L’antihumanisme de J. G. de Sepulveda: Étude critique du «Democrates primus» 9783111545240, 9783111176864


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French Pages 185 [188] Year 1974

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Table of contents :
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
NOTE BIOGRAPHIQUE : SEPULVEDA ET SES RAPPORTS AVEC ERASME
CHAPITRE I: LA GUERRE
CHAPITRE II: MORALE CHRÉTIENNE ET MORALE ARISTOTÉLICIENNE
CHAPITRE III: L'ANTIHUMANISME ENGAGÉ
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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L’antihumanisme de J. G. de Sepulveda: Étude critique du «Democrates primus»
 9783111545240, 9783111176864

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L'ANTIHUMANISME DE J. G. DE SEPULVEDA

HENRI MECHOULAN Attaché de Recherche au C. N. R. S.

L'ANTIHUMANISME DE J. G. DE SEPULVEDA ÉTUDE CRITIQUE DU «DEMOCRATES PRIMUS»

PARIS • MOUTON • LA HAYE

ISBN : 2-7193-0849-8 Library of Congress Catalog Card Number: 73-91697 © 1974 Mouton & Co Printed

in

France

TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS NOTE BIOGRAPHIQUE

9 : SEPULVEDA ET SES RAPPORTS AVEC

ERASME CHAPITRE I : LA GUERRE

1. 2. 3. 4. 5.

La position du problème avant Sepulveda Un faux problème : le pacifisme de Luther Le véritable danger ou la guerre menacée La guerre chez Sepulveda La « modernité » de Sepulveda ; de l'immortalité de l'âme à la philosophie de l'histoire

13 21

23 31 37 53 76

CHAPITRE I I : MORALE CHRÉTIENNE ET MORALE ARISTOTÉLICIENNE

1. L'autorité d'Aristote 2. Le problème des vertus 3. Dualité des origines CHAPITRE I I I : L'ANTIHUMANISME ENGAGÉ

91

91 98 110 119

1. L'impossible accord de l'humilité et de la magnanimité 2. Le problème de la richesse

119 131

3. L'honneur

156

CONCLUSION

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BIBLIOGRAPHIE

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« Le dernier dont je parlerai sera Jean Ginès de Sepulveda de Cordoue, chanoine de Salamanque, où il mourut en sa soixante et douzième année. Il était habile dans le Grec et le Latin, et grand Philosophe, comme on le voit par les ouvrages pleins d'érudition qu'il a donnés ; mais entêté, et bien éloigné des sentiments de modération qu'il aurait pu puiser dans l'étude de la Théologie dont il fut aussi Professeur. » Histoire universelle, Londres, 1734, t. VI, p. 557

J . A . DE THOU,

AVANT-PROPOS

A l'occasion du quatrième centenaire de la mort de Sepúlveda, il nous a paru utile de proposer la première étude consacrée au Démocrates primus, ouvrage trop souvent négligé au profit du Démocrates secundus et de la controverse avec Las Casas. Toutes les œuvres de Sepúlveda n'ayant pas été traduites en espagnol, nous avons pensé, pour la commodité du lecteur, le renvoyer à l'excellente édition des œuvres complètes de Sepúlveda de 1780. Cette édition latine ne comprend cependant pas le Démocrates secundus dont on retrouva le manuscrit au 19e siècle. Nous signalons que A. Losada1 a donné une fort bonne traduction espagnole du Démocrates secundus ainsi que du Démocrates primus, du De regno, de la Cohortatio ad Carolum Quintum... et de la correspondance de Sepúlveda (sélection de lettres). L'histoire de la philosophie n'a retenu de Juan Ginés de Sepúlveda que la pénétration de ses commentaires d'Aristote2

1. Démocrates

segundo, o de las justas causas de la guerra contra

los Indios, Madrid, 1951 ; Tratados políticos de Juan Ginés de Sepúlveda, Madrid, 1963 ; Epistolario

de Juan Ginés de Sepúlveda,

Madrid,

1966. 2. Ses c o m m e n t a i r e s d e la Politique sants.

sont p a r t i c u l i è r e m e n t

intéres-

10

AVANT-PROPOS

et surtout sa prise de position particulièrement dure en faveur de la colonisation américaine qu'il justifiait dans une lumière aristotélicienne, plus précisément à l'aide de celle qui éclaire la méditation du Stagirite sur l'esclavage. Mais la richesse de la pensée de Sepulveda, la subtilité de son esprit et son engagement philosophique et politique au service de l'empire de Charles Quint excèdent de loin et l'étude d'Aristote et l'idéologie qu'il fournit aux conquistadores. Pendant sa longue vie qui recouvre presque les deux règnes les plus glorieux de l'Espagne, celui de Charles Quint et celui de Philippe II, Sepulveda s'est battu sur tous les terrains pour défendre des positions philosophiques que les assauts de l'humanisme et de la Réforme rendaient de plus en plus difficiles à tenir. L'humanisme de la Renaissance, qui fut une véritable révolution intellectuelle, morale et politique, ainsi que la Réforme, contrariaient les intérêts fondamentaux de l'Espagne qui avait à remplir encore la totalité de la mission divine dont elle se croyait investie : la monarchie universelle. L'enjeu n'était pas mince. L'accomplissement de cette mission providentielle ne pouvait tolérer le changement et le progrès. L'ouvrage qui nous occupe est là pour nous le rappeler. Tout y est abordé : la licéité de la guerre, la liberté humaine, la compatibilité de la morale d'Aristote et de la morale chrétienne 3 , le problème de l'argent et de la propriété, l'engagement mondain du chrétien. Tout y est traité avec intelligence sous la forme d'un dialogue qui nous évite le genre redoutable du lourd traité in-folio. Ce dialogue met en scène deux personnages principaux, Démocrates, par qui Sepulveda s'exprime, et Léopold, l'adversaire qu'il faut convaincre. 3. La volonté d'identifier les morales aristotélicienne et chrétienne prendra toute sa valeur dans la justification de la guerre contre les Indiens exposée dans le Démocrates secundus.

AVANT-PROPOS

11

Nous suivrons, pour exposer et discuter la pensée de Sepûlveda, l'ordre même qu'il présente au lecteur dans son Démocrates primus. A cheminer ainsi avec notre auteur, nous assisterons à la constitution d'une idéologie qui va mener l'Espagne, pourtant au faîte de sa puissance, vers son déclin, quelque cinquante ans plus tard. L'intérêt du Démocrates primus réside dans le fait que s'affrontent, grâce au dialogue, des positions médiévales mal ajustées à une époque de formidable poussée moderne qui fait du 16e siècle un moment de l'histoire plus authentiquement révolutionnaire que le 18e siècle dans ses aspirations au progrès social et à la liberté. Connaître et comprendre la pensée de Sepulveda permet de mieux saisir le drame de la décadence espagnole au 17e siècle. On peut dire que notre auteur, en menant un combat pour retarder les aspirations les plus profondes de ses contemporains, n'est pas étranger à ce destin.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE Sepúlveda et ses rapports avec Érasme

Juan Ginés de Sepúlveda naquit près de Cordoue, à Pozoblanco, en 1490. Fils de « vieux » chrétiens, purs, non contaminés par des maures, des juifs ou des convertis, il fit ses humanités classiques, puis alla étudier la philosophie à l'université d'Alcala, où il resta trois ans. De là il se rendit au Collège de San Antonio de Portaceli de Siguenza pour y apprendre la théologie. Désireux de continuer ses études à Bologne, au Collège de Saint-Clément, il fit établir en 1511 la preuve de la pureté de son sang indispensable pour son admission. 1 En 1515, il entra dans ce Collège où il reçut l'enseignement de Pomponace qui lui fit découvrir et aimer la pensée d'Aristote. Toujours à Bologne, le prince de Carpi le remarqua et le fit entrer en contact avec des savants et des théologiens de sa cour littéraire. A la demande du pape Clément VII, il commença à traduire l'œuvre du Stagirite, travail qu'il n'achèvera pas. La mort du pape et la rencontre avec Charles Quint vont orienter dans un autre sens la vie de Sepúlveda. L'empereur, après Clément VII, apprécia très vite les qualités intellectuelles et l'érudition de notre auteur. Le 15 avril 1536, il est nommé chroniqueur et chapelain de Charles Quint. Celui-ci ne tarda pas à faire de 1. On peut voir au Collège des Espagnols à Bologne le certificat attestant la pureté de sang de Sepúlveda.

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NOTE BIOGRAPHIQUE

lui le précepteur adjoint du prince héritier Philippe. Désormais sa vie se passera à Valladolid où son activité littéraire ne se ralentira pas. 2 L'une de ses œuvres, le Démocrates secundus ou des justes causes de la guerre contre les Indiens, devait l'opposer à Las Casas dans une célèbre controverse en 1550. Sepulveda meurt le 17 novembre 1573, à quatre-vingt-trois ans, après avoir vécu une des périodes les plus intéressantes de l'Espagne. On peut lire dans la Biographie politique de Naudé l'appréciation suivante : « ... si les célèbres interprètes cy devant remarquez, ne fussent venus au secours d'Aristote, et avec eux Genesius Sepulveda Espagnol, la version et les notes duquel seront d'autant plus estimées que seront sçavants et pleins d'esprit ceux qui les liront... ». ! Sa longue vie fut pleine d'incidents et de rencontres. Il assista au sac de Rome par les Impériaux en 1527, connut intimement Clément VII, Charles Quint, Philippe II, Cortès. Il se mesura avec Luther. Il fut en relation avec les plus grands savants et érudits de son temps 4 et en particulier avec Erasme. Précisons quelque peu ses rapports avec l'humaniste de Rotterdam, car sans jamais être nommé, celui-ci reste présent dans l'ouvrage qui nous occupe. On peut même dire, nous le montrerons par la suite, que c'est contre Erasme que la thèse principale du Démocrates primus est dirigée. Tout opposait Sepulveda à Erasme. Notre auteur, qui devait son éducation, sa carrière et sa fortune à la hiérarchie ecclé-

2. Pour une étude bibliographique exhaustive de Sepúlveda, voir A. Losada, « Juan Ginés de Sepulveda. Estudio bibliográfico », in Publicaciones de Revista Bibliográfica y Documental, Madrid, 1947, 1/4-5. 3. Naudé, Biographie politique, Paris, 1642, p. 48. 4. Pour une bonne étude de l'œuvre et de l'homme, voir A. Losada, Juan Ginés de Sepulveda a través su epistolario, Madrid, 1949.

SEPÚLVEDA ET SES RAPPORTS AVEC ÉRASME

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siastique romaine dont il fera partie, n'était pas un ingrat. Ses protecteurs et amis étaient tous de fidèles sectateurs de l'orthodoxie, et il était donc naturel que Sepúlveda se rangeât aux côtés de ceux qui se sentaient les plus visés par les critiques d'Erasme. Son premier protecteur, Alberto Pio, prince de Carpi, voulut jouer un rôle important dans le mouvement des idées qui s'ordonnaient autour de la lutte antiluthérienne et anti-érasmienne : « Petit prince lombard, il tenait à la cour pontificale et parmi les lettrés un des plus hauts rangs. Lié avec Sadolet, mais aussi avec Aléandre, il montrait en toute occasion une vive hostilité contre Erasme... Il le rendait responsable de toute la révolution luthérienne ».5 Au service de ce prince, Sepúlveda ne pouvait qu'être l'ami d'Aléandre, ennemi juré du grand humaniste. Contre-réformiste farouche et sanguinaire 6 , orthodoxe borné, il avait voué une haine mortelle à Erasme qu'il traquait, mais qu'il ne pouvait faire condamner, car Erasme martyr ou persécuté était plus dangereux qu'Erasme vivant et libre. Rome supportait Erasme parce qu'elle ne pouvait s'offrir un « second front », toute occupée qu'elle était à se battre contre Luther. C'est ce que signale Sepúlveda lorsqu'il écrit des papes qu'ils « transigeaient avec lui (Erasme), non qu'ils approuvassent ses écrits, mais pour éviter qu'exaspéré par eux, il ne se détachât publiquement de l'Eglise catholique et passât ouvertement au réduit luthérien ».7 L'Espagnol López de Zuñiga 8 , redoutable adversaire d'Erasme, comptait parmi ses admirateurs Sepúlveda, qui manifesta à la mort de celui-là le chagrin que lui causait son décès, proclamant en outre que 5. A. Renaudet, Erasme et l'Italie, Genève, 1954, p. 165. 6. Voir H. Pirenne, Histoire de la Belgique, Bruxelles, 1907. 7. Opera omnia, Madrid, 1780, t. I, p. 467-468. Toutes les références de pages dans le texte renvoient à cette édition latine. Voir aussi l'ouvrage de M. Bataillon, Erasmo y España, Mexico, 1966, p. 103 sq. 8. Voir M. Bataillon, op. cit., p. 115 sq., et A. Renaudet, in Etudes érasmiennes, Paris, 1939, p. 218.

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NOTE BIOGRAPHIQUE

la science et la vertu avaient perdu un irremplaçable représentant. 9 Comme on peut le voir, rien dans les relations de notre auteur ne le portait vers Erasme. Celui-ci était pris entre la double attaque des luthériens et des catholiques 10 . Du côté romain, le protecteur de Sepulveda, A. Pio, devenait pressant. Même après la franche rupture entre Luther et Erasme qui se situe en 1524 avec la publication du Libre arbitre, le prince de Carpi exigeait de l'humaniste une brutale condamnation. Sepulveda fait bien partie d'un groupe de détracteurs ayant pour but de perdre Erasme. Parfaitement conscient de la machination, celui-ci se plaint à Clément VII 11 car : « il savait la modération courtoise d'Alberto de Carpi aussi dangereuse que la violence passionnée d'Aléandre ».12 C'est dans ce climat de haine et de dissimulation qu'Alberto Pio achève en 1526 un traité contre Luther et ses partisans. « Erasme le reçut en manuscrit : il lui parut mesuré, courtois de ton ; dangereux toutefois par la confusion volontaire que l'auteur établissait entre l'action de Luther et l'œuvre d'Erasme. »13 Jamais, précise A. Renaudet, le prince de Carpi n'aurait pu, sans l'aide d'Aléandre, achever cet ouvrage où Erasme était accusé d'ignorance théologique, d'incapacité philosophique et d'hérésie. Ce livre, qui confondait habilement la cause de Luther et d'Erasme, fut publié le 7 janvier 1529. Erasme répondit brutalement à la Responsio paraenetica du prince de Carpi, qui entreprit d'accumuler en une publication toutes les erreurs d'Erasme présentées comme des modalités de l'hérésie luthérienne. 14 . 9. Opéra omnia, t. III, p. 110. 10. « Il est dur d'être lapidé de part et d'autre », cité par A. Renaudet, in Etudes érasmiennes, op. cit., p. 239. 11. Lettre du 3 avril 1528 citée par A. Renaudet, in Erasme et l'Italie, op. cit., p. 221. 12. A. Renaudet, Etudes érasmiennes, op. cit., p. 296. 13. Ibid., p. 268. 14. Voir sur cette question M. Bataillon, op. cit., p. 421 sq. et A. Renaudet, Erasme et l'Italie, op. cit.

SEPÚLVEDA ET SES RAPPORTS AVEC ÉRASME

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Alberto Pio mourut avant de voir paraître son dernier ouvrage qui fut publié en 1531, ouvrage auquel Sepúlveda avait collaboré. 15 Erasme ne jugea pas sa disparition suffisante et voulut aller jusqu'au bout de son duel avec A. Pio à qui il en voulait tout particulièrement pour l'avoir, depuis 1525, confondu avec Luther pour mieux le perdre. Le seul titre de la réponse d'Erasme donne la mesure du ressentiment qu'il éprouvait à l'égard du protecteur de Sepúlveda : Apologie contre les rhapsodies de récriminations calomnieuses d'Alberto Pio, ci-devant Prince de Carpi, lequel, dans sa vieillesse, était à l'article de la mort et inapte à cette besogne plus qu'à toute autre, fut suborné par des hommes mal inspirés pour jouer cette ignoble comédie. Sepúlveda se crut alors l'homme lige du défunt prince et composa pour défendre sa mémoire une Antapologia pro Alberto Pio in Erasmum publiée en 1532. En prenant la défense de son ancien protecteur, Sepúlveda s'efforçait de réfuter les accusations et le mépris d'Erasme qui doutait des capacités intellectuelles du prince. Sepúlveda fait à cette occasion le point sur sa collaboration avec Alberto Pio. Mais ce qui est plus intéressant pour nous, c'est la confirmation par Sepúlveda des thèses du prince. Notre auteur maintient les responsabilités d'Erasme en ce qui concerne le développement de l'hérésie luthérienne. Sepúlveda en profite aussi pour critiquer vivement les attaques d'Erasme contre les aspects extérieurs, formalistes et fanatiques du catholicisme romain. On connaît les mordantes critiques de l'Eloge de la Folie. Sepúlveda défendait tout : les vœux, l'existence des couvents et leur sainte utilité, les pèlerinages, bref, l'orthodoxie dans sa totalité 16 . Pourtant, la nouvelle controverse qui oppose Sepúl15. A. Renaudet, Erasme

et l'Italie,

op. cit., p. 228.

16. Clément VII exprima temporellement sa gratitude à ce fidèle défenseur de la foi catholique romaine. Sepúlveda était non seulement un favori du pape, comme le signale L. Pastor dans Storia dei papi 2

18

NOTE BIOGRAPHIQUE

veda à Erasme reste courtoise et donne naissance à une correspondance fort honnête, voire amicale ; Sepûlveda ne prend-il pas congé d'Erasme en lui donnant de « l'ami » dans une lettre du 15 août 1532 n , dans laquelle il l'avait appelé « flambeau de la science de notre siècle » ? Il va même plus loin et pousse la duplicité jusqu'à écrire à Erasme : « Je reconnais qu'en plus d'une occasion j'ai été un peu trop excessif, surtout pour apporter mon aide à l'indignation des Italiens, car j'avais la certitude que si je ne suivais pas cette ligne de conduite, leur colère se retournerait contre moi ».18 Conformément à la politique romaine qui donnait des consignes de bienveillance et de modération, afin d'éviter la franche rupture et l'éclat avec Erasme, Sepûlveda ne provo-

(Rome, 1942, t. IV, deuxième partie, p. 519), mais encore un familier du Saint-Siège. En 1528, Sepûlveda était déjà titulaire de bénéfices ecclésiastiques, et en reçut d'autres par la volonté expresse du pape, comme en témoignent les documents évoqués par Pastor. La lecture de deux d'entre eux est particulièrement intéressante, et nous apprend qu'en 1528, Sepûlveda reçut un bénéfice vacant à la suite du décès de son titulaire aux environs de Rome (Archivo secreto pontificio, Regest. Vatic. 1271, f° 19). Un second document (ibid., f° 175) est plus important, et permet de mieux mesurer tout l'intérêt que lui portait le pape. Il s'agit de rien moins que d'une dérogation aux défenses générales qui sont faites aux clercs de tenir simultanément plusieurs bénéfices. Sepûlveda est autorisé à en tenir trois en Espagne et, de plus, le pape lui accorde une priorité sur d'éventuels candidats. 17. J.G. de Sepûlveda, Epistolarium, in Opera omnia, t. I l l , p. 81 : « Vale, mi Erasme, tibique persuade me tui esse studiosissimum ; et si quid mea opera studium ac diligentia praestare potent, me tua causa nihil non esse conaturum ». 18. Ibid.., lettre du 1" avril 1532, p. 77 : « Quanquam uno, aut altero loco Italorum potius stomacho fuit inservitum, quos iidem mihi, nisi ad eum modum provisum fuisset, iratos fore denuntiabant ».

SEPÚLVEDA ET SES RAPPORTS AVEC ÉRASME

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quera donc jamais ouvertement Erasme, et, tout comme son ancien protecteur le prince de Carpi, il préférera l'insinuation, ou mieux la confusion des thèses de l'humaniste de Rotterdam avec celles du réformateur. C'est pourquoi notre texte, le Démocrates primus, est exempt de toute attaque directe. Marcel Bataillon, dans son Erasme et l'Espagne, a parfaitement vu qu'Erasme était visé dans la dénonciation de l'hérésie qui consiste à croire qu'un chrétien ne peut être soldat. 19 Cela est si vrai que Sepúlveda et Luther sont tout à fait d'accord quant à la compatibilité du christianisme et de la guerre, comme nous le montrerons plus avant. Enfin, des motivations personnelles d'amour-propre venaient renforcer l'hostilité de Sepúlveda à l'égard d'Erasme. Celui-ci, dans son Ciceronianas édité en 1529, s'était moqué de tous ceux qui « simiesquement et de façon superstitieuse tenaient la prose et le vocabulaire de Cicéron pour des archétypes littéraires ».20 Erasme ne dissimule pas son dédain pour les puristes cicéroniens : « Cicéron avait traduit, dans le langage de son temps, certaines idées de son temps. Mais il n'avait pas parlé de tout, ni trouvé une expression, une forme, un style oratoire, qui puissent convenir à tout. Pour exprimer, dans le monde moderne, des pensées modernes, Cicéron ne suffisait pas ».21 Est-il besoin de dire que Sepúlveda se

19. Op. cit., p. 632. 20. Erasmo, Obras escogidas, Madrid, 1956, p. 1183. 21. A. Renaudet, Etudes érasmiennes, op. cit., p. 293. A ce propos, dans une lettre datée du 15 avril 1546, adressée à Sebastián León, Sepúlveda écrit qu'il ne s'est jamais repenti d'avoir comme modèles Cicéron et Quintilien. Il ajoute qu'il préfère se tromper avec ces auteurs plutôt que suivre les Modernes : « Nec me pcenitet ejus esse sententiae, in qua Marcus Tullius et Fabius Quintilianus fuere, cum quibus errare expetibilius esse videri potest, ut idem Cicero de Platone ait, quam cum istis recentioribus, quibus levi et praepostero consilio novissima quaeque maxime placent, recte sentire » (in Opera omnia, t. III, p. 167-168).

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NOTE BIOGRAPHIQUE

sentit visé ? Il suffit de lire l'introduction de son traducteur A. Barba pour s'en convaincre. Mais il y a bien pire. Buléphorus, qui dans le dialogue parle au nom d'Erasme, passant en revue la littérature espagnole contemporaine, parle d'un Portugais qui vient de faire paraître un opuscule à Rome et laisse augurer une brillante carrière. Le ton employé fait penser que nous sommes en présence d'un débutant. Or c'est bien d'un certain Ginés de Sepûlveda, Portugais, qu'il s'agit. Le fier Cordouan ne dut pas apprécier la confusion entre sa Castille natale et le Portugal, pas plus que la désinvolture du critique littéraire qui ignore l'auteur et les œuvres dont il parle. A cette époque, en effet, Sepûlveda avait déjà écrit trois ouvrages, dont son De fato contra Lutherum. On le voit, ni au niveau des idées, ni au niveau des rapports personnels, on ne pouvait espérer la moindre trace de cordialité ou de compréhension de la part de Sepûlveda. La première partie de son Démocrates que nous allons examiner maintenant en est une preuve supplémentaire.

CHAPITRE I

LA GUERRE

« ...tout théologien sérieux reconnaît que la parole biblique : " Tu ne tueras point " ne doit pas plus être prise

au sens

que

l'exhortation

"

Abandonne

strictement tes

littéral

apostolique biens

aux

:

pau-

vres ". » H . VON TREITSCHKE

« Dans le vaste domaine de la nature vivante, il règne une violence manifeste, une espèce de rage prescrite qui arme tous les êtres in mutua fuñera : dès que vous sortez du règne insensible, vous trouvez le décret de la mort violente, écrit sur les frontières mêmes de la vie... Au-dessus de ces nombreuses races d'animaux est placé l'homme dont la main destructrice n'épargne rien de ce qui vit ; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s'amuser, il tue pour tuer... Cependant, quel être exterminera celui qui les extermine tous ? Lui. C'est l'homme qui est chargé d'égorger l'homme... La terre entière, continuellement imbibée de sang, n'est qu'un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la consommation des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la mort... La guerre est donc divine en elle-même, puisque

22

LA GUERRE

c'est une loi du monde. La guerre est divine par ses conséquences d'un ordre surnaturel, tant générales que particulières... La guerre est divine dans ses résultats qui échappent absolument aux spéculations de la raison humaine ». 1 On pourrait croire que ces lignes ont été écrites par quelque sectateur d'un nouveau culte ou quelque thug attardé. Il n'en est rien, car en aucun cas le catholicisme de J. de Maistre ne fut en cause. D'ailleurs, « jamais le christianisme, si vous y regardez de près, ne vous paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu et plus fait pour l'homme, qu'à la guerre ».2 Sepûlveda, ce contemporain de Vitoria et de Las Casas, précède les célèbres théologiens-juristes, de l'auteur de la Relectio de Indis à Suarez, en passant par Cano, Soto et bien d'autres, et donne pour la première fois au début du 16e siècle une doctrine complète sur la licéité de la guerre et la situation du chrétien dans le monde. Comment les thèmes de l'amour, de la résignation, de la fraternité, qui semblent former le fonds de la doctrine chrétienne, peuvent-ils être compatibles avec la guerre ? Comment peut-il y avoir un quelconque accord entre la douceur évangélique et la fureur guerrière ? Pour mieux saisir la réponse que donnera Sepûlveda à cette question, il conviendra d'abord de voir brièvement l'état du problème avant que l'Eglise ne se soit prononcée de façon doctrinale au 4e siècle. Puis nous montrerons contre qui les efforts de persuasion de l'ouvrage sont dirigés. Il y a en effet à ce sujet un éclaircissement indispensable à fournir, faute de quoi nous serions tenté de croire que l'auteur écrit pour ne rien dire, attaquant sans cesse une thèse qui est en parfaite conformité avec la sienne.

1. Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, t. II, 7e entretien p. 22. 2. Ibid., p. 21.

Paris, 1924,

LA POSITION DU PROBLÈME AVANT SEPÛLVEDA

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1 . L A POSITION DU PROBLÈME AVANT SEPÛLVEDA

Les premiers chrétiens furent particulièrement sensibles à la contradiction entre l'amour enseigné par le Christ et la violence martiale. L'hostilité au métier des armes, si elle ne fut pas systématique, existait cependant. A une époque où seuls les fils de vétérans devaient remplir les obligations militaires, l'objection de conscience fit son apparition. Une réelle tiédeur à l'égard de l'armée habitait ces premiers chrétiens. Il n'est pas question ici de faire l'étude de ce mouvement pacifiste chrétien des premiers siècles 3 , mais il convient de rappeler certains faits et quelques textes capitaux. Dans son Contra Celsum, Origène fait dire à Celse : « Soutenez l'empereur de toutes vos forces, collaborez avec lui pour la défense des droits ; luttez pour lui, combattez pour lui, si les circonstances l'exigent ; assistez-le dans le commandement de ses armées... ».4 II semble donc que la collaboration militaire des chrétiens ne fût pas toute acquise au pouvoir, et les exigences de Celse envers Origène se comprennent fort bien, car selon Vacandard, dont l'orthodoxie ne peut être soupçonnée : « Manifestement, Origène n'est pas partisan du service militaire pour les chrétiens. Au regard des choses de la guerre, tous les disciples du Christ sont des

3. On peut consulter sur ce sujet : A. Bayet, Pacifisme et christianisme aux premiers siècles, Paris, 1934 ; F l i c h e e t M a r t i n , Histoire de l'Eglise, Paris, 1948 ; A b b é D u g u e t , Conférences ecclésiastiques ou dissertations sur les auteurs, les conciles et la discipline des premiers siècles de l'Eglise, C o l o g n e , 1742 ; A. V a n d e r p o l , La Doctrine scolastique du droit de guerre, P a r i s , 1919 ; L e t o u z e y et Ané, Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1924. 4. Contra Celsum VIII, c i t é p a r F l i c h e et Martin, op. cit., t. II, p. 286.

24

LA GUERRE

prêtres et les prêtres ne doivent pas verser le sang ».5 La seule arme qu'Origène permette au chrétien est la prière. La position de Tertullien fut encore plus nette. Avec lui, on assiste à une condamnation explicite du métier militaire. En 211, il fait l'apologie d'un soldat chrétien qui, lors de la distribution à Lambèse d'un donativum, refuse de porter la couronne de laurier et encourt ainsi la rigueur du châtiment. A cette occasion, il compose son De corona militis, dans lequel on peut lire : « Sera-t-il permis de faire profession de l'épée, vu que notre Dieu a prononcé que celui qui usera du glaive périra par le glaive ?... Le fils de la paix ira-t-il au combat, à qui il n'est pas seulement permis de plaider ? Fera-t-il souffrir à autrui les liens, la prison, les supplices, lui qui ne peut venger ses propres injures ?... l'état de fidèle ne reçoit point d'excuses fondées sur la nécessité... car il y a plus grande nécessité de souffrir le martyre et de craindre de renoncer à Dieu, que d'éviter le tourment et s'acquitter de sa charge ».6 Et Tertullien va encore plus loin. Même s'il est sûr de ne pas tuer, un chrétien ne sera jamais soldat. Le Christ en désarmant Pierre a désarmé tous les chrétiens. Quelques mois plus tard, cet auteur confirmait avec plus de force encore ses théories dans un nouveau traité, le De idolatria. Il ne faisait que redire plus vigoureusement ce qu'Hippolyte énoncera dans son treizième canon : « Que celui qui a reçu le pouvoir de tuer, ou bien un soldat, qu'ils ne tuent en aucun cas, même s'ils recevaient l'ordre de tuer ».7 Etudiant le sentiment de Tertullien à l'égard de l'empire et de la société civile, Ch. Guignebert écrit au sujet de son pacifisme : « Nul doute que ces conditions ne fussent conformes à l'esprit du

5. Vacandard, Revue pratique d'apologétique, Paris, juillet p. 341. 6. Œuvres de Tertullien, Paris, 1844, p. 251 et 252. 7. Patrologia orientalis, Paris, 1965, t. XXXI, fase. 2, p. 367.

1906,

LA POSITION DU PROBLÈME AVANT SEPÛLVEDA

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christianisme primitif ».8 Au début du siècle suivant, Lactance insiste aussi sur l'incompatibilité du métier des armes et du christianisme. « Il n'est pas permis au juste de porter les armes ; sa milice à lui, c'est la justice ; il ne lui est même pas permis de porter contre quelqu'un une accusation capitale : il importe peu en effet que l'on tue par le fer ou par la parole : ce qui est défendu, c'est de tuer. Il n'y a pas la moindre exception à faire au précepte divin : tuer un homme est toujours un acte criminel. Qu'y a-t-il de plus horrible, de plus affreux que de tuer un homme ? C'est pourquoi les lois les plus sévères protègent notre vie, c'est pourquoi les guerres sont exécrables ». 8 Saint Cyprien, selon l'abbé Duguet, condamne également la guerre. 10 Ce pacifisme ne fut pas l'apanage de quelques intellectuels objecteurs de conscience. Il se manifesta par certains cas de refus de porter les armes. Ces cas ne pouvaient être nombreux, parce que la conscription n'était pas obligatoire, à l'exception, comme nous l'avons signalé, des fils de vétérans, mais ils existèrent. Voici, dans son authentique sobriété, une relation célèbre d'un conseil de révision romain, dont la source est, selon P. Monceaux, les archives proconsulaires de Carthage. Ce document, car c'en est un, est tiré des Actes de Maximilien. — « Dion : " Sois soldat sous peine de mort ". — Maximilien : " Je ne serai pas soldat. Fais-moi couper la tête. Je ne sers pas le monde, je sers mon Dieu ". 8. Ch. Guignebert, Etude sur les sentiments de Tertullien à l'égard de l'empire et de la société civile, Paris, 1901, p. 194. 9. Lactance, De Divi. Institut., cité par Vanderpol, op. cit., p. 185. On peut lire aussi sous la plume de l'Abbé Duguet (op. cit., p. 477) ce commentaire du livre des Institutions de Lactance : « il dit nettement que la défense de l'homicide renferme généralement toutes les manières de faire mourir les hommes : que Dieu s'est réservé à lui seul le droit de vie et de mort sur eux ». 10. Abbé Duguet, op. cit., p. 477.

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LA GUERRE

— Dion : " Qui t'a mis cela dans la cervelle ? " — Maximilien : " Ma conscience et celui qui m'a appelé "... — Dion : " Dans l'entourage sacré de nos seigneurs Dioclétien et Maximien, Constance et Maximien Galère, il y a des soldats chrétiens, et ils servent ". — Maximilien : " Ils savent ce qu'ils ont à faire. Moi je suis chrétien et je ne puis faire le mal "... — Dion : " Qu'on efface son nom ! " . L e nom effacé, Dion dit : " Attendu que, par esprit d'indiscipline, tu as refusé le service militaire, tu seras frappé de la sentence légale. Ce sera un exemple pour les autres ". Et il lut son arrêt sur la tablette : " Maximilien, par esprit d'indiscipline, ayant refusé le service militaire, est condamné à périr par le glaive ". Maximilien répondit : " Grâces à Dieu ". Il avait vécu en ce monde vingt et un ans, trois mois, dixhuit jours ».11 Et A. Bayet de conclure devant tous ces faits : « Le légionnaire de Lambèse, le conscrit Maximilien, ne font que mettre en pratique l'enseignement de Clément d'Alexandrie, d'Origène, de Tertullien, de Lactance, de saint Hippolyte. Dira-t-on que tous ces grands docteurs, orgueil de la jeune Eglise, sont mal renseignés sur les devoirs des chrétiens ? ».12 Oui, répond sans hésiter la grande voix de l'orthodoxie. Les textes et les faits cités ne sont que « de rares exceptions d'allure exaltée... aucun acte du magistère doctrinal ne se rapporte durant les trois premiers siècles de l'Eglise à la question du service militaire... ».13 On mobilise les passages des Evangiles n'interdisant pas le métier des armes et la guerre. On cite d'autres faits, comme le cas de la légion fulminante. 14 11. P. Monceaux, La Vraie légende dorée, Paris, 1928, p. 251 sq. 12. A. Bayet, op. cit., p. 107. 13. Y. de la Brière, Le Droit de juste guerre, Paris, 1938, p. 14. 14. Certains historiens chrétiens, dont Eusèbe, rapportent que l'armée de Marc-Aurèle engagée en Dacie, entourée d'ennemis, allait périr de

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Il n'en reste pas moins que l'usage des armes posait un problème et l'on comprend fort bien cette hésitation lorsque l'on a présente à l'esprit la célèbre injonction rapportée par Matthieu : « Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu'un te frappe sur la joue droite, présentelui aussi l'autre ».15 Pour une conscience simple, que l'habileté de l'exégèse casuistique n'habite pas, lettre et esprit se confondent ici. Pourtant les choses ne sont pas si claires. Au niveau même des textes sacrés, se dessine une contradiction que l'Eglise s'efforcera de dissiper, mais qui fera écrire à A. Bayet un ouvrage dont le seul titre évoque toute la difficulté du débat : Les Morales de l'Evangile. Nous n'entreprendrons pas la rigoureuse comparaison des textes qui est l'objet de ce livre. 16 Cependant, pour marquer bien l'ambiguïté qu'il analyse, rappelons quelques lignes moins présentes à l'esprit que celles du pacifisme évangélique. Chez Matthieu d'abord, l'épisode de la guérison du serviteur d'un centenier : « Jésus lui dit : J'irai et je te guérirai. Le centenier répondit : Seigneur, je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit ; mais dis seulement un mot et mon serviteur sera guéri. Car moi qui suis soumis à des supérieurs, j'ai des soldats sous mes ordres et je dis à l'un : va, et il va ; à l'autre : viens, et il vient, et à mon serviteur : fais cela, et il le fait. Après l'avoir entendu, Jésus fut dans l'étonnement et il dit à ceux qui le suivaient :

soif, lorsque des soldats chrétiens obtinrent par leurs prières une pluie bénéfique pour l'armée romaine qui, abreuvée par l'orage, eut la joie de voir celui-ci mettre l'adversaire en fuite. Marc-Aurèle aurait alors donné le nom de fulminata à la légion dans laquelle servaient les soldats chrétiens et ordonné la fin de la persécution contre ces derniers. Cet exemple tendrait à prouver que des chrétiens étaient soldats. 15. Matthieu V, 39. 16. A. Bayet, Les Morales de l'Evangile, Paris, 1928.

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LA GUERRE

Je vous le dis en vérité, même en Israël je n'ai pas trouvé une aussi grande foi ».17 Et A. Bayet de commenter ce passage en disant que c'est « sous l'habit de soldat que la gentilité est exaltée dans l'Evangile ». Autre passage, non moins significatif, celui de Luc : « Des soldats aussi lui demandent : Et nous, que devonsnous faire ? Il leur répondit : Ne commettez ni extorsion ni fraude envers personne, et contentez-vous de votre solde ».18 Ou bien encore, toujours dans Luc : « Où quel autre roi, s'il va faire la guerre à un autre roi, ne s'assied d'abord pour examiner, s'il peut, avec dix mille hommes, marcher à la rencontre de celui qui vient l'attaquer avec vingt mille ? »19 L'extermination des juifs par les armes n'est-elle pas le signe de la délivrance et l'aube de l'espérance ? « Lorsque vous verrez Jérusalem investie par des armées, sachez alors que sa désolation est proche... car ce seront des jours de ven geance pour l'accomplissement de tout ce qui est écrit ; malheur aux femmes qui seront enceintes... Quand ces choses commenceront à arriver, redressez-vous et levez vos têtes parce que votre délivrance approche ».20 Ou bien encore : « Maintenant au contraire, que celui qui a une bourse la prenne, que celui qui a un sac le prenne également, et que celui qui n'a point d'épée vende son vêtement et achète une épée ».21 Enfin, l'épisode du centenier Corneille, relaté dans les Actes des Apôtres 22 , complète cette rapide évocation des textes évangéliques que l'on peut opposer au pacifisme. Le 28 octobre 312 est une date capitale. Constantin bat Maxence au pont Milvius et les chrétiens lui font savoir que leur Dieu a intercédé en sa faveur. Sur le plan doctrinal, 17. 18. 19. 20. 21. 22.

Matthieu VIII, 7-9. Luc III, 14. Luc XIV, 31. Luc XXI, 20-28. Luc XII, 36. Actes X.

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on ne peut plus rester muet ou hésitant. Les scrupules des premiers fidèles sont définitivement réduits par le canon d'Arles en 314. Réuni par Constantin, ce Concile a pour objet non seulement le schisme donatiste, mais encore la question du service militaire. Il est à noter que le seul fait de traiter ce dernier problème en Concile montre assez son importance. La jeune Eglise ne pouvait refuser à celui qui faisait du christianisme une religion d'Etat le service des armes pour les chrétiens. Désormais, plus de scrupules possibles, la condamnation des objecteurs de conscience est sévère et explicite : « De his qui arma proiiciunt in pace placuit abstineri eos a communione ».23 Le catholicisme orthodoxe a accueilli, nous le verrons, et accueille encore cette résolution de manière tout à fait positive. Y. de la Brière et les a u t e u r s d u Dictionnaire

de

théologie

catholique,

entre

autres, se complaisent dans les démonstrations favorables à la licéité de la guerre pour les chrétiens. D'autres la regrettent, et dans un courageux petit livre, Jean-Marie Paupert écrit : « La hiérarchie de la primitive Eglise avait peut-être ses raisons, pour les motifs que nous avons indiqués, de se méfier des exaltés qui pratiquaient ou voulaient pratiquer l'objection de conscience ; il n'en reste pas moins vrai que le tournant pris à ce moment, et qui engagera l'Eglise pour des siècles dans une autre voie, n'était conforme ni à la lettre, ni à l'esprit de l'Evangile ; on doit donc regretter, à notre avis, que le refus de tuer (en dehors du cirque, sur les champs de bataille) n'ait pas été à cette époque de grâce, de courage héroïque et de fidélité, ajouté aux nombreux autres refus que nos premiers frères opposaient à l'esprit du monde s.24 23. Abbé Duguet (op. cit., p. 469) signale que « Surius dans l'édition de ce Concile avait lu dans un ancien manuscrit : in bello au lieu de in pace ». 24. J.-M. Paupert, Pour une politique évangélique, Toulouse, 1965, p. 97.

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LA GUERRE

Cette décision étant prise du point de vue doctrinal, il ne sera plus question pour les docteurs de l'Eglise de condamner la guerre, mais d'essayer de déterminer les justes causes nécessaires à son déclenchement. Les deux grandes autorités religieuses sur lesquelles s'appuiera constamment Sepûlveda, saint Augustin et saint Thomas, sont unanimes pour déclarer que la guerre, dans certaines conditions que nous auront à préciser, est le légitime usage de la force pour la défense ou la restauration de la paix. Désormais, la conscience chrétienne ne s'inquiétera plus, à de très rares exceptions près, et elle trouvera tous apaisements dans la justice de la cause. Depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours, l'ensemble des textes théologiques qui traitent de la guerre ont pour but de la régulariser. 25 Pourtant, le paradoxe subsiste. Pèlerin sur cette terre, tout entier tourné vers le salut de son âme, d'où le chrétien tire-t-il une doctrine de la juste guerre qui lui permette sans péché d'entreprendre des actions militaires parfois récompensées par des gains territoriaux ou économiques ? Comme le Socrate du Phédon, le Christ assure que son royaume n'est pas de ce monde. Il y a là une contradiction qui n'a pas manqué d'apparaître aux yeux de certains contemporains de Sepûlveda dont le plus illustre fut Machiavel. On sait en effet que l'auteur du Prince dénonça avant Nietzsche le caractère débilitant de la morale chrétienne. Celle-ci préfère aux combats, aux honneurs, à l'action, la résignation et la contemplation. Le Démocrates primas est tout entier une réfutation de ce jugement.

