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French Pages [242] Year 2018
Professeur honoraire, Gilbert Andrieu utilise ses connaissances sur la mythologie pour nous faire réfléchir sur nos problèmes existentiels. L’amour devient ici le miroir de nos propres relations que le temps n’a pas véritablement changé.
Illustration de couverture : huile sur toile de Sarandis Karavousis (1935-2011)
24,50 € ISBN : 978-2-343-14032-2
Gilbert Andrieu
Si les dieux sont amoureux, ne jamais oublier qu’ils ne sont que le produit des aèdes et que leurs amours sont celles des hommes prenant une dimension surnaturelle. C’est donc en observant comment les dieux vivent leur passion, comment ils se comportent, que nous pouvons imaginer ce que vivaient nos ancêtres au temps d’Homère et d’Hésiode. En regroupant les amours divines, l’auteur nous offre un délassement agréable et instructif, car les amours entre divinités ne sont que le reflet de nos préoccupations ordinaires, même si elles se passent dans un autre monde. Comment ne pas prendre aussi cet ensemble comme un enseignement ?
L’amour chez les dieux de l’Olympe
L’amour chez les dieux de l’Olympe
Gilbert Andrieu
L’amour chez les dieux de l’Olympe
L'amour chez les dieux de l'Olympe
Gilbert ANDRIEU
L'amour chez les dieux de l'Olympe
Du même auteur Aux éditions Actio L’homme et la force. 1988. L’éducation physique au XXe siècle. 1990. Enjeux et débats en E.P. 1992. À propos des finalités de l’éducation physique et sportive. 1994. La gymnastique au XIXe siècle. 1997. Du sport aristocratique au sport démocratique. 2002.
Aux Presses Universitaires de Bordeaux Force et beauté. Histoire de l’esthétique en éducation physique aux 19e et 20e siècles. 1992.
Aux éditions L’HARMATTAN Les Jeux Olympiques un mythe moderne. 2004. Sport et spiritualité. 2009. Sport et conquête de soi. 2009. L’enseignement caché de la mythologie. 2012. Au-delà des mots. 2012. Les demi-dieux. 2013. Au-delà de la pensée 2013. Œdipe sans complexe 2013. Le choix d’Ulysse : mortel ou immortel ? 2013. À la rencontre de Dionysos. 2014. Être, paraître, disparaître. 2014. La preuve par Zeus. 2014. Jason le guérisseur au service d’Héra. 2014. Pour comprendre la Théogonie d’Hésiode 2014. Héra reine du ciel. Suivi d’un essai sur le divin 2014. Héphaïstos, le dieu boiteux 2015. Perséphone reine des Enfers. Suivi d’un essai sur la mort. 2015. Hermès pasteur de vie. 2016. Apollon l’Hyperboréen. 2016. Les deux Aphrodites. 2016. Les jeux athlétiques en Grèce. Prémices, excellence, démesure.2016. Arès, le dieu mal aimé.2017.
© L’HARMATTAN, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-14032-2 EAN : 9782343140322
PROLOGUE
Comme bien d’autres, j’ai commencé par me dire que les légendes antiques, la mythologie dans son ensemble, n’étaient que des fables pour enfants, des récits totalement imaginaires, inventés par des poètes qui les récitaient en s’accompagnant d’une lyre. Lorsque nous nous laissons emporter par les aventures extraordinaires des divinités, ou des héros qui sont souvent des demi-dieux, nous acceptons d’être dominés par le merveilleux qui nous fait oublier les réalités de notre monde moderne. Nous montons facilement jusqu’au Ciel où nous finissons par croire que nous rencontrons chaque personnage. À partir de leur caractère propre, de leur physionomie, des filiations suggérées, enfin tout ce qui fait d’eux des êtres familiers, nous pouvons comprendre leurs actes à partir de nos propres façons de penser. Hésiode fut le premier à fixer par écrit les principaux détails de cette grande famille. Depuis la publication de la Théogonie1, nous avons retenu une genèse des dieux que le poète avouait lui-même tenir des Muses de l’Hélicon, montagne sur laquelle il faisait paître son petit troupeau d’agneaux. Ce sont elles qui lui auraient enseigné ce chant particulier et nous pourrions dire, aujourd’hui, qu’Hésiode nous a livré, en vers, une sorte de révélation divine, une sorte de secret que nous pouvons partager avec lui. 1
HÉSIODE Théogonie. La naissance des dieux. Traduit du grec par Annie Bonnafé. Précédé d’un essai de Jean-Pierre Vernant. Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 1993.
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Toutefois, puisque nous sommes tributaires de l’écriture, il convient de signaler que durant plus de mille ans, avant l’ère chrétienne, les légendes ont été reformulées et n’ont pas toujours signifié la même chose. Chaque auteur, à partir de son vécu, de son époque bien entendu, de la nature de son enseignement n’a pas toujours présenté chaque dieu ou demidieu avec les mêmes symboles. Il faut donc éviter de s’enfermer dans une interprétation qui voudrait être hors du temps et se doit de faire référence à des écrits qu’il influence fortement. Comment pourrions-nous réfuter la mémoire des Muses ? Et pourquoi le faudrait-il ? Grâce à ces divinités qui sont le fruit de neuf nuits d’amour entre Zeus et Mnémosyné, une fille d’Ouranos et de Gaia personnifiant le souvenir du passé, nous ne connaîtrions rien de ce monde enchanté que le poète a voulu faire revivre pour nous. Bien entendu, Hésiode n’est pas dupe, mais il veut donner une plus grande valeur à ses vers en les plaçant sous l’autorité des dieux. Longtemps avant la fin du VIIIe siècle avant notre ère, le temps n’a cessé de couler sous les ponts que l’homme construisait entre l’invisible et le visible. Les Muses n’ont fait que raconter à Hésiode ce qu’il avait envie de savoir sur un monde inconnu qui le hantait certainement. À son cœur pur, elles ont transmis des vérités que son imagination ne pouvait trouver seule et, comme il voulait nous aider à comprendre le présent à partir du passé, elles lui ont appris à distinguer chaque membre de cette population mystérieuse. Elles lui ont même confié les relations qui existaient entre chacun de ses membres. Avec la poésie d’Hésiode, nous pénétrons dans un monde qui se trouve à la frontière du réel et de l’irréel, un monde que nos scientifiques ne semblent pas souhaiter connaître. Aujourd’hui, il est facile de montrer que la raison, même balbutiante, ne peut pas accepter pareille existence et de dénigrer l’ensemble des précisions qui nous sont données, parfois avec de nombreux détails. Pure invention, pure fantaisie, rien de très sérieux et d’utile pour comprendre ce que nous vivons quotidiennement ! Alors nous lisons la mythologie pour
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nous distraire. Et pourtant ! Sommes-nous uniquement, comme les scientifiques voudraient nous le faire croire, des êtres pensants, capables de connaître le monde seulement par l’intermédiaire d’expériences de plus en plus sophistiquées ? Ou bien serions-nous des êtres imaginés par un Dieu souverain qui aurait fait naître le monde et ses habitants en un temps fort lointain ? Il m’arrive de penser que nous ne sommes ni l’un ni l’autre et que notre idéalisme et notre souci de vérité objective nous trompent. Sans nous attarder sur les travaux de G. Jung, nous pouvons penser qu’entre Dieu et la science, il y a place pour une autre explication. Tout ce que j’ai rassemblé ici peut servir à dépasser des idées qui font de l’homme une simple machine ou un être doté d’une sagesse divine. Réfléchissez ! Ou bien les dieux n’ont jamais existé si ce n’est dans l’esprit des poètes, ou bien ils ont existé sous une forme telle qu’ils sont devenus invisibles à notre façon de penser. Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas comme nous qu’ils n’ont pas de réalité et si j’utilise le présent c’est parce qu’ils existent certainement encore, j’en suis persuadé. La confusion que Zeus a voulu faire disparaître est toujours d’actualité. Alors, pourquoi ne pas s’attarder sur leurs comportements qui ressemblent souvent aux nôtres ? Faut-il imaginer que nous leur prêtons nos raisonnements, nos sensations, nos intentions, nos préoccupations, l’ensemble de nos affects ou bien que ce sont eux qui, sans nous le dire bien entendu, guident nos pas à longueur de journée, aussi bien dans notre vie ordinaire que dans nos amours les plus surprenantes ? Sommes-nous si certains d’agir selon notre âme ou notre conscience, librement, volontairement, de façon responsable ? Ne serions-nous pas guidés, sans nous en rendre compte, loin de certains actes qui peuvent parfois apparaître comme répréhensibles, inacceptables, horribles, dévalorisants à l’extrême, des actes qui nous rappelleraient que nous avons été des êtres monstrueux avant de devenir des individus policés par l’éducation ? Depuis que les philosophes s’efforcent de comprendre ce qui se cache derrière l’art de penser, nous avons oublié que
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nous pouvions être différents de ce que nous sommes aujourd’hui, ou de ce que nous croyons être à l’aide de mots et de conventions. La nature humaine n’a pas toujours été ce que nous en savons et nous ne méditons pas sur la vie et la mort comme le faisaient nos ancêtres. Alors ! N’avons-nous pas été ces dieux dont les poètes nous brossent les épopées, les querelles, les amours, les combats, les jalousies, les efforts pour prendre le pouvoir à la fois sur les autres et sur eux-mêmes ? Lorsqu’Hésiode les fait revivre devant nos yeux, n’a-t-il pas le privilège de voir encore ce que ses contemporains ne voyaient déjà plus ? Nous illusionne-t-il à l’aide d’un théâtre d’ombres ? Pourquoi Platon lui-même éprouve-t-il le besoin de comparer l’homme à une marionnette des siècles après ? En réalité, Hésiode est un poète comme il y en eut de nombreux avant lui et qui, à sa façon, cherche à nous instruire en faisant revivre un passé que notre temps linéaire ne saurait maîtriser. Il nous le fait comprendre dans sa présentation et nous demande de considérer au moins trois grandes périodes. Pour commencer, le moment où tout était plongé dans l’obscurité totale, la Nuit2 originelle, ensuite celui où le Ciel et la Terre sont séparés par l’acte barbare de Cronos, le plus jeune fils de Gaia et d’Ouranos. La lumière du Soleil vient alors dissiper les frayeurs de la Nuit. Enfin, une troisième période : celle que nous vivons et à laquelle appartient le poète prend racine dans les deux premières. Tout ce qui suit, se situe, dans la seconde période et précède donc celle que nous connaissons mieux puisqu’elle est tout simplement la nôtre. Elle nous est décrite par les poètes qui assurent la transition entre un passé encore perceptible pour des esprits éclairés et l’actuel dans lequel nous sommes de plus en plus enfermés sans pouvoir prétendre que nous le connaissons mieux ! Toutefois, afin de comprendre cette période intermédiaire, il faut prendre le recul que nos savants les plus modernes tentent de nous montrer sans grand succès. Je 2
L’usage des majuscules s’explique essentiellement par le fait que, dans les légendes, le jour, la nuit et tant d’autres éléments de notre monde sont des divinités.
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voudrais simplifier le plus possible ce que furent les origines de la vie et des amours divins afin que vous puissiez appréhender chaque histoire comme un simple témoignage. Toutefois, je ne pourrai pas m’interdire de souligner ce que les images ne disent pas toujours, mais suggèrent fortement. À l’origine de la genèse du monde se trouvent des rencontres amoureuses dont le sens, parfois simplement voilé, met en lumière la dimension politique d’un moment privilégié. Faire l’amour est une chose, mais le pourquoi peut parfois surprendre et nous allons voir que le grand responsable de la « bonne entente », pour reprendre une expression d’Hésiode, reste Zeus, autrement dit l’idée qu’il personnifie, à moins que ce ne soit purement et simplement le phallus dont il ne faudrait pas oublier la dimension symbolique. D’ailleurs le problème se pose dès le début de la genèse, Gaia, la Terre, ne peut peupler le monde de dieux sans se donner un partenaire doté d’un phallus. Ouranos est donc son fils et son amant, aucun mariage n’a été évoqué, ni aucun divorce ! Tant que la Nuit régnait en maître sur le monde, rien n’était observable et tout n’était que forme en devenir. Pour que le monde divin qui nous précédait puisse être appréhendé, il fallait que la lumière l’envahisse, qu’elle montre tout simplement ce qui se passait entre dieux et déesses, mais aussi entre mortels et immortels, car les divinités ne faisaient pas l’amour qu’entre elles seules. Or, nous le découvrons tout au long des légendes, rares sont les amours que le Soleil peut éclairer de sa lumière dispensatrice de vérité. L’amour se fait ordinairement la Nuit et lorsqu’il arrive que le désir conduise à une « bonne entente » dans la journée, tout est fait pour qu’un voile soit délicatement placé au-dessus des amants afin qu’ils ne subissent pas la curiosité de l’astre. Nous n’avons pas changé d’habitude et il est toujours interdit de montrer l’acte d’amour, il faut le cacher ! La nudité dérange, la rencontre amoureuse plus encore. Désormais, ce n’est plus le regard du Soleil qui est en question, mais le regard de l’autre !
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Je voudrais ajouter que le changement met en scène la lumière du Soleil, mais cette lumière, qui deviendra le guide vers l’intelligible, s’oppose à la Nuit. De façon similaire, le Jour s’oppose à la Nuit et l’intelligence s’oppose à l’intuition, au rêve qui surgit dans le sommeil. Les légendes nous font comprendre que penser à l’aide de la raison n’a rien à voir avec une pensée originelle plus en rapport avec la matière et totalement indépendante de notre bon vouloir. Si donc les amours divins sont invisibles, comment les poètes ont-ils pu nous les raconter, parfois nourris de nombreux détails ? Je vous laisse choisir la réponse qui vous semblera la plus acceptable à partir de deux propositions. Ou bien les poètes, qui étaient alors des êtres doués d’une vision particulière et qui pouvaient s’évader du quotidien pour observer le passé, étaient capables de se situer au milieu des dieux, de se confondre avec eux, de vivre comme eux, d’aimer comme eux, de voir la Nuit comme en plein Jour, ou bien les poètes, dotés d’une intelligence hors norme, étaient capables d’imaginer ce que vivaient les divinités sans avoir besoin de les observer. On peut aussi penser, mais cela remettrait certainement en question nombre de nos certitudes, que les dieux étaient nos ancêtres. Nous ne serions que leurs descendants, enfermés dans le temps que nous ne contrôlerions plus et qui donnerait à notre existence des limites que nos aînés ne connaissaient pas. Nous serions les descendants directs des divinités, ce qui expliquerait nombre de similitudes entre leurs façons de vivre et les nôtres. Dans la Nuit originelle, les premiers dieux immortels n’étaient pas encore confrontés au temps. C’est Cronos, en castrant son père, qui fit naître le temps en même temps qu’une première race d’hommes. Ce faisant, Cronos avait engendré une confusion entre les mortels et les immortels. Je crois surtout qu’une autre explication l’emporte sur toutes celles que nous pourrions chercher. Nous connaissons tous l’alternance du Jour et de la Nuit et plus particulièrement celle de la raison et du rêve. Le Jour, nous méditons sur nos
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préoccupations existentielles, la Nuit nous nous abandonnons au repos et notre pensée ne fonctionne plus de la même façon. Nous vivons intensément des aventures diverses et multiples que nous refusons, ordinairement, de regarder avec le sérieux qu’elles mériteraient. Je laisse à chacun la possibilité de retrouver des exemples, ils sont certainement nombreux. Mais, avons-nous pensé un seul instant que nous vivions la Nuit ce que la lumière du Jour nous interdisait de prendre en considération ? Nous sommes apparemment immobiles et nous voyageons sans effort vers des contrées lointaines et inconnues, nous rencontrons des individus que nous ne connaissions pas jusqu’alors, nous agissons parfois dans des conditions surprenantes et surtout incroyables ! Tout est étrangement nouveau dans nos rêves et pourtant c’est bien nous qui rêvons ! Nos rêves sont à la fois subjectifs et objectifs et c’est certainement ce mélange des genres qui nous dérange le plus. La lumière du Jour et notre façon de regarder tout ce qui nous environne ne seraient-elles pas le fruit de cette clarté qui, simultanément, cacherait ce que nous ne percevons involontairement du monde que dans nos rêves ? Faut-il avoir les yeux ouverts et l’éclairer pour le connaître ? Ne serionsnous pas capables de l’appréhender en fermant les yeux, autrement bien entendu ? L’espace et le temps ne prendraientils pas de nouvelles dimensions dans nos rêves ? Nous avons pris l’habitude d’agir à partir de ce que nous pouvions contrôler à l’aide de nos organes des sens. Leur sommeil apparent ne peut que laisser remonter à la surface de notre vie des chimères, des fantasmes, des inquiétudes refoulées momentanément dans un inconscient qui nous aveugle autant que nos certitudes si l’on en croit les psychologues. Bien entendu, nous en sommes persuadés depuis que la psychologie a fait l’effort de tout nous expliquer ! Nous croyons marcher dans la lumière en rejetant dans l’ombre, qui s’épaissit de jour en jour, tout ce qui nous dérange et que nous refusons d’observer sérieusement. Nous nous comportons comme Cronos qui, après avoir castré son père Ouranos, jette derrière lui, par-dessus son épaule, des testicules encore capables d’enfanter. D’ailleurs, ce qu’il jette tombera dans la mer pour donner naissance à une Aphrodite
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qu’Hésiode ne semble pas connaître, à moins qu’il ne refuse de la prendre en compte ! Nous sommes les produits de nos recherches savantes et nous n’acceptons pas facilement de ne plus dépendre de notre volonté. L’homme n’est-il que ce qu’il croit être en vertu de multiples preuves ? Les dieux que nous font découvrir les légendes, ne seraient-ils que des inventions pour nous distraire, ou mieux encore nous éduquer ? Les légendes ne seraient-elles pas un enseignement particulier ? Les divinités sont-elles si différentes de nous ? Si ce n’est qu’ils sont immortels, les dieux ne viventils pas de multiples affects semblables aux nôtres, ne font-ils pas la guerre, ne voyagent-ils pas, ne chantent-ils pas en s’accompagnant avec une lyre ? Les poètes qui les ont rencontrés pendant leur sommeil ou dans leurs rêves n’ont-ils pas choisi de les honorer comme nous honorons nos parents, nos ancêtres, tous ceux qui nous impressionnent par leur sagesse, leur grandeur d’âme, leur liberté ? Ne faudrait-il pas remettre en question, au moins partiellement, l’emprise de la raison devant chaque détail de leur vie ? D’ailleurs, les poètes ne nous préviennent-ils pas ? Lorsqu’ils nous parlent de Zeus, le monarque divin, ne le représentent-ils pas comme le champion de la ruse, champion qui ne connaît de rivalité que dans la personne de sa propre fille Athéna ? Tout au long de sa vie, Zeus passe son temps à ruser que ce soit pour prendre le pouvoir à son père Cronos, que ce soit pour éviter le piège que représenterait Métis, sa première épouse ! C’est bien lors de cette association entre divinités que Zeus montre sa supériorité en avalant Métis qui personnifie pour sa part la prudence. La ruse avale la prudence ! Nous avons là une précision apportée par les aèdes qui signifie que la prudence ne suffit pas pour dominer l’avenir, pour éviter ce que sa Grand-Mère Gaia lui fait savoir et peut advenir, autrement dit la perte de son pouvoir sur le monde ! J’y reviendrai en parlant de ce monarque, mais retenons aussi que la fille, qu’il mettra seul au monde, Métis étant alors au fond de son ventre, sera
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comme lui une personnification de la ruse. Homère n’hésite pas à nous la montrer comme la plus rusée des déesses et des dieux réunis3. La ruse qui domine notre existence ne serait-elle pas la force qui, depuis l’origine de notre espèce, tient la prudence prisonnière au plus profond de nous-mêmes, pendant le Jour ou difficilement pendant la Nuit lorsque notre vigilance s’endort ? Même dans nos rêves, la prudence n’est pas de mise. Les rêves se déroulent sans que nous puissions en contrôler la plus petite partie. Agréables ou désagréables, ils s’imposent à nous. Nous avons cru qu’il était possible d’imaginer des liens entre le rêve et la réalité, mais nous l’avons fait à partir d’un réel qui nous hante et nous avons contenu le rêve dans un rôle secondaire, un rôle de témoin qu’il ne saurait avoir que dans un esprit scientifiquement borné. Comment ne pas appeler à la barre de l’accusation, dans ce procès de la raison, l’extase qui ressemble à nos rêves et se traduit par une expérience de vie totalement délivrée de notre volonté, de notre conscience qui, comme Zeus, veut tout diriger ? Cette fois, ce n’est pas la Nuit qui nous en libère, mais une information soudaine et invisible qui capte notre attention et nous ravit au point d’être toujours là pour nos proches et ailleurs pour nous-mêmes ! Tout se passe alors comme si une obscurité particulière nous enveloppait pour nous permettre de jouir d’une autre lumière, une lumière qui ne fait pas d’ombre et ne connaît ni dehors ni dedans, ni devant ni derrière, ni haut ni bas, ni avant ni après ! Pour comprendre l’extase, il faut la vivre. Il faut connaître un présent qui s’étire soudainement et nous situe dans un monde inconnu, nous délivre d’une pesanteur qui faisait de nous des êtres rampants et nous fait découvrir le monde de l’instant. Il faut passer derrière le miroir qui jusqu’ici ne nous renvoyait que l’image que nous nous efforcions de voir. Les dieux de l’Olympe ne sont-ils pas, tout simplement, les personnages d’une manifestation décrite par les aèdes qui les
3 HOMÈRE Odyssée. Préface de Paul Claudel. Traduction de Victor Bérard, Introduction et notes de Jean Bérard. Paris, Gallimard, 1955.
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auraient rencontrés dans leurs rêves ou pendant des extases, de nuit comme de jour ? Resterait à comprendre pourquoi les poètes antiques ont préféré soutenir le Jour par rapport à la Nuit, les dieux qui pensent plutôt que les dieux qui agissent sans penser et se comportent comme des monstres, car l’incompréhensible est toujours monstrueux. Il n’est pas possible, en effet, de faire abstraction d’un tel choix. Les Olympiens sont d’abord des dieux qui pensent, ou du moins le font comme Zeus, moins bien que lui toutefois, alors que les dieux anciens se contentaient d’être puissants, dangereusement efficaces. Pour simplifier, il y aurait les dieux de la Nuit, les enfants de Gaia et d’Ouranos, et les dieux du Jour, les enfants de Cronos et de Rhéa. Là où tout se complique, c’est dans le passage des uns aux autres, Cronos et Rhéa sont des dieux de la Nuit et donnent naissance aux dieux du Jour ! Cronos, le plus jeune des enfants de la Nuit met un terme à la puissance fécondante de son père en le castrant et en séparant définitivement la Terre et le Ciel, en permettant au Soleil, lui aussi un fils des dieux de la Nuit, de briller et d’éclairer le monde. Comment oublier qu’Héméra, le Jour, soit la fille de la Nuit et d’Érèbe, un dieu représentant les Ténèbres infernales ? Ce que nous oublions de considérer, très souvent, c’est que l’immortalité était plongée dans la Nuit alors que, désormais, elle va se retrouver isolée dans le Ciel, l’invisible, tandis que son contraire va s’imposer sur Terre. Ce que les aèdes antiques ont découvert avant de le comprendre intellectuellement, c’est qu’ils étaient mortels. Mais ils étaient aussi immortels dès lors qu’ils échappaient au temps, tel que Cronos l’avait fait naître en séparant la Terre du Ciel, et pouvaient rejoindre les immortels pour vivre comme eux. Comment ne pas percevoir cette découverte dans l’explication qu’ils en donnent aussi bien pour Cronos que pour Zeus lorsqu’ils ont peur de perdre le pouvoir qu’ils ont obtenu par la ruse. Tous les deux avalent le danger qui pèse sur eux, Cronos ses propres enfants, Zeus l’épouse qui en serait l’origine. En faisant revenir le présent au plus profond de leurs entrailles,
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n’espéraient-ils pas contrôler le futur ? De cette inquiétude ou de cette attitude est née la volonté de refouler tout ce qui pourrait remettre en question nos ambitions de domination, notre façon d’être, notre insistance à placer la matière sous l’autorité de l’esprit. Les aèdes qui ont inventé les légendes pour nous éduquer, ou nous imposer leur point de vue sont à l’origine de notre vision du monde et de nos façons de l’appréhender. Toutefois, nous avons perdu en grande partie leur façon d’envisager le passé. En développant de plus en plus l’art de penser la vie, nous avons oublié que nous pouvions en avoir une lecture différente, moins rationnelle et plus poétique, plus intuitive. L’homme est devenu prisonnier de son cerveau en quelque sorte ! Il cache de mieux en mieux ce qui pourrait lui faire comprendre qu’il n’est pas seulement ce qu’il veut être. Pour compliquer sa vie il a cru bon de choisir, de privilégier l’idée et non l’acte, de penser la vie plutôt que de la vivre, au lieu d’associer les deux façons de connaître le monde et de progresser en utilisant aussi bien son intelligence discriminante que son intuition. L’acte existerait-il s’il n’était pas porté par une intention, un projet, une estimation préalable ? Si nous suivons les aèdes dans les traductions de leurs rêves, nous voyons clairement que tout commence avec la castration d’Ouranos. Avant, tout n’était qu’unité, après tout devient dualité. Avant, le Jour et la Nuit ne s’opposaient pas, ne cachaient pas un tout capable de se reproduire à l’infini de façon uniforme, Ouranos était la copie parfaite de Gaia et leurs enfants ne différaient pas d’eux, même si les aèdes leur donnent des noms différents. Ils n’étaient pas asexués, mais il n’y avait entre eux aucun désir d’union puisque la désunion n’existait pas encore. Il faut attendre la castration d’Ouranos, la séparation de la Terre et du Ciel pour que naisse une attirance, un désir d’accouplement, un désir d’autant plus grand que la séparation résulte d’un abus de pouvoir. Nous pouvons en déduire qu’à l’origine, dans la Nuit, les deux sexes étaient présents sans avoir besoin de se rencontrer puisqu’ils étaient naturellement unis au
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sein de la matière qui n’était pas encore manifestée sous forme divine. Comme le dit Jean Pierre Vernant, les dieux n’existaient pas hors du monde à ce moment-là et ce qui fait la qualité de l’esprit grec c’est qu’ils seront toujours du monde, ce que notre intelligence n’a pas encore perçu. Sans aller très loin dans l’analyse, disons que l’Éros que nous connaissons davantage sous le nom de Cupidon, ce petit garçon espiègle qui lance des flèches pour s’amuser à nos dépens, est le fruit amer de la castration plus que le fils des amours entre Arès et Aphrodite. L’Éros, né de Chaos, n’avait pas besoin de provoquer une quelconque rencontre amoureuse, il se contentait de maintenir la cohésion entre tous les éléments contenus originellement dans la Terre, autrement dit Gaia. C’est parce que les deux sexes ont été isolés et placés à la lumière du Jour qu’ils ont découvert le besoin de s’unir pour se reproduire, qu’ils ont découvert la difficulté de survivre sans se rencontrer, se désirer, s’unir, se confondre, sans revenir à l’origine en procréant. Lorsque nous parlons de petite mort pour décrire le bonheur de la jouissance en fin de rencontre amoureuse, il faudrait se souvenir de cette blessure contre laquelle nous n’apportons qu’une réparation momentanée, intense, mais tellement éphémère ! Dans l’acte d’aimer, tout ce qui relève du désir ne fait que nous ramener à l’origine de la vie et nous avons rarement le temps de vivre un tel instant qui nous fait connaître une vérité que notre intelligence refuse de prendre en compte. Aimer n’est pas associer deux parties opposées, c’est oublier la séparation, retrouver l’unité perdue, revenir dans la grotte dont Platon nous demande de sortir ! Je serais tenté d’ajouter que l’éternel retour est porté par le besoin d’aimer ! La castration est à l’origine de l’amour ! Cela peut sembler incompréhensible et pourtant. Il faut que Cronos castre son père pour que, désormais, les deux sexes se cherchent et s’unissent. Tant que la Terre et le Ciel ne faisaient qu’un, ils pouvaient procréer le plus naturellement du monde, je dirai sans en éprouver le désir, comme par jeu ou par distraction. Le désir a remplacé cet amour qui correspondait à
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une union invisible. La légende, en effet, dit que Cronos castra son père lorsqu’il vint s’unir à sa mère ! Mais, comment a-t-il pu piéger son père de la sorte puisque la Nuit interdisait l’analyse des faits ? Cela dit, il faut bien voir que les aèdes ont éprouvé des difficultés à concevoir un amour sans rapport entre un mâle et une femelle. N’ont-ils pas imaginé, alors que Gaia avait donné au monde son visage définitif avec la création d’un double doté d’un phallus ? La Terre aurait engendré seule Ouranos, le Ciel, et ils seraient restés unis dans l’obscurité grâce à Éros, sorti lui aussi du Chaos. Hésiode n’arrive pas à faire la part des choses et place le fils d’Aphrodite à la place de cet amour total et originel. Gardons à l’esprit que la castration nous montre un avant et un après qui sont totalement différents. Les amours des dieux, comme ceux des hommes se situent après la castration. Il y a bien longtemps que nous ne faisons plus attention au moment où nous nous accouplons, ou nous recherchons cette unité que la castration de Cronos a détruite. L’amour ne semble plus associé à la Nuit, du moins à l’obscurité et nous ne pensons plus à cette dimension symbolique. N’oublions pas que le Soleil, qui voit tout, est en quelque sorte la divinité qui renseigne Zeus sur tout ce qui se passe dans son royaume. S’il est le dispensateur de la lumière, il est aussi un témoin et, dans le contexte ordonné par Zeus, l’amour est devenu un acte évalué en bien ou en mal. Certes, il reste le fruit d’un élan, d’un besoin naturel, mais il trouve sa place dans un monde où la raison règne en maître. Si Zeus envoie Pandore séduire Épiméthée pour contrebalancer le vol du feu par son frère Prométhée, c’est pour éviter que les hommes ne pensent pas trop fortement à cheminer vers l’Olympe. S’accoupler pour Zeus, et pour les aèdes qui inventent sa stratégie, c’est se comporter en mortel. Notons bien que nous continuons à penser que faire l’amour et monter au Ciel sont deux actes opposés. L’amour qui conduit au Ciel n’est pas l’amour qui permet d’avoir des enfants en s’accompagnant d’un plaisir qui n’a rien de spirituel. Pourquoi les aèdes ont-ils opposé ces deux formes d’amour ? Pourquoi ont-ils opposé le Jour et la Nuit et situé l’amour la Nuit plus que le Jour ? Je répondrai simplement que l’un se voit l’autre reste
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invisible. Le mythe de Psyché pourrait illustrer cette différence. En voulant voir son amoureux, Psyché le fait fuir parce que l’amour divin ne peut être regardé comme on regarde son amant avant de s’unir d’amour mortel. Nous trouverions de nombreux exemples de cette dualité. Ce qui saute aux yeux, en lisant les légendes, c’est que la castration entraîne aussi une guerre de pouvoir. Il n’est pas possible de dire qu’Ouranos exerçait un pouvoir quelconque sur Gaia, qui était sa mère d’une certaine façon puisqu’elle l’avait engendré seule, par contre Cronos va exercer un réel pouvoir et tout entreprendre pour dominer cette dualité qu’il a fait naître afin d’en contrôler la béance. Il est le premier dieu à prendre le pouvoir et à faire la guerre à tout ce qui pourrait le contraindre. Ce faisant, il fait naître une relation qui n’existait pas entre mâles et femelles, une relation qui fait apparaître conjointement un rapport conflictuel avec ses propres conséquences. L’enchaînement des prises de pouvoir trouve son origine dans la mise en évidence de deux sexes distincts. C’est Cronos qui instaure l’accouplement ordinaire qu’Hésiode ne qualifie pas toujours de « bonne entente ». Rhéa est sa sœur, elle est aussi son double comme pouvaient l’être Gaia et Ouranos. La seule différence désormais est qu’ils doivent s’unir pour avoir des enfants, qu’ils se voient et se cachent pour procréer. On dira qu’ils ont des enfants, jamais comment ils les font naître, ou alors symboliquement ! Ne faut-il pas retenir que la première prise de pouvoir correspond à un besoin d’unir ce qui est séparé et que, dans ce besoin, se trouve aussi l’idée de perte de pouvoir ? Le fait de scinder clairement le tout en deux conduit à deux attitudes diamétralement opposées : rechercher le pouvoir et craindre de le perdre. Or cet enchaînement se trouve, pour la légende, associé au passage d’un matriarcat à un patriarcat, de Gaia à Cronos, de la Terre au Ciel, de l’amour à la guerre ! Il devient facile de comprendre que les aèdes aient pu parler de deux Éros. Le premier, sortant de Chaos, n’était qu’une force de cohésion et maintenait le monde et les premiers dieux dans leur
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état unitaire. La matière, manifestée par Gaia, se retrouvait dans tous les premiers dieux dont nous pouvons dire qu’ils étaient des duplications, de la même façon que les montagnes, les vallées, les fleuves et les rivières que feront naître Océan, son premier fils et Téthys. L’acte de Cronos met fin à cette cohésion. Nous comprenons mieux alors qu’Hésiode puisse faire intervenir un autre Éros, qui sera le fils d’Aphrodite et d’Arès, un dieu qui enlève toute sagesse et domine la matière. Ce deuxième Éros est désormais indispensable et c’est lui qui va permettre au monde de survivre et même de prospérer. En réalité, il devient indispensable parce que l’unité a volé en éclats ! Comment ne pas s’apercevoir immédiatement que l’amour se trouve associé à la guerre ? Arès, fils de Zeus et d’Héra, personnifie pour les aèdes le dieu de la guerre, tandis qu’Aphrodite, fille de Zeus et de Dioné, personnifie non pas l’amour vulgaire, selon l’expression de Platon, mais l’amour union, l’amour rapprochement de ce qui a été désuni, un amour qui pourrait bien symboliser un effort pour revenir aux origines de la vie, un retour à une unité immortelle. Disons qu’Hésiode ne respecte pas une chronologie qui nous serait plus agréable et qu’il fait naître le fils avant la mère, mais peut-être a-t-il perçu l’urgence d’une telle présence au milieu des divinités qui vont devoir s’aimer autrement, disons de préférence la Nuit, le Jour étant réservé aux combats. La confrontation avec la guerre peut surprendre, mais n’oublions pas que Zeus a voulu établir une distinction entre les dieux et les hommes. C’est au moment où il imagine la quatrième race hésiodique que Zeus invente ce que Jean Pierre Vernant appelle la « mort jeune », la « mort glorieuse » pour séparer les mortels encore dominés par la monstruosité et ceux qui entreprennent de devenir immortels. Les guerres que Zeus mène contre les premiers dieux, nés la Nuit, des dieux monstrueux, car sans esprit, sont le symbole de la lutte que les hommes devront vivre pour devenir immortels. Nous découvrons alors les rôles respectifs d’Arès et d’Aphrodite. Arès est cette force originelle qui conduira l’homme à se battre
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pour devenir immortel, Aphrodite sera la force, tout aussi originelle, qui le conduira à préférer la matière, à chercher l’immortalité autrement, en mettant au monde des enfants. Mais Aphrodite est plus que Pandore ! Elle perpétue l’amour de sa grand-mère, comme Déméter, comme Rhéa. Ne faudrait-il pas s’attarder sur le fait que l’amour se fait essentiellement la Nuit ? Qu’il s’agisse d’immortels ou de mortels, l’amour, du moins le rapprochement, l’acte qui doit conduire à la reproduction est un acte contraire à la raison qui reste dominée symboliquement par la lumière du Jour. L’acte d’amour est lié à la Nuit parce qu’il est contraire à la division telle que Cronos l’a fait naître en faisant apparaître le Jour. Or le Jour, le Soleil, qui voit tout, éclaire le monde ! Pour illustrer cette vision de l’acte, on peut reprendre le mythe d’Apulée qui parle de Psyché. En le dégageant d’une influence chrétienne, nous voyons tout ce que le symbole de la lampe qui éclaire Éros, l’époux de Psyché, nous fait comprendre en ce qui concerne l’avant et l’après-castration. Psyché, sous l’influence de ses sœurs jalouses veut voir Éros et l’éclaire, mais Éros s’enfuit, car il ne peut pas être vu. Nous retrouvons les deux Éros, celui qui ne se voit pas et précède la castration, celui qui se voit et ne peut être que Cupidon. Ici, Cupidon ne représente rien d’autre que notre volonté de tout voir, de tout expliquer, de tout contrôler. Il cache mal notre volonté de pouvoir, origine de toutes nos faiblesses et de nos angoisses existentielles. Nous pourrions dire ici que les amants s’aiment parce qu’ils se voient ! L’amour que peut voir Psyché n’est pas l’amour divin qui a fui comme il l’avait fait savoir préalablement. Faut-il ajouter que c’est l’amour divin qui aime Psyché alors que Psyché aime l’amour mortel. C’est bien parce que Psyché s’endort que l’amour divin peut la retrouver et l’enlever ! La mythologie, dans son ensemble, nous apporte d’autres explications. Lorsqu’Hésiode parle du sacrifice de Méconé, voulu par Zeus, devenu monarque à la place de Cronos, il parle aussi de Prométhée, l’ami des hommes, qui devait être châtié pour avoir voulu le tromper. Or le châtiment
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voulu par le roi du Ciel consistait à enchaîner son cousin au sommet d’une montagne, lui interdisant d’y accéder, et à lui faire dévorer son foie par un aigle. Or, ce foi, lieu de l’immortalité du Titan, se régénérait chaque nuit, non parce que le supplice devait être cruel, mais parce que la nuit n’était pas contrôlée par la ruse de Zeus. La Nuit est siège de l’immortalité, le Jour celui de la souffrance et de la mort. L’amour, comme l’immortalité, est en rapport avec la Nuit, avec ce qui ne se voit pas, la guerre pour le pouvoir est en rapport avec le Jour. Zeus maîtrise le Jour, mais il ne peut pas maîtriser la Nuit directement issue de Chaos. Comment ne pas retenir dans cette opposition entre l’obscurité et la lumière, celle que nous avons oubliée entre le Ciel et la Terre, les dieux et les hommes ? Si nous voulions une autre confirmation de cette façon de faire l’amour et la guerre, il suffirait de relire l’Iliade d’Homère4 et plus particulièrement le moment où Héra se sert d’Aphrodite pour détourner l’attention de son époux en lui faisant faire l’amour en plein jour. Pour respecter la coutume, ils seront alors cachés du Soleil par un nuage d’or ! Nos efforts pour dominer la matière nous ont progressivement éloignés de tout ce qui touche à la Nuit, à l’invisible, et pour ne pas confondre nos diverses connaissances nous l’avons définitivement séparée du Jour. Nous avons même imaginé l’inconscient qui pourrait remplacer la Nuit s’il n’était pas contraint par les limites que lui impose notre raison. Personnellement, je préfère penser que les légendes ne sont pas des souvenirs engloutis dans l’inconscient qu’une absence de contrôle de la raison permettrait de retrouver dans la pleine lumière de notre conscience. Non, les légendes ne sont pas des révélations non plus ! Elles ne sortent pas du labyrinthe comme Thésée après qu’il eut tué le Minotaure. Elles sont la description poétique de ce que nous vivons lorsque nous ne sommes pas éveillés, lorsque nous ne scrutons pas le monde avec nos deux yeux comme Ulysse. Si je prends ce héros pour appuyer ma 4
HOMÈRE Iliade. Préface de Pierre Vidal-Naquet. Traduction de Paul Mazon. Paris, Gallimard, 1975.
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conviction, c’est parce que l’observation de sa vie, de son retour vers Ithaque surtout, laisse penser qu’il a choisi le Jour, volontairement, en monarque rusé qu’il était et qu’il a refusé de connaître ce que son regard de guerrier ne voulait pas voir. Il a peut-être crevé l’œil de Polyphème, il a surtout détourné son regard du monde divin, comme le lui demandait la déesse Ino et choisi de rester l’homme qu’il était5. Les poètes, à leur façon, nous le font comprendre très souvent, mais nous pouvons retenir le mythe de Tirésias. Il était un homme comme nous, un observateur de la nature et ne pouvait pas s’interdire d’agir selon ses pulsions profondes. Un jour qu’il marchait dans la campagne, il vit deux serpents qui étaient en train de s’accoupler. L’idée lui vint de les séparer et il devint une femme. Un peu plus tard, se promenant toujours, il vit deux autres serpents enlacés et redevint un homme en les séparant une nouvelle fois. Zeus, que le Soleil informait régulièrement de tout ce qui se passait sur Terre connaissait l’aventure de Tirésias. Aussi, un jour où il se disputait avec Héra pour savoir qui de l’homme ou de la femme éprouvait le plus grand plaisir en faisant l’amour, il eut l’idée de demander à Tirésias son avis puisqu’il avait été successivement l’un et l’autre. Tirésias aurait alors répondu que si l’on divisait la jouissance en dix parties, l’homme en aurait une et la femme les neuf autres. Voyant que Tirésias connaissait son secret, Héra l’aveugla. Pour compenser la colère d’Héra, Zeus lui aurait alors donné le don de la prophétie. En fait, ils agissaient de concert et leur comportement envers Tirésias montre seulement que l’on ne peut connaître les vérités divines que de Nuit, en aveugle ! Les légendes nous parlent souvent d’aveuglement, de cécité, et nous savons que les aèdes étaient souvent aveugles, comme Homère. Comment ne pas revenir à la vie d’Œdipe et surtout sa fin, lorsqu’après s’être crevé les yeux et avoir marché jusqu’à Colone, il voit le chemin qui le conduit au sein de la terre6 ? 5
ANDRIEU G. Le choix d’Ulysse ; mortel ou immortel ? Paris L’Harmattan, 2013. 6 ANDRIEU G. Œdipe sans complexe. Paris, L’Harmattan, 2013.
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N’est-il pas merveilleux de voir qu’Œdipe a perdu l’usage des ses yeux, en les crevant lui-même, qu’il est conduit pas sa fille pendant son exil sous la lumière du jour et qu’il voit son chemin, au moment de la mort, autrement dit en revenant dans la nuit originelle ? Le Jour, la lumière, est bien ce qui correspond à une étude raisonnée du monde, la Nuit à une vision immédiate, spontanée de ce que notre raison ne sait pas observer ! L’homme, qu’il le veuille ou non, porte en lui ces deux regards sur la vie. Ce qu’il observe le Jour, il ne peut l’observer la Nuit et inversement. Les deux serpents de Tirésias, comme les deux serpents du caducée d’Hermès, symbolisent à la fois les forces les plus primitives de la vie, les forces chtoniennes si l’on veut, et c’est bien en tant qu’homme doué de raison que Tirésias les sépare. C’est lui qui crée la désunion par deux fois, qui sépare volontairement homme et femme à partir d’une décision de sa part alors qu’il porte en lui les deux sexes. Or, si raisonnablement il ne peut connaître que deux vies distinctes, en perdant la vue qui accompagne la raison, il peut accéder à une autre connaissance, divine cette fois, antérieure à toute analyse, à toute séparation. C’est ainsi qu’il peut connaître la vie des dieux. Les légendes sont nombreuses pour nous rappeler cette distinction qui nous apparaît aujourd’hui comme fondamentale. Nous verrons plus loin le cas d’Hermaphrodite. L’union de la nymphe et du jeune homme signifie le retour à l’état originel par l’intermédiaire d’une fusion qui supprime la dualité entre l’objet admiré et l’admirateur. Hermaphrodite nous fait comprendre que cette fusion n’a que faire de la différence sexuelle de même que la force d’union qui peut les rapprocher. Elle a lieu dans un autre monde, un monde totalement indépendant de la raison, de la conscience, de la volonté. Hermaphrodite n’analyse pas cette beauté sublime, il la subit en s’y abandonnant.
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Alors, devant tant d’ingéniosité de la part des aèdes, il faut être lucide, au moins attentif. Les amours des dieux peuvent se lire sur deux plans de conscience, mais ils n’en changent pas de nature pour autant. C’est nous qui pouvons les interpréter selon que nous nous situons sur l’un ou sur l’autre de ces deux plans. Ou bien nous lisons leurs aventures comme si nous cherchions à en capter les moindres détails, comme si nous voulions nous mettre à la place des personnages et, dans ce cas nous faisons travailler notre cerveau gauche, celui avec lequel nous observons quotidiennement le monde et nos semblables. Nous cherchons à les regarder en train de faire l’amour ! Nous pourrions alors parler d’érotisme ! Ou bien nous comprenons que les récits suggèrent des états d’âme qui ne peuvent se ressentir que si nous entrons directement en relation avec chaque acteur mis en scène. Les mots sont alors des voiles pudiques qui cachent des sentiments ou des intentions qui ne se perçoivent que si nous les pénétrons, les expérimentons dans notre propre entité, non plus avec notre cerveau gauche, mais notre cerveau droit, celui de l’intuition… le célèbre Pavlov aurait dit le cerveau de l’artiste. Il nous arrive de passer de l’un à l’autre spontanément, mais il est possible de contrôler nos lectures et de laisser le cerveau droit cheminer dans la légende sans lui imposer la contrainte d’un décryptage savant. Dans ce dernier cas, c’est le symbole qui nous conduit au plus profond de chaque aventure. Nous sommes en route vers la transcendance ! Pour illustrer le rapport que les Grecs avaient avec leur monde et avec les dieux, il suffit de se pencher sur la sculpture, du moins ses œuvres majeures. Les sculpteurs grecs n’ont pas cherché à représenter la réalité, ce qu’ils voyaient avec leurs deux yeux. Ils ont travaillé la matière à partir de ce qu’ils ressentaient avec l’intelligence du cœur, ils ont atteint le sublime parce qu’ils le voyaient, parce qu’ils voyaient ce qu’il y avait de divin dans chaque parcelle de vie. Le sublime dans l’art n’est pas le fruit d’une quelconque analyse. Il ne peut être copié et chacun de nous peut le percevoir à sa façon sans pouvoir totalement le décrire.
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Ne serait-il pas possible d’envisager une autre explication qui, je vous l’accorde, peut surprendre ? Nous avons lentement donné de l’importance à la pensée, mais les aèdes sont les premiers à lui accorder une supériorité qui n’a cessé de croître. La pensée existerait-elle sans la matière qui est à l’origine de la manifestation de toutes les formes vivantes ? En cherchant de plus en plus finement ce qui se cache dans la matière, nous avons fini par y situer des forces que nous avons traduites en équations. Les mathématiques sont une invention humaine louable, j’en conviens, mais elles sont le fruit de notre réflexion et ce sont nos cellules nerveuses qui leur ont donné naissance. Elles sont un merveilleux moyen, et ne seront jamais une fin. Alors que nous marchons avec nos jambes, saisissons avec nos bras, nous pensons avec nos cellules nerveuses et elles sont d’abord de la matière. Nous avons donné une explication de la vie et de la mort, mais la vie et la mort sont d’abord et fondamentalement en rapport avec la matière, avant de l’être avec nos idées. Ce n’est pas parce que nous cherchons une formulation acceptable pour parler de la vie ou de la mort que la vie et la mort existent ! Les dieux de l’Olympe sont surtout des images, des produits de la pensée de nos ancêtres, autrement dit des explications plus ou moins détaillées de ce qu’ils vivaient et voulaient comprendre. Ils se permettaient de traduire en vers ce qu’ils s’efforçaient d’expliquer. Les dieux n’existent peut-être pas en soi, mais ils sont partout dès lors qu’ils représentent des détails de l’existence, des choix de vie, des détails importants et inexplicables, des détails que l’homme perçoit au plus profond de lui-même avant même d’en prendre conscience. Ils ne sont pas que des noms ou des mots, ils sont des réalités matérielles que l’homme a personnifiées pour mieux les observer, les prendre en considération, envisager des possibilités d’échange. Plus ces réalités restaient incompréhensibles, plus elles avaient de l’importance et nous pouvons comprendre que nos ancêtres aient imaginé une sorte d’hiérarchie, de monarchie pour mieux les appréhender. Zeus, l’idée, fut mis au sommet de la pyramide de ces détails naturels parce qu’il représentait pour eux ce qu’il y avait de plus important. Il était plus facile de parler de Zeus
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que de l’art de penser, mais toutes les images inventées par nos poètes ou les prêtres d’un autre temps n’avaient d’autre raison d’être que de faciliter ou de vulgariser des connaissances difficilement partageables. Alors ! Pourquoi n’accepterions-nous pas les amours divins comme étant des relations imagées entre ces détails de la nature ? Si nos poètes les ont présentés comme des relations entre des dieux, nous comprenons bien que les philosophes aient pu les traduire davantage sous forme d’idées, les scientifiques sous forme de résultats d’expériences. En étudiant les amours divines, nous ne faisons donc que retrouver, sous forme poétique ou symbolique, des unions matérielles qu’il serait possible de décrire dans un langage plus conventionnel. Il serait aussi certainement possible de traduire plus objectivement les poésies d’Homère, mais ce serait mettre en évidence la pauvreté de nos conventions culturelles. Les poésies d’Homère nous ouvrent le champ de l’imaginaire qui est sans bornes et chacun de nous peut sentir, et pas seulement comprendre, ce qu’il advient d’Hector lorsqu’il est contraint de faire face à Achille. Chaque image donnée par le poète fourmille de détails que nous percevons spontanément, au plus profond de nousmêmes, sans qu’il soit nécessaire de les préciser. Or chacun d’eux met en branle nos cellules sans que notre volonté intervienne, sans que nous prenions le temps de comprendre pourquoi. En restant sur le plan poétique des amours divines, nous captons ce que les Grecs anciens découvraient dans la nature, dans la vie de tous les jours, devant la mort aussi. Les aèdes antiques n’ont pas formulé de théories psychologiques, mais ils nous ont permis d’explorer, aujourd’hui encore, le psychisme de leurs contemporains avec une finesse inimaginable. Certes, tout n’est pas dit comme nous aurions tendance à le faire aujourd’hui. L’objectif n’était pas de réveiller chez leurs auditeurs un désir quelconque à l’aide d’images suggestives, mais d’éveiller chez des êtres mortels un amour capable de les transporter loin du quotidien. L’amour imaginé par les aèdes pour leurs semblables devait permettre de comprendre que tout
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n’était pas étroitement lié à la reproduction de l’espèce, ni même à un simple plaisir sexuel. Ils ont envisagé tous les amours possibles et n’ont fait que les distribuer aux différents dieux. Toutefois, il est permis d’ajouter qu’ils ne l’ont pas fait au hasard. Leur attribution doit avoir une signification. L’étude des amours divines ne pouvait que nous imposer des redites, il fallait éviter des croisements légendaires qui auraient alourdi une vision d’ensemble. Il était préférable de ne retenir que ce qui pouvait être isolé, même si, au passage, il devenait nécessaire d’attribuer à l’une ou l’autre des divinités étudiées un amour qui ne pouvait exister qu’en tenant compte de leur rencontre. Les aèdes ne sont pas allés jusqu’à nous montrer comment chaque divinité pouvait apprécier de tels moments. Là comme ailleurs, ils ont voulu faire réfléchir leurs auditeurs, les instruire et leur montrer que l’amour n’était pas un acte gratuit, sans conséquence. S’ajoute à cela une autre difficulté, incontournable, la dimension symbolique de telles rencontres ! Il n’était pas possible d’isoler l’acte lui-même, la « bonne entente » pour reprendre Hésiode, même si la Théogonie nous présente les amours divines à partir ou non d’une telle relation. Il fallait saisir, lorsque cela s’imposait, la dimension symbolique des unions et percevoir, sous les images, le sens que les aèdes voulaient donner à ces accouplements mythiques. Cette dimension est permanente dans tout ce qui relève de la mythologie ! Toutes les légendes sont des enseignements que les aèdes ont produits pour nous aider à bien vivre. Ils étaient des enseignants d’un autre monde, d’une autre époque, et ils ont choisi d’intervenir sur l’affectivité de leurs auditeurs plus que sur leur intelligence ou leur capacité à raisonner. Il est assez remarquable de voir que les instructions sur la morale, à la fin du XIXe siècle, ont utilisé la même approche et précisé que la morale passait par le cœur plus que par le cerveau. Les légendes nous invitent à dépasser la monstruosité de la matière originelle et à choisir de raisonner, mais les aèdes savaient, par expérience certainement, que l’homme réagit plus facilement et plus
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rapidement devant des images que devant des mots ou des idées. Aussi est-il difficile d’apprécier les amours divines en dehors d’une lecture symbolique des accouplements, en dehors du caractère que les aèdes ont donné à chaque divinité tout en sachant qu’il était relatif à un caractère entièrement humain. Les dieux sont des hommes et leurs actions sont celles des humains, juste un peu colorées grâce à la magie des mots et à l’intelligence des aèdes. Lorsqu’ils font l’amour, ce sont les hommes qui s’aiment et le seul fait de faire faire l’amour à des dieux suscite de la part des hommes un effort d’analyse incomparable. En écoutant les aèdes, l’auditeur apprend à se méfier des amours d’Aphrodite par exemple, à comprendre que tout désir n’est pas louable en soi et peut entraîner des conséquences dramatiques, que l’amour peut être lié à des règles, même si elles ne sont pas écrites par les aristocrates qui gèrent les cités au début de leur apparition. Enfin, il n’était pas possible de négliger certaines associations amoureuses, moins divines peut-être, mais tout aussi porteuses de sens. En passant des dieux et des déesses à des demi-dieux, voire de simples héros, il était également possible d’établir un lien plus étroit entre tous les mondes, de faire comprendre aux mortels anonymes que de telles amours pouvaient aussi exister sur Terre, là où le travail quotidien imposait ses propres lois. Les mortels, en découvrant les amours divines, pouvaient avoir l’impression de voir ce qui d’ordinaire restait invisible. Les aèdes leur montraient ce que les dieux vivaient la Nuit, mais ils leur montraient aussi ce qu’ils vivaient euxmêmes et le seul fait d’éclairer de telles amours facilitait leur prise de conscience quant à leurs ébats respectifs. La présentation des amours divines se devait d’isoler chaque divinité, chaque demi-dieu ou même chaque mortel. Mais, il n’était pas possible de garder à l’ensemble un air de famille, l’atmosphère d’un secret mal gardé. L’étude des liaisons amoureuses, souvent conflictuelles, laisse surtout apparaître un sens qui ne pouvait être suffisamment estompé
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pour donner à chaque aventure la priorité à l’amour. Je reviendrai en conclusion sur l’esprit qui domine les récits des aèdes, mais déjà il faut admettre que l’acte est le plus souvent relatif à une stratégie dominée par la volonté d’imposer une façon de penser la vie. Certes, Zeus apparaît comme le tyran qui organise tout, mais ce sont bien les aèdes qui, avant les philosophes, orienteront les différentes raisons de faire l’amour. J’ai cru bon de ne pas m’en tenir aux Olympiens, autrement dit aux douze dieux principaux et j’ai préféré tenir compte d’un ensemble moins strict, en rapport avec le gouvernement de Zeus plus qu’avec les seuls enfants de Cronos. Des divinités de première génération sont parfois associées aux divinités de seconde génération et semblent vivre dans l’Olympe, sous le commandement d’Héra si l’on fait référence à Homère. Il m’a semblé normal de les associer comme les enfants des principales divinités qui ne sont pas des dieux, ni même des demi-dieux, mais dont les amours nous éclairent sur le sens que nous pouvons donner à ce mot. Pour le moment, regardons vivre les dieux ou les héros, cela nous permettra de mieux comprendre ce que nous vivons nous-mêmes !
