins, adversaire de l’aristocratie. 2.

L’hégémonie : la gestion des échanges externes

On a beaucoup reproché aux Grecs leurs guerres incessantes ; mais vivre en paix dans les conditions d’existence qui furent les leurs était tout simplement impossible ! Bien sûr, les raisons qui contraignaient les Athéniens à affronter de telles conditions d’existence sont à rechercher dans le déséquilibre entre la population grandissante et les ressources économiques disponibles. Mais il y a aussi des raisons spécifiques au champ des relations extérieures. Si une collectivité veut assurer sa survie, sachant que son environnement proche (Sparte, Corinthe, Thèbes…) ou lointain (les Perses, les Phéniciens, les Carthaginois, les Étrusques) constitue une menace imminente, elle n’a d’autre solution que de s’armer et préparer sa défense. Hélas ! l’attaque reste souvent 595. Lévêque, (2002a), p. 332 (spm).

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le meilleur moyen de se défendre. Dès lors, la cité d’Athènes entreprit un processus de colonisation et son impérialisme peut être considéré comme responsable des nombreuses guerres dans lesquelles elle s’est engagée. Voyons cela de plus près. Le nœud du problème est d’abord un enjeu économique. Dès le VIe siècle, « les vases attiques s’exportent dans toute la Méditerranée et la mer Noire. {…} À partir de 550, Athènes ravit à Corinthe sa suprématie commerciale et est maîtresse de tous les marchés ; à la fin du siècle, elle parvient même à remplacer sa rivale à Syracuse, colonie de Corinthe. {…} Elle peut ainsi commencer son expansion impérialiste. {…} À la fin du siècle, Athènes est assez forte pour triompher de la coalition des Spartiates, des Béotiens et des Chalcidiens (en 506). »596 Les enjeux des guerres du Ve siècle furent davantage géopolitiques, bien que leur origine soit encore économique. Ainsi, quand, au début du siècle, les cités ioniennes appelèrent les Athéniens à leur aide contre les Perses, Athènes répondit d’abord timidement et les Spartiates furent encore plus lents à réagir. Vinrent ensuite les deux invasions perses, en 490 (Darius) et 480 (Xerxès) et les victoires décisives d’Athènes à Marathon, à Salamine, à Platée. Puis, Athènes prépara la suite : « Les cités insulaires, terrorisées par la reconquête de l’Asie Mineure par la Perse, forme une nouvelle confédération sous son autorité {d’Athènes}. »597 La ligue de Délos compta jusqu’à 150 cités membres. « On pensa qu’ils {les Perses} reviendraient pour une troisième tentative. {…} Il était naturel que le rôle directeur revint à Athènes. Une ligue fut organisée sous l’hégémonie athénienne. {…} La Ligue, en moins d’une dizaine d’années, débarrassa la mer Égée de la flotte perse. »598 Au départ, cette Ligue fut une alliance libre et volontaire et les contributions pouvaient consister en navires, en soldats ou en argent. Mais, assez rapidement : « La participation devint obligatoire et la sécession interdite : les membres {…} payaient un tribut annuel en espèces, qui était fixé, collecté et dépensé par Athènes à son seul gré. »599 Pour assurer l’entretien des garnisons installées sur les territoires de ses alliés, les soldats recevaient des lots de terre pris 596. 597. 598. 599.

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Lévêque, (2002a), p. 331. Lévêque, (2002a), p. 334. Finley, (1971), p. 56. Finley, (1971), p. 61.

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sur les biens confisqués. 600 Finley estime que « l’ampleur du tribut annuel {…} égalait à peu près le revenu public athénien provenant de ressources intérieures. »601 « Les Athéniens avaient de plus en plus tendance à intervenir dans les affaires intérieures des États membres, en particulier pour soutenir et renforcer les acteurs démocratiques contre leurs adversaires oligarchiques. Quelques contemporains commençaient à faire allusion à la “cité-tyran” ».602 Bref, « la confédération attico-délienne s’est définitivement transformée en un empire ».603 « Sa politique {Périclès} fut expansionniste. {…} Il fortifia grandement les liens athéniens avec la Thrace {qui contrôlait les détroits de Bosphore et des Dardanelles} et la Russie du sud, {…} source principale des importations de blé, vitales pour Athènes. »604 « Les prétentions d’Athènes à l’hégémonie et son attitude intransigeante dressent contre elle les Péloponnésiens, notamment les Lacédémoniens et les Corinthiens. »605 Contrôler les exportations de céramiques et les importations de blé, et percevoir un tribut considérable sur ses alliés, voilà assez de « bonnes » raisons pour entreprendre des guerres. Cependant, Sparte, dont nous parlerons plus loin, n’avait aucune de ces raisons, ce qui ne l’a pas empêchée d’être plus guerrière encore ! Dix-huit ans après les guerres médiques survint la première guerre du Péloponnèse (461-446), suivie de quinze années de paix relative, avant que ne reprenne la seconde, plus cruelle, plus longue (431-404), dont l’enjeu était la rivalité entre Athènes et Sparte pour l’hégémonie sur la Grèce entière. Avant cette guerre, Sparte s’était entendu « honteusement avec le Grand Roi {des Perses}. »606 Après sa victoire en 404, se prétendant alors le champion du panhellénisme, Sparte voulut prendre la succession d’Athènes et imposer sa domination impérialiste sur toute la Grèce. Il trahit donc sa promesse envers les Perses et se lança, avec des mercenaires, dans une campagne ambiguë en Asie mineure (celle des « Dix mille »), afin de « libérer » les cités d’Ionie du joug 600. 601. 602. 603. 604. 605. 606.

Mossé, (2002), p. 688. Finley, (1971), p. 57 (spm). Finley, (1971), p. 61. Lévêque, (2002a), pp. 332-333. Finley, (1971), p. 57 (spm). Lévêque, (2002a), p. 333. Lévêque, (2002a), p. 334.

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des Perses. Au IVe siècle, les conflits armés se poursuivent encore entre Athènes, qui redressait la tête après sa récente défaite, et Sparte qui menait maintenant une politique impérialiste. Athènes voulut prendre sa revanche et, de 395 à 387, ce fut la guerre de Corinthe : alliance d’Athènes, Corinthe, Thèbes et Argos contre Sparte. « Par deux fois, Sparte reconnaît à Athènes la possession de son empire maritime. »607 Après que les Thébains eurent battu les Spartiates à Leuctres en 371, les Athéniens s’allièrent aux Spartiates pour lutter contre les Thébains ! Cette guerre se termina à Mantinée en 362 par la victoire des Thébains et de leurs alliés (de la Ligue arcadienne). Soulignons au passage que, dans le « jeu » des rivalités entre les cités grecques, les Perses furent présents et très habiles : le moins que l’on en puisse dire est qu’ils ont su jeter de l’huile sur le feu ! Pendant les guerres médiques, ils avaient obtenu l’appui des Thébains ; pendant la guerre du Péloponnèse, ils ont soutenu les Spartiates, qui leur avaient promis de leur laisser les mains libres en Ionie ; pendant la guerre de Corinthe, ils ont d’abord aidé la coalition formée par les Athéniens contre les Spartiates, puis, voyant que ceux-ci allaient être battus, ils ont changé de camp pour les soutenir, ce qui assura à Sparte sa victoire sur la coalition en 394. En bons stratèges, ils soutenaient le plus faible contre le plus fort, afin que ceux-ci, s’affaiblissent réciproquement et deviennent des proies plus faciles à vaincre. Coloniserétait,pourbeaucoupdecités,lasolutionlaplusefficace aux problèmes que lui posaient la croissance démographique, la crise agraire et le développement urbain. Du même coup, il lui fallait rivaliser et guerroyer avec tous ceux, Grecs ou non, qui avaient besoin de faire de même, ce qui était le cas pour d’autres cités qui vivaient sur des terres arides situées principalement en bord de mer, mais aussi pour d’autres collectivités non-grecques. Il suffit de regarder une carte de la Grèce antique pour comprendre qu’elle fut une grande puissance coloniale. Les cités grecques ont fondé des colonies partout où elles avaient accès : sur les rives de la mer Noire, sur la côte ouest de l’Asie mineure, au nord de l’Afrique, au sud de la France et de l’Italie et à l’est de l’Espagne, 607. Lévêque, (2002a), p. 334.

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en Sicile, et même en Corse et en Sardaigne. Cependant, parmi ces cités, Athènes est devenue la principale métropole coloniale : elle colonisa d’abord pour trouver des terres à peupler (entre 775 et 675), ensuite (entre 675 et 600) pour conquérir des marchés à exploiter. D’où les guerres, dont les enjeux étaient vitaux et qui exigeaient des armées, bien plus nombreuses et plus efficaces que celles des monarchies aristocratiques. C’est pourquoi la réforme hoplitique fut tellement importante. « Les hoplites athéniens {…} appartiennent aux trois premières classes de la hiérarchie solonienne {voir le point suivant}. Ils forment une armée de petits propriétaires : la république des hoplites est une république des paysans. »608 « Dans l’Athènes du Ve siècle, {…} la guerre n’est pas conduite par des spécialistes de l’activité militaire. Au contraire, c’est la possession d’un kléros, d’un bien foncier, qui donne à l’individu accès, simultanément, à la fonction militaire et à la fonction publique. »609 À l’inverse de Sparte, « Athènes pourtant se distingue par cette particularité tout à fait notable que nulle part l’idéologie du non-professionnalisme n’est poussée aussi loin. »610 Périclès méprisait l’agôgè (l’éducation des jeunes) pratiquée à Sparte : il tenait à ce que la force de son armée reposât sur le courage et la vaillance de ses soldats, plutôt que sur un long et pénible entraînement et sur des stratagèmes. Il lui paraissait inutile « de souffrir à l’avance pour les épreuves à venir ».611 Autre particularité : l’armée athénienne est composée d’hommes qui sont « tantôt soldats et tantôt marins. {…} Un fait capital est évidemment l’incorporation, parmi les hoplites, de thètes, ce qui suppose que l’État fournisse les armes. {…} Beaucoup de métèques en font également partie. {Par contre} « l’emploi des esclaves, en dépit de l’exemple de Marathon, est beaucoup plus rare. »612 Nous savons déjà que cet idéal hoplitique fut progressivement battu en brèche par l’évolution des méthodes militaires : l’introduction de l’infanterie légère, des archers, de la cavalerie, 608. 609. 610. 611. 612.

Claude Mossé, in Vernant, (1999), pp. 221-222. Detienne, in Vernant, (1999), p. 167. Mossé, in Vernant, (1999), p. 222. Mossé, in Vernant, (1999), p. 223. Mossé, in Vernant, (1999), pp. 229-230.

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des mercenaires, etc. Avec ces changements, « la bataille devient beaucoup plus coûteuse, l’esprit agonistique cédant à la volonté d’anéantissement, cependant que la guerre des “coups de main”, des “commandos” et des “guérillas”, dont les héros sont les peltastes {fantassins légers} fait concurrence à la bataille. »613 La différence est considérable entre « la guerre d’antan, saisonnière et loyale, et la guerre d’aujourd’hui, permanente et utilisant tous les moyens ».614 S’il est donc vrai que l’idéal hoplitique a bien été un ferment de guerre, il convient de signaler cependant que la mentalité guerrière n’a nullement diminué, bien au contraire, quand cet idéal s’est affaibli et que les mercenaires ont remplacé les hoplites. Dès lors, la deuxième raison (signalée au chapitre II) qu’ont eue les dirigeants d’adopter le régime civique est également bien adaptée au cas d’Athènes. Rappelons-la : pour coloniser et faire la guerre, les dirigeants politiques avaient besoin d’un État centralisé et fort et d’une armée nombreuse, fortement identifiée au collectif et impliquée dans la citoyenneté et la défense de la cité. Mais les exigences de la guerre permettent-elles aussi de comprendre pourquoi c’est la forme démocratique de ce régime qui s’est imposée à Athènes ? Oui, parce que les soldats athéniens n’étaient pas (ou pas seulement) des fils d’oligarques, comme l’étaient les homoioi spartiates, mais surtout des gens du peuple : des petits propriétaires terriens, des artisans (pour l’infanterie) et des thètes (pour la marine). Et on ne pouvait pas, évidemment, exiger d’eux le sacrifice de leur vie pour la défense de la patrie sans leur reconnaître des droits politiques ! Cependant, si la démocratie a pu s’installer et se maintenir à Athènes, c’est aussi pour une raison beaucoup moins avouable : parce qu’elle pratiquait l’esclavage et l’impérialisme. En effet, nous l’avons signalé déjà, les esclaves permettaient aux paysans et aux artisans de s’occuper de la chose publique. Or, « Athènes devait devenir le plus grand État possesseur d’esclaves de la Grèce antique. {…} Le paradoxe {…}, c’est cette marche, main dans la main, de la

613. Mossé, in Vernant, (1999), p. 231. 614. Mossé, in Vernant, (1999), p. 232.

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liberté et de l’esclavage. »615 Quant à l’impérialisme, il contribuait largement à résoudre la crise agraire et alimentaire, et à enrichir Athènes. Sa richesse ne provenait pas seulement de sa propre activité économique ; elle venait aussi de la domination qu’elle exerçait sur ses colonies et ses alliés, des tributs obligatoires qu’elle percevait pour protéger ses alliés, des pillages et des butins qu’elle se procurait, des échanges commerciaux inégaux. La cité d’Athènes est « impérialiste par vocation et non par accident. C’est l’exploitation organisée des alliés (et en particulier le tribut) qui seule permet de verser les misthoi, de développer des constructions et aussi de distribuer des terres à des soldats-colons. »616 3.

Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne.

Les conditions d’existence des acteurs dans les champs de la puissance et de l’hégémonie, que nous venons de voir, rejaillirent évidemment sur celles des acteurs politiques. Les crises internes et les guerres faisaient régner la stasis et l’insécurité dans les campagnes comme dans les villes. Les gouvernants se devaient de résoudre ce problème, par tous les moyens possibles. Hélas, ils étaient eux-mêmes très divisés par des luttes qui opposaient les démocrates aux tyrans, aux oligarques et aux aristocrates, et qui engendraient une grande instabilité politique. La période qui nous occupe fut marquée, à Athènes, par un lent mouvement de démocratisation du pouvoir politique. Quatre grands réformateurs y ont contribué. a)

La réforme de Solon (594-593)

Solon était un eupatride qui s’était reconverti en commerçant ; il fut aussi un grand chef de guerre et, à ses heures, un poète. Considéré comme un homme sage et honnête, les dirigeants politiques, inquiets de l’extension de la stasis, l’avaient choisi 615. Finley, (1971), p. 41. Ce qui invite à réfléchir sur les rapports entre la démocratie et le développement économique : plus une collectivité est riche, plus elle a les moyens d’être démocratique, tant politiquement que socialement. L’inverse paraît moins évident ; pourtant les sociétés les plus démocratiques sont aussi devenues les plus riches. 616. Lévêque, (2002a), p. 333.

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pour procéder à des réformes. Il obtint de l’aréopage que soit aboli le droit des nobles de réduire leurs hectémores en esclavage pour dette et que soient affranchis ceux qui l’avaient déjà été, que soient réduites les dettes privées et que les terres soient libérées de redevances. Cependant, il ne fit pas de redistribution des terres. Il divisa la population en quatre classes censitaires (ou au moins il officialisa cette division qui existait peut-être avant lui) : les pentacosiomédimnes (qui pouvaient tirer de leurs terres plus de 500 mesures de production annuelle, liquide ou solide), les hippeis ou cavaliers (plus de 300 mesures), les zeugites (plus de 200) et les thètes (moins de 200). Dès lors, le critère pour être éligible aux magistratures n’était plus la naissance (du moins pour les hommes libres et adultes), mais la fortune possédée (en terres, en troupeaux) ou produite (en vin, olives, blé). Seules les trois premières classes étaient éligibles aux magistratures, mais les thètes pouvaient assister à l’Assemblée et avaient accès aux tribunaux. Solon avait également mis en place un tribunal populaire chargé de rendre la justice, l’Héliée, pouvoir judiciaire, composé de 6 000 hommes de plus de trente ans (les héliastes), désignés par tirage au sort, pour un an, parmi les citoyens. Il est possible – mais la question est très discutée – qu’il ait aussi créé, avant Clisthène, la Boulè (un Conseil, situé entre l’aréopage et l’Assemblée) chargé de préparer les décisions de celle-ci. « C’est de ce compromis (entre le démos et les eupatrides) que résulta la polis démocratique, où s’exprime excellemment le génie de la Grèce. »617 Ce compromis cependant était très précaire : il éveillait les besoins du peuple, mais aussi les résistances de l’aristocratie, exacerbant ainsi les conflits entre les deux, ce qui ouvrit la voie à la tyrannie. «Tout porte à croire, en fait, que le peuple, libéré de la crainte de tomber en esclavage et de la menace perpétuelle d’endettement, n’en demeurait pas moins sur sa faim, n’ayant obtenu ni la distribution de la terre qu’il souhaitait, ni sa participation au pouvoir politique. »618 b)

La tyrannie de Pisistrate (561-527)

La tyrannie advint avec Pisistrate. Bien qu’il fût un tyran, il mit en place un pouvoir modéré, sage et efficace. Il respecta 617. Festugière, (2002), p. 682. 618. Mossé, (1969), p. 55.

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les lois de Solon, proposa des prêts aux paysans, inaugura une politique de grands travaux pour résoudre les problèmes urbains, assainit les finances, stimula l’artisanat et le commerce maritime, assura l’hégémonie d’Athènes en mer Égée, garantit l’approvisionnement de la ville en blé… On peut dire que Pisistrate prépara le terrain vers une plus grande démocratie. Il se servit de son pouvoir autoritaire pour faciliter la transition entre le régime aristocratique antérieur et le régime démocratique. c)

La réforme de Clisthène (508)

Eupatride alcméonides, Clisthène approfondit la démocratie par une réforme particulièrement novatrice (en 508). Ce fut « une tentative audacieuse pour concilier les données de la géographie humaine et celles des réalités sociales, avec les objectifs d’une construction politique, qui résista à l’épreuve du temps. »619 Du point de vue géographique, Clisthène divisa l’Attique en trois régions (la côte ou Paralie, l’intérieur ou Mésogée et la ville ou Astu) ; chaque région comportait dix districts (trittyes) ; et chaque district était divisé en un certain nombre de communes (dèmes). Mais l’élément essentiel du système était la tribu. Les Athéniens furent en effet répartis en dix tribus (au lieu des quatre qui existaient depuis des siècles), et chacune d’elle occupait trois districts : un à la côte, un à l’intérieur du pays et un en ville. « Ce qui d’abord s’accuse dans les réformes clisthéniennes, c’est la prééminence décisive du principe territorial sur le principe gentilice dans l’organisation de la polis. »620 « Or, la tribu devient le cadre essentiel dans lequel les Athéniens auront à exercer leurs prérogatives civiques, car c’est désormais sur la base de la tribu qu’ils choisiront les membres du Conseil {les bouleutes}, qu’ils nommeront leurs magistrats, qu’ils tireront au sort ou éliront ceux de leurs prêtres dont la charge n’est pas héréditaire, qu’ils éliront leurs stratèges et qu’ils accompliront leurs obligations militaires. {…} La clé de voûte du système est le Conseil des Cinq-Cents, la Boulè, composée d’Athéniens de plus de trente ans621, tirés au sort, à raison de cinquante par tribu et dont 619. Lonis, (2010), p. 105. 620. Vernant, (1996), p. 240. Le terme gentilice désigne la famille élargie, les descendants d’un ancêtre commun. 621. Selon Vidal-Naquet (2002, p. 715), il fallait avoir quarante ans pour être membre de la Boulè.

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l’avis préalable est nécessaire à toute décision de l’Assemblée du peuple {l’Écclésia, à laquelle peuvent assister tous les citoyens}. {…} Les cinquante bouleutes d’une tribu assurent le suivi des affaires pendant un dixième de l’année {une prytanie}. »622 Les critères de cette organisation sont politiques et non plus fondés sur la parenté. « Le principe de cette répartition est de faire en sorte que, dans les instances de décision, à tous les niveaux, la population {disons plutôt les citoyens} soit représentée sans tenir compte des clivages sociaux ou des connivences de voisinage qui pouvaient faciliter les solidarités de lignage, les relations de clientèle ou de groupes de pression régionaux, dont l’aristocratie était généralement bénéficiaire. »623 Le but était d’assurer l’unification politique de la Cité en organisant un pouvoir démocratique. Il importe de préciser que « les magistrats, groupés toujours en collège, sont soumis à une sévère reddition de comptes. {…} Quant au travail proprement administratif, de même que la police, il est souvent confié à des esclaves. »624 « Un nouvel esprit positif inspire des réformes qui cherchent moins à mettre la Cité en harmonie avec l’ordre sacré de l’univers qu’à atteindre des objectifs politiques précis. {…} La cité {…} est la forme que prend le groupe uni de tous les citoyens, envisagés indépendamment de leur personne, de leur ascendance, de leur profession. »625 d)

La réforme de Périclès (451)

« L’évolution ainsi commencée ne s’achèvera qu’avec les lois de Périclès en 451, quand cet homme d’État institua la rémunération des fonctions publiques {la misthophorie}, ce qui permettra aux citoyens les plus pauvres d’accéder pratiquement à toutes les charges »626 et de gagner (un peu mieux) leur vie en s’occupant de la chose publique ! « La participation directe était la clé de la démocratie athénienne ; il n’y avait ni représentation, ni services civils, ni bureaucratie de quelque importance. {…} Chaque citoyen pouvait intervenir dans le débat, proposer des amendements, voter sur des propositions, sur la guerre et la paix, les impôts, la réglementation 622. 623. 624. 625. 626.

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Lonis, (2010), p. 105. L’année était divisée en dix mois de 36 ou 37 jours. Lonis, (2010), p. 105. Vidal-Naquet, (2002), p. 715. Vernant, (1996), p. 394. Festugière, (2002), p. 683.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

des cultes, les levées militaires, le budget de la guerre, les travaux publics, les traités et les négociations diplomatiques… {…} Bien sûr, tous n’assistaient pas aux réunions de l’Assemblée qui se réunissait fréquemment, au moins quatre fois en chaque période de trente-six jours. {…} La participation était libre, mais leurs décisions étaient reconnues par la loi comme les actes du peuple entier. {…} Il y avait à cette époque un grand nombre de magistrats, d’importance diverse, la plupart désignés aussi par le sort pour une année ; les quelques exceptions comprenaient les dix généraux (stratègoi), qui étaient élus et pouvaient être réélus indéfiniment, et les commissions spéciales, formées temporairement en vue de négociations diplomatiques ou autres activités analogues. »627 « Il n’y avait pas de partis politiques, ni d’équipe gouvernementale. {…} Le président pour la journée était choisi par tirage au sort parmi les membres du Conseil. {…} Un homme était un dirigeant politique aussi longtemps (mais pas plus longtemps) que l’Assemblée acceptait son programme plutôt que celui de son adversaire. »628 Il faut signaler cependant, une restriction de la démocratie : sous Périclès, « les Athéniens adoptèrent une loi restreignant la citoyenneté aux enfants légitimes issus de mariages dans lesquels les deux parents étaient eux-mêmes citoyens. {…} Quand on n’était pas né dans la communauté, il était presque {…} impossible d’y avoir accès. Il n’y avait pas de procédure de nationalisation courante », même pour ceux qui étaient citoyens d’autres cités grecques. « C’est seulement par un acte officiel de l’Assemblée qu’un étranger pouvait devenir citoyen d’Athènes. »629 « Les mécanismes essentiels {de la démocratie} furent l’élection par tirage au sort, qui faisait passer l’égalité des chances de l’idéal à la réalité, {et} l’indemnité accordée pour les charges remplies, qui permettait aux gens du peuple de siéger au Conseil ou aux tribunaux, ou de remplir une charge quand le sort tombait sur eux. {…} L’indemnité était suffisante pour compenser le salaire qu’un homme pouvait avoir perdu comme artisan ou cultivateur, mais sans plus. Ainsi, nul ne pouvait compter sur une charge pour une 627. Finley, (1971), p. 68. 628. Finley, (1971), p. 71. 629. Finley, (1971), p. 52.

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subsistance régulière.630 Bien entendu, à moins de sombrer dans l’amateurisme, un grand État comme Athènes {…} avait absolument besoin de politiciens à temps complet pour guider et coordonner le travail des participants amateurs plus ou moins temporaires. Et il les trouvait parmi les hommes riches, {…} pris dans les vieilles familles terriennes.631 Certaines charges, comme la stratégie, ne comportent pas de salaire et ne peuvent donc {…} être briguées que par les citoyens les plus aisés. On constate d’ailleurs que tous les hommes politiques en vue continuent à appartenir aux grandes familles.632 Athènes ne fut jamais à court d’hommes de la plus haute efficacité et désireux de se consacrer à la politique ».633 Sous un tel régime politique, « le Grec n’obéit pas à un homme, mais il obéit à la loi, parce que celle-ci est l’expression de la volonté du peuple, et que le peuple, c’est lui-même. »634 Cette démocratie était pourtant très limitée. En effet, la population était majoritairement composée de non-citoyens : Athènes comptait, « vers 431, {…} 40 000 hommes {citoyens}, sur une population totale d’environ 315 000 personnes. La démocratie est le privilège de ce groupe qui domine une masse d’étrangers (métèques) et d’esclaves. »635 Et aussi de femmes et de jeunes ! Or, le nombre de métèques et d’esclaves « ne fera que grandir aux siècles suivants. »636 La troisième raison d’adopter le régime civique est, elle aussi, bien adaptée au cas d’Athènes. Rappelons-la : en marginalisant les monarchies, l’aristocratie a ouvert la porte aux tyrannies, qui ont éveillé l’appétit du peuple pour plus de démocratie et offert aux oligarques (fonciers et marchands) une occasion de prendre le contrôle du pouvoir politique. Mais les logiques 630. Finley, (1971), p. 70. 631. Finley, (1971), pp. 70-71. 632. Lévêque, (2002a), p. 332. 633. Finley, (1971), p. 72. Ce qui confirme qu’une démocratie fondée sur le tirage au sort n’est assez efficace que si elle est secondée par des politiciens professionnels, assistés eux-mêmes par des techniciens spécialisés. Elle ne se réduit cependant pas à une apparence puisque les élus peuvent toujours rejeter les propositions qui leur sont soumises ; pouvoir négatif, sans doute, mais néanmoins réel. 634. Festugière, (2002), p. 684. 635. Braudel, (1998), p. 272. Selon Vidal-Naquet, au début du Ve siècle, il n’y aurait eu que 30 000 citoyens à Athènes : mais c’était cinquante ans plus tôt et la population était « en pleine croissance ». (Vidal-Naquet, « La tradition de l’hoplite athénien », in Vernant, 1999, p. 226) 636. Braudel, (1998), pp. 272-273.

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propres au champ politique permettent-elles aussi de comprendre pourquoi, à Athènes, c’est la forme démocratique de ce régime qui s’est imposée ? Cela me semble clair : pour éviter le pire (la stasis et la tyrannie), il fallait donner au peuple une participation aux décisions politiques. Mais n’auraient-ils pas pu, comme cela se faisait ailleurs (à Sparte, notamment), réprimer le peuple au lieu de lui offrir cette participation ? Non : parce que le peuple, c’était leur armée, leurs citoyens-soldats. La démocratie athénienne fut cependant un fait très paradoxal : elle a été favorisée par la présence d’un grand nombre de non-citoyens dominés (esclaves, métèques, femmes), par la colonisation et l’impérialisme et, pour comble ! c’est la menace de la tyrannie (la crainte de voir le peuple et les hoplites soutenir les tyrans) qui fut une autre de ses raisons.637 4.

L’influence : la gestion du contrat social

Les trois raisons, que nous venons d’expliciter, contribuent à expliquer les concessions que les gouvernants ont faites aux hectémores, aux thètes et au peuple en général.638 Il est vrai qu’ils en avaient les moyens puisqu’Athènes était assez riche pour financer des politiques sociales plutôt généreuses. Hélas ! les guerres remettaient constamment en cause les maigres avancées d’une démocratie sociale qui s’appuyait sur la démocratie politique. Dès lors, tout cela ne suffisait pas à apaiser la stasis, ce qui est d’ailleurs très compréhensible : plus les gouvernants font des concessions, plus les gens du peuple espèrent en obtenir 637. Mais alors, direz-vous, la démocratie est-elle bien un produit du génie des Athéniens ? Ou bien n’est-elle qu’un effet de conditions d’existence qu’ils ne maîtrisaient pas ? Les deux à la fois, bien sûr : le génie des humains se réveille parfois quand ils comprennent que leurs relations les enferment dans des logiques qui les conduisent à leur propre destruction ! Je dis bien « parfois », donc, pas toujours : il arrive, en effet, que ces logiques les mènent, malgré eux, à l’effondrement, même s’ils sont conscients de ce qui les attend. Jared Diamond en donne quelques exemples (voir son livre : Effondrements). 638. Notons d’abord qu’ils n’ont rien accordé à ceux qui ne réclamaient rien : les étrangers pauvres, les esclaves, les femmes, les jeunes. Les politiques sociales, hier comme aujourd’hui, sont rarement le fruit d’une générosité humaniste des classes dirigeantes ou des élites politiques. Le plus souvent, celles-ci se résignent à faire quelques concessions, toujours provisoires d’ailleurs, quand elles ont peur, quand elles craignent de perdre plus encore en s’y refusant. Et la sagesse des gouvernants consiste à savoir à quel moment il faut lâcher du lest, et combien ! Mieux vaut savoir que c’est ainsi : pour obtenir une amélioration de ses conditions de vie, une catégorie sociale dominée, quelle qu’elle soit, doit non seulement prendre le risque de l’exiger (malgré la répression probable), mais aussi faire montre d’une force suffisante pour que ses adversaires soient obligés de lui donner une partie de ce qu’elle demande.

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davantage et plus ils en réclament ! La stasis était donc bien, comme l’écrit très justement Finley, une « maladie chronique ». Et dès lors, la tentation de la tyrannie persistait toujours, en toile de fond. L’exaltation du patriotisme civique et l’ouverture de quelques canaux de mobilité furent, nous l’avons vu, les deux méthodes auxquelles eurent recours les dirigeants des cités pour essayer de résoudre le problème de la stasis. Il en alla de même à Athènes, mais avec quelques particularités. a)

Le patriotisme civique

Les gouvernants d’Athènes avaient le plus grand besoin, pour assurer la paix interne et faire la guerre, de construire un fort sentiment d’appartenance à la cité. À Athènes, Clisthène avait introduit une méthode très originale pour obtenir ce résultat. Il a voulu détruire les vieilles solidarités traditionnelles et les remplacer par une identité civique : « unifier des groupes humains encore séparés par des statuts sociaux, familiaux, territoriaux, religieux différents, {…} arracher les individus aux anciennes solidarités, à leurs appartenances traditionnelles, pour les constituer en une cité homogène, faite de citoyens semblables et égaux, ayant les mêmes droits de participer à la gestion des affaires publiques. »639 Les membres des nouvelles tribus n’étaient liés entre eux par aucune identité collective, ni ethnique, ni historique, puisqu’elles réunissaient des citoyens de la côte, de la plaine et de la montagne. « Il s’agissait surtout d’opérer un brassage qui pût mettre fin aux pesanteurs sociologiques traditionnelles ».640 Clisthène n’a cependant pas cherché à supprimer tout clivage social : sa réforme conservait les distinctions entre esclaves et hommes libres, entre étrangers et citoyens grecs, entre jeunes et vieux, et bien entendu entre hommes et femmes. Il ne s’en prenait qu’aux différences entre classes sociales et entre monde rural et urbain. Cependant, si les différences de fortune subsistaient partiellement, la citoyenneté n’était plus fondée sur la naissance : devenait magistrat le citoyen que le hasard désignait. « En remodelant l’État, Clisthène a obéi

639. Vernant, (1996), p. 239. Les réformateurs divisent volontiers l’espace territorial en fonction de leur projet politique. Des siècles plus tard, on a divisé l’espace en nations, espérant ainsi détruire les identités traditionnelles préexistantes. Le résultat n’est pas toujours convaincant et durable. 640. Lonis, (2010), p. 107.