25. Voir Letouzey et Ané, op. cit., t. VI, deuxième partie, p. 1915. Un demi-siècle avant l'ouvrage qui nous occupe, J. López de Segovia avait écrit un De bello et bellatoribus qui n'a ni l'ampleur, ni la profondeur, ni la finesse du Démocrates primus (voir López de Segovia, De la confederación de príncipes, y de la guerra, y de los guerreros, dans l'édition de l'Asociación Francisco de Vitoria, Madrid, 1931).

U N FAUX PROBLÈME : LE PACIFISME DE LUTHER

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2. U N FAUX PROBLÈME : LE PACIFISME DE LUTHER

Le Démocrates primas a pour premier objet d'apaiser les inquiétudes suscitées par l'irénisme. Sepûlveda, dès les premières pages de son ouvrage, nous indique qu'il a été composé pour lever les doutes dont sont assaillis certains jeunes Espagnols. Le problème n'est pas neuf, remarque-t-il, mais il avait cessé depuis longtemps d'être d'actualité. Soudain, il s'impose avec acuité. Il va sans dire que la conjoncture politique n'est pas étrangère à cette résurgence. Il y a, certes, le duel entre François I er et Charles Quint, le péril turc, mais surtout la conquête des Amériques qui constitue un nouveau problème pour les théologiens et les moralistes. Dès 1529, notre auteur dénonce à l'empereur la subversion pacifiste : « Et je sais que non seulement tu tiens pour suspects d'impiété mais encore pour odieux et dangereux ces hommes dont j'entends se propager les murmures, qui sous couleur de christianisme affirment que la tolérance chrétienne interdit que l'on s'oppose par les armes à la violence des Turcs, instruments de la colère de Dieu que l'on doit vaincre par la patience et non par la force ».26 Sepûlveda constate avec plaisir que beaucoup de jeunes Espagnols s'adonnent avec une égale ferveur aux armes et aux belles lettres, mais il note avec tristesse que nombre d'entre eux sont « tourmentés par certains scrupules concernant la religion qui, selon moi, étaient empruntés à la conver26. J.G. de Sepûlveda, Cohortatio ad Carolum V, ut bellum suscipiat in Ttircas, in Opéra omnia, t. IV, p. 362 : « Scio enim tibi non suspectos modo impietatis nomine, sed invisos etiam nefarios homines, quos audio sacrilegas voces spargere falso Christianismi colore praetextas, non esse Christianae tolerantiae Turcarum violentiae, quam Dei flagellum esse jactant, ferro et armis repugnare : Christianis enim non vi, sed patientia superandum esse... ».

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sation de ceux qui, embrasés par le désir de nouveauté propre à notre temps, ont déterminé de grandes effervescences dans l'Eglise de Dieu, attirés, comme le dit saint Paul, par la vanité des mots, et qui veulent être docteurs de la loi sans comprendre ce qu'ils disent ni ce qu'ils affirment. Mais rien ne les tourmentait davantage que de penser (comme ils disaient) qu'un valeureux gentilhomme ou soldat ne peut remplir les obligations de son état et profession en même temps que celles des commandements de la religion chrétienne ».27 Et Sepûlveda d'accuser Luther de cette crise de conscience. Le tenant du pacifisme n'est-il pas dans notre texte un Allemand, Léopold, « un peu luthérien »28, exposant un point de vue fort proche de la doctrine luthérienne ? « Tous ces doutes ne sont-ils pas l'œuvre de quelques-uns de tes Allemands et non de mince réputation ? »29. La mise en cause de Luther est d'ailleurs fort plausible, si l'on sait que les écrits du Réformateur se répandaient en Espagne depuis 1519. A cette date, Frobenius, l'imprimeur de Bâle, y envoyait des traités en latin ; un peu plus tard,

27. J.G. de Sepûlveda, Démocrates primus, in Opera omnia, t. IV, p. 225-226 : « Sed illud fuit permolestum, quod ipsorum non paucos perspexi scrupulis quibusdam religionem attingentibus sollicitari quos mihi traxisse videbantur ex quorumdam commercio, qui studio rerum novarum infiammati magnos hac memoria tumultus in Dei Ecclesia concitarunt, conversi, ut Paulus ait, ad vaniloquium, et volentes esse legis doctores, nec tarnen intelligentes, quae loquuntur, neque de quibus affirmant. Sed nulla erat major illorum juvenum sollicitudo, quam quod se vereri profitebantur, ne non posset miles generosus simul officio militari, simul praeceptis Christianae religionis satisfacere ». 28. Ibid., p. 226 : « Leopoldum Germanorum hominem, non nihil de Luthero referentem... ». 29. Ibid., p. 231 : « Scio, Leopolde, tuorum Germanorum quosdam non obscuri nominis id ipsum nuper disserere cœpisse ».

U N FAUX PROBLÈME

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: LE PACIFISME DE LUTHER

des traductions espagnoles de l'Epître aux Galates, de la Liberté chrétienne et du Serf arbitre y arrivaient d'Anvers.30 Selon A. Redondo31, plusieurs autodafés des livres de Luther ont lieu en 1523, ce qui atteste la grande diffusion de la nouvelle doctrine. Ainsi rien ne s'oppose à ce qu'on croie à l'explicite responsabilité qu'impute Sepúlveda à Luther. Elle sera d'ailleurs reconnue plus tard par de nombreux commentateurs et écrivains modernes, comme A. Vanderpol et A. Losada.32 Quant à J. Vigón, il dénonce, dans son Espíritu militar español, les méfaits de l'objection de conscience dont l'infection s'est déclarée après la dernière guerre en Suisse, et il ajoute qu'il faut tenir compte de l'importance de la propagande protestante en Espagne, propagande dont il ne faut rien espérer de bon, tant il est vrai qu'un hétérodoxe ne peut jamais être intimement lié au destin de l'Espagne. Pour lui, l'histoire des hétérodoxes est l'histoire des voies ouvertes aux ennemis de l'Espagne.33 Pourtant, avant de donner notre créance à l'accusation si vite acceptée par les auteurs cités, il convient de savoir ce

30. E.-G. Léonard, Histoire

générale du protestantisme,

Paris, 1961,

t. I, p. 235-236. 31. A. Redondo,

« Luther et l'Espagne », in Mélanges

de

la Casa

de Velazquez, Paris, 1965, t. I, p. 127. 32. A. Vanderpol, op. cit., p. 366. A. Losada, en note 6 de son édition du Démocrates

primas et dans son J.G. de Sepúlveda a través su epis-

tolario (op. cit., p. 325), écrit : « Lutero como vimos a tratar de este asunto, habrá condenado la guerra abiertamente ». 33. J. Vigón, El

espíritu

militar

español,

Madrid,

1956, p.

188 :

« Importa tener esto en cuenta en un momento en que la propaganda protestante ha entrado en España en un periodo de actividad proselitista de la que nada bueno puede esperarse. En España el heterodoxo ha sido siempre un disconforme ; ni podrá ahora sentirse intimamente ligado a nuestra historia ni jamás se considerará asociado a los propósitos y a los fines que tiene por suyos el espíritu español ; la historia de los heterodoxos españoles es la historia de los portillos abiertos a los enemigos de España ». 3

34

LA GUERRE

qui les fonde. On devrait donc trouver chez Luther une doctrine pacifiste justifiant doutes et scrupules qui gênent certains gentilshommes espagnols. Ce qui nous détermine à la chercher et augmente notre méfiance est précisément l'absence de référence exacte à un ouvrage déterminé. Sepulveda, qui connaît bien les œuvres de Luther, reste étrangement imprécis. Son expression même dénote une certaine volonté d'incertitude : « Léopold, Allemand un peu luthérien... ton sentiment n'est pas étranger à la doctrine de Luther ». Le Réformateur fut-il donc le chantre du pacifisme ? Dans une œuvre de 1518, Resolutiones disputationes de virtuîe induîgentiarum, on trouve la phrase suivante : « Praeliari adversus Turcos est repugnare Deo visitanti iniquitates nostras per illos ». C'est sur ce seul texte de jeunesse de Luther, publié un an après le début de la révolution religieuse34, que se fonde la réputation antibelliciste du Réformateur. Il faut avouer qu'il n'y a pas là une doctrine, ou une pensée définie et approfondie. Bien plus, ces quelques lignes seront après 1520 constamment infirmées par de multiples écrits qui sont autant de justifications théologiques de la violence et de la guerre. Commencé en 1520, le Magnificat fut imprimé en août 1521. On y lit ceci : « Le pouvoir temporel a le devoir de protéger ses sujets, comme je l'ai souvent dit, car c'est pour cela qu'il porte le glaive afin de maintenir dans la crainte — pour qu'ils laissent aux autres paix et repos — ceux qui ne se soucient pas de cet enseignement divin. En cela non plus il ne cherche pas son propre avantage, mais le profit du prochain et l'honneur de Dieu ; sans doute aimerait-il lui aussi se tenir tranquille et laisser reposer son épée, si Dieu n'avait pas prescrit cela pour réprimer les méchants... ainsi, le prince qui gagne la guerre, c'est celui par qui Dieu a battu 34. Publication des 95 thèses sur les indulgences à la porte de la chapelle du château de Wittenberg.

UN FAUX PROBLÈME : LE PACIFISME DE LUTHER

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les autres ».38 Le pasteur a le devoir de protéger son troupeau, et Sepulveda ne dit rien d'autre lorsqu'il écrit, après avoir comparé les princes aux bergers : « celui qui, par lâcheté, ne résiste pas avec des gens de guerre et de toutes ses forces, même au péril de sa vie, aux ennemis lorsqu'ils viennent à nuire, ou ne récupère pas les vols commis et châtie selon les lois les coupables (parce que telles sont les plus justes causes pour faire la guerre), celui-ci ne remplit pas ses devoirs de prince mais trahit les peuples qui sont sous sa protection ».38 En 1522, Luther, dans un traité dédié au duc Jean le Constant de Saxe, frère du prince électeur Frédéric III le sage, intitulé De l'Autorité temporelle et des limites de l'obéissance qu'on lui doit, définit sa position avec clarté. A l'aide de force citations de l'Evangile et en particulier de l'Epître aux Romains (XII et XIII) si chère à Sepulveda (p. 242 et 247), le Réformateur veut prouver l'accord entre le christianisme et l'usage du glaive, objet du Démocrates primus, rappelons-le. Personne mieux que Sepulveda n'utilisera Luther pour enraciner théologiquement le pouvoir politique, la violence et la guerre. La similitude des arguments pourrait même nous faire croire sinon à une traduction, tout au moins à une transcription. Lisons plutôt : « En premier lieu, il nous faut fonder solidement le droit temporel et le glaive, de telle manière que personne ne puisse douter qu'ils existent en ce monde de par la volonté et l'ordre de Dieu... c'est la volonté de Dieu de se servir du glaive et du droit temporel, pour punir les malfaiteurs et protéger les gens de bien... Si donc tu voyais qu'on manque de bourreau, 35. Luther, in Œuvres, Genève, 1963, t. III, p. 56 et 58. 36. Démocrates primus, in Opéra omnia, t. IV, p. 245 : « Nam qui hostibus ingruentibus per ignaviam cedit, nec strenue manu coacta cunctis epibus atque viribus vel cum vitae suae discrimine répugnât, nec res injuste ablatas repetit, pœnasque sumit de sontibus légitimas (haec enim fere sunt justissimae causae belli gerendi) is non principis officio fungitur, sed populos suae fidei commissos sceleratissime prodens ».

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LA GUERRE

d'appariteurs, de juges, de seigneurs ou de princes et si tu te sentais qualifié pour cela, tu devrais alors offrir tes services et briguer un de ces postes, pour que l'autorité qui est nécessaire ne soit pas méprisée... Si donc le Christ n'a pas porté le glaive et s'il n'en a pas fait l'objet d'un enseignement, il suffit qu'il ne l'ait pas interdit ni aboli, mais reconnu ».37 Pour être probante, la démonstration doit encore se poursuivre. Le fameux traité Contre les hordes criminelles et pillardes de paysans est écrit en 1525, et il n'est certes pas une apologie du pacifisme. « Pourfends, frappe et étrangle qui peux. Si tu dois y perdre la vie, tu es heureux, tu ne pourras jamais connaître de mort plus bienheureuse. Car tu meurs dans l'obéissance à la Parole et à l'Ordre de Dieu (Rom. XIII)... ».38 En 1526, Luther consacre un écrit à la question Les soldats peuvent-ils être en état de grâce ? La réponse affirmative rend presque superflue la longue démonstration de Sepulveda, tant il est vrai que le Réformateur, neuf ans avant la publication du Démocrates, utilise toutes les subtilités que retrouvera notre Cordouan. « Je serais presque tenté de me vanter que, depuis le temps des Apôtres, personne d'autre que moi n'a aussi clairement décrit et aussi excellemment exalté le pouvoir du glaive temporel... Car étant donné que le glaive est institué par Dieu pour punir les méchants, protéger les justes et maintenir la paix (Rom. XIII, 1, Pierre II), cela prouve avec suffisamment de force que le fait de faire la guerre et de massacrer est également institué par Dieu, ainsi que tout ce qui va de conserve avec les campagnes et le droit de la guerre. Qu'est-ce donc que la guerre, sinon le châtiment de l'injustice et du mal ? Et pourquoi fait-on la guerre, sinon pour avoir la paix et la soumission ? ».39 Sepulveda peut-il aussi ignorer le De la 37. Luther, Œuvres, op. cit., t. IV, p. 15 sq. 38. Ibid., p. 179. 39. Ibid., p. 229.

LB VÉRITABLE DANGER OU LA GUERRE MENACÉE

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guerre contre les Turcs, dans lequel Luther donne son approbation, en tant que citoyen de l'empire et chrétien, devant l'exigence faite par Soliman à Ferdinand de Habsbourg, frère de Charles Quint, de céder Pest ? « N'est-ce pas servir Dieu que d'aider à conserver l'ordre établi par lui et le gouvernement temporel ? », demande en 1530 le Réformateur. 40

3 . LE VÉRITABLE DANGER OU LA GUERRE MENACÉE

Il nous apparaît absolument impossible que Sepûlveda, si au fait de tout ce qui touchait à l'hérésie luthérienne, n'ait pas eu connaissance d'un des ouvrages cités, écrits entre 1521 et 1530. On pourrait même dire que le seul point commun entre le catholicisme romain et la doctrine de Luther se situe précisément dans la justification religieuse de la guerre et la volonté de maintenir, par la violence s'il le faut, un ordre temporel voulu par Dieu. Sepûlveda se battait-il pour vaincre un adversaire qui luttait à ses côtés ? Si Luther est ici hors de cause, quel est donc le tenant du pacifisme qui est visé ? Notre auteur a beau soutenir qu'il s'agit du Réformateur, les affirmations répétées de celui-ci démentent l'accusation. En revanche, nous savons qu'en Europe un homme, Erasme, et ses plus illustres amis espagnols, J. de Valdés et J.L. Vivés, soutiennent l'incompatibilité de la guerre avec l'esprit des Evangiles. Quand on connaît les rapports entre Sepûlveda et Erasme, il ne fait aucun doute que, dans cette première partie tout du moins, exclusivement consacrée à la guerre, c'est l'humaniste de Rotterdam que notre auteur veut perdre. Très habilement, il fait exposer ses thèses par un luthérien, c'est-à-dire un ennemi de l'Eglise. En confondant la pensée d'Erasme et l'hérésie luthérienne, Sepûlveda tient là le meilleur moyen 40. Ibid., t. IX, p. 184

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LA GUERRE

de ruiner l'argumentation érasmienne. Mieux qu'une réfutation, c'est une compromission d'Erasme avec le plus redoutable adversaire de l'orthodoxie. Cette confusion se perpétuera avec une surprenante pérennité chez Vitoria41, A. de Castro42, M. Cano43, L. de Molina44, F. Suárez45. Au 18e siècle, J. de Cabrera48 confondra également les positions d'Erasme, d'Œcolampade, de Luther qu'il rapproche du manichéisme. Deux siècles plus tard, on peut lire ces lignes dans le Dictionnaire de théologie catholique47 : « Les chefs de la Réforme protestante qui ont provoqué tant de guerres pour soutenir leur révolte contre l'Eglise n'ont pas craint de se contredire formellement en enseignant que la guerre était pour tous les chrétiens un péché mortel. Œcolampade (Jean Hausschein ou Hussgen), Erasme, Luther, les Wicliftes, les anabaptistes et autres, renouvelèrent l'hérésie des manichéens déjà réfutée victorieusement par saint Augustin mille ans auparavant ». Les critiques modernes comme E. Nys, A. Vanderpol48, pour ne pas citer les meilleurs spécialistes espagnols contemporains, discourent encore avec sérieux sur le pacifisme de Luther. Récemment, L. Delbez nous parle du « pacifisme intégral de Luther et de Tolstoï ».49 41. De jure belli, Madrid, 1765, p. 251. 42. Adversus 43. De

bello,

omnes in

haereses, Madrid, 1773, p. 116.

Anuario

de

la Asociación

Francisco

de

Vitoria

(Madrid), X, 1955-1956, p. 92. 44. M. Fraga Iribarne, Luis de Molina

y el derecho

de la guerra,

Madrid, 1957, p. 250. 45. De bello, trad. par A. Vanderpol, in La doctrine scolastique

du

droit de guerre op. cit., p. 362. 46. Crisis

política

détermina

el más florido

imperio

y

la

mayor

institución de príncipes y ministros, Madrid, 1719. 47. Letouzey et Ané, op. cit., t. VI, deuxième partie, p. 1921. 48. E. Nys, Le Droit

de la guerre

et les précurseurs

Bruxelles, 1882, p. 82 et 83 ; A. Vanderpol, op. cit., p. 366. 49. La notion de guerre, Paris, 1923, p. 66.

de

Grotius,

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Des raisons tactiques ont, certes, contribué à l'entretien de cette confusion créée par la bulle de Léon X Exurge Domine du 16 juin 1520, qui figera définitivement Luther dans l'hérésie iréniste. Que dire de cette erreur qui se prolonge depuis plus de quatre siècles ? Rien, sinon qu'elle nous invite à méditer sur le poids d'une bulle. 50 Erasme inquiète, comme Socrate, et il risque d'éveiller les consciences si facilement apaisées par une dévotion extérieure. Or il est bon pour le pouvoir politique et religieux qu'Euthyphron croie toujours docilement. Ne nous y trompons pas, Erasme est profondément chrétien, mais il n'admet pas les « corrections » apportées à l'œuvre du Christ par les hommes d'Eglise et il fait sienne déjà la protestation de Dostoïewsky devant les déclarations du Grand Inquisiteur. 51 Erasme possède un immense rayonnement ; sa pensée est diffusée à travers toute l'Europe et a gagné très vite l'Espagne. 52 Henri Pirenne, non sans quelque excès, écrit : « Le Pape, les cardinaux, Charles Quint et ses ministres, Chievres, Gattinara, tous les représentants de la tradition religieuse sont érasmiens, comme la cour de Louis XVI devait être voltairienne à la veille de la Révolution ».53 II faudrait nuancer quelque peu cette affirmation trop optimiste, mais retenons pour l'instant l'adjectif. On a souvent comparé l'esprit d'Erasme à celui de Voltaire, et à bien des égards on a raison. 50. Sur ce sujet, voir notre article in Mélanges de la Casa Velazquez, IX, octobre 1973. 51. « Et s'il y a mystère, nous étions aussi bien en droit de prêcher le mystère et de leur enseigner que ce n'est pas la libre décision de leurs cœurs qui importe, non pas l'amour, mais le mystère auquel ils doivent se soumettre aveuglément, même à rencontre de leur conscience. Nous avons corrigé Ton œuvre et nous l'avons fondée sur le miracle, le mystère et l'autorité » (Les Frères Karamazov, Paris, 1948, p. 334). 52. Voir le magistral ouvrage de Marcel Bataillon, Erasmo y España, op. cit. 53. H. Pirenne, op. cit., t. IV, p. 295.

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Même ironie dans ses attaques contre les « frocards » et les théologiens, le luxe des prêtres, la guerre et les injustices de toutes sortes. Qui n'a lu l'Eloge de la Folie ? Ce livre « garde et manifeste d'année en année dans diverses régions du monde sa puissance explosive ».54 Mais comme le fait toujours remarquer M. Bataillon, ne conserver d'Erasme que ce souvenir classique revient à l'enfermer dans des limites étroites d'où l'on manque l'essentiel de sa pensée, qui, corrosive parfois comme celle de Voltaire, ne s'en apparente pas moins à celle de Rousseau. Ce qui frappe d'abord dans l'œuvre d'Erasme est un optimisme qui prend sa source dans la nature même, création bonne d'un Dieu bon. Il constate d'abord, avant Montaigne, que « c'est chose tendre et fragile que l'homme ». En lui la nature a semé des sentiments d'amour et de concorde. Toute la première partie du Dulce bellum...55 est consacrée à cette démonstration prérousseauiste. La comparaison classique avec les bêtes et la conclusion en leur faveur s'affirme ici avant l'Apologie de Raymond Sebond. Tous les animaux ne se battent pas entre eux, le lion n'attaque pas le lion, le serpent vit en paix avec le serpent. Lorsqu'il arrive que les bêtes se battent, elles le font avec leurs propres armes, alors que les hommes usent d'intelligence pour imaginer de démoniaques artifices. 56 Seuls

54. M. Bataillon, « La situation présente du message érasmien » in Colloquium Erasmiarum, Mons, Centre Universitaire d'Etat, 1968, p. 10. 55. Erasme, Dulce bellum inexpertis, in Obras escogidas, op. cit. 56. Les remarques d'Erasme ne font pas date. Aldous Huxley écrit en 1939 dans La Fin et les moyens (Paris, 1939, p. 104-105) : « La guerre est un phénomène purement humain. Les animaux inférieurs se livrent à des duels dans le feu de l'excitation sexuelle, et tuent pour manger, ou exceptionnellement à titre de sport. Mais les activités d'un loup mangeant un mouton, ou d'un chat jouant avec une souris, ne ressemblent pas plus à la guerre que celle des bouchers et des chasseurs à courre. De même les batailles de chiens affamés ou de cerfs en rut

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quelques cas précis et limités, comme la jalousie à la période des amours, ou la faim, suscitent des combats. En faisant la guerre, c'est la nature tout entière et sa propre nature que l'homme trahit, rien dans sa constitution ne lui est donné pour la lutte ou la violence. En revanche, la nature lui fait présent d'yeux, fenêtres de l'âme, de bras généreux et lui a offert l'instinct du baiser par lequel, en quelque sorte, les âmes se rencontrent et s'unissent. 57 Une conclusion importante s'impose. La conscience d'Erasme n'est nullement hantée par la souillure du péché. Cela seul suffirait à l'opposer définitivement à Luther, qui doit à l'irréductible « morve » du vieil Adam toute son aventure spirituelle. Ici nulle inquiétude théologique. Que les hommes suivent les voies de l'amour telles que le Christ les a enseignées et l'humanité sera heureuse. A. Humbert l'a parfaitement saisi, lorsqu'il parle de la piété d'Erasme en ces termes : « ... cette piété se résumait pour Erasme à peu près dans un seul mot : la Charité, et celle-ci n'avait guère pour lui que son sens social. C'était la règle suprême des relations entre chrétiens. De vie intérieure, il n'était presque pas question. L'idéal du fidèle était de passer " en faisant le bien " ».58 On comprend

ressemblent à des rixes de cabaret et n'ont rien de commun avec la guerre, qui est l'assassinat en masse organisé à froid. Certains insectes à vie sociale, il est vrai, vont se battre en armées, mais leurs attaques sont toujours dirigées contre les représentants d'autres espèces. L'homme est unique à organiser l'assassinat en masse de sa propre espèce ». 57. Dulce bellum..., in Obras escogidas, op. cit., p. 1032 et sq. 58. Les Origines de la théologie moderne, Paris, 1911, p. 223. Cette analyse est confirmée par H. Hauser (La Modernité du XVI' siècle, Paris, 1930, p. 48) : « ... cette morale, même quand elle se présente comme un Manuel du chevalier chrétien, est une morale humaine ; je ne dis pas tout à fait laïque, mais il y a quelque chose de cela. L'idée fondamentale de la morale rabelaisienne, comme de la morale érasmienne, c'est que l'homme est naturellement bon et que, pour bien

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alors que, dans un enseignement qui veut que « la moindre part de la vie religieuse consiste dans les cérémonies et les abstinences, et que l'essentiel réside dans la purgation des désirs et l'exercice de la charité »59, la guerre soit vigoureusement attaquée, ses prétextes juridiques et théologiques réfutés. Erasme revient sans cesse sur le problème de la guerre, qui est pour lui une question fondamentale, puisque la nature est toujours l'axe de référence : « La nature a créé un seul animal, l'homme, qui soit doué de raison, qui soit capable de concevoir l'idée de Dieu. Elle l'a rendu, lui seul, sensible à la bienveillance et à la concorde... la nature enseigne la paix et la concorde, tant de charmes nous engagent à les aimer ».M Or, quel est le créateur de cette nature, si ce n'est un Dieu bon dont le message ne nous apprend rien d'autre que l'amour ? Rien en lui qui ne respire la paix, l'amitié, la charité. 61 Que l'on considère la guerre par rapport à la paix. D'un côté le normal, de l'autre le pathologique, car pour Erasme la guerre est une maladie, il parle « d'épidémie belliqueuse »62 qui se propage et gagne les lieux les plus reculés. Nul endroit où trouver refuge devant ce mal qui n'épargne ni les places agir, il doit suivre les lois de sa nature. On ne saurait s'éloigner plus radicalement du dogme du péché originel ». Il est intéressant de noter que Luther dénie aussi à Erasme toute dimension religieuse au sens étymologique du terme. « Erasme n'entend rien à la vie spirituelle. Malgré tant de savoir et de talent, ni le désir de la perfection intérieure, ni le sens du divin, ni le contact avec l'Esprit, ne lui sont échus en partage » (A. Renaudet, Etudes érasmiennes, op. cit., p. 335). 59. Cité par A. Renaudet, in Erasme, sa pensée religieuse et son action d'après sa correspondance (1518-1521), Paris, 1926, p. 14. 60. Querela pacis, trad. par Constantinescu-Bagdat, Paris, 1924, p. 138 et 141. 61. Dulce bellum... in Obras escogidas, op. cit., p. 1044. 62. Institutio principi christiani, in Obras escogidas, op. cit., p. 342.

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publiques, ni les palais des princes, ni la religion : « La guerre est le fléau des Etats, le tombeau de la justice ».63 C'est à contre-cœur qu'Erasme admet la guerre contre les Turcs. Les motifs n'en sont pas toujours si louables. Avant la lettre, Erasme débusque l'idéologie : « L'or des Turcs me fait crever d'envie, alors sous couleur de défendre ma religion, je transmute mon avidité en défense du Droit de l'Eglise ».64 On prépare d'ailleurs ces guerres avec une rapidité qui, selon l'humaniste de Rotterdam, en hypothèque déjà la valeur. Les meilleures armes pour soumettre les Turcs sont celles du soldat chrétien : la résignation, le dédain des biens du monde, la simplicité d'une conduite charitable. Peut-être Dieu prendra-t-il plus à cœur la défense de la chrétienté, lorsqu'il la verra plus fidèle à son destin. Avec hardiesse il écrit : « Il faut savoir que ceux à qui nous donnons le nom de Turcs sont dans leur plus grande partie des semi-chrétiens et peut-être plus proches du véritable christianisme que beaucoup d'entre nous ».85 L'exemplarité sans reproche du fidèle, puisée aux sources mêmes des préceptes du Christ, reste pour Erasme la seule victoire possible du monde chrétien. Loin de célébrer la gloire de telle ou telle armée, de narrer les hauts faits de tel ou tel seigneur, il qualifie la gent militaire de lie de l'humanité. Il suggère au gentilhomme chrétien des actions qui sont bien peu guerrières. Dans un ouvrage qui est la somme de l'irénisme érasmien, le Manuel du soldat ou du chevalier chrétien, il propose de nouvelles armes qui n'ont rien à voir avec les arquebuses, gloire de l'équipement espagnol, que chante Sepulveda 66 : « Vous y verrez à droite et à gauche les armes de la

63. Querela pacis, op. cit., p. 168. 64. Dulce bellum..., in Obras escogidas, op. cit., p. 1056. 65. Ibid., p. 1055. 66. Voir Cohortatio ad Carolum Quintum..., in Opéra omnia, op. cit., t. IV.

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justice, là se présenteront à vous la vérité et la cuirasse de justice pour vous défendre en flanc, et le bouclier de la foi pour repousser, pour éteindre les traits enflammés de votre ennemi : vous y découvrirez enfin le casque de salut et le glaive spirituel qui n'est autre que la parole de Dieu ».67 Ainsi armé, le soldat chrétien aura une conduite qui contraste étrangement avec celle que prône Démocrates : « Faites rentrer s'il est possible votre ennemi en lui-même, en le comblant de bienfaits, ou en le gagnant par la douceur. Si vous n'y arrivez pas, il vaut mieux qu'un seul se perde que deux. Il vaut mieux que vous enrichissiez votre âme par la vertu de patience, qu'en rendant injure pour injure, vous deveniez tous les deux criminels ».M Nous n'avons pas à rapporter ici tous les arguments qu'Erasme invoque contre la guerre. Retenons qu'elle est antinaturelle et antichrétienne. Certes, et avec réticence, il reconnaît que les lois pontificales ne réprouvent pas toutes les guerres et que saint Augustin les approuve dans un certain passage. 69 Les guerres de l'Ancien Testament ? Sans les ignorer, Erasme leur confère une signification allégorique. Ne faut-il pas entendre par armée, dans l'expression « Dieu des Armées », « la réunion de toutes les vertus sous l'égide desquelles les hommes combattent tous les vices »70 ? Après tout, saints et papes ne furent que des hommes, pourquoi ne pas écouter l'enseignement d'amour du seul Christ ? Les choses, hélas ! ne sont pas aussi simples. Comme nous l'avons vu, c'est au sein même des Evangiles que l'ambiguïté apparaît. De plus, il ne s'agit pas d'un certain passage chez saint Augustin. L'évêque d'Hippone, et plus tard saint Thomas, 67. et la 68. 69. 70.

Le Manuel du soldat ou les obligations et les devoirs d'un préparation à la mort, Paris, 1711, p. 44. Ibid., p. 241. Institutio principi..., in Obras escogidas, op. cit., p. 343. Querela pacis, op. cit., p. 146.

chrétien

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consacrent de larges dissertations à la licéité de la guerre. La très vaste érudition de Sepûlveda ne manquera pas d'y puiser ses principaux arguments. Quoi qu'il en soit, Erasme est la grande voix qui s'élève contre la guerre, en refusant même d'examiner les prétextes de son éventuelle justice. Rien, selon lui, dans les paroles du Christ ne la légitime et c'est avec une sagacité qui nous touche profondément, tant elle est d'actualité, qu'il écrit à François Ier le 1er décembre 1523 : « Je sais que chacun voit dans sa propre cause la plus juste qui soit »71 ou encore « mais qui ne trouverait sa cause juste ! ».72 En défendant ainsi le pacifisme, Erasme réfute par avance toutes les justifications théologiques auxquelles il oppose son maître mot : la Charité. Les arcanes du droit naturel et du droit positif lui importent peu : « On dit encore dans le monde qu'il est juste de repousser la force par la force... je m'étonne seulement comment les paroles suivantes se sont glissées parmi les chrétiens ».73 Erasme est parfaitement conscient des conséquences de son irénisme. Il sait, avant même que n'intervienne Sepûlveda, qu'à chanter la paix on est vite taxé « d'impiété, pour ne pas dire d'hérésie ».74 Mais qu'importe, il n'en démordra pas. La guerre reste un fléau qui parfois « en une seule heure fait d'innombrables orphelins, des veuves sans nombre, réduit beaucoup d'hommes à la misère et rend tout le monde malheureux ».75 Comment Sepûlveda ne pourrait-il se sentir personnellement atteint par ce passage de l'Eloge de la folie : « Croirait-on qu'il se trouve des flatteurs adroits qui osent donner à cette fureur évidente les beaux noms de zèle, de 71. 72. 73. 74. 75.

Dulce belltim..., in Obras escogidas, op. cit., p. 1198. Ibid., p. 1046. Le Manuel du soldat..., op. cit., p. 241. Dulce bellum..., in Obras escogidas, op. cit., p. 1032. Institutio principi..., in Obras escogidas, op. cit., p. 342.

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piété et de courage, et qui emploient toute la subtilité de leur esprit pour prouver que celui qui tire l'épée et la plonge dans le sein de son frère peut conserver néanmoins dans son cœur cette charité parfaite envers son prochain, que JésusChrist a tant recommandée à ses disciples ! ».76 On comprendra mieux l'insistance de notre auteur à réfuter Erasme, si l'on sait que celui-ci avait en plus gagné à sa cause deux grands noms de la pensée espagnole du 16e siècle : Juan Luis Vivés et Alfonso de Valdés. Il ne s'agit plus maintenant d'un écrivain hollandais, mais bien de compatriotes de Sepûlveda, qui offrent aux chrétiens un nouveau mode de vie, totalement opposé à l'idéal du gentilhomme castillan. Vivés et Valdés sont pour leur temps inactuels, parce qu'en avance sur leur époque. Attaquant la guerre, démystifiant l'obsession de l'honneur, prônant une vie simple et utile pour la communauté des hommes, fondée sur la charité mais aussi sur la justice et la solidarité, ils proposent des valeurs tout à fait étrangères aux souhaits de Sepulveda. Dans un très bel ouvrage intitulé De concordia et discordia in humano genere publié en 1529, Vivés reprend les thèmes exposés par Erasme en faveur de la paix. Comme ce dernier, il rappelle à l'homme sa condition fragile et précaire. « Une petite fièvre de rien du tout abat l'homme le plus robuste et courageux qui se voit alors obligé d'implorer l'aide extérieure ; ce brave lion nécessite les soins d'une faible femme ».77 Puis Vivés compare aussi l'homme aux animaux, montre que ceux-ci ne se combattent pas au sein d'une même espèce, et chante les bienfaits d'une nature bonne qui nous enseigne la concorde : « la paix, l'amour, la concorde, nous maintiennent dans notre nature et dignité d'homme, la discorde, la discussion, nous en détournent ».78 Comme celle d'Erasme, 76. Erasme, Eloge de la folie, Paris, 1941, p. 125. 77. In Obras complétas, Madrid, 1948, t. II, p. 116. 78. Ibid., p. 80.

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toute la morale de Vivés s'enracine dans l'amour que Dieu a placé dans la seule charité : « le fondement, l'édifice, le toit, le début et la fin de tous les commandements ».79 Face à cela, les raisons de faire la guerre ne pèsent pas lourd. Cherchons plutôt les secrètes motivations qui se cachent derrière le manteau de certains devoirs : « Nous assistons à un fait paradoxal, sous prétexte d'obéir aux ordres du prince, nous obéissons inconsciemment aux pulsions morbides de notre âme »80 et de ce fait abdiquons toute humanité, tant il est vrai que seuls amour et concorde sont le chiffre de l'homme. Etre chrétien consiste simplement à ne pas trahir sa nature d'homme. Dans ces conditions, comment peut-on devenir soldat ? La réponse est aisée : « Celui qui veut vivre de façon sobre et tempérante ne doit pas embrasser la carrière des armes » car « la guerre est une hydropisie où le fait de boire exaspère la soif ».82 Dans une lettre de 1522 adressée au pape Adrien VI, Vivés le supplie de faire taire les armes et stigmatise comme Erasme l'existence de certains érudits jouissant de la confiance des princes et qui, lorsque ces derniers leur demandent conseil au sujet des hostilités, embrouillent les concepts de juste ou injuste guerre, pour mieux servir l'intérêt de leur maître. 83 Alfonso de Valdés, dans son Diálogo de Mercurio y Carón**, édité en 1531, tire aussi son inspiration de la pensée d'Erasme, et plus précisément de Ylnstitutio principi christiani dont nous avons déjà parlé. Là, il a appris la vanité des guerres, et les vrais devoirs du prince envers ses sujets. Valdés, selon J.F. Monte79. Ibid., p. 87. 80. Ibid., p. 105. 81. Ibid., p. 139. 82. Ibid., p. 140. 83. Ibid., p. 15. 84. Voir l'article de M. Bataillon, « Alfonso de Valdès, auteur du Diálogo de Mercurio y carón », in Homenaje a Menéndez Pidal, Paris, 1971, p. 403 sq., et aussi Erasmo y España, op. cit.

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sinos 85 , transcrit Erasme, le traduit littéralement parfois, tout en l'adaptant aux circonstances espagnoles du moment, bref « l'espagnolise ». Nous aurons à retrouver plus avant les aspirations sociales et politiques de Valdés. Pour l'instant, précisons très rapidement sa pensée en ce qui concerne la guerre. Elle est une calamité qu'il faut à tout prix éviter, même contre les Turcs. C'est ce qui ressort de tous les examens de passage que Caron fait subir aux âmes qu'il transborde. A une d'entre elles qui se vante de sa piété pour avoir combattu les Turcs, il commence par montrer que les revenus dépensés pour la guerre représentent la sueur du peuple utilisée à sa propre ruine. Puis Valdés affirme que ce n'est pas en faisant le plus de mal à l'ennemi que l'on plaît à Dieu, car à utiliser cette tactique on ne fait qu'augmenter la haine des Turcs contre Jésus-Christ. 86 A une autre âme de roi, bien plus noble, il fait dire que les princes sont des pasteurs pour diriger leurs brebis, certes, mais ils sont en même temps comptables de leur bonheur. Ce prince, pour avoir vécu en chrétien, sans armes, sans répandre le sang, a su conquérir le cœur de nombreux infidèles. « La guerre et ses conséquences sont si horribles qu'elle ne peut être déclenchée qu'en ultime recours et toujours en fonction du bien des sujets qui peut exiger parfois une paix désavantageuse plutôt qu'une juste guerre ».87 Il est fort possible qu'outre Erasme et les érasmistes espagnols, Sepûlveda ait visé dans ses attaques A. de Guevara, d o n t le Relox de Principes,

l'Horloge

des Princes,

connaissait

un succès considérable dès 1529. Cet ouvrage présente un intérêt fondamental pour le propos qui nous occupe. Il est d'abord la première, et peut-être la seule esquisse 85. A. de Valdés, Diâlogo de Mercurio y Carôn, Madrid, 1965, introduction de Montesinos, p. XI. 86. Ibid., p. 96. 87. Ibid., p. 183.

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d'utopie dans la pensée espagnole qui, comme on le sait, ne cultive pas ce genre. A. de Guevara, dans ses chapitres XXXII à XXXV va imaginer un dialogue entre Alexandre le Grand et les Garamantes pour exalter la simplicité, l'égalité et le pacifisme, opposés à la vanité de la gloire fondée sur l'aventure conquérante. Chaque ligne de ces chapitres exprime une volonté de paix et de concorde et réfute cet honneur qui, comme nous le verrons, est si fortement prisé par Sepulveda : « Finablement, je te veulx faire sçavoir qui est celuy qui parvient à l'honneur en ceste vie, et c'est non celuy qui passe sa vie en guerre, mais est celuy qui prend la mort en paix ».89 L'argent, les richesses auxquels Sepulveda tient tant sont aussi condamnés en cette société égalitaire, mais impitoyable, esquissée par A de Guevara.90. Mais comme si cet appel au pacifisme et à l'égalité n'était pas suffisant, A. de Guevara l'assortit d'une critique à peine voilée de la colonisation. 91 Avant le célèbre passage du paysan du Danube (Livre II), A. de Guevara tient par la bouche d'un Garamante un langage qu'il est facile de transposer : « Vous autres qui estes Grecz, aux montaignes, mais je dy en ce cas, que nous esiouyssons d'estre Barbares aux langues, & estre Grecz aux œuvres : & non comme vous qui tenez les langues des Grecz, & faictes œuvres de Barbares : pource que celuy qui fait bien & parle

88. A. de Guevara, L'Orloge des Princes, trad, par R.-B. de la Grise, Paris, 1550. 89. Ibid., p. 96 v°. 90. Ibid., p. 99. 91. R. Costes, A. de Guevara : son œuvre, Paris, 1926 : « On ne serait pas non plus étonné que l'épisode le plus généralement admiré de l'Horloge des Princes, celui du Paysan du Danube, ne contînt une critique de la conquête espagnole aux Indes ». 4

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mal, n'est point Barbare : mais c'est celuy qui tient la langue bonne, et la vie mauvaise ».92 Lorsque le vilain du Danube prend la parole pour dénoncer l'impérialisme romain, on ne peut s'empêcher de songer à une autre critique 83 : « Grande est votre gloire, Romains, pour les victoires que vous avez eues, et pour les triumphes que de plusieurs royaumes avez triumphé, non pource plus grande sera vostre infamie es siècles advenir pour la cruaultez que vous avez faicte... ».84 L'hypocrisie morale est également fustigée chez ceux qui, se donnant comme les meilleurs, pratiquent cependant tout ce qu'ils condamnent. 05 Enfin, A. de Guevara fait une allusion directe aux arguments qui tendent à prouver la barbarie des Indiens, rejetant par avance l'argumentation de Sepulveda : « Que vous diez, nous autres, mériter estre esclaves, à cause que nous n'avons prince qui nous commande, ny sénat qui nous gouverne, ni exercite qui nous deffende, a cecy je vous veulx bien respondre, que puisque nous n'avions ennemis, nous n'avions souci d'exercices, & puisque chacun estoit content avec son sort & fortune, nous n'avons nécessité d'un superbe sénat qui gouvernast, & qu'estans, come nous estions, tous egaulx ne devions consentir d'avoir entre nous aucun prince... ».96 L'opposition à la politique conquérante, célébrée par Sepulveda, se trouve exprimée sans équivoque chez A. de Guevara dont la renommée dépassera très vite les frontières de l'Espagne et dont l'influence fut considérable en Italie. 92. A. de Guevara, op. cit., p. 98 v°. 93. R. Costes, op. cit., p. 60 : « ... on peut trouver que le Paysan du Danube traduit assez exactement les idées et les sentiments de quelque Aztèque ou de quelque Inca opprimé lorsqu'il fait le procès des conquérants romains ». 94. A. de Guevara, op. cit., p. 285. 95. Ibid., p. 286 v°. 96. Ibid., p. 289.