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APHRODITE
Elle est la fille de Zeus et de Dioné. Dioné est une Titanide, autrement dit une fille de Gaia et d’Ouranos, à moins qu’elle ne soit une fille de Gaia et d’Océan, donc une Océanide. Zeus avait compris que l’amour pouvait mener le monde et que cette fille allait lui être utile pour gouverner son royaume. Nous le verrons plus loin en parlant de lui et de ses amours, mais disons, sans attendre, qu’il avait trouvé le moyen de conforter sa royauté en se dotant d’enfants capables de l’épauler, aussi bien au sein des immortels que des mortels. Il avait fait naître une nouvelle race avec l’aide de Gaia après le déluge et après avoir anéanti la race imaginée par son père, celle qui devait précéder la nôtre : la race de Fer selon Hésiode. Hésiode est un enfant de cette cinquième race et il se souvient du passé comme s’il était capable de revenir à la nuit originelle. Lorsqu’il nous parle de la quatrième race d’hommes, celle des demi-dieux, voulue par Zeus, lorsqu’Homère nous en parle en racontant la guerre de Troie, nous devons comprendre qu’il s’agit de nous rappeler certains faits, certains actes dont le souvenir pourrait nous être utile pour mieux comprendre le présent. Nous verrons que pour lui, l’amour pouvait devenir le meilleur handicap lorsqu’un mortel se lançait à l’assaut du Ciel. Pour s’assurer de la puissance de son pouvoir, aussi bien sur les dieux que sur les hommes, Zeus avait demandé à Aphrodite de séduire un mortel pour commencer. Il voulait apprécier la force du désir tel que sa fille pouvait le faire naître. Ayant aperçu Anchise qui gardait ses troupeaux près de Troie sur les contreforts de l’Ida, l’ayant trouvé beau, elle descendit
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de l’Olympe pour le séduire et se présenta à lui comme une fille de roi enlevée par Hermès. Elle ne rencontra aucune difficulté pour lui faire perdre la raison et pour s’unir à lui. Bien entendu, cette rencontre devait porter son fruit et du couple d’amants devait naître Énée dont nous connaissons mieux la vie grâce à la guerre de Troie et le rôle qu’il y joue, tout particulièrement lors de la prise de la ville. La rapidité avec laquelle elle avait séduit Anchise ne pouvait que rassurer son père. Elle pourrait intervenir aisément lorsqu’il en aurait besoin. Il connaissait la puissance du désir pour l’avoir expérimenté lui-même, mais il ne pouvait pas tout faire en permanence ! Rappelons, au passage, que durant les combats qui firent périr un grand nombre d’Achéens et de Troyens, Aphrodite devait se comporter en déesse de l’amour, mais aussi en véritable mère en sauvant son fils de la mort. Elle ne pouvait le laisser périr aussi cruellement. Ce que Zeus ne pouvait pas imaginer c’est qu’il pouvait être lui-même dominé par cette fille dont la magie était sans limites. Bien plus tard, lorsqu’Héra, à court de stratagèmes pendant la guerre de Troie, eut l’idée de faire l’amour avec son époux pour qu’il en oublie les Troyens en train de massacrer les Achéens, c’est vers cette fille sans scrupules qu’elle se tourna le cœur rempli de ruse. Prétextant une action lointaine et pleine de bienveillance à l’égard d’Océan et de Téthys, une fille de Gaia et d’Ouranos, elle lui demanda tous les charmes qu’elle portait sur elle dans son corsage et c’est ainsi qu’elle se prépara à endormir la vigilance de son époux en le remplissant de désir. Autant dire que le roi de l’Olympe avait ses faiblesses ou qu’il n’était pas capable de résister, lui comme les autres, à la force de l’amour. Toute sa ruse étant devenue inopérante, il avait succombé à la domination du désir qu’Homère lui-même associe à la plus grande des magies. Dans la Théogonie, Hésiode considère qu’il rompt les membres et fait perdre la sagesse ! Comme je le disais plus haut, il ne fallait pas faire l’amour en plein jour, laisser le Soleil observer un tel acte et nous comprenons que la force du désir était telle que la règle ne
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pouvait rien contre lui, même la plus stricte, la plus divine si l’on veut. Alors, Zeus avait caché cet instant de folie par un nuage d’or, avant de succomber au sommeil qui suit l’amour. Faire l’amour ou accoucher semble à tout moment dépendre des dieux, du moins ils ne sont jamais loin que ce soit pour les causes ou pour les effets, sans oublier les conséquences. Héra et sa fille Ilithye sont présentes à chaque accouchement. C’est bien parce qu’il était conscient d’une telle faiblesse, chez les hommes et chez les dieux, qu’il avait demandé à son fils Héphaïstos de fabriquer une femme aussi belle que sa fille, une femme qu’il enverrait aux mortels pour qu’ils ne s’acharnent pas à monter jusqu’au ciel. Il voulait vivre en paix et le plus sûr moyen de les garder éloignés de l’Olympe était l’amour, autrement dit le désir que leur procurerait la beauté d’une jolie femme. Tant que les hommes seraient séduits, ils ne penseraient pas à devenir immortels ! Pandore avait la beauté d’une déesse, mais Zeus avait demandé à Hermès de lui mettre au fond du cœur le mensonge et la fourberie. Il lui avait alors demandé de la conduire devant Épiméthée que les poètes qualifiaient de « pense après » à la différence de son frère Prométhée qualifié de « pense avant ». Subjugué par la beauté de Pandore, Épiméthée en avait fait sa femme sans attendre et elle avait déversé tous les malheurs mis en réserve par Zeus sur les mortels, évitant de leur laisser l’espoir en compensation. En imaginant une nouvelle race de mortels, Zeus avait su leur imposer un amour qui les maintiendrait sur terre, loin de l’Olympe, un amour assez puissant pour qu’ils oublient qu’ils pouvaient devenir immortels grâce au don que leur avait fait Prométhée. Pendant que les mortels feraient l’amour, la nuit, et travailleraient le jour pour nourrir leur femme et leurs enfants, Zeus n’aurait rien à craindre ! Après avoir fait la guerre contre les Titans, les Géants et Typhon, Zeus voulait se reposer et régner sans angoisses. Il avait écarté le danger que représentait Métis, mais son fils Héphaïstos lui faisait un peu peur. Il était d’une force peu
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commune, même chez les dieux, et il était revenu dans l’Olympe après en avoir été chassé, mais aussi après avoir reçu l’éducation de Téthys au fond de la mer. Il était devenu un orfèvre qui savait utiliser le feu pour construire des bijoux, même s’il continuait à forger des armes. Il était devenu ingénieux et avait appris à se méfier de toutes sortes de pièges. D’ailleurs, il en fabriquait lui-même de véritablement démoniaques. Sa mère, qui ne savait pas comment le faire revenir dans l’Olympe, avait certainement imaginé une solution avec Dionysos qui était l’ami de son fils. Héphaïstos avait alors fabriqué un trône d’or qu’il avait offert à sa mère et lorsqu’elle s’y était assise, elle en était restée prisonnière. Seul son fils pouvait la délivrer et Dionysos était allé le chercher dans la forge des Cyclopes puis l’avait accompagné jusqu’à l’Olympe pour qu’il vienne rendre la liberté à sa mère. Zeus était certainement très rusé, mais Héra l’était aussi ! Il n’avait pas pu s’opposer au retour de son fils. C’est alors que Zeus eut l’idée de le marier à sa fille, de faire en sorte que l’amour contrôle cet enfant qui gardait en lui une portion de monstruosité qu’il lui avait léguée en le faisant naître, mais qu’il ne supportait plus. Le problème fut que devant Aphrodite Héphaïstos restait de glace ! Il ne l’aimait pas ou peut-être même se méfiait d’elle. Elle était extrêmement belle, mais Héphaïstos ne pouvait pas tomber sous son charme. Le feu qui brûlait en lui était le feu originel, un feu qui n’avait pas subi de castration. Pour apprécier la beauté d’Aphrodite, nous pourrions reprendre les propos d’Hermès qui répondait à Poséidon que même chargé de chaînes encore plus lourdes que le filet qui avait piégé les amants enlacés, il ne reculerait pas devant une étreinte amoureuse avec une si belle déesse. Nous verrons, un peu plus loin, qu’Hermès devait faire l’amour avec Aphrodite et changer ainsi ses désirs en réalités. Mais en donnant naissance à Hermaphrodite ne montrait-il pas qu’elle n’était pas si puissante que le dit la légende ? Si Aphrodite était belle et adorait user de son charme, elle semblait sans force devant ce feu devenu divin. Elle était mal mariée et finit par avoir des amants. Comment pouvait-elle
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ne pas jeter son dévolu sur l’une des plus belles divinités, autrement dit sur Arès ? Ce fils de Zeus était beau et tout en lui rayonnait la force du guerrier qui ne craint pas la défaite. Excellent cavalier, il avait déjà mis au monde les Amazones qui se singularisaient dans leur façon de combattre et d’exterminer les hommes sauf lorsqu’elles voulaient se reproduire, car elles étaient mortelles. Elle usa de son charme et Arès devint son plus fidèle amant. Le malheur pour eux c’est que le soleil perçut leur liaison et en informa l’époux trompé. La vengeance devait être cruelle, ou du moins la moquerie devait être à la hauteur d’un Olympien. Ayant prétexté un voyage, il avait piégé les amants. Lorsqu’ils s’étaient retrouvés totalement nus et enlacés pour faire l’amour, croyant le forgeron divin absent, une sorte de filet presque invisible était tombé sur eux, les immobilisant dans une posture agréable en temps normal, mais peu élogieuse dans le moment présent. Héphaïstos avait alors appelé les autres dieux afin qu’ils viennent s’amuser aux dépens des amoureux. Tout le monde avait bien ri, sauf les amants, cela va de soi, et c’est grâce à Poséidon qu’ils avaient été libérés avant de s’enfuir honteusement. C’est à cet instant qu’Hermès avait dit à Poséidon que même enchaîné il apprécierait d’aimer une telle beauté. Il faut dire que les distractions dans ce grand palais de marbre au sommet de l’Olympe n’étaient pas nombreuses ! Une fois de plus, nous voyons que l’amour n’était pas un spectacle et que les amants pouvaient être cruellement punis en devenant la risée de tout l’Olympe. Des amours d’Arès et d’Aphrodite devaient naître au moins quatre enfants, deux qui suivaient Arès sur les champs de bataille : Déimos et Phobos, Terreur et Crainte, deux qui accompagnaient Aphrodite : Éros et Antéros. Amour et Destructeur de tous les obstacles interdisant l’amour. Ils devaient donner naissance un peu plus tard à Harmonie que les dieux devaient marier à Cadmos le premier roi de Thèbes. Contrairement à Artémis, la sœur d’Apollon ou à Athéna, Aphrodite n’avait jamais cherché à rester vierge ! Elle rentrait souvent dans des colères monstrueuses lorsqu’elle
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n’arrivait pas à ses fins et, comme Zeus lui passait tous ses caprices, elle en profitait. Les plaisirs de l’amour étaient l’essentiel de sa joie de vivre qu’elle les connaisse elle-même ou les fasse connaître à d’autres. Avec ses deux fils, elle imposait sa loi et se plaisait à varier les situations, les relations, les filiations. Peu lui importait qu’il s’agisse d’un père et de sa fille, d’un frère et d’une sœur, d’un dieu et d’une mortelle. L’étreinte de deux corps, avec ou sans « bonne entente », faisait d’elle la plus heureuse des déesses, surtout lorsqu’elle en était l’instigatrice. Par contre, tous ceux qui tentaient de s’opposer à sa magie pouvaient s’attendre à des représailles souvent extrêmes. Tromper Héphaïstos lui semblait normal, par contre apprendre qu’elle pouvait être trompée devait exacerber sa jalousie et la conduire à infliger des sanctions à son ennemie jurée. Ayant appris qu’Éos, l’Aurore, la sœur d’Hélios, le Soleil, avait fait l’amour avec Arès, elle imagina une riposte perverse. Elle inspira à Éos un amour insurmontable pour Orion. C’était un géant d’une grande beauté et d’une grande bonté. Il était le fils de Poséidon. Il avait épousé une femme orgueilleuse, trop fière de sa beauté, qui avait voulu rivaliser avec Héra et en avait perdu la vie. Orion, redevenu célibataire, avait ensuite connu diverses aventures et même avait été aveuglé par celui qui refusait de devenir son beau-père. Peu après, Orion avait retrouvé la vue en quittant la forge d’Héphaïstos et en regardant le soleil levant bien en face, comme l’aigle chargé de dévorer le foie de Prométhée. C’est alors qu’Éos, la sœur du soleil, était tombée amoureuse de lui et l’avait enlevé pour le transporter jusqu’à Délos. C’est là qu’Aphrodite se servit d’Artémis pour infliger la sanction qu’elle réservait à Éos. Elle fit naître dans le cœur d’Orion un désir intense pour la déesse qui avait juré de rester vierge et Artémis, après avoir évité la violence d’Orion, envoya un scorpion contre lui afin de le piquer et de lui ôter la vie pour lui faire comprendre ce qu’il en coûtait à quiconque voulait faire l’amour à une déesse contre son gré.
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Finalement, Orion devint une constellation et même se retrouva poursuivi sans cesse par le scorpion lui aussi placé dans le ciel en récompense de son acte. Nous découvrons ici qu’Aphrodite experte en plaisirs l’est aussi en punitions et en souffrance. Mais attention ! Toute la mythologie s’articule autour de deux façons de se comporter ou d’exister. Il y a les dieux de première génération et ceux de seconde génération. Les premiers sont des brutes sans âme, dénués de tout esprit, les seconds sont des êtres policés, attentifs aux raisons qui poussent à l’action. Les premiers ne sauraient faire l’amour comme les seconds et le prototype des dieux nouveaux pourrait bien être Athéna, mais elle voulait rester vierge et guerrière, combattre sans cesse pour des idées. Arès, bien que fils de Zeus pour Hésiode, serait plutôt de la première génération quant à sa façon d’aimer, Héphaïstos aussi, nous le verrons plus loin. Héra, trompant Zeus, serait au contraire une déesse qui utilise l’amour à d’autres fins que le simple plaisir du moment. Elle soumet l’amour à la raison ! Avec Aphrodite nous sommes bien dans le contexte des nouveaux dieux. Mais qu’est devenue l’autre Aphrodite, celle qui est née des testicules d’Ouranos tombés dans la mer ? Il semble bien qu’Hésiode néglige cette déesse en la laissant dans la nuit originelle, ou tout simplement au fond de la mer. Nous ne connaissons, à travers les légendes, qu’une seule Aphrodite faisant ou faisant faire l’amour ! Les aèdes n’auraient-ils pas voulu laisser dans l’ombre un amour totalement divin, sans désir, sans bonne entente, sans plaisir pour donner plus d’importance à toutes les façons de faire l’amour et à la possibilité d’enchaîner l’amour à la raison ? Certes Aphrodite, la fille de Zeus, semble totalement libre de ses folies, mais n’est-elle pas constamment aux ordres de son père qui organise à peu près tout ? Symboliquement, nous découvrons souvent Poséidon et Zeus comme des dieux qui s’opposent, mais il n’en est rien. Ils sont aussi les deux principaux représentants d’un effort qui se négocie parfois douloureusement et conduit les héros ou les
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demi-dieux vers l’immortalité qu’ils accordent à leurs protégés. Leurs propres amours diffèrent, mais nous le verrons plus loin. Aphrodite, toujours accompagnée d’Éros et d’Antéros, n’en était pas à sa première vengeance. Elle avait agi de la même façon vis-à-vis du fils de Thésée, Hippolyté, qui ne l’honorait pas assez à son goût. Cette fois le beau jeune homme préférait s’adonner à la chasse plus qu’aux frivolités de l’amour et sacrifiait plus souvent à Artémis. Pour le punir, Aphrodite devait alors laisser libre cours à son esprit retors. Elle profita que Thésée était absent et inspira à Phèdre, sa seconde épouse, un amour inavouable pour ce fils que la reine des Amazones avait donné au héros. Hippolyté ayant refusé ses avances et craignant que l’affaire soit connue de son époux, Phèdre avait alors décidé d’accuser son fils et avait déclaré à son époux qu’il avait essayé d’abuser d’elle pendant son absence. Thésée ne pouvant imaginer la machination et ne voulant pas tuer luimême son fils avait demandé à son père spirituel Poséidon de le faire. Ce dernier, lié par les promesses qu’il avait faites à son fils exhaussa son vœu. Un jour où Hippolyte longeait la mer sur son char, il fit sortir un monstre de l’eau qui effraya les chevaux et causa la mort du beau jeune homme. Aphrodite ne supportait pas de ne pas être honorée, autrement dit sanctionnait tous ceux qui refusaient de se livrer aux plaisirs de l’amour. Les mortels ne pouvaient pas lutter contre Antéros lorsqu’ils ne succombaient pas sous les flèches d’Éros ! Ces deux petits dieux malins étaient ses complices et les immortels comme les mortels devaient s’en méfier. Leur force était telle qu’ils ôtaient toute sagesse à ceux qui étaient atteints par la magie d’Aphrodite ou les flèches de son fils Éros. Ou bien ils succombaient à la passion et devenaient des jouets pour la déesse, ou bien ils encouraient ses foudres qui n’étaient pas moins violentes que celles de son père, cadeau des Cyclopes, ne l’oublions pas. Par la séduction et la perte de tout pouvoir de la raison sur les plaisirs de la chair, l’amour dominait le monde et servait les projets de Zeus.
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Zeus le savait bien et lorsqu’il imagina de mettre face à face Troyens et Achéens pour évaluer leur détermination à mourir en héros, il inventa un stratagème assez complexe en usant de ses filles comme bon lui semblait. Il fit en sorte qu’Hélène, la fille qu’il avait eue avec Léda, une descendante d’Éole, devienne une sorte d’appât pour tous les monarques achéens. Ils voulurent tous l’épouser tellement elle était belle et demandèrent sa main à Tyndare qui était son père mortel. Ulysse, le plus rusé des hommes, comprenant qu’il ne serait certainement pas choisi par la fille de Tyndare, avait abandonné Hélène au profit de Pénélope sa cousine puis imaginé, mais peut-être fut-il inspiré en cela par Athéna, de lier les prétendants par un serment qui devait les conduire devant Troie. Aphrodite devait alors assurer la réussite du plan de Zeus. Ce dernier fit en sorte qu’Éris, personnification de la discorde, provoque les déesses les plus représentatives de l’avenir des hommes. Il demanda à Hermès de les conduire devant le plus beau des Troyens, Pâris sachant qu’il succomberait à la magie d’Aphrodite. Alors qu’Héra pouvait lui offrir de gouverner l’Asie tout entière, Athéna la gloire dans toutes ses batailles, Aphrodite lui proposa l’amour d’Hélène, la plus belle des mortelles. Bien entendu, Aphrodite ne pouvait pas perdre une telle occasion de faire intervenir sa magie. Hélène étant devenue l’épouse d’un monarque achéen il ne pouvait que l’enlever pour la faire venir à Troie et c’est ainsi que le piège devait se refermer sur les demi-dieux que Zeus voulait observer la lance à la main. Pendant toute la guerre, Aphrodite devait soutenir les Troyens, mais surtout faire en sorte que l’amour de Pâris pour Hélène ne faiblisse pas tant que tous les guerriers n’avaient pas démontré leur volonté d’obtenir une gloire posthume. C’est probablement pendant cette guerre qui devait durer dix ans qu’Aphrodite apparaît le mieux comme l’assistante d’un monarque qui ne recule devant rien pour garder sa couronne. Elle n’aime pas Pâris, mais elle doit entretenir la passion du Troyen pour l’épouse de Ménélas. C’est là que nous voyons l’amour associé à la guerre, mais nous en reparlerons en visitant les amours du tyran. L’amour n’était pas
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opposé à la guerre, bien au contraire, et les légendes nous invitent à penser qu’il fallait aimer la guerre pour devenir immortel. C’est probablement le seul moment où Aphrodite nous laisse entrevoir son instinct de mère. Pour le reste de ses interventions elle est plutôt une servante de Zeus et seconde Apollon qui ne supporte pas, lui aussi, qu’on puisse lui manquer de respect, ainsi qu’à ses prêtres. C’est bien pour une basse affaire de butin de guerre que l’opposition entre Achille et Agamemnon conduit les Achéens à souffrir devant les Troyens. Agamemnon avait reçu en partage la belle Chryséis, la fille d’un prêtre d’Apollon, parce qu’il était le roi des rois dans cette expédition. Ne voulant pas la rendre à son père, il était devenu l’origine des malheurs des Achéens. Apollon leur avait envoyé la peste. Au moment d’accepter de la rendre sous les conseils du devin Calchas, Agamemnon avait demandé en compensation à ce qu’Achille lui donne la belle Briséis que le fils de Thétis avait obtenue comme étant sa part de butin. Cet amour qu’Aphrodite avait initié entre Achille et Briséis ne pouvait être brisé sans réaction de la part de ce fils qui avait choisi comme destin une vie courte et glorieuse. Lui le meilleur guerrier de tous les Achéens, allait laisser les siens se faire tuer par les Troyens à cause d’Agamemnon et rester dans sa tente cruellement ulcéré ! Comment ne pas sentir ici l’influence d’Aphrodite qui, grâce à l’amour d’Achille, permet aux autres héros de montrer leur vaillance puisque le meilleur d’entre eux n’est pas là ? Non seulement la déesse a tout fait pour que la guerre devienne ce que son père voulait qu’elle soit : une démonstration d’excellence, mais, en retardant l’entrée en scène d’Achille, elle permet aux autres héros de briller et de revendiquer l’immortalité. Or, pour que dure la guerre, elle devait faire durer l’amour de Pâris pour Hélène qui voyait cruellement tous ses anciens prétendants devant elle, mais les armes à la main. Allait-elle trahir les Troyens ? Aphrodite ne pouvait l’accepter ! Aphrodite ne se contentait pas d’aimer, quand elle le voulait, il fallait qu’on l’aime et qu’on reconnaisse sa toutepuissance sur les esprits ou sur les corps. Elle était certainement
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plus insoumise que n’importe quelle autre divinité et même Athéna devait ruser pour pondérer l’imagination de son père. Aphrodite abusait de son pouvoir et nombre de mortelles subirent ses colères. Si nous prenons le cas des femmes de Lemnos qui ne l’adoraient pas suffisamment, nous apprenons qu’elle les aurait affublées d’une telle odeur pestilentielle que leurs maris les auraient délaissées pour des captives thraces. De douleur, ou par vengeance, elles auraient alors tué leurs maris et ce n’est qu’au cours du voyage des Argonautes qu’elles auraient retrouvé les plaisirs de l’enfantement. Mais c’est peut-être avec Pasiphaé, l’épouse de Minos, qu’elle avait imaginé la plus sordide des sanctions. Pasiphaé ne l’aimait pas assez, peut-être ne se donnait-elle pas assez à son époux, mais ce dernier était volage. Toujours est-il que Minos avait gardé le magnifique taureau que Poséidon lui avait envoyé pour confirmer devant ses frères qu’il avait l’aval des dieux pour régner sur la Crète. Poséidon s’était-il vengé lui-même ? Aphrodite avait-elle saisi l’occasion de se venger indirectement d’Hélios ? Elle n’avait pas oublié qu’Hélios l’avait dénoncée à Héphaïstos et que grâce à lui elle avait été la risée des autres divinités. Pasiphaé avait la faiblesse d’être la fille d’Hélios ! Alors Aphrodite inspira à cette reine la plus folle des attirances. Elle lui fit aimer ce taureau magnifique que Minos avait mis dans son troupeau sans plus y porter d’attention. Mais, comment partager cet amour avec ce bel animal ? Elle eut alors recours à l’ingéniosité de Dédale qui fabriqua une génisse si parfaite que l’animal se laissa prendre au piège. Il ne restait plus à Pasiphaé qu’à se glisser dans cette machine parfaitement ressemblante et l’accouplement monstrueux allait pouvoir se produire. Le Minotaure allait naître et hanter la vie du couple royal jusqu’à ce que Thésée vienne tuer le monstre en le traquant dans le labyrinthe qui lui servait de prison. Comble d’ironie, Thésée devait être aidé dans son entreprise par la fille de Minos, la belle Ariane qui devait devenir l’épouse de Dionysos. Comment ne pas évoquer aussi la colère d’Aphrodite contre l’épouse de Cinyras, premier roi de Chypre, qui avait
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offensé la déesse en prétendant que sa fille était plus belle qu’elle ! Inacceptable ! Aphrodite avait alors fait naître dans le cœur de cette fille, du nom de Myrrha ou de Smyrna, le désir de s’unir à son père, ce qu’elle fit douze nuits durant. Lorsque son père s’en aperçut, il voulut la tuer, mais Smyrna s’enfuit et demanda aux dieux de la protéger ce qu’ils firent en la changeant en arbre à myrrhe. Un peu plus tard l’écorce de l’arbre se fendit et le bel Adonis en sortit. Comme il était très beau, Aphrodite voulut le garder en vie et pour le cacher le confia à Perséphone. Mais la reine des Enfers le trouva elle aussi très beau et les deux déesses devinrent des rivales s’efforçant de conquérir l’amour d’Adonis. Comme Perséphone ne voulait pas rendre Adonis à Aphrodite, elle fit intervenir son père qui ordonna ce qui suit. Adonis passerait un tiers de l’année avec Aphrodite, un tiers avec Perséphone et le troisième tiers où il le voudrait. Adonis spontanément ou sous l’effet de la magie d’Aphrodite choisit de rester deux tiers de l’année avec elle ce qui ne fut pas apprécié par son amant Arès qui envoya un sanglier attaquer le jeune homme. Adonis ne put survivre aux blessures infligées par l’animal. En souvenir d’Adonis, Aphrodite fonda une fête qui était célébrée tous les printemps. On plantait des graines que l’on arrosait d’eau chaude pour qu’elles germent plus vite et ces plantations étaient appelées « jardins d’Adonis ». Elles grandissaient vite, mais elles mourraient très vite aussi ! Pour apprécier la légende d’Adonis, il faudrait tenir compte de sa dimension symbolique. L’opposition entre Aphrodite et Perséphone n’est pas quelconque et il ne faut pas oublier qu’elles représentent la vie et la mort dans ce qu’elles ont de plus originel. Adonis pourrait bien être aussi sur le chemin de la renaissance et de l’immortalité, la morsure du sanglier étant symboliquement un signe, comme nous l’apprenons avec Ulysse. Pour comprendre la puissance d’Aphrodite, nous pouvons aussi survoler la vie d’Héraclès. Nous pouvons penser, en ne retenant que l’essentiel, que le seul moment où Héraclès est amoureux, comme peuvent l’être mortels et immortels, est celui où la reine des Amazones est sur le point de lui donner sa
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ceinture. Elle est belle et accepte de se donner au héros ce qui mettrait fin à toute son initiation. Heureusement, Héra surveillait tout et déclencha une guerre où l’Amazone perdit la vie. Héraclès fera l’amour tout au long de sa vie, nous le verrons, mais ses amours le conduisent finalement sur le bûcher où il abandonnera sa matière pour devenir pur esprit. Nous pouvons penser qu’Aphrodite a utilisé toutes ses influences pour piéger le héros, mais les aèdes n’ont-ils pas fait bonne mesure ? Peut-être faut-il voir dans le comportement d’Aphrodite, celui d’une assistante d’Héra et de Zeus pour permettre à Héraclès d’aller au bout de son voyage initiatique ! N’a-t-elle pas joué un rôle un peu similaire vis-à-vis de Méléagre en le rendant amoureux d’Atalante lors de la chasse au sanglier de Calydon. C’est par amour pour cette belle chasseresse que Méléagre avait fini par tuer ses oncles et perdre la vie à l’issu d’un comportement semblable à celui d’Achille ! En réalité, Aphrodite est visible partout où une histoire d’amour commence ou s’achève. Faut-il isoler les amours de Zeus pour Ganymède, de Poséidon pour Pélops ou d’Apollon pour Admète ? Faut-il penser qu’Aphrodite n’est pas impliquée dans ces amours particulières qui sont symboliques ? La puissance d’Aphrodite n’est-elle pas à la hauteur de l’enjeu ? Les aèdes grecs n’auraient-ils pas trouvé ici la possibilité de montrer qu’un amour entre mâles, essentiellement centré sur l’admiration d’un bel éphèbe, pouvait être supérieur à l’amour ordinaire servant à procréer ? Le demi-dieu qui veut obtenir l’immortalité en recherchant une mort glorieuse doit d’abord vaincre le désir qui le tyrannise. Il y aurait encore un amour qui met en scène Aphrodite et Hermès cette fois. L’union semble avoir été facilitée par Zeus qui voulait probablement que le couple donne naissance à un être particulier qui servirait lui aussi d’exemple aux mortels. Aphrodite se refusait à Hermès et ses avances pouvaient ne pas
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avoir de résultat, lorsque Zeus décida d’intervenir discrètement. Il envoya son aigle voler une sandale d’or de sa fille alors qu’elle se baignait et la donna à Hermès. Hermès était un dieu joueur et il en profita pour taquiner la déesse. Il lui proposa de la lui rendre s’il pouvait l’aimer au moins une fois. Aphrodite ayant accepté, ils mirent au monde le bel Hermaphrodite. Les enfants qu’elle avait eu avec Arès avaient bien leur utilité dans les actions de leurs parents, mais là ? La légende d’Hermaphrodite semble nous montrer d’autres finalités vis-àvis de la procréation. Il ne s’agit plus ici d’un amour ordinaire, mais d’un amour sublimé, un amour que nous avons du mal à percevoir dans la personnalité de la déesse. Ne faudrait-il pas remonter le temps et penser qu’il ne s’agit pas de la fille de Zeus, mais de la fille d’Ouranos et de la mer au moment où Cronos venait de castrer son père ? Il avait en effet rejeté ses testicules par-dessus son épaule et ils étaient tombés dans la mer pour donner naissance à une première Aphrodite, née de l’écume de la mer ! Hermès s’était-il uni avec cette première Aphrodite ? En tout cas, Hermaphrodite échappait entièrement à la raison ou à la ruse. Il ne faudrait pas oublier que dans ses interventions cruelles, Aphrodite fit aussi la guerre à Athéna qu’elle n’appréciait pas, non seulement parce qu’elle voulait rester vierge, mais aussi parce qu’elle était son contraire, la raison s’opposant à l’amour. Elle voulait montrer sa supériorité et imagina d’utiliser son époux pour cela. Un jour où Athéna était venue demander des armes à Héphaïstos dans sa forge, Aphrodite imagina de rendre le fils de Zeus follement amoureux d’Athéna. Bien entendu, Athéna ne pouvait pas accepter les avances d’Héphaïstos, ne supportait pas l’idée d’appartenir à un dieu, qui plus est un dieu boiteux, et elle refusa les propositions du forgeron. Mais, ce dernier, bousculé par la magie de son épouse légitime, éprouva un tel désir qu’il commença par étreindre la déesse. Heureusement qu’Athéna était une farouche guerrière et qu’elle put s’enfuir à temps. J’y reviendrai en parlant d’elle.
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Il n’est pas interdit de penser que c’est avec son aide que Zeus fit enlever Perséphone par Hadès pour la conduire en Enfer où elle devait devenir une reine. Il est probable qu’Aphrodite avait suscité un amour, au moins passager, dans le cœur d’Hadès pour la belle Perséphone, mais, comme nous le verrons en étudiant les amours de Zeus, il n’était qu’un jouet dans la stratégie de son frère et l’enlèvement n’avait servi qu’à permettre à Zeus de faire l’amour avec sa fille sans redouter les foudres de sa mère Déméter. Nous découvrons ainsi qu’il est difficile de parler des amours d’Aphrodite sans parler des amours de l’ensemble des dieux et même des mortels. Elle est cette force qui domine l’acte et le désir qui le précède. Toutefois, ce que nous observons c’est que cet amour suggéré par la déesse ou ses deux fils est un amour qui se limite au rapprochement des corps, de deux corps devenus sexuellement éveillés depuis l’intervention de Cronos, de deux corps voués à se chercher éternellement. Nous pourrions penser qu’elle est celle qui permet de revenir en arrière, à l’origine de la vie, or il n’en est rien, bien au contraire. Zeus n’aurait pas supporté une telle emprise. S’il a fait naître cette fille qui, par sa magie, détourne les mortels d’une sagesse divine, de l’immortalité, c’est bien pour qu’il n’y ait plus de confusion entre les hommes et les dieux. Lorsque les mortels font l’amour entre eux ou avec des divinités, ils ne donnent pas naissance à des immortels, mieux encore ils oublient de le devenir. Il n’est pas possible d’évoquer les amours de la fille de Zeus sans parler de la fille de la mer, ou d’Ouranos. L’Aphrodite née de l’écume des vagues ne fait pas l’amour au sens ordinaire du terme, au sens physique du terme. Platon a pu dire que la fille de Zeus se rapportait à l’amour vulgaire, l’amour qui conduit à la reproduction, la fille de la mer ne pouvant alors que se rapporter à un idéal, à une sublimation de l’acte, mais faut-il opposer ces deux formes d’amour ? L’un ne contient-il pas l’autre ? Le vulgaire ne peut-il pas être sublimé ? Ne faut-il pas à son propos dépasser l’opposition artificielle entre la matière et l’esprit ?
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La fille de Zeus était certainement très belle et nous ne devons pas oublier que les mortels de la quatrième race, les demi-dieux, sont des produits de la terre ou de Gaia, par l’intermédiaire d’un couple assez particulier puisqu’il s’agit de Deucalion, fils de Prométhée et de Pyrrha, fille de Pandore et d’Épiméthée ! Ne peut-on pas en déduire que les mortelles devaient être très belles et les hommes doués d’intelligence ? Comment ne pas percevoir dans cette filiation l’origine d’un conflit permanent entre un désir d’union et la recherche du divin ? Comment ne pas détecter une préoccupation des aèdes, pour ne pas dire des hommes prenant le pouvoir sur les femmes ? Aphrodite est à leurs yeux le piège le plus efficace pour rester mortel en se contentant d’un plaisir éphémère et pouvant se reproduire à l’infini. Ce n’est pas par l’intermédiaire de la raison qu’elle opère, mais par celui de la magie qui dompte aussi bien les corps que les esprits. Peu importe que l’union soit ou non de « bonne entente » pour reprendre les termes d’Hésiode. L’essentiel est de s’unir pour oublier le plus important : la montée vers le ciel ! En situant Aphrodite au tout début de ce dictionnaire, le hasard fait bien les choses. Aphrodite est peut-être le meilleur exemple d’amante qu’il fallait aux hommes et lorsque Zeus imagine Pandore, il met en elle la beauté d’Aphrodite et le mensonge d’Hermès. Évidemment, il s’agit d’un acte symbolique, mais nous voyons très rapidement que l’amour est alors considéré comme un danger et non comme un plaisir. Il est une nécessité pour Zeus, un détournement d’attention pour les mortels. Mais, au passage, nous lisons clairement chez Hésiode le statut qu’a la femme à son époque. Elle est du butin pour les soldats selon Homère, un danger pour les mortels à qui elle réclame toujours plus, selon Hésiode. Les aèdes ont voulu instruire leurs semblables et leur faire comprendre qu’il y avait plus de danger à aimer que de bonheur à s’accoupler. Ils donnent l’impression en inventant leurs légendes, de conduire les mortels vers une vie qui n’est pas encore celle d’un ascète, mais qui s’en approche.
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APOLLON
Comment ne pas succomber à son charme ? Il est probablement le plus beau des dieux et sa jeunesse aurait pu lui donner la capacité de conquérir nymphes, déesses et mortelles, mais peut-être préférait-il jouer de la lyre plutôt que de courtiser les plus belles femmes du monde ? Avec sa taille élancée, ses longues boucles noires aux reflets bleutés, la noblesse de ses mouvements, sa stature ne trouvait de rivale que dans l’élégance des cygnes qui tiraient son char, Apollon différait d’Aphrodite par une sorte de courtoisie qui cachait merveilleusement une âme de guerrier redoutable. Archer incomparable, il ne craignait personne et pouvait tenir tête à des monstres de chair et d’os comme pouvait l’être Héraclès lorsqu’il n’obtenait pas satisfaction. Comme Aphrodite, il était le vassal de Zeus et, pour lui, il avait combattu le serpent Python qui gardait l’oracle de Delphes, le tuant pour remplacer la mantique de la Terre par celle du Ciel. Il semble bien que ce fût là son plus haut fait de gloire, mais pour comprendre ce crime, voulu pour imposer une réflexion nouvelle sur le plan oraculaire, il faudrait tenir compte de l’ensemble de la mythologie ce qui nous éloignerait de notre propos. Disons seulement qu’il faut nuancer la vassalisation de ce fils qui prendra par deux fois le contrepied de la politique de son père. Rappelons rapidement, car cela montre l’atmosphère de l’Olympe, qu’il aurait pris part à une conspiration en même temps qu’Héra, Athéna et Poséidon, qu’il était prévu de lier Zeus avec des chaînes de fer et de le suspendre en dehors de
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l’Olympe. Le complot avait échoué et il s’était retrouvé en esclavage auprès du roi Laomédon pour construire les remparts de la ville de Troie, en même temps que Poséidon. Je me suis toujours demandé si le complot n’était pas une invention des aèdes pour pouvoir dire qu’Apollon et Poséidon avaient construit les remparts imprenables de Troie ! Il semble bien que Zeus n’avait pas l’intention de lui laisser son trône et ne s’intéressait à lui que pour développer la domination de l’esprit sur la matière. Il était l’archer divin imaginé par Zeus pour distribuer les éloges ou les blâmes. Les flèches d’Apollon n’avaient pas besoin d’être empoisonnées pour apporter la mort, mais cette dernière pouvait être rapide et douce en conduisant l’élu vers l’île des Bienheureux. Comment ne pas remarquer, pour commencer, qu’il aimait la fréquentation des Muses, ces filles que Zeus avait fait naître pour répandre toutes les formes de l’esprit. Elles avaient pour mission de développer la pensée en donnant toutes leurs forces à l’éloquence, la persuasion, la sagesse, le sens du passé et chacune avait sa spécificité. Calliope, la plus digne de toutes, était chargée de la poésie épique, Clio de l’histoire, Polymnie de la pantomime, Euterpe de la flûte, Terpsichore de la poésie légère et de la danse, Érato du chant choral, Melpomène de la tragédie, Thalie de la comédie et Uranie de l’astronomie. Apollon devait aimer Thalie avec qui il devait donner naissance aux Corybantes qui accompagnaient Dionysos dans tous ses voyages. Avec Uranie il aurait donné le jour à Linos, un maître de musique qui participait à l’éducation des demi-dieux avec Chiron, mais la légende de Linos en fait aussi le fils d’Amphimaros et d’une Muse, Uranie, Calliope ou Terpsichore. Ce que la légende précise c’est que Linos avait voulu rivaliser avec Apollon dans l’art de chanter et de jouer de la lyre. Sa démesure avait entraîné sa mort. Mais, ce serait en faisant l’amour avec Psamathé, la fille du roi d’Argos, qu’Apollon aurait fait naître un autre Linos. L’enfant aurait été exposé par le roi, élevé par des bergers avant d’être dévoré par des chiens tandis que le père de
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Psamathé tuait sa fille ce qui avait révolté Apollon. Il avait alors envoyé un monstre pour ravager le pays. Pour apaiser la colère du dieu, un culte avait été créé en l’honneur de la mère et du fils, culte durant lequel on chantait des complaintes pour les honorer. S’il n’était jamais bon de déplaire à une divinité, il valait mieux ne pas s’opposer à Apollon dont les réactions pouvaient être terribles. Nous le découvrons capable de tenir tête à son père lorsque ce dernier finit par foudroyer son fils Asclépios qui redonnait la vie grâce à l’enseignement que lui avait prodigué Chiron. La naissance de cet enfant est assez particulière. Apollon avait aimé Coronis, la fille du roi thessalien Phlégias. Or, Coronis n’avait pas été fidèle à Apollon et avait fait l’amour également avec un mortel. Apollon l’avait appris par une corneille et avait tué son amante infidèle, mais au moment où elle était placée sur le bûcher qui allait consumer son corps, il avait prélevé l’enfant encore vivant. Ne pouvant le garder près de lui, il l’avait confié à Chiron pour qu’il l’éduque et c’est alors qu’il avait appris l’art de la médecine. C’est ainsi qu’Asclépios finit par ressusciter les morts ce qui rendit Zeus inquiet devant un tel pouvoir. Pour mettre fin à ce qui pouvait devenir un danger pour son règne, Zeus l’avait foudroyé. Refusant une telle sanction, Apollon, à son tour, avait mis à mort les Cyclopes qui avaient donné la foudre à Zeus, considérant qu’ils étaient les premiers responsables. Ce jour-là, Apollon avait irrité son père au point qu’il aurait pu être jeté dans le Tartare si sa mère Léto n’était pas intervenue en sa faveur. Zeus avait alors puni son fils autrement, en l’envoyant garder les troupeaux d’un mortel, ceux du roi thessalien Admète dont il rendit possible le mariage avec Alceste, la fille de Pélias. Juste une remarque. Coronis est certainement la seule femme à être placée sur un bûcher par la légende ! Est-ce pour rappeler qu’Apollon vient d’ailleurs peut-être là où la crémation existait avant que les Achéens ne la pratiquent ? Est-ce pour servir de pendant à la naissance de Dionysos ? En réalité, la situation est un peu particulière. C’est la seule fois où l’on parle véritablement du dieu comme d’un
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bouvier. Laissons de côté sa mésaventure avec Hermès qui lui volera une partie du troupeau dont il a la garde. La légende ou notre esprit retors dit que si Hermès a pu commettre son larcin c’est parce qu’Apollon n’était pas véritablement vigilant et se trouvait plus attentif à un amour inhabituel pour Admète luimême. La légende dit ouvertement qu’Admète aimait la fille de Pélias à Iolcos et que Pélias avait dit qu’il ne la donnerait en mariage qu’à un homme monté sur un char traîné par un lion et un sanglier attelés au même joug. Autant dire un homme au comportement symbolique de ces deux animaux. Apollon avait rendu la chose possible, mais, discrètement, la légende nous fait comprendre que s’il avait aidé Admète c’était parce qu’il l’aimait. Ce double comportement de lion et de sanglier était aussi le sien, celui du lion souverain et celui du sanglier toujours là pour rendre le processus d’immortalisation irréversible. Au passage, la légende nous dit aussi qu’il avait triché avec les Moires, filles de Zeus, en les enivrant. Il voulait qu’Admète ne meure pas le jour prévu par le destin et qu’une autre personne puisse prendre sa place pour descendre en Enfer. Je jour venu, personne ne voulut prendre sa place, seul sa femme, Alceste, fille de Pélias, y consentit. On dit parfois qu’Héraclès serait descendu en Enfer chercher Alceste, mais il est préférable de penser que devant un tel acte d’amour, Perséphone avait permis qu’Alceste puisse sortir du royaume des morts. Une fois encore, Apollon avait pris des risques en intervenant contre les règles dictées par Zeus, ici transmises par ses filles les Moires. N’oublions pas de considérer les flèches d’Apollon comme l’équivalent de la foudre. Apollon avait reçu son arc de son père, il ne pouvait donc pas exister de rivalité entre les deux divinités et l’opposition apparente entre le père et le fils laisse entendre que la foudre cyclopéenne pouvait être remplacée par les flèches d’argent de son fils. Ces flèches étaient associées à la justice telle que Zeus voulait la rendre et nous comprenons pourquoi le massacre, par Apollon et Artémis, des enfants de Niobé ne pouvait pas atteindre la démesure. Niobé s’était
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vantée d’avoir douze enfants alors que Léto, mère d’Apollon et d’Artémis n’en avait fait que deux ! Apollon ne semble pas avoir véritablement profité de sa beauté légendaire et ses amours n’étaient pas toujours suivies d’un bonheur durable. Ses amantes le craignaient et refusaient souvent de se donner à lui, ce qui ne pouvait que le mettre en colère et lui inspirer des vengeances. Mais Apollon était-il un amoureux ordinaire ? N’aimait-il pas surtout assurer le dépassement du plaisir ? Avec la nymphe Daphné, la fille du dieu-fleuve Pénée, Apollon ne put conclure son amour. Disons qu’il subissait la vengeance du fils d’Aphrodite, le jeune Éros. Apollon s’était moqué de lui en le voyant se servir de son arc. L’arc était son arme par excellence et la comparaison avait seulement conduit à quelques railleries sympathiques. Mais Aphrodite et son fils ne faisaient qu’un. Apollon devint une cible pour le petit archer et le résultat de son tir fut le désir infligé au dieu de s’unir avec Daphné. Or la nymphe ne voulait pas de cette union et elle préféra s’enfuir dans la montagne où Apollon ne tarda pas à la poursuivre. Sentant qu’elle allait bientôt subir la volonté du dieu, elle adressa une prière à son père et lui demanda de la métamorphoser pour lui échapper. Alors, son père la transforma en laurier qui devint un arbre consacré à Apollon. Le symbole est ici évident. Le laurier est la plante mâchée par la Pythie et en relation avec le divin ! Cet amour d’Apollon ne fait que renforcer son rôle de gardien du temple, de gestionnaire du cycle oraculaire de Delphes. Avec Cassandre, l’aventure est plus compliquée et la sanction peut-être plus terrible encore. Apollon l’aimait et lui avait promis de lui donner le don de la prophétie si elle acceptait de lui appartenir. Cassandre aurait alors fait semblant d’accepter le marché et Apollon aurait donné à Cassandre ce don merveilleux qu’il avait hérité de Thémis en prenant sa place à Delphes. Après avoir acquis le don de prédire l’avenir, Cassandre refusa pourtant d’appartenir à Apollon et mit le dieu fort en colère. Pour la punir, il ne lui
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retira pas le don qu’il lui avait donné, mais il lui enleva celui de la persuasion. Cassandre pouvait connaître l’avenir, mais personne ne pouvait croire en elle et elle assistait impuissante à tout ce qu’elle aurait pu éviter à ceux qu’elle aimait. Elle savait que son frère Pâris serait à l’origine de la destruction de la ville de Troie, mais elle ne put l’empêcher. Elle aura beau prédire que le cheval de bois, laissé par les Grecs, est un piège, personne ne prendra ses craintes au sérieux et la ville sera prise par les Achéens. Tandis que le devin Laocon s’efforçait de ruiner l’entreprise des Achéens et que Cassandre disait que le cheval était rempli de guerriers, Apollon avait envoyé d’énormes serpents pour tuer le devin et ses fils, laissant les Troyens penser qu’il fallait introduire le cheval dans la ville. Symboliquement cet amour qui aurait pu sauver la ville de Troie aurait aussi mis un terme à la stratégie de Zeus qui voulait voir combattre les demi-dieux. Nous pouvons penser que pour arriver à ses fins, Zeus avait demandé à Aphrodite de ne pas laisser Cassandre aimer Apollon. Elle ne devait pas convaincre les Troyens que l’arrivée d’Hélène allait provoquer la destruction de la ville. L’attitude d’Apollon pendant cette guerre peut surprendre, mais le passé peut justifier le présent. Certes, Apollon est aux côtés des Troyens pendant la guerre, mais après la mort d’Hector il ne semble pas avoir oublié l’affront que lui avait fait Laomédon lorsqu’avec Poséidon il avait construit les remparts de la ville. Une fois de plus, l’amour d’Apollon apparaît comme le complément d’une pensée contraire au simple plaisir d’une rencontre amoureuse. Il ne s’agit pas de produire des enfants, mais de transcender un état de mortel, de connaître un art qui n’appartient qu’aux dieux : ici, la prémonition. Pour la petite histoire, nous pourrions être surpris de voir qu’Apollon, qui avait péniblement appris cet art grâce à l’enseignement de Thémis, pouvait en disposer de la sorte. En fait, l’aventure qu’il vit avec Cassandre ne fait que renforcer l’idée que Zeus avait tout prévu, y compris le rôle joué par Cassandre, autant que celui joué par Aphrodite.