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à un idéal de cité égalitaire. »641 Pour reconstruire sur cette base nouvelle une solide cohésion, on comptait sur un endoctrinement idéologique patriotique, sur des pratiques communes et sur l’aide, toujours précieuse, des rites religieux. b)

La mobilité sociale contre l’inégalité

Malgré les réformes, Athènes restait une société profondément inégalitaire. Platon a dénoncé, « derrière l’apparente unité de l’État démocratique, le combat des riches et des pauvres, rangés en deux camps ennemis. »642 Or, quand la démocratie politique n’est pas complétée par la démocratie sociale, elle risque fort de rester plus ou moins instable. En outre, la participation du peuple (les paysans et les thètes) aux victoires d’Athènes pendant les guerres médiques incitait celui-ci à exiger des conditions de vie meilleures. Les dirigeants athéniens avaient aussi compris cela. Éphialtès puis Périclès avaient ouverts des canaux de mobilité en mettant en place quelques politiques sociales : les zeugites (citoyens de la troisième classe censitaire) furent admis à l’archontat ; on accorda un salaire aux principaux magistrats, aux membres du conseil et aux juges, et une solde aux marins et aux soldats643 ; quelques indemnités furent accordées aux familles des victimes de guerre ; il y eut des distributions gratuites de blé en cas de disette ; certains esclaves, qui avaient particulièrement « mérité de la Patrie », purent être affranchis ; les femmes épiclères eurent le droit d’hériter… Ces canaux de mobilité n’étaient cependant pas ouverts pour tout le monde. On peut même penser que les gouvernants athéniens avaient pu les ouvrir pour les héctémores et pour les thètes, justement parce qu’ils restèrent plutôt fermés pour les non-citoyens. Ainsi, pour les étrangers, l’accès à la citoyenneté était devenu plus difficile quand, sous Périclès, on exigea que leurs deux parents soient eux-mêmes Athéniens. Bien entendu, quand ils étaient riches – qu’ils prenaient en charge des liturgies, qu’ils prêtaient de l’argent à l’État, qu’ils se procuraient du blé et le distribuaient –, la citoyenneté pouvait leur être accordée plus facilement par décret de l’Assemblée. 641. Vernant, (1996), p. 255. 642. Vernant, (1996), p. 256. 643. Lévêque, (2002a), p. 332.

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Il faut relever l’importance particulière de la misthophorie. Elle permettait à tous les citoyens de bénéficier d’une modeste rémunération pour exercer des magistratures, pour servir leur patrie comme soldats ou rameurs, pour faire partie des garnisons installées dans certaines colonies ou sur le territoire de certaines cités alliées, ou pour s’engager dans les nombreux chantiers de l’État. L’armée était notamment source d’emplois et de revenus pour bon nombre de citoyens : environ un tiers des citoyens mâles adultes (10 000 à 12 000 personnes) étaient hoplites ; ils devaient payer leur équipement mais ils recevaient une solde quotidienne ; cette armée (de terre) « était strictement une institution des classes supérieures et moyennes ».644 Par contre, les équipages de la flotte étaient recrutés parmi les gens du peuple et ils étaient des professionnels payés : « pour les pauvres de la ville, la flotte assurait une part très importante de leur subsistance. {…} Il semble probable que quelque 12 000 hommes furent ainsi engagés normalement jusqu’à huit mois par an ».645 « Rien de révolutionnaire dans tout cela, mais une sorte de “socialisme d’État” {…} qui tend à faire du droit de cité un métier, et un métier fructueux. »646 L’expression n’est pas trop forte, si l’on pense que « se met en place au Ve et IVe siècles, un corps très important de magistrats, de juges, d’inspecteurs, de titulaires de petits offices comme les inspecteurs de marchés, les Onze647 {…} ou les commissaires de police… {…} Il y a donc toute une bureaucratie de la démocratie… »648 Ainsi, la quatrième raison d’adopter le régime civique était, elle aussi, présente à Athènes. Les dirigeants ont su exalter le patriotisme civique et offrir des canaux de mobilité sociale. Mais quelles furent, dans le champ du contrat social, les raisons qui favorisèrent la forme démocratique de ce régime ? Les principales dispositions légales prises par les réformateurs successifs ont été décisives : la suppression, par Solon, de l’esclavage pour dette et l’aide de l’État aux hectémores ; la reconstruction d’une 644. Finley, (1971), p. 67. 645. Finley, (1971), p. 67. 646. Lévêque, (2002a), p. 333. 647. Les « Onze d’Athènes » étaient les magistrats judiciaires chargés de l’application des peines (notamment des exécutions capitales) et de la surveillance des prisons. (Les membres du Comité de Salut Public, instauré après la Révolution Française, étaient, eux aussi, au nombre de onze : voir le roman de Pierre Michon : Les Onze.) 648. Lévêque, (2002a), p. 332.

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identité patriotique fondée sur de nouvelles bases par Clisthène, l’institution de la misthophorie par Périclès furent autant de mesures qui permirent de consolider la démocratie politique (le droit des citoyens de choisir, contrôler, critiquer et changer leurs gouvernants) par la démocratie sociale (le droit de s’associer, revendiquer, négocier la défense de ses intérêts et faire garantir ses acquis par des lois). Ce nouveau contrat social résultait d’un compromis entre les riches et les pauvres, négocié et imposé par des réformateurs : « Les riches supportaient un lourd fardeau de charges financières et les principales charges militaires, tandis que le démos acceptait que ses chefs fussent issus de leurs rangs ».649 Grâce à la démocratie, au moins en grande partie, « Athènes prospéra comme ne le fit nul autre État grec de l’époque classique. {…} En deux siècles, elle produisit une incroyable série d’écrivains et d’artistes, de savants et de philosophes admirables. »650 Platon, le penseur le plus anti-démocratique que la Grèce ait produit, et ceux qui pensaient comme lui, furent pourtant des « produits » de cette démocratie. « À Sparte, ils n’auraient jamais pu commencer à penser, encore moins à enseigner librement comme ils le firent à Athènes. »651 5.

L’autorité : la gestion de la socialisation et de l’intégration.

Nous l’avons dit, les conditions de la socialisation des nouveaux venus, quel que soit le milieu social de leur naissance, dépendent d’abord des exigences des autres champs relationnels. Cependant, le champ de la socialisation a, lui aussi, sa logique propre. À Athènes comme ailleurs, l’éducation (la paideia) était bien fondée sur la recherche d’un juste équilibre entre trop et trop peu de contrôle social et sur l’héritage religieux redéfini en fonction des besoins civiques. Et ce qui était attendu de cette politique était bien la formation d’une élite disciplinée, capable de maîtriser ses passions, et d’un peuple obéissant et soumis, 649. Finley, (1971), p. 74. Certains pays d’Europe occidentale retrouveront, des siècles plus tard, un contrat social du même genre avec l’État-Providence des socialistes sociaux démocrates. 650. Finley, (1971), p. 74. 651. Finley, (1971), p. 74.

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grâce à une socialisation combinant intelligemment l’héritage d’Apollon et celui de Dionysos. À l’époque archaïque (avant les guerres médiques) et même au début de l’âge classique, la religion restait intimement mêlée à la politique : « le fait religieux est un fait politique ».652 « La religion n’est pas plus “au service” de la politique qu’elle ne lui commande. »653 Cependant, dès la fin du VIe siècle (donc après Pisistrate, avant ou pendant Clisthène et avant Périclès), « un nouvel équilibre religieux s’instaure, faisant la part égale aux divinités poliades et aux divinités chthoniennes, chères au peuple. »654 « À côté de la grande divinité poliade, les dieux chthoniens ne sont pas oubliés et l’on voit se développer cet équilibre religieux dont Pisistrate avait donné l’exemple. {…} Dionysos est honoré dans de grandes fêtes. {…} Il inspire en même temps un mysticisme orgiaque, dont les Bacchantes d’Euripide donnent, à la fin du siècle, un mémorable exemple. »655 Il convient de distinguer cependant la socialisation des citoyens de celle de tous ceux qui ne le sont pas. a)

Pour les citoyens

Le jeune éphèbe, qui à sa naissance avait déjà été présenté à la phratrie de son père, devait être admis par les membres de celle-ci et inscrit sur son registre (plus tard, après la réforme de Clisthène, sur le registre d’un dème) pour « attester de la naissance légitime du citoyen et de la qualité d’Athénien d’au moins un656 de ses parents. »657 Ensuite, à dix-huit ans, il devait accomplir son service éphébique. Pendant deux ans, il tenait garnison dans les postes de défense de la ville, suivait un entraînement physique et militaire, patrouillait sur le territoire, montait la garde aux frontières. Il effectuait aussi une tournée des sanctuaires, recevait ses armes, prêtait serment. Il est donc clair que « la fin de l’éphébie est bien, 652. Pierre Brulé, cité par Louise Bruit Zaidman, « Le religieux et le politique. Déméter et Koré dans la cité athénienne », in Pauline Schmitt Pantel et François de Polignac (2007) (sous la dir.), Athènes et le politique. Dans le sillage de Claude Mossé, Paris, Albin Michel. 653. L. Bruit Zaidman, (2007), p. 82. 654. Lévêque, (2002a), p. 331. 655. Lévêque, (2002a), p. 333. 656. Les deux avec Périclès, après 451. 657. Lonis, (2010), p. 36.

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en même temps que l’entrée dans la catégorie de citoyen, l’accession au statut de guerrier. »658 Ce qui est cependant remarquable, à Athènes plus qu’ailleurs, c’est l’affaiblissement de l’emprise de la religion traditionnelle, qui était pourtant essentielle dans la socialisation des jeunes.659 Les évolutions décrites ci-dessus (dans les autres champs) finirent par avoir des effets déstructurants sur la « jeunesse dorée » d’Athènes : elles réduisirent son intérêt pour la chose publique et stimulèrent son goût pour la richesse matérielle, pour la carrière, pour l’apparence. Par la suite, la culture ambiante détourna plus encore les jeunes citoyens de la politique pour les intéresser à des problèmes privés. Et les sophistes renforcèrent encore ces changements par leur pensée critique : pour eux « l’enquête rationnelle semblait mener au pessimisme, au doute et au cynisme, et non à des solutions raisonnables et praticables. »660 On peut se demander comment, dans ces conditions, la socialisation et le contrôle social, au moins sur les élites, étaient encore possibles. Platon tenta bien – mais après la guerre du Péloponnèse, donc fort tard, trop tard ! –, de réagir contre ce processus de décomposition, en cours depuis un siècle : il incrimina la démocratie, qui ne pouvait, selon lui, mener qu’à l’anarchie ou à la tyrannie, car « les chefs politiques athéniens, disait-il, n’avaient pas d’autre choix que de complaire aux gens, comme des pâtissiers. »661 Il est vrai que le grand philosophe considérait le peuple comme ignorant et incapable de se gouverner, et qu’il avait « une aversion passionnée {…} pour tout le mode de vie athénien. »662 Dès lors, pensait-il, « aussi longtemps que les philosophes ne gouvernent pas, le mieux que l’on puisse espérer, c’est d’approcher le plus possible de la “vie bonne” en l’imposant d’en haut ».663 Mais Platon, à son époque, ne fut guère entendu, ni à Athènes, ni ailleurs (en Sicile où il aurait voulu réaliser son utopie) : la balance des forces penchait du côté 658. Lonis, (2010), p. 41. 659. La fameuse « émasculation des Hermès » par des jeunes gens de « bonnes familles », en 415, juste avant le départ en campagne de Sicile de le troupe d’Alcibiade, semble avoir été une provocation exprimant clairement cette contestation du religieux. 660. Finley, (1971), p. 129. 661. Finley, (1971), p. 119. 662. Finley, (1971), p. 123. 663. Finley, (1971), p. 114.

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des démocrates. Aristote était plus réaliste : il voulait concilier le désirable avec le possible. Mais « Aristote et la polis classique moururent vers la même époque », en 322, quand les Macédoniens étaient déjà là depuis seize ans. Sans aller jusqu’à incriminer la démocratie, il semble donc bien que, après Clisthène en tout cas, les gouvernants d’Athènes n’aient plus voulu, ou n’aient plus été capables de gérer, comme ils avaient su le faire avant cette époque, la socialisation de leurs élites par un recours rigoureux à des croyances et des rites religieux. Et qu’en outre, ils n’avaient rien d’aussi efficace à proposer à la place ! Ils ont donc laissé faire une évolution qui les débordait, qu’ils ne parvenaient plus à contrôler et qui, à terme, allait affaiblir la cité. Qu’ils aient dû engager de plus en plus de mercenaires pour la défendre est un signe clair du déclin du modèle civique, puisque le citoyen-soldat en était le pilier. b)

Pour les non-citoyens

La stasis restait toujours menaçante, tant en ville que dans les campagnes, surtout après les guerres, quand l’économie reprenait vigueur en même temps que les conséquences néfastes des conflits se faisaient encore sentir –, donc, quand le décalage entre les attentes de la population et ses conditions réelles de vie était le plus grand. Alors, quand des gouvernants (démocrates ou tyrans) voulaient séduire le peuple, ils se laissaient parfois tenter par la démagogie : ils ne lui donnaient pas seulement « du pain et des jeux », ils l’invitaient aussi à célébrer… Dionysos, qui servait alors de « soupape de sécurité » à un contrat social au bord de l’explosion ! Le peuple trouvait sa consolation dans des cultes nouveaux : « l’astrologie séduit les âmes inquiètes. {…} La superstition fait d’étonnants progrès. {…} C’est tout un mysticisme jusqu’ici inconnu qui s’exprime. {…} Les fidèles de ces nouveaux dieux se sentent proches les uns des autres et se réunissent dans des associations culturelles (thiases) où s’exalte le sentiment de fraternité. »664 À Athènes, plus qu’ailleurs, les croyances religieuses traditionnelles ont alors été ouvertement critiquées – même si 664. Lévêque, (2002a), p. 335.

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les gouvernants opposèrent une certaine résistance à ces critiques, en réprimant ceux qui les formulaient (Protagoras, Anaxagore, Socrate en firent les frais). Cette répression n’a pourtant pas empêché que les dieux fussent souvent mis ouvertement en question par des artistes et par l’esprit rationaliste des philosophes et des hommes de science, comme nous le verrons plus loin. L’affaiblissement de l’emprise de la religion traditionnelle a donc eu des conséquences importantes, tant sur la socialisation des élites que sur celle du peuple : irrémédiablement, les courants d’innovation culturelle ont séduit l’un et l’autre. Sans doute cette évolution a-t-elle contribué au relâchement de l’esprit civique, mais elle a permis aussi de le reconstruire, avec Clisthène, sur une base plus « laïque ». La cinquième raison d’adopter le régime civique était donc bien présente à Athènes, mais elle y revêtait un caractère particulier. Le contrôle social, fondé sur un juste équilibre entre Apollon et Dionysos semble s’être révélé bien plus difficile à conserver qu’ailleurs, et ce, à cause d’une plus grande nécessité de laisser libre cours à l’expressivité dionysienne. Mais cette nécessité s’explique elle-même comme une exigence du fonctionnement démocratique de la cité. Nous avons affaire, une fois de plus, à une causalité réciproque : la démocratie se doit de tolérer et même de favoriser la liberté d’expression (dans les arts, dans la philosophie, dans la vie politique…), et celle-ci, du moins quand elle reste dans les limites de la légalité, renforce la démocratie. Il semble que les dirigeants athéniens aient eu besoin d’être particulièrement tolérants sur ces limites. Pour conclure ce premier point, revenons à notre question de départ : pourquoi est-ce la forme démocratique du régime civique qui a été adoptée par les Athéniens ? L’analyse nous a fait découvrir cinq raisons, qui forment un tout, qui agissent les unes sur les autres. On peut, me semble-t-il, les résumer en une phrase : la nouvelle classe gestionnaire ascendante (les marchands) avait besoin du peuple, et surtout des soldats (hoplites et marins) et des esclaves. Ce besoin s’expliquait par quelques « bonnes » raisons : pour ouvrir l’espace méditerranéen à son commerce par la colonisation ; pour prendre la place de l’aristocratie dans le contrôle des appareils d’État ; pour obtenir pour elle-même (elle était surtout composée

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de métèques) des droits civiques ou au moins une participation à la vie politique ; pour réprimer la stasis dans les campagnes et dans les villes ; pour écarter la menace des tyrans, que le peuple et les hoplites avaient tendance à soutenir ; pour reconstruire le contrat social sur une base plus laïque. Plus que dans d’autres cités, elle a donc dû accepter de donner, au moins à certaines catégories sociales, des droits civiques, des canaux de mobilité, des rémunérations (misthoi), des cultes religieux dionysiens plus proches de leurs préoccupations. Tout cela a eu pour conséquence d’affaiblir la religion traditionnelle, d’encourager la pensée rationnelle des philosophes et de… laisser s’exprimer librement les sophistes et les gens de théâtre. Ou bien les gouvernants d’Athènes avaient un sens surprenant de l’humour, ou bien ils furent débordés par les évolutions en cours, ou bien encore, ce qui est plus probable, cette tolérance leur servait de soupape de sécurité bien utile. Même si, à terme, toutes ces évolutions devaient effectivement contribuer au déclin de l’esprit civique, donc du régime de la cité !

B. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence L’objet de cette partie est de montrer que les logiques d’action dans lesquelles les acteurs se sont engagés les ont incités à créer à Athènes une culture civique démocratique, avec tout ce que cette option implique : liberté d’expression et d’association, égalité, au moins formelle, si possible réelle, entre les citoyens, participation active à la vie politique et sociale, droit de choisir les dirigeants, de les contrôler, de les critiquer et d’en changer. À Athènes, la créativité culturelle des acteurs leur avait d’abord permis de consolider le modèle culturel civique, en s’en servant pour légitimer leurs pratiques. Mais par la suite, avec la démocratisation progressive de la société, cette créativité a véritablement explosé. « L’époque {classique} est, il faut le dire, de toute beauté : c’est l’Athènes de Phidias, le maître d’œuvre du Parthénon, l’Athènes de Sophocle, d’Euripide, d’Hérodote, de Thucydide, de Socrate et bientôt de Platon {et d’Aristote}. Il faudra attendre la Rome d’Auguste pour

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retrouver pareille constellation en un si court laps de temps. »665 Cette évolution de la pensée est particulièrement intéressante, notamment parce qu’elle illustre fort bien l’autonomie relative de la création culturelle. De même que les champs relationnels n’obéissent pas seulement aux interactions entre eux et possèdent chacun leur logique propre, la créativité culturelle obéit, elle aussi, à une logique du même genre. Chaque créateur, en s’appuyant sur ses prédécesseurs, s’efforce d’aller plus loin qu’eux : il adopte ou il rejette, il approfondit et il nuance, et il finit par produire autre chose qui, tout à la fois, va plus loin et va ailleurs. L’exemple le plus clair que l’on puisse invoquer ici est celui d’Aristote : il part de la pensée de son maître, Platon, mais il le dépasse, portant la pensée philosophique jusqu’au seuil de la science expérimentale et appliquée. Sans cependant jamais franchir ce seuil, comme le firent, beaucoup plus tard, des penseurs comme Descartes, Bacon, Newton… et tant d’autres. C’est sans doute au théâtre – cette invention athénienne (selon Finley) –, que la liberté de penser s’exprima le plus intensément, dans les tragédies et les comédies. « Parmi les nombreux traits remarquables de la tragédie grecque, aucun n’est aussi étonnant que le monopole sans concurrence maintenu par les Athéniens »666 « La “comédie ancienne” est une satire crue et pourtant poétique des institutions, des mœurs et des individus. »667 Par ailleurs, la philosophie, mais aussi les sciences, développèrent un rationalisme, qui allait se montrer dangereux pour les vieilles croyances. C’était surtout à l’occasion des fêtes officielles de Dionysos que les comédies et les tragédies critiquaient les dieux et les gouvernants. Mais ils l’étaient aussi dans les cercles philosophiques que fréquentait la « jeunesse dorée » d’Athènes. À juste titre, Finley se demande : « où trouve-t-on ailleurs des fêtes publiques annuelles, qui plus est, religieuses, qui soient consacrées à brocarder continûment les institutions les plus chères et, fait plus remarquable encore, à des plaisanteries et des discours contre la guerre, au milieu d’une guerre importante et décisive {celle du Péloponnèse}, le tout étant une activité d’État, depuis le choix de pièces jusqu’au couronnement final 665. Lucien Jerphagnon, (2010), Histoire de la pensée. D’Homère à Jeanne d’Arc. Paris, Arthème Fayard (Pluriel), p. 80. 666. Finley, (1971), p. 93. 667. Lévêque, (2002a), p. 333.

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du dramaturge vainqueur ? »668 En effet, les charges considérables des représentations théâtrales étaient, en grande partie, couvertes par le trésor public : démocratie oblige, les gouvernants athéniens payaient pour que des dramaturges puissent librement critiquer les dieux et leur propre pouvoir ! Mieux encore, les meilleures pièces étaient primées : « Aristophane remporta quatre premiers prix, trois seconds et un troisième au cours de sa carrière. »669 « Les auteurs comiques {déversaient} un flot de ridicule et d’injures à la fois sur les personnes et les idées : les dieux eux-mêmes n’échappaient pas à leur soif de victimes. »670 De leur côté, la philosophie et les sciences (l’astronomie, les mathématiques, la géométrie, la physique, la médecine, la biologie, l’anatomie, la météorologie, la botanique, l’histoire…) démystifiaient l’explication religieuse en en proposant une autre. « Parce que l’on découvrait des explications naturelles à des phénomènes imputés jusqu’alors à l’arbitraire des dieux, parce qu’on s’avisait que ni les lois, ni les coutumes, ni les traditions ne sont partout les mêmes, on en venait à penser que rien n’était peut-être aussi divin ni aussi nécessaire qu’on se l’était figuré. {…} Plus rien n’était accepté a priori. »671 Même si son but était de « connaître (et non de faire), de comprendre l’homme et la nature d’une façon contemplative, plutôt que de conquérir ou de changer la nature », la démarche rationnelle s’opposait à la religion. « On apprenait ainsi à douter de la justice des dieux, et à regarder ce qui se passait entre les hommes. »672 Mais, en s’éloignant de la religion, les savants s’éloignèrent aussi de la culture civique : la « cohérence interne de la culture, cette intégration réciproque des divers domaines de la pratique sociale et de la réflexion théorique disparaissent. Le monde des géomètres et des astronomes se sépare de celui de la cité. {…} Chaque type de discipline {…} doit constituer son propre monde de réflexion, édifier son vocabulaire, élaborer sa logique. Ainsi se consomme, entre l’espace des mathématiques et celui de la communauté politique, une rupture que les auteurs estiment profonde. »673 Les découvertes 668. 669. 670. 671. 672. 673.

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Finley, (1971), p. 98. Finley, (1971), p. 97. Finley, (1971), p. 97. Jerphagnon, (2010), p. 83. Jerphagnon, (2010), p. 89. Vernant, (1996), pp. 249-250.

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des mathématiques (les nombres incommensurables) et de la géométrie (l’espace indifférencié, sans point central), viennent perturber la belle homologie structurale entre la pensée des premiers physiciens de Milet et le modèle culturel civique. En outre, à côté de la philosophie et des sciences, et souvent en guerre ouverte contre elles, les sophistes « remettent en question toutes les idées établies ».674 En général, les « savants » les trouvaient détestables, et Finley non plus ne les apprécie guère : « l’histoire était rapidement devenue la victime de la grande malédiction de la culture grecque après le Ve siècle : la rhétorique. {…} La manière dont une idée était exprimée devint plus importante que l’idée elle-même ».675 En revanche, L. Jerphagnon ne les juge pas aussi sévèrement : « Dans un régime où la persuasion était le principe fondamental du jeu politique, les sophistes faisaient profession de vous enseigner exactement ce qu’il fallait pour réussir et faire carrière : être capable de manier l’antilogie, autrement dit de soutenir avec un égal brio la thèse et son contraire. {…} Bref, les sophistes vous apprenaient {…} à convaincre et à vaincre, en usant de toutes les ficelles de la rhétorique et de la dialectique. »676 « Les Protagoras, Gorgias, Hippias, Prodicos, Antiphon, Thrasymaque et autres étaient de haute culture, et c’est bien ce qui les rendait dangereux. »677 « À partir des sophistes, la philosophie ne révèle plus : elle est obligée de raisonner et de prouver. »678 « Les dieux, pourtant, sont toujours là, et le monde est tout autant divin, même s’il l’est désormais autrement dans l’esprit des humains. {…} Les dieux, comme les hommes, sont entraînés dans ce remembrement du cadastre mental. »679 Si bien que, déjà vers le milieu de l’époque classique (fin du Ve, début du IVe siècle), le modèle culturel civique commence déjà à être ébranlé, alors même qu’il atteint son apogée. Peut-on affirmer pour autant, comme le fait Platon, que la démocratie athénienne fut responsable de cette crise du régime civique ? La question est plus complexe. L’ensemble des raisons, que nous avons 674. 675. 676. 677. 678. 679.

Lévêque, (2002a), p. 334. Finley, (1971), p. 108. Jerphagnon, (2010), pp. 81-82. Jerphagnon, (2010), p. 82. Jerphagnon, (2010), citant J. de Romilly, p. 89. Jerphagnon, (2010), p. 90 (spm).

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vues ci-dessus, permettent de comprendre à la fois pourquoi les Athéniens ont adopté le régime démocratique et pourquoi cette logique démocratique, en orientant les acteurs, en donnant du sens à ce qu’ils faisaient, a engendré des conflits et une évolution des mœurs qui remettait en question la reproduction du régime civique.680 Les changements dans la socialisation, analysés ci-dessus, furent les conséquences de toute cette évolution. L’évolution de la pensée semble alors suivre deux chemins différents qui, tous deux, vont préparer l’époque suivante, la Grèce hellénistique. Le premier met en cause l’interprétation démocratique du modèle culturel civique : il mène à la restauration d’une société hiérarchisée. « À la notion simple d’égalité, qui apparaissait dans l’idéal d’isonomia, se substituent des conceptions plus savantes. {…} En fait, la notion fondamentale est devenue celle de proportion. Elle justifie une conception hiérarchique de la cité, en même temps qu’elle permet de voir dans les institutions de la Polis l’image “analogique” d’un ordre supérieur à l’homme, cosmique ou divin. »681 Platon fut le grand inspirateur de cette tendance : « Ce ne sont plus tant les hommes que les dieux qui la dirigent {la cité}, et l’effort de Platon ne vise pas à trouver les institutions qui permettent aux citoyens de se gouverner eux-mêmes, mais à établir une cité qui sera, dans toute la mesure du possible, entre les mains des dieux. »682 « Dès le Ve siècle, la pensée politique avait élaboré un modèle hiérarchique de la cité et cherchait à le justifier par des considérations empruntées à l’astronomie et aux mathématiques. »683 Le second chemin met en cause le modèle culturel civique lui-même : il mène au désintérêt de l’individu pour la chose publique et à son repli sur soi. Cette tendance s’exprimait déjà dans la créativité artistique et notamment dans le théâtre : la comédie « abandonna la vie politique courante, les idées politiques 680. On peut faire l’hypothèse que tout régime économique, politique et social, en formant les acteurs et en les engageant dans des formes d’échange (coopération, concurrence, conflits, contradictions), engendre aussi des périodes de crise qui mettent en péril sa propre reproduction. (Ce qui ne signifie pas, comme le voudrait la thèse évolutionniste, qu’un régime contienne les germes de celui qui va lui succéder : il ne s’agit nullement d’une détermination, comme j’y ai insisté dans l’introduction générale). 681. Vernant, (1996), pp. 249-250. 682. Vernant, (1996), p. 251. 683. Vernant, (1996), p. 252.

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{…} et en même temps les grandes questions sociales. Elle devint {avec Ménandre} une comédie de mœurs. »684 « Les questions qui occupaient les philosophes, de toutes écoles et tendances, étaient : comment l’homme pouvait-il le mieux s’accommoder des conditions invariables qui entravaient l’existence humaine, non seulement le surnaturel, mais aussi l’existence en communauté {…} et les rudes conditions matérielles {…} ; comment vivre heureusement ; comment déterminer les valeurs et les normes correctes et les mettre en pratique ? De plus, l’accent portait presque exclusivement sur cette vie-ci. »685 Les philosophes de l’époque hellénistique seront les inspirateurs de cette tendance : « Épicure et Zénon ont apporté à cet homme des méthodes de vie heureuse dont la vertu, aujourd’hui même, n’est pas encore épuisée. Ils ont enseigné le moyen d’atteindre la liberté intérieure. »686 Ainsi, le souci de l’individu pour lui-même était déjà présent, bien avant la période hellénistique, qu’il allait profondément marquer. On le voit, les conditions d’existence d’Athènes à la fin de IVe siècle sont très différentes de ce qu’elles étaient vers le milieu du VIIIe et ce sont bien les logiques d’action des acteurs qui expliquent ces changements : ils se sont adaptés et ont transformé leurs conditions de vie. Mais jusqu’à quel point, dans quelle mesure – si tant est qu’on puisse mesurer quoi que ce soit ! – ont-ils résolu les problèmes vitaux qui furent à l’origine de leurs actions ? Le déclencheur semble bien avoir été une croissance démographique qui aurait engendré une grave crise agraire dans l’Attique. Les dirigeants athéniens n’ont pas pu agir sur la démographie : au contraire, avec l’amélioration relative des conditions de vie, due à l’enrichissement de la cité, la croissance de la population semble bien s’est poursuivie, au moins jusqu’à la fin de la période hellénistique. Mais cette croissance avait peu d’importance, pourvu que la crise agraire soit résolue. Et il semble bien qu’elle l’ait été, par le passage à l’agriculture culturale et sa spécialisation, l’importation de biens alimentaires, l’évacuation des excédents de population vers les colonies et cette alternative 684. Finley, (1971), p. 99. 685. Finley, (1971), p. 127. 686. Festugière, (2002), p. 776.