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On le voit donc, c'est bien contre Erasme et ses disciples et tous ceux qui défendaient un idéal de paix et de justice sociale, comme nous le verrons plus avant, que notre auteur dirige ses attaques. Rien jusqu'à présent, comme nous l'avons montré, ne concerne Luther. Réfuter le pacifisme érasmien n'est pas l'unique objectif du Démocrates primus. Il veut répondre à toutes les questions qui se posent à la conscience chrétienne du 16e siècle et qui sont d'ailleurs souvent celles qui inquiètent encore notre temps. Quelle doit être l'attitude du chrétien face aux honneurs, aux biens de ce monde... et du Nouveau ? N'oublions pas en effet qu'au Démocrates fait suite un autre dialogue, le Démocrates secundus, qui n'est que l'application concrète au cas des Amériques de la doctrine générale sur la guerre. Ce dernier ouvrage suscitera la fameuse assemblée de Valladolid en 1550, qui le condamnera, retenant contre lui les thèses de Las Casas, son illustre adversaire. 97 Le problème du libre arbitre, si important, ne manque pas non plus d'y figurer, et c'est alors que les attaques de Sepûlveda contre Luther se justifieront véritablement. Enfin, le commun mépris d'Erasme et de Luther pour Aristote incitera davantage encore Sepûlveda à confondre ces deux ennemis de l'Eglise, car, en discréditant l'aristotélisme, non seulement on touche de plein fouet l'argumentation de notre auteur, mais encore on porte atteinte à la philosophie chrétienne de saint Thomas. Redisons-le, le présent ouvrage est une théorie d'ensemble qui justifie aussi bien la guerre, le paupérisme, que la hiérar-

97. Il existe une très abondante littérature sur Las Casas et son combat en faveur des Indiens, ainsi que sur sa célèbre controverse avec Sepûlveda. Pour une bonne bibliographie de Las Casas, voir le travail de R. Marcus, Las Casas, a Sélective Bibliography, in Bartholomé de Las Casas in History, Toward an Understanding of the Man and his Work, Northern University Press, 1971.

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chie monarchique de droit divin et, en filigrane, le rôle historique de certains peuples dans les plans de la Providence divine. Les citations constantes des Evangiles, de saint Augustin, de saint Thomas, et surtout d'Aristote, les dernières pages consacrées aux combats singuliers, le style un peu lourd, ampoulé, moulant la période cicéronienne, pourraient un instant nous faire croire que le Démocrates primus fait date. Il n'en est rien, hélas ! car qui aujourd'hui peut dire que la guerre, la violence, la misère, le scandale de la surabondance face au dénuement absolu de certains, la mission historique que se disputent certains peuples ou partis politiques, appartiennent à un passé révolu ? Médiéval par ses références, Sepulveda est étrangement moderne par ses conclusions, qui, traduites dans un langage plus récent, incitent à la méditation sur une religion de l'éternité au service de la temporalité. Au moment même où le christianisme se cherche un nouveau visage plus conforme aux légitimes aspirations de justice sociale qui lui furent trop souvent étrangères, il est intéressant de voir à travers cet ouvrage les difficultés qu'il rencontrera nécessairement, tant il est vrai qu'il ne peut, sans une déchirante révision, apparaître tel qu'il est encore espéré par certains. Philosophiquement, Sepulveda est un penseur orthodoxe, qui connaît parfaitement l'œuvre du Stagirite, pour l'avoir traduite en latin, mais c'est aussi un maillon important de la chaîne qui relie saint Augustin à Hegel, en passant par Orose, Luther, Bossuet et Kant, car en dépit de divergences doctrinales certaines, tous ces penseurs s'accordent à reconnaître l'existence d'hommes et de nations privilégiés, instruments de la divine Providence. En effet, si ce monde n'est pas digne d'attachement, il ne reste pas étranger au souci de Dieu. La radicale dépréciation du sensible chez Platon, en particulier dans le Phédon, la République, les Lois, n'entraîne pas de désintérêt politique. Il en va de même pour le christianisme dont les présupposés

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métaphysiques déterminent des conséquences aussi paradoxales que celles du platonisme. Celui-ci n'unit-il pas à la mort au sensible, à l'ascétisme de Phédon, à ses aspirations au « là-bas », à ses nostalgies de Yillo tempore, l'organisation politique stricte, voire fanatique, de la République et des Lois ? Si différentes que l'on veuille les présenter, ces deux visions du monde, platonicienne et chrétienne, ont une attitude commune indéniable. Toutes deux proclament que la vie sur terre n'est qu'un bref et malheureux pèlerinage, et toutes deux, par le trop grand intérêt qu'elles portent à cet insignifiant passage, en redoublent le poids. Toutes deux sont en effet fascinées par un ordre transcendant, soit à imiter — l'organisation de la Cité n'est-elle pas le macrocosme de l'organisation morale de l'âme du sage ? — soit à respecter — l'organisation du monde n'est-elle pas voulue par la Providence divine ?

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C'est à partir de cette notion d'ordre que se fondent toutes les justifications chrétiennes de la guerre. Pourtant, il faut commencer par une analyse de la paix, car on peut dire qu'elle est la splendeur de l'ordre divin. Saint Augustin est l'autorité religieuse préférée de notre auteur. Tous deux veulent montrer l'accord possible entre une vie chrétienne et le métier des armes qui doit s'exercer dans certaines conditions que nous aurons à définir, mais dont la principale est le maintien de la paix. La lettre de saint Augustin à Boniface est explicite à cet égard et Sepûlveda en utilise de larges extraits pour étayer son argumentation. « Il faudrait se garder de croire, écrit saint Augustin, qu'on ne peut plaire à Dieu lorsqu'on est soldat. David n'était-il pas un guerrier à qui le Seigneur a rendu un grand témoignage ? » On doit vouloir la paix et ne

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faire la guerre que par nécessité. 98 Si la doctrine chrétienne condamnait toutes les guerres, on aurait répondu aux soldats dont il est parlé dans l'Evangile qu'ils n'avaient qu'à jeter leurs armes et à se soustraire au service militaire. Pourtant, la paix reste l'idéal des hommes. Sepulveda le souligne en disant : « celui qui voudrait extirper la guerre de l'esprit des hommes désire vraiment une bonne chose, la plus salutaire du monde au genre humain, mais alors, qu'il demande aux justes de ne fondre leurs armes pour en faire des objets utiles à la vie, que lorsqu'il aura complètement arraché du cœur des méchants l'injustice et la méchanceté ».99 L'attitude de Sepulveda suit fidèlement celle de saint Augustin, qui souligne dans La Cité de Dieu l'aspiration générale à la paix. Lorsque la guerre est commencée, on doit toujours l'entreprendre en vue de la paix. Il nous apparaît donc indispensable de définir préalablement la paix. La paix à laquelle nous avons affaire ici n'est pas une situation politique et sociale permettant à tous les hommes d'épanouir librement dans la concorde leurs facultés, comme nous le dit Spinoza dans le Traité politique. Le Dictionnaire de théologie morale de Roberti et Palazzini nous éclaire d'une tout autre façon : « Pour le pacifisme intransigeant et bourgeois, la valeur suprême et l'ultime idéal de l'homme est la paix... c'est une paix qui consiste dans la tranquillité pure et simple, mais non dans la tranquillité de l'ordre ».100 Cette 98. Démocrates primus, in Opéra omnia, t. IV, p. 243. En ce qui concerne le destin guerrier de David, il est intéressant de noter la remarque d'Erasme à ce sujet. Elle s'oppose entièrement aux conclusions augustiniennes. C'est à Salomon le pacifique et non à David que revient l'honneur de construire le Temple, car bien que celui-ci possède de nombreuses vertus, Dieu l'écarté de cette entreprise pour avoir versé le sang (voir Dulce bellum..., in Obras escogidas, op. cit., p. 1044). 99. Démocrates primus, in Opéra omnia, t. IV, p. 247. 100. Dizionario di teologia morale, quarta edizione riveduta alla luce del Concilio ecumenico Vaticano II, Rome, 1961.

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définition est parfaitement identique à celle de saint Augustin et de Sepulveda. En ce qui concerne l'évêque d'Hippone, la paix est la soumission à l'ordre chrétien : « En effet, ceux même qui font la guerre ne la font que pour vaincre et par conséquent pour parvenir glorieusement à la paix. Qu'est-ce que la victoire ? C'est la soumission des rebelles, c'est-à-dire la paix... »101 Et H.-X. Arquillière confirme cette définition en ces termes : « La paix de l'homme n'est donc pas essentiellement le calme extérieur, l'absence de troubles, de désaccord entre sa pensée et son action — fait qui peut exister dans les âmes, dans les familles et dans les cités païennes. C'est la soumission à la volonté de Dieu telle qu'elle nous est connue par la foi. Et cette foi n'est pas une adhésion quelconque de notre esprit à Dieu... c'est la foi qui est dirigée par le magistère même de l'Eglise ».102 Nous ne nous étonnerons donc pas de voir sous la plume de Sepûlveda l'expression pacem nostram103 : notre paix. Elle est la conformité à l'ordre chrétien qui assigne à toutes choses la place qui leur revient, un état d'équilibre dont la rupture ou la menace détermine la guerre, violence indispensable à son maintien ou son rétablissement. Elle entre donc, nous le verrons, dans les desseins de la divine Providence qui gouverne le monde jusqu'en ses moindres détails, en y maintenant une hiérarchie sociale et politique conforme à la sagesse de Dieu. Cette hiérarchie est fondée tout entière sur la soumission. Que l'inférieur obéisse au supérieur de bonne grâce. La femme doit obéir à son mari, le sujet à son prince, et nous le verrons, certains peuples à d'autres : « Hoc enim expedit inferius subjici superiori ; ut et ille cui sibi 101. Saint Augustin, La Cité de Dieu, in Bibliothèque augustinienne Desclée de Brouwer, s.l. 1959, t. XXXVII, p. 99. 102. H.-X. Arquillière, L'Augustinisme politique, Essai sur la formation des thèmes politiques du Moyen Age, Paris, 1955, p. 62. 103. Démocrates primus, in Opéra omnia, op. cit., t. IV, p. 251.

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subjici vult quod est inferius se, subjiciatur superiori se. Agnosce ordinem, quaere pacem ».104 Toute résistance à cet ordre est justiciable de la colère divine qui trouve ses exécutants dans l'autorité légale, les princes et les rois, lieutenants de Dieu sur terre. Il s'agit là d'une idée fondamentale du christianisme, exprimée par saint Paul et, bien sûr, reprise par Sepulveda : « Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains, car ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée, étant serviteur de Dieu, pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. Il est donc nécessaire d'être soumis non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience ».105 Nous pouvons comprendre pourquoi l'aventure théologique est nécessairement une aventure politique. Le salut de l'âme passe par le maintien de l'ordre chrétien. C'est lui qui nous conduit à Dieu. Ici encore la comparaison avec Platon s'impose. De même que le philosophe ne peut faillir à sa mission politique, parce qu'il introduit en organisant la Cité une image de l'éternité et expulse la méchanceté si préjudiciable au salut de l'âme, de même le chrétien ne peut ignorer les exigences de l'ordre. Tendre à l'ordre, c'est tendre à l'être. Pourtant, l'existence des méchants ne menace pas l'ordre divin, car ils entrent dans les plans de Dieu : « Namque omnis vita stultorum quamvis per eos ipsos minime constans mini104. Saint Augustin, Enarratio in Psalmum CXLIII, in Opéra omnia, Paris, 1841, t. IV, p. 1860 : « Tel est l'ordre en effet que l'inférieur soit soumis au supérieur ; afin que celui-là même qui veut s'assujettir ce qui lui est inférieur soit soumis à son tour à celui qui est au-dessus de lui. Reconnais donc l'ordre et cherche la paix ». 105. Saint Paul, Epître aux Romains XIII, 4-5. Voir aussi Epître à Timothée VI, 1-2 et la première Epître de Pierre II ,18-21. On peut noter que ces textes capitaux ont été la source de la méditation politique de penseurs et de philosophes très différents comme Luther, Bossuet et Kant.

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meque ordinata sit, per divinam tamen providentiam necessario rerum ordine includitur ».106 Méchants, insensés, tous sont compris dans l'ordre et secondent les desseins de Dieu. Séparés des bienheureux, c'est la loi de l'ordre même qui dicte leur exclusion. Rebelles et adversaires de la paix chrétienne ont un rôle de réactif. Ils existent pour permettre aux bons de manifester leur zèle dans l'obéissance à Dieu, comme les pauvres existent pour permettre aux riches l'exercice de l'aumône. De ce fait, une guerre est juste lorsqu'elle est entreprise par les bons, en vue de se protéger des méchants, puis de les punir et de les soumettre. Toutefois, la paix est un état limite et idéal dont on ne jouira jamais entièrement sur terre. Cependant, nous devons faire effort pour la conquérir en dépit de tous les obstacles. En les surmontant, et, dans le cas présent, par l'usage de la violence, nous suivons les chemins tracés par Dieu : « In bellicis armis multi possunt piacere Deo ».107 Tel est le cadre dans lequel se développera l'argumentation de Sepûlveda. Elle commence au premier livre par une défense de l'Ancien Testament, qu'Erasme goûtait si peu et qui était en revanche fort apprécié de Luther. Dieu a permis aux Hébreux de faire la guerre, pourquoi les chrétiens ne pourraient-ils, dans ce 106. Saint Augustin, De ordine, in Opera omnia, t. I, p. 1000 : « Toute la vie des insensés, quoiqu'elle n'ait de leur part ni suite ni ordre, est cependant, grâce à la divine providence, renfermée dans l'ordre nécessaire des choses ». Ainsi le viol, conséquence habituelle de toutes les prises de villes par la soldatesque, peut trouver son explication. Parlant des vierges forcées lors de la conquête de Rome par Alaric, saint Augustin pense que Dieu a peut-être voulu abattre un orgueil dont elles auraient pu être les victimes si, dans le désordre universel, cette humiliation leur avait été épargnée (voir saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., t. I, p. 285). 107. Gratianum decretum, Rome, 1726, t. II, p. 474.

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cas, se prévaloir de la même autorisation ? Léopold le « luthérien » répond à Démocrates, qui exprime les thèses de l'auteur, que le Christ est venu enseigner une loi d'amour et que peu lui importent tous les exemples tirés de l'Ancien Testament, réfutés d'ailleurs par le Seigneur lui-même (p. 233). Très habilement alors, Démocrates demande si les commandements du Décalogue sont aussi périmés. Force est donc à Léopold de reconnaître leur valeur au sein même de la loi évangélique (p. 234). C'est à ce moment que Sepulveda, tout en conservant des points d'appui religieux, va placer la discussion sur un terrain nouveau, celui de la philosophie du droit, faisant pour la première fois appel à l'autorité d'Aristote.108 Rappelons que ce recours au Stagirite situe le débat sur un plan philosophique qu'ignorent volontairement Erasme et Luther, tant leur dédain est grand pour toute pensée étrangère aux textes sacrés dans ce genre de dispute. Ici débute d'ailleurs une controverse qui manifeste l'opposition radicale de notre auteur avec l'humaniste de Rotterdam et le Réformateur. Pour Sepulveda, et c'est une conviction profonde propre à la scolastique, la doctrine morale et politique d'Aristote coïncide pratiquement avec le christianisme. Au second livre que nous examinerons plus avant, nous montrerons les difficultés de cette position, difficultés soulevées, on s'en doute, par Léopold. En ce qui concerne le problème du droit natu108. Sepulveda, qui a fait ses études à Bologne, est bien armé pour cette discussion. En effet, Bologne est célèbre par ses écoles juridiques, d'où sortira l'illustre somme de droit du Moyen Age, le Décret de Gratien. En ce qui concerne les sources de cet auteur pour le thème de la juste guerre, voici ce qu'en dit G. Hubrecht, «La juste guerre dans le Décret de Gratien » (in Studia Gratiana, Bologne, 1955, t. III, p. 163) : « Saint Augustin d'abord (354430), puis Isidore de Séville (vers 570-630) écriront sur ce sujet les textes essentiels qui, après avoir été repris par Anselme de Lucques (vers 1084), par la collection Caesaraugustana (vers 1115) et surtout par Yves de Chartres (1040-1116), serviront de base à l'œuvre de Gratien ».

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rel, Sepulveda, dans son Démocrates primus, ainsi que dans le Démocrates secundus, expose une argumentation qu'il reprendra en 1571 dans son De regno : « Sur ce sujet, je suivrai Aristote, homme très éclairé, dont la doctrine en matière de politique et de morale ne diverge pratiquement pas d'avec la philosophie chrétienne, car toutes deux mesurent l'honnêteté de la conduite et de la justice à l'aune de l'ordre naturel conforme à la loi éternelle ».109 Il convient de situer à présent ce qu'est le droit naturel pour Sepulveda et ses liens avec la loi naturelle. Le droit naturel n'est pas issu, comme le droit civil, d'un ensemble de conventions humaines, il est bien plutôt l'empreinte que Dieu et la nature ont laissée dans le cœur de tous les hommes. 110 Est-il besoin de dire que notre auteur ne fait que reprendre, en la christianisant, la célèbre distinction d'Aristote : « La justice politique elle-même est de deux espèces, l'une naturelle et l'autre légale. Est naturelle celle qui a partout la même force et ne dépend pas de telle ou telle opinion ; légale, celle qui à l'origine peut être indifféremment ceci ou cela, mais qui une fois établie, s'impose. »111 ? Dieu, créateur de la nature, instaure un ordre « naturel » dans l'univers à tous les niveaux, y compris les domaines moraux, sociaux et politiques. Cette nature fixe une place 109. J.G. de Sepulveda, De regno, in Opéra omnia, t. IV, p. 97-98 : « Qua in quaestione ex Graecis philosophis Aristotelem maxime sequar, summum virum, et cujus doctrina in civili omnique morali facultate, aut nihil, âut perparum differt a christiana philosophia. Nam utraque disciplina morum honestatem atque justitiam ordine naturali conveniente legi aeternae metitur ». 110. Ibid., p. 112 : « Sunt autem leges duplices, alterae propriae, quae civiles quoque idcirco nominantur, quia civitates suis quaeque legibus gubernantur, alterae communes, quae quoniam jure naturali innituntur, et sunt hominibus naturaliter insitae, idcirco naturale quoque jus vocantur : quippe quas non legumlatoris voluntas vel opinio instituit, sed Deus et natura cordibus hominum impressit ». 111. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., liv. V, 10, 1134-b, 20.

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déterminée pour chaque chose comme pour chaque homme. Ici encore, le Stagirite est l'axe de référence : « La première union nécessaire est celle de deux êtres qui sont incapables d'exister l'un sans l'autre : c'est le cas pour le mâle et la femelle en vue de la procréation, et cette union n'a rien d'arbitraire, mais, comme dans les autres espèces animales et chez les plantes, il s'agit d'une tendance naturelle... C'est encore l'union de celui dont la nature est de commander avec celui dont la nature est d'être commandé... ».112 Notre raison, d'origine naturelle, est capable de comprendre ce dessein en saisissant le juste, c'est-à-dire « le rapport conforme à ce plan de la nature, et nous pouvons le découvrir par la science de la nature. Nous constaterons que la nature a préconstitué des institutions juridiques, telles que la puissance paternelle ou maritale, la domination politique des élites instruites, l'esclavage, la propriété privée ». m Sur le plan moral, le droit naturel grave en toute conscience une connaissance immédiate du bien et du mal m , ce qui fait dire à saint Augustin : « Natura jus est, quod non opinio genuit, sed quaedam innata vis inseruit... ».115 D'ailleurs, si les hommes n'avaient pas trahi leur nature, la seule loi naturelle eût suffi : « Sed quia homines appetentes ea quae foris sunt, etiam a seipsis exsuies facti sunt data est etiam conscripta lex : non quia in cordibus scripta non erat... ».116 112. Aristote, Politique, trad. par J. Tricot, Paris, 1962, t. I, 1-2, 1252-a, 25. 113. M. Villey, Leçons d'histoire de la philosophie du droit, Paris, 1962, p. 29. 114. Saint Paul, Epître aux Romains II, 14-15. Sepúlveda rappelle (p. 246) qu'Abraham, homme juste et ami de Dieu, fit la guerre à quatre rois en suivant la loi naturelle, loi antérieure à la révélation des commandements mosaïques. 115. Saint Augustin, De diversis quaestionibus LXXXIII, in Opera omnia, t. VI, p. 20 : « Il y a un droit naturel qui n'est pas le fruit de l'opinion, mais qui est inspiré par une certaine puissance innée ». 116. Saint Augustin, Enarratio in Psalmum LVII, in Opera omnia,

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Ainsi donc, de même que certains de nos jugements sont connus de façon immédiate, naturelle, et que d'autres nécessitent un effort, de même, dans la sphère morale et politique, certains sont comme des axiomes, indémontrables. Ce sont ces premiers principes qui constituent le droit naturel. Il nous est prescrit par la nature même, et de ce fait par Dieu. Quant à la loi éternelle, elle est « le principe suprême de l'ordre universel, la raison suprême du mouvement des créatures, l'archétype de toute loi, la forme qui imprime à tous les êtres leur orientation vers leur fin naturelle... la loi naturelle participe à la loi éternelle » 117 , qui exprime la volonté de Dieu de conserver l'ordre. La pensée divine nous est donc communiquée par une double voie : par la loi suprême, loi éternelle qui nous livre les textes sacrés, mais aussi par la loi naturelle, accessible à la raison chrétienne qui n'est pas si aveugle qu'elle ne puisse saisir l'honnête et le juste que d'autres ont pu découvrir. C'est pourquoi Sepulveda peut écrire : « il apparaît que les lois naturelles doivent être tenues pour divines sans tenir compte des époques, car il est clair que les lois naturelles jaillissent de la loi naturelle comme d'une source jamais tarie » (p. 235). 117bis Ainsi défini, le droit naturel va devenir pour notre auteur

t. IV, p. 673 : « Les hommes, recherchant les biens extérieurs, sont comme sortis d'eux-mêmes : alors on leur a donné une loi écrite : il ne faudrait pas conclure de là qu'il n'y avait pas de loi gravée dans le cœur humain». 117. Dom. O. Lottin, « Le droit naturel chez saint Thomas et ses prédécesseurs », in Ephemerides Theologicae Lovanienses, fasc. 3, juillet 1925, p. 357. 117 bis. Voir pour ces définitions Démocrates primus, in Opéra omnia, t. IV, p. 235 sq. ; Démocrates secundus, op. cit., p. 11. Il convient de remarquer que Sepulveda, suivant l'usage de l'époque, ne distingue pas loi naturelle de droit naturel. Ainsi, p. 7 du Démocrates secundus, il parle de « ... lege naturae, id iure... ».

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une arme capitale dans son combat en faveur de la guerre. La nature ne nous prescrit-elle pas la légitime défense, l'aide à ceux qui sont menacés par les méchants, donc l'usage de la violence ? Les princes, pasteurs de leurs troupeaux, ne sont-ils pas comptables de l'existence des brebis ? Le glaive qu'ils portent leur vient de Dieu et, comme le disait Luther, ce n'est pas une queue de renard. Les princes, aidés par leurs capitaines et leurs soldats, manqueraient à leur mission naturelle, donc divine, si, lâchement, ils ne résistaient pas par la force aux méchants, s'ils ne récupéraient pas les biens volés. Si la guerre est un fléau entraînant toutes sortes de calamités, elle ne peut être radicalement mauvaise. Un mal physique, comme nous l'avons vu chez saint Augustin, peut être un bien moral. Par elle se manifeste le gouvernement divin, par elle Dieu exerce sa justice. Religion et droit naturel s'accordent parfaitement. Dans cet accord réside l'essentiel de l'argumentation de Sepûlveda. Certes, comme le remarque O. Lottin : « droit naturel et droit divin ne sont pas convertibles, cependant tout ce qui est dans le droit naturel se trouve dans la Loi et l'Evangile, mais tout ce qui est dans la Loi et dans l'Evangile n'est pas de droit naturel ».118 II existe en effet beaucoup d'autres vérités d'ordre surnaturel. Mais s'il n'y a pas convertibilité, il n'y a pas, nous venons de le voir, divergence. Dieu n'a pu faire deux créations parallèles, qui pourraient même être contradictoires : d'une part, le droit naturel de légitime défense, d'autre part, la charité et l'amour du prochain supposant à la violence. Un tel état de fait susciterait des crises de conscience qui empêcheraient toute action. Comme le dit le Dictionnaire de théologie catholique : « on ne peut pas supposer en effet que Dieu, comme auteur et législateur suprême de la nature, ait concédé aux sociétés comme aux individus le droit de légitime défense, c'est-à-dire, 118. Dom. O. Lottin, op. cit., ibid., p. 345.

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pour les sociétés, le droit à la guerre, et que par une autre loi, telle que celle de la charité, il en ait à jamais prohibé l'usage. Ce serait là un droit inutile et dérisoire, ce qui répugne à la sagesse divine ».118 Cependant l'objection majeure subsiste, et Sepulveda ne l'esquive pas. Léopold ne manque pas de lui opposer les paroles d'amour du Christ et de saint Paul qui viennent tout naturellement à l'esprit. Le premier (p. 233) n'a-t-il pas demandé qu'on tende l'autre joue à celui qui nous a giflé, et le second (p. 237-238), dans l'Epître aux Corinthiens, n'a-t-il pas écrit : « C'est déjà, certes, un défaut chez vous que d'avoir des procès les uns avec les autres. Pourquoi ne souffrez-vous pas plutôt quelque injustice ? Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ?» 120 En dépit de toute la démonstration, existerait-il une inadéquation entre le droit de nature et la loi évangélique qui rendrait de ce fait toute guerre injuste ? Léopold ne tient pour juste aucune guerre, et il demande comment ce qui s'oppose à la loi divine peut être conforme à la loi naturelle (p. 235). Et il y a enfin le très célèbre passage de Matthieu : « Remets ton épée à sa place, car tous ceux qui prendront l'épée périront par l'épée ».121 N'est-ce pas là un arrêt définitif désarmant l'homme à tout jamais et lui interdisant de répondre à la force par la force ? Non point, car, fait remarquer Sepulveda par la voix de Démocrates (p. 243-244), Léopold ne cite pas le texte évangélique en son entier. La suite du fameux passage est aussi importante : « Penses-tu que je ne puisse pas invoquer mon Père qui me donnerait à l'instant plus de douze légions d'anges ?» 122 A ne pas tenir compte de cela, on verse vite dans l'hérésie manichéenne. La silhouette 119. 120. 121. 122.

Letouzey et Ané, op. cit., t. VI, deuxième partie, p. 1809. Corinthiens VI, 7-8. Matthieu XXVI, 52-53. Matthieu XXVI, 53.

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d'Erasme se confondait en plus avec celle de Faust. Jamais le Christ ne mit en cause la licéité de repousser la force par la force, de se défendre les armes à la main. Sepûlveda s'inspire ici directement de saint Augustin dont les chapitres LXXIV à LXXVIII du Contre Faust123 tendent à prouver, en reprenant tous les passages cités plus haut, que Dieu a ses raisons pour vouloir la guerre. Les prescriptions de l'Ancien et du Nouveau Testament ne sont contradictoires que si l'on ne tient pas compte des mesures ménagées « ... ratione dispensants pro temporum diversitate »124 et nous pourrions ajouter des individus. Le Christ a bien dit de ne pas résister aux méchants, mais il faut comprendre que : «... hanc preparationem non esse in corpore sed in corde : ibi est enim sanctum cubile virtutis, quae in illis quoque antiquis justis nostris patribus habitavit »125 et Sepûlveda tient particulièrement à ce passage qu'il cite de la façon suivante dans le Démocrates secundus : « ... illa enim non re semper praestare oportet, sed cordis (ut ait Augustinus), preparatione, ut si res ratioque pietatis poscat id facere ne recusemus » . m L'ordre exige que Dieu soit exalté dans le témoignage de la souffrance, mais aussi par des actions temporelles. Aux martyrs l'excellence de la perfection et la suprême justice (p. 241), aux autres une vie moins parfaite qui est loin de 123. Saint

Augustin,

Contra

Faustum,

in

Opéra

omnia,

t.

VIII,

p. 447 sq. 124. Ibid., p. 450 : « ... par la sagesse du dispensateur selon la diversité du temps ». 125. Ibid., p. 448 : « ... cette disposition n'est pas dans le corps, mais dans l'âme : car c'est là l'asile sacré de la vertu qui a habité aussi chez les anciens justes, nos ancêtres ». 126. J.G. de Sepûlveda, Démocrates

secundus, trad. par A. Losada,

Madrid, 1951, p. 8 : « Il n'est pas toujours nécessaire de prouver ces choses par des actes, il suffit, comme le dit saint Augustin, de la disposition du cœur à les accomplir si l'exigent la circonstance ou des raisons de piété ».

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déplaire à Dieu. Il y a pour le chrétien deux manières de vivre qui sont illustrées par Marthe et Marie. La distinction avait déjà été faite par les philosophes en ce qui concerne la vie active et la vie contemplative (p. 238). Sepûlveda consacre un long développement à cette distinction qui est pour lui capitale, et sans laquelle l'objection citée précédemment ne peut être réfutée : « Ainsi nous devons comprendre que les chrétiens ont deux manières de vivre, toutes deux honnêtes et conformes à la religion, mais l'une doit être de loin préférée à l'autre... Le Christ lui-même nous l'a signifié très clairement par l'exemple des deux sœurs, Marthe et Marie ».127 Notre auteur insiste cependant pour nous montrer l'utilité de ces deux vies. Que deviendrait l'existence si, comme sa sœur Marie, Marthe abandonnait ses fourneaux ? 128 Qui, sans domestique, préparerait le repas, qui servirait le Christ et ses Apôtres ? La communauté des hommes pourrait-elle exister sans tous ceux qui exercent une fonction, depuis la plus haute, celle du roi, en passant par les magistrats et les soldats, et en finissant par les artisans (p. 241) ? Une fois de plus, Sepûlveda veut prouver que le christianisme n'a rien contre la vie civile et que celui qui suivrait dans la foi chrétienne les commandements du Décalogue ne serait pas abandonné par Dieu. A chacun sa vie et que chacun fasse son métier, même celui de soldat. La perfection apostolique n'est pas le fait de tous les hommes. Le droit naturel ne s'oppose donc pas à la loi divine, il en est même une expression, et comme la loi naturelle nous pousse à user de la force, Dieu n'est pas étranger à cet usage. Il existe par conséquent des guerres justes et, dans ce cas, le soldat est l'instrument de Dieu.

127. « Sic Christianis intelligere oportet, duplicem esse vivendi rationem, utramque honestam et religioni consentaneam, sed quarum altéra longe alteri praeferatur... Christus ipse non obscure in dtiabus sororibus Martha et Maria significavit... » (p. 239). 128. Luc X, 38.

s

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Nous devons maintenant définir les caractères d'une juste guerre. A cet effet, il faudra distinguer le jus ad bellum, droit de recourir à la guerre, et le jus in bello prescrivant les lois de la guerre. Mais cette distinction n'est pas explicite chez Sepulveda qui consacre tout son développement au jus ad bellum et ne fait qu'évoquer le jus in bello : « Interest enim quibus causis quibusque auctoribus homines geranda bella suscipiant : ordo tamen ille naturalis mortalium paci accommodatus hoc poscit, ut suscipiendi belli auctoritas atque consilium penes Principem sit ; exsequendi autem jussa bellica ministerium milites debeant paci salutique communi ».129 En écrivant ces lignes, saint Augustin codifie déjà les conditions de la guerre juste et en souligne les conditions. Contrairement à ce que pense Salvioli 13°, c'est à 1 evêque d'Hippone qu'il faut remonter pour voir apparaître une doctrine de la licéité de la guerre. Saint Thomas, sur qui « se greffe le luxuriant rameau des théologiens-moralistes, particulièrement espagnols »131, ne fait que la reprendre avec une rigueur inhérente à l'exposition de sa Somme théologique.132 Cette remarque est importante car, alors que l'autorité de saint Thomas décline dès le 14e siècle, celle de saint Augustin, longtemps éclipsée, reprendra avec une force nouvelle par l'intermédiaire de Luther dont il fut le maître à penser. Mais venons-en aux conditions. Nous avons vu que la première est l'autorité du Prince, la seconde s'exprime en ces 129. Saint Augustin, Contra Faustum, in Opera omnia, t. VIII, p. 448 : « Il importe de voir pour quelle raison et par ordre de qui la guerre est entreprise ; cependant l'ordre naturel dans l'intérêt de la paix du genre humain exige que le pouvoir de déclencher la guerre et de la diriger appartienne au Prince, et que le devoir de la faire pour la paix et le salut commun incombe aux soldats ». 130. J. Salvioli, Le Concept de la juste guerre, Paris, 1918. 131. Ibid., p. 84. 132. Saint Thomas, Somme théologique, Paris, 1863, II, II, t. VIII, question XL, art. I, p. 177.

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termes : « Justa autem bella definiri soient, quae ulciscuntur injurias, si qua gens vel civitas, quae bello petenda est vel vindicare neglexerit quod a suis improbe factum est, vel reddere quod per injurias ablatum est ».133 Enfin, il est requis l'intention droite, c'est-à-dire l'intention du bien : « Nocendi cupiditas, ulciscendi crudelitas, impacatus atque implacabilis animus, feritas rebellandi, libido dominandi, et si qua similia, haec sunt quae in bellis jure culpantur... ».134 Voyons maintenant comment Sepûlveda accueille ces conditions indispensables à la guerre. La première d'abord, l'autorité du prince, est, comme on s'en doute, fortement soulignée. Dès le début de l'ouvrage, Démocrates s'étonne de la défection au combat de Guevara qui s'explique encore moins par le fait que c'est le monarque en personne qui dirige une si juste et nécessaire guerre. Puis il insiste sur le rôle capital de l'autorité légale des rois qui sont les intermédiaires entre Dieu et le peuple. Sepûlveda ne manque pas de se fonder sur le passage de l'Epître aux Romains 135 et déclare explicitement qu'une guerre n'est juste que si elle est entreprise par l'autorité des princes ou des magistrats. Sepûlveda en profite pour aborder le problème de l'obéissance rigoureuse des sujets à leur prince, serviteurs 133. Saint Augustin, Quaestionum in heptateuchum, liber sextus, quaestiones in Jesum Nave, in Opéra omnia, t. III, p. 781 : « On définit d'ordinaire comme les guerres justes celles qui vengent les injures, soit que la nation ou la ville qu'on attaque ait négligé de réparer l'injustice commise par les siens, soit qu'elle n'ait pas rendu ce qui a été pris injustement ». 134. Saint Augustin, Contra Faustum, in Opéra omnia, t. VIII, p. 447 : « Le désir de nuire, l'envie cruelle de se venger, une animosité implacable et sans pitié, la fureur de la révolte, la passion de dominer et d'autres défauts de ce genre, voilà ce que l'on condamne dans la guerre et avec raison ». 135. Saint Paul, Rom. XIII, et cf. Démocrates primus, in Opéra omnia, t. IV, p. 247-248.

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de Dieu. Bons ou méchants, nous leur devons une soumission totale. Ici, pas la moindre idée de contrat, de pacte, telle qu'on la trouve dans le Dialogue de Mercure et Caron : « N'oublie pas qu'il y a un pacte entre le prince et le peuple, si tu négliges tes devoirs envers tes sujets, ils ne sont plus tenus de faire ce qu'ils te doivent ».138 L'ordre n'exige-t-il pas que l'inférieur soit soumis au supérieur ? Il s'agit d'une constante dans la pensée de Sepulveda 137 et il la partagera avec Luther, Bossuet, Kant et Hegel. Alors même que les rois seraient insolents et tyranniques, il faut leur obéir. Bons, Dieu les envoie pour notre bien, et méchants, pour notre châtiment (p. 250).138 Sepûlveda en profite pour traiter des guerres civiles et stigmatiser la malignité de ceux qui s'opposent au pouvoir établi. Le bon citoyen doit alors « s'engager » à prendre parti contre les méchants. Il loue la sagesse de Solon, auteur d'une loi qui confisquait les biens de celui qui, lors d'une guerre civile, s'était cantonné dans une neutralité passive (p. 249). La seconde condition est plus intéressante à examiner. Nous 136. A. de Valdès, op. cit., p. 180 : « Cata que ay pacto entre el principe y el pueblo ; que si tu no hazes lo que deves con tus subditos, tampoco son ellos obligados a hazer lo que deven contigo ». 137. Démocrates secundus, op. cit., p. 26. 138. En ce qui concerne Luther, on peut constater ici, une fois de plus, l'accord total de ses conceptions en la matière avec notre auteur. Voir sur la soumission aux maîtres : Une missive touchant le dur livret contre les paysans, Luther, in Œuvres, op. cit., t. IV. Pour ce qui est du droit à prendre les armes, privilège accordé par Dieu au seul prince, ces lignes sont explicites : « Même si les paysans étaient encore bien plus nombreux, ce n'en sont pas moins des brigands et des meurtriers, qui s'adjugent criminellement le droit de prendre l'épée, et qui veulent chasser les princes, les seigneurs et toutes les autorités, établir un ordre nouveau dans le monde, alors qu'ils n'en ont reçu de Dieu ni le commandement, ni le pouvoir, ni le droit, ni l'ordre, toutes choses que possèdent les maîtres actuels » (Luther, Lettre à J. Riihel du 4 mai 1525, in Œuvres, op. cit., t. VIII, p. 99 et 100).

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n'insistons pas sur la légitime défense et la récupération des biens volés, réactions « naturelles ». Il y a plus. Dans la clause augustinienne, nous trouvons l'idée de punition. L'évêque d'Hippone revient à plusieurs reprises sur ce thème. La guerre est une conséquence du péché, Dieu l'utilise en outre pour le châtiment des méchants. D'ailleurs, on peut dire que la punition est un acte d'amour : qui aime bien châtie bien. Choisir la paix laïque, c'est choisir l'indifférence. Il y a péché à laisser jouir autrui d'une tranquillité non chrétienne, comme il y a péché à jouir d'une paix comprenant l'existence du méchant. Saint Augustin exprime cela dans sa thèse de la correction fraternelle, qui fait obligation de corriger son prochain, sous peine de participer à sa faute par négligence.139 Celui qui ne corrige pas ne gouverne pas. Châtier le coupable, c'est à la fois le sauver en l'empêchant de nuire, l'éprouver par la souffrance, restaurer l'ordre, bref aimer Dieu et sa créature, car la punition peut avoir vertu cathartique. 140 La guerre est aussi la défense d'une vision morale chrétienne, qui fait une place importante à la punition. Le médecin de Gorgias a fait école, et pour bien pratiquer son art, il ne doit pas écouter les cris du malade. Les lignes que saint Augustin consacre au bourreau le prouvent, préparant les justifications de Luther et de Joseph de Maistre 141 : « Quid enim carnifice tetrius ? Quid illo animo truculentius atque virius ? At inter ipsas leges locum necessarium tenet, et in bene moderatae civitatis ordinem inscritur ; estque suo animo nocens, ordine autem alieno poena nocentium ».142 139. Voir saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., t. XXXIII, chap. I, IX, X, p. 221. 140. Dieu « frappe toujours les nations coupables, mais comme un chef de famille frappe ses enfants. Les coups qu'il porte sont douloureux. Mais il ramène l'ordre et la paix dans la grande famille humaine » (G. Combès, La Doctrine politique de saint Augustin, Paris, 1927, p. 275). 141. J. de Maistre, op. cit. p. 31. 142. Saint Augustin, De ordine, in Opéra omnia, t. I, p. 1000 : « Quoi

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L'insistance augustinienne à châtier se retrouve chez Sepûlveda. Détenteur de la vérité, pourrait-il abandonner les autres hommes à la méchanceté et aux ténèbres de l'ignorance pernicieuse ? Dès les premières pages de son ouvrage, la notion de châtiment apparaît. Princes, magistrats, font la guerre par ordre de Dieu pour punir les méchants, ceux qui troublent « la paix des bons » (p. 245), ceux qui troublent « notre paix » (p. 251). Ce rôle de magister aimant et armé pousse naturellement notre auteur à justifier les guerres éducatives et punitives voulues par Dieu. Ces guerres-là sont les plus justes, et le cinquième précepte du Décalogue n'est pas transgressé car mettre à mort les méchants, c'est servir Dieu. Comme le dit Gratien, la persécution consiste non pas à forcer au bien, mais à contraindre au mal.143 Sepûlveda, qui a tant insisté sur la punition 144 , approuve avec vigueur les guerres faites pour soumettre les infidèles144 b" et les ennemis de la religion (p. 251). Il se fonde sur deux passages capitaux de saint Augustin qu'il convient de citer : « ... quae plerumque ut

de plus hideux que le bourreau ? Quoi de plus farouche et de plus impitoyable que cette âme ? Mais il occupe dans la législation une place nécessaire et il fait partie de l'ordre dans une société bien réglée. Il croit nuire et il est le châtiment de ceux qui nuisent à l'ordre public ». 143. Gratien, cité in Letouzey et Ané, op. cit., t. VI, deuxième partie, p. 1918. 144. Dans une lettre à M. Olivan, inquisiteur, Sepûlveda se prononce sans détour en faveur de la correction fraternelle, et justifie la fouille implacable des plus secrets états de l'âme par l'Eglise militante : « Commentarium De fraterna correptione (sic), quod mihi redditum est cum tuis humanissimis litteris, libentissime perlegi... Nam quod ais, haereticos etiam occultissimos esse jure excommunicatos, tibi etiam atque etiam assentio... nec dubito quin in foro conscientiae Ecclesia militans juris dictionem habeat in crimina etiam occultissima » ( J.G. de Sepûlveda, Epistolarium, in Opera omnia, t. III, p. 225-226, lettre du 14 décembre 1538). 144 bis. Précisons toutefois que l'infidélité stricto sensu ne justifie pas la guerre : il faut l'opposition au jus praedicandi de droit naturel.