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Nous pouvons enfin rappeler un amour impossible. Apollon aimait Marpessa, la fille d’Évenos, le fils d’Arès, mais elle fut enlevée par Idas, le fils d’Apharée, un cousin des Dioscures. Il avait enlevé la belle Marpessa sur un char ailé offert par Poséidon. En poursuivant Idas, Évenos s’était tué, mais Apollon attendait le fils d’Arès et ils commencèrent à se battre lorsque Zeus décida d’intervenir. Il donna la possibilité à Marpessa d’aimer qui elle voulait et elle choisit Idas, parce qu’elle craignait d’être abandonnée par le dieu lorsqu’elle vieillirait. Si ses amours ne semblent pas combler le divin Apollon, surtout lorsqu’il s’agit d’aimer des nymphes ou des mortelles, filles de roi, il en va de même de ses amours avec de jeunes et beaux garçons. Le plus célèbre est certainement son amour avec Hyacinthos. Il était d’une très grande beauté et Apollon ne pouvait qu’en devenir amoureux. Ils aimaient être ensemble et même lancer le disque. Un jour qu’ils le lançaient, que le disque soit porté par le vent ou qu’il rebondisse sur un rocher, Apollon, sans le vouloir bien entendu, atteint son jeune ami à la tête et le tua. La légende nous dit que le chagrin d’Apollon fut intense et que pour honorer son amant, Apollon aurait transformé le sang qui coulait de sa blessure en fleur. L’ « hyacinthe », ou jacinthe, serait la transformation de son ami en fleur et le souvenir d’une tristesse profonde. Apollon devait s’éprendre aussi d’un autre jeune homme du nom de Cyparissos. Un très beau garçon, mais il était aimé également par le dieu Zéphyr. Cyparissos avait comme compagnon un cerf apprivoisé et même sacré. Or, il arriva qu’un jour d’été, alors que le cerf dormait, Cyparissos s’entraînait à lancer le javelot et le tua par mégarde. Désespéré, le jeune homme implora alors les dieux pour que ses larmes puissent couler éternellement. Comme il ne pouvait s’arrêter de pleurer, son corps se dessécha et Apollon le transforma en cyprès, l’arbre de la tristesse. Comment ne pas penser que Zéphyr, jaloux d’Apollon, avait dévié la trajectoire du javelot et
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entraîné la mort du cerf pour contrarier à la fois l’amant et le dieu dont il était jaloux ? Avec Apollon, nous découvrons que l’amour n’est pas seulement un retour vers l’unité, une association de deux éléments complémentaires pour donner naissance à un être qui reste mortel. Les amours d’Apollon pourraient bien nous apprendre à dépasser ce genre d’accouplement et à nous orienter vers une sublimation du désir qui ne se contenterait plus de l’union éphémère de deux corps. Une légende nous apprend qu’il aurait fréquenté la devineresse Mantô et qu’il aurait eu avec elle un fils qui était supérieur au devin Calchas. Mopsos, comme bien d’autres, manifestait le pouvoir d’Apollon de dispenser les savoirs interdits. Mantô, en sortant du temple d’Apollon à Delphes aurait dit un jour qu’elle s’était unie avec le dieu à l’arc d’argent. Faut-il rappeler que Mantô était la fille de Tirésias ? La légende nous la montre guidant son père aveugle après la destruction de Thèbes par les Épigones. Nous restons bien dans un contexte amoureux particulier et nous pouvons dire que les amours d’Apollon sont essentiellement des amours sublimées, y compris avec de jeunes et beaux garçons. Il faudrait relire Platon pour bien comprendre ce que les aèdes ont amorcé, plusieurs siècles avant, en faveur de l’amour des idées.
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ARÈS
Nous avons déjà parlé des amours d’Arès et d’Aphrodite. Certes, il était un beau parti pour Aphrodite et nul doute que leurs rencontres amoureuses aient été fort intenses. Mais, Arès n’a pas eu que la déesse de l’amour pour trouver du plaisir, un plaisir qu’elle portait toujours à son extrême volupté. Il est compréhensible que les deux amants aient pu oublier la plus habituelle des discrétions et la plus grande prudence ! C’est ainsi que le soleil avait pu les voir, les observer dans leurs ébats et le faire savoir au mari trompé. Les aèdes, surtout Homère, représentent souvent Arès comme un dieu sans cervelle, au comportement instinctif plus que raisonné. Il semblerait qu’il en soit de même d’Aphrodite qui n’avait pas un seul instant douté du départ de son mari pour profiter de son absence dans les bras de l’être aimé. Nous pouvons aussi penser que la légende nous invite à comprendre qu’il s’agissait d’un amour fou, un amour des plus sensuels et que les deux amants, ne pensant qu’au plaisir qu’ils se donnaient mutuellement, aient plu négliger la plus minime prudence. N’oublions pas qu’entre immortels l’amour est totalement délivré de l’idée même de reproduction ! Ordinairement, les enfants d’Arès étaient des êtres violents, des êtres plus proches des dieux anciens que des dieux capables de penser leurs actes avant de les vivre. C’est en Thrace qu’Arès et la nymphe Harmonie s’étaient unis pour donner naissance aux Amazones. Il ne semble pas qu’Harmonie soit ici la fille d’Arès et d’Aphrodite, encore que rien ne puisse nous surprendre quant aux unions qui peuvent avoir lieu entre membres d’une même famille et en
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dehors de la plus stricte chronologie. Elle ne serait pas l’épouse de Cadmos. Les légendes nous trompent parfois en se servant du même nom pour désigner des individus très différents, ou encore des individus liés par des liens de parenté, mais il est permis de penser qu’Arès n’a pas pu mettre au monde les Amazones sans une partenaire. Elle pourrait être une fille d’Atlas et ils se seraient alors unis dans l’île de Samothrace. Toutefois, le nom même devait avoir une valeur symbolique. Lorsque nous apprenons que les Amazones sont des guerrières qui se gouvernent sans l’aide des hommes, ne s’accouplent que pour avoir des serviteurs, traitent les hommes en esclaves ou les tuent, ne gardant auprès d’elles que les filles, adorent Artémis, la déesse vierge et chasseresse, tout l’opposé d’Aphrodite, nous pouvons comprendre que les légendes, revues et corrigées par le biais de l’écriture fassent abstraction d’un temps qui n’était pas encore sous le contrôle de Zeus. Hésiode ne place-t-il pas la troisième race d’hommes sous l’autorité d’Arès ? Dans ce cas, cet Arès pourrait ne pas être le fils de Zeus et d’Héra. Il serait un dieu lointain annexé aux dieux grecs par les aèdes, comme Aphrodite qui serait née à Chypre ou même Apollon qui serait un dieu venu d’Hyperborée ! Ce serait cette divinité étrangère qui aurait donné aux reines de ce peuple insoumis la ceinture représentative de leur puissance et de leur nature. On comprend mieux qu’Héra, qui veillait sur l’initiation d’Héraclès ait tout fait pour que la reine Hippolyté ne lui donne pas sa ceinture autrement dit abdique devant le fils de Zeus et s’unisse à lui comme Thésée pourra s’unir à une autre reine des Amazones. D’ailleurs, les légendes ne sont pas très claires en ce qui concerne les Amazones et les amours d’Héraclès ou de Thésée. Hippolyté, qu’Héra fait mourir plutôt que de céder à Héraclès, aurait pour mère une certaine Otréré, sans qu’il soit possible de la connaître vraiment. La même information pour Penthésilée ne nous aide pas à faire la lumière. Gardons l’idée que les Amazones, filles d’Arès, sont des guerrières qui refusent l’autorité des hommes et ne s’accouplent que pour garder auprès d’elles des filles capables de combattre à leurs côtés. On sait qu’Achille aurait tué
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l’amazone Penthésilée lorsque les farouches guerrières étaient venues combattre devant Troie et qu’au moment de sa mort il aurait éprouvé un élan d’amour pour cette femme qui devait être fort belle. Elle retrouvait peut-être dans la mort un regard amoureux que son éducation guerrière avait fait disparaître ! Lorsque Penthésilée trouva la mort devant Troie, Arès aurait voulu descendre sur terre et la venger sans se soucier du destin et Zeus l’arrêta d’un coup de foudre. Cela montre que par instinct ou par amour pour son enfant, Arès n’était pas qu’un guerrier sans cervelle comme le laisse entendre Homère. Mais, contre Achille, que pouvait bien entreprendre Arès ? Achille avait pour lui l’amour que Zeus continuait à porter à Thétis. Il fallait qu’Achille meure en héros et il ne pouvait faire l’objet d’une simple vengeance. La plupart des enfants d’Arès étaient violents pour ne pas dire monstrueux, ce qui pourrait bien confirmer la thèse d’une origine lointaine et antérieure. Avec Pyréné, qu’il ne faut pas confondre avec la fille du roi Bébryx, il eut trois fils qui furent tués par Héraclès : Cycnos, Diomède de Thrace et Lycaon. Cycnos passait aussi pour être le fils d’Arès et de Pélopia une fille de Pélias. C’était un brigand qui attaquait les pèlerins se rendant à Delphes et c’est Apollon qui aurait demandé à Héraclès d’intervenir. Au moment où Héraclès tuait Cycnos, Arès allait se précipiter pour venger son fils quand Athéna intervint. Elle fit dévier la lance d’Arès alors que celle d’Héraclès atteignait le dieu à la cuisse, le forçant à remonter dans l’Olympe. Diomède de Thrace faisait dévorer les étrangers de son pays par ses juments. Cette fois c’est Eurysthée qui avait chargé Héraclès de mettre un terme à cette coutume monstrueuse. Après un combat nécessaire, le fils de Zeus avait pu enfin ramener les juments à Eurysthée qui les avait laissées en liberté. Elles avaient été dévorées par des fauves dans le massif du mont Olympe. Quant à Lycaon, il est peu connu comparativement à d’autres héros qui portent le même nom. Il aurait défié Héraclès à la lutte et en serait mort. Avec la fille du dieu-fleuve Asopos : Harpinna, Arès aurait donné naissance à Oenomaos, mieux connu pour sa mort
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lorsque Pélops vint demander la main de sa fille. Il avait l’habitude de proposer une course de chars aux prétendants et comme il possédait des chevaux ailés, il les mettait à mort régulièrement en les tuant avec sa lance. Il ornait le temple de son père à Corinthe avec leurs dépouilles. Lorsque Pélops fut renvoyé de l’Olympe où il servait d’échanson à Poséidon, il tomba amoureux d’Hippodamie, la fille d’Oenomaos et grâce aux chevaux que lui avait donnés Poséidon, grâce aussi à l’intervention du cocher du fils d’Arès, il put mettre un terme à cette course perdue d’avance. Cette fois c’est Pélops, fils de Tantale, qui intervenait pour mettre à mort ce fils monstrueux qui était alors roi de Pise en Élide. Autant dire qu’Arès ne pouvait donner naissance qu’à des êtres monstrueux et que ces derniers devaient disparaître dans un monde policé et ordonné par Zeus. Cela pourrait surprendre lorsque l’on imagine le plaisir que peut éprouver Aphrodite à fréquenter Arès et à lui donner des enfants. En réalité ces enfants sont des symboles plus que des êtres manifestés. Il est dit qu’ils accompagnent leurs parents, mais il s’agit probablement des forces qu’Arès et Aphrodite utilisent dans chacune de leurs interventions. Arès et Aphrodite ne sont pas des divinités opposées, et leur relation sexuelle est là pour nous inviter à les considérer comme étroitement associés. Si Arès aime la guerre, Aphrodite se bat pour imposer l’amour et même des sanctions contre ceux qui résistent et lui font obstacle. Nous avons l’habitude, en parlant d’amour, de considérer essentiellement l’acte qui permet la procréation en apportant du plaisir, du moins lorsqu’il s’agit d’une bonne entente. Mais l’amour d’Arès pour Aphrodite pourrait bien intervenir aussi pour dépasser ce que Zeus avait prévu en adressant Pandore à Épiméthée. La guerre et l’amour pourraient-ils s’associer pour transcender la vie sans avoir besoin de passer par l’usage de la raison ? Il semble difficile d’aller jusque-là et les légendes de nos deux divinités ne permettent pas de le penser.
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ARIANE
Est-il possible de faire comme Thésée et de l’oublier pendant qu’elle dort ? Elle est la fille de Minos, donc la petite-fille de Zeus et d’Europe. Elle est aussi, bien entendu, la fille de Pasiphaé et l’on oublie peut-être trop qu’elle est alors la petite fille d’Hélios. C’est de son grand-père qu’elle tient la lumière et l’une des légendes concernant Thésée, laisse entendre qu’Ariane lui aurait donné une lumière pour sortir du labyrinthe. Or, il ne peut s’agir que d’une lumière divine, se rapportant à une Nuit originelle, celle que possèdent les divinités de première génération, une lumière en rapport avec le sommeil, l’instant où tout mortel se rapproche du Ciel sans aucun effort. Les aèdes veulent voir une rencontre amoureuse intense entre Thésée et Ariane, mais Thésée est venu combattre le Minotaure et il cherche surtout à égaler Héraclès son héros. Il n’est pas un mortel qui entreprend un voyage initiatique et ne peut pas bénéficier de l’aide d’Ariane. La suite de son aventure le montre. Il est venu combattre, il a gagné, il revient à Athènes où il deviendra roi après la mort de son père. Il a rencontré Ariane sur sa route au mauvais moment ! Son mariage avec Phèdre, la sœur d’Ariane, n’est-il pas un argument en faveur de l’incapacité de Thésée à devenir immortel ? Phèdre n’est pas comme Ariane et la légende nous le montre. Le mariage d’Ariane avec Dionysos apparaît comme nettement plus harmonieux. À côté du jeune dieu, elle peut
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ressembler à une jolie mortelle, mais elle est une mortelle qui porte en elle la lumière divine et Dionysos ne s’y trompe pas. Elle sera la femme idéale pour l’aider à conquérir des âmes. Ariane, une fois immortalisée, grâce aux flèches d’Artémis, deviendra la reine des Bacchantes et accompagnera Dionysos dans sa marche triomphale sur Terre et dans le Ciel. C’est elle qui dirigera les chants et les danses sacrées et nous comprenons que Dionysos ait pu tomber amoureux de cette belle descendante d’Hélios. A-t-elle eu réellement des enfants avec lui ? Nous retrouvons ici, le même problème qu’avec les enfants de Calypso. Ils sont des forces plus que des manifestations typiquement mortelles. Les légendes lui en donnent quatre : Thoas, Staphylos, Oenopion et Péparéthos. Nous retrouverons Thoas en parlant d’Hypsipyle. Dionysos et Ariane n’ont pas besoin d’enfants pour être heureux et il est permis de penser qu’ils vivront dans le Ciel la plus merveilleuse des vies éternelles.
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ARTÉMIS
Que retenir d’elle en dehors du fait qu’elle était vierge et qu’elle est resté éternellement jeune. On a vu que sous l’influence maléfique d’Aphrodite, Orion aurait essayé de la violer sans y parvenir. La majeure partie de ses aventures mythiques sont en rapport avec des sacrifices oubliés comme celui d’Oenée, le père de Méléagre qui devait subir les conséquences d’une sanction divine. Artémis mécontente d’avoir été négligée par Oenée avait envoyé un sanglier monstrueux à Calydon pour ravager son pays et Méléagre avait rassemblé un grand nombre de héros pour mettre fin à ses déprédations. Certaines légendes disaient que Méléagre était un fils d’Arès ! Quoi qu’il en soit, Artémis se trouvait à l’origine d’un rassemblement de mortels à la recherche de l’immortalité et nous pouvons penser que la sanction d’Artémis n’était qu’une intervention voilée en faveur des mortels capables de vivre un exploit, capables de vaincre le monstre qui sommeillait encore en eux. Le sanglier est souvent, surtout lorsqu’il est solitaire, un monstre qui manifeste une autorité spirituelle. Lorsqu’il blesse un mortel, c’est le plus souvent pour l’inviter à poursuivre une initiation et l’on se souvient qu’Ulysse fut lui-même blessé par un sanglier avant de vivre la guerre de Troie. On attribue aux flèches d’Artémis un rôle qui peut nous éclairer sur la nature de la déesse. Si elle s’en sert pour chasser le plus souvent, elle les envoie aussi sur les femmes qui meurent en couches. On dit aussi qu’elles apportent une mort subite et sans douleur, comme celles de son frère Apollon. Lorsqu’elle poursuit le géant Tityos alors qu’il cherchait à
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violer sa mère et que Zeus avait caché sous la surface de la Terre, il est clair qu’elle surveille les amours qui ne sont pas de bonne entente et peut rendre justice sans avoir besoin d’en référer à Zeus bien qu’il soit son père. Nous pourrions nous demander pourquoi elle n’intervient pas pour défendre Perséphone ? Mais nous oublions alors que Zeus a dérobé sa fille à la surveillance du Soleil, qu’il l’a placée sous Terre et qu’il devenait impossible de surveiller son père se préparant à violer sa fille. Si Artémis semble prendre la défense systématique des femmes qui voudraient rester vierges, elle aime aussi que des hommes négligent Aphrodite et préfèrent se complaire à chasser et à l’honorer, ce qui est aussi une façon de l’aimer. Ce sera le cas d’Hippolyte, le fils de Thésée, qui n’aimait pas les femmes et honorait plus que toute autre divinité Artémis. La jalousie d’Aphrodite sera à l’origine de la mort de cet amant particulier qui, ne l’oublions pas était aussi l’enfant d’une Amazone. Nous retrouvons souvent cette allusion à une sorte d’amour impossible qui existe entre un mortel et une divinité, amour qui n’est en rien comparable à celui que connaissent deux mortels qui se désirent pour la satisfaction physique la plus élémentaire et la procréation. Artémis est certainement une déesse qui prend plaisir à être aimée sans que sa virginité soit remise en question, disons à être adorée. Au contraire, lorsqu’elle n’est pas aimée, ou seulement dégradée par des propos inacceptables comme ceux d’Agamemnon, elle peut devenir terrible et cruelle. Devant la démesure d’Agamemnon, elle interdit aux fils d’Éole de souffler pour permettre le départ de la flotte grecque en direction de Troie et réclame le sacrifice d’Iphigénie ! Qu’il est dangereux d’oublier d’honorer les dieux et qui plus est la sœur d’Apollon ! L’aventure vécue par Callisto, la plus belle, est aussi une histoire d’amour à laquelle est liée Artémis. Callisto était sa compagne favorite lorsqu’elle fut aimée par Zeus et lui donna un enfant du nom d’Arcas. Comme d’habitude, Héra était jalouse, mais cette fois il semble bien que ce soit Artémis qui
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n’ait pas supporté que sa meilleure amie perde ainsi sa virginité. Elle l’aurait transformée en ourse avant de la chasser avec son arc et ses flèches. Arcas, pour sa part, aurait été recueilli par le père de Callisto, le roi d’Arcadie qui s’appelait Lycaon. Lycaon pour éprouver la clairvoyance de Zeus avait coupé Arcas en morceaux pour le lui faire manger, mais Zeus ne s’était pas laissé prendre au piège, avait rendu la vie à Arcas et changé Lycaon en loup. Arcas serait alors devenu roi à la place de son père.
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ATHÉNA
Tout le monde sait qu’Athéna était vierge ! Lorsqu’elle sortit de la tête de son père, toute armée dit la légende, elle était prête à faire la guerre et Zeus avait terriblement besoin d’elle pour lutter contre les dieux de première génération, ces dieux monstrueux qui ne pensaient pas beaucoup. Si Zeus l’avait fait naître de son crâne, c’est bien parce qu’elle était sa meilleure idée, et qu’il se préparait à imposer l’idée qu’il personnalisait comme valeur essentielle et comme règle fondamentale de l’existence. Elle allait l’aider à combattre ou maîtriser, car les dieux de toutes les générations sont immortels, les divinités qui ne pensaient pas comme lui et gardaient pour la matière, autrement dit Gaia, un amour intolérable. Il est probable qu’en suivant les poètes on puisse faire d’elle une sorte de guerrier aux allures de femme, que l’on puisse voir en elle l’équivalent d’un sexe qui n’était pas le sien. Ce n’était pas une transsexuelle. Elle était belle, probablement plus martiale qu’Aphrodite, mais lorsqu’elle n’était pas vêtue de l’égide, ne portait pas sa lance et son bouclier, lorsqu’elle était habillée en femme élégante et soucieuse de sa beauté, elle devait plaire à tous ces dieux qui n’avaient pour véritable distraction que le plaisir d’aimer. Lorsque Éris, la Discorde, lança une pomme d’or et demanda que l’on compare la beauté d’Héra, d’Athéna et d’Aphrodite, lorsque Pâris fut choisi par Zeus pour qu’il choisisse la plus belle des trois déesses, nous pouvons penser qu’elles étaient belles toutes les trois. En fait, il ne s’agissait pas de beauté au sens où nous l’entendons ordinairement. La preuve est que Pâris n’avait pas choisi sur ce critère esthétique pour les
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départager. Autrement dit, chacune avait offert au beau Pâris ce qu’elle manifestait dans le monde divin. Pâris avait alors choisi Aphrodite ce qui ne saurait se traduire par une absence de beauté chez Athéna. Athéna était coquette et appréciait de porter du beau linge. D’ailleurs, elle tissait merveilleusement et se confectionnait des habits qui ne pouvaient que la rendre désirable. Les dieux se méfiaient-ils d’elle parce qu’elle était la fille de Zeus ou bien parce qu’ils craignaient d’avoir à lutter contre elle au lieu de lui offrir une tendresse de bonne entente ? Le fait est que c’est Héphaïstos, le dieu qui personnifie le feu qui osa négliger sa volonté de rester vierge. Il était de glace devant Aphrodite et voila qu’il devint aussi ardent que le feu devant elle. Affublé d’une légère boiterie, il n’était probablement pas disgracieux, comme sont les bouffons ordinaires. Homère nous le présente comme un dieu enjoué qui a toujours de bons mots à la bouche et cherche à détendre l’atmosphère au sein de l’Olympe lorsque les dieux assemblés redoutent la colère du monarque. Il se comporte souvent comme un échanson et pour le découvrir suant soufflant, en plein effort, il faut lui rendre visite dans sa forge où depuis qu’il a séjourné au fond de la mer chez Téthys, il est devenu un véritable orfèvre. Or c’est au cours d’une visite à sa forge qu’Athéna devait rencontre un dieu lubrique, saisi d’un désir qui dépassait tout entendement. Athéna plaisait à Héphaïstos qui lui forgeait des armes et ce jour-là il n’avait pas pu retenir son ardeur de mâle dominé par un feu qui n’avait rien à voir avec celui de son art. Les deux divinités qui s’appréciaient autrement en d’autres lieux et à d’autres moments étaient certainement dépassées par l’événement et nous pouvons comprendre que cet amour non partagé ne pouvait durer bien longtemps, juste le temps d’une sorte de lutte dont Athéna put heureusement se dégager à temps. Toujours est-il qu’Héphaïstos avait joui et que son sperme avait inondé la cuisse de la déesse. La légende ne dit pas si, soulagé, le dieu boiteux retrouva ses esprits et demanda pardon à cette partenaire à la fois surprise et révoltée. D’autres auraient pris la fuite, mais Athéna chercha d’abord à écarter ce sperme qui coulait sur sa chair. Ayant trouvé de la laine elle s’en essuya et
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jeta le tout à terre où la semence d’Héphaïstos au contact de la terre donna naissance à un enfant qu’Athéna récupéra pour le garder, puis l’élever. La légende nous dit que cet enfant, qu’Athéna appela Érichthonios en souvenir de la laine et de la terre qui avaient permis de le faire naître, avait été enfermé dans une corbeille servant de berceau et confié aux filles de Cécrops le premier roi d’Attique selon la légende. Curieuses, les filles avaient voulu voir ce que contenait la corbeille et s’étaient enfuies lorsqu’elles avaient découvert que le corps de cet enfant se terminait par une queue de serpent comme les êtres nés de la Terre. D’autres légendes disent qu’en ouvrant le berceau elles avaient vu Érichthonios s’en échapper sous la forme d’un serpent ! Les jeunes filles seraient devenues folles et se seraient donné la mort en se précipitant du sommet de l’Acropole. Les légendes disent aussi que le serpent s’était caché derrière le bouclier d’Athéna dans son temple où la déesse devait l’élever avant qu’il ne devienne le premier roi mythique d’Athènes. Peut-on dire qu’Athéna eut un enfant d’Héphaïstos ? Cela semble difficile. Mais on perçoit très nettement toute la symbolique de l’aventure. Ne peut-on pas ajouter rapidement que nous avons là une image qui nous fait comprendre comment le feu de la Terre fut élevé par Athéna pour devenir raisonnable et changer de nature, passer de la matière à l’esprit, perdre sa nature de serpent pour devenir monarque d’Athènes. Le feu de la Terre étant dompté par la raison, il pouvait alors régner. Cet amour particulier montre que l’esprit domine la matière, qu’Athéna en l’éduquant peut la rendre à même de servir l’ordre imposé par son père. Athéna domine ici la force aveugle d’un dieu qui se comporte ici comme un monstre uniquement guidé par un désir incontrôlable. Il n’y a pas destruction de la matière, mais domestication, éducation, élévation et le désir d’accouplement conduit ici à une sorte de récupération des forces primordiales au service de la pensée devenue règle de vie.
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ATLAS
Il fait partie des divinités de première génération. Son père est le Titan Japet tandis que sa mère est l’Océanide Clyméné. Il est aussi le frère de Ménoetios, de Prométhée et d’Épiméthée. Tout le monde sait qu’après la guerre contre les Géants, il fut condamné par Zeus à porter la voûte du Ciel sur ses épaules. Il est difficile d’associer cette punition hautement symbolique et la demeure attribuée par les aèdes à ce géant qui passe aussi pour avoir aidé Zeus à prendre les pommes d’or au jardin des Hespérides ! En effet, sa demeure se situerait à l’extrême Occident, non loin de ce jardin réservé aux divinités de seconde génération, mais gardé par un dragon à cent têtes, né de Typhon et d’Échidna. Ce n’est qu’à partir d’Hérodote que l’on commencera à parler d’une montagne et non d’un dieu : le mont Atlas situé en Afrique du Nord. En ce qui nous concerne ici, Atlas est le père de plusieurs enfants. Il aurait donné naissance aux Hespérides, les Nymphes du Couchant, avec Hespéris, mais les légendes hésitent sur cette naissance et attribuent l’apparition de ces Nymphes à la Nuit, plus tard à Thémis au moment où Zeus en aurait fait son épouse. Hespéris serait la fille d’Hespéros, luimême étant probablement le frère d’Atlas. Les rapports amoureux à cette époque n’étant pas ce qu’ils sont devenus, tout est possible dans le royaume des dieux. Le plus important est de retenir qu’Hespéros semble avoir été le premier astronome. Il serait monté sur le mont Atlas pour y observer les étoiles. C’est alors qu’une tempête de vent l’aurait emporté et les mortels qui
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l’aimaient auraient imaginé qu’il avait été emporté dans le Ciel où il serait devenu une étoile. Il serait alors le dieu qui amène chaque soir le repos de la Nuit. Les autres enfants d’Atlas sont aussi étroitement liés à l’astronomie ! Ce serait avec Pléioné qu’il aurait enfanté les Pléiades et les Hyades. Pléioné était la fille d’Océan et de Téthys. Les Pléiades étaient sept sœurs qui furent divinisées et devinrent des étoiles formant la constellation dite des Pléiades. La légende nous dit qu’elles épousèrent presque toutes des divinités. Seule, Méropé aurait épousé le mortel Sisyphe et en aurait eu honte, ce qui serait la cause de son éclat plus faible dans le Ciel. Sisyphe était tout de même le fils d’Éole, le dieu des vents ! Pour les Hyades, qui sont aussi des étoiles et forment une autre constellation, on dit qu’elles auraient été divinisées et placées près des Pléiades au moment où elles s’étaient suicidées alors qu’elles ne pouvaient se consoler de la mort de leur frère Hyas. Il aurait été soit piqué par un serpent, soit mordu par un sanglier, soit dévoré par un lion en Lybie. Cela indiquerait symboliquement qu’il aurait été préalablement élu par les dieux et qu’il aurait obtenu lui aussi l’équivalent de l’immortalité. Enfin, on donne parfois Dioné comme fille d’Atlas. Les légendes diffèrent, comme souvent, et si on fait de Dioné la fille d’Ouranos et de Gaia, on en fait aussi la fille d’Océan et de Téthys, autrement dit une Océanide. Lorsqu’on la dit fille d’Atlas, on lui donne alors comme enfants : Niobé et Pélops qu’elle aurait eu avec Tantale. Disons qu’Atlas n’a pas commis d’acte répréhensible comme Tantale, par exemple, et nous pouvons penser que son seul tort fut d’être géant. Il ne sera pas précipité dans le Tartare, ses enfants seront divinisés, lui-même sera au service des dieux en soutenant le Ciel avec ses épaules ce qui pourrait signifier que la Terre porte le Ciel !
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BELLÉROPHON
Être fils de Poséidon ne suffit pas. Pour monter au Ciel, la demeure de Zeus, il faut plaire au monarque et ne pas montrer de la démesure à son égard. Bellérophon en fera les frais à la fin de sa vie, car bien que fils spirituel du dieu de la Mer, fils de Glaucos et descendant de Sisyphe, il est d’abord mortel. Obligé de s’exiler à la suite d’un meurtre accidentel, Bellérophon commence par vivre la même situation que le fils de Thésée. La femme du roi de Tirynthe, qui l’a purifié, tombe amoureuse de lui et craignant des conséquences à la suite du refus que lui oppose notre héros, elle se retourne contre lui, l’accuse et demande à son époux de le tuer. Heureusement, l’hospitalité est une valeur suprême et il refuse. Par contre, il dirige Bellérophon vers son beau-père avec une lettre explicite. Heureusement pour lui, le beau-père commence par l’envoyer combattre un monstre du nom de Chimère : lion par-devant, dragon par-derrière, avec une tête de chèvre qui soufflait des flammes. Il est évident que l’enchaînement des événements correspond à une mise sous tutelle et que le beau-père, roi de Lycie, joue ici le rôle d’un hiérarque. Bellérophon commence un voyage initiatique en abandonnant le monde ordinaire et en se confrontant à des monstres. N’oublions pas que Chimère est la fille de Typhon, qu’elle trouve ses forces dans la Nuit originelle alors que notre héros est en route vers la lumière du Ciel. Ce jour-là, Bellérophon pourra monter Pégase qu’il a trouvé en train de boire à la fontaine Pirénè, près de Corinthe.
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En chevauchant Pégase et en s’élevant dans les airs il finit par tuer Chimère à la grande surprise de son hôte qui ne peut toujours pas le tuer comme le voulait le roi de Tirynthe. Après avoir lutté contre des voisins indésirables, toujours pour le compte de son hôte, Bellérophon apparaît comme un fils de divinité. Non seulement il est pressé de rester près de ce roi reconnaissant, mais il est invité à en épouser la fille avant de lui laisser son royaume à sa mort. Il semble que nous puissions interpréter ce mariage et ce règne comme la fin du voyage initiatique. Mais Bellérophon redevient un mortel ordinaire et nous comprenons mieux la fin de sa vie, décidée par Zeus une fois de plus. La légende nous dit que, plein d’orgueil, Bellérophon essaya de monter au Ciel en enfourchant une nouvelle fois Pégase. Il n’avait donc pas oublié le royaume de Zeus, mais il ne le méritait plus. Zeus, refusant son entrée dans le Ciel aurait alors envoyé un taon pour piquer Pégase. En se cabrant, il aurait désarçonné son cavalier qui serait retombé sur terre dans un buisson d’épines ce qui l’aurait rendu aveugle. Fils spirituels de Poséidon, Ébranleur de la Terre ou roi de la Mer, Bellérophon revient à ses origines, mais nous pouvons nous demander si la sanction n’est pas surtout une dernière étape dans sa conquête de l’immortalité. Ne faut-il pas être un mortel aveugle pour mériter de rencontrer les dieux ? Une fois encore, nous voyons comment l’amour, manipulé par les dieux, Zeus en particulier, sert aussi à éloigner les demi-dieux d’une fécondité contraire à la métamorphose divine.
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CADMOS
En laissant la priorité à son épouse Harmonie, comment ne pas risquer quelques redites. Mais il est aimé de Zeus ! Il est le fils d’Agénor et de Téléphassa, or Agénor est le fils de Poséidon. De sa mère la légende ne dit pas grand-chose. Ce que l’on retiendra c’est qu’après l’enlèvement d’Europe, l’une des filles d’Agénor, le père avait demandé à tous les membres de sa famille de partir à sa recherche. Cadmos était parti avec sa mère qui devait mourir d’épuisement. Bien entendu, personne ne retrouva Europe que Zeus avait conduite en Crète. Le seul amour connu de Cadmos est Harmonie et nous pouvons penser qu’il est le fruit d’une machination de Zeus par rapport à la ville de Thèbes. Hésiode ne s’y trompe pas lorsqu’il nous parle de sa quatrième race qui devait s’éteindre devant Thèbes puis devant Troie. Pour comprendre l’enchaînement qui conduit à la naissance des enfants qui porteront sur eux le poids du destin tissé par les filles de Zeus, il faut commencer par parler de Thèbes, du moins de Cadmée, la citadelle construite par Cadmos. Cette construction aura pour fondation la mort d’un fils d’Arès, le dragon qui gardait la source où il devait prendre de l’eau pour effectuer le sacrifice qu’il devait faire après avoir enseveli la vache prophétique qui l’avait guidé jusque-là. Le monstre avait tué ses hommes chargés de ramener de l’eau et à son tour il avait tué le monstre. Nous avons ici le début d’une prise de pouvoir par Zeus qui indirectement s’impose par la
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présence d’Athéna. En effet, la fille de Zeus, conseille à Cadmos de semer les dents du dragon et lorsqu’il s’exécute, des hommes armés sortent de terre à la place des dents. Devant ce nouveau danger, Cadmos à l’idée de jeter des pierres au milieu d’eux et, se croyant attaqués, ils finissent par se battre, seuls cinq sparti, ou hommes semés, restant en vie. L’un d’eux : Échion épousera plus tard l’une des filles de Cadmos : Agavé. Autrement dit, Cadmos doit vivre les étapes d’une immortalisation qui lui est réservée, mais qui vont l’entraîner d’abord vers une sanction. Ayant tué un fils d’Arès, il doit être purifié de son meurtre et doit expier. Pendant huit ans, il devra servir Arès comme un esclave à la suite de quoi il pourra devenir le roi du pays où s’élèvera la ville de Thèbes. Zeus semble satisfait et n’attend pas pour marier Cadmos avec Harmonie. Nous parlerions aujourd’hui d’un mariage arrangé, mais il n’est pas le seul dans la mythologie, il faut bien le reconnaître. Cadmos a-t-il choisi sa femme : non ! A-t-il été attiré par sa beauté, a-t-il éprouvé du désir avant de s’unir à elle : c’est peu probable. La légende le dirait, car elle le précise chaque fois que tel est le cas. Cadmos et Harmonie sont deux personnes qui sont chargées de mettre en branle un processus de destruction géant, de combat à l’échelle humaine, de lutte symbolique que chaque mortel ou demi-dieu doit entreprendre pour plaire à Zeus. Cadmos aura plusieurs enfants, des filles surtout : Autonoé, Ino, Agavé et Sémélé. Il n’aura qu’un fils Polydoros dont le seul mérite semble d’avoir mis au monde le grand-père d’Œdipe : Labdacos. Les trois filles jouèrent des rôles importants dans la mythologie, plus particulièrement dans la montée du pouvoir de Zeus et dans ses prévisions de tyran. Agavé qui épousera Échion aura Penthée pour fils. Il deviendra le roi de Thèbes, mais les médisances d’Agavé à l’égard de Sémélé causeront la mort de son fils lorsque Dionysos reviendra de l’Inde et que Penthée s’opposera à son culte. Dans un accès de démence, croyant voir un lion alors que c’était son fils déguisé qui l’observait, elle l’avait attaqué, lui avait coupé la tête et ne s’en était aperçue qu’après l’avoir apportée en triomphe dans la ville.
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Autonoé est une fille pratiquement ignorée des aèdes. Ino, par contre est appelée à jouer un rôle important dans la naissance de Dionysos et indirectement dans les aventures de Jason. Mariée une première fois, elle avait eu deux enfants : Phrixos et Hellé. Ils sont liés à la légende de la Toison d’Or. Alors qu’elle était mariée à un second mari, Athamas, et que sa sœur Sémélé était morte foudroyée par la lumière que rayonnait Zeus, elle avait demandé à son époux de prendre la garde du petit Dionysos. Bien entendu, cela ne suffisait par pour Héra dont les aèdes soulignent une fois de plus la jalousie. Elle envoya la démence chez ce couple qui finit par massacrer ses propres enfants. Ino se serait alors jeté à la Mer avec son enfant dans les bras devenant alors Leucothée, une déesse marine, celle qu’Ulysse rencontrera avant d’échapper à la mort et d’arriver chez les Phéaciens. Nous pouvons dire, en résumant ces péripéties que les enfants de Cadmos vont surtout être utiles à Zeus pour mettre au monde Dionysos et l’imposer lorsqu’il revient de l’Inde. Il est permis de penser qu’il changera d’avis en connaissant mieux son culte très différent du sien. Cadmos a-t-il joué un rôle quelconque dans cette stratégie ? Il n’est qu’un intermédiaire et n’est même pas instruit de ce qui se passera. Va-t-il être plus heureux en quittant Thèbes ? Il abandonne sa ville avec Harmonie après avoir laissé le pouvoir à Penthée, donc avant sa mort horrible. Il ne connaîtra pas la suite des bouleversements connus par Thèbes ce qui tendrait à montrer que son rôle s’achève après la naissance de ses enfants. Après avoir régné un certain temps sur les Illyriens, il fut transformé, avec Harmonie, en serpent et se retrouvèrent aux Champs Élysées. Une telle disparition du couple ne peut avoir qu’une dimension symbolique, le serpent étant une manifestation de la puissance de la Terre, et Cadmos revenant à ses origines, comme le fera Œdipe d’ailleurs ou même Thésée.
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CALYPSO
Il est difficile d’évoquer les relations amoureuses entre des divinités et des mortels sans faire référence aux amours de Calypso et d’Ulysse. En suivant les péripéties du voyage retour d’Ulysse, nous avons l’impression que le marin n’arrête pas de pleurer sur son sort et sur la difficulté de rentrer chez lui. En fait, il ne pleure pas nuit et jour et cela correspond bien à la distinction entre le Jour et la Nuit. Le Jour est fait pour le combat, les victoires ou les défaites, les joies ou les pleurs, la Nuit est faite pour le sommeil, pour les rêves ou pour l’amour. Nous le comprenons en lisant Homère, et en observant notre héros, aussi bien chez Calypso que chez Circé. Calypso n’est pas une magicienne et elle n’a pas besoin de la magie pour être aimée. Elle est une nymphe et cela devrait déjà suffire pour éveiller notre propre besoin d’amour. Elle est belle et si l’on accepte l’idée qu’elle est la fille d’Hélios, disons qu’elle a de qui tenir. Homère voudrait-il nous laisser croire qu’Athéna en est jalouse qu’il ne s’y prendrait pas mieux. D’ailleurs, lorsqu’Hermès vient la voir à la demande de Zeus, elle ne se cache pas pour le lui dire en nommant tous les dieux réunis. Voilà dix ans qu’elle gardait Ulysse près d’elle, faisait tout pour le rendre heureux, lui offrant même l’immortalité, et voila qu’elle doit renoncer à son propre bonheur parce que les dieux en ont décidé autrement ! Dans sa grotte profonde qui s’ouvre sur des jardins naturels, semblables à ceux des Hespérides où poussent des pommiers qui donnent des pommes d’or, qui ne manque pas d’eau claire et fraîche ou d’herbe tendre, elle passe son temps à tisser et à jouer avec ses servantes
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qui sont aussi des nymphes et la légende semble vouloir nous imposer, deux façons de vivre le Jour : celle des nymphes d’une part et celle d’Ulysse qui garde son regard tourné vers la Mer et pleure de rester si loin d’Ithaque, à l’extrême Occident, là où Hélios en fin de journée rentre dans son palais pour se reposer après sa longue traversée du Ciel. Nous pourrions penser qu’il pleure de ne pas revoir sa femme, la belle Pénélope. Il ne semble pas que ce soit le cas et ses retrouvailles avec elle seront courtes, si tant est qu’elles soient chargées d’amour ! Ulysse revient à Ithaque pour rendre justice en bon monarque qui a trop longtemps délaissé son pays. Heureusement, Poséidon est là pour justifier l’amertume du marin. Se sont-ils aimés pendant ces longues années ? Ulysse a-t-il vécu, au moins la Nuit, comme un dieu aux côtés de Calypso ? Ulysse est un homme qui ne laisse pas deviner ses sentiments. Nous avons du mal à penser qu’il montait chaque soir sur le lit de la nymphe sans avoir pour elle quelque élan d’amour ! Le fait est que les aèdes sont pudiques ou alors soucieux de nous faire comprendre un autre message, un message qui se rapporte à la Nuit. Il faut attendre longtemps pour que de nouvelles légendes acceptent l’idée qu’ils ont eu des enfants, deux dans le meilleur des cas : Nausithoos et Nausinoos. Pourquoi chercher à confondre ce premier enfant avec le fils de Poséidon ou le personnage qui devait diriger l’Argo lorsqu’il prit la Mer vers la Colchide ? Ces enfants ne peuvent être qu’en rapport avec la Nuit qui appartient aux dieux, plus encore les dieux de première génération comme Hélios. Ils sont en rapport avec le divin, l’immortalité et il ne faudrait surtout pas les associer à Télémaque, un enfant du Jour, du monde qui appartient aux mortels. Le voyage aussi est un acte qui se rapporte au Jour, on ne voyage pas la Nuit, du moins c’est le Jour que le marin peut choisir sa route, garder ou perdre le cap, essuyer une tempête, chercher un port pour s’abriter. C’est bien le Jour qu’Ulysse va construire son radeau pour reprendre la Mer en direction du Levant, effectuer un retour qui pourrait être sa dernière chance de devenir immortel.
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En allant d'est en ouest, il a perdu tous ses marins, il a échappé à la mort, il est descendu en Enfer, et en revenant vers l’Est il va choisir entre la vie d’un monarque et celle d’un dieu. Ino, ou Leucothée, lui offre cette dernière possibilité et Ulysse choisit de revenir à Ithaque. Les Phéaciens assureront le retour pendant qu’il dormira sur le pont de leur navire. Il est évident que les enfants qu’il a eus avec Calypso ne peuvent apparaître dans la vie du monarque rentrant chez lui. Ils font partie d’un monde qui reste celui des dieux et c’est certainement avec Ulysse que nous comprenons bien la double existence de l’homme : une de Jour et une de Nuit. Calypso a aimé Ulysse, tout porte à le croire. Mais elle ne peut transmettre l’immortalité à un mortel qui reste le type d’homme que les aèdes veulent promouvoir dans leur enseignement.
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CASSANDRE
Bien que n'étant pas une déesse, elle mérite notre attention pour avoir vécu un amour particulier avec Apollon. Elle est la fille d’Hécube et de Priam et donc la sœur de Pâris. À sa naissance, elle vit avec son frère jumeau Hélénos une aventure qui présage de l’avenir. Ses parents ayant donné une fête dans le temple d’Apollon, hors de la ville de Troie, ils avaient oublié les enfants dans le temple où ils avaient passé la nuit. Lorsque leurs parents revinrent les chercher, on les trouva endormis tandis que deux serpents imposaient leur langue sur leurs organes des sens. À l’arrivée des parents, les serpents s’étaient retirés pour se cacher derrière des lauriers qui se trouvaient là. Déjà nous pouvons croire difficilement qu’ils aient été oubliés. Disons que les aèdes ont trouvé une explication au fait que très vite les deux enfants avaient montré qu’ils possédaient des dons de prophétie. Il devenait possible d’interpréter la présence des serpents du temple d’Apollon comme responsables de ce don. Toutefois l’inutilité de ses prophéties ne pouvait pas être comprise. Il est possible que d’autres aèdes aient corrigé la première légende en faisant d’Apollon un amoureux de Cassandre et en invoquent un marché qui aurait été passé entre les deux amants. Apollon aurait alors offert le don de la prophétie à Cassandre si elle acceptait de se donner à lui. Cassandre aurait fait semblant d’accepter et Apollon lui aurait appris à deviner l’avenir puis elle se serait rétractée, se serait refusée à Apollon. Le dieu, mécontent, lui aurait craché dans la bouche pour que ses prédictions ne soient pas accompagnées de persuasion.
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Cassandre continuait ainsi à être une prophétesse inspirée comme l’était la Pythie à Delphes, mais personne ne croyait à ses prédictions. Son frère interprétait l’avenir à partir de signes extérieurs comme le vol des oiseaux. Deux prophéties sont importantes avant la prise de Troie. La première se situe avant la venue d’Hélène dans la ville ou juste à son arrivée. Une nuit, Cassandre avait fait un rêve prémonitoire. Elle avait compris que la venue d’Hélène serait la cause de la destruction et de l’incendie de la ville. Bien entendu, personne ne prit son présage au sérieux et, au contraire, tout le monde se serait réjoui du bonheur que le jeune couple allait faire rayonner, Priam le premier. La seconde prophétie se rapporte au cheval de bois que les Achéens avaient laissé sur la plage en faisant semblant de partir. Elle avait insisté pour dire que ce cheval serait la ruine de Troie, mais, cette fois encore, personne n’avait pris son avis au sérieux. Elle affirmera que le cheval est plein de soldats en armes, mais cela restera inutile, les Troyens ne la croiront pas et ce sera la destruction de la ville. En refusant l’amour d’Apollon, Cassandre serait-elle devenue, au moins en partie, la cause de la destruction de la ville. Pourtant le dieu sera du côté des Troyens tout au long de la guerre ce qui pourrait surprendre si l’on tient compte d’un passé douloureux. Il avait été maltraité, avec Poséidon, au moment où ils avaient construit les remparts de la ville alors qu’ils étaient les esclaves de Laomédon le roi de Troie à cette époque. Ne serait-il pas plus simple de voir dans ces explications poétiques un arrangement des aèdes qui veulent faire la morale aux mortels qui les écoutent et rappeler qu’il faut respecter ses engagements avec les dieux, y compris lorsqu’il s’agit de faire l’amour ? De quel amour en vérité ? Il n’est pas dit que Cassandre aurait prévu qu’elle serait tuée en même temps qu’Agamemnon au moment où ils reviennent en Grèce ? Après la prise de la ville, les Grecs s’étaient partagé le butin et les femmes. Agamemnon avait obtenu Cassandre et en était tombé amoureux au point qu’ils
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avaient fait deux jumeaux. Lorsqu’ils rentrèrent dans son palais, elle fut assassinée en même temps que lui par Clytemnestre et son amant Égiste. Pourquoi n’a-t-elle pas deviné qu’ils allaient être assassinés ? Il est fort probable que la sanction imposée par Artémis et qui consistant à tuer Iphigénie n’avait fait que soulever contre lui la colère des dieux, mais il est aussi possible que Clytemnestre n’ait pas supporté de voir revenir son mari avec une concubine, qui plus est avec deux enfants qui confirmaient l’intensité de leurs amours. Certes, Agamemnon était un mari trompé, mais les Érinyes ne pouvaient pas supporter son crime. À cette époque où la vengeance était une sorte de réponse naturelle à tous les crimes, la mort d’Iphigénie ne pouvait qu’entraîner celle d’Agamemnon et de Cassandre, puis la mort de Clytemnestre et d’Égiste, Oreste étant soutenu dans son propre crime par Apollon.
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CÉPHALE
Du danger de douter de l’amour ! Cela pourrait être le sens des aventures amoureuses de Céphale. Il appartient à la race de Deucalion, ces mortels nés à la suite du déluge lorsque Zeus, par la bouche d’Hermès, conseilla à Deucalion et Pyrrha de jeter les os de leur mère par-dessus leur épaule ! Avant d’épouser Procris, il aurait été enlevé par Éos qui était amoureuse de lui. Mais Céphale abandonna rapidement sa divine compagne pour revenir en Attique pour épouser une mortelle. Elle était l’une des Filles du roi d’Athènes : Érechthée. Les légendes varient, mais il est possible de dire, pour commencer, que Procris aurait d’abord trompé son mari. Deux versions très différentes racontent ce moment. La première laisse entendre qu’elle aurait elle-même trompé son mari, mais que se voyant découverte, elle se serait enfuie chez Minos qui aurait à son tour cherché à en faire sa concubine. Minos était alors frappé d’une malédiction et des serpents sortaient de son corps lorsqu’il voulait aimer une autre femme que Pasiphaé. Or, Procris, possédait une herbe que lui aurait donnée Circé et en échange aurait obtenu de Minos, outre son amour, deux cadeaux divins : un chien qui attrape toujours sa proie et un javelot qui ne manque jamais son but. La seconde rend Céphale responsable d’une jalousie qui aurait fait fuir Procris. Doutant de la fidélité de sa femme, Céphale se serait approché d’elle méconnaissable et lui aurait fait des avances de plus en plus prononcées jusqu’à ce que
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Procris cède à sa demande. S’étant fait reconnaître, Procris se serait enfuie dans la montagne. Céphale, plein de remords, l’aurait rejointe et se serait fait pardonner. Le drame vint que Procris fut jalouse à son tour. Céphale partait souvent chasser seul et Procris se mit à penser qu’il pouvait éprouver de l’amour pour une Nymphe de la montagne. Ayant interrogé un serviteur, elle avait appris que son mari invoquait souvent une mystérieuse « Brise », lui demandant de rafraîchir son ardeur. Elle le suivit à la chasse pour son plus grand malheur. Entendant du bruit et voyant bouger un fourré, Céphale lança le javelot qui ne manquait jamais son but et blessa mortellement Procris. Avant de mourir, elle comprit, trop tard, que la Brise était un vent rafraîchissant et non une Nymphe de la montagne. Céphale fut traduit en justice pour ce meurtre et condamné à l’exil par l’Aéropage. Il fit alors la guerre aux côtés d’Amphitryon, le père mortel d’Héraclès. Retenons surtout la fin de ses aventures amoureuses. N’ayant pas de fils, il interrogea l’oracle de Delphes et la réponse aurait pu le surprendre. Il lui était conseillé en effet de s’accoupler à la première femelle qu’il rencontrerait ! Cette première femelle devait être une ourse et Céphale n’hésita pas à lui faire l’amour. Mais, aussitôt, elle se transforma en une belle jeune femme qui lui donna un fils. Comment ne pas comprendre que les aèdes, une fois de plus, ont traduit leur enseignement à l’aide d’images saisissantes.
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CIRCÉ
Elle est la fille du Soleil, la sœur d’Aeétès, le roi de Colchide et la tante de Médée, la fille d’Aeétès qui reviendra en Grèce avec Jason. On dit parfois qu’elle est la fille d’Hécate, mais cela n’apporte rien de plus à sa légende. Elle habite une île située près de l’Italie, là où les Argonautes feront escale lorsque Jason et Médée se feront purifier du meurtre du jeune Apsyrtos, le frère de Médée. Circé et Ulysse vont vivre suffisamment longtemps ensemble pour faire un enfant appelé Télégonos. Pour les aèdes, Ulysse aurait passé au moins un mois de délices, ou même un an, avant de reprendre son voyage retour. Homère parle longuement de cette rencontre, mais cela ne nous dit pas pourquoi le voyage d’Ulysse passe par l’île de Circé si ce n’est que c’est elle qui va l’envoyer jusqu’en Enfer pour interroger le devin Tirésias. En principe, le voyage en Enfer est une des dernières épreuves vécues par un héros en quête d’immortalité. Ulysse, grâce à Circé, pourra faire ce voyage sans être accompagné par Hermès comme Héraclès. Hermès, cette fois, se contentera d’éviter qu’Ulysse ne soit lui aussi transformé en cochon comme ses marins. Il est difficile de parler de cet amour particulier sans tenir compte de ce qui le précède, de la première rencontre, des conseils pour son voyage chez les morts et, plus tard, de la mort d’Ulysse tué par Télégonos. Se contenter d’imaginer les nuits merveilleuses passées dans les bras d’une déesse ne nous apprendrait pas grand-chose. Ulysse représente certainement
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l’homme tel que Zeus voudrait qu’il soit, doué de raison et même de ruse comme lui. De tous les monarques venus faire la guerre devant Troie, il est celui qu’il aime le plus et cela suffit à expliquer pourquoi, malgré la colère de Poséidon, il rentrera chez lui à la fin de son voyage retour. Mais ce voyage est initiatique et Ulysse qui n’a pas choisi son destin comme Achille est confronté à un choix au moment de son retour : devenir ou ne pas devenir immortel. Circé participe grandement à l’initiation du héros et lui offre la possibilité de devenir immortel, mais Ulysse veut revenir chez lui et il n’est pas au bout de ses peines. Toutefois, l’amour qu’elle lui offre, l’amour d’une déesse ne l’oublions pas, le piège sans qu’il s’en aperçoive. En faisant un enfant à une déesse, Ulysse ne refuse pas intégralement l’immortalité. Cet enfant n’est pas le frère de Télémaque, né d’une mortelle. Il devient un symbole au moment où Télégonos tue son père, alors que ni l’un ni l’autre ne peuvent se reconnaître. Ce n’est pas Ulysse qui tue son fils comme Héraclès a tué les enfants de Mégara, c’est son fils qui le tue, qui tue l’être mortel pour lui ouvrir les portes de l’immortalité. D’ailleurs c’est lui qui le ramène chez Circé ! Juste avant cette rencontre amoureuse, car elle le sera tout le temps où ils resteront ensemble, Ulysse rencontre Hermès qui lui offre l’herbe de vie qui lui permettra d’éviter les effets de la magie de Circé. Cette herbe de vie, à la racine noire et à la fleur blanc de lait, pourrait bien symboliser le passage de la mort à la vie, peut-être même à l’immortalité. Hermès offre donc à Ulysse le moyen de ne pas mourir ou de redevenir un simple animal sous l’influence de la magie de Circé. En intervenant, probablement à la demande de Zeus, Hermès participe à l’instruction du roi d’Ithaque et lui offre, à son tour, la possibilité de renaître divin en vivant avec la magicienne. Il est possible qu’Ulysse n’ait jamais pris conscience de l’offre qui lui était faite. Circé est belle, sait-il qu’elle est déesse lorsqu’il monte sur sa couche et lorsqu’il lui fait un enfant ? Ulysse reste probablement un marin, un soldat, un monarque qui ne se laisse pas étouffer par les sentiments. Il connaîtra
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d’ailleurs la même situation amoureuse avec Calypso, une nymphe cette fois. Circé n’interdit pas à Ulysse de rentrer chez lui à Ithaque, elle veut seulement lui faire connaître ce qui l’attend. Parce qu’elle est divine, elle peut agir de la sorte, dévoiler ce que les mortels ordinaires ne peuvent pas connaître, ou le faire faire par Tirésias chez les morts. Le plus important est qu’Ulysse revienne de ce royaume d’où nul mortel ne peut s’évader. Il sait ce que sera sa vie future et n’est plus dans les mêmes dispositions pour achever son voyage retour. D’ailleurs, il le terminera seul, tous ses marins étant morts. Circé, en aimant Ulysse, aura participé à son initiation, mais Ulysse doit d’abord rentrer chez lui pour rendre la justice, une justice semblable à celle que Zeus aurait imposée. Nous pouvons penser que Zeus a géré lui-même l’initiation d’Ulysse et tenté de l’immortaliser en lui faisant vivre toutes ses épreuves que les poètes ont placées sous l’autorité de Poséidon. Les aèdes seraient-ils allés plus loin encore en pensant que Zeus, lui-même, avait tout organisé pour qu’Ulysse reste un mortel éclairé ? Ulysse est bien l’homme qui ressemble le plus à Zeus dans le monde des hommes !