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économique prodigieusement efficace que fut le développement de l’artisanat et du commerce avec tout le bassin méditerranéen et même au-delà. Ils introduisirent aussi les innovations dont ils avaient besoin : la monnaie, l’écriture, la numération et quelques techniques permettant une meilleure productivité du travail, surtout artisanal, mais aussi agricole. Cependant, ces solutions, pour efficaces qu’elles furent, semblent bien avoir accentué d’autres problèmes vitaux, dans d’autres champs relationnels : elles ont engendré des guerres beaucoup plus graves que celles qu’Athènes avait connues jusqu’alors, et elles ont aussi éveillé les appétits de la population pour de meilleures conditions matérielles et sociales de vie, ce qui a aggravé cette maladie chronique qu’était la stasis, dans les campagnes comme dans les villes. Les solutions de ces nouveaux problèmes passaient par la démocratisation, de plus en plus élargie, seule manière de se donner une armée de citoyens-soldats capables de gagner les guerres, d’apaiser les conflits internes par des politiques sociales, d’éviter ainsi la tyrannie et de consolider la puissance de la nouvelle classe gestionnaire. On a vu toutes les difficultés que les réformateurs ont rencontrées pour mettre en place une démocratie, toujours précaire et limitée à un nombre restreint de citoyens (15 à 20 % du peuple). Mais ces nouvelles solutions ont à leur tour engendré de nouveaux problèmes, qui furent, en fin de compte, plus graves encore que les précédents puisqu’ils affectaient la survie du régime civique lui-même : l’engagement patriotique s’édulcorait, les mercenaires prenaient de plus en plus d’importance, l’emprise de la religion diminuait, les mentalités changeaient. Après la conquête de Philippe II, Athènes fut mise sous la tutelle macédonienne et, même si les institutions civiques et démocratiques continuaient à fonctionner, elles n’étaient plus qu’une façade, vidées de leur substance. En l’espace de quarante-cinq années (entre 306 et 261), « Athènes a changé de mains sept fois ; elle s’est révoltée trois fois et ces révoltes ont fini dans le sang ; elle a soutenu cinq blocus, elle a été prise trois fois. {…} C’est vraiment un temps où l’on a le sentiment de l’absurde, où il semble que l’absurde mène le monde. Et, précisément, c’est alors que la notion d’absurde apparaît pour la première fois dans la philosophie de la vie, sous le nom de Tyché, la

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Chance, la fortune, dont l’âge hellénistique fera une déesse, la seule divinité toute-puissante. »687 Ainsi se fait l’histoire ! Et celle d’Athènes, pendant ces deux siècles (environ) de démocratie, fut tellement importante « qu’on a pu y voir comme l’acte de naissance de l’homme occidental ».688

687. Festugière, (2002), p. 776. 688. Vernant, (1996), p. 11.

L’oligarchie Spartiate

Précisons d’abord que Sparte est le nom de la ville, alors que Lacédémone est celui du territoire de la cité spartiate. « Les Spartiates ont réussi, dès le VIe siècle, à s’étendre sur près de 8 500 kilomètres carrés {les deux cinquièmes du Péloponnèse}, soit trois fois la superficie de l’État athénien, déjà exceptionnelle pour une cité grecque. »689 Le territoire, d’environ cent kilomètres sur cent, comprenait la Laconie, la Messénie, la Kynourie et la Thyréatide, l’île de Cythère, et les régions de Skiritis et de Belminatis. Rappel historique Selon leur mythe fondateur, les Spartiates étaient des Doriens, partis de Thessalie, pour reconquérir la terre qu’ils avaient occupée jadis, quand elle avait été donnée par Zeus à son fils Héraclès et à ses descendants, les Héraclides. Ces derniers auraient été chassés du Péloponnèse par les Achéens, plus précisément par les Mycéniens, et dès lors, l’invasion des Doriens aurait été, pour eux, un « retour des Héraclides », sur une terre qu’ils avaient possédée jadis, et qu’ils estimaient avoir le droit de reconquérir.690 Dès lors, « les rois, et sans doute une partie de l’aristocratie, se disaient Héraclides. {…} Le seul fait de parler du “retour des Héraclides” suggère que les envahisseurs ont pu se présenter, {…} comme des restaurateurs et non comme des destructeurs… »691 « Pour les Anciens, la Sparte achéenne, évoquée par Homère, avait laissé place à une Sparte dorienne. »692 Lévy ne 689. Edmond Lévy, (2003), Sparte. Histoire politique et sociale jusqu’à la conquête romaine, p. 11. 690. Voir Irad Malkin, La Méditerranée spartiate, Paris, Les Belles Lettres, Histoire, 2004. La similitude avec l’État juif d’Israël est frappante. Pour légitimer le droit d’occuper un territoire et d’en chasser les habitants, il est évidemment fort utile de pouvoir affirmer qu’on l’avait occupé avant eux, et qu’on en avait été chassés par une puissance occupante. 691. Lévy, (2003), p. 15. 692. Lévy, (2003), p. 12.

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doute donc pas (au contraire de Braudel) qu’il y ait bien eu une invasion dorienne, vers la fin du XIIIe siècle ou le début du XIIe av. J.-C., et qu’elle fut brutale. Ce fait serait attesté par les langues : le dorien était parlé « en Messénie, en Laconie, en Argolide, à Corinthe et à Mégare, et des dialectes voisins en Élide et en Achaïe, alors que les dialectes issus de l’achéen ne subsistaient qu’en Arcadie, à Chypre et en Pamphylie. Le simple fait que la langue originelle {achéenne} ne se soit conservée que dans les montagnes de l’intérieur ou à l’étranger suggérait déjà une invasion violente, conformément aux traditions historico-mythiques qui associent le retour des Héraclides et l’arrivée des Doriens. »693 Après s’être imposés aux populations de leur propre plaine, celle de l’Eurotas, les Spartiates entreprirent, vers le fin du VIIIe siècle et le début du VIIe, de conquérir le Péloponnèse, en commençant par les terres fertiles de la Messénie voisine. Ils livrèrent contre elle deux guerres qu’ils remportèrent difficilement. « À l’issue de la guerre {la seconde}, la Messénie est absorbée dans l’État lacédémonien. {…} Les Messéniens qui n’avaient pas émigré, {…} étant réduits à l’état d’hilotes. »694 Cependant, selon Finley, s’appuyant sur les écrits du poète Tyrtée, « le tournant décisif de l’histoire de Sparte {se situerait} sous le règne de Léon et d’Agasiclès {…} peu de temps après 600 »695 Avant cela, la cité connaissait une crise : « le risque de révolution était permanent. {…} L’armée spartiate était en proie à des désordres et des bouleversements sans équivalent à l’époque classique, {…} la communauté était en état de stasis, et le mythe de Lycurgue696 n’avait pas encore cours. »697 « Il fallut attendre le milieu du VIe siècle pour qu’elle {Sparte} l’emportât enfin sur Tégée {…} et que, victorieuse d’Argos, elle pût s’emparer de la Thyréatide et assurer

693. Lévy, (2003), p. 14. 694. Lévy, (2003), p. 22. Les petits paysans, qui cultivaient la terre de l’oligarchie et, pour certains d’entre eux, leurs propres lopins, étaient appelés « hilotes », un statut social proche du servage ou même de l’esclavage. 695. M. I. Finley, « Sparte », in Vernant, (1999), p. 190. 696. Lycurgue aurait été le grand réformateur de Sparte, celui qui lui donna la Constitution oligarchique (la Grande Rhêtra) qui allait structurer pour des siècles son régime politique et social, mais aussi économique et culturel. Pour les uns, Lycurgue serait un personnage mythique, pour d’autres, il aurait vécu entre la fin du IXe siècle et le début du VIIIe (c’est-à-dire au moins un siècle avant que son régime ne fut adopté par les Spartiates). 697. Finley, in Vernant, (1999), p. 190.

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sa domination sur Cythère et l’ensemble de la côte occidentale au sud de la Thyréatide. »698 Une fois sa domination bien établie sur une grande partie du Péloponnèse, Sparte fut mêlée aux guerres médiques au début du Ve siècle, et après sa victoire sur Athènes, en 404 (guerre du Péloponnèse), la cité spartiate s’enhardit à se créer un vaste empire, en tentant de soumettre la Grèce entière et même audelà, l’Asie mineure. Même déchue après sa défaite contre les Thébains en 371 et plus tard contre les Macédoniens en 338, Sparte, l’irréductible, voulut restaurer son hégémonie perdue : elle « ne cessa de réagir contre son déclin {…}, et seule Rome sera capable de la briser définitivement. »699 En 197, « Rome et ses alliés furent amenés à déclarer la guerre à Sparte. {…} La paix de 195 {…} marque un important affaiblissement de Sparte. Territorialement, elle subit des pertes considérables. {…} La cité guerrière, qui ne pouvait plus recruter dans la Périoikis700 et n’avait plus de port, {…} se trouvait ainsi démilitarisée. »701

A. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action Notre question de départ est : pourquoi Sparte a-t-elle adopté un régime politique et social oligarchique, qui s’est maintenu, sans interruption, pendant toute la période qui nous intéresse ici ? 1.

La puissance : la gestion de la richesse

Pour conserver, et au besoin, rétablir l’équilibre entre leur population et leurs ressources, les Spartiates avaient trouvé une 698. Lévy, (2003), pp. 22-23. 699. Lévêque, « Sparte », in Encyclopædia Universalis, vol. 21, 2002c, p. 422. 700. Nom des territoires occupés par les périèques, ainsi nommés parce qu’ils vivaient dans des collectivités situées à la périphérie de la cité de Sparte : ils étaient dominés par elle, sans être des hilotes, mais sans avoir non plus la citoyenneté. 701. Lévy, (2003), pp. 298-299.

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autre solution que le développement de l’artisanat et du commerce, et que la colonisation en territoires lointains. La mutation du mode de production, qui s’était produite à Athènes et ailleurs, n’avait été, pour eux, ni possible, ni nécessaire. Elle ne fut pas possible parce qu’ils avaient échoué dans leur tentative. Il semble, en effet, qu’ils aient essayé, à l’instar d’autres cités grecques, de réaliser une telle mutation de leur économie. SelonP.Lévêque,« jusquevers550,s’épanouitàSparteunecivilisation très brillante, qui lui permet de rivaliser avec les cités grecques les plus florissantes. {…} L’artisanat y est extrêmement développé. {…} Il exporte ses produits en Orient, à Cyrène, en Occident et même jusqu’à Marseille. C’est dire que Sparte, malgré sa situation à l’intérieur des terres, participe assez largement aux courants du grand commerce méditerranéen archaïque. »702 Mais, « vers 550-540, ces exportations cessent. L’archéologie confirme donc ce repli de Sparte sur elle-même. {…} L’art, le luxe disparaissent ; les étrangers ne sont plus autorisés à y séjourner, ni les Égaux703 à voyager ».704 Les Spartiates auraient donc échoué dans leur essai de rivaliser sur ce plan avec les autres cités. Cet échec s’explique sans doute par plusieurs raisons : Sparte étant une cité située au milieu des terres, l’oligarchie n’avait pas la maîtrise de la mer et, pendant longtemps, elle n’avait même pas de port ; les surplus agricoles étaient destinés à faire vivre des guerriers, tous originaires de cette oligarchie, qui, en outre, ne pouvaient pas, en vertu de la Constitution, se reconvertir en commerçants ; écrasés par la domination excessive des Égaux, les hilotes ne pouvaient pas émigrer en ville et devenir artisans ; seuls les périèques pouvaient produire des biens exportables (« c’étaient les périèques qui s’occupaient du commerce et de la production industrielle pour les besoins spartiates. »705) ; cependant, n’ayant pas de droits politiques, ils ne pouvaient pas non plus s’enrichir en devenant de grands commerçants. La reconversion ne fut donc pas possible.

702. 703. 704. 705.

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Lévêque, (2002c), p. 422. Les membres de l’oligarchie terrienne, les homoioi, les semblables, appelés aussi les Égaux. Lévêque, (2002c), p. 422. Finley, (1971), p. 76.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

Mais la mutation du mode de production ne fut pas non plus nécessaire. En effet, il n’est pas certain qu’il y ait eu à Sparte, dans le courant du VIIIe siècle – comme ce fut le cas dans l’Attique et ailleurs en Grèce –, une croissance démographique importante, qui aurait rompu l’équilibre entre la population et les ressources. E. Lévy y fait cependant quelques allusions. La conquête de la Messénie (qui se situe précisément à cette époque) « témoigne surtout de l’expansionnisme des Spartiates à la recherche de terres à cultiver : Tyrtée évoque ainsi cette conquête de la Messénie : “bonne à labourer, bonne à planter”. Or, dans les autres directions, les Spartiates sont momentanément bloqués. {…} Restait la Messénie, avec la riche plaine du Pamisos. »706 «Tandis que la Grèce, trop peuplée pour sa structure agraire, se lançait dans la colonisation, Sparte n’avait pas participé à ce grand mouvement. {…} Elle se serait contentée de résorber ses excédents de population en colonisant la Laconie et la bordure de la Messénie. »707 Mais, même s’ils ont connu une croissance démographique, le fait est que les Spartiates n’ont pas cherché à résoudre le problème, ni par la colonisation, ni par la reconversion économique comme l’ont fait d’autres cités. Ils ont préféré conquérir les terres du Péloponnèse, en faisant ce qu’ils savaient faire mieux que les autres : la guerre. « Sparte se définit {…} par sa puissance d’expansion. Cette cité terrienne n’a guère cherché à s’enrichir par les échanges {…} et ce trait fondamental l’oppose également à une Athènes maritime, entièrement tournée vers le négoce. »708 Si donc il y a eu à Sparte une ou plusieurs « crises agraires », la cité a résolu le problème par la conquête militaire de territoires voisins, ou bien, solution plus radicale encore, par les massacres de ses propres hilotes (dont il sera question plus loin). En outre, ceux-ci étant attachés à la glèbe, qu’ils devaient cultiver, et les périèques à leurs bourgades, il n’y eut pas non plus de migration importante vers la ville de Sparte, qui est restée peu peuplée, ni vers d’autres villes du territoire. Ajoutons à cela que les innovations techniques, économiques et culturelles, qui furent si importantes à Athènes, n’incitèrent pas non plus les Spartiates à améliorer la productivité de leurs terres, 706. Lévy, (2003), p. 18. 707. Lévy, (2003), p. 139. 708. Lévêque, (2002c), p. 421.

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ni à soutenir un artisanat que seuls les périèques pratiquaient. Bien sûr, l’écriture, la numération, le fer… sont entrés à Sparte comme ailleurs. La conquête de la Messénie leur donna notamment accès à « cette ressource naturelle rare et inestimable, le fer (un contrepoids convenable à l’argent athénien). »709 Mais, plutôt que de s’en servir pour développer leur économie, les Spartiates en ont profité, logiquement, pour perfectionner leur armement ! Ils n’appréciaient, pas davantage que les autres Grecs, les innovations technologiques qui auraient permis d’améliorer la productivité des sols : faute d’avoir des esclaves, ils avaient des hilotes, qu’ils pouvaient exploiter à loisir. Il existe quelques doutes en ce qui concerne la monnaie (de fer), qui, selon certaines sources, semble avoir été peu utilisée et d’ailleurs peu utilisable car pesante, périssable et de peu de valeur. D’ailleurs, en principe du moins, l’idéologie spartiate méprisait la richesse monétaire – même si cela n’a pas empêché certaines familles de l’oligarchie de devenir beaucoup plus riches que d’autres. Ainsi, au moins une collectivité grecque connaissait des conditions d’existence – être une cité agraire située au milieu de terres fertiles, avoir échoué dans sa tentative de reconversion à l’économie marchande – telles qu’il n’était pas nécessaire qu’elle change le mode de production de ses surplus économiques. L’oligarchie foncière pouvait être conservatrice parce qu’elle n’avait pas à concurrencer une classe de marchands qui, drainant les surplus agraires vers l’artisanat et le commerce, aurait mis sa puissance en péril. La solution guerrière que les Spartiates ont mise en œuvre a eu évidemment des conséquences décisives sur leur avenir, mais elle fut, incontestablement, très efficace, même dans leur rivalité avec les Athéniens. Dès lors, la cité lacédémonienne a été, et est restée, du VIIIe au IVe siècles, une cité dont la richesse était essentiellement agraire. Cependant, même parmi les cités grecques restées agraires, le mode de production de la cité spartiate ne laisse pas de surprendre, car il était très particulier. Il est attribué au grand réformateur, Lycurgue, mais, selon Finley, il n’aurait été mis en application qu’un bon siècle plus tard, au début du VIe. Selon ce régime 709. Finley, (1971), p. 15.

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économique, la terre civique appartenait à l’État, qui en restait propriétaire.710 Cependant, celui-ci cédait à chaque famille de l’oligarchie (les homoioi), une parcelle (un kléros) dont elle avait seulement l’usufruit, qu’elle pouvait transmettre par héritage, mais qu’elle ne pouvait pas aliéner. En outre, les homoioi n’avaient pas le droit de cultiver eux-mêmes ces parcelles : « il ne leur est pas permis de s’adonner à l’agriculture, pas plus qu’à l’artisanat ou au commerce. Ils vivent du revenu fixe de leur terre, qui leur est fourni en nature par les hilotes chargés de la cultiver pour eux. »711 Les kléroi étaient donc cultivés par des paysans dépendants, qui devaient remettre aux familles d’oligarques « une quantité fixe, appelée apophora, {…} la moitié de tout ce que porte la glèbe. »712 Le but principal de ce mode de production original était de libérer les homoioi de toute autre préoccupation que celle de se consacrer à leurs devoirs civiques, et essentiellement à la guerre. « La véritable occupation des Égaux est la défense de la patrie. »713 Quant aux hilotes, ils étaient « des serfs attachés aux klèroi. {…} Ils sont privés de tout droit, méprisés, bafoués, voire massacrés dans les expéditions secrètes, qui servent à endurcir les jeunes gens. »714 Les hilotes sont donc des « dépendants ruraux : ils ne sont ni esclaves-marchandises, ni paysans libres, mais une catégorie intermédiaire, travaillant surtout dans l’agriculture, mais aussi, comme personnel domestique. » Précisons encore que Sparte ne semble pas avoir pratiqué l’esclavage, du moins pas à grande échelle : elle n’en avait pas besoin. « Les hilotes constituaient l’essentiel de la population servile de Sparte {…} Les esclaves, rarement mentionnés, devaient être très peu nombreux. »715 Outre ce mode de production principal, les Spartiates laissèrent subsister sur certains territoires conquis (surtout dans le sud de Péloponnèse et en Messénie) des populations qui ne furent pas réduites à l’hilotisme : les conquérants se sont contentés « de conclure avec ces habitants des accords qui aboutiront 710. On trouvait aussi des modes de production de ce type dans d’autres régions du bassin méditerranéen, notamment en Egypte où toute l’économie dépendait de la capacité de l’État de contrôler les crues du Nil. Sans doute cette manière de gérer la richesse s’était-elle inspirée aussi de l’économie palatiale (elle-même importée d’Anatolie) de la Crète minoenne. 711. Lévêque, (2002c), p. 421. 712. Lévy, (2003), p. 120. 713. Lévêque, (2002c), p. 421. La défense, certes, mais surtout la conquête. 714. Lévêque, (2002c), p. 421. 715. Lévy, (2003), p. 112.

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à la constitution des cités périèques. »716 Les périèques étaient des hommes libres, qui cultivaient les terres moins fertiles, dont ils restaient propriétaires. « Outre l’agriculture, où ils pouvaient aussi vraisemblablement utiliser des hilotes, {ils} exerçaient des activités artisanales. »717 « Ils administrent eux-mêmes leurs bourgades, sans jouir d’aucun droit politique dans la cité de Lacédémone. »718 Il y aurait eu au moins quatre-vingts cités périèques, dont trente en Messénie. « Les périèques ont toujours été plus nombreux que les Spartiates. Selon Plutarque {…}, ils auraient reçu 30 000 lots de terre et les Spartiates, 9 000. »719 Bien que les périèques n’aient eu aucun droit politique, ils avaient des devoirs envers l’État spartiate. « Ils ne peuvent ni être magistrats, ni même participer à l’Assemblée. {…} Ils ont cependant les obligations du citoyen et doivent notamment suivre les rois à la guerre. »720 Dans un tel mode de production, les hilotes constituaient manifestement la principale classe productrice, qu’ils aient été employés par des familles de l’oligarchie spartiate ou par des périèques. Quant aux oligarques, en principe, ils ne jouissaient que de l’usufruit de leur patrimoine civique, le kléros, puisqu’ils avaient accepté de renoncer à la propriété privée de cette terre, afin de se consacrer, avec sobriété et austérité, à leurs activités militaires. Ils étaient donc, théoriquement, égaux entre eux : cette égalité étant le prix de leur sécurité, puisqu’ils avaient le monopole des armes… et qu’ils savaient s’en servir ! En réponse à notre question de départ, nous pouvons formuler maintenant une première raison. L’adoption par les Spartiates, tant du régime civique que de son interprétation oligarchique, s’expliquerait par le fait qu’ils avaient échoué à se reconvertir en société marchande et qu’ils n’avaient donc pas (ou peu) participé

716. 717. 718. 719. 720.

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Lévy, (2003), p. 19. Lévy, (2003), p. 152. Lévêque, (2002c), p. 421. Lévy, (2003), p. 153. Lévy, (2003), p. 144.

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au mouvement de colonisation (sauf avec Tarente721). Après cet échec, et voyant l’enrichissement des autres cités proches, donc la menace qu’elles pouvaient représenter pour eux, ils n’auraient eu d’autres choix que de rester une société agraire, mais d’appliquer rigoureusement les recommandations de Lycurgue : devenir une société guerrière et réserver le métier des armes aux descendants de l’oligarchie terrienne. Ce visionnaire avait compris que les Spartiates, parce qu’ils étaient peu nombreux et parce qu’ils étaient (sans doute) des Doriens en territoire achéen, devaient, s’ils voulaient survivre, être des professionnels de la guerre, exclusivement occupés à la défense de la cité et à la conquête de territoires. Le régime économique spartiate aurait été conçu pour rendre possible cette « voie lycurgienne » : les terres conquises devaient devenir et rester la propriété de l’État spartiate ; elles devaient être réparties en lots égaux entre les familles oligarchiques ; celles-ci devaient se consacrer exclusivement à l’activité militaire ; elles devaient donc être nourries par d’autres, réduites à la condition d’hilotes, dont l’État restait également propriétaire. Si le régime spartiate était bien civique, c’est parce que l’État y occupait une place centrale, nécessaire à toute société guerrière. Et si ce régime était oligarchique, c’est parce que Sparte était restée une société agraire, et qu’elle devait réserver strictement le métier des armes aux descendants de son oligarchie. Cette première raison nous invite à relativiser l’importance des variables économiques722 dans l’explication de l’avènement du régime civique en Grèce. Sparte illustre combien les choses sont plus complexes. L’économie semble avoir joué ici par omission : c’est l’échec de la reconversion au mode de production artisanalmarchand qui expliquerait les orientations agraires et guerrières que les acteurs ont prises par la suite, et non son succès comme à Athènes ou dans beaucoup d’autres cités grecques. 721. Tarente (au sud de l’Italie) était la seule colonie de Sparte. Mais la colonisation de Tarente semble avoir obéi à une raison très particulière (et non économique). Il s’agissait d’éloigner de la cité un groupe d’individus indésirables, les Parthénies. Ils étaient indésirables parce qu’ils étaient bâtards : nés pendant la guerre de Messénie, de femmes spartiates, mais non mariées, et de pères qui n’étaient pas des homoioi, mais, selon les auteurs, des esclaves, des jeunes ou des tresantes (des homoioi dégradés qui avaient fui ou trahi). 722. K. Marx, et beaucoup de ses « fidèles » interprètes, étaient convaincus que « l’instance économique » était toujours « déterminante en dernière instance » et que les autres instances (juridico-politique et idéologique) n’en étaient que le « reflet ». Cette thèse a été précisée ou même abandonnée par d’autres auteurs (Maurice Godelier par exemple). Le cas de Sparte permet aussi de la nuancer.

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2.

L’hégémonie : la gestion des échanges externes

Sparte était entouré de cités grecques rivales, d’abord dans le Péloponnèse (Argos, Corinthe, etc.) et en dehors de cet espace (Athènes, Thèbes, etc.). Or, les homoioi, fils des grandes familles de propriétaires terriens, étaient forcément peu nombreux, ce qui les contraignait à être plus efficaces que ceux des autres cités. Celles-ci avaient des paysans-soldats, puis des citoyens-soldats ; Sparte eut donc des guerriers de métier. Hélas, l’arme – c’est le mot qui convient – était à double tranchant : avec le temps, ils devinrent de moins en moins nombreux, ils souffrirent d’« oliganthropie ». Selon Finley, en 479 (pendant la seconde guerre médique), les Spartiates étaient encore capables d’aligner 10 000 hoplites ; ils n’en avaient plus que 3 000 en 425 et moins de 1 000 après leur défaite contre les Thébains.723 Selon Lévy : « alors qu’en 379, on pouvait mobiliser 8 000 Spartiates, il n’y en avait plus que 700 en 243 ».724 « Les Spartiates n’étaient plus assez nombreux pour, comme à Platée, équilibrer les Périèques, {qui} formèrent ainsi, de plus en plus, la majorité de l’armée civique. {…} Même dans les bataillons “spartiates”, ceux-ci ne constituent plus qu’un cinquième des effectifs. »725 Cette oliganthropie s’explique, selon Lévy, par des causes sociales, militaires et démographiques. Cause sociale : « l’accroissement des inégalités réduit le nombre des citoyens de plein droit, car ceux qui ne peuvent plus payer leur écot pour prendre part aux syssities726 sont exclus de la pleine citoyenneté. »727 Même en assouplissant cette règle, sur les 700 Spartiates qui restaient en 243, seuls 100 possédaient encore un kléros. Cause militaire : « l’éthique de la “belle mort” a pu accroître la proportion des Spartiates tués, par

723. Selon Finley, (1971), p. 75. 724. Lévy, (2003), p. 269. Les chiffres de Finley et de Lévy se contredisent quelque peu : s’il n’y avait déjà plus que 3 000 hoplites spartiates en 425, comment pouvaient-ils encore y en avoir 8 000 en 379 ? À moins d’avoir recruté des hoplites en dehors du groupe des homoioi ; il est fort probable que c’est bien ce qu’ils ont fait, mais cela impliquait une entorse à l’idéal civique, tel qu’ils le concevaient. 725. Lévy, (2003), p. 219. 726. Les syssities étaient les repas communs auxquels les homoioi devaient participer, mais qu’ils devaient payer (voir plus loin). 727. Lévy, (2003), p. 269.

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rapport à celle des périèques ou des alliés. »728 Cause démographique : « nous ne savons pas combien les Spartiates avaient d’enfants, mais la nécessité de prendre des lois pour les inciter à avoir trois ou quatre fils suggère qu’ils ne devaient pas être très nombreux. »729 Ce qui nous renvoie à la cause sociale : « la cupidité et l’insouciance amènent à ne plus vouloir se marier ou, si on se marie, à n’accepter d’élever qu’un ou deux enfants, de façon à le faire dans le luxe et à leur laisser des biens ».730 En même temps que les Spartiates perdaient leurs effectifs, la concurrence des autres cités ne faisait que se renforcer, et ils devaient rester à la hauteur de leur réputation, bien méritée d’ailleurs, d’être la meilleure armée de toute la Grèce. Athènes, en particulier, surtout après ses victoires sur les Perses, devenait de plus en plus dangereuse. Elle avait fondé la ligue de Délos en 477, en principe pour défendre la Grèce contre de nouvelles offensives des Perses, mais cette alliance lui permettait aussi de mobiliser des forces importantes dans des conflits locaux. Plus Athènes se renforçait, plus Sparte devait en faire autant. Outre la menace des autres cités grecques, il y avait aussi celle de forces nongrecques, et des conflits dans lesquels les Spartiates ne pouvaient pas toujours rester neutres. Ils devaient prouver leur loyauté envers les Grecs, d’autant plus qu’ils étaient accusés de collaborer avec les Perses – ce qu’ils faisaient d’ailleurs. De plus, Sparte, qui n’avait pas participé au grand mouvement de colonisation (entre 775 et 600), n’avait pas de colonies. Mais elle aurait voulu en avoir, ne serait-ce que pour satisfaire certains oligarques enrichis qui voulait se procurer des biens « exotiques ». Ainsi, le grand défi, que leurs conditions d’existence posaient aux Spartiates, était d’avoir à mener des guerres de plus en plus longues et dévastatrices, avec de moins en moins d’hommes issus de l’oligarchie. Ces guerriers orgueilleux et querelleurs étaient pris dans un cercle vicieux : plus ils perdaient leurs soldats, plus ils se repliaient sur eux-mêmes, dans une attitude conservatrice, qui 728. Lévy, (2003), p. 270. La « belle mort » était celle qui survenait pendant l’affrontement entre deux phalanges de hoplites, quand, refusant de reculer devant l’ennemi, le soldat spartiate mourait en combattant, des blessures reçues sur le devant de son corps, prouvant ainsi qu’il n’avait pas fui. 729. Lévy, (2003), p. 270. 730. Lévy, (2003), p. 271.

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engendrait plus d’agressivité encore et stimulait leur volonté de récupérer et d’étendre leur hégémonie. Que firent les Spartiates pour essayer de relever ce défi ? D’abord, ils se dotèrent de l’armée la plus efficace de toute la Grèce.731 Ils avaient eux aussi adopté, déjà à partir du début du VIIe siècle, la réforme hoplitique. Il semble d’ailleurs que c’est alors qu’ils décidèrent de se doter d’une armée professionnelle : « avant que le combat hoplitique ait incité les Spartiates à constituer une armée permanente, les citoyens {les oligarques} restaient des paysans comme les autres {ceux des autres cités} ».732 Ainsi, même pendant la première guerre de Messénie, « on ne pratique pas encore {…} le combat hoplitique par choc frontal entre deux phalanges ; {…} ce type de combat est une nouveauté effrayante pour les combattants de la deuxième guerre de Messénie {670 ?} »733 Dès lors, à la différence des autres cités, c’est en créant une armée de métier – que Sparte était seule à posséder – que cette réforme fut mise en œuvre, ce qui lui donna une efficacité redoutable. En revanche, le problème que leur posait l’oliganthropie fut beaucoup plus difficile à résoudre, au point qu’il finit par ébranler l’idéal civique, d’abord à cause de l’élitisme des homoioi. « À l’époque classique, trois cents hippeis forment dans l’armée et dans la cité de Sparte un groupe doublement privilégié. Choisis pour leur valeur, soumis à un dressage spécial, {ils} se réunissent en petite Assemblée {…}, sorte de “conseil nocturne”, appelé à prendre des décisions politiques exceptionnelles, qui échappent entièrement au regard des autres Égaux. »734 Mais cet idéal civique fut affaibli aussi par la nécessité de recruter des soldats en dehors de l’oligarchie : des périèques, puis des hilotes, et finalement, des mercenaires 731. Tous les auteurs ne partagent pas la conviction que Sparte fut une cité plus guerrière que les autres cités grecques. Ainsi, Finley écrit : « Le paradoxe, c’est que le militarisme à Sparte était modéré » ou encore « Jamais il {Pindare} ne suggère que Sparte avait quelque chose de particulier et d’unique, et certainement pas qu’un certain militarisme le distinguait des États et des aristocraties à l’ancienne… » (Finley, in Vernant, 1999, pp. 204 et 207). La Sparte guerrière serait-elle un mythe ? Je n’ai trouvé aucun autre historien pour le mettre en doute. 732. Lévy, (2003), p. 114. 733. Lévy, (2003), pp. 18-19. 734. Detienne, in Vernant, (1999), p. 179. Parfois, pour limiter le nombre des morts, deux cités – ce fut le cas d’Argos et de Sparte par exemple – décidaient de s’en remettre à un duel : chacune, négligeant le reste de son armée, choisissait ses trois cents meilleurs guerriers et les envoyait au champ de bataille. « Ils luttèrent jusqu’à ce que, des six cents, il n’en demeurât plus que trois : deux Argiens et un Lacédémonien. » Detienne, ibid., p. 180.