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etiam jure puniantur, adversus violentiam resistentium, sive Deo, sive aliquo legitimo imperio jubente, gerenda ipsa bella suscipiuntur a bonis, cum in eo rerum humanarum ordine inveniuntur, ubi eos vel jubere tale aliquid, vel in talibus obedire justo ordo ipse constringit ».145 « Dans une guerre de ce genre, le chef de l'armée et le peuple lui-même sont moins les auteurs de la guerre que les ministres [de Dieu] ».146 Ce dernier texte, si riche en résonances pré-luthériennes et pré-hégéliennes, signe la mission du soldat telle que la conçoit Sepulveda : dominer pour punir et instruire. Le Démocrates secundus sera une application particulière au cas des Indiens de la théorie générale du présent ouvrage. Le Démocrates secundus a pour objet de justifier un type de guerre spécial qui se propose de soumettre des êtres dont la condition naturelle, inférieure, les contraint à l'obéissance des supérieurs : les Espagnols.147 La colonisation est, selon Sepulveda, la domination de la perfection sur l'imperfection, de la force sur la débilité, de la plus haute vertu sur le vice148. Seul l'amour de ces sous-hommes 149 détermine l'Espagne à les évangéliser afin de les amener, par la force, si l'usage en 145. Saint Augustin, Contra Faustum, in Opera omnia, t. VIII, p. 447 : « Et c'est souvent pour punir ces excès, pour résister à la violence que les hommes de bien, par le commandement de Dieu ou de quelque autre autorité légitime, entreprennent des guerres, quand ils se trouvent placés dans une situation telle que l'ordre lui-même exige, ou qu'ils les ordonnent, ou qu'ils les exécutent... ». 146. Saint Augustin, Quaestiones in Jesum Nave, in Opera omnia, t. Ill, p. 781 : « Sed etiam hoc genus belli sine dubitatione justum est, quod Deus imperat, apud quem non est iniquitas, et novit quid cuique fieri debeat... In quo bello ductor exercitus vel ipse populus, non tam auctor belli quam ministra judicandus est ». 147. J.G. de Sepulveda, Démocrates segundo, o de las justas causas de la guerra contra los Indios, édition critique de A. Losada, op. cit., p. 19. 148. Ibid., p. 20. 149. Ibid., p. 64.

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est nécessaire, à une vie humaine, c'est-à-dire soumise aux normes du droit naturel. Il est évident que les Indiens les ignorent, à preuve les crimes horribles qu'ils perpétuent. 150 Voici résumées les quatre causes avancées par Sepulveda pour justifier ce type de guerre 151 : — l'insoumission de ceux qui sont naturellement esclaves, barbares, incultes et inhumains ; — l'anthropophagie ; — les sacrifices de victimes humaines ; — l'obstacle mis à la prédication évangélique. Profitons de ce bref rappel pour préciser que, contrairement à ce que la critique moderne affirme, Sepulveda n'a jamais voulu que l'on traitât les Indiens comme des esclaves, bien qu'ils le fussent naturellement. C'est un même esprit qui inspira le De regno où l'on peut lire : « Par le moyen d'une juste guerre, on cherche aussi la domination de ceux à qui l'on veut du bien, afin que les barbares, privés de la possibilité de pécher, soient arrachés à leurs coutumes contraires à la loi naturelle ; qu'ils soient ensuite appelés par le biais de pieuses exhortations et doctrines à un genre de vie plus humain, ou même à la vraie religion par une domination civile. Ainsi, ils se maintiendront raisonnablement dans l'accomplissement du devoir ».152 La guerre trouve donc sa licéité non seulement dans la légitime défense, mais encore dans la sanction infligée au méchant. Le soldat devient alors l'instrument de la justice, et le ministre conscient ou non de la volonté divine. Ce souci du bien d'autrui nous amène à considérer la troisième et dernière condition indispensable à la juste guerre dans le Démocrates primus : l'intention droite. La droiture de l'intention est exigée afin que jamais une guerre ne soit 150. Ibid., p. 57 et 62. 151. Ibid., p. 83 et 84. 152. J.G. de Sepulveda, De regno, in Opéra omnia, t. IV, p. 47.

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entreprise pour des motifs égoïstes, comme la vanité des princes, ou encore la soif de richesses, l'extension territoriale que Sepulveda condamne absolument. 153 Toutes les solutions pacifiques doivent être épuisées avant le déclenchement des hostilités. Il n'est permis de tuer l'ennemi, de le réduire en esclavage, de le dépouiller de ses biens, de détruire ses villes et ses villages, de dévaster ses champs et de lui faire tout le mal possible qu'à la condition d'avoir un projet pacifique, marque indispensable de la rectitude de l'intention que toute motivation intéressée hypothèque définitivement. 154 L'intention droite est la plus importante des conditions, saint Augustin est là-dessus formel : le motif de l'action en fait tout le prix.155 Sepulveda, à sa suite, répétera souvent que la paix doit toujours être la juste détermination de la guerre. Le soldat chrétien, peut-on dire en paraphrasant Leibnitz, veut la paix antécédemment et la guerre conséquemment. Mais une fois les trois conditions remplies, autorité légale, justesse de la cause et intention droite, ce qui était interdit comme fin devient licite comme moyen. 153. Voir Démocrates secundus, op. cit., p. 16. Cette belle condamnation est pourtant en flagrante contradiction avec le plan de conquêtes que développe Sepulveda pour Charles Quint dans sa Cohortatio ad Carolum Quintum, ut bellum suscipiat in Turcas. Il s'agit de rien moins que de conquérir la Grèce, la Turquie et tout le Moyen-Orient dont Sepulveda souligne les richesses (voir cet ouvrage in Opera omnia, t. IV, p. 372 sq.). 154. De regno, in Opera omnia, t. IV, p. 151 : « Qua lege declaratur, justum bellum gerentibus more gentium jureque divino et naturali permissum esse hostem occidere, in servitutem redigere, bonis spoliare, urbes oppidaque diripere, agros vastare et populari, et modis omnibus hostes male habere, donee victoria potiantur, dummodo haec bono animo fiant, et ad pacem spectante». 155. Il y a chez saint Augustin un primat de la foi sur l'œuvre : « Nemo ergo computet bona opera sua ante fidem. Ubi fides non erat bonum opus non erat... » (saint Augustin, Enarratio in Psalmum XXXI, in Opera omnia, t. XXXVI, p. 259).

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La soif de butin ne doit jamais déterminer une guerre, mais lorsque celle-ci est juste, on peut dépouiller justement l'adversaire. Sepulveda, toujours attentif aux questions de stratégie militaire, n'oublie pas l'intendance. Il rappelle à son souverain que, dans une guerre entreprise contre les Turcs, le butin suffira à alimenter pendant un long moment les forces impériales. 156 Notre auteur, en conseillant ainsi son monarque, reste parfaitement chrétien et fidèle aux prescriptions thomistes. Si « une personne privée pèche toujours quand elle enlève une chose par violence », l'autorité légale, en revanche, peut s'accaparer, en vertu des lois établies par elle, les biens des infidèles. S'il en est ainsi en période de paix, que dire alors du butin saisi au cours d'une guerre qu'avalise l'Eglise ? « Touchant le butin fait sur les ennemis, il y a une distinction à faire : s'il s'agit d'un butin obtenu lors d'une guerre juste, on acquiert légitimement les choses ainsi enlevées par la violence ; il n'y a pas là rapine, ni par conséquent restitution à faire. »157 Ainsi donc les guerres ne sont pas perdues pour tous. Il suffit de lire ce que Sepulveda, dans sa Cohortatio..., fait miroiter à son César s'il est vainqueur de « cette guerre très sainte et très sacrée » : la domination sur des royaumes très riches. La Grèce, la Thessalie, la Macédoine et la Thrace, terres où

156. J.G. de Sepulveda, Cohortatio ad Carolum Quintum..., in Opéra omnia, t. IV, p. 371. 157. Saint Thomas, op. cit., II, II, t. VIII, question LXVI, art. 8, p. 590591. II est intéressant de noter que Vitoria dont les thèses politiques, en particulier celles qui concernent les Indiens, sont opposés dans une certaine mesure à celles de Sepulveda, ne condamne pas formellement le pillage. Losque les impératifs stratégiques l'exigent, il faut l'admettre, tout en reconnaissant les atrocités qui l'accompagnent. Jusqu'au 18e siècle, des penseurs chrétiens continueront à parler de pillage et de juste sac. Ainsi le Père Juan de Cabrera, dans sa Crisis politica... publiée à Madrid en 1719, écrit que les occasions de juste pillage sont rares (p. 362).

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se trouvent des minorités chrétiennes, l'attendent avec impatience. Ces régions conquises, quelle peine aurait alors l'empereur à franchir un petit détroit et à soumettre le Pont, la Phrygie, la Bythinie, la Cappadoce, la Licie et la Cilicie, ainsi que les autres provinces de l'Asie Mineure, sans compter l'Arabie, toute la Syrie dans laquelle se trouve la Judée et les lieux saints, puis enfin arriver jusqu'en Egypte dont les habitants sont aussi riches que lâches ? Les Romains, indique Sepûlveda, et le témoignage est digne de foi, tiraient de ces provinces plus de tributs que de toute l'Europe. L'ouvrage s'achève par un pressant appel158 : « n'hésite plus, César, à suivre avec promptitude le chemin que Dieu et le Destin t'ont tracé, n'oublie pas que tes hauts faits ont pour source, non quelque détermination humaine, mais bien plutôt la Providence divine et le soin immédiat de Dieu, car c'est sa voix qui t'appelle ».158 Ces lignes sont capitales. Elles prouvent d'abord qu'entre l'encaisse de Charles Quint et les desseins de Dieu, il y a harmonie préétablie. Mais surtout elles 158. Au chapitre XXXIII de son Gargantua, Rabelais semble reprendre avec ironie le chapitre de Sepulveda : les conseillers de Picrochole proposent à leur maître une aventure toute semblable à celle que nous venons de lire, à cette différence près que l'Espagne fait partie des territoires à conquérir : « Il vous convient premièrement d'avoir l'Asie Minor, Carie, Lycie, Pamphile, Célicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Bétune, Charazie, Satalie, Samagarie, Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrates » (Rabelais, Œuvres complètes, Ed. La Pléiade, Paris, 1955, p. 121). 159. Cohortatio ad Carolum V..., in Opéra omnia, t. IV, p. 373 : « Quin igitur, Caesar, expergisceris, et impiger viam hac ingrederis, quam tibi Deusque ad res maximas, et orbis terrarum imperium commostrant ? An vero tu solus tuam fortunam ignorabis ? de qua sic omnes mortales opinantur, cum videant felicissimos ubique successus tuos, et praeter omnium opinionem mirabiles, hac vicissim miserandos eorum casus, quicumque te ad inimitias sive bellum provocaverint, ut res tuas non viribus hominum geri putent, aut humano concilio, sed superum providentia, et propiore Dei cura gubernari, et te tacita Dei voce ad rerum fastigium evocari ».

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infirment lourdement les appréciations par ailleurs souvent pertinentes de J.A. Maravall, qui se trouvent dans son ouvrage Carlos V y et pensamiento político del Renacimiento.160 C'est en les examinant que nous commencerons à tirer quelques conclusions sur cette première partie du Démocrates primus.

5 . LA « MODERNITÉ » DE SEPÚLVEDA ; DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME A LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE

J.A. Maravall veut voir en Sepúlveda un aristotélicien pur, dégagé de toute la superstructure médiévale. Il n'oublie pas de rappeler que notre auteur connaissait fort bien les commentaires d'Alexandre d'Aphrodisias et qu'il fut le disciple de Pomponace. Celui-ci s'opposait à la psychologie thomiste sur la question de l'immortalité de l'âme, et à la doctrine des averroïstes qui admettaient que l'intellect actif est impersonnel, et de ce fait immortel, car après la mort de l'individu, il retourne à Dieu. Le De Immortalitate animae de Pomponace combat en effet l'unité des âmes et réfute cette thèse comme insensée. Il se prononce, après une longue analyse des arguments philosophiques, en faveur de la mortalité de l'âme. Cette affirmation n'entraîna pas de conséquences pénales pour Pomponace car l'opposition de l'ordre de la foi et de l'ordre philosophique le mettait en règle avec l'Eglise. J.A. Maravall veut prouver ainsi que Sepúlveda appartient à une famille spirituelle moderne qui l'amène à un degré avancé de sécularisation de la pensée, en ce qui concerne la nature. Ainsi notre auteur pourrait distinguer deux plans, reconnaissant, avec la célèbre phrase évangélique « mon royaume n'est pas de ce monde », la séparation de deux ordres que nous avons déjà examinés : la perfection apostolique et la vie commune attachée aux prescriptions du droit naturel. 160. Madrid, Instituto de Estudios Políticos, 1960, p. 288 sq.

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« C'est sur cette distinction si radicale qui présente le règne de la nature si hautement sécularisé que se construit toute la pensée de Sepúlveda et que se constitue l'idée centrale d'un système qui se déploie à travers diverses œuvres juridiques et politiques ».161 Nous reconnaîtrons volontiers avec J.A. Maravall que Sepúlveda, en mariant des impératifs culturels, des raisons de tactique, de pouvoir, de richesse, appartient bien à son siècle. Mais la séparation authentique des deux domaines cités plus haut ne se réalise pas dans son œuvre, loin de là. Elle appartient en propre à Machiavel, car Sepúlveda, avant d'être aristotélicien, est fondamentalement un catholique orthodoxe, qui met au service de la mission impériale espagnole toutes les ressources de la théologie et de la philosophie. Son originalité réside bien plutôt dans la souplesse avec laquelle il s'approprie toutes les théories qui s'opposent habituellement. J.A. Maravall n'est pas sensible, loin de là, à l'augustinisme de cet aristotélicien, qui reconnaît implicitement certaines difficultés à christianiser la métaphysique d'Aristote, au point, nous le verrons, d' « interpréter » parfois des thèmes fondamentaux. En effet, si Sepúlveda passe rapidement ici sur ce qu'il appelle l'hésitation d'Aristote162 en ce qui concerne le problème de l'immortalité de l'âme, c'est qu'il n'a tiré aucun profit ni des leçons d'Alexandre d'Aphrodisias, qui lui était pourtant très familier, ni de son maître Pomponace. Cette attitude stérile s'explique par le conservatisme orthodoxe de Sepúlveda à qui J.A. Maravall prête faussement un alexan161. Ibid., p. 302 : « Sobre esta distinción tan radical y que presenta el reino natural tan secularizado, está construido el pensamiento entero de Sepúlveda y constituye la idea nuclear de un sistema que se despliega en sus diversas obras jurídicas y políticas ». 162. « ... Aristóteles, et humanos ánimos ab interitu et mortalitate fortiter et perspicue vindicat, in quo ille alter balbutire nutasseque videtur, modo hue, modo illuc inclinans, prout rationibus a sensu ductis impellebatur » (p. 261).

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drinisme qui l'aurait immunisé contre l'interprétation médiévale du Stagirite. 183 « Maître, parlez-nous de l'âme ». Telle était la demande formulée à grands cris par tous les étudiants au professeur qui montait pour la première fois en chaire en ce début du 16e siècle. Disons quelques mots de ce problème pour situer l'attitude de Sepúlveda. En effet, nous n'avons pas la prétention d'être exhaustif en ce qui concerne le débat le plus controversé dans cette Italie de la Renaissance. Nous voulons simplement préciser quelques points historiques qui permettront de mieux comprendre la réfutation de l'appréciation de J.A. Maravall et l'antihumanisme de Sepúlveda. Pratiquement toutes les écoles se disputaient l'authenticité du message aristotélicien. Toutes se réclamaient de lui, mais toutes n'entendaient pas de la même façon les textes du Stagirite. Trois tendances étaient en présence : a) celle d'Avicenne, qui teintait fortement de platonisme la pensée d'Aristote, b) celle d'Averroes, qui s'opposait à Avicenne en soutenant l'existence d'une immortalité collective, c) les tenants de l'exégèse d'Alexandre d'Aphrodisias. Ce dernier ne voyait dans l'âme qu'un intellect passif matériel, une pure aptitude, non point une substance mais une forme de l'organisme périssable avec le corps. L'âme devenait pour cet auteur un effet, presque un accident de l'organisme. 164 Alexandre d'Aphrodisias inspirait donc tout le clan des « mortalistes », puisqu'il proclamait la corruptibilité de l'âme. L'élément personnel qui survivait à la décomposition du corps 163. JA. Maravall, op. cit., p. 308 : « Su vuelta al puro Aristotéles su alejandrinismo le aseguran esa inmunidad contra la tradición medieval ». 164. Voir J.-F. Nourrisson, De la liberté et du hasard. Essai sur Alexandre d'Aphrodisias, Paris, 1870, p. 99-101.

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n'était pas une faculté de l'âme, mais « l'idée de Dieu acquise lors de la contemplation de son essence ».165 Comme le montre E. Gilson166, le cardinal Cajetan avait déjà été assailli à la fin de sa vie par des doutes, et faisait de l'immortalité de l'âme une vérité de la foi du même ordre que le mystère de la Prédestination ou celui de la Sainte Trinité. En prenant une telle position, il retirait à la foi l'appui de la raison. C'est dans ce climat 167 que Pomponace intervint avec son Traité sur l'immortalité de l'âme qui, comme on l'a dit, aurait pu s'intituler plus justement Traité de la mortalité de l'âme. Pomponace, en effet, s'opposait à Averroes, et faisait siennes les conclusions d'Alexandre d'Aphrodisias sur la mortalité de l'âme. Le célèbre humaniste italien répondait à deux questions. A la première, que l'on peut formuler ainsi « Que pensez-vous de l'immortalité de l'âme ? », il répondait qu'il y croyait. A la seconde, « Que croyez-vous qu'Aristote en avait pensé ? », il répondait que le Stagirite jugeait que l'âme était mortelle. Or quelle était la position de Sepulveda dans ce débat ? La prudence, nous l'avons vu, lorsqu'il était en Italie, puisqu'il affirmait qu'Aristote fut hésitant. Mais, en fait, notre auteur était pleinement convaincu que le Stagirite croyait en l'immortalité de l'âme, et il l'affirmera en 1552 sans la moindre équivoque. 168 165. P. Moraux, Alexandre d'Aphrodisias exégète de la Poétique d'Aristote, Paris, 1942, p. 176 sq. 166. « Autour de Pomponazzi, problématique de l'immortalité de l'âme en Italie au début du XVIe siècle », in Archives d'Histoire doctrinale et littéraire au Moyen Age, Paris, 1962. 167. J.-F. Nourrisson, op. cit., p. 123-124 : « On considère l'immortalité de l'âme comme une invention des législateurs ; le premier homme comme entièrement formé par des causes naturelles ; la religion comme faite uniquement pour les simples ». 168. J.G. de Sepulveda, Epistolarum, in Opéra omnia, t. III, p. 268 :

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On voit combien ici Sepûlveda, loin de se dégager de l'interprétation médiévale, lui restait attaché. Si cette première infidélité à Alexandre d'Aphrodisias n'avait pas de retentissement politique immédiat, il n'en est pas de même pour la seconde. Celle-ci porte sur le providentialisme. Une fois de plus, Sepûlveda va manifester une totale insensibilité à l'argumentation de ces deux auteurs. Le célèbre commentateur du Stagirite s'était élevé avec force contre l'ontologie des stoïciens, comme on peut le voir dans son Traité du destin et du libre pouvoir aux empereurs.169 Alexandre d'Aphrodisias affirmait avec force la liberté humaine, la détermination absolue de l'individu.170 Certes, cette prise de position devait plaire à Sepûlveda qui pouvait en tirer argument dans le débat qui l'opposait à Luther, mais, en revanche, jamais il ne pouvait voir en Alexandre d'Aphrodisias un penseur qui avalisait l'existence d'un Dieu personnel gouvernant providentiellement hommes et empires. Quant à Pomponace, il rejetait également le providentialisme chrétien, en approuvant le dogme stoïcien de l'enchaînement des causes. Sepûlveda, qui n'a pas suivi Alexandre d'Aphrodisias dans sa critique du providentialisme, refusait également de suivre l'explication « moderne » de Pomponace. Si aujourd'hui elle peut prêter à sourire, elle n'en était pas moins une rupture fondamentale avec le providentialisme augustinien. Dans son De Incantationibus m , Pomponace retirait à un Dieu personnel et transcendant l'organisation et la marche des événements pour ne voir dans l'histoire sacrée « Animas enim humanas immortales esse Aristotelis etiam sententia, certum habeo, quod tu ipse erudito Commentario, quod nuper libenter perlegi, magno ingenio, et egregia doctrinae Aristotelicae cognitione collegisse mihi visus es ». 169. Voir la traduction de Nourrisson dans son ouvrage cité. 170. Ibid., p. 288. 171. Pomponace, Les Causes des merveilles de la nature ou les enchantements, Paris, 1930.

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et profane qu'une nécessité sidérale : « non seulement les hommes, mais les villes et les royaumes avaient leur généthliaque... un déterminisme mathématique était ainsi proclamé... les transformations religieuses même se trouvaient réglées par cet ordre sidéral... le christianisme n'échappait pas à la loi : il était né sous le signe de la Balance, Jésus sous l'heureuse conjonction de Saturne et des Gémeaux. Ainsi se trouvait anéantie la croyance à la Providence de Dieu et tout spécialement son action dans la naissance et l'histoire de l'Eglise. »172 On comprend que Sepulveda n'ait rien retenu de l'enseignement d'Alexandre d'Aphrodisias et de Pomponace qui, tous deux, selon leur génie respectif, réfutaient le providentialisme, pièce maîtresse de l'idéologie de notre auteur. Nous verrons plus avant les conséquences morales et politiques de la position de Pomponace et sa très vive réfutation indirecte par Sepulveda qui confondra toutes les thèses de la nécessité avec l'hérésie luthérienne. Loin de suivre les analyses les plus nouvelles de son temps, Sepulveda, en se consacrant à la justification chrétienne du métier des armes, ne fait que reprendre les arguments augustiniens contre Faust le manichéen. Sepulveda suit encore l'évêque d'Hippone en énumérant les trois conditions de la juste guerre, conditions qui furent textuellement reprises par saint Thomas. Mais c'est surtout dans sa vision historique que Sepulveda s'apparente le plus à saint Augustin. A une époque où l'homme prend de plus en plus conscience de sa puissance, et où l'affranchissement de l'autorité sous toutes ses formes est le chiffre de la Renaissance, Sepulveda, 172. Ibid., p. 25. On peut consulter sur le problème de l'astrologie à l'époque de la Renaissance : L. Mabilleau, Etude historique sur la philosophie de la Renaissance en Italie, Cesare Cremonini, Paris, 1881, et Ch. Renouvier, Philosophie analytique de l'histoire, Paris, 1897, t. III. Signalons que l'ouvrage de J.R. Charbonnel, La pensée italienne au 16' siècle et le courant libertin, Paris, 1917, est également précieux pour la compréhension du climat intellectuel de l'époque. 6

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ce pur aristotélicien, reprend les thèmes pauliniens et augustiniens pour maintenir une signification providentielle à la royauté et prouver qu'il n'y a ni paix ni justice sans religion. La guerre, nous l'avons vu, reste dialectiquement liée à la définition de la paix. Celle-ci est la haine du désordre, c'est-àdire tout ce qui n'est pas ordre chrétien. Nous sommes en présence d'une « paix dynamique ». La pensée traditionnelle est ajustée aux nécessités de la crise du 16e siècle. Cet ajustement est parfaitement explicite dans le texte de la Cohortatio... que nous venons de citer. Aux considérations financières, stratégiques et politiques, font suite les impératifs de la mission divine. Charles Quint est l'instrument de Dieu173 pour faire rayonner le christianisme dont seuls les moyens sont belliqueux, sa fin restant toujours pacifique. Notre auteur est l'anti-Machiavel par excellence. Alors que celui-ci voit dans les prescriptions chrétiennes des obstacles à l'action efficace du prince, Sepulveda dégage l'utilité politique de la foi et souligne le rôle de la divine Providence, principe fondamental, rappelons-le à nouveau, de la pensée augustinienne. Il pourrait écrire les lignes que nous retrouvons près de deux siècles après sous la plume de Cabrera qui cite Thomas Bocio : « Il n'existe ni nation, ni roi, qui soumit tant d'âmes à l'obéissance du Christ, comme le peuple espagnol. Mais par ses bons offices, la religion n'a pas été ingrate et elle a soumis, aux princes qui l'ont ainsi propagée, les sujets de leurs conquêtes en les domestiquant et en les amenant à la plus stricte obéissance... ».174

173. Sepúlveda pourrait reprendre à son compte cette pensée de Luther : « Le prince qui gagne la guerre est celui par qui Dieu a battu tous les autres » (in Œuvres, op. cit., t. III, p. 58). 174. « No hai nación, ni Rey, que haia sujetado tantas almas a la obediencia de Christo, como la gente Española. Mas a estos buenos oficios ha correspondido la Religión tan buena pagadora, que a los Príncipes que desta suerte la han propagado, ha rendido los subditos

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La véritable originalité de Sepulveda ne réside donc pas dans un pur aristotélisme dégagé de la tradition médiévale. 178 Elle réside ailleurs et se situe dans la philosophie de l'histoire qui se dessine dans son œuvre, mais qui ne parvient pas encore à se dégager des concepts théologiques. Ici, le romantisme lyrique de l'Allemagne du 19e siècle n'a aucune place, mais les thèmes clef de son exaltation se rencontrent dans l'œuvre de Sepûlveda. D'abord la constatation de l'excellence de la race espagnole en ce qui concerne la pureté et surtout le courage. Nous apprenons, en effet, que les Espagnols ont naturellement (et rien n'est naturel qui ne soit divin) en leur cœur un respect tout spécial pour la religion (p. 230). Pour illustrer cette disposition particulière, Sepûlveda rappelle que, lors du sac de Rome, les soldats espagnols qui, après le pillage, étaient tombés malades, poussés par leur exceptionnelle religiosité, faisaient restituer à leurs légitimes propriétaires ce qu'ils avaient dérobé (p. 230). Cet exemple semble particulièrement probant aux yeux de notre auteur, car il ne manque pas d'en faire état dans son Démocrates secundus, où il souligne à nouveau les vertus des soldats espagnols et surtout la présence indélébile d'un christianisme tout particulièrement gravé dans les cœurs castillans. Champions de la foi catholique, les Espagnols, selon Sepûlveda, semblent avoir des dispositions psychologiques et morales qui les placent au-dessus des autres peuples. N'ont-ils pas été choisis comme instruments des fins divines ? L'histoire n'est pas ici le progrès de la liberté humaine, comme le pense Michelet, mais bien l'œuvre de Dieu. Une fois de plus, Sepûlveda nous oblige à faire retour à l'autorité de saint Augustin. L'évêque d'Hippone a peu parlé d'histoire, abandonnant ce de sus conquistas, domesticándolos, y traiéndolos a más puntual obediencia... » (Padre J. de Cabrera, op. cit., p. 510). 175. Sepûlveda n'en est-il pas l'héritier lorsqu'il parle de « guerre sainte» (p. 230)?

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domaine à son disciple espagnol Orose. Cependant, cette remarque extraite de la Doctrine chrétienne est capitale : « Narratione autem historica cum praeterita etiam hominum instituta narrantur non inter humana instituta ipsa historia numeranda est ; quia jam quae infecta fieri possunt in ordine temporum habenda sunt, quorum est conditor et administrator Deus ».116 Ainsi le destin de l'empire romain n'est pas étranger aux projets divins. L'Historia adversus paganos est formelle : « Jamais pareille marque de souveraineté n'avait été accordée depuis le début du monde et les origines de l'humanité à un seul royaume : pas même à Babylone, ni à la Macédoine ».177 Dieu conduit donc l'histoire et a voulu la grandeur de Rome afin qu'elle puisse permettre l'évangélisation. Et B. Lacroix d'écrire : « Dieu a voulu que Rome demeure comme il a voulu l'Eglise, en vue d'une diffusion plus rapide et plus efficace de la doctrine du Christ ».178 Autrefois, Dieu agissait par les juifs, maintenant il se sert des Romains. Orose ne fait que vulgariser le providentialisme de saint Augustin, qui consacre les chapitres X à XXIII du cinquième livre de la Cité de Dieu à l'analyse de l'empire romain, pour prouver que jamais l'assistance divine n'a faibli et que seul Dieu a donné l'empire aux Romains quand il l'a voulu et dans la mesure où il l'a voulu. C'est justement ces passages que cite Sepulveda dans son De regno... Il souligne que les Romains avaient reçu de Dieu un bel et riche empire, pour corriger les mauvaises habitudes 176. Saint Augustin, De doctrina christiana. Liber secundus, in Opéra omnia, t. XXXIV, p. 56 : « Quoique les choses établies autrefois par les hommes puissent être l'objet d'un récit historique, on ne doit cependant pas mettre l'histoire au rang des institutions humaines, parce que les événements passés, qui ne peuvent plus n'avoir pas existé, appartiennent à l'ordre des temps, dont Dieu est le créateur et le modérateur suprême ». 177. Cité par B. Lacroix in Orose et ses idées, Paris, 1965, p. 145. 178. Ibid., p. 149.

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morales chez d'autres peuples.119 Les sauvages d'Amérique ne sont-ils pas livrés à leur perversion qui outrage la loi naturelle, c'est-à-dire Dieu lui-même ? Les Turcs ne sont-ils pas un obstacle majeur et un danger pour le développement du christianisme ? La puissance temporelle n'appartient plus à Rome. C'est l'empire espagnol qui la détient. Or cette situation n'est pas le fruit du hasard. La mission dévolue aux Romains est désormais confiée à l'Espagne, qui doit mener le type de guerre le plus agréable à Dieu : celle qui permet la diffusion du christianisme. C'est pourquoi nous lisons dans la défense du Démocrates secundus, l'Apologia pro libro de justis belli causis, cette affirmation : « Je nie que les barbares puissent être conduits à la foi par la seule prédication, s'ils ne sont préalablement soumis par les armes ».180 Comment ne pas voir, dans la pensée toute religieuse de Sepulveda, les thèmes fondamentaux qui, laïcisés par le 18e siècle, deviendront les grands concepts des philosophies politiques allemandes de Kant, Fichte et Hegel ? Par une plaisante dérision de l'histoire, c'est Luther, l'ennemi juré de notre auteur, qui sera le propagateur d'une doctrine qui lui sert de fondement : l'augustinisme. En ce qui concerne la supériorité psychologique et morale d'un peuple, nous ne pouvons nous empêcher de penser à Fichte et à Hegel. Le premier, qui faisait l'apologie de la

179. De regno, in Opera omnia, t. IV, p. 128 : « Sed utar potissimum Romanorum exemplis, qui, ut opulentissimam, sic justissimam rempublicam habuisse putantur, Augustino nostro auctore, qui Romanis propter ipsorum justitiam pulcherrimum et opulentissimum imperium ad pravos multarum gentium mores corrigendos a Deo tributum esse testificatur » (voir également Démocrates secundus, op. cit., p. 32-33). 180. Cité par Andrés Marcos in Los imperialismos de Juan Ginés de Sepulveda en el Démocrates alter, Madrid, Instituto de Estudios Políticos, 1947, p. 168. « Niego que los bárbaros sean inducidos a la fe por la sola predicación si primero no son sometidos por la guerra... ».

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langue allemande 181 et prescrivait « d'éviter la souillure juive », nous situe dans un climat qui n'est pas étranger à celui de l'Espagne du 16e siècle : celui de la pureté de la race. N'oublions pas en effet l'obsession espagnole de la pureza, de la limpieza de sangre182 qui hante toute conscience inquiète d'avoir une ascendance arabe ou juive183. On se dispute les autres vertus dont nous parlait Sepulveda en chantant l'âme espagnole 1M . Hegel ne fait-il pas lui aussi l'apologie de l'esprit germanique, « esprit du monde moderne » dont la destination est de « fournir aux principes chrétiens des supports » ? 1,5 Les juifs, les Romains, les Espagnols, nous suivons presque la présentation hégélienne du déroulement de l'histoire. Quatre siècles plus tard, c'est aux Allemands qu'incombera la mission divine : Dieu gouverne le monde et l'histoire manifeste l'exécution de son plan : « ce qui est arrivé et arrive tous les jours, non seulement ne se fait pas sans Dieu, mais est 181. Fichte, Discours à la nation allemande, trad. par Molitor, Paris, 1923. Discours IV. 182. Littéralement « propreté de sang ». 183. L'antisémitisme de Kant, de Fichte et de Hegel n'est plus à prouver. On peut se rapporter aux textes suivants qui forment une anthologie que pourrait envier Mein Kampf : Kant, Anthropologie, Paris, 1962, La Religion dans les simples limites de la raison, Paris, 1962, et Conflit des facultés, Paris, 1955 ; Fichte, Beiträge zur Berichtigung der Urteile des Publicums über die französische Revolution 1793 (s.v., t. VI, p. 149-151), cité par Ch. Andler in Le Pangermanisme philosophique, Paris, 1917, p. 8 sq. ; Hegel, L'Esprit du christianisme et son destin, Paris, 1948. 184. Voir Démocrates secundus, op. cit., p. 33. Sepulveda loue l'intelligence, le courage, l'humanité, la justice et la religion des Espagnols. Mais c'est dans son De regno que l'on trouve la plus belle envolée (voir p. 99 et 100). On peut comparer ces satisfecit avec ceux du Discours à la nation allemande de Fichte : «Mais quel esprit cette caste allemande mettrait-elle dans la production et la puissance de ces splendeurs ? Un esprit de piété, d'honnêteté, de modestie, de solidarité... ». 185. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire, Paris, 1963, p. 364.

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essentiellement son œuvre ».186 Sepûlveda ne dit rien d'autre à Charles Quint, lorsqu'il lui rappelle que ses forces ont pour origine Dieu qui instrumente en lui. Le César invoqué ne fait-il pas partie de ces « héros en tant qu'ils ont puisé leurs fins et leur vocation non seulement dans le cours des événements, tranquille, ordonné, consacré par le système en vigueur, mais à une source dont le contenu est caché... » ?187 Kant, qui à bien des égards n'est pas dépourvu d'un certain augustinisme, avait déjà insisté sur le rôle déterminant de la Providence qui sait mieux que les hommes ce qui leur convient. A leur désir de paix, il oppose la violence indispensable aux desseins providentiels. 188 Promotion d'une race destinée à accomplir les volontés de Dieu, croyance à l'immixtion providentielle de ce dernier dans les affaires du monde et de ce fait guerres indispensables voulues par lui, ne sommesnous pas en présence d'un thème commun, différemment modulé ? La guerre se justifie donc métaphysiquement dès lors que l'on fait intervenir la volonté de Dieu. La victoire de l'Allemagne pangermaniste était la fidélité de son destin divin. L'indifférence des Espagnols pour tous ceux qui bafouent l'ordre chrétien n'est-elle pas trahison envers Dieu ? Au contraire, « celui qui frappe le méchant en raison de sa méchanceté et détient les instruments de mort pour les pires est le ministre de Dieu », dit Sepûlveda en citant saint Jérôme. 189 A ces considérations métaphysiques, il faut ajouter une constatation d'ordre psychologique et moral. La guerre possède des vertus hygiéniques et roboratives, vertus que célèbrent en commun Sepûlveda, Kant et Hegel. Les étincelles de vertu 186. Ibid., p. 346. 187. Ibid., p. 35. 188. Voir Kant, « Idée d'une histoire universelle », in Opuscules sur la philosophie de l'histoire, Paris, 1947. 189. Voir Démocrates secundus, op. cit., p. 62 sq.

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que la nature a données aux hommes risquent de seteindre si elles ne sont pas entretenues. Ainsi une languide mollesse guette ceux qui vivent dans la douceur de la paix. Et notre auteur de regretter que la conquête soit achevée, car, les maures vaincus, « ... magna (tamen) nostrorum virtutis exercitamenta sustulimus, uberem triumphorum materiam delevimus ».190 Une telle remarque souligne davantage encore la parenté spirituelle de Sepûlveda avec les philosophes allemands cités. On sait en effet qu'une guerre vertueusement pratiquée n'est pas exempte de moralité. L'auteur du Projet de paix perpétuelle a écrit à ce sujet des lignes fort explicites : « La guerre même, conduite avec ordre et en regardant comme sacrés les droits des citoyens, a quelque chose de sublime et elle rend d'autant plus sublime la mentalité du peuple qui la conduit ainsi, que les périls dans lesquels il s'est trouvé ont été en plus grand nombre et qu'il leur a résisté courageusement ; au contraire, une longue paix a coutume de rendre dominant le pur esprit mercantile, en même temps que le vil égoïsme, la lâcheté, la mollesse, et d'abaisser la mentalité du peuple ».191 Hegel emboîtera le pas à Kant dans cette direction et dira que les vents « protègent la mer contre la paresse où la plongerait une tranquillité durable comme une paix durable ou éternelle y plongerait les peuples ».192 En poussant le raisonnement, on peut tirer l'affirmation que l'absence de guerre est immorale. C'est ce que firent les épigones de Hegel et en particulier H. von Treitschke qui concluait : « Que la

190. J.G. de Sepûlveda, De appetenda gloria dialogus qui inscribitur Gonsalus, in Opéra omnia, t. IV, p. 208 : « Nous avons perdu l'occasion d'exercer la valeur des nôtres et avons supprimé une riche source de hauts faits ». 191. Kant, Critique du jugement, Paris, 1951, p. 90. 192. Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, 1940, p. 248-249.

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guerre soit à jamais bannie du monde, c'est là un espoir non seulement absurde, mais encore profondément immoral ».193 Loin, comme le pense J.A. Maravall, d'être original par la pureté de son aristotélisme, Sepulveda nous paraît paradoxalement moderne par sa conception historique, tant sa conviction de la vocation particulière de l'Espagne nous confronte avec les différentes missions des peuples ou des classes, qui, depuis le 19e siècle jusqu'à nos jours, ne cessent de s'opposer. On pourrait appliquer à son œuvre ce pertinent jugement de R. Labrousse 194 : « interprétation à la fois mystique et nationale du droit naturel, par laquelle on entend démontrer d'abord que toute politique véritable se résume en un rôle de champion de la foi catholique, et ensuite que ce rôle suppose des dispositions psychologiques et morales dont seule la nation espagnole semble avoir fait preuve conti nûment ». 193. Cité par Ch. Andler, Les Origines du pangermanisme, 1800-1888, Paris, 1915, p. 223. 194. R. Labrousse, Essai sur la philosophie politique de l'ancienne Espagne, politique de la raison et politique de la foi, Paris, 1937, p. 146.