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CRONOS
Il est le plus jeune fils d’Ouranos. Lorsque sa mère Gaia demande à ses enfants de l’aider à ne plus subir la décision de leur père, il est le seul à lui répondre et à prendre la responsabilité de le castrer. Or, si Gaia ne le précise pas, cette castration doit avoir pour effet de séparer définitivement le Ciel et la Terre. Ouranos, en effet, voulait que Gaia garde ses enfants dans son ventre pour la simple raison qu’ils ne lui plaisaient pas, qu’il les avait en horreur sans qu’il soit clairement dit pourquoi. Cela se traduisait par leur maintien dans une nuit originelle, dans une sorte d’indistinction ou de confusion qui aurait pu se prolonger indéfiniment. En fait les aèdes voulaient nous faire comprendre que le règne des dieux monstrueux était terminé. Si Hésiode, dans la Théogonie, peut nous dire quels étaient ces enfants invisibles, c’est uniquement parce qu’il raconte leur genèse à rebours, les imaginant dans la nuit ou dans la non-manifestation avant de les faire vivre normalement. Ce serait donc en pleine nuit, moment mythique des accouplements entre son père et sa mère, que Gaia aurait confié à son fils la faucille qui devait lui permettre de trancher les testicules d’Ouranos. La légende ajoute que c’est à ce moment que seraient nés les Géants, les Érinyes et les nymphes des frênes. Ajoutons que c’est aussi à ce moment que naquirent vraiment les enfants de Gaia et qu’ils vinrent à la lumière du jour. Par son geste, Cronos venait en effet de séparer la nuit du jour, de faire naître une alternance ininterrompue de ces deux entités, autrement dit à commencer à faire tourner la roue du temps.
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C’est à ce moment que naquit une jolie fille qui s’appelait le Jour, enfant de la Nuit et des Ténèbres infernales, Nyx et Héméra, l’union symbolique de la sœur et du frère montrant bien que tout provient de la nuit. Nous avons probablement là l’origine de l’association entre la rencontre amoureuse et la nuit qui garde le secret des amours. Désormais Cronos va régner en maître sur le monde que Gaia a fait naître. Il va épouser sa sœur Rhéa et engendrer les dieux de seconde génération que nous appelons de façon restrictive les Olympiens. N’oublions pas en effet que ce nom est essentiellement dû au mont Olympe qui domine alors la Grèce et qui semble communiquer avec le Ciel, un Ciel plein de mystères et dans lequel les aèdes vont situer les dieux. Cela dit il va enfanter successivement trois filles : Hestia, Déméter, Héra puis trois garçons : Hadès, Poséidon et Zeus. Mais, au moment de commencer à faire l’amour avec Rhéa, Ouranos et Gaia, qui naturellement connaissent l’avenir, lui disent qu’il sera détrôné par l’un de ses enfants. Cronos cherche un remède à cette situation et trouve une solution : chaque fois qu’un enfant naît, il demande à Rhéa de le lui ce présenter et il l’avale. Alors qu’Ouranos demandait à Gaia de cacher ses enfants dans son ventre, dans la Terre, Cronos cache les siens dans son ventre et pourrait bien reproduire l’attitude de son père. Pour ne pas être détrôné, il met ses enfants en lieu sûr, dans une partie du corps qui symbolise la Terre, la caverne où règne toujours l’obscurité. Symboliquement on peut aussi considérer qu’il s’agit d’un retour à la matière non manifestée, et un refus de maturation intellectuelle, spirituelle par un excès de tendresse. Mais plus que de la tendresse, ce comportement ressemble davantage à une mise en prison, le refus de voir grandir ses enfants, de les voir devenir adultes, en âge de gouverner. Cronos refuse le temps qu’il vient de faire naître ! N’oublions pas enfin que le ventre est aussi le siège du désir, le contraire de la raison. Cette analyse trouve sa confirmation dans la fin de l’aventure, du moins dans la régurgitation imposée par Zeus que sa mère avait sauvé en le remplaçant par une pierre de même taille. Les enfants de Rhéa et de Cronos renaissent en quelque
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sorte, mais cette fois par la bouche. Ils sortent de la caverne et viennent à la lumière sous l’effet du philtre de Métis. La bouche qui est en rapport avec le souffle, avec la parole signifie ici un degré plus levé de conscience. Elle est en rapport avec l’ordre qu’imposera bientôt Zeus après avoir pris le pouvoir. Il s’agit bien d’une seconde naissance, mais d’une naissance qui distingue les dieux intelligents des dieux monstrueux. Cronos fait partie des dieux anciens, comme Rhéa, et sans le vouloir se trouve à l’origine d’un autre changement qui porte cette fois non plus sur le monde lui-même, mais sur ses habitants. Il va devoir combattre contre son fils Zeus, mais perdra finalement son pouvoir qui symboliquement reviendra à l’idée, la ruse et la raison. La suite logique est imaginée par les aèdes. Après avoir représenté le premier degré du changement à l’aide d’une naissance par la bouche au lieu du ventre, ils vont imaginer une nouvelle naissance par la tête cette fois et ce sera Athéna sortant du crâne de Zeus. Au-delà du crâne, il ne peut y avoir que le Ciel, autrement dit le siège des nouveaux dieux de l’Olympe. Parler des amours que vivent les dieux, c’est aussi parler du sens qu’il faut donner à cet amour et ne pas se limiter à un enchaînement des rencontres amoureuses et des naissances, autrement dit un peuplement particulier qui, à ses débuts, ne comprend pas d’hommes. En évoquant les amours de Cronos, on découvre qu’en plus des six enfants qu’il a avec Rhéa, il engendre un être particulier, immortel, mais surprenant par sa nature en partie animale en partie humaine. En faisant l’amour avec Philyra, qui est la fille d’Océan et de Téthys, Cronos se serait transformé en cheval alors que pour lui échapper Philyra s’était elle-même changée en jument. Chiron allait naître de cet accouplement symbolique lui aussi. Chiron était immortel, mais possédait un corps de cheval et un torse semblable à celui des autres dieux. Il serait né sur le mont Pélion où sa mère se serait établie avec lui. C’est là que nombre de demi-dieux devaient connaître son enseignement, notamment Achille et Jason, sans oublier Asclépios. Le cheval, ne l’oublions pas, est associé aux ténèbres, il jaillit de la Terre pour galoper dans la lumière et son
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plus beau spécimen reste Pégase. Il est porteur de vie et de mort, d’obscurité et de lumière, s’il est chevauché le jour par l’homme qui le conduit, c’est lui qui conduit l’homme la nuit. Cet enfant mis au monde par Cronos n’est pas un monstre comme d’autres qui seront mis au monde par Poséidon. Il porte en lui les différents degrés d’une initiation et c’est pourquoi il aura la charge d’éduquer les futurs élus de l’Olympe. La légende ne nous ferait-elle pas comprendre que Cronos est une étape intermédiaire dans la transformation des dieux ? Chiron disparaîtra à son tour, comme tous les Centaures qui ont encore un corps d’animal surmonté par un buste et une tête qui montrent que la métamorphose est encore incomplète. D’autres légendes nous apprennent que son rôle prendra fin lorsqu’il donnera son immortalité à Prométhée, alors qu’il s’était blessé lui-même avec les flèches empoisonnées d’Héraclès lorsqu’il luttait contre les Centaures. Toujours sur un plan symbolique, il faut comprendre qu’à partir du moment où la race des premiers dieux, dont Prométhée fait partie, accède au royaume de Zeus, Chiron n’a plus de raison d’exister. On dit aussi que Cronos aurait donné naissance aux hommes. Il les aurait faits semblables aux dieux, autrement dit à lui-même et s’ils n’étaient pas immortels ils n’étaient pas non plus des dieux. Ils vivaient tous ensemble et nous pouvons imaginer que Cronos en avait fait ses serviteurs tout en faisant naître une confusion que Zeus allait s’efforcer de faire disparaître comme Hésiode nous l’explique en évoquant le sacrifice de Mécôné. Simplifions en disant qu’après ce sacrifice, les hommes allaient être mortels et obligés de cultiver la terre pour se nourrir. Ils devraient se marier pour survivre en tant qu’êtres humains.
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CYRÈNE
Il est difficile de résister à l’amour d’Apollon ! L’aventure de Cyrène nous l’apprend. Elle était la fille du roi des Lapithes, mais surtout descendait d’Océan et du dieufleuve Pénée comme le veut la légende. De même que tous les Lapithes, elle vivait dans les massifs du Pinde, du Pélion et de l’Ossa. Très jeune elle était habituée à vivre dans la montagne et protégeait les troupeaux de son père contre l’attaque des animaux sauvages. On dit même qu’un jour elle attaqua sans armes un lion et finit par le dompter. Or, ce jour-là, Apollon assista à la lutte et fut impressionné au point de tomber amoureux de la belle Cyrène. Afin de mieux la connaître, il se précipita dans la grotte de Chiron pour lui demander son identité. À la suite de quoi, il enleva Cyrène sur son char et la conduisit jusqu’en Lybie, audelà de la Mer, pour s’unir avec elle dans un de ses magnifiques palais d’or. En échange du plaisir qu’elle lui avait donné, il lui offrit une partie du pays qui devint le Pays de Cyrène. Là elle eut un fils : Aristée qui fut élevé par les Heures et par la Terre. Hypsée, le père de Cyrène, étant le fils de Créuse, une fille de Gaia et de Poséidon, Apollon n’hésita pas à confier l’enfant à Gaia, la Terre. Il est possible que Chiron ait apporté son concours dans l’éducation de ce demi-dieu, mais le plus important est probablement qu’il ait épousé Autonoé, la fille de Cadmos et d’Harmonie. On dit aussi que Cyrène séjournait dans son palais de cristal sous les eaux du Pénée, là où les dieuxfleuves se réunissaient souvent.
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Apollon a-t-il aimé longtemps cette belle jeune fille ? La légende ne semble pas le dire et traite plus longuement d’Aristée et de son petit-fils Actéon. Disons qu’il était difficile de résister à Apollon et qu’il était préférable de ne pas tricher avec le dieu comme l’avait fait Cassandre !
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DANAÏDES
Comment passer sous silence une telle aventure ? Qui ne connaît pas le châtiment qui leur fut imposé en Enfer ? Peut-être faut-il rappeler l’origine de leur crime et même les plaindre ? Disons rapidement qu’à l’origine du drame se situe l’opposition entre Danaos et Égyptos, deux frères qui donnèrent naissance le premier à cinquante filles, l’autre à cinquante garçons. Danaos régnait sur la Lybie et Égyptos sur l’Égypte. Le plus important, certainement est que les deux frères descendent de Poséidon par leur père, autrement dit Bélos qui est le frère d’Agénor. Mais, en remontant jusqu’à Io, aimée par Zeus, nous pouvons nous demander si, une fois de plus, tout ce qui va suivre n’est pas la transposition mortelle d’un différend entre les deux divinités majeures que sont Poséidon et Zeus. Les deux frères se disputèrent. Danaos décida de partir de Lybie. Un oracle l’aurait averti des intentions de son frère et de la volonté de ses fils de tuer toutes ses filles. Pour fuir les cinquante fils de son frère, il fit construire un bateau avec cinquante rangs de rames sur les conseils d’Athéna. Il aborda à Argos où régnait déjà Gélanor. À la suite d’une sorte de controverse publique entre les deux hommes, les habitants d’Argos décidèrent de donner le trône d’Argos à Danaos. Ils avaient interprété comme un avertissement divin un fait surprenant. Au petit matin, un loup était sorti de la forêt, avait attaqué le troupeau qui paissait paisiblement et tué son taureau. Danaos avait été pris pour ce loup venu d’ailleurs !
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C’est alors que les cinquante fils d’Égyptos vinrent trouver Danaos et lui demandèrent de dépasser la querelle, proposant de s’unir à ses filles. Sans trop croire à une réconciliation, Danaos accepta, mais offrit à chacune de ses filles une dague, leur faisant promettre de tuer leur mari durant la nuit de noces. D’autres légendes parlent d’une grande épingle qu’elles auraient cachée dans leurs cheveux et pouvant les aider à percer le cœur de leur époux. La suite pourrait surprendre. En effet, les filles de Danaos furent purifiées de leur meurtre, sur l’ordre de Zeus, par Hermès et Athéna. Mais l’intention de tuer n’était-elle pas d’abord celle d’Égyptos et de ses fils ? Après ce massacre et pour attirer des prétendants afin de marier ses filles tout de même, Danaos organisa des jeux en les donnant pour prix de la victoire. Les filles de Danaos épousèrent donc des garçons d’Argos et engendrèrent la race des Danaens. Toutefois, lors de la nuit de noces, une de ses filles n’avait pas respecté sa promesse. Hypermestre avait épargné Lyncée, un fils d’Égyptos. Elle avait suivi les conseils d’Artémis parce qu’il avait respecté sa virginité. La fille de Danaos avait alors été traduite en justice par son père, mais grâce à l’aide d’Aphrodite elle aurait été acquittée. Puis les deux amoureux s’étaient mariés comme les autres couples. Reconnaissons que nous avons là deux informations contradictoires, l’association entre Artémis et Aphrodite apparaissant plus que surprenante. Comment ces deux déesses auraient-elles pu agir de concert en faveur de la fille de Danaos ? Reste que pendant des siècles les légendes n’ont pas cessé d’être repensées, adaptées au goût du jour, à la morale du moment. Lorsqu’Eschyle publie ses tragédies, il nous donne sa propre version de la légende et le fait en rapport avec sa conception de la morale. Son enseignement n’est pas celui des premiers aèdes, surtout ceux d’avant leur écriture. Nous avons donc deux conclusions qui semblent s’opposer. D’un côté, Zeus fait purifier les Danaides et acquitter Hypermestre, de l’autre elles sont condamnées et punies en Enfer par un châtiment resté légendaire pour exprimer une tâche absurde et sans fin.
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Les légendes diffèrent notablement sur la fin de cet amour qui semble échapper à la querelle des deux frères, ou à celle des deux fils de Cronos. Lyncée se serait réconcilié avec son beau-père et finalement lui aurait succédé sur le trône d’Argos, ou bien l’aurait tué et même, dans certaines versions, aurait tué les filles de Danaos pour venger ses frères. Toujours est-il qu’Hypermestre et Lyncée eurent un fils : Abas qui deviendra roi d’Argos à son tour et sera à l’origine de la race des Perséides. En effet, Abas aura pour fils Acrisios qui sera le père de Danaé, cette dernière donnant le jour à Persée avec Zeus transformé en pluie d’or. Jamais un amour n’a été suivi de près par autant de divinités et cela jusqu’en Enfer où les fils de Zeus, qui sont là de par la volonté de leur père, ne peuvent discréditer sa volonté et condamner un crime qu’il a purifié.
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DÉMÉTER
Elle est surtout connue pour être la mère de Perséphone. Or Déméter n’a pas connu qu’un seul amour et nous devons dépasser cette relation que les deux déesses partagent dans les Mystères d’Éleusis. Il n’est pas nécessaire de rechercher une chronologie dans ses relations amoureuses pour voir qu’elles sont essentiellement symboliques dans les vers des aèdes. N’oublions pas que Déméter, une fille de Cronos et de Rhéa, apparaît surtout comme la manifestation de la Terre cultivée. Elle est en relation étroite avec la fertilité de la Terre pour le plus grand bonheur des mortels et cette fertilité est mise en lumière par ses amours. Prenons le cas d’Iasion, un amant mortel, lui-même fils de Zeus et d’Électre ce qui en fait un descendant d’Atlas. Les légendes varient sur cette union, mais il semble que la plus connue donne naissance à Ploutos, un fils généreux qui aura pour mission de parcourir la Terre en répandant partout la richesse, l’abondance. La légende livre un premier symbole en précisant que Déméter et Iasion se sont unis sur une jachère trois fois retournée. Drôle d’endroit pour faire l’amour, mais les poètes aiment donner des images qui ont du sens. Une jachère est une terre qui n’est pas encore préparée, qui n’est pas encore cultivée et qui attend d’être labourée pour pouvoir recevoir les semences. Autrement dit lorsque Déméter fait l’amour avec Iasion, elle le fait sur une terre qui a été travaillée pour être ensemencée. Elle peut donner à son amant ce qu’il mérite, c’est-à-dire une bonne récolte et cette récolte sera Ploutos qui signifie la richesse et souligne combien
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Déméter est attentive au travail des hommes. Ils ont retourné trois fois leur terre, ils méritent d’avoir une bonne récolte. Mais elle est trois fois retournée ce qui nous place devant un autre symbole, car il n’était pas nécessaire de retourner la terre trois fois. Le trois a une autre signification. Nous pouvons considérer qu’il s’agit alors d’une action de la déesse en faveur de la triple nature des hommes : le matériel, le rationnel et le spirituel. L’homme est fait de matière et Déméter se soucie de sa croissance matérielle tout au long de la vie, il est aussi un être qui raisonne depuis que Zeus impose son ordre, il est enfin un être qui connaît le divin et qui, dans ce cas précis, laisse une déesse le féconder sur tous les plans de son existence. D’une certaine façon, nous pouvons dire que tout homme qui fait l’effort de préparer convenablement son être considéré comme une jachère reçoit l’aide de la déesse et connaît, grâce à elle, l’abondance aussi bien sur le plan matériel que sur le plan des idées ou celui de son éveil spirituel. Il est également possible de voir dans le chiffre trois, une image du temps avec la naissance, la croissance et la mort qui sont les phases les plus importantes de la vie. Or, Déméter est attachée aux Mystères d’Éleusis où l’homme apprend à mieux comprendre ce que représente la mort. Disons que tout homme respectueux de son être peut devenir l’amant de Déméter et faire l’amour avec la déesse pour faire fructifier ses biens sur les trois plans de sa nature. Une autre aventure amoureuse place Déméter en fâcheuse posture devant son frère Poséidon. La légende nous dit que pour échapper à son frère, Déméter se serait changée en jument, croyant disparaître ainsi à sa vue. Or Poséidon n’avait pas hésité à se changer à son tour en cheval et c’est sous ces deux formes animales qu’ils s’étaient unis, donnant naissance à un merveilleux cheval à crinière noire : Aréion. Il est dit aussi que c’est au moment où Déméter parcourrait le monde à la recherche de sa fille, nuit et jour, que Poséidon, amoureux d’elle l’avait suivie et finalement possédée. S’étant unis au sein des chevaux du roi Oncos, Aréion avait d’abord appartenu à ce roi, puis à Héraclès et finalement à
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Adraste qui fut sauvé de la mort, grâce à lui, lors de la Première Guerre contre Thèbes. Une fois encore le symbolisme l’emporte sur la rencontre purement amoureuse des deux enfants de Cronos. Il faut s’attarder sur la nature du cheval dans le contexte mythique. Fils de la Nuit, des ténèbres chtoniennes, le cheval est porteur de mort et de vie. Il jaillit de la Terre et permet de passer de l’obscurité à la lumière. Il accompagne l’homme dans son évolution, il est le véhicule qu’utilise l’homme pour s’élever au-dessus de sa condition matérielle. Les légendes sont nombreuses pour le montrer et parmi les plus connues nous trouvons Pégase et la légende de Persée délivrant Andromède. Cette fois, c’est l’union de deux divinités de seconde génération : Déméter et Poséidon qui nous fait comprendre comment l’union des deux forces qu’ils manifestent permet aux hommes de progresser et même peut-être d’échapper à la mort. Ils représentent les deux sources originelles de la vie : la terre et l’eau. Poséidon doit être considéré ici comme le symbole des eaux primordiales, il est une force créatrice indéterminée qui, en s’unissant à la terre cultivée, devient une force utile aux hommes comme en témoigne la naissance d’Aréion. Les deux divinités sont ici un gage de fécondité pour les mortels. Mais c’est essentiellement l’union de Zeus et de Déméter qui revêt la plus grande importance. Les légendes sont peu bavardes quant à leur rencontre et à la naissance de Perséphone. Zeus était-il déjà marié avec Héra lorsqu’il décida de s’unir avec Déméter ? Un tel souci de précision semble secondaire. Il faut faire preuve de beaucoup d’imagination pour parler d’une union qui semble avoir été particulièrement désirée par Zeus en vue d’une autre union qui, cette fois, devait donner naissance à Zagreus. Comme toutes les légendes traitent de l’enlèvement de Perséphone et semblent ignorer sa naissance, comme si elle n’avait aucune importance, il faut tenir compte de la nature des deux enfants de Cronos : Déméter manifestant la terre cultivée et Zeus manifestant l’idée, pour ne pas dire la ruse. L’opposition entre la matière et l’esprit est ici fondamentale et Perséphone est le fruit d’une association qui ne peut pas se traduire par une opposition puisque l’amour les unit.
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Perséphone est le fruit de cet accouplement entre la matériel d’une part, la connaissance, le savoir, la raison d’autre part. Il n’est pas possible de comprendre une telle union en étudiant uniquement la légende de Perséphone et le partage de son temps entre l’Enfer et le Ciel. Les aèdes ne traitent pas directement de l’union entre Déméter et Zeus, mais nous font comprendre que l’idée pour se changer en acte, avec l’aide de la volonté, doit s’appuyer sur la matière. Très souvent, Déméter apparaît comme une amie des hommes, mais aussi une déesse écervelée, qui agit, mais pense peu. Nous le voyons, lorsque Tantale fait manger son fils aux dieux réunis : elle seule en mange avant de comprendre qu’il s’agit de Pélops. En s’unissant à Déméter, Zeus reconnaît que sa sœur, qui manifeste la fertilité, lui est indispensable pour mener à bien la transformation du monde et des hommes qui l’habitent. Il a besoin d’une étape intermédiaire avant de donner le pouvoir à Zagreus et c’est avec le fruit de cette union symbolique qu’il pourra le mettre au monde. Perséphone sera la divinité qui régnera entre la vie et la mort, entre le domaine des hommes et celui des ombres. Elle sera la déesse de ceux qui meurent puis renaissent, qui descendent en Enfer puis reviennent à la lumière du jour. Pour arriver à ses fins, autrement dit la suprématie de l’intelligence sur la matière manifestée, Zeus se devait de féconder cette dernière pour déifier ce que les hommes devaient entreprendre. Il montre l’exemple à suivre : les mortels devront désormais utiliser leur intelligence, leur raison, pour se servir utilement de leur corps. Nous comprenons mieux alors que Déméter et Perséphone puissent former ensemble l’essentiel d’une légende plus riche d’enseignement.
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DEUCALION
Il est difficile de l’ignorer en tant que fils de Titan puisque son père était Prométhée, mais il est difficile de lui attribuer une aventure amoureuse. À vrai dire, c’est assez compliqué. Quel fut l’amour que connurent Deucalion fils de Prométhée et de l’Océanide Clyméné et Pyrrha sa femme, fille de Pandore et d’Épiméthée pour la majeure partie des légendes ? Quelle fut leur nuit de noce, nous ne le saurons jamais, ni leur première nuit après le déluge, car c’est bien dans un monde nouveau, lavé si l’on veut, qu’ils finirent par se retrouver pour enfanter la terre entière. Ah ! Pour cela, ils furent fertiles ! Deucalion aurait enfanté les hommes et Pyrrha les femmes, sans faire l’amour ! Reconnaissons que la formule est nouvelle et peut surprendre. La troisième race d’Hésiode ne plaisait plus à Zeus, et il décida de l’exterminer par un déluge sauf deux êtres considérés comme des justes. Sur les conseils de Prométhée, ils construisirent une arche et flottèrent ainsi pendant neuf jours et neuf nuits avant d’aborder les montagnes de Thessalie. Il semble donc que leur nuit de noces ait duré ce temps-là ! Mais elle n’avait pas pour but de mettre au monde la nouvelle race. Zeus leur envoya alors Hermès pour leur demander ce qu’il pourrait leur offrir. Deucalion aurait alors demandé des compagnons et à sa plus grande surprise, Hermès répondit que cela n’était pas compliqué. Il suffirait qu’ils jettent les os de leur mère par-dessus leur épaule. Des os jetés par Deucalion naîtraient des hommes et de ceux jetés par Pyrrha naîtraient des femmes. Deucalion comprit très vite qu’il s’agissait des cailloux qui étaient nombreux autour d’eux et qui étaient en effet les
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enfants de leur véritable mère, la mère universelle. C’est ainsi que l’on peut considérer que tous les héros, tous les demi-dieux connus dans la quatrième race hésiodique sont des descendants de Deucalion ou de Pyrrha. Faut-il tenir compte de l’acte lui-même ? Ils ont jeté des cailloux par-dessus leur épaule, non pas comme s’ils voulaient oublier l’objet qu’ils jetaient puisqu’ils en attendaient un être fait comme eux, mais, symboliquement, comme s’ils agissaient sans regarder ce qu’il est interdit de voir : l’action d’une divinité, l’enfantement produit par cette Mère Universelle qu’ils n’avaient probablement jamais rencontrée. Les nouveaux mortels seraient dans ce cas là des enfants de la Terre et non des enfants d’un dieu quelconque. Les aèdes demandaient ainsi à Deucalion et Pyrrha de détourner leur regard et de ne rien apprendre de l’acte divin ou magique qui allait se produire. Ils ne devaient pas percer un tel mystère. Nous avons la même consigne évoquée par Homère à propos d’Ulysse avant d’arriver chez les Phéaciens. La différence est de taille, car elle fait passer d’une race mortelle conçue par Cronos, semblable à la race divine, à une race mortelle imaginée par Zeus, mais fabriquée par la Terre, Deucalion et Pyrrha n’étant que deux intermédiaires considérés comme des justes. L’homme n’a donc pas été conçu par un dieu, mais par une déesse, la Terre et ce n’est qu’indirectement que ce pouvoir de création fut donné à un couple formé par Deucalion et Pyrrha. Ce qui est certain, c’est que cet acte de création n’apporte aucune sensation particulière aux deux membres du couple. Il s’agit bien d’une tâche commune ou partagée dans laquelle n’entre aucun désir de possession, nulle émotion ou affection, nul besoin ou volonté de participer ensemble à une telle naissance. Nulle mention n’est faite quant à un quelconque mariage et ces deux enfants épargnés n’ont passé que neuf nuits et neuf jours à attendre que la pluie s’arrête, que le déluge prenne fin pour pouvoir sortir de leur arche. La légende de Pyrrha parle de mariage, mais tellement rapidement que nous pouvons en douter. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas pendant ces neuf nuits qu’ils ont commencé à faire des enfants puisqu’en sortant de l’arche ils étaient seuls. Il est donc difficile de dire
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qu’ils sont le premier couple de mortels à faire l’amour comme nous le faisons de nos jours. Cette venue au monde de la quatrième race hésiodique est bien symbolique. Par contre, elle semble indiquer que Pandore serait responsable de la troisième race, à moins que Deucalion et Pyrrha ne soient responsables de la cinquième, la nôtre ! Resterait à s’interroger sur la couleur des cheveux de la femme de Deucalion. Elle est rousse ! Compte tenu du fait que la rousseur des cheveux et la pâleur de la peau sont partagées par seulement 1 à 2% de la population, il est bien probable que les aèdes ont voulu donner un caractère particulier à son épouse. Or la couleur rousse est associée à la couleur fauve, à la force, à la vigueur, au feu, à un tempérament passionné, un caractère bien trempé et lorsqu’il s’agit d’une femme on aurait tendance à dire qu’elle est tentatrice lorsqu’elle est rousse, aventurière lorsqu’elle est brune, maternelle lorsqu’elle est blonde. Le fait est que dans l’Antiquité la rareté de cette couleur la mettait en valeur et chez les Romains, les femmes celtes étaient appréciées pour leur couleur de cheveux. On disait que les peuples du Nord et de l’Ouest de l’Europe comptaient de 2 à 6% de femmes rousses. Alors nous pouvons penser que la fin du déluge sur les montagnes thraces et la couleur des cheveux de Pyrrha ne font que donner plus de force à l’enracinement de la quatrième race d’Hésiode.
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DIONYSOS
Avec ce dieu différent de tous les autres, il est difficile de parler d’amour au sens où nous le comprenons sous l’influence d’Aphrodite. À son retour de l’Inde, au moment où il commence à installer son culte en Grèce, il connaît de nombreuses oppositions et on le redoute, car il enseigne plutôt la démence spirituelle qu’une réflexion intellectuelle comme peut le faire Apollon. Ce serait après l’Inde qu’il aurait survolé la mer Égée sur son char et aperçu Ariane qui fuyait la Crète avec Thésée qui venait de tuer le Minotaure. Ariane était certainement fort belle et il en serait tombé amoureux en la voyant. C’est à ce moment que se pose le problème de l’abandon d’Ariane par Thésée. La légende nous dit qu’en le voyant, Ariane était tombée amoureuse de Thésée, ce que nous pouvons comprendre très bien. Mais elle ne dit pas qu’elle l’avait aidé et lui avait demandé en contrepartie de l’épouser. Nous pouvons penser, par contre, qu’il valait mieux fuir la colère de Minos et prendre le large avec Thésée après la mort du Minotaure. Alors, que Thésée, dont l’esprit était troublé, ait abandonné Ariane endormie sur l’île de Naxos, ou qu’il ait reçu, sans en avoir conscience, l’ordre de le faire de la part de Dionysos, il est difficile de se prononcer. Toujours est-il que la rencontre entre Ariane et le jeune dieu tout puissant ne pouvait que se faire et nous comprenons qu’Ariane ait pu être subjuguée par le char divin tiré par des panthères sans parler de l’escorte qui accompagnait le jeune dieu. L’aurait-elle vu en songe puisqu’elle dormait lorsque Thésée avait pris le large ?
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Cette rencontre semble être de nature à engendrer du plaisir et chacun des partenaires semble être dominé par le désir de s’accoupler. Mais alors que signifie cette autre légende qui nous dit qu’avant d’enlever Ariane et de la conduire jusqu’au Ciel, il aurait demandé à Artémis de lui envoyer une flèche qui ne pouvait que la tuer. Peut-être faut-il revenir en arrière. Dionysos était déjà passé par Thèbes où il avait eu des démêlés avec son monarque Penthée. Il avait ensuite traversé Argos où il s’était imposé en déclenchant la folie chez les femmes du pays. Il avait voulu ensuite se rendre à Naxos et avait connu une aventure assez particulière avec des pirates qui croyaient pouvoir le vendre. Cette fois, il avait rendu fous des hommes qui s’étaient jetés à la mer où ils étaient devenus des dauphins. Dionysos avait alors voulu monter au Ciel, mais, avant cela, il avait décidé d’aller chercher sa mère Sémélé en Enfer pour lui rendre la vie et la conduire au Ciel en même temps que lui. Nous découvrons au passage que Dionysos pouvait faire revenir à la vie un être décédé. Ce serait après son retour dans l’Olympe que Dionysos, qui voyageait entre Terre et Ciel, entre Delphes et le mont Olympe, aurait été séduit par la beauté d’Ariane. Or Ariane était mortelle, elle ne pouvait pas le suivre dans le royaume des dieux et c’est pour cela qu’il aurait demandé à Artémis, non pas de faire mourir sa future épouse, mais de la rendre immortelle comme elle en avait le pouvoir en lui décochant une flèche. Alors, le couple pouvait connaître un amour éternel, passionné et merveilleux. Ariane donna plusieurs enfants à Dionysos dont les noms restent liés pour certains à des aventures surprenantes : Thoas, Staphilos, Oenopion et Péparéthos, auxquels s’ajoutent parfois : Latramys, Évanthès et Tauropolis. Oenopion, roi de Chios, Le Buveur de vin, aurait introduit l’usage du vin rouge et c’est lui que nous retrouvons dans la légende d’Orion, au moment où il l’aurait aveuglé, peutêtre seulement soulé !
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La légende de Thoas est plus riche et nous ramène à une intervention d’Aphrodite à l’encontre des femmes de Lemnos. Aphrodite avait affublé les Lemniennes d’une odeur pestilentielle parce qu’elles ne l’adoraient pas comme elle le voulait et les maris s’en étaient éloignés. Après quoi elle avait poussé les Lemniennes à massacrer leurs époux parce qu’ils recherchaient ailleurs l’amour qu’elles ne leur donnaient plus. Hypsipyle ne voulut pas tuer son père et trouva le moyen de le sauver. Elle l’habilla avec les vêtements qui recouvraient la statue de Dionysos et le conduisit à la mer sous prétexte de donner le bain au dieu pour le purifier. En prenant la mer, Thoas qui était aussi le roi de l’île fut sauvé. Comme Hypsipyle était fille de roi, les Lemniennes lui donnèrent la couronne. Peu après les Argonautes passant par là, elle devint la maîtresse de Jason. Après le départ des Argonautes, les Lemniennes ayant compris que Thoas avait été épargné par sa fille voulurent la tuer et elle s’enfuit, fut attrapée par des pirates et vendue à Lycurgue le roi de Némée. Elle devint nourrice à son service et lorsque les guerriers menés par Adraste pour attaquer Thèbes passèrent par Némée, ils ignoraient qui elle était. Lui ayant demandé où se trouvait une source pour boire et faire un sacrifice, Hypsipyle aurait posé au sol le fils de Lycurgue, ce qu’elle ne devait pas faire, et un serpent était venu dévorer l’enfant. Lycurgue voulait la mettre à mort, mais Amphiaraos ayant reconnu les deux enfants de Thoas et d’Hypsipyle, grâce à un rameau d’or que leur avait donné Dionysos, la colère de Lycurgue s’estompa et même Hypsipyle put revenir à Lemnos. Les aèdes qui ont inventé cette légende ont brodé autour de la puissance de Dionysos, mais, ici, nous pouvons retenir qu’Ariane devait assurer le bonheur de la divinité. Ce bonheur pouvait aussi se lire au sein du cortège qui l’accompagnait, cortège dans lequel Ariane était devenue la reine des Ménades qui personnifiaient les esprits orgiaques de la nature. Les autres enfants n’ont pas de légende propre et de nature à nous instruire sur l’amour de leurs parents. Il faut maintenant faire référence à une autre partie de sa légende parce qu’elle nous instruit sur une forme d’amour
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qui semble lui appartenir en propre. Cela se passait au moment où il voulait aller chercher sa mère en Enfer. Reprenons la légende. Comme il ne connaissait pas très bien le chemin pour descendre en Enfer, il le demanda à un dénommé Prosymmos ou Polymnos. C’était un paysan qui semblait connaître le chemin. En revanche du service donné, il demanda à Dionysos de lui accorder ses faveurs. Dionysos promit de les lui accorder à son retour. Mais, lorsque Dionysos revint des Enfers, Polymnos était mort. Qu’à cela ne tienne. Dionysos devait s’acquitter de sa promesse. Alors il tailla un bâton de figuier en forme de phallus et se livra à un simulacre sur la tombe du paysan. Nous avons là, dans la légende, l’image d’une sodomie, mais il faut éviter de considérer l’acte sans prendre en compte le contexte et la nature du dieu. Jusqu’ici, nous avions des amours idylliques, des amours qui dépendaient essentiellement d’une beauté surnaturelle. Rien ne pouvait nous permettre de dire que Zeus ou Poséidon, ou même Héraclès avaient sodomisé leurs amoureux. Il en va tout autrement avec Dionysos. N’allons pas évoquer non plus les orgies comme si nous étions sous la Rome décadente, il s’agit d’autre chose et les détails le montrent. Prenons pour commencer le bâton taillé en forme de phallus. Il est fait avec du figuier. Or la référence est ici symbolique et le figuier qui symbolise l’abondance et la dualité est aussi l’arbre de la sagesse sous lequel le Bouddha s’est immobilisé pour trouver la vérité. Dionysos revient de l’Inde ne l’oublions pas. Le figuier relie la Terre au Ciel et lorsque Dionysos enfonce son phallus dans la tombe de Polymnos, ce n’est pas pour le sodomiser au sens propre, puisqu’il est mort, mais pour lui offrir le Ciel comme il le lui a promis. Dionysos est un dieu qui donne ses faveurs à qui le prie et lui témoigne son amour, ici l’aide demandée en ce qui concerne le chemin de l’Enfer. À noter qu’il s’agit d’un paysan, probablement l’être qui raisonne le moins, l’être qui peut recevoir le plus simplement du monde les faveurs du dieu. Ces faveurs ne correspondent pas à une longue méditation sur la vie et la mort, elles sont données de corps à corps, matériellement plus que spirituellement.
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Ici point de transe dionysiaque comme pour Agavé et Penthée, juste deux entités matérielles qui communiquent à l’aide d’un amour total, sans désir au sens sexuel, sans passion, sans projet. L’acte de sodomie ignore ici toutes sortes d’intentions. Il est immédiat, direct, d’homme à homme et surtout pas cérébral. Il accompagne une sorte de jeu de mots et le sens qu’il faut donner à la faveur du dieu. Je crois qu’il faut retenir surtout la possibilité que le Dieu avait d’immortaliser ceux qui le lui demandaient avec assez d’amour, qui reconnaissaient en lui le dieu qui permet de réussir le bon voyage. Polymnos connaissait le chemin qui conduit aux Enfers, par contre il ne connaissait pas celui qui conduit au ciel et ne fait que le demander en échange d’un service rendu. Une autre approche du personnage d’Ariane fait d’elle un être de lumière ou si l’on préfère une femme capable de donner à Thésée la lumière qui l’aidera à ressortir du labyrinthe. Autrement dit, Thésée aurait rencontré, sans le savoir et sans le vouloir, une femme capable de lui indiquer comment il pouvait s’évader d’une obscurité inconsciente dans laquelle il se complaisait tout en s’efforçant de ressembler à son héros : Héraclès. Cette présentation d’Ariane permettrait de dépasser une aide forgée par la raison et nous ferait comprendre qu’elle ne pouvait épouser que Dionysos. Comment interpréter la suite du voyage de Thésée qui a abandonné Ariane ? Il fait escale à Délos et là, dans le temple d’Apollon consacre une statue d’Aphrodite, qu’Ariane lui avait donnée, tout en inventant une danse circulaire qui rappelait le labyrinthe. Il est permis de penser que Thésée n’était pas encore engagé sur le chemin du ciel ou qu’il servait d’intermédiaire entre Aphrodite et Apollon. Avait-elle envie de séduire Apollon en lui offrant sa statue, autrement dit en s’offrant indirectement à lui ?
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ÉOS
Avait-elle besoin d’Aphrodite pour avoir des amants ? Fille d’Hypérion et de Théia, elle fait partie des divinités descendant de Gaia et d’Ouranos, donc de première génération. Elle avait pour frère Hélios, le Soleil, et pour sœur Séléné, la Lune. La légende nous dit qu’avec Astraeos, un autre descendant des Titans, elle aurait donné naissance aux vents : Zéphir, Borée et Notos ainsi qu’à l’étoile du matin : Éosphoros. Autrement dit, elle aurait prolongé l’œuvre de Gaia en donnant naissance à des forces élémentaires de la nature. Elle passait jadis pour une éternelle amoureuse et l’on disait même qu’elle était follement amoureuse d’Arès. Il n’était pas le seul à se ranger parmi ses amants et le bel Orion fut aussi de ceux-là. Elle l’avait même enlevé jusqu’à l’île de Délos pour mieux se donner à lui. Elle eut aussi Céphale comme amant et lui aurait donné comme fils Phaéton qui passe plus souvent pour le fils d’Hélios. Enfin, elle aurait enlevé Tithonos de la race troyenne et lui aurait donné deux fils. Mais le plus triste de l’aventure semble dû à sa négligence. Elle avait obtenu de Zeus que Tithonos devienne immortel, mais elle avait oublié de demander pour lui la jeunesse éternelle. Aussi, Tithonos avait vieilli et s’était retrouvé affublé de toutes sortes d’infirmités. Éos avait dû l’enfermer dans son palais ! D’autres légendes disent qu’il se serait desséché comme une cigale !
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GAIA
Pour comprendre le monde dans lequel se déroulent toutes les légendes, mais aussi dans lequel nous vivons, il faut donner à Gaia toute la place qu’elle mérite, même si depuis le règne de Zeus elle semble oubliée. Gaia, comme Nyx, est fille de Chaos, du moins est-elle issue de Chaos dont il est difficile de donner un portrait satisfaisant. Peu importe ! Gaia pose le problème d’un ensemble de naissances sans partenaire mâle ce qui deviendra une exception avec Héra, si l’on en croit certaines légendes concernant son fils Héphaïstos. Elle pose aussi, bien entendu, un autre problème qui est celui de ses accouplements avec Ouranos qui est d’abord son fils. Mais n’oublions pas que nous sommes dans une vision mythique du cosmos, fruit de l’imagination des aèdes. Puisque rien n’existait, il fallait bien un commencement et nous pouvons comprendre que Gaia ait d’abord donné naissance au monde tel que les aèdes pouvaient l’observer avec des montagnes, des rivières, des mers, des grottes, des arbres, enfin tout ce qui constitue notre environnement. Il fallait un décor pour situer ensuite la pièce de théâtre que les poètes allaient inventer pour nous. En fait, Gaia engendra seule les montagnes et ce sont ses enfants qui participèrent à la mise en place des autres éléments naturels. Or cet ensemble, décrit par les poètes, était invisible puisque plongé dans une obscurité totale. N’oublions pas que le Jour ne s’opposera à la Nuit qu’après la castration d’Ouranos.
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C’est à ce moment-là que les enfants de Gaia pourront commencer à exister concrètement et à se mouvoir dans un monde qui sera éclairé le Jour par Hélios, le Soleil et la Nuit par Séléné, la Lune. Mais commençons par le début. Si Gaia a construit seule le monde, la Terre avec en son sein l’Enfer et le Tartare, eux aussi plongés dans l’obscurité, elle semble incapable d’engendrer seule des dieux pour le peupler et trouve le besoin de se donner un double viril. Ouranos est sa création, il est son fils, il la recouvre intégralement en permanence et il faut attendre l’acte criminel de Cronos pour savoir qu’Ouranos lui fait l’amour la nuit. C’est avec lui qu’elle va donner naissance aux Titans et aux Titanides : Océan, Coeos, Crios, Hypérion, Japet et Cronos pour les dieux, Théia, Rhéa, Thémis, Mnémosyne, Phoebé Téthys pour les déesses. Gaia va donner ensuite naissance à trois Cyclopes : Argès, Stéropès et Brontès, la foudre, les éclairs et le tonnerre puis aux trois Hécatonchires, les êtres à cent bras : Cottos, Briarée et Gygès. Tous ces enfants déplaisaient à Ouranos et devaient rester cachés dans le ventre de Gaia. Nous pourrions nous demander quel était ce ventre, puisqu’il n’y avait pas encore de réelle séparation entre elle et lui. Le ventre dans lequel se trouvaient tous ces dieux monstrueux, pour les aèdes épris de Zeus, ne pouvait être qu’un seul et unique ventre, autant dire une sorte de magma dans lequel les poètes ont seulement voulu percevoir des entités distinctes et donner des noms. Poétiquement, mais aussi philosophiquement, le problème posé est celui de la matière se dédoublant à l’infini en présence d’une force qui n’est pas encore le phallus et pourrait bien être cet Éros sorti, lui aussi, de Chaos. Mettre au monde tous ces enfants est une décision prise par la fille de Chaos qui probablement hésitait à faire vivre un tel ensemble. C’est en demandant à ses enfants de la délivrer d’une apparente volonté d’Ouranos qu’elle rend visible tout ce qu’elle maintenait dans la Nuit originelle, autrement dit à l’état de matière. Il s’agit bien d’une réflexion poétique !
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Nous pouvons considérer que c’est elle aussi qui donnera naissance aux Érinyes, aux Géants et aux Nymphes de frênes en se laissant féconder par les gouttes de sang d’Ouranos tombées de sa blessure. On comprend la nature violente, guerrière de ces enfants qui viennent au monde grâce à cet acte cruel ! Les frênes doivent être envisagés comme des bois servant à fabriquer des lances, à envoyer le feu ou la foudre ! Toutes les divinités qui vinrent à la lumière du Jour commencèrent alors à vivre leur propre existence, à pouvoir s’accoupler à leur tour. Dans le même temps, Gaia qui avait fait naître Pontos avant d’être aimée par Ouranos s’accoupla avec lui pour donner naissance à cinq divinités marines : Nérée, Thaumas, Phorcys, Céto et Eurybie. Pontos était la personnification mâle de la mer. Pontos et Gaia représentaient les forces primitives du monde, des forces qui ne pouvaient survivre isolément. Enfin, beaucoup plus tard, lorsque Zeus fit la guerre à ses enfants, elle essaya de lutter contre lui en mettant au monde un monstre indomptable avec l’aide de Tartare. Il s’appelait Typhon. Autrement dit, Gaia avait plongé au plus profond de la matière et de la Nuit pour s’associer à ce qu’il y avait de plus obscur en elle et opposer à Zeus ce qu’il y avait de plus contraire à son ordre. Son enfant ne pouvait passer que pour un monstre comme l’ensemble de ses progénitures. Typhon fut vaincu à son tour avant que Zeus ne prenne le commandement de l’ensemble du monde. C’est bien le combat de l’idée contre la matière qui trouve ici une description de la part des aèdes, au moment où le règne de Zeus commence à s’affirmer. Il resterait à évoquer encore une liaison, celle qu’elle eut avec Poséidon et qui donna naissance à un autre géant du nom d’Antée. Alors que les Géants n’étaient pas immortels, Antée n’était vulnérable que s’il ne touchait plus la terre. Il luttait contre les voyageurs qu’il finissait par vaincre et les tuait pour orner le temple de son père. Héraclès, que Zeus avait fait naître pour combattre les Géants, lutta contre lui et l’ayant soulevé sur ses épaules put l’étouffer.
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Ce qu’il faut bien comprendre c’est que les enfants de Gaia représentent des forces originelles et que ce sont elles qui vont à leur tour donner les éléments naturels dont les hommes auront besoin pour vivre. Si Hypérion était invisible tant que son père n’avait pas été castré, en émergeant de la Nuit et en s’unissant à sa sœur Théia, il va pouvoir donner naissance à Hélios qui éclairera le monde, Éos, sa sœur, le précédant chaque matin, au tout début de sa traversée du Ciel. Ce sont les deux fils de Japet Prométhée, Pense-avant, et Épiméthée, Pense-après, qui permettront à Zeus d’en finir avec la confusion qui régnait entre les dieux et les hommes. C’est avec sa sœur Téthys qu’Océan engendrera tous les fleuves et toutes les rivières. Coeos est important pour d’autres raisons. Avec sa sœur Phoebé, il devait engendrer Léto, la mère d’Apollon et d’Artémis. Même si pour les aèdes, tous les dieux qui viennent au monde avant les enfants de Cronos sont des monstres, ils sont aussi des intermédiaires indispensables. Sans les accouplements de Cronos et de Rhéa il n’y aurait jamais eu de dieux intelligents ! C’est peut-être avec les enfants de Gaia que nous comprenons que la création du monde fut un acte d’amour en général, un ensemble d’accouplements successifs nécessaires. La prise de pouvoir par Zeus met par contre en évidence le fait que la gestion du monde, sa mise en ordre n’est plus un acte d’amour, mais un enchaînement de décisions qui prennent leur origine dans les idées d’un tyran et non plus les sentiments d’une mère. Nous ne pouvons pas négliger le pourquoi de la naissance d’Ouranos. Il s’agit bien ici d’une décision de la matière, de Gaia seule, et nous comprenons qu’Hésiode, ou d’autres aèdes, aient pu éprouver quelques difficultés à imaginer un peuplement divin, fait de dieux et de déesses, sans la présence, dès l’origine, d’un couple traditionnel. Ce sont les aèdes qui ont éprouvé le besoin de cette création en ajoutant que
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la mère et le fils étaient superposables. En ce qui concernait la matière, ils étaient absolument semblables. En ce qui concerne l’acte de reproduction, ils se devaient d’être complémentaires. Les aèdes ne pouvaient envisager qu’une créativité semblable à celle qu’ils observaient sur Terre et la présence d’un phallus s’imposait dans leur enseignement. Toujours est-il que la fécondité des Grandes Mères est alors remise en question et que sans un phallus, qui donne aux dieux mâles une importance qu’ils n’avaient pas originellement, la suite des légendes risquait de ne pas correspondre à la volonté d’imposer l’idée afin qu’elle domine la matière. Les amours de Gaia sont des amours antérieures aux nouvelles règles imposées par Zeus. Elles nous rappellent que la matière peut se reproduire sans avoir besoin de l’idée et que le phallus n’est pas systématiquement un organe observable. Cela ne saurait montrer que les accouchements de Gaia étaient entièrement privés de plaisir. La légende dit seulement qu’Ouranos avait ses enfants en horreur ! Par contre, Gaia souffrait de les garder dans son ventre et ce fut la raison invoquée pour demander à Cronos de castrer son père. Gaia voulait que la vie se manifeste et la castration lui permet de mettre au monde tous ses enfants.