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étrangers, qui n’avaient pas, il s’en faut, le même sens patriotique que les homoioi et que ceux-ci méprisaient profondément. À terme, cette contradiction mina de l’intérieur le régime politique spartiate, rendant sa reproduction ou sa restauration de plus en plus difficile. « Ce qui caractérise d’abord Sparte, c’est donc la disproportion entre le nombre restreint (et toujours décroissant) des citoyens et la masse opprimée et exploitée par eux. »735 Pour réduire la concurrence et les conflits entre cités voisines, mais aussi pour créer entre elles une solidarité pendant les guerres, les Spartiates, bien avant les Athéniens, avaient fondé une alliance, placée sous leur direction : la Ligue du Péloponnèse. Elle « se constitua dès la fin du VIe siècle et dura jusqu’aux invasions thébaines… »736 Elle eut donc une longévité exceptionnelle – plus de deux siècles, alors que celle de Délos, conduite par Athènes, n’a duré que 73 ans. Cette alliance entre cités, contractée suite à des victoires militaires de Sparte ou suite à des accords entre oligarchies, impliquait « l’obligation de suivre {à la guerre} les Lacédémoniens, partout où ils {vous} mèneront ».737 Les membres de la Ligue étaient censés avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis que les Spartiates. Ils prêtaient serment et devaient fournir des soldats – ils n’avaient pas le choix entre envoyer des hommes ou payer un tribut, comme c’était le cas dans la Ligue de Délos. Pour obtenir ce résultat, les Spartiates imposèrent à leurs alliés des gouvernements oligarchiques à leur convenance : ils sont souvent intervenus pour empêcher des démocrates (inspirés par Athènes) ou des tyrans, de prendre le pouvoir dans les cités de la Ligue et même en dehors d’elle. Les Spartiates avaient, en fait, « imposé un ordre lacédémonien dans le Péloponnèse »738, un ordre dont ils étaient la tête, dont ils assumaient la responsabilité. Cette « soumission aveugle » des alliés à l’hégémonie spartiate a souvent posé des problèmes. Par exemple, en 506, le roi de Sparte, Cléomène, « avait réuni contre Athènes une armée de tout le Péloponnèse », mais il n’avait pas indiqué le but de l’expédition ! 739 735. 736. 737. 738. 739.

Lévêque, (2002c), p. 421. Lévy, (2003), p. 219. Lévy, (2003), p. 219. Lévy, (2003), p. 231. Lévy, (2003), p. 220.

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Aussi incroyable que cela puisse paraître, les membres de la Ligue avaient donc fourni des soldats, sans savoir exactement à quoi les Spartiates les utiliseraient. « Lorsque, à Éleusis, les Corinthiens se rendirent compte que {cette entreprise} était destinée à établir à Athènes la tyrannie d’Isagoras, ils firent demi-tour, suivis du second roi {spartiate}, Démarate, puis de l’ensemble des alliés ».740 Après cet épisode, appelé le « divorce d’Éleusis », les Spartiates consultèrent leurs alliés avant d’entreprendre une guerre : « le Congrès des alliés {…} constituera désormais l’organe délibératif de la Ligue. »741 Cependant, les réunions de ce Congrès étaient convoquées « à la seule initiative des Lacédémoniens, qui en assurent la présidence, car il n’y a pas, comme dans la Ligue de Délos, de réunions périodiques de la Ligue du Péloponnèse. »742 Une autre manière d’affronter le défi signalé ci-dessus fut de s’impliquer le moins possible (du moins jusqu’après la guerre du Péloponnèse) dans des conflits qui n’étaient pas directement en accord avec leur politique étrangère. Ainsi, quand les cités d’Ionie furent menacées par les Perses (fin du VIe, début du Ve siècle), et qu’Athènes demanda l’aide des Spartiates pour les défendre, ils refusèrent d’abord de s’impliquer. Plus tard cependant, quand la Grèce entière fut menacée par les Perses, par solidarité avec les autres cités (dans le cadre de la Ligue panhellénique dont ils étaient membres), ils durent cependant intervenir dans les guerres médiques entre 490 et 479. Mais ils ne participèrent pas à la première bataille contre les Perses, en 490, qui se solda par la victoire des Athéniens à Marathon : les Spartiates arrivèrent trop tard ! Ils n’engagèrent, dans la seconde, qu’une faible partie de leurs forces (qui, cependant, sous la conduite de Léonidas, se sacrifièrent héroïquement à Thermopyles en 480). Ils ne jouèrent qu’un rôle indirect dans la victoire de Salamine (en 480), mais leur contribution fut décisive dans celle de Platées (en 479). Bref, « Sparte, qui était la plus forte, a peu contribué au salut commun des Grecs menacés dans leur liberté par le “Barbare”. »743

740. 741. 742. 743.

228

Lévy, (2003), p. 220. Lévy, (2003), p. 222. Lévy, (2003), p. 225. Lévêque, (2002c), p. 422.

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En outre, leur engagement contre les Perses fut pour le moins ambigu : ils jouèrent un double jeu. Il est vrai que plusieurs autres cités grecques (notamment en Béotie et en Thessalie) furent aussi accusées de « médisme » : elles collaborèrent plus ou moins ouvertement avec les Perses pour se prémunir contre la domination croissante d’Athènes. Les Spartiates pratiquèrent également cette politique, faite de neutralité, de duplicité, de collaboration, d’engagement limité. Être l’armée la plus efficace de Grèce, compenser la baisse des effectifs en recrutant hors de l’oligarchie, s’impliquer le moins possible dans des guerres qui ne les concernaient pas directement, jouer un double jeu, toutes ces méthodes permirent aux Spartiates de durer, et même de remporter une guerre décisive, celle qu’ils menèrent contre Athènes. De nombreux incidents diplomatiques, bien commentés par l’historien Thucydide, conduisirent inexorablement les deux cités rivales à l’affrontement : ce fut la guerre du Péloponnèse, qui débuta en 431 (avec une trêve de 5 ans à partir de 421) et se termina en 404 par la défaite athénienne d’Aigos-Potamos (en 405). « Athènes, affamée, assiégée par la flotte de Lysandre, fut contrainte d’accepter, en 404, la paix dictée par Sparte, une paix qui la privait de son empire, de la plus grande partie de sa flotte et des Longs Murs qui assuraient sa défense. »744 Plusieurs raisons ont été invoquées pour expliquer cette défaite athénienne : la vaillance des Spartiates, le génie militaire de leur chef Lysandre, mais aussi… l’aide des Perses ! Car Sparte continuait à mener la stratégie ambiguë commencée pendant les guerres médiques. Lévy signale « l’aide perse » et il précise son prix : « pour avoir l’appui des Perses dans leur lutte contre Athènes, les Lacédémoniens avaient, en 412-411, conclu avec le Roi perse un traité qui lui abandonnait la Grèce d’Asie. »745 Lévêque est plus clair encore, puisqu’il explique la victoire de Sparte par « les subsides du Grand Roi. {…} Épisode particulièrement honteux de l’histoire de la cité… »746 Après la guerre du Péloponnèse, Sparte changea de politique extérieure : elle voulut prendre la relève de l’impérialisme 744. Mossé, (2002), p. 689. 745. Lévy, (2003), p. 253. 746. Lévêque, (2002c), p. 422.

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athénien. « La mainmise sur Athènes correspond à une nouvelle orientation de la politique spartiate. »747 Devenue maîtresse de la Grèce, elle prétendait imposer aux cités « libérées » le versement d’un tribut, ainsi que « des gouvernements à sa solde et éventuellement un gouverneur lacédémonien (harmoste) à la tête d’une garnison. »748 Elle « n’hésita pas à intervenir avec violence dans ou contre des cités de la Ligues ».749 L’ambition impérialiste des Spartiates s’étendait aussi au-delà de la Grèce. Dans leur volonté de conquête, ils s’en prirent même aux Perses, auxquels ils avaient pourtant promis d’abandonner la Grèce d’Asie : « victorieux d’Athènes, ils n’entendent plus respecter ces accords : ils souhaitent, dans une perspective panhellénique justifiant leur hégémonie, se faire les défenseurs des Grecs d’Asie. »750 Le roi Agésilas II (398-360) entreprit donc d’aller les libérer de l’emprise perse, mais il dut y renoncer quelques années plus tard, car Sparte était menacée, en Grèce même, par l’alliance d’Athènes, Corinthe, Thèbes et Argos. Ces quatre cités – avec l’aide de la Perse ! – préparaient en effet la guerre de Corinthe (395-386). Cette aide perse consistait à financer la reconstitution d’une une flotte puissante et la reconstruction des « longs murs » qui relient la ville d’Athènes à son port. Cette guerre n’eut pas d’issue claire, notamment parce que, ce qui intéressait le Roi de Perse, c’était d’affaiblir les cités grecques en les dressant les unes contre les autres. Ce « jeu » dura jusqu’à ce que Sparte s’en prît à Thèbes : « Et l’imprévu se produisit. Grâce au génie militaire et à la tactique révolutionnaire d’Épaminondas, les troupes de Cléombrotos {le roi de Sparte} se firent écraser à Leuctres {en juillet 371}. »751 « Sparte y perd la moitié de ses citoyens ainsi que l’immense prestige qu’elle tirait d’être invaincue. C’est aussi la ruine de la confédération péloponnésienne. {…} Sparte est ainsi encerclée de toutes parts. »752 Les Thébains envahirent alors la Laconie, libérèrent la Messénie et soutinrent les Arcadiens. Il faut ajouter que « les Athéniens, inquiets 747. 748. 749. 750. 751. 752.

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Lévy, (2003), p. 251. Lévy, (2003), p. 252. Lévy, (2003), p. 235. Lévy, (2003), p. 253. Lévy, (2003), p. 258. Lévêque, (2002c), p. 422.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

des progrès de Thèbes, avaient envoyé des secours aux Spartiates. »753 Ainsi, « Sparte ne put jamais profiter de sa victoire contre Athènes. Après avoir dominé la Grèce, soit par elle-même, soit grâce à l’appui perse, Sparte a été vaincue par Thèbes et malgré {…} l’alliance athénienne, impliquant un partage de l’hégémonie, elle n’a pas pu prendre sa revanche. »754 « La défaite, infligée à Leuctres à l’armée lacédémonienne {…}, marque le début de la ruine de Sparte. »755 Quelques décennies plus tard, face au péril macédonien qui menaçait la Grèce depuis la moitié du IVe siècle, « Sparte est assez insensée pour ne pas participer avec les autres Grecs à la lutte contre Philippe II de Macédoine. Elle ne fut pas épargnée pour autant : le roi dévasta la Laconie, la réduisit à la vallée de l’Eurotas et morcela le Péloponnèse pour la ruiner définitivement. Sous Alexandre, elle se rebella vainement. L’époque hellénistique vit s’accroître son déclin. »756 « Sparte, qui avait dominé brutalement le monde grec de 404 à 371, {…} perdit la majeure partie de la Messénie, tandis que la formation de Mégalopolis lui barrait l’accès à l’Arcadie. {…} La politique habile de Philippe II accrut encore l’isolement de la cité. »757 Sparte essaya encore, par deux fois d’affronter les Macédoniens, mais en vain. « Sparte, l’invincible, avait vu la Laconie envahie cinq fois en un siècle. »758 « C’est cet affaiblissement qui permit à la Ligue achéenne {entre les cités de l’Achaïe, Nord du Péloponnèse} de se développer librement et, en se substituant à Sparte, de devenir la première puissance de la péninsule. »759 En réponse à notre question de départ, nous pouvons formuler maintenant une deuxième raison. L’adoption par les Spartiates, tant du régime civique que de son interprétation oligarchique, s’expliquerait par leur option pour une armée professionnelle. Cette option (cette logique d’action) s’expliquerait par leurs conditions d’existence (la rivalité croissante des autres cités grecques, en particulier d’Athènes devenue impérialiste, et surtout 753. 754. 755. 756. 757. 758. 759.

Lévy, (2003), p. 259. Lévy, (2003), p. 250. Mossé, (2002), p. 690. Lévêque, (2002c), pp. 422-423. Lévy, (2003), p. 261. Lévy, (2003), p. 262. Lévy, (2003), p. 263.

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l’oliganthropie) et expliquerait à son tour pourquoi ils ont adopté un régime civique (centré sur l’État) et oligarchique (une armée au service de sa classe sociale d’origine). 3.

Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne

Sparte a sans doute adopté le régime politique civique à partir du VIIe ou, au plus tard, du VIe siècle, c’est-à-dire plus ou moins en même temps que les autres cités grecques. Avant cette période, la communauté spartiate était, comme les autres et depuis quelques siècles, régie par un régime de type aristocratique et monarchique. L’oligarchie de citoyens égaux, instaurée ensuite, aurait donc pour origine « l’existence primitive d’une aristocratie de grands propriétaires fonciers, à Sparte comme dans les autres cités de l’archaïsme grec. »760 Avec la réforme de la propriété de la terre (décrite ci-dessus), les droits fonciers de l’aristocratie « auraient été postérieurement limités par la distribution à tous les citoyens des terres de la vallée d’Eurotas. »761 Cependant, dans le champ politique, les propriétaires fonciers, aristocrates ou oligarques, n’ont pas éliminé la monarchie, mais ils ont limité les pouvoirs de ses Rois, et surtout, les ont soumis au contrôle étroit des institutions oligarchiques et en particulier des Éphores (voir plus loin). Les Rois, largement dotés de privilèges, n’étaient plus guère que des prêtres et des chefs militaires, qui devaient, tous les mois, renouveler, avec les Éphores, leur serment de « régner conformément aux lois établies par la cité. »762 Les oligarques, et les élites politiques qui en étaient issues, vivaient dans la peur continuelle des révoltes populaires des hilotes (surtout dans les territoires conquis, en Messénie) et des tyrans qui auraient pu encourager la stasis et en profiter pour prendre le pouvoir. Ce risque était-il pire qu’ailleurs ? Il semble bien que non, ou même qu’il l’était moins et qu’il se produisit plus tard. En effet, les périèques et les hilotes étaient plutôt soumis. Sans doute est-ce la répression impitoyable qui s’abattait sur eux qui 760. Lévêque, (2002c), p. 421. 761. Lévêque, (2002c), p. 421. 762. Lévy, (2003), p. 174.

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Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

les dissuadait de se révolter. Par exemple, en 397, « la conspiration de Cinadon réunit tous les opprimés, hilotes, périèques et citoyens déchus. Du fait de l’ouverture sur le monde extérieur, entraînée par la guerre du Péloponnèse et de la constitution d’un empire spartiate, l’inégalité s’était introduite partout dans la cité des Égaux. »763 Tous les chefs de la « conspiration de Cinadon » furent mis à mort, ainsi qu’une partie de ceux qui les suivirent. Décrivons d’abord la manière dont les Spartiates géraient leur ordre politique : qui contrôlait les pouvoirs de l’État ? Voyons de plus près les différentes institutions : la citoyenneté, l’Assemblée du peuple (l’Apella), le Conseil des anciens (la Gérousia), les Éphores et les Rois. a)

La citoyenneté

Elle était limitée aux seuls homoioi (ou Égaux). Selon Finley, « Être un Égal, cela signifiait mener la même existence {…} : recevoir une paideia {éducation} commune ; {…} exercer un métier {…} unique, celui d’hoplite, comme soldat ou officier ; être à l’abri de tout souci matériel et dégagé de tout travail {…} ; mener une vie publique {…} dans une communauté exclusivement masculine, où le conformisme et l’anti-individualisme étaient poussés au maximum. »764 Lévy formule ces conditions d’une manière un peu différente : « avoir reçu l’éducation collective {…}, l’agôgè ; {…}, participer aux repas collectifs (les syssities) et posséder un domaine (le kléros), permettant de payer son écot aux syssities. {…} Il faut aussi être issu de deux Spartiates ».765 Ceux qui remplissaient ces conditions étaient, on l’imagine sans peine, peu nombreux, peutêtre dix mille personnes, aux meilleurs moments. b)

L’Apella.

Ces citoyens formaient « l’Assemblée du peuple, ou Apella, qui élit les gérontes et les Éphores, et délibère sur les affaires publiques, mais elle ne fait guère qu’entériner les mesures qu’on lui propose. 763. Lévêque, (2002c), p. 422. 764. Finley, (1971), p. 194. 765. Lévy, (2003), p. 50.

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{…} L’Assemblée paraît à Aristote jouer un rôle si limité qu’il la néglige. {…} Les membres de l’Assemblée ne jouissent pas du droit d’initiative. »766 Leur pouvoir se limite donc à rejeter les propositions. « Il apparaît qu’à l’Assemblée, il est interdit, non de parler pour ou contre, mais de présenter une contre-proposition. Il ne faudrait pas cependant en conclure que n’importe qui peut prendre la parole n’importe comment. {…} Il doit être inhabituel, contraire à la décence (aidôs) qui s’impose fortement à tout Spartiate, qu’un simple citoyen, non-magistrat, intervienne de lui-même, surtout s’il est jeune. »767 On le voit, la première condition pour qu’un régime soit civique – la soumission du pouvoir exécutif à des lois décidées par un pouvoir législatif – comporte déjà d’importantes restrictions, en particulier en ce qui concerne l’initiative des lois. c)

La Gérousie

Le conseil des anciens, la Gérousie, était composé de deux Rois et de vingt-huit gérontes, « élus à vie parmi les citoyens de plus de soixante-dix ans. »768 Élus, certes, mais à vie : ils ne pouvaient donc pas être révoqués, à moins de commettre des fautes graves (mais c’est précisément la Gérousie qui jugeait de ces fautes-là). « Elle est constituée de vingt-huit vieillards, d’au moins soixante ans, âge auquel on cesse d’être astreint au service militaire. »769 Pour en être membre, il fallait faire acte de candidature et passer devant l’Assemblée des Spartiates. Le candidat était élu par des applaudissements et des cris. « Des juges, enfermés dans une maison voisine {…} notent l’intensité des cris au passage de chacun. »770 Devenir géronte était le plus grand honneur que Sparte pouvait accorder à l’un de ses membres. Ils provenaient des grandes familles et, le plus souvent, ils avaient servi fidèlement la patrie sur les champs de bataille. En principe, « la Gérousie exerce de grands pouvoirs, judiciaires et politiques. Constituant le tribunal suprême, elle juge les crimes les plus graves, notamment les procès capitaux où sont impliqués des citoyens. Elle peut, en s’associant avec les Éphores, condamner même 766. 767. 768. 769. 770.

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Lévy, (2003), pp. 211-212. Lévy, (2003), p. 212. Finley, (1971), p. 77. Lévy, (2003), p. 202. Le lecteur aura noté le désaccord avec Finley sur l’âge requis ! Lévy, (2003), p. 202.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

le Roi. »771 « Dans le domaine proprement politique, elle dispose d’un pouvoir probouleutique {droit de préparer les décisions} puisque les rhêtra {ici, les projets de lois} doivent d’abord lui être soumises, et d’un droit de veto, puisqu’elle peut infirmer une décision de l’Assemblée. {…} Il est possible que les Éphores aient pu, assez tôt, faire voter des propositions (ou des contre-propositions) qui n’avaient pas l’agrément de la Gérousie et que c’est pour contrecarrer de telles initiatives qu’on {lui} aurait accordé le droit de veto. »772 Dans les faits, « on peut cependant se demander si, en dehors du pouvoir judiciaire, la Gérousie jouait un rôle important. {…} Même lorsqu’il s’agit d’affaires graves, comme de décider de la paix ou de la guerre, les historiens anciens évoquent l’Assemblée, sans aucune allusion à la Gérousie. {…} Quant à la politique étrangère en général, elle paraît le fait soit des Éphores, soit des Rois s’appuyant sur la majorité des Éphores. »773 Cependant, les Éphores et les Rois s’efforcent de se concilier la Gérousie et donc la consultent, la flattent, et peutêtre même la corrompent. « Elle constitue l’élément stabilisateur, empêchant les autres organes d’outrepasser leur pouvoir. »774 d)

Les Éphores.

Les cinq Éphores étaient des magistrats annuels chargés d’assurer le respect des lois et de surveiller l’éducation des jeunes. Ils étaient élus par l’Assemblée, parmi les citoyens, « pour un an, à la nouvelle lune qui suit l’équinoxe d’automne. »775 Mais ils étaient aussi chargés de surveiller la conduite des Rois, au détriment desquels ils ne cessèrent d’accroître leur pouvoir. C’est d’ailleurs contre l’éphorat que les Rois, à partir du IVe siècle, vont lutter, au nom de la restauration de la constitution de Lycurgue. Les Éphores constituaient le véritable gouvernement : ils surveillaient tout et tous, ils veillaient à l’application des lois qu’ils proposaient à l’Assemblée, ils jugeaient toutes les catégories sociales, des hilotes jusqu’aux Rois, ils nommaient des magistrats (notamment les navarques776), ils géraient aussi les relations avec 771. 772. 773. 774. 775. 776.

Lévy, (2003), p. 204. Lévy, (2003), p. 205. Lévy, (2003), pp. 206-207. Lévy, (2003), p. 210. Lévy, (2003), p. 198. Commandants des navires de guerre.

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l’extérieur et recevaient les ambassadeurs. Selon Aristote, ils avaient un pouvoir « qu’il qualifie d’égal à celui des tyrans, dans la mesure où il s’exerçait sans contrôle et sans recours ».777 Ainsi, sur les hilotes et les périèques, ils auraient même eu droit de vie et de mort, sans jugement préalable. Mais, « le plus important reste le pouvoir exécutif, {…} exercé collectivement par les Éphores, qui décident à la majorité. {…} Enfin, et surtout, ils préparent le travail de l’Assemblée, président ses débats et exécutent ses décisions. »778 « Ils sont à égalité avec les Rois, comme l’indique le serment mutuel que Rois et Éphores se prêtent tous les mois. »779 Leur pouvoir a cependant des limites : ils sont cinq et donc parfois divisés ; ils ne sont élus que pour un an (et non rééligibles, au moins immédiatement) ; les nouveaux Éphores peuvent évaluer et condamner les anciens à leur sortie de charge. Le pouvoir des Éphores pouvait aussi être limité par celui des Rois mais, comme on l’a vu, ceux-ci l’ont perdu progressivement au profit des premiers. e)

Les Rois

Une des originalités du régime de Sparte était que la cité avait deux Rois aux pouvoirs égaux.780 « L’accès au trône se fait par l’hérédité . »781 Pendant la période archaïque, la fonction principale d’un Roi était religieuse et militaire : il choisissait les ennemis à combattre, il organisait tous les sacrifices publics et consultait les oracles de Delphes et il décidait de déclencher les guerres. « Le Roi n’a pas d’autres tâches en campagne que d’être un prêtre pour les dieux et un stratège pour les hommes. »782 « Le Roi avance en tête du corps de troupe ; {…} il quitte aussi en dernier le champ de bataille ; {…} il combat à l’aile droite, la plus exposée, mais il est protégé par une garde d’élite. {…} Il exerce {…} un droit de vie et de mort, même sur les citoyens. »783 777. Lévy, (2003), p. 193. 778. Lévy, (2003), p. 197. 779. Lévy, (2003), pp. 198-199. 780. Selon le mythe, ils étaient censés descendre des fils jumeaux d’Héraclès (Eurysthénès et Proclès : les jumeaux dioscures, c’est à dire « fils de Zeus »). On peut penser aussi qu’ils furent le fruit d’un compromis entre les Achéens et les Doriens, mais cela ne semble pas prouvé. 781. Lévy, (2003), p. 164. 782. Lévy, (2003), p. 167. 783. Lévy, (2003), p. 170.

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Cependant, ce pouvoir a été réduit progressivement. À partir du Ve siècle, après le « divorce d’Éleusis » (où les deux Rois en campagne avaient pris des décisions opposées), le Roi « n’est qu’un primus inter pares ».784 Il y eut alors une crise de la royauté : « les Rois ont été fréquemment soumis à des procès {…} On n’hésita plus à s’attaquer à un Roi pour toute défaillance politique ou militaire. {…} En un siècle, sept Rois ou Régents ont été soumis à dix procès. »785 Le plus souvent, ils ont été condamnés (à une amende ou à l’exil) pour avoir mal conduit la guerre, pour avoir été trop modérés avec l’ennemi ou pas assez combatifs, au pire, pour s’être laissés corrompre par lui. Le procès est donc devenu le moyen de contrôler les Rois, même si, en tant que personnages sacrés, ils n’étaient jamais mis à mort.786 « Les Éphores {…} instruisent l’affaire et soit infligent au Roi une simple amende, soit portent l’affaire devant les juges, qui pouvaient être l’Assemblée, la Gérousie ou un tribunal ad hoc. »787 Après le divorce d’Éleusis, les Rois ne décident plus de la guerre. Ainsi, en 432, « c’est l’Assemblée qui vote la guerre {contre Athènes}, avant de soumettre la question aux alliés. {…} Il revenait aux Éphores de proclamer la mobilisation de l’armée civique, en indiquant normalement contre qui elle le faisait ».788 Dans la cité, les Rois ont donc perdu peu à peu de leur pouvoir au bénéfice des Éphores. Plus tard, ils perdirent aussi le monopole du commandement militaire au profit des navarques. En effet, « au Ve siècle, Sparte dut affronter l’invasion perse, le tremblement de terre, suivi de la révolte messénienne et une guerre interminable et épuisante contre Athènes. {…} Les Rois ne suffisaient plus. »789 Dès lors, « la navarchie constitue presque une autre royauté ».790 À partir de 430, alors qu’il fallait affronter Athènes à la fois sur mer et sur terre, tout en laissant un Roi emmener l’armée civique en expédition en Attique, on désigna des navarques – Lysandre fut le plus légendaire –, nommés pour un an, dont le mandat n’était pas renouvelable. Ces navarques « étaient, comme tout magistrat, sous le contrôle direct des Éphores, qui pouvaient les destituer et les faire 784. 785. 786. 787. 788. 789. 790.

Lévy, (2003), p. 162. Lévy, (2003), pp. 167-168. Cela ne s’est produit que plus tard, avec Agis IV, à l’époque hellénistique. Lévy, (2003), p. 181. Lévy, (2003), p. 169. Lévy, (2003), p. 183. Lévy, (2003), p. 185.

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condamner ».791 Cette évolution consacre le pouvoir des Éphores, qui contrôlaient déjà la vie de la cité, et contrôlent maintenant aussi la politique extérieure. À partir du IVe et plus encore au IIIe siècle, les Rois ont essayé, par toutes sortes de moyens, de restaurer leur pouvoir. Pour y parvenir, ce sont surtout les Éphores qu’ils ont dû combattre ! La première tentative fut celle d’Agis IV (244-239). Ses réformes échouèrent par la voie légale (devant l’Assemblée). Il fit pourtant chasser les Éphores et en nommer d’autres après un coup d’État. Pour obtenir l’appui des périèques et des hilotes, il voulut aussi faire des réformes sociales : abolir les dettes, partager les terres, accroître le nombre des citoyens (les multiplier par six), réorganiser les syssities (voir plus loin). « De ce programme, seul le premier point fut appliqué » : on brûla les reconnaissances de dettes sur l’agora792 ! Mais Agis manqua d’appui et il fut exécuté après un procès expéditif. Le second essai fut celui de Cléomène III (235-222). Il voulut poursuivre l’œuvre d’Agis, et aussi restaurer l’hégémonie de Sparte sur le Péloponnèse. Il fit assassiner les Éphores par des mercenaires et proscrivit 80 citoyens. À la place de l’éphorat et de la Gérousie, il créa les patronomes (ceux qui administrent). Il voulut rétablir l’égalité, montrant l’exemple, partageant tous ses biens. « Chacun reçut un kléros, même les exilés. »793 Il augmenta le nombre des Spartiates en donnant la citoyenneté à des périèques, à des hilotes (6 000) et à quelques étrangers, même à quelques mercenaires. Il fit armer ses troupes « à la macédonienne » (plus efficace) et restaura la discipline traditionnelle. Dans le Péloponnèse, « il est soutenu dans les cités, à la fois par le peuple, qui aspire, sur le modèle spartiate, à une abolition des dettes et à un partage des terres, et par ceux des notables qui, par patriotisme péloponnésien ou hellénique, se refusent à réintroduire dans le Péloponnèse les barbares macédoniens. »794 Mais il fut accusé de tyrannie, d’être « le premier tyran de Lacédémone ». Il fut écrasé à Sellasie par l’armée de la Ligue achéenne et les Macédoniens. Il s’exila en Égypte et se suicida. 791. 792. 793. 794.

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Lévy, (2003), p. 185. Lévy, (2003), p. 280. Lévy, (2003), p. 287. Lévy, (2003), p. 289.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

Le troisième essai fut celui de Nabis (207-192). « La tradition antique voit en lui un tyran typique »795 : arrivé au pouvoir par la force, il s’y maintint par la violence, et chercha à séduire le peuple par ses réformes. Il abolit les dettes, exila les plus riches et distribua (leurs femmes ! et) leurs terres, notamment aux hilotes et à ses mercenaires. Il accrut aussi le nombre des citoyens spartiates en affranchissant un grand nombre d’hilotes. Il assainit « les finances spartiates grâce aux butins et à la levée régulière de taxes. Il s’est ainsi constitué un trésor, qui lui permit {…} de payer ses mercenaires, de compléter les fortifications de Sparte et de se constituer une marine. »796 Il mourut assassiné par des étrangers. L’Apella, la Gérousie, les Éphores, les Rois : qui contrôle l’État et de quel régime s’agit-il ? Ce n’est certainement pas une monarchie, puisque, même s’il y a des Rois, leur pouvoir est limité et étroitement contrôlé par les Éphores, et leurs tentatives de le restaurer arrivèrent tard et échouèrent. Ce n’est pas non plus une démocratie, puisque la citoyenneté est attribuée selon les critères de la fortune et/ou de l’origine familiale. Ce n’est pas davantage une tyrannie puisque, en principe du moins, le pouvoir législatif contrôle les gouvernants ; d’ailleurs ceux qui, comme certains Rois, mais aussi Cinadon, ont cherché à flatter les hilotes et à s’appuyer sur eux pour prendre ou exercer le pouvoir ont échoué et ont dû s’exiler. C’est donc bien une oligarchie… mais ce n’est pas si simple ! Entre la monarchie aristocratique et l’oligarchie terrienne, les historiens semblent hésitants. « Pour les Grecs, Sparte représente le modèle de la cité aristocratique, une cité donc, où un corps civique particulièrement restreint domine une masse d’inférieurs et de dépendants. En fait, il s’agit plus d’une oligarchie que d’une aristocratie puisque les citoyens portent le nom d’Égaux. »797 Mais ces arguments ne sont guère convaincants puisqu’ils peuvent s’appliquer aussi bien à l’aristocratie qu’à l’oligarchie. Et, qu’ils portent le nom d’Égaux ne signifiait pas qu’ils l’étaient, mais que les différences de naissance ne constituaient plus le critère de la citoyenneté parmi les hommes, libres et adultes, plus ou moins également fortunés. Cependant, on peut, suivant Aristote, se 795. Lévy, (2003), p. 294. 796. Lévy, (2003), pp. 296-297. 797. Lévêque, (2002c), p. 421.