CHAPITRE II

MORALE CHRÉTIENNE ET MORALE ARISTOTÉLICIENNE

1. L'AUTORITÉ D'ARISTOTE

Si la première partie du Démocrates primus concernait la guerre et visait exclusivement Erasme, le confondant volontairement avec Luther pour mieux le perdre, la seconde est dénuée de toute équivoque. Sepúlveda va porter ses attaques au point précis où les doctrines de l'humaniste de Rotterdam et du Réformateur se rejoignent. Certes, leur expression n'est pas la même. Une langue plus nuancée, une totale absence de grossièreté, caractérise celle d'Erasme. Mais sur l'essentiel, ici, les deux hommes sont d'accord pour réfuter l'autorité des philosophes, en particulier celle d'Aristote et des scolastiques, pour montrer l'incompatibilité radicale entre la morale du Stagirite et le christianisme, pour préférer aux honneurs d'une existence glorieuse et riche l'humilité vertueuse d'une conscience qui trouve sa vérité dans une vie simple, laborieuse et charitable. Il ne s'agit pas seulement d'un style de conduite personnel. L'enjeu est beaucoup plus important. C'est toute une conception morale et politique qui est en cause. Voilà que surgit pour la première fois de façon explosive une « contestation » dont les récents conciles sont encore des échos. Bien sûr, comme nous l'avons dit, certaines questions font date en apparence. On ne discute plus âprement de la magnanimité ; il y a longtemps que duels et combats en champs clos n'agitent plus les esprits (ces der-

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nières questions sont traitées à la fin de l'ouvrage). Mais quelques thèmes surannés en apparence, comme le duel qui peut poser le problème des rapports de l'individu et de l'Etat, et des digressions parfois pédantes, ne doivent pas masquer des débats capitaux qui s'imposent toujours à notre époque. La connexion des vertus, l'autorité d'Aristote, l'analyse du courage et de la magnanimité, semblent de prime abord n'être que des discussions de spécialistes, étrangers à toute considération politique. Pourtant, ces thèmes moraux sont intimement liés à la conjoncture économique et militaire, tant il est vrai qu'aucune morale ne peut être isolée du contexte politique qu'elle tend toujours à justifier ou à critiquer. En prenant parti pour le chrétien que n'effrayent pas certains anathèmes évangéliques contre l'argent et la violence, en louant la magnanimité qui ne peut s'exercer sans biens terrestres, en glorifiant les honneurs, le courage, vertu militaire, Sepúlveda veut s'opposer à un nouveau type d'homme qui commence à naître et devient un danger pour l'idéologie que notre auteur défend. On trouve déjà, nous le verrons chez Erasme et ses amis, des considérations qui ne sont pas étrangères au 18e siècle. A une époque où juristes, moralistes, théologiens, s'inquiètent quant au statut à donner aux Indiens, l'affirmation de l'autorité d'Aristote revêt une importance bien plus grande que la querelle des Universaux au Moyen Age. N'oublions pas que c'est à partir d'une analyse du droit naturel dans la politique du Stagirite que Sepúlveda fonde sa théorie sur la débilité congénitale des indigènes, justifiant ainsi la colonisation espagnole dans son Démocrates secundus. Doit-on rappeler aussi que l'expansion politique des grands Etats utilise les progrès de la technique militaire ? Arquebuses et canons, force de l'armée impériale, exigent un numéraire que Charles Quint ne trouvait qu'à des taux d'inté-

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rêt particulièrement élevés. 1 Grevé de dettes, ce monarque est amené à conquérir et à exploiter des territoires lointains. Pecunia nervus belli. Histoire politique, histoire financière, histoire militaire, sont intimement imbriquées. 2 Notre auteur est particulièrement au fait de ces problèmes, comme le prouvent les pertinents conseils de sa Cohortatio...3 où « apparaissent déjà quelques indices du goût que Sepulveda manifesta toute sa vie pour les questions de droit public et, quelque étonnant que cela soit de la part d'un homme d'étude, pour les questions de suprématie militaire ».4 Le deuxième livre, donc, traite de la situation mondaine du chrétien. Il commence par une analyse de la vertu d'inspiration aristotélicienne, puis, montrant que le souverain bien est le but commun de la philosophie et du christianisme, il aborde le thème de la connexion des vertus. Sepulveda veut prouver à partir de ce classique débat que le courage, vertu guerrière par excellence, n'est pas incompatible avec les autres vertus que célèbre le christianisme. L'identité de la philosophie classique et du christianisme sur le plan de l'éthique ne fait pour lui aucun doute. Puis il défend avec force la pensée d'Aristote et la scolastique devant les attaques de Léopold. Enfin la magnanimité, autre importante vertu, ainsi que ses rapports avec les honneurs et l'argent, sont étudiés et justifiés. Tels sont les thèmes principaux abordés ici, sans oublier une nouvelle défense des œuvres dans le capi-

1. Voir M.-F. Braudel, « Les emprunts de Charles Quint sur la place d'Anvers », in Charles Quint et son temps, Paris, 1959, p. 190 sq. 2. « A une époque où dominait l'emploi des mercenaires, le facteur financier était primordial... une bonne stratégie consistait donc à faire durer la campagne jusqu'à ce que l'armée adverse se décomposât, faute d'argent » (H. Lapeyre, « L'art de la guerre au temps de Charles Quint », in ibid., p. 46). 3. J.G. de Sepulveda, Cohortatio..., in Opera omnia, t. IV, p. 150 sq. 4. A. Morel-Fatio, Historiographie de Charles Quint, Paris, 1913, p. 42.

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tal débat sur la justification. Pourquoi une telle apologie de la philosophie d'Aristote ? L'ordre politique auquel Sepulveda est attaché trouve son fondement idéologique dans la doctrine officielle de l'Eglise, dont la clef de voûte est l'autorité bénie du Stagirite. Dans ce cadre, guerre, richesses, conquêtes, esclavage, sont permis aux chrétiens, sous certaines conditions que nous avons vues ou verrons plus avant. Mais voilà que le soleil d'Aristote décline, entraînant avec lui l'autorité de la scolastique. La Somme théologique, véritable encyclopédie du Moyen Age, divisée en trois parties, forte de six cent douze questions et et de trois mille articles, n'a plus l'audience d'antan. Nous sommes en 1533, l'Espagne, en dépit de ses difficultés passées avec Rome, ne peut se passer d'une infrastructure idéologique orthodoxe pour mener à bien sa colonisation, faire la guerre contre les Turcs, développer l'Inquisition, lutter contre la Réforme et ses incidences politiques. Pourtant, la décadence de l'autorité d'Aristote 5 remonte déjà à plus d'un siècle. Le 14e siècle, est toutes choses égales, un 18e siècle dont les termes du combat seraient inversés. C'est un siècle de critique, mais de critique de la philosophie par la théologie. L'effort commencé par saint Thomas pour concilier Aristote et le christianisme s'épuise et finalement échoue. Sepulveda fait partie des derniers défenseurs d'une cause minée par l'irréductibilité foncière du génie grec d'Aristote et du christianisme. Guillaume d'Occam « accentue la séparation qui s'annonçait déjà entre la philosophie et la théologie ».8 Lorsqu'il

5. La responsabilité en est imputable à la scolastique, qui « en s'éloignant continuellement du texte d'Aristote, en mettant le commentateur à la place du philosophe, et les cahiers du professeur à la place du commentaire, s'était fait un Aristote de convention » (E. Renan, Averroes et l'averroisme, Paris, 1925, p. 384). 6. E. Gilson, La Philosophie au Moyen Age, Paris, 1952, p. 639 sq.

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meurt en 1347, il avait déjà demandé une réforme de l'Eglise et avait fait effort pour que la foi fût séparée de toute contamination avec la raison. Doit-on souligner qu'à cet égard, il est le précurseur direct de Luther ? Un autre courant, las de toutes les disputes, s'oriente vers la contemplation mystique, pour établir un contact direct avec une transcendance qui n'exclut pas l'immanence. Maître Eckhart, évacuant tout l'anthropomorphisme religieux, renouant avec les aspirations plotiniennes, écrit : « Nous disons donc que l'homme doit être tellement pauvre, qu'il ne soit pas un lieu et n'ait pas en lui un lieu où Dieu puisse opérer. Tant que l'homme conserve encore en lui un lieu quelconque, il conserve aussi quelque distinction. C'est pourquoi je prie Dieu de me libérer de Dieu ; car mon être essentiel est audessus de Dieu, dans la mesure où nous concevons Dieu comme l'origine des créatures ».7 Nous avons cité ce passage caractéristique de la pensée brûlante d'absolu du maître rhénan pour l'opposer au Dieu de Sepulveda, toujours disposé à prêter main forte à une juste guerre ou à châtier un hérétique. Tauler 8 affirme qu'en faisant place nette en nous, Dieu peut resplendir en l'homme, ainsi préparé à le recevoir. Or Les Sermons de Tauler était un des livres favoris de Luther, ce qui montre bien les liens étroits qui unissent la mystique du 14e siècle, destructrice de l'autorité d'Aristote, et le Réformateur qui, dans une lettre du 31 mars 1518, déclare : « Quant à moi, je suis la théologie contenue dans Tauler... ». 9 Notons enfin qu'en 1441 apparaît L'Imitation de Jésus-Christ où le mysticisme trouve son expression la plus populaire. Nul doute que ce climat 10 n'ait préparé l'apparition de 7. Maître Eckhart (1260-1327), Traités et sermons, Paris, 1942, p. 258. 8. 1300-1361. 9. Luther, Œuvres, op. cit., t. VIII, p. 30. 10. Notons que dans cette Italie où se trouve Sepulveda lorsqu'il écrit

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penseurs exceptionnels comme Erasme et Luther qui, à certains égards, peuvent être considérés comme l'aboutissement de la défiance du 14e siècle, en ce qui concerne l'autorité d'Aristote. Erasme, on le sait, n'appréciait guère l'œuvre spéculative du Moyen Age et ne l'a pas étudiée. « S'il en conservait quelque curiosité, ce serait sans doute la philosophie de Guillaume d'Occam toute critique et modestement positive que, d'accord avec Luther, il préférait... Il affecte parfois de citer saint Thomas avec quelque respect, mais il n'aime pas l'esprit thomiste... Il n'aime pas l'aristotélisme et ne l'a guère pratiqué ».11 Erasme cite souvent Aristote, mais avec le respect dû à une autorité qui n'a aucune place dans sa vie spirituelle. On trouve dans l'Education du prince chrétien de nombreuses références à la Politique d'Aristote. Pourtant, Erasme ne manque pas de rappeler que c'est d'abord bel et bien un païen, ensuite un philosophe qui n'est pas si saint ni si savant qu'on pourrait le croire. 12 La science humaine la plus élevée n'est que sottise et il reconnaît qu'Aristote est un homme de grand savoir, mais pour brillante que soit sa lumière, comparée à celle du Christ, elle n'en est pas moins occultée. 13 Enfin, une affirmation capitale nous situe au centre du problème : Erasme dénonce l'acharnement dont font preuve ceux qui veulent faire coïncider les conclusions d'Aristote et la doctrine du Christ, « ce qui équivaut à mêler l'eau et le feu ».14 Luther, avec plus de violence et pour des raisons qui ne sont certes pas toujours identiques 15 , rejoint Erasme. « L'école le Démocrates primus, « Aristote devint bientôt un empoisonneur, un obscurantiste, le bourreau du genre humain » (E. Renan, op. cit., p. 383). 11. A. Renaudet, Etudes érasmiennes, op. cit., p. 123-124. 12. Institutio principi..., in Obras escogidas, op. cit., p. 293. 13. Erasme, Adagios, in Obras escogidas, op. cit., p. 1071. 14. Ibid., p. 1046. 15. Luther veut couper tous les liens avec le catholicisme orthodoxe et il est aussi, en dépit de convictions purement spirituelles, de bonne

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de Paris, cette courtisane impure et repoussante, mérite ici, à la vérité, la plus sévère condamnation, elle qui a décrété que les doctrines d'Aristote en matière de morale ne contredisent pas les doctrines du Christ ».16 Le traitant de « roi des menteurs », de « chevalier bourré de paille », le Réformateur ajoute à l'égard de « ce païen qui est contre l'Evangile » : « Mon cœur brûle d'arracher à cet histrion le beau masque grec avec lequel il s'est joué de l'Eglise, de révéler à beaucoup de gens et d'étaler aux yeux de tous son ignominie... ».17 Tous ces reproches se retrouvent dans la bouche de Léopold qui accuse Démocrates de faire d'Aristote un axe de référence d'une importance démesurée, comme s'il n'était pas un homme mais un dieu dont la contradiction serait un grand péché (p. 259-260). De plus, Démocrates travaille à montrer la conformité de l'aristotélisme avec la religion chrétienne, ce qui n'est pas le fait d'un chrétien. Quant à saint Thomas, il s'est épuisé en vain à christianiser le Stagirite. Bref, Léopold stigmatise les ambitions antichrétiennes, selon lui, de la scolastique, qui affirme qu'entre la réflexion des philosophes classiques, celle d'Aristote en particulier, issue de la raison naturelle, et les textes sacrés, il ne peut y avoir d'hiatus. Mieux, la philosophie serait une bonne initiation au christianisme (p. 263). Tel est l'enjeu du débat dont les conséquences morales et politiques sont capitales.

guerre de rabaisser un élément clef de l'édifice officiel. Erasme, au contraire, n'a jamais cessé, en dépit de toutes ses critiques, d'être un catholique romain. 16. Luther, Œuvres, op. cit., t. III, p. 135-136. 17. Ibid., t. VIII, p. 14 ; voir aussi t. IV, p. 116 et t. IX, p. 59-60. 7

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2 . L E PROBLÈME D E S

VERTUS

Sepulveda bande le ressort en nous présentant un personnage mineur du dialogue, Guevara, inquiet. Si la guerre est licite pour le chrétien, les vertus martiales sont-elles compatibles avec l'enseignement du Christ ? Le désir de tirer vengeance de son ennemi, le haut prix de l'honneur et de la renommée, peuvent-ils s'accorder avec l'injonction chrétienne de supporter patiemment les offenses ? Sepulveda ne répond pas directement et, avec une habileté remarquable, va placer la discussion sur le terrain de la philosophie morale. Il convient avant tout, pour procéder avec rigueur, de parler un peu des vertus (p. 253) que l'on loue chez un soldat, car la louange fait partie de la vertu, puisque les philosophes nomment vertu ce qui fait qu'une chose est bonne : définition qui s'applique adéquatement à l'homme et aux choses par extension. Aussi étrange que cela puisse paraître, cette définition directement inspirée de l'Ethique à Nicomaque 18 est la pièce principale de toute l'argumentation de Sepulveda. Or elle est plus païenne que chrétienne. Comme le souligne V. Jankélévitch : « une grande partie de la morale païenne a vécu sur cette idée que la vertu est partout où l'on excelle, que toute fonction portée au superlatif de l'excellence peut être dite vertueuse ».19 En acceptant cette définition, on en accepte nécessairement ce qui en découle, à savoir un « émiettement »20 des vertus. 18. « Nous devons alors remarquer que toute vertu pour la chose dont elle est vertu a pour effet à la fois de mettre cette chose en bon état et de bien accomplir son œuvre propre : par exemple, la vertu de l'œil rend l'œil et sa fonction également parfaites... » (Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., liv. II, 5, 1106, a-15). 19. V. Jankélévitch, Traité des vertus, Paris, 1947, p. 147. 20. Sepulveda va parler (p. 253) de la vertu comme excellence de

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Au monolithe érasmien de l'amour, au maître mot de Luther, la foi, Démocrates va opposer une pluralité de vertus qui, nous le verrons, sont plus grecques que chrétiennes, et qui lui permettent de répondre aux attaques de Léopold. Après s'être débarrassé d'un faux problème de morphologie, il arrive très aisément à faire admettre que le courage et la grandeur d'âme sont les caractéristiques du bon soldat. Or, soutient Léopold, ces vertus si prisées par Démocrates sont des vertus « dures » et « enflées », incompatibles avec le christianisme, et de leur opposer l'amour et l'humanité. Notons que ces termes d'amour et d'humanité, si exceptionnels dans cet ouvrage, sont placés dans la bouche de Léopold (p. 255). Fort habilement, Démocrates va lui rappeler la théorie de la connexion des vertus (p. 256). Contre l'émiettement signalé plus haut, Sepúlveda pourrait rétorquer qu'il s'agit surtout de distinction d'analyse, lorsqu'on sépare les vertus naturelles des autres. Les vertus morales, si elles sont multiples, ne peuvent exister séparément. Il ne faut pas voir de rupture entre vertu morale et vertu naturelle. La vertu est bien plutôt la perfection épanouie du dynamisme inhérent à la nature du vivant, elle n'est pas un supplément extérieur. La vertu morale a pour substrat la tendance fondamentale, tendance à préserver dans l'être, le conatus, dirait Spinoza. Cette tendance n'est donc pas rationnelle. Mais pour que « la vertu naturelle devienne morale, elle doit être introduite dans le monde spécifiquement humain par l'élément qui, à côté de la tendance, définit l'homme comme tel, à savoir la raison, non point la raison théorique des vertus purement intellecchaque fonction, celle de pilote, celle de père de famille, etc. Comme Aristote il est « pour la spécificité irréductible des plaisirs et des fonctions, et par suite pour l'émiettement des vertus fragmentaires, vertu de la femme, de l'enfant et de l'esclave, moralité spécifique du barbare, vertu de ce qui commande et de ce qui obéit... c'est tout l'essaim de la pluralité sophistique qui bourdonne de nouveau à nos oreilles » (V. Jankélévitch, op. cit., p. 149).

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tuelles, mais la raison pratique, c'est-à-dire la raison orientée vers l'action. Or la prudence joue ce rôle, elle n'est autre que la raison pratique s'appliquant à la nature d'une vertu naturelle pour la pénétrer, l'imbiber de raison, au point que l'action soit non seulement conforme à la droite raison, mais accompagnée de cette même raison ».21 Cette vertu de prudence qui tient une place assez restreinte dans l'Ethique à Nicomaque est cependant capitale pour l'intelligence de la pensée morale d'Aristote. Sepúlveda ne manque pas d'en faire état (p. 257) et, chose étrange, c'est Léopold qui en parle explicitement, prouvant qu'il n'est pas ignorant et qu'il connaît le système qu'il combat. Ce dernier continue l'exposé de Démocrates et accorde encore plus de poids à son argumentation en introduisant lui-même la notion de prudence qui permet de parler chez Alistóte de connexion des vertus. En effet, « la vertu morale assure la rectitude du but que nous poursuivons, et la prudence celle des moyens pour parvenir à ce but ».22 La prudence 23 est l'intelligence de la circonstance et l'invention des moyens. Elle est vertueuse habileté qui juge et agit au mieux, compte tenu de la situation, bref l'antithèse de l'impératif catégorique kantien. Pour dire de la prudence qu'elle est une vertu, il faut que la délibération, en ce qui concerne les moyens, vise une fin moralement bonne. Pour être vertu, la prudence implique donc une dimension morale qui détermine une fin morale. C'est ainsi que la vertu morale est indispensable pour que la prudence soit vertu. Pas de vertu morale sans prudence et pas de prudence sans vertu morale. Aristote peut donc

21. Dom O. Lottin, « Aristote et la connexion des vertus morales », in Autour d'Aristote, Publications Universitaires de Louvain, 1955, p. 349. 22. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., VI, 13, 1144-a, 10. 23. Sur la prudence chez Aristote, voir la belle étude de P. Aubenque : La Prudence chez Aristote, Paris, 1963.

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conclure en faveur d'une connexion des vertus de la façon suivante : « on voit clairement, d'après ce que nous venons de dire, qu'il n'est pas possible d'être homme de bien au sens strict sans prudence, ni prudent sans la vertu morale. Mais, en outre, on pourrait de cette façon réfuter l'argument dialectique qui tendrait à établir que les vertus existent séparément les unes des autres, sous prétexte que le même homme n'est pas naturellement le plus apte à les pratiquer toutes, de sorte qu'il aura déjà acquis l'une et n'aura pas encore acquis l'autre. Cela est assurément possible, pour ce qui concerne les vertus naturelles ; par contre, en ce qui regarde celles auxquelles nous devons le nom d'homme de bien proprement dit, c'est une chose impossible, car en même temps que la prudence, qui est une seule vertu, toutes les autres seront données ».24 Le recours à la prudence aristotélicienne peut-il jouer un rôle important ici ? Démocrates voudrait, grâce à la connexion des vertus qu'elle implique, contraindre Léopold à admettre qu'un chrétien vertueux est un chrétien possédant toutes les vertus, martiales comprises. Mais cette vertu de l'intelligence, cette connaissance précise des meilleurs moyens de bien agir qui tient compte du moment, de la qualité de l'autre (homme de peu, égal) est loin d'appartenir aux exigences d'amour inconditionnelles du christianisme. Le chrétien n'a pas à adapter son attitude en fonction d'une situation ou d'un tiers. Sa conduite d'amour doit être automatique, réflexe. Peu importe les conséquences d'un tel comportement. L'échec, l'impuissance n'hypothèquent pas une intention pure de tout calcul. Bref l'adaptation circonstancielle ne trouve pas de place dans la vision morale chrétienne si elle veut rester fidèle au strict enseignement du Christ. Elle est bien plutôt le fait d'un homme qui cherche le bonheur dans un lieu imparfait, qui valorise l'acte en tant que tel, parce qu'il donne au monde 24. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., VI, 13, 1144-b, 30.

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une épaisseur que lui dénie le chrétien dans un univers où Dieu n'est pas absent, mais où il est totalement indifférent. La fortune moderne du concept de prudence reste également fidèle à l'eudémonisme aristotélicien si peu chrétien. Aussi lit-on sous la plume de Burlamaqui 25 : « La prudence est cette habitude, cette vertu au moyen de laquelle l'homme fait un bon usage de ses talents, de ses facultés et de tous ses avantages, en sorte que toutes ces choses concourent à son bonheur... ». Ainsi donc, la connexion des vertus et la prudence ne peuvent faire avancer le discours. Léopold 26 affirme même qu'un chrétien qui négligerait l'exercice du courage et de la magnanimité au profit des commandements religieux pourrait posséder cependant les autres vertus. C'est pourquoi Démocrates reconnaît que l'on piétine et interroge Léopold : « Quelle est la cause qui détermine le chrétien à honorer et à suivre les autres vertus ? N'est-ce pas leur intrinsèque honnêteté et les commandements de la droite raison ? » (p. 257). Cet appel à la raison ne séduit pas l'érasmien-luthérien représenté par Léopold, qui répond que ses actions morales sont bien plutôt motivées par l'obéissance aux injonctions divines, car toutes les œuvres du chrétien sont tendues vers Dieu, souverain bien et fin dernière. C'est alors que Démocrates, prenant appui sur cette déclaration, affirme que cette attitude est propre aux philosophes, car ils placent le souverain bien et la félicité en un même lieu. Péripatéticiens et chrétiens situent la béatitude dans 25. J. Burlamaqui, Eléments de droit naturel, Lausanne, 1775, p. 65. 26. Le texte que cite Léopold pour appuyer son affirmation, loin de la confirmer, l'infirme bien plutôt. En effet, au VIe livre de l'Ethique à Nicomaque, il ne peut s'agir que d'une référence aux passages 1144-b 30, 35 et 1145. Or, dans ceux-ci, Aristote nous dit sans équivoque que seules les vertus naturelles peuvent exister séparément. Il est possible que Sepûlveda, qui connaît parfaitement l'œuvre du Stagirite, ait voulu présenter ici Léopold comme un pseudo-savant.

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l'usage de la plus excellente vertu se rapportant à la plus excellente chose et affirment que la plus excellente vertu et la chose la plus parfaite sont l'intellect et Dieu (p. 257). Certes les philosophes n'eurent que la nature comme guide, alors que les chrétiens possèdent le privilège de la Révélation, mais philosophes et chrétiens tiennent la contemplation de Dieu pour le souverain bien. Quoi qu'il en soit, les préceptes chrétiens concernant la morale ne diffèrent pratiquement pas de la doctrine péripatéticienne. Cette affirmation de l'adéquation entre l'éthique philosophique, aristotélicienne en particulier, et l'éthique chrétienne, est l'idée maîtresse de l'argumentation de Sepulveda. Celui-ci tient-il sa victoire ? Son interlocuteur émettra quelques doutes sur une identité d'acception du courage et de la magnanimité chez les Grecs et les chrétiens. Il dira bien encore aussi qu'il considère comme abusive l'autorité d'Aristote et vaine la tentative de saint Thomas d'en faire un chrétien (p. 260), mais Démocrates a en réserve un maître argument. Après avoir concédé que la raison naturelle ne peut percer les mystères divins et que la Sainte Ecriture tient la première place, la seconde revenant aux philosophes, quant à la discussion sur la vertu, il ajoute humblement (p. 262) un tout petit commentaire qui fait remarquer à Léopold que ceux qui réfutent l'autorité du Stagirite sont des ignorants et surtout les maîtres de l'hérésie luthérienne. Cette simple remarque a plus de poids qu'une longue discussion. Démocrates n'aura plus qu'à énumérer les anciens penseurs chrétiens qui abordèrent des problèmes philosophiques 27 ou écrivirent des traités, pour conclure : « Je tiens pour un grand péché de discréditer la doctrine chrétienne en disant que, en ce qui concerne la conduite, le génie des païens aurait atteint quelque chose de juste et 27. Ces derniers étaient des théoriciens du plagiat, soit des apologistes chrétiens (voir L. Rougier, La scolastique et te thomisme, Paris, 1925, p. 25).

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d'honnête que les chrétiens n'auraient pas vu, ou, s'ils la voient, qu'ils la repoussent par aveuglement ou superstition. Qu'il soit maintenant tenu pour admis et pour certain, comme le pensent communément les théologiens, que les chrétiens ne sont pas différents des péripatéticiens, lorsqu'il s'agit de traiter des vertus et des vices que l'on peut juger par raison naturelle, car les uns et les autres pensent qu'il y a erreur à vivre éloigné de l'état de nature et de la droite raison » (p. 265). Léopold est alors vaincu, admet les conclusions de Démocrates et demande la poursuite du débat. Celui-ci se continuera par une double analyse du courage et de la magnanimité, dans une lumière qui se veut strictement aristotélicienne. Examinons ces deux vertus, avant que d'en venir à la théorie essentielle de cette seconde partie, à savoir la conformité de la morale péripatéticienne avec la morale chrétienne. Nous ne nous étonnerons pas de voir Sepûlveda définir le courage comme une « médiété » par rapport à la crainte et à la témérité. Le lâche ne peut endurer fatigues et peines, et le téméraire, lui, se jette aveuglément dans tous les périls. Le courageux, au contraire, conscient du danger, l'affronte, non par forfanterie ou crainte du déshonneur, mais par volonté de servir les lois et la patrie, bref par amour de la vertu (p. 271 sq.). Sepûlveda reprend presque mot à mot l'exposé du livre III de l'Ethique à Nicomaque et tout particulièrement l'examen des cinq types différents de courage, qui, tout en s'en rapprochant, ne le caractérisent pas. Sans réduire celui-ci à la bravoure militaire, notre auteur partage avec le Stagirite la conviction qu'il brille avec un éclat particulier dans les combats. A la description de cette vertu que le bon soldat ne peut certes pas manquer de posséder succède celle de la magnanimité. Milieu entre l'humilité et l'orgueil, rien de plus normal pour Sepûlveda de s'y arrêter, puisque nous savons que « c'est surtout en ce qui touche l'honneur et le déshonneur

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que l'homme magnanime se révèle » et « qu'il affronte les dangers pour des motifs importants, et quand il s'expose ainsi, il n'épargne pas sa propre vie... ».28 Mais, cette fois-ci, la fidélité à l'analyse aristotélicienne est loin d'être parfaite. Nous allons voir comment Sepûlveda, par omission et distorsion trahit l'esprit du livre IV de l'Ethique à Nicomaque au profit de sa thèse. Une lecture superficielle ne laisse pourtant aucun soupçon de gauchissement. Notre auteur rappelle, comme Aristote, que l'homme magnanime est d'une part « un extrême par la grandeur et d'autre part un moyen par la juste mesure où il se tient ».29 Comme Aristote, il affirme que la magnanimité (p. 273 sq.) n'est pas une soif arriviste d'honneurs. Elle est, certes, en relation avec les biens extérieurs, mais elle est avant tout vertu. Le magnanime doit avoir sa conduite récompensée par de grands honneurs, parce qu'il est digne de grandes choses, et ces honneurs ne sont que de justes récompenses qui se méritent par l'exercice de la vertu. Il a le goût de l'excellence, de la perfection, dans toutes ses actions, et va au-delà de chaque vertu par ce supplément, la magnanimité, qui le hisse au sommet de tous les actes dignes d'admiration. D'ailleurs parfaitement lucide en ce qui concerne son propre mérite, il sait que rien ne peut véritablement le rétribuer, c'est pourquoi il dédaigne tous les biens que les âmes mesquines convoitent avec avidité. Charges, richesses, sont encore inférieures, et de loin, à sa noblesse, tant il est vrai que la seule conscience de sa vertu le comble. Les honneurs ne sont que les témoignages d'autrui, la reconnaissance extérieure d'un bien intérieur qu'il appartient au seul magnanime d'estimer. Grand dans l'adversité, il supporte avec hauteur les malheurs et avec condescendance la fortune, ne s'étonnant de rien et ne demandant jamais rien. Aimant 28. Aristote, Ethique à Nicomaque, 1124-b, 5-10. 29. Ibid., IV, 7, 1123-b, 10.

op. cit., IV, 7, 1124-a, 5 et IV, 8,

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donner plus qu'accepter, il restitue toujours plus qu'il n'a pu recevoir 30 , il n'est ni vindicatif, ni médisant. Peut-on voir quelque opposition dans tout cela à la religion chrétienne ? Courage et magnanimité, loin d'être étrangers au christianisme, sont même les vertus propres aux fondateurs de la religion, à preuve martyrs et apôtres (p. 280). Rien, dans le portrait que nous venons de brosser, qui soit étranger à la description d'Aristote. Pourtant, un examen plus attentif révélera quelques surprises. Sepulveda commence par oublier de nous signaler que cette maîtrise de soi, cette grandeur d'âme qui caractérise l'homme supérieur, déterminent une attitude méprisante qu'Aristote légitime, attitude qui nous paraît bien peu chrétienne. 31 Cette omission est capitale à nos yeux, car elle pose tout le problème de la mesure de la vertu qu'esquive habilement notre auteur qui, s'il nous parle sans cesse de l'honnêteté, ne nous dit rien de son critère. Il veut nous faire croire que chez Aristote, comme dans le christianisme, Dieu est l'axe suprême de référence. Or il n'en est rien. P. Aubenque souligne justement 32 les liens qui existent entre la vision aristocratique des concepts moraux chez Aristote et celle de Nietzsche. Où peut-on prendre la règle de l'honnêteté chez le Stagirite, si ce n'est chez l'honnête homme ? C'est lui qui fixe par ses actions les normes qui serviront à évaluer la conduite estimable. Comment alors ne pas voir dans cette conception une inspiration semblable à celle de Nietzsche qui écrit : « Ce sont bien plutôt les bons eux-mêmes, c'est-à-dire les hommes de distinction, les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation dame, 30. On pourrait presque dire de lui ce que M. Mauss écrit du chef de clan dont le prestige est lié à l'exactitude « à rendre usurairement les dons acceptés, de façon à transformer en obligés ceux qui vous ont obligés » (« Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, Paris, 1950, p. 200). 31. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., IV, 8, 1124-b, 5. 32. Op. cit., p. 44 sq.

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qui se sont eux-mêmes considérés comme bons, qui ont jugé leurs actions bonnes, c'est-à-dire de premier ordre, établissant cette taxation par opposition à tout ce qui était bas, mesquin, vulgaire et populacier ».33 Et c'est même, ajoute toujours Nietzsche, le déclin de ces évaluations aristocratiques qui donne naissance à cet « instinct de troupeau » spécifiquement chrétien. Deuxième gauchissement : le choix des exemples. Celui-ci reste centré sur les activités guerrières (p. 276). Rien de tel dans le livre IV de l'Ethique à Nicomaque, où l'on ne trouve pas davantage d'allusion à la défense du faible et de l'opprimé ni à la guerre sainte (p. 230). Enfin, Sepúlveda cite bien la réelle indifférence du magnanime (p. 279) qu'Aristote exprime en ces termes : « l'agitation ne convient pas à qui ne prend à cœur que peu de choses, ni l'excitation à qui pense que rien n'a d'importance »34, mais il n'en tire aucune conclusion. Sa volonté de faire coïncider aristotélisme et christianisme lui fait oublier qu'en fait le magnanime se tient très loin de l'agitation et du bruit mondain, y compris de celui des trompettes martiales. Le magnanime est « l'ami du loisir », rappelle notre auteur (p. 279), qui est ainsi au-dessous de la vérité, car le magnanime est l'homme du loisir au sens ancien du terme. L'action est chez lui rare, donc exceptionnelle, extraordinaire, alors que la contemplation, objet de loisir, est habituelle. La magnanimité n'est-elle pas l'excellence de toute vertu ? Bien qu'Aristote ne lie pas explicitement magnanimité et contemplation, cette vertu est seule capable de nous procurer l'autarcie pré-stoïcienne, cible favorite des moralistes chrétiens, indispensable au sage, c'est-à-dire au contemplatif. Nous faisons ici entièrement nôtre la très pertinente analyse

33. Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, 1948, p. 30-31. 34. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., IV, 9, 1125-a, 15.

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de R.-A. Gauthier 35 qui fait de la magnanimité une vertu philosophique et la met en relation avec la contemplation auprès de laquelle les autres conduites, on le sait, sont inférieures. Toutes les activités pâlissent devant cette intuition de l'intelligible par l'intelligence qui nous rend en quelque sorte momentanément semblables à la divinité. La méditation d'Aristote a pour fin dernière le bonheur que procure la contemplation. Celui-ci pourrait dire en accord avec son maître Platon, une fois n'est pas coutume : « Ma réponse est qu'on doit traiter sérieusement ce qui est sérieux, mais non point ce qui n'est pas sérieux ; que seule la Divinité est par nature digne d'un attachement dont le sérieux fasse notre bonheur ».38 En ce qui concerne très précisément le problème qui nous occupe, on voit mal le magnanime faire du maniement d'armes et s'astreindre à la discipline, force principale des armées. Comme le souligne L. Ollé-Laprune, l'homme idéal d'Aristote peut faire œuvre de soldat et mourir pour son pays, mais jamais il ne fera métier de la vie militaire 37 , trop soucieux qu'il est de son indépendance, indépendance que lui procure justement la magnanimité. Rien, pourtant, ne rebute Sepulveda dans son évangélisation de la Grèce antique et tout particulièrement dans le baptême des vertueux selon Aristote. Cela est si vrai qu'il fait de saint Paul le magnanime par excellence, après avoir emprunté la définition de cette vertu au livre IV de l'Ethique à Nicomaque ! (voir p. 293 où notre auteur écrit : « saint Paul, homme divin et authentiquement magnanime »). Peut-on trouver dans cette vie contemplative la coïncidence avec le christianisme, que nous refuse jusqu'à présent Aristote ? Le souverain bien serait, répète Sepulveda, un but com35. La Magnanimité, l'idéal de la grandeur dans la philosophie pàienne et dans la théologie chrétienne, Paris, 1951. 36. Platon, Les Lois, VII, 803, c. 37. L. Ollé-Laprune, Essai sur la morale d'Aristote, Paris, 1881, p. 59-61.

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mun, le point de rencontre entre les deux visions du monde. Sepulveda prend, certes, des précautions, il a déjà distingué la béatitude aristotélicienne de la vie éternelle chrétienne. Mais il l'a fait allusivement (p. 239), faisant croire à une différence de degré plutôt que de nature. La fin dernière du chrétien est-elle cette fugitive fruition de l'intelligence qui se pense en saisissant l'intelligible ? 38 Conception intellectuelle et élitaire dont on ne trouve pas de trace dans la religion chrétienne. Nous sommes en présence d'un eudémonisme humain et rien qu'humain, fondé sur une métaphysique qu'il faut examiner, si nous voulons assurer notre critique. Cette seconde partie, on le voit, dépasse largement le problème de la licéité de la guerre pour un chrétien. Sepulveda tente, nous le savons, de prouver la parenté spirituelle entre aristotélisme et christianisme. Si l'entreprise n'est pas originale, les circonstances qui la motivent sont dignes du plus grand intérêt. Outre l'anti-aristotélisme ambiant que nous avons signalé, un triple courant, le mystique, l'érasmiste et le luthérianiste, met en danger l'autorité du « philosophe » dont la caution, selon Sepulveda, peut permettre à un chrétien de développer deux activités apparemment contradictoires. Fort de cet aval philosophique et de celui de certains textes sacrés, grâce à la coïncidence des deux doctrines, le prince chrétien peut faire échec aux dangers représentés par les idées nouvelles et surtout mener une politique d'expansion qui se trouve être précisément la politique de Dieu, que chante dans des vers célèbres Hernando de Acuna (1520-1580).89 38. Aristote, Métaphysique, trad. par J. Tricot ; Paris, 1966, liv. X, 7, 1072-b, 14. 39. « La edad dichosa que promete el cielo una grey y un pastor sôlo en el suelo » (Les temps heureux que promettent le ciel / un troupeau et un seul pasteur sur terre). « ... un Monarca, un Imperio, una Espada » (un Monarque, un Empire, une Epée).

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Le maître argument qui fait taire Léopold, l'accusation d'hérésie, ne nous interdira pas aujourd'hui d'examiner cette fameuse adéquation entre les deux morales. Pour confirmer son existence, nous l'avons dit, il faudrait que nous rencontrions d'abord un accord au niveau des métaphysiques dont elles sont issues. Quels points communs peut-il y avoir entre le Dieu d'Aristote et celui des chrétiens ? L'union peut-elle se faire sur des concepts comme ceux de nature ou de création ? Enfin, peut-on trouver un lien entre les actions des hommes et Dieu chez Aristote, qui fasse conclure à une quelconque parenté, même éloignée, avec le christianisme ? Ce n'est qu'après avoir répondu à ces questions que nous pourrons nous prononcer véritablement sur la théorie que soutient avec tant de vigueur Sepulveda, par la voix de Démocrates.

3 . D U A L I T É DES O R I G I N E S

Il y a conformité entre la doctrine des péripatéticiens, en ce qui concerne la morale, et celle des chrétiens. Les uns et les autres situent le souverain Bien dans la contemplation de Dieu, les uns et les autres gagnent la béatitude par le chemin de la vertu. De plus, ils se rejoignent dans la conviction suivante qu'ils partagent, à savoir que non seulement les vertus mais toutes les œuvres et pensées, ainsi que toutes leurs actions, doivent avoir pour fin dernière Dieu. Sepulveda cite à cet égard saint Paul 40 qui confirme la définition d'Aristote : Enfin, n'oublions pas que c'est vers l'autorité d'Aristote que se tournera Sepulveda pour tenter de prouver la nature servile des Indiens. 40. Corinthiens, X, 31 : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire de Dieu ».

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« Le Bien est ce à quoi toutes les choses tendent... ».41 Le Bien dont parle Aristote a-t-il quelque ressemblance avec le Dieu de saint Paul ? La juxtaposition des deux citations suffit-elle à le prouver ? Sepulveda, en excellent aristotélicien, écrit pourtant que le Dieu du Stagirite est «... l'être qui meut, tout en étant immobile » ; être éternel, source de tout mouvement, étant la vie même. Dieu informe tout sans être informé par rien. Il est cause finale et attire à soi tout l'univers. Le ciel et la terre subissent une irrésistible attraction vers ce principe, comme l'aimant est attiré par le fer. Tous les êtres, même les plus simples, tendent, traversés qu'ils sont par le désir, à imiter la vie divine, caractérisée par la perfection de l'activité pure et l'éternité. « La vie et la durée continue et éternelle appartiennent donc à Dieu, car c'est cela même qui est Dieu ».48 D'autre part, il faut ajouter que la pure activité de Dieu est la pensée parfaite, car Dieu ne peut que déployer la plus haute activité qui est la pensée. En effet, toutes les autres activités ont pour fin des objets extérieurs à elle, alors que la pensée est à elle-même sa propre fin. Nous savons aussi, lorsque nous considérons la pensée divine, qu'il convient de la distinguer de la pensée humaine. Indépendante des sens et de l'imagination, elle l'est aussi de l'intermittence. En Dieu, pas de trace de virtualité. La pensée divine est toujours un acte et a pour objet l'indivisible, car toute divisibilité l'assujettirait au changement incompatible avec sa perfection, son état de parfait achèvement. Il faut donc conclure que la pensée de Dieu a pour objet l'indivisible absolu, qui n'est autre que Dieu. Dieu se pense lui-même et en tire une béatitude que l'homme ne

41. Ethique à Nicomaque, op. cit., I, 1, 1094-a. Sepulveda écrit : « Tout doit se désirer en vue de la béatitude ». Il s'agit plus d'une interprétation que d'une fidèle traduction. 42. Aristote, Métaphysique, op. cit., liv. A, 7, 1072-b, 30.

