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French Pages [132] Year 1997
arléa
« Lorsque je suis sortie du camp, j'étais à bout de force,
mais
jusqu'à
mon
arrestation
j'avais toujours été très solide,
notamment pendant mes quatre longues missions en Afrique où - en
dehors d'une angine et d'une piqûre de scorpion — je n'ai connu aucun ennui de santé. A Ravensbriïck, ce fut très vite le contraire - diphtérie, scorbut, bronchite et, les derniers jours, une menace de septicémie... Mais tout cela est bien secondaire par rapport à mon angoisse au sujet de ma mère, déportée quatre mois après moi et détenue pour cette raison dans un autre Block où, avec mille ruses et mille risques, j'arrivais à me cacher. »
G. T.
En couverture Germaine
:
Tillion
en 1940.
arléa 16,
rue de l'Odéon, 75006 Paris
LA TRAVERSEE
DU MAL
DU MÊME AUTEUR Sur
les
camps de concentration
Ravensbriïck, texte de
nazis
1945, La Baconnière,
1946,
de 1946 à 1972, Seuil, 1973, épuisé texte de 1973 à 1988, Seuil, 1988, épuisé; «Points-Seuil», Postel-Vinay et S. Chou1977. (Avec les annexes de épuisé
;
texte
;
A
moflf).
Sur «
la
Résistance française de 1940
Première résistance en zone occupée » (du côté du Musée de l'Homme-Hauet-Vildé), Revue d'his-
réseau toire
de
Seconde Guerre mondiale, n° 30, p. 7-22,
la
1958.
Sur
la
guerre d'Algérie (1954-1962)
Les Ennemis complémentaires, Minuit, 1960, épuisé.
Sur
l'état
des
femmes en zones et
Le Harem Seuil
»,
gréco-latine
arabo-berbère
et les cousins, Seuil,
1
966, épuisé
;
«
Points-
1982.
Sur
la
L'Algérie en
misère (clochardisation) africaine 1957, texte de
1956,
Minuit,
1957,
épuisé.
L'Afrique bascule vers l'avenir, texte de 1957-1960, Minuit, 1961, épuisé en cours de réédition (1997) aux éditions Tirésias-Michel Reynaud. ;
Germaine Tillion
LA TRAVERSÉE DU MAL, Entretien avec Jean Lacouture
arléa 16, rue
de l'Odéon, 75006 Paris
I
ISBN 2-86959-346-5
©
Juin
1997-Arléa p
2 ^x8 7z7'
Présentation
par Jean Lacouture
LA COMPASSION ACTIVE
Ne
ques-unes,
sauvé
Je
que quelques-uns, ou quel-
sont-ils
ceux par
qui
? C'est bien possible.
le sais, j'ai
monde sera Mais ils existent. le
rencontré certains d'entre eux.
Et d'abord elle, qui a traversé le Mal, et l'extrême douleur, pour faire face, sereinement, au démon de la connaissance. Germaine Tillion a pour profession l'ethnographie, qu'elle exerce depuis le début des
années 30. Cette science, pratiquée sur
les
aux portes des ou au cœur de la cas-
pentes rocailleuses de l'Aurès,
chambres à gaz nazies
bah d'Alger affolée par le terrorisme et la torn 'est pas, d'évidence, une école d'optimisme. Traquer, par d'incessants coups de
ture,
sonde, le secret
du fonctionnement
et les rai-
sons d'être d'un groupe social ne porte pas
nécessairement à
l'indulgence.
Oppression
par
les
uns, humiliation des autres, rapacité,
rapines,
exclusion
-la
loupe dont se sert
l'ethnographe révèle plus de verrues que de vertus.
quand cette loupe, Berbères du Sud-Est
Surtout ter les
cessant de scru-
algérien
ou
les
nomades mauritaniens, se braque sur l'univers cannibale inventé par Heinrich Himmler, sur l'école de dressage mortifère qu 'il lui fut imposé de scruter à Ravensbriick, entre
1943
et
1945. Alors
il faut
quelque fermeté
d'âme pour que l'accablement n 'éteigne pas la passion du savoir, et de faire savoir. Conscient de cette chance qui m 'a été donnée, j'ai rencontré Germaine Tillion voilà bientôt quarante ans, un jour de 1958 où j'allais
pour Le
Monde, et avec la mon ami Pierre-Mau-
recommandation de rice Dessinges, qui avait travaillé pour elle dans la Résistance, l'interroger sur l'évolution de l'Algérie en guerre. Elle venait de publier le sujet un petit livre qui jetait un rayon de lumière sur cette société convulsée dont nous prétendions décrire la pathologie sans
sur
en connaître l'anatomie. J'allais à sa ren8
contre en quête de savoir. J'y acquis la certitude qu'il n'y a pas de vraie connaissance
sans compassion.
Dans sa petite maison de la porte Dorée, à la lisière du bois de Vincennes, on croisait des jeunes femmes des Centres sociaux fondés par aux
elle,
qui revenaient de là-bas, arrachées
forces de répression qui ne
pouvaient
concevoir que l'on donnât des soins et son
amitié à
ce
complicité
peuple sans
de son
combat,
entrer des
dans
la
étudiants
kabyles pourchassés, des avocats en quête de leurs clients disparus... Et, sur ce
s'entrechoquaient l'épouvante et sourire de Germaine,
une
pour
tête
à
monde où l'espoir,
le
acharnée à arracher
la guillotine,
un
droit de visite
une autorisation pour celui-là, téléphonant à Michelet où à Rovan —préposés à la justice par ce pouvoir ambigu sur celui-ci,
lequel planait l'ombre, supposée miséricordieuse,
d'un général aux vastes
desseins.
Rien ne lui paraissait impossible, que désespoir. Ses lettres
de créance,
elle les
le
avait
à Ravensbriick, avec ses amies Geneviève de Gaule, Anise Postel-Vinay, Denise
acquises
Jacob, toutes vouées à la mort, toutes sauvées
par
volonté de savoir et de
l'irrépressible
témoigner.
Germaine avait, plus que d'autres, connu le fond de l'ignominie, son visage même, vendue par un prêtre, l'abbé Robert Alesch, qui, engagé sur sa demande par la Gestapo, lui livrait contre
rémunération
les
garçons de
son patronage qu'il avait incités à entrer
dans un réseau de son réseau
résistance.
Infiltré
dans
du musée de l'Homme, Alesch
l'avait conduite
jusqu'au guet-apens tendu
en gare de Lyon, et
elle l'avait
apparemment Quand on a connu
libre et
vu
s'éloigner,
satisfait.
cela
- et quand,
quel-
ques mois plus tard, on aperçoit sa mère dans
un baraquement de Ravensbruck, à son tour quand, l'ayant retrouvée, embrassée, on apprend bientôt qu'elle a été assassinée dans une chambre à gaz voisine, quel souffle d'énergie et d'espoir peut encore déportée,
et
vous porter ? Citons-la « Si j'ai
:
survécu je
le
dois d'abord et
à
coup sûr au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes et, enfin, à une
10
de
viscéral
désir
- car j'avais perdu
de l'amitié
coalition
le
(Ravensbruck,
vivre. »
1972, page 33) C'est cette survivante, cette revenante,
avons
nous
d'amour de
connue,
la connaissance,
de
la passion
la fraternité,
de compassion
active.
mieux
ayant surmonté
la
qu'elle,
taine, le
dégoût du
Mal absolu
que
embrasée
toujours
mort
et la
de
Qui cer-
douleur
extrême, pouvait s'entremettre en Algérie et interpeller ceux les les
«
qu 'elle a
appelés superbement
ennemis complémentaires
»
-
tant que
déchirures irréparables ne furent pas pro-
voquées ?
Ce qui fait le prix sans égal de cette « traversée du Mal» par une citoyenne française née dans une vallée de la Haute-Loire en
1907 -
la
France-, rive, celle
la
même année que l'analyse,
reconstruction
sociale. Cette
ment
Mendès
débouche sur l'autre
c'est qu'elle
de
Pierre
de
la description et
intellectuelle,
morale
et
ethnographie-là n'est pas seule-
éclairante, elle est cicatrisante. Elle
bien au-delà
de
du
trait.
11
va
«Le Mal
Mais peut-être ses excès,
suggérait Audiberti.
court»,
s'épuise-t-il
comme
du fait même de
la volupté ?
Devait-elle se contenter d'avoir fait face
au
nazisme
avoir
d'en
et
machinerie meurtrière torture pratiquée par
?
démonté
D'avoir combattu la
tels
de nos compatriotes
un engrenage criminel? D'avoir
pris dans
disséqué le système d'oppression étouffent
la
les
sociétés
virile
méditerranéennes
pas seulement musulmanes
où
-et
?
Non. Germaine Tillion avait encore une bastille à prendre - à assaillir, en tout cas : l'esclavage qui, un siècle et demi après Victor Schoelcher, reste l'une des structures de base
de plusieurs
sociétés
e du XX
siècle,
écrasant
femmes et les enfants. Écoutez Germaine Tillion. En me par-
surtout
les
donnant de n 'être pas capable de rendre le ton de cette voix de douceur inflexible qu 'ont
pu
entendre
les
auditeurs des émissions de
France-Culture, « est
une
A
voix nue
»,
dont ce
livre
libre et longue adaptation. Ai-je seu-
lement su rendre justice à
12
cette
marche
rai-
sonnable
de
entend à travers
Et
que
l'esprit
la
phrase
l'interlocuteur
?
que ni l'auditeur ni le lecteur ne peuvent mesurer, mais qu'ils doivent deviner, c'est un regard tout droit, bien ferme ce
derrière les lunettes,
le
regard candide et
pénétrant qui dut épouvanter, sous sa casquette et ses épaulettes, ses médailles et ses croix de fer, et tout son saint-frusquin totalitaire,
le
juge-bourreau nazi devant lequel
comparut, rue des Saussaies, un jour d'août
1942, Germaine Tillion enchaînée...
J.L.
Jean Lacouture
Avant
:
datrice de la résistance la
d'être
une fon-
à l'occupation
déportée de Ravensbriick,
la
nazie,
meilleure
analyste de la guerre d'Algérie, vous étiez
grande ethnographe. aura
trait
à
Ma première
cette activité
une
question
comment une
:
demoiselle française de la bourgeoisie provinciale devient-elle
ethnographe vers
Germaine Tiilion
:
Mes
1930
?
quatre grands-
parents, bourgeois de la vieille France provinciale,
enfantèrent
des
parisiens sans fortune, et
rut avant
que
atteint l'âge
où
ma sœur
intellectuels
mon et
père
moi n'ayons
l'on oriente sa vie.
15
mou-
Ce
fut
donc notre mère qui guida, puis accompagna tous nos choix, aussi proche de nous quand nous avions cinq ans que lorsque nous en eûmes vingt-cinq. Nous vivions grâce à une collection qu'elle avait créée chez Hachette,
France
et les
sur
les
régions de
pays d'Europe... Elle recevait
merveilleusement nos camarades, sieurs étaient ils
et plu-
presque jaloux de nous car
auraient voulu l'avoir pour mère... Plus
vécut
tard, lorsqu'elle
de moi -
la très
-
trop souvent loin
dure captivité des camps
nazis, elle fut, et elle est restée
chéri, inoubliable,
compréhension
et
un modèle
de noblesse d'âme, de
de courage calme, pour
toutes celles qui eurent le
bonheur
d'être
près d'elle. Elle a été assassinée à Ravens-
brùck le 2 mars 1945. Grâce à notre mère, nous avons pu faire, ma sœur et moi, les études qui nous plaisaient. Pour ma sœur, ce fut Sciences Po, quant à moi, très curieuse de notre univers et de ses habitants, j'ai très vite entrepris des études de psychologie et de préhistoire, qui éveillèrent d'autres curiosi-
16
m'amenèrent à l'École des hautes études, où Marcel Mauss enseignait l'ethtés
:
elles
nologie.
Comme je
du Collège de
suivais aussi
France,
entre
son cours
deux
ses
cours, je l'accompagnais souvent en bavardant...
- Quel -
était Vintitulé
A l'École des
s'intitulait
peuples
«
non
de son cours
?
hautes études son cours
Histoire civilisés ».
des
religions
C'était
des
un maître
brillant.
- Comment se fait-il que son nom ne soit connu que des spécialistes, quand certains de ses disciples
-
Il
ont acquis une juste célébrité
?
a écrit beaucoup moins qu'il n'a
mais tous les anthropologues actuels ont subi son influence. Claude LéviStrauss, en particulier, lui rend un juste parlé,
hommage. 17
- Nous
avons déjà prononcé
le
mot :
eth-
Vous vous attachez dans votre Le Harem et les cousins, que j'admire
nographie. livre
particulièrement, à distinguer ethnographe,
ethnologue,
Pourriez-vous
anthropologue.
affiner ces distinctions
que
le
public ne per-
çoit pas clairement ? Et peut-être pousser jus-
qu'à et
situer,
même
le
par rapport à
eux, le sociologue
journaliste dont vous m'avez dit
un jour que l'ambition
doit être de
les
englo-
ber tous ?
— L'ethnographe
est
un chercheur qui
va sur place pour étudier société,
et décrire
en général différente de
la
une
sienne
;
l'ethnologue sera celui qui compare plusieurs sociétés entre elles
leurs parentés, et
une ou plusieurs
pour découvrir
quand quelqu'un étudie institutions, on l'appelle
plutôt sociologue.
- Vous
avez sauté à pieds joints au-dessus de l'anthropologue.
18
- L'anthropologue
serait celui
qui s'oc-
cupe de l'espèce humaine, globalement...
- Vous
considérez que le journaliste idéal
serait tout cela
- Un liste,
à
la fois ?
journaliste,
c'est
un
très
quelqu'un qui
bon journa-
circule.
Donc
quelqu'un qui voit les choses et les événements, puis qui les compare, mais c'est
qui
les
compare à
partir
du
réel.
Un
réel
rapidement vu, mais sur place. C'est un ethnographe au pluriel.
- Vous carrière
au
avez amorcé et accompli votre sein d'une institution prestigieuse
qui s'appelait et s'appelle encore
l'Homme. Comment
le
musée de
la définir ?
- Donner à un musée le nom de musée de l'Homme, c'était décloisonner les variantes, nales,
idéal
prétendues
raciales
ou
natio-
de notre espèce. Cela ouvrait sur un auquel je suis restée fidèle jusqu'à ce 19
Hier des hommes comme PaulÉmile Victor, Marcel Griaule furent attachés à cette étiquette et à ce nom. Ces
jour...
jours-ci,
Jean Rouch
est
- Paul Rivet, dune
venu
me
le redire.
certaine façon, en fut
l'initiateur...
- Le
docteur Rivet eut l'idée de créer
l'Institut d'ethnologie et celle
Georges-Henri Rivière à
- Le mot
«
musée
tôt
la tête
»
approprié en l'occurrence
est-il
nommer
du musée.
tout à fait
? N'est-ce
une maison de l'Homme
-
de
pas plu-
?
une maison, vous l'avez dit, parce que le musée fut accompagné de C'est
quelque chose d'essentiel nologie,
où
- Et exemple
:
l'Institut d'eth-
l'on formait des ethnologues.
des
ethnographes.
?
20
Vous par
- Entre
C'est Marcel
autres...
Mauss
qui m'a conseillé de partir en zone berbère.