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demander s’il ne s’agit pas en fait d’une tyrannie. Mais de qui ? Ce serait celle des éphores, mais leur pouvoir n’était pas personnel, il était institutionnel. Il semble clair cependant que ce sont bien eux qui gouvernaient Sparte, en collaboration, et parfois en tension, avec les Rois et avec la Gérousie. Avec une limite pourtant : c’est l’Assemblée qui les élit et pour un an seulement ; ils peuvent donc être changés. Le législatif contrôlerait donc bien l’exécutif. Mais le pouvoir de l’Assemblée avait aussi des limites : elle ne pouvait ni proposer des lois, ni préparer son ordre du jour, ni instruire elle-même les dossiers sur les décisions à prendre. Bref, c’était bien une oligarchie : si l’on excepte les Rois (auquel s’applique le critère de la naissance), les homoioi sont des oligarques (le critère de la fortune prévaut). En réponse à notre question de départ, nous pouvons ainsi formuler une troisième raison. Les Spartiates ont préféré un régime politique civique parce que, pour instaurer le mode de production décrit ci-dessus, il fallait que l’État y soit propriétaire du territoire de la cité, donc il devait occuper une position centrale. Et ce régime ne pouvait être qu’oligarchique parce que les homoioi ne pouvaient s’occuper que de la guerre : ils ne pouvaient donc pas s’occuper d’agriculture, ni d’artisanat, ni de commerce, ni de finances. Ils ne pouvaient que rester des propriétaires terriens, nourris par des hilotes, auxquels ils ne pouvaient pas donner de droits politiques, qui auraient mis en péril la reproduction du système social tout entier. De plus, le régime politique de Sparte était particulièrement stable parce que, malgré certaines limites plus formelles que réelles, le pouvoir était concentré entre les mains des éphores. Il n’y avait pas à Sparte, comme à Athènes, des luttes de factions entre les partisans de la monarchie, de l’oligarchie, de la démocratie et de la tyrannie : ce régime était, dirait-on aujourd’hui, un régime de « parti unique », qui réprimait durement toute velléité de dissidence. 4.

L’influence : la gestion du contrat social

Après l’échec de leur tentative d’ouverture à l’artisanat et au commerce, les Spartiates, nous l’avons vu, se seraient refermés sur eux-mêmes. « Cette réaction de puritanisme {…} paraît témoigner

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d’une prudence cauteleuse, d’une méfiance exacerbée devant les dangers que pourraient faire courir les contacts avec l’extérieur. {…} À l’origine, Sparte avait évolué plus vite que les autres cités, avec les réformes de Lycurgue qui avaient institué une sorte de démocratie très restreinte ; mais son évolution ultérieure avait été fort modeste. {…} Pour ne pas être victime du retard ainsi pris, pour rester la première dans le Péloponnèse, malgré ses antagonismes sociaux outranciers, elle ne trouvait d’autre solution que de se fermer farouchement sur elle-même. »798 Cette fierté patriotique s’était notamment traduite par le fait que la ville de Sparte n’était pas, jusqu’au IVe siècle, entourée d’un mur de fortification. Les cités se protégeaient ainsi, alors que « Sparte tient au contraire à l’honneur de n’être protégée que par ses hommes ! »799 Deux problèmes majeurs affectaient le contrat social : les inégalités entre les familles oligarchiques et les révoltes des hilotes. a)

La croissance des inégalités

Dans cette soi-disant « cité des Égaux », ces inégalités sont sans doute ce qui a rendu de plus en plus difficile la gestion du contrat social. L’évolution interne du système égalitaire « lycurguien » avait, au cours de siècles, rendu possible diverses sources de profit, qui avaient introduit des inégalités très importantes entre les familles oligarchiques. En principe, elles n’avaient que l’usufruit de leur kléros, qui restait propriété de l’État. Mais, dans la réalité, il y avait plusieurs manières d’échapper à cette frugalité et cet ascétisme « spartiates ». D’abord, il n’est pas certain que les kléroi aient été répartis de manière égalitaire : cela « ne saurait être qu’une reconstruction tardive ».800 « Ni dans les textes les plus anciens (par exemple Tyrtée), ni chez Hérodote, Sparte n’apparaît comme une cité où la propriété est répartie de façon égalitaire. »801 Et, même si les lots avaient été également répartis au départ, cette égalité n’avait pas résisté au temps. En effet, le kléros pouvait être transmis par succession. Or, le régime successoral avait changé pour renforcer 798. 799. 800. 801.

Lévêque, (2002c), p. 422. Vidal-Naquet, (2002), p. 715. Lévy, (2003), p. 74. Lévy, (2003), p. 77.

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le droit de propriété du citoyen spartiate.802 En effet, « ce précieux équilibre fut compromis par la réforme d’un certain Épitadeus (probablement au début du IVe siècle) qui autorisa l’aliénation du patrimoine par don ou par legs, ce qui provoqua une extraordinaire concentration des terres et ruina la capacité de Sparte d’avoir assez de citoyens aptes à servir dans l’armée. »803 Certains pensent même que, déjà avant la réforme d’Épitadeus, les Spartiates pouvaient aliéner leur terre ; en effet, « toutes les traditions montrent que la terre se transmettait à Sparte par héritage. »804 En outre, il ne semble pas qu’il y ait eu un droit d’aînesse : donc, quand il y avait plusieurs fils, il fallait partager le patrimoine, ce qui engendrait des familles pauvres. Quand, au contraire, il n’y avait pas (ou plus) de fils – ce qui était fréquent par suite des guerres –, c’était la fille aînée (patrouchos à Sparte, épiclère à Athènes) qui héritait de son père et transmettait la terre à la famille de son mari. « Ce qui permet toutes les stratégies matrimoniales pour se procurer une riche patrouchos ! »805 Il est possible qu’elles aient aussi hérité de la moitié de la part de leur frère. Bref, « les femmes en étaient venues à posséder les deux cinquièmes de tout le territoire ! »806 Leur richesse a permis, à certaines d’entre elles au moins, d’avoir une influence assez importante sur les affaires de la cité. Enfin, les familles qui en avaient les moyens pouvaient acquérir des terres privées en dehors de l’espace civique (en territoire périèque ou dans les nouveaux territoires conquis par les guerres) et agrandir ainsi leur patrimoine, alors que d’autres devaient se contenter des revenus de leur kléros. Dès lors, « certaines familles pouvaient influencer les processus de nomination en faveur de leurs propres membres {…}. Cela signifie dans les faits qu’une aristocratie héréditaire se développa dans le système. »807 C’est pourquoi, Lévy ne parle pas d’« Égaux », (comme Vidal-Naquet ou Lévêque), mais de « semblables ». L’auteur va jusqu’à affirmer que : « l’égalité économique et sociale entre tous les Homoioi, dont il {le kléros} aurait fourni la base, n’est qu’un mythe. »808 Comment est-on passé d’une situation à l’autre ? 802. 803. 804. 805. 806. 807. 808.

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Lévy, (2003), p. 76. Lonis, (2010), p. 211. Lonis, (2010), pp. 211-212. Lévy, (2003), p. 83. Lévy, (2003), p. 78. Finley, in Vernant, (1999), p. 202. Lévy, (2003), pp. 78-79.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

Lonis voit trois raisons : l’habitude des chefs de famille de doter trop généreusement leurs filles ; le nombre de plus en plus grand de filles épiclères qui ne respectèrent pas l’obligation de se marier avec un proche parent paternel ; et le goût excessif des Spartiates pour l’argent. L’écart entre les riches et le pauvre s’est encore creusé considérablement après la guerre du Péloponnèse quand Sparte, nouvelle puissance impérialiste, a voulu porter la guerre au loin, et a bénéficié des butins rapportés des campagnes d’Asie. En outre, il semble que la société spartiate – comme la plupart de sociétés soumises à des normes volontaristes trop idéalisées –, ait été rongée par la corruption. C’est du moins ce qu’affirme Finley, en s’appuyant sur les écrits d’Hérodote et d’Aristote.809 Bref, l’image d’une Sparte égalitaire correspondait peut-être à une réalité à l’époque archaïque, mais doit être beaucoup nuancée à l’époque classique : il y eut « d’assez bonne heure, des riches et des pauvres ».810 « En fait, en dehors même des rois, dont la richesse est proverbiale, on connaît des Spartiates assez riches pour faire courir des chars à Olympie », et remporter régulièrement des victoires (sept fois sur huit entre 448 et 420). « De toute façon, se distinguait une élite sociale constituée de ceux qu’Hérodote qualifie de dokimoi (gens de renom) et Aristote de prôtoi (les premiers). »811 b)

La menace des hilotes

Le danger ne venait pas des périèques. Bien que dominés, eux aussi, ils restèrent plutôt fidèles à Sparte, à quelques exceptions près, du moins jusqu’à l’invasion thébaine. « Lors de la guerre du Péloponnèse ou de la guerre de Corinthe, il n’est jamais question de défection, mais cela peut tenir aussi au fait que le territoire lacédémonien n’a pas été envahi. Car, lors de l’invasion thébaine de 370-69, beaucoup de cités périèques firent défection, notamment {celles} qui pouvaient se reconnaître des liens ethniques avec les Arcadiens, qui se séparent alors de Sparte. »812 Leur fidélité ne s’expliquait sans doute pas, il s’en faut, par leur patriotisme. Elle avait aussi d’autres raisons : dans les cités périèques, Sparte 809. 810. 811. 812.

Finley, in Vernant, (1999), p. 199. Lonis, (2010), p. 211. Lévy, (2003), p. 79. Lévy, (2003), p. 154.

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avait mis des oligarques locaux au pouvoir ; les périèques disposaient eux aussi d’Hilotes, sinon d’esclaves ; leurs cités étaient trop petites pour être indépendantes ; leur statut social n’était pas le pire qui soit, grâce à leur participation à la société spartiate et au clientélisme qui les laissaient progresser individuellement (ils formaient une sorte de « classe moyenne »).813 C’est sans doute pourquoi les périèques fournirent, sans faillir, les contingents de soldats dont l’armée spartiate avait le plus grand besoin. À mesure que se réduisit le nombre des homoioi, ils formèrent « de plus en plus la majorité de l’armée civique ».814 Avec les hilotes, tout était bien plus difficile, à cause du risque de stasis. Examinons les raisons de ce risque. Les hilotes appartenaient à l’État et il était interdit aux homoioi de les affranchir ou de les vendre à des étrangers. Outre leur condition de paysans dépendants (qu’on retrouve partout ailleurs), aucun respect ne leur était dû ! Ils avaient l’obligation de porter des habits de pauvres (en peaux de bêtes) pour qu’on puisse les identifier facilement, et de supporter des quolibets et des injures, ils devaient se lever pour céder leur place aux Spartiates, se saouler et faire des pitreries pour que ceux-ci puissent s’en moquer… Et il y avait surtout la fameuse institution de la kryptie (voir plus loin), qui faisait partie de l’éducation des futurs homoioi : c’était un rite de passage unique en son genre, qui incitait les jeunes à égorger des hilotes pour faire la preuve de leur vaillance. Le « danger hilote » s’expliquerait donc aussi, voire surtout, par la manière dont l’oligarchie spartiate traitait ses paysans dépendants. Outre leur exploitation économique (qui n’était sans doute pas pire qu’ailleurs), la dimension sociale et psychologique semble avoir été très importante. Comment expliquer un traitement aussi dégradant qui, en outre, était complètement irrationnel, puisque ces hilotes constituaient la classe productrice, celle qui assurait aux homoioi l’essentiel de leurs revenus et permettait à la cité de se reproduire selon sa logique guerrière ? Peut-être cette raison fut-elle justement la plus significative : plus ils étaient indispensables, plus il fallait les 813. Lévy, (2003), pp. 154-155. 814. Lévy, (2003), pp. 145-146.

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contraindre de rester à leur place. Or les Spartiates avaient de plus en plus besoin de leurs hilotes, non seulement pour cultiver leurs kléroi, mais aussi, à mesure que les homoioi se faisaient décimer sur les champs de bataille, pour participer aux guerres. Ces raisons, prises ensemble, permettent de comprendre pourquoi ils avaient tellement besoin de les maintenir dans un statut social aussi méprisé ; il était hors de question de leur accorder la citoyenneté, alors que celle-ci avait été consentie aux petits paysans dans certaines autres cités, notamment à Athènes. Dans ces conditions, toute ouverture démocratique, même purement démagogique, risquait d’augmenter le danger de stasis. Mais il y avait sans doute une autre raison encore : les hilotes étaient probablement les descendants de peuples conquis, peut-être d’origine achéenne ; ils n’étaient pas des Doriens comme prétendaient l’être les homoioi. « L’opposition des Égaux et des hilotes est celle des vainqueurs et des vaincus, des Doriens et des Achéens… »815 Je n’ai pas de certitude en ce qui concerne cette question, mais la sociologie m’a appris que l’identité fière d’un groupe d’appartenance se nourrit presque toujours de son mépris pour un groupe de référence plus mal loti que lui, et que ce mépris se charge de haine quand il est multiplié par la peur.816 Les Spartiates semblent avoir poussé cette tendance jusque dans ses conséquences les plus néfastes. On comprend alors qu’ils aient vécu dans la crainte continuelle de cette classe dangereuse qu’étaient les hilotes. « En effet, contrairement aux esclaves-marchandises, {…} ils sont unis par leur genre de vie et par leur origine ethnique (réelle ou supposée). En outre, il leur est d’autant plus facile de se révolter qu’ils ne sont pas entièrement coupés du reste de la population. Alors qu’à Athènes on n’imagine pas une collusion entre les plus pauvres des citoyens (les thètes) et les esclaves, à Sparte, on peut toujours craindre une union entre toutes les catégories inférieures contre les homoioi. »817 815. Lévêque, (2002c), pp. 421-422. On doit pourtant se demander pourquoi les Spartiates ont adopté le régime de la cité au moins cinq siècles après que les Doriens aient vaincu les Achéens et même, un siècle au moins après la « grande Rhêtra », qu’ils attribuèrent à Lycurgue. Je n’ai pas trouvé de réponses à ces questions. 816. Inversement, l’identité honteuse d’un groupe d’appartenance se nourrit de son envie envers un groupe de référence mieux loti que lui. Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles les Romains adoptèrent la culture grecque. Et pour laquelle les « bourgeois » aimaient à se faire passer pour des gentilshommes ! 817. Lévy, (2003), p. 118.

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En 464, les hilotes (surtout ceux de Messénie) s’étaient révoltés et il avait fallu dix ans de guerre pour que les Spartiates, avec l’aide de leurs alliés, en viennent à bout. Suite à cette expérience, « l’oppression des hilotes se serait aggravée. »818 Notamment, en 425, deux milles d’entre eux avaient encore été massacrés. Comment les Spartiates maintenaient-ils la cohésion sociale de leur cité dans de telles conditions d’existence ? D’abord, en cultivant un patriotisme plus fanatique encore, s’il se peut, que celui des autres cités. « Le poète officiel de Sparte {Tyrtée : seconde moitié du VIIe siècle, environ un demi-siècle après Lycurgue} a su façonner l’idéal spartiate en conciliant un idéal aristocratique proche du modèle homérique et le nouvel idéal civique. »819 Le patriotisme, inculqué dès la naissance et sans cesse entretenu jusqu’à la mort, galvanisait les homoioi. Le fort attachement patriotique était d’autant plus nécessaire qu’il devait masquer les inégalités. Mais les périèques et les hilotes partageaient-ils ce patriotisme ? La cohésion sociale qui régnait à Sparte était plus apparente que réelle : elle était fondée davantage sur la peur de la répression, exercée par une minorité disciplinée et arrogante, que sur une véritable coexistence pacifique, résultant d’un contrat social communément admis comme légitime. Dans la réalité, c’est « une hiérarchie sociale très marquée {qui} fait l’originalité de Sparte parmi les autres États grecs. »820 c)

Des canaux de mobilité sociale

On pourrait croire que, dans un système social aussi clos, il n’y avait pas de mobilité sociale, au moins ascendante. Or, curieusement, selon Finley, « il y avait trop de mobilité sociale dans les deux directions {ascendante et descendante} ; je veux dire trop pour une société qui, en principe, était complètement rigide et fermée. {…} Des Spartiates perdaient leur statut, mais continuaient à appartenir à la communauté, où ils occupaient une position curieusement inférieure. {…} Certains hilotes étaient promus à un statut supérieur, beaucoup arrivant même à faire partie du damos 818. Lévy, (2003), p. 132. 819. Lévy, (2003), p. 37. 820. Lévêque, (2002c), p. 422.

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(car c’est ce que doit signifier le mot néodamôdeis, quelles que soient les connotations d’infériorité). »821 Il semble que, pour les hilotes et les périèques, il y ait eu deux canaux de mobilité, qui s’ouvrirent de plus en plus quand le système spartiate s’est assoupli. Le premier était l’affranchissement. À mesure que leurs rangs se clairsemaient, les homoioi avaient besoin des hilotes pour faire leurs guerres et leur promettaient cette récompense. Le rapport entre la guerre et la stasis est cependant plus complexe : les hilotes ne devinrent-ils pas de plus en plus « dangereux » quand, manquant de soldats, les Spartiates durent les incorporer à l’armée, quand (au IVe siècle surtout) ils contribuèrent aux victoires militaires des homoioi ? La question est cependant difficile, car il semble qu’il y ait eu moins de révoltes au IVe siècle qu’au Ve. « Malgré des circonstances parfois très favorables à la révolte, comme la guerre du Péloponnèse avec les Athéniens, à Pylos, à Cythère et au cap Malée, ou la guerre de Corinthe, aucune révolte importante n’est attestée entre 404 et l’invasion thébaine de 370-369. »822 Pourtant, le fait de les associer aussi massivement aux guerres favorisait leur apprentissage des combats et les incitait probablement à exprimer leurs revendications. Sans doute, mais c’est probablement la raison pour laquelle, la répression ne suffisant plus, les Spartiates ont ouvert plus largement ce canal de mobilité qu’était l’affranchissement. Le second canal de mobilité était l’enrichissement (même relatif ). L’activité économique des hilotes leur permettait parfois d’améliorer leurs conditions de vie. « Comme les plaines de Laconie et de Messénie sont très fertiles et permettent même deux récoltes annuelles {…}, il est possible que, économiquement, leur sort n’ait pas été trop mauvais. »823 « Le fait qu’en 223, six mille Hilotes aient pu acheter leur liberté en versant chacun cinq cents drachmes, {…} montre bien que certains d’entre eux avaient pu accéder à une certaine aisance. »824 Il est vrai qu’à cette date, Sparte n’est déjà plus, depuis longtemps, ce qu’elle était deux ou trois siècles plus tôt !

821. 822. 823. 824.

Finley, in Vernant, (1999), p. 203. Lévy, (2003), p. 128. Lévy, (2003), p. 121. Lévy, (2003), p. 122.

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En réponse à notre question de départ, formulons maintenant une quatrième raison. Il semble que, plus encore que dans les autres cités, les conditions d’existence des Spartiates – l’oliganthropie, les menaces de révolte des hilotes, la croissance des inégalités internes et donc, le décalage croissant entre l’idéal égalitaire et la réalité – les aient incités à adopter certaines logiques d’action – l’exacerbation d’un patriotisme fanatique, clamant haut et fort leur utopie d’égalité, combinée avec l’ouverture de canaux de mobilité, – qui caractérisent le régime civique. En outre, ces logiques d’action favorisaient évidemment la pérennité de l’oligarchie, puisqu’elle soudait les homoioi sous une identité patriotique à la fois fière et méprisante, qui leur interdisait de donner des droits politiques aux hilotes. 5.

L’autorité : la gestion de l’intégration

À Sparte, la socialisation était nettement plus rigoureuse qu’ailleurs : les jeunes appartenant à l’élite y étaient disciplinés par un véritable dressage et une soumission sans failles était exigée des non-citoyens. a)

L’agôgè

Parlons d’abord de la socialisation des élites. Ce qui faisait la véritable singularité de Sparte, selon Finley, c’était sa manière d’éduquer ses jeunes : de tous les traits distinctifs de Sparte, « l’agôgè est celui dont il est presque impossible de retrouver la trace dans les traditions ou les textes grecs connus les plus anciens, celui qui seul “fait” le système spartiate, pour ainsi dire. »825 Cette éducation était évidemment réservée aux enfants des oligarques et reproduisait la stratification sociale, avec la bénédiction d’une religion restée très traditionnelle : il semble bien qu’à Sparte, Apollon, le dieu de l’ordre ait eu bien plus d’importance que Dionysos. Les jeunes hommes devaient évidemment se préparer à faire la guerre – qui était l’« avantage comparatif » de Sparte par rapport aux autres cités grecques. La préparation à la guerre était donc 825. Finley, in Vernant, (1999), p. 210.

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le but principal de leur éducation. Celle-ci, qui commençait dès l’âge de sept ans, était obligatoire et organisée par la cité. « À cette fin, ils reçoivent une éducation appropriée {…} comportant essentiellement la gymnastique et le maniement des armes, qui font d’eux les robustes hoplites, parfaitement disciplinés {…}. Ils mènent une vie communautaire, vivant en caserne jusqu’à trente ans. »826 Les valeurs enseignées étaient la discipline, la vie à la dure et l’émulation, l’obéissance, la bonne tenue ; ils marchaient pieds nus, n’avaient qu’un seul manteau pour toute l’année, recevaient une nourriture à peine suffisante « à compléter par le vol ». En effet, « la coutume voulait que les enfants libres volent tout ce qu’ils pouvaient », mais sans se faire prendre ! À partir de quatorze ans, « c’est l’émulation qui domine, {…} ils jouent des poings partout où ils se rencontrent ».827 On organise aussi « des combats où s’affrontent rituellement et sauvagement deux groupes de jeunes ».828 Leurs enseignants étaient « des chefs respectés, capables de donner des ordres et d’infliger des punitions » ; 829 leur apprentissage était dispensé par « un personnage pris parmi ceux qui exercent les plus hautes charges », qui portait nom de « pédonome » et qui était assisté, c’est tout dire, par des « porteurs de fouet ».830 En outre, les paidés (les élèves) étaient aussi soumis à l’autorité de tout citoyen présent. Un autre aspect de l’éducation des jeunes hommes était la cryptie. C’était une épreuve qui obligeait le jeune Spartiate à rester caché pendant un an, hiver comme été, sans chaussures ni literie, errant dans tout le territoire, se nourrissant par le vol, sans se faire voir. Ceux qui réussissaient étaient ensuite utilisés pour terroriser les Hilotes : « la nuit, descendant sur les chemins, ils égorgeaient celui des Hilotes qu’ils surprenaient ».831 « Les “cryptes” spartiates, c’est-à-dire l’élite de la jeunesse, courent la montagne l’hiver, pratiquent le vol, la ruse et l’assassinat des hilotes avant de devenir, par un renversement brutal des valeurs, des hoplites. »832 826. 827. 828. 829. 830. 831. 832.

Lévêque, (2002c), p. 421. Lévy, (2003), p. 59. Lévy, (2003), p. 62. Lévy, (2003), p. 56. Lévy, (2003), p. 56. Lévy, (2003), p. 64. Vidal-Naquet, (2002), p. 710.

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« La cryptie peut aussi apparaître comme le couronnement de l’éducation spartiate, {…} qui associe le courage, la débrouillardise {…} et la brutalité. »833 En vertu de ce que P. Vidal-Naquet appelle la loi de l’inversion systématique, qui « veut que l’adolescent soit, pour la dernière fois, le contraire de ce qu’il sera une fois adulte {…}, la cryptie lacédémonienne {…} se présente comme une institution inverse de l’institution hoplitique. {…} Le crypte lacédémonien, tout comme l’éphèbe athénien, serait l’anti-hoplite par excellence ».834 Les repas collectifs (les syssities) ne concernaient pas seulement les jeunes, mais ils étaient aussi une dimension importante de l’éducation. C’était « un mess quotidien obligatoire » pour tous les citoyens spartiates non déchus, y compris, semble-t-il, les Rois, les Éphores et les Gérontes. Les homoioi y étaient admis par cooptation, à partir de vingt ans, et « chaque convive devait fournir sa quote-part mensuelle. {…} Si l’on ne pouvait payer sa part, on cessait d’être citoyen de plein droit ».835 « Ils se réunissent par tablées de quinze et les repas communs fonctionnent comme une sorte d’assemblée civique. {…} Il faut toutefois observer que cette commensalité totale n’a véritablement bien fonctionné qu’à l’époque archaïque, c’est-à-dire à l’époque où la cité se vit comme un tout. {…} À Sparte, le développement de la richesse, et avec elle, les inégalités de fortune, les libertés prises avec les contraintes d’une tradition mal supportée par les bénéficiaires de l’évolution, tout cela a eu progressivement raison de l’efficacité des syssities. »836 Qu’en était-il des jeunes filles ? Lycurgue aurait imposé « un entraînement physique au sexe féminin tout autant qu’au sexe masculin », et leur participation à des compétitions de course et de force. En revanche, contrairement au reste de la Grèce, on ne leur mesurait pas chichement la nourriture et on ne leur interdisait pas le vin. Elles prenaient part aussi à la vie religieuse de la cité, notamment dans les chœurs de chant et de danse. Il y aurait même eu des concours de beauté ! L’homosexualité ne

833. 834. 835. 836.

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Lévy, (2003), p. 66. Lonis, (2010), p. 31. Lévy, (2003), p. 69. Lonis, (2010), p. 178.

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semble pas leur avoir été interdite.837 Les femmes avaient ainsi leur place dans le système social intégré. « Pour les uns {Plutarque}, les mères spartiates, plus Spartiates que les homoioi eux-mêmes, sont un modèle d’héroïsme, au moins par procuration, puisqu’elles incitent {…} leur fils à mourir pour la patrie et se lamentent même de les voir revenir vivants. »838 Mais ce serait là, fort heureusement, un mythe ! D’autres (Aristote, dont la misogynie est bien connue) « sacrifient au mythe inverse, celui de la Spartiate dévergondée ».839 Il semble, en effet, qu’elle ait joui « de plus d’indépendance que la femme athénienne ».840 Sparte aurait eu « un régime conjugal assez souple, permettant à une femme d’avoir légalement des rapports sexuels avec deux hommes ».841 Notamment, un vieillard pouvait faire faire un enfant à sa femme par un homme jeune ; plusieurs frères pouvaient partager la même épouse, qui avait donc plusieurs maris ; un homme pouvait donner sa femme en mariage à un ami. « L’adultère, même féminin, n’est pas criminalisé. »842 D’où, sans doute, la réputation de dévergondées que leur firent certains auteurs ! En outre, le régime des successions était tel que, quand une famille n’avait pas (ou n’avait plus) de fils aîné, la fille aînée (patrouchos) pouvait hériter de son père. « Les femmes peuvent donc être riches, mais encore faut-il qu’elles puissent disposer, en droit, ou au moins en fait, de leurs biens. »843 Or, ce n’était pas souvent le cas : il fallait, pour que l’héritage reste dans la famille, qu’elle épouse un de ses membres. Mais cette règle ne fut guère respectée. Si bien que « le non-respect des règles strictes de l’épiclérat {…} a eu parfois pour effet, à partir du IVe siècle, une extraordinaire concentration des biens entre les mains des femmes. »844 Leur richesse a permis, à certaines d’entre elles au moins, d’avoir une influence assez importante sur les affaires de la cité. D’une manière générale cependant, le rôle de la femme est, comme partout en Grèce, surtout religieux et domestique : elle est despoina (maîtresse)

837. 838. 839. 840. 841. 842. 843. 844.

Lévy, (2003), p. 83. Lévy, (2003), p. 80. Lévy, (2003), p. 81. Lévy, (2003), p. 91. Lévy, (2003), p. 87. Lévy, (2003), p. 88. Lévy, (2003), p. 90. Lévy, (2003), p. 49.

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de maison : elle dirige le personnel, s’occupe du ménage et de l’éducation des enfants. b)

La religion et la fête

Avec les siècles, Sparte devenait une société de plus en plus oligarchique : sa survie dans la durée dépendait d’un groupe d’hommes de moins en moins nombreux et de leur capacité d’obtenir la soumission d’un grand nombre de non-citoyens. On comprend que la religion et la répression aient été « la carotte et le bâton » nécessaires pour assurer le contrôle de la population. Les fêtes religieuses occupaient une place centrale dans cette éducation : « la fête a pour fonction de dire la cité. »845 « {Elle} a joué un rôle déterminant non seulement dans la sensibilité religieuse des citoyens, mais aussi dans la cohésion de la communauté. »846 On organise une procession, on fait des sacrifices, on chante des hymnes, on participe à un banquet, puis à des spectacles. Certains rites religieux prescrivent des combats rituels entre éphèbes, qui sont d’une extrême sauvagerie, notamment des flagellations et des exercices d’endurance très pénibles. Il semble qu’à Sparte, la religion ait pris « encore plus de place qu’ailleurs, si l’on en juge par le nombre de lieux sacrés et de culte ».847 « Le grand nombre de divinités en armes est peut-être aussi un trait archaïque, même si Plutarque exagère quelque peu en affirmant que les Spartiates “représentent toutes leurs divinités, féminines et masculines, avec des lances”. »848 Tout semble tourner principalement autour d’Apollon : « Sparte demande à Apollon de lui assurer la victoire militaire ».849 Un autre personnage important était Héraclès (l’ancêtre mythique des Doriens, à qui Zeus aurait promis le Péloponnèse) : « Héraclès, héros panhellénique ou figure divine, ancêtre des deux familles royales intervenant dans le mythe fondateur de la cité, était à Sparte une sorte de héros national. {…} Le culte d’Héraclès était surtout l’affaire des jeunes. »850 Les Spartiates 845. 846. 847. 848. 849. 850.

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Lonis, (2010), p. 182. Lonis, (2010), p. 180. Lévy, (2003), p. 93. Lévy, (2003), p. 100. Lévy, (2003), p. 103. Lévy, (2003), p. 109.