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peut espérer atteindre qu'à de très rares moments.43 Notre pensée discursive, en effet, ne nous permet pas de garder longtemps l'intuition pure de l'essence indivisible. Dieu seul réalise l'identité du désirable et de l'intelligible. Laissons Aristote lui-même tirer les conséquences de sa conception de la divinité, pour voir si elle est si proche de celle du christianisme, comme Sepúlveda voudrait nous le faire croire. « Que donc il existe une substance éternelle, immobile et séparée des êtres sensibles, c'est ce qui résulte manifestement de ce que nous venons de dire... mais nous avons montré aussi qu'elle est impassible et inaltérable... ».44 L'impassibilité de Dieu est fondamentale chez Aristote. Dieu est distinct du monde, qui, pour être attiré vers lui, n'est pas sa création. Dieu a attiré le monde, mais ne lui a pas donné l'être. Nulle trace, dans l'œuvre d'Aristote, de ce qui pourrait s'apparenter aux premières lignes de la Genèse. Si Dieu est extérieur à un monde qu'il n'a pas créé, comment peut-on parler d'intercession divine dans les affaires du monde, pièce maîtresse de l'argumentation de Sepúlveda ? La seule tentation dans ce sens pourrait s'appuyer sur un passage du livre X de l'Ethique à Nicomaque qu'il faut citer en entier : « L'homme qui exerce son intellect et le cultive semble être à la fois dans la plus parfaite disposition et le plus cher aux dieux. Si, en effet, les dieux prennent quelque souci des affaires humaines, ainsi qu'on l'admet d'ordinaire, il sera également raisonnable de penser, d'une part qu'ils mettent leur complaisance dans la partie de l'homme qui est la plus parfaite et qui présente le plus d'affinité avec eux (ce ne saurait être que l'intellect), et, d'autre part, qu'ils récompensent généreusement les hommes qui chérissent et honorent le mieux cette partie, voyant que ces hommes ont le souci des choses qui leur sont chères à eux-mêmes et se condui43. Ibid., liv. A, 7 et 9. 44. Ibid., liv. A, 1073-a, 5 et 10.

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sent avec droiture et noblesse ».45 Les traditions religieuses de la Grèce antique reconnaissaient une perpétuelle ingérence des Dieux dans les affaires des hommes. La pensée de Platon n'est pas exempte de cette croyance. La fin du Gorgias, du Phédon, de la République, chante la justice des dieux qui vengent et récompensent les âmes selon leur conduite dans cette vie. Chez Aristote, il en est tout autrement, car il repousse de toutes ses forces l'anthropomorphisme. Le texte ci-dessus se présente comme une concession aux croyances religieuses populaires, qui sont fort utiles à la vie politique, mais qui n'ont guère de dimension philosophique, et qui, de ce fait, sont dénuées de tout statut de vérité. A propos de ces lignes, L. Ollé-Laprune écrit : « C'est l'opinion d'autrui qu'il rappelle... Ici c'est une allusion à l'opinion vulgaire... Tel est le sens de ce passage, le seul de la morale d'Aristote où il paraisse y avoir quelque chose de proprement religieux ».46 Tout ce qui compare la divinité à l'homme est rejeté avec violence, tant les activités qui ont pour modèle l'art humain lui sont étrangères. On ne rencontrera que chez Spinoza la même farouche opposition à l'anthropomorphisme. Mise à part l'affirmation « que le divin embrasse la nature entière », l'ensemble des traditions religieuses n'est qu'une croyance destinée « à persuader les masses et pour servir les lois et l'intérêt commun ; ainsi on donne aux dieux la forme humaine... ».47 Si les hommes admettent que « les dieux sont encore aujourd'hui gouvernés par un roi, c'est qu'eux-mêmes sont encore aujourd'hui gouvernés parfois de cette manière ou l'étaient autrefois... ».48 Ne trouvons-nous pas que l'esprit

45. 46. 47. 48.

Aristote, Ethique à Nicomaque, L. Ollé-Laprune, op. cit., p. 7 et Aristote, Métaphysique, op. cit., Aristote, Politique, op. cit., I, 2,

op. cit., liv. X, 9, 1179-a, 25. 8. A, 8, 1074-b, 5. 1252-b, 25. 8

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qui préside à ces remarques est tout semblable à celui qui anime l'appendice du livre I de l'Ethique spinoziste ? Ce serait trahir éhontément Aristote que de penser d'après sa philosophie à une immixtion mondaine de Dieu. Comme le dit L. Ollé-Laprune : « Cela marquerait quelque action où il entrerait, sinon du trouble, au moins du mouvement, du changement, un progrès de ce qui n'est pas à ce qui est, et cela est indigne de Dieu ».48 Entre la divinité et l'homme, il ne peut exister aucun commerce, il n'y a aucun lien. C'est dire qu'aucune religion ne trouve asile dans la pensée du Stagirite. Sepúlveda a beau insister pour souligner la communauté de fin entre christianisme et aristotélisme, à savoir le souverain Bien, il ne dit rien de ce qu'il est pour ces deux visions du monde. La divinité chez Aristote est sans doute la source de toute perfection, de tout bien, mais elle reste étrangère aux résonances de ce Bien en l'homme et de ce fait n'est nullement bienfaisante. Le souverain Bien est indifférent aux effets de son attraction. 80 Aucune conduite ne plaît à Dieu à qui nous tentons de ressembler, sans oublier que notre humaine condition ne pourra jamais nous rendre semblables à lui. Il s'ensuit que, 49. L. Ollé-Laprune, op. cit., p. 198. 50. P. Aubenque dans son Problème de l'être chez Aristote (Paris, 1972, p. 376), tranche sans appel en faveur de l'impassibilité divine : « La théologie du moteur désirable consacre donc, bien loin d'y mettre fin, la radicalité du chorismos. Malgré le zèle pieux de maints interprètes, il n'est que trop évident que le Dieu aimable d'Aristote n'annonce ni de près ni de loin le Dieu d'amour, que sa motion immobile n'est en rien comparable à la grâce chrétienne : le Dieu d'Aristote ne condescend à rien, il n'appelle même pas à lui. Il est, n'a donc pas besoin d'agir et son action n'est, pourrait-on dire, qu'extrinsèque ; elle n'est pas de lui, mais vers lui. De son côté, le monde ne vient pas de lui, n'est même pas façonné par lui comme il l'était par le Démiurge platonicien, mais se contente de tendre vers lui. Le Dieu d'Aristote est un Dieu qui garde ses distances, son incommensurable distance. »

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pour Aristote, il y a séparation totale entre Dieu et le monde, ce qui détermine une totale séparation entre la vertu dont nous parle Sepûlveda, et Dieu. L'honnête homme n'est pas vertueux parce qu'il veut plaire à une divinité qui a offert son Fils pour la sauver et parce qu'il craint des sanctions outre-tombe. L'unique critère reste toujours, en dernière analyse, l'élégance, la beauté. Pourquoi un homme courageux doit-il supporter ce qui est réellement redoutable ? Parce qu'il est beau d'agir ainsi, répond Aristote. 51 La vertu dans ses actes et ses fins est tout entière circonscrite dans l'univers humain, dont la règle, avant tout, est le beau. On oublie trop souvent que cette « honnêteté » à laquelle Aristote se réfère est intimement liée à la perfection d'une nature qui est belle et qu'il convient de ne pas trahir par une conduite vile, laide. L'honestus latin signale bien ce lien entre la morale et l'esthétique, totalement étranger, est-il besoin de le souligner, à la méditation chrétienne. Il signifie honorable, honnête, mais aussi beau, noble. Cicéron emploie le même adjectif pour parler de l'honorabilité d'une famille, « honesto loco natus », que pour qualifier un beau vestibule, « vestibula honesta ». Le sujet moral d'Aristote ignore le poids d'un normatif assorti de châtiments divers. 52 L'idée de récompense, de rémunération post mortem est fondamentalement étrangère à son esprit. Il cherche bien plutôt à ciseler sa vie de la façon la plus belle, et sa morale est un art de vivre. Disons-le avec Renan : « La nature est une conseillère d'élégance, une maîtresse de droiture et de vertu ; la concupiscence, cette idée que la nature nous induit à mal faire, est un non-sens

51. Ethique à Nicomaque, liv. III, 11, 1117-a, 15. 52. « Dirons-nous que les ordres de la raison sont des commandements exprès obligeant la volonté comme l'impératif catégorique kantien ! Non, cette droite raison ordonne, mais elle a moins office d'ordonner que de mettre en ordre, non jubet, sed ordinat... régulatrice sans être impérative » (L. Ollé-Laprune, op. cit., p. 85-86).

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pour [le Grec]... car ce dernier possède... le sentiment pur et fin des naïfs jouvenceaux se sentant fils légitimes des vrais inventeurs de la beauté ».53 Le plaisir y est le chiffre de la réussite, il parachève l'activité vertueuse, c'est-à-dire le bonheur. Mais la vertu, condition du bonheur, n'est pas à la portée de tous. 54 Que dire alors de son sommet, la contemplation, qui ne peut être que le privilège d'un petit nombre d'esprits supérieurs, détenteurs des vertus dianoétiques ? 55 A ceux-là seuls le privilège de saisir la partie la plus divine d'eux-mêmes en de rares moments. Nous l'avons dit, la béatitude, ce bonheur éternel et parfait, n'est pas le propre de l'homme, même le plus sage. La condition humaine a ses limites, elle ne peut prétendre à l'activité éternelle du premier principe. Pourtant, rien qui fasse penser à un soupir nostalgique ou à un espoir de transcender cette situation. Le cadre de la vie terrestre reste suffisant au sage pour lui assurer la félicité. Pas une once de religiosité dans cette sagesse aristotélicienne, qui invite l'homme à rechercher dans l'exaltation de ses propres forces la science du bonheur. Nulle trace de concepts chrétiens ici. Les vertus pratiques et les vertus dianoétiques sont spécifiquement aristotéliciennes, nul baptême ne les convertira, à moins que le christianisme ne se proclame un eudémonisme esthétique et élitaire. Voilà, sans doute, ce que pouvait rétorquer à Démocrates un Léopold plus libre de s'exprimer. Nulle coïncidence sur le plan métaphysique, et a fortiori sur celui de la morale. La vision chrétienne est tout à l'opposé de celle que nous venons de rappeler. Le péché 53. E. Renan, « Saint Paul », in Histoire des origines du christianisme, Paris, s.d., p. 205. 54. Ethique à Nicomaque, op. cit., II, 9, 1109-a, 25. 55. La thèse aristotélicienne sur l'esclavage ne fait que confirmer cette vision élitaire. « Personne n'admet la participation d'un esclave au bonheur, à moins de lui attribuer une existence humaine... », ce qui est impensable pour Aristote qui ne voit en lui qu'un instrument animé (Ethique à Nicomaque, op. cit., X, 7, 1177-a, 10).

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originel y a définitivement vicié une nature à laquelle on ne peut se fier. Laissé seul, l'homme ne peut sauver son âme immortelle. Sa vie sur terre est un pèlerinage destiné à solliciter la grâce divine. Il résulte d'une telle croyance toute une série de concepts spécifiques au christianisme. Pomponace, le maître de Sepulveda, grâce à qui ce dernier aimait si fort l'œuvre d'Aristote, n'était pas le premier à dénoncer l'irréductibilité des deux formes de pensée. 56 Nous ne ferons pas à notre auteur l'injure de croire qu'il ignorait ces difficultés ou méconnaissait la pensée du Stagirite. Sepulveda passait pour un des meilleurs connaisseurs de sa doctrine. Pourquoi alors cette trahison ? Nous l'avons déjà laissé entendre précédemment. A une époque où l'orthodoxie catholique est un indispensable instrument d'expansion, il convient d'en défendre l'intégralité. La véritable originalité de notre auteur se situe dans cette volonté de concilier les inconciliables et de s'opposer sur le double plan de la théologie et de la philosophie aux valeurs nouvelles qui menacent son idéal d'hégémonie politique et religieuse. Nous venons de voir Sepulveda faire l'apologie de la magnanimité, vertu aristotélicienne et chrétienne. Nous savons aussi que pour pouvoir réaliser cette tâche difficile, il s'est trouvé obligé d'en rester au ras de la lettre du livre IV. Aristote dit bien que la magnanimité se rapporte à l'honneur « puisque c'est surtout de l'honneur que les grands s'estiment eux-mêmes dignes, et cela en conformité avec leur mérite »

56. « Des augustiniens comme Guillaume d'Auvergne et saint Bonaventure, des averroïstes comme Siger de Brabant et Pomponace, des ockamistes comme Jean de Jandun, des humanistes comme Ramus, s'accordent pour montrer que l'aristotélisme implique la négation de la création, de la Providence, de l'immortalité de l'âme, des sanctions d'outre-tombe, du règne de la grâce » (L. Rougier, op. cit., p. XX). 57. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., IV, 7, 1123-b, 20, 25.

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mais il insiste avec force sur l'aspect autarcique et noble du magnanime, si loin de la masse des petits. Le magnanime aristotélicien, par bien des côtés, ressemble au héros nietzschéen. L'aspect distant et seigneurial, mais bien peu évangélique du magnanime, poussait notre auteur à gauchir, à infléchir la pensée du Stagirite dans le sens chrétien. L'enjeu est important. Faire admettre à Léopold que le magnanime peut, sans contrevenir aux préceptes de la religion, entreprendre de hautes actions, qu'il peut faire resplendir sa vertu par des faits exceptionnels et désirer les honneurs (p. 290), c'est laisser un champ libre et béni aux conquérants, justifier la politique espagnole. C'est aussi légitimer la puissance et les richesses indispensables à l'épanouissement de la magnanimité. Sepulveda ne souligne-t-il pas au début de l'ouvrage que le duc d'Albe est venu servir son roi, accompagné d'une importante suite, sans se soucier d'aucune dépense (p. 229-230) ? Le problème de l'argent dans la vie chrétienne se posera donc tout naturellement à la suite de la discussion sur la magnanimité. Mais biens temporels, faits exceptionnels, nous situent toujours sur le terrain de l'action. L'intention n'est-elle pas r santé au fidèle pour se justifier devant Dieu, scrutateur des âmes ? Sepulveda n'éludera pas le débat si important de la foi et des œuvres, en bon défenseur du catholicisme qu'il est. Tels sont les thèmes principaux que traitera cette troisième partie, auxquels il faut ajouter un débat sur la vengeance et les duels qui achève l'ouvrage.

CHAPITRE I I I

L'ANTIHUMANISME ENGAGÉ

1. L'IMPOSSIBLE ACCORD DE L'HUMILITÉ ET DE LA MAGNANIMITÉ

Il fallait s'attendre, devant la célébration de l'idéal de grandeur, à une réponse de Léopold. C'est elle qui amorcera la dispute, et, l'on s'en doute, elle tient en un mot : l'humilité. A cette superbe magnanimité aristotélicienne, Léopold va opposer l'humilité chrétienne. Le Sermon sur la Montagne n'annule-t-il pas le IVe livre et même toute l'Ethique à Nicomaque ? L'analyse étymologique que Sepûlveda ne manque pas de faire (p. 288) du concept d'humilité nous ramène invinciblement à notre origine et à notre destination terrestre, poussiéreuse, pourrions-nous dire. « Humilitas dicitur ab humo ». Humilis signifie ce qui est près du sol, bas, à ras de terre. Au figuré, humilitas a pour sens l'obscurité, la basse extraction, l'abaissement, l'abattement. Rien, on le voit, qui soit pour Aristote matière à vertu. L'humilité est bien plutôt la dénomination de la petitesse, état assez éloigné de la magnanimité. Tout cela, Sepûlveda le sait et ne manque pas de le dire. Mais par une subtile dialectique que nous examinerons, il voudra nous convaincre que la magnanimité sans l'humilité est comme une incuse, tant il est vrai qu'humilité et magnanimité sont une seule et même vertu. C'est dans cette difficile démonstration que Sepûlveda donnera toute la mesure de son habileté et de son ambition, car l'entreprise a pour objet d'aller encore

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plus loin que saint Thomas. En effet, le problème des rapports de la magnanimité et de l'humilité n'est pas neuf. Au risque de contredire une fois de plus J.A. Maravall, la présente discussion va nous situer dans un climat bien plus médiéval que moderne. Les Pères de l'Eglise, saint Augustin, saint Thomas, ne sont pas au centre des préoccupations de ceux qui dessinent, en cette première partie du 16e siècle, l'homme moderne, se faisant ainsi l'écho de ses aspirations. Pourtant, il faut remarquer que, au cours de ce débat, Sepulveda reste très discret dans ses appels aux autorités traditionnelles. Saint Augustin n'est pratiquement pas invoqué, saint Thomas pas du tout. La raison de ce silence est simple. Sepulveda, dans l'attitude qui est constamment la sienne, à savoir le souci de tenir les deux bouts de la chaîne, ne peut utiliser l'un sans contredire l'autre. Aussi va-t-il choisir chez ces deux auteurs les arguments dont il a besoin pour affirmer l'unité de la magnanimité et de l'humilité. A lire les premières lignes de sa démonstration, nous pourrions croire que nous sommes en présence, à quelques nuances près, de la position augustinienne. L'humilité est une vertu qui nous fait comprendre notre petitesse face à la majesté divine. C'est pourquoi, ajoute Sepulveda, à l'exception de Platon, les philosophes anciens ne célébrèrent pas cette éminente vertu (p. 103). L'humilité serait donc d'essence judéochrétienne (p. 102). Saint Augustin, plus radicalement, affirmait que l'originalité de l'idéal d'humilité ne se trouvait nulle part ailleurs que dans le christianisme. Non seulement le seul Christ a donné aux hommes cet idéal, mais encore il en a révélé la notion : « Haec aqua confessionis peccatorum, haec aqua humiliationis cordis, haec aqua vitae salutaris, abjicientis se, nihil de se praesumentis... Haec aqua in nullis alienigenarum libris est, non in epicureis, non in stoicis, non in manichaeis, non in platonicis. Ubicumque etiam inveniuntur optima praecepta morum et disciplinae, humilitas tamen ista non invenitur. Via humilitatis hujus aliunde manat : a Christo

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venit ». 1 Mais, dans ces conditions, que deviendrait toute la thèse de notre auteur, à savoir l'identité des morales péripatéticienne et chrétienne ? Si Sepûlveda fait une concession à Platon (p. 288), il reconnaît que les autres philosophes anciens ne firent pas mention de l'humilité comme vertu, et Aristote est bien compris parmi ces penseurs silencieux. Sommes-nous en présence d'une contradiction flagrante ? Avec une habileté consommée, Sepûlveda, après avoir accordé ou presque à saint Augustin la spécificité chrétienne de l'humilité, va redresser une situation difficile, en prenant à saint Thomas un de ses plus mauvais arguments. En effet, Sepûlveda affirme avec l'auteur de la Somme théologique que si les philosophes anciens ne parlèrent pas de l'humilité, c'est qu'ils se consacrèrent plus spécialement à l'étude des vertus propres à la communauté des hommes et à la vie civile (p. 289). Celui-ci, pour excuser le Stagirite, écrivait que « le philosophe traitait des vertus dans leur rapport avec la vie civile, dans laquelle un homme se soumet à un autre selon l'ordre de la loi ; ainsi l'humilité se trouvait-elle comprise dans la justice légale » ? 2 Et E. Gilson d'affirmer à son tour que, si Aristote reste muet sur la question de l'humilité, c'est que « sa morale était essentiellement une morale de la cité ». 3 Mais qui pour1. Saint Augustin, Enarratio in Psalmum XXXI, in Opéra omnia, op. cit., t. XXXIII, p. 270 : « Cette eau de la confession des péchés, cette eau de l'humiliation du cœur, cette eau de salut et de vie, qui porte l'homme à se mépriser et à ne pas présumer de lui-même... Cette eau, on ne la trouve dans aucun livre des païens, ni chez les épicuriens, ni chez les stoïciens, ni chez les manichéens, ni chez les platoniciens, et même, partout où l'on rencontre d'excellents préceptes de morale et de conduite, on ne trouve pas cette humilité divine. L'humilité pour nous émane d'une autre source : elle nous vient du Christ ». 2. Saint Thomas, op. cit., II-II, t. X, quest. CLXI, art. 2, p. 378. 3. E. Gilson, Le Thomisme, introduction à ta philosophie de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1965, p. 470.

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rait prétendre que le bien suprême, la fin ultime vers laquelle tend le sage selon Aristote, n'est pas la contemplation ? Aux longues et méticuleuses analyses des neuf premiers livres de l'Ethique à Nicomaque, succèdent les pages denses du Xe livre qui, dans leur conclusion, soulignent le primat de la vie contemplative. Celle-ci n'a plus besoin des biens extérieurs. Apparentée à l'activité divine, l'activité théorétique peut seule offrir à l'homme le bonheur. Il est « coextensif » à la contemplation, et plus on possède la faculté de contempler, plus aussi on est heureux... 4 Nous sommes bien loin ici de la « justice légale » et de la vie civile. Sepûlveda n'ignore sans doute pas ce passage, d'autant plus qu'il chantait au chapitre précédent l'identité de la fin dernière, du souverain bien chez Aristote et les chrétiens. Aussi n'insiste-t-il pas trop, contrairement à ses habitudes didactiques. D'ailleurs, à trop méditer l'argument thomiste, on pourrait remettre en question toute la conformité de la morale péripatéticienne et de la morale chrétienne. Mais Homère, Hésiode, « très anciens théologiens », ne parlent-ils pas de l'humilité, et que dire de Sophocle ! Voilà pour l'humilité et ses rapports avec le divin. L'ajustement est délicat. Il ne s'agit plus d'Aristote, et tous les Grecs ne sont pas péripatéticiens, mais qu'importe. En ce qui concerne le plan des rapports humains, Sepûlveda, qui regagne insensiblement du terrain après sa concession presque totale au point de vue augustinien, retrouve l'assurance d'antan. Si l'humilité n'a pas été expressément nommée par les anciens philosophes, elle ne fut pas pour cela ignorée d'eux, loin de là ; elle a une place centrale dans le chœur des vertus : « car si je ne me trompe, elle fait partie de cette vertu que toi, suivant ce que je crois, tu penses lui être contraire ; à savoir la magnanimité que nous avons précédemment célébrée, forts du témoignage des anciens » (p. 289-290). Devant cette affir4. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., X, 9, 1178-b, 20-30.

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mation, Léopold ne peut cacher sa surprise. Comment admettre que l'humilité fait partie de la magnanimité ? N'est-ce pas vouloir, par une insoutenable gageure, marier l'eau et le feu ? Non pas, soutient Sepûlveda, elle n'est que la face cachée de la magnanimité. En chaque vertu, il existe une partie mobile, rétractile devant la démesure, qui nous évite de tomber dans le vice de son excès. Moins brillant que la vertu, plus connu dans son rôle d'excellence, ce modérateur lui est pourtant intimement lié. Ainsi, si le courage se manifeste dans les domaines de la crainte et de l'audace, la magnanimité, elle, se situe sur le plan du désir ou du dédain des grands honneurs. Mais de même que le courage se reconnaît plus dans la sphère de l'audace que dans celui de la crainte, de même, la magnanimité se montre dans toute sa splendeur dans les hauts faits, le désir des grands honneurs, plutôt que dans leur fuite modérée. Cette fuite, « bien qu'elle fasse partie de la magnanimité, les hommes religieux l'ont chantée sous le nom d'humilité » (p. 289). Et notre auteur de conclure : « ainsi on nomme humble le magnanime dans la mesure où il réfrène raisonnablement l'envie des grands honneurs » (p. 290). Il confirme ainsi la pensée d'Aristote : « De sorte qu'ils sont dans l'erreur ceux qui voient dans l'humilité une modalité de la modération, vertu qui ne s'applique qu'aux plaisirs corporels ». 5 D'autre part, selon Sepûlveda, l'humilité n'est pas le propre des hommes aux vertus limitées et qui sont conscients de leur faiblesse, mais bien plutôt l'attitude de ceux qui, forts de leurs grandes actions, méditent sur leurs carences et examinent avec lucidité leurs différences lorsqu'ils se comparent avec plus grand qu'eux. C'est donc de façon impropre que l'on peut appeler l'humilité modération car « son véritable nom est la magnanimité » (p. 290). Les exemples ne manquent d'ailleurs pas. Mais il faut signa5. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., III, 13, 1118-a.

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1er leur choix et leur distribution. Sepulveda passe insensiblement du plan humain au plan divin, brouillant et confondant les niveaux avec un talent auquel on doit rendre hommage. Scipion l'Africain fait suite au sage Nestor admonestant Achille, à Quintus Flavius Maximus et à Marcus Marcellus. Le vainqueur d'Hasdrubal fut l'objet de marques d'honneur de la part de la population espagnole. En magnanime, il accepta les honneurs qui convenaient à son rang de général en chef, mais, en humble, il refusa le titre de roi. Une vertu, deux attitudes. Immédiatement après, Sepulveda utilise Trajan comme autre exemple. Trajan fut un excellent empereur, mais est-ce assez pour l'autoriser à se faire adorer comme Dieu, ce que firent de nombreux empereurs ? Et notre auteur d'ajouter qu'il n'existe pas d'homme, aussi puissant soit-il, en qui il n'y ait une place pour l'humilité, lorsqu'il compare sa faiblesse avec l'infinie présence de Dieu. Insensiblement, nous avons glissé d'un plan à l'autre : celui du dédain de Scipion pour un titre qu'il abhorre, à celui de la finitude de l'homme face à Dieu. Dans un second moment de sa démonstration, Sepûlveda utilisera le même procédé. Il rapporte qu'Aristide abandonna son commandement à Miltiade, faisant preuve d'humilité et de grandeur d'âme, et il passe ensuite à un autre grand magnanime, saint Paul. Celui-ci, dans un passage bien connu 6 , n'exalte-t-il pas son humilité et sa grandeur ? La preuve est désormais faite et Léopold ne pourra qu'admettre la conclusion : « Comme tu le vois, pour ces raisons, non seulement l'humilité n'est pas contraire à la magnanimité, mais elle est en parfait accord avec elle, parce que c'est la même vertu qui tempère les mouvements de l'âme dans les grands honneurs » (p. 294). Plutôt que de suivre saint Thomas dans ses difficultueux

6. Corinthiens I, XV, 9.

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efforts de différenciation entre l'humilité et la magnanimité, Sepulveda préfère fondre les deux attitudes en une seule vertu, confondant tout pour sauver l'union de l'aristotélisme et du christianisme. Pourtant, le mélange reste instable, tant les éléments en présence fuient tout rapprochement. Ce n'est qu'au prix d'une double trahison que notre auteur tente l'impossible synthèse. Une fois de plus éclate ici la contradiction qui mine la morale et la politique catholiques de Sepulveda, issues toutes deux d'une ontologie de l'absence : le christianisme, qui d'une part exprime le désir de dominer le monde, d'y inscrire historiquement les signes d'un ordre chrétien obtenus par de hauts faits dont les hommes, chevaliers du Christ, peuvent être légitimement fiers, et qui d'autre part souhaite l'effacement total, la dilution indispensable de tout ego pour préparer et même accueillir Dieu. C'est pourquoi nous sommes en présence d'une pensée qui ne peut exprimer en la vérité d'un discours cohérent, tant l'intellectualisme aristocratique d'Aristote se plie mal aux élans d'amour d'un christianisme qui se veut « christique », mais aussi mondain. Sepulveda, en confondant les deux vertus, n'échappe pas aux difficultés que rencontre saint Thomas. On n'a guère avancé lorsque l'on affirme qu'humilité et magnanimité sont les deux faces d'une même vertu, au lieu de soutenir qu'il y a accord entre deux vertus qui ne s'opposent pas. Le véritable problème se situe dans la définition des concepts et dans le respect des axes de référence que l'on ne peut gauchir et distordre selon les besoins de la cause. De plus, en prenant ses exemples dans les registres historique puis évangélique, Sepulveda se trouve enfermé dans une situation des plus difficiles. Mais tout est bon pour faire face au double courant d'amour humain et mystique, qui menace les fondements de la politique de Dieu ou de l'Espagne telle que la conçoit Sepulveda. Que reste-t-il de la magnanimité aristotélicienne dans l'union

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contre nature que lui fait subir notre auteur ? Le magnanimehumble modère son désir d'honneur, dégonfle l'enflure de ses prétentions, en mesurant à l'aune de Dieu ses forces limitées, et fait aussi réflexion sur ses déficiences et manques, se compare avec d'autres hommes qu'il reconnaît plus talentueux que lui. Est-ce là le portrait du magnanime selon Aristote, qui, rappelons-le, a été pris comme définitive autorité, et dont les analyses, selon Sepulveda, sont confirmées par le christianisme ? Disons tout de suite que les exercices vertigineux dans lesquels Pascal excellera sont tout à fait étrangers à la structure mentale du Stagirite. Le magnanime aristotélicien ne se compare pas à Dieu pour en tirer une conscience de sa petitesse, car il est par définition grand. En lui la vie de Dieu s'épanouit et la contemplation de celle-ci lui assure une félicité qu'il ne songe pas un instant à réduire ou à dépasser. Voilà pour Dieu. Quant aux hommes, le magnanime ne saurait se comparer à eux. En effet, ils sont divisés en deux catégories, grands ou petits. Ces derniers sont à ses yeux sans importance, et même, à leur égard, une certaine ironie prophylactique est de mise7 quand il s'adresse à eux. Elle manifeste l'indispensable distance qu'il convient de garder avec ceux qui ne sont pas des vôtres. Mais cette « dissimulation appelée par les Grecs ironie est un vice que condamnent non seulement les hommes pieux, mais encore les philosophes », affirme Sepulveda (p. 295). La vérité simple et transparente toujours et pour tous, dit-il à la suite de saint Augustin, condamne toute arrogance, tout mensonge, même lorsqu'il peut être la voie royale de la vérité, comme c'est le cas de l'ironie. Et voilà que l'aristocratique hauteur du magnanime aristotélicien commence à être rognée. 7. « C'est pourquoi aussi il aime à dire la vérité, sauf dans les occasions où il emploie l'ironie quand il s'adresse à la m a s s e » (Aristote, Ethique

à Nicomaque,

op. cit., IV, 8, 1124-b, 30).

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En ce qui concerne ses rapports avec ses pairs, ici encore Sepulveda n'a guère de chance. En effet, le magnanime ne fera jamais réflexion sur ses insuffisances, lui « qui ne saurait qu'être un homme parfait » 8 et qui est la mesure et le critère de l'honnêteté. Les exemples qui nous sont fournis ne sont nullement convaincants. Scipion, en refusant le titre de roi, ne fait preuve d'aucune humilité, mais bien plutôt il montre du dédain pour un honneur peu enviable à Rome, où Tarquin n'a pas laissé de regrets. D'autre part, Sepulveda oublie de souligner que le magnanime ne peut trouver aucune satisfaction aux honneurs offerts par la foule, formée toujours de gens de peu. 9 En cédant volontairement son commandement à Miltiade, Aristide fait preuve de lucidité quant à ses capacités stratégiques et rien de plus. La reconnaissance de la supériorité technique de quelqu'un dans un domaine limité n'a jamais été le témoignage de l'humilité. Décidément non, le magnanime aristotélicien n'entre pas dans la peau de l'humble chrétien. Aurons-nous plus de chance avec l'humble magnanime ? Certes pas, car le péché hypothèque toute tentative de jouir de sa grandeur. A la moindre tentation d'autosatisfaction, même légitime, l'humilité chrétienne nous rappelle notre radicale imperfection. Sepulveda veut éviter l'écueil sur lequel se brise la tentative de saint Thomas. Celui-ci confond humilité et modestie. Dans une très fine analyse, V. Jankélévitch a montré comment saint Thomas, en parlant de l'humilité, discourt sur la modestie qui réfrène, tempère, régularise, mais ne prépare pas l'action de Dieu en nous. « La clef de ces confusions est dans une certaine notion intellectualiste, substantialiste et aristotélicienne de l'excellence raisonnable... Saint Thomas s'inscrit en faux contre la tradition des saints, ainsi que contre l'ascétique bénédic-

8. Ibid., IV, 7, 1123-b, 25. 9. Ibid., IV, 7, 1124-a, 10.

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tine et bernadienne, qui demande à l'âme de se « contemner » et déprécier à l'infini ».10 En refusant, justement d'ailleurs, de faire de la modération ou de la modestie des synonymes de l'humilité, Sepulveda a raison dans un premier moment. Pourtant, il redouble son erreur en introduisant cette humilité dans la magnanimité. Et c'est la première trahison à l'égard de son maître Aristote. Nous l'avons vu, un homme parfait, totalement accompli, en possession de toutes les vertus éthiques et dianoétiques, se livre sans aucune réticence à la grandeur qu'aucune considération de carence ou d'insuffisance ne trouble. « Cette vertu qui assure à l'élan de l'âme vers la grandeur toute sa force, c'est la magnanimité, vertu des forts et vertu des grands ».11 Comme le rapporte R.-A. Gauthier, la fidélité au Stagirite se trouve chez Siger de Brabant qui n'hésite pas à rendre à Aristote sa lumière spécifique. Pour Siger de Brabant comme pour Aristote, « il y a deux catégories d'hommes. Les grands d'abord. Si l'on parlait chez eux d'humilité, cette humilité-là, qui les empêcherait de reconnaître leur grandeur, ne serait pas une vertu, mais un vice, pusillanimité ou hypocrisie ; leur vertu à eux, c'est la magnanimité. Et puis il y a les petits, les gens de rien. A ceux-là, il sied d'être humble. Aristote dit que le médiocre qui a conscience de sa médiocrité est un modeste, crwcppwv, temperatus : voilà pour Siger de Brabant la seule humi-

10. V. Jankélévitch, op. cit., p. 321. Dans un Discours à sa sœur religieuse, cité par L. Jeudon in La morale de l'honneur, Paris, 1911, saint Bernard écrit : « L'humble ne craint point de tomber, étant couché par terre, il ne peut aller plus bas. Tâchez de vous acquérir l'estime de Dieu par un vrai mépris de vous-même ». A la page suivante, Jeudon méditant sur l'humilité dit : « L'humilité part de la connaissance de notre néant, du mépris intellectuel de nous-même, pour s'élever à la volonté d'être méprisé, de s'achever dans la joie d'être méprisé, dans la volupté d'être humilié. L'humilité devient une passion et comme une forme d'érotisme ». 11. R.-A. Gauthier, op. cit., p. 479.

L'IMPOSSIBLE ACCORD DE L'HUMILITÉ ET DE LA MAGNANIMITÉ

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lité concevable. Et il peut conclure que la magnanimité est une grande vertu et la vertu des grands, tandis que l'humilité est une petite vertu et la vertu des petits. On ne pourrait être plus méprisant pour l'humilité. Or c'est incontestablement le véritable Aristote qu'en dépit de saint Thomas et grâce à ses imprudences, avait retrouvé ici l'aristotélisme intégral de Siger de Brabant ».12 Infidélité donc de Sepulveda au Stagirite, mais aussi trahison envers l'humilité chrétienne. Est-il besoin de dire qu'elle est à l'opposé de la magnanimité aristotélicienne ? L'humilité qui résume presque toute la vie chrétienne selon saint Augustin est en premier lieu absence de mépris 13 , ce mépris que peut éprouver, nous le savons, le magnanime. Positivement, l'humilité a pour base principale la soumission due à Dieu 14 ainsi que la conscience de notre péché et de notre faiblesse. Elle est un dissolvant du moi qui fait écran à l'amour de Dieu. L'humilité est, de ce fait, exigence d'abandon. « C'est qu'après avoir tout quitté, [l'humble] se quitte aussi lui-même et se dépouille entièrement de l'amour de soi ».15 Abdication radicale de soi, sacrifice, cette vertu ne peut pousser sur le sol de l'aristotélisme, car elle s'épanouit dans une ontologie totalement différente. La seule grandeur du chrétien, c'est de reconnaître son état misérable et pécheur dans l'attente d'une grâce toujours possible. « Parmi vous, celui qui voudra devenir grand sera votre serviteur, et celui d'entre vous qui voudra être le premier sera l'esclave de tous. Car le Fils de l'homme non plus n'est pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour la multitude ».16 Nous sommes bien en présence du fameux renversement qu'analyse Nietzsche, dont 12. 13. 14. 15. 16.

Ibid., p. 479-480. Voir l'analyse de V. Jankélévitch (op. cit., chap. IX). Saint Thomas, op. cit., Il", IIae, t. X, quest. 161, art. 2, p. 378. Imitation de Jésus-Christ, liv. II, chap. XI. Marc X, 43, 45 ; Matthieu X, 26, 28. 9

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les conclusions auraient pu être partagées par Aristote : à la morale des maîtres succède la morale des esclaves. L'humilité chrétienne est une perpétuelle réfutation de tout idéal de grandeur qui trouverait sa source ailleurs que dans l'amour de sa bassesse. Constant rappel que par nous-mêmes nous ne sommes rien, l'humilité nous courbe devant Dieu dont il faut implorer la miséricorde. Sepulveda, dans son projet politique et polémique, trahit à la fois le Stagirite et l'enseignement du Christ, mais cette trahison ne lui est pas propre. Elle signe bien plutôt les difficultés que trouve le christianisme, ontologie de l'absence, dans sa rencontre avec un monde, lorsqu'il veut lui imposer par la force un ordre politique. Cette doctrine ne peut en effet se passer de la magnanimité, prise d'ailleurs dans son acception la plus littérale, car en son essence elle est autarcie aristocratique. Ces fins conquérantes et catholiques que notre auteur dessine à son César nécessitent des hommes amoureux des honneurs et des hauts faits. Mais ce goût peut se pervertir au point de devenir une convoitise de pouvoir absolu. Aussi ne peut-on manquer de faire intervenir l'humilité qui, si elle possède à l'intérieur du sujet une puissance cathartique, recèle, sur le plan social, des vertus fort utiles. Nous n'en donnerons pour exemple que les premières lignes du pénétrant commentaire de F. Lâchât, traducteur de la Somme théologique dans l'édition utilisée par nous. « On voit de quelle utilité sont les vertus chrétiennes, et en particulier celle de l'humilité, pour le maintien de l'ordre social. D'où viennent la plupart des révolutions si ce n'est pas du désir orgueilleux qui pousse les hommes à sortir du rang que Dieu leur a assigné ? ».17 Mais ces difficultés redoublent lorsqu'il faut aborder le thème des richesses et de leur compatibilité avec la vie chrétienne. Notre auteur doit y faire maintenant face. 17. Commentaire de la II", II", quest. CLXI, p. 381.

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Le problème ne pouvait manquer de se poser pour deux raisons. D'abord, parce qu'il a toujours été pour la conscience chrétienne une source d'embarras, qui prend naissance dès les premiers siècles de l'Eglise. Le Pasteur d'Hermas, roman du 2e siècle, en témoigne. Comment, en effet, oublier les violents anathèmes du Christ contre les riches et l'argent : « Nul ne peut servir deux maîtres. Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent, Dieu et Mammon ».18 II ne manquera pas de casuistes pour interpréter le « bienheureux les pauvres »19 dans le sens d'une pauvreté de l'esprit, mais la lettre est là, explicite et sans équivoque, qui reprend l'injonction d'Esaïe : « Pourquoi pesez-vous de l'argent qui ne nourrit pas ? »20 N'est-ce pas dans l'humilité, le dénuement que Jésus nous demande de le découvrir ? Pourtant, la possession de grands biens, d'abondantes richesses, est indispensable à celui qui veut accomplir de hauts faits. N'est-il pas « impossible, ou du moins malaisé, d'accomplir de bonnes actions quand on est dépourvu de ressources pour y faire face ? »21 C'est donc par une nécessité interne au discours que Sepulveda rencontre cette délicate question. Mais il est une seconde cause encore plus importante. Pour la première fois au 16e siècle, les problèmes de l'argent, du paupérisme, de l'inégalité des fortunes, se posent de façon vraiment moderne sous des aspects multiples. 22 La colonisation, le développement des 18. Matthieu VI, 24. 19. Luc VI, 26 ; Matthieu VI, 25, et Luc XII, 22. 20. Esaïe, LV, 2. 21. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., I, 9, 1099-a, 30. 22. Il faut toutefois rappeler le conflit qui opposa Jean XXII et les ordres mendiants : « Les ordres mendiants qui comptent dans leur

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banques, les concentrations ouvrières dans les villes, les grèves, font leur apparition. La propriété privée qu'avait dénoncée Platon dans sa République est remise en cause par certains, tant sur le plan de la pensée que dans les faits. Th. More publie son Utopie en 1516. Dans cet ouvrage, on le sait, l'égalité des utopiens est fondée sur le communisme. Ils sont heureux parce qu'ils sont égaux, parce qu'aucun privilège n'est admis. La noblesse désœuvrée, improductive, n'a pas de place dans la cité. Utopie n'a que faire de « cette foule immense de prêtres et de religieux fainéants. Ajoutez-y ces riches propriétaires qu'on appelle vulgairement nobles et seigneurs, ajoutez-y leurs nuées de valets, autant de fripons en livrée... ».23 Le travail accompli en commun, pour le bien de tous, donne seul le droit de se nourrir. L'exploitation de l'homme par l'homme est dénoncée avant la lettre, lorsque Th. More écrit : « Ce que vous ajoutez à l'avoir d'un individu, vous l'ôtez à celui de son voisin ».24 La communauté des biens en vigueur dans l'ouvrage de More ne semble pas avoir été pour Erasme et Vivés une solution acceptable, nous le ver-

sein la plupart des écrivains éminents du Moyen Age, furent pendant un siècle la milice dévouée de la papauté. Mais au XIVe siècle cette alliance semble se dénouer ; la guerre éclate entre les frères mineurs et le pape. C'est de l'ordre des franciscains qu'est sorti le redoutable Ockam... Sur quoi portait cette lutte ? Sur la question de la propriété. La question débattue était de savoir si Jésus-Christ et les apôtres avaient renoncé à toute propriété, ou s'ils avaient conservé la propriété temporelle. Le pape Jean XXII soutenait que Jésus-Christ et les apôtres étaient restés propriétaires ; les ordres mendiants prétendaient le contraire et affirmaient que Jésus-Christ et les apôtres avaient donné l'exemple du renoncement à la propriété » (P. Janet, Histoire de la philosophie morale et politique dans l'Antiquité et les temps modernes, Paris, 1848, p. 410). 23. Utopie, cité par P. Mesnard, L'Essor de la philosophie politique au XVIe siècle, Paris, 1952, p. 164. 24. Ibid., p. 169.