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HARMONIE
En admettant qu’elle soit bien la fille d’Arès et d’Aphrodite, comme le suggère la légende de Cadmos, il est possible d’étudier son cas qui n’est pas sans signification ésotérique. En devenant l’épouse de Cadmos, elle intervient dans l’histoire de Thèbes et certainement dans les projets de Zeus au moment où il commence à gérer le monde à sa façon. C’est bien Zeus, alors monarque tout puissant, qui organise ce mariage, comme il décidera d’unir Aphrodite et Héphaïstos. Cadmos est à l’origine de la ville de Thèbes, en particulier de sa citadelle la Cadmée qui lui vaudra une punition consistant à rester l’esclave d’Arès pendant huit ans. N’oublions pas qu’il était un des fils d’Agénor, le frère d’Europe enlevée par Zeus et transportée en Crète. Il est donc suivi par les dieux et nous comprenons qu’ils soient tous présents le jour de son mariage. Mais, ce jour-là, Harmonie reçoit d’Héphaïstos et d’Athéna des cadeaux merveilleux qui vont empoisonner sa vie, du moins celle de sa descendance. Il s’agissait d’une robe magnifique tissée par Athéna et d’un collier superbe forgé par Héphaïstos. La légende nous fait savoir qu’Héphaïstos et Athéna avaient fait ses cadeaux afin de sanctionner l’union d’Aphrodite et d’Arès. Le fait est que Cadmos et Harmonie donnèrent naissance à quatre filles : Autonoé, Ino, Agavé, Sémélé et un seul fils Polydoros. Le destin des quatre filles semble ne pas bénéficier de l’amour que Zeus portait au couple parental. En effet, Autonoé
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et Agavé furent rendues responsables par Dionysos de la mort de Penthée, Ino qui était chargée de la garde de Dionysos fut frappée de folie par Héra et se jeta dans la mer où elle devint une déesse bienveillante pour les marins, quant à Sémélé elle fut foudroyée par Zeus avant que le petit Dionysos ne vienne à terme. Mais c’est surtout l’usage des cadeaux faits à Harmonie qui s’intègre le mieux à l’histoire de la ville et montre l’effet attendu par les donateurs. Il faut probablement rappeler quelques éléments de la légende. Amphiaraos est un devin protégé par Apollon et par Zeus. Il est aussi un chef de guerre, honnête et courageux. Lors d’une querelle au début de son règne il avait tué le père d’Adraste et chassé Adraste. Les deux cousins s’étaient réconciliés, mais Adraste restait rancunier. Il donna sa sœur en mariage à Amphiaraos en précisant que désormais les deux cousins, en cas de nouvelle querelle s’en remettraient au jugement de la jeune femme. Or cette décision devait amener la mort d’Amphiaraos. Alors que Polynice avait été chassé de son trône, Adraste avait promis de l’aider à le récupérer. Polynice avait offert à la sœur d’Adraste le collier qu’Héphaïstos avait offert à Harmonie. Prise comme arbitre pour décider ou non de la guerre Ériphile décida qu’il fallait l’entreprendre pour aider Polynice. Avant de partir, Amphiaraos qui savait que la guerre serait un échec et qu’il y trouverait la mort fit jurer à ses enfants de le venger en provoquant une seconde expédition qui serait victorieuse et en tuant leur mère qui était cause de sa mort. Dix ans plus tard, Ériphile intervint une nouvelle fois et poussa son fils à respecter l’avis de l’oracle qui le nommait chef de cette nouvelle expédition, toujours sous l’influence des cadeaux faits à Harmonie, cette fois la robe d’Athéna. Après la victoire, Alcméon, le fils d’Amphiaraos, interrogea l’oracle pour savoir ce qu’il devait faire vis-à-vis de sa mère. Il avait en effet juré à son père de la tuer juste avant la première expédition. L’oracle lui aurait dit qu’il ne devait pas se soustraire à cette tâche. Après la mort de sa mère, il lui fallut se faire purifier et le roi qui le purifia lui donna sa fille en mariage. Alcméon ayant offert à sa femme les cadeaux reçus par Harmonie, la terre où vivait le couple devint stérile. L’oracle
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demanda alors à Alcméon d’aller se faire purifier par le dieufleuve Achéloos. Achéloos le purifia et lui donna sa fille en mariage. Celle-ci ayant demandé à son tour la robe et le collier, Alcméon prétendit qu’il devait les offrir à Apollon en demandant à sa femme de les lui rendre. Ayant découvert le mensonge, Alcméon fut poursuivi et tué dans une embuscade avant d’être vengé par ses propres enfants. Ces faits montrent comment les actes sont liés entre eux et comment l’amour d’Harmonie pour Cadmos peut apporter autant de morts, car il ne faut pas oublier tous les héros qui tomberont durant ces deux guerres contre Thèbes. En faisant d’Harmonie la fille d’Arès et d’Aphrodite, les aèdes ont certainement voulu nous faire comprendre que l’harmonie résulte du dépassement d’un conflit entre l’amour et la guerre, ou bien encore qu’il faut associer la guerre et l’amour pour mener à bien la destruction de l’injustice, ou le dépassement du matériel. Thèbes symbolise un obstacle à l’amour divin. Il fallait la détruire, comme il faudra détruire Troie. Elle était le symbole du pouvoir et de la guerre que le pouvoir entraîne inexorablement. Les aèdes prenaient-ils ici l’occasion de critiquer la politique de leur temps et la guerre qui sévissait entre les cités ? Le sort des enfants n’influencera en rien le sort des parents. Comme je l’ai précisé pour Cadmos, Harmonie finira probablement sa vie de mortelle aux Champs Élysées ce qui montre bien qu’elle n’est en rien responsable de ce qui leur arrive et que les dieux ont tout décidé en dehors de son bonheur d’épouse. Elle n’est pas responsable des différentes causes qui conduisent à la mort ! .
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HÉLÈNE
Nous connaissons La Belle Hélène grâce à Offenbach, mais qui était-elle au juste et comment pouvons-nous interpréter ses amours qui ne se limitent ni à Ménélas, ni à Pâris qu’Homère met en scène au début de l’Iliade dans un face à face les armes à la main ? Les légendes sont nombreuses et diverses, mais il est possible de voir qu’au-delà des détails, des enrichissements, elle est surtout une déesse convoitée, recherchée par les nobles prétendants de son temps, autrement dit des rois ou futurs rois mycéniens, un peu plus que sa cousine Pénélope qui connaîtra une aventure similaire avec un dénouement bien différent. Notons que dans les deux cas, nous percevons la volonté de Zeus qui semble faire de ces deux femmes des appâts divins pour évaluer des mortels. Mais commençons par mieux connaître Hélène. Son père mortel est Tyndare et sa mère Léda. Mais les légendes ne s’attardent pas sur ces parents et font d’Hélène la fille de Zeus et de Léda ou bien de Zeus et de Némésis. Elles nous disent que pour fuir les avances de Zeus, Némésis qui pouvait prendre toutes les formes possibles s’était métamorphosée en oie. Zeus n’avait pas hésité à se changer en cygne et c’est ainsi qu’elle avait pondu un œuf ou deux œufs qu’elle avait abandonnés dans un bois sacré, mais qui avaient été récupérés par un berger. Ce berger pourrait bien être Hermès si l’on tient compte de la nature même de ce dieu, lui aussi fils de Zeus. Finalement, l’œuf ou les œufs s’étaient ouverts et avaient donné naissance à Hélène et Pollux, Castor et
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Clytemnestre. Les légendes ne s’accordent pas sur les deux paires d’enfants, mais cela n’est pas ici très important. Il est ajouté que le berger ayant apporté les œufs à Léda, Léda avait élevé Hélène comme sa propre fille. Nous comprenons alors que Tyndare soit responsable de cette fille et soucieux de la marier le mieux possible. Il semblerait que les difficultés vont s’enchaîner. Pour commencer, Hélène sera enlevée par Thésée et son ami Pirithoos qui rêvent de conquérir chacun une fille de Zeus, puis Tyndare va se trouver inquiet devant l’affluence de prétendants à sa main, au point de redouter que les moins heureux ne lui fassent la guerre, enfin Pâris va enlever sa fille alors qu’elle est déjà mariée à Ménélas, le roi de Sparte. Il s’en suivra la guerre de Troie avec toutes sortes de péripétie et la précision la plus importante serait certainement que Pâris n’aurait amené à Troie qu’une nuée des plus ressemblantes, la fille de Tyndare n’ayant jamais foulé le sol troyen. Son mariage avec Achille, qui l’aurait rencontrée de son vivant à Troie, la situerait dans l’Île Blanche, à l’embouchure du Danube, après leur mort et leur divination. Alors qu’elle était jeune fille et offrait un sacrifice à Artémis, à Lacédémone, Thésée et Pirithoos l’enlevèrent. Comme les Athéniens ne voulaient pas la recevoir, Thésée amena Hélène chez sa mère. C’est là, pendant qu’ils étaient descendus aux Enfers, que les frères d’Hélène : Castor et Pollux vinrent la reprendre. Après avoir attaqué le village, enlevé leur sœur, ils enlevèrent à leur tour la mère de Thésée ainsi que du butin et revinrent à Lacédémone. Le mieux pour Tyndare était de marier sa fille avant qu’elle ne connaisse d’autres événements regrettables. Mais les prétendants étaient si nombreux qu’il finit par accepter la solution que lui proposait Ulysse : laisser Hélène faire son choix, et lier les autres prétendants par un serment d’entraide en cas de besoin. Ménélas avait été l’heureux élu ce qui n’avait pas empêché son nouvel enlèvement par Pâris. Obligé de se rendre
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à un enterrement, Ménélas avait laissé Pâris aux bons soins de sa femme et le fils de Priam en avait profité. C’est là que les légendes divergent. Nombreuses sont celles qui font voyager les amants jusqu’à Troie, plus ou moins vite, ou bien certaines nous parlent de son remplacement par une nuée. Dans ce cas, trois versions au moins sont proposées. Soit Pâris et Hélène auraient été reçus par Protée en Égypte, mais ce dernier découvrant la nature de leur relation aurait gardé Hélène et l’aurait remplacée par une nuée. Soit ce serait Zeus lui-même qui aurait envoyé à Troie une nuée à la place de sa fille. Soit encore Héra, la reine des couples honorables, aurait privé Pâris de sa conquête et aurait façonné elle-même une nuée demandant à Hermès de conduire Hélène en Égypte. La fausse Hélène serait partie vers Troie avec ses esclaves et même la mère de Thésée. La position d’Hélène ne pouvait être qu’ambiguë. À Troie, elle fut reçue aimablement par Priam et sa femme, mais le peuple Troyen ne l’aimait pas. Cassandre prévoyait ce qui allait arriver, mais elle ne pouvait persuader ceux qui auraient pu éviter la destruction de la ville. Pour les Achéens, les avis étaient aussi partagés et devaient l’être au retour comme à l’aller. Elle était responsable de cette guerre et de tant de morts, mais elle était si belle ! La légende nous dit que lorsque Ménélas entra dans le palais, après avoir tué Déiphobe, le frère d’Hector, il aurait levé son épée pour la tuer, mais que son épée lui serait tombée des mains lorsqu’il l’aurait aperçue à demi nue. Cela devait arriver lorsque les soldats voulurent la lapider et que devant sa beauté les pierres leur tombèrent des mains. Ce serait pendant le voyage retour que Ménélas, passant par l’Égypte, aurait retrouvé la véritable Hélène. Dire qu’Oreste la tenait pour entièrement responsable de tout ne nous apporterait pas de précisions utiles à notre étude du personnage, par contre, il est intéressant d’apprendre qu’au moment où Oreste allait tuer Hélène, après avoir tué Clytemnestre et Égisthe, Apollon serait intervenu, aurait enlevé Hélène en la rendant divine ! Cela ne serait pas conforme avec la version
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d’Homère, celle de l’Odyssée, mais un tel enlèvement, le dernier et sous forme de récompense pourrait bien justifier la thèse d’une Hélène utilisée par Zeus pour conduire les demidieux à montrer leur courage et leur capacité à mourir immortels. Hélène a-t-elle aimé tous les mortels qui lui ont fait l’amour ? Elle était désirée, mais ses amours ne sont pas quelconques et ses amants ne sont pas des moins beaux ! Pâris, l’était, son frère le lui dit clairement par la bouche d’Homère, Thésée avait enlevé Hélène puis l’avait confiée à sa mère avant de descendre en Enfer avec Pirithoos. Quant à Achille, nous pouvons penser qu’il était beau lui aussi. Mais Ménélas avait été l’heureux élu ! A-t-elle eu des enfants ? Certains disent qu’elle avait donné une fille à Thésée : Iphigénie et qu’elle aurait confié cette fille à Clytemnestre qui l’aurait élevée comme si elle était sa propre fille. Elle aurait eu une fille et quatre fils avec Pâris. Elle aurait donné le nom d’Héléna à sa fille qui aurait été tuée par Hécube lors de la prise de Troie tandis que ses quatre fils périssaient écrasés par un toit lors de l’incendie de la ville. À la mort de Pâris, elle avait épousé Déiphobe, le frère de Pâris qu’Athéna avait utilisé pour tromper Hector et l’obliger à lutter contre Achille. Elle n’avait pas eu d’enfant avec lui. Enfin, avec Achille, on dit qu’ils auraient eu un fils divin et pourvu d’ailes : Euphorion. Il aurait été aimé par Zeus, mais cet amour n’était pas partagé. Euphorion avait pris la fuite pour finalement être rejoint et foudroyé, Zeus étant ulcéré d’être repoussé. Il aurait même transformé les nymphes de l’île où il s’était réfugié en grenouilles ! Toutes les légendes ne choisissent pas d’interpréter la vie d’Hélène comme faisant partie d’une stratégie de Zeus en la considérant comme un appât divin. Il semble pourtant clair qu’elle est celle qui fait converger tous les demi-dieux vers le champ de bataille dont parle Hésiode en disant que cette quatrième race s’éteindra devant Thèbes et devant Troie. Il est évident qu’Aphrodite a joué un rôle non négligeable dans cette stratégie, mais n’est-elle pas au service de son père ?
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Hélène méritait bien de s’unir au premier des demidieux, une fois déifiée ! Cette déification, à elle seule, montre qu’Hélène personnifie la beauté et qu’une telle beauté peut entraîner soit vers la mort soit vers la gloire qui est l’équivalent de l’immortalité offerte aux mortels. Or pour obtenir la gloire, il faut dépasser l’amour et nous pouvons penser que Pâris ne fait pas partie de ceux qui seront admis dans l’Îles des Bienheureux.
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HÉLIOS
Il mène une vie assez particulière compte tenu de sa principale fonction qui consiste à éclairer le monde. N’oublions pas qu’il est de la première génération divine, qu’il est le fils du Titan Hypérion et de la Titanide Théia. Il est le frère de Séléné, la Lune et d’Éos, l’Aurore. Hélios est marié à Perséis, une fille d’Océan et de Téthys. C’est avec elle qu’il aura plusieurs enfants qui sont cités individuellement : Circé, la magicienne qui purifiera Jason et Médée de leur crime pendant le retour de Colchide, Aeétès, le roi de Colchide chez qui débarqueront les Argonautes, Pasiphaé, la femme de Minos, mieux connue pour la mise au monde du Minotaure. Enfin, comme presque toutes les divinités, Hélios eut d’autres relations amoureuses. On dit qu’il était très beau avec de longs cheveux blonds bouclés, une sorte de jeune homme dans la pleine force de l’âge dont la prestance devait être assurée par la maîtrise de son char. Ce dernier était attelé à quatre chevaux magnifiques dont les noms évoquaient la lumière qu’ils étaient chargés de dispenser aussi bien aux immortels qu’aux mortels. Hélios eut d’autres relations, mais qui des mortelles ou des immortelles ne souhaitaient pas entrer dans sa lumière ou tout simplement se blottir dans ses bras ? Il eut en effet deux autres partenaires avec qui il donna la vie à cinq filles et sept garçons que l’on désigne sous le nom d’Héliades. Chaque groupe possède sa légende propre. C’est avec Clyméné, une Océanide, qu’Hélios eut cinq filles et un fils du nom de Phaéton. La légende nous parle d’un
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amour entre frère et sœurs qui mérite d’être souligné. Il semblerait que les sœurs aient encouragé leur frère à conduire le char du Soleil. Phaéton avait été élevé par sa mère et laissé dans l’ignorance de son père jusqu’à l’adolescence. Phaéton ayant alors demandé un signe de sa naissance, il voulut que son père lui laisser conduire son char. Hélios avait hésité longtemps, mais finalement cédé. Phaéton avait alors pris la place de son père, mais très vite, en prenant de l’altitude, en traversant les constellations, il prit peur et ne contrôla plus le char et la lumière qu’il était chargé de répandre. En descendant trop bas, il manqua de mettre le feu à la Terre, mais en montant trop haut il commença à indisposer les dieux et, finalement, Zeus dut intervenir pour écarter tout danger. Il foudroya Phaéton et le précipita dans le fleuve Éridan, redonnant le char à son père qui pouvait seul le conduire correctement. Ses sœurs se sentant responsables de sa mort le pleurèrent tellement, après avoir recueilli son corps, qu’elles furent transformées en peupliers. C’est bien la première fois, peut-être la seule, où la mythologie nous fait découvrir une véritable scène de famille, un amour entre frère et sœurs assez intense pour devenir éternel. C’est avec la Nymphe Rhodos qu’Hélios devait avoir sept fils. La légende nous apprend qu’ils étaient tous des astrologues de grand talent, mais qu’ils étaient aussi un peu trop jaloux. Trois d’entre eux ne supportant pas les compétences du cadet l’assassinèrent avant de s’enfuir, à Lesbos, à Cos, en Égypte même. Deux restèrent à Rhodes et c’est Ochimos, l’aîné, qui prit le pouvoir sur l’île avant de se marier et d’avoir ses propres enfants. Retenons, avec Hélios, qu’il est difficile de dissocier ses amours divines de l’astrologie dont les aèdes ont certainement cherché à nous divulguer quelques mystères. Il est compréhensible que le Soleil ait pu exciter leur imagination, mais il ne faut pas oublier non plus que l’astronomie tenait une place importante dans leur esprit et dans l’étude du monde tel qu’il pouvait être observé. Il est même possible de dire que l’astrologie a précédé la religion telle qu’ils voulaient l’imposer
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en plaçant Zeus au pouvoir. C’est en scrutant le Ciel que nos ancêtres espéraient comprendre l’univers. Si Homère parle dans ses poèmes de la constellation du Bouvier, de la Grande Ourse, de Sirius, d’Orion, des Hyades et de Pléiades, si Hésiode parle d’Arcturius, c’est bien parce qu’avant eux le Ciel ne cessait pas d’être observé, pas seulement le Soleil et la Lune. Disons que les aèdes se sont comportés bien plus en astrologues qu’en astronomes, mais les deux connaissances étaient liées et c’est grâce à l’astronomie qu’ils ont pu imaginer des dieux et des comportements divins que nous retrouvons dans leurs aventures amoureuses.
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HÉPHAÏSTOS
Héphaïstos personnifie le feu qui coule au centre de la Terre, mais aussi en chaque dieu ou même chaque mortel. Le seul amour qu’il ait connu est celui qu’Aphrodite a fait naître en lui pour Athéna en dehors de qui le fils de Zeus semble ne pas éprouver un quelconque besoin de rencontre et de reproduction. Avec sa femme Aphrodite, il est de glace et nous pourrions aller jusqu’à dire que nous avons là deux feux qui s’opposent farouchement et se neutralisent. Ou bien alors il s’agit d’une association ésotérique ! Il est presque évident qu’Héphaïstos ne personnifie pas le même feu que son épouse Aphrodite ! Son feu est un feu guerrier et Homère nous le montre en pleine action dans l’Iliade, à la demande de sa mère et en faveur des Achéens, d’Achille en particulier. Ce feu serait plus proche de celui qui pousse Arès à se battre, à prendre même du plaisir à combattre les armes à la main. Il est tout aussi évident qu’Aphrodite s’est jouée de lui, avec certainement d’autant plus de plaisir qu’il s’agissait de violer Athéna, sa rivale devant Zeus. Inutile de reprendre ce que j’ai rapporté en parlant d’Athéna, mais tout de même ! Ce besoin violent, inattendu du dieu forgeron, ne serait-il pas le symbole d’une mutation possible du feu si nous tenons compte de la naissance de ce fils particulier qui gouvernera l’Attique symboliquement ? Héphaïstos n’avait certainement pas l’intention de se donner un fils et son désir incompréhensible pour Athéna pourrait bien signifier un désir intense pour la raison. La raison serait alors parée d’une beauté inégalable, suggestive au plus haut point, et Aphrodite serait l’intermédiaire
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de Zeus pour que son fils transforme sa fougue brûlante en une passion sans limites pour la pensée ou pour l’ordre qu’il veut imposer aux dieux comme aux hommes. Érichthonios serait le fruit d’un tel changement ! Ce qui semble confirmer cette interprétation est le fait qu’Athéna garde l’enfant et l’éduque au sommet de l’Acropole. Il n’est plus un feu ravageur, ou un feu de forgeron il devient un feu intelligent, un feu qui permettra plus tard de distinguer Athènes de Sparte. Déjà, auprès de Téthys, Héphaïstos est devenu un orfèvre et peut transformer l’or en bijoux, mais ici, il transforme sa force en idées et c’est ce dont Zeus a le plus besoin. Nous pourrions même aller jusqu’à penser que Zeus, Aphrodite et Athéna ont agi de concert pour transformer la nature de ce fils qui semblait indésirable, difficile à contrôler. Héphaïstos a-t-il eu d’autres aventures amoureuses ? Homère le dit proche de Charis, la Grâce par excellence. Les Charites personnifient la beauté, mais sont aussi des puissances de la végétation. Elles apportent la joie aussi bien dans la Nature que dans le cœur des hommes ou celui des dieux. Elles habitent l’Olympe et sont souvent en compagnie des Muses avec lesquelles elles forment des chœurs en accompagnant Apollon. Elles jouent un rôle important vis-à-vis des travaux de l’esprit, et c’est peut-être cette relation privilégiée qui permet à Héphaïstos de ne pas être seulement un dieu boiteux. Hésiode va plus loin et donne à Héphaïstos Aglaé pour femme, autrement dit la plus jeune des Charites ! Autant dire qu’il appréciait la beauté, probablement aussi la finesse d’esprit que les Grâces faisaient rayonner autour d’elles. Certaines légendes donnent à ce fils de Zeus des enfants ! Palaemon serait de ceux-là et il aurait accompagné les Argonautes en Colchide. Ardalos, aurait été un sculpteur reconnu. Périphétès serait le fils qu’il aurait eu avec Anticlée. Faible des jambes, il marchait avec des béquilles de bonze et assommait les passants pour les détrousser jusqu’à ce que Thésée le tue en venant rencontrer son père.
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Ces trois enfants comptent peu par rapport à Érichthonios qui obtint de Cécrops le pouvoir sur Athènes ! Aussi peut-on considérer que l’amour chez Héphaïstos est un message des aèdes. Le fils de Zeus refuse les élans amoureux ordinaires d’Aphrodite et recherche, au contraire, un amour capable de dépasser les besoins instinctifs de la matière. En aimant Athéna, il montre qu’il choisit et met le feu au service de la pensée. Il n’est plus alors l’enfant que Zeus jette hors de l’Olympe ! Il serait possible de se demander si Zeus, en le jetant, n’a pas d’abord voulu se défaire lui-même de sa part de feu qu’il détenait de son père Cronos.
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HÉRA
Déesse des épouses légitimes, Héra est surtout la troisième épouse de Zeus. C’est probablement avec elle que nous découvrons qu’elle et Zeus se sont comportés comme un couple ordinaire, se cherchant, s’aimant, se trompant, se retrouvant, éprouvant des sentiments de jalousie, mais aussi se courtisant peut-être même vieillissant ensemble. Par moment, Zeus la protège et ne supporte pas que quiconque puisse chercher à lui faire violence. Si Hestia, sa fille devient gardienne du foyer en plein cœur de l’Olympe, Héra est la reine du royaume divin et en assure la bonne gestion, la tranquillité, domine les rapports parfois conflictuels entre dieux et déesses, transmet des ordres du monarque qui vit plus souvent à l’extérieur ou dans sa grotte de l’Ida qu’il partage avec le merveilleux Ganymède. Autant dire qu’ils forment un vrai couple. Si je prends le contrepied des aèdes qui rappellent sans cesse sa jalousie, c’est parce que cette dernière n’est qu’une façon symbolique de la qualifier. Or, l’étude des légendes montre que cette jalousie cache l’art avec lequel elle seconde son époux lorsqu’il s’agit de mettre à l’épreuve un demi-dieu en chemin vers l’immortalité. Leur première rencontre ou du moins la façon dont Zeus s’y prit pour s’approcher d’elle est assez poétique. Il s’était transformé en coucou puis avait provoqué un orage qui l’avait fait tomber transi de froid sur les genoux d’Héra. La déesse pour le réchauffer l’avait abrité sous ses vêtements. C’est alors qu’il se serait fait reconnaître et qu’ils auraient fait
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l’amour pour la première fois. Zeus l’aimait depuis longtemps et bien que marié à Thémis, avec laquelle il avait mis au monde les enfants dont il avait besoin, il devait se sentir plus proche de cette sœur qui était née de la bouche de Cronos et devait avoir une autre allure que les déesses monstrueuses de première génération. Il est probable que Zeus ressentait une plus grande connivence avec cette déesse capable de penser comme lui. Ils se marièrent donc devant l’ensemble des dieux et devant Gaia elle-même qui leur offrir en cadeau un arbre qui faisait des pommes d’or. Symbole de fécondité et d’immortalité, Héra planta cet arbre dans le jardin des Hespérides, à l’extrême couchant, là où les dieux venaient prélever nectar et ambroisie. Ce jardin était gardé par un dragon à cent têtes et par les Hespérides, les Nymphes du Couchant, qui étaient des filles de Nyx. Le couple Zeus-Héra est le seul à bénéficier de détails légendaires sur leurs désaccords amoureux et nous comprenons en les retrouvant qu’ils s’aimaient comme de simples mortels qui se querellent avant de se retrouver enlacés. Par exemple, il est dit qu’Héra mécontente des infidélités de son mari avait reçu en Béotie le conseil d’Alalcoménée de le provoquer à l’aide d’une statue de bois lui ressemblant et de la faire promener solennellement comme pour un mariage. Cette cérémonie était censée renouveler l’union divine. Bien entendu Zeus avait compris l’allusion. Une autre fois, alors qu’Héra se refusait à faire l’amour avec lui, Zeus avait façonné une statue de femme, l’avait fait couvrir d’un manteau et l’avait fait voir assise sur un chariot traîné par des bœufs. Lorsqu’Héra, intriguée, avait demandé ce qui se passait, on lui avait dit que Zeus se préparer à épouser la fille du dieu-fleuve Asopos. Furieuse, Héra avait alors arraché le manteau qui couvrait la statue et compris le jeu de son époux à la suite de quoi ils s’étaient réconciliés. Mais, nous voyons aussi que Zeus est intraitable avec ceux qui veulent lui faire violence et s’imaginent qu’ils pourront faire l’amour avec elle. Ce fut le cas d’Ixion, un roi thessalien qui régnait sur les Lapithes. Lorsqu’il avait épousé Dia, il avait promis à son père de somptueux cadeaux, mais après le mariage au lieu de s’acquitter de sa dette il l’avait
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précipité dans une fosse remplie de charbons ardents. Ce meurtre était horrible, s’ajoutait à un parjure et atteignait un membre de la famille. Personne ne voulait purifier Ixion. Seul Zeus y avait consenti et même avait fait bénéficier son protégé de nourriture divine. Un peu plus tard, Ixion s’étant épris d’Héra voulut lui faire violence. Alors une nuée fut construite ressemblant parfaitement à la déesse et Ixion fit l’amour à cette nuée. Il engendra même Centauros, le père des Centaures. Devant ce nouvel acte de violence, cette fois à l’égard de sa femme, Zeus punit Ixion en l’attachant à une roue enflammée qui tournait sans cesse et il la lança dans les airs. Or comme il était devenu immortel en consommant de la nourriture divine, son supplice devint éternel. Lorsque les aèdes nous présentent Héra comme toujours jalouse et furieuse contre son époux, poursuivant sans cesse les enfants qu’il fait naître avec ses concubines, nous devons comprendre qu’il s’agit d’une image donnant du sens aux légendes et cachant l’essentiel qui était, pour elle, de poursuivre l’initiation de ces enfants pour qu’ils deviennent immortels. Sa jalousie, nous le voyons nettement avec Héraclès et sa naissance retardée par rapport à celle d’Eurysthée n’est qu’une formulation poétique redondante qui montre qu’Héra doit en permanence fertiliser l’œuvre de son époux. Certes, elle est la déesse qui protège les femmes mariées et qui les assiste au moment de l’accouchement avec sa fille Ilithye, mais lorsqu’Héraclès était né et qu’elle refusait de lui donner le sein, acte qui correspondait à la phase initiale de l’immortalisation de l’enfant, c’est Hermès qui aurait posé l’enfant sur le sein de la déesse endormie. En se réveillant, elle aurait repoussé l’enfant, mais il était trop tard ! Comment ne pas voir ici qu’une décision ou une action de Zeus ne pouvait pas être remise en question ? Hermès ne pouvait qu’effectuer les tâches que Zeus lui commandait ! C’est avec le mariage de Zeus et d’Héra que l’on perçoit le mieux que l’hiérogamie est principalement une association de compétences divines et que les enfants d’Héra, comme ceux des autres déesses ou mortelles aimées de Zeus, sont des manifestations politiques indispensable à son règne.
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Je l’ai déjà évoqué, mais la naissance d’Arès est indispensable pour de nombreuses raisons. D’abord parce qu’en prenant la responsabilité du royaume divin, il doit le purifier de tout ce qui est contraire à l’ordre nouveau qu’il impose avec l’aide de sa fille Athéna. Arès est là pour détruire tout ce qui doit disparaître et Athéna le contrôle dans cette mission. Mais Arès est aussi celui dont il faut s’affranchir pour devenir immortel et c’est bien ce que vivra Cadmos qui construira Thèbes après avoir tué un fils d’Arès, le dragon qui gardait la source où il prendra l’eau du sacrifice afin de construire Cadmée. Or, ce n’est qu’après avoir servi d’esclave pendant huit ans au service d’Arès qu’il pourra gouverner Thèbes. Dans l’ordre des naissances, nous voyons que le premier enfant d’Héra est Arès, avant Hébé qui personnifie la jeunesse éternelle et deviendra l’épouse d’Héraclès lorsque Zeus considérera l’initiation de son fils terminée. Ilithye vient en troisième pour aider sa mère à mettre au monde non pas de simples mortels, mais des mortels initiés. Même dans les enfants d’Héra nous retrouvons une logique de transcendance si l’on veut. On peut comprendre aussi qu’Aphrodite ne soit pas une fille d’Héra ! Que penser de la naissance d’Héphaïstos ? Certaines légendes disent qu’il est son fils et qu’elle l’a fait naître seule parce qu’elle était jalouse de Zeus qui avait fait naître seul Athéna. Si tel était le cas, on comprendrait mal qu’Héphaïstos ait fendu le crâne de son père pour laisser sortir Athéna. Il ne peut pas à la fois être né avant et après ! Si nous admettons qu’il soit né d’Héra seule, peu importe quand, nous comprenons alors que sa mère soit déçue par sa boiterie et puisse le faire tomber de l’Olympe pour ne pas l’avoir sous les yeux en permanence comme la pire des hontes. Mais alors pourquoi Téthys l’aurait-elle abrité au fond de la Mer ? Ce serait aussi Zeus qui l’aurait fait tomber de l’Olympe et serait ainsi à l’origine de sa boiterie. Cette dernière serait alors en rapport avec ses qualités de forgeron. Dieu du feu de la Terre, plus proche des monstres, en particulier des Cyclopes, il ne pouvait pas rester dans ce monde policé d’où la violence avait été bannie. Si c’est en tombant qu’il est devenu boiteux,
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nous pouvons dire qu’il est alors devenu forgeron en étant écarté de l’Olympe et par la volonté de son père qui l’aurait plutôt envoyé sur Terre pour contrôler ce feu qu’il ne voulait pas voir revenir dans l’Olympe comme au temps des premiers dieux. L’enseignement de Téthys permet de comprendre son retour dans le Ciel où il subira la surveillance d’Aphrodite à laquelle Zeus le mariera. Disons que les aèdes nous ont compliqué la vie en essayant de nous expliquer pourquoi il était devenu forgeron, qualité qui n’a pas été attribuée à Apollon ou à Dionysos ! Pour moi, Héphaïstos, héritier de Zeus avant tout, mais aussi de Cronos par ses deux parents, est la manifestation de la force que Zeus ne voudrait plus employer et qu’il préfère situer loin du Ciel. Il veut s’en séparer et c’est bien en se battant avec lui qu’il en vient à bout. Le combat qu’il demande aux hommes, il le vit lui-même pour commencer. L’idée se libère de la force et du feu qui la cachent. Or ce feu chtonien ne sert pas qu’à forger des armes, il peut aussi forger des bijoux ou aider à concevoir des objets intelligents capables de remplacer la ruse, comme le trône d’or offert à Héra et sur lequel elle serait restée enchaînée si son fils ne l’avait pas délivrée. Aphrodite en fera les frais lorsqu’elle se laissera surprendre avec son amant Arès. Reconnaissons qu’Héphaïstos est bien le fils du couple royal et qu’il est bien le résultat d’un effort commun pour ne garder de lui que ce qui correspond aux nouvelles valeurs de l’Olympe. L’un comme l’autre a besoin du feu pour gouverner, mais ils ne peuvent le faire qu’en ordonnant la matière, en contrôlant sa puissance, en la faisant correspondre à leur vision du monde.
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HÉRACLÈS
S’il existe un personnage qui a sa place dans un dictionnaire amoureux, c’est bien Héraclès. Certes, il n’est pas une divinité et ne le sera jamais, même s’il obtient l’immortalité ou plus exactement la jeunesse éternelle en épousant Hébé. Il ne faut pas confondre la Jeunesse éternelle qualité qui semble n’appartenir qu’aux dieux, et l’immortalité telle que les héros peuvent la désirer, autrement dit le souvenir durable de leur gloire dans la mémoire des survivants ou des générations qui les honoreront. Par contre, nous pouvons dire que sa vie n’aurait aucune valeur sans les femmes qui souvent le dominent comme Héra, mais aussi Omphale ou Déjanire. Héraclès est le héros qui ne peut échapper à ce rapport particulier qui fait de la femme un être désirable et de l’homme un esclave, du moins vis-à-vis d’une recherche d’immortalité qui passe par la maîtrise du désir. Héraclès est un mortel qui désire, fait des enfants, et meurt à cause d’une femme jalouse ! Entrons dans les détails. À sa naissance il a sucé le sein d’Héra et cela suffit pour dire qu’il est un élu. Hermès, messager de Zeus, a imposé à Héra, par la ruse, ce don de nourriture immortelle. Il semble que l’enfant déjà violent ou goulu aurait mordu le sein d’Héra et l’aurait réveillée, mais il était trop tard et Héraclès avait certainement bu une bonne quantité de lait immortel ! Passons rapidement sur sa jeunesse. La première image que nous donne la légende nous le montre couchant, cinquante
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nuits successives, avec les cinquante filles de Thespios sans savoir qu’il change de partenaire chaque nuit. Le fait est que Thespios lui avait demandé de le débarrasser d’un lion qui ravageait les troupeaux de son père Amphitryon en même temps que son royaume voisin de celui de Thèbes. Fatigué par ses journées de chasse, Héraclès faisait l’amour probablement en dormant ! Ou bien alors ces cinquante nuits, sont un symbole pour donner une grandeur aux différentes vies qui auraient précédé la vie de héros. Le lion de Cithéron ne compte pas parmi les épreuves initiatiques. À noter qu’il fait l’amour en dormant, donc dans un monde qui n’est plus celui des simples mortels ! En revenant de cette chasse et après avoir délivré Créon du tribut que lui imposaient les Minyens, Héraclès épousa la fille du roi : Mégara. Celle-ci donna plusieurs enfants à Héraclès. Mais Héra comprit que le moment était venu d’initier ce géant plein de vie et elle lui envoya la folie de sorte qu’il massacra tous ses enfants, se préparant à tuer aussi sa femme et même son père, ce qu’il aurait fait sans l’intervention d’Athéna. Ce crime lui imposait de commencer une vie nouvelle en se mettant au service d’Eurysthée. L’enfant étant l’obstacle majeur dans une recherche d’immortalité, il fallait qu’Héraclès ne soit plus enchaîné par ceux qu’il avait donnés à Mégara et se retrouve seul devant chaque épreuve qu’il allait vivre. Inutile de reprendre ici toutes celles qu’il allait subir parfois sans véritable gloire. L’une des premières est significative de la faiblesse du héros. Lorsqu’il combat l’Hydre de Lerne il ne peut en venir à bout tout seul et doit se faire aider par son neveu Iolaos. L’examen du symbolisme de cette épreuve nous aide à comprendre la suite des aventures d’Héraclès. L’Hydre est un serpent à plusieurs têtes, une centaine pour certains aèdes. Lorsqu’on lui coupe une tête, elle repousse aussitôt sauf si on la brûle. Disons que chaque tête représente une passion et chacun sait qu’il ne suffit pas de couper la tête à une passion pour qu’elle disparaisse entièrement. Tant qu’une passion n’est pas brûlée à sa racine, elle garde toute sa puissance destructrice. Or, Héraclès ne pouvant simultanément
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couper les têtes et brûler les cous d’où elles renaissaient, il fit intervenir Iolaos et le chargea du feu nécessaire. À deux ils vinrent à bout du monstre. Mais, sur le plan initiatique, il faut dire qu’Héraclès n’a réussi l’épreuve que partiellement. C’est ainsi qu’il a coupé la tête du désir, mais c’est Iolaos et non lui qui a mis le feu au cou d’où il ne pouvait que renaître. La suite des épreuves montre bien qu’il continue à subir le désir. Si Héra intervient pour empêcher l’accouplement qui aurait pu se faire avec la reine des Amazones elle n’interviendra pas lorsque Déjanire, la dernière épouse reconnue du héros deviendra jalouse en pensant qu’il l’abandonne au profit de Iolé devenue sa concubine. Rappelons qu’Héraclès avait gagné un concours d’arc dont le prix était la belle Iolé qu’il aurait voulu épouser. Son père et ses frères la lui avaient refusée de peur qu’il se comporte avec elle comme avec Mégara. Après son mariage avec Omphale, qui se place après celui qu’il avait fait avec Déjanire, il avait fait la guerre à Eurytos et ses fils, les avait tués et enlevé Iolé comme concubine. Après sa victoire et voulant offrir un sacrifice à Zeus, il avait demandé une tunique neuve à Déjanire. Or sa femme, craignant qu’il ne l’aimât plus, décida d’utiliser le philtre que lui avait confié le centaure Néssos avant de mourir et dans lequel devait se trouver à la fois son sperme, mais aussi du sang empoisonné de l’Hydre de Lerne puisque le héros avait tué Nessos avec une de ses flèches. Elle avait enduit la tunique du philtre de Nessos et lorsqu’Héraclès l’avait revêtu, devant l’impossibilité d’enlever ce vêtement qui le brûlait horriblement, il avait fini par souhaiter la mort et avait construit lui-même un bûcher sur lequel il était monté avant que Philoctète n’y mette le feu. Le feu qu’il n’avait pas utilisé lui-même avec l’Hydre de Lerne venait enfin assurer son œuvre symbolique, dépouiller Héraclès de la matière et des passions qui l’enchaînaient à un statut de mortel. L’amour qu’il devait avoir pour Omphale est particulier et tout aussi symbolique. Il est dit qu’il filait aux pieds d’Omphale, habillé à ma mode lydienne tandis qu’Omphale avait revêtu sa cuirasse. Il ne s’agit pas ici d’un mariage
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ordinaire, mais d’une union des contraires. Omphale présente ici le comportement d’un homme, d’un guerrier alors qu’Héraclès présente, au contraire, un comportement de femme. Il s’agit pour Héraclès d’épouser sa part de féminité qu’il porte en lui sans qu’il soit nécessaire de le montrer sexuellement. Nous ne sommes pas ici dans la légende d’Agdistis, mais nous retrouvons, sur le plan des comportements, les deux sexes sous leur forme imagée. Le dernier mariage d’Héraclès avec Hébé indique que la Jeunesse éternelle ne s’obtient qu’en supprimant totalement les accouplements ordinaires. Ils ne conduisent habituellement qu’à la reproduction et font oublier le sacrifice des plaisirs d’une bonne entente que Zeus a imposé aux mortels en leur envoyant Pandore. Certaines légendes nous apprennent qu’Héraclès n’était pas, lui aussi, insensible à un amour différent. Il peut sembler surprenant de voir Héraclès participer au voyage des Argonautes et son abandon à son début, du moins avant qu’ils n’atteignent la Colchide, ne surprend pas. C’est en arrivant sur les côtes de Mysie, pendant que les autres préparaient le repas, qu’Héraclès serait descendu de l’Argo pour aller se tailler dans la forêt une nouvelle rame. Il ramait tellement fort qu’il avait brisé son aviron. Presque au même moment, le jeune Hylas était descendu pour chercher de l’eau douce. Lorsqu’il était arrivé près de la fontaine, il avait rencontré des nymphes qui dansaient et qui l’avaient ravi au point de l’entraîner avec elle et de provoquer sa noyade. Polyphème avait entendu son cri et il était parti à sa recherche, avec Héraclès. Ils avaient cherché Hylas toute la nuit et, lorsque l’Argo avait repris sa route, il l’avait fait sans Polyphème et sans Héraclès, sans Hylas bien entendu aussi. Héraclès était probablement responsable de l’embarquement d’Hylas sur l’Argo, car il l’aimait. Hylas était le fils du roi des Dryopes qu’Héraclès avait combattu. Lorsqu’il avait tué le père, il avait enlevé le fils qui était d’une très grande beauté. Il est évident que les aèdes soulignent ici cet amour que nous retrouvons chez Zeus ou Poséidon, mais il faut
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comprendre aussi que toutes les légendes, à une certaine époque, s’efforçaient d’associer le fils de Zeus à tout ce qui pouvait passer pour extraordinaire et que sa présence sur l’Argo ne sert qu’à renforcer la nature de l’expédition. Il n’est peut-être pas anodin de voir qu’Héraclès disparaît de cette légende en même temps que son amour pour Hylas.
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HERMAPHRODITE
Hermaphrodite est le fils de deux divinités, mais sa légende amoureuse pourrait bien représenter un comportement humain particulier. Le fait qu’il soit le fils d’Hermès et d’Aphrodite doit déjà nous interpeller et nous conduire vers des interprétations qui dépasseront fort probablement le simple récit de son aventure. Mais, commençons par la légende. Hermaphrodite était un beau garçon, pouvait-il en être autrement ? Fils d’Hermès et d’Aphrodite il avait la beauté de sa mère et probablement le charme discret de son père. Il avait été élevé par des nymphes et, devenu jeune homme, s’était mis à se promener pour découvrir le monde des mortels. Il aurait alors voyagé à travers l’Asie Mineure, mais ce qui devait lui arriver aurait très bien pu se passer partout dans un monde plein de merveilleux endroits où sa curiosité ne pouvait qu’engranger une solide moisson de souvenirs inoubliables. Un jour qu’il se trouvait en Carie, il arriva au bord d’un lac dont la beauté ne pouvait que le séduire, capter toute son attention, l’inviter à plus d’intimités avec cette nature qui ne cessait pas de le surprendre. En s’approchant du lac pour mieux apprécier ses eaux cristallines, il ne s’aperçut pas que la nymphe du lac venait vers lui, totalement subjuguée par sa beauté. Il ne la découvrit que lorsqu’elle lui révéla son amour et son désir de s’unir de bonne entente avec lui. Mais, Hermaphrodite n’avait d’yeux que pour le lac et il refusa ses avances. Momentanément déçue, la nymphe se retira sans trop s’éloigner cependant et resta vigilante. Elle prenait plaisir à regarder ce beau jeune homme
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qui semblait prisonnier du charme que lui imposait son lac. Elle le vit se déshabiller intégralement et pénétrer dans l’eau pour s’immerger avec délectation et comprit que le moment était venu de s’unir à lui. Elle s’approcha discrètement de lui, l’enlaça et Hermaphrodite fut bientôt totalement en son pouvoir. La légende nous dit qu’il s’efforça de se dégager de son éteinte, mais ne put y parvenir. Salmacis, la jolie nymphe, s’unit à lui comme elle en avait préalablement l’intention. Elle fit mieux encore pour prolonger son amour et adressa une prière aux dieux. Elle demanda que leurs deux corps ne soient plus jamais séparés, ce que les dieux exaucèrent. Salmacis et Hermaphrodite donnèrent alors naissance à un être nouveau, un être à la double nature. Nous pourrions nous attendre à une réaction de défense de la part du fils d’Hermès, or il n’en fut rien. Hermaphrodite, à son tour, s’adressa aux dieux et leur fit, à son tour, une requête. Il souhaita que quiconque se baignerait dans ce lac soit privé de sa virilité. Nous pourrions être surpris par la demande d’Hermaphrodite, mais il faut dépasser la simple union traditionnelle entre lui et la jolie nymphe Salmacis. La légende semble confondre le lac et la nymphe ce qui nous fait comprendre que la beauté du lac et celle de la nymphe ne sont qu’une seule et même beauté. Par contre, cette beauté apparaît si grande, si merveilleuse qu’elle déclenche chez Hermaphrodite une réaction surprenante qu’il faut analyser. Il voit un lac si beau qu’il reste comme médusé devant ses eaux, mieux encore attiré irrésistiblement au point de se déshabiller et de pénétrer dans le lac pour s’unir avec lui d’un amour total. Salmacis et le lac ne font qu’un. Leur beauté ne fait que ravir l’entendement d’Hermaphrodite qui, incapable de se gouverner, après avoir refusé un amour ordinaire, en vient à se donner entièrement à cet autre amour que lui impose une beauté surnaturelle. Hermaphrodite est inconscient, comme nous le dirions aujourd’hui. Il est dominé totalement par ce qu’il voit, ce qu’il sent lorsqu’il pénètre dans le lac. Il découvre un amour total, un amour que l’on pourrait qualifier de divin. J’aimerais dire qu’il entre en extase.
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La légende pourrait s’arrêter là. Or elle précise dans quel état d’esprit se trouve notre jeune homme, celui que connaîtrait tout individu épris d’une telle beauté. Elle enchaîne deux conséquences à cette union qui pourraient bien n’en faire qu’une seule. Salmacis souhaite que leurs deux corps n’en fassent plus qu’un. Elle nous fait comprendre que cet amour doit effacer toute forme de dualité. Cet amour nous montre comment, par l’intermédiaire du beau, nous retrouvons l’unité naturelle, originelle, comment nous revenons à l’origine de la vie que manifeste Gaia. La matière est une et dans cette union disparaît la coupure entre le corps et l’esprit. Hermaphrodite ne pense plus et c’est parce qu’il s’abandonne au plaisir d’une union à la fois matérielle et immatérielle qu’il retrouve un bonheur total. La suite confirme et explique ce qui se passe chez le jeune homme. Spontanément, car il est certain que sa demande aux dieux n’est pas le fruit d’une réflexion, Hermaphrodite rejette la virilité, la sienne et celle de tous ceux qui connaîtraient le même bonheur que lui. Il ne parle pas d’un être à deux natures, il parle seulement d’une virilité dont il découvre l’inutilité dans cet amour inattendu et inconnu. Nous avons là une explication poétique pour nous faire comprendre que cet amour merveilleux qui s’impose à lui ne peut qu’être mis en relation avec la perte de la virilité. C’est bien de la virilité qu’il est question et non du sexe nécessaire à la procréation. La virilité, dans le contexte de la légende, se rapporte à la volonté de dire oui ou non à un amour vulgaire. Hermaphrodite a dit non pour commencer, mais ce non est lié à un accouplement ordinaire. Lorsqu’il parle de virilité, il s’agit d’un autre amour, un amour qu’il ne maîtrise pas, qui s’impose à lui, le submerge. Le poète ne fait pas ici allusion à une castration, comme il nous le fait savoir à travers le crime de Cronos sur son père Ouranos. Lorsque Cronos castre son père, c’est pour prendre le pouvoir à sa place, il est conscient, il est volontaire, c’est son esprit qui dompte le corps de son père en même temps que le sien. Dans la légende d’Hermaphrodite, il n’y a pas de castration, il y a disparition des deux sexes qui se trouvent unifiés comme ils l’étaient avant que
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Gaia ne donne naissance à Ouranos. Il s’agit bien d’un retour à l’origine, pour ne pas dire à Chaos. La virilité dont parle le jeune homme ne saurait être confondue avec son sexe. Elle est la capacité à décider d’une action, à vouloir et Hermaphrodite comprend clairement que pour vivre cet amour particulier, il ne faut rien vouloir, il suffit de se donner, d’être aimé. Il est évident que le poète antique a clairement perçu la différence entre un amour voulu, pensé, associant deux êtres qui s’accouplent, avec ou sans bonne entente, et un amour qui dépasse toute forme de motivation, qui dépasse une beauté sensuelle qui ne connaît pas les effets du désir. Il est clair que l’extase n’est pas un phénomène des temps modernes, qu’il existait certainement à l’origine de la vie et qu’il trouve ici une présentation imagée à l’aide d’une légende. L’image est d’autant plus éloquente qu’elle diffère fondamentalement de celle d’Agdistis que l’on présente maladroitement comme un hermaphrodite. Agdistis sera émasculé par les dieux ou par Dionysos. Il faudrait pénétrer dans cette légende pour bien comprendre la différence de présentation en ce qui concerne la notion de virilité. Une autre version propose que ce soit Attis, un beau jeune homme qui soit émasculé parce qu’Agdistis et Cybèle se disputaient pour avoir son amour. Attis, en Phrygien veut dire bouc ce qui signifie aussi « le beau ». Frappé de folie, Attis se serait émasculé et en serait mort. Cybèle l’aurait enterré. Agdistis aurait imploré Zeus pour qu’il fasse en sorte que son corps ne se corrompe pas. La légende d’Hermaphrodite montre mieux ce que peut provoquer un amour transcendant. Elle nous fait comprendre que nos aînés connaissaient ces deux façons d’aimer et ne les confondaient pas. Bien que secondaire dans la hiérarchie des dieux, Hermaphrodite nous fait apprécier un amour qui continue à nous surprendre et à nous enseigner que la conscience d’être n’est pas essentielle pour éprouver un bonheur extrême. Peut-être même nous apprend-elle que l’extase, lorsqu’elle s’impose à nous n’est qu’une réalité de tous les temps.
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HERMÈS
N’est-il que le roi des menteurs et des voleurs ? Disons qu’Hermès serait le père de deux enfants assez particuliers, il faut bien le reconnaître. Avec Aphrodite, il aurait donné naissance à Hermaphrodite et je viens d’en parler. Avec la fille de Dryops, les Dryopes étant les premiers habitants de la presqu’île hellénique, il aurait engendré le célèbre dieu Pan. Cet enfant est présenté le plus souvent comme un démon à moitié homme à moitié animal. Sa figure barbue lui donne un air bestial, mais aussi plein de ruse. Il porte de petites cornes sur son front, son torse est velu et ses jambes grêles sont celles d’un bouc se terminant par des sabots fendus. Comme l’animal auquel il ressemble, il est agile, rapide à la course, grimpe partout et les poètes assurent qu’il aime se cacher dans les taillis pour agresser les jolies nymphes dont il est friand. Avec un membre viril démesuré, il est doué d’une activité sexuelle surnaturelle. Toutefois, ces éléments naturels ne suffisent pas pour l’identifier honnêtement. Pan est aussi un excellent joueur de flûte, le plus souvent de syrinx et il aime danser au milieu des nymphes qui se laissent emporter par les mélodies qu’il leur offre fréquemment dans les sous-bois où règne une grande fraîcheur, surtout en été. Le plus important, peut-être, reste sa naissance et sa présentation par Hermès lui-même à l’ensemble des dieux regroupés dans l’Olympe à cette occasion. Pour en avoir une idée assez précise, il faut se référer à l’Hymne à Pan attribué à Homère, mais certainement plus tardif. Le poète nous dit qu’après avoir ouvert sa couche à Hermès, la fille de Dryops mit au monde un enfant qui était si
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laid qu’elle ne put le regarder et qu’elle s’enfuit abandonnant le père et l’enfant. Pour sa part, Hermès l’aurait pris dans une épaisse fourrure de lièvre et se serait précipité vers l’Olympe pour présenter son enfant. S’étant assis au milieu des dieux, tous se réjouirent à la vue de ce petit visage rieur, Dionysos plus que tous les autres. Les dieux lui donnèrent alors le nom de Pan parce qu’il s’était fait aimer spontanément par tout le monde dans l’Olympe. Ce n’est que plus tard que les poètes associèrent Pan et la flûte, considérant qu’il en était l’inventeur. On a tendance à considérer l’instrument, éventuellement ses sonorités, mais on oublie de prendre en compte l’association entre la flûte et l’être semblable à un bouc qui en joue. On oublie aussi que la flûte est faite de roseaux en rapport avec une nymphe et un véritable amour. Faut-il rappeler que le bouc est un animal tragique qui a donné son nom à la tragédie, ou chant du bouc, chant associé aux fêtes de Dionysos ? Le bouc lui était consacré. Dionysos s’était transformé en bouc pour échapper à Typhon. Or le bouc est aussi associé aux forces génésiques de la nature, et le sexe souvent en érection de Pan, comme celui de Priape, montre qu’il est attaché à la reproduction. Mais, dans son association à la flûte, il faut dépasser le stade de la simple reproduction et percevoir une dimension ésotérique importante. Comme le bouc, la flûte chante l’amour, mais peut aussi chanter l’appel du divin. Pour prendre une image forte, le son de la flûte s’échappe de l’instrument comme Pégase s’est échappé du cou de Méduse, il monte droit vers le ciel. La flûte diffère de la lyre et si la lyre peut soutenir des émotions, elle n’élève pas comme la flûte qui ravit les sens et impose une élévation beaucoup plus spirituelle et soudaine. Nous oublions qu’à l’origine la flûte est composée de roseaux et que les roseaux sont la métamorphose d’une nymphe appelée Syrinx et que Pan la poursuivait. Ne pouvant échapper au désir du fils d’Hermès, elle avait prié les dieux de la transformer en roselière et Pan en coupant plusieurs roseaux ne faisait que continuer à chanter son amour pour la belle Syrinx. Ce que nous pouvons remarquer c’est la différence que les aèdes ont imaginée entre Héra et Hermès. Héra voyant son
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fils boiteux, le jette hors de l’Olympe, du moins semble le faire parce qu’elle a honte. Au contraire, Hermès se précipite vers les dieux assemblés pour leur montrer ce fils particulier qui ressemble à un bouc. La honte ne semble pas être un sentiment qui l’indispose. Mais Hermès est un dieu à part, du moins une image particulière du divin. Les légendes attribuent à Hermès la paternité d’Autolicos le grand-père d’Ulysse et, bien entendu, l’art de dissimuler. On le dit père d’Eurytos qui serait alors le frère d’Échion, qui ne serait pas l’un des cinq soldats armés nés des dents du dragon semées par Cadmos, mais sans plus d’informations. Il serait enfin à l’origine de la vie d’Abdèros qui serait devenu le mignon d’Héraclès avant d’être dévoré par les juments de Diomède ! Il est difficile de ne pas imaginer une dimension symbolique à ces différents enfants comme si les aèdes voulaient expliquer certaines qualités mortelles par une origine divine.