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vénèrent aussi des divinités féminines, surtout Athéna et Artémis, qui sont, nous l’avons vu, courotrophes : elles préparent et accompagnent les jeunes à la guerre, elles leur apprennent à résister à la peur et à la souffrance, ce dont ils avaient bien besoin pour affronter les combats corps-à-corps entre hoplites. Autre indicateur de l’importance que les Spartiates accordaient à la religion : ils prenaient les oracles très au sérieux. « Ils se montrent très respectueux des signes divins ».851 Ils étaient superstitieux et ils interrogeaient les dieux plusieurs fois avant de livrer bataille (en quittant la ville, en traversant les frontières et avant d’attaquer l’ennemi). Ils allaient parfois jusqu’à renoncer au combat s’ils pensaient que les signes étaient défavorables. Si le sacrifice n’était pas achevé, ils pouvaient même « laisser l’ennemi s’approcher et blesser beaucoup de monde », voir même – on a peine à l’imaginer ! – « se laisser massacrer sans réagir ».852 De même, leur respect des fêtes religieuses est tel qu’ils pouvaient laisser leurs ennemis en profiter. Ainsi, « la célébration des Karneia {la plus grande fête spartiate, en l’honneur d’Apollon, protecteur du bétail} explique leur arrivée tardive à Marathon et retarde l’envoi de renforts aux Thermopyles. »853 Le moral des troupes dépendait de respect scrupuleux des prescriptions rituelles et cette crainte du divin « s’explique peut-être, en partie, parce que Sparte est une cité guerrière ».854 L’importance attachée à de la religion renforçait bien sûr celle des prêtres et notamment des devins : ils avaient à interpréter les oracles de la Pythie (qui parlait au nom d’Apollon au temple de Delphes) ; ils pouvaient ainsi approuver ou déconseiller les décisions politiques et surtout les campagnes militaires. Les compétitions remplissaient aussi une fonction importante dans l’éducation des jeunes hommes et femmes. Mieux que beaucoup d’autres cités, Sparte s’est conformée à l’esprit agonistique : « Les Spartiates étaient ainsi en compétition permanente les uns avec les autres. Cependant, s’il fallait faire mieux que les autres, il ne fallait pas agir différemment : il est beau de mourir à 851. Lévy, (2003), p. 96. 852. Lévy, (2003), p. 97. 853. Lévy, (2003), p. 97. Les Thermopyles où, sous la conduite du Général Léonidas, un corps d’élite de 300 Spartiates, refusant de céder le passage, s’est fait massacrer par les Perses. 854. Lévy, (2003), p. 98.

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son poste, mais non de chercher témérairement la mort et notamment de sortir du rang pour affronter l’ennemi. »855 Il importe de bien comprendre le sens de l’agôn : il s’agissait d’être le meilleur, tout en étant conformiste, donc, de se conformer mieux que les autres à un idéal de solidarité communautaire. Sparte se voulait « une société égalitariste, fondée sur une exigence de similitude, dans laquelle l’action collective doit rester la règle qui condamne l’acte de bravoure d’un seul, qui exalte l’héroïsme du groupe et refuse les faveurs de la gloire à l’exploit individuel, pour n’accorder ses louanges qu’au guerrier qui a su tenir son rang. »856 Or, c’est là, très exactement, ce qui est attendu de l’hoplite. Le combat hoplitique ne laissait une place à l’exploit individuel qu’une fois que les lignes de la phalange étaient rompues et qu’on en venait au combat singulier. « C’est donc à tort que l’on a voulu exclure l’exploit du comportement de l’hoplite pour ne le réserver qu’à celui du guerrier archaïque. »857 Mais cet exploit ne vaut que s’il est inspiré par la solidarité envers le groupe et la conformité aux normes prescrites. « Le comportement de l’hoplite résultera de l’équilibre entre ces deux composantes. »858 Un indicateur significatif de cet esprit agonistique communautariste était l’attitude envers les hoplites morts au combat. Ils étaient enterrés sur le champ de bataille, mais leurs dépouilles étaient parfois « transportées dans leur cité pour y être ensevelies au cours de funérailles publiques ».859 Le deuil était limité dans le temps, la période était nettement plus courte à Sparte (onze jours) que partout ailleurs (quelques mois), et ces limitations étaient sévèrement appliquées. «Tout se passe comme si la cité considérait que les morts pour la patrie ne devaient pas être pleurés, mais seulement honorés. »860 On le voit, Sparte était une société soumise à un contrôle social omniprésent et d’une extrême sévérité : les gens vivaient

855. 856. 857. 858. 859. 860.

254

Lévy, (2003), p. 306. Lonis, (2010), p. 30. Lonis, (2010), p. 36. Lonis, (2010), p. 31. Lonis, (2010), p. 184. Lonis, (2010), p. 189.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

dans une sorte d’« institution totale »861 inspirée par une utopie communautariste. « Les honneurs publics et les dégradations suscitent un classement perpétuel de chacun, qui incite à se surpasser tout en imposant un conformisme qui peut paraître étouffant. {…} Tous sont forcés de pratiquer publiquement toutes les vertus (arétè) ».862 Officiellement, « cette cité de guerriers s’est vouée à l’austérité, à la frugalité et à la discipline ; elle a créé un idéal de dévouement absolu de l’individu à la chose publique ».863 « On oppose, dans un système binaire, les courageux et les lâches : alors que les premiers sont glorifiés, les derniers subissent {…} le sort malheureux de vagabonds réduits à la mendicité ; {…} celui qui a tremblé {le tresante} a perdu toute sa valeur. {…} Le vainqueur suscite l’admiration des hommes et l’amour des femmes ».864 La mort est plus prestigieuse encore que la vie : « la belle mort, du beau jeune homme tué par-devant », est opposée à « la mort laide et honteuse », celle du vieillard mourant dans son lit ou, pire que tout, celle du « guerrier tué par-derrière ». Ceux qui sont morts héroïquement, « tombés au premier rang » ont droit à tous les honneurs, et leur gloire retombe sur leurs parents et leurs enfants ; ils ont le droit d’avoir leur nom inscrit sur leur tombe personnelle. Les autres sont enterrés en fosse commune. Toute la socialisation du jeune spartiate a donc pour but de lui apprendre ce courage et ce dévouement illimité : il doit savoir triompher de la peur, ne jamais fuir, rester sur place, au premier rang, bien campé sur ses deux jambes, tenir son rang dans la phalange, solidaire de ses camarades. « Ce qui matérialise le mieux la fusion des idéologies aristocratique et civique, c’est le thème récurrent de la mort au premier rang. {…} C’est un idéal qui n’est pas atteint par tous, et qui, en cela, reste aristocratique, mais qui est visé par tous, ou, au moins, proposé à tous, ce qui en fait un

861. Au sens donné à ce terme par le sociologue Erwin Goffman : une organisation qui prend ses membres en charge vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ne laisse pratiquement aucune place à leur intimité (un asile, une prison, un couvent, un bateau en mer, un avion en vol…). 862. Lévy, (2003), p. 112. 863. Lévy, (2003), pp. 421-422. 864. Lévy, (2003), p. 37.

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idéal civique. »865 Suivant en cela Aristote, l’auteur ajoute même : « voire démocratique ».866 Il faut signaler enfin que, dans cette socialisation, la place de la famille était très secondaire : « tout était mis en œuvre pour que la fidélité se déplace de la famille ou de groupe de parenté vers les différents groupes masculins. {…} Comme source d’affection et d’autorité la famille était réduite à sa plus simple expression et remplacée par des groupements masculins qui se recouvraient partiellement : les classes d’âge, les couples homosexuels {…} d’hommes jeunes ou vieux, les corps d’élite comme les Hippeis, les syssitia. »867 Le jeune marié continuait, jusqu’à 30 ans, à vivre avec ses camarades : il ne voyait alors sa femme qu’en cachette, même si entre-temps elle était devenue mère. Pourtant, le mariage était vivement encouragé chez les homoioi ; ceux qui ne se mariaient pas, ou trop tard, étaient victimes de brimades (voire d’actions judiciaires). Il fallait se marier dans la force de l’âge, et pas par intérêt (il était mal vu de se marier avec une « riche patrouchos »), mais bien par civisme (donc pas avec une fille de Hilote, ni avec celle d’une famille dégradée ou étrangère), et pour faire des enfants, de préférence des garçons ! S’il est vrai qu’avec la progression des inégalités, la discipline tendait peu à peu à se relâcher partout en Grèce, ce relâchement aurait eu des conséquences bien plus importantes à Sparte, qui dépendait davantage de son efficacité guerrière. Dès lors, le décalage entre l’idéal égalitaire et la réalité obligeait les dirigeants spartiates à réaffirmer inlassablement l’exigence d’austérité et d’ascétisme, qualités sans lesquelles la communauté spartiate perdait sa cohésion interne et son ardeur au combat. Mais plus l’idéal civique se dégradait en idéologie, plus la rigidité de ceux

865. Lévy, (2003), p. 44. 866. S’il suffisait, pour qu’une société soit dite “démocratique”, que ses citoyens puissent choisir leurs dirigeants politiques, alors, on peut dire que Sparte était une société démocratique… pour quelques milliers de personnes ! Mais la démocratie implique avant tout que les critères de la naissance (sauf l’âge) et de la fortune n’interviennent pas dans la définition du citoyen, que le pouvoir législatif décide des lois auxquelles sont soumis les gouvernants et que le contrat social repose sur la négociation. Il paraît donc évident, si l’on inclut ces critères, que Sparte n’avait rien d’une démocratie. 867. Finley, in Vernant, (1999), p. 196.

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qui voulaient restaurer le passé idéalisé empêchait Sparte de s’adapter aux nouvelles réalités. Nous pouvons énoncer ainsi une cinquième raison pour laquelle Sparte a adopté un régime civique oligarchique. La socialisation, nous l’avons dit, est au service des autres champs relationnels. La discipline des élites et la soumission du peuple étaient des exigences vitales dans toutes les cités, mais elles l’étaient plus encore à Sparte. Il ne lui était pas possible, comme dans d’autres cités, d’instituer un contrôle social équilibré, laissant autant de place à Dionysos qu’à Apollon. Ici, pas de concessions, pas de négociation, pas de « soupape de sécurité », donc une écrasante domination du culte d’Apollon, assorti d’une répression violente au besoin. Et moins la réalité correspondait à l’idéologie du régime, plus l’idéal civique devait être réaffirmé et appliqué avec sévérité, du moins à ceux qui ne pouvaient pas échapper au contrôle social. Pour conclure ce premier point, revenons à notre question de départ : pourquoi est-ce la forme oligarchique du régime civique qui a été adoptée par les Spartiates ? La première raison est que la cité de Sparte était restée une société agraire. Dans ces sociétés, en effet, les luttes pour la terre conduisent toujours à une répartition inégale et à la formation d’oligarchies terriennes. Or, Sparte n’était une cité égalitaire que dans le projet initial de Lycurgue, et plus tard, dans le discours officiel des dirigeants, bien plus que dans les pratiques. Mais cette raison ne suffit pas : beaucoup de sociétés agraires n’étaient pas des cités. La seconde raison est que les Spartiates n’ont voulu compter, pour se défendre de leurs voisins et les attaquer, que sur les fils de cette oligarchie (les homoioi). Or, face aux menaces de ces voisins (pour qui les Spartiates étaient peut-être des conquérants doriens en milieu achéen), ils ont opté pour une armée professionnelle ; et puisqu’ils étaient peu nombreux, leurs hommes ne pouvaient s’occuper que d’activités militaires. La troisième raison, liée aux deux premières, est qu’ils avaient besoin, pour stabiliser ce régime, d’un État fort, autoritaire, où le pouvoir, tout en respectant l’état de droit, était concentré entre peu de mains (les éphores surtout) et qui se maintenait par la répression, voire par la terreur. D’où la quatrième raison : leur peur des révoltes, des hilotes surtout, mais aussi de périèques. Tout cela impliquait une cinquième raison :

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qu’ils socialisent leurs jeunes par des méthodes particulièrement rudes et en privilégiant le culte apollinien.

B. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence On a beaucoup reproché aux Spartiates de manquer de créativité culturelle, d’être… « laconiques »868 ! « Après 500 environ, {…} pas un seul citoyen spartiate n’est mentionné pour son activité cultuelle. Le fameux “style laconique” était la marque de ce qu’ils n’avaient… rien à dire, la conséquence ultime du genre particulier de vie qu’ils avaient alors porté à sa perfection. »869 Je trouve le jugement bien sévère. Leur mode de vie ne les a pas empêchés, cependant, de produire une interprétation bien spécifique des principes de sens (les rapports au monde naturel, surnaturel, social et individuel) propres au modèle culturel civique. S’agissant de la gestion de leur ordre politique (pouvoir), ils ont adopté les idées d’égalité et de loi, mais en valorisant une citoyenneté très restrictive. Il leur a donc fallu gérer le contrat social (influence) – pour autant que l’on puisse, dans ce cas, parler d’un « contrat », qui implique une consultation et un accord –, en exaltant le patriotisme des quelques citoyens jusqu’au fanatisme, et l’exclusion de leurs non-citoyens, sur lesquels ils ont exercé une répression impitoyable. Cette domination excessive sur leur peuple rendait pratiquement impossible l’adoption d’un régime démocratique, qui les aurait sans doute menés à la tyrannie et à l’anarchie. Plus que la plupart des autres Grecs, ils ont valorisé l’esprit agonistique et les vertus guerrières de leurs citoyens : ils ont géré leurs échanges externes (hégémonie) en créant une véritable « machine de guerre », pratiquement invincible, au moins sur terre. Pour garantir l’intégration sociale de leur collectivité, ils ont imaginé et mis en œuvre des valeurs et des normes de socialisation (autorité) uniques en leur genre, qui soumettaient les individus à un contrôle social extrêmement rigoureux de la part de la communauté. Tout cela forme bien un ensemble de traits propres au modèle culturel civique, mais interprété d’une manière originale, selon les besoins 868. Sparte est situé en Laconie, au sud-est du Péloponnèse et il semble que les Spartiates aient eu peu de chose à « dire » à la culture grecque. 869. Finley, (1971), p. 75.

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de la reproduction d’un régime oligarchique. Les Spartiates ont donc bien fait preuve d’une grande créativité culturelle, sinon dans l’art, la science ou la technique, au moins dans la politique. Dans quelle mesure les pratiques sociales et les sens culturels qu’ils ont mis en œuvre les ont-ils rendus capables d’exercer une emprise efficace sur leurs conditions d’existence ? Les historiens ont souligné que la cité de Sparte se caractérisait par son conservatisme et que c’est cela qui l’avait perdue. « Dans une cité comme Sparte, les codes de conduite et les valeurs de référence sur lesquels se fonde la cité restent, à l’époque classique, fondamentalement les mêmes qu’à l’époque archaïque. »870 « C’est peut-être justement cette exaltation du passé, inculquée dès le plus jeune âge, qui est devenue la plus grande faiblesse de Sparte. »871 « Quand le divorce s’accrut entre le modèle et la réalité, l’idéalisation de la Sparte du passé ne put qu’accroître les divisions et susciter des révolutions. »872 Pourtant, le modèle spartiate a eu la vie dure : sa phase ascendante commence au début du VIe siècle et dure jusqu’à sa victoire sur Athènes à la fin de Ve ; sa phase déclinante commence trois décennies plus tard, avec sa défaite contre les Thébains en 371, et ne s’achève qu’avec la domination romaine en 195. Au total, quatre siècles : beaucoup d’autres cités n’ont pas eu la vie aussi longue. J.-P. Vernant, qui a consacré à l’« échec » de Sparte une longue analyse, conclut par ces lignes : « Ce ne sont pas les Lacédémoniens qui sauront dégager et expliciter, dans toutes leurs conséquences, les notions morales et politiques qu’ils auront, parmi les premiers, incarnées dans leurs institutions ».873 Comment expliquer cette décadence ? a)

Par la montée des inégalités ?

« Après la guerre de Péloponnèse, Sparte {…} n’a pas réussi {…} à surmonter une crise intérieure {…} qui ruine inexorablement l’antique système égalitaire spartiate et annonce les révolutions du 870. 871. 872. 873.

Lonis, (2010), p. 4. Lévy, (2003), p. 309. Lévy, (2003), p. 307. Lonis, (2010), p. 189.

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IIIe siècle. »874 Finley parle de « l’impossibilité de faire front aux séductions de la richesse » qui fit que « le système ne pouvait pas tenir longtemps ».875 En effet, après la victoire de 404 sur Athènes, « l’afflux d’or et d’argent {aurait} développé la cupidité et ruiné les valeurs morales traditionnelles. {…} Il est vrai que Sparte a disposé de ressources {par les pillages et les tributs} dépassant tout ce qu’elle avait connu jusqu’alors. {…} L’enrichissement de Sparte et de certains Spartiates est indéniable ».876 Ce qui, sans être nouveau, s’accentua fortement, ce fut de « permettre l’usage de l’argent dans le domaine public, mais en punissant de mort tout particulier convaincu d’en détenir à titre privé ».877 Il y eut donc des détournements de fonds et la corruption s’installa. Ces malversations furent réprimées, mais cette répression ne dura pas. « Ce qui change, c’est l’importance des sommes qu’on peut s’approprier »878 : elles accentuèrent les inégalités sociales. Un second facteur d’inégalité concerne l’usage de la terre civique (kléros) et du patrimoine (oikos). Après la réforme des successions, proposée par l’éphore Épitadeus, dont il a été question ci-dessus, tout détenteur de terres pouvait faire « le don ou le legs de son patrimoine et de son lot à qui il voulait. Cette liberté, permettant une vente déguisée, les gens importants auraient évincé les héritiers naturels en accroissant leurs propriétés, tandis que la pauvreté des autres ne faisait que s’accroître ».879 Or, les guerres continuelles laissaient beaucoup de pères sans fils à qui léguer leurs terres : ils se les léguèrent donc entre eux, moyennant contrepartie.880 Les deux facteurs qu’on vient de citer se renforcent : « L’afflux de métal précieux et la liberté de donner {les terres} ont ainsi accéléré la concentration des biens, déjà facilitée par l’importance des dots et par l’union avec des patrouchoi, qui permettait de réunir les patrimoines de deux familles. »881 874. 875. 876. 877. 878. 879. 880. 881.

260

Mossé, (2002), p. 689. Finley, in Vernant, (1999), p. 212. Lévy, (2003), p. 264. Lévy, (2003), p. 265. Lévy, (2003), p. 266. Lévy, (2003), pp. 266-267. Lévy, (2003), p. 268. Lévy, (2003), p. 268.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

b)

Par la logique de la guerre ?

Un autre facteur important du déclin de Sparte fut la diminution drastique du nombre des homoioi : l’oliganthropie. Ce n’était pas non plus un phénomène nouveau, mais cela n’a fait qu’empirer à partir du IVe siècle : « il n’y en avait plus que 700 {hoplites} en 243 ».882 Nous avons vu que cette diminution s’explique par des causes sociales et militaires, mais qu’elle avait aussi une cause démographique : les oligarques faisaient moins d’enfants. Il est vrai qu’au IVe siècle, selon l’historien Polybe, « toute la Grèce est en proie à la dénatalité {…} qui rend les cités désertes et la terre stérile ».883 Sans doute est-ce là une des conséquences néfastes de l’enrichissement des Spartiates. « La cupidité et l’insouciance amènent à ne plus vouloir se marier. »884 Maquant d’hommes, ils ont dû faire appel à des périèques et à des hilotes et finalement, engager des mercenaires. c)

Par l’affaiblissement de l’engagement civique ?

Cette nouvelle composition de l’armée acheva de ruiner l’idéal civique des homoioi et des hoplites. « Il semble qu’au moins au IVe siècle, l’agôgè et les syssities traditionnelles subsistaient encore. Mais cela ne suffisait pas pour maintenir un patriotisme à la Tyrtée : entre les Thermopyles où, en 479, les Spartiates se firent tous héroïquement massacrer {…} et Leuctres où, en 371, sur 700 Spartiates, 300 se refusèrent à mourir à leur poste, l’idéal de la mort héroïque avait perdu beaucoup de sa force. »885 Au siècle suivant, les syssities, auxquelles ils assistaient moins qu’avant, auraient été détournées de leur finalité : « l’austère repas de corps serait devenu un banquet aristocratique », {…} où les Spartiates entendaient rivaliser avec le luxe de la Cour perse. »886 Bref, « la mort héroïque n’est plus la norme. {…} Les Spartiates, qui n’ont plus pour idéal commun de mourir pour la patrie, ont aussi perdu la concorde qui faisait leur force. {…} Ils ont cessé d’être des “semblables”. Le corps 882. 883. 884. 885. 886.

Lévy, (2003), p. 269. Lévy, (2003), pp. 270-271. Lévy, (2003), p. 271. Lévy, (2003), p. 272. Lévy, (2003), p. 272.

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civique a perdu son unité et la cassure n’est plus seulement entre Spartiates et Hilotes, mais entre les quelques riches qui subsistent (une centaine sous Agis IV) et le reste de la population. »887 Nous avons parlé ci-dessus des tentatives de restauration, entreprises par certains rois : celle d’Agis IV, qui a voulu augmenter le corps civique en accordant la citoyenneté à des périèques et à des mercenaires étrangers ; celle de Cléomène III, qui voulu faire de même et affranchit 6 000 hilotes ; celle de Nabis, qui voulut appliquer le même programme, mais en fut empêché par les Romains.888 Malgré cela, personne ne parvint à limiter la concentration des terres, donc la réduction progressive du nombre des homoioi dont dépendait l’efficacité de l’armée. Or c’était là, semble-t-il, tout le secret, bien compris par Lycurgue, de la force militaire de Sparte. Si la mutation, que connaissaient les autres cités grecques, s’est figée à Sparte, « c’est bien parce que cette cité tout entière consacrait à la guerre l’essentiel de ses préoccupations. »889 Toute cette évolution engendra aussi une augmentation des troubles sociaux internes (la stasis). « Sparte n’est plus unie et, au IIIe siècle, elle connaîtra les mêmes revendications révolutionnaires que les autres cités, à savoir l’abolition des dettes et le partage des terres. »890 Pour les raisons qui viennent d’être évoquées, et leurs conséquences, l’utopie austère de Lycurgue, à laquelle les Spartiates prétendaient adhérer, était devenue peu à peu un simple discours : elle s’était, dans les faits, dégradée en une idéologie891, qui servait à justifier leur agressivité, tant interne qu’externe. Dès lors que les Spartiates ne parvenaient plus à maintenir leur modèle et, au lieu d’en inventer un autre pour s’adapter à leurs nouvelles conditions d’existence, il semble qu’ils se soient contentés d’en conserver la façade ou d’essayer, vainement, de restaurer le passé. « Ce qui

887. 888. 889. 890. 891.

262

Lévy, (2003), p. 274. Lonis, (2010), pp. 212-214. Lonis, (2010), p. 190. Lévy, (2003), p. 275. Qui nous rappelle évidemment quelque chose : le socialisme réel des pays communistes.

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mine Sparte, c’est son refus d’adapter ses structures malgré l’évolution profonde qu’elle subit. »892

892. Lévêque, (2002c), p. 422.

La Tyrannie Archaïque

La tyrannie en Grèce antique a été un phénomène complexe, qui a revêtu des formes très différentes pendant les périodes archaïque, classique et hellénistique. S’appuyant sur de nombreux exemples, Claude Mossé a proposé de distinguer : le tyran populaire (Agathoclès à Syracuse), le tyran révolutionnaire (Nabis à Sparte), le tyran solaire (Aristonicos à Pergame) et le tyran philosophe (Démétrios à Athènes).893 Pour empirique qu’elle soit, cette typologie stimule la réflexion et invite à une analyse plus théorique. Qu’est-ce qu’un tyran et à quoi sert-il ? Un tyran est un individu qui « contient » en lui, à doses variables, au moins quatre personnages. Il est presque toujours un homme ambitieux, avide d’un pouvoir qu’il exerce à son profit personnel et pour en faire profiter sa famille, ses amis et les soldats qui le protègent. Il est parfois aussi un fanatique, convaincu de la justesse de son utopie et cherchant à faire le bien des autres, de gré ou de force. Il est encore un dirigeant populiste, plus ou moins démagogue, qui promet de mettre la richesse de l’État au service de la justice sociale, et qui parfois tient au moins une partie de ses promesses. Et il peut enfin être un « accoucheur d’histoire », qui accélère un processus de changement en cours, en utilisant la force pour éliminer ceux qui y résistent. Les tyrans réels contiennent tous ces personnages, mais certains se rapprochent davantage d’un type que des autres. Rappel historique Pratiquement toutes les cités ont connu une ou plusieurs tyrannies : les premières furent sans doute celles des cités ioniennes, puis le phénomène s’étendit au Péloponnèse, à la Grèce d’Italie 893. Mossé, (1969), Troisième partie.

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et à la Grèce continentale. Pour ne citer que les tyrans les plus connus : Thrasyboulos à Milet, Pittacos à Mytilène, Cypsélos, puis son fils Périandre à Corinthe, Orthagoras à Sicyone, Polycratès à Samos, Phidon à Argos, Lygdamis à Naxos, Panaitos à Léontinoi, et bien sûr, ceux d’Athènes (dont nous avons déjà parlé), Pisistrate, puis son fils Hippias. Pour en savoir plus, l’excellent livre de Claude Mossé nous donne une idée de chacun de ces personnages ainsi que des politiques qu’ils ont menées – dans les limites des informations, souvent très incomplètes, dont disposent les historiens. Les tyrans ambitieux et fanatiques sont peu intéressants : le monden’enajamaismanqué,niavant-hier,nihier,niaujourd’hui–, mais ils n’ont jamais apporté grand-chose à l’histoire, sinon plus de violence et de misère encore. Par contre, les tyrans populistes et accoucheurs de changement nous intéressent au plus haut point. Dans l’histoire de la Grèce antique, si j’ai bien compris Claude Mossé, ces « tyrans utiles » se rencontrèrent surtout à l’époque archaïque, alors que ceux des époques suivantes, classique et plus encore hellénistique, furent davantage des ambitieux et parfois des utopistes. C’est la raison pour laquelle, ayant à faire un choix pertinent pour l’analyse du régime civique, j’ai préféré me limiter à la Grèce archaïque, à cette période charnière qui, selon les historiens, s’étend du VIIIe siècle jusqu’aux guerres médiques.894

C. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action Notre question de départ est : pourquoi, à l’époque archaïque, la plupart des cités grecques ont-elles connu des périodes de tyrannie ? 1.

La puissance : la gestion de la richesse

La tyrannie archaïque s’est presque toujours produite dans les cités en transition d’un mode de production principalement 894. Il ne sera pas question ici de Denys de Syracuse (431-367). Il est bien « l’archétype du tyran », mais de la fin de l’époque classique.

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agraire vers un mode principalement artisanal-marchand. « Comme l’avait déjà remarqué Thucydide, la tyrannie {apparaît} d’abord comme un moment de l’histoire grecque, à l’époque archaïque », c’est-à-dire à l’époque où cette transition s’est produite, entre la fin du VIIe siècle et la fin du VIe. « C’est à la suite d’une longue période de domination de l’aristocratie et d’oppression du petit peuple, qu’un homme, se présentant comme le défenseur des catégories les plus défavorisées, renverse cette aristocratie et instaure un pouvoir personnel. »895 En revanche, pendant la période classique, « le phénomène semble avoir été moins répandu {…}, mais cette observation n’est guère vraie que pour la Grèce péninsulaire et encore. »896 « La coïncidence frappante entre les principales places commerçantes du monde grec archaïque et les cités où apparaissent les premiers tyrans (Asie Mineure, îles des Cyclades, région de l’isthme de Corinthe), ne peut pas être fortuite ; et Thucydide avait noté le lien qui existait entre l’agrandissement des cités, et singulièrement le développement de leur puissance maritime, et l’apparition de la tyrannie. »897 C’est bien à mesure que les villes prospéraient que se propageait la tyrannie : la liste des tyrans grecs coïncide pour ainsi dire avec la carte des grands ports. « Pour certains auteurs, le tyran aurait été une sorte de prince marchand qui, s’appuyant sur une classe nouvelle d’artisans et de commerçants enrichis par le commerce et les échanges, aurait chassé la vieille aristocratie foncière, jusque-là dominante. »898 Par exemple à Corinthe : c’est dans la seconde moitié du VIIIe siècle, qu’a commencé son expansion coloniale (Syracuse, Corcyre) et c’est dans ses ateliers que furent construites les premières trières. Cela a fortement stimulé les échanges : « la production des vases de Corinthe a tout l’aspect d’une production de série et {…} devient une monnaie d’échange contre les blés de Sicile et d’Italie méridionale, que les marchands de Corinthe peuvent ensuite redistribuer en Grèce propre. »899 « La 895. Lonis, (2010), p. 145. 896. Lonis, (2010), p. 148. Il se développera à nouveau à l’époque hellénistique avec, cette fois, des tyrans plus violents, qui prirent le titre de monarques absolus, s’appuyèrent sur des mercenaires et, dans certains cas, sur l’aide des monarchies qui succédèrent à Alexandre le Grand. 897. Mossé, (1969), p. 6. 898. Mossé, (2002), pp. 686-687. 899. Mossé, (1969), p. 27.

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tyrannie corinthienne {celle de Cypsélos} est peut-être, de toutes les tyrannies archaïques, celle à laquelle s’applique le mieux l’analyse générale que nous avons esquissée. »900 Autre cas semblable : « c’est peut-être à Mégare {…} qu’il semble permis de lier l’apparition de la tyrannie au développement de l’économie marchande. »901 Autres exemples encore : « La tyrannie en Ionie est apparue dans les cités les plus riches et les plus évoluées : Milet, Samos, Naxos. Elle a valu à ces cités un regain de puissance et d’influence. Elle a été suivie, quelles qu’aient été les circonstances de la chute du tyran, d’une période de troubles au cours desquels on voit s’affronter le démos et les riches, armateurs comme à Milet, grands propriétaires fonciers comme à Samos, “gras” de Naxos ».902 Plus largement, le monde grec connaît alors « une profonde mutation sociale due au rapide développement de la production marchande et de l’économie monétaire ».903 Bref, « la tyrannie constitue un moment essentiel dans l’histoire des cités grecques, assurant le passage de la cité aristocratique des VIIIe et VIIe siècles à la cité isonomique de l’époque classique. »904 La plupart des cités grecques – à l’exception notoire de Sparte – ont connu une époque de tyrannie entre le milieu du VIIe et la fin du VIe siècle. « L’Élide, l’Achaïe, l’Arcadie {qui} étaient des régions essentiellement pastorales et agricoles, où la vie urbaine n’existait encore qu’à l’état embryonnaire », n’ont pas connu la tyrannie. Tous les cas analysés par C. Mossé montrent « le lien entre l’apparition de la tyrannie et les transformations économiques et sociales qui affectent une partie du monde grec vers le milieu du VIIe siècle. Elle est un moment de l’évolution de ces cités, elle contribue à accélérer la destruction de la vieille société aristocratique, partout où craquent les bases économiques de sa puissance. »905 Dans les relations entre l’aristocratie, l’oligarchie marchande et le peuple (artisans et paysans), le tyran prend place au centre du triangle : il persécute l’aristocratie, il aide l’oligarchie en imposant les réformes qui lui conviennent, et il fait au peuple quelques 900. 901. 902. 903. 904. 905.