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rons plus loin. Par contre, elle fut pratiquée dans certaines régions. Les prophètes des paysans révoltés d'Allemagne firent du communisme un élément clef de la nouvelle religion qu'ils prêchaient : l'anabaptisme. Tous les tenants de cette nouvelle inspiration ne furent pas violents. Les « Frères » de la Suisse allemande refusaient de porter les armes, les chrétiens de Nikolsburg remplaçaient l'épée par un sabre de bois, mais surtout pratiquaient une vie communautaire exemplaire. « Cette communauté de Nikolsburg est bien une chrétienté véritable, groupée par un idéal religieux, mais absolument autonome et menant la vie fraternelle. Il existe une caisse commune pour les besoins de tous et de chacun, les repas sont pris en commun, sous la présidence des anciens : bref Utopie réalisée ».25 C'est dire combien le problème des richesses, de l'inégalité des fortunes, commence à prendre dans la vie des hommes une place importante, qui, au fil des âges, ne fera qu'augmenter pour devenir aujourd'hui le centre de toute réflexion et de toute action. N'attendons certes pas de notre auteur une position avancée. Ici encore, une stricte orthodoxie principalement inspirée de saint Augustin présidera aux réponses qu'il fera à Léopold. La discussion s'ouvre sur une vive critique de l'Eglise par Léopold, l'érasmiste-luthérien, qui l'accuse d'être dans un état de « décrépitude » et de « sénilité » (p. 296) pour avoir oublié son vœu de pauvreté originel. Il affirme qu'autrefois on embrassait l'état ecclésiastique pour des motifs exclusivement spirituels, car il n'existait pas de richesses ou de privilèges attachés à la fonction sacerdotale. Les premiers prélats se contentaient de peu. Léopold n'a évidemment pas besoin d'ajouter qu'il en est aujourd'hui tout autrement. Démocrates concède facilement le dénuement de la première Eglise et l'explique. Elle n'avait pas atteint alors une 25. Ibid., p. 244.

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liberté et une autorité qui furent par la suite confirmées et fortifiées par les richesses. Celles-ci ne sont d'ailleurs pas vraiment en cause, car personne ne fut repris pour en posséder, mais, par contre, nombreux furent ceux qui encoururent le blâme pour les rechercher de façon malhonnête. Seules les mauvaises habitudes, la mauvaise utilisation des richesses sont répréhensibles. Sepúlveda, si prolixe en citations augustiniennes, aurait pu dans ce cas faire un nouvel appel à l'autorité de l'évêque d'Hippone. Pour celui-ci, l'or et l'argent sont une création de Dieu.28 II les a créés dans son immense bonté, et c'est avec une souveraine justice qu'il sait les employer. Sans son ordre, personne ne peut posséder l'or qui peut être l'instrument de ses desseins. L'or peut être pour les méchants le supplice de leur avarice, et pour les bons l'exercice de leur bienfaisance. La corruption qui naît de l'argent n'est imputable qu'aux hommes et non à l'argent. Certes, les riches ont plus de moyens pour satisfaire leurs passions, mais est-ce une raison pour les condamner systématiquement ? A ce compte, dit Sepúlveda, passant toujours fort habilement d'un 26. Saint Augustin, Sermo L, in Opera omnia, op. cit., t. XXXVIII, p. 327. On peut avoir un point de vue différent, à preuve : « ... de l'or jaune, brillant, précieux ? Non... Ah ! Dieux ! pourquoi cela ? Qu'est cette chose, ô Dieux ! cette chose ! Mais elle va vous suborner vos prêtres et vos serviteurs ... ce jaune esclave va resserrer et dissoudre les religions, bénir les maudits ... c'est lui qui fait se remarier la veuve moisie ... Fange damnée, putain commune à tout le genre humain, toi qui sèmes les dissensions parmi la multitude des nations » (Shakespeare, Timon d'Athènes, acte IV, scène III, trad. par Montégut, Paris, Hachette, 1870). Voir aussi le Faust de Goethe et, bien sûr, la célèbre analyse de l'argent par Marx in Manuscrits de 1844, troisième manuscrit, Paris, Ed. Sociales, 1962, p. 121. Il ne faut pas oublier la très ironique diatribe de D. Carlos Garcia dans Oposición y coniunción de los grandes luminares de la tierra, Paris, 1617, p. 99 sq.

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plan à un autre, si l'on réprouve les riches et célèbre les pauvres, on devrait, pour de semblables motifs, critiquer l'intelligence, la force et la beauté et louer l'ignorance, la débilité, la laideur. Assurément, la richesse aveugle certains, mais la pauvreté aussi. Ce n'est pas sans raison, ajoute-t-il, que les lois romaines n'accordaient pas un même poids au témoignage des riches qu'à celui des pauvres. Mais la communauté des biens si chère à Platon dans sa République et l'exemple de l'Eglise primitive ne suffisent-ils pas à condamner la propriété et à faire prévaloir un idéal de pauvreté ? Sepulveda ne se trouve pas embarrassé. Une fois de plus, l'accord entre Aristote et le Christ se manifeste pour confirmer ces thèses par la bouche de Démocrates. En effet, le Stagirite a condamné dans la Politique les visions de la République et le Christ n'a pas voulu introduire un communisme des biens. Pour soutenir cette affirmation, Sepulveda prétend que ce serait un grand péché de croire que Jésus a travaillé en vain pour faire adopter un système politique que jamais personne n'a accepté. La pauvreté et la chasteté appartiennent comme vocation à la vie la plus parfaite, mais nous savons qu'il y a deux plans, deux niveaux d'existence, celui de Marthe et celui de Marie. Pour qui a choisi le premier, désirer les richesses ou les posséder n'est pas un vice. Elles sont même parfois utiles aux bonnes actions. Saint Augustin ne disait-il pas que l'on pouvait détenir des richesses à condition de n'en être point l'esclave ? 27 Le Seigneur ne condamne que le mauvais usage des biens, non les biens eux-mêmes. Qui, sans richesses, pourrait être libéral, demande notre auteur, faisant écho à Aristote ? La justice elle-même n'a-t-elle pas besoin d'être puissante pour s'exercer ? 27. Saint Augustin, Epistolarum Classis III, Epistola CLVII, in Opéra omnia, op. cit., t. XXXIII, p. 690 : « Sed non sunt taies divites christiani qui licet ista teneant, non tamen ab eis ista tenentur... ».

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Mais laissons la vie civile et abordons les rapports de l'argent et de la contemplation. Un philosophe démuni de tout, en quête de sa subsistance, pourra-t-il s'adonner à la contemplation ? Certes, pas plus que ces moines, que Luther 28 raille stupidement parce qu'ils ne travaillent pas et vivent d'aumônes, ne voyant pas qu'ils ont pour but d'enseigner, de diriger les hommes et d'apaiser la colère de Dieu, par des prières et des sacrifices (p. 300). Enfin, maître argument : si tous les chrétiens étaient pauvres, qui nourrirait ceux qui ont faim, qui vêtirait ceux qui sont nus, qui soignerait les malades ? Vraiment, rien ne sauve la thèse de Léopold, et Démocrates peut affirmer que les citoyens honorés et nobles ont légitimement de plus grands besoins que ceux de basse extraction (p. 301). Que les riches fassent des aumônes aux pauvres et nul doute qu'ils aient leur place dans la maison de Dieu, dont l'accès se fait par de multiples voies. Le superflu des riches accordé aux pauvres assure leur nécessaire. En donnant ici, le riche prépare son salut. Comme le dit un théologien moderne, C. Spicq, « Jésus n'a jamais prêché le " pur amour " ; c'est un bon calcul de se renoncer en de petites choses, pour recouvrer le centuple ».29 Beaucoup de riches entreront ainsi dans le royaume des cieux. Sepulveda conclura donc avec force que les richesses sont loin d'être un obstacle pour les chrétiens vertueux et qu'elles sont même de bons moyens pour faire de bonnes œuvres. Les riches soutiennent les docteurs de la foi, édifient des temples d'une grande magnificence, secourent les pauvres. Quant aux biens du clergé, à de très rares exceptions près, ils sont consacrés à la bienfaisance (p. 303). Point n'est besoin de dire que cette dernière remarque vient fort à propos, à une époque où le 28. Et Erasme, bien entendu, avec une cinglante ironie. Mais l'humaniste de Rotterdam n'est pas explicitement cité ici, pour les raisons que nous avons déjà exposées. 29. Théologie morale du Nouveau Testament, Paris, 1965, t. I, p. 398.

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scandale des indulgences, le luxe des prêtres, déterminaient en partie la Réforme et servaient de cible à ceux qui, comme Erasme, avaient de l'Eglise une vision moins mondaine. On sait comment l'humaniste de Rotterdam a dénoncé la paresse, le parasitisme des prêtres que le peuple nourrit. Erasme et Luther s'accordent pour montrer que les gens d'Eglise, les moines en particulier, s'ils s'occupent de leurs brebis, c'est pour mieux les tondre 30 . Sepúlveda ne songe pas une fois à méditer sur l'origine des richesses. Pauvres et riches sont voulus par Dieu et entrent dans son plan avec, pour chacun, une fonction particulière. Sans pauvres, comment les riches pourraient-ils faire l'aumône, et qui aiderait les pauvres s'il n'y avait plus de riches ? De plus, Dieu éprouve les uns et les autres par l'abondance et le dénuement : « Quando ergo Deus pauperes facit cuia ipse non vult ut ipsi habeant ; quando facit pauperes probat divites... Divitem unde pauperem adjuvaret ; pauperem unde divitem probaret »31. Quelques remarques s'imposent, maintenant que nous connaissons les idées principales de notre auteur sur ce problème. D'abord, nul doute que Sepúlveda, dans sa défense des biens terrestres, ne fasse un plaidoyer pro domo. Nietzsche disait qu'il estimait un philosophe dans la mesure où il peut donner un exemple : « Mais cet exemple doit être donné non seulement par les livres, mais par la vie quotidienne, comme les philosophes grecs l'ont enseigné, par l'expression du visage, l'attitude, le vêtement, ... les moeurs, plus que par ce 30. Erasme, Eloge de la folie, op. cit., p. 125 sq. 31. Saint Augustin, Sermo XXXIX, in Opera omnia, op. cit., t. XXXVIII, p. 243 : « Ainsi donc, quand Dieu fait des pauvres en ne voulant pas qu'ils possèdent, quand Dieu fait des pauvres, il éprouve les riches... Il a fait le riche pour aider le pauvre, et le pauvre pour aider le riche ».

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que l'on dit et surtout par ce que l'on écrit »32. Or nous savons que Sepulveda a aimé l'argent 33 . Son plus admiratif biographe, A. Losada, nous apprend que quiconque aurait examiné les archives des protocoles de Cordoue pourrait penser que Sepûlveda n'a rien fait d'autre dans sa vie que d'acheter, de vendre, et d'accumuler sur lui les bénéfices ecclésiastiques, dont la liste est effectivement impressionnante. 34 Peut-être lui fallait-il tous ces biens pour philosopher, mais il ne peut tirer d'une exigence personnelle une règle universelle, ce qu'il fait pourtant lorsqu'il affirme qu'un total dénuement hypothèque la vie des philosophes contemplatifs. Certes, et très habilement, il présente cette pauvreté comme l'absence de nourriture (p. 299). Mais entre la faim et la pauvreté il y a une assez notable différence. Cléanthe, un des pères du stoïcisme, pompait de l'eau la nuit dans les jardins, pendant que le jour il s'adonnait aux études, et, trop pauvre pour acheter des tablettes, il écrivait sur des omoplates de bœuf ce qu'il entendait de Zénon son maître. Doit-on rappeler qu'Epictète f u t esclave, et que ses Entretiens ne sont pas moins beaux que les Pensées de MarcAurèle, empereur ? La très modeste demeure de Rijnsburg qu'encombre un tour à polir, la petite chambre de Sils-Maria, furent-elles un obstacle à l'éclosion de l'Ethique, ou de Ainsi parlait Zarathoustra ? Aristote lui-même recommande pour le sage une modeste aisance qui n'a rien à voir avec les richesses. Les nobles actions ne sont pas l'apanage des seuls grands. « Ce n'est pas, en effet, dans un excès d'abondance que résident

32. Nietzsche, Troisième considération intempestive, Paris, 1954, p. 39. 33. J.G. de Sepûlveda, Epistolarium, in Opéra omnia, t. III, p. 207. Dans cette lettre, Sepûlveda envie quelque peu les hommes mariés car leurs femmes peuvent surveiller une domesticité trop portée sur l'indélicatesse, ruine des fortunes. 34. A. Losada, Juan Ginès de Sepûlveda a través su epistolario, op. cit., p. 154 sq.

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la pleine suffisance et l'action [morale], et on peut, sans posséder l'empire de la terre et la mer, accomplir de nobles actions... Les simples particuliers semblent en état d'accomplir les actions méritoires, tout autant que les puissants, et même mieux ».38 D'autre part, au souci de nos propres besoins, à la conservation de notre santé, à l'établissement de nos enfants, justes motifs allégués pour la détention de richesses, Erasme répond par la parabole évangélique des lis et des oiseaux de campagne, à qui la Providence ne manque pas. Ce que la nature exige pour se soutenir est si peu de chose ! « Si vous perdez vos biens, ne vous en affligez pas comme d'une perte considérable, réjouissez-vous au contraire de ce qu'on vous a débarrassé d'un fardeau si dangereux » 36. Cette position érasmienne, fondée sur un certain esprit évangélique, avait déjà inspiré l'auteur du Pasteur d'Hermas, qui n'était autre que le propre frère du pape Pie I. Dans la construction de l'édifice sacré, certaines pierres, écrivait-il, étaient impropres à la construction. Ces pierres, ce sont les riches, et elles ne seront utiles qu'équarries et débarrassées de leurs décevantes richesses. Alors elles pourront entrer dans l'édifice du Seigneur. 37 Pourtant, les Evangiles ne manquent pas de textes à opposer à ce dépouillement. 38 Notre propos n'est pas de répertorier tous les passages en faveur ou contre l'argumentation de Sepûlveda. Le fait qu'ils existent prouve assez le caractère polyvalent d'une doctrine qui fournit souvent les justifi-

35. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., X, 9, 1179-a, 35. 36. Erasme, Le Manuel du soldat chrétien..., op. cit., p. 307-308. 37. Voir Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, Paris, 1924, t. XIV, deuxième partie, p. 2416 sq. 38. Marc X, 28 : « Le Christ offre maisons, champs, prospérité à ceux qui l'auront suivi et de persécutés ils deviendront riches ».

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cations que peuvent réclamer des positions radicalement opposées. Quoi qu'il en soit, la thèse orthodoxe défendue par Sepulveda ne fait que souligner le scandale de la pauvreté, directement déterminé par les richesses de ceux qui possèdent. Le couple riche-pauvre est une exigence divine. Nulle indignation ne pourra jamais jaillir, nulle soif de justice. La conception érasmienne reste beaucoup plus satisfaisante et, pour employer un terme moderne, plus sociale. Refusant aux richesses l'éclat, les honneurs qu'elles procurent et mesurant les désastreux abus suscités par leur convoitise, Erasme développe dans son œuvre une critique de la société d'argent. Ici encore, nous ne devons pas nous attendre à une attaque du capitalisme. A tenter d'interroger le 16e siècle avec nos concepts, nous risquons de n'avoir aucune réponse sérieuse. Aussi Erasme ne fera-t-il pas le procès des Fugger, pas plus qu'il ne mettra en question la propriété privée. Avec Vivés, il s'opposera même à la révolte des paysans en Allemagne, tout en s'indignant contre les atrocités d'une répression qu'il avait souhaitée. 38 Pourtant, les positions d'Erasme et des érasmiens comme Vivés ou A. de Valdés sont en avance sur leur temps et nous situent dans un climat très différent de celui de Sepûlveda. Sans partager les idées de Th. More, Erasme souhaite une meilleure répartition des richesses sous contrôle d'Etat et préconise une économie dirigée. « Erasme souhaite que l'on abaisse le prestige de la richesse tant commerciale ou industrielle que foncière... Il souhaite que l'Etat décourage l'activité de certaines classes parasites, valetaille des grands seigneurs, agents divers des financiers et commerçants... Le fisc dégrèvera les articles de consommation courante,... frap39. A. Renaudet, Etudes érasmiennes, op. cit., p. 120, et J.-L. Vivés, De la comunidad de los bienes, in Obras complétas, op. cit., t. I ; on y trouve une violente attaque contre le mouvement paysan allemand.

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pera lourdement les produits exotiques et de luxe... Les impôts et les amendes somptuaires assureront un juste prélèvement sur l'opulence, et les petits se trouveront soulagés. Cependant, le capital qui ne se perdra plus en dépenses stériles, la maind'œuvre oisive désormais récupérée, y compris celle des moines mendiants et des soldats de métier, pourront s'employer à des travaux utiles qui assureront, comme en Utopie, l'abondance et la vie à bon marché... Il se méfie de certaines formes de grand commerce : la colonisation, marquée d'un prétexte de propagande chrétienne, dégénère en pillage. Les négociants qui achètent en gros et à bas prix vendent deux fois plus cher, rançonnent les pauvres gens... ».40 Comme on le voit, il ne s'agit plus ici, lorsqu'on médite sur les pauvres, de s'occuper uniquement de celui qui donne. Dans la vision orthodoxe, tout est dans l'art de bien donner. La conscience du riche reste seule en cause. Pendant des siècles, l'aumône a masqué la pauvreté, pour ne voir dans le pauvre qu'un prétexte au bon geste sauveur. L'analyse érasmienne est toute différente et réfute celle de Sepûlveda. Les riches ne se justifient pas parce qu'ils peuvent secourir les pauvres. Ce sont les riches qui font les pauvres. Le poids de l'ordre divin ne pèse pas dans l'œuvre de l'humaniste de Rotterdam et la chaîne qui rive le nécessiteux à l'opulent n'est pas éternelle. Les prêtres n'ont pas à être nourris pour être les intercesseurs auprès de Dieu et les humanistes érasmiens leur dénient le droit de s'occuper des pauvres dont les intérêts sont trop souvent oubliés. Les disciples d'Erasme veulent combattre la mendicité et non l'entretenir par des dons plus ou moins généreux qui apaisent les consciences et légitiment les fortunes. L'apprentissage d'un métier, après une bonne instruction dispensée aux frais de la municipalité, s'attaque plus profondément au mal. 41 En 1525, J.L. Vivés écrit à Bruges son De 40. A. Renaudet, Etudes érasmiennes, op. cit., p. 82-83. 41. H. Pirenne rapporte dans son Histoire de la Belgique {op. cit.,

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subventione pauperum42. Il développe dans cet admirable ouvrage tout un plan d'aide laïque aux pauvres, par la création d'écoles professionnelles, et jette les bases de ce qui est aujourd'hui l'assistance publique. Se souvenant peut-être de la vieille injonction biblique : « Malheur à qui ajoute la terre à la terre », et retrouvant les accents indignés d'Amos et d'Osée, Vivés43 fustige ce que A. Guy nomme « l'hypocrisie bigote des nantis ».44 Cet auteur nous présente un Vivés nostalgique du communisme originel qui tient l'appropriation pour une séquelle du mal 45 . Une fois de plus, ce sont deux conceptions du monde qui s'affrontent. Celle de Sepulveda, traditionnelle, qui défend l'argent nécessaire à la guerre, à l'entreprise de hauts faits, à l'entretien des indigents et des prêtres, et celle de l'humaniste, plus attachée au perfectionnement intérieur, qui laïcise la bienfaisance et s'attaque au paupérisme avec une parfaite lucidité, dénonçant les méfaits des grandes fortunes, cause directe du malheur des petits. t. III, p. 279), qu'à Bruges, en 1511, le magistrat «loue le couvent des frères Bégards et y institue une école où huit cents enfants pauvres, vêtus de l'uniforme de la ville, reçoivent de l'instruction et s'initient à la pratique de divers métiers ». 42. On peut consulter une bonne traduction de cet ouvrage dans l'édition espagnole des œuvres de Vivés, op. cit., t. I : Del socorro de los pobres. 43. On sait que Vivés était né d'une famille convertie. Catholique sincère, ses parents, en revanche, judaïsèrent. Son père fut brûlé vif et les ossements de sa mère furent déterrés et livrés aux flammes. Ce drame familial ne semble pas avoir induit Vivés à la charité à l'égard de son ancienne parentèle (voir J.-L. Vivés, Obras complétas, op. cit., t. II : Obras apologeticas, libro tercero, Contra los judios, p. 1515 sq). 44. A. Guy, Vivés ou l'humanisme engagé, Paris, 1972, p. 128. 45. Ibid., p. 123 sq. M. Bataillon a un jugement plus nuancé pour ce qui est de l'attitude de Vivés quant aux pauvres. Il écrit dans Picaros y picaresco, la picara Justina (Madrid, 1969, p. 21) : « L. Vivés apparaît comme le porte-voix d'une austère bourgeoisie mercantile, animée par un idéal de prospérité fondée sur le travail ».

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Nous sommes en présence d'une attitude de confiance en l'homme qui ne doute pas qu'une bonne organisation sociale puisse transformer la communauté humaine. Pas une fois Sepúldeva ne s'est posé le problème dans une autre lumière que médiévale, tant son orthodoxie ne suscite aucun doute en lui. Comme Domingo de Soto, son contemporain, il pense que c'est la Providence divine qui a créé les pauvres et les riches, et que ces derniers devaient subvenir aux besoins des plus défavorisés Soto se refuse à toute codification de l'aide aux nécessiteux et met son talent au service de la justification des miséreux et de l'exercice de l'aumône. Comment, sans pauvres, les fils de riches pourraient-ils s'exercer à la charité ?47 Sepúlveda maintient des positions issues strictement de l'Evangile, où l'on ne trouve nulle part une bienfaisance dirigée vers l'amélioration du sort temporel des hommes.48 46. D. de Soto, Deliberación en la causa de los pobres, Madrid, Instituto de Estudios Políticos, 1965, p. 26 : « Y este fué el saber y providencia de Dios : que hubiesse ricos que como ánima sustentasen y gobernasen los pobres, y pobres que como cuerpos sirviesen a los ricos, que labrasen la tierra, y hiciesen los otros oficios necessarios a la república ». 47. Ibid., p. 123 : « Y los niños y mancebos no pueden ser misericordiosos sino con la vista y acatamiento de los pobres ». 48. Si l'on considère que l'utopie est caractéristique d'une volonté de changement en vue de l'amélioration du sort temporel des hommes, la lecture des lignes suivantes extraites de la Nouvelle encyclopédie théologique (t. XIX : Dictionnaire des erreurs sociales, Paris, 1852, s.v.) confirmera l'orthodoxie de la position de Sepúlveda : « Tous les hommes naissent égaux et libres dans la société, et tous ont droit d'y jouir des mêmes avantages. Tous nos utopistes sans exception s'accordent dans cette maxime... En vain ferez-vous observer que la variété et l'inégalité sont, de toutes les grandes lois de la création, les plus manifestes... Un des plus précieux résultats à ses yeux, de cette modification sociale, qu'elle poursuit sous le nom

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Jésus célèbre en effet cette action, soit comme propédeutique au salut de l'âme, soit comme ciment unissant les fidèles, soit comme bénéfique oubli des richesses temporelles pour ceux qui les possèdent. L'essentiel n'est donc pas dans le secours donné au corps, mais dans la purification de l'âme qui offre. Tel était, par exemple, l'esprit qui présidait à la fondation d'hospices et d'hôpitaux. A travers les pauvres, c'est le Christ qu'on touche. « Le but que poursuivent les fondateurs d'établissements hospitaliers est d'ordre exclusivement spirituel : exercer la charité envers leur prochain et s'assurer les mérites pour l'au-delà en accomplissant œuvre pie »49. Comme nous l'avons dit, le pauvre demeure une indispensable exigence pour le salut du riche. Mais le pauvre lui-même qui n'a pas les moyens de ces bonnes intentions n'est-il pas également méritant aux yeux de Dieu qui sonde nos plus secrètes motivations ? La valeur de l'action ne se situe-t-elle pas au niveau de l'intention (p. 306) ? Très habilement, Sepulveda, au cœur de la discussion sur les richesses, amorce un nouveau débat, capital dans l'histoire de la théologie et de la philosophie, celui de la foi et des œuvres. Il ne pouvait manquer de l'aborder à une époque où Luther publiait son célèbre ouvrage, Le Serf arbitre. Notre auteur avait déjà, en 1526, écrit un De fato contra Lutherum, dont nous parlerons plus avant, où il prenait parti pour l'efficacité de la volonté humaine. Les quelques pages qu'il consacre ici à cette question ne peuvent se comprendre véritablement que si l'on rappelle très brièvement ce qu'est la justification et les problèmes qu'elle pose. « La justification

de progrès, ce serait le nivellement forcé de cet ordre général d'inégalités que le Créateur a établies dès l'origine dans la race humaine, et qu'il semble occupé à y entretenir avec soin de génération en génération ». 49. J. Imbert, Les Hôpitaux en droit canonique, Paris, 1947, p. 115.

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est l'acte par lequel Dieu fait passer une âme de l'état de péché à l'état de grâce ».50 Cet acte est-il purement gratuit, l'homme a-t-il, par sa conduite morale, une possibilité d'y contribuer, bref sa liberté est-elle efficace quant à son salut ? Grâce divine et liberté humaine sont-elles compatibles ? Nul doute que le 16e siècle marque le moment le plus aigu de cette question fondamentale pour la conscience chrétienne. Pourtant, c'est déjà au niveau des Evangiles que surgissent, avec l'insistance paulinienne sur la foi, les difficultés qui croîtront jusqu'à la prise de position de Luther et le Concile de Trente. En effet, dans l'Epître aux Romains, saint Paul, méditant sur le sacrifice d'Abraham, affirme que c'est la foi qui fut imputée par Dieu à sa justice. « De même, David exprime le bonheur de l'homme à qui Dieu impute la justice sans les œuvres ».51 Lorsqu'il accordait un tel primat à la foi, le propagateur du christianisme ne se doutait sans doute pas du malentendu qu'il introduisait, malentendu qui, seize siècles plus tard, allait faire éclater l'unité du monde chrétien. La chose fut vivement ressentie puisque saint Jacques 52 , après un long développement au cours duquel il prouve l'importance des œuvres, conclut que l'homme est justifié par celles-ci et non par la foi seulement, position claire qui sera celle du catholicisme. Saint Augustin se fera l'écho de cette affirmation qui voulait dissiper l'ambiguïté de Satil de Tarse : « Quoniam Paulus apostolus praedicans justificari hominem per fidem sine operibus, non bene intellectus est ab eis qui sic acceperunt dictum, ut putarent, cum semel in Christum credidissent, etiam si

50. Letouzey et Ané, op. cit., t. VIII, deuxième partie, s.v. 51. Epître aux Romains IV, 1-5. 52. Jacques II, 14-26. 10

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maie operarentur et facinorose flagitioseque viverent, salvos se esse posse per fidem... »53. L'évêque d'Hippone s'efforce dans ce passage de concilier les thèses de Paul et de Jacques, affirmant qu'il n'y a pas de contradiction dans le langage des deux apôtres, parce que Paul parle des œuvres qui précèdent la foi et Jacques de celles qui l'accompagnent S4 . A mal comprendre la doctrine de la foi et des œuvres, l'homme oscille, selon saint Augustin, entre deux précipices. Le premier est la présomption. Celui qui croit à ses forces et accorde une importance exagérée à la valeur de ses actions se trompe lourdement. Se croyant maître de sa vie, il ignore sa condition pécheresse et, alors même qu'il accomplirait dans une vie irréprochable la justice des hommes, Dieu devrait encore punir ce vain orgueil. Mais si, dans un mouvement inverse, l'homme, hanté par sa faute, considère trop sa faiblesse et ne se fie plus qu'à la miséricorde divine, il néglige alors sa vie morale et, ne se purifiant pas de ses fautes, il tombe dans le gouffre du vice. Péril « à droite, en présumant de sa justice, à gauche en espérant l'impunité »S5. Ainsi donc, la foi sans les œuvres ne 53. Saint Augustin, De diversis quaestionibus LXXX1II, in Opéra omnia, op. cit., t. VI, p. 87 : « L'apôtre saint Paul annonçant que l'homme est justifié par la foi sans les œuvres n'était pas bien compris par ses auditeurs. Ceux-ci s'imaginaient que dès qu'ils croyaient au Christ, même s'ils faisaient le mal ou s'ils vivaient dans le crime et l'abomination, cette foi suffisait à les sauver... ». 54. Ibid. : «... quapropter non sunt sibi contraria duorum apostolorum sententiae, Pauli et Jacobi, cum dicit unus justificari hominem per fidem sine operibus et alius dicit inanem esse fidem sine operibus : quia ille dicit de operibus quae fidem praecedunt, iste de iis quae fidem sequuntur ; sicut etiam ipse Paulus multis locis ostendit ». 55. Saint Augustin, Enarratio in Psalmum, in Opéra omnia, op. cit., t. IV, p. 258 : « Praesumptio de justitia, quasi dextera est : cogitatio impunitatis peccatorum, quasi sinistra est».

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peut sauver l'homme qui, s'il le croyait, oublierait bien vite de marcher dans le sentier des bonnes œuvres, dans la voie du Seigneur. Pourtant, saint Augustin n'est pas aussi explicite qu'il le voudrait. Il y a dans sa méditation de nombreux passages qui sont nettement pauliniens d'inspiration. En eux, Luther puisera la sienne. Certes, saint Augustin n'a jamais rabaissé les œuvres, mais il a fortement insisté sur l'importance de la grâce divine : « De cette vie misérable, de cette sorte d'enfer, seule nous délivre la grâce de notre Dieu et Seigneur, le Christ Sauveur ; elle nous préserve avant tout de tomber après cette vie dans quelque chose de pire et d'éternel qui n'est pas une vie mais une mort ».M C'est sur de tels textes que prendra appui l'argumentation de Luther en faveur du serf arbitre. Le Réformateur y a trouvé la confirmation de la nature viciée de l'homme. Prenant au sérieux sa chute, il ne doute pas que, définitivement brisé, celui-ci ne puisse plus compter sur ses propres forces. Luther, d'ailleurs, ne réfute pas l'existence de la volonté, mais il la limite et la borne de telle sorte qu'il ne lui laisse aucune efficacité réelle. J. Boisset, dans son ouvrage", distingue « ce qui est soumis à l'homme et ce à quoi l'homme est soumis » et affirme qu'en ce qui « concerne la matière, la volonté de l'homme est libre, mais à l'égard de ce à quoi il est lui-même soumis, la volonté de l'homme n'est pas libre ». Ceci est en gros exact, mais J. Boisset ne souligne pas assez que même en ce qui concerne l'univers de l'action matérielle, la seule volonté humaine reste inopérante. Pour mieux rabaisser la créature devant son maître, Luther esquisse une théorie préfigurant à la fois la création continue de Descartes et l'occasionalisme de Malebranche, lorsqu'il écrit : « ... tu dois savoir 56. Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit., t. XXXVII, XXII, XXII, p. 653. 57. Erasme et Luther, libre ou serf arbitre, Paris, 1962, p. 49.

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que ces choses n'ont pas seulement été créées pour toi par Dieu, mais qu'elles sont encore conservées par lui. Car Dieu n'a pas seulement créé ton champ, tes blés, ton houblon, ta maison, mais encore il les protège... car par tes propres forces, tu ne peux faire pousser un seul grain de blé, et encore bien moins l'utiliser ».58 Pourquoi un tel pessimisme en ce qui concerne nos forces ? Résumons rapidement l'analyse luthérienne qui la justifie. Le péché originel a radicalement corrompu l'humanité et celle-ci vit dans la crainte de la justice d'un Dieu tout-puissant devant lequel nul ne peut se dire innocent. Prières, sacrifices, bonnes actions, ne fléchiront jamais l'implacable justicier. « Luther épouvanté de sa découverte du péché, c'est-à-dire de l'ampleur de sa séparation avec Dieu »59, reprend les thèmes centraux du paulinisme et de l'augustinisme, qui insistent sur notre impuissance. Nos œuvres sont absolument inefficaces, tant la distance est grande entre le pécheur et Dieu. L'espérance de salut ne peut venir que de notre foi. « Paul oppose celui qui fait des œuvres à celui qui n'en fait pas et ne laisse pas de moyen terme entre les deux, il nie que la justice est imputée à celui qui fait des œuvres et il affirme qu'elle est imputée à celui qui n'en fait pas, pourvu qu'il ait la foi ».60 Nos plus belles actions ne peuvent être échangées contre le pardon et rien n'effacera jamais la macule, si ce n'est la grâce, don divin qui régénère le vieil Adam rivé au déterminisme de la chute. Le péché inexpiable par la seule volonté de rachat est le fond de la doctrine luthérienne ainsi que son corollaire, notre définitive faiblesse : « toujours pécheur, toujours immonde, le péché est notre être ».61 La grâce ne peut être 58. Luther, Œuvres, op. cit., t. IX, p. 152-153. 59. R. Zuber, « L'individualisme protestant », Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuse, Paris, 1966, n° 3, p. 253. 60. Luther, Du serf arbitre, in Œuvres, op. cit., t. V, p. 215. 61. Cité par E.-G. Léonard, op. cit., t. I, p. 44.

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opératoire que sur fond reconnu et même nécessaire de péché. De cette définitive servitude, il s'ensuivra la fameuse théorie du serf arbitre qui veut prouver la double impuissance de notre raison et de notre volonté. La première est égarée, la seconde est pervertie. Dieu seul peut détacher gratuitement les liens de la faute. Il y a même folie à croire à l'efficacité de la loi, qui n'est présente que pour souligner davantage notre indignité. Alors même que nous voudrions accomplir tous ses commandements, nous n'obtiendrions rien, car le libre arbitre ne débouche que sur le mal 62 . Il s'ensuit donc un mépris des œuvres que la corruption de notre nature et l'absence d'authentique volonté libre rendent sans effet. Nos meilleures actions ne sont-elles pas, dans cette lumière, une incitation à croire à la suffisance de l'homme ? C'est contre ce pessimisme que Sepúlveda devait prendre la plume une première fois près de vingt ans avant le Concile de Trente, pour attaquer la doctrine du Réformateur. Le De jato contra Lutherum soutient que l'homme, assisté par la grâce de Dieu, peut l'augmenter par ses oeuvres ou bien la perdre par ses péchés. Entre le bien et le mal, la volonté libre de l'homme peut choisir. Disons quelques mots de cet ouvrage qui dresse le décor d'une scène où, un siècle plus tard, s'affronteront les conceptions de Descartes et de Spinoza sur la liberté. En effet, outre les accusations traditionnelles et sans intérêt sur les goûts terrestres du Réformateur 63 , Sepúlveda fait le procès de la nécessité stoïcienne en laquelle il voit une alliée du serf arbitre luthérien. C'est d'abord par une critique préalable de la nécessité telle qu'elle est soutenue par les philosophes du Portique que Sepúlveda va commencer sa démonstration qui, comme toutes ses discussions méta-

62. Luther, Du serf arbitre, in Œuvres, op. cit., t. V, p. 143. 63. Sepúlveda, De fato contra Lutherum, in Opera omnia, t. IV, p. 515.

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physiques, a des prolongements moraux et politiques directs que nous examinerons. Mais voyons plutôt. Le libre arbitre de l'homme est, pour Sepulveda, une donnée immédiate de la conscience qui trouve sa pleine confirmation dans la nature, l'expérience et la concordance de tous les textes sacrés. Philosophes et théologiens, qui ont à prouver la vraie religion, sont unanimes pour affirmer sub gratia et sub lege la liberté de la volonté humaine. 64 L'autorité d'Aristote est naturellement invoquée. Rien n'est plus incompatible avec la doctrine du Stagirite que la nécessité. 65 On sait que la nature ne fait rien en vain, ce n'est donc point par hasard ou accidentellement que l'homme a été doué du libre arbitre, mais bien volontairement et de propos délibéré, philosophes et théologiens le reconnaissent 68 . Ce qui distingue l'homme de tous les vivants est précisément le fait qu'il est l'origine de ses actions, alors que toutes les espèces obéissent aux causes extérieures. Attirés par le bien, nous sollicitons une chose parce qu'elle est honnête et non à cause de son agrément, ce qui prouve à l'évidence qu'aucune cause extérieure n'intervient, sinon le jugement et la volonté. 67 Nous n'entreprendrons pas de rendre le détail de 64. Ibid., p. 487. 65. Ibid., p. 489 : «... nihil enim magis a dogmatis Aristotelicis quam fatalis nécessitas abhorret ». 66. Ibid., p. 512 : « Cum ut Deum, sic naturam ex rébus, sibi propositis, quasque petit ex professo, frustra nullam efficere et super vacaneam, consensus sit philosophoram theologorumque communis, simulque constet, tali facultate hominem a Deo ipsaque natura non fortuito, vel ex accidenti, sed consulto et ex industria donatum et instructum esse .» 67. Rappelons cette phrase de l'appendice du premier livre de Spinoza : « Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire qui ne soit à l'usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes ».

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la critique des thèses stoïciennes. Ce qui ici nous paraît beaucoup plus important, c'est la motivation qui la détermine. Si une nécessité immanente constitue la trame de l'être, toute la morale chère à Sepulveda s'écroule. En effet, l'éversive doctrine des stoïciens n'autorise plus les jugements moraux des hommes et de Dieu. Si nos qualités comme nos défauts ne sont pas en notre pouvoir, c'est tout le fondement de la correction fraternelle, de la juste guerre, de l'Inquisition, qui est jeté à bas. La vive attaque du stoïcisme, chez notre auteur, est également, nous le savons, une réfutation de la pensée de son maître Pomponace. Plus de blâmes et plus de récompenses. Le mérite 68 , aux yeux des hommes comme au regard de Dieu, se déprend de la théologie qui sous-tend la politique de Sepulveda. Si la nécessité est prouvée, qui pourra être ardent à honorer Dieu, la vertu, et à remplir ses devoirs vis-à-vis de l'Etat ? La nécessité entraîne avec elle le droit de pécher, détruit toutes les vertus et toute l'humanité. 69 En un mot, la gloire dont nous rencontrerons l'analyse plus avant, gloire qui s'acquiert plus principalement au service de l'Espagne et de Dieu, cesse d'être cette permanente attirance qui offre à l'histoire ses héros. En effet, si ce n'est pas l'effort constant de l'homme qui le maintient sur les cimes de la renommée, personne ne reconnaîtra le glorieux avec révérence et envie. Pour ce qui est du problème de la grâce, directement lié à celui de la liberté, Sepulveda prend de sages précautions. A trop défendre le libre arbitre, on pourrait vite l'accuser de vouloir ressusciter l'hérésie de Pélage. La seule liberté 68. Sepulveda, De fato contra Lutherum, in Opéra omnia, t. IV, p. 511 : « Nam si cuncta necessitate fieri hominibus fuerit persuasum : eujus animus vel ad Deum colendum, vel ad homines virtute demerandos, et officium suum reipublicae praestandum erectus esse poterit ? ». 69. Ibid., p. 512.

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de l'homme ne peut le conduire à la béatitude sans la grâce. Mais le libre arbitre, choisissant l'obéissance aux préceptes divins, permet d'obtenir de la générosité divine cette grâce indispensable. Quant à la prescience de Dieu, celle-ci ne constitue pas un argument en faveur de la nécessité. Dieu, en effet, connaît l'avenir parce que sa puissance est indicible et infinie et que, pour lui, rien n'est passé ou futur, mais tout est présent dans l'éternité, ce qui fait que sa connaissance est comme une contemplation des choses actuelles. 70 Le regard de Dieu n'a pas plus de pouvoir sur les mouvements spontanés ou voulus que celui du spectateur de théâtre sur les gestes de l'acteur. Dans le Démocrates primus, Sepulveda adopte donc la position moyenne qui est celle qu'il a défendue dans son De fato contra Lutherum. Entre le Bien et le Mal, la volonté libre peut choisir, mais la grâce reste indispensable. Position strictement orthodoxe, qui, par un amusant retour des choses, renvoie Sepûlveda aux côtés d'Erasme contre Luther, alors qu'il a été implicitement l'allié du Réformateur contre l'humaniste de Rotterdam, lorsqu'il s'agissait de défendre la licéité de la guerre. On sait en effet que le De servo arbitrio est la réponse que fit Luther à Erasme après la parution en 1524 de son De libero arbitrio. Ce dernier ouvrage, salué par Sepulveda 71 , fut publié sous la pression de Rome pour montrer qu'Erasme se désolidarisait des positions luthériennes qui anéantissaient l'homme devant Dieu sans lui accorder la moindre participation dans le salut de son âme. Poursuivant son combat contre le Réformateur, Sepûlveda, dès le début de la discussion entre Léopold et Démocrates, nous place sur le terrain de la responsabilité dans une lumière 70. Ibid., p. 536 et 537. 71. Ibid., p. 516 et 531 : « Non quod ipsas putem parum acute ab Erasmo vel non satis eleganter in libro, quem De libero arbitrio scripsit fuisse refutatas... ».