Mais
si
une
l'on m'avait proposé
mission dans une région beaucoup plus lointaine, j'aurais été encore plus enthousiaste. J'ai été
un peu déçue quand on m'a
proposé quelque chose d'aussi proche.
- Vous
aviez pensé à VOcéaniey à
VAmé-
rique latine ?
- Mais naturellement est le plus lointain,
:
d'abord ce qui
de façon à avoir un
angle de visée plus large.
- Et -
c'est
C'est
- Vous
Mauss qui vous a projetée...
Mauss qui m'a
projetée.
vous sentiez déjà une ethnographe
professionnelle
quand
vous
êtes partie.
Mais
disposiez-vous déjà des atouts en vue de cette
recherche ?
21
-
un bagage de
J'avais
j'avais
culture
ramassé avec passion. Paris
endroit
où
que
était
un
l'on pouvait se renseigner énor-
mément
sur n'importe quoi
bonne, à
l'Institut d'ethnologie, à l'École
on
des langues orientales,
:
à la Sor-
disposait d'une
mine d'informations.
-
Pratiquiez-vous,
d'entraînement,
si
à
titre d'exercice,
je puis
graphie sur place, en France vaillé sur votre
«
dire,
l'ethno-
? Avez-vous tra-
province natale ?
- Oui,
si
l'on appelle la France
province
»,
car
j'ai
aussi été l'élève
Jean Marx, qui a publié sur celtiques...
ou
Quand
je faisais
une de
les littératures
mes études on
étiquetait « folkloriste » tous les collègues
qu'on voulait disqualifier et cela m'avait attiré vers nos antiquités nationales. Ce qui m'a beaucoup servie dans l'Aurès... Mauss aussi, dans ses cours, nous apprenait à regarder ce que nous avions sous les yeux, y compris en France, et c'est une des choses que j'ai admirées chez lui car j'ai-
22
mais beaucoup ce regard continuellement attentif attentif à ce qui est lointain, et :
attentif à ce qui est proche.
-
Avez-vouSy en France, une zone d'inté-
rêt particulière ?
travaillé sur
Quel
lAurès,
avant d'avoir votre «Aurès franétait,
çais » ?
Mon
-
plus jeune
maternel
grand-père fils
d'un maire de
était
village
le
du
Cantal, et la mairie était installée dans une pièce de la maison familiale car,
1789,
étaient
ils
taires »
et,
déjà
«
maires
avant
hérédi-
à la Révolution, les paysans
avaient considéré qu'un seul maire leur
Du coup,
suffisait.
tions, les et — et
fils
aussi sec
les
pendant quatre généraaînés héritèrent de la maison
-
cadets
furent élus maires
recevant
mon
(les filles
quelques
brou-
grand-oncle qui
fit Jusqu'à construire la première mairie en 1906, car tilles)...
ainsi se
modernise
à très
petits
racontait
pas.
France républicaine Mon grand-père me
la
que son père à
23
:
lui,
quand
il
était
question de voter (donc sous
Empire), disait à vote pour
ses électeurs
moi met une
:
le «
Second
Celui qui
pierre dans
ma
poche droite, et celui qui vote contre moi met une pierre dans ma poche gauche. » « C'est peut-être pour cela qu'ils étaient tous élus de père en fils », ajoutait perfide-
ment mon
— En
grand-père.
année partez-vous pour l'Afrique du Nord, dépêchée par Marcel
Mauss
quelle
?
- Exactement en 1934, donc
il
y a plus
de soixante ans. C'est l'International Institute of African Languages and Cultures qui charge de missions deux jeunes femmes françaises, Thérèse Rivière et moi. Ma collègue Thérèse Rivière est la sœur de Georges-Henri Rivière, sous-directeur du musée, mais elle est aussi une muséologue pleine de talent. Malheureusement elle tombe plusieurs fois malade et, très vite, je fais l'expérience de la solitude au milieu de nomades où personne ne comprend un
24
mot de
français
péen, et
:
n'y en avait d'ailleurs jamais
il
une
Cependant,
eu...
médecin enfants,
n'y avait aucun Euro-
il
venait
militaire et
il
fois
an,
un
vacciner
les
par
occupait alors une petite
baraque de deux pièces, plantée sur une
hommes
allaient
gosses à vacciner. Les
femmes
colline déserte...
porter
les
n'avaient jamais
où
les
vu d'Européens de
leur
un administrateur
colo-
vie.
-
Il y avait bien
nial ?
-
L'administrateur était à Arris,
j'étais
moi
à quatorze heures de cheval d' Arris,
c'est-à-dire
à plus de soixante-dix kilo-
mètres, sans route...
-
C'est là-bas
monter à cheval
—
Je
ne
que vous avez appris à
?
faisais
pas
montais sur un cheval,
25
d'équitation c'est tout.
:
je
Et
j'y
restais.
cheval
me
Je
mon
un
peu d'autant plus qu'un taureau ou emballé,
s'est
inquiète,
une vache suivait,
souviens qu'une fois
je n'ai
j'étais
pas contrôlé
-
le
pour-
cornes basses.
— Tout
cela se passe quatre
ans avant
les
grandes cérémonies du centenaire de l'Algérie française,
peu
après l'Exposition coloniale,
à
une époque qui faisait figure d'apogée de la colonisation, époque où nous nous glorifions d'avoir apporté la civilisation à ces populations...
—
On
avait
quand
même
apporté
les
vaccinations qui ont changé la physiono-
mie du pays en changeant
- Mais ris,
la
la
démographie.
première école était où
?
L'école la plus proche était celle d'Ar-
donc
Menaâ
à plus de soixante-dix kilomètres.
avait aussi
une
plus lointaine.
26
école,
mais encore
dans
-
avait une sorte d'école coranique
Il
y
le
douar
?
y a eu quelque temps une école coranique dans laquelle allaient cinq ou Il
six petits garçons.
Pas
les filles. D'ailleurs
femmes ne recevaient aucun enseignement religieux. Et je pense que c'était délibéré, car le Coran leur accorde des droits que la coutume leur refuse.
les
— Ce pays - De
la
relevait
de
la culture berbère ?
langue berbère et de
la
culture
arabo-berbère.
-
Cette
langue,
comment Vavez-vous
apprise ? Vous aviez suivi déjà des cours
Pans
à
?
- Quand
j'ai
su que
j'étais
mission, la première chose que
chargée de j'ai faite
fut
aux Langues orientales et là, j'ai tout de suite suivi les cours d'un vieux
d'aller
27
monsieur charmant, qui sieur Destaing.
Il
s'appelait
avait à ce
mon-
moment-là
quelquefois deux élèves, quelquefois trois
-
troisième étant moi.
la
- Combien de
temps avez-vous travaillé
à Paris avant de partir ? Quand vous débarquez à Arris, par exemple, pouvez-vous déjà demander votre route ?
- Nous avions très facilement embauché un cuisinier chaouïa, et cela dès notre arrivée à Alger.
Un
peu plus
tard, je l'ai
remplacé par un ancien élève de
l'école
de
chaudement recommandé par son instituteur... Avec raison, d'ailleurs, Menaâ, car
très
était sérieux et intelligent.
il
— Vous
considérez que vous pouviez avoir une vraie conversation à partir de combien de mois dans VAurés ?
-
eu de vraies conversations tout de mais avec l'aide de traducteurs, dont
J'ai
suite,
28
je
parvenais à contrôler la
fidélité.
Tous
les
ethnologues ou ethnographes qui circulent
ne savent pas d'emblée langues
-
la
langue
- ou
des zones qu'ils parcourent.
où
a des régions
les Il
y
langue change d'une
la
vallée à l'autre.
lage
Votre chaouïa était utilisable d'un
à Vautre
- Oui,
vil-
?
dans tout l'Aurès, mais avec tout de même des nuances de prononciation d'un village à l'autre. Si vous circulez dans certaines zones d'Afrique, vous pouvez rencontrer des régions où la langue change réellement tous
les
était utilisable
vingt kilomètres.
- Par ler
il
exemple,
quand
vous allez travail-
en Mauritanie, beaucoup plus
- Aucun l'arabe.
ment
le
On
rapport.
y parle
La Mauritanie
les
parle
aussi très minoritaire-
berbère, mais
d'approcher
tard...
il
est très difficile
Berbères en Mauritanie.
29
-
Aurès, Chaouïdy
synonymes
-
Pas
les
deux mots
sont-ils
?
du
un massif massif montagneux est
tout, car l'Aurès est
montagneux, et ce peuplé en partie par une population qui parle une langue le chaouïa. :
- Vous cette
mois
immergée dans population familière après peu de vous
êtes
sentie
?
- Très l'Aurès,
vite...
Ensuite
j'ai
parcouru
accompagnée par deux employés
chaouïas, et
j'ai
été reçue partout
comme
quelqu'un de la famille. Avec, continuellement, un sentiment de sécurité. J'insiste sur ce mot qui peut sembler inactuel.
-
une femme, extrêmement virile... Être
dans
cette
société
- Justement, cette société est extrêmement virile, c'est-à-dire que quand par 30
hasard une
femme
a de l'autorité elle en a
beaucoup plus qu'un homme.
- Par
hasard,
ça veut dire quoi,
par
hasard? Quelle s'impose par sa puissante personnalité du fait quelle est la mère de
nombreux garçons
-
?
connu quelques cas, en effet, dans le milieu berbère du Nord, où une femme avait une énorme autorité quand elle appartenait à une grande famille et qu'elle était la sœur d'un homme mort qui J'ai
:
avait
eu de
- Dans très
ce pays
musulman,
pratiqué, ou senti
ment
-
l'autorité.
l'islam était-il
comme
tel,
simple-
?
comme
mais intensément. Intensément, mais d'une façon un peu Senti
païenne,
il
tel,
faut le dire.
31
- Comme pagnes
christianisme dans nos
le
?
- Exactement. dans
la
les
Comme le christianisme
Bretagne de
jadis,
quand
battre les saints
pour
cam-
où Ton
allait
ne pleuvait pas,
il
obliger à faire pleuvoir. D'ailleurs
de cet acabit dans les pays berbères de l'époque. Également pour la pluie. il
y
avait des cérémonies
- Nous
avons abordé
nine, vous avez parlé
raisons de familley
rité
-
Les deux
:
fémis'éle-
du milieu commun pour des
vaient au-dessus
-
la question
de femmes qui
le
de
caractère...
niveau familial et l'auto-
personnelle.
Mais votre livre essentiel sur la question. Le Harem et les cousins, est d'une certaine façon un cri de protestation contre Bien.
Vasservissement -
Il
est
des femmes.
une étude comparative des
32
cultures méditerranéennes
du nord,
des Gréco-Latins
du
Berbères plus
sud...
femmes
toujours
les
femmes
et les
mais
l'écart,
les
car elles
enfants. Cette situation
les
perdure depuis je
Araboautres ont
accommodées
s'en sont
ont accaparé
leurs
à
dit
et des
Les uns et
ou moins enfermé
tiennent
- autrement
le
néolithique... Bien
ne pense pas que
les
femmes de
que
la pério-
de antérieure aient eu une quelconque autorité
-
sinon,
une
termédiaire de leurs
époques les
par
l'in-
même
aux
fois vieilles,
-
fils
très lointaines
de
car
la préhistoire,
rapports de la mère et de l'enfant ont
toujours été intenses,
du
fait
que
l'enfant
que lorsqu'il a dépassé sept ou huit ans. Donc, jusqu'à sept ou huit ans, il est en relation de dépendance totale avec n'est viable
les
adultes qui l'ont engendré.
- Vous donnez despotisme de
des exemples de véritable
Venfant, du
petit enfant
par
rapport à la mère. Cette façon de se coller à son corps, d'être presque maître
33
du
corps de
la
mère à force de
le saisir
dans sa petite
tenaille.
-
Cette
physique
intimité
du nou-
veau-né avec sa mère explique probable-
ment une
bonheur
certaine disposition au
qui dure ensuite toute
phase suivante
-
la
Dans
vie.
la
de l'enfant sevré de le petit humain ne
celle
moins de huit ans survit que parce que des adultes (les pères et les mères) lui donnent chaque jour à manger. Ils lui donnent en même temps à parler et à penser, ce qui nous a permis de décoller de la condition animale.
— La
que
description
semble transcender
les
amorcez
vous
problèmes de
Nous parlons d'un pays
d'islam.
religion.
S'il était
ou juif, pensez-vous qu'il y aurait beaucoup de différence ?
chrétien,
- En
l'occurrence
il
se trouve
habitants de l'Aurès sont
ceux que
j'ai
connus,
il
que
musulmans et y a plus d'un
demi-siècle, se désolaient à la pensée
34
les
que
j'allais aller
en
leur expliquais «
gens
parole «
enfer.
que
Pour
les
les rassurer, je
chrétiens sont des
du Livre » et je leur citais une du Coran qui dit à peu près :
Rivalisez par vos
bonnes
actions. » Je
souviens qu'ils m'avaient répondu écrit
c'est
comme
ça,
« Si
tu vas avoir une
place de choix dans le paradis.
- Encore une
:
me
»...
question à propos de ce qui
fondamental dans votre livre, Vendogamie et son aspect le plus caricatural et condamnable, l'inceste. Vous semblez soutenir que Vendogamie, le fait de se marier à l'intérieur du groupe, non seulement tribal mais familial, est un facteur de solidité, de cohésion pour la société. Vous semblez presque en faire une valeur positive. est
- Non,
ce n'est pas
une valeur posi-
au contraire très inquiétant pour la race et pour la santé des enfants. Il ne s'agit donc nullement de la santé des enfants mais de la cohésion d'une sorte de groupe militaire, c'est-à-dire de la famille tive
;
c'est
35
méditerranéenne... Et
il
s'agit aussi
domaine terrien, où les femmes encore récemment en toute condition qu'aucun
homme
«
de son
circulaient liberté,
à
étranger
»
dans les parages - j'entends par étranger un garçon natif du village voisin.
ne
soit
Si les filles sont héritières, et
vienne à épouser un garçon d'une
d'elles
autre famille,
Catastrophe
sœur
les
une fraction de
la terre
fami-
revendiquée par des non-parents.
liale sera
tous
que l'une
!
On
hommes
m'a
cité des familles
où
sont venus jurer que leur
pas leur sœur afin qu'elle
n'était
n'hérite pas.
-
faut encore prononcer deux mots : polygamie et voile. Vous parlez peu dans 77
votre livre de la polygamie, davantage voile.
Ce sont
du
des éléments fondamentaux de
cette société ?
-
Il
Chaouïas polygames. leurs
d'abord préciser que les sont trop pauvres pour être
faut
En
revanche,
femmes avec ou 36
ils
répudient
sans prétexte,
-
à
moins
qu'elles
En
sine...
game dans
fait,
ne soient aussi leur couje n'ai connu qu'un poly-
région
la
où
temps séjourné. Et ce dans
la vallée
où
je
me
plus long-
j'ai le
même
n'était
trouvais,
pas
mais dans
Et il y en avait un seul. Il avait deux femmes, une vieille et une jeune. Naturellement, il logeait avec la jeune, mais la vieille avait deux enfants,
une
vallée voisine.
deux
fils.
Il
n'avait pas
parce qu'elle avait deux
- Quant au
voile,
pu
Il
n'est pas
contraire.
répudier
fils.
vous suggérez qu 'il
plutôt en voie de recul, dans ces
-
la
en voie de
Mais à l'époque
est
sociétés.
recul, bien
au
très lointaine
dont nous parlons, je n'ai jamais rencontré dans l'Aurès une femme voilée. Les femmes circulaient librement partout. Le voile est
un phénomène qui accompagne
me
semble que la société berbère - c'est-à-dire maghrébine s'est très abîmée en s'urbanisant. Dans les campagnes que j'ai connues, les gens
l'urbanisation,
et
il
37
vivaient très
dignement - tout en
s'entre-
tuant au cours des vendettas, mais sans
jamais tuer une femme, sinon par maladresse.
Pour en revenir à l'endogamie payon peut dire qu'elle est une façon de protéger les filles ou les sœurs contre les sanne,
caprices d'un mari, car la
cousin reste à proximité de
de son père
mariée à un
fille
la
protection
de l'amitié de ses frères. C'est le jour où une branche de la famille rurale émigré en ville que la femme peut atteindre une situation de dégradation totale.
et
Quand
je
regarde
les
par l'urbanisation algérienne, fiée
par l'avenir qui guette
taux atteints je suis terri-
les
femmes de
ce pays.
avez
C'est l'un des éléments
appelé,
fameux,
- La
d'un
de ce que vous
mot qui
est
devenu
la clochardisation.
clochardisation, c'est le passage
du
paysan à la ville. Du paysan pauvre et illettré devenant citadin dans un bidonville.
38
- Nous y comment se
reviendrons,
bien sûr,
fait-il que
mais
l'ethnologue
que vous êtes depuis des années se heurte au désastre de 1940 ? Vous trouviezvous en France ? Hors de France ? «
chaouïa
-
»
eu quatre missions consécutives dans l'Aurès, et c'est le Centre national de J'ai
recherche scientifique qui m'a donné
la
ma
troisième et
ma
quatrième mission.
Il
prévu que ma quatrième mission prendrait fin en mai 1940. Pur hasard. Donc, dans le courant de mai 1940, j'ai distribué mes provisions et ma batterie de cuisine, emballé mes documents - sans avait été
rien savoir
Je
où tie et,
l'ai
du
désastre qui s'amorçait déjà.
appris seulement en arrivant à Arris,
y avait une radio. Ensuite, je suis parpour Alger en passant par Constantine
il
à Constantine,
été reçue
j'ai
dans
la
musulman. C'est là que j'ai entendu le fameux et tragique discours dans lequel Paul Reynaud disait qu'il fallait un miracle pour sauver la famille d'un instituteur
France
:
l'instituteur,
39
sa
femme
et
moi
nous pleurions comme des fontaines. Quinze années plus tard, l'instituteur a rejoint le
FLN - et s'il
aujourd'hui à viens que
Paris...
était vivant,
A Alger,
rencontré
j'ai
je
serait
il
me
sou-
commandant
le
Montagne.
— L'homme
qui a obtenu
la
reddition
du Maroc...
Ensuite,
d'Abd el-Krim.
- Le j'ai
spécialiste
pris le bateau, et je suis arrivée à Paris
la veille
ou
l'avant-veille
nous déclarait
du jour où
l'Italie
la guerre...
- Le 10 juin 1940. -
J'ai
dû
- Vous occupé par
arriver le 8
ou
le
9 juin.
trouvez Paris à la veille d'être les
Allemands.
En
vue d'expliquer
peut-être votre attitude ultérieure, pourriez-
vous nous dire
si
vous connaissiez
40
l'Aile-
e
magne du III Reich ou ment quelqu'un qui se pays envahi
?
nazisme
- Premièrement, petite
fille,
donné des
- Pour
vous étiez simple-
refusait
à voir son
Aviez-vous des lumières parti-
culières sur le
françaises
si
et ses
des
j'ai
de patriotisme je
me
livres
méthodes
:
?
traditions
quand
j'étais
souviens qu'on m'avait
de Hansi.
les lecteurs
d'aujourd'hui, je dois
préciser qu'il s'agit d'un écrivain alsacien,
qui publiait des
ment de où
rappelant l'attache-
livres
sa province
à
la France,
l'Alsace était intégrée
à l'époque
à l'Empire
alle-
mand.
- Avant 1939, nous
recevions toutefois
amicalement des Allemands, en particulier deux journalistes de Cologne (dont un, au tout début de l'occupation, me téléphona pour me demander s'il pouvait venir nous revoir j'ai répondu par la négative il s'était alors excusé). Outre cette fréquentation d'Allemands isolés, très
;
;
41
mon
deux voyages en Allemagne, dont un en Prusse orientale, au cours de l'hiver 1932-1933. C'est ainsi que j'ai vu - au cinéma, à Kônigsberg un Hitler en redingote, et très empoté, présentant ses ministres au vieil Hinden-
j'avais à
actif
burg.
En
le
milieu universitaire où
me
souviens de gens qui
1932, dans
j'étais reçue, je
avaient
l'air
d'autres qui sem-
inquiets,
me
blaient satisfaits, mais je
tout
de
ceux
souviens sur-
accordaient
qui
une
confiance totale à leur calamiteux maréchal.
Quelques étudiants étaient
nazis, et
En 1934, je suis en Afrique pour plusieurs années,
je les trouvais ridicules.
partie
avec une seule interruption
(en
1938
:
mes deux missions internationales et mes deux missions du CNRS), et j'en entre
avais
profité
Bavière,
pour passer huit jours en
une Bavière où
le
nazisme
s'étalait
désormais agressivement.
- Vous avez assisté à de
des défilés, des scènes
violence, des attaques
42
de magasins juifs
?
- Non, magasins
pas vu d'attaques de
n'ai
je
juifs
:
j'ai
vu des
défilés guerriers.
Et avec le sentiment profond d'une agressivité allemande tournée contre la France.
- En vue dune
action prochaine ?
- Pas nécessairement en tous cas
prioritaire.
prochaine, mais
La France
tuait le principal obstacle
consti-
aux ambitions
du nazisme. Ces ambitions me semblèrent odieuses d'emblée.
- Quand
vous mettez
le
pied sur
le sol
envahi, vous avez une conscience assez claire
de ce qui attend
-
la
J'apprends,
France
demande pour moi un choc si 17 juin,
le
d'armistice et c'est violent
que
soi-même
c'était se
ment
dû
sortir
Demander
vomir...
ouvrir
j'ai
?
sa
de
la
la
pièce pour
l'armistice,
porte
à
c'était
l'ennemi,
soumettre à un ennemi totale-
inacceptable...
43
- Vous
connu
n'avez pas
d'abattement
avons tous
traversée,
autre, et plus
- Non.
la
ou moins longtemps
J'ai
période
me semble-t-il, dune façon ou
que,
nous d'une
?
considéré qu'on ne pouvait
pas supporter l'armistice.
- Et quand on ne qu 'on fait
-
supporte pas,
qu 'est-ce
?
C'est ce que je
me
suis
demandé
immédiatement. C'est pourquoi je suis allée me renseigner au siège de la CroixRouge, car j'ignorais ce qui allait survivre dans un État qui se soumettait de luimême à un ennemi aussi malfaisant. Pour moi, l'armistice avait été d'emblée nul et non avenu. Nantie d'un plan de Paris et d'une adresse, je suis donc partie à vélo, en suivant de grandes voies sans circulation ni magasins ouverts, entre des immeubles où la
majorité des volets étaient clos.
campagnes moins un
les
plus désertes
souffle d'air
44
Dans
les
on entend au
dans
les
feuilles,
une branche qui craque, un insecte qui bouge, une sorte de respiration sourde les ;
ont des portes
villes aussi respirent (elles
qui claquent, des fenêtres qui s'ouvrent ou ferment,
se
des
tionnent), tandis leillé
de
en ouest, ce
que dans
1940, que
l'été
qui
tuyauteries
j'ai
le
fonc-
Paris enso-
traversé d'est
jour-là, le silence était total,
Une
extraordinaire.
seule fois,
j'ai
aperçu
une avenue qui coupait la mienne, un très petit détachement allemand qui défilait tout seul, au pas, en musique - tout petit et en musique. Je me assez loin, dans
suis arrêtée, j'ai j'ai
repris
ma
attendu qu'il passe, puis
route.
En
dehors de cette
poignée de musiciens en uniforme, Paris, c'était
Pompéi
après l'éruption.
Arrivée à l'adresse que je pensais être celle
de
la
Croix-Rouge,
et après avoir lon-
guement sonné et frappé, j'ai tourné le bouton de la porte qui s'est très honnêtement ouverte sans difficulté, et je suis entrée dans une suite de pièces admirablement balayées et en ordre chaises alignées devant les bureaux, chaque machine avec :
45
sa capote et, à droite, les crayons rangés
garde-à-vous...
d'abord
tout
J'ai
fait
au le
tour complet des locaux, puis, très hésitante et déçue, je suis revenue près de l'en-
me demandant
ou attendre encore un moment... Quelqu'un trée
en
si j'allais
repartir
a alors sonné et a pénétré dans l'apparte-
une jeune femme en chapeau, visiblement venue à pied, en visiteuse, et pas plus familière de la maison que je ne l'étais
ment
:
moi-même.
Comme
moi,
elle
effectua
tour complet de l'appartement, puis
un elle
revint dans la première pièce et s'arrêta en face
de moi. Nos deux silences valaient
une interrogation elle m'a dit le sien, quelques mots sur :
tion. J'ai
Je ne sais pas.
un
instant,
parler
d'un
elle
»
nous avons échangé
la
consternante situa-
?
»
Elle
:
«
Et
alors,
m'a répondu
:
Puis, après avoir réfléchi
a ajouté
colonel
comme le
mon nom,
et
terminé en disant
qu'est-ce qu'on fait «
je lui ai dit
:
qui
« J'ai
s'est
entendu proposé
otage », et elle m'a communiqué numéro de téléphone du colonel Hauet. Le soir même, j'ai téléphoné au numéro
46
en question, pris rendez-vous et, le lendemain, je me suis trouvée dans un très petit bureau de la rue Boissy d'Anglas, en face d'un vieil homme, grand, massif, pourvu de magnifiques moustaches blanches, et tout bouillant de fureur. D'emblée, nous nous sommes lamentés sur le scandale que constituait l'armistice et sur le fait qu'il était inacceptable.
En
cours de conversa-
me donna quelques détails sur luimême de mon côté, j'eus l'occasion de tion,
il
;
parler de
de chose
mes quatre missions en Afrique
mon
et
».
phone
intention de
Très
et,
il
me
quelque
rappela au télé-
quelques jours plus tard,
demanda de ments
vite,
« faire
visiter
il
me
avec lui des apparte-
afin d'en choisir
un qui
servirait
de
une association moribonde appelée UNCC (Union nationale des combattants coloniaux) j'ai donc choisi un appartement situé 2, rue Bréguet, parce qu'il était sur le trajet que je faisais presque chaque jour pour aller de mon domicile au musée de l'Homme ou à la Bibliothèque nationale. D'emblée,
siège social à
;
47
l'UNCC nous
permit d'entreprendre
le
recensement des camps de prisonniers de guerre et d'entrer en contact avec les
médecins et infirmières français que les Allemands utilisaient pour encadrer leurs « prisonniers colorés »... Ensuite j'ai recruté des bénévoles...
- Pour faire quoi
—
?
pour envoyer des aux prisonniers de guerre de nos territoires d'outre-mer. Et c'est ce qu'on a fait. En plus de cette actiOfficiellement,
des
colis
et
vité
réelle,
lettres
officielle,
pour des
d'adresse militaires.
le
petits
local
servit
renseignements
Par exemple, une bibliothécaire
de l'Est, qui comptait dans les deux sens... Entretemps, j'avais revu mes camarades du musée de l'Homme - les femmes seulement, car les hommes étaient mobilisés et
de gare sur les
la ligne
trains
l'on était sans nouvelles d'eux.
période,
mon
montra par
amie Yvonne
la fenêtre la
48
porte
Dans
cette
Oddon me de madame
du
Boutiller
Retail qui, avec son mari, fai-
marcher une ligne d'évasion. Mais nous avions déjà nos propres lignes. Très
sait
Vildé s'évade et rejoint aussitôt
vite,
musée -
car,
comme beaucoup
avant d'être
un
le
d'autres
résistant
il
est
d'abord un prisonnier de guerre évadé.
Ce
résistants,
de Marc Bloch, de Jean Cavaillès, d'Henri Frenay, d'André PostelVinay, de Stéphane Hessel... Je n'ai pas entendu moi-même l'appel du 18 juin mais, dans les vingt-quatre heures, plusieurs personnes m'en ont parlé - en particulier un officier inconnu, un Polonais. Et quand il m'a dit « Il y a un sera aussi le cas
:
général français, à Londres, qui dit que la
guerre n'est pas finie
entendu
la
puisque
les
j'ai
En
de
«
:
été
Bien finie,
Anglais se battent encore et alliés. »
A
partir
de cette
résolument anglophile
suis encore. allait
pensé
guerre ne peut pas être
que ce sont nos date
», j'ai
Quant
et je le
à être gaulliste, cela
soi...
1940, dans cette période tout à
initiale
de
la
première résistance,
49
il
fait
n'y a
pas encore de réseaux ni d'organisations,
mais seulement quantités de groupuscules, qui ont tous des choses à faire mais n'en ont pas les moyens et qui, par conséquent, sont obligés de se raccorder à d'autres. Et c'est cela qui commence peu à peu à for-
mer des réseaux des réseaux au sens grammatical du mot, pas au sens adminis:
de 1944. Songez que les premières de notre groupe eurent lieu dès février 1941. Mais entre août 1940 et février 1941, l'activité de résistance a été intense. Dans tout l'ensemble de nos tratif
arrestations
groupes.
- En somme,
c'était
une structure presque Ce qui vous a per-
idéale pour la Résistance.
mis de tenir cette
multiplicité,
groupes
et
en
Parce que, période-là,
de
c'est cette souplesse,
cette
autonomie
des
?
- Non,
ter
longtemps,
si
il
c'est
même
le
dans toute cette de recrud'avoir une adresse. A quoi réalité,
était indispensable
l'aide et
contraire.
50
aucun évadé ne peut la trouver ? Au début, nous ne nous cachions pas, ou très peu nous cachions seulement nos moyens, mais pas peut servir une ligne d'évasion
si
;
du tout nos
choix.
Nous
comme
phrase classique,
étions, selon la le
poisson dans
Peau. Mais une eau qui était continuelle-
ment informée de tout
ce
que
faisaient les
poissons. Par conséquent, à la merci
premier
traître
- Avant
venu.
d'en venir à ce terrible sujet,
pourriez-vous nous dire qui étaient
les
qui participaient à ce ruissellement
beaucoup dit célèbre
—
du
-
gens
On
a
d'un film que c'étaient en général des margiet c'est la thèse
naux, des types étranges, des gens qui avaient réinventé leur vie dans la Résistance, sur
mode
-
?
C'étaient des gens de tous
politiques,
Dans
N'étaient-ce pas aussi des
héroïque.
gens ordinaires
les
de tous
archives
l'Homme
le
» (elles
les
du
les
bords
niveaux sociaux...
du musée de remplissent chez moi un «
51
réseau
placard), vous verrez
que
la résistance
des
mois a recruté des gens qui étaient de gauche, des gens qui étaient de droite, et aussi d'extrême gauche et d'extrême droite. Nous n'avions aucun communiste à l'époque, parce que les communistes étaient regroupés dans leurs propres organisations (et probablement aussi assommés par le pacte germanosoviétique). En tout cas, c'est un fait que nous n'avons eu aucun communiste dans nos premières organisations. Cela ne m'a pas empêchée d'aider des communistes avant la date fatidique du 22 juin 1941
premiers
- mais second les
il
est vrai qu'ils étaient juifs et, à ce
titre, très
rafles
de
connaissais
exposés déjà, bien avant
juillet
1942...
En
outre, je
ma comme
une jeune communiste de
génération
qui
s'était
engagée
pour faire la guerre d'Espagne (faire par conséquent ce que le gouvernement français de Léon Blum n'avait pas
infirmière
fait et aurait
dû
faire).
Or
son
frère,
maire
communiste d'Ivry, avait été arrêté par le gouvernement Pétain bien avant juin 52
1941, sans autre motif que son apparte-
nance au parti qui, à cette date, était encore l'allié de Hitler... Quand ce frère a été fusillé
comme
otage,
par diverses sources, que
j'ai
su aussitôt,
otages avaient
les
bande de Vichy. considérais comme une
été triés et fournis par la
Jusque-là, je la
équipe de pleutres mais, après l'exécution des otages,
ils
sont devenus pour
moi
des
agents de l'ennemi. Après l'exécution de
son
frère, Juliette avait été
par
la
prison
d'abord arrêtée
police française et enfermée dans la
des
Tourelles,
l'hôpital Rothschild
puis
transférée
à
pour une opération
bénigne. Les équipes soignantes de l'hôpital
Rothschild étaient juives
malades.
J'ai
fait
mière une petite
passer à
somme
- comme
une des
les
infir-
d'argent et une
adresse pour traverser la ligne de démarcation, et elle a
donné son costume
à Juliette
qui est directement venue chez moi.
Dans
l'après-midi, j'étais allée enlever quasi de
mère pour les cacher dans une petite villa de La Varenne que m'avait prêtée une de mes collègues du
force son père et sa
53
musée de l'Homme,
spécialiste
de
l'Asie,
Jeanne Cuisinier.
- Vous
avez dit que tout
que vous
les bases.
de
et
et
Par exemple, dans il
Et de toutes le
et d'autres
de La Rochère, qui
était
réseau
du
y a eu des gens
Jean Cassou, qui était
de gauche,
la Résis-
la base ?
la base.
musée de l'Homme,
comme
de
repré-
comme un
l'organisez,
mouvement populaire
- Populaire
monde
Vous définiriez
sentait la France. tance, telle
le
comme
un
homme
le
colonel
carrément monar-
chiste et avait appartenu à l'Action française.
Et tous
intermédiaires entre cts
les
exemple Boris Yvonne Oddon, ou moi-même...
deux
pôles,
- Au
par
début,
ral ont été la
Vildé,
formes d'actions en génépréparation des évasions, la les
fabrication de faux papiers. Avez-vous fait ensuite de l'information,
de
la
propagande
?
54
du renseignement,
dès
Obligés.
Nous avons eu
tout de suite,
premiers jours, des quantités d'in-
les
formations dont nous mesurions l'intérêt
mais dont nous ne savions que ce
faire...
par conséquent pour nous
fut
obsession que de trouver
Car,
Londres.
dans
les
le
Et
une
contact avec
premiers jours,
nous n'avions pas ce contact avec Londres. Et nous avons transmis nos renseignements comme nous avons pu, par l'ambassade des États-Unis, par des jeunes qui
cherchaient à joindre
par
le
A
quelle époque
du tâtonnement à
-
Du
moins 1945, quand j'ai nistrative
ne
s'est
qu'après
-
c'est-à-dire
à peu près passez-vous
l'action efficace ?
considéré que c'est à partir d'août
J'ai
1940.
général de Gaulle,
de renseignements de Vichy.
le service
-
le
capitaine d'Autrevaux
du
fait la
réseau.
En
que
j'ai
pensé en
liquidation admiréalité, le
réseau
musée de l'Homme » retour de captivité, quand la
appelé
mon
c'est ce
«
55
France combattante m'a demandé de donner un nom à notre organisation.
-
Boris Vildé jouant quel rôle ?
-
Boris Vildé a été
un des premiers
son action fut à la fois fulgurante et très brève. Il était né en 1908 à Pétrograd et, en 1936, il avait été naturalisé français quand il parlait de la France, il disait « ma France »... Il parhéros de
la Résistance, et
:
lait aussi
le
russe
dominé
bien l'allemand que et,
pendant tout
le
le français et
procès,
il
a
et fasciné ses gardiens et ses juges.
à mon retour de captivité (donc à la fin de 1945 ou au début de 1946), j'ai décidé d'appeler nos organisations « réseau du musée de l'Homme », ce fut d'abord en souvenir de nos premiers fusillés (dont deux appartenaient, comme Yvonne Oddon et moi-même, aux équipes du musée) - mais ce fut aussi par fidélité à Si,
une certaine ouverture vers un au-delà des frontières que symbolisaient des hommes
comme
Boris Vildé et Anatole Lewitzki.
56
Leur procès durera presque un an - avec de vrais juges, une enquête, des avocats choisis par les accusés... Pendant tout le procès, j'ai rencontré, chaque soir, l'avocat de Pierre Walter, maître Wilhem, un Alsacien, et celui-ci avait eu plusieurs conversations très éclairantes avec le président
allemand du tribunal, C'est ainsi que j'ai très
du
traître.
le
juge Roskoten.
vite
connu
le rôle
Les sept exécutions eurent lieu
23 février 1942 au Mont-Valérien, date que je n'oublierai jamais - un jour de gel où le camion qui transportait les condamnés ne put pas remonter la pente menant
le
au sommet du Mont-Valérien. Il a alors fallu porter Andrieu, un grand blessé de l'autre guerre... Nous avons su tout cela par le prêtre allemand qui les a accompagnés.
- Vous avez mot de elle
tout à l'heure prononcé
trahison.
organisée,
main sur vous
et
Venons-y.
comment
?
57
Comment a-t-elle
le
s'est-
mis la
- Quelques semaines tation, j'avais tenté
de
avant
faire
mon
une
arres-
statistique
des arrestations dont je pouvais reconstituer les causes.
grande
plus
avaient
Et
certitude, trahis
été
je savais déjà,
musée, c'est-à-dire par
dont
façon
la
mes
avec la
camarades le
traître
du
Albert
Gaveau. Je savais aussi assez exactement quels étaient l'itinéraire et le tableau de chasse d'Albert Gaveau. Ensuite, juillet
1941,
le
colonel
Hauet
les
5 et 6
et le colonel
de La Rochère furent arrêtés à leur tour je
me
et
suis retrouvée seule, avec la respon-
sabilité
d'une organisation, des renseigne-
ments qui
arrivaient,
des contacts avec
d'autres groupes de résistants
- en
parti-
une organisation qui s'appelle s'appellera - Valmy, et un réseau de
culier avec
- ou
l'Intelligence
Service
SMH.
nommé
Gloria
Donc, dans cette période-là, je tente de faire une statistique sur les causes des arrestations qui nous menacent. Et cette statistique aboutit au fait que c'est la trahison pour les deux tiers. Quelques 58
jours après,
j'ai
été
en
effet
vendue par un
traître.
- Que
vous pouvez nommer.
- L'abbé Robert
Alesch,
un
prêtre
authentique, payé mensuellement par
le
de renseignements militaires allemands. Autrement dit par I'Abwehr. Et
service
cela jusqu'à la fin
-
de l'occupation.
Peut-on croire que
la
pratique de la
que peut en retirer un prêtre entré dans l'exercice de ses funestes activi-
confession, et ce est
y
tés ?
-
Il
paraît
que
oui. C'est ce
En
qu'on a
dit
tous cas, a vendu deux jeunes de son patronage, tous deux morts à son procès.
il
en déportation. Les parents sont venus déposer à son procès.
-
Procès qui
s'est
terminé comment
59
?
-
Il
contre
que
a été fusillé. Et bien la
peux pas
je sois
peine de mort, j'avoue que
me
je
ne
lamenter sur sa condamna-
tion.
-
Certes.
Pouvez-vous nous
relater votre
arrestation ?
-
J'avais
rendez-vous avec un agent de
l'Intelligence
Service
appelé
celui-ci devait remettre à
ments
qu'il
fallait
- L'abbé membre du comme tel ?
Alesch
Gilbert
et
Alesch des docu-
transporter
en zone
en
tant que
libre.
était
réseau,
là
considéré
- Non, mais parce que
par
vous
groupe de l'Intelligence Service (avec lequel j'étais en contact depuis février 1942) voulait employer Alesch pour transporter des documents en zone libre où se trouvait le poste émetteur. Le réseau anglais en ques-
60
le
tion
SMH)
(Gloria
dont
patriote français
pour chef un
avait le
nom
vrai
était
Legrand et le nom de guerre « Monsieur Bernard ». Gilbert, l'adjoint de Jacques Legrand, avait donné rendezvous à Alesch pour lui remettre une boîte d'allumettes contenant des documents auxquels j'attachais beaucoup d'importance. Nous marchons ensuite tous trois jusqu'à la gare de Lyon, moi tenant mon vélo à la main. En vue de la gare de Lyon, je dis à Gilbert de partir et j'accompagne
Jacques
Alesch jusqu'à les billets.
son
Je
me
agressif
:
suis juive
Non,
ce moment-là, et
me
suivez-nous...
dit »
:
Je
«
un ton mi-ironique, miVous pensez peut-être que je
?
»
sur
j'ai
l'êtes pas.
Sur
Comment
le
même
vu tout de
On
papiers... » «
A
touche l'épaule
allemande,
Police
réponds,
«
l'ai
billet et s'éloigner.
quelqu'un «
où sont contrôlés donc vu faire poinçonner
la grille
ton,
suite
il
riposte
:
que vous ne
veut seulement vérifier vos
En même se
arrêté Alesch ?»
fait-il
-
car je
61
temps, qu'ils l'ai
je
pense
n'aient
bien vu
:
pas
s'éloi-
gner dans
la
peu dense qui va
foule très
vers le train.
- On
contrôle vos papiers et vous êtes
emmenée...
- Rue
des Saussaies
- Par qui - Par
-
directement.
?
trois
hommes en
civil
qui
font monter dans une Citroën et qui
me me
conduisent rue des Saussaies.
—
Ils se
mande
»
définissaient
et
comme
pas Gestapo
« police alle-
? Étaient-ils
fran-
çais ?
- Non,
police allemande. C'étaient des
Allemands, des Allemands avec
- Vous
êtes
l'accent.
donc rue des Saussaies
62
?
- Rue
des Saussaies, dans une pièce
second ou du troisième étage. Et
il
du
se passe
une petite scène assez drôle - enfin drôle pour moi, et seulement rétrospec-
alors
tivement.
Il
uniforme autour de sieurs
avait là
y
derrière
assis
debout,
lui,
hommes en
mand
et
m'avait
un
civil
gros officier en
un bureau très
excités,
et,
plu-
parlant tous alle-
visiblement contents.
très
fait asseoir
sur
une des
chaises
On et,
pendant quelques instants, personne ne s'était occupé de moi. A ce moment-là, j'étais arrêtée par une police allemande, mais je n'avais aucun papier compromettant sur
moi
arrêtée seule.
regardais
et
- apparemment -
Du
donc
moins pour
la
j'étais
l'instant. Je
scène avec beaucoup
d'attention et de souci.
- En bonne
ethnographe
!
- Pas en bonne ethnographe, mais en me demandant ce qui allait arriver. J'avais beaucoup de raisons d'être inquiète... mais en même temps je pense bêtement :
63
«
Nous sommes un vendredi
- nous
13. »
étions en effet le vendredi 13 août 1942.
Leur conte
peul,
Dans
« Il
:
la
nage, répond
codile va nous manger.
premier.
pour
-
En voyant content, je
sans panique
:
second,
si
est
Dieu
réplique
agitation
leur
me
»,
?
le
Si
- Dieu
- Oui, mais
crocodile
le
pour nous tra-
faut traverser à la nage
chercher notre bateau.
versons à
le
un
deux pêcheurs...
des
celui
rappelle alors
ce conte, l'un des pêcheurs dit à
l'autre aller
me
triomphant
air
et
le
le
bon, dit est
bon
second. leur
suis dit tristement, «
cro-
air
mais
Aujourd'hui, Dieu a été
bon pour le crocodile. » Et cela, bizarrement, m'a rendu définitivement tout mon sang-froid.
- Ils même ?
ont essayé de vous faire parler
- Par
chance,
ils
croyaient savoir beau-
coup de choses sur moi, à traître
qui
les avait
quand
la fois
par
le
informés, et parce que,
64
groupe de Jacques Legrand, un malheureux bavard...
dans
le
- Vous avez donc
il
y eut
été assez vite jetée en
prison, puis déportée...
- Le
soir
où
même, on m'a conduite
à la
deux mois. Ensuite, tout le quartier gardé par des Allemands a été transféré à Fresnes, d'où, au bout d'un Santé,
je suis restée
déportée à Ravensbruck. Je pourrais vous dire les dates exactes de tous an,
j'ai
été
mes interrogatoires, car j'ai pris des notes sur une très petite Imitation de Jésus-Christ que l'aumônier de Fresnes me donna en janvier 1943. C'est lui qui m'apprit
ma mère
avait été arrêtée. Jusque-là, je
refusais à le croire.
qu'en janvier trois
comme mon la
1943,
même
absolu, mais
crayon de
Du
que
me
13 août 1942 jusj'ai
au
au
été
secret
secret, j'avais
un
centimètres de long, gros
pouce, que m'avait
fait
passer
prisonnière de la Santé dont la fenêtre
était
au-dessous de
envoyais
mon
la
mienne. Moi,
pain, grâce à
65
une
je lui
ficelle faite
avec une chemise
-
car, les
premiers jours,
pu ni manger ni dormir. A la Santé, mes vitres étaient cassées et une
je n'ai
toutes
pendule sonnait tous
quarts d'heure
les
:
j'écrivais sur les
bouts de journaux qu'on
nous donnait Après janvier
comme 1943,
papier
toilette.
mes
reporté
j'ai
repères sur la petite Imitation de Jésus-
Christ
- Vous
avez été à proprement parler
tor-
turée ?
- Non. Sauf si on peut le fait
de m'avoir dit
demain matin.
ma
cellule
de
nuit, et je avait
eu
»
:
«
On va vous fusiller
La scène
la Santé,
appeler torture
à
dans tombée de la
se passait la
m'en souviens comme
si
elle
lieu hier. Rétrospectivement, elle
a aussi quelque chose de drôle car, tout d'abord, et,
j'ai
cru ce qui venait de m'être dit
pendant quelques brèves secondes,
oublié totalement l'endroit vais,
tandis
ments,
et
où
je
me
j'ai
trou-
que des quantités d'événe-
même
de
66
projets,
défilaient
ensemble dans
ma
d'un
tête à la vitesse
une
film accéléré. J'ai ressenti en final
renoncement lugubre, et j'ai haussé deux épaules résignées. Pendant ce court laps de temps, je suppose que mon commissaire devait me regarder pour évaluer l'effet de son annonce, et, quand il m'a vue hausser les épaules, il a sans doute cru à une bravade, ce qui l'a fait bégayer de
sorte
de fureur. Quant à moi, revenue brutalement à la réalité de sa présence et confuse de ma distraction, je lui Monsieur, excusez-moi, oublié.
que
» Il
a alors
c'était la
ment
pure
pu
ai
je
voir sur
dit
:
Oh,
«
vous
avais
mon
visage
vérité, et cela l'a telle-
sidéré qu'il s'est remis à bégayer et
qu'il est reparti dare-dare.
-
Après ce long séjour en prison,
secret,
et
au
de nombreux interrogatoires, vous
êtes déportée.
Vous connaissez, dès
votre destination ?
le
départ,
Le nom de Ravensbruck ? C'était lié à un sou-
vous dit quelque chose venir historique ?
67
- Absolument pas. J'ignorais où nous allions. Nous ne sommes d'ailleurs pas parties
comme
dans les
wagons épouvantables wagons à bestiaux qu'on a des
mais dans des compartiments de voyageurs. Nous devions être vingt-quatre seulement, il me semble, et nous avons été emmenées d'abord à Aix-la-Chapelle. Ensuite, d'Aix-la-Chapelle, on nous a transportées, huit ou quinze jours plus tard, à Ravensbrùck. A Aix-la-Chapelle, nous avions été logées dans une prison comparable à celle de Fresnes, c'est-à-dire une prison normale. Pas du tout un endroit monstrueux comme l'était Ravensdécrits,
brùck.
- Quand vous
gens
des
l'Homme
vous dites nous,
du
réseau
il
y
du
avait avec
musée de
?
- Non,
il
n'y avait que
moi du musée
de l'Homme, car ma mère fut déportée aussi, mais quatre mois plus tard, et ensuite nous avons été continuellement
68
séparées.
En
octobre 1943, dans
le
convoi
NN
dont nous parlons, j'étais seule de mon organisation, mais nous étions cinq prisonnières appartenant à la même « affaire » (c'est-à-dire vendues par le même traître). Je ne connaissais aucune d'elles, car j'étais en relations seulement avec leur chef, Jacques Legrand.
- Dès
l'abord,
brtick était
-
l'apparence de Ravens-
extrêmement rébarbative
Dès
?
seconde où l'on vait à Ravensbriick on savait qu'on dans un endroit mortifère.
-
Affreux.
Mortifère...
la
Quand
vous
y
arri-
était
êtes entrée,
vous avez eu l'impression que vous n 'en sortiriez pas vivante ?
Que
vous étiez là pour être
tuée ?
-
que tout de suite nous avons été mises en quarantaine. Et, dans le bloc de quarantaine où nous nous trouIl
faut dire
69
vions,
il
y
Tchèques qui
avait des
arri-
vaient d'Auschwitz et qui, par conséquent,
nous ont raconté Auschwitz... Ce qui fait que, dans les huit jours qui ont suivi mon arrivée,
su
j'ai
ce
qu'était
système
le
concentrationnaire et l'extermination, et j'ai
appris la finalité de l'antisémitisme,
c'est-à-dire savais,
du génocide.
l'existence
depuis 1938, que
Je
les juifs étaient
exposés à mille brimades, mais je n'imagi-
un système
nais pas
tuer en série.
heures,
j'ai
- Le
industriel
pour
les
A
Ravensbrùck, en quelques
été
complètement informée.
système
dire, s'est dévoilé
du à
génocide,
vos
yeux dès
si
ce
Von peut
moment-
là?
- Pour moi, dévoilé à
du génocide s'est Ravensbrùck, donc en novembre le cycle
1943.
- Vous avez
réussi assez vite
70
à
recréer,
dans rhorreur, une solidaire,
j'ai
amicale
société plus
ou moins
?
Pas tout de suite. Parce que, d'abord,
été très malade.
Dès notre quarantaine,
y eut des Françaises qui attrapèrent la scarlatine et, quant à moi, j'eus la diphtérie. La Blockova, c'est-à-dire la prisonnière responsable du bloc où je me trouvais, était une Tchèque et, en cachette des il
SS, elle a prévenu la prisonnière tchèque
qui soignait fait
les
malades contagieuses.
que nous étions
conditions spéciales,
arrivées elles
Du
dans des
avaient repéré
que nous étions ce qu'on appelle NN, c'est-à-dire Nacht und NebeU et le fait d'être Nacht undNebeU aux yeux des « prisonnières secrétaires » du camp, cela signifiait que nous étions dans la Résistance française.
- Nacht und Nebel à mort
signifie
condamnés
?
- Cela veut
dire
«
nuit et brouillard
71
» et
ne devaient pas
cela désignait les gens qui
Ces gens de
survivre.
avaient les lettres
«
nuit et brouillard
NN sur leur dossier.
du camp qui
prisonnières
servaient
»
Les
de
bureaux des SS étaient majoritairement des Autrichiennes (souvent des Autrichiennes communistes) et des Tchèques. Ces Tchèques et ces
secrétaires
dans
les
Autrichiennes étaient évidemment profon-
dément pour
la
chance dans
les
Résistance, et ce fut notre
camps de femmes où
secrétariats
(c'est-à-dire
secondaires,
les
camp) ont
les
autorités
autorités
occultes
été des politiques et
les
du
non pas
commun, comme c'était le cas camps d'hommes dans les camps
des droit
dans
les
:
d'hommes, ce sont ont
constitué
les
droit
souvent
commun
l'autorité
qui
inter-
SS et la masse des prisonniers. Sauf à Buchenwald, où ce furent les communistes. médiaire entre
les
- Dans un camp comme une véritable
Ravensbriick,
société hiérarchisée se recréait ?
72
Une
autorité parallèle à celle des
SS
? Il
y
avait des strates plus ou moins favorisées, martyrisées ?
-
y eut des
Il
parmi
strates favorisées, surtout
anciennes prisonnières de langue
les
allemande... Elles habitaient dans les petits
Blocks,
où
elles
avaient
un
lit
par per-
sonne, de l'eau à discrétion et des supplé-
ments de nourriture. Certaines d'entre elles pointaient les numéros au moment des appels - et même des appels pour la chambre à gaz, dans le petit camp annexe ;
d'autres tapaient le courrier
dant
et
du comman-
de son adjoint. Très
commencé
vite,
à leur faire poser des questions
« ciblées »
sur
portés par
le
les
revenus financiers rap-
camp
et sur les destinataires
de ces revenus... C'est ainsi que, dès 1944, à
j'ai
j'ai
pu
faire
une
véritable conférence
mes camarades de langue
française sur
Himmler
les
bénéfices personnels de
le
système de l'extermination par
vail...
73
l'été
et sur
le tra-
- Vous a-t-on même ? -
confié des fonctions
degré de la hiérarchie,
Verfiigbar
;
j'ai
même
gardé
avez trouvé un compositeur sur
t
C'étaient des chansons, sur des airs
connus, où
Les
je tournais les
SS se
perversité,
dement
SS en
dérision.
définissaient-ils surtout par la
ou par
obtenir de la chose
-
une opérette aux enfers. J'ai
l'original.
- Vous
-
c'est-à-dire
écrit
qui s'appelait Le Verfiigbar
-
vous-
Jamais. Je suis toujours restée au der-
nier
pla ce
à
Uefficacitéy
humaine
le
l'aptitude
à
plus fort ren-
?
Les deux. C'était à
la fois
plus fort rendement et créer férocité...
Mais à
avaient subi
un
mon
dressage.
74
sens,
Un
obtenir
le
un climat de certains
SS
dressage spé-
cifique.
leurs
On
s'en rend
biographies. J'en ai cité quelques-
mon
unes dans
Ravensbruck.
livre sur
- Quand on vous,
compte en étudiant
parle de rendement pour
par exemple,
c'était
quoi
?
Que
vous
faisait-on faire ?
- Le rendement qu'on dû
a tiré de
moi
a
être excessivement faible, car le plus
souvent
j'étais
attelée
à
un rouleau de
fonte qui était censé entretenir
du camp. fait
:
j'ai
captivité, dernier degré
des
«
forçâtes »
- Dans
routes
peu près tout ce que terrassière pendant toute
C'est à été
les
dans
j'ai
ma
la hiérarchie
du camp.
cette horreur,
vous avez noué des
amitiés ?
- Beaucoup. Et j'ai
acquis beaucoup de pour la personne humaine, car j'ai coudoyé des femmes admirables.
respect
vu
et
75
- Dans un
meurt ? Y a-t-il une une pour mourir ?
- Quant hasard. En
qui survit et qui
camp,
à moi,
recette
si j'ai
pour
vivre,
et
survécu, c'est par
plusieurs occasions
j'ai
failli
aidé des camam'ont camarades rades et beaucoup de aidée. Il y a eu autour de moi une entraide
mourir.
J'ai été aidée. J'ai
constante.
-
Votre santé était-elle déjà fragile
quand
vous avez été arrêtée ?
- Lorsque
je suis sortie
du camp,
j'étais
mon
arresta-
tion j'avais toujours été très solide,
notam-
à bout de force, mais jusqu'à
ment pendant mes quatre longues missions en Afrique où - en dehors d'une angine et d'une piqûre de scorpion n'ai
connu aucun ennui de
Ravensbriick, ce fut très vite
-
le
-
santé.
je
A
contraire
diphtérie, scorbut, bronchite et, les der-
niers jours,
Mais tout
une menace de
septicémie...
cela est bien secondaire par rap-
76
port à
mon
angoisse au sujet de
déportée quatre mois après
pour
cette raison
moi
ma et
mère,
détenue
dans un autre Block où,
avec mille ruses et mille risques, j'arrivais à
me
cacher.
— Vous Les
vous étiez donnée une discipline
hommes
disent
par exemple que
?
se raser
était indispensable.
— Se
laver,
oui,
une
était
discipline
capitale.
- L 'alimentation -
J'ai
dû
était
peser
proche de zéro
trente
moment donné. Nous
kilos
à
?
un
étions nourries uni-
quement de soupe de rutabaga et d'un morceau de pain. Ce n'était pas prévu pour que nous survivions.
- Peut-on parler dune sociale,
répartition
éventuellement politique, des dépor-
77
tés ?
Sociale d'abord.
La
majorité était-elle
faite de gens de catégories dites modestes ?
- Toutes
Des
catégories.
les
plus
modestes jusqu'à la plus vieille noblesse française. De bout en bout. Et des
comportements assez voisins. Une duchesse, une femme de ménage, cela se tient à
peu près de
la
même
façon devant
l'horreur. J'ai été frappée par la distinction
des Françaises.
Chez
De
toutes les classes...
femmes, on trouve moins de brutes sauvages que chez les hommes, mais il y en a aussi. Cela dépend des recrutements... Nous voisinions par exemple avec trois sortes de Russes. D'abord des jeunes les
de l'armée Rouge courageuses tables
;
honnêtes, disciplinées,
ensuite
sauvages
groupes de
-
;
vieilles
et,
une bande de véripour terminer des
paysannes
très faciles
à
vivre mais étonnantes par leur piété religieuse. Par exemple, elles faisaient le signe
de croix chaque
fois qu'elles
morceau de rutabaga gamelle du jour... 78
trouvaient
dans
un
l'unique
- Commenciez-vous à prendre pour
-
des notes
votre livre ?
Je ne pensais à aucun livre mais
tout de suite essayé de comprendre
système
»,
et je
l'ai
j'ai
leur
«
démonté pour mes
camarades afin qu'elles se protègent j'ai également noté les noms des principaux SS du camp en les camouflant dans des ;
de cuisine. Cela n'a pas
recettes
Alliés
les
tions...
eurent
Mais dès
cupation,
j'ai
les
mille
autres
servi, car
informa-
premiers jours de l'oc-
pensé que
la
situation se
un jour ou l'autre, et que, on n'était jamais sûr de mourir.
retournerait
après tout,
-
Disposiez-vous d'un
mations
grand
quand
?
Avez-vous
minimum
eu
d'infor-
- Nous avons
été
du 1942
connaissance
virage de la fin de Vannée le sort de la guerre a basculé ?
informées tout
temps, et d'abord à Fresnes, où
y
le
je recevais
deux
fois
mon
sac de linge propre, les principaux
par mois, dans
79
la
doublure de
de la radio de Londres, tapés sur un carré de crêpe de Chine par Marcelle textes
Monmarché
1
le
(elle
une
sur
cousait
de papier ordinaire pour pouvoir l'introduire dans la machine à écrire). Par la bouche de chaleur, je mettais au courant feuille
«
Jeannette
»
(qui
était
juive, occupait la cellule
«
par
et celle-ci,
sée)
Danielle
Danielle, à l'heure
grimpait à
la
la fenêtre,
(Anise
»
communiste et du rez-de-chaus-
du
informait
Postel-Vinay)
repas des gardiens,
hauteur du vasistas pour crier
nouvelles de Londres à tout
les
et
le
bâti-
A
Ravensbrûck, nos camarades tchèques et allemandes se renseignaient auprès des Autrichiennes qui balayaient les ment...
cantines des SS, et elles nous passaient
les
journaux et c'était encore Danielle qui nous traduisait et commentait les comptes rendus du jour. Quelques jours ou quelques heures à l'avance, j'ai ainsi pressenti ;
la libération 1
.
de
Paris, et je
me
souviens
Marcelle Monmarché, née
première heure, portait (elle le fit
les
le 3 novembre 1 903, résistante de la messages sortis de Fresnes aux familles
en particulier pour Défense de
master).
80
la
France
et
pour Buck-
d'un magnifique soir, avec un gros soleil éblouissant - nous étions debout, en rang, épuisées, et je être
me
suis dit
:
«
C'est peut-
maintenant... C'est peut-être en ce
moment
même... Voilà, Paris
Nous ne sommes
pas
ici
pour
est
libre.
rien. »
Après cela, il s'est encore passé une année terrible, car n'oubliez pas que nous n'avons été libérées que très peu de jours avant la capitulation de l'Allemagne exactement le 23 avril 1945... Et que nous ne devons de survivre qu'à une idée saugrenue de Himmler - car le grand patron :
du génocide juifex de Y extermination par
le
simplement de succéder à Hitler avec l'accord des Américains. Pour travail rêva tout
cela,
il
l'insu
lui
fallait
Eisenhower, à
écrire à
de Hitler, par l'intermédiaire d'un
pour laquelle quand le comte Bernadotte lui demanda de lui remettre toutes les survivantes de Ravensneutre. C'est la raison
Himmler lui a dit « Prenez-les. » Mais si le commandant du camp avait eu briick,
:
de téléphoner à Hitler (qui, à ce moment-là, était dans son trou, à Beralors l'idée
81
lin),
Hitler aurait
pu ordonner qu'on nous
Et il aurait été obéi. Jusqu'à la dernière minute, il aurait été obéi. La férocité des SS n'a jamais fléchi. Ils étaient fusille toutes.
véritablement dressés
comme on
dresse les
chiens.
- Chargée
de suivre
guerre, en tant
qu
en travaillant à votre appris des choses
procès après la
les
'observatrice officielle, livre,
avez-vous encore
par rapport à
aviez vécu à Ravensbriick
— J'ai beaucoup Hambourg, où les
puis
ce
que vous
?
au procès de criminels de Ravensbriick furent jugés par les Anglais en 1947
-
c'est-à-dire
libération. laisser les les
appris
un ou deux ans
Les Anglais avaient refusé de
déportées assister au procès, mais
associations exigèrent qu'il
moins une qui associations de
pour que
après notre
y en
fut accréditée, et les
femmes
je fusse
se
envoyée
au deux
ait
mirent d'accord comme unique
représentante des deux associations. J'ai
donc
assisté
au procès de bout en bout,
82
sans être témoin (car,
si
je
témoignais, je
au procès qu'après avoir témoigné). D'autres camarades assistèrent au procès mais après avoir témoigné. Au cours des nombreuses interruptions, je restais seule dans la salle à regarder les accusés dont je connaissais tous les visages. Et il ne pouvais
assister
m'est arrivé d'avoir pitié d'eux
- quand
- une
pitié
en train de correspondre par signes avec quelqu'un dans la salle. A ces instants-là je cessais un moment de les voir comme des tortionnaires et ils devenaient pour moi des priconsternée
je les voyais
sonniers. C'est-à-dire des gens pitoyables.
—
Vous avez aussi étudié la question des camps soviétiques, dune autre façon, bien Voyez-vous
entendu.
nature entre
- Oui, entre
les
les
deux
une
différence
de
entreprises ?
toujours pensé qu'il y avait deux systèmes une différence de j'ai
nature. Et je
me
souviens avoir discuté de
même, avec mon amie Neumann. Grete Buber me
cela à Ravensbriick
Grete Buber
83
disait
avait
:
«
C'est la
vécu
tionnaires celle
les
du camp
connaissance, siné
chose.
»
Et
elle
deux expériences concentra-
celle
:
même
les
du goulag hitlérien
;
stalinien
mais,
à
et
ma
Russes n'ont pas assas-
méthodiquement
les
enfants
comme
le faisaient les SS...
- Vous que
-
ne voyez pas de différences autres
celle-là ?
Les Soviétiques ne furent pas expli-
citement
« racistes », et ils
n'ont pas scien-
tifiquement mis en chantier l'extermina-
d'une catégorie humaine, au nom d'une funambulesque « race nordique »... Mais, en Ukraine, ils entreprirent un vérition
table génocide...
Si
l'on
considère aussi
mourir en masse une population, moins criminel que de gazer ou noyer les gosses un à un, nous arrivons ainsi à deux différences... En revanche, si l'on compte « globalement » les résultats obtenus par les deux
que
faire
enfants compris, est
monstres...
84
-
Liez-vous la férocité des camps nazis à
quelque chose qui s'appelle Pensez-vous qu
mande dans
-
Je ne
'il
y
ait
une
l'Allemagne?
spécificité aile-
cette affaire ?
l'ai
jamais pensé. Et encore bien
moins maintenant.
vous
faut maintenant aborder avec deuxième grand thème de votre exis-
77 nous le
tence,
qui
est
naturellement la guerre d'Algé-
à laquelle votre nom est si fortement lié dans l'esprit des Français comme des Algérie
riens.
Au moment
êtes-vous
où
dans
vos
suis
fort
le
soulèvement
chères
éclate,
montagnes
de
l'Aurès ?
-
J'en
loin
car,
entre juin
1940 (date de mon départ d'Alger) et novembre 1954 (date de mon retour à Alger), j'ai tout d'abord vécu la Seconde Guerre mondiale... Et je l'ai vécue de l'intérieur, à chaque étape, dans sa très longue et cruelle avril
horreur
-
car c'est seulement en
1945, et un peu avant
85
la
capitulation
du monstre,
que, par ruse, la Croix-Rouge
suédoise nous avait sauvées. Mais, à cette
ne pensais plus survivre car, six semaines plus tôt, pendant qu'elle était loin de moi, ma mère avait été enlevée date, je
avec des centaines d'autres victimes, et toutes avaient été conduites dans le petit
camp
d'Uckermark, puis de là à la chambre à gaz. Exactement le 2 mars 1945. Depuis, je n'avais plus qu'une seule pensée au moins savoir au moins faire la lumière sur son assassinat et sur ses assas:
;
sins.
Dès notre arrivée en Suède, j'ai commencé à interroger méthodiquement les trois
cents camarades hospitalisées avec
moi
Gôteborg. Elles étaient
à
n'avaient rien à faire
même mon
;
grâce à
elles,
rapatriement à Paris,
reconstituer la
liste
elles
là,
avant
j'ai
pu
à peu près complète
des trains partis de France pour Ravens-
brûck. Souvent les
noms
et les
wagon par wagon. Et
numéros des victimes
portées. Et avec les
où une
noms
des
avec
trans-
Kommandos
partie d'entre elles furent expé-
86
diées. J'avais surtout entrepris la liste des
mortes,
noms
pour chacune
avec,
d'elles,
des témoins qui pouvaient
les
les
avoir
vu mourir... Plus tard (justement en 1954 et 1955 pour repartir en Algérie), j'ai remis au ministère des Anciens tants l'essentiel
de ce
Suède,
travail.
ma
Trois mois après
libération par la
où des amis ma sœur était
je fus rapatriée à Paris
m'attendaient à l'avion (car
encore en Indochine sous 1
Combat-
la
botte japo-
grand-mère était morte en janvier dans notre maison dévastée)... Je ne me souviens plus chez qui j'ai logé ce naise
,
et notre
soir-là.
Dans
les
heures suivantes, en tout
cas,
au procès du maréchal Pétain. Car, parmi les amis qui m'attendaient à
j'ai assisté
l'aéroport,
appelé à
le
il
y
avait
juger et
il
un membre du jury pensait que j'avais un
droit prioritaire d'être dans la salle. Attentive, je l'étais, et le
à
discours
du 17
d'autant plus que depuis juin
1940
je considérais
1. La première bombe atomique de l'histoire humaine ne tomba Hiroshima que le 6 août 1945. C'est elle qui libéra l'Indochine.
87
homme comme un
vieil
le
capitulard
désastreux, responsable de toutes les infa-
mies du gouvernement de Vichy. A quelques mètres de lui, cinq lourdes années plus tard,
j'ai
un peu tempéré
ce jugement.
Dès mon retour, le CNRS me proposa une mission en Afrique - car mes deux thèses et mes principaux documents sur l'Aurès
avaient
disparu à Ravensbrùck
1
(huit années de travail intense, dans la par-
de la vie). J'ai alors demandé de pouvoir me consacrer à une tie
la plus
créative
recherche sur
la
crimes nazis et je parlé à Lucien
adieu à
déportation et sur
me
souviens d'en avoir
Febvre.
l'Algérie...
Au
les
Bref,
j'avais
dit
cours de la période
1945-1954, un de mes soucis sera de situer les documents écrits qui permettront un jour de recouper les témoignages dans une grande valise qui me enfermée dans le bâtiment qu'on appelait « le trésor ». S'y trouvaient également les bijoux et l'argent des cent vingt-trois mille femmes passées par le camp. Par les secrétaires, j'ai su plus tard que ce trésor avait été évacué en camions, un peu avant l'occupation du camp par l'armée soviétique. Parmi cette énorme masse d'or, il y avait beaucoup d'objets identifiés ou identifiables - mais aucun n'a jamais été retrouvé. 1.
Mes documents
suivit à Ravensbriick
se trouvaient
où
elle fut
88
vivants
que
Des
textes
dans
les
jugèrent
je
m'appliquais à
recueillir.
de toutes natures, dispersés archives des tribunaux qui
les
criminels nazis, enfouis aussi
dans les « exposés de motif » accompagnant les citations de « mort pour la France », ou agglutinés dans les énormes paperasses de la Gestapo et de I'Abwehr
que le général Bradley s'était fait remettre. Pendant l'été 1954 - année du soulèvement algérien -, bien loin de songer à l'Aurès, j'organisais mes vacances pour les passer aux Etats-Unis afin de m'y enquérir du sort advenu aux collectes d'archives opérées par l'armée américaine dans l'Eu-
rope libérée. vivaient
la
nos
Cette année-là,
période
alliés
appelèrent
qu'ils
- à cause de leur peur panique du communisme et des communistes - ils se méfiaient de tout «
chasse aux sorcières
»
parce que
de n'importe quoi. Par chance, j'étais au-dessus de tout soupçon car j'avais été
et
membre du I.
En novembre
jury international 1949, David Rousset appela
Résistance de toute l'Europe à constituer
89
la
1
les
qui,
en
déportés de
Commission
la
inter-
mai 1951,
avait
Bruxelles sur
du
vivant
du
enquêté publiquement à
les
crimes de Staline, donc
dictateur soviétique. J'eus le
droit de rencontrer librement les bibliothécaires qui veillaient sur les secrets de la
Seconde Guerre mondiale, deux
hommes
gais et ouverts qui m'accueillirent avec
joie visible
-
car
ils
une
venaient de recevoir
l'ordre de rendre à l'Allemagne les archives
de
la
1954) cela ne semravir plus que moi eux et
Gestapo
blait pas les
et (en
:
moi, à cette date, nous en restions encore
aux Allemands de
Dès
mon
la veille...
retour à Paris, je reçus
du pro-
Massignon (qui, avec Marcel Mauss, avait guidé mes recherches) un télégramme, un coup de téléphone et un pneumatique me disant tous trois « Il fesseur Louis
:
le régime concentrationnaire (CICRC) mes camal'ADIR (Association des déportées et internées de la Résistance) m'élirent pour les y représenter. La CICRC enquêta d'abord sur le goulag russe - et un jury dont je faisais partie siégea à Bruxelles en mai 1951, puis la Commission étudia les conditions de détention en Espagne franquiste, en Grèce, dans la Chine maoïste... Avec l'autorisation de Guy Mollet, elle visitera librement (en juin 1957) les camps et les prisons de l'Algérie en guerre - ce qui me
nationale contre
;
rades de
valut de rencontrer ensuite les chefs terroristes d'Alger, Yacef Saâdi et Ali la Pointe.
90
absolument que vous partiez en Algérie. Je vais demander une mission pour vous, parce qu'il faut que quelqu'un soit là-bas pour être sûr qu'on ne touchera pas faut
à
population
la
1954, donc dans
civile. »
En novembre
premier mois de
le
l'ex-
plosion en Algérie, je suis allée rue des Saussaies,
où m'attendait
Massignon devant
-
la
porte
le
du
professeur ministre.
Gardez-vous un souvenir précis de
cette
rencontre ?
-
Assez précis. Je
culier
du
me
souviens en parti-
professeur Massignon m'expli-
quant dans l'antichambre que Pierre Mendès France n'avait pris Mitterrand comme ministre de l'Intérieur que parce que celui-ci s'était porté démissionnaire au moment du catastrophique remplacement de Mohammed par un cousin... « Or il ne voulait nullement la donner, cette démission... Et nous sommes quelquesuns à l'avoir un peu poussé à cette occa-
V
91
sion.
Grâce au
roi
du Maroc
aujourd'hui d'être ministre.
il
nous doit
»
- A cette époque-lày le « sultan Mohammed Ben Youssef»... Démissionner d'un gouvernement
est,
peu le font Ça !
Très
dit-on, très difficile.
reste
quand même à
son cré-
dit Pensons à ceux qui ne démissionnent
jamais
!
- En 1957,
moment
il
était
garde des Sceaux au
des exécutions capitales
-
et
il
n'a
pas démissionné....
- Convenons que
ce jeune ministre prend
une décision audacieuse — celle de demander à une personne privée de surveiller Vexercice de
Vautorité publique l - Sans aucun moyen,
veiller sur
bas avec
quoi que ce
un
soit.
d'ailleurs,
Je
de
suis allée là-
dans lequel il y avait des vêtements de rechange et je ne suis restée que vingt-quatre heures à Alger - où petit sac
92
cependant rencontré quelques amis français et algériens, et même un de mes anciens employés devenu un important
j'ai
messaliste...
- De quand
datent vos premiers rap-
ports ?
- Quels
-
rapports
Les rapports sur la situation. Vous étiez
là l'œil et le
-
?
Je ne
comme un
porte-plume de la
me
témoin...
Un
Que
1954,
nous
encore
là...
-
témoin qui aurait s'il
brimades subies par
civile...
que
suis jamais considérée
protesté dans la presse
des
conscience...
avait constaté la
population
pouvais-je faire d'autre
n'en
étions
?
d'ailleurs
En pas
Les troupes qu'on a envoyées à cette
époque dans VAurés ne
93
se
sont-elles
pas
par des commencez à dater
Vous
brutalités ?
manifestées
que de
exactions
les
ne
1956... ?
-
J'ai
entendu parler par mes amis
algé-
riens d'interrogatoires brutaux, je pense,
dès 1955. Mais, en quelque sorte, malgré l'autorité
française,
pas
Disons que
c'étaient,
comme
sous-ordres qui dépassent
- La
sur
toujours, des
les ordres.
- Dans
répressif.
vous
cette période,
êtes
qui, si je puis dire, se balade le
Pas
contraire réel
qui joue.
« spontanéité répressive »
- L'automatisme
-
ordres...
du tout :
le
nez en
le
nez au
quotidien...
ras
En
du
quelqu un
nez en
l'air.
sol,
Bien au
au
ras
quand
1940,
quitté l'Algérie, j'y comptais
l'air ?
beaucoup de
pu un pays où
vrais amis, des paysans auxquels j'avais
rendre service
-
et l'Algérie est
94
du j'ai
compte. Je les retrouve après quatorze années d'absence (des années qui durèrent cent ans, comme la Nuit de Chasse du cela
je
m'aperçus
chute générale
et verticale
Diable)
et
- une chute dont causes
et,
1955,
je
je
très
vite
d'une
du niveau de
vie
cherche aussitôt
les
plus encore,
les
remèdes. Dès
pus tenter de promouvoir
remèdes -
et ce sera alors la
les
grande aven-
ture des Centres sociaux... L'étude (théorique) de la très grande misère et de ses
causes ne viendra qu'après une tentative (pratique)
pour
la guérir. Elle sera
d'abord
1956 » dans la très confidentielle revue que publie notre assoappelée
«
L'Algérie en
ciation de déportées de la Résistance, puis
en édition à compte d'auensuite par les éditions de Minuit,
elle sera reprise
teur, et
d'abord sous
le titre
de L Algérie en 1957,
puis sous celui de L'Afrique bascule vers
Vavenir...
- C'est dans ces textes-là qu'apparaît mot de « clochardisation » ? 95
le
- D'abord dans d'hui, en 1997, le
ces
mot
Aujourchose nous
textes...
et la
sont devenus quotidiens. Tel n'était pas
le
en 1957, mais je pensais qu'il fallait dire brutalement ce qui est brutal. Et rien n'est plus brutal que la grande misère. En cas
une à une les familles pauvres dignes que je connaissais, je rencontrais dégradation de leurs moyens de vivre...
visitant
et la
- Et de la moralité publique et privée, en même temps ? Vous observez la dissociation des familles,
une
sorte
de chapardage géné-
ral?
-
connue entre 1934 et 1940 était un pays honnête et sûr. Je me déplaçais souvent pour mon travail L'Algérie que
j'ai
(une longue enquête sur
les
apparente-
ments des fractions) et je laissais tout ce que je possédais dans une sorte de caverne, fermée uniquement par un vieux tapis de sol que maintenaient deux pierres. Je laissais là tout ce que j'avais, c'est-à-dire deux cantines et mon matériel de campement.
96
Ensuite, je partais à cheval pour plusieurs
m'a jamais volé ne
jours et personne ne
qu'une
serait-ce
- Bien que riez-vous nous
ficelle.
mot
le
soit assez clair,
donner une définition
fique de ce que vous appelez la
«
pour-
scienti-
cbchardisa-
tion » ?
- La sans
«
clochardisation
armure de
la
» c'est le
condition
(c'est-à-dire naturelle) à la
dine «
»
ouvrant sur rie, j'ai
les
rêvé
enfants,
Avant
les
paysanne
condition
moderne).
(c'est-à-dire
armure
passage
cita-
J'appelle
une instruction primaire un métier. En 1955, en Algéde donner une armure à tous filles et
garçons.
découvertes médicales de Pas-
teur et de la science contemporaine, seules les
familles chanceuses voyaient survivre
deux ou
trois
enfants
qu'elles mettaient
au
sur
monde
la ;
les
douzaine malchan-
ceux perdaient un à un tous leurs enfants, tous leurs espoirs... Vinrent les temps modernes où, grâce aux nouvelles décou-
97
vertes, les familles furent
sances heureuses chasser les
les
comblées de nais-
- mais
il
a fallu bientôt
cadets de la ferme.
rations de tous, jusqu'à ce
soit plus
Ou
rétrécir
que ce ne
supportable... Et dans cet exil
vous subissez une dislocation famille et de la morale.
inévitable,
de
la
- Ce phénomène que vous signalez pour l'Algérie, avez-vous pu vérifier s'il se produisait parallèlement
au Maroc, en
Tunisie, en
au Sénégal, où les observations générales que vous avez faites sont aussi valables, sinon pour le nôtre ? Egypte,
-
Il
y a une
très
grande présomption de
généralité.
- Vous le
pensez simplement qu 'en Algérie
phénomène
se déroulait
d'une façon plus
radicale ?
- En 1954, ritoire
y avait en outre sur le algérien deux populations il
98
ter-
très
proches l'une de
l'autre,
mais d'étiquette
différente, l'une minoritaire (et favorisée
un
par son étiquette de française et tin
de vote),
mée
par
mais bride la compétition. dangereux deux popu-
l'autre majoritaire,
l'inégalité
C'est toujours très sur
lations
bulle-
un même
territoire,
surtout
quand elles sont très croissantes numériquement et que les ressources décroissent.
-
Surtout si la minorité
par rapport à
— Que elles
avantagée
est très
la majorité.
l'une
ou
l'autre soit favorisée,
seront en tout cas en compétition
Voyez actuellement ce qui se passe dans l'Afrique des Grands Lacs. Et ce que
vitale.
l'on a
pu
voir également en Bosnie.
En
deux populations s'affrontèrent une qui se voulait française (tout en restant en Algérie) et une autre qui, au
Algérie,
départ,
- non
:
voulait
majoritairement
sans frémir au vent des
mots
liberté,
indépendance... Ensuite
guerre,
chaque population
99
la
il
paix
patrie,
y eut
la
se replia hai-
neusement sur elle-même, et rien ne pouvait faire que l'une d'elles ne fut huit fois plus nombreuse que l'autre. Mais tout cela était prévisible
de
:
prévisible le départ
de la majorité... J'ai lu cette semaine, dans un journal sérieux, qu'il y a encore sept millions d'illettrés en Algérie. Plus qu'en minorité
la
1962.
Ce
;
prévisible la misère
qui est effrayant lorsque l'on
que, entre-temps,
il
y eut
le
miracle
sait
du
pétrole et de grands efforts de scolarisation...
-
Il s'avère
que
le
pétrole est peu civilisa-
teur de toute façon. Partout où
il passe, il
a
apporté moins de progrès que de déséquilibres...
-
Il
a apporté de l'argent. Et
indépendant,
un
État
qui a de l'argent et une
volonté de vie et de progrès, ne fabrique pas sept millions d'illettrés et une majorité
de chômeurs.
100
-
Il
y a
aussi largement
deux
fois plus
d'habitants.
- La population
- Dans
que
a plus
triplé.
vous ne mettez pas
tout cela,
l'accent sur [...] Il s'agit seulement des rap-
ports de minorité-majorité...
-
y avait une spécificité coloniale, en ce sens que la minorité était dominante. Une majorité dominant une minorité, c'est affreux, mais une minorité dominant une majorité c'est affreux aussi. Comme Il
vous, je
fais
s'appelle «
partie d'une association qui
La protection des minorités
et les partisans
minoritaires
de l'État français étaient
en
Algérie.
reproche à l'État français, avoir
arbitré
groupes.
le
»,
conflit
Ce crime de
Ce que
c'est
entre
je
de ne pas les
deux
carence, je l'attribue
en grande partie aux lois de l'époque, à la e Constitution de la IV République, une Constitution particulièrement malfaisante 101
pour un État qui avait le devoir et la responsabilité de « décoloniser ses colonies ».
-
Mission qui n'était pas à la mesure des
gouvernements de de
la guerre. Ils
la
ont mené à bien
struction, vrai tour tion, elle,
-
a
France au lendemain la recon-
de force. La décolonisa-
été...
un échec dramatique.
...
- On
en arrive au
moment où
les
choses
deviennent plus pathétiques, plus graves, plus en Algérie,
cruelles
et
votre
devient plus dangereuse que vatrice des premiers mois
intervention
celle
de
l'obser-
ou des premières
années...
-
Entre- temps, en 1955,
Centres sociaux...
Quand mon
Jacques Soustelle fut l'Algérie
quand
y eut
il
par Pierre
nommé Mendès
les
collègue
ministre de France,
et
m'eut proposé de m'occuper de l'enseignement en Algérie, j'ai pensé que il
102
ce qui pouvait sauver les familles algé-
riennes de l'extrême misère vers laquelle
de leur fournir un bagage leur permettant de survivre dignement dans une ville. C'est pour cela que j'ai conçu les Centres sociaux un moyen de permettre à ceux qui le pourraient d'accéder, marche par marche, à l'enseignement le plus élevé. Et aux autres, à tous les elles basculaient, c'était
:
autres, filles et garçons, celui d'avoir
métier.
Au moins un
métier.
un
La création
des Centres sociaux a été bien reçue et
comprise par l'époque. «
la
population musulmane de
Beaucoup
Pieds noirs
»
l'ont
de Français dits comprise et soutenue
également, car dans une minorité,
comme
dans une majorité, vous pouvez trouver
le
pire et le meilleur.
- Vous la
refusez défaire le procès global
minorité «pied-noir
»
de
par rapport au sysmoyen de la
tème. Vous pensez qu'il y avait
faire participer à l'évolution...
- Individuellement 103
oui,
globalement
non. Car d'abord
il y eut ce qu'on appelle groupe de pression », qui représentait à Paris, de façon factice, l'unité des Pieds noirs. Ensuite il y eut la peur qui les a réellement unifiés.
un
«
- La
question
terrible
de
la
torture,
Vavez-vous rencontrée avant de recevoir des fonctions
à
officielles assez
Vépoque
importantes à Alger,
où Jacques
Soustelle
a
été
nommé ?... - Avant
1957, je n'avais jamais entendu parler de torture. Sauf par les nazis. Je ne m'imaginais pas que des Français
pouvaient torturer des prisonniers.
Mais incontestablement, dès 1955,
il
y a
eu des interrogatoires brutaux en Algérie. C'est ce que m'ont dit des amis algériens en qui j'ai pleine confiance.
-
A partir de quel moment faites-vous de
la lutte contre la torture
mentale
?
104
une mission fonda-
-
A
-
77 est tout
de janvier 1957 car c'est à cette date que le gouvernement français commet l'erreur dramatique de confier à l'armée les pouvoirs de police. On peut faire partir de là une pente irréversible. partir
caractère
odieux
de
quand
de
répression
la les
aux policiers pour Généralement,
même
le «
devienne plus
maintien de l'ordre
meilleure que la police,
leure, elle aurait
le
militaires sont substitués
l'armée
- Justement,
curieux que
cette
dû
».
a
une réputation dans ce domaine... réputation
meil-
la garder, et elle aurait
pu le faire. Car, depuis un demi-siècle - exactement depuis 1871 -, l'armée avait, dans la campagne algérienne, la réputation de protéger les paysans contre les empiétements des colons. Au lieu d'une armée expérimentée et habituée aux arbitrages, on a envoyé une armée normale^ c'est-àdire guerrière. Lorsqu'on envoie une armée guerrière dans un pays, c'est qu'on lui a déclaré la guerre. Et c'est irréversible... Il
105
fallait le
on
savoir dès janvier 1957. Ensuite,
a envoyé le contingent
-
des jeunes que
rendu fous. Car, lorsque vous êtes un garçon de vingt ans à peine sorti du lycée, et que vous retrouvez les corps des camarades égorgés et mutilés, vous perdez le contrôle de vous-même. cela a
- Ayant
constaté cette montée des vio-
on peut même dire des horreurs, cornment, ou quand tentez-vous de vous inter-
lences,
poser personnellement ?
— Tout
d'abord, j'alerte des camarades
de résistance
en particulier ceux de internationale contre
(et
Commission
régime concentrationnaire, créée,
on
l'a
vu, dès
la le
comme
1949 par David Rousset
-,
hommes « responpeux joindre. En premier
ensuite, j'informe les sables »
que
je
lieu le général
-
de Gaulle...
Voulez-vous revenir à notre Algérie de
1956...
106
- En
1956,
d'abord
j'avais
assisté
départ d'Alger de Jacques Soustelle
au
l
(et
une manifestation explosive du «peuple pied noir»). Ensuite, après un séjour en zone toua-
vu,
à cette occasion,
règue, j'étais revenue à Paris
où
je recevais
de continuels échos de l'Algérie souffrante grâce à mes amis algériens qui sont alors
nombreux
à venir
me
voir.
En
particulier
grand écrivain Mouloud Feraoun, qui vient me parler de son projet de thèse sur Si Mohand mais qui, comme moi, ne pense plus qu'à la torture, à l'angoisse du peuple, à la peur qui règne. le
Nous sommes être
déjà nombreux, à Paris, à
informés et à vouloir
deux populations
mais quand
agir,
s'affrontent,
comment
protéger l'une sans meurtrir l'autre
majorité civile
la les
musulmane qui
:
c'était
peuplait
prisons, mais la minorité civile fran-
çaise existait aussi, et elle avait peur, et
avec raison. 1.
Dans l'immédiat,
Bernard Ullmann, Jacques SoustelU
1995. Dans ce à la fois
un
livre
homme
ce que nous
U mal
aimé, Pion, Paris,
important, l'auteur, historien et journaliste, suit et
une période.
107
pouvons tenter de
d'obtenir en
faire, c'est
un contrôle des droits de la perhumaine et, pour cela, David Roussonne set (au nom de la Commission inter-
Algérie
nationale contre le régime concentration-
demander à Guy Mollet, président du Conseil, l'autorisation de visiter librement les camps et les prisons va
naire)
d'Algérie. Autorisation
que
Guy
donne
être
«
nale
»,
Pour
aussitôt. la
Commission
doit se
obligatoirement de trois gers,
qui seront
le
Mollet
internatio-
composer
membres
étran-
docteur Georges André
(un médecin belge, combattant de l'Armée secrète),
maître
B.W. Stomps (un avocat
pour résistance) et Lise Borsiim (une de nos camarades norvégiennes de Ravensbrùck). Deux déportés de la Résistance française les accompagneront, mais ne prendront pas part à la
hollandais, déporté
rédaction
du
rapport
final
:
l'écrivain
Louis Martin-Chauffier et moi-même.
Nous sommes donc les
cinq,
tous
un jour de
les cinq,
partis
de Paris tous
juin 1957. Ensuite,
pendant plusieurs semaines, 108
nous visiterons librement les lieux de détention dont nous avions la liste (car, bien entendu, nous voulions tout voir et nous avions préparé nos dossiers). Toute-
Commission internationale n'a pas vu uniquement les cruautés dont nous fois la
- nous sables
;
- nous
Français elle
a
vu
étions respon-
Mélouza - c'est-àalgérien où hommes,
aussi
un village femmes et enfants avaient été égorgés par le FLN, uniquement parce qu'il y avait dire
dans ce village des partisans de Messali Hadj, c'est-à-dire des partisans algériens de l'indépendance algérienne - mais pas celle
même
indépendance que du FLN. (Quarante ans plus tard, en
exactement
la
1997, tous les agresseurs d'Algérie sont désormais musulmans, mais ils ne veulent pas tous
Dans je
le les
même camps
islam.) et les prisons
de 1957,
retrouve des Algériens que je connais
dont quelques-uns sont mes amis, dont beaucoup ont été torturés, qui me parlent avec une complète confiance et, par conséquent, en qui j'ai une totale bien,
109
confiance. Et ceux qui les gardent, qui
les
ont torturés, ce sont mes compatriotes,
mes proches, dont
je
me
suis toujours sen-
Et pourtant, ce qui se passe sous mes yeux est une évidence il y a à ce moment-là, en 1957, en Algérie, des pratiques qui furent celles du nazisme. Le tie solidaire...
:
nazisme que j'ai exécré, et que j'ai combattu de tout mon cœur... Avec, en même temps, dans l'Algérie de 1957, une volonté, impuissante, de retenir, de contrôler la cruauté..
- Même
celle
d'un Paul Teitgen,
le secré-
du gouvernement à Alger, qui a déployé tant d'énergie pour éviter le pire ? taire
— Paul Teitgen protéger
surtout
a
il
que
chez
enregistré
les
un témoin. Et il se trouvait un poste éminent... Quand
a été
pourtant à deux populations et
maximum pour
deux populations mais, en
les
l'occurrence, faits. Il
a fait le
la
elles
peur ce
très
les
que
proches s'agressent
domine,
les
il
se
produit
anciens Grecs appe-
110
laient «
panique
nommer
« effet
»,
mais qu'on peut aussi
de meute
c'est-à-dire
»,
une solidarité inconditionnelle et aveugle. Le « racisme » est une peur devenue folle, et c'est ce qu'il faut éviter à tout prix si
que l'humanité
l'on veut
-
survive.
que votre intervention devient, à un certain moment, plus personnelle et efficace que celle du groupe des 77
trouve
se
cinq.
-
Mon
intervention
person-
devient
uniquement trouvée seule pendant
nelle tout à fait par hasard, et
parce que
je
me
suis
que nos camarades étrangers rédigeaient leur rapport. Une amie musulmane vient " « "Ils alors me trouver pour me dire veulent vous voir (elle était toute trem:
blante). "ils "
?
»
»
Je
Elle
lui
demande
répond
:
«
«
Qui
c'est
Je ne sais pas...
»
Dans ce cas, ne vous occupez Je lui dis plus de rien, parce que c'est trop dange:
«
reux. Je suivrai la personne qui m'attendra
en bas de
l'hôtel
Saint-Georges. Sachez
111
seulement à quelle heure et comment je la reconnaîtrai. » Le jour convenu, à l'heure la sieste,
en
plein été, et tout Alger dormait), je vois
un
convenue jeune
(c'était l'heure
homme
tout seul qui attend, avec
signe de reconnaissance
sans
(je
un journal savoir où nous
lequel, peut-être le suis
de
ne
sais
le
plus
à la main). Je allons, ni qui
nous allons trouver, mais j'imagine vaguement une arrière-boutique, un étudiant en fuite, un blessé, une pile de dossiers sur la torture... Nous prenons un tram, nous descendons sur une place, mon guide s'engage dans la Casbah puis sonne à une porte. Une jeune femme en costume arabe vient nous ouvrir (j'ai su, bien plus tard, qu'elle se nomme Fatiha Bouhired, que son mari a « disparu », qu'elle est la tante de Djamila Bouhired, arrêtée par la police française pour avoir mis une bombe au Milk Bar). La maison où la jeune femme nous introduit est belle, grande, moins brûlante que la rue elle nous conduit au premier étage, dans un petit salon où attend une autre jeune femme, avec, sur ;
112
une
un magni-
table, des verres à thé et
fique
moka
sier
puis
;
tout
frais sorti
elle sort
avec deux
hommes
mitraillette
et
que
bombe ou une
le pâtis-
instant et revient
tenant chacun une
portant à
revolver et ce
temps
un
de chez
je
la
un
ceinture
présume
être
une
grenade... Je n'ai pas le
d'être étonnée, car
précipité vers les
mon
guide
s'est
deux hommes pour leur
embrasser l'épaule, et tous
congra-
trois se
tulent affectueusement sans s'occuper de
moi.
(J'ai su,
bien plus tard, que
les
hommes sont les chefs terroristes et se nomment Yacef Saâdi et
deux
d'Alger Ali
la
Pointe.)
- Comment peut se nouer la entre Yassef Saâdi et vous, et
conversation
à quoi aboutit-
elle ?
cela 1
.
J'ai
dans
raconté la
Publiée dans
un
scrupuleusement
déposition que livre épuisé, Les
tions de Minuit, Paris, 1960.
113
tout 1
j'ai
écrite
Ennemis complémentaires,
édi-
pour
tribunal militaire, quelques mois
le
quand ma mémoire était préTout d'abord, et à aucun moment,
plus tard, cise...
pour ma pensais que je ne
sécurité, car je rien.
En
propre
inquiète
été
n'ai
je
risquais
revanche, je craignais qu'ils ne
me
demandent un service pouvant nuire à mes compatriotes - et que, en aucun cas, je
ne leur aurais rendu. de
tout
Donc
expliquée
me
je
suis
sur
ce
point.
Ensuite, ne sachant que faire,
j'ai
mono-
logué.
Il
hommes raient
suite
dire
faut et les
que
aussi
deux femmes qui m'entoutous
étaient
enfants, de plus, je
venue librement -
d'âge
me
à
trouvais chez eux,
dans l'hon-
et tout cela,
sée
par
Quant
personnels
couraient dans l'immédiat
que
je venais
un
cer-
à moi, j'étais boulever-
dangers
les
mes
être
nête Algérie de ce temps-là, créait tain respect.
trois
les
(et
de passer dans
mois prisons ne
que
les
qu'ils le
m'avait que trop bien appris) et hantée aussi par l'avenir très noir
pour leur pays
:
que
je prévoyais
une population 114
française
contrainte à
l'exil (car
rien
ne pouvait
ne fut pas minoritaire)
qu'elle
et
faire
une
population musulmane poussée par ses traditions
-
historiques
des traditions bien plus pré-
que
religieuses
-
vers
une
misère sans cesse croissante... Je leur
longuement parlé de tout de
mon
cela,
mais aussi
expérience personnelle de la Résis-
tance, de la captivité, de la trahison, colère,
du
deuil... C'est
avoir quittés les
attentats
que
j'ai
la les
pensé que, puisque
si le
arrêtait les exécutions et
on
de
seulement après
terroristes
exécutions capitales,
rien,
ai
répondaient aux
pouvoir français si,
du
coté algé-
cessait les attentats, alors les
deux
pays pourraient se parler et peut être s'en-
Le surlendemain, je prenais avec mes quatre camarades de la Commission internationale l'avion pour Paris. Entretendre.
temps,
Guy
Mollet avait été renversé
et
remplacé par Maurice Bourgès-Maunoury. Je ne connaissais pas plus Maurice Bour-
gès-Maunoury que Guy Mollet, mais le hasard voulut que le directeur du cabinet 115
de
Bourges
fut
André Boulloche
1
(et
André Boulloche, membre en 1941 de
mon
réseau de Résistance, avait perdu sa
mère à Ravensbrùck), tandis que le chef du cabinet militaire du nouveau président du Conseil était un de mes amis Louis Mangin, fils du grand d'enfance chef de la Première Guerre mondiale et :
résistant
de
première heure,
la
comme
toute sa famille.
Le samedi 6 juillet 1957, l'avion ramena à Paris les cinq membres de la
Commission
contre
internationale
régime concentrationnaire,
et
nos
le
trois
camarades étrangers eurent à s'occuper personnellement des suites à donner à leur de détention. Quant à moi, dès le lundi matin 8 juillet, j'ai appelé la présidence du Conseil et rapport sur
1.
les lieux
André Boulloche (1915-1978), héros de
la
Résistance, déporté
à Auschwitz, puis
Buchenwald, puis Flossenburg. Ministre de l'Éducation nationale du général de Gaulle en 1959, il me demanda de faire partie de son cabinet et accepta de prendre en charge l'éducation dans les prisons. Par chance le garde des Sceaux, Edmond Michelet (grand résistant, déporté), était aussi un de mes amis et le passage du service d'un ministère à l'autre eut lieu. On peut désormais entrer en prison
illettré et
en
ressortir licencié.
116
demandé pourrait
à Louis
me
quand André Boulloche
recevoir
-
tout en lui disant
sommairement de quoi il s'agissait. André Boulloche annula tous ses rendeztrès
vous
et
me
reçut
le
jour
même
très
longue-
ment...
-
Faisons
un bond en avant à
travers la
guerre d'Algérie et vers la négociation qui s'est
amorcée plus tard
et
a pris forme
essen-
du général de Gaulle... Au fond, aujourd'hui, comment voyez-vous tiellement sous Végide
la solution
à
la
-
qui a mis fin, tant bien que mal,
guerre dAlgérie
?
Cette solution aurait dû et
pu
avoir
de nombreuses années plus tôt, mais les Français ont été paralysés par leur constitution, qui donnait des pouvoirs démesurés aux groupes de pression (donc en particulier à celui de l'Algérie franlieu
çaise).
non
Du
côté
plus, car le
FLN on n'est pas FLN a eu plusieurs
blanc occa-
sions de négocier avec la France les conditions d'une paix entièrement digne
117
pour
deux pays, et infiniment salutaire si elle mettait fin aux combats... car, quoi qu'on dise ou fasse, les deux pays sont voisins immédiats. Et ont vocation d'échanger des
les
denrées, des gens et des idées.
- Vous n 'attribuez pas de
responsabilité
au général de Gaulle lui-même, machiavélisme ? A la hâte mise par débarrasser du fardeau ?
- Après
à son lui à se
années d'une guerre affreuse, hideuse, inhumaine, ce n'est pas de la hâte... Et si le général de Gaulle était à coup sûr un homme de réflexion et de profonds calculs, ce n'était pas un Machiavel mais, au contraire, un homme qui a su que, dans les grandes aventures de notre huit
espèce, c'est finalement sur le
faut
Lorsque
miser...
négocié avec l'Algérie
on
n'a pas
l'OAS, ni
finalement
- et
il fallaitle
pu empêcher
celle
cœur
qu'il
on a faire
l'existence
-
de
des paniques qu'elle a pro-
récemment, dans un conte de science-fiction, l'histoire de la
voquées...
J'ai
lu
118
Lune tombant
un gigan-
sur la Terre, avec
tesque appel d'air qui asphyxie une partie
de
la
population
terrestre...
- Vous pensez que
appel d'air et
c'est cet
aussi la prolongation excessive
qui ont mis l'Algérie dans aujourd'hui
-
de
l'état
la guerre
où
elle est
?
Je crois que la situation actuelle de
au fait qu'un certain nombre d'Algériens ont subi un endoctrinement en Afghanistan le fanatisme est quelque chose dont nous n'avons plus l'expérience mais nous l'avons eu, histo-
l'Algérie tient aussi
:
riquement...
- Ce fanatisme, vous le considérez comme responsable du naufrage algérien aujourd'hui
- La quand
il
?
Plus que la misère
misère peut soutenir
le
?
fanatisme
n'y a plus aucune ressource,
tourne vers Dieu...
119
on
:
se
-
Avez-vous souhaité reprendre l'enquête
sur l'Algérie d'aujourd'hui, analyser de plus prés
troisième stade de la clochardisation,
le
celui
du fanatisme
?
-
Je vais avoir quatre-vingt-dix ans, et ce n'est pas à mon âge qu'on peut retour-
ner en Algérie pour faire une enquête. D'ailleurs,
cause
le
ce n'est pas la misère qui
c'est-à-dire le fanatisme qui
misère...
y
fanatisme, mais plutôt l'inverse
Car
c'est
bien
le
provoque
:
la
fanatisme qui
de faire vivre l'Algérie hors de son en réactualisant des coutumes préhistoriques telles que le « Code de la essaie
siècle
famille
».
L'Algérie,
comme
tous
les
pays méditer-
une région où les rancunes sont vivaces. Avant 1940, j'ai connu une Algérie où n'importe qui était en ranéens, est aussi
pleine et totale sécurité à l'intérieur d'un
mais où un homme ne sorjamais de chez lui sans être armé. Il n'était pas armé contre la France mais
canton
tribal,
tait
contre ses voisins, contre
120
la famille la
plus
Et
proche...
encore,
je
pense que,
Algériens
les
aujourd'hui
connaissent
leurs
agresseurs...
-
Diriez-vous que, dans la France d'au-
jourd'hui, la tragédie algérienne a sa place,
son poids ? Pensez-vous que la France est
malade de
l'Algérie ?
- Quoi que nous
disions sur l'Algérie,
-
cela
choque
fois
tentée d'adopter leur point de vue.
Car
c'est vrai
les
Algériens
et je suis par-
que tantôt nous leur dispensons des conseils du haut de notre grandeur (qui n'est pas si grande que cela), tantôt nous nous lamentons sur nos crimes envers eux (qu'ils partagèrent largement)...
Une
position
plus
équilibrée
n 'empêchera que vous ne soyez nos plus proches voisins du sud. Avec nos voisins de l'Est, nous nous sommes battus comme des enragés pendant des siècles. Et
serait
de dire
maintenant,
:
ils
alliés et amis...
rien
sont devenus nos plus solides
Pensons à l'avenir et essayons
121
de
le
préparer.
»,
comme
pas
— Vous Tel ou
tel
«
Les peuples ne meurent
de Gaulle.
disait
avez beaucoup
de
ces livres
écrit sur l'Algérie.
va être
tez-vous avec courage la livres ?
réédité.
Affron-
réédition
de
ces
Pensez-vous que, quarante ans après,
sont encore utiles à la connaissance de ce
ils
pays
?
-
L'Algérie a beaucoup changé en qua-
rante ans, et de grands efforts y furent faits. Largement insuffisants tout de
même, puisque rable
le
matériellement,
miracle
du
pétrole
pétrole, et miracle
où
il
pays est encore misé-
se
toujours
vend
malgré
(miracle
de
Les
éditions
au
l'avoir
du
moment
une atroce guerre
(alors qu'il a chassé tous
étrangers
d'avoir
bien), et puisqu'il se débat
dans
rait
double
le
-
ceux
civile
qu'il décla-
bien que nés sur place).
Tirésias-Michel
veulent en effet rééditer
122
mon
Reynaud
livre intitulé
L'Afrique bascule vers l'avenir
cisément un
1 ,
et c'est pré-
livre sur la misère, ses causes,
et le passage à la fois contraint et
drama-
tique de la condition de paysan à celle
d'habitant d'une mégalopole sans fonde-
ments
citadins.
Car une
vraie ville bien
structurée et urbanisée c'est beau, et bon, et stimulant...
- Phénomène
encore en cours ?
- Phénomène en - Sur
tous ces problèmes} vous avez essen-
tiellement jeté nographe...
ment.
Ne
cours.
un regard de
Non
savant, d'eth-
sans vous engager hardi-
regrettez-vous de
n 'avoir pas porté
à un degré plus haut votre intervention ? Dans la vie publique, n 'aviez-vous pas un rôle à jouer ?
1.
Je suppose
que
cela doit tenir
au
fait
D'abord publié en 1956 à compte d'auteur, puis par les édiMinuit sous le titre L'Algérie en 1957, et réédité ensuite
tions de
(avec d'autres textes) sous son titre actuel.
123
que
ne
de votre génération dans ma jeunesse, les femmes ne votaient pas. En outre, je crois que j'avais plus de curiosité scientifique que d'ambition personnelle. J'ai en revanche de l'ambition je
suis pas
:
pour l'humanité je voudrais qu'elle survive, qu'elle ne s'extermine pas elle-même, et je crois aussi qu'il y a quelques bons côtés chez les êtres humains, et que ces bons côtés peuvent devenir dominants. Mais je me méfie beaucoup des mauvais :
côtés.
— Ne peut-on eux
en agissant sur
les rectifier
?
-
On
peut libérer les bons côtés de notre espèce mais seulement par l'infor-
mation et l'instruction, et cela ne signifie pas uniquement lutter contre l'analphabétisme d'une classe d'âge
-
car ce sont les
parents (père et mère) qui doivent élever les
enfants, et
ment
non pas l'inverse). Et comquand l'un deux est
vont-ils le faire
infériorisé dès sa naissance
124
?
Les informa-
tions et repères doivent être offerts à la
société
globale,
commence
et
la
société
globale
femmes, car elles en sont la base stable. C'est pourquoi les sociétés qui écrasent les femmes, qui gênent leurs informations, qui bloquent par
leur avenir se
les
condamnent elles-mêmes
la clochardisation.
125
à
TRANSCODÉ ET ACHEVÉ D'IMPRIMER EN MAI 1997 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE HÉRISSEY
A ÉVREUX
(EURE)
Numéro d'édition 0347 Numéro d'impression 76809 :
:
Dépôt légal juin 1997 Imprimé en France :
Mè afthism;
•
-.
Dernières parutions Auguste Fontaine, La Guerre en tête
Edward
Saïd,
Entre guerre
et
paix
Pierre Mertens,
Une seconde patrie
Armand Frémont, La Mémoire d'un port Edgar Morin & S ami Naïr, Une politique de civilisation Philippe Engelhard,
L'Homme mondial La Troisième Guerre mondiale est commencée Eric de La Maisonneuve,
La
Violence qui vient
Le Bêtisier de Maastricht
ISBN 2-86959-346-5
LA TRAVERSEE «
Ne
sont-ils
DU MAL
que quelques-uns, ou quelques-
unes, ceux par qui le monde sera sauvé ? C'est bien possible. Mais ils existent. Je le sais, j'ai rencontré certains d'entre eux. Et d'abord elle, qui a traversé le Mal, et l'extrême douleur, pour faire face, sereinement, au démon de la connaissance. Germaine Tillion a pour profession l'ethnographie, qu'elle exerce depuis le début des années 30. Cette science, pratiquée sur les pentes rocailleuses de l'Aurès, aux portes des chambres à gaz nazies ou au cœur de la casbah d'Alger affolée par le terrorisme et la torture, n'est pas, d'évidence, une école d'optimisme. Traquer, par d'incessants coups de sonde, le secret du fonctionnement et les raisons d'être d'un groupe social ne porte pas nécessairement à l'indulgence. Oppression par les uns, humiliation des autres, rapacité, rapines, exclusion — la loupe dont se sert l'ethnographe révèle plus de verrues que de vertus.
Ecoutez Germaine Tillion. En me pardonnant de n'être pas capable de rendre le ton de cette voix de douceur inflexible qu'ont pu entendre les auditeurs des émissions de France-Culture, « A voix nue », dont ce livre est une libre et longue adaptation. Ai-je seulement su rendre justice à cette marche raisonnable de l'esprit que l'interlocuteur entend à travers la phrase ? »
Jean Lacouture
85 F
782869"593466
ttc
Diffusion Seuil