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Mossé, (1969), p. 25. Mossé, (1969), p. 47. Mossé, (1969), p. 21. Mossé, (1969), p. 22. Mossé, (2002), pp. 686-687. Mossé, (1969), p. 47.

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique

promesses, dont il en tient au moins certaines. Le tyran était d’abord le champion des classes inférieures : il a mené la lutte des pauvres contre les riches. Cet antagonisme social organisé sous la direction des tyrans est un élément déterminant à la fois pour les situer géographiquement et pour comprendre leur politique. Le tyran prend des mesures favorables au peuple, telles que l’abolition des dettes, le partage des terres, les prêts aux paysans, les grands travaux dans les villes… En même temps, il frappe durement l’aristocratie. En fin de compte, toutes ces mesures favorisent plutôt l’oligarchie marchande : le tyran archaïque est ainsi un « accoucheur d’histoire ». Le cas de Pisistrate est le plus clair : « Par son œuvre d’homme politique et d’homme d’État, il a arraché définitivement Athènes à la domination de l’antique oligarchie aristocratique et préparé, par une politique extérieure nouvelle et audacieuse, la domination militaire et commerciale d’Athènes en mer Égée, condition préalable à l’instauration de la démocratie et à l’apogée de la puissance athénienne au Ve siècle, le “siècle de Périclès”. »906 Pisistrate fut l’exemple typique du tyran qui force le changement : son régime respecta les lois introduites par Solon et prépara le terrain des réformes à venir. « Il contribua à faire naître les conditions qui allaient permettre à Clisthène d’élaborer une nouvelle forme d’État. »907 La conquête du pouvoir par Pisistrate s’inscrit ainsi dans un mouvement général des cités grecques, où se généralise la tyrannie. À Corinthe, Milet, Sicyone, Samos, Mytilène, dans les colonies d’Asie Mineure, des tyrans et des dynasties de tyrans prestigieux liquident la domination aristocratique, enrichissent et renforcent leurs cités, mais aussi développent le commerce et son corollaire, les conquêtes. Certains de ces tyrans ont, dans une économie encore largement basée sur le troc, introduit la monnaie : c’est notamment le cas de Phidon d’Argos et de Cypsélos de Corinthe. « À Athènes comme à Corinthe, la tyrannie a coïncidé avec une étape importante du développement économique, mais ce qui, à Corinthe, était un achèvement, sera, à Athènes, le prélude à un grand avenir maritime et commercial. »908

906. Lévêque, (2002a), p. 331. 907. Mossé, (1969), p. 70. 908. Mossé, (1969), p. 73.

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Le modèle culturel civique de la cité grecque

Nous pouvons formuler ainsi, en réponse à notre question de départ, une première raison de la tyrannie archaïque : quand la richesse s’accroissait entre les mains d’une oligarchie marchande et financière, que celle-ci voulait des réformes, que l’aristocratie foncière lui résistait et que le peuple était mécontent et tenté par la révolte, c’est alors que surgissaient des tyrans, disposés à utiliser la force pour éliminer les résistances, en s’appuyant sur le peuple auquel ils faisaient des promesses d’amélioration de ses conditions de vie et de participation politique. 2.

L’hégémonie : la gestion des échanges externes

La « politique étrangère » des cités, quand elles étaient gérées par des tyrans, ne semble pas avoir été très différente de ce qu’elle était sous d’autres régimes. La même logique guerrière, mais aussi diplomatique, était à l’œuvre : comme les oligarques spartiates et les démocrates athéniens, les tyrans s’engageaient dans des guerres et participaient à des Ligues. De sorte que, ce qui a été dit de la cité en général (au chapitre II) est aussi bien applicable aux cités soumises à la tyrannie : elles se faisaient entre elles une concurrence impitoyable, elles combattaient les mêmes « barbares » et elles avaient des prétentions coloniales et impérialistes. Ainsi, Cl. Mossé parle de « l’ambition toujours grandissante de Polycratès {tyran de Samos} qui rêvait d’être le maître des Cyclades »909 « De ce milieu du VIIIe siècle, datent aussi les débuts de l’expansion coloniale corinthienne… »910 et, sous Cypsélos (tyran de Corinthe), cette colonisation s’étendit dans l’Adriatique (Leucade, Anactorion, Ambracie). Le cas d’Athènes sous Pisistrate est sans doute exceptionnel. « En fait, la période de tyrannie a été une période de paix pour Athènes. De bonnes relations ont été maintenues avec les cités péloponnésiennes {avec Argos, Corinthe, Mégare et même avec Sparte}. »911 On sait le rôle important qu’a joué la réforme hoplitique dans la consolidation du régime de la cité. Elle tient aussi une 909. Mossé, (1969), p. 18. 910. Mossé, (1969), p. 26. 911. Mossé, (1969), p. 72.

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grande place dans l’instauration des régimes tyranniques. Pour prendre le pouvoir par la force, il faut évidemment compter sur l’appui d’hommes armés. Or, en inventant les hoplites, on avait armé les paysans libres et dès lors, on avait retiré le monopole des armes à l’aristocratie. Ces paysans vivaient une crise agraire très grave, et les tyrans étaient souvent des polémarques, des chefs d’armée. «Tout naturellement, elle {la paysannerie} est prête à suivre celui qui se dresse contre la vieille aristocratie, enfermée dans ses privilèges… »912 « Argos fut {…} la première cité grecque qui employa systématiquement la tactique nouvelle du combat d’hoplites »913 et c’est sur les hoplites que le tyran Phidon d’Argos s’appuya pour consolider son pouvoir. De même, à Corinthe, pour prendre le pouvoir, Cypsélos s’est appuyé sur les hoplites. Cette relation privilégiée du tyran avec les soldats s’est maintenue d’ailleurs à l’époque classique, avec cette différence que les hoplites furent, peu à peu, mêlés à des mercenaires qui prirent de plus en plus d’importance. Plus tard, à l’époque hellénistique, cette relation se maintiendra mais elle aura une tout autre portée : « Le tyran est généralement un chef de mercenaires, qui se rend maître de la cité et y fait régner sa loi. »914 Quand un chef militaire prend le pouvoir, « il s’agit, dans la plupart des cas, d’un pouvoir personnel établi à partir d’un commandement acquis sur une base légale. {…} Il est alors nommé stratégos autocratôr avec les pleins pouvoirs. {…} Il se fait accorder une garde personnelle composée de mercenaires et place à la tête des unités de l’armée des amis sûrs {ou son fils, qui lui succédera}. Dès lors, il peut prendre le titre de tyran. »915 Il faut signaler encore que, comme les oligarques spartiates et les démocrates athéniens, les tyrans furent solidaires les uns des autres : ils intervinrent militairement pour se soutenir réciproquement et ils renforcèrent leur « maison » par des mariages. Revenons à notre question de départ, avec une deuxième raison de la tyrannie archaïque : quand les cités, toujours en rivalité et 912. 913. 914. 915.

Mossé, (1969), p. 8. Mossé, (1969), pp. 24-25. Mossé, (2002), p. 689. Lonis, (2010), p. 236.

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en guerre entre elles, ont désarmé l’aristocratie et inventé les hoplites, elles ont aussi armé une partie du démos, offrant ainsi une force militaire au candidat tyran. 3.

Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne

Au-delà des circonstances propres à chaque cité, l’élimination de la monarchie par la noblesse a constitué, bien involontairement, une des conditions de l’avènement de la tyrannie. C’est sans doute la raison pour laquelle plusieurs penseurs grecs (notamment Platon) ont mis en garde contre les dangers de la démocratie et même de l’oligarchie, regrettant ainsi le temps des monarchies. Au fond, ce qui leur paraissait dangereux, c’est que le pouvoir ne soit plus attaché à une personne porteuse d’un mandat divin, donc à un roi, quitte à ce que celui-ci soit parfois tyrannique ! Tout se passe comme si le peuple était, à cette époque du moins, d’autant mieux disposé à supporter l’exercice arbitraire du pouvoir, qu’il le croyait exercé par un personnage investi d’une légitimité divine. Or, aux yeux du peuple crédule, seul le roi remplissait cette condition ; ce n’était pas le cas des autres dirigeants, qu’ils soient oligarques, démocrates ou tyrans. Ces derniers d’ailleurs s’efforcèrent souvent de se faire reconnaître eux-mêmes comme rois et comme dieux, mais beaucoup plus tard, pendant la période hellénistique. Les tyrans étaient les pires ennemis des aristocrates916 : élimination physique, exil, confiscation de terres et de troupeaux, lourde fiscalité, mariage avec des esclaves et interdiction d’en acquérir, travail manuel forcé… sont quelques-unes de leurs mesures. Pourtant, à l’époque archaïque du moins, les tyrans ne venaient, le plus souvent, ni des classes populaires, ni des classes moyennes, ni même de la nouvelle classe des commerçants, mais de l’aristocratie elle-même. En effet, « l’aristocratie n’était pas non plus toujours unie : des individus partisans et ambitieux introduisirent souvent dans ses rangs des luttes pour le pouvoir, exacerbant les

916. Certains tyrans cependant ont ménagé l’aristocratie. Ainsi, Pisistrate a préservé la famille des Alcméonides, dont était issu Clisthène.

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troubles. »917 On comprend, dès lors, que certains aristocrates, voyant ce qui se passait ailleurs et anticipant ce qui les attendait, aient préféré prendre les devants : soit en devenant eux-mêmes des tyrans, soit en imposant des réformes avant qu’il ne soit trop tard. Dans les deux cas, ils ont fait des promesses mirobolantes au peuple et ils ont accumulé du pouvoir entre leurs mains. Ainsi, la ligne qui séparait la tyrannie des autres régimes civiques était loin d’être nette : tout est affaire de nuances.918 Par exemple, Pisistrate : « en vérité, étant tyran, il pouvait accomplir ce que Solon n’avait pas pu accomplir, et ce fut sous son règne que la paysannerie obtint finalement une situation assez sûre et indépendante sur ses terres, avec une aide financière quand c’était nécessaire. {…} Les nobles continuèrent à occuper les principales charges civiles et militaires – comme ils le firent aussi bien au siècle suivant sous la démocratie – mais {…} les mentalités furent totalement changées. Ils étaient maintenant, de plus en plus, les serviteurs de l’État, les instruments de la loi et non plus les détenteurs arbitraires du pouvoir. »919 Il en alla plus ou moins de même dans d’autres cités. Ainsi, la cité ionienne de Milet « avait connu, avant le VIe siècle, l’évolution traditionnelle de toutes les cités grecques, évolution qui avait fait passer la possession du pouvoir politique d’un genos royal, celui de Néléides, à l’aristocratie tout entière, cependant qu’à la tête de la cité apparaissait un magistrat, le prytane. C’est sans doute en tant que prytane que Thrasyboulos s’empara de la tyrannie. »920 Dans la cité péloponnésienne d’Argos, le tyran Phidon peut être considéré, selon la chronologie, soit comme celui qui « aurait transformé la dignité royale, ravalée au rang d’une simple magistrature, en tyrannie absolue, appuyée sur la force des hoplites », soit comme « le premier “prince marchand” qui, pour faciliter les échanges, imposa des poids et mesures communs à tout le Péloponnèse, {et} frappa les premières monnaies d’argent… ».921 Comme les autres tyrans de l’époque, Phidon fut hostile à l’aristocratie, accorda ses faveurs 917. Finley, (1971), p. 36. 918. Certains réformateurs, comme Solon, Clisthène ou Périclès étaient certes des démocrates, dissidents de l’aristocratie, mais leur capacité de concentrer le pouvoir était telle qu’ils ont parfois été confondus avec des tyrans et accusés d’en être. 919. Finley, (1971), p. 39. 920. Mossé, (1969), p. 12. 921. Mossé, (1969), p. 25.

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au démos, et facilita le développement des échanges. De même, la tyrannie corinthienne de Cypsélos mit fin au pouvoir du génos des Bacchiades, ces « princes marchands qui furent les Médicis de l’ancienne Corinthe », au moment où ceux-ci connurent des échecs militaires qui remettaient en question leur capacité de « sauvegarder la prééminence commerciale de Corinthe ».922 Étant lui-même un Bacchiade, Cypsélos était devenu polémarque et il prit le pouvoir contre l’aristocratie (dont il étatisa les biens), en s’appuyant sur les petits paysans et les artisans. À Sicyone, ville voisine de la puissante Corinthe, ce fut un autre polémarque, Orthagoras, qui, s’appuyant lui aussi sur les hoplites et sur les gens du peuple, prit le pouvoir et devint tyran de 630 à 620. Il y eut aussi en Sicile et dans le détroit de Messine plusieurs tyrannies (à Rhégion, à Géla, à Agrigente, à Léontinoi, à Syracuse…) Par exemple, « Panaitos serait le type même du tyran “démagogue”, {…} il aurait soulevé le peuple de Léontinoi contre l’oligarchie qui dominait la cité et qui ne pouvait être qu’une aristocratie de propriétaires fonciers. »923 Du point de vue de son rapport à la loi, le tyran est ambigu : parfois il en appelle à la loi pour justifier son coup de force, parfois aux intérêts du peuple ; et il exerce le pouvoir en édictant des lois, mais dont il décide seul. S’il est rarement légal dans la manière dont il accède au pouvoir et dont il l’exerce, il est souvent légitime, du moins aux yeux du peuple. En outre, les institutions existantes, mises en place par les aristocrates, sont rarement supprimées ; elles sont plutôt mises entre parenthèses, elles subsistent formellement mais ne sont plus qu’une apparence ; le tyran les vide de leur pouvoir réel. Par exemple, Cypsélos de Corinthe « ne modifia pas la forme apparente du régime politique, n’associa pas le démos au gouvernement de la cité. Il prit pour lui le titre de roi qu’avaient porté les Bacchiades, mais, comme Phidon d’Argos, il transforma cette royauté purement nominale en un pouvoir réel et autoritaire qui allait s’exercer aux dépens de l’aristocratie. »924 Dès lors, les régimes tyranniques furent transitoires. C’était sans doute là leur fonction historique : débloquer le changement 922. Mossé, (1969), p. 28. 923. Mossé, (1969), p. 80. 924. Mossé, (1969), p. 30.

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en cours, éliminer l’aristocratie, préparer le terrain à l’oligarchie ou, comme ce fut le cas à Athènes, à la démocratie. Formulons maintenant notre troisième raison expliquant la tyrannie. En marginalisant, voire en supprimant la monarchie, l’aristocratie avait ouvert elle-même la voie aux tyrans. Ceux-ci furent souvent d’anciens aristocrates ou des chefs militaires réputés, profitant de l’instabilité politique (voire du vide de pouvoir), désireux d’accélérer les réformes pour consolider le régime civique, promettant parfois la démocratie, mais, le plus souvent, faisant le lit de l’oligarchie marchande et financière. « Il est frappant de constater que, dans la plupart des cités où elle avait pu susciter quelque espoir, la tyrannie fut suivie d’un retour en force de l’oligarchie. On ne peut guère citer que quelques exceptions {Athènes, Samos…}. »925 4.

L’influence : la gestion du contrat social

Les conditions signalées dans les trois champs relationnels examinés ci-dessus eurent pour conséquence de favoriser l’économie marchande et d’aggraver les problèmes des petits paysans, sans pour autant résoudre ceux des populations urbaines et notamment des artisans. « La tyrannie est apparue là où les transformations internes de la société avaient provoqué une crise agraire, et que le tyran s’efforçait, par une plus juste répartition du sol, d’y trouver des palliatifs. »926 « Le développement de l’économie marchande n’a pas été étranger à l’aggravation de la situation du petit paysan. {…} La crise agraire apparaît donc comme le premier facteur de déséquilibre. »927 « En fait, autant que les intérêts des artisans et des marchands, les tyrans sont apparus comme les défenseurs des intérêts de la petite paysannerie libre. »928 Cependant, au lieu de l’apaiser, les promesses faites par les tyrans auraient encore aggravé le mécontentement populaire, non seulement parce qu’ils ne les tinrent pas ou pas assez, mais surtout parce qu’ils éveillèrent les 925. 926. 927. 928.

Lonis, (2010), p. 148. Mossé, (2002), pp. 686-687. Mossé, (1969), p. 5. Mossé, (1969), p. 6.

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appétits d’amélioration des conditions de vie et de participation à la vie politique. Le décalage entre les espoirs et la réalité aurait considérablement stimulé la stasis, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Les tyrans ont su profiter de cette situation : « des luttes souvent sanglantes mettent alors aux prises les habitants d’une même cité et, au cours de ces luttes, des usurpateurs, les tyrans, s’emparent souvent du pouvoir. »929 Le plus souvent, ils ne sont pas parvenus à rétablir la paix sociale qu’ils disaient pourtant défendre, bien au contraire. Si bien que là où ils prirent le pouvoir, leur gestion des problèmes sociaux se termina, le plus souvent, d’une manière catastrophique, tant pour le peuple que pour les aristocrates. Même lorsqu’ils prenaient des mesures favorables au peuple, « l’inadéquation de la solution tyrannique au problème social qu’elle prétend résoudre apparaît bien lorsqu’on examine l’action de la plupart des tyrans de l’époque archaïque ».930 En effet, « la tyrannie, en détruisant partout les privilèges des aristocraties, en se substituant à elles, créait les conditions de l’existence du démos en tant que réalité juridique, en tant que corps politique souverain à l’intérieur de la cité. »931 Ce qui est sûr, c’est qu’« à la fin de l’époque archaïque, et en particulier partout où il y avait eu une phase de tyrannie, la forme du gouvernement, qu’elle fut plus démocratique ou plus oligarchique, était à un niveau d’élaboration politique différent de tout ce qui avait précédé. »932 Les tyrans déçurent donc ceux qui avaient cru en eux et, dès lors, ils voulurent s’accrocher au pouvoir et devinrent, de père en fils, des despotes de plus en plus cruels. Les pères les plus sages et modérés furent parfois suivis par des fils qui sombrèrent dans la démesure, comme ce fut le cas à Corinthe (de Cypsélos à Périandre) ou à Athènes (de Pisistrate à Hippias). Comme nous l’avons vu, le meilleur exemple d’un tyran archaïque « accoucheurs d’histoire » fut celui de Pisistrate. En favorisant la petite paysannerie, il « a contribué à enraciner solidement cette classe de hoplites qui devait être exclusivement, 929. 930. 931. 932.

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Mossé, (1969), p. 1. Lonis, (2010), p. 147. Mossé, (1969), p. 89. Finley, (1971), p. 41.

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{…} le fondement le plus solide de la jeune démocratie athénienne. Nous avons montré ailleurs933 comment la disparition de cette classe allait entraîner la fin de la démocratie ».934 Mais les tyrans furent aussi des démagogues populistes. Puisqu’ils stimulèrent beaucoup le commerce, ils surent aussi « doter leur État d’un instrument de politique sociale ».935 Ils organisèrent donc de nombreuses fêtes et des jeux fastueux, et ils entreprirent souvent une politique de grands travaux publics, destinée à donner du travail aux artisans, à accroître le prestige de leur cité et à renforcer la fierté de ses habitants. Ainsi, le tyran a « contribué à accroître l’éclat de la cité, tant par ses victoires extérieures que par les constructions dont {il} a orné la ville et les fêtes qu’il y a célébrées. »936 « Les grands travaux firent d’Athènes une ville, et non plus la bourgade qu’elle était jusqu’alors ».937 Il en alla de même de Périandre, fils et successeur de Cypsélos de Corinthe. Nous pouvons formuler ainsi une quatrième raison de la tyrannie : la stasis (résultant des changements dans les autres champs relationnels) invitait à la tyrannie, qui à son tour, en éveillant et décevant l’espoir du peuple de voir s’améliorer ses conditions de vie et sa participation à la vie politique, engendrait plus de stasis encore, dans un cercle vicieux qui aboutissait nécessairement à une politique de plus en plus populiste et répressive. 5.

L’autorité : la gestion de la socialisation et de l’intégration.

Les conditions dans lesquelles se déroule la socialisation sous les régimes tyranniques sont données par les autres champs relationnels : l’enrichissement d’une oligarchie marchande, un contexte de rivalité exacerbée et de guerres, une période d’instabilité politique et parfois de vide du pouvoir, un mécontentement populaire et une stasis endémique. 933. 934. 935. 936. 937.

Voir le livre de Claude Mossé, La fin de la démocratie athénienne, Paris, PUF, 1962. Mossé, (1969), p. 78. Mossé, (1969), p. 39. Mossé, (1969), p. 46. Mossé, (1969), p. 71.

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Comment assurer dans ces conditions la discipline des élites et la soumission du peuple ? Nous avons vu (au chapitre II) que la socialisation sous le régime civique se servait beaucoup de la religion et, en particulier, que les dirigeants s’efforçaient de trouver un juste équilibre entre son versant apollinien, plutôt destiné aux élites, et son versant dionysien, qui plaisait au peuple et pouvait servir de « soupape de sécurité », garantissant ainsi la pérennité du système social. Les tyrans poursuivirent la même politique. Comme le disait déjà Aristote, le peuple se soumet plus facilement quand il croit que son maître est un allié des dieux. Très logiquement, les tyrans, qui avaient besoin de l’appui du peuple, encouragèrent particulièrement le culte dionysien. Ce fut le cas, nous l’avons vu, à Athènes avec Pisistrate, mais il en alla de même avec beaucoup d’autres tyrans. Ils eurent une prédilection pour les divinités panhelléniques et poliades, pour les dieux les plus populaires et les héros agrestes. « {Pisistrate et Hippias} favorisèrent tout particulièrement deux divinités : Athéna, la déesse tutélaire de la cité, {…} et Dionysos, le dieu populaire des campagnes, qui fut élevé au rang des plus grands dieux. »938 Dieu préféré des paysans, il l’était aussi, rappelons-le, des femmes, des esclaves, des dominés en général. Formulons maintenant une cinquième raison de la tyrannie : aux yeux du peuple – souffrant de la crise agraire, de l’exploitation, de la misère, des guerres, de l’instabilité politique –, les dieux traditionnels de l’Olympe – présidé par Zeus et son « ministre de l’intérieur » Apollon – perdirent de leur crédibilité, surtout après les grandes guerres. Les gens avaient besoin de dieux compatissants et consolateurs, proches de leur condition humaine quotidienne, souffrant avec eux ; et c’est exactement ce que leur offrait le tyran. Pour conclure sur ce point, le régime tyrannique, du moins dans la Grèce archaïque, s’explique par la coexistence de plusieurs raisons : une transition difficile ou bloquée d’une économie agraire vers une économie marchande, une armée de hoplites provenant surtout des couches populaires et parfois disposée à appuyer le tyran, une oligarchie commerciale et financière désireuse d’éliminer l’aristocratie du contrôle de l’État, une 938. Mossé, (1969), p. 71.

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menace constante de stasis d’un peuple dominé, prêt, lui aussi, à suivre le tyran, et une préférence pour le culte dionysien. Chacune de ces raisons contribue à l’avènement de la tyrannie ; et leur combinaison me semble suffisante pour l’expliquer.

D. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence Le tyran doit plaire au peuple : c’est la plus importante condition du succès de son entreprise. Et pour y parvenir, il doit sans cesse faire la preuve de ses largesses. Largesses financières d’abord : il lui faut remette des dettes, redistribuer des terres, faire des cadeaux aux pauvres, entretenir sa clientèle (sa famille, ses amis, ses soldats, sa garde personnelle). Mais aussi largesse d’esprit : il lui faut démontrer qu’il n’est pas une brute inculte, qu’il a la volonté de promouvoir la pensée et les arts, qu’il sait s’entourer d’une cour d’artistes, encourager la religion poliade et les croyances populaires, embellir sa ville, entreprendre des travaux d’utilité publique… Tout cela lui coûte beaucoup, beaucoup d’argent ! Donc, il faut aussi qu’il exproprie, qu’il spolie, qu’il exile les riches, et en particulier les aristocrates. Plus il se conduit en « tyran » (au sens de « dictateur939 » arbitraire et répressif ), plus il doit se protéger des menaces qui pèsent sur sa vie, des intrigues et des complots de ceux qui, du dedans ou du dehors, veulent le destituer ou le faire disparaître : il vit donc dans la peur, la méfiance vis-à-vis de tout et de tous. Il doit « craindre la foule et craindre la solitude, redouter d’aller sans gardes et redouter ses gardes eux-mêmes, ne pas vouloir autour de lui des gens sans armes et s’inquiéter de les voir armés ».940 Et plus il sert ses intérêts particuliers et ceux de ses proches, plus il éprouve le besoin de (se) convaincre qu’il agit dans l’intérêt général de sa cité. Cependant, si le portrait du tyran est si négatif, c’est sans doute, comme le note bien C. Mossé, parce qu’ils ont été décrits 939. Tout cela a bien peu changé avec le temps : les dictateurs d’aujourd’hui sont les tyrans d’hier. On peut s’en convaincre en lisant le livre remarquable de Mario Vargas Llosa (La fête au bouc), qui décrit avec un grande lucidité la personnalité complexe du dictateur Rafael Trujillo, qui sut se maintenir au pouvoir pendant trente ans en République Dominicaine, avant d’être assassiné en 1961. 940. Mossé, (1969), citant ici Xénophon, p. 142.

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par des écrivains politiques grecs, eux-mêmes issus de familles aristocratiques, et qui avaient de bonnes raisons de les détester. « Pourtant les tyrans furent loin d’être ces pourchasseurs de liberté intellectuelle que dénonce Aristote, et nombreux sont ceux d’entre eux qui attirèrent à leur cour les esprits les plus éclairés de la Grèce, qui ne connurent pas tous, il s’en faut, les mésaventures de Platon. »941 En outre, beaucoup d’entre-eux poursuivirent, dans la gestion des affaires de la cité, à peu près la même politique que les oligarques et adoptèrent les idées et les principes de sens du modèle culturel civique, que nous avons déjà décrits au chapitre I et rappelés à la fin du chapitre II. Le rôle historique des tyrans archaïques a été d’accélérer la transition de la Grèce monarchique et agraire vers la Grèce oligarchique, artisanale et marchande : ils ont été – certains plus que d’autres, évidemment – des « accoucheurs d’histoire ».942 Même s’ils n’ont pas, il s’en faut, tenu toutes les promesses qu’ils avaient faites à leur peuple, ils ont au moins éveillé en lui la conscience de ses droits politiques et sociaux : c’est d’ailleurs en se renforçant grâce au tyran que le démos a pu se retourner contre les tyrans eux-mêmes et les chasser, mais en gagnant ainsi une existence légale. Par ailleurs, en affaiblissant l’aristocratie, les tyrans ont rendu possible l’emprise de l’oligarchie marchande sur la cité : « une oligarchie profondément différente de la vieille aristocratie fondée sur des liens de sang, une oligarchie reposant sur la loi, et qui {…} impliquait {…} l’existence d’une communauté civique. »943 À ce titre, ils ont souvent permis aux acteurs des cités grecques d’exercer une meilleure emprise sur leurs conditions d’existence, d’en créer de nouvelles en consolidant le régime civique et son modèle culturel.

941. Mossé, (1969), p. 145. Platon fut invité (sans doute vers 387) à Syracuse à la cour du tyran Denys l’Ancien, et ensuite (vers 367) par son fils Denys le Jeune. Il avait espéré y mettre en pratique son utopie d’une cité gouvernées par des philosophes, qu’il avait décrite dans son livre La République (terminé en 372). Mais il semble que son esprit critique lui ait valu d’y être emprisonné et d’en être expulsé. 942. Comme, à d’autres époques et dans des conditions d’existence très différentes, les Jacobins français, les Bolcheviques russes, les Fascistes allemands, italiens ou espagnols. Même si l’on ne peut que condamner et haïr leurs méthodes, il est impossible de ne pas voir leurs ressemblances. Il convient cependant de se méfier beaucoup de ce genre de comparaisons. 943. Mossé, (1969), p. 89.

Conclusion

Le but de cette recherche était de découvrir les raisons pour lesquelles les acteurs des collectivités grecques, entre le VIIIe et le IVe siècles avant J.-C., ont adopté le régime civique et adhéré aux principes du modèle culturel qui lui donne son sens, ainsi que les raisons qui les ont amenés à adopter plutôt un régime démocratique, oligarchique ou tyrannique. Nous allons rappeler d’abord les raisons générales qui contribuent à expliquer pourquoi les acteurs, dans chaque champ relationnel, ont adopté le régime civique (voir le chapitre II) et énoncer ensuite les raisons spécifiques que peuvent revêtir ces raisons générales, et qui expliqueraient pourquoi elles auraient favorisé tantôt le régime démocratique, tantôt le régime oligarchique et tantôt le régime tyrannique (voir le chapitre III) ; nous terminerons par une synthèse. Nous verrons ensuite comment, pour donner un sens légitime à leurs logiques d’action, ces acteurs ont interprété les principes du modèle culturel civique et les ont traduits dans leurs idéologies : démocratique, oligarchique ou tyrannique.

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Étant donné les limites de la présente recherche, toute généralisation – même pour la Grèce antique, et a fortiori au-delà – est évidemment impossible : il faudrait pouvoir vérifier si toutes les collectivités grecques dans lesquelles les raisons rappelées ci-après étaient présentes ont bien adopté le régime et le modèle civiques et, inversement, si toutes celles où ces raisons étaient absentes n’y ont pas adhéré. En outre, à supposer même que je dispose des moyens de faire cette vérification – ce qui n’est évidemment pas le cas –, elle ne nous apporterait aucune certitude. En effet – faut-il le rappeler encore ? –, prises séparément, certaines de ces conditions (sans qu’on sache lesquelles) ne sont sans doute pas nécessaires, et prises ensemble, elles ne sont sans doute pas suffisantes (sans qu’on connaisse celles qui manquent). La sociologie de l’histoire est une science humaine et les conduites des humains ne sont jamais entièrement prévisibles. 1.

Les raisons du régime civique et de ses trois formes spécifiques

a)

La gestion des richesses et la puissance

Les acteurs sociaux des collectivités grecques auraient été incités à adopter un régime civique lorsque, pour affronter des conditions d’existence nouvelles (la croissance démographique et la crise agraire qui en a résulté), ils ont dû créer un nouveau mode de production (le mode artisanal-marchand) et réformer l’ancien (le mode agraire) de telle manière qu’il favorise l’expansion du commerce. Il fallait transformer les produits de la terre en biens commerciaux, spécialiser l’agriculture (vigne, oliviers), développer l’artisanat dans les villes, stimuler les exportations (vin, huile, céramique) et les importations (céréales, bois, métaux, etc.), afin de concentrer ainsi les surplus (agricoles et artisanaux) entre les mains de l’oligarchie marchande. Donc il fallait aussi ouvrir des espaces d’échanges plus vastes (intégrer les campagnes et les villes, coloniser au loin), généraliser l’usage de la monnaie et développer les transports maritimes. Cependant, cette raison générale a revêtu des modalités spécifiques selon les collectivités, et c’est ce qui explique que le régime civique ait reçu des formes différentes.