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fidèlement aristotélicienne, lorsqu'il affirme que chaque chose est tenue pour une faute ou une vertu dans la mesure où elle s'accomplit par notre volonté, car s'il en était autrement, nous ne pourrions excuser aucune action qui se prévaudrait de l'ignorance ou de la pression extérieure (p. 130). La responsabilité suppose la liberté : « Si personne en effet n'est bienheureux à contrecœur, par contre la perversité est bien volontaire. Ou bien il faut remettre en question ce que nous avons déjà soutenu, et refuser à l'homme d'être principe et générateur de ses actions comme il l'est de ses enfants... Nous punissons quelqu'un pour son ignorance, même si nous le tenons pour responsable de son ignorance ».72 A cette preuve indirecte de libre arbitre, succède une analyse psychologique qui la confirme. Le libre arbitre « que nous avons coutume d'appeler volonté » (p. 304) est une inclination raisonnable, elle est une modalité de désir qui travaille la nature tout entière et l'entraîne vers la perfection, l'attire vers l'immobile achèvement, Dieu. Suivant les premières lignes de l'Ethique à Nicomaque, Sepúlveda nous rappelle que l'activité est la fin de l'homme et la fin de sa volonté est le bien. Mais cette fin générale ne nous indique pas les moyens. Ceux-ci dépendent de notre choix fixé après délibération. L'acte libre est le produit de cette dernière. L'importance de la volonté qui choisit n'est donc pas à souligner. En elle se manifeste la tendance fondamentale, le désir, mais aussi la raison de l'homme qui pèse et délibère, qui exerce sa ratio, fait ses calculs et manifeste un choix qui le distancie ainsi de l'attrait immédiat propre aux animaux et aux intempérants fascinés par la concupiscence. C'est pourquoi Sepúlveda insiste sur l'acte choisi, l'acte issu d'une délibération raisonnable. La fin de chaque chose, de chaque être, est l'accomplissement le plus heureux de ce pour quoi 72. Aristote, Ethique à Nicomaque,

op. cit., III, 7, 1113-b, 20-30.

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il est fait. Ainsi le cheval s'accomplit en courant et le chien de garde en surveillant son troupeau. L'homme ne fait pas exception. Sa destination même le pousse à agir, c'est-à-dire à inscrire sa volonté dans le monde par l'objectivité de l'œuvre. « Aux Jeux Olympiques, ce ne sont pas les plus beaux et les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui combattent... ».73 C'est pourquoi, peut affirmer Sepulveda, lorsque « la volonté existe, elle ne peut manquer de désirer l'œuvre » et l'on ne peut douter que l'activité bonne ne soit pas une fin plus parfaite que la bonne volonté. Le bien et le mal, qui sont les objets de la volonté, se trouvent dans les choses 74 . Dans la mesure 'où notre volonté se dirige vers les choses bonnes, l'œuvre qui en résulte est plus achevée, plus parfaite que la seule volonté qui œuvrait sur le plan de l'esprit. En agissant, l'homme est fidèle à la vie qui est activité. Certes, Démocrates concède à Léopold que l'intention n'est pas sans valeur. C'est ce qu'il fait lorsqu'il dit avec Aristote que l'intention volontaire est la forme de l'œuvre (p. 305-306), et cela parce qu'en elle il y a choix et que la raison est présente. Il ajoute même que l'œuvre peut ne pas traduire l'intention, tant son extériorité dans certains cas lui assure l'apparence de l'honnêteté. « Il y a des œuvres qui sont quelquefois de pures jactances », mais cette affirmation n'entraîne pas la conclusion que pourrait espérer Léopold. Démocrates va maintenir que plus la volonté est grande et bien disposée, plus elle est célébrée par les hommes, et, de ce fait, d'autant plus agréable à Dieu qui l'aime davantage (p. 305-306). Cependant, cette même volonté, suivie de l'œuvre, est tenue pour chose plus sainte et rémunérée davantage. Ainsi donc, sur le plan de l'intention comme sur le plan de l'action, Sepulveda confirme la volonté libre de l'homme, et la prise en consi73. Ibid., I, 9, 1099-a, 5. 74. On peut opposer à ce point de vue l'analyse de Spinoza (voir L'Ethique, III e partie, scolie de la proposition 9).

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dération de ses choix par un Dieu qui n'est pas insensible dans ses faveurs, ses arrêts et son amour envers les hommes. En quelques pages très denses, Sepûlveda s'oppose donc radicalement à la théologie théocentrique de Luther, souligne l'importance de la raison contenue dans l'acte volontaire, et surtout affirme avec force la valeur de la volonté libre de l'homme à tous les niveaux. Si le principe de la vertu se situe dans le choix, c'est-à-dire dans l'intention, la perfection, elle, réside dans l'œuvre volontaire (p. 307). Et Démocrates de prendre un exemple. Si un pilote ordonnait à ses marins qu'on tendît les voiles, ou un capitaine à ses soldats qu'ils engageassent la bataille alors que font défaut aux premiers les cordes et aux seconds les aimes, le pilote et le capitaine font ce qu'ils ont à faire, mais il n'en reste pas moins vrai que les ordres non suivis de leurs effets, quoique bons, ne constituent pas des actions parfaites. Elles restent inachevées. En s'opposant à Luther, Sepûlveda s'oppose par avance aux fondements de l'analyse de la moralité selon Kant, directement inspirée de l'esprit du Réformateur. C'est pourquoi cette dispute reste particulièrement moderne. On sait, en effet, l'importance de la bonne volonté chez Kant, qui fait résider dans la seule intention la valeur de l'action morale : « Alors même que, par une particulière défaveur du sort, ou par l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins, alors même que, dans son plus grand effort, elle ne réussirait à rien... elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle ».75 Le résultat de l'action importe peu, parce que, comme celle de Luther, la pensée de Kant est sourdement minée par le péché originel, ce qui entraîne un 75. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. par V. Delbos, Paris, 1967, première section, p. 89-90. Il faut noter que, pour Kant, la bonne volonté n'est pas une velléité, mais l'appel à tous les moyens dont nous disposons.

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pessimisme anachronique. Les conséquences de l'action sont de peu de poids et ne doivent jamais intervenir dans la détermination du sujet. Comment ne pas voir, sous les artifices de laïcisation philosophique, le vieux débat de la foi et des œuvres, que Sepulveda tranche de façon catholique. Fidèle à l'orthodoxie, notre auteur trouve aussi dans sa réfutation des thèses de Luther la confirmation de ses projets politiques qui encouragent les grands aux grandes actions. L'hygiène maniaque des consciences n'est pas un adjuvant pour les capitaines qui étendent la puissance espagnole. La morale ne doit pas être le tourment d'une âme divisée et elle doit même comprendre le désir de la gloire, mis au service du bien, c'est-à-dire des intérêts de la foi et des intérêts impériaux, qui se confondent d'ailleurs.

3 . L'HONNEUR

Les considérations qui suivent sur la compatibilité du christianisme et la gloire ne nous surprendront pas. Il s'agit d'un thème cher à notre auteur, puisqu'il y consacre son premier ouvrage intitulé Gonsaltis en 1523, dans lequel l'amour de la gloire est célébré comme un indispensable attrait, pour l'entreprise de grandes actions. 78 Les quelques pages du Démocrates Primus qui nous occupent maintenant se font l'écho de l'esprit du Gonsalus. Pour bien comprendre la pensée de Sepulveda et la commenter, il convient de procéder à une rapide exploration sémantique. En effet, les concepts de gloria, de 76. Gonsalus, in Opera omnia, t. IV, p. 192 : « Jacobus — Itane censes, Gonsale, gloriam excelso magnoque animo viris ante coetera mortalia bona et vitam ipsam esse ponendam ? Gonsalus — Ego vero cur non ita existimem, nihil video, cum mihi, quoquo me vertam nullum praeclarum facinus occurrat, quod non sit ab eo animo profectum, qui gloria potissimum duceretur ».

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fama, gravitent autour de celui de honra. L'espagnol distingue aujourd'hui honor et honra. Ces deux termes signifient honneur, mais le premier s'applique aux témoignages qu'autrui apporte, ou doit apporter, à celui qui accomplit des actes, ou assume une charge socialement valorisée. Le second est le sentiment intime et individuel d'une valeur inaliénable et en relation avec sa conscience morale. Si les choses sont parfaitement claires et tranchées aujourd'hui 77 , il n'en était pas de même en cette première moitié du 16a siècle. La dualité des formes latines honos et plus tardivement honor, d'où sont issus honor et honra, semble avoir déterminé l'existence de deux mots qui vont tantôt confondre leur signification et tantôt se différencier. L'honos ou l'honor latins signifient d'abord témoignage de considération ou d'estime. Ce témoignage est une marque extérieure que l'on accorde à plus grand que soi ou à qui, par son mérite, dépasse le commun. Ici, la philosophie vient en aide à la sémantique. Si l'accent est toujours mis jusqu'à l'époque de Sepúlveda, époque charnière, nous le verrons, sur l'extériorité, c'est qu'Aristote et toute l'école ont vu dans l'honneur « le plus grand des biens extérieurs »7S. Il est un hommage rendu à la vertu, mais il est devenu extérieur à la vertu même. Il est dû aux meilleurs, mais reste toujours insuffisant pour récompenser la vertu d'essence différente, car « l'honneur rendu devant les hommes implique nécessairement des signes extérieurs et corporels ».79 Cette matérialité de l'honneur est illustrée par le fait qu'au Moyen Age, on appelait honor les pro77. Voir A. de Figueroa y Melgar, Sobre el honor, Madrid, 1968. J. Vigón, dans son El Espíritu militar español (op. cit., p. 110), accentue davantage la séparation entre les deux concepts, en écrivant : « ... la honra ... es devoción extravertida y mudable ; pero no para el honor que es ansia íntima, esencial, que sólo entra en las cuentas del sujeto con su conciencia ». 78. Aristote, Ethique à Nicomaque, op. cit., I, 12 et IV, 7. 79. Saint Thomas, op. cit., II", II", quest. 53, art. 1.

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priétés seigneuriales. Ainsi, en Aragon, il est fréquent de lire dans les textes généalogiques : « Señor del Honor de Ribadeteja ».80 L'extériorité de l'honneur par rapport à la vertu implique cependant que les biens matériels, les terres, sont les récompenses du meilleur. Mais la seule position sociale n'est pas uniquement en cause, car l'honneur reste toujours en relation avec la vertu. C'est pourquoi une définition de la honra, extraite d'un texte espagnol du 13e siècle, fait sa part à l'aspect extérieur qu'est la louange, qui se rapporte aux biens, à l'accomplissement de faits illustres et aussi à la qualité morale des sujets.81 Les signes extérieurs sont donc de deux ordres et ne s'excluent pas, la vertu pouvant être récompensée de deux façons à la fois : biens matériels et louangeuse renommée. Cette acception de l'honneur, l'espagnol ne distinguant pas encore honor et honra, va pourtant se modifier. Sepúlveda accorde incontestablement un primat à l'extériorité spirituelle (la louange en opposition à l'extériorité matérielle, les biens), et il semble qu'au début du 16e siècle, honra ne soit pas loin de signifier gloire, renommée, élogieuse et célébrée. Notre auteur tient pratiquement pour synonymes gloria et buena fama, gloire et renommée, et il ne fait pas de sépara-

80. A. de Figueroa y Melgar, op. cit., p. 10 et 11. Menéndez Pidal, dans ses Commentaires

du Cantar de mió Cid, confirme cette première

acception. L'honneur ne semble pas être distinct des terres. « L a onor parece no diferenciarse claramente de la tierra, a pesar de enumerarse como cosas distintas : (honores e tierras 887) (tierra e onor 3413) ». L'honneur exprime aussi le bénéfice accordé par le roi «usufructo de las rentas de alguna villa o castillo realengo, concedido por el rey a un caballero ». 81. « Honra tanto quiere dezir, como adelantamiento señalado con loor, que gana ome por razón del logar que tiene, o por fazer fecho conoscido que faze, o por bondad que en el ha » (Codigo de las siete partidas, 1.1, Madrid 1848 p. 398, cité par J.G. Peristiany, in El concepto del honor en la sociedad mediterránea, Madrid, 1968, p. 80).

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tion marquée entre honra et fama, car la « bonne renommée » est la partie la plus importante de l'honneur puisque l'honneur, la honra, « est le témoignage de l'excellence de l'honoré ».82 Ce glissement vers le sens de haute réputation, de louange, dynamise le concept de honra. La honra, l'honneur-gloirerenommée s'acquiert, car il lui faut, pour exister et se maintenir, des faits hors du commun. Elle ne peut demeurer statique sous peine de se ternir. La honra est volatile et exige d'être sans cesse recréée et appréciée par autrui, à qui le glorieux est lié pour pouvoir déguster son excellence reconnue, autrui ne signifiant d'ailleurs pas n'importe qui. L'aristocratisme aristotélicien est bien présent ici. La gloire est la louange unanime des bons, la voix de ceux qui jugent bien de l'excellence de la vertu. 83 Le vertueux, qui est ici le « virtuose », « se sentirait-il bien flatté par des applaudissements approbatifs de son public, s'il apprenait que, sauf un ou deux individus, l'auditoire est composé en entier de sourds qui, pour dissimuler mutuellement leur infirmité, applaudissent bruyamment dès qu'ils voient remuer les mains du seul qui entend ?» 8 4 Pour mieux saisir le sens de cette honra-gloria-fama, il fau82. Gonsalus, in Opera omnia, t. IV, p. 308. 83. Sur l'extériorité de « honra », il est intéressant de lire sa définition et l'analyse (p. 113) des différents concepts qui lui sont proches, faites par le Padre A. Codorniu au 18e siècle. Elles coïncident parfaitement avec celles de Sepúlveda. « La honra es un público testimonio de el mérito de la persona. La fama es el concepto, y estimación que tienen muchos de el insinuado mérito, y calidades dignas, que asisten a la dicha persona. A todo lo cual si se juntaré la pública alabanza ; entonces la fruición, y aplauso, que de esto resulta, se llama gloria. En breve : aquel es hombre honrado, famoso y glorioso, que conocido y recompensado por sus méritos, consigue un nombre illustre, y esclarecida memoria de los ombres » (Indice de la philosophía moral christiano-política dirigido a los nóbiles de nacimiento y espíritu, Gérone, 1746, p. 21). 84. Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, Paris, 1964, p. 83.

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drait l'opposer à honor. C'est ce que nous ferons avec quelques précautions. Mais auparavant, une remarque s'impose. 85 Pourquoi ce choix ? Sans doute parce que le mot honor semble, en cette première moitié du 16e siècle, plus vieilli, plus désuet, encore riche de sa signification médiévale. En effet, J. de Valdés, dans son Dialogue de la langue, contemporain de notre texte, signale comme préférable l'usage de honra, honor pouvant s'employer en vers, mais inadéquatement en prose. 86 Cependant, cette recommandation ne paraît pas avoir été suivie, puisque Covarrubias 87 donne pour synonyme honor et honra et que Calderón semble utiliser indifféremment les deux termes. 88 II en sera de même au 18e siècle où, dans une page de Montanches, on trouve deux fois honor et deux fois honra pour exprimer la même idée (il s'agit de l'honneur de la majesté royale). Pourtant, ces termes sont pris dans une lumière différente de celle de Sepúlveda. Nous sommes là en présence d'un sens moderne. Il ne s'agit plus pour Calderón d'hommage à la vertu d'un grand, ou bien de récompense au mérite exceptionnel du magnanime. L'honor que l'on veut opposer à honra, comme l'intériorité à l'extériorité, est l'inaliénable « patrimoine de l'âme ».89 L'honneur qui nous occupe est la honra-gloria et son analyse entre bien dans le cadre d'un ouvrage justifiant la guerre. En effet, l'appétit d'une telle gloire, reconnue par l'admiratif témoignage d'autrui, est très instructif quant à la conception du moi et de ses rapports avec l'altérité chez Sepúlveda. 85. La première traduction espagnole du Démocrates primus par A. Barba utilisera le terme de honra. 86. Op. cit., p. 112. 87. Tesoro de la lengua Castellana o Española, Barcelone, 1943, p. 696. 88. Voir par exemple, El Alcade de Zalamea, v. 500 et 517. 89. Ibid., v. 874 sq. : « ...pero el honor es patrimonio del alma y alma sólo es de Dios ».

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Ce désir de renommée, de signes extérieurs d'approbation, de flatterie, dénote une inquiétude certaine de la conscience incertaine. Toute honra-gloria est toujours le produit de la vertu, mais ici la vertu n'est pas autarcique comme chez le magnanime bien compris d'Aristote ou chez le sage stoïcien. Elle est profondément immergée dans une vie sociale, qui exige d'elle une permanente représentation. Loin d'être ce qui scelle l'homme en une confiante et forte identité avec une perfection étrangère au regard d'autrui, la vertu est ici, suivant le mot de V. Jankélévitch, « virtuosité » qui ne peut se passer de son public. Au lieu de vivre en lui-même, l'assoiffé de honra-gloria, même issue de la vertu, « ... vit dans l'opinion des autres et c'est pour ainsi dire de leur jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence ».90 Rien n'illustre mieux cette remarque de Rousseau que l'exemple que donne Sepúlveda dans son Gonsalus, où il raconte avoir vu un portedrapeau, ayant perdu ses deux bras, serrer l'étendard de ses moignons sanglants. A l'issue du combat, le soldat fut hautement félicité pour son haut fait et, ajoute notre auteur, « il me semble que la joie d'une telle gloire lui fit oublier la douleur de ses blessures »91. Nous sommes en présence d'une vision totalement étrangère à la sagesse philosophique, qui avait toujours pour objet de trouver en l'individu la source unique de son propre bonheur. Cette quête de honra-gloria est, selon Sepúlveda, la principale motivation des grandes entreprises, qu'elles soient militaires, littéraires ou artistiques. Les Grecs vainquirent tous les hommes dans la sculpture, écrit-il dans le Gonsalus.92 Cette dernière remarque nous fait découvrir explicitement ce qui était sous-jacent à l'appétit dont il est question : le besoin qu'éprouve toute conscience livrée au regard d'autrui, donc inquiète, à se battre, à vaincre, 90. J.-J. Rousseau, op. cit., p. 144. 91. Gonsalus, in Opera omnia, t. IV, p. 206. 92. Ibid., p. 104.

il

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à être la meilleure. On ne peut s'empêcher de penser à la mordante critique de Schopenhauer : « Aussi infailliblement que le chat se met à ronronner quand on lui caresse le dos, aussi sûrement on voit une douce extase se peindre sur la figure de l'homme que l'on loue, surtout quand la louange porte sur le domaine de ses prétentions... ».93 La conscience, séduite par la volupté de l'honneur, ne peut vivre qu'en relation agonistique avec l'autre. La délectable jouissance de sa supériorité a pour source la défaite de l'autre qui, en célébrant une action d'éclat, reconnaît qu'il n'en est pas l'auteur. Sepulveda a beau insister sur l'origine vertueuse de tout désir de honra-gloria, il manque l'essence même de la vertu, puissance sûre et sereine. Le vertueux de Sepulveda, tout comme le champion de boxe, doit sans cesse remettre son titre en jeu, sous peine de voir la fama liée à sa honra décliner et le renvoyer dans l'enfer de l'obscurité. J.-J. Rousseau, dans une page d'une exceptionnelle pénétration, analyse cet état d'esprit : « Je remarquerais combien ce désir universel de réputation d'honneur et de préférence qui nous dévore tous, exerce et compare les talents et les forces, et combien, rendant tous les hommes concurrents, rivaux ou plutôt ennemis, il cause tous les jours de revers, de succès et de catastrophes de toute espèce, en faisant courir la même lice à tant de prétendants... Je prouverais enfin que si l'on voit une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune, tandis que la foule rampe dans l'obscurité et dans la misère, c'est que les premiers n'estiment les choses dont ils jouissent qu'autant que les autres en sont privés... ».94 Si Sepulveda éprouve le besoin de justifier cet appétit de gloria, c'est qu'il est en retard sur son temps, ou qu'il n'est que le contemporain des idéaux de sa société, ce qui 93. Schopenhauher, op. cit., p. 39. 94. J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi hommes, Paris, 1954, p. 140.

les

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revient au même. D'autres penseurs réfutent déjà ces valeurs périmées M . Si l'homme de la Renaissance tente de se récupérer, après avoir été longtemps perdu en Dieu, ce n'est certes pas pour placer son bonheur dans l'approbation d'autrui, fût-il même l'un des siens en aristocratie. D'autre part, la honra-gîoria est-elle bien compatible avec les préceptes chrétiens ? Les hommes nouveaux en doutent fortement. Erasme, Vivés et, sur un autre plan, Th. More, font peu de cas des fringales de renommée que veut valoriser Sepúlveda. La honra-gloria se trouve donc en butte à une double attaque. Celle des petits qui veulent lui substituer 1 'honor, privilège de l'âme, et celle des esprits modernes qui pourraient faire leur cette conclusion de Schopenhauer : « Lorsqu'on voit au contraire comment presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entière, au prix d'efforts incessants, de mille dangers et de mille difficultés, a pour dernier objet de les élever dans l'opinion, car non seulement les emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et même la science (ton savoir n'est rien, si tu ne sais pas que les autres le savent) et les arts sont, au fond, recherchés principalement dans ce seul but, lorsqu'on voit que le résultat définitif auquel 95. On peut remarquer que le thème de l'honneur n'est pourtant pas étranger à l'esprit de la Renaissance. Guichardin et Rabelais en font le plus grand éloge (voir L. Blanchet, Campanella, Paris, 1920, p. 378). Mais cet honneur doit être compris dans le contexte général du mouvement humaniste qu'ignore ou que combat Sepúlveda, et que R. Mousnier résume remarquablement dans le tome IV de l'Histoire générale des civilisations : Les XVI' et XVII' siècles... (Paris, 1954, p. 17) : « L'humanisme de la Renaissance semble être une espèce du grand genre de l'humanisme éternel. Mystique de la noblesse humaine, l'humaniste exalte la grandeur de l'homme, réclame de l'homme un effort constant pour réaliser la plus haute perfection des rapports humains. Il accepte la nature et le monde comme bons, s'y trouve à l'aise, éprouve la joie de vivre, met une confiance inébranlable dans le progrès indéfini de l'œuvre humaine, de la pensée humaine, de l'individu, de la société ».

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on travaille à arriver est d'obtenir plus de respect de la part des autres, tout cela ne prouve, hélas, que la grandeur de la folie humaine ».96 Folie humaine que dénonce Erasme dans son Institutio principi christiani. Les Utopiens de Th. More connaissent-ils cette soif de gloria ? Certes non, et le prurit de la honra ne les démange pas. Vivés, dans un véritable réquisitoire 97 , traque l'obsession de la renommée qu'il nomme un « culte fanatique de l'honneur ». Enfin, pour mieux faire pièce à cette passion, A. de Valdés, dans son Dialogue de Mercure et Coron, conseille que tous, hommes et femmes, nobles et plébéiens, riches et pauvres, clercs et moines, apprennent un « art mécanique ». Sepulveda est parfaitement au fait des attaques menées contre la honra-gloria. Ne nous met-il pas en garde dans son Gonsalus98 contre ceux qui écrivent des livres sur le dédain de la gloire ? En les signant, ces auteurs ne manifestent-ils pas le désir de l'obtenir ? Cette contradiction, pour Sepulveda, doit donc nous faire voir combien ces écrivains sont peu véraces. Le Démocrates primus défendra lui aussi en quelques pages l'honneur de la gloire, levant ainsi les doutes du brave Guevara. Le nerf de l'argumentation est simple. La véritable honragloria-fama n'est issue que de l'exercice de la vertu dont elle est la récompense. Désirer la vertu, n'est-ce pas suivre les 96. Schopenhauer, op. cit., p. 41 C'est précisément cette folie qui semble faire les délices de Sepulveda qui, dans son argumentation en faveur de la gloire, juxtapose les exemples militaires, abondamment utilisés, à la méditation philosophique dont la motivation, selon lui, serait également la gloire (voir Gonsalus, in Opéra omnia, t. IV, p. 197). 97. De la concordia y de la discordia, in Obras complétas, op. cit., t. II, p. 106 sq. 98. Gonsalus, in Opéra omnia, t. IV, p. 202 et 203 : « Sed qui de contemnenda gloria libros scripserunt, iis eo minime credendum est, quoniam iidem affectatione gloriae illis ipsis libris sua nomina adscribentes, insigni inconstantia fidem sibi derogarunt ».

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commandements de la religion ? Dans ce cas, comment peut-on ne pas aimer les conséquences de cette vertu ? Et dans son Gonsalus, Sepúlveda va même plus loin et affirme que le dédain de la gloire qui suit la vertu est un acte irréligieux. 89 Notre auteur ne manque pas de références. Aristote, Cicéron, saint Augustin sont là pour lui prêter leur concours, par l'intermédiaire de citations judicieusement choisies et accolées à quelques phrases de saint Paul. Une fois de plus, l'accord de la philosophie et de la religion prouve à Guevara la légitimité des aspirations de gloria qui, pour n'être que « mondaine », n'en est pas moins agréable à Dieu. Vaine et sans consistance, la gloire humaine peut être, lorsque des hommes d'exception l'atteignent, « pleine et solide ». Certes, elle ne s'acquiert pas dans la provocation gratuite qui n'a pour lot que la quête avide des louanges. Et Sepúlveda de citer certains grands noms qui, sans raison sérieuse, recherchent les combats singuliers, les défis, pour la seule gloire de vaincre. Ainsi Démocrates est loin d'approuver le pas d'arme 100 que pratiquait un Suero de Quiñones, ou les rencontres d'autres célèbres capitaines. Il fait même obligation au soldat magnanime de pardonner les offenses et de ne pas en tirer vengeance, ce qui surprend un peu Guevara. Seuls les ignorants estiment que leur honneur est entamé, s'ils ne vengent immédiatement l'affront. Et pour la première fois, dans un ouvrage sur la guerre qui se veut profondément chrétien, notre auteur cite la célèbre et dérisoire injonction : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

99. Ibid., p. 220 : « ... contra vel religionem, vel officium esse dicere irreligiosum et contra officium esse videatur ». 100. « Pas d'armes : sorte de tournois qui avaient pour objet de défendre un poste quelconque, soit un chemin ou un sentier de forêt, soit enfin un passage en rase campagne mais fermé par des barricades » (E. Littré, Dictionnaire de la langue française, s.v.).

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L'antihumanisme engagé

C'est au nom de ce principe que Sepûlveda, fidèle à la doctrine de l'Eglise, condamne les duels.101 Le combat singulier n'est licite, selon Sepûlveda, qu'à condition que ce soit au sein d'une bataille, celle-ci devant être, cela s'entend, motivée par la juste cause dont nous connaissons les conditions. Cette condamnation du duel répond aussi à des fins politiques. Le renforcement de la puissance monarchique, la prééminence absolue, dans tous les domaines et spécialement dans celui de la justice, du César élu de Dieu, pèse dans la position que prend Sepûlveda ici. La vana gloria, la gloire du miles gloriosus, la honrilla, le point d'honneur chatouilleux que suscitent des combats singuliers parmi les soldats d'un même camp, ne peut qu'affaiblir la discipline de l'armée et entretenir un sentiment de valeur individuelle qui risque de nuire à l'autorité. La véritable honra-gloria s'obtient en exerçant sa vertu au service de Dieu et du roi. Les intérêts privés ne peuvent que contrarier la chose publique. La punition, partie importante de la justice, doit être le propre des magistrats qui œuvrent sans haine dans le seul but de rétablir la paix des bons. A travers cette apologie de la justice dispensée par l'Etat, nous voyons se profiler un des problèmes centraux des temps modernes : celui des rapports de l'individu avec l'Etat. C'est sur ces considérations que s'achève le Démocrates primus. Tirons-en maintenant quelques conclusions d'ensemble.

101. C'est ainsi que le Concile de Latran de 1179, reprenant déjà les interdits antérieurs, condamne les tournois. Une bulle de Jules II, Régis pacifici du 24 février 1509, note les duellistes d'infamie, les prive de la sépulture ecclésiastique, les frappe de l'excommunication. Une bulle de Léon X reproduira celle de Jules II. Enfin, le Concile de Trente renouvelle en substance toutes les peines portées auparavant et fait disparaître la réserve en faveur des empereurs et des rois.

CONCLUSION

A fréquenter Sepûlveda, on ne peut s'empêcher de penser à une vocation manquée. Nul doute qu'il aurait aimé participer davantage à l'action, lui qui rappelle à son prince l'état de son armement et qui va même, un peu comme le Formion du texte (p. 267), développer des plans de bataille, bref lui donner des conseils de stratégie politique et militaire. Pourtant, un aristocratisme d'érudit lui fait mépriser l'ignorante soldatesque (p. 268). Toute son admiration va aux grands capitaines, instruments des desseins royaux, c'est-à-dire de la Providence divine \ Notre auteur ne cesse d'admirer leur courage, leur noblesse, leur magnanimité. C'est au service de ces « héros de l'histoire » qu'il met son immense érudition. Celle-ci a beau s'exprimer sous forme de dialogue platonicien, nous n'y trouvons jamais l'ironie socratique. Le savoir de Sepûlveda est utilisé comme une artillerie de siège. Il bombarde l'adversaire de citations, de développements didactiques. Réussit-il à enlever la place ? à réduire son interlocuteur ? Nous avons

1. Gonsaîus, in Opera omnia, t. IV, p. 215. Sepûlveda semble accorder plus de mérite religieux à ceux qui se battent dans de justes guerres pour la patrie, le royaume et la religion : « Qui etiamsi jure laudantur, et merito vocantur religiosi : nescio tamen an melius de Christiana religione mereantur, quam qui liberiore in vita rempublicam sapienter ac juste moderantur, aut qui justa bella prò patria, prò regno, proque ipsa religione gerunt strenue ».

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CONCLUSION

déjà montré que l'argumentation générale, à savoir la coïncidence de la morale d'Aristote avec le christianisme, est insoutenable. Pourquoi tant d'efforts, de connaissances lourdement assénées ? L'esprit du temps peut sans doute expliquer cette surabondante prolixité, mais il semble qu'un résidu subsiste et refuse ce seul éclairage. Sepulveda, élève de Pomponace, traducteur d'Aristote, homme d'Eglise, ne peut ignorer les difficultés insurmontables de l'impossible synthèse. En voulant tant convaincre, n'essaye-t-il pas d'occulter la vérité qu'il sacrifie à la politique ? L'excessif didactisme n'est-il pas le fils d'une inquiétude qui le condamne à user du Stagirite, de saint Augustin, des Pères de l'Eglise, de saint Thomas et de Cicéron avec bien peu de rigueur ? Il faut sauver la guerre des pacifistes, l'avenir de l'Empire est en cause. Mais la guerre, la violence, l'argent, la gloire, semblent avoir été condamnés par le Christ de façon explicite. Qu'importe, d'autres textes peuvent être cités, glosés. On songe invinciblement à la fine remarque de J.-J. Rousseau : « Des subtilités dans le christianisme ! Mais Jésus-Christ a donc eu tort de promettre le royaume des cieux aux simples... s'il faut tant d'esprit pour entendre sa doctrine ».2 II est curieux de constater que, depuis le célèbre commandement « Tu ne tueras point », on a pris tant de mal à justifier la guerre. Cet incessant besoin de s'abriter derrière une religion, une idéologie, dénote un malaise certain que la multiplicité des références aux autorités divines et philosophiques dont on sollicite la caution ne parvient pas à masquer. On n'a jamais écrit d'ouvrage destiné à prouver que sauver la vie d'un homme en danger est légitime, compatible avec la morale et la religion. Défendre la guerre et croire en la Providence divine, c'est admettre implicitement la nécessité, redoutée et indispensable à la fois, de l'ennemi. L'existence d'une altérité hostile est,

2. J.-J. Rousseau, L'Emile, Paris, 1966, IV* livre, p. 390.

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dans cette perspective, la meilleure justification de la paix des « bons », de ceux qui peuvent se réjouir d'appartenir à la communauté des « justes ». Bergson notait dans les premières pages des Deux sources de la morale et de la religion : « Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d'autres, et c'est d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime les hommes avec lesquels on vit ? » 3 Le Turc, l'hérétique, l'Indien, doivent disparaître ou se soumettre à l'ordre chrétien, ce qui ne présente qu'une différence de degré. Toutes les idéologies, religieuses ou politiques, ne peuvent se dispenser du mal. Il maintient le calme à l'intérieur et autorise les conquêtes à l'extérieur. Il augmente et redouble les chauds rassurements du bien que les bons possèdent en commun mais qu'ils ne partagent pas avec tous. Grâce aux méchants, tous les hommes ne sont pas des alter ego. Sepulveda peut être considéré ici comme le maître à penser de Leibniz. L'auteur de la Monadologie, pressentant le désir de Louis XIV d'envahir l'Allemagne, lui confie une mission « chrétienne » : la guerre contre les Turcs. Leibniz voulait en effet une paix européenne achetée au prix du sang, il désirait que l'Europe cessât de « conspirer contre elle-même », qu'elle se tournât « contre le véritable ennemi héréditaire : le Barbare, l'Infidèle » \ Et l'on n'est jamais en mal de trouver son Barbare, son Infidèle. Ainsi donc la guerre, par un étrange paradoxe que nous avons déjà souligné, est un des meilleurs moyens pour obtenir la paix, « la paix des bons ». Instrument au service des justes, il convient de le purifier, d'en faire la lame pure, bien coupante, qui perce et tranche sans bavures. Aussi Sepulveda ne manquera-t-il pas de nous recommander des règles de guerre « propre ». Il convient de tuer dans l'honneur 3. Paris, 1948, p. 28. 4. J. Baruzzi, Leibniz et l'organisation 1907, p. 10.

religieuse

de la terre, Paris,

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et dans la confiance réciproque. On peut faire couler le sang, mais en évitant de tacher son âme. A cet effet, Sepûlveda fait siennes les recommandations du Jus in bello de saint Augustin, reprises d'ailleurs par les « pacifistes » qui, tout en affirmant que la guerre est un mal, lient son existence aux desseins sacrés de Dieu. Il est permis de dresser des embûches durant les guerres : « on peut dire qu'elles sont de droit naturel ; elles font partie de ce terrible métier, quand elles n'ont rien qui puisse en altérer la noblesse ».5 Notre auteur cite l'évêque d'Hippone (p. 248) pour affirmer que le Seigneur ne s'oppose pas à certaines ruses de guerre : « Cum autem justum bellum susceperit, utrum aperta pugna, utrum insidiis vincat, nihil ad justitiam interest » 8 . Par contre, la trahison, la mauvaise foi, le reniement de la parole donnée sont condamnés. Saint Thomas fait un commentaire de saint Augustin qui confirme ces prescriptions. 7 Mêmes précisions chez les épigones de Sepûlveda au 18e siècle : Cabrera 8 , Montanches 9 , distinguent eux aussi entre les bonnes et les mauvaises ruses à partir de l'exemple augustinien de la prise de la ville de Hay par Josué. Nous ne nous étonnerons pas de trouver de semblables spéculations sous la plume de Kant : « Aucun état en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future, par exemple l'emploi d'assassins, d'empoison-

5. Commentaire de la Somme théologique de saint Thomas (op. cit., t. VIII, p. 187). 6. Saint Augustin, Quaestiones in Jestim Nave, in Opera omnia, op. cit., t. III, p. 781 : « Quand on a entrepris une guerre juste, il n'importe nullement à la justice que l'on combatte ouvertement ou en dressant des embûches ». 7. Op. cit., quest. XL, art. 3, p. 186-187. 8. Op. cit., p. 725. 9. Op. cit., p. 185 sq.

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neurs, la violation d'une capitulation, la machination de trahison dans l'Etat avec lequel on est en guerre ».10 La guerre est une nécessité divine, la Providence utilise la discorde pour accomplir ses impénétrables desseins, aussi les combats doivent-ils être loyaux. Les corps peuvent être saignés et mutilés, l'âme doit toujours rester pure de toute duplicité qui hypothéquerait son salut. Il ne s'agit pas d'assassiner la guerre, mais de préciser les règles de ce jeu divin. Pourtant, l'Eternel a dit aussi : « Tu ne tueras point ». Contradiction, inquiétude, justifications. Cette première constatation a pour objet de souligner combien la violence dans les ontologies de l'absence ne peut être vraiment condamnée, mais seulement apprivoisée. A la refuser radicalement, ne fait-on pas preuve de présomption ? Tous les barbares et les infidèles sont-ils soumis ou exterminés ? « ... au degré de culture auquel est parvenu le genre humain, la guerre est un moyen indispensable pour la perfectionner encore ; et ce n'est qu'après l'achèvement (Dieu sait quand) de cette culture, qu'une paix éternelle nous serait salutaire et deviendrait de ce fait possible... ».11 Dieu sait quand..., écrit Kant, mais nous ? N'est-ce pas faire injure à Dieu que de considérer la guerre comme un mal pour l'homme, alors qu'il est au service d'une Providence qui sait mieux que lui ce qui lui convient ? En voulant renvoyer Mars dans ses foyers, ne trouble-t-on pas le cours de l'histoire ? Telle est la question que pose implicitement toute justification théologique de la guerre. Celle-ci est toujours sollicitée d'ailleurs par des fins politiques qui mêlent et soudent ensemble l'armée et la religion, le destin de la nation et la volonté de Dieu. « Que notre honneur soit l'honneur de Dieu, Espagne, glaive de Rome, lumière de Trente,

10. Kant, Projet

de paix perpétuelle,

Paris, 1948, p. 8 et 9.

11. Kant, « Conjecture sur les débuts de l'histoire humaine », in Opuscules

sur la philosophie

de l'histoire,

op. cit., p. 125.

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CONCLUSION

berceau de saint Ignace. Là réside et résidera notre gloire. Dieu est avec nous »12. Ces lignes ne sont pas de Sepúlveda, elles viennent d'être écrites et nous permettent de faire une seconde remarque sur la postérité de notre auteur, la permanence au 20e siècle de ses idéaux. Nous n'avons pas pour objet de citer tous les ouvrages qui se réclament de sa pensée, plusieurs pages n'y suffiraient pas. 13 Le 17e siècle fut riche en exaltations de la gloire militaire, mais ce qui nous surprend, c'est l'abondance de ce type d'ouvrages en plein siècle des lumières. Imperturbables, des penseurs de cette époque reprennent sans rien changer l'argumentation de Sepúlveda. Ainsi, Cabrera énumère encore les classiques conditions de la juste guerre, insiste sur sa parfaite licéité, rappelle que la seule façon de propager la religion chez les mahométans est de les soumettre avec la plus extrême rigueur, souligne enfin les dangers de la liberté de conscience, ruine des royaumes 14. Même esprit et presque même lettre chez A. Aguado, semblable antienne chez A. de Montanches. 18 Ce dernier, après avoir loué l'art de tuer moralement au service du Prince, nous fournit tous apaisements : « l'état de soldat et de guerrier est un moyen très adéquat pour acquérir la sainteté ». w Les retrouvailles de l'homme avec sa raison, la prise de conscience de la responsabilité de son destin, l'exaltation de ses propres forces au service de sa propre fin sont, on le sait, 12. Figueroa y Melgar, op. cit., p. 28 : « I que nuestra honra sea la honra de Dios ! España, espada de Roma, luz de Trento y cuña de San Ignacio l Esta fué, es y será nuestra gloria. Dios esta con nosotros ». 13. On trouvera une bonne bibliographie concernant la licéité de la guerre pour un chrétien à la fin de l'ouvrage de Jorge Vigón, op. cit. 14. Cabrera, op. cit., p. 511, 521, 721 et 729. 15. Montanches, op. cit., p. 69 sq. 16. Ibid., p. 229.

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CONCLUSION

les traits caractéristiques de l'humanisme de la Renaissance Si l'on célèbre les auteurs grecs et latins, on ne peut pourtant affirmer qu'il y a substitution d'autorité. Lorsqu'on oppose aux Pères de l'Eglise, à la scolastique d'Aristote, au providentialisme augustinien, la culture antique, ce n'est pas pour se soumettre à celle-ci, mais pour se définir par rapport à elle18. L'homme cesse d'obéir, cesse d'être un serviteur pour être un créateur. Ainsi, la notion de juste guerre, l'inégalité voulue par un Dieu transcendant, la liberté de l'homme incluse dans une Providence divine sont en totale contradiction avec l'esprit de la Renaissance. Sepûlveda est sans doute la figure la plus représentative de l'antihumanisme qui va peser lourdement sur une grande partie de la pensée espagnole jusqu'au 18e siècle. Cela est si vrai qu'à l'aube du 17e siècle, lorsque l'Espagne commencera à se rendre compte que la philosophie de l'histoire et tous ses accessoires (excellence de la race, beauté des guerres messianiques, fanatisme et ses conséquences : refus de l'altérité et mépris de l'homme en tant qu'homme) se soldèrent par un échec, c'est vers le stoïcisme, si farouchement abominé par Sepûlveda, que nombre de penseurs espagnols se tourneront pour retrouver ce qu'une idéologie passionnelle leur avait refusé : l'humain. Ce que dit L. Zanta en parlant du 16e siècle se confirmera un siècle plus tard : « Le stoïcisme était en effet la seule philosophie qui convînt aux âmes nobles de ce temps en quête d'un idéal, car il a toujours été le refuge des âmes nobles aux périodes de troubles » 19 . 17. L. Firpo, Lo stato ideale délia Controriforma,

Bari, 1957, p. 245 :