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HYPSIPYLE
La légende de cette Lemnienne est trop belle pour que nous la passions sous silence. Qui plus est, elle est la petite-fille de Dionysos, ne l’oublions pas ! À l’origine, nous pouvons considérer l’acharnement d’Aphrodite à châtier toutes les femmes de Lemnos qui ne l’adoraient pas suffisamment. Elle les avait rendues inabordables en les affublant d’une odeur épouvantable. Leurs époux s’étaient alors tournés vers des captives étrangères entraînant leur colère et leur décision de mettre à mort tous les hommes de l’île. Or, au moment de cette décision horrible, le pouvoir sur l’île était tenu par Thoas, le fils de Dionysos. Il avait donc été décidé de passer par les armes tous les hommes et seule Hypsipyle se refusa à accomplir un tel acte à l’égard de son père. Elle le dissimula la nuit où le massacre avait été décidé et la légende ajoute qu’elle l’aurait habillé avec les vêtements et les ornements portés par la statue de Dionysos. Au petit matin, sous prétexte de baigner le dieu de façon rituelle, elle avait conduit son père habillé en divinité au bord de la mer avec l’épée qu’elle n’avait pas utilisée comme elle l’aurait dû. Sur une embarcation de fortune, Thoas avait quitté l’île : il était sauvé. Les Lemniennes n’ayant plus de roi demandèrent alors à Hypsipyle de prendre la place de son père. Comment ne pas souligner ici la résistance de cette femme qui brave à la fois les femmes de Lemnos et peut-être aussi la divinité Aphrodite ? Par amour pour son père elle a pris le risque d’être poursuivie pour
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avoir aidé un homme à fuir le massacre ! Mais n’est-elle pas la petite-fille de Dionysos ? L’histoire de cette femme va se compliquer très vite. Les Argonautes abordant sur l’île, les Lemniennes semblent avoir accepté de renouer avec des relations de bonne entente et, bien entendu, Jason et Hypsipyle connurent un amour qui devait durer assez longtemps pour qu’elle puisse donner au héros deux enfants. Hypsipyle aurait même organisé des jeux funèbres en l’honneur de son père et de tous les mâles qui avaient été massacrés. C’est après le départ des Argonautes que les Lemniennes s’aperçurent que Thoas leur avait échappé. Elles voulurent alors punir Hypsipyle pour sa trahison, mais elle eut le temps de s’enfuir. Si elle échappait ainsi à la justice des femmes qui lui avaient demandé d’être leur reine, elle ne put échapper à des pirates qui s’en saisirent et la vendirent à Lycurgue le roi de Némée. C’est là qu’elle devint la nourrice de l’enfant du roi. Les légendes s’enchaînent et nous retrouvons Hypsipyle commettant une faute impardonnable lorsque les armées dirigées par Adraste veulent offrir un sacrifice et demandent une source à cette femme dont ils ne pouvaient connaître ni l’origine ni l’histoire mouvementée. Un oracle avait prévu qu’elle ne devait en aucun cas poser l’enfant à terre, tant qu’il ne marcherait pas. Or pour conduire les soldats d’Amphiaraos vers une source, elle posa l’enfant au sol et, aussitôt, un énorme serpent surgit et l’étouffa. Une fois encore Hypsipyle va échapper à la mort. Les deux enfants qu’elle avait eus avec Jason et qui la cherchaient arrivent et Amphiaraos découvre leur origine. Les deux enfants portaient en effet un rameau de vigne en or que Dionysos avait donné autrefois à Thoas. Le reconnaissant, Amphiaraos avait alors intercédé en faveur d’Hypsipyle pour qu’elle retourne à Lemnos avec ses deux fils. Pouvons-nous parler de fautes pour qualifier les actes de cette petite-fille de Dionysos ? Ne voit-on pas que, du début à la fin, elle est l’instrument d’une suite de décisions divines ? Les aèdes ne nous invitent-ils pas à distinguer l’amour d’Aphrodite de celui de Dionysos ? Nous pouvons imaginer
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qu’Hypsipyle revient régner sur les Lemniennes, et que d’une certaine façon elle assure, dans ces conditions, le pouvoir de Dionysos et l’oubli de celui d’Aphrodite ? Hypsipyle sacrifie à l’amour d’Aphrodite avec Jason, mais connaît le meilleur de sa vie en adorant son père, et à travers lui, son grand-père Dionysos.
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IO
Il est difficile de négliger l’amour de Zeus pour la belle prêtresse d’Héra qui était la fille d’Argos. Mais, pour cela, il faut préalablement distinguer deux Argos qui n’ont pas la même origine, les mêmes qualités et surtout ne participent pas à la politique de Zeus de la même façon. Le premier Argos est fils de Zeus et de Niobé et descend donc, par sa mère d’Océan et de Téthys. Cet Argos reçu en héritage, si l’on peut dire, la royauté sur une partie du Péloponnèse qu’il appela Argos et à ses environs qui s’appelèrent l’Argolide. Le second peut être considéré comme un monstre doté de paires d’yeux qui ne se fermaient jamais ensemble. Certains disent qu’il en avait deux qui regardaient devant et deux derrières, d’autres qu’il en avait une infinité sur tout le corps. Il était doué d’une force extraordinaire et avait délivré l’Arcadie d’un taureau qui ravageait la région. Il l’avait écorché et s’était fait une cuirasse de sa peau. Il avait surpris Échidna dans son sommeil et avait eu raison d’elle et de ses cruautés vis-à-vis des passants. C’est cet Argos qu’Héra devait utiliser pour surveiller sa prêtresse. Il est toujours facile de dire que Zeus était tombé amoureux, subjugué spontanément par sa beauté ou encore attiré par un enchantement qui aurait été envoyé par Iynx, la fille d’Écho et de Pan, le fils d’Hermès, ne l’oublions pas. Si l’on connaît Écho et ses amours pour Narcisse, on connaît moins Iynx qui aurait probablement voulu se jouer de Zeus et lui aurait fait boire un philtre d’amour. Héra l’aurait châtiée en
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la transformant en oiseau, l’Iynx, que l’on utilisait dans les conjurations amoureuses. Ainsi la belle prêtresse avait reçu un songe qui lui demandait de se rendre au bord du lac de Lerne pour se livrer aux embrassements de Zeus. Interrogé par sa fille, Argos interrogea à son tour l’oracle de Delphes qui conseilla d’obéir au songe sous peine d’être foudroyé lui et sa famille si elle refusait. C’est ainsi que Io se donna à Zeus et nous comprenons vite que la réponse de l’oracle ne pouvait être contraire à cette rencontre. Ce que nous pourrions prendre aussi en considération est le lieu de la rencontre, le lac de Lerne. Bien entendu Héra ne pouvait ignorer longtemps un tel amour. Obligé de le cacher, Zeus eut alors l’idée de transformer Io en génisse d’une magnifique blancheur après quoi il jura à Héra qu’il n’avait jamais aimé cet animal. Puisqu’il en était ainsi, elle demanda à ce qu’on lui offre cette belle génisse qui se trouva consacrée à la reine de l’Olympe. Héra s’empressa de la mettre sous la garde d’Argos, le géant aux cent yeux. Très vite Zeus eut pitié d’elle et chargea Hermès de la délivrer. Hermès aurait alors endormi la moitié des yeux qui veillaient sur la belle génisse pendant que l’autre moitié dormait. Ensuite, il tua le monstre qui surveillait Io. On dit parfois que Zeus la rejoignait transformé en taureau, mais la légende ne met pas l’accent sur une quelconque procréation. Héra n’accepta pas sa défaite et envoya un taon pour piquer sa génisse qui lui était consacrée ! Tout ce qui suit permet de penser que cet amour de Zeus n’est que la présentation imagée, symbolisée, du rayonnement progressif de l’ordre de Zeus, de la nature de son gouvernement. Les déplacements d’Io correspondraient à l’expansion de son règne. Après avoir longé les côtes du golfe, elle traversa la mer, là où se séparent l’Europe et l’Asie ce qui valut à l’endroit de porter le nom de Bosphore qui signifie « passage de la vache ». Elle traversa l’Asie pour arriver en Égypte où enfin elle put mettre au monde l’enfant de Zeus, le petit Épaphos. Ce dernier devait mettre au monde, à son tour, une race importante au sein de laquelle figurent les Danaïdes. Ses malheurs n’étaient pas terminés, mais elle avait repris sa forme humaine. Les Curètes, ayant enlevé son fils sur
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l’ordre d’Héra, toujours là pour pousser le plus loin possible le projet de son époux, elle reprit son voyage, trouva son fils et revint régner en Égypte où elle aurait été adorée sous le nom d’Isis. Après sa mort, Io fut transformée en constellation si l'on en croit la légende. Il suffit de prendre en considération le fait que les Curètes étaient des démons de l’entourage de Zeus pour comprendre que l’association Zeus Héra avait encore fonctionné à merveille, conduisant sa conception de l’ordre jusqu’en Égypte. Non seulement Io était prêtresse d’Héra puis une génisse qui lui était consacrée, mais les Curètes avaient accompagné toute l’enfance de Zeus en Crète et nous voyons mal comment Héra aurait pu leur demander de capturer Épaphos. Le fils de Zeus aurait ensuite épousé Memphis, la fille du dieu-fleuve Nil qui aurait à son tour enfanté Lybie. C’est ainsi que la géographie trouve chez les aèdes une formulation légendaire !
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JASON
J’aborderai certains détails de ses amours en parlant de Médée. Disons que Jason semble ne pas trop se soucier de l’amour au sens ordinaire du terme, au sens le plus courant de procréation ou simplement de plaisir. Jason est un serviteur, surtout pas un séducteur comme peut l’être Apollon ou Hélios. Fils d’Aéson, trop jeune pour régner à Iolcos, il est écarté du pouvoir par son oncle Pélias et semble l’être encore lorsque Médée, ayant tué Pélias, il aurait pu régner normalement. Mais le crime de Médée, même voulu par Héra, reposait aussi sur ses épaules et il fut obligé de s’exiler à Corinthe où une nouvelle tragédie l’attendait. A-t-il aimé Médée ? Ils se sont unis presque par obligation. Il fallait que Médée vienne à Iolcos pour châtier Pélias qui avait violé le temple d’Héra. La déesse n’aurait jamais accepté qu’elle soit rendue à son père. Après, peu lui importait. Jason lui avait rendu le service attendu : faire venir Médée de Colchide. Médée a-t-elle aimé Jason ? Cela n’est pas clairement dit dans les légendes. Il suffit de survoler la vie de Médée pour s’apercevoir qu’elle aussi n’est pas à l’aise dans le monde des mortels : d’abord chez son père dont elle n’apprécie pas son manque d’hospitalité, ensuite avec Jason lorsqu’il pense s’unir avec la fille de Créon, enfin avec Égée à qui elle voudrait donner un fils au moment ou Thésée vient rencontrer son père ! Petite fille du Soleil, elle semble mener comme lui une trajectoire à part sur le char que lui a donné Hélios. Peut-être ont-ils vécu dix ans comme un vrai couple, faisant deux enfants, les seuls qu’aurait eus Jason. Mais ces
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enfants ne sont-ils pas un obstacle à l’immortalité de Jason ? Héraclès a tué ses enfants avant de commencer son voyage initiatique ! Jason a commencé son voyage avant de faire des enfants à Médée. Il fallait une rupture et c’est la répudiation de Médée qui marque le tournant dans la vie de Jason. Il veut épouser Créüse et ce sera la mort de la fille de Créon ainsi que celle de ses enfants. Jason peut donc poursuivre son chemin vers l’immortalité ! Cette immortalité, il ne l’imagine même pas. Il passe à côté sans la percevoir en transportant Héra sur son dos. Il la côtoie en Colchide, mais ne pense qu’à revenir avec la Toison d’Or qui aurait dû lui permettre de commander à Iolcos ! Pourquoi participe-t-il à la chasse au sanglier de Calydon si ce n’est pour s’en approcher en même temps que les autres héros ! Enfin lorsqu’il s’endort à l’ombre de l’Argo, à Corinthe, il la trouve dans le sommeil qu’utilise Zeus en laissant tomber sur lui la proue prophétique de son ancien navire ! Jason ne pouvait pas connaître d’aventure amoureuse sereine. Éduqué par Chiron, devenu magicien, utilisé par les dieux, il ne pouvait que leur appartenir sans connaître l’amour auquel songent les jeunes gens de son temps.
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LÉTO
Elle est la fille du Titan Coeos et de la Titanide Phoebé. Elle est aussi la sœur aînée d’Astéria dont il faut préalablement tenir compte. En effet, Astéria s’était transformée en caille pour échapper à Zeus qui voulait l’aimer, mais Zeus s’était transformé en aigle et elle n’eut plus que la ressource de plonger dans la mer où elle devint Ortygie : l’île aux cailles, une sorte d’île flottante qui ne pouvait pas être considérée comme de la terre. C’est là que Léto allait accoucher d’Apollon et d’Artémis. Comme d’habitude, Héra était jalouse et ne supportait pas que Zeus puisse avoir d’autres enfants en dehors d’elle. Qui plus est les enfants de Léto devaient être plus importants que ses propres enfants. Alors elle faisait tout pour retarder l’accouchement de Léto et avait décrété qu’elle ne pourrait faire naître ses enfants sur une terre qui serait inondée de soleil. Léto errait à travers de nombreux pays et aucun ne voulait lui donner asile. C’est alors que Zeus avait demandé à son frère Poséidon de faire déferler une vague énorme au-dessus d’Ortygie de sorte qu’elle fut un moment abritée du soleil. Autrement dit, Léto allait accoucher non pas sur une île ordinaire, mais dans les bras de sa sœur Astéria devenue Ortygie pour lui servir d’asile. C’est ainsi que Zeus avait prévu la naissance de ses deux nouveaux enfants. Les douleurs de l’enfantement durèrent neuf jours et neuf nuits ce qui est hautement symbolique et ne fait pas que justifier l’errance de la déesse à travers les différents pays du monde. Le neuf, ne l’oublions pas signifie la fin d’un cycle et le début d’un nouveau. Il indique un changement profond vécu par
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les enfants de Léto autant que par la mère. Héra interdisait à sa fille de s’approcher d’elle pour l’aider à accoucher. La légende dit qu’Iris fut chargée d’aller la trouver dans l’Olympe pour lui proposer un merveilleux collier si elle consentait à descendre du Ciel pour assister Léto. Enfin, elle descendra et Léto pourra accoucher d’Artémis d’abord puis, avec son aide, d’Apollon. Certaines légendes disent que Léto pour fuir la colère d’Héra se serait transformée en louve et serait retournée chez les Hyperboréens où elle vivait antérieurement. On disait aussi qu’Apollon était né du loup ! Le fait est que cela coïnciderait avec le voyage d’Apollon chez les Hyperboréens avant sa prise de pouvoir à Delphes. Nous ne sommes pas loin de penser que Léto et ses enfants venaient d’un autre pays et que les aèdes grecs se sont efforcés de conserver quelques traces de ces mondes. En faisant l’amour avec Léto, une fois de plus, Zeus s’appropriait des forces venues d’ailleurs, les faisait renaître en les plaçant directement sous sa coupe. D’autres légendes disent que Léto accoucha à Délos qui passait pour avoir été une île flottante du nom d’Ortygie et avait dit que son fils y construirait son temple. Après sa naissance, Apollon aurait fixé l’île au fond de la mer par un solide pilier. La nature belliqueuse des deux enfants de Léto apparaîtra lorsque Niobé aura l’orgueil de la déconsidérer, elle qui avait eu six garçons et six filles ! Artémis enverra ses flèches sur les six filles et Apollon les six garçons pour venger leur mère d’un tel affront. Ajoutons qu'il faudrait s’attarder sur le sens symbolique d’un tel massacre. Nous pouvons enfin rappeler comment Léto corrige sa fille lorsqu’Homère nous parle de leurs oppositions au sein de l’Olympe. C’est bien dans l’Iliade qu’elle lui arrache son arc et la frappe au visage pour lui imposer un choix de comportement, ce qui montre l’autorité qu’elle a gardée sur elle !
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MÉDÉE
Fille du roi de Colchide Aeétès et donc petite fille du Soleil, Médée se marie avec Jason pour échapper à ses poursuivants. Sans la venue de Jason, elle serait certainement restée loin d’Iolcos où elle va se retrouver pour servir la vengeance d’Héra. C’est parce que Pélias n’a pas respecté son temple qu’elle a décidé de le châtier en utilisant la magie de Médée. En réalité, l’enchaînement est compliqué et on ne comprend pas aisément pourquoi Héra utilise Jason pour faire venir Médée de Colchide. Pour la cause, il suffit de dire que Pélias, qui était un enfant de Poséidon, avait tué Sidéro qui maltraitait sa mère en la poursuivant dans le temple d’Héra. À la suite de cet incident, Jason était venu à Iolcos où il espérait récupérer le trône de son père occupé par Pélias, puis il avait accepté de ramener de Colchide la toison d’or en échange. L’enchaînement qui conduit à ce voyage et à celui des Argonautes est complexe et ressemble à un parcours initiatique sous la surveillance d’Athéna et de Zeus. Retenons seulement ici que la rencontre entre Jason et Médée se fit en arrivant en Colchide, mais il est difficile de dire que l’amour va les conduire à devenir complices. Si l’on en croit les légendes, Médée ne supportait plus les agissements de son père qui tuait tous les étrangers qui abordaient son royaume. Aeétès avait jeté sa fille en prison, et lorsque les Argonautes arrivèrent elle lia son sort à ces étrangers, plus particulièrement à celui de Jason qui avait demandé la Toison en échange d’épreuves insurmontables. Avec l’aide de Médée, il était arrivé à les surmonter, mais ils avaient pris la décision de fuir pour éviter la
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colère de son père. Elle aurait demandé à Jason de l’épouser s’il réussissait à s’emparer le la Toison, autrement dit de la prendre avec lui. Le fait est qu’elle l’avait aidé et ils avaient pris le chemin du retour, poursuivis par les soldats d’Aeétès. Afin de ralentir les poursuivants, elle n’avait pas hésité à tuer son frère et le découper en morceau avant de les jeter à la mer. Il est clair que le mariage de Jason et Médée ne pouvait avoir lieu en Colchide. Il se réalisa lorsqu’ils arrivèrent chez Alcinoos, le roi des Phéaciens. Les poursuivants réclamant qu’il lui remette Médée, la femme d’Alcinoos émit une réserve : il la rendrait si elle était encore vierge. Ayant alerté Jason, il s’empressa d’enlever sa virginité à Médée et fit en sorte qu’elle ne puisse pas être ramenée en Colchide par les envoyés de son père. La vie de Jason fut dès lors liée à celle de Médée. Or, Médée ayant tué monstrueusement Pélias, ils furent chassés tous les deux de Iolcos et partirent pour Corinthe. Là ils eurent deux enfants qu’ils virent grandir jusqu’au jour où Jason, aspirant à leur donner la vie qu’ils auraient eue s’il était devenu roi à Iolcos, eut l’idée d’épouser la fille de Créon qui régnait à Corinthe. Il est possible que cette précision corresponde mieux à notre sensibilité, mais elle est celle des tragiques des siècles longtemps après les premières légendes écrites ! Se voyant écartée injustement, furieuse et jalouse, Médée décida de se venger et empoisonna sa rivale ainsi que son père à l’aide d’une robe qu’elle lui avait offerte. Ensuite elle tuait ses deux enfants dans le temple d’Héra et montait sur un char tiré par des chevaux ailés que lui avait envoyé le Soleil. Elle alla ainsi vers Athènes où Égee se désolait de ne pas avoir d’enfant, ignorant que Thésée, son fils, était en route pour le rejoindre. Elle se préparait à donner un fils à Égée, lorsque Thésée arriva et elle essaya de le faire périr en le faisant inviter par son père. Lorsqu’Égée avait reconnu l’épée qu’il avait laissée pour lui, lorsqu’il serait en âge de s’en servir, il avait compris qu’il était sur le point de l’empoisonner et avait chassé Médée. Elle était alors retournée en Colchide et avait fait tuer Persès qui avait dépossédé Aeétès de son trône. Elle rendit le pouvoir à son père.
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Les légendes ne disent pas ce qu’a pu devenir Médée à ce moment-là. Certaines disent qu’elle finit par épouser Achille aux Champs Élysées. Le plus surprenant, peut-être, est la suite qui sera donnée par le tragique Euripide, plusieurs siècles après les premières légendes écrites. Jason apparaît alors comme le pire des hommes qui pousse Médée au crime et nous comprenons qu’à chaque époque, en fonctions des normes de société, le regard qu’il est possible de porter sur l’un ou l’autre des deux magiciens, car Jason l’était aussi, peut changer. Euripide reconnaît cependant que rien n’est simple et ne peut surprendre. Il le fait dire en fin de pièce au Coryphée. Ne pouvons-nous pas dire que les légendes étaient assez vagues parfois pour permettre toutes sortes d’interprétations et faciliter les interrogations qui servaient leur enseignement ?
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MÉDUSE
Comment comprendre que Poséidon ait pu faire l’amour avec un monstre pareil et lui donner des enfants sans avoir à subir les inconvénients ou désagréments d’une telle rencontre amoureuse ? Les Gorgones étaient trois sœurs dont seule Méduse était mortelle. Elles étaient les enfants de Phorcys et de Céto, frère et sœur, nés de Gaia et de Pontos, la Terre et le Flot. On leur attribuait outre les trois Gorgones d’autres monstres comme Scylla, redouté par Ulysse, les Grées qui seront utiles à Persée, Échidna à laquelle on attribue d’autres monstres connus d’Héraclès comme Orthros, Cerbères ou l’Hydre de Lerne sans oublier les Hespérides. Mais revenons aux Gorgones. Elles étaient trois : Sthéno, Euryalé et Méduse. Elles habitaient en extrême Occident près du royaume des morts. Leur tête était entourée de serpents, elles portaient des défenses comme des sangliers, elles avaient des mains de bronze et des ailes d’or. Mais surtout, leurs yeux étaient étincelants et leur regard pouvait changer en pierre celui sur qui il se posait. À propos de Méduse ont disait qu’elle avait d’abord été une belle jeune fille, mais qu’elle avait voulu rivaliser de beauté avec Athéna et que la déesse l’avait punie en changeant ses longs cheveux en serpents. Il est assez étonnant de ne rien trouver chez les aèdes concernant une nuit de noces avec Poséidon, peut-être lorsqu’elle était jeune et belle ! Toujours est-il qu’ils eurent au moins deux enfants qui vinrent au monde lorsque Persée coupa la tête de Méduse. Là encore, notons que ce n’est pas de son
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ventre qu’ils naquirent, mais de son cou qui n’est ni le crâne de Zeus, ni sa cuisse, ni la bouche de Cronos. Il faut bien penser que les poètes ne les ont pas fait naître au hasard. Cette partie du corps entre la tête, le Ciel, et le reste du corps, la Terre, est le siège d’un échange constant entre les deux royaumes. Lorsque Persée coupe le cou de Méduse, il doit le faire assez haut pour que les deux enfants qui naissent soient en relation avec le Ciel plus que la Terre ! Pégase s’élance vers le Ciel et Chrysaor brandit son épée d’or. Le cou représenterait le chemin de la pensée et Persée, fils de Zeus, n’est pas de ceux qui peuvent attenter à la mise en place du nouvel ordre qui fait prévaloir l’idée. En coupant la tête de Méduse, le poète montre que Persée permet aux enfants de Poséidon, habituellement des monstres, de devenir des défenseurs de la justice divine, l’un en portant les foudres de Zeus, l’autre en usant de son épée d’or. Il y a comme une suite logique illustrée par leur naissance. Toutefois, les enfants de Chrysaor permettent d’en douter ou de croire que le jugement est rapide. En effet, il aura deux enfants qui sont encore des montres : Géryon, le géant à trois corps, qu’Héraclès devra tuer pour ramener son bétail, autrement dit des âmes, et Échidna qui dévorait les passants et sera tuée par Argos aux cent yeux. Il est toujours difficile de trouver une interprétation aisée et définitive, mais, pour l’essentiel, il s’agit toujours d’un combat entre la monstruosité et la pureté d’un comportement policé par la raison. C’est souvent Poséidon qui en fait les frais ! Méduse sera décapitée par Persée, mais peut-on parler de tête ou alors de masque ? Persée se servira de cette tête monstrueuse pour faire respecter l’ordre de son père avant de la donner à Athéna, ce qui semble indiquer que la raison, personnifiée par Athéna, a autant de puissance que le regard de Méduse. En la plaçant sur son bouclier ne nous le fait-elle pas savoir ?
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MÉTIS
Elle est la première épouse de Zeus, si l’on peut dire ! Certainement la première déesse convoitée par Zeus pour des raisons très personnelles il faut bien l’admettre. Elle est la fille d’Océan et de Téthys, donc une déesse de première génération. Quand donc Zeus est-il devenu l’amant de Métis ? Tout laisse à penser qu’il a commencé son approche amoureuse avant les trois grandes guerres livrées contre les dieux de première génération justement et avec une intention certainement non avouée qui était de prendre le pouvoir à son père Cronos. La légende ne s’attarde pas à nous dire si elle était belle et désirable, par contre elle nous fait savoir qu’elle avait des qualités qu’il souhaitait utiliser pour arriver à ses fins. C’est elle, en effet, qui va fournir à Zeus le philtre indispensable pour faire revenir à la vie ses frères et ses sœurs dont il a besoin pour livrer bataille et prendre le pouvoir. Nous pouvons donc imaginer que le jeune Zeus, revenu de Crète avec l’intention de devenir roi de l’Olympe avait une connaissance assez précise du monde dans lequel il débarquait avec ses Curètes. On parle rarement de Métis comme d’une magicienne, ce qui n’est pas le cas de Circé, de Médée ou d’Hécate, mais il faut admettre que la magie jouait un rôle important dans ce monde que les premiers hommes, imaginés par Cronos, partageaient avec les dieux. Métis donna donc une drogue à Zeus. Comment la donna-t-il à son père ? Comment son père accepta-t-il de la boire ? Nous pouvons aisément penser que Zeus avait dû agir
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par ruse et tromper Cronos de telle sorte que l’effet du philtre ne puisse être remis en question. Ne faut-il pas envisager une sorte de coupure entre la tromperie subie par Cronos et la suite des amours entre Zeus et Métis ? Cronos n’a pu rester inactif et demeurer impuissant devant son fils. Il a certainement appelé à l’aide les autres Titans pour lui faire la guerre. Trois guerres successives, suivirent la renaissance de ses frères et de ses sœurs et ce serait après sa victoire sur Typhon que Zeus aurait pu épouser Métis en acceptant le pouvoir de leur part. Leur amour était dès le départ un amour complice et le fils de Cronos devait bien savoir que Métis était la prudence incarnée. Il en avait besoin pour mener à bien cette première tâche. Nous pouvons penser que Zeus savait que la ruse ne suffirait pas pour tromper son père et il avait compris qu’il fallait agir avec prudence pour mener à bien cette opération. Il est alors permis de penser que le premier stratagème de Zeus pour obtenir le pouvoir reposait sur cette qualité plus que sur la ruse. Autrement dit, il s’agissait d’endormir la vigilance de Cronos, c’est-à-dire, le fait d’avaler ses enfants pour ne pas redouter qu’ils réclament le pouvoir et de les faire revenir à la vie. Ce serait donc après, logiquement, qu’ils auraient fait l’amour et programmé Athéna qui devait être la fille dont ils auraient besoin en premier pour imposer les idées et éviter tout retour en arrière. Or, ce que Zeus ne pouvait pas prévoir, c’est que les filles de Nyx, autrement dit les Moires originelles, avaient déjà filé le destin de Métis. Peut-être par vengeance, Gaia avait-elle évité de prévenir trop tôt le futur tyran. Le voyant pris au piège elle lui révéla que la fille que Métis mettrait au monde aurait à son tour un enfant qui le détrônerait. Bien entendu, cela ne pouvait plaire à Zeus qui allait devoir ruser plus finement encore et tromper, non plus son père, mais son épouse. Profitant des capacités de Métis à se transformer indéfiniment, il invita Métis à lui montrer ce dont elle était capable. Métis se métamorphosa et Zeus lui demanda si elle pouvait se transformer en goutte d’eau.
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Cela ne devait pas être difficile pour une déesse marine, mais une fois changée Zeus l’avala. Il la mit en lieu sûr au fond de son ventre, reprenant à son tour le stratagème de son père. Cela dit, il faut bien reconnaître que la prudence de Métis ne devait pas être bien grande, à moins que son amour soit immense. C’est donc au fond du ventre de Zeus que Métis acheva la gestation d’Athéna. Lorsque le moment de la délivrance fut venu, Zeus décida seul de sa mise au monde et demanda à Héphaïstos ou Prométhée de lui fendre le crâne pour laisser jaillir une fille tout armée et poussant un cri de guerre retentissant. Athéna pouvait partir en guerre pour défendre les idées de son père. Peut-être pouvons-nous ajouter qu’en restant prisonnière au fond du ventre de son époux, Zeus ne pourrait plus compter sur sa prudence et devrait se contenter de sa ruse pour dominer le monde !
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MINOS
Lorsque Zeus avait enlevé Europe et lui avait donné plusieurs enfants, Minos, Sarpédon et Rhadamante, il n’avait peut-être pas prévu l’enchaînement des situations après la prise de pouvoir sur la Crète par Minos, bien qu’il soit possible d’en douter, à moins que ce soient les aèdes qui organisent le passé à leur façon. Minos n’appelle pas Zeus pour convaincre ses frères que le pouvoir lui revient, il appelle Poséidon. Disons que la civilisation minoenne qui allait s’imposer dans toute la mer Égée est en rapport avec Poséidon et semble ignorer un Zeus dont la puissance ne grandira qu’en revenant en Grèce. Zeus est le monarque divin qui correspond à la civilisation mycénienne, plusieurs générations après. C’est une fois devenu roi que Minos épouse Pasiphaé. Ils eurent de nombreux enfants et les aèdes nous les font largement connaître : Catrée, Deucalion, Glaucos, Androgée, Acallé, Xénodicé Ariane et Phèdre. Le premier de la liste est important parce qu’il va régner après son père, mais aussi parce qu’il allait être poursuivi, quoi qu’il fasse, par un oracle disant qu’un de ses fils le tuerait. Cela devait arriver, mais le plus important n’est-il pas que ce serait au moment où Ménélas serait venu à son enterrement que Pâris aurait enlevé Hélène son épouse ? Le Deucalion nommé n’est pas le fils de Prométhée, mais celui de Minos. Il deviendra l’ami de Thésée et participera à la chasse de Calydon. On voit déjà que tous les enfants de Minos ne lui restent pas politiquement fidèles. Il serait le grand-
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père de Mérion. Mérion serait un prétendant à la main d’Hélène et c’est lui qui commandait le contingent crétois devant Troie. Glaucos aurait été victime d’un accident. En poursuivant une abeille, il serait tombé dans une jarre pleine de miel et serait mort avant de revenir à la vie grâce à un devin corinthien ou à Asclépios. Androgée était un bel athlète et ne remportait que des victoires ce qui devait attirer la jalousie de ses concurrents. Aussi fut-il assassiné alors qu’il se rendait aux jeux de Thèbes. Peu après Minos marcha sur l’Attique avec une armée et ne pouvant en finir avec la ville d’Athènes, il demanda à Zeus de le venger. Ce dernier ayant envoyé la peste et la famine un oracle fit savoir aux Athéniens que pour échapper à ces fléaux, ils devaient accepter ce que Minos leur demanderait. C’est le tribut institué par Minos qui devait amener Thésée en Crète. Acallé et Xénodicé n’ont pas de légende propre. Ariane et Phèdre seront, on le sait les épouses de Thésée. Les aèdes ont su broder sur cette famille qui précède celle de Pélops. Ils ont construit une sorte d’enchaînement en utilisant les enfants de Minos, comme si Zeus avait mis au monde ce fils particulier pour dire comment les demi-dieux d’un autre temps s’étaient retrouvés devant Troie. Il ne faudrait pas croire que le ménage connaissait un bonheur parfait. Minos n’était pas un mari fidèle et passait du bon temps avec de nombreuses maîtresses. Elles étaient si nombreuses que sa femme se révolta et lui jeta un sort. Rappelons que la magie est ici chose ordinaire et que nous la retrouvons chez Circé, ou chez Médée la fille d’Aeéthès. Il n’était pas difficile à Pasiphaé d’intervenir. Elle choisit de faire mourir toutes les femmes qu’il aimait avec des scorpions ou des serpents qui sortaient du corps de son époux au moment où il faisait l’amour. Heureusement pour Minos, Procris partagea sa couche et réduisit le sort à néant, grâce à une herbe magique donnée par Circé. Les légendes fourmillent de détails sur la vie de Minos. Sur le plan amoureux, il aurait aussi aimé Britomartis qui plutôt
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que lui céder se serait jetée dans la mer. Il aurait également aimé l’une des Athéniennes destinées au Minotaure, la jeune Périboea. Les aèdes vont même jusqu’à le tenir pour créateur de la pédérastie. Bien entendu, on retiendra surtout les qualités politiques de Minos et les excellentes lois qu’il donna aux Crétois. Mais, reconnaissons que bien avant la naissance d’Aphrodite, Minos fait preuve d’un sens particulièrement développé des relations amoureuses. Cela nous amène à relativiser la fonction de la déesse. Toutes les formes d’amour n’auraient pas attendu sa naissance pour exister et jouer un rôle sur le plan politique aussi bien que personnel. Il peut être intéressant d’associer les aventures amoureuses de Minos et celles de son épouse Pasiphaé.
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NÉMÉSIS
Elle fut aimée de Zeus, mais elle ne voulait pas de cet amour ! Elle est fille de la Nuit ce qui fait d’elle une divinité de première génération. Sa fonction principale est de châtier les crimes les plus horribles, elle personnifie la vengeance divine et d’une façon assez symbolique toutes les formes de démesure qui pourraient remettre en question l’équilibre du monde, aussi bien chez les dieux que chez les mortels. Il n’est pas permis de mieux jouer de la lyre qu’Apollon par exemple ! Ici il faut dépasser le simple talent de musicien ! Némésis est donc une puissance incontournable et lorsque Zeus la poursuit, comprenons bien qu’il veut surtout la dominer, en faire une associée et ne pas la trouver en travers de son chemin pour lui rendre des comptes. Elle essaye de lui échapper, se transforme en oie, Zeus en cygne et j’ai parlé de cela en évoquant Léda. Ce qu’il faut bien comprendre ici, dans cette présentation symbolique des rôles divins, c’est que l’amour de Némésis et de Zeus est un amour sans plaisir, sans désir alimenté par une beauté divine, juste un amour stratégique pour orienter la démesure selon la volonté de Zeus, ou celle des aèdes qui nous en parlent. Il ne doit pas y avoir de démesure chez les héros qui veulent atteindre la gloire qui les rendra immortels. D’ailleurs, comme le montre Homère, c’est Athéna qui évaluera les efforts des demi-dieux et jugera de leur démesure. Lorsqu’elle refuse l’immortalité à Tydée qui a mangé
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la cervelle de son ennemi, c’est parce qu’il a agi contrairement à sa propre version de la démesure. Némésis, comme les Érinyes, n’a plus de rôle à jouer dans le nouvel ordre du monde. Les tragiques nous le signifieront en faisant naître une justice avec des juges et des preuves, une justice qui ne ressemble plus à une simple vengeance.
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NIOBÉ
Je laisserai de côté celle qui fut la première mortelle avec qui Zeus ait fait l’amour. C’est avec elle qu’il aurait engendré Argos, qui aurait régné partiellement sur le Péloponnèse, et Pélasgos qui se trouve soit lié à l’Arcadie soit aux diverses tribulations des Pélasges. Le plus important est peut-être qu’elle est la fille de Tantale, donc la sœur de Pélops. En se mariant avec Amphion, le fils de Zeus et d’Antiopé, le frère jumeau de Zéthos, les deux jumeaux devant régner sur Thèbes, Niobé devait donner la vie à six garçons et six filles. Son plus grand crime fut alors de se vanter d’avoir eu six garçons et six filles tandis que Léto n’avait accouché que d’un garçon et d’une fille. Oui, mais quels enfants ? Jamais peut-être les aèdes n’avaient donné à la démesure autant d’importance. Léto, ne l’oublions pas, avait été poursuivie par Héra qui avait tout entrepris pour que l’accouchement ne se fasse pas ou soit retardé. Mais, au bon moment, toutes les déesses étaient venues assister Léto, la fille du Titan Coéos et de la Titanide Phoebé. Autant dire que le Ciel entier était outragé par cette comparaison et ne pouvait que la sanctionner. À quel moment se situe-t-elle ? Il est difficile de le dire, mais lorsque l’on sait que les dieux naissent pratiquement adultes et font, dès la naissance, des actes qui ne sont jamais ceux d’un enfant, comme Hermès sortant de ses langes pour voler du bétail à Apollon, nous pouvons penser qu’Apollon et Artémis infligèrent la sanction dès que Niobé se fut exprimée
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avec trop d’orgueil. Apollon aurait massacré les six garçons de Niobé avec ses flèches, et Artémis les six filles avec les siennes. Niobé, effondrée de douleur, se serait alors enfuie chez son père Tantale et aurait été transformée en rocher par les dieux. On montrait, longtemps après, les pleurs de Niobé sous la forme d’une source qui sortait du rocher. Quant aux enfants, ils seraient restés dix jours sans sépulture et ce serait le onzième que les dieux les auraient eux-mêmes enterrés. Il est difficile d’imaginer que Zeus ne soit pas intervenu d’une façon ou d’une autre dans cette affaire. Le mari de Niobé était bien son fils ! Apollon et Artémis étaient bien également ses enfants ! Pourquoi les dieux se seraient-ils regroupés pour ensevelir les enfants de Niobé s’ils ne leur accordaient pas une valeur à la hauteur de l’intérêt qu’ils manifestaient ? Les enfants de Niobé étaient ses propres petits-enfants ! Ajoutons à cela que l’arc et les flèches des deux enfants de Léto ne sont pas des armes de guerre, mais de chasse. La chasse n’est pas seulement la poursuite d’un gibier et l’on sait que l’arc d’argent, comme la foudre, peut faire mourir simplement ou diviniser celui qui est visé ! Ne pouvons-nous pas penser que la sanction doit se lire sur deux plans superposés ? Cela dit, il faut se méfier d’une tendance qui consisterait à interpréter les faits à partir de notre temps, de notre sensibilité, de notre évaluation de la faute. La démesure a changé de nature avec les siècles et nous ne sommes plus dans l’idéologie qui était celle des aèdes il y a trois mille ans. S’ils ont voulu signifier à leurs auditeurs une sorte de morale, les aèdes ne pouvaient toutefois s’immiscer dans les affaires des dieux sans craindre des sanctions pour eux-mêmes, sans éveiller chez les profanes des sentiments qui ne méritaient pas de voir le jour. En se regroupant pour ensevelir les enfants de Niobé, les dieux les honoraient sans pour autant les déifier. Les flèches d’Apollon et d’Artémis ne leur avaient donc pas donné l’immortalité, comme c’est le cas des flèches d’Artémis en faveur d’Ariane.
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OCÉAN
Personnification de l’eau, il entourait la Terre dans l’esprit des plus anciens mortels. On le représentait comme un long fleuve s’enroulant autour de la Terre, elle-même semblable à un disque plat. Ainsi, il représentait toutes les frontières du Sud, comme du Nord, de l’Ouest comme de l’Est. Lorsqu’un marin quittait la Grèce, il ne pouvait que rencontrer, un jour ou l’autre, l’Océan qui indiquait la fin de son voyage. Dans la genèse des dieux, il est un fils de Gaia et d’Ouranos, le premier des six Titans. Si nous partons du fait qu’Ouranos est le fils de Gaia, son double plus exactement, nous pouvons dire qu’Océan est aussi une duplication de Gaia, qu’il représente sur le plan aquatique ce qu’elle est sur le plan terrestre. Il est la manifestation d’une force qui ne pouvait être négligée, la Terre et la Mer se partageant le pouvoir sur le monde. C’est avec une Titanide, la belle Téthys, représentation de la fécondité de la Mer, qu’Océan se serait uni de façon magistrale si l’on tient compte de ses progénitures. Ils sont à l’origine de tous les fleuves de la Terre et de toutes les rivières, à Océan revenant la paternité des dieux-fleuves que l’on retrouve dans presque toutes les légendes et à Téthys reviendrait la mise au monde des Océanides qui épousèrent des divinités ou même des mortels pour avoir de nombreux enfants. Parmi les dieux-fleuves, comment ne pas citer le Nil qui semble être le plus important, mais aussi l’Alphée qu’utilisera Héraclès pour nettoyer les écuries d’Augias, l’Achéloos
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qu’Héraclès devra combattre pour épouser Déjanire, mais qui donne aussi de nombreuses sources légendaires dont la source Castalie à Delphes, le dieu-fleuve Scamandre dont Homère nous parle abondamment à la fin de l’Iliade… En ce qui concernait les rivières, nous ne pouvons oublier qu’il existait des rivières qui jouaient un rôle politique au sein de l’Olympe comme Styx sur les eaux de laquelle les dieux juraient et risquaient les pires sanctions en cas de parjure. Il est évident que les amours d’Océan et de Téthys sont des amours essentiellement symboliques. Les aèdes se sont amusés à leur faire porter des rôles plus ou moins importants dans les légendes, mais cela ne suffit pas à leur accorder plus d’importance qu’il ne faut. Par contre, nous voyons bien, par l’intermédiaire des noms, que les aèdes nous parlent du monde plus que de la Grèce. Avec Océan et Téthys, nous sommes encore plongés dans les premiers temps de la création du monde, leurs enfants sont des éléments de ce monde et il n’est pas possible de savoir si cet amour accoucha de tous ces enfants avant la castration d’Ouranos ou bien après !
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ORPHÉE
Il passe le plus souvent pour le fils du dieu-fleuve Oeagre et de la Muse Calliope. Il n’est pas à proprement parler un Olympien, mais son amour pour Eurydice lui fait mériter d’être cité, l’amour pour sa femme et sa descente aux Enfers plus encore . Commençons par la légende. Orphée représente un chanteur merveilleux, un musicien et un poète. Il est dit qu’on le trouve souvent sur les pentes des montagnes thraces, non loin de l’Olympe. Il joue de la lyre et de la cithare, un instrument qu’il aurait inventé. C’est lui qui aurait augmenté le nombre de cordes à la lyre qui de sept seraient passées à neuf, comme les Muses. Ses chants étaient si doux qu’il charmait les bêtes fauves ou les hommes les plus mauvais, que les arbres s’inclinaient vers lui. Il avait servi de maître de nage sur le navire Argo pour donner la cadence aux rameurs et lorsqu’ils étaient passés à Samothrace il avait poussé les héros qui accompagnaient Jason à se faire initier par les Cabires. Autant dire qu’il était déjà connu et avait été choisi pour ses qualités propres pour accompagner les Argonautes. Mais ce qui fit sa réputation reste surtout son voyage en Enfer, tout aussi symbolique que sa vie et son œuvre mystique. Eurydice était sa femme. Elle était une Dryade, autrement dit une nymphe des arbres, tout particulièrement des chênes. Un jour qu’elle se promenait le long d’une rivière, elle fut poursuivie par Aristée, le fils d’Apollon, qui voulait lui faire violence. En marchant, elle fut piquée par un serpent et en
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mourut. Orphée était inconsolable et il décida de descendre aux Enfers pour demander à Hadès et Perséphone de bien vouloir lui rendre sa femme et pour pouvoir la faire revenir dans le monde des vivants. On dit que par ses chants merveilleux il charma les monstres des Enfers, mais aussi les dieux qui le gouvernaient et fit stopper un moment les supplices aussi bien de Tantale que d’Ixion, de Sisyphe ou des Danaïdes. Perséphone aurait alors consenti à libérer Eurydice, mais à condition qu’Orphée, sur le chemin du retour, marche devant et ne se retourne jamais tant qu’ils ne seraient pas revenus à la lumière du jour. Mais, l’amour d’Orphée pour Eurydice était trop grand et il ne respecta pas la demande de Perséphone. Il se retourna et perdit sa femme pour toujours cette fois. Ce retournement symbolique pourrait être le même que celui demandé par Ino à Ulysse. Un mortel ne doit pas emporter une image précise de l’autre monde. Mais ici il y a plus. L’amour d’Orphée apparaît comme un amour égoïste, centré sur lui-même, sur l’objet perdu en quelque sorte et nous pouvons dire qu’Orphée n’aimait pas assez les dieux pour leur faire confiance. Il doute et veut s’assurer que sa femme est bien derrière lui, concrètement, physiquement et c’est sa plus grande faute. Peut-être Orphée est-il aussi orgueilleux et croit-il qu’en chantant il peut maîtriser la mort ? Tout sage qu’il est, il n’a pas encore perçu clairement ce qu’elle représente. Avec ce poète hors du commun, nous découvrons que l’amour mortel n’est pas comparable à l’amour divin, à l’amour que l’homme peut donner aux dieux, quels qu’ils soient. La mort d’Orphée a connu de nombreuses explications, mais je crois que nous pouvons admettre celle qui parle de Zeus irrité contre lui parce qu’il avait créé des mystères à partir de ce qu’il avait perçu du monde divin. Il révélait aux hommes des secrets qu’ils ne devaient pas connaître et Zeus l’aurait foudroyé. Il serait devenu hostile aux femmes et ne regroupait que les hommes pour partager ses mystères ce qui pourrait expliquer que les femmes thraces l’aient mis en pièces avant de les jeter dans un fleuve qui les aurait emportées jusqu’à la mer.
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La légende ajoute que sa tête et sa lire échouèrent dans l’île de Lesbos. La légende qui faisait d’Orphée un heureux élu transporté aux Champs Élysées s’appuie essentiellement sur sa descente en Enfer. Orphée aurait enseigné l’art de parvenir au royaume des dieux et celui d’éviter les écueils d’un tel voyage. On lui attribuait une part de responsabilité dans la création des Mystères d’Éleusis, et on l’associait alors à Dionysos. En prenant de la distance par rapport au personnage, nous pouvons dire que sa légende met en valeur la musique et sa capacité à élever l’âme des hommes, à les aider à entreprendre le voyage initiatique, tel que l’avaient vécu les Argonautes par exemple. Il faut dépasser l’individu pour comprendre que la mélodie d’une flûte peut transporter l’individu au-delà d’une simple appréciation de goût. Mais l’art d’Orphée ne suffit pas pour atteindre l’immortalité. L’amour que les dieux attendent des hommes est un amour d’une autre nature que l’amour mortel, il ne peut être évalué, et nous ne devons jamais oublier que les dieux doivent aimer les hommes et non l’inverse. Orphée montre le chemin du Ciel, il ne peut pas en ouvrir les portes.
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OURANOS
Les amours d’Ouranos ne sont pas exactement celles de Gaia. S’il est vrai qu’il est son fils, et qu’il ne diffère de sa mère que par un sexe, encore invisible dans la Nuit originelle et cependant efficace vis-à-vis de la fécondité de la Terre, Ouranos reste une abstraction et il serait bon de le déduire d’une observation astronomique du monde. Il n’est pas interdit de penser que l’observation des astres a commencé bien avant que les religions soient formalisées. Lorsque les aèdes nous parlent du Ciel, d’Ouranos, ils ne sont plus aveuglés par une obscurité originelle, ils traduisent ce que les religions ont adopté pour expliquer le visible en le faisant provenir de l’invisible. Gaia n’a par fait des enfants qu’avec lui et Ouranos n’a pas fait des enfants qu’avec elle. L’exemple le plus légendaire reste celui d’Aphrodite, non la fille de Zeus, mais la sienne ou du moins celle qui résulte de la rencontre de son sexe tranché avec la Mer. La déesse Aphrodite, née de l’écume des vagues ou de la Mer, qui sort de l’onde à Chypre, est accueillie par les Heures avant d’être conduite chez les Immortels et tout laisse à penser qu’elle fut découverte par les Grecs durant leurs voyages commerciaux puis importée en Grèce où elle fut intégrée aux Olympiens. Ce serait cette déesse que l’on appellerait l’Aphrodite Ourania et que Platon associerait à l’amour pur. Si, après la castration, la Terre garde sa vraie nature et sa capacité à se manifester, il n’en va pas de même du Ciel. Dans la Nuit originelle, Ouranos est un nom, une idée, un être
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sans existence, après sa castration il disparaît en tant que divinité particulière, il n’est plus l’époux de la Terre et devient uniquement un lieu symbolique, idéalisé, correspondant à l’habitat des divinités au moment où elles s’éloignent du monde des mortels. Autrement dit, Aphrodite, fille d’Ouranos et de la Mer, ne pouvait en aucun cas être une manifestation. En lui faisant mettre pied à terre sur le sol chypriote, les aèdes ne font que traduire un besoin d’intégration, ils négligent ce que sa naissance pourrait avoir de transcendant avant même que l’idée ne soit imposée comme une vérité suprême. Nous avons là une opposition nette entre une véritable transcendance et une transcendance contrôlée par l’idée ou par la raison, celle que nous connaissons mieux de nos jours ! Ouranos a bien participé à la naissance des Titans et des Titanides, des Échatonchires et des Cyclopes. Il est permis d’ajouter les Géants, les Érinyes et les Nymphes des Frênes nés au moment de la castration puisqu’il s’agit de l’union de son sang avec la Terre. La première Aphrodite, née de la rencontre de son sexe et de la Mer serait aussi à mettre au compte de ses enfants. Il est difficile pourtant de retrouver Ouranos dans l’ensemble des légendes et si les aèdes font d’Hélios l’espion de Zeus, le dieu qui voit tout et s’empresse de prévenir le monarque, ils ne lui font pas jouer de rôle bien précis et il faut attendre Diodore de Sicile pour le voir devenir un expert en astronomie ! Ce qui est certain c’est que la castration permet de dissocier le Ciel et la Terre, ce qui n’était pas possible antérieurement. Si la Terre reste ce qu’elle était depuis son émergence de Chaos, Ouranos devient clairement un symbole, un monde virtuel, un lieu où séjournent les divinités et l’astronomie est alors la seule façon de l’observer, de le connaître. Indirectement, il aura de nombreux enfants attribués par les aèdes si nous lui accordons l’adoption de tous les mortels divinisés sous forme d’étoile ou de constellation. Il permet de concevoir une immortalisation différente de celle d’Héraclès, différente aussi de celle d’Achille et de tous les héros morts les
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armes à la main et jugés glorieux par les dieux. La mémoire des mortels peut s’estomper, les étoiles continuent de briller dans le Ciel ! Il est difficile de parler d’amour avec lui. Les légendes permettent de dire que Gaia aime ses enfants, ce n’est pas le cas d’Ouranos qui les déteste ! Ouranos n’est le partenaire de Gaia que dans la Nuit originelle et tant qu’elle dure. Il n’est plus le partenaire de quiconque après la castration. Faut-il interpréter cette séparation comme l’image, donnée par les aèdes, d’un couple de forces utiles pour le développement du monde et pour la prise de conscience des mortels en ce qui concerne la possibilité de changer la nature des choses ? Diodore fait d’Ouranos le responsable de la culture chez les mortels ! Disons que les aèdes enseignent qu’il faut se tourner vers le Ciel pour progresser, pour transcender la vie telle qu’elle apparaît après le déluge. Chiron aurait pu être son fils puisqu’il symbolise l’animal cherchant dans le Ciel son véritable statut d’homme !
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PASIPHAÉ
Elle est la fille d’Hélios, comme Circé la magicienne, comme Aeétès le roi de Colchide, chez qui Jason doit aller chercher la Toison d’Or, est son fils. Elle est aussi l’épouse de Minos et la mère de nombreux enfants, comme nous l’avons vu en parlant de Minos. Elle est connue pour un amour anormal et la venue au monde d’un monstre : le Minotaure que Minos cachera dans une construction savante : le labyrinthe. C’est l’amour de Pasiphaé qui mérite notre attention à plusieurs égards. Toutefois, préalablement il faut parler de Dédale, sans qui cet amour n’aurait pas existé. Dédale serait le fils de Cécrops et donc un fils de roi vivant à Athènes. Il était considéré comme un artiste capable de construire une habitation, mais aussi sculpteur et plus encore fabricant d’objets mécaniques les plus divers. On dit aussi qu’il était jaloux et ne supportait pas de partager son génie. Un jour que son neveu Talos avait inventé une scie en s’inspirant de la mâchoire d’un poisson, il n’avait pas hésité à le tuer, soulevant contre lui la justice de l’Aréopage. Il fut alors exilé et dut quitter Athènes. Il se réfugia en Crète auprès de Minos où il devint son architecte. Il semble que la chronologie soit ignorée dans de tels enchaînements, mais il s’agit bien d’associer des éléments qui marquent l’imagination. Parler d’Athènes en même temps que la civilisation minoenne mérite bien quelques arrangements ! La vengeance de Poséidon pouvait donc avoir lieu, tous les ingrédients étant réunis. Le taureau qu’il avait envoyé à Minos était toujours là et rayonnait dans son troupeau alors
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qu’il aurait dû être sacrifié. Il fit en sorte que Pasiphaé tombe amoureuse de l’animal et cherche, par tous les moyens, à faire l’amour avec lui. Le génie de Dédale allait servir son projet. Il fit si bien qu’il put offrir à la reine une machine semblable à une génisse et capable d’attirer l’animal. Il ne restait plus à la reine qu’à se glisser dans cette mécanique savante pour vivre le plaisir qui la hantait. Le Minotaure allait naître de cette union qui montre que les anciens aèdes pouvaient imaginer un tel amour, entre une mortelle et un taureau Minos ne fut pas très heureux de constater le fruit de sa propre faute, mais il semble que la légende traite surtout de celle de son épouse ! Pour cacher ce monstre qui ne pouvait manger que de la chair crue, il demanda à Dédale de construire un labyrinthe qui deviendrait une sorte de prison. Il est alors possible de lier l’enfermement du Minotaure et le tribut que Minos avait imposé aux Athéniens et qui consistait à envoyer en pâture, chaque année, d’autres disent tous les trois ou neuf ans, sept jeunes gens et sept jeunes filles jusqu’au jour où Thésée demandé à faire partie des jeunes gens afin de combattre le monstre. Il faut souligner ici que la Crète honorait le taureau, indépendamment du Minotaure. Symboliquement, il était en rapport avec la fécondité des Grandes-Mères et des vestiges archéologiques montrent clairement que des représentations de jeunes taurillons sortant du ventre d’une Grande-Mère existaient déjà. La Crète honorait l’animal et on peut aussi tenir compte des joutes qui existaient opposant des hommes alertes et des taureaux. La légende trouve donc dans le passé de la Crète des racines culturelles importantes et les aèdes grecs n’ont fait que broder autour du culte du taureau. Aujourd’hui, nous avons tendance à interpréter cette légende en utilisant la psychanalyse. Elle n’existait pas telle que nous la connaissons, mais il n’est pas interdit de penser que nos ancêtres cherchaient comme nous à cacher ce qu’ils ne pouvaient tolérer dans leurs agissements. Disons que les aèdes anciens ont surtout caché la faute de Pasiphaé ! Lors de l’envoi du troisième contingent de jeunes Athéniens devant être dévorés par le monstre, les habitants
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d’Athènes commençaient à en vouloir à Égée et Thésée eut l’idée de prendre la place d’un des jeunes hommes pour combattre le monstre. On dit parfois que Minos n’était pas opposé à ce genre de combat et qu’il avait prévu de renvoyer chez lui celui qui viendrait à bout du Minotaure. Pensait-il que le héros ne pourrait pas sortir vivant du labyrinthe ? Toujours est-il qu’il entrera dans une colère énorme lorsque Thésée, grâce à sa fille Ariane, sortira de cette construction qui aurait dû le garder prisonnier. Aussitôt, il enfermera Dédale et son fils dans ce lieu qui était une véritable prison. Les légendes ne vont pas plus loin et nous laissent imaginer toutes les suites possibles en ce qui concerne Pasiphaé. Il semble que sa jalousie pour les concubines de son époux soit postérieure à la mort du Minotaure. Cela dit, rien ne dit ce qu’elle devint ! Fille de deux divinités, elle était donc immortelle et dut se retrouver, comme d’autres divinités, invitée aux assemblées de Zeus ou à ses festivités. Le plus important à retenir ici est l’usage chez les aèdes de la zoophilie dont l’exemple de Pasiphaé est le plus représentatif. Il y aurait bien d’autres exemples, mais il est difficile de rester dans l’acte qui relève entièrement de la zoophilie. Ici, il s’agit bien d’une déesse faisant l’amour avec un taureau. Rien ne dit que Zeus, métamorphosé en taureau pour enlever Europe, a retrouvé sa forme divine pour lui donner des enfants ! Comment utiliser les amours assez particulières qui conduisent les dieux ou les déesses à se changer en animal pour échapper à la contrainte d’un partenaire qui, afin d’obtenir ce qu’il désire se change à son tour en animal d’espèce semblable avec le sexe opposé ? Lorsque Zeus se transforme en cygne pour aimer Léda qui s’est transformée en oie, nous ne sommes plus devant un acte de zoophilie. Même chose pour Poséidon et Déméter qui donneront naissance à un cheval. Ce qu’il faut retenir ici c’est la proximité de l’animal et de l’homme, pour ne pas dire des dieux qui sont semblables aux hommes dans l’esprit des aèdes. Les légendes passent sans hésiter d’un statut de mortel ou d’immortel à un statut d’animal. Les animaux ont été longtemps divinisés, leur dimension
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symbolique permettant des unions diverses et nombreuses. Les dieux de première génération pouvaient se métamorphoser à l’infini et l’animal n’était qu’une transformation parmi tant d’autres, comme on le voit pour Pelée confronté à Thétis. Il faut admettre que nous avons là des images qu’il faudrait traiter comme telles et ne pas tomber dans une pornographie ou un érotisme qui n’a pas de place ici. L’association n’est pas due à la recherche de sensations particulières, mais à une complémentarité ou à une présentation d’un type d’amour qui tend à disparaître dans l’esprit des poètes. Pourquoi Léto deviendrait une louve, voilà encore une difficulté symbolique plus qu’un acte répréhensible. Faut-il noter qu’aucune restriction, ou critique, n’est formulée contre la pédérastie, la sodomie ou la zoophilie. N’allons pas en conclure que les Grecs anciens étaient plus que libertins ! Faut-il souligner enfin que certains comportements sont essentiellement développés lorsqu’il s’agit de l’élément féminin, d’autres lorsqu’il s’agit d’éléments masculins. Les aèdes qui ont imaginé les légendes appartiennent à un moment de l’histoire où les hommes ont pris le pouvoir sur le plan politique et religieux. Ils ne pouvaient agir autrement vis-à-vis de l’opinion publique.
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PÉLÉE
Le mariage de Pélée avec Thétis mérite notre attention, même s’il n’est pas le seul du genre dans la mythologie. Héraclès aussi, voulant épouser Déjanire et faire ce qu’il avait promis à Méléagre en Enfer, avait du lutter contre le dieu-fleuve Achéloos qui avait la capacité de se transformer comme pouvait le faire Thétis. En fait, Zeus et Poséidon aimaient Thétis et la courtisaient. Ils l’auraient épousée si Thémis ne leur avait pas fait savoir que le fils qui naîtrait de Thétis serait plus puissant que son père. Ils avaient alors abandonné leur projet et décidé de marier Thétis au mortel Pélée. Chiron avait averti Pélée de ce qui l’attendait, mais il l’avait aussi invité à accepter ce mariage qui ne pouvait attirer sur lui que les bonnes grâces des dieux. Lors de la rencontre, on peut imaginer l’inquiétude du mortel et l’effort qu’il dut faire pour garder Thétis dans ses bras. En effet, elle se transforma successivement en feu, en eau, en vent, en arbre, en oiseau en tigre, en lion, en serpent et finalement en sèche. Pélée la tenait bien et elle finit par redevenir déesse et prête à donner son amour à ce mortel qui méritait cette union. Tous les dieux vinrent à leur noce qui se déroula sur le mont Pélion et ils reçurent de nombreux cadeaux dont une paire de chevaux immortels donnés par Poséidon. Cependant, le couple ainsi formé ne pouvait pas être heureux, car si Thétis donnait des enfants à Pélée, elle les faisait mourir en essayant de les rendre immortels et en les plongeant dans le feu. Finalement, Pélée, qui s’interrogeait sur ces morts inexpliquées, surprit Thétis au moment où elle plongeait Achille
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dans le feu. Il lui arracha l’enfant des mains et Thétis s’enfuit et refusa de revenir vivre avec lui. Il n’est pas inintéressant de voir que la même aventure devait arriver à Déméter qui, n’étant pas reconnue par les habitants du pays, était devenue la nourrice du fils du roi d’Éleusis, Triptolème. Elle essayait de le rendre immortel en le trempant dans le feu jusqu’au moment où son ancienne nourrice fut témoin de la scène et poussa un cri. Une autre version de l’action de Déméter porte sur Démophon, frère cadet de Triptolème. Déméter le mettait dans le feu la nuit et comme il grandissait merveilleusement, sa nourrice habituelle avait cherché à comprendre ce qui se passait. Ce serait elle qui aurait crié et Déméter aurait laissé tomber l’enfant sur le sol en révélant son identité. L’opération n’avait pu réussir. N’oublions pas que le feu purifie et que pour devenir une ombre, un Achéen comme Patrocle pouvait réclamer sa part de feu à son ami Achille. Thétis n’ayant pu rendre Achille immortel, elle ne put que laisser le destin du héros s’accomplir. Homère a fort justement placé à l’origine de la guerre, très discrètement, l’amour que Zeus a gardé pour Thétis. Cet amour va conduire Zeus à soutenir les Troyens, non parce qu’il les aime, en dehors du fils de Laomédon qu’il a enlevé, mais parce qu’il veut plaire à Thétis et assurer que son fils sera finalement le plus grand héros de toute la guerre. L’entrevue qu’il a avec elle au tout début de l’Iliade le montre et va de pair avec la bouderie d’Achille qui ne reviendra se battre que lorsqu’Hector aura atteint lui-même la plus grande gloire. Thétis, qui était l’amie d’Héra, figure souvent aux côtés des demi-dieux ou même des dieux pour les aider à franchir certaines difficultés. C’est elle qui fera l’éducation d’Héphaïstos en le gardant près d’elle, sous la mer, pendant neuf ans, le transformant en orfèvre. C’est elle qui sera chargée par Héra de conduire l’Argo jusqu’en Colchide et qui tiendra le gouvernail pour franchir le délicat passage des Symplégades ou des roches bleues qui étaient des écueils mobiles et pouvaient
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écraser le navire en se rapprochant. Il fallait les franchir pour pénétrer dans le Pont-Euxin et naviguer vers la Colchide. Autant dire que Thétis était toujours prête à aider les mortels qui briguaient l’immortalité. Si Pélée a pu épouser Thétis, c’est peut-être parce qu’il était déjà en route vers l’Olympe. Il avait en effet participé à la chasse au sanglier de Calydon, épreuve initiatique où de nombreux demi-dieux s’étaient retrouvés aux côtés de Méléagre. Un moment de sa vie mérite attention. Il arriva à Pélée ce qui arriva à Thésée, peu avant son mariage avec Thétis. Ayant tué, sans le faire exprès, son beau-père pendant la chasse de Calydon, il lui fallut s’exiler et il se réfugia chez Acaste, à Iolcos, qui le purifia. Or Astydamie, la femme d’Acaste, tomba amoureuse de lui. On le devine très vite, Pélée refusa cet amour. Elle avait demandé un rendez-vous à notre héros et il le refusa, ne voulant offenser celui qui l’accueillait. Alors, pour se venger, Astydamie adressa un message à la femme de Pelée, Antigone, et celle-ci de chagrin se pendit. Ensuite, Astydamie chercha à perdre Pélée et fit croire à Acaste qu’il avait essayé de lui faire violence. Acaste ne pouvait luimême tuer Pélée, chez lui, agir contre les règles les plus strictes de l’hospitalité, contre les règles religieuses puisqu’il avait purifié son hôte. Il décida d’emmener Pélée à la chasse avec des amis. Pélée se montra un excellent chasseur, mais la ruse d’Acaste n’avait que faire de sa bravoure ou de sa hardiesse. La journée avait été longue et difficile et Pélée finit par s’endormir dans la montagne. C’est à ce moment que le roi Acaste décida d’abandonner Pélée seul dans la montagne et même cacha son épée dans du fumier, dit la légende. Bientôt, il fut entouré de Centaures qui l’auraient sans doute tué puis mangé si, l’un d’eux, le bon Chiron, n’avait pas redonné son épée à Pélée. Sur le plan symbolique, il est évident que ce sommeil sert surtout à montrer qu’il est déjà un élu et que les dieux veillent sur lui. Il vient d’échapper à une stratégie amoureuse digne d’Aphrodite, mais il vient aussi d’échapper à la mort qui devait subvenir. Une fois encore Chiron est du bon côté, du côté
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des mortels qui cherchent l’immortalité. Pour la deuxième fois, nous trouvons l’image du fumier, la mieux connue étant celle des écuries d’Augias nettoyées par Héraclès. Ici ce n’est pas le fleuve Alphée qui aide le héros, mais Chiron et nous comprenons que c’est avec son épée que Pélée peut briser l’obstacle que représentent les Centaures, du moins ceux qu’Héraclès ne tardera pas à exterminer avec ses flèches. La légende nous dit que Pélée se serait vengé avec l’aide de Jason et des Dioscures en prenant la ville d’Iolcos, les armes à la main et en dépeçant Astydamie puis en la jetant dans la ville au moment de son entrée. Faut-il noter que dans de nombreuses légendes nous trouvons des individus découpés en morceaux, qu’ils soient ou non mangés. Médée a bien dépecé Pélias sous prétexte de lui rendre la jeunesse. Nous avons certainement là un élément des mœurs de l’époque ou d’une époque antérieure, jugée monstrueuse fort probablement, mais qui reste elle aussi symbolique.
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PÉLOPS
Avec lui nous trouvons l’amour sous sa version homosexuelle et hétérosexuelle. Fils de Tantale, les légendes varient quant au nom de sa mère. C’est par un amour homosexuel qu’il découvre l’amour et c’est avec Poséidon qu’il est initié en quelque sorte. Lorsque Tantale le découpe en morceau et le donne à manger aux dieux pour éprouver leur don de clairvoyance, il n’est encore qu’un enfant, mais lorsque Zeus le reconstruit et lui redonne la vie, Poséidon en devient amoureux et le fait venir dans l’Olympe où il lui sert d’échanson. Nous avons là, comme avec la rencontre entre Zeus et Ganymède, l’origine de la pédérastie au sens éducatif de l’Antiquité. L’aîné qui enlève le cadet parce qu’il l’aime et pour le former en tant qu’adulte aux bonnes manières se retrouvera beaucoup plus tard dans la chevalerie, mais nous pouvons considérer que nous en avons là l’origine. Ce n’est plus l’éducation d’Achille par le Centaure Chiron ! Il est bien dit que Pélops fut aimé par Poséidon. Cet amour est en partie celui que peut provoquer le fils d’Aphrodite avec ses flèches, il est aussi celui qui peut résulter d’une volonté de protection et de formation au contact direct de celui qui détient le pouvoir et la connaissance. Peut-être faudrait-il ne pas confondre l’amour de Poséidon pour Pélops et celui de Zeus pour Ganymède ? Les deux divinités ne symbolisent pas les mêmes valeurs et ils n’apportent pas à leur protégé les mêmes formes d’initiation, d’immortalisation !
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Le problème pour Pélops est qu’il continue à dépendre encore de son père qui ne sera châtié pour son crime que plus tard. Il vole de la nourriture céleste pour les mortels et cela ne plaît pas à Zeus qui finit par demander que Poséidon le renvoie sur Terre. Avant de le quitter, le dieu lui offre un couple de chevaux divins et c’est le cadeau symbolique et pratique que fait ordinairement le frère de Zeus. Il serait malvenu de critiquer cet amour divin en le considérant contre nature et en négligeant le fait qu’il s’agit d’un enlèvement qui permet à un mortel de se rapprocher des dieux, de les imiter tout en bénéficiant de leur amour. Le mal ne vient pas de cette situation particulière, mais de la difficulté à oublier un état humain qui est créateur de fautes, ici de tromperie, de vol. On ne vole pas la nourriture des dieux, ou leur savoir en profitant de leur amour. L’autre amour vécu par Pélops est un amour plus ordinaire, un amour de mortel, un amour reproducteur. En venant sur Terre, Pélops rencontre Hippodamie qu’il se met à aimer et qu’il veut épouser. Or, Hippodamie est la fille d’Oenomaos, le roi de Pise en Élide qui est le fils d’Arès et de la fille du dieu-fleuve Asopos. Hippodamie qui ne cesse d’avoir des prétendants est une sorte de piège pour ceux qui l’aiment parce que le père d’Hippodamie les soumet à un marcher qui les conduit à la mort. Il leur laisse croire qu’elle est l’enjeu d’une course de chars et qu’ils pourront l’épouser s’ils gagnent la course. Ce qu’ils ne savent pas c’est qu’Oenomaos possède une paire de chevaux ailés et qu’il est imbattable. À chaque course, après avoir offert un sacrifice alors que le prétendant est déjà parti vers Corinthe, Hippodamie à ses côtés, il s’élance à son tour, rattrape le prétendant et le transperce avec une lance que lui a donnée son père. Cette fois, la compétition peut prendre une autre tournure et avec les chevaux donnés par Poséidon, Pélops peut espérer gagner la course. Mais, probablement pour justifier la suite des aventures de Pélops, les aèdes ont compliqué cette rencontre. Hippodamie va se comporter un peu comme Médée avec Jason ou Ariane avec Thésée, elle va vouloir l’aider parce qu’elle l’aime. Elle
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seule, ou avec Pélops, elle va s’arranger pour que le cocher de son père sabote son char et s’assurer qu’il perde la course. Il n’est pas dit qu’elle veut qu’il meure, mais c’est ce qui va se passer. Myrtilos le cocher remplace une cheville de bois par une cheville de cire et dans la course l’essieu du char se rompt entraînant la mort d’Oenomaos. Il meurt en maudissant son cocher qui n’est autre qu’un fils d’Hermès. La légende la plus connue laisse entendre que Pélops était au moins au courant d’un tel sabotage et ajoute qu’en mourant, Myrtilos aurait maudit Pélops pour le rôle qu’il avait joué dans cette affaire. La légende va même jusqu’à parler d’un marché qui avait été conclu en faveur de Pélops. Il semble que Myrtilos était amoureux d’Hippodamie. Ou bien Pélops avait laissé entendre à Myrtilos qu’à l’issue de la course, s’il gagnait, il pourrait passer la nuit de noces avec Hippodamie, ou bien après sa victoire, Pélops avait tué Myrtilos parce qu’il cherchait à faire violence à Hippodamie. Une fois encore, comme pour Phèdre et Thésée, Hippodamie aurait menti et poussé Pélops à tuer le fils d’Hermès qui l’avait maudit avant de mourir. Cette malédiction allait porter sur sa descendance, en particulier sur ses fils et même jusqu’à Agamemnon. Pélops et Hippodamie eurent de nombreux enfants, six fils si l’on tient compte du dernier qui n’était pas d’Hippodamie : Atrée, Thyeste, Dias, Cynosouros, Corinthos et Chrisippos. La légende nous dit qu’Atrée et Thyeste tuèrent Chrisippos, le demi-frère que leur père avait eu avec une nymphe. Mais le drame ne s’arrête pas là et les deux frères n’en finirent pas de se provoquer et de se détruire cruellement, jusqu’à la naissance d’Agamemnon et de Ménélas qu’Atrée avait eu avec Aéropé. D’autres légendes disent que la mort de Chrisippos était due à Hippodamie. Cela dit, pour ajouter à la malédiction du fils d’Hermès, il faudrait ajouter la malédiction que Pélops lança contre Laïos qui avait enlevé Chrisippos lorsqu’il s’était réfugié chez lui en attendant de pouvoir régner sur Thèbes. Toute l’histoire du Péloponnèse se trouve annoncée dans la malédiction de Myrtilos ! Les aèdes ont-ils voulu nous
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montrer comment l’amour pouvait conduire aux pires situations, à des conséquences difficiles à prévoir ou, simplement, ont-ils voulu nous faire comprendre que tous les actes mortels étaient observés par les dieux que nous pourrions, aujourd’hui, remplacer par la conscience ?
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PERSÉE
C’est un demi-dieu, en ce sens qu’il serait le fils de Zeus et de Danaé ce qui en fait un descendant de Danaos. Pour comprendre son origine, il faut partir de la légende. Acrisios le père de Danaé avait été averti par un oracle que sa fille aurait un fils et que ce fils le tuerait. Il avait alors construit sous terre une chambre de bronze où Danaé fut enfermée. Pourtant elle finit par avoir un enfant et la légende raconte que Zeus se transforma alors en pluie d’or pour pénétrer dans cette chambre, grâce à une fente qui existait dans le toit. Le toit c’est aussi la tête et Zeus intervient ici pour imposer sa loi, pour mettre son ordre à la place de celui de Poséidon qui dominait en Crète la pyramide des dieux. C’est alors que Danaé et l’enfant furent placés dans un coffre et confiés à la mer. Le coffre arriva à l’île de Sériphos et le pêcheur Dictys, le frère du tyran de l’île, Polydectès, les recueillit et leur assura l’hospitalité. C’est la suite de la légende qui se rapporte à Persée. Polydectès ayant conçu une passion pour la mère de Persée, un amour qui allait conduire son fils vers une épreuve difficile, mais nous pouvons imaginer, très vite, que Zeus l’avait plus ou moins voulue et tout prévu pour en assurer le succès. Pour éloigner Persée, Polydectès avait invité à dîner ses amis, ou les jeunes gens de son petit empire. Insidieusement, il leur demanda ce qu’ils avaient l’intention de lui offrir. Tous avaient parlé d’un cheval, mais Persée avait seulement dit qu’il rapporterait la tête de la Gorgone s’il le fallait. Le jour du repas, Pesée n’ayant rien apporté, Polydectès lui demanda d’aller lui
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chercher la tête de la Gorgone. Nous pouvons penser qu’à ce moment précis Polydectès se comporte vis-à-vis de Persée comme Eurysthée vis-à-vis d’Héraclès, autrement dit en hiérarque. Persée sera aidé par Hermès et Athéna pour réussir cette épreuve et par les filles de Phorcys qui possédaient des sandales ailées, le casque d’Hadès qui rend invisible et une besace pour y mettre la tête coupée. Hermès devait lui donner l’arme nécessaire : une serpe d’acier, Athéna devait l’aider en tenant un bouclier au-dessus de Méduse pour qu’il puisse la voir sans être vu. Ce n’est qu’en revenant de sa mission que Persée aperçut Andromède et éprouva de l’amour pour cette belle jeune femme vouée à un supplice horrible en compensation d’une imprudence de sa mère. Cassiopé avait osé dire que sa fille était aussi belle que les Néréides ou Héra elle-même. L’affaire avait été portée devant Poséidon et il avait été décidé que la jeune fille serait offerte à un monstre envoyé par le dieu. Lorsque Persée la vit, il offrit à son père, Céphée, de la délivrer d’un sort si cruel s’il consentait à la lui donner comme épouse. Avec les armes qu’il possédait, et en chevauchant Pégase, il vint à bout du monstre qui devait la dévorer et ramena Andromède à ses parents. Le mariage était conclu, mais un oncle espérait devenir l’heureux élu et il protesta. Il forma un complot contre Persée, mais ce dernier le découvrit à temps et sortant la tête de Méduse de sa besace et la montrant à Céphée et ses complices, il les pétrifia. Persée revint ensuit à Sériphos avec Andromède. Il y trouva sa mère. Dictys, le berger, alors que Danaé était réfugiés dans un temple pour échapper à la violence de Polydectès. Aussitôt, Persée, pénétra dans la salle où le tyran se trouvait avec ses amis et les transforma tous en statues de pierre. Après avoir donné le pouvoir sur l’île à Dictys il alla rendre toutes ses armes à Hermès qui les restitua aux nymphes qui les lui avaient données. Il donna la tête tranchée à Athéna qui la plaça en centre de son bouclier.
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La légende de cet amour de Persée dit peu de choses sur ses propres sentiments. Nous découvrons surtout ses réactions contre l’injustice ou la violence des tyrans. On sait seulement qu’il quitte Sériphos pour se rendre à Argos afin d’y participer à des jeux. Ce que l’on apprend aussi c’est qu’ils eurent des enfants. Rares sont ceux qui ont leur propre légende et nous pouvons retenir avec prudence des noms comme ceux de Sthénélos qui aurait régné à Mycènes, Électryon qui serait le père l’Alcmène, l’épouse d’Amphitryon et la mère d’Héraclès, Gorgophoné dont le nom signifierait tueuse de Gorgones et qui surtout serait la première femme grecque à se remarier après son veuvage, ce qui était interdit. Persée n’était pas un séducteur, l’amour n’était pas pour lui essentiel et s’il a connu une vie normale en devenant roi, il a surtout montré qu’il était capable de répondre à l’attente des dieux, de son père spirituel en particulier. Il n’est pas comme Bellérophon qui, se croyant tout permis, avait enfourché Pégase pour monter jusqu’au Ciel. Cette fois, Zeus n’avait pas accepté cet orgueil de héros et l’avait fait chuter. La légende est muette quant à la mort de Persée, après qu’il eut régné à Tirynthe plutôt qu’à Argos dont il venait de tuer involontairement le monarque qui était son grand-père. Il l’avait cédé à son cousin Mégapenthès qui lui avait abandonné Tirynthe. C’était en lançant le disque qu’il avait tué Acrisios, ce qui confirmait cruellement l’oracle reçu jadis par ce monarque sans enfant. Pour toutes ces raisons, nous pouvons dire que Persée est surtout un élu des dieux et qu’il intervient pour mettre en évidence le pouvoir de Zeus. Sa vie amoureuse est quelconque, mais de la part d’un héros à la recherche de l’immortalité, ne fallait-il pas s’y attendre ?
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PERSÉPHONE
C’est la fille de Zeus et de Déméter. La légende ne connaît d’elle qu’un amour violent, subi lorsqu’elle se trouvait en Enfer et qu’elle était devenue l’épouse d’Hadès avec qui elle semble n’avoir jamais fait l’amour. Il faut étudier surtout la stratégie de Zeus devenu monarque pour comprendre ce qui arriva à la pauvre Perséphone. Pour aborder cette divinité malheureuse entre toutes, il faut parler d’abord de son enlèvement par Hadès, le frère de Zeus, qui avait obtenu en partage le pouvoir sur les morts. Si Hadès n’a jamais eu d’enfant avec Perséphone, c’est certainement parce qu’ils ne se sont jamais aimés et plus encore parce que l’enlèvement avait été programmé par Zeus qui voulait que sa fille lui donne un fils auquel il pourrait confier son royaume. C’était pour donner naissance à Zagreus qu’Hadès avait enlevé Perséphone ! La légende qui nous raconte la chose laisse entendre qu’Hadès était séduit par sa beauté, mais néglige entièrement le fait qu’il agissait aux ordres de son frère. Hadès serait donc tombé amoureux et aurait enlevé cette jolie déesse pendant qu’elle cueillait des fleurs avec des nymphes qui étaient ses amies, non loin de l’Etna en Sicile. L’enlèvement avait été réalisé en l’absence de Déméter la mère de Perséphone. Pour assurer son maintien en Enfer, Hadès avait fait rompre le jeûne à Perséphone en lui faisant manger un grain de grenade. Il fallait que Zeus puisse la retrouver quand bon lui semblerait et il avait tout prévu.
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Lorsque nous étudions le personnage de Zeus, nous comprenons que son statut de monarque puisse être à l’origine de bien des actes qui nous paraissent aujourd’hui inacceptables. Plus qu’intelligent, Zeus est rusé et cette ruse met en lumière ses stratégies indispensables. Celle qui se rapporte à Perséphone nous semble machiavélique, mais, symboliquement, se justifie. Zagreus devait prendre sa place au sommet de l’Olympe et il fallait qu’il ne soit plus une simple reproduction des dieux de seconde génération. Il fallait que l’idée, qui avait pris le pouvoir soit associée à une matière consciente de sa capacité à se renouveler, à renaître, à ne plus voir dans la mort une fin inexorable. Les aèdes, à travers leurs personnages, voulaient faire comprendre aux mortels quelle devait être la nature de leurs efforts pour assumer une vie d’homme véritable. Cultiver la terre pour survivre n’était plus suffisant. Pour progresser, les hommes devaient faire preuve d’intelligence, apprendre à faire des choix, à ne plus avoir peur de la mort et même apprendre à la traverser pour renaître comme le blé. Le nouveau monarque qu’il fallait à de tels hommes devait, lui aussi, connaître ce rapport entre la matière et la raison, entre la vie et la mort. En lui donnant naissance en Enfer, il ne faisait pas que cacher son union à Héra, toujours jalouse, il s’unissait dans l’obscurité la plus profonde à un être qui était déjà lui-même une synthèse matérialisée. N’oublions pas que Déméter personnifiait la Terre cultivée. Perséphone n’était pas uniquement la fille de Zeus, elle était l’être utile à sa soif de progrès. La pauvre Perséphone ne connaissait probablement pas les préoccupations de son père. Il fallait à Zeus, une mère correspondant à ses idées de progrès, il lui avait donné la vie, elle ne pouvait que répondre aux attentes du maître. La légende nous dit que pour féconder sa fille, Zeus se transforma en serpent ! Nous imaginons douloureusement l’acte qui suivit. Mais comment un serpent pouvait-il féconder cette déesse et lui donner un fils appelé à devenir monarque du Ciel ? Nous avons fait de cet animal un adversaire effrayant et nous avons du mal à imaginer qu’il est le principe de la vie. Ce n’est pas physiquement que Zeus féconde sa fille, le serpent n’est pas
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ici un phallus. En se transformant en serpent, Zeus apporte à sa fille la force dont elle a besoin pour faire naître le monarque du futur. Il lui apporte la vie en associant la raison et les forces naturelles. En se changeant en serpent, Zeus reconnaît que la raison ne suffit pas pour engendrer ce futur, qu’il doit utiliser ce qu’il y a de plus matériel en lui, revenir à l’origine de la vie avec l’espoir de précipiter le changement qui conduira à l’enfant qu’il rêve d’avoir. En redevenant serpent, Zeus apporte à Perséphone toute la force qui se trouvait en lui et n’était que masquée par la raison. Il sait que la raison elle-même ne peut donner naissance au futur roi. Mais la suite de la légende rend difficile cette interprétation. Zeus a-t-il prévu et ordonné ce qui va suivre ? Héra, jalouse pour les aèdes, va poursuive Zagreus ou du moins engager les Titans à le faire, ces dieux de première génération qui passent pour des monstres. Pour leur échapper, Zagreus se transforme en taureau, et les Titans le mangent après l’avoir attrapé. Du pauvre Zagreus il ne reste que le cœur palpitant que Zeus fera avaler à Sémélé, une des filles de Cadmos. Si l’on s’en tient à la légende, nous voyons que Perséphone est vite mise au second plan, que Zagreus est oublié à son tour au profit de Dionysos et de Sémélé. Héra toujours jalouse va poursuivre Sémélé et tout faire pour que l’enfant de son époux disparaisse. Zeus recueillera l’enfant pour le placer dans sa cuisse, mais cela tout le monde le sait. Héra était-elle si jalouse que les aèdes le prétendent ? N’a-t-elle pas agi comme Zeus le lui demandait ? Ne fallait-il pas que son fils naisse une seconde fois et dans un corps de mortelle, qu’il connaisse dans sa chair une mort qui appartient aux hommes ? N’est-il pas significatif que Dionysos sorte de sa cuisse alors qu’Athéna est sortie de sa tête ? Dionysos ne sera pas le fruit de son cerveau, mais de son corps et cela ne fait que préluder à l’enseignement qu’il recevra de Cybèle. En le faisant naître primitivement avec Perséphone, Zeus a voulu l’initier à cette possible renaissance qu’elle enseigne à Éleusis avec sa mère. Elle est sa mère divine alors que Sémélé est sa mère mortelle et les deux lui sont nécessaires pour se préparer à régner aussi bien sur les vivants que sur les morts.
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Perséphone a-t-elle compris son rôle dans cette aventure ? Les aèdes ne semblent pas se soucier de son ressenti ! N’oublions pas que l’idée est pour eux ce qui doit s’imposer, une idée qui accompagne la domination des dieux sur les déesses et fait oublier l’amour au sens le plus naturel. Dans cette aventure, Perséphone est totalement sacrifiée. Elle se fait violer par son père, elle voit son enfant dévoré par des monstres, elle n’a pas le temps de le pleurer en tant que mère et tandis que Zeus récupère son cœur, la partie essentielle de son être, elle reste gardienne des ombres dans un monde qui ne connaît que l’obscurité originelle. Dionysos naîtra loin d’elle et elle ne le reverra qu’en revenant au jour comme Zeus en a décidé à la fin de l’hiver et jusqu’aux semailles lorsque les mortels enfouissent le grain pour la prochaine récolte. Telle est la séquence amoureuse imposée à Perséphone par un monarque soucieux non pas de son propre plaisir, mais de la survie de son règne. Les légendes permettent de penser qu’elle retrouvera le bonheur d’embrasser son fils, car il est bien d’elle cet enfant qui, devenu dieu, vient chercher sa mère mortelle pour la conduire au ciel. Nous pouvons imaginer qu’ils resteront complices, mais cela suffira-t-il pour estomper la tristesse d’un séjour loin des fastes du palais royal ? On sait qu’elle recevra plus souvent la visite d’Hermès qui deviendra certainement son ami le plus proche, lui qui est chargé de conduire les morts jusqu’à leur dernière demeure. Que penser enfin d’Héphaïstos, ce fils boiteux de Zeus ? Ne rendait-il pas lui aussi visite à Perséphone lorsqu’il descendait voir ses amis les Cyclopes dans leur forge à mi-chemin entre l’Enfer et le Ciel ? Tout cela semble le fruit de l’imagination, mais les aèdes ne le voulaient-ils pas ainsi ?
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POSÉIDON
L’ébranleur de la terre ne manque pas de rencontres amoureuses. Toutefois, pour les aèdes, il ne fut qu’à l’origine d’enfants monstrueux. Mais il n’est pas inintéressant de les évoquer, car, sur un plan symbolique, ils ne sont pas sans signification. Préalablement, nous pouvons rappeler qu’il fut marié à la belle Néréide qui avait pour nom Amphitrite. On dit que c’est elle qui conduisait le chœur de ses sœurs sous la mer. Elle réjouissait ses sœurs, dansait avec elles, un peu comme Perséphone et ses compagnes de jeu. Un jour qu’elle dansait près de l’île de Naxos, Poséidon la vit et souhaita en faire sa femme. Certaines légendes disent qu’il l’enleva, ce qui serait possible. Mais je préfère de beaucoup cette autre version, plus romantique, plus divine. Par pudeur, Amphitrite se cachait au plus profond de la mer et refusait au dieu ce qu’il désirait de plus en plus. Finalement, ce sont les dauphins qui vinrent au secours de Poséidon et qui, d’une certaine façon, délivrèrent Amphitrite de sa pudeur de jeune fille. Ils la transportèrent jusqu’à Poséidon en lui faisant cortège et le mariage put avoir lieu. Nous pourrions nous demander s’il n’y a pas deux divinités ayant le même nom : Poséidon, l’Ébranleur de la Terre dans un premier temps, lorsque les Grandes Mères régnaient, puis un Poséidon, roi de la Mer, fils de Cronos et frère de Zeus. Amphitrite aurait-elle épousé le second ? Le plus connu des enfants de Poséidon à cause d’Ulysse et le cyclope Polyphème. Il le fit naître avec Thoosa, une fille
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de Phorcys qui était un enfant de Gaia et de Pontos, un frère de Nérée le vieillard de la mer. Elle était donc une divinité marine. Polyphème était né de cette rencontre et vivait sur une île où il se comportait comme un berger vivant du produit de son troupeau et habitant une profonde caverne. Il connaissait l’usage du feu, mais se nourrissait de chair crue et n’ignorait pas le vin sans pour autant en consommer. Avec son œil rond au beau milieu du front il regardait le monde et surtout soignait son troupeau en coulant des jours paisibles lorsque la curiosité d’Ulysse vint le déranger et lui faire perdre la vue. Ce géant trompé par la ruse d’Ulysse ne pouvait que se plaindre auprès de son père et de lui demander à la fois son aide et sa vengeance. On connaît l’aventure d’Ulysse brossée par Homère dans l’Odyssée. Avec Méduse, Poséidon devait aussi avoir des enfants. Les Gorgones étaient trois filles : Sténo, Euryalé et Méduse. Seule cette dernière était mortelle. Elles habitaient à l’extrême Occident, tout près du royaume des morts. Elles étaient horribles, la tête environnée de serpents, avec des dents en forme de défense de sanglier, possédaient des mains de bronze et des ailes d’or qui leur permettaient de voler. Leurs yeux étaient étincelants et leur regard changeait en pierre quiconque le rencontrait. Poséidon était le seul à avoir pu s’unir avec Méduse et lui faire des enfants. On dit que Méduse était une très jolie fille à l’origine et que Poséidon s’était uni à elle dans un temple d’Athéna. La déesse mécontente et ne pouvant sanctionner son oncle fit de Méduse un monstre repoussant puis aida Persée à lui couper la tête. C’est lorsque Persée lui coupa la tête avec l’aide d’Athéna et d’Hermès que leurs enfants sortirent de son cou ensanglanté. Pégase bondit comme s’il sortait d’une prison et s’élança vers le Ciel où il devint le porte-foudre de Zeus. Chrysaor, l’homme à l’épée d’or sortit à son tour brandissant son arme. Puis il s’accoupla avec Callirhoé, une fille d’Océan et de Téthys, pour engendre deux monstres : Géryon, un géant à trois corps qui tenta de s’opposer à Héraclès lorsqu’il vint chercher son troupeau à la demande d’Eurysthée et Échidna dont le corps de femme se terminait par une queue de serpent et
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que l’on appelait la vipère. Cette femme devait s’accoupler plus tard avec Typhon pour mettre au monde Orthros, le chien berger de Géryon, Cerbères, le chien qui gardait les Enfers, Chimère que devait être tuée par Bellérophon, enfin l’Hydre de Lerne que devait terrasser Héraclès. D’autres enfants de Poséidon semblent ne pas avoir de mère, ou alors ils ont une mère sans importance et ce sont en général des êtres monstrueux qui doivent être combattus. Ce sera le cas de Lamos, à l’origine du peuple des Lestrygons qui devait causer tant de mal aux marins d’Ulysse. Leur roi Antiphatès était un géant anthropophage et avec son peuple il se mit à pécher les marins d’Ulysse comme des tons avant qu’il ne reprenne la mer avec les survivants. Le bandit Sciron devait être combattu par Thésée. Avec Hallia il aurait engendré six garçons et une fille Rhodos qui donna son nom à l’île de Rhodes. Les garçons, persécutés par Aphrodite tentèrent de violer leur mère et Poséidon, d’un coup de trident les engloutit dans la terre tandis qu’Hallia se précipitait dans la mer. Elle devait recevoir un culte après être devenue une déesse marine sous le nom de Leucothée. Rappelons qu’Orion était aussi son fils et qu’il devait également subir la jalousie d’Aphrodite. Qu’il soit ébranleur de la terre ou monarque des mers, Poséidon ne semble pas avoir participé au peuplement du monde avec des dieux ou des mortels dignes des idéaux de Zeus. Mais, il était tout aussi puissant que son frère et peut-être même l’avait-il été bien longtemps avant lui, avant qu’il ne vienne au monde dans sa grotte crétoise. Sans reprendre toute l’histoire de l’Atlantide, disons que Poséidon serait le père des Atlantes. Il s’était lié d’amour avec une jeune fille orpheline Clito qui vivait sur une île à l’extrême Couchant, là où la mer se perdait dans l’Océan. Poséidon avait alors organisé l’île et donné à Clito cinq paires de jumeaux. L’aîné de tous ses enfants fut Atlas auquel Poséidon accorda la suprématie. Cet Atlas ne doit pas être
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confondu avec le fils de Japet qui fut condamné à porter le monde sur ses épaules. Il ne faudrait pas oublier de citer aussi le fils et la fille que Poséidon eut avec Déméter. La fille : La Dame ne devait pas être nommée et rester un mystère, mais l’accouplement entre le frère et la sœur l’est aussi. Déméter refusant de s’accoupler avec son frère s’était transformée en jument et Poséidon, pour s’unir à elle, était devenu un cheval. Ils avaient donné naissance au cheval Aréion qui devait sauver Adraste de la mort lors de la première guerre contre Thèbes. Comme pour les autres aventures amoureuses, celles de Poséidon ne sont pas sans signification symbolique. La légende conservant deux autres de ses enfants : Otos et Éphialtès, appelés aussi les Aloades, semblent synthétiser l’esprit qui domine les amours du fils de Cronos. Ils voulaient conquérir l’Olympe. Après avoir capturé Arès et l’avoir enfermé dans une jarre de bronze, ils ne purent empêcher qu’Hermès le délivre. Non content de leur premier enlèvement, ils essayèrent de conquérir deux déesses : Artémis et Héra. Afin de donner l’assaut au ciel, ils empilèrent le mont Ossa sur le mont Olympe puis le mont Olympe sur le mont Pélion. Ils finirent par attirer la colère des dieux et furent persécutés comme ils le méritaient. Les enfants de Poséidon ne révèlent-ils pas à leur façon le passage d’une croyance à une autre, d’un ordre ancien à un ordre nouveau ? Pégase n’est-il pas lui aussi le symbole d’un changement, de l’émergence du futur contenu dans le passé ? Poséidon et ses enfants rappellent les puissances anciennes, celle de la Terre et de la matière, ils ne sont imaginés en opposition aux nouveaux dieux que pour disparaître. Là encore l’amour n’est qu’un procédé poétique pour montrer comment le monde peut changer.
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PRIAPE
On le dit enfant d’Aphrodite et de Dionysos. Mais, on le dit aussi le fils d’Aphrodite et d’Adonis ce qui est plus surprenant ou bien encore le fils d’Aphrodite et de Zeus ce qui pourrait se comprendre dans le cadre de toutes les unions utilitaires du monarque. Pour Diodore de Sicile, il serait rattaché au mythe d’Osiris et correspondrait à la déification de la virilité. Ce qui reste vrai pour chaque légende est sa présentation sous l’apparence d’un personnage ithyphallique. Il faut saisir dans l’image symbolique toute la puissance génératrice et la fécondité qui souvent est rattachée au taureau et se trouve concentrée dans le phallus. De là probablement l’association entre Priape et le taureau Apis en Égypte. Priape était surtout honoré à Lampsaque, autrement dit l’Hellespont, où il était le symbole de l’énergie virile et reproductrice en même temps que celui de la fertilité. En fait, le culte du phallus était répandu un peu partout en Grèce, en Italie, en Perse, en Asie Mineure, en Égypte, en Syrie et bien d’autres pays encore, comme l’Inde d’où revenait Dionysos lorsqu’il commença à imposer son culte en Grèce. Qu’il s’agisse du taureau ou du bouc, le symbole reste fort et nous pouvons comprendre pourquoi Hermès n’a pas craint de montrer son enfant à tous les dieux réunis. Priape avec son membre toujours levé avait aussi la vertu de détourner le mauvais œil et de rendre les maléfices inopérants. Par magie sympathique, il faisait croître les plantes
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des enclos. On plaçait sa statue près des jardins, des vergers ou des vignobles pour qu’il en assure la fertilité. En admettant qu’il soit un enfant de Dionysos, nous ne devons pas tomber dans le piège d’une lubricité entièrement inadaptée à l’esprit de sa mission et de la croyance que les hommes pouvaient avoir en lui. Les orgies de Dionysos n’étaient pas des orgies au sens où nous l’entendrions aujourd’hui, mais des transes mystiques dans lesquelles l’énergie vitale était mise au service de l’esprit. Dionysos n’invitait pas les femmes à s’accoupler de façon débridée, mais à dépasser l’accouplement ordinaire pour accéder à un amour divin. Il ne saurait y avoir dans l’énormité de son sexe la moindre honte et la légende qui dit qu’Aphrodite aurait abandonné son enfant à cause de cette démesure n’est pas fondée sur les valeurs ancestrales qui donnaient à l’énergie vitale une place qu’elle perdra lentement sous l’influence de la raison. L’enchaînement des légendes laisse plutôt entrevoir une évolution des mentalités, peut-être même le développement d’une pudeur induite par les idées qui l’accompagnent. Pour parler des amours de Priape, il faut se référer à une légende qui nous renvoie, une fois encore au rapport que peut avoir un dieu et un animal. Si on représente souvent Priape à côté d’un âne, c’est surtout parce que cet animal rappelle une de ses mésaventures. On dit qu’au cours d’une fête dionysiaque, Priape était tombé amoureux d’une nymphe, la belle Lotis. Il semble que Priape la poursuivait partout où elle pouvait se cacher et ne pensait qu’à lui offrir son membre plein de vitalité. Chaque fois qu’il s’en approchait, elle trouvait le moyen de s’enfuir. Une nuit où elle dormait profondément, il s’approcha d’elle pour lui faire violence sans tenir compte de toutes les Ménades qui les environnaient. Au moment où il arrivait au but, si l’on peut s’exprimer ainsi, l’âne de Silène se mit à braire, à réveiller tout le monde et à faire fuir la belle Lotis qui, une fois de plus échappait à son amoureux. Bien entendu, Priape fut
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décontenancé et même tout confus, d’autant que tout le monde pouvait comprendre ce qui s’était passé. Depuis cette époque, par dérision certainement, on représentait Priape à côté d’un âne. Reste à comprendre ce que représente cette opposition entre l’âne et le phallus de Priape Ordinairement, l’âne est associé à des caractéristiques peu élogieuses. Il est bête comme un âne ! On dira plus facilement qu’il est têtu comme une bourrique. Il est toujours mis en rapport avec la virilité, voire la débauche. En vérité, nous oublions de revenir plus en arrière. Une image s’impose, celle de l’humilité. Tout le monde sait que c’est sur un âne que Jésus a pu fuir d’Égypte, mais se souvient-on qu’Héphaïstos revient dans l’Olympe monté sur un âne ? Or, au moment où il revient, il le fait presque en triomphateur. Il est devenu un orfèvre en passant neuf ans sous la mer et il vient délivrer Héra qui se trouve prisonnière d’un trône d’or qu’il lui a envoyé. Certes, l’âne diffère du cheval, le premier étant roturier, le second noble, mais la pauvreté de l’âne ne lui impose pas un manque d’esprit. S’il n’a pas celui d’Athéna, il a un esprit simple, concret, qui reste prudent et s’attache à ce qu’il y a de plus urgent. Certes, nous ne le comparerons pas à Pégase qui devient le porte-foudre de Zeus, mais là encore l’opposition entre l’âne et le cheval n’est pas si défavorable pour l’âne qui sert de monture au fils de Zeus. La mythologie ne nous permet pas de qualifier l’âne de stupide, d’obstiné, de rusé, de lâche, de laid, de jouisseur, de sans cervelle, comme Arès ! Par contre, la légende nous montre un âne qui vient au secours de la nymphe et fait en sorte que la jouissance de Priape soit une fois encore différée. Ici, il se montre excessivement sensible et de grande sagesse, mais à l’époque où les aèdes mettent leurs légendes par écrit, il se peut que son image ne soit plus aussi merveilleuse. Cela dit, je ne peux cautionner une critique malveillante et culturellement modifiée qui sévit de nos jours. Je crois que nous pouvons retenir, au contraire, que le retour d’Héphaïstos nous apporte une interprétation qui devrait nous satisfaire. N’oublions pas que c’est Zeus qui l’a chassé de l’Olympe, le jour où son fils prenait la défense de sa mère. Il l’a
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jeté de l’Olympe et il ne peut y revenir en conquérant. Au contraire, conseillé certainement par Dionysos, avec qui il s’entend bien, il revient en faisant preuve d’humilité et le fait de monter sur un âne et non sur un cheval, laisse entendre qu’il ne vient pas réclamer le trône, ce que Zeus aurait pu redouter. C’est bien l’humilité de l’âne qui est ici associée à l’évolution du fils de Zeus, devenu un expert en bijoux, mais aussi en pièges redoutables, ce que Zeus, qui n’a plus la prudence à ses côtés, mais dans son ventre, ne prendra pas en considération. Aphrodite sera la première à en faire les frais. Disons que l’âne sauve la nymphe d’un rapport qu’elle ne souhaitait pas. Cela n’est pas grave, car Priape pourra rencontrer d’autres nymphes à qui il pourra offrir son amour, qui n’a rien de pervers si l’on en croit les légendes. Enfin, il ne faudrait pas oublier que le phallus représente à cette époque une partie importante de l’organisme puisqu’elle assure la procréation, peut-être aussi indirectement l’immortalité. Rappelons-nous que Dionysos revient de l’Inde en conquérant et qu’il en rapporte au moins une partie de ses traditions. Comment ne pas associer le Phallus et le lingam qui sont le symbole de Shiva alors que Shakti est représentée par le yoni, les deux assurant la totalité du monde. En restant en Grèce, ne pourrait-on pas confondre le phallus et l’hermès que l’on trouve mythologiquement aux carrefours, et pourquoi pas au caducée que donne Apollon à Hermès ? Je pense qu’il faut rester dans une image de fécondité et de sagesse pour comprendre pourquoi l’âne de Silène a réveillé la nymphe et laissant Priape confus, ce qui est un ajout de poète.
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SÉMÉLÉ
Elle est la quatrième fille de Cadmos et d’Harmonie. Pouvons-nous prétendre qu’elle connut l’amour dans les bras de son amant ? Rien n’est dit sur la première rencontre entre Zeus et Sémélé. Où se sont-ils vus, où se sont-ils aimés, personne n’en parle. Ce qui est certain c’est que Zeus avait magistralement préparé cette étape de la naissance de Dionysos auquel il espérait transmettre le pouvoir. Certes, il connaissait bien Cadmos et Harmonie et il avait accompagné les jeunes mariés en même temps que tous les dieux descendus de l’Olympe le jour de leurs noces. Mais il ne connaissait pas leurs enfants. Sémélé devait être très belle pour que Zeus la choisisse, mais sa beauté importait peu. Il avait besoin d’un corps pour y enfouir le cœur de Zagreus, l’élément indispensable à son projet. Il ne sauvait pas le cœur de Zagreus d’une mort certaine, il l’ensemençait comme tout bon agriculteur ensemence son champ. Sémélé n’accoucherait même pas de cet enfant, mais Zeus l’avait-il prévu ? La légende qui rend Héra éternellement jalouse nous dit que c’est elle qui aurait demandé aux Titans de manger Zagreus. Elle nous dit aussi qu’elle aurait fait en sorte que Sémélé, à son tour, meure avant de mettre au monde le futur Dionysos. Comment ? En invitant Sémélé à demander à Zeus de se montrer dans sa toute-puissance, autrement dit, tel qu’il était, c’est à dire aussi brillant que l’éclair. Alors Sémélé fut foudroyée en le voyant et Zeus n’eut que le temps de prélever l’enfant qu’elle portait pour le placer dans sa cuisse. Mais Zeus
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n’avait-il pas tout prévu ? N’avait-il pas demandé à son épouse de guider Sémélé de la sorte pour qu’elle meure avant la naissance de son fils ? Ayant reçu sa part de feu selon l’expression ancienne, Sémélé était descendue en Enfer et y avait retrouvé Perséphone. Elle n’avait été mère que pendant six mois ! Les légendes nous surprennent souvent ou nous désorientent. Lorsque Zeus fait rendre gorge à son père Cronos pour ramener au jour ses frères et ses sœurs, les enfants de Rhéa que Cronos avait avalés reviennent à la vie par la bouche de Cronos et non le ventre de Rhéa. Ici, Dionysos ne sort pas du ventre de Sémélé, mais de la cuisse de Zeus. Athéna, la fille de Métis, la première épouse de Zeus, ne sort pas elle aussi de son ventre, mais de la tête de Zeus. En fait, les aèdes signifient que ces enfants naissent autrement que de façon naturelle, qu’ils naissent en manifestant des forces différentes, des forces décidées par Zeus bien évidemment. N’oublions pas que symboliquement le cœur n’est pas une simple pompe qui fait circuler le sang dans le corps. Il est le centre de l’individu, le lieu où se tient l’intuition, cette force supérieure à l’intelligence. Il est le centre vital de l’individu. Ce centre n’est pas le cerveau. Il est la lumière de l’esprit, celle de l’intuition intellectuelle. Il est l’équivalent du soleil. En plaçant le futur Dionysos dans sa cuisse, Zeus achève sa gestation et la cuisse qui est la partie la plus solide de l’individu, la région la plus à même d’abriter la future divinité représente l’équivalent de la matrice féminine, la grotte où l’enfant pourra naître en toute tranquillité. Symbole d’élévation et de force, la cuisse est l’équivalent d’une colonne creuse, mais dressée vers le ciel. Dionysos n’est pas Athéna, il ne manifeste pas la raison, il ne peut se limiter à ordonner des idées, il est destiné à gouverner les trois mondes que sont le ciel la terre et l’enfer.
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TÉTHYS
Elle personnifie la fécondité de la Mer. Alors que Thétis est une Néréide, Téthys est une Titanide, une fille de Gaia et d’Ouranos. Elle épousa Océan son frère pour donner au monde près de trois mille enfants que sont les fleuves. Que dire des Océanides qui sont ses filles et qui sont aussi nombreuses ? Les poètes parlent plus facilement d’Océan, mais n’ont-ils pas déjà oublié qu’à l’origine de ce monde il faut placer les Déesses Mères ? Ce que l’on sait moins c’est qu’au moment de la guerre entre Zeus et les Titans elle avait accepté, à la demande de Rhéa, de prendre en charge l’éducation d’Héra qui avait ainsi échappé à l’apprêté des combats. Pouvons-nous parler d’amour avec cette déesse ? Certes, elle a donné naissance à tous les fleuves du monde et toutes les rivières, autrement dit elle a démultiplié la Mer comme Gaia a démultiplié la Terre. C’est elle qui en représente la fécondité. On ne lui connaît aucune aventure amoureuse et pour cause. Les aventures sont surtout pour les dieux de seconde génération, ceux qui donnent du sens au pouvoir, autrement dit ceux qui gravitent autour de Zeus. Les dieux de première génération donnent au monde son visage, ses multiples éléments et Téthys participe avec Océan à la mise en place des fleuves et des rivières, les premiers étant des divinités, les secondes des nymphes. Ce sont ses enfants qui auront des aventures amoureuses.
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THÉMIS
Elle est la seconde épouse de Zeus et, bien que reléguée au second plan par Héra, la troisième épouse du monarque, elle reste associée aux Olympiens que sont plus exactement les enfants de Cronos. Comme je l’ai dit, Zeus a su récupérer les forces qui existaient bien avant lui et les rendre utiles à sa façon de gouverner. Pour régner en toute sécurité, Zeus avait besoin d’un minimum de règles, de lois, et Thémis, à l’époque où Gaia gouvernait le monde, était la Titanides chargée de faire régner l’ordre. Elle dominait les oracles, celui de Delphes en particulier, et Zeus, plutôt que d’entrer en guerre avec elle préféra l’épouser. En lui donnant des enfants qui ne pouvaient que rester sous ses ordres, il allait pouvoir contrôler les lois et vivre plus sereinement. Aucune légende ne parle d’un bonheur quelconque au moment de la rencontre et il n’est pas certain que Thémis ait éprouvé un soupçon de plaisir en se donnant au monarque. Nous pouvons même penser qu’ayant jeté un certain nombre de Titans dans le Tartare, elle ne pouvait, pour rester au Ciel, qu’agréer les désirs du tyran. Les légendes nous parlent surtout des enfants qu’elle va donner à Zeus. En premier, elle engendra les trois Heures puis les trois Moires, Astrée, enfin les nymphes de l’Éridan, peutêtre aussi les Hespérides. Les Heures étaient des divinités de la nature et présidaient aux cycles de la végétation. Elles étaient aussi des divinités responsables de l’ordre dans la société et elles
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assuraient les fonctions de discipline, de justice et de paix. Cela ne leur interdisait pas de faire partie du cortège de Dionysos, d’accompagner Aphrodite, d’être les servantes d’Héra à partir du moment où elle devint la reine de l’Olympe. Elles étaient aussi les compagnes de jeu de Perséphone et tiennent souvent compagnie à Pan que ce soit dans la forêt ou près des troupeaux. Les Moires étaient une nouvelle façon de concevoir le destin. Alors que les premières Moires étaient filles de la Nuit et n’avaient aucun ordre à recevoir de personne, même de Zeus, les filles de Thémis devenaient ses obligées. Hésiode semble confondre les deux séries de Moires. Rappelons que chacune avait une fonction précise : Atropos filait le destin de chacun, hommes et dieux, Clotho l’enroulait et Lachésis le coupait. Nous comprenons que devant l’imprévu, Zeus ne pouvait pas être lié totalement par un destin quel qu’il soit. Certes, Homère nous parle de sa balance d’or lorsqu’il veut savoir si le fil doit être coupé, mais on convient que le destin, tel qu’Achille avait pu le choisir, ne pouvait être qu’un obstacle à ses propres décisions. Héra et Athéna pouvaient lui demander de respecter le destin lorsqu’il n’avait pas envie de le faire. Astrée était une vierge, elle était chargée de répandre, chez les hommes, des sentiments de justice et de vertu. Mais devant le peu d’écoute qu’elle trouvait auprès d’eux, elle finit par monter au Ciel et devint une constellation, celle de la Vierge. Les nymphes de l’Éridan étaient au service du fleuve Éridan, un fils d’Océan et de Téthys qui coulait en Occident. C’est auprès d’elles qu’Héraclès devait demander la route du jardin des Hespérides. Comme toutes les nymphes qui peuplent la campagne, les bois ou les eaux, elles représentaient les esprits de la nature et personnifiaient sa fécondité. C’est à elles que les mortels pouvaient adresser leurs prières. Ainsi, avec Thémis, Zeus avait établi un cadre rigoureux qui permettait de contrôler les agissements des mortels à tout moment. Il est tout aussi évident qu’en épousant Héra, Thémis ne pouvait passer qu’au second plan tandis que ses enfants
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restaient à la disposition de Zeus pour mieux gérer son royaume. Ce que cet inventaire ne dit pas, c’est que Thémis, à la demande de Zeus, dut enseigner à Apollon l’art de la divination avant qu’il ne prenne en charge l’oracle de Delphes. Il ne suffisait pas qu’il maîtrise le monstre qui le gardait, le serpent Python, encore fallait-il qu’il apprenne cet art et la seule qui pouvait le lui enseigner était celle qui dominait l’oracle avant qu’il ne le prenne en charge. On comprend que Thémis ait pu être à la fois une proie facile pour Zeus et en même temps une associée fort utile. Faire l’amour avec Thémis était pour Zeus la meilleure façon de maîtriser un ensemble de forces qu’il trouvait dans cet Ancien Monde qu’il ne cessait pourtant de combattre pour imposer ses idées.
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THÉSÉE
Il est le fils du mortel Égée, mais il est aussi et surtout le fils spirituel de Poséidon. Pour comprendre la nature de ce héros, il faut revenir à sa naissance. Il est d’abord le fils d’Égée et d’Aethra. Égée, ne pouvant pas avoir d’enfant, avait interrogé l’oracle de Delphes, mais n’avait pas perçu le sens qu’il fallait donner à sa réponse. Étant allé voir le roi de Trézène en revenant de Delphes, il avait confié l’oracle à son ami Pitthée, un fils de Pélops, et ce dernier interprétant l’oracle avait donné sa fille à Égée pendant qu’il dormait. C’est ainsi qu’ils avaient engendré humainement un enfant. Or, la même nuit, elle avait reçu un songe d’Athéna qui l’invitait à aller offrir un sacrifice dans une île où elle avait été prise de force par Poséidon. L’enfant qu’Égée pensait être le sien était en réalité celui de Poséidon… Il est probable que bien des moments de la vie de Thésée puissent être expliqués par cette origine divine. Pour comprendre les amours de Thésée, il faut commencer par interpréter l’amour d’Égée pour Aethra. Disons, simplement, que nous retrouvons ici la relation conflictuelle entre Poséidon et Zeus. Les dieux se volent entre eux et cherchent à posséder le plus grand nombre de mortels capables de les honorer. Lorsqu’Hermès vole Apollon, nous en avons une magistrale présentation. Thésée semble connaître son premier amour avec Ariane, mais il est venu en Crête pour réaliser un exploit, pas
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pour aimer. Ariane lui propose un amour dont il n’a pas encore pris connaissance. Il doit fuir avec elle, mais il ne peut l’épouser. L’amour qu’elle lui propose est un amour divin et il ne réveillera pas la belle jeune femme. Thésée est un mortel qui veut rivaliser avec Héraclès, mais sans avoir compris que ses travaux sont des épreuves initiatiques. La légende rapporte qu’allant à Delphes pour offrir sa chevelure à Apollon, il n’avait fait que se raser le devant de la tête comme les Abantes, de redoutables guerriers. Thésée était bien un guerrier au fond de l’âme. Lorsqu’il était venu à Athènes, Médée dominait alors Égée et voulait lui donner l’enfant qu’il n’arrivait pas à avoir. L’arrivée de Thésée avait tout compromis et Égée avait fini par chasser Médée. Mais avant de gouverner, Thésée devait faire face à ses cinquante cousins qui pensaient hériter du pouvoir. Vainqueur, une fois encore, il aurait pu se croire sorti de toutes sortes d’embuscades. C’était sans compter avec le mécontentement des Athéniens contre les Crétois, et contre le tribut que Minos leur imposait. En se portant volontaire, il espérer régler ce nouveau problème et c’est ainsi qu’il arriva en Crète. Les aèdes ont brodé sur l’abandon d’Ariane, mais Thésée n’avait que faire d’un tel amour. Il n’avait même pas la tête à ses obligations et c’est ainsi qu’ayant oublié de changer les voiles de son navire pour signifier qu’il était en vie, son père se jeta du haut de la falaise et se tua. Thésée avait-il voulu, inconsciemment, tuer son père pour prendre le pouvoir ? Retenons qu’en arrivant de nuit à Naxos, Ariane s’endormit et se retrouva seule à son réveil ! Son premier amour pourrait bien résulter de sa rencontre avec Antiopé, une Amazone qu’il avait enlevée alors qu’elle apportait des présents de la part de son peuple guerrier. Il avait mis traîtreusement à la voile et conduit Antiopé jusqu’à Athènes. Les légendes diffèrent sur les guerres qui existèrent entre les Athéniens et les Amazones, mais il est permis de retenir celle qui articule la répudiation d’Antiopé, le mariage de Thésée avec Phèdre, la sœur d’Ariane, l’attaque d’Athènes par les Amazones. Le fait est qu’Antiopé et Thésée avaient eu un
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enfant, Hippolyté, et que la suite des événements ne se comprendrait pas sans un minimum de chronologie. Soulignons seulement que si Héra a sauvé Héraclès d’une posture semblable à celle de Thésée, le fils d’Égée a bien succombé au charme d’une Amazone. L’enfant qu’il eut avec elle ne pouvait être qu’un obstacle à son immortalisation souhaitée par Zeus. Ce serait après son mariage avec Phèdre et la mort d’Hippolyté que Thésée se serait lié d’amitié avec Pirithoos et qu’il aurait conçu ce double enlèvement qui ne pouvait que lui être fatal. En voulant aimer une fille de Zeus, et en enlevant Hélène, avant de descendre avec Pirithoos en Enfer pour enlever Perséphone, il ne pouvait que déplaire à Zeus, perdre tout l’intérêt qu’il pouvait lui porter. C’est Poséidon qui se chargea d’éliminer l’enfant qui pouvait être un obstacle à son immortalisation. Nous pouvons penser que si Thésée peut sortir de l’Enfer grâce à Héraclès, c’est essentiellement parce que Zeus espère encore le récupérer, lui offrir l’immortalité. Le fait est que nous pouvons envisager deux formules : celle de Zeus et celle de Poséidon. Or la fin de vie de Thésée montre que c’est celle de Poséidon qui lui sera donnée. Héraclès a pu le faire sortir de l’Enfer, mais en revenant à Athènes, il ne pourra pas reprendre le pouvoir. Il se réfugie chez Lycomède dans l’île de Scyros et là disparaît dans la montagne sans laisser de traces. Il meurt comme Œdipe en revenant à la Terre qui est la voie la plus ancienne de l’immortalisation, celle que pouvait offrir l’Ébranleur de la Terre !
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THÉTIS
Qui ne connaît pas la mère d’Achille ? Mais ne faudrait-il pas parler préalablement de l’amour de Zeus pour la belle Thétis ? Homère nous le fait comprendre dans l’Iliade. Sans cet amour qui sera éternel, Achille n’aurait peut-être pas eu la gloire qu’un moment Patrocle semble lui ravir. Combien d’enfants a-t-elle fait naître avec Pélée ? Plusieurs certainement, Achille serait le septième ! Mais ils disparaissaient au fur et à mesure que Thétis essayait de les rendre immortels. En fait, elle les trempait dans le feu où ils mourraient les uns après les autres. Achille fut sauvé par son père qui voulait comprendre ce qui se passait. Il arriva à temps et Achille échappa à la mort, mais ne devint pas immortel. Par contre dès ce moment la déesse se sépara de son mortel époux. Si elle délaissa Pélée, elle continua à s’occuper de son fils. Lorsqu’Achille eut neuf ans, le devin Calchas prédit que la ville de Troie ne pourrait être prise sans son aide. Thétis connaissait le destin de son fils et savait qu’il trouverait la mort à la fin de cette guerre. Elle l’avait même averti et lui avait dit que s’il allait à Troie, il aurait une vie courte et glorieuse, il aurait une renommée éclatante alors que s’il n’allait pas combattre, il aurait une vie longue et sans gloire. Achille, sans hésiter avait choisi la vie courte. Mais, en attendant, Achille avait connu l’éducation et les soins de Chiron.
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Les légendes diffèrent sur les péripéties du départ d’Achille à la guerre. Il semblerait que Thétis ait essayé de soustraire une fois de plus son fils à la mort. Elle l’aurait conduit à la cour de Lycomède où elle l’aurait dissimulé au milieu d’un ensemble de filles. Cela pourrait correspondre à l’éducation reçue par Chiron, éducation pendant laquelle Achille avait appris à chanter et à jouer de la lyre ! C’était sans compter sur la ruse d’Ulysse qui, une fois de plus, semblait inspiré par Zeus. Achille fut découvert et s’embarqua. Homère nous montre longuement les interventions de Thétis qui sont à la fois celles d’une mère attentive, mais aussi celles d’une déesse qui sait qu’elle ne peut rien contre le destin que les filles de la Nuit ont tissé pour son fils. Elle lui obtiendra de nouvelles armes lorsqu’Hector aura dépouillé Patrocle afin qu’il puisse combattre dignement, mais elle interviendra aussi après la mort d’Hector pour raisonner son fils. Autant dire que l’amour que connaît Thétis est un amour de mère meurtrie qui ne peut rien pour sauver son fils. Le destin est souverain et nous découvrons là que les Moires, que Zeus a mises au monde avec Thémis, sont sans véritable puissance. Zeus, lui aussi, ne peut rien changer ! Les aèdes ont-ils voulu nous montrer la douleur et la dignité d’une déesse pour nous enseigner un comportement qui ne conduit pas à se pendre comme le font nombre de mortelles en refusant le destin qui se dresse devant elles ?
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ULYSSE
Il est un mortel élu si l’on veut bien, un être doué de ruse et qui se comporte en roi à un moment où les monarques dominent la scène politique, bien avant la mise en valeur des villes sous les aristocrates. Il participe à la guerre de Troie comme d’autres monarques, mais peut-être a-t-il joué un autre rôle à la demande de Zeus qui reconnaît en lui son équivalent mortel. Il semblerait que Zeus veuille le rendre immortel, mais Ulysse refuse et ne le deviendra qu’après sa mort lorsque son fils ramènera son corps chez Circé après l’avoir tué en ignorant qu’il était aussi son père. Ulysse connaît donc une double vie, une vie de mortel qu’il partage avec Pénélope, sa femme mortelle à qui il donne un fils : Télémaque, une vie presque divine qu’il partage d’abord avec Circé à qui il donnera un fils : Télégonos puis avec Calypso, une fille d’Atlas ou même d’Hélios. Homère nous présente son héros dans ces deux mondes et nous apprend à mieux connaître les motivations du monarque, le dernier à revenir de Troie. Les aèdes ne nous montrent-ils pas un monarque amoureux de l’ordre et du pouvoir le jour, amoureux des déesses et de l’immortalité la nuit ? Pour parler des amours d’Ulysse, il faut donc se situer sur deux plans, même si parfois les sentiments les confondent. Dans son retour vers Ithaque, Ulysse est détourné de sa route avant qu’il ne fasse naître la colère de Poséidon. Ce n’est pas le dieu de la mer qui l’empêche seul de rentrer chez lui.
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Pourquoi ne pas penser que d’autres l’éloignent de son palais, Zeus par exemple qui décide son retour en assemblée divine, envoyant Hermès le délivrer de chez Calypso ou pour l’envoyer peut-être chez Circé tout en le faisant suivre par Athéna ? Chez Calypso, la belle nymphe aux boucles d’or, Ulysse semble être retenu prisonnier et le seul fait d’envoyer Hermès le délivrer le montre. Mais alors qu’il pleure chaque jour sur l’impossibilité de rentrer chez lui, il vit avec la nymphe et lui fait l’amour. Malheureux le jour, il semble être heureux la nuit dans les bras de Calypso. Ne retrouvons-nous pas l’opposition symbolique entre la nuit et le jour, la nuit appartenant aux dieux, à l’invisible, à un bonheur surnaturel, le jour appartenant aux hommes qui pensent, qui raisonnent et sont captifs d’un projet en même temps que de leur destin ? C’est d’ailleurs pour connaître ce destin que Circé enverra Ulysse consulter Tirésias en Enfer, ce qui est bien un acte guidé par les dieux, comme le sera la descente d’Héraclès aux Enfers. Or l’amour qui fait d’Ulysse l’amant de Circé ne peut être qu’un amour initiatique que la légende transforme en bonne entente puisqu’ils feront au moins un enfant, deux selon certaines légendes. Circé est très belle, comme peut l’être une déesse, de plus c’est une magicienne et Hermès lui-même lui a conseillé de ne pas refuser sa couche lorsqu’il aurait résisté à sa magie. Il restera un an chez elle avec ses marins jusqu’au moment où ils sentiront renaître en eux le désir de rentrer au pays. Circé invitera Ulysse à descendre en Enfer avant de continuer sa route et nous savons qu’une telle mission se situe ordinairement en fin d’initiation. Circé aura tout entrepris pour transformer Ulysse, mais il restera un marin curieux, une sorte d’explorateur et un monarque avisé. Il lui reste cependant des épreuves à subir qui pourraient l’éveiller d’autant mieux que Tirésias lui a révélé certains détails de son voyage et de son retour. Lorsqu’Ulysse est éloigné de sa route et du Cap Malé, il n’a pas encore crevé l’œil rond de Polyphème. Nous pouvons donc penser qu’il est conduit par une force supérieure ou par son destin, à naviguer loin de chez lui, à connaître des aventures qui n’ont plus rien à voir avec la réalité de la guerre qui vient de prendre fin avec la destruction de Troie. Peut-être Zeus ! Il est
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entraîné vers une sorte de remise en question de sa vision du monde et nous pouvons ajouter qu’il résistera jusqu’à sa mort pour rester un mortel responsable. Il est lui-même lorsqu’il revient chez lui et subit le questionnement de sa femme qui veut s’assurer de son identité. Il passera une nuit avec elle, mais là Homère, fort justement ne nous dit rien de son bonheur. Il semble bien qu’il soit rentré au logis pour rendre justice et il sait qu’il doit repartir, la rame sur l’épaule. S’il a construit son lit dans lequel il a fait naître Télémaque, il n’est pas dit que cette nuit là il a étreint sa femme comme nous pourrions l’imaginer. Ulysse ne manque pas d’amour, et la femme n’est pas autre chose qu’un bien à cette époque. Les relations amoureuses qu’il a avec Circé puis avec Calypso montrent seulement qu’il flirte avec le divin dont il doit finalement se détourner pour rester en vie comme il le désire. Ino qui le sauve de la mort ne lui explique pas la raison de son choix, mais nous comprenons qu’un mortel ne peut pas vivre éternellement chez les dieux et chez les hommes. Loin d’Ithaque, il connaît le monde des dieux, même s’il pleure en pensant à celui des mortels. Zeus aura tout fait pour l’aider à faire le bon choix et il ne pourra que l’assister, avec Athéna, pour mener à bien sa vengeance. En crevant l’œil de Polyphème, Ulysse montre déjà quel monde il choisit. Toutes les épreuves qui voient ses hommes périr progressivement ne pourront le dissuader de revenir punir les prétendants qui osent revendiquer ses richesses, dont Pénélope et l’élément le plus important. N’a-t-il pas fait la guerre pour reprendre à Pâris le bien qu’il avait volé à Ménélas ? Ce voyage initiatique n’est pas celui des Argonautes, mais il est tout aussi symbolique. Il part vers le Couchant et revient vers le levant après un cycle entier passé à naviguer dans un monde irréel. Le cycle de dix ans est significatif. Lorsqu’il revient, il aurait pu changer, mais il choisit de ne plus regarder le monde qu’il vient de traverser. Il revient vers le Levant, mais il l’abandonne pour se rendre chez lui, tel qu’il était avant la guerre, tel qu’il veut rester en rusant avec Athéna dont on pourrait se demander s’il n’est pas amoureux. Ulysse
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serait l’amant de la ruse, de cette intelligence qui permet de gouverner sur terre comme Zeus gouverne dans le ciel. Il n’a que faire de la beauté des nymphes ou des déesses pas plus que de la beauté de sa femme. Il aurait pu irriter Aphrodite, mais il sait se comporter en amant et là il ne remet pas en question son pouvoir. Mais que pouvait faire Aphrodite contre son père ? Ulysse rentre donc au pays après avoir connu l’amour de Calypso qu’Hermès est venu lui demander de ne plus retenir sur son île. Certaine légendes lui donnent des enfants du marin qu’elle aurait voulu garder comme compagnon de vie ! C’est sans importance puisque Zeus a voulu son retour. Elle doit le laisser partir et le regarde tristement construire le radeau sur lequel il reviendra avant d’échouer dans le pays des Phéaciens, pays tout aussi mythique que l’île de Calypso. Ne pouvons-nous pas ajouter que dès le début de ses aventures, Ulysse montre quel sera son choix final ? Il fut prétendant à la main d’Hélène avant de se raviser pour épouser sa cousine Pénélope. Or c’est lui qui donnera à Tyndare le conseil de lier tous les prétendants par un serment s’il arrivait à l’heureux élu d’Hélène de subir un outrage quelconque et cet outrage sera l’enlèvement de sa femme. Hélène, fille de Zeus, est un appât divin. C’est grâce à elle que Zeus va pouvoir tester les demi-dieux en les faisant combattre devant Troie. Ulysse a donc déjà choisi de ne pas rechercher l’amour divin que lui propose Zeus par l’intermédiaire de sa fille. Durant la guerre et après la guerre, il restera un monarque soucieux d’une justice qui n’est pas encore, et de loin, celle que mettra en place Athéna en écartant les Érinyes et la vieille justice de Thémis. Ulysse n’a que faire de l’immortalité. L’amour qui domine sa vie est l’amour du commandement, du gouvernement, de la gestion d’un peuple comme s’il en était le père, de la justice, une justice qui ne connaît pas encore l’affrontement entre l’accusation et la défense. Ses amours divins permettent seulement de voir qu’il n’est pas de ceux qui
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veulent survivre dans la gloire d’une mort jeune, comme Achille. Lorsqu’Homère écrit l’Odyssée, il met bien en lumière la coupure entre le monde des dieux et celui des mortels. Les Phéaciens le feront passer de l’un à l’autre en dormant, ce qui est significatif. Le sommeil est une sorte de porte qui permet de passer de l’un à l’autre et nous comprenons que si l’amour est en relation avec la nuit c’est qu’il est aussi une porte. Or nous avons clairement avec Ulysse deux façons d’aimer. L’amour mortel avec Pénélope et un fils Télémaque, l’amour divin avec Calypso et Circé et un fils mythique, Télégonos, que son père ne connaît pas.
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ZEUS
Amour et stratégie vont de pair chez le monarque du ciel ! Zeus nous permet de comprendre que l’amour est une arme, ce qu’elle restera longtemps dans l’histoire des hommes et des peuples. Se marier, prendre une concubine, cela fait suite à un plan pour ne pas dire à la volonté d’écarter tout risque de perdre un pouvoir que d’autres s’efforcent de garde la lance à la main. En détaillant les amours de Zeus, on ne peut que traverser l’ensemble de la mythologie, du moins l’époque mythique qui suit le sacrifice de Prométhée et la décision de supprimer tout mélange entre le monde des dieux et celui des mortels. Le premier usage de cet amour stratégique est l’amour qui permet à Zeus de séduire Métis puis de l’épouser avant de l’avaler sous la forme d’une goutte d’eau. Pour détrôner Cronos et faire revenir à la lumière du jour ses frères et ses sœurs, Zeus s’associe à Métis qui lui donnera le philtre dont il a besoin pour faire rendre gorge à son père. C’est la première fois que Zeus séduit une déesse pour arriver à ses fins. C’est donc avec prudence, puisque Métis en est la manifestation, que Zeus prend le pouvoir à la place de Cronos. Certes, il lui faudra combattre les Titans pour le garder, mais il bénéficiera des armes que lui donneront les Cyclopes. Après les trois guerres dont il sort vainqueur, il épouse Métis à qui il vient de faire une fille. Le problème, c’est
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qu’Ouranos et Gaia, qui lisent l’avenir, lui font savoir qu’elle mettra ensuite un enfant qui le détrônera. Zeus ne peut pas tuer Métis, puisqu’elle est immortelle, il ne peut pas la répudier, elle mettrait son enfant au monde ailleurs et le danger ne serait pas écarté, alors il se sert des dons de Métis pour la pousser à se transformer en goutte d’eau et l’avale. C’est Athéna qui vient alors au monde et c’est Zeus qui la fait sortir de sa tête tout armée avec l’aide de Prométhée, ou de son fils, qui lui fend le crâne. Le symbole est clair. Pour faire la guerre contre les dieux monstrueux, privés d’intelligence, Zeus a besoin d’aide. Or cette aide personnifie la raison. C’est bien sur ce plan que Zeus va lutter pour faire prévaloir l’idée, la pensée, la raison. Athéna vient au monde armée, mais ce n’est pas pour faire la guerre comme un guerrier. Elle va combattre l’action qui manque de réflexion et c’est ce qu’Homère nous fait comprendre en dénigrant Arès et en le plaçant sous la coupe de sa sœur. Sa seconde épouse sera Thémis qui personnifie la loi, la justice, mais dans sa version ancienne. Zeus veut changer l’ordre du monde et surtout ne dépendre de personne, surtout pas du destin tel que les Moires, filles de la Nuit le tissent pour chaque dieu ou chaque mortel. Il épouse Thémis et lui fait de nouvelles Moires pour garder le contrôle sur le destin puisqu’elles seront ses filles. Une fois encore, rien n’est suggéré quant au plaisir amoureux du monarque. Il fait l’amour pour consolider son règne. Il met au monde ensuite Aphrodite pour dominer les mortels en les encourageant à faire l’amour pour procréer. Si Dioné donne naissance à Aphrodite avec Zeus, elle donnera naissance à Niobé et Pélops avec Tantale. Encore une déesse de première génération qui doit se soumettre au tyran. Avec Eurynomé, il fait naître les Charites qui incarnent la beauté, puis avec Mnémosyné il fait naître les Muses, tous ces enfants devant accompagner Apollon qu’il fera naître avec Léto. C’est peut-être la naissance d’Apollon et d’Artémis qui nous aide à suivre la stratégie de Zeus surtout au moment où il
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le place à Delphes. Lorsque Léto est sur le point d’accoucher, il est dit qu’Héra s’y oppose de même que sa fille Ilithye. Mais la durée de cet accouchement est symbolique et semble bien indiquer qu’il est décidé par le couple royal ! Le neuf indique la fin d’un cycle et le début d’un nouveau, ce qui arriva à Ulysse dérivant sur le mât de son navire neuf jours et neuf nuits avant d’arriver chez Calypso. Il est probable qu’Apollon, comme Aphrodite, vienne d’Asie et cet accouchement difficile pourrait signifier qu’il doit devenir grec en vivant un cycle entier dans le ventre de sa mère. L’intervention d’Apollon et d’Artémis vis-à-vis des enfants de Niobé montre qu’ils aimaient leur mère et ne pouvaient supporter qu’elle soit critiquée. Léto aimait aussi ses enfants et c’est elle qui interviendra pour que son fils ne soit pas jeté dans le Tartare lorsqu’il extermina les Cyclopes. Le mariage avec Héra montre que Zeus a déjà réglé les problèmes les plus urgents. Cette fois il ne se marie pas avec une déesse de première génération, mais avec sa sœur ce qui met en lumière une autre forme de complicité dans la gestion de l’ordre nouveau imposé. Les aèdes font d’Héra une femme jalouse qui passe son temps à poursuivre les enfants que Zeus fait à de multiples concubines. À vrai dire, elle n’est pas jalouse, mais attentive à la destruction de tout ce qu’il y a de mortel dans ces enfants qui viennent au monde. Son travail consiste à seconder Zeus, à rendre ces enfants immortels, à les rendre capables d’aider son époux. Ce sera le cas principalement d’Héraclès que Zeus fera naître pour exterminer les Géants, mais aussi de tous les enfants qu’il fera naître avec des mortelles. Bien qu’ayant épousé officiellement Héra, il fait l’amour avec son autre sœur Déméter pour faire naître Perséphone et nous avons vu pourquoi. Les deux sœurs ne semblent pas devenir ennemies pour autant ! En observant ces autres naissances, ces autres rencontres, soi-disant amoureuses, nous découvrons que Zeus s’occupe maintenant davantage des mortels et intervient aussi bien dans leur façon d’être que dans leur cadre de vie. C’est lui
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qui, si l’on en croit les aèdes, gère alors les prémices d’une vie citoyenne. Il intervient pour Thèbes plus discrètement, davantage pour Troie et nous retrouvons ses interventions aussi bien dans l’épanouissement des cités que dans le comportement de ceux qui les dirigent. Avec Alcmène, en prenant l’allure de son époux absent, il donne naissance à Héraclès qui doit combattre à ses côtés pour que meurent les géants, car il est dit qu’ils doivent être blessés mortellement par un dieu et par un mortel. Cela vient du fait qu’ils sont nés des gouttes de sang tombées sur terre au moment de la castration d’Ouranos. L’impossibilité d’envisager une chronologie dans les légendes conduit à privilégier une présentation par ordre alphabétique qui, en soi, ne peut rien expliquer. Nous sommes alors contraints de noter les principales actions entreprises par les enfants de Zeus pour comprendre la suite de sa stratégie de gouvernement. Ne négligeons pas le fait que ces naissances sont proches de la réalité connue par les aèdes, Hésiode en particulier. Toutes ces naissances se situent sur un plan mythique dans la quatrième race d’Hésiode, mais elles sont aussi liées à la vie de la cinquième, ne serait-ce que par l’enseignement qu’elles induisent. Certains enfants montrent ce qu’il faut faire, d’autres au contraire ce qu’il ne faut pas faire. En atteignant la démesure, ils doivent subir des punitions qui marqueront la mémoire des hommes. Il serait alors possible de se demander pourquoi Zeus a lui-même donné naissance à des êtres qui auront des comportements monstrueux. Disons qu’il a peut-être voulu se comporter en pédagogue et rappeler aux mortels que tout n’est pas permis et ce qu’il advient quand l’ordre n’est pas respecté ! Avec Antiopé, il donne naissance à Amphion et Zéthos qui construiront les remparts de Thèbes. Comme Héraclès, ils sont liés à l’histoire mythique de Thèbes qui commence avec la création de la citadelle Cadmé par Cadmos. On retrouve d’ailleurs, associés à cette histoire, aussi bien Héraclès que Dionysos. Avec Callisto, il donne naissance à Arcas. Nous retrouvons son nom chez les habitants du Péloponnèse qui
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s’appelleront les Arcadiens. Arcas était le petit fils de Lycaon qui régnait sur la future Arcadie et qui servit l’enfant à manger à Zeus pour tester sa clairvoyance. Zeus reconstitua l’enfant après avoir transformé Lycaon en loup et envoyé la foudre sur sa maison. Faut-il noter que l’Arcadie fut le dernier refuge des Achéens devant les migrations doriennes ? La légende pourrait bien nous rappeler des faits réels et se rapporter à un pays aimé des dieux. Avec Danaé naîtra Persée. Il sera le seul à pouvoir enfourcher Pégase victorieusement et à couper la tête de Méduse qu’il confiera à Athéna. Avec Égine naîtra Éaque. On le retrouvera aux côtés de Minos pour juger les morts en Enfer. Considéré comme le premier des mortels, Éaque était seul sur une île déserte et comme il voulait avoir des compagnons il demanda à Zeus de transformer les fourmis en hommes, ce qu’il fit, et ils prirent le nom de Myrmidons. Nous retrouvons un contingent de ces individus devant Troie au moment de la guerre menée par les Achéens. Avec Électra, Dardanos et Iasion viennent au monde. À la mort d’Iasion, Dardanos qui vivait à Samothrace traversa la mer jusqu’au pays de Teucer qui lui donna sa fille en mariage et où il construisit une ville portant son nom. Iasion est plus connu pour l’amour qu’il portait à Démeter. Selon certains aèdes, la déesse ne l’aimait pas, il essaya de lui faire violence, à moins que ce ne soit à une nuée ressemblante. Zeus en fut irrité et l’aurait foudroyé. Avec Europe, ses enfants sont Minos Rhadamante et Sarpédon. Ils sont associés à l’histoire de la Crète et celle de la civilisation minoenne. On connaît mieux la transformation de Zeus en taureau pour enlever Europe et lui faire traverser la mer jusqu’en Crète. On dit que Zeus était tombé amoureux d’elle et que pour la séduire, il s’était métamorphosé en taureau blanc dont les cornes ressemblaient à un croissant de lune. Il était ensuite venu se coucher à ses pieds. Finalement Europe s’était mise à caresser l’animal puis à monter sur son dos et Zeus l’avait enlevée. Comment se fit l’union de Zeus et d’Europe, la légende ne le dit pas, mais ils eurent trois enfants avant de la marier au roi de Crète Astérion qui adopta les enfants de Zeus.
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Nous pourrions être surpris de voir que Zeus se transforme en taureau ! Il se transformera bien en serpent ! Il représente la force créatrice et on le trouve souvent associé aux Grandes Mères qui gouvernaient le monde avant que les dieux mâles ne leur prennent le pouvoir. Un minimum de chronologie montre que l’enlèvement d’Europe conduit à la création de Cadmé puis de Thèbes. Avec Io, Épaphos vient au monde. Sa légende nous transporte en Égypte où il épousa la fille du dieu-fleuve Nil dont il eut une fille appelée Libye. Avec Laodamie ce sera Sarpédon. Ici il ne faut pas confondre avec le frère de Minos. Ce Sarpédon devait combattre auprès des Troyens et se couvrir de gloire dans l’attaque du camp des Achéens. Il fut tué par Patrocle. Avec Léda, il met au monde Hélène et les Dioscures, autrement dit Castor et Pollux. Hélène est l’appât divin qui conduit à la guerre de Troie voulue par Zeus. Quant à Castor et Pollux, nous les retrouvons dans l’expédition des Argonautes, comme dans la chasse au sanglier de Calydon ce qui montre qu’ils sont en voie d’initiation. Ce qui peut être retenu ici est la transformation de Zeus en cygne pour pouvoir poursuive Léda transformée en oie. Elle devait accoucher de deux œufs dans lesquels se trouvaient à la fois les enfants de Tyndare, son époux et ceux de Zeus. Pollux et Hélène seraient les enfants de Zeus ; Castor et Clytemnestre les enfants de Tyndare. Avec Maia, Zeus met au monde Hermès. Maia était une nymphe du mont Cylène en Arcadie. C’est Hermès qui nous la fait connaître. Hermès sera le messager de Zeus, mais aussi le guide des âmes qui descendent en Enfer. Grand voyageur véloce, il est le dieu des carrefours, des choix de vie et n’est pas uniquement le roi des menteurs ou des voleurs comme certaines légendes s’efforcent de nous le laisser croire. Avec Niobé, il donne la vie à Argos et Pélasgos. Une légende arcadienne dit que Pélasgos fut le premier homme sur
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ce territoire, qu’il aurait régné le premier sur ce pays où il aurait inventé l’usage des maisons et distingué les plantes utiles des plantes nuisibles. Il aurait eu Lycaon pour enfant. Argos passe quant à lui pour avoir inventé le labourage des sols. Avec Ploutô, vient au monde Tantale. Ce dernier donnera naissance à son tour à Pélops et Niobé. Tantale s’est rendu célèbre en voulant faire manger son fils Pélops aux dieux afin de voir s’ils étaient clairvoyants. Il volait aussi les dieux en donnant aux hommes nectar et ambroisie. Il révélait des vérités divines à l’époque où régnait encore la confusion entre les dieux et les hommes. Finalement, il avait été condamné à une faim et une soif éternelles. Plongé dans l’eau il ne pouvait pas boire et les fruits qui pendaient au-dessus de sa tête s’éloignaient lorsqu’il voulait les saisir. Avec Semelé, il fait naître Dionysos. Fils de Perséphone qui donna son cœur et de Sémélé qui lui donna un corps, il devint un dieu redoutable par les démences qu’il imposait à ceux qui s’opposaient à son culte. Enfin, avec Taygète il fait naître Lacédaémon. Il est à l’origine de la ville de Sparte par son mariage avec Sparta, la fille du roi Eurotas et son nom fut donné aux Lacédémoniens. Ce survol des enfants de Zeus avec des mortelles permet de comprendre comment les légendes ont pu naître dans l’esprit des aèdes. Cela confirme l’idée que Zeus, étant à l’origine de tout ce qui était nécessaire pour imposer son ordre chez les mortels, il faisait des enfants pour régler autant de problèmes matériels qu’il en rencontrait. Nous pouvons donc penser que Zeus était considéré par les aèdes comme l’instigateur de tous les changements qu’ils observaient. Ils ont quelquefois envisagé des moments de séduction ou de plaisir dans ces rencontres qui n’ont d’amoureuse que le fait de procréer des lois ou des principes. Ces procréations ne sont que des symboles qui démontrent la volonté des poètes d’attribuer aux dieux tout ce qui existait dans le monde et pouvait être observé.
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ÉPILOGUE
Les dieux font l’amour comme les hommes ! Nous ne pouvions trouver, à travers leurs aventures amoureuses, plus que ce que nous ne connaissions déjà, ne serait-ce que pour l’avoir vécu intensément et sous de multiples aspects. Le fait est que les aèdes étant des hommes et faisant le plus souvent référence à leurs observations autant qu’à leur imagination, ils ne pouvaient que rassembler toutes les formes d’amour qui sont nées certainement en même temps que la vie. Il est probable que les hommes ont apporté des variantes à ce qui pouvait passer pour un instinct, encore que les amours ne soient pas totalement exemptes de fantaisies dans la vie animale. Établir un inventaire de toutes les techniques amoureuses ou de toutes les conditions dans lesquelles une relation amoureuse, avec ou sans bonne entente, un amour a pu se vivre, dans l’Antiquité, ne nous apporterait pas grand-chose de plus. Peut-être même cela nous ferait-il perdre tout le plaisir que l’on peut avoir à découvrir des moments inoubliables, aussi bien pour les dieux que pour les mortels qui en prennent connaissance à travers des légendes. Les variantes proposées ne sont pas de simples détours poétiques, de surprenantes preuves d’imagination. Les aèdes étaient des enseignants d’une autre époque. Ils voulaient apprendre à leurs semblables comment ils pouvaient construire l’avenir. Il est clair qu’à côté d’un amour sensuel et destiné à procréer, à entretenir l’espèce, existaient d’autres formes d’amour de plus en plus subtiles et pouvant aller jusqu’à un amour tel qu’il pouvait être souhaité envers les dieux de
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seconde génération. Aimer une épouse légitime, une concubine, un beau jeune homme, une réalité naturelle qui soudainement dépasse l’entendement, tout cela était connu des aèdes antiques. Les aèdes voulaient que les hommes développent l’art de penser, mais ils savaient qu’un accouplement instinctif et désiré profondément restait indispensable. Les amours qu’ils nous présentent sont une sorte de succession de formes qui vont du plus instinctif au plus spirituel, pour ne pas dire divin. Platon ne fera que reprendre cette progression que nous respectons toujours. Combien de fois avons-nous constaté que tout se joue entre les deux frères : Zeus et Poséidon ? Les héros sont souvent fils de l’un ou de l’autre et en oubliant la genèse des dieux, l’opposition proposée par les aèdes, nous négligeons qu’ils sont deux approches fondamentales et différentes de la vie, opposées pour les tenants de l’idée, mais aussi deux conceptions de l’éternel retour, autrement dit du retour vers l’origine de la vie au moment de la mort. L’amour est souvent associé au voyage initiatique que les mortels peuvent entreprendre et l’ensemble de la mythologie nous encourage à dépasser les simples unions fondées sur la beauté ou le plaisir, la reproduction de l’espèce, pour donner à l’acte l’importance qu’il peut avoir lorsqu’il dépend des dieux. Non seulement il faudrait mettre un terme à l’acte mortel, mais il faudrait aussi en détruire les effets. Héraclès tue ses enfants pour qu’ils ne soient plus des chaînes pour lui, et il faut dépasser ce meurtre en devenant le servant d’un intermédiaire divin ou un esclave. L’existence devient un ensemble d’actes symboliques qui représentent des étapes vers l’abandon définitif de tout ce qu’il y avait de matériel en l’homme. L’amour étant essentiellement matériel, pour un mortel, fruit du désir que Zeus personnifie en créant Pandore, nous comprenons mieux qu’il puisse tourmenter Héraclès jusqu’à la fin de sa vie. On ne peut aimer la Jeunesse éternelle et une femme, même la plus belle et la moins cruelle de toutes. Hésiode nous l’enseigne à sa façon, les philosophes reprendront ses conseils éclairés, mais faut-il avoir peur de l’amour ?
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Sommes-nous tous des prétendants à l’Olympe et devons-nous choisir pour obtenir une victoire décidée par les dieux ? L’amour serait-il un acte qui ferme les portes du Ciel ? Ne faudrait-il pas considérer davantage un choix qui ne mettrait pas systématiquement l’idée au sommet d’une montagne, qu’elle soit l’Olympe ou le Caucase, à moins qu’elle ne soit une échelle ou une colonne ? C’est parce que nous opposons deux formes d’amour, l’amour pur et l’amour vulgaire, sans voir qu’il s’agit d’une construction dont les fondements sont arbitraires, que nous ne pouvons pas échapper à une analyse qui n’est finalement que le fruit de notre méditation, au sens réflexif du terme. En écartant volontairement tout ce qui est matériel et en le considérant comme monstrueux, au sens mythologique, nous ne pouvons que cheminer vers un idéal diamétralement opposé que les religions s’empressent de nous offrir. En situant Dieu au somment d’une pyramide, au sommet d’une trajectoire, tout retour en arrière, vers l’origine de la vie, reste compromis, déconseillé. L’homme n’a-t-il pas lui-même inventé les dieux pour expliquer le monde ? Pour son plus grand malheur, il s’est acharné à découvrir l’insaisissable, l’inobservable, l’irréel et c’est peut-être pourquoi il ne sait pas faire l’amour simplement, pour partager un instant de bonheur en dehors de tout projet. En faisant de l’amour un plaisir qu’il faut cacher, nous n’avons fait que choisir son dénigrement, son caractère animal au profit d’une aspiration à un amour divin. Nous avons seulement oublié que nous ne pourrons jamais transformer la matière que nous sommes au point d’en effacer entièrement la présence. En opposant l’amour et la guerre, nous avons oublié l’enseignement des aèdes antiques et négligé le fait que la guerre et l’amour ne sont pas opposables, mais bien complémentaires. L’amour instinctif est un combat qui permet de posséder l’autre partie de notre propre entité et nous ne devons pas oublier que c’est sa séparation en deux sexes opposables ou complémentaires qui est à l’origine de tous les efforts que nous faisons, consciemment ou inconsciemment,
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pour ne pas mourir. Nous savons aujourd’hui que l’immortalité est une image, un symbole, mais nous continuons à refuser une fin de vie qui passe pour un anéantissement de tout ce que nous avons pu connaître. L’amour est l’obstacle que nous opposons à la mort ! Or, nous avons compliqué notre vision de la mort et nous y avons ajouté l’espoir d’un autre monde qui serait, qu’il appartienne à des divinités olympiennes ou à un Dieu unique, chrétien ou non chrétien, un lieu de survie. En cela nous n’avons guère progressé depuis l’Antiquité ! Le fait est que rien n’a changé et que la raison, qu’elle soit fille de Zeus ou fille de nos cogitations nouvelles, ne peut cacher la nature même de l’homme qui, avant d’être pur esprit, est de la matière animée par une force que nous cherchons toujours à mieux appréhender. Je crois que si nous acceptions de faire l’amour le plus naturellement du monde, sans rechercher un amour absolu ou totalement virtuel, nous découvririons cette force qui est en nous, qui nous fait vivre, qui nous conduit vers la mort sans que cela devienne une catastrophe. Il m’arrive de dire que les cellules s’aiment et finissent parfois par divorcer, mais l’énergie qu’elles contiennent demeure et c’est elle qui nous rend immortels. Après avoir adoré le phallus en tant que force de germination, de vie, de progrès, nous avons adoré l’esprit, comme si l’esprit pouvait exister distinctement. Nous avons commis la même erreur que Gaia qui s’est donné un partenaire doté d’un phallus pour se démultiplier. Nous, nous nous sommes donné un esprit comme partenaire et il a pris le commandement de la vie comme Ouranos puis Cronos et finalement Zeus, secondé par Athéna. Les religions ont essayé d’apporter une solution intermédiaire, mais sans véritable succès puisqu’elles se font la guerre elles-mêmes. Depuis que la vie existe sur notre Terre, l’amour et la guerre ont cohabité, l’amour pour survivre et prospérer, la guerre pour progresser, autrement dit accroître un pouvoir sur un territoire. Ces deux forces s’équilibrent et cela nous permet de mieux comprendre les amours d’Aphrodite et d’Arès. Notre
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intelligence, qui n’est qu’un produit de notre matière, ne viendra jamais à bout de leur association et il faudrait les regarder autrement pour mieux vivre, si tel est notre réel désir ! La force qui nous pousse vers le toujours plus, ou mieux, est une force qui nous domine et qui résulte de notre souci de vivre davantage, d’échapper à la mort. Pour ne pas mourir, nous n’avons envisagé que la guerre ! L’amour ne serait-il pas capable de nous faire connaître la mort autrement, de ne plus nous la montrer comme un adversaire redoutable ? Si en aimant la mort, pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire un retour à l’origine de la vie, nous cessions de nous battre inutilement peut-être pourrions-nous enfin connaître la meilleure façon d’aimer ? Alors nous redonnerions à la Nuit sa vraie valeur ! Serions-nous pressés de nous endormir pour retrouver le seul monde qui peut être meilleur puisqu’il n’a pas encore existé ?
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Table PROLOGUE ...................................................................... 5 APHRODITE ................................................................... 30 APOLLON ....................................................................... 46 ARÈS ............................................................................... 54 ARIANE .......................................................................... 58 ARTÉMIS ........................................................................ 60 ATHÉNA ......................................................................... 63 ATLAS ............................................................................. 66 BELLÉROPHON ............................................................. 68 CADMOS ........................................................................ 70 CALYPSO ....................................................................... 73 CASSANDRE .................................................................. 76 CÉPHALE........................................................................ 79 CIRCÉ .............................................................................. 81 CRONOS ......................................................................... 84 CYRÈNE.......................................................................... 88 DANAÏDES ..................................................................... 90 DÉMÉTER ....................................................................... 93 DEUCALION .................................................................. 97 DIONYSOS ................................................................... 100 ÉOS ................................................................................ 105 GAIA.............................................................................. 106 HARMONIE .................................................................. 111 HÉLÈNE ........................................................................ 114 HÉLIOS ......................................................................... 119 HÉPHAÏSTOS ............................................................... 122 HÉRA ............................................................................. 125 HÉRACLÈS ................................................................... 130 HERMAPHRODITE ..................................................... 135 HERMÈS ....................................................................... 139 HYPSIPYLE .................................................................. 142 237
IO ................................................................................... 145 JASON ........................................................................... 148 LÉTO ............................................................................. 150 MÉDÉE .......................................................................... 152 MÉDUSE ....................................................................... 155 MÉTIS............................................................................ 157 MINOS ........................................................................... 160 NÉMÉSIS ...................................................................... 163 NIOBÉ ........................................................................... 165 OCÉAN .......................................................................... 167 ORPHÉE ........................................................................ 169 OURANOS .................................................................... 172 PASIPHAÉ .................................................................... 175 PÉLÉE............................................................................ 179 PÉLOPS ......................................................................... 183 PERSÉE ......................................................................... 187 PERSÉPHONE .............................................................. 190 POSÉIDON .................................................................... 194 PRIAPE .......................................................................... 198 SÉMÉLÉ ........................................................................ 202 TÉTHYS ........................................................................ 204 THÉMIS ......................................................................... 205 THÉSÉE ......................................................................... 208 THÉTIS .......................................................................... 211 ULYSSE ........................................................................ 213 ZEUS.............................................................................. 218 ÉPILOGUE .................................................................... 225 BIBLIOGRAPHIE ......................................................... 231
238
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Professeur honoraire, Gilbert Andrieu utilise ses connaissances sur la mythologie pour nous faire réfléchir sur nos problèmes existentiels. L’amour devient ici le miroir de nos propres relations que le temps n’a pas véritablement changé.
Illustration de couverture : huile sur toile de Sarandis Karavousis (1935-2011)
24,50 € ISBN : 978-2-343-14032-2
Gilbert Andrieu
Si les dieux sont amoureux, ne jamais oublier qu’ils ne sont que le produit des aèdes et que leurs amours sont celles des hommes prenant une dimension surnaturelle. C’est donc en observant comment les dieux vivent leur passion, comment ils se comportent, que nous pouvons imaginer ce que vivaient nos ancêtres au temps d’Homère et d’Hésiode. En regroupant les amours divines, l’auteur nous offre un délassement agréable et instructif, car les amours entre divinités ne sont que le reflet de nos préoccupations ordinaires, même si elles se passent dans un autre monde. Comment ne pas prendre aussi cet ensemble comme un enseignement ?
L’amour chez les dieux de l’Olympe
L’amour chez les dieux de l’Olympe
Gilbert Andrieu
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