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Conclusion

En quoi la raison générale qui vient d’être énoncée contribuet-elle à expliquer que les Athéniens, au moins entre 592 et 332, aient donné une forme plutôt démocratique à ce régime civique ? Deux arguments ont été invoqués. D’une part, c’est à Athènes que la nouvelle classe de marchands et de financiers enrichis était la plus puissante et la plus nombreuse, mais elle était aussi, largement, composée de métèques, c’est-à-dire de non-citoyens, demandeurs de droits de propriété foncière et de droits politiques. D’autre part, on peut supposer que ces hommes riches, dont l’État dépendait financièrement, ont constitué des groupes de pression, qu’ils ont infiltré les élites politiques, et qu’ils ont soutenu les revendications du peuple et de la classe moyenne grandissante, dont l’appui et la clientèle leur étaient indispensables. Si cette raison générale était pleinement active à Athènes, elle ne l’était pas à Sparte, où le processus de reconversion économique avait échoué et qui était donc restée une société agraire. Cette cité aurait donc adopté le régime civique, dans sa forme oligarchique, pour d’autres raisons, que l’on trouvera dans d’autres champs relationnels, et en particulier dans celui de la gestion de ses échanges politiques externes. Le régime économique spartiate a été conçu de telle sorte que les homoioi puissent se consacrer exclusivement à l’activité militaire ; dès lors, ils devaient être nourris par d’autres, les hilotes, auxquels il ne pouvait être question de donner des droits politiques ; et l’État devait rester propriétaire des terres et de leurs travailleurs. Or, les homoioi formaient bien une oligarchie. La raison générale, énoncée ci-dessus, s’applique très bien aux régimes tyranniques de l’époque archaïque. Ce fut bien dans les cités portuaires, reconverties à l’activité artisanale et marchande, que les tyrans ont surgi. Mais c’est une conjoncture particulière qui explique pourquoi la tyrannie s’est imposée plutôt que l’oligarchie ou la démocratie, du moins pendant une période transitoire. La tyrannie s’est imposée quand, la richesse s’accumulant entre les mains de l’oligarchie marchande et financière, l’aristocratie foncière résistait aux réformes qu’il y avait lieu de faire et quand le peuple mécontent se révoltait ou menaçait de le faire. Le tyran utilisait alors la force du peuple en lui faisant des promesses d’amélioration de ses conditions de vie et de participation politique, pour prendre

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le pouvoir, faire des réformes et éliminer les résistances : il était à la fois démagogue et « accoucheur d’histoire ». Les effets de la reconversion à l’économie marchande restent cependant difficiles à cerner. Il semble certain que, partout où elle s’est produite, les collectivités ont adopté un régime civique. Par contre, là où elle ne s’est pas produite, les choses sont plus complexes. Certaines, (comme Sparte) l’ont pourtant adopté, mais sous sa forme oligarchique – sans doute parce que les autres collectivités l’ayant fait, elles ont jugé bon de s’adapter, ne fut-ce que pour des raisons militaires. Mais d’autres (celles de l’Épire par exemple, selon Lonis) auraient conservé un régime monarchique. Qu’en conclure ? Faut-il en déduire que les sociétés agraires seraient allergiques au civisme ? Et si oui, mais comment expliquer cela ? Je pense que la réponse est à rechercher dans les relations de classes. Le propriétaire terrien a un rapport patrimonial à sa terre : elle constitue le patrimoine de sa famille, qu’il a la charge d’entretenir, de conserver et de transmettre à la génération suivante. Il a besoin de ses paysans comme producteurs mais non comme clients des produits de sa terre. Le commerçant a un tout autre rapport à sa fortune et à ses artisans. Son argent est fait pour être risqué dans des investissements et il a besoin de ses artisans, non seulement comme travailleurs, mais aussi comme consommateurs. Dans le mode de production agraire, les relations de classe reposent avant tout sur la violence (révoltes paysannes et répression) ; dans le mode artisanal-marchand, elles reposent plutôt sur le compromis entre les classes. Il faut donc que le commerçant soit attentif aux revendications sociales et politiques de ses travailleurs. Retenons donc, au moins à titre d’hypothèse, que le développement du commerce favoriserait le civisme, et sans doute la démocratie. b)

La gestion des échanges externes et l’hégémonie

Le passage de l’économie agraire à l’économie artisanalemarchande, même s’il ne s’est produit que dans certaines cités, a eu des effets sur toutes, parce qu’il a exacerbé la rivalité et les conflits entre les Grecs et entre ceux-ci et les autres collectivités du bassin méditerranéen. Il en a résulté une profonde réforme des armées (l’invention des hoplites), non seulement de leur armement et

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Conclusion

de leurs techniques de combat, mais aussi de leur composition sociale et de leur mentalité. Pour entreprendre des conflits de l’envergure des guerres médiques ou de celles du Péloponnèse, il fallait beaucoup d’hommes armés, donc pouvoir compter sur tous ceux qui étaient considérés comme des citoyens, et même, plus tard, sur ceux qui ne l’étaient pas (les étrangers, les esclaves) ainsi que sur des milliers de rameurs (les thètes). Il fallut donc armer au moins une partie du peuple, ce qui impliquait évidemment l’extension de la citoyenneté et des droits politiques, et donc la fin des régimes aristocratiques. En outre, pour coordonner, financer et diriger toute cette « politique étrangère », faite de colonisation et de guerres, mais aussi d’alliances et de diplomatie, il fallait que chaque cité soit dotée d’un État centralisé, capable d’unifier la cité autour d’une forte identité patriotique mobilisatrice. Cette raison générale devait cependant se décliner autrement dans chaque cité, selon ses conditions particulières. C’est à Athènes que cette raison générale a été appliquée dans toutes ses conséquences. Les soldats athéniens n’étaient pas (ou pas seulement) des fils d’oligarques, comme l’étaient les homoioi spartiates, mais des gens du peuple : des petits propriétaires terriens et des artisans (pour l’infanterie) et des thètes (pour la marine). On ne pouvait pas, évidemment, exiger d’eux le sacrifice de leur vie pour la défense de la patrie sans leur reconnaître des droits politiques ! Et si les dirigeants athéniens pouvaient se permettre ainsi de libérer périodiquement – certains estiment qu’une année sur trois, au printemps et en été – tant de paysans et d’artisans de leurs occupations quotidiennes pour les envoyer sur des champs de bataille, c’est parce qu’ils pratiquaient l’esclavage et l’impérialisme. Athènes était le plus grand possesseur d’esclaves de la Grèce antique, et l’impérialisme contribuait à résoudre la crise agraire et alimentaire, et à enrichir la ville – par les tributs, les butins, les échanges commerciaux inégaux – ce qui permettait d’entretenir l’armée et de rémunérer les magistrats et les fonctionnaires. La raison générale rappelée ci-dessus fut mise en œuvre à Sparte d’une manière beaucoup plus radicale, bien que très différente. Ici, il ne s’agissait pas d’armer les hilotes et des périèques, du moins pas au début, pas aussi longtemps que les fils de l’oligarchie

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furent en nombre suffisant. En outre, puisqu’il n’y avait pas ou peu d’esclaves, et pas ou peu de colonies, les Spartiates ne pouvaient compter que sur leur propre force. Voyant l’évolution des armées dans les autres cités proches, ils n’auraient eu d’autres choix que d’appliquer rigoureusement les recommandations de Lycurgue, qui avait compris que, parce qu’ils étaient peu nombreux et parce qu’ils étaient des Doriens en territoire achéen, les Spartiates devaient, pour survivre, être des soldats aguerris, exclusivement occupés à la défense de la cité et à la conquête de territoires. Pour cela, il fallait réserver le métier des armes aux descendants de l’oligarchie terrienne. Ils s’étaient donc dotés d’une armée professionnelle, aux ordres d’un État fort, ce qui explique tout à la fois leur choix pour un régime civique et pour son interprétation oligarchique. Cette option a eu notamment pour conséquence qu’ils ont fini par manquer d’homoioi (oliganthropie) et qu’ils furent obligés d’armer des périèques, des hilotes et des mercenaires, ce qui dénatura progressivement leur idéal hoplitique. L’exacerbation des guerres favorisa les visées des tyrans dans les cités qui, pour défendre leur régime civique, avaient armé les gens du peuple – ce qui permet de comprendre pourquoi il n’y eut pas de tyrans à Sparte (pas avant Nabis, en 207) – et adopté la réforme hoplitique. La plupart des tyrans de l’époque archaïque (et même plus tard) ont été, en effet, des chefs militaires, souvent couverts de gloire, qui purent bénéficier de l’appui de leurs soldats. c)

La gestion de l’ordre politique interne et le pouvoir

Les collectivités grecques ont aussi adopté le régime civique parce que, pour faire face à leurs nouvelles conditions d’existence (croissance démographique, crise agraire, exacerbation des guerres), leur propre aristocratie a éliminé totalement ou, au moins, marginalisé la monarchie. Une fois les rois écartés du gouvernement, le pouvoir est devenu un enjeu de lutte permanente : les aristocrates se sont trouvés en concurrence avec la nouvelle oligarchie marchande, qui voulait participer au pouvoir ; le peuple, souvent en révolte, réclamait de meilleures conditions de vie ; et les tyrans attendaient l’occasion de prendre le pouvoir par la force. L’issue de ces luttes politiques fut différente d’une

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Conclusion

cité à l’autre, mais les aristocrates furent les grands perdants de ces conflits, sauf quand ils eurent assez de flair, d’intelligence et d’argent pour se reconvertir en marchands, en financiers ou… en politiciens réformateurs. À Athènes, c’est la forme démocratique du régime civique qui s’est imposée. Il faut préciser pourtant que la démocratie s’y est installée progressivement, de manière incomplète et toujours précaire, et qu’elle n’est restée en vigueur que pendant environ deux siècles sur les quatre qui nous intéressent ici. Pourquoi le « parti » démocrate était-il, à cette époque, plus fort à Athènes qu’ailleurs ? La réponse à cette question doit être recherchée dans les relations de puissance, d’hégémonie et d’influence : parce que l’économie marchande y était plus développée, qu’elle était surtout aux mains des métèques, que la cité d’Athènes avait de nombreux esclaves, qu’elle tirait de grands revenus de ses colonies et de sa politique impérialiste et que les dirigeants avaient mis des armes entre les mains de leur peuple. Ajoutons encore que, si la menace de la tyrannie y était grande, c’était parce que la stasis y était fréquente à cause de la crise agraire et de la dépendance alimentaire de la cité. Tout cela permet de comprendre que les dirigeants athéniens pouvaient plus difficilement recourir à la répression des revendications de leur peuple, dont ils dépendaient pour défendre la cité, et qu’ils n’eurent d’autre choix que de lui « offrir » la démocratie. À Sparte, par contre, où la plupart de ces conditions n’étaient pas présentes, l’oligarchie est restée inébranlable pendant les cinq siècles qui nous intéressent ! Le problème majeur était cependant la stasis, constamment menaçante : les dirigeants politiques devaient donc se garder de la tyrannie, et ils le firent par la répression violente de toute tentative de prise de pouvoir. Il est vrai qu’ils en avaient les moyens : des homoioi fanatiques, entraînés à exploiter, mépriser, égorger des hilotes ! Cette oligarchie, ne pouvant pas s’occuper d’agriculture et n’ayant pas d’esclaves, avait besoin des hilotes pour subvenir à ses besoins et ne pouvait donc, en aucun cas, adopter un régime démocratique qui aurait mis en péril la reproduction du système social tout entier. Le pouvoir resta donc concentré entre les mains des éphores surtout, et accessoirement, des rois et de la gérousie.

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En marginalisant la monarchie, la noblesse avait elle-même ouvert la voie à certains aristocrates ou chefs militaires réputés, tentés par la tyrannie. Il semble que l’instabilité politique, voire le vide de pouvoir provoqué par les conflits entre les factions aristocratiques, oligarchiques et démocratiques, et la stasis qui en résultait, aient offert aux candidats tyrans les occasions qu’ils attendaient. Le plus souvent, en persécutant l’aristocratie et en ne tenant pas leurs promesses envers le peuple, ils firent le lit de l’oligarchie marchande et financière. d)

La gestion du contrat social et l’influence

Les raisons générales exposées ci-dessus (la croissance démographique, la crise agraire, le développement des villes, de l’artisanat et du commerce, la colonisation, l’exacerbation des conflits guerriers, la réforme de l’armée, la marginalisation de la monarchie et l’instabilité politique) expliquent la stasis, donc la difficulté de conserver la coexistence pacifique interne, de gérer le contrat social. Pour y remédier, les dirigeants ont dû construire une identité civique forte, fondée sur un patriotisme exacerbé. Le procédé principal, pour produire cette loyauté civique, était le culte d’un dieu ou d’une déesse poliade et d’un héros local : ils offraient à tous les membres de la cité (citoyens et non-citoyens) des croyances communes susceptibles d’alimenter leur fierté d’appartenir à une cité pour laquelle il valait la peine de vivre et de mourir. Cette méthode avait cependant ses faiblesses, auxquelles ils durent remédier par deux autres procédés : la répression violente des révoltes populaires et la mise en œuvre de certaines réformes qui ouvraient au peuple des canaux de mobilité sociale. À Athènes, la construction de cette identité civique utilisa tous les procédés mentionnés ci-dessus, mais avec certaines particularités qui favorisèrent la forme démocratique du régime civique. Trois grands réformateurs ouvrirent plus largement qu’ailleurs les canaux de mobilité sociale et invitèrent davantage le peuple à s’occuper de la chose publique, aussi bien dans l’armée que dans les magistratures : Solon en interdisant l’esclavage pour dette et en créant un tribunal populaire (l’Héliée) ; Clisthène en brisant les solidarités traditionnelles et en reconstruisant la cité sur une base territoriale ; et Périclès en instituant la misthophorie.

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Conclusion

La démocratie politique fut ainsi complétée et consolidée par une démocratie sociale. À Sparte, au contraire, le système économique et militaire ne permettait pas de telles mesures démocratiques, ni politiques, ni sociales. L’accent y fut mis davantage encore sur l’exacerbation du patriotisme, sur la religion et sur la répression de toute forme de déviance, aussi bien des élites que du peuple. Ces logiques d’action favorisaient évidemment la pérennité de l’oligarchie, puisqu’elle soudait les homoioi sous une identité patriotique à la fois fière et méprisante, tout en réprimant par la violence toute tentative de révolte. Les canaux de mobilité ne s’ouvrirent que lorsque l’idéal civique déclina, surtout après la guerre du Péloponnèse, avec l’oliganthropie qui obligea l’armée spartiate à enrôler des périèques, des hilotes, et plus tard, des mercenaires. Les tyrans archaïques utilisèrent aussi ces mêmes méthodes, en flattant le peuple par des promesses qui éveillaient l’appétit des paysans, des artisans et des pauvres. La stasis appelait la tyrannie, qui à son tour, en éveillant et décevant l’espoir du peuple de voir s’améliorer ses conditions de vie et sa participation à la vie politique, engendrait plus de stasis encore, dans un cercle vicieux qui, nécessairement, aboutissait à une politique de plus en plus démagogique et répressive. e)

La gestion de la socialisation et de l’intégration et l’autorité

La socialisation, nous l’avons dit, est la résultante des solutions apportées aux autres problèmes vitaux de la vie commune : il faut que chacun, fils ou fille de l’élite sociale ou du peuple, apprenne et sache quelle place il occupe dans les relations sociales, qu’il s’en contente et qu’il y reste. Les instances de socialisation – la famille, l’école, la religion et l’État – ont donc « fabriqué » les individus dont ils avaient besoin pour reproduire le régime civique : des élites disciplinées et un peuple soumis. Et dans ce but, elles se sont servies de la religion, apollinienne pour les premiers, dionysienne pour les seconds, dans un équilibre précaire, toujours difficile à conserver.

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La cité d’Athènes, du moins pendant sa période démocratique, a voulu établir et conserver ce juste équilibre. Il semble qu’elle y soit longtemps parvenue, jusqu’à ce que la logique même du régime civique, par son évolution, ait quelque peu perturbé ce rapport précaire entre les deux versants des croyances religieuses. Quand l’enrichissement de la cité par le commerce ouvrit aux citoyens des appétits nouveaux, et que les épreuves des guerres leur firent perdre confiance dans leurs dieux, la religion traditionnelle s’est affaiblie, et Dionysos, qui invitait à l’expression des sentiments et des passions, prit une place plus grande dans la ferveur populaire. Il semble cependant que cette évolution – sans doute parce que les dirigeants ont su y répondre en instituant le culte dionysien au lieu de le réprimer, et en conservant une politique sociale plus généreuse que dans d’autres cités –, ait plutôt renforcé l’attachement des Athéniens à leur démocratie. À Sparte, la socialisation n’a jamais recherché le juste équilibre signalé ci-dessus. Ici, pas de concessions, pas de négociations, pas de « soupape de sécurité », donc une écrasante domination du culte d’Apollon, assorti d’une répression violente au besoin. Et moins la réalité correspondait à l’idéologie du régime, plus l’idéal civique se dégradait, plus il devait être réaffirmé et appliqué avec sévérité, et plus la religion traditionnelle était mise à contribution. Aux yeux du peuple – souffrant de la crise agraire, de l’exploitation, de la misère, des guerres, de l’instabilité politique –, les dieux traditionnels de l’Olympe n’étaient plus crédibles. Il avait besoin de dieux compatissants et consolateurs, proches de sa condition humaine quotidienne, souffrant avec lui ; et c’est précisément ce que lui offrait le tyran. 2.

Le modèle culturel civique et ses interprétations idéologiques

Toutes les raisons qui viennent d’être rappelées contribuent, peu ou prou, à l’engagement des acteurs dans des logiques d’action : elles expliquent la mise en place, à travers des conflits parfois longs et douloureux, du régime civique, dans les différents champs de la vie sociale des collectivités grecques. Pour donner

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Conclusion

du sens (orienter, légitimer) ces logiques d’action, les acteurs ont créé de la culture, ils ont inventé le modèle culturel civique. Par la bouche de leurs exégètes, ils ont « fait dire » aux quatre sources de sens qu’ils ont invoquées (le surnaturel, le naturel, le social et l’individuel), ce que, plus ou moins consciemment944, ils avaient besoin qu’elles leur « disent » pour justifier ce qu’ils faisaient. De ces quatre sources possibles du sens, le modèle civique en privilégie une : le social, autrement dit, les exigences de la survie collective. Cette source « dit » aux humains comment ils doivent organiser leur vie collective, comment ils doivent gouverner leur société, s’ils veulent survivre, durer dans le temps, en tant que groupe d’individus, s’ils veulent mener une « vie bonne ». Ce sont les exigences de la vie sociale qui fondent les représentations qu’ils se font du surnaturel, du naturel et de l’individuel : ces trois sources sont « au service » du social. Les acteurs ont donc élaboré ou adhéré à des récits sur le monde, à partir du « point de vue » qui convenait à la position qu’ils occupaient dans les relations sociales, dans les différents champs relationnels : ils ont exprimé leurs idéologies. Par le biais de ces idéologies, ils ont adhéré (et ils ont sincèrement cru : ce n’est jamais un simple calcul !) aux principes du modèle culturel civique, qui donnaient sens à leurs conduites dans les cinq champs relationnels de la vie sociale. Je vais rappeler ici, très brièvement, ces principes de sens que le modèle culturel propose aux acteurs dans chaque champ relationnel et les interprétations idéologiques qu’ils leur ont données. Pour la gestion des richesses, le principe culturel est l’échange commercial de biens et de services. L’autarcie économique n’est pas viable. Il faut échanger ! Mieux vaut produire pour vendre aux étrangers ce que la collectivité sait faire de meilleur et leur acheter ce qui lui manque ou fait moins bien (déjà le principe des avantages comparatifs, cher aux libéraux, des siècles plus tard). Les interprétations idéologiques de ce principe sont différentes selon la classe sociale à laquelle on appartient. L’artisan y voit 944. L’idée est importante, mais elle est difficile à exprimer par des mots justes. Pourquoi un individu adhère-t-il à un principe culturel de sens et en rejette-t-il un autre ? Ce n’est pas un choix conscient : les croyances qui découlent de ce principe sont « dans l’air du temps », d’autres, qui occupent une position sociale semblable à la sienne, les ont déjà adoptées, et elles lui paraissent plausibles, justes, vraies, bonnes pour lui. Mais ce n’est pas non plus un choix inconscient : ces croyances sont compatibles avec ses intérêts, étant donné la position sociale qu’il occupe, avec ses valeurs, étant donné la socialisation qu’il a reçue. Bref, il pose un acte « plus ou moins conscient ».

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le moyen de gagner sa vie, de nourrir sa famille, d’épanouir ses talents, sa compétence acquise et sa maîtrise technique, tout en étant utile au collectif. Le marchand y voit le moyen de s’enrichir, tout en donnant du travail aux artisans et en payant des impôts à l’État. Pour la gestion des échanges politiques avec d’autres collectivités, le principe culturel est la survie par la coopération, la compétition et la contradiction. Ses interprétations idéologiques sont différentes selon que les acteurs ont affaire à des alliés, à des concurrents ou à ennemis. Avec les alliés, la coopération prime (on établit des alliances, on échange et on célèbre l’entente cordiale) ; avec les ennemis, la contradiction prévaut (on leur fait la guerre, on cherche à les éliminer et on les maudit) ; avec les concurrents (ce qui était surtout le cas des cités grecques), les choses sont plus complexes (on convient de règles du jeu, mais si on peut tricher, on ne rate pas l’occasion ; on ne se mêle pas de leurs affaires, mais si on peut s’y ingérer, on n’hésite pas ; on ne les domine pas, mais si on peut le faire, on n’y manque pas). S’agissant de la gestion de l’ordre politique interne, le principe culturel est l’égalité des citoyens devant la loi. Ses interprétations idéologiques varient selon les acteurs : le citoyen n’étant pas défini de la même façon par l’oligarque, le démocrate ou le tyran, l’égalité devant la loi ne s’étend pas aux mêmes catégories d’individus. Paradoxalement, le tyran donne à l’idée d’égalité une extension beaucoup plus large que celle du démocrate, car son pouvoir repose justement sur sa promesse de rétablir une plus grande égalité entre toutes les catégories sociales de la cité ; cependant, si elle est plus large, elle est aussi beaucoup moins instituée dans les lois (il gouverne aussi par décrets). Pour ce qui regarde la gestion du contrat social, le principe culturel est l’implication patriotique. Ses interprétations idéologiques ne sont cependant pas les mêmes pour tous les acteurs. Pour les citoyens, cela veut dire être des soldats courageux, solidaires de leurs camarades, disposés à défendre leur cité et à mourir pour elle, et aussi participer aux institutions mises en place pour gérer la chose publique. Pour les non-citoyens, cela signifie se mettre au service des citoyens, remplir consciencieusement et modestement

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Conclusion

les rôles qui leur reviennent et se contenter du sort qui leur est réservé. Enfin, pour la socialisation et l’intégration, le principe culturel est la soumission de l’individu au collectif : chacun doit rester à sa place dans l’ordre établi. Ses interprétations idéologiques sont différentes selon le statut social : pour les citoyens, cela veut dire la maîtrise de soi, la discipline rigoureuse (le culte du dépassement de soi dans l’agôn) ; pour les non-citoyens, cela signifie la conformité aux normes sociales. Et dans un cas comme dans l’autre, c’est l’interprétation des croyances religieuses (apolliniennes ou dionysiennes) qui fixe ces normes. Telles ont été les grands principes de sens du modèle culturel civique et de ses interprétations idéologiques, tels que les Grecs de l’Antiquité les ont conçus. On peut ainsi prendre conscience de l’immense répercussion que ces orientations culturelles ont eue sur la culture des Européens d’Occident, même si elles ont été plusieurs fois redéfinies au cours de l’histoire. Certes, elles ont été soumises aux exigences d’autres modèles culturels, dont les principes ont été jugés plus importants que ceux du modèle civique, mais elles ont traversé le Moyen Âge chrétien et les temps modernes, et sont restées bien ancrées dans les mentalités, jusqu’aujourd’hui.

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Table des matières Introduction générale : Vers une théorie sociologique de l’histoire ..............................9 A. La proposition théorique...................................................................................10 1.

2. 3. 4.

Dans des conditions d’existence données (CEx-t1), les membres d’une collectivité humaine quelconque cherchent à résoudre les cinq problèmes vitaux que leur pose leur existence collective. ...............................................................13 À cette fin, la collectivité structure les relations sociales (RS) entre ses membres, dans les cinq champs relationnels de la vie sociale. ....................15 La pratique de ces relations forme des acteurs sociaux, qui s’engagent dans des logiques d’action (LA). .......................................................................17 Pour donner du sens et de la légitimité à leurs logiques d’action, les acteurs créent de la culture (CC) et ainsi, ils s’adaptent à, et transforment leurs conditions d’existence (CEx-t2). ..........................................18

B. Les hypothèses de départ...................................................................................25 C. La méthode.......................................................................................................30

Le modèle culturel civique de la cité grecque .....................33 Introduction.................................................................................................35 Le contexte historique .............................................................................................36 1. La « Grèce » avant les cités ................................................................................36 2. La vie collective en « Grèce » avant les cités .........................................................40 3. Le choix de la cité comme objet d’analyse ..........................................................45

Chapitre I : Description du modèle culturel civique ....47 A. Le rapport au naturel ........................................................................................48 1. Les pôles d’innovation ....................................................................................48 2. Un dégagement par étapes ...............................................................................52 3. La science et la technique ................................................................................54 4. Le travail ......................................................................................................59 B. Le rapport au social...........................................................................................61 1. La conception de l’ordre social .........................................................................62 2. La conception de l’hégémonie ..........................................................................66 C. Le rapport au surnaturel....................................................................................68 1. La religion et l’élite politique ...........................................................................69 2. La religion et le peuple....................................................................................70 3. La religion et la guerre ....................................................................................74 D. Le rapport à l’individuel....................................................................................77 1. L’individu dans la cité .....................................................................................77 2. L’individu et ses passions .................................................................................78 3. L’individu et la créativité .................................................................................79 4. L’homme et la femme .....................................................................................81

5. 6.

Le souci de soi de l’individu.............................................................................82 Pour conclure ................................................................................................84

Chapitre II : Vers une explication sociologique du régime civique et de son modèle culturel .......................87 A. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action......................88 1. La puissance : la gestion de la richesse ................................................................88 2. L’hégémonie : la gestion des échanges externes ....................................................97 3. Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne .............................................109 4. L’influence : la gestion du contrat social ...........................................................118 5. L’autorité : la gestion de la socialisation et de l’intégration. ..................................127 B. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence.......................................................................................................134 1. Logiques d’action et créativité culturelle ..........................................................134 2. L’emprise des acteurs sur leurs conditions d’existence .........................................146 C. Conclusion .....................................................................................................156 1. Qu’est-ce qu’une cité grecque ? .......................................................................156 2. La période hellénistique ................................................................................158 3. La conquête romaine ....................................................................................168

Chapitre III : Les interprétations du modèle culturel civique en Grèce antique ..................................................................171

Introduction .....................................................................................................171 La Démocratie Athénienne ..........................................................................175 Rappel historique ...............................................................................................175

A. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action....................181 1. La puissance : la gestion de la richesse ..............................................................181 2. L’hégémonie : la gestion des échanges externes ..................................................185 3. Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne. ............................................191 4. L’influence : la gestion du contrat social ...........................................................197 5. L’autorité : la gestion de la socialisation et de l’intégration. ..................................201 B. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence.......................................................................................................206

L’oligarchie Spartiate ......................................................................................215 Rappel historique ...............................................................................................215

A. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action....................217 1. La puissance : la gestion de la richesse ..............................................................217 2. L’hégémonie : la gestion des échanges externes ..................................................224 3. Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne .............................................232 4. L’influence : la gestion du contrat social ...........................................................240 5. L’autorité : la gestion de l’intégration ...............................................................248 B. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence.......................................................................................................258

La Tyrannie Archaïque...................................................................................265 Rappel historique ...............................................................................................265

C. Conditions d’existence -> Relations sociales -> Logiques d’action....................266 1. La puissance : la gestion de la richesse ..............................................................266 2. L’hégémonie : la gestion des échanges externes ..................................................270 3. Le pouvoir : la gestion de l’ordre politique interne .............................................272 4. L’influence : la gestion du contrat social ...........................................................275 5. L’autorité : la gestion de la socialisation et de l’intégration. ..................................277 D. Logiques d’action -> Créativité culturelle -> Emprise sur les conditions d’existence.......................................................................................................279

Conclusion ..................................................................................................281 1. 2.

Les raisons du régime civique et de ses trois formes spécifiques ............................282 Le modèle culturel civique et ses interprétations idéologiques ..............................290

Bibliographie sur la cité grecque .................................................295

Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 115595 - Dépôt légal : février 2015 - Imprimé en France

Le modèle culturel civique de la cité grecque Pour donner du sens au projet européen qui oriente aujourd’hui notre vie économique, politique et sociale, il faut analyser l’histoire de l’Europe occidentale. Et pour cela, il faut remonter (au moins) à l’Antiquité grecque. Mais il ne suffit pas d’établir les faits historiques, même si c’est évidemment indispensable. Il faut encore les comprendre, c’est-à-dire expliciter les raisons qu’ont eues les acteurs d’agir comme ils l’ont fait et de produire des sens culturels pour justifier ce qu’ils faisaient. La sociologie de l’ histoire peut relever ce défi, en appliquant systématiquement ses concepts et ses théories à l’analyse des grandes étapes auxquelles se sont attachés les historiens : l’Antiquité grecque, l’Empire romain, le Moyen Âge, la première modernité et la seconde, celle d’aujourd’hui. Tel est l’objectif que poursuit l’auteur, par ce premier livre, consacré au Modèle culturel civique de la cité grecque : comprendre pourquoi, dans les conditions d’existence qui étaient les leurs entre le VIIe et le IVe siècles avant J.-C., les Grecs ont inventé des solutions aux grands problèmes vitaux que leur posait leur vie collective, pourquoi les actions qu’ils ont entreprises ainsi les ont menés à créer une culture civique et pourquoi ces actions et cette culture ont fini par s’affaiblir, sans jamais disparaître complètement, vers le milieu du IVe siècle. Guy Bajoit est professeur émérite de sociologie de l’Université catholique de Louvain. Il a publié notamment Pour une sociologie relationnelle (PUF, 1992), Les jeunes dans la compétition culturelle (PUF, 1995, avec Abraham Franssen), Le changement social (Armand Colin, 2003), Sociologie des raisons d’agir (Presses de l’Université de Laval, 2010), Pour une sociologie de combat (Academic Press Fribourg, 2011) et L’Individu, sujet de lui-même (Armand Colin, 2013). Illustration de couverture : © sevenkingdom

www.editions-academia.be ISBN : 978-2-8061-0208-